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UN MONDE qUI DÉFIE LA MORT<br />
54 GAME OF THRONES<br />
Jamais une série ne l’a autant regardée en face. Elle s’appelle<br />
la Faucheuse, la Camarde, Atropos la coupeuse de fil dans<br />
la mythologie grecque, ou encore Izanami à la chair avariée dans<br />
les légendes japonaises. Tous les humains la redoutent, et tous<br />
l’embrasseront tôt ou tard. Jaqen H’ghar, le Sans-Visage, vous<br />
confierait dans un sourire que sous ses multiples figures se cache<br />
le seul vrai Dieu. Et que vous connaissez son nom. C’est la Mort.<br />
Dire que la mort plane sur <strong>Game</strong> <strong>of</strong> <strong>Thrones</strong> est un euphémisme.<br />
À chaque épisode, le spectateur se la prend en pleine<br />
figure ; lui dont l’esprit est passé maître de l’esquive lorsqu’il<br />
s’agit de figurer son propre trépas à venir, voici qu’il ne peut<br />
pas l’éviter, en redemande même. Car à la nôtre, de mort, on<br />
ne veut pas y penser ; ou plutôt, comme prévenait le philosophe<br />
Vladimir Jankélévitch dans les années 1960, on ne peut pas<br />
y “penser”. À la vie d’avant, avec plaisir ; à l’au-delà d’après,<br />
pourquoi pas ; mais à l’instant fatidique, à la disparition à la fois<br />
instantanée et éternelle du soi ? Non, impossible, s’il vous plaît !<br />
Dans la fiction, la mort est plus acceptable car purement<br />
virtuelle : nous savons que les comédiens ne meurent pas.<br />
Une virtualité que George R. R. Martin, l’auteur de <strong>Game</strong><br />
<strong>of</strong> <strong>Thrones</strong>, s’amuse à pousser à son paroxysme, comme une<br />
fascination de la mort exorcisée autant que magnifiée à l’écran.<br />
Déjà, la première saison donnait le ton : l’épisode 9 voyait<br />
l’exécution surprise de Ned Stark, alors qu’il semblait le héros<br />
de la saga. D’emblée la série s’est présentée comme un jeu avec<br />
la mort et avec les codes télévisuels, n’hésitant pas à supprimer<br />
EN MAGNIFIANT LA MORT, LA SÉRIE<br />
TÉLESCOPE UN FANTASME TRÈS ACTUEL<br />
DE LA BIOLOGIE : CELUI D’IMMORTALITÉ<br />
des personnages auxquels le spectateur s’était attaché.<br />
Les chiffres sont d’ailleurs aberrants : en sept saisons, sur<br />
330 protagonistes, 186 sont décédés, plus de la moitié. Et pas de<br />
leur belle mort ! Mais de froid, du poison, d’un broyage de crâne,<br />
d’une infection ou encore du suicide. Seuls deux chanceux ont été<br />
rattrapés par le grand âge. À Westeros, c’est bien la mort qui fait<br />
l’histoire ; et elle s’annonce plus terrible que jamais avec l’hiver qui<br />
vient et l’arrivée des Marcheurs blancs ayant franchi le Mur.<br />
Et elle n’épargne personne : le plus puissant des hommes sur<br />
son trône n’est pas plus à l’abri que le roturier, pas plus le héros<br />
que le vilain. Ce qui laisse le spectateur parfois proche du deuil :<br />
qui n’a pas été scandalisé, meurtri, par le “mariage rouge”, lors<br />
duquel Robb Stark, l’aîné d’une famille adorée des fans, a été<br />
massacré par ses hôtes avec sa femme enceinte. Et qui n’a pas<br />
ressenti une pulsion de jouissance morbide quand ces mêmes<br />
hôtes ont enfin été exécutés. Sans honte, les fans ont acclamé<br />
l’ange sadique de la mort qu’est Arya Stark, et sourit avec elle<br />
gourmandement en regardant la vie quitter les yeux effrayés.<br />
Oui, <strong>Game</strong> <strong>of</strong> <strong>Thrones</strong> nous met face à la mort et à ses atours<br />
de douleur, de chagrin, de peur et de puissance, mais aussi<br />
d’acceptation et d’oubli. Comme un miroir de la réalité, la série<br />
nous pousse à digérer sa fatalité. Sauf que certains personnages,<br />
en bons reflets de nous-mêmes, veulent absolument<br />
la vaincre, cette Mort. Et qu’importe le prix à payer.<br />
Ainsi naît une créature contre-nature : Gregor Clegane est devenu<br />
un monstre aussi immortel qu’inhumain. Et que dire de Drogo<br />
le Dothraki, ramené à l’état de légume par la naïve Daenerys<br />
Targaryen, au prix d’un terrible sacrifice. Elle n’attendra pas longtemps<br />
avant de l’euthanasier. Et Jon Snow lui-même, revenu<br />
d’entre les morts, prévient la sorcière rouge à l’origine de cet<br />
exploit : qu’il tombe à nouveau, ne le ressuscitez surtout pas.<br />
C’est ce qui fait de lui un héros. Car, dans <strong>Game</strong> <strong>of</strong> <strong>Thrones</strong>, toute<br />
tentative de contrer la Mort déchaîne quasi systématiquement<br />
une calamité. Les Enfants de la forêt peuvent en témoigner :<br />
craignant pour leur survie, ils ont créé le premier Marcheur blanc.<br />
Refuser le trépas est le péché originel de toute la saga. Et justement<br />
: en mettant la mort au centre de la série, GoT télescope de<br />
plein fouet le fantasme de l’immortalité qui anime notre époque,<br />
au risque d’apprentis-sorciers s’acharnant à vaincre<br />
la mort dans leurs laboratoires. Car déjà on parle de<br />
manipulations ADN sur des embryons pour supprimer<br />
les maladies, ou encore de transfert complet<br />
de conscience vers un ordinateur, afin de nous doter<br />
d’une immortalité virtuelle, à l’horizon 2050.<br />
À rebours de cette volonté d’en finir à tout prix<br />
avec la mort, <strong>Game</strong>s <strong>of</strong> <strong>Thrones</strong> prend le parti<br />
de nous réconcilier avec elle. En lui donnant le beau rôle épisode<br />
après épisode, la série nous force à considérer sa puissance et<br />
sa grandeur, jusqu’à presque nous la faire aimer et, dans tous<br />
les cas, ne plus l’occulter, ni la nier ou la fuir. À l’écran, voici que<br />
nous redécouvrons que la mort fait partie de la vie. Même si elle<br />
est impitoyable, injuste et, pour chacun, un scandale sans nom.<br />
Même si, après, il n’y a peut-être rien, seulement les ténèbres,<br />
comme le rapporte Jon Snow. “Valar morghulis” – tout homme<br />
doit mourir, dit un proverbe en haut valyrien. Et on a toute la vie<br />
pour ne pas penser que notre tour viendra un jour, comme un<br />
hiver éternel auquel nous ne pouvons pas échapper.<br />
Thomas Cavaillé-Fol