Liège Museum n°10
Bulletin des musées de la Ville de Liège. A lire notamment : les vitraux à sujets religieux des ateliers Osterrath en Asie ; le site archéologique de Zhoukoudian (Chine) ; de nouvelles acquisitions pour le musée des Beaux-Arts...
Bulletin des musées de la Ville de Liège.
A lire notamment : les vitraux à sujets religieux des ateliers Osterrath en Asie ; le site archéologique de Zhoukoudian (Chine) ; de nouvelles acquisitions pour le musée des Beaux-Arts...
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<strong>Liège</strong>• museum<br />
bulletin des musées de la Ville de <strong>Liège</strong> n° 10 avril 2018<br />
Orient
Sommaire<br />
ERRATUM<br />
La paix de Fexhe<br />
bulletin des musées de la Ville de <strong>Liège</strong><br />
hors série n° 46 février 2017<br />
5. Les vitraux à sujets religieux des ateliers Osterrath en Asie<br />
De Tilff et <strong>Liège</strong> à Ceylan : le témoignage des archives<br />
13. Le site archéologique de Zhoukoudian (Chine)<br />
Un puzzle géant aux pièces éparses<br />
22. Le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />
Du musée colonial au musée national<br />
28. De nouvelles acquisitions pour le musée des Beaux-Arts<br />
Coup de rétroviseur sur les cinq premières années de collecte au musée des Beaux-Arts<br />
33. Les Tabatières chinoises en verre (« snuff bottles »)<br />
L'art du verre soufflé en flacon fait un tabac<br />
40. À propos de chinoiseries liégeoises<br />
Les sanguines de Paul-Joseph Delcloche du Cabinet des Estampes et des Dessins<br />
42. Le dandy d’Hankou<br />
Un bronze, souvenir de Chine<br />
46. Le xviii e siècle des chinoiseries à <strong>Liège</strong><br />
Quand l'Occident s'invente Orient<br />
52. Une route de la soie déroutante<br />
Quatorze lithographies invitant à un voyage intime et poétique<br />
Légende de la photo page 22 :<br />
« Envol »<br />
Fexhe-le-Haut-Clocher, rond-point de la<br />
« Campagnarde »<br />
Monument réalisé dans le cadre des commémorations<br />
des 700 ans de la paix de Fexhe par<br />
la sculptrice Véronique Roland.<br />
<strong>Liège</strong> •<br />
museum<br />
Bulletin des musées de la Ville de <strong>Liège</strong>.<br />
92, rue Féronstrée, be-4000 <strong>Liège</strong>.<br />
museum@liege.be<br />
Imprimé à 3000 exemplaires sur papier recyclé, sans chlore,<br />
par l’Imprimerie de la Ville de <strong>Liège</strong>.<br />
Photos : sauf mention contraire, Ville de <strong>Liège</strong><br />
Mise en page : Maria Gallo<br />
Relecture : Arnaud Thiry, Pauline Bovy<br />
<strong>Liège</strong>, avril 2018, n° 10<br />
En couverture :<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 7,3 - l 5,5 cm<br />
GC.VER.08a.1952.59662
L’exposition Les Royaumes de la mer – Archipel, présentée à la Boverie du 25 octobre<br />
2017 au 21 janvier 2018, dans le cadre du festival Europalia Indonesia, fut l’occasion,<br />
pour les scientifiques des musées de la Ville de <strong>Liège</strong>, de mettre en lumière quelques<br />
facettes de nos collections à l’aune de cet environnement extrêmement lointain qu’est<br />
le Sud-Est asiatique.<br />
À première vue, les civilisations sont<br />
hermétiques et irréductibles les unes aux<br />
autres : face aux civilisations autres que la<br />
nôtre, nous sommes désarçonnés, parce<br />
que leurs esthétiques sont différentes. Audelà<br />
des apparences, nous nous apercevons<br />
cependant qu’elles ne sont en définitive<br />
que diverses expressions d’une<br />
même réalité, parfois compliquées, il est<br />
vrai, par d’importantes variations dans le<br />
temps et dans l’espace.<br />
Il importe donc de battre en brèche nos<br />
préjugés et d’aller à la rencontre de l’autre.<br />
C’est précisément ce à quoi les scientifiques<br />
de nos musées se sont attelés,<br />
l’imagination débridée par l’évocation que<br />
le terme « Orient » suscite.<br />
Ce terme charrie en effet avec lui tout un<br />
imaginaire de rêveries et de fantasmes,<br />
plus ou moins irréels et idéalisés, voire<br />
distanciés de la réalité ; onirisme nourri à<br />
travers les siècles par des voyageurs et<br />
des écrivains qui, dans leurs écrits exotiques,<br />
ont fréquemment évoqué cet<br />
Orient transfiguré, aux effluves sensuelles.<br />
En effet, les musées liégeois, tout en étant le reflet de la riche et foisonnante histoire de<br />
notre métropole, se sont également, de tout temps, intéressés, à travers toutes les<br />
sections de leurs collections, aux diverses parties du monde, aussi éloignées soientelles,<br />
dans un esprit d’ouverture, de dialogue et d’échanges.<br />
Au fil des pages, vous découvrirez l’intérêt spécifique de la Ville de <strong>Liège</strong> pour le<br />
phénomène oriental ; engouement illustré par les liens étroits tissés, depuis des siècles,<br />
à travers des échanges culturels et artistiques particulièrement féconds, et dans un<br />
dialogue permanent entre les hommes et les œuvres avec, en l’occurrence, des pays<br />
tels que la Chine, l’Indonésie ou encore Ceylan (actuel Sri Lanka). Des contacts<br />
privilégiés qui ont été noués dans une influence mutuelle avec, en toile de fond, une<br />
histoire parfois complexe mais toujours fascinante.<br />
Par ailleurs, vous découvrirez aussi combien, entre objets exposés de manière<br />
permanente et expositions spécifiques, nos musées sont empreints d’une vie<br />
débordante et font preuve d’un dynamisme constant, où tout est en perpétuel<br />
mouvement.<br />
Bonne lecture !<br />
L'Échevin de la Culture<br />
C’est à ces voyages passionnants que<br />
nous vous convions ici.<br />
Jean-Marc Gay,<br />
Directeur des musées de la Ville de <strong>Liège</strong>
