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Anne Chabanon<br />
<strong>Nationalistes</strong> <strong>corses</strong><br />
Le pouvoir désarmé
« Où sont les hommes ? reprit le petit prince. On est un peu seul dans le désert…<br />
– On est seul aussi chez les hommes », dit le serpent.<br />
Antoine de Saint-Exupéry<br />
Le Petit Prince<br />
« En politique, le choix est rarement entre le bien et le mal,<br />
mais entre le pire et le moindre mal. »<br />
Machiavel<br />
Le Prince
Préface<br />
Alors, où en sont-ils vraiment les nationalistes <strong>corses</strong> ? Au début, au milieu,<br />
ou déjà parvenus au terme d’un cycle électoral et politique ? Simple parenthèse<br />
dans l’exercice du pouvoir dans l’île que l’on refermerait prestement ou chapitre<br />
qui continuerait de s’écrire ? Quand, dans ce temps de campagne, la Corse n’étant<br />
qu’infinies campagnes, la nécessité de conserver des positions semble l’emporter,<br />
chez eux, sur la volonté d’en arracher d’autres.<br />
Après une décennie de conquêtes électorales, dont cet ouvrage tisse avec<br />
minutie la trame en s’attardant sur les moments clés, les municipales de 2020<br />
pourraient ainsi marquer cette étape. Où, sur sa lancée, le mouvement national<br />
étend son emprise sur l’île. Où, au contraire, et marquant le pas, il n’apparaît plus<br />
aussi irrésistible et invincible que dans un passé récent.<br />
Mais au final, terriblement humain. La politique étant affaire d’hommes.<br />
Car le pouvoir use, en ce sens qu’il lamine toujours les grandes espérances.<br />
Celles des gouvernants, comme celles du peuple. Il y a toujours loin de la coupe<br />
aux lèvres.<br />
Il est cette épreuve de la confrontation au réel et du harassant rapport de<br />
force qui, ici, a mis en scène jusqu’à l’excès une opposition vaine et stérile entre le<br />
pouvoir territorial et l’État central. La Corse n’a rien obtenu de Paris, c’est même<br />
devenu une antienne dans l’île. L’État, sur ses ergots, ne lui a rien cédé, ravivant<br />
un climat de tensions qui, aujourd’hui, nourrit la plus grande des amertumes, et<br />
menacerait jusqu’à la paix.<br />
Cette paix, celle obtenue après l’annonce du dépôt des armes par le FLNC,<br />
a sonné l’avènement au pouvoir des nationalistes en Corse. Car elle a rendu possible,<br />
avant même la fusion des collectivités en un ensemble unique, celle de forces certes<br />
disparates mais qui, comme moyen de lutte, ont fait le choix irrévocable des urnes,<br />
7
préface<br />
actant ainsi la primauté du fait démocratique et de l’expression du peuple sur tous<br />
les autres terrains.<br />
Enfin d’accord sur les moyens, les trois mouvements de cette coalition<br />
l’étaient-ils véritablement sur le but à atteindre, sur le sens d’une autonomie de<br />
plein droit et de plein exercice qui figurait certes dans les programmes, mais qui<br />
empêchait pourtant de voir plus loin ?<br />
Voilà pour la stratégie, elle a donné la victoire à la collectivité de Corse, puis<br />
un triplé historique – il le fut vraiment – au Palais-Bourbon, qui a fini de consacrer<br />
la force de l’union. Mais qu’en est-il maintenant des stratèges, et de la longueur<br />
d’onde entre eux ? Ils ne vont plus à trois, parfois à deux, et même en solo, en tout<br />
cas en désordre devant leurs électeurs déroutés qui ne comprennent pas pourquoi<br />
ce qui fut bon pour la conquête du territoire ne le serait plus aujourd’hui dans les<br />
villes et villages. Mais pourrait étrangement le redevenir dans l’entre-deux-tours<br />
des municipales, par seule nécessité comptable…<br />
Un scrutin en cachant souvent un autre, ils devront pourtant, ces électeurs,<br />
dire à nouveau, dans moins d’un an, ce qui, comme attelage du pouvoir, est<br />
finalement le mieux pour la Corse. Persister alors avec les nationalistes, ou favoriser<br />
le retour de la droite ou de la gauche au pouvoir. Les forces politiques sont, ainsi,<br />
en perpétuelle recomposition.<br />
Cet ouvrage d’Anne Chabanon, observatrice de tous les instants de<br />
la politique en Corse, s’arrête ainsi aux portes des municipales, laissant les<br />
mouvements nationalistes, autonomistes et indépendantistes à leurs tourments du<br />
moment. Non pas dans un point final. Mais parce que ce n’était pas à elle d’écrire<br />
la suite d’un récit palpitant. Mais aux Corses eux-mêmes.<br />
Roger Antech
Prologue<br />
Île de Corse, 10 décembre 2017, 20 heures. Une déflagration dans la nuit.<br />
Démocratique. Les nationalistes n’auront pas à revendiquer leur succès aux élections<br />
territoriales, leur victoire est écrasante. Elle ne peut plus être historique.<br />
L’Histoire, elle s’est écrite deux ans auparavant, le 13 décembre 2015, alors<br />
que les leaders de la liste Pè a Corsica (Pour la Corse) sont propulsés au pouvoir<br />
pour la première fois après quarante années de lutte armée. La décision, le 25 juin<br />
2014, du Front de libération nationale corse (FLNC) de sortir progressivement<br />
de la clandestinité 1 pour favoriser une évolution politique a ouvert le chemin. Les<br />
clandestins ne se sont pas trompés. Le moment était le bon.<br />
L’accession des nationalistes aux responsabilités est ressentie comme un<br />
séisme qui va ébranler au-delà de l’île jusqu’au gouvernement de François Hollande<br />
peu enclin à prendre la mesure de la donne inédite sortie des urnes.<br />
Forts d’un accord scellé sous la forme d’un contrat de mandature entre<br />
les autonomistes emmenés par Gilles Simeoni et les indépendantistes conduits par<br />
Jean-Guy Talamoni, les meneurs nationalistes s’installent aux deux fauteuils clés de la<br />
collectivité territoriale de Corse (CTC). Le premier en devenant président du conseil<br />
exécutif, le deuxième en occupant le perchoir de l’assemblée délibérante.<br />
Lors de la séance d’installation, le discours de Jean-Guy Talamoni prononcé<br />
