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Septembre 2018

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EDITO<br />

PAR JULIEN BRUN<br />

Contre le ressentiment<br />

Au fil des écrits et des contributions, se tisse au travers de nos pages,<br />

une littérature qui modestement compose un tableau mensuel<br />

des politiques économiques du pays. Il existe cependant un autre<br />

Luxembourg dont les richesses ontologiques relèvent moins du<br />

foisonnement de la Place que de ses paysages, sa culture et son<br />

Histoire.<br />

Ce Luxembourg-là est régulièrement victime de quelques-uns<br />

qui fantasment à le réduire à une seule de ses composantes, en<br />

l’occurrence linguistique. À l’aube des élections législatives,<br />

quelques politiques pourraient succomber à la tentation d’une vision<br />

étriquée de la nation qui juge la «luxembourgeoisie» d’un individu<br />

selon sa faculté d’expression en luxembourgeois. La capacité ne<br />

saurait pourtant être l’unique critère, sans quoi un Luxembourgeois,<br />

Professeur de l’Université, spécialiste de Victor Hugo serait «plus<br />

français» que la grande majorité d’entre eux. On entend pourtant<br />

leur bonne foi comparer notre pays de 600.000 habitants aux 11<br />

millions de Belges, aux 68 millions de Français, aux 80 millions<br />

d’Allemands, sans tenir compte du facteur de masse locutrice qui à<br />

nos différences francophones, lusophones ou anglophones, englobe<br />

puis étouffe les minorités linguistiques. Dans cette conception<br />

binaire où la langue serait l’alpha et l’omega de la citoyenneté, sont<br />

culturellement Luxembourgeois ceux qui le parlent et étrangers tous<br />

les autres; leur degré d’imperméabilité étant hiérarchisé selon leurs<br />

statuts de résident-étranger ou de frontalier. Cette dichotomie, bien<br />

que minoritaire, ravit les simples d’une caresse populiste écrasant<br />

la complexité du réel, la diversité des individus, la subtilité des<br />

sensibilités et la multiplicité des identités dans l’unicité d’un seul et<br />

même rouleau compresseur: la sacro-sainte langue nationale. C’est<br />

là, un obscurantisme d’exclusion qui prend racine dans l’amnésie de<br />

notre propre Histoire.<br />

Redescendons l’échelle du temps à un peu plus d’un siècle, lorsque<br />

le Luxembourg s’échappa d’une longue période d’émigration,<br />

notamment vers les Etats-Unis et Paris, pour devenir grâce à<br />

l’exploitation des gisements de minerais de fer du début du XX e , un<br />

lieu d’immigration. La promesse salariale des mines et des usines,<br />

attira d’abord les paysans de la région qui quittèrent la misère de<br />

leurs champs pour celle des villes, puis une immigration de l’Italie<br />

qui de 1871 à 1906 quintupla la population de Dudelange. Dans le<br />

quartier italien où l’humidité et l’insalubrité favorisent la propagation<br />

de maladies comme la tuberculose, le choléra et le typhus, la<br />

condition ouvrière fait solidarité. Les autochtones de la région aux<br />

redécoupages géographiques de 1659, 1815 et 1839, s’intéressèrent<br />

moins aux frontières mouvantes entre Arlon et Clemency, Longwy<br />

et Esch, Thionville et Mondorf, ou Schengen et Sierck qu’à leurs<br />

propres conditions de vie. Comment l’œil put-il distinguer la couleur<br />

des drapeaux lorsque les corps eurent été ensevelis dans la Terre<br />

Rouge du Minerai, de la Révolution Bolchévique, du Marxisme et<br />

du Prolétariat? La condition ouvrière fut une nation à elle seule<br />

et alors qu’en 1910 les immigrés représentaient déjà 15,3% de la<br />

population nationale (pour comparaison, la France et la Belgique<br />

comptent actuellement 11% d’étrangers, l’Allemagne 20%), il suffit<br />

d’une seule année pour que l’immigré parle le luxembourgeois. Dans<br />

le ventre sombre de la mine, dans la fournaise ferraillée des usines,<br />

dans les mousses dorées des bières qui rincent quotidiennement<br />

les gorges crassées de poussières, on parle, on rit, on pleure, on<br />

s’esclaffe, on raille et on philosophe en luxembourgeois, ou tout du<br />

moins dans une multitude de patois franciques faisant fonction de<br />

ciment culturel, parlés de Bitburg à Arlon et de Metzig à Thionville.<br />

Pas étonnant que si quelques jours après l’envahissement des troupes<br />

allemandes du 2 août 1914, les Italiens appelés à servir sous leur<br />

drapeau provoquent de nombreux départs, d’autres font le choix<br />

de rejoindre les rangs de l’armée française. Que peut bien pousser<br />

l’immigré Italien à suivre son camarade Luxembourgeois si ce n’est<br />

la solidarité ouvrière?<br />

Les patois franciques se sont depuis quasiment éteints laissant<br />

quelques ravissants luxembourgismes comme «la clenche», «faire<br />

bleu», «la farde»; derniers vestiges d’un sentiment d’appartenance<br />

à une Grande et même Région. Si le vivre ensemble a su rester une<br />

valeur luxembourgeoise capitale, force est de constater que ce n’est<br />

plus le cas du travailler ensemble qui est une pierre angulaire de<br />

l’usage des langues.<br />

Espérons que dans le silence de son isoloir du 14 octobre, l’électeur<br />

entende quelques voix muettes de ce patrimoine oublié lui murmurer<br />

que le Luxembourg vaut bien mieux qu’une guerre linguistique. n

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