1<br />
Fig. 1. Feuillet publicitaire des Ateliers de peinture sur verre<br />
Osterrath, 1931. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art<br />
religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath.<br />
avril 2018<br />
4
Philippe Joris<br />
Ancien Conservateur du département<br />
d'Art religieux et d'Art mosan, Grand Curtius<br />
Les vitraux à sujets religieux<br />
des ateliers Osterrath en Asie<br />
De Tilff et <strong>Liège</strong> à Ceylan : le témoignage des archives<br />
Les ateliers de peinture sur verre<br />
Osterrath<br />
De 1872 à 1930 environ, cet atelier<br />
compte parmi les plus importants représentants<br />
de la production de vitraux religieux<br />
- et civils dans une moindre mesure<br />
- en Belgique. Ses archives sont conservées<br />
au département d’Art religieux et<br />
d’Art mosan du Grand Curtius 1 .<br />
L’atelier a été fondé par Joseph Osterrath<br />
senior (1845 - 1898). Sur les<br />
conseils d’August Reichensperger, le<br />
jeune Joseph, qui faisait montre de dispositions<br />
pour les arts, vint à Gand pour<br />
suivre l’enseignement de Jean-Baptiste<br />
Béthune, un des pionniers et thuriféraires<br />
du mouvement néogothique de stricte<br />
observance en Belgique.<br />
De retour en Allemagne après sa formation,<br />
Joseph Osterrath établit son atelier<br />
personnel à Xanten. En 1872, la situation<br />
en Allemagne le contraint à l’exil ; il s’établit<br />
à Tilff où son activité prospère rapidement.<br />
En 1898, son fils Adrien Marie Joseph<br />
(1878 - 1958) prend la relève et conserve<br />
le patronyme originel de la firme afin de<br />
marquer la continuité. On suppose que<br />
Joseph junior a reçu sa formation dans<br />
l’atelier paternel. De plus en plus prospère,<br />
l’atelier développe alors une activité<br />
internationale dont ses brochures publicitaires<br />
font état (figure 1).<br />
En 1922, Joseph Osterrath s’associe<br />
avec un maître verrier de la région de<br />
Verviers, André Biolley (1887 - 1957).<br />
Cette association se conjugue avec un<br />
déménagement des ateliers à <strong>Liège</strong>, rue<br />
de l’Évêché, 4. L’activité se poursuit<br />
jusqu’en 1966 sous la direction de Guy<br />
Huyttens de Terbecq.<br />
Le fonds d’archives<br />
Ce fonds comporte plus d’un millier de<br />
projets, études, esquisses, numérotés et<br />
classés selon le lieu de destination des<br />
verrières et auxquels correspondent des<br />
dossiers semblablement numérotés comprenant<br />
la correspondance avec les commanditaires<br />
ou leurs relais, des bordereaux<br />
d’expédition, des commandes, etc.<br />
Les projets sont réalisés au crayon ou à la<br />
plume, à la gouache ou à l’aquarelle sur<br />
du papier fort ou du papier calque ; l’état<br />
d’achèvement est fort variable, de la<br />
simple esquisse au patron au petit pied<br />
(projet à l’échelle). Tous les dossiers ne<br />
sont pas complets, loin de là. Les archives<br />
comprennent aussi des modèles iconographiques<br />
sous les formes les plus variées.<br />
Peu de documents concernent les<br />
débuts de l’atelier à Tilff. Les cartons à<br />
l’échelle ne sont pas conservés.<br />
Sur le plan iconographique, Joseph junior<br />
perpétue dans ses projets à caractère religieux<br />
le néogothique hérité de son père.<br />
Mais la perte de vitesse des idées ultramontaines<br />
et l’évolution artistique vont<br />
l’obliger à s’adapter à de nouveaux canons<br />
et de nouveaux sujets, tout en cultivant<br />
la nostalgie des « bons vieux styles ».<br />
avril 2018<br />
5
Les travaux pour l’Asie<br />
Ceux-ci couvrent la période 1913 - 1965<br />
et se concentrent sur diverses localités de<br />
Ceylan (aujourd'hui Sri Lanka, alors colonie<br />
britannique), à quoi s’ajoute une unique<br />
commande pour le Japon en 1965. Il<br />
s’agit exclusivement de travaux à caractère<br />
religieux à destination de missions et<br />
d’églises ou chapelles de congrégations<br />
religieuses. Réaliser des verrières pour<br />
ces lointaines contrées ne va pas sans<br />
poser quelques problèmes récurrents<br />
dont la correspondance fait état. Les<br />
communications avec les commanditaires<br />
prennent du temps. Il faut tenir compte du<br />
climat, qui affecte la santé des Européens<br />
mais également la conservation des vitraux<br />
; ainsi, les supports de fer utilisés en<br />
Europe ne résistent-ils pas au climat<br />
chaud et humide. On doit alors les remplacer<br />
par des supports de bronze ou de<br />
laiton. Le transport se révèle souvent une<br />
entreprise à hauts risques : il n’est pas rare<br />
que les verrières arrivent endommagées,<br />
plus ou moins gravement. Et dans la mesure<br />
où une assurance couvrant les dégâts<br />
portés aux œuvres s'avère très coûteuse,<br />
le client malheureux, qui n'en<br />
souscrit généralement pas, n'a d'autre<br />
choix que d'essayer de les réparer à ses<br />
frais, et bien souvent avec des moyens de<br />
fortune, ou alors de commander des parties<br />
de verrière de remplacement qu'il lui<br />
faut payer, les ateliers n'offrant aucune<br />
garantie en la matière. Un emballage insuffisant<br />
ou inadéquat est généralement la<br />
source du problème. En outre, épidémies<br />
et manque de moyens ralentissent le<br />
rythme des commandes voire les annulent.<br />
Bien que ce point ne soit pas toujours<br />
clairement précisé, la mise en place<br />
des vitraux est confiée à la main-d’œuvre<br />
locale, éventuellement guidée par une<br />
personne-relais de l’atelier se trouvant sur<br />
place. Naturellement, les courriers portent<br />
