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La dualité du projet sioniste

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<strong>La</strong> <strong><strong>du</strong>alité</strong> <strong>du</strong> <strong>projet</strong> <strong>sioniste</strong><br />

Théorisé par Theodor Herzl, le sionisme politique entendait obtenir la création d’un État<br />

pour le peuple juif en Palestine. S’il était motivé par les souffrances des communautés<br />

juives, notamment en Europe de l’Est, et par le regain d’antisémitisme dans l’ouest <strong>du</strong><br />

vieux continent, ce mouvement relevait d’une logique colonialiste conforme au contexte<br />

européen de l’époque.<br />

par Gilbert Achcar<br />

Il n’est pas rare que les opprimés de l’histoire soient eux-mêmes oppresseurs. C’est le<br />

cas en particulier des mouvements de libération qui luttent contre le joug colonial tandis<br />

que leur propre nation, elle-même opprimée, s’en prend à une minorité, raciale, religieuse<br />

ou autre, dans son propre pays. Bien souvent, ces mouvements ferment les yeux sur<br />

cette oppression, quand ils ne la soutiennent pas ouvertement sous des prétextes divers,<br />

par exemple l’accusation portée contre la minorité en question de constituer une<br />

« cinquième colonne » <strong>du</strong> colonialisme. D’aucuns évoquent cette fréquente <strong><strong>du</strong>alité</strong> dans<br />

l’intention de « normaliser » le sionisme, en le présentant comme un cas semblable à<br />

beaucoup d’autres somme toute, ce qui a pour effet de minimiser ses torts, voire de les<br />

excuser, afin qu’Israël soit traité comme un État « normal ». Or cet argument ne tient pas<br />

compte <strong>du</strong> caractère de la <strong><strong>du</strong>alité</strong> propre au sionisme.<br />

Certes, le sionisme est incontestablement né en réaction à la longue oppression en<strong>du</strong>rée<br />

par les minorités juives dans l’Europe chrétienne, <strong>du</strong> Moyen-Âge jusqu’au XIXe siècle. Il<br />

est notoire que, sous les pouvoirs se réclamant de la chrétienté, les Juifs ont subi des<br />

persécutions bien plus graves que la discrimination et les persécutions intermittentes<br />

qu’ils ont en<strong>du</strong>rées sous les pouvoirs se réclamant de l’islam. Cependant, cette<br />

persécution a progressivement cessé en Europe occidentale à l’époque moderne, à la<br />

suite des Lumières et de la Révolution française de la fin <strong>du</strong> XVIIIe siècle, avec la<br />

diffusion de la notion de citoyenneté fondée sur l’égalité des droits. Grâce à la<br />

transformation démocratique, la condition des Juifs entre la côte atlantique et les<br />

frontières orientales de l’Allemagne et de l’Autriche actuelles s’est gra<strong>du</strong>ellement orientée<br />

vers l’intégration des Juifs dans les sociétés nationales et la fin des discriminations.<br />

Toutefois, avec la première grande crise qui a frappé l’économie capitaliste mondiale, la<br />

Grande Dépression <strong>du</strong> dernier quart <strong>du</strong> XIXe siècle (1873-1896), les tendances<br />

xénophobes ont été ravivées. Comme dans toute crise sociale, des groupes d’extrême<br />

droite se mirent en quête de boucs émissaires afin d’instrumentaliser le mécontentement<br />

populaire au service de leurs <strong>projet</strong>s réactionnaires.


Au XIXe siècle, victimes de pogroms répétés, les Juifs est-européens cherchèrent à<br />

émigrer en Europe occidentale ou en Amérique <strong>du</strong> Nord<br />

À la même époque, l’Europe de l’Est, en particulier sa majeure partie incluse dans<br />

l’Empire russe, connaissait à son tour une expansion <strong>du</strong> mode de pro<strong>du</strong>ction capitaliste.<br />

