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Philosophie magazine-Hors-série avril 2019

Dossier Games of Thrones

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les croyances des hommes plutôt que par<br />

leurs divinités. Ce qui compte, c’est le rapport<br />

que les hommes entretiennent avec ces<br />

êtres plutôt que ces êtres eux-mêmes : Martin<br />

invente des cultes qui sont chaque fois<br />

l’image d’une possibilité de la religion, d’un<br />

certain mode de relation entre les hommes<br />

et leurs dieux.<br />

De ce point de vue, Game of Thrones est<br />

une sorte de prisme fictionnel, à travers<br />

lequel Martin filtre divers aspects des<br />

grandes religions humaines, en particulier<br />

du christianisme. Son œuvre reste centrée<br />

sur l’Europe païenne et chrétienne, et pèche<br />

par orientalisme, par exotisme, dès qu’elle<br />

fait l’effort de se décentrer, échouant à traiter<br />

des croyances non occidentales à la<br />

façon, subtile et complexe, dont elle traite<br />

l’héritage de l’Occident.<br />

Parmi les cinq grands cultes dont il est<br />

question dans la <strong>série</strong>, trois me paraissent<br />

résulter directement du passage du christianisme<br />

par le prisme fictionnel de Martin.<br />

Il en isole chaque fois une caractéristique,<br />

TRISTAN GARCIA<br />

Philosophe et romancier,<br />

maître de conférences en<br />

philosophie à l’université<br />

Lyon-III, il est l’auteur de<br />

Forme et Objet. Un traité<br />

des choses (PUF, 2011), et<br />

de divers ouvrages traitant<br />

de la souffrance animale,<br />

du temps, des images ou<br />

des <strong>série</strong>s télévisées, parmi<br />

lesquels Six Feet under. Nos<br />

vies sans destin (PUF, 2012).<br />

Auteur des essais<br />

La Vie intense. Une obsession<br />

moderne (Autrement, 2018),<br />

Kaléidoscope, I. Images<br />

et Idées (Léo Scheer, <strong>2019</strong>),<br />

il a également publié<br />

deux romans, 7. Romans<br />

(Gallimard, 2015) et Âmes.<br />

Histoire de la souffrance, I.<br />

(Gallimard, <strong>2019</strong>).<br />

qui devient à elle seule une nouvelle religion.<br />

Le culte des Sept est très clairement<br />

une transposition de l’Église catholique<br />

romaine apostolique – c’est le prototype de<br />

la religion institutionnalisée, de la foi organisée<br />

comme pouvoir politique, et dont la<br />

vérité initiale a été dévoyée. Le culte de<br />

R’hllor apparaît au contraire comme une<br />

sorte de christianisme primitif, ou d’hérésie,<br />

de manichéisme échappant à l’institution<br />

religieuse et attirant pour cette raison des<br />

populations dominées, notamment à Essos.<br />

C’est une foi messianique à destination des<br />

esclaves – c’est le prototype de la religion<br />

prophétique comme contre-pouvoir politique.<br />

Enfin, le Dieu multiface évoque la<br />

Trinité du dogme chrétien, mathématiquement<br />

étendu à l’infini (Un est une infinité,<br />

une infinité est Un), sans que son sens soit<br />

clair (quelle est la fin poursuivie par ce Dieu<br />

multiface ?) – c’est le prototype de la religion<br />

métaphysique qui échappe à tous les<br />

camps et prétend moins au pouvoir ou à<br />

l’émancipation qu’au dévoilement de la<br />

vérité, par-delà toutes les divisions entre<br />

les hommes.<br />

Restent deux religions marginales : les<br />

anciens dieux ressemblent à des divinités<br />

païennes et évoquent une sorte d’animisme<br />

vague, de célébration des rochers, des bois,<br />

des êtres naturels adorés par des peuples<br />

pastoraux ou druidiques, dont le souvenir<br />

a été perdu par les civilisations actuelles.<br />

Quant au Dieu noyé des Fer-nés, il est<br />

l’objet d’un culte cruel qui emprunte aux<br />

rites vikings et aux sacrifices précolombiens,<br />

pour donner l’image d’une religion<br />

païenne célébrant la force, à destination<br />

de peuples guerriers.<br />

Au fil de cette typologie, Martin emprunte<br />

à toutes les classifications canoniques des<br />

religions, que l’on retrouve de Hegel à<br />

Durkheim en passant par Comte, qui<br />

essayaient au xix e siècle de les ordonner suivant<br />

leur degré de complexité, de l’animisme<br />

jugé primitif au polythéisme, puis au<br />

monothéisme, en particulier le christianisme<br />

considéré comme la forme supérieure<br />

et achevée de la religiosité. Bien sûr, Martin,<br />

qui n’est pas un chrétien mais plutôt un<br />

hérétique issu de la contre-culture des<br />

années 1960, ne reproduit pas tout à fait ce<br />

schéma linéaire : il met en concurrence<br />

l’Église (le culte des Sept) et une idéalisation<br />

du christianisme primitif ou d’hérésies<br />

pour lesquelles il semble manifester une<br />

affection libertaire. Néanmoins, en décomposant<br />

grossièrement les différents éléments<br />

historiques du christianisme par le<br />

prisme de la fiction, comme autant de religions<br />

imaginaires qui en incarneraient chacune<br />

une facette, il demeure prisonnier de<br />

l’Histoire des religions telle qu’elle se développe<br />

à partir du xix e siècle – une Histoire<br />

qui a fait de l’animisme un primitivisme et<br />

qui a survalorisé le christianisme en le<br />

considérant comme le sens ultime de l’évolution<br />

des croyances humaines.<br />

Que raconte cette épopée<br />

sur notre appétit de destin ?<br />

\ Lorsque György Lukács 3 définit le<br />

roman moderne par opposition à l’épopée,<br />

il y voit le récit d’un monde sans dieux, où<br />

les hommes ne peuvent plus lire leur destin<br />

dans le ciel étoilé, devenu vide et muet. Tous<br />

les récits qui ont voulu revenir, en deçà de<br />

la modernité, vers le récit épique, se sont<br />

employés à repeupler le ciel, à redonner un<br />

sens aux étoiles, aux constellations, et à<br />

l’interprétation de leur destinée qu’y projettent<br />

les hommes.<br />

Dans Game of Thrones, pourtant, l’originalité<br />

est que les héros, dont Jon Snow, Daenerys,<br />

mais aussi Samwell Tarly, interprètent<br />

moins la Nature et les astres que le<br />

passé : c’est dans les grimoires, dans les<br />

bibliothèques et dans le souvenir laissés par<br />

les générations précédentes que les héros<br />

trouvent des types, des archétypes, qui leur<br />

livrent le sens de leurs propres actes. Parmi<br />

les êtres du passé, parmi les héros morts,<br />

les chevaliers disparus, qui suis-je ? De qui<br />

ai-je hérité ? Sans cesse, les héros de Game<br />

of Thrones essaient de déchiffrer – dans un<br />

monde où la mémoire est affaiblie, où les<br />

livres sont de peu de valeur (sauf pour la<br />

3. György Lukács, Théorie du roman.<br />

GAME OF<br />

THRONES<br />

Dieux et destins<br />

65<br />

PHILOSOPHIE MAGAZINE<br />

HORS-SÉRIE

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