aussi sur les sujets à représenter et le<br />
style des figures.<br />
Pourquoi une telle concentration de commandes<br />
en provenance de Ceylan ?<br />
L’étude de la correspondance montre que<br />
les commanditaires se connaissent, se<br />
rencontrent et les nouveaux vitraux admirés<br />
chez les uns suscitent des envies<br />
chez les autres. Par ailleurs, certains noms<br />
reviennent dans les divers courriers,<br />
comme celui du père Delwaide, beaufrère<br />
d’Osterrath, ou celui du père<br />
Beernaert, qui tous deux ont joué un rôle<br />
évident de promotion de l’atelier. Biolley<br />
lui-même indique que le frère de son père<br />
est dominicain ; les relais au sein de<br />
l’Église sont clairs. Les commanditaires<br />
sont d’origine belge, certains font état de<br />
visites au maître-verrier et la renommée<br />
d’Osterrath ne leur a pas échappé.<br />
Quelques cas :<br />
Matara (dossier 453)<br />
La correspondance couvre la période<br />
1913 - 1928 et concerne la confection de<br />
nouveaux vitraux pour les missions des<br />
pères jésuites 2 . Dans ce dossier comme<br />
dans les autres, la plupart des documents<br />
concernent des questions purement pratiques.<br />
En octobre 1913, la liste des sujets<br />
à représenter dans l’église des jésuites est<br />
arrêtée, ainsi que l’identité des donateurs<br />
devant figurer sur les verrières. Le saint<br />
Joseph cependant ne plaît guère au père<br />
Louis Beernaert : « ... je n’aime pas votre<br />
saint Joseph dont le geste est un peu trop<br />
anguleux – à mon humble avis – et dont la<br />
figure rappelle trop les images des<br />
Desclée que je n’aime pas du tout » 3 .<br />
Du côté d’Osterrath, c’est la figure de saint<br />
Emmanuel qui pose problème : « Les<br />
Bollandistes me renseignent un martyr<br />
cochinchinois, prêtre, mais ne donnent<br />
aucun détail. S’il s’agit effectivement d’un<br />
prêtre cochinchinois, faites le plaisir de me<br />
procurer un type de physionomie que je<br />
puisse reproduire dans les traits de ce<br />
saint (dois-je lui mettre barbe et moustache,<br />
un teint jaune ? Et pour le costume<br />
? Porte-t-on les mêmes costumes<br />
liturgiques que nous en Cochinchine ?<br />
Comment ce saint fut-il martyrisé ? Était-il<br />
jeune ou vieux ? Pourriez-vous m’envoyer<br />
une image ? » ) 4 . Les vitraux arrivent à<br />
Matara le 12 juin 1914 (figure 2).<br />
Une nouvelle commande se profile en<br />
1927 pour l’église Sainte-Marie de Hambantote.<br />
Les verrières de la nouvelle église<br />
doivent représenter sainte Agnès, saint<br />
Christophe, saint Joseph et saint Louis 5 .<br />
Les vitraux sont expédiés le 20 novembre<br />
1928.<br />
avril 2018<br />
6
2<br />
Fig. 2. Joseph Osterrath, projet pour les vitraux de l’église des Jésuites à<br />
Matara, 30 juillet 1913. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art religieux et<br />
d’Art mosan, fonds Osterrath, dossier 453.<br />
avril 2018<br />
7
Galle, Couvent du Sacré-Cœur<br />
(dossier 311)<br />
Ce dossier réunit deux commandes qui<br />
semblent étrangères l’une de l’autre. En<br />
1920, un certain Houbaer de Seraing se<br />
renseigne auprès d’Osterrath (Biolley sera<br />
le correspondant, Osterrath étant en<br />
voyage) pour un ami missionnaire « aux<br />
Indes », le père Dohet à Gomoh, pour la<br />
fourniture de vitraux en losange en verre<br />
cathédrale 6 . La commande est passée le<br />
23 octobre 1920. Les verres, emballés<br />
dans de la sciure, arrivent à Ceylan en juillet<br />
1922, en grande partie brisés.<br />
En 1920 toujours, le père Beernaert, du<br />
Collège Sainte-Barbe à Gand, fait état de<br />
la construction d’une chapelle au Couvent<br />
du Sacré-Cœur de Galle ; on l’a prié de<br />
confier le travail à Osterrath 7 .<br />
Il s’agit de réaliser vingt-quatre vitraux pour<br />
les fenêtres de la nef et cinq autres. Les<br />
sujets retenus se dévoilent au fil de la correspondance<br />
et sont : Ecce Homo ;<br />
Notre-Dame de Lourdes ; saint Pierre ;<br />
saint François-Xavier ; saint Augustin ;<br />
saint Sébastien ; saint Stanislas ; sainte<br />
Thérèse ; sainte Agnès ; sainte Philomène<br />
; sainte Ghislaine ; le bienheure<br />
Père de la Colombières ; la Vierge de Douleurs<br />
; sainte Anne ; saint Paul ; saint François<br />
d’Assises ; saint Benoît ; saint Antoine<br />
; saint Jean Berchmans ; sainte<br />
Gertrude ; saint Eugène ; sainte Claire ; le<br />
chanoine Triest ; sainte Thérèse de l’Enfant<br />
Jésus 8 .<br />
En septembre, les sujets des 4 vitraux du<br />
chœur sont définis : l’Agonie, Marie-<br />
Madeleine au pied de la croix, le Bon Pasteur,<br />
le Sacré-Cœur-du-Christ-Roi « avec<br />
sceptre à la main ». Des images pouvant<br />
servir de modèles sont envoyées aux ateliers<br />
et il est demandé à l’artiste de soigner<br />
particulièrement l’expression des visages<br />
dans les vitraux du chœur et dans le grand<br />
vitrail qui doit montrer le Sacré-Cœur-du<br />
Christ-Roi. « J’ai promis un chef d’œuvre ! »<br />
écrit le père Beernaert le 5 septembre. En<br />
octobre, la Supérieure générale des<br />
Sœurs de la Charité de Gand intervient<br />
pour ordonner le remplacement du vitrail<br />
du Sacré-Cœur-du-Christ-Roi avec<br />
sceptre et demander un vitrail représentant<br />
saint Eugène. On débat aussi de la<br />
question de savoir si des personnes non<br />
3 4<br />
canonisées peuvent être représentées 9 .<br />
Les vitraux sont expédiés le 13 juillet<br />
1921 ; entre-temps, le père Beernaert est<br />
rentré à Ceylan et Osterrath compte sur<br />
l’expérience qu’il a acquise à Matara pour<br />
prodiguer des conseils lors de la pose des<br />