en langue corse fait l’effet d’une bombe au sein de la classe politique nationale et<br />
amorce le début d’une période de guerre froide dans les relations avec Paris. Plus<br />
particulièrement avec le Premier ministre de l’époque, Manuel Valls, qui ne veut<br />
pas entendre parler des revendications portées par les nationalistes.<br />
1. Depuis sa création en 1976, le FLNC, qui a connu de nombreuses divisions et recompositions, a revendiqué<br />
4 700 attentats à l’explosif sur les 10 500 recensés sur l’île depuis 40 ans.<br />
9
nationalistes <strong>corses</strong><br />
Ces derniers sont, dès leur arrivée, confrontés à des crises majeures<br />
auxquelles il leur faut faire face très rapidement, sur fond de climat anxiogène lié à<br />
l’épisode hypermédiatisé des Jardins de l’Empereur à Ajaccio. Dans la nuit du 24<br />
au 25 décembre 2015, l’agression de pompiers, dans ce quartier populaire enclavé<br />
à l’entrée de la ville, déclenche une flambée de violence intercommunautaire entre<br />
populations corse et musulmane.<br />
Parmi les urgences, le traitement des déchets. L’île croule sous les ordures,<br />
les décharges sont sursaturées, les autorités impuissantes.<br />
Le dossier maritime prend l’eau de toutes parts. L’ex-compagnie SNCM,<br />
coulée corps et âme, a été rachetée par le transporteur corse Patrick Rocca. Mais<br />
l’ouverture, début janvier 2016, d’une ligne concurrente entre Bastia et Marseille<br />
par un consortium de chefs d’entreprise insulaires déclenche une bataille navale<br />
qui, poussée à son paroxysme, mène au blocage de l’île.<br />
En interne, les nouveaux responsables découvrent d’autres difficultés.<br />
Dont une ardoise de quelque 100 M€ de passif laissée par la mandature précédente<br />
du divers gauche Paul Giacobbi, l’ex-président du conseil exécutif. Remettre de<br />
l’ordre dans les affaires de la CTC va s’avérer bien plus ardu qu’ils ne l’imaginaient.<br />
D’autant qu’ils n’ont que deux courtes années pour répondre à l’espoir des 52 840<br />
Corses qui ont placé leur confiance en eux.<br />
Une nouvelle élection doit, en effet, avoir lieu en décembre 2017 avant la<br />
mise en route d’une collectivité unique au 1 er janvier 2018 qui fusionnera les deux<br />
conseils départementaux de l’île et la collectivité territoriale.<br />
Dans l’intervalle, la France va désavouer le traditionnel schéma de<br />
l’alternance politique et s’émanciper de la tutelle des vieux partis de la République<br />
en décidant de se ranger en ordre de marche derrière un quasi inconnu. Le 7 mai<br />
2017, Emmanuel Macron accède, à 39 ans, au trône suprême de la présidence de<br />
la République. Autre séisme.<br />
Les législatives de juin confirment, dans la foulée, l’ampleur de la ferveur<br />
macroniste : 308 députés La République en Marche, novices pour la plupart,<br />
investissent l’hémicycle de l’Assemblée nationale, sur un total de 577 parlementaires<br />
composant la Chambre basse. Parmi ces 577 députés, trois nationalistes <strong>corses</strong> entrent<br />
pour la première fois au Palais-Bourbon. En remportant trois circonscriptions sur<br />
quatre, ils ont fait voler en éclats les derniers bastions dynastiques de l’île.<br />
Eux aussi ont choisi de marcher. Pour relayer à Paris le travail de leur majorité.<br />
Pour qu’enfin le gouvernement consente à amorcer une solution politique globale<br />
réclamée depuis des décennies par le mouvement national corse.<br />
Désormais aux commandes, le tandem Simeoni-Talamoni va s’échiner, avec<br />
plus ou moins de succès mais avec un retentissement certain, à élever la voix d’un<br />
10
prologue<br />
territoire qui n’est pas « un morceau d’un autre pays 2 ». Le binôme ferraille pour être<br />
écouté au plus haut niveau de l’État qui n’entend pas plus, en ce début de quinquennat<br />
Macron que sous celui de François Hollande, faire de la Corse une priorité.<br />
Quatre ans se sont écoulés depuis ce 13 décembre 2015.<br />
Quatre ans atypiques.<br />
Quatre ans durant lesquels les nationalistes, désireux de laisser infuser la vision<br />
d’un mouvement national apaisé, ont dû composer entre divergences idéologiques,<br />
fissures internes, discussions parfois âpres au sein de la majorité territoriale et attentes<br />
démesurées des bases militantes. Des Corses aussi.<br />
Quatre ans au terme desquels, aujourd’hui, la situation dans l’île se trouve à<br />
nouveau à un point de bascule, alors que frémit de toutes parts le spectre d’une acmé<br />
de violence réactivée par les appétits du grand banditisme, d’un milieu affairiste très<br />
organisé, et de petits groupes interlopes qui n’ont jamais cessé de miner le territoire<br />
insulaire, grignotant décennie après décennie l’État de droit. Et faisant perdre à ce<br />
dernier des pans entiers d’une légitimité que ses serviteurs eux-mêmes rechignent<br />
parfois à exercer.<br />
En 2021, la prochaine élection territoriale décidera du sort des actuels<br />
occupants des perchoirs de la collectivité de Corse.<br />
En attendant, c’est un autre défi qui attend les nationalistes avec les<br />
municipales de mars 2020. Dans l’île, elles concernent 360 communes.<br />
L’exercice ne sera pas une formalité pour la majorité territoriale qui mise<br />
sur cette élection dont elle est peu coutumière, les enjeux étant immenses si les<br />
autonomistes et les indépendantistes actuellement aux responsabilités veulent donner<br />
une suite au chemin politique.<br />
Un chemin né bien avant 2015, mais balisé depuis, pour la première fois. De<br />
la conquête à l’épreuve du pouvoir, récit d’une révolution corse.<br />
•••<br />
2. « Dimanche, en votant pour les nationalistes, le peuple corse a dit que la Corse n’était pas un morceau<br />
d’un autre pays mais une nation, avec sa langue, sa culture, sa tradition politique, sa manière d’être<br />
au monde. » Discours d’investiture du président Jean-Guy Talamoni devant l’assemblée de Corse, le<br />
17 décembre 2015.