Cette transformation tardive, dont l’effet perturbateur fut d’autant plus fort et complexe<br />

qu’elle était contemporaine d’un capitalisme plus avancé et rongé par la dépression à<br />

l’Ouest, déclencha une profonde crise sociale et un exode rural accéléré. Les tendances<br />

xénophobes s’en trouvèrent donc ravivées en Europe de l’Est, où elles visèrent surtout<br />

les Juifs — en particulier dans les régions de l’Empire russe correspondant à l’Ukraine et<br />

la Pologne actuelles. Victimes de pogroms répétés, les Juifs est-européens cherchèrent à<br />

émigrer en Europe occidentale ou en Amérique <strong>du</strong> Nord.<br />

Perçus à la fois comme des étrangers et des adeptes d’une religion vilipendée, les Juifs<br />

arrivés en Europe occidentale devinrent la cible privilégiée des xénophobes (1). C’est<br />

ainsi que, sur fond de Grande Dépression, l’antijudaïsme y revint en force sous une forme<br />

moderne : une théorie raciale, fondée sur des pseudosciences anthropologiques, qui<br />

affirme que les Juifs — ou les Sémites en général, y compris les Arabes (la notion de<br />

sémite renvoie à un groupe linguistique dont font notamment partie l’hébreu et l’arabe) —<br />

appartiennent à une race inférieure et vile. Cette époque vit l’émergence d’un<br />

« antisémitisme » qui prit les Juifs européens pour cibles et s’accompagna de l’expansion<br />

d’un nationalisme fanatique, doublé d’un plaidoyer en faveur <strong>du</strong> colonialisme. <strong>La</strong> Grande<br />

Dépression exacerba, en effet, la rivalité entre les métropoles coloniales qui se<br />

partageaient le monde à l’ère de l’impérialisme.<br />

Zeev Raban. — Affiche pour l’Organisation <strong>sioniste</strong> mondiale, Tel Aviv, 1947<br />

C’est dans ce contexte que le mouvement <strong>sioniste</strong> moderne est né sous la forme d’un<br />

sionisme étatique, visant à la création d’un État juif, à la différence de courants <strong>sioniste</strong>s<br />

antérieurs ou contemporains qui se voulaient spirituels ou culturels. Theodor Herzl, son<br />

fondateur, était un Juif autrichien assimilé qui parvint à ses convictions <strong>sioniste</strong>s après<br />

avoir couvert à Paris en tant que journaliste le procès de l’officier français d’ascendance<br />

juive, Alfred Dreyfus, victime de la poussée d’antisémitisme en France. L’affaire Dreyfus<br />

inspira à Herzl son célèbre manifeste Der Judenstaat (« L’État des Juifs »), qui parut<br />

en 1896 et constitua le socle <strong>du</strong> premier congrès <strong>sioniste</strong> réuni dans la ville suisse de<br />

Bâle en 1897, un an et demi plus tard.


Une différence qualitative majeure distingue l’idéologie <strong>sioniste</strong> élaborée par Herzl des<br />

idéologies nationales qui émergèrent en Europe <strong>du</strong>rant la première moitié <strong>du</strong> XIXe siècle<br />

ou dans les pays colonisés au siècle suivant. Tandis que la plupart de ces idéologies<br />

relèvent d’une pensée émancipatrice et démocratique, l’idéologie <strong>sioniste</strong> moderne<br />

s’apparente plutôt au nationalisme fanatique et colonialiste qui avait le vent en poupe à<br />

l’époque de sa naissance. Certes, le sionisme étatique s’est indéniablement formé en<br />

réaction à l’oppression des Juifs : Herzl lui-même explique dans la préface de son<br />

ouvrage que « la détresse des Juifs » est la « force motrice » <strong>du</strong> mouvement qu’il<br />

souhaite créer. Il est tout aussi indéniable, cependant, que le sionisme tel qu’il le théorisa<br />

est une idéologie fondée sur une logique essentiellement réactionnaire et colonialiste.<br />

Juifs religieux et pauvres<br />

En réalité, hormis la perception que pouvaient en avoir les Juifs pauvres et <strong>du</strong>rement<br />

persécutés en Europe de l’Est, qui s’y accrochèrent comme à une planche de sauvetage,<br />

le <strong>projet</strong> <strong>sioniste</strong> de Herzl est au fond un plan conçu par un Juif autrichien assimilé et<br />

laïque, visant à débarrasser les Juifs occidentaux de leurs coreligionnaires religieux et<br />

pauvres d’Europe de l’Est dont la migration vers l’Ouest avait perturbé leur existence.<br />