vitraux. Plusieurs vitraux arrivent endommagés<br />
en septembre 1921 ; les religieuses<br />
effectueront les petites réparations<br />
avec « du mica et du Baume de<br />
Canada » 10 . Le coût élevé de l’opération<br />
oblige les sœurs à renoncer momentanément<br />
aux grisailles qu’elles avaient en vue.<br />
Cette commande interviendra à l’été<br />
1929.<br />
En septembre 1928, le couvent passe<br />
une nouvelle commande : quatre vitraux<br />
représentant les évangélistes (figure 3),<br />
dont le style gothique doit correspondre<br />
aux travaux antérieurs 11 . La manière y est<br />
en effet des plus traditionnelles.<br />
L’année suivante, une certaine Mme Van<br />
Parys d’Anvers décide de faire don au<br />
couvent d’un vitrail représentant saint<br />
Pie X, dont elle demande une copie pour<br />
elle-même 12 . D’autres verrières aux sujets<br />
non précisés avaient aussi fait l’objet de<br />
démarches. Encore une fois, au déballage,<br />
en mars 1931, on constate des<br />
manques et de la casse. Par ailleurs, les<br />
religieuses regrettent que le fond du vitrail<br />
de Pie X soit rouge et non bleu comme<br />
souhaité.<br />
Un dernier contact a lieu en avril 1934 : les<br />
religieuses demandent une remise de prix<br />
pour une verrière représentant saint<br />
François-Xavier baptisant une jeune indienne<br />
(figure 4) ; ce vitrail est souhaité par<br />
le curé de la paroisse où les sœurs<br />
passent habituellement leurs vacances 13 .<br />
La commande ne se concrétisera pas : le<br />
curé quitte l’endroit car il ne supporte pas<br />
le climat des montagnes et, de plus, l’argent<br />
fait défaut 14 .<br />
Ganegama (dossier 554)<br />
Il s’agit ici de fabriquer de nouveaux vitraux<br />
pour l’église Saint-Antoine. Le correspondant<br />
d’Osterrath est le père Sentroul de<br />
Verviers, qui demande en mai 1927 que<br />
figure au nombre des représentations le<br />
bienheureux Campion, martyr anglais.<br />
Cette requête plonge Osterrath dans la<br />
perplexité : il ne connaît rien de ce personnage,<br />
et sollicite des détails iconographiques,<br />
ainsi que, si possible, une<br />
image 15 .<br />
Un croquis sommaire indique qu’Osterrath<br />
envisageait de faire figurer dans la partie<br />
supérieure des baies « des traits de la vie<br />
de saint Antoine ou des saints de la C ie »,<br />
tels saint Ignace et saint Jean Berchmans<br />
(figure 5). Sont exclus saint François-Xavier<br />
et saint Louis, « qui auront leur statue » 16 .<br />
avril 2018<br />
8
5<br />
Balangoda (dossier 76)<br />
Le 8 octobre 1929, Joseph Osterrath écrit<br />
au père Stache, jésuite de la Catholic<br />
Church de Balangoda, et fait état de l’intercession<br />
de Théodore Gobert et de son<br />
beau-frère Paul Delwaide. Le père Stache<br />
passe commande pour deux vitraux le<br />
21 février 1930 : doivent y figurer saint<br />
Albert de Sicile (dont il envoie une image,<br />
figure 6) et saint Nicolas. Les vitraux arrivent<br />
au début de l'année 1931, à la satisfaction<br />
générale. D’autres projets non documentés<br />
sont conservés (figure 7).<br />
Kegalle (dossier 512)<br />
Le 7 mars 1932, mère Tiburce, Supérieure<br />
du Couvent de Saint-Joseph de<br />
Kegalle, commande des vitraux pour la<br />
nouvelle chapelle. Les sujets sont : l’apparition<br />
du Christ à Marguerite-Marie,<br />
l’Agonie, le Christ-Roi, le Bon Pasteur. Il<br />
est précisé que les trois premiers sujets<br />
doivent correspondre à ceux de<br />
Ratnapura, le Bon Pasteur devant être<br />
semblable à celui de Galle 17 . Les vitraux<br />
arrivent le 16 août 1932.<br />
Nouveau contact en 1934 : le 11 juin, Le<br />
père Spillebout, jésuite de la Catholic<br />
Church de Kegalle, indique qu’il a reçu les<br />
coordonnées de l’atelier par le père Paul<br />
Delwaide. Le souhait du jésuite est de garnir<br />
seize fenêtres avec les quatorze stations<br />
du Chemin de croix, auxquelles<br />
s’ajouteraient la Nativité et la Résurrection.<br />
Dans sa réponse, Osterrath déconseille le<br />
Chemin de croix en vitraux et propose de<br />
le réaliser en opus sectile, une mosaïque<br />
de verre non transparente, qui a donné<br />
satisfaction aux dominicains de <strong>Liège</strong>. Le<br />
28 juillet, le père Spillebout indique qu’il<br />
6<br />
Fig. 3. Joseph Osterrath, saint Jean et saint Marc. Projet<br />
pour des vitraux du Couvent du Sacré-Cœur à Galle, 28<br />
octobre 1928. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art<br />
religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath, dossier 311.<br />
Fig. 4. [Joseph Osterrath], saint François Xavier baptisant<br />
une jeune indienne, 1934. Projet de vitrail. <strong>Liège</strong>, Grand<br />
Curtius, département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds<br />
Osterrath, dossier 311.<br />
Fig. 5. Joseph Osterrath, saint Ignace et saint Jean<br />
Berchmans. Projet de vitrail pour l’église Saint-Antoine<br />
à Ganegama, 4 mai 1927. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius,<br />
département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds<br />
Osterrath, dossier 554.<br />
Fig. 6. Image pieuse de saint Albert de Sicile.<br />
<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art religieux et d’Art<br />
mosan, fonds Osterrath, dossier 76.<br />
Fig. 7. Joseph Osterrath, projet pour l’église de<br />
Balangoda, vers 1930. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius,<br />
département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds<br />
Osterrath, dossier 76.<br />
7<br />
avril 2018<br />
9
attend l’argent des donateurs et qu’il va<br />