I.<br />
La conquête du pouvoir
1.<br />
Une route, pas un boulevard<br />
« Tu connais des femmes ? » L’improbable SMS tombe à 11 h 46, ce<br />
vendredi 16 octobre 2015, sur le téléphone portable d’une journaliste du quotidien<br />
régional Corse-Matin, basée à Ajaccio. Qui pense d’abord à une blague. Et, pour<br />
une fois bien lunée, répond par un smiley compatissant.<br />
Pourtant, à quatre-vingts kilomètres de là, à Corte, un petit groupe<br />
d’hommes cherche effectivement des femmes. Mais pas pour la bagatelle. Attablés<br />
au Café de France, à l’ombre d’une matinée encore chaude, ils passent en revue leurs<br />
troupes militantes, citent des noms qui partent et reviennent au gré d’une brise de<br />
terre ventilant la discussion.<br />
Parmi eux, Gilles Simeoni, 48 ans, chef de file des nationalistes dits<br />
« modérés », leader du mouvement Inseme per a Corsica (Ensemble pour la Corse),<br />
Jean-Christophe Angelini, 39 ans, secrétaire national du Partitu di a nazione<br />
corsa (PNC, Parti de la nation corse), et Jean Biancucci, 67 ans, représentant un<br />
troisième courant, Chjama naziunale (Appel national). Tous trois siègent dans le<br />
groupe autonomiste Femu a Corsica (Faisons la Corse) à l’assemblée délibérante<br />
– comptant 51 élus – de la collectivité territoriale (CTC). Cette dernière 1 préside<br />
aux destinées politiques de l’île. Elle est abritée au sein de l’hôtel de région –<br />
dans le quartier des Étrangers à Ajaccio – anciennement Grand Hôtel continental<br />
qui accueillait au xix e siècle les premiers touristes en villégiature. Un bâtiment<br />
somptueux, inscrit à l’inventaire des monuments historiques, aux jardins protégés,<br />
situé sur le cours Grandval qui prolonge l’avenue de Paris. Ici, la capitale n’est<br />
jamais très loin, au grand dam de certains.<br />
1. La collectivité territoriale de Corse a été créée par la loi du 13 mai 1991 (statut Joxe), en lieu et place<br />
de la Région. Elle est alors dotée d’une organisation et de compétences spécifiques.<br />
15
la conquête du pouvoir<br />
La réunion n’est pas improvisée, et l’on s’est levé tôt à Bastia, Porto-Vecchio<br />
et Ajaccio, pour être au rendez-vous. Elle a été programmée pour boucler une liste<br />
en vue des prochaines élections territoriales qui doivent se dérouler moins de deux<br />
mois plus tard, les 6 et 13 décembre. Une liste dont le sexe féminin est alors le talon<br />
d’Achille.<br />
Le SMS envoyé n’émane d’aucun de ceux qui conversent autour d’un<br />
petit noir. Il provient d’un de leurs proches, nationaliste avéré mais électron libre<br />
de la bande, jouant un rôle de consultant tous azimuts. Avant sa rencontre avec<br />
des responsables de l’université de Corse, il est passé saluer le groupe. Curieux<br />
d’aller aux nouvelles, flairant la teneur des échanges, soupçonnant que l’habituelle<br />
désorganisation dans les rangs fait resurgir des palabres sans fin.<br />
Quelques minutes plus tôt, Jean-Christophe Angelini, le longiligne et<br />
ambitieux Porto-Vecchiais, lui a lâché en aparté, sur le ton de l’inquiétude teintée<br />
d’un agacement qu’il ne cherche pas à dissimuler : « On n’a validé que quelques<br />
noms vraiment sûrs, tu comprends, avec Gilles, c’est toujours l’indécision. »<br />
Le presque quadragénaire au parcours politique déjà dense, homme de réseaux<br />
influents, qui compte parmi les pièces maîtresses de l’échiquier nationaliste,<br />
s’impatiente. La sonnette d’alarme, il l’a tirée auprès du même interlocuteur depuis<br />
un bon moment, l’invitant à jouer un rôle d’aiguillon : « Appelle Gilles pour savoir<br />
ce qu’il veut faire, les Simeoni, je les connais. Un Simeoni reste un Simeoni, c’est<br />
toujours très claniste. »<br />
À Corte, la poignée d’hommes réunis au Café de France fait ses comptes.<br />
À quinze jours du dépôt en préfecture, la liste n’est pas encore finalisée, même si<br />
une semaine auparavant, dans le hall de la fac de droit de Corte, les élus de Femu a<br />
Corsica ont publiquement annoncé leur entrée tardive – ils sont les derniers – dans<br />
la campagne.<br />
Rien n’assure cependant que la famille nationaliste vaincue en 2010<br />
aux précédentes élections territoriales a les ressorts nécessaires pour se présenter<br />
à nouveau, bien que l’on en débatte depuis plusieurs mois en interne et avec<br />
insistance depuis l’été. Cinq ans ont passé. Pas forcément pour le meilleur. On<br />
cherche toujours une véritable cohésion entre les différentes tendances qu’une<br />
lancinante guerre des ego et des intérêts divergents a jusque-là interdite.<br />
En 2010, deux listes nationalistes s’étaient lancées. Celle des modérés<br />
(prônant l’abandon de la violence et de la clandestinité) conduite par Gilles Simeoni,<br />
sous la bannière Femu a Corsica – une plateforme électorale rassemblant les forces<br />
d’Inseme, du PNC et de la Chjama – avait recueilli au second tour 25,88 % des<br />
suffrages. Celle des indépendantistes emmenés par leur chef, Jean-Guy Talamoni,<br />
16
une route, pas un boulevard<br />