Theodor Herzl le reconnaît avec une franchise saisissante dans l’intro<strong>du</strong>ction de son<br />

livre : « Les “assimilés” tireront plus d’avantages <strong>du</strong> départ des Juifs fidèles à leurs<br />

origines que les citoyens chrétiens eux-mêmes. (…) À l’heure actuelle, de nombreux<br />

citoyens chrétiens, ceux que l’on appelle les antisémites, peuvent s’élever contre<br />

l’immigration de Juifs étrangers. Les citoyens israélites ne le peuvent pas, bien qu’ils<br />

soient affectés plus <strong>du</strong>rement, car ils ont à supporter la concurrence d’indivi<strong>du</strong>s qui se<br />

trouvent dans des conditions économiques analogues, mais qui de plus contribuent à<br />

intro<strong>du</strong>ire l’antisémitisme ou à développer celui qui existe déjà. C’est une douleur secrète<br />

des assimilés qui se soigne par des œuvres de “bienfaisance”. Ils créent des associations<br />

d’émigration pour les Juifs qui immigrent. Certaines de ces associations d’entraide<br />

n’existent pas pour les Juifs persécutés mais contre eux. Les plus pauvres doivent s’en<br />

aller au plus vite et au plus loin. C’est ainsi qu’en examinant les choses attentivement, on<br />

se rend compte que plus d’un de ces soi-disant amis des Juifs n’est, en réalité, qu’un<br />

antisémite d’origine juive, qui aurait pris l’apparence d’un philanthrope. Même les<br />

tentatives de colonisation, à l’origine desquelles on trouve pourtant des personnes<br />

animées des intentions les meilleures, pour intéressantes qu’elles aient été, n’ont pas,<br />

jusqu’à présent, été concluantes. »


L’affaire Dreyfus en France inspira à Theodor Herzl son manifeste « L’État des Juifs », qui<br />

fut le socle <strong>du</strong> premier congrès <strong>sioniste</strong> en 1897<br />

<strong>La</strong> nouvelle idée de Theodor Herzl, destinée à pallier l’échec des entreprises de<br />

colonisation « philanthropique » (la principale était financée par la famille Rothschild), fut<br />

de remplacer les actes de bienfaisance par un <strong>projet</strong> politique s’insérant dans le contexte<br />

<strong>du</strong> colonialisme européen et visant à fonder un État juif appartenant à ce même contexte<br />

et le renforçant. Herzl comprit que, pour parvenir à ses fins, il trouverait ses meilleurs<br />

alliés parmi les antisémites chrétiens. Son principal argument, dans la deuxième partie de<br />

son livre intitulée « Le plan », est le suivant : « <strong>La</strong> création d’une nouvelle souveraineté<br />

n’a rien de ridicule ou d’impossible. (...) Les gouvernements dans les pays desquels sévit<br />

l’antisémitisme seront très intéressés à nous procurer la souveraineté. »<br />

Il ne restait plus qu’à choisir le territoire sur lequel le <strong>projet</strong> <strong>sioniste</strong> pourrait se<br />

matérialiser : « Deux régions peuvent être envisagées : la Palestine et l’Argentine. Des<br />

tentatives de colonisation très remarquables y ont été organisées, mais toujours selon le<br />

principe erroné de l’infiltration progressive des Juifs. L’infiltration aboutit toujours à un<br />

échec. En effet, régulièrement, sous la pression des populations qui se sentent<br />

menacées, le gouvernement est amené à interdire l’immigration des Juifs. L’immigration<br />

n’a de sens que si elle est établie sur une souveraineté qui nous est garantie. »<br />