tâcher de les faire changer d’avis sur les<br />
sujets des vitraux. Le 3 février 1934, le<br />
père Bastenier, successeur du père Spillebout,<br />
écrit à Osterrath qu’une terrible<br />
épidémie de malaria, qui désorganise<br />
tout, oblige à différer la commande des<br />
vitraux. Il n’y aura pas de suite.<br />
Nawalapitiya (dossier 530)<br />
demande les douze étoiles, si, comme l’a<br />
présenté le projet, il y a un croissant sous<br />
les pieds. Les lys devraient former un motif<br />
plus apparent ; ... » 19 . Osterrath en a<br />
laissé plusieurs projets, dans une manière<br />
plus moderne (figures 8 et 9).<br />
Les vitraux arrivent sur place le 13 avril<br />
1934, sans casse.<br />
Japon (dossier 1417)<br />
Le 12 juin 1936, le père Van Austen écrit<br />
de Deniyaya à Joseph Osterrath et annonce<br />
qu’il est « enfin parvenu à lui décocher<br />
(sic) une bonne commande », dont le<br />
budget est cependant limité. Des plans<br />
sont joints et les souhaits du père Hugo<br />
Lima, un bénédictin, curé de Nawalapitiya,<br />
détaillés 18 .<br />
Le 3 novembre 1936, le père Vossen, jésuite<br />
du Séminaire de Kandy, écrit au père<br />
Lima, pour lui proposer une série de modifications<br />
à apporter au vitrail de l’Immaculée<br />
Conception, sujet de la commande :<br />
« la figure, de style moderne, est trop allongée<br />
pour les goûts du pays ; je veux<br />
dire, non la face, mais tout le personnage.<br />
D’ailleurs, l’autel cacherait le bas du vitrail<br />
et les pieds de la Vierge, si l’image s’étend<br />
si bas. Le manteau de la Sainte-Vierge ne<br />
doit pas être rouge, mais bleu ; endroit et<br />
revers peuvent être en tons divers séparés<br />
par un parement ou une bordure dans<br />
laquelle des couleurs seraient introduites<br />
avec discrétion. Le bas du vitrail est trop<br />
déjeté et dépecé : le globe doit donner un<br />
support plus solide à l’apparition ; [...] Le<br />
fond sur lequel se détache l’apparition,<br />
bien que très beau en soi, devrait servir à<br />
faire mieux ressortir l’apparition qui dans<br />
l’idée du client doit être toute en lumière,<br />
drapée de blanc et de bleu ; le nimbe<br />
Ce dossier est fort laconique et lacunaire,<br />
mais il contient une amusante notation.<br />
Un certain Halflants de Sclessin se dit sollicité<br />
par un ami japonais désireux d’installer<br />
dans une église de son pays « un vitrail<br />
octogonal en cinq couleurs représentant<br />
la Vierge à l’Enfant », les vitraux fabriqués<br />
au Japon se révélant peu résistants 20 . Les<br />
nervures peuvent être en plomb ou en<br />
béton. L’autre courrier conservé, adressé<br />
à Halflants, fait état d’un projet où « la figure<br />
de la Sainte-Mère [...] est horrible<br />
pour des Japonais : ils diront que c’est<br />
une face de Chinois et avec les yeux<br />
obliques, elle semble très en colère. » 21 La<br />
lettre fait référence à un autre projet où les<br />
figures avaient été réalisées par « le meilleur<br />
artiste du Japon ». Un seul dessin est<br />
conservé (figure 10).<br />
Par un singulier retour des choses, grâce<br />
notamment au mécénat de l’abbé Michel<br />
Teheux et de sa soeur Marie-Bernadette,<br />
la Cathédrale de <strong>Liège</strong> montre depuis<br />
septembre 2013 dans les chapelles<br />
Saint-Lambert et Saint-Joseph cinq vitraux<br />
réalisés par l’artiste d’origine coréenne<br />
Kim En Joong 22 . Cathédrale où les<br />
ateliers Osterrath sont intervenus à plusieurs<br />
reprises. La boucle est bouclée.<br />
8<br />
9<br />
avril 2018<br />
10
10<br />
1. Nous renvoyons une fois pour toutes à : Régine RÉMON, Het<br />
glazeniersatelier Osterrath, dans J. VAN CLEVEN (dir.),<br />
Neogotiek in Belgïe, Tielt, 1994, p. 209-213 ; Séverine<br />
LAGNEAUX et Martin PIROTTE, Les ateliers Osterrath et leur<br />
production de vitraux d’art religieux, dans Art, technique et<br />
science : la création du vitrail de 1830 à 1930, <strong>Liège</strong>, 2000,<br />
p. 117-127 (Dossier de la Commission royale des<br />
Monuments, Sites et Fouilles, 7) ; Isabelle LECOCQ, Les<br />
créations de l’atelier Osterrath de l’entre-deux-guerres aux<br />
années soixante : des vitraux à joints de plomb aux<br />
compositions en dalles de verre à joints de béton, dans<br />
Bulletin de la Commission royale des Monuments, Sites et<br />
Fouilles, t. 26, <strong>Liège</strong>, 2014, p. 131-146.<br />
Nous tenons à remercier Mme Isabelle Lecocq, Chef de travaux<br />
à l’Institut royal du Patrimoine artistique, pour l’aide précieuse<br />
qu’elle nous a apportée dans l’élaboration de cette<br />
recherche.<br />
2. Dans un courrier du 15 décembre 1913, le père Beernaert<br />
écrit à Joseph Osterrath qu’il est heureux d’apprendre<br />
qu’André Biolley est désormais son collaborateur : les deux<br />
hommes sont donc clairement associés avant 1922<br />
3. Dossier 453, lettre de Louis Beernaert en date du 21 octobre<br />
1913<br />
4. Ibidem, lettre du 23 novembre 1913<br />
5. Ibidem, lettre du père Wickremesinghe, 17 novembre 1927<br />
6. Dossier 311, lettre du 11 juillet 1920<br />
7. Ibidem, lettre du 15 juin 1920<br />
8. Ibidem, feuillet non signé, non daté<br />
9. Ibidem, lettre du 25 août 1920<br />
10. Ibidem, lettre du 17 septembre 1921<br />
11. Ibidem, lettre du 26 septembre 1928<br />
12. Ibidem, lettre du 4 octobre 1930<br />
13. Ibidem, lettre du 24 avril 1934<br />
14. Ibidem, lettre du 18 juin 1934<br />
15. Dossier 554, lettre du 19 mai 1927 adressée au père<br />
Sentroul<br />
16. Ibidem, feuillet non signé, non daté<br />
17. Dossier 512, lettre d’Osterrath en date du 3 avril 1932<br />