sous la bannière de Corsica Libera, 9,85 %. Aucune n’avait pu inquiéter la coalition<br />
de gauche alors élue.<br />
Cinq ans après, Gilles Simeoni, avocat emblématique 2 et fils du patriarche<br />
Edmond Simeoni 3 , cogite. Pas certain de vouloir retenter le diable d’une nouvelle<br />
défaite dans laquelle il aurait plus à perdre qu’à gagner. D’autant que, depuis<br />
mars 2014, il a enfin décroché un mandat. Et pas n’importe lequel, maire de Bastia,<br />
confortant au passage sa position de patron du mouvement Femu a Corsica.<br />
Le mandat, un sésame. En Corse, sur un territoire étriqué où chaque voix<br />
compte, et s’achète aussi, plus qu’ailleurs encore.<br />
Gilles Simeoni le sait bien, lui qui aura rongé son sabot six ans avant de<br />
pouvoir souffler la citadelle bastiaise à l’indéboulonnable dynastie des Zuccarelli<br />
dans la place depuis près de cinq décennies. Le chemin a pris du temps. Ce que le<br />
fils d’Edmond a l’habitude de traduire par ces deux mots qui deviendront célèbres<br />
le 17 décembre 2015 dans un tout autre contexte : Tamanta strada, qu’elle a été<br />
longue la route…<br />
Pour l’heure, le leader nationaliste est en pleine réflexion. S’il participe à la<br />
conversation, il est seul face aux questions qui assaillent constamment cet anxieux<br />
de nature que son cousin proche, Jean-Félix Acquaviva, brosse en quelques mots :<br />
« Gilles, c’est un militant du doute. »<br />
Plongé dans ses pensées, il n’est pas évident non plus qu’il capte cette<br />
phrase murmurée à la cantonade par Jean Biancucci, sexagénaire aux bacchantes<br />
immaculées taillées au poil près, coutelier de son état et briscard affûté, mais aussi<br />
maire du village de Cuttoli-Corticchiato à quelques encablures d’Ajaccio, auquel<br />
un demi-siècle de militantisme actif insuffle quelques fulgurances prémonitoires :<br />
« Je me demande si ça vaut le coup de gagner les élections. »<br />
La discussion engagée ne va pas se prolonger plus avant. Tous partagent le<br />
sentiment qu’il faut désormais aller vite pour proposer une liste pouvant l’emporter.<br />
Chacun a également conscience que si les nationalistes échouent à nouveau, ils<br />
auront définitivement laissé passer le train. Jamais les conditions n’ont été à ce<br />
point réunies pour favoriser leur montée en puissance.<br />
Sur le terrain de la lutte armée, le FLNC a annoncé quatorze mois plus<br />
tôt sa volonté de mettre entre parenthèses l’action clandestine pour permettre au<br />
2. Il a notamment défendu Yvan Colonna condamné pour l’assassinat du préfet Claude Érignac abattu<br />
à Ajaccio le 6 février 1998.<br />
3. L’un des « pères » du nationalisme corse, fondateur de l’association régionaliste corse (ARC) en<br />
juillet 1970, rebaptisée en 1973 Azzione per a rinascita di a Corsica, Action pour la Renaissance de la<br />
Corse. Edmond Simeoni s’est éteint le 14 décembre 2018 à Ajaccio, à 84 ans.<br />
17
la conquête du pouvoir<br />
mouvement national de prendre toute sa place sur la scène publique. L’heure est<br />
venue, estiment les clandestins.<br />
Sur le terrain institutionnel, la Corse a décidé, le 12 décembre 2014, de<br />
voter la création d’une collectivité unique regroupant la collectivité territoriale et<br />
les deux conseils départementaux de Haute-Corse et de Corse-du-Sud 4 .<br />
Le 6 février 2015, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve,<br />
accompagné de la ministre de la Décentralisation, Marylise Lebranchu, soutient<br />
l’idée, lançant devant les élus de l’assemblée, à Ajaccio, un « Chiche ! » entré dans<br />
les annales. C’est le moment, dit-il, de monter dans le wagon du projet de loi<br />
portant Nouvelle Organisation territoriale de la République 5 (NOTRe).<br />
Le texte, promulgué le 7 août 2015, acte la naissance de la future entité de<br />
l’île au 1 er janvier 2018 qui sera précédée d’une élection. Les Corses acceptent ainsi<br />
d’entrer dans une ère à laquelle, douze ans auparavant, 51 % d’entre eux avaient dit<br />
non 6 , souffletant alors le référendum lancé par Nicolas Sarkozy.<br />
Mais en ce 16 octobre, à la terrasse du Café de France où le petit groupe<br />
de nationalistes se fond dans les grappes de vacanciers retardataires, on a surtout<br />
le regard tourné vers la première des échéances. Les élections de cette fin d’année<br />
2015. On se quitte sur un « À prestu (À bientôt)… » Chacun a de la route à faire.<br />
La véritable veillée d’armes n’arrivera que bien plus tard.<br />
•••<br />
4. L’assemblée de Corse a adopté la proposition par 42 voix sur 51.<br />
5. Ce troisième volet de la réforme des territoires voulue par le président Hollande confie de nouvelles<br />
compétences aux régions et redéfinit celles attribuées à chaque collectivité territoriale.<br />
6. Lors du référendum organisé le 6 juillet 2003, les Corses avaient rejeté la proposition du gouvernement<br />
de donner un statut institutionnel particulier à l’île et de créer une collectivité territoriale unique en<br />
supprimant les deux départements existants.