Adaptation à la brutalité antisémite<br />

Vers la fin <strong>du</strong> dernier chapitre, consacré aux « avantages de l’émigration juive », Herzl<br />

affirme que les gouvernements devront prendre en compte son <strong>projet</strong> « que ce soit<br />

spontanément, ou sous la pression de leurs antisémites ». Dans ses journaux, il émet de<br />

nombreuses observations sur la complémentarité entre son <strong>projet</strong> d’envoyer les Juifs<br />

pauvres hors de l’Europe et le désir des antisémites de s’en débarrasser. Il prédit même<br />

au début de son premier journal (1895) que les Juifs s’adapteront à la brutalité des<br />

antisémites et en deviendront des émules dans leur futur État. « Cependant,<br />

l’antisémitisme, cette force puissante et inconsciente parmi les masses, ne nuira pas aux<br />

Juifs. À mes yeux, ce mouvement sert le caractère juif. Il représente l’é<strong>du</strong>cation d’un<br />

groupe par les masses et con<strong>du</strong>ira peut-être à son absorption. L’é<strong>du</strong>cation ne s’inculque<br />

qu’à grands coups. Commencera alors une imitation darwinienne, au terme de laquelle<br />

les Juifs s’adapteront. »<br />

Conformément au plan élaboré par leur père spirituel, les dirigeants <strong>du</strong> mouvement<br />

<strong>sioniste</strong> s’efforcèrent d’obtenir le soutien de l’une des grandes puissances européennes<br />

pour leur <strong>projet</strong>, qui n’avait pas tardé à se focaliser exclusivement sur la Palestine. Ils<br />

profitèrent <strong>du</strong> transfert de ce territoire de la domination ottomane à celle des Britanniques<br />

<strong>du</strong>rant la première guerre mondiale, conformément aux tristement célèbres accords<br />

Sykes-Picot de 1916 par lesquels Britanniques et Français se partagèrent le domaine de<br />

l’Empire ottoman.


Dès lors, les <strong>sioniste</strong>s concentrèrent leurs efforts à Londres. Chaim Weizmann, principal<br />

représentant <strong>du</strong> sionisme au Royaume-Uni, s’appuya sur le richissime Juif britannique et<br />

ancien membre <strong>du</strong> Parlement, lord Walter Rothschild. Ils parvinrent à obtenir, le<br />

2 novembre 1917, la fameuse promesse formulée par le ministre des affaires étrangères,<br />

Arthur Balfour : « Le gouvernement de Sa Majesté [le roi George V] envisage<br />

favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif, et<br />

emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif (...) » Bien enten<strong>du</strong>,<br />

cette déclaration, aux conséquences tragiques que l’on sait, s’intégrait pleinement dans<br />

les calculs de l’impérialisme britannique à cette époque, dans un contexte de concurrence<br />

entre le Royaume-Uni et les deux alliés qui partageaient avec lui le statut de vainqueur de<br />

la première guerre mondiale : la France et les États-Unis.<br />

Les circonstances historiques de la déclaration Balfour correspondaient parfaitement à la<br />

vision <strong>du</strong> « prophète » <strong>du</strong> sionisme, Theodor Herzl. Arthur Balfour était bien l’un de ces<br />

chrétiens antisémites dont Herzl avait su qu’ils deviendraient les meilleurs alliés <strong>du</strong><br />

sionisme. Le ministre britannique des affaires étrangères était, en effet, influencé par le<br />

courant connu sous l’appellation « sionisme chrétien ». Il s’agit des chrétiens qui<br />

soutiennent le « retour » des Juifs en Palestine dans l’espoir inavoué — ou parfois même<br />

le but affiché — d’en débarrasser les pays à majorité chrétienne. Pour les <strong>sioniste</strong>s<br />

chrétiens, le « retour » des Juifs en Terre sainte est une condition de la seconde venue<br />

<strong>du</strong> Christ. Viendra ensuite le Jugement dernier, qui condamnera à d’éternelles<br />

souffrances en enfer tous les Juifs qui ne se seront pas convertis au christianisme. Aux<br />

États-Unis, ce courant constitue aujourd’hui le soutien le plus ardent <strong>du</strong> sionisme en<br />

général, et de la droite <strong>sioniste</strong> en particulier.<br />

Lorsqu’il était premier ministre (1902-1905), l’auteur de la tristement célèbre déclaration,<br />