18. Dossier 530, lettre du 12 juin 1936<br />
19. Ibidem, lettre de Vossem au père Lima, 3 novembre 1936<br />
20. Dossier 1417, lettre du 5 juillet 1965<br />
21. Ibidem, lettre du 5 septembre 1965 ; l’auteur de courrier est<br />
inconnu.<br />
22. Isabelle LECOCQ (dir.), Les vitraux de la Cathédrale Saint-<br />
Paul à <strong>Liège</strong> : six siècles de création et de restauration,<br />
<strong>Liège</strong>-Turnhout, 2016, p. 169–171<br />
Fig. 8. : Joseph Osterrath, L’Immaculée Conception. Projet de vitrail pour Nawalapitiya, 1936. <strong>Liège</strong>,<br />
Grand Curtius, département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath, dossier 530.<br />
Fig. 9. : Joseph Osterrath, L’Immaculée Conception. Projet de vitrail pour Nawalapitiya, 1936. <strong>Liège</strong>,<br />
Grand Curtius, département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath, dossier 530.<br />
Fig. 10. : [Ateliers Osterrath], Vierge à l’Enfant, projet pour le Japon, ca 1965.<br />
<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath,<br />
dossier 1417.<br />
avril 2018<br />
11
1<br />
2<br />
avril 2018<br />
12
Jean-Luc Schütz<br />
Conservateur du département d’Archéologie<br />
Grand Curtius<br />
Emma Servonnet<br />
Stagiaire en muséologie (Université de Montréal)<br />
Le site archéologique de Zhoukoudian (Chine)<br />
Un puzzle géant aux pièces éparses<br />
Introduction<br />
Le site de Zhoukoudian (anciennement transcrit Choukoutien), situé à environ cinquante<br />
kilomètres au sud-ouest de Pékin, est inscrit depuis décembre 1987 sur la Liste<br />
du patrimoine mondial de l’Unesco, sous le n° d’ordre 449. L’aire classée, qui couvre<br />
une superficie de 480 hectares, est entourée d’une zone tampon de 888 hectares 1 .<br />
Elle a jusqu’à présent livré vingt-sept sites paléontologiques, désignés par le terme<br />
« localité », répartis autour des collines calcaires de Longgushan, de Chikushan et de<br />
Taiping.<br />
Dans cet article, nous nous limiterons essentiellement à évoquer la localité 1, plus<br />
connue sous l’appellation de « Site de l’homme de Pékin », qui a livré une séquence<br />
stratigraphique épaisse de 40 mètres comportant 13 couches archéologiques<br />
(fig. 1 et 2).<br />
Le département d’archéologie du Grand Curtius conserve, dans ses collections, 27<br />
artefacts en pierre - quartzite et calcaire silicifié - issus des fouilles anciennes de ce<br />
gisement exceptionnel. L’histoire peu connue de ce dépôt nous a été révélée récemment,<br />
après consultation d’archives conservées au Préhistomuseum de Ramioul (cf.<br />
infra).<br />
Historique des découvertes<br />
Les fouilles menées en 1921 et 1923 à la localité 1, par le paléontologue autrichien<br />
Otto Zdansky (1894-1988), de l’Université suédoise d’Uppsala, ont permis la découverte<br />
de trois dents humaines fossiles : une molaire supérieure droite, une prémolaire<br />
inférieure gauche et une prémolaire inférieure droite (fig. 3 a, b, c), la troisième dent n’ayant<br />
été découverte par O. Zdansky qu’au début des années 1950 parmi les fossiles envoyés<br />
en Suède dans les années 1920 2 .<br />
Fig. 1 : vue de l’entrée de la grotte « Pigeon hall »<br />
(localité 1).<br />
Fig. 2 : vue de la coupe stratigraphique de la localité<br />
1 (couches 4 à 10).<br />
Fig. 3 : les quatre dents de l’Homme de Pékin<br />
conservées à Uppsala en Suède. Photographie du<br />
Musée de l’Évolution de l’Université d’Uppsala.<br />
3<br />
avril 2018<br />
13
4<br />
Suite à ces découvertes, un projet de<br />
fouille de grande envergure, financé par la<br />
fondation Rockefeller, vit le jour en 1927,<br />
dirigé par le paléoanthropologue canadien<br />
Davidson Black (1884-1934) qui enseignait<br />
l’anatomie au Collège de l’Union<br />
médicale de Pékin. Le père jésuite français<br />
Pierre Teilhard de Chardin (1881-<br />
1955) rejoignit l’équipe de recherche en<br />
tant que géologue, chargé du cadre biostratigraphique<br />
du gisement 3 .<br />
Le 16 octobre 1927, six mois après le<br />
début des fouilles, une molaire humaine<br />
inférieure gauche fut découverte par le<br />
paléontologue suédois Birger Bohlin<br />
(1898-1990) qui avait succédé à<br />
O. Zdansky. D. Black l’attribua à une nouvelle<br />
espèce humaine fossile : le<br />
Sinanthropus Pekinensis ou Sinanthrope<br />
rattaché aujourd’hui à la sous-espèce<br />
Homo erectus Pekinensis.<br />
Le 2 décembre 1929, le paléontologue<br />
chinois Wenzhong (Wen Chung) Pei<br />
(1904-1982), responsable des fouilles,<br />
découvrit à la base du gisement (couche<br />
10, Locus E) une calotte crânienne d’un<br />
homo erectus juvénile, en bon état de<br />
conservation (crâne n° III). Cette découverte<br />
retentissante conféra à ce site sa<br />
notoriété internationale.<br />
L’anatomiste et paléoanthropologue allemand<br />
Franz Weidenreich (1873-1948),<br />
professeur invité à l’Université américaine<br />
de Chicago en 1934, fut nommé directeur<br />
du Laboratoire de Recherches du<br />
Cénozoïque à Pékin en 1935, poste vacant<br />
suite au décès inopiné de D. Black<br />
en mars 1934.<br />
L’intermède européen de W. Pei<br />
En juillet 1935, Pei fut envoyé en Europe<br />
par le directeur du Service Géologique de<br />
Chine pour perfectionner ses études en<br />
Préhistoire et en Géologie quaternaire 4 .<br />
D’octobre 1935 à juillet 1936 5 , il va suivre<br />
à l’Institut de Paléontologie Humaine de<br />
Paris, les cours de l’abbé Breuil (1877-<br />
1961), une des grandes figures de la<br />
Préhistoire en France. Leur première rencontre<br />
remonte à 1931, année où Breuil<br />
visita pour la première fois le site de<br />
