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UNE ODySSÉE DE L’ESpèCE<br />
L’<br />
humanité est plurielle et mouvante. Sur notre planète,<br />
où les espèces affiliées aux hominidés se sont succédé<br />
et parfois croisées, on en compte entre une dizaine…<br />
et une petite trentaine selon la définition retenue.<br />
De Toumaï à Homo, sapiens mais aussi neanderthalensis,<br />
notre histoire se raconte sur plus de 5 millions d’années et<br />
dessine un arbre évolutif sur lequel les paléoanthropologues<br />
s’arrachent les cheveux. Si George R. R. Martin<br />
n’a pas (encore) poussé le perfectionnisme jusqu’à publier<br />
une monographie sur Westeros au paléolithique, il ne<br />
s’est pas privé de la richesse narrative que constitue<br />
la rencontre de différentes humanités, au point que<br />
la saga du Trône de fer raconte aussi une odyssée<br />
des espèces dans laquelle la nôtre se devine en filigrane.<br />
Dans un reflet à peine déformé de nos propres pérégrinations<br />
mondiales, l’auteur a en effet décrit plusieurs arrivées<br />
de groupes d’humains sur une terre déjà occupée par d’autres<br />
– différents d’eux, aux cultures singulières. Forcément,<br />
ce fut violent. La rencontre de “l’autre” est toujours compliquée<br />
et, dans la terminologie du Trône de fer, cela renvoie<br />
aux multiples vagues de peuplement partant du continent<br />
d’Essos pour coloniser Westeros. Il y a 12000 ans, les<br />
Premiers Hommes (dont découlent les Sauvageons et les<br />
Nordiens, tels les Stark, les Bolton, etc.) se trouvèrent ainsi<br />
nez à nez avec les indigènes : les Enfants de la forêt et les<br />
Géants. S’ensuivit une guerre aux conséquences terribles<br />
Les êtres<br />
humains de la<br />
série, tels les<br />
Dothrakis et les<br />
Puînés (photo),<br />
appartiennent<br />
à une espèce<br />
équivalente<br />
à la nôtre,<br />
Homo sapiens.<br />
EN FILIGRANE DES SAUVAGEONS, GÉANTS<br />
ET AUTRES ANDALS, C’EST L’AVENTURE<br />
DE LA FAMILLE HOMO QUI SE DEVINE<br />
© 2019 HOME BOX OFFICE, INC<br />
sur plusieurs générations… qui se termina par un pacte,<br />
une alliance même. Il fallut la venue de nouveaux hommes,<br />
6000 ans plus tard, et qu’on aurait pu croire plus “évolués”<br />
puisqu’ils apportaient l’acier et l’écriture, pour que les<br />
affrontements reprennent. Mais il faut reconnaître<br />
à ces derniers, les Andals, une certaine équité : ils s’en<br />
prirent autant aux Premiers Hommes qu’aux Enfants<br />
et aux Géants pour prendre possession du continent. Enfin,<br />
n’oublions pas le petit groupe de Valyriens qui arriva<br />
avec ses dragons et unifia finalement tout le monde sous<br />
sa houlette. Il y eut beaucoup de morts, des cultures<br />
magnifiques furent rayées de l’histoire…<br />
Ne nous voilons pas la face, nous n’avons pas été plus<br />
ouverts que ces peuples de papier : en sortant d’Afrique<br />
(Homo erectus ouvrit la danse il y a 2 millions d’années,<br />
Homo sapiens prit ensuite la relève), nous avons régulièrement<br />
été confrontés à d’autres que nous… ou, plutôt, nous<br />
nous sommes confrontés à ces étrangers un peu gênants.<br />
Et plus ça va, plus, paradoxalement, ces confrontations se<br />
passent mal. Erectus, premier sorti, ne rencontra pas grand<br />
monde – pour ce que l’on en sait. Quand Sapiens prit à son<br />
tour la route et trouva Neandertal au niveau de l’Europe<br />
il y a 30 000 ans, l’un des deux prota gonistes ne s’en remit<br />
pas. Pas de guerre entre eux cependant : tous deux étaient<br />
chasseurs-cueilleurs, ce qui leur créait des liens, voire<br />
des unions (notre ADN sapiens compte jusqu’à 3 %<br />
d’apport néandertalien). Toutes proportions gardées,<br />
on peut songer ici à la rencontre amoureuse entre le demi-<br />
Targaryen Jon Snow et Ygritte la Sauvageonne, par-delà<br />
le Mur… Il n’empêche : au final, Sapiens survécut et<br />
Neandertal disparut, génétiquement absorbé par son<br />
cousin, dont la population était bien plus nombreuse<br />
– les biologistes parlent “d’extinction par hybridation”.<br />
Mais quand Sapiens nomade rencontra Sapiens sédentaire<br />
lors de la sortie du néolithique hors du Proche-Orient<br />
vers l’Asie et l’Europe il y a 10 000 ans, ce fut le début<br />
des vrais problèmes : ceux que posent des modes<br />
de vie incompatibles : chasseurs-cueilleurs contre<br />
agriculteurs-éleveurs… On allait désormais<br />
se battre, se tuer pour la terre<br />
et ses ressources.<br />
Écrivain américain, George R. R. Martin<br />
esquisse ainsi entre ses lignes une tragédie,<br />
qu’on ne peut s’empêcher de relier au peuplement<br />
de l’Amérique – quand les royaumes<br />
précolombiens furent dévastés par la guerre<br />
et la maladie que les Conquistadores apportèrent dans<br />
leurs galions ; quand les Amérindiens furent exterminés<br />
pour laisser place à une bannière étoilée. Sur Westeros,<br />
les Enfants de la forêt défendirent chèrement leur peau.<br />
Poussés dans leurs derniers retranchements, ils brisèrent<br />
même l’ultime tabou : pour se débarrasser des Hommes<br />
si nombreux, ils relevèrent contre eux leurs propres morts<br />
et créèrent les Marcheurs blancs… Lesquels reviennent<br />
maintenant exterminer les vivants, tous les vivants.<br />
Nos sociétés sont, elles, hantées par les fantômes issus<br />
de leur long passé génocidaire.<br />
Émilie Rauscher<br />
19 GAME OF THRONES