Arthur Balfour, avait promulgué l’Aliens Act, une loi de 1905 qui visait à endiguer<br />

l’immigration au Royaume-Uni de réfugiés juifs en provenance de l’Empire russe.<br />

Rappelons à ce propos un fait historique trop rarement mentionné : Edwin Samuel<br />

Montagu fut le seul ministre britannique à s’opposer à la déclaration Balfour et au <strong>projet</strong><br />

<strong>sioniste</strong> dans son ensemble. Il se trouve qu’il était le seul membre juif <strong>du</strong> cabinet de David<br />

Lloyd George, auquel Balfour appartenait, et seulement le troisième ministre juif de<br />

l’histoire britannique. Montagu mit en garde contre la perspective que l’entreprise <strong>sioniste</strong><br />

entraînerait l’expulsion des autochtones de Palestine et renforcerait par ailleurs, dans<br />

tous les autres pays, les courants qui souhaitaient se débarrasser des Juifs.


Seul membre juif <strong>du</strong> gouvernement britannique, Edwin Montagu critique le <strong>projet</strong> de<br />

« foyer national juif » en Palestine<br />

En août 1917, après avoir pris connaissance <strong>du</strong> texte de ce qui allait devenir la<br />

déclaration Balfour, il remit un mémoran<strong>du</strong>m au cabinet britannique, dans lequel il<br />

affirmait sans ambages : « Je tiens à ce que soit consigné mon avis que la politique <strong>du</strong><br />

gouvernement de Sa Majesté est antisémite et fera par conséquent le jeu des antisémites<br />

<strong>du</strong> monde entier (2). » Edwin Montagu trouvait « inconcevable que le gouvernement<br />

britannique reconnaisse officiellement le sionisme et permette à M. Balfour de dire que la<br />

Palestine devra être transformée en “foyer national <strong>du</strong> peuple juif”. J’ignore ce que cela<br />

implique, mais je suppose que cela signifie que les mahométans et les chrétiens devront<br />

faire place aux juifs et que ces derniers seront favorisés et associés singulièrement avec<br />

la Palestine comme l’Angleterre l’est avec les Anglais ou la France avec les Français ;<br />

que les Turcs et les autres mahométans en Palestine seront considérés comme<br />

étrangers, tout comme les Juifs seront désormais considérés comme étrangers en tout<br />

lieu sauf en Palestine ». Il ajouta ensuite cette réflexion prémonitoire : « Peut-être faudrat-il<br />

aussi n’accorder la citoyenneté qu’après un examen religieux. »<br />

Protection d’une grande puissance<br />

Comme l’avait prévu Theodor Herzl, le <strong>projet</strong> <strong>sioniste</strong> se réalisa sous l’égide d’une grande<br />

puissance européenne dans le cadre de ses visées coloniales-impérialistes. Ce <strong>projet</strong><br />

n’aurait pas été possible autrement, car le « peuple juif » que Herzl voulait doter d’un État<br />

qui lui fût propre était un peuple « imaginé », sans institution politique le constituant en<br />

tant que peuple et ne disposant pas de la force requise pour participer à la course<br />

coloniale de la fin <strong>du</strong> XIXe siècle.<br />

En fondant le mouvement <strong>sioniste</strong>, Herzl aspirait à créer cette institution politique qui<br />

faisait défaut et l’orienter vers la collaboration avec une grande puissance. C’est ainsi que<br />

le <strong>projet</strong> <strong>sioniste</strong> fut d’emblée structurellement dépendant de la protection d’une grande<br />

puissance, comme Herzl l’avait envisagé. Cette dépendance a caractérisé l’histoire <strong>du</strong><br />

mouvement <strong>sioniste</strong> et persiste aujourd’hui à travers l’État d’Israël. Elle continuera tant<br />

que celui-ci reposera sur l’oppression coloniale, entretenant ainsi un antagonisme avec le<br />

peuple palestinien et les peuples avoisinants, dont la conséquence est qu’Israël a besoin<br />

de la protection d’une grande puissance extérieure. Les États-Unis ont assuré cette<br />

protection depuis les années 1960.