Zhoukoudian.<br />
En avril 1936, Pei et Breuil participèrent à<br />
des fouilles menées sur le site néandertalien<br />
de Saccopastore, dans la banlieue de<br />
Rome (fig. 4). La même année, Pei présenta<br />
à la Faculté des Sciences de Paris,<br />
une thèse de doctorat intitulée « Le rôle<br />
des phénomènes naturels dans l’éclatement<br />
et le façonnement des roches dures<br />
utilisées par l’Homme préhistorique »,<br />
thèse qui fut publiée en 1937 dans la<br />
Revue de Géographie physique et de<br />
Géologie dynamique.<br />
Fig. 4 : les paléontologues Alberto Carlo Blanc et<br />
Wenzhong Pei lors des fouilles de Saccopastore<br />
(Rome), en avril 1936. © Istituto Italiano di<br />
Paleontologia Umana.<br />
Fig. 5 : la reconstitution d’un crâne de Sinanthrope<br />
par Weidenreich et Swan (à gauche) confrontée à<br />
celle de Tattersall et Sawyer (à droite). © Gary Sawyer<br />
et Ian Tattersall, American <strong>Museum</strong> of Natural History.<br />
avril 2018<br />
14
5<br />
Des fouilles interrompues par la<br />
guerre.<br />
À Zhoukoudian, les fouilles s’interrompirent<br />
en juillet 1937 suite au déclenchement<br />
de la guerre sino-japonaise (1937-<br />
1945). Tous les fossiles humains<br />
découverts entre 1927 et 1937 (13<br />
crânes, 16 fragments de mandibules, 147<br />
dents isolées et de nombreux restes postcrâniens<br />
6 ), conservés à l’hôpital du<br />
Collège de l’Union médicale de Pékin devaient,<br />
par mesure de protection, être expédiés<br />
en décembre 1941 par bateau,<br />
aux États-Unis. Le matériel contenu dans<br />
deux coffres a malencontreusement disparu<br />
lors de ce transfert et n’a toujours<br />
pas été retrouvé.<br />
Des moulages à large diffusion<br />
Il reste heureusement des moulages en<br />
plâtre d’assez bonne facture, que firent<br />
réaliser Black et Weidenreich. En Europe,<br />
la compagnie londonienne R. F. Damon &<br />
Co., spécialisée dans la production de<br />
moulages anthropologiques, fabriqua<br />
avec l’autorisation de D. Black et de Weng<br />
Wenhao, directeur du Service Géologique<br />
de Chine, de nombreux moulages d’après<br />
les planches d’une publication de Black<br />
parue en 1931 dans la revue<br />
Paleontologica Sinica. Ces moulages<br />
étaient vendus à des particuliers, à des<br />
universités et à des musées 7 .<br />
En 1937, Weidenreich et son assistante<br />
américaine Lucile Swan proposèrent une<br />
reconstitution d’un crâne d’Homo erectus<br />
Pekinensis à partir de fragments de plusieurs<br />
crânes. Bon nombre de musées et<br />
d’institutions scientifiques possèdent<br />
dans leurs collections anthropologiques<br />
un moulage de cette reconstitution.<br />
Une nouvelle reconstitution a été proposée<br />
en 1996 par Ian Tattersall et G. J.<br />
Sawyer du département d’anthropologie<br />
du Muséum d’histoire naturelle de New-<br />
York, basée sur un échantillonnage plus<br />
complet d’éléments faciaux 8 . Dans leur<br />
publication parue dans le Journal of<br />
Human Evolution, ils confrontent leur reconstitution<br />
(fig. 5, à droite) à celle de<br />
Weidenreich et de Swan (fig. 5, à gauche).<br />
Des archives de grand intérêt<br />
Un documentaire en anglais, intitulé<br />
Peking Man Ruins at Zhoukoudian, a été<br />
diffusé en janvier 2011 sur la chaîne de<br />
télévision chinoise CCTV9. Ce documentaire<br />
consultable sur internet 9 , d’une durée<br />
avoisinant les 28 minutes, retrace images<br />
d’archives, films d’époque, reconstitutions<br />
et interviews à l’appui, l’historique des découvertes<br />
anthropologiques et la disparition<br />
des fossiles humains évoqués cidessus.<br />
Les images montrent également<br />
le labeur des fouilleurs contraints à dégager<br />
le sol des nombreuses roches qui<br />
l’encombrent afin d’accéder aux fossiles<br />
et aux artefacts lithiques (voir à ce sujet la<br />
fig. 7, photographie prise lors des fouilles<br />
en 2009). L’ampleur des fouilles est impressionnante<br />
: une centaine d’ouvriers et<br />
une vingtaine de techniciens sont employés<br />
quotidiennement sur le site 10 duquel<br />
sont extraites environ 3000 tonnes<br />
de matériaux (roches et brèche fossilifère)<br />
par an, de 1927 à 1929 11 .<br />
avril 2018<br />
15
La reprise des fouilles et l’actualité<br />
archéologique<br />
Les fouilles reprirent entre 1949 et 1951.<br />
Elles se poursuivirent en 1958 et 1960, en<br />
1966 et entre 1978 et 1982 12 .<br />
6<br />
7<br />
En juin 2009, un projet de fouille à long<br />
terme, à Zhoukoudian, fut initié par l’Institut<br />
de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie<br />
de l’Académie des<br />
Sciences de Pékin 13 ; projet auquel est<br />
associé le Dr. Chen Shen du Musée royal<br />
de l’Ontario à Toronto, au Canada (fig. 6 et<br />
7). Ce projet a notamment pour but la préservation<br />
de la localité 1 (érosion …) et le<br />
prélèvement d’échantillons afin de revoir la<br />
datation des couches sédimentaires dans<br />
lesquelles les fragments osseux de plus<br />
de 40 individus de type Homo erectus<br />
furent découverts. Les datations proposées<br />
par une équipe de scientifiques de<br />
l’université chinoise de Nanjing feraient<br />
remonter l’apparition de l’Homme de Pékin<br />
à 780 000 ans 14 . Les couches d’occupation<br />
humaine associées à ces premiers<br />
hominidés s’étendent sur plus de<br />
500 000 ans !<br />
Fig. 6 : Zhoukoudian, vue des carrés de fouille en 2009.<br />
Fig. 7 : le Dr. Chen Shen utilisant un marteau piqueur lors des fouilles de 2009 à Zhoukoudian.<br />
avril 2018<br />
16
Des restes fossiles d’Homo<br />
sapiens sapiens<br />
À Zhoukoudian, la présence humaine ne<br />
se limite pas exclusivement au<br />
Paléolithique inférieur. Des restes fossiles<br />
d’Homo sapiens sapiens ayant vécu durant<br />
le Paléolithique supérieur ont été découverts<br />
en 1933-1934 dans la grotte<br />
supérieure (localité 26) située au-dessus<br />
de la localité 1, et en 2003, dans la grotte<br />
Tianyuan (localité 27). Les fossiles humains<br />
provenant de la grotte supérieure<br />
remonteraient à 18 000 ans. La datation<br />
radiocarbone par AMS (mesure par spectrométrie<br />
de masse couplée à un accélérateur<br />
de particules) obtenue pour le<br />
squelette partiel Tianyuan 1 découvert en<br />
2003, oscille entre 42 000 et 39 000<br />
ans 15 , ce qui en fait à l’heure actuelle, la<br />
plus ancienne pour un site chinois.<br />
Le feu domestiqué<br />
La domestication du feu est une étape<br />
importante dans l’histoire du développement<br />
de l’espèce humaine et constitue un<br />
facteur essentiel d’hominisation. Cet acquis<br />
améliora considérablement les conditions<br />
de vie de l’Homme, fournissant lumière<br />
et chaleur, protégeant des grands<br />
carnivores et permettant le développement<br />
d’une alimentation plus saine, grâce<br />
à la cuisson des aliments. Les traces de<br />
cette avancée, ainsi que sa datation, sont<br />
donc le sujet de nombreuses recherches.<br />
À Zhoukoudian, la maîtrise du feu, que l’on<br />
situe souvent aux alentours de - 400 000,<br />
a été remise en question en 1998 par le<br />
physicien Steve Weiner de l’Institut des<br />
Sciences Weizmann à Rehovot, en Israël.<br />
En 1996 et 1997, l’examen des sédiments<br />
de la couche 10, l’horizon archéologique<br />
le plus ancien de ce site a bien<br />
révélé la présence d’ossements brûlés et<br />
non brûlés (microfaune et macrofaune)<br />
présents dans la même couche archéologique<br />
que des outils en pierre. Par contre,<br />
étant donné qu’aucun reste de cendre ou<br />
de charbon de bois, signes certains de la<br />
domestication du feu, n’a pu être détecté,<br />
Weiner considère qu’il n’y a pas de preuve<br />
directe de feu in situ dans ces couches 16 .<br />
Cette preuve a toutefois été apportée récemment<br />
grâce à l’analyse de quatre<br />
échantillons de sol provenant des<br />
couches 4 et 6 de la localité 1, mis au jour<br />
lors des fouilles de 2009 ; les dépôts de<br />
cendres contenant des agrégats de silice<br />
et du carbone élémentaire 17 .<br />
En juillet 2015, après trois années de<br />
fouilles à Zhoukoudian, Gao Xing, chercheur<br />
de l’Institut de paléontologie des<br />
vertébrés et de paléoanthropologie de<br />
l’Académie chinoise des Sciences a annoncé<br />
la découverte de sites de feux (fire<br />
sites) ; certains entourés d’amas de<br />
roches et de chaux, de terre frittée<br />
(sintering soil), de roches brûlées et d’os.<br />
Les datations obtenues feraient remonter,<br />
pour ce site archéologique, la maîtrise du<br />
feu à 600 000 ans 18 .<br />
L’outillage lithique de l’Homme de<br />
Pékin …<br />
Plus de 17 000 artefacts en pierre ont été<br />
mis au jour à Zhoukoudian dans les<br />
couches 1-5 (phase récente), 6-7 (phase<br />
moyenne) et 8-10 (phase ancienne) de la<br />
localité 1 19 . L’industrie lithique comprend<br />
des outils produits essentiellement sur<br />
des éclats de quartz obtenus par enlèvement<br />
bipolaire.<br />
… au Grand Curtius<br />
Le Grand Curtius, à l’instar de diverses<br />
institutions étrangères en France, en<br />
Suède, aux États-Unis et au Canada,<br />
possède dans ses collections des artefacts<br />
provenant de ce site archéologique<br />
(fig. 8 et 9). Il s’agit de vingt-sept outils en<br />
pierre datés traditionnellement de 400<br />
000 ans, dont neuf sont présentés dans<br />
l’exposition permanente du musée : deux<br />
nucléus (fig. 9, 1-2), cinq éclats (fig. 9, 3-7)<br />
dont un retouché qui présente des traces<br />
de feu (fig. 10), un denticulé (fig. 9,8) et une<br />
pièce se situant, d’un point de vue typologique,<br />
entre le denticulé et le racloir (fig.<br />
9,9).<br />
Les artefacts présentent pour la plupart,<br />
outre le numéro d’entrée au musée, des<br />
inscriptions faisant référence au niveau<br />
archéologique dont ils ont été extraits de<br />
même qu’un ancien numéro d’inventaire.<br />
Plus de la moitié des objets proviendrait<br />
ainsi, d’après les fiches d’inventaire, du<br />
niveau L 3 ; d’autres objets proviendraient<br />
du niveau Q2. Deux artefacts proviendraient<br />
du niveau supérieur de la pente est<br />
(eastern slope) qui fait partie de la<br />
localité 1.<br />
Une intention de partage équitable<br />
Jusqu’il y a peu, l’historique de ce dépôt<br />
de pièces ne nous était pas entièrement<br />
connu, les fiches d’inventaire mentionnant<br />
laconiquement le dépôt « au nom de Mlle<br />
Doize, selon le désir exprimé par M. Pei »,<br />
avril 2018<br />
17
Fig. 8, 9 et 10 : outillage lithique de Zhoukoudian<br />
conservé au Grand Curtius.<br />
8<br />
en date du 6 décembre 1937, de pièces<br />
provenant de la collection particulière de<br />
ce dernier, décrit comme « l’inventeur de<br />
l’Homme de Choukoutien ».<br />
Nos investigations nous ont mené au<br />
Préhistomuseum de Ramioul (Flémalle,<br />
<strong>Liège</strong>) qui conserve en dépôt le Fonds<br />
Doize, propriété des Chercheurs de la<br />
Wallonie. Ce fonds comprend un nombre<br />
conséquent d’archives papier (correspondance<br />
scientifique, tirés à part - dont un<br />
dédicacé par W. Pei -, cahiers,<br />
dossiers …), de nombreuses photographies,<br />
des dessins de l’abbé Breuil,<br />