2.<br />
Le détonateur des municipales<br />
Si Gilles Simeoni est peu enclin à se précipiter dans l’arène d’une nouvelle<br />
élection, c’est donc parce que sa victoire, un an et demi auparavant, à la tête de la<br />
mairie de Bastia, l’a soudain propulsé sur le devant d’une scène qu’il ne regardait<br />
jusque-là que par la lucarne de quelques coups éclair. Notamment aux municipales<br />
de 2008 qui l’avaient imposé comme le leader de l’opposition bastiaise, aux<br />
territoriales de 2010 où la liste qu’il avait conduite avec Jean-Christophe Angelini<br />
avait pris la troisième position derrière le divers gauche Paul Giacobbi et l’UMP<br />
Camille de Rocca Serra, puis aux législatives de 2012 où il avait talonné, dans<br />
la première circonscription de Haute-Corse, le député de droite sortant, Sauveur<br />
Gandolfi-Scheit.<br />
Ce capital politique que les rendez-vous électoraux successifs commencent<br />
à faire fructifier, l’avocat qui, enfant, voulait devenir océanographe, ne l’avait pas<br />
anticipé. Pas même voulu. « J’avais construit ma vie autrement », admet-il, se<br />
bornant à un engagement personnel et militant jusqu’aux législatives de 2007 où<br />
il échoue dans la deuxième circonscription de Haute-Corse. Un échec qui sonne le<br />
clairon. « À partir de là, il y a eu un enchaînement et la politique a pris une place<br />
de plus en plus importante pour finalement prendre toute la place », date-t-il. Le<br />
goût de l’arène vient avec.<br />
« Bastia, c’est viscéral pour moi », scande également à l’envi l’élu devenu,<br />
le 5 avril 2014, le premier nationaliste aux commandes d’une grande ville dans<br />
l’île. Viscéral jusqu’à fermer la porte à l’échéance qui se profile en décembre 2015 ?<br />
Dans la bouche de Gilles Simeoni auquel la Corse délivre sa nationalité et Bastia<br />
son identité, les mots ne sont pas anodins.<br />
19
la conquête du pouvoir<br />
« Ma ville », glisse-t-il, avec une fierté aux accents presque enfantins. Une<br />
ville où il est né 1 , a grandi, a ses amis, ses potes de foot, de bringues (il y cède<br />
volontiers), une ville dont il connaît les moindres recoins, les moindres potins,<br />
quasiment le moindre habitant. Ici, il est d’abord Gilles, le patronyme vient ensuite.<br />
L’empreinte bastiaise est telle qu’elle nourrit nombre d’incertitudes face<br />
à une nouvelle candidature. « Il y a eu une réflexion, ne cache pas l’intéressé. La<br />
question de l’arbitrage s’est posée, rester maire de Bastia ou conduire une liste aux<br />
territoriales de 2015. Dès lors que je partais à l’élection, c’était pour gagner. Cette<br />
question, il fallait la trancher, c’était un préalable. »<br />
Le dilemme est là. Pour peu que Gilles Simeoni ne soit pas tête de liste,<br />
personne d’autre ne pourra le faire avec les mêmes chances de succès.<br />
Cela tient d’abord à la personnalité de l’homme qui sait gommer des<br />
défauts pourtant prégnants : un souci du perfectionnisme qui le mène souvent à<br />
une réflexion sine die – qu’il s’agisse de mettre un point final à un discours ou de<br />
prendre une décision – et condamne paradoxalement ce passionné de belles montres<br />
à une absence de ponctualité chronique. Un questionnement jusqu’au-boutiste<br />
qui horripile, y compris dans son cercle rapproché. Une difficulté pathologique<br />
à faire confiance et à déléguer. Un besoin permanent mais conflictuel d’être aimé<br />
autant que respecté. Une propension à vouloir tout faire et à être partout en même<br />
temps qui le rend parfois inopérant et laisse surtout le champ libre à d’autres sur<br />
l’échiquier politique.<br />
Pour se présenter sous son meilleur profil. Celui d’un homme ouvert,<br />
souriant, cultivé, brillant dans sa faconde, son envie de séduire intellectuellement,<br />
de plaire au sens plus large encore de l’adhésion qu’il aime susciter. Un mot, un clin<br />
d’œil derrière la prunelle bleue rieuse, une poignée de main, il sait immédiatement<br />
donner à son interlocuteur de la valeur. Il y a du Macron avant l’heure en lui et les<br />
parcours des deux hommes témoigneront d’ailleurs de nombre de points communs<br />
mais qui, contre toute attente, les éloigneront plus qu’ils ne les rapprocheront.<br />
À cela, il faut ajouter une facilité à émouvoir, à faire lever les foules, une<br />
empathie communicative qui lui viennent tout droit de sa profession d’avocat,<br />
son autre famille, au sein de laquelle il s’est fait un nom. Devenu maire de Bastia,<br />
ne pouvant concilier politique et prétoire à temps plein, il remisera sa robe noire,<br />
évoquant « un choix sans retour. Le métier tel que je l’ai exercé n’existe plus. »<br />
Autre qualité du Bastiais à l’allure athlétique, qui pratique la course en<br />
montagne et la boxe anglaise, l’endurance. Il peut se révéler increvable à la tâche.<br />
1. Le berceau des Simeoni reste le village de Lozzi dans la région du Niolu en Centre-Corse, sur la<br />
commune du même nom, la plus haute de Corse, à 1 050 m d’altitude, au pied du Monte Cintu.<br />
20
le détonateur des municipales<br />
« Quand on échange avec lui à 5 h 30 du matin, il est opérationnel, a plus d’une<br />