Alliance avec les <strong>sioniste</strong>s chrétiens<br />

En somme, le sionisme n’est pas un mouvement de libération nationale « comme les<br />

autres », qui présenterait la même <strong><strong>du</strong>alité</strong> que plusieurs mouvements de ce type engagés<br />

dans une lutte contre l’oppression coloniale tout en opprimant d’autres communautés,<br />

nationales ou autres. C’est ce que reconnaissent les partisans d’Israël qui ne sont pas<br />

fanatiques au point de nier l’oppression perpétrée par l’État <strong>sioniste</strong>. Mais la vérité est que<br />

le mouvement <strong>sioniste</strong> s’est construit en exploitant l’oppression en<strong>du</strong>rée par les Juifs et<br />

en comptant sur l’appui des antisémites afin de créer un État colonial structurellement<br />

intégré au système impérialiste, et non un État postcolonial comme il le prétend.<br />

Aujourd’hui, cent ans après la déclaration Balfour, près de soixante-dix ans après la<br />

fondation de l’État d’Israël sur plus de 78 % <strong>du</strong> territoire de la Palestine <strong>du</strong> mandat<br />

britannique, et un demi-siècle après l’occupation par ce même État des 22 % restants, le<br />

premier ministre <strong>sioniste</strong> Benjamin Netanyahou compte toujours sur les antisémites des<br />

pays occidentaux pour cautionner l’attitude colonialiste et arrogante de son État et de son<br />

gouvernement. Entre son alliance privilégiée avec les <strong>sioniste</strong>s chrétiens aux États-Unis,<br />

sa complaisance envers Viktor Orbán, le premier ministre antisémite de la Hongrie, et son<br />

silence à l’égard de la défense par Donald Trump de l’extrême droite américaine antijuive<br />

et antimusulmane, M. Netanyahou applique les recettes de Theodor Herzl, mais avec une<br />

abjection morale plus grande encore, car le génocide nazi a montré entre-temps à quelles<br />

horreurs l’antisémitisme et autres types de racisme pouvaient mener.<br />

Gilbert Achcar<br />

Professeur à l’École des études orientales et africaines (SOAS) de l’université de<br />

Londres. Auteur notamment de l’ouvrage Les Arabes et la Shoah. <strong>La</strong> guerre israélo-arabe<br />

des récits, Sindbad - Actes Sud, Arles, 2009<br />

(1) Abraham Léon fut le premier à élaborer cette analyse matérialiste de la montée de<br />

l’antisémitisme dans <strong>La</strong> Conception matérialiste de la question juive, Entremonde, coll.<br />

« Rupture », Genève, 2018 (1re éd. : 1946, Éditions « Pionniers », Paris). Ce marxiste<br />

belge, juif et anti<strong>sioniste</strong>, est mort à Auschwitz en 1944.<br />

(2) « Memoran<strong>du</strong>m of Edwin Montagu on the anti-semitism of the present (British)<br />

government », www.balfourproject.org<br />

En perspective<br />

•<br />

Israël devient une « ethnocratie »<br />

Charles Enderlin, septembre 2018


<strong>La</strong> Knesset a adopté le 19 juillet dernier une loi à valeur constitutionnelle définissant<br />

Israël comme « l’État-nation <strong>du</strong> peuple juif », qui suscite d’intenses polémiques.<br />

Pour le premier ministre Benyamin Netanyahou, ce texte qui fonde les droits des<br />

citoyens israéliens en fonction de leur origine et de leurs croyances fait figure<br />

d’accomplissement idéologique. →<br />

•<br />

Un seul Etat pour deux rêves<br />

Alain Gresh, octobre 2010<br />

Entamées le 2 septembre sous l’égide <strong>du</strong> président Barack Obama, les<br />

négociations israélo-palestiniennes sont de nouveau dans l’impasse. Ce qui amène<br />

un certain nombre de responsables, y compris israéliens, à prôner la création d’un<br />

seul Etat sur tout le territoire entre la Méditerranée et le Jourdain.

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