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UNE HISTOIRE DE FAMILLES<br />
Elles sont au cœur de toutes les intrigues, des plus insignifiantes<br />
à celles qui vont bouleverser un continent. Leurs seuls<br />
noms déchaînent les passions et évoquent des histoires<br />
d’alliance ou de trahison – intime ou militaire… Car ce ne sont<br />
pas n’importe quels noms ! À l’écran, les Lannister, Stark,<br />
Targaryen et autres Barathéon sont à l’image des Habsbourg,<br />
Windsor, Bourbon et Bonaparte, ces grandes familles<br />
princières et impériales qui fascinent en ce qu’elles ont tenu<br />
(et, pour certaines, tiennent encore) le destin de nations<br />
entières entre leurs mains baguées.<br />
Dans notre vieille Europe, le mariage du prince William et de<br />
Catherine Middleton, duc et duchesse de Cambridge, a ainsi<br />
drainé plus de 2 milliards de téléspectateurs dans 180 pays. La<br />
maison de France, décapitée en 1793, voit toujours les familles<br />
d’Orléans et des Bourbon s’affronter pour le trône virtuel de<br />
l’Hexagone… Et, si l’on s’écarte de l’aristocratique, huit clans de<br />
milliardaires possèdent actuellement autant de richesses que la<br />
moitié la plus pauvre de la planète, avec des histoires de famille<br />
qui, parfois, n’évitent pas le bruit et la fureur – l’on songe à la<br />
saga de l’héritage Bettencourt, où fille et mère se sont déchirées<br />
sans vergogne pour la 15 e fortune mondiale (classement<br />
Forbes 2019). Pour ces lignées pas tout à fait comme les<br />
autres, un mariage est une alliance politique, un divorce une<br />
affaire d’État, une humiliation une déclaration de guerre, dont<br />
les effets retentissent audelà d’elles. À l’instar des “familles<br />
politiques”, pas avares, elles non plus, d’épisodes “sanglants”<br />
Le coup<br />
de génie de<br />
George R R.<br />
Martin a été de<br />
ne prendre parti<br />
pour aucun clan<br />
(ici les enfants<br />
Stark), mais<br />
de laisser les<br />
lecteurs – ou<br />
téléspectateurs –<br />
choisir leur camp.<br />
AVEC SES RICHES ET PUISSANTS CLANS<br />
SE DISPUTANT LE POUVOIR, LA SÉRIE<br />
PARLE AUSSI DE NOS TEMPS PRÉSENTS<br />
© 2019 HOME BOX OFFICE, INC<br />
aux effets indéniables sur la vie démocratique, tels les démêlés<br />
judiciaires et politiques de François Fillon autour de la campagne<br />
présidentielle de 2017… Du pur GoT.<br />
En Westeros, la diplomatie s’écrit sous le même régime<br />
de lutte pour le pouvoir : pas d’amour entre le roi Robert<br />
Barathéon et la reine Cersei Lannister, seulement une union<br />
de raison, un calcul politique ; pas de pitié pour les enfants<br />
Targaryen lors de la rébellion qui entraînera la chute de leur<br />
famille, mais un massacre justifié par le besoin de sceller<br />
la paix dans un royaume ensanglanté. Une grande force<br />
de George R. R. Martin, en écrivant ces destins souvent<br />
funestes, est de rendre ces clans immédiatement<br />
reconnaissables par leurs blasons, leurs enjeux, leur philosophie<br />
aussi, et leurs intrigues crédibles. Mieux : on adhère<br />
à leur devise, on comprend leurs réactions, on admet leurs<br />
intentions… Même si vous détestez Cersei, approuvezvous<br />
le comportement de Robert à son égard ? Quelle est “votre”<br />
famille, la plus digne selon vous de s’asseoir sur le Trône<br />
de fer ? Voilà le coup de génie de Martin et de la série : ne<br />
prendre parti pour aucun clan mais laisser le téléspectateur<br />
choisir son camp – ailleurs, on dirait élire sa “famille<br />
politique”. Dans un contexte médiéval, GoT joue subtilement<br />
des ressorts de la vie démocratique.<br />
Reste que, quelle que soit leur aura, le pouvoir de ces familles<br />
ne tient que par une certaine acceptation sociale. Si la<br />
noblesse entraîne son peuple dans une guerre, elle doit<br />
s’en expliquer ; elle a également des comptes à rendre dans<br />
l’organisation de ses fiefs. Jaime Lannister, alors que l’hiver<br />
approche et que la guerre des Cinq Rois agite Westeros,<br />
s’en inquiète : il n’y a personne dans les champs, les greniers<br />
sont vides… Cersei aussi a conscience de la difficulté de<br />
conserver le pouvoir – elle a opté pour la peur et la force<br />
afin de contrôler cette plèbe qui la révulse. Eddard Stark<br />
s’appuyait, lui, sur une droiture certes noble, mais qui lui a<br />
coûté la vie dans un monde où le réalisme prime. Ainsi, tous<br />
fictifs qu’ils soient, ces personnages posent avec acuité les<br />
questions qui agitent notre monde moderne : consentement<br />
à l’impôt, attente que l’État tienne sa place dans les domaines<br />
qui sont les siens, protection face aux périls,<br />
qu’ils soient étranger, climatique ou autres.<br />
Et en filigrane pointe “la” question qui<br />
domine toutes les autres : celle de la légitimité<br />
pour exercer le pouvoir. Si le peuple accepte<br />
de se soumettre, ce n’est pas à n’importe qui.<br />
À Westeros, où le pouvoir fonctionne sur<br />
un mode encore très féodal, il faut être bien<br />
né – et respecter certains codes, culturels et moraux. Cersei<br />
en a parfaitement conscience en faisant tout pour garder<br />
secrète l’origine de ses enfants. Quant à Jon Snow, de bâtard<br />
il deviendra héritier légitime si les documents <strong>of</strong>ficialisant<br />
l’union de ses parents, Lyanna Stark et Rhaegar Targaryen,<br />
ressortent au grand jour. Dans une démocratie, le “jeu des<br />
trônes” devient celui des urnes, et la mort d’un prétendant<br />
aux ors de la République n’a plus, théoriquement, besoin<br />
d’être physique… mais seulement politique. Et là, tous les<br />
coups sont permis – y compris les plus vicieux : faire croire<br />
au peuple que la décision finale lui reviendra.<br />
Émilie Rauscher<br />
41 GAME OF THRONES