fois testé Jean Biancucci. C’est une machine de guerre. Son avantage, c’est qu’il<br />
est tout-terrain, il a une adaptabilité phénoménale. » Cette adaptabilité, Gilles<br />
Simeoni l’exige aussi de son staff. À son arrivée au pouvoir, en décembre 2015,<br />
lorsqu’il passera en mode insomniaque, nombre de ses collaborateurs y laisseront<br />
des plumes d’oreiller et un turn-over accéléré de leurs téléphones portables.<br />
Mais pour le moment, il sait que l’enjeu est de taille qui pourrait le<br />
convaincre de lâcher le viscéral pour les entrailles d’une autre gouvernance et se<br />
rêver un destin régional. En cas de victoire, il aurait toute légitimité à prétendre à la<br />
présidence du conseil exécutif de la collectivité territoriale, et à occuper le fauteuil<br />
après le vainqueur de 2010, Paul Giacobbi.<br />
Le dilemme, cependant, n’est pas qu’affectif. Il est également stratégique.<br />
Il n’existe aucune certitude qu’au sein du mouvement nationaliste les troupes<br />
soient prêtes. Les fissures qui n’ont jamais cessé de lézarder les rangs n’ont pas<br />
été colmatées. Même l’échappée belle de l’élection de 2010, après avoir un temps<br />
fédéré, n’a pas réussi, à terme, à cimenter une dynamique d’ensemble. Chacun<br />
étant reparti vers ses propres bases militantes remettre de l’huile dans les chefferies<br />
respectives.<br />
En outre, si la décision du FLNC annonçant sa sortie progressive de<br />
la clandestinité a envoyé un signal aux nationalistes, elle ne leur a pas donné le<br />
mode d’emploi. Or, chez les militants, la désorganisation des divers courants s’est<br />
amplifiée avec les municipales de 2014.<br />
À cette époque, Gilles Simeoni fait voler en éclats les principes<br />
nationalistes peu enclins à des mariages contre nature. À Bastia, il prend le risque,<br />
balaie les critiques, s’allie, et l’emporte au second tour avec un attelage associant<br />
aux nationalistes modérés des personnalités de gauche et de droite : la socialiste<br />
Emmanuelle de Gentili, le radical de gauche François Tatti et le divers droite<br />
Jean-Louis Milani.<br />
De son côté, à Porto-Vecchio, Jean-Christophe Angelini privilégie l’union<br />
avec les socialistes et les communistes, écartant l’alliance avec les indépendantistes<br />
de Corsica Libera, pour tenter de battre le maire de droite en place, Georges Mela.<br />
Dans les deux cas, Simeoni et Angelini se sont coupés de la branche dure<br />
du nationalisme qui refuse de condamner la violence. À une différence près. Si<br />
l’intuition de Simeoni lui fait jouer les bons chevaux, celle d’Angelini le précipite<br />
vers une défaite cuisante. Dans les rangs de Corsica Libera, militants et chefs de file<br />
auront du mal à digérer la pilule.<br />
Au sud toujours, à Ajaccio, autonomistes et indépendantistes font le<br />
pari de se retrouver sur une liste conduite par José Filippi – ancien directeur du<br />
21
la conquête du pouvoir<br />
Parc naturel de la Corse entre 1997 et 2007 et militant d’Inseme per a Corsica –<br />
mêlant diverses sensibilités, face au maire sortant Corse social-démocrate, Simon<br />
Renucci. Ce dernier doit également, fort d’une liste plurielle ouverte y compris à<br />
certains nationalistes, affronter le jeune député UMP, étoile montante de la droite<br />
insulaire, Laurent Marcangeli. Mais au second tour, la liste de José Filippi encaisse<br />
une défaite sans appel, tout comme le sortant qui échoue à décrocher un troisième<br />
mandat. Laurent Marcangeli – il a alors 33 ans – tire les marrons du feu. Il double<br />
son mandat en devenant maire d’Ajaccio, après avoir remporté la députation dans<br />
la première circonscription de la Corse-du-Sud, deux ans plus tôt.<br />
Une victoire confirmée avec le bis repetita des 25 janvier et 1 er février 2015,<br />
alors que l’on rejoue l’élection à la suite de l’annulation du scrutin par le tribunal<br />
administratif de Bastia, sur fond de soupçons de fraude 2 . Au premier tour, les<br />
modérés repartent seuls, s’inscrivant dans la démarche Femu a Corsica lancée en<br />
2010, puisque la liste d’union de la famille nationaliste n’a pas été validée par les<br />
électeurs en mars 2014. Sans convaincre davantage. Au second tour, ils refusent,<br />
contrairement aux indépendantistes, de rejoindre Simon Renucci. Les dés sont<br />
jetés. Laurent Marcangeli consolide sa mainmise électorale sur la ville avec 59,26 %<br />
des voix contre 40,74 % à son rival.<br />
Dans les milieux nationalistes, Ajaccio fait dès lors figure de « chat<br />
noir », selon l’expression d’un militant qui pointe du doigt la désorganisation du<br />
mouvement sur la ville et le manque de véritable leader.<br />
L’élection va laisser des traces. Et indirectement faire des vagues chez les<br />
chefs de file nationalistes, notamment entre Gilles Simeoni et Jean-Christophe<br />
Angelini. Jusqu’à la politique du presque cul-tourné.<br />
•••<br />
2. L’enquête sur les conditions dans lesquelles Laurent Marcangeli a été élu se poursuit actuellement à la<br />
suite de l’arrêt rendu le 13 décembre 2019 par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Bastia.
3.<br />
Une tentation consulaire<br />
La nuit hivernale est tombée depuis une heure. Calé devant son poste de<br />
télévision, chez lui, à Porto-Vecchio, Jean-Christophe Angelini regarde Cuntrastu<br />
(Contraste), l’émission politique de France 3 Corse ViaStella 1 . Le député-maire<br />
d’Ajaccio, Laurent Marcangeli, en est l’invité en ce 7 février 2015, une semaine après<br />
avoir enlevé la municipale partielle et à la veille de sa prise de fonction officielle.<br />
Soudain, le leader du PNC n’en croit pas ses oreilles. Sur l’écran, face à<br />
lui, le trentenaire muni de son sceptre de premier magistrat est en train de dire le<br />
plus grand bien de son homonyme bastiais, le nationaliste Gilles Simeoni. Laurent<br />
Marcangeli confie devant des milliers de téléspectateurs <strong>corses</strong>, qu’il a « des points de<br />
vue partagés avec le maire de Bastia », évoquant notamment « une connexion amicale<br />
et intellectuelle » avec ce dernier. Au point qu’il serait, glisse-t-il, enclin à envisager<br />
des rapprochements en vue des prochaines territoriales qui ont lieu en fin d’année.<br />
Cette nuit-là, Jean-Christophe Angelini dort en chien de fusil. Au matin, il appelle<br />
Gilles Simeoni. « Il faut que tu démentes les propos tenus par Marcangeli hier soir à<br />
Cuntrastu. »<br />
Gilles Simeoni, qui n’a jamais aimé qu’on lui dicte quoi que ce soit,<br />
n’apprécie pas. La suite des événements ne va qu’accentuer le malaise. Car si le<br />
maire de Bastia est absorbé par la gestion des affaires de la ville et sur le qui-vive<br />
face à une opposition montante au sein de la coalition qui lui a permis d’être élu,<br />
Jean-Christophe Angelini, lui, est très désœuvré.<br />
À 39 ans, le Porto-Vecchiais, visage avenant et regard acier, a trouvé sa<br />
place depuis une douzaine d’années dans le mouvement national dont il est devenu<br />
1. Lancée le 16 décembre 1982, c’est l’une des 24 antennes régionales de France Télévisions, avec un<br />
statut de direction territoriale.<br />
23
la conquête du pouvoir<br />
un personnage clé. Il ne la doit pas, contrairement à Gilles Simeoni, à des gènes<br />
familiaux. Chez les Angelini, les préoccupations militantes ne sont pas au cœur des<br />
conversations. Il n’empêche, l’adolescent s’engage très tôt dans le combat associatif<br />
pour défendre la langue et la culture <strong>corses</strong>. Mais le véritable point de départ se<br />
fera, à l’instar de beaucoup d’autres nationalistes, avec son entrée à l’université où il<br />
deviendra président de la Cunsulta di i studienti corsi (CSC, conseil des étudiants<br />
<strong>corses</strong>), un syndicat à la tête duquel il assoira sa personnalité tout en décrochant sur<br />
les bancs une maîtrise de droit public.<br />
Secrétaire national du PNC, Partitu di a nazione corsa, depuis sa création<br />
en 2002, conseiller territorial à l’assemblée de Corse depuis 2004, Jean-Christophe<br />
Angelini a, parmi les premiers, porté le débat sur le renoncement à la violence et<br />
la clandestinité. Jalousé autant que courtisé, le Porto-Vecchiais a une conscience<br />
aiguë du rôle qu’il peut jouer en politique et ne s’attarde que rarement – l’une de ses<br />
différences avec Gilles Simeoni – sur ce qu’on peut dire de lui.<br />
Lorsque le 30 juillet 2003, il n’a alors que 27 ans, c’est lui que choisit<br />
Nicolas Sarkozy pour une rencontre en tête-à-tête, il est la proie de railleries au<br />
sein de la famille nationaliste qui préférera voir dans cette rencontre un tremplin<br />
à des fins toutes personnelles. Mais les détracteurs d’Angelini ont déjà compris que<br />
rien n’arrêtera le « gamin » dans son désir de se construire une stature politique.<br />
D’homme. De chef surtout. C’est ce que deviendra Angelini. Un leader intransigeant<br />
et peu enclin à pardonner les trahisons derrière une façade d’homme policé au carnet<br />
d’adresses fourmillant, éclectique et éminemment stratégique.<br />
Entre lui et Gilles Simeoni, les rapports tiennent tantôt du chat et de la<br />
souris tantôt du chat et du chien. Chacun se sert de l’autre pour se faire valoir, tous<br />
deux s’irritent parfois de leur comportement respectif mais aucun des deux ne peut<br />
se passer de l’autre dans cette relation où prévaut le « Je ne t’aime plus, moi aussi. »<br />
Néanmoins, Gilles Simeoni sait qu’avec Angelini il a trouvé un compagnon de route<br />
à sa mesure sur le ring politique. Le Porto-Vecchiais est l’un des rares à pouvoir le<br />
décrypter et le prendre de vitesse.<br />
Désœuvré, Jean-Christophe Angelini s’ennuie dans cet hiver sans fin,<br />
période où l’île se cloisonne, se cloître et s’isole dans une léthargie partagée. Il a du<br />
temps qu’il va employer à chercher comment se remettre en selle après sa défaite<br />
aux municipales. Le calendrier va le servir. Ce sera la tentation consulaire.<br />
En mars 2015, des élections doivent désigner un nouveau président à<br />
la chambre de commerce et d’industrie de la Corse-du-Sud (CCI2A) implantée<br />
à Ajaccio. La tenante du titre, Nathalie Carlotti – la seule femme à ce jour à<br />
avoir occupé le fauteuil – qui avait pris son courage à deux mains pour succéder<br />
le 21 janvier 2013 au président Jacques Nacer assassiné dans son magasin du<br />
24
une tentation consulaire<br />
centre-ville ajaccien le 14 novembre 2012 2 , a démissionné un mois plus tôt au<br />
terme de deux années qui l’auront « épuisée », craque-t-elle sans pouvoir retenir<br />
ses larmes.<br />
La chambre qu’elle laisse en héritage est à son image, au bord du gouffre, le<br />
préfet de Corse, Christophe Mirmand, vient d’en rejeter le budget.<br />
Si la démission de la présidente fait grand bruit, elle ne surprend pas le<br />
nouveau directeur général, Alain Pasqualini, un grand gaillard athlétique qui a<br />
quitté quelques mois auparavant ses fonctions de directeur de la jeunesse et des<br />
sports pour accepter l’offre de Nathalie Carlotti.<br />
À son arrivée à la chambre, il a très vite perçu l’ampleur des dégâts.<br />
L’institution est à deux doigts d’être placée sous tutelle de l’État, enlisée dans<br />
une gestion financière catastrophique qui expliquera en partie la démission de la<br />
présidente. Une démission à laquelle le noyau affairiste, qui avait trouvé en Nathalie<br />
Carlotti – et bien malgré elle – un pion idéal pour garder la main sur les affaires<br />
de la chambre, ne pourra s’opposer. D’autant que la présidente a tout à gagner en<br />
mettant fin à ce mandat au cours duquel elle a dû affronter une double peur. Celle<br />
qu’elle a elle-même pu nourrir, le contexte n’aidant pas, pour sa vie. Mais surtout<br />
celle quotidiennement relayée par ses proches qui craignaient qu’elle soit à son tour<br />
prise pour cible.<br />
Pasqualini s’alarme tellement de la situation qu’inévitablement<br />
l’information finit par arriver aux oreilles de Jean-Christophe Angelini qui voit<br />
là une opportunité de refaire parler de lui. Rapidement des bruits circulent,<br />
rapportant que le Porto-Vecchiais a des vues sur la CCI du Sud alors qu’il n’y est<br />
pas lui-même élu. On le croise régulièrement dans les rues d’Ajaccio où il prend un<br />
pied-à-terre, laissant courir, un temps, la rumeur sur ses visées consulaires. Il finira<br />
par les démentir. Lui sait déjà qu’il a un autre coup à jouer. Bien plus intéressant.<br />
Deux scenarii se font d’abord jour pour remplacer Nathalie Carlotti.<br />
Soit faire rentrer par un biais ou un autre Jean-Christophe Angelini, ce qui paraît<br />
pour le moins compliqué. Ou placer à sa tête un militant bon teint, Antoine<br />
Mondoloni, qui démissionnerait de la CCI régionale chapeautant les deux chambres<br />
départementales dont il est le président depuis juillet 2013.<br />
Une troisième voie soutenue par Paul Leonetti, l’un des piliers à la carrure de<br />
colosse du mouvement Corsica Libera, se dessine : faire appel à l’Ajaccien Jean-André<br />
Miniconi, directeur général du groupe autos-motos éponyme au sein d’une société<br />
familiale créée en 1982 qui n’a cessé de se développer.<br />
2. Deux mois à peine après l’assassinat de l’avocat Antoine Sollacaro.<br />
25
la conquête du pouvoir<br />
Le presque quinquagénaire, expert-comptable de formation, nationaliste<br />
« militant pour l’avenir de la Corse et de ses enfants », ainsi qu’il se définit lui-même,<br />
mais ayant toujours refusé l’idée d’une adhésion qui l’étiquetterait 3 , est proche de<br />
Gilles Simeoni dont il a l’oreille notamment en tant que président régional de la<br />
CGPME 4 , la confédération générale des petites et moyennes entreprises. Vif tout en<br />
étant posé, conciliant mais sachant s’imposer, l’homme est féru d’économie, c’est un<br />
bon, son groupe emploie une bonne centaine de salariés et affiche un chiffre d’affaires<br />
annuel de plus de 50 M€. Il peut tenter de redresser la chambre exsangue.<br />
Après deux mois de tractations à la corse dans des bergeries, un accord est<br />
trouvé. Jean-Christophe Angelini aidera Miniconi à prendre la CCI2A. Mais s’il est<br />
élu, le nouveau président s’engage à ne pas se mêler de politique et à ne postuler<br />
à aucun mandat. En retour, si les nationalistes gagnent les élections territoriales<br />
de 2015, Jean-André Miniconi pèsera pour qu’Angelini obtienne le fauteuil qu’il<br />
convoite, celui de l’agence de développement économique de la Corse (Adec), dans<br />
le futur exécutif de la collectivité territoriale.<br />
Le deuxième accord secret interviendra quelques mois plus tard, en<br />
novembre 2015. Au cas où les nationalistes perdraient les territoriales, Jean-Christophe<br />
Angelini monterait sa liste en 2016 pour les futures élections de la CCI2A. Tandis<br />
que Jean-André Miniconi pourrait jouer un rôle dans la perspective d’une fusion avec<br />
le mouvement Inseme de Gilles Simeoni.<br />
Miniconi est élu président de la chambre de commerce de la Corse-du-Sud<br />
le 20 mars 2015. Dès son arrivée, il s’attelle à remettre de l’ordre.<br />
Il a un peu de temps devant lui, un an et huit mois de mandat à la suite du<br />
départ précipité de Nathalie Carlotti, avant qu’interviennent de nouvelles élections<br />
qui devraient le conforter dans son fauteuil de président pour quatre nouvelles<br />
années. Pense-t-il.<br />
•••<br />
3. Il finira par y céder « pour la forme », selon ses propres termes, en décembre 2018, à l’occasion de la<br />
création du parti de gouvernement Femu a Corsica voulu par Gilles Simeoni.<br />
4. L’organisation patronale changera de nom en janvier 2017 pour devenir la CPME, confédération des<br />
petites et moyennes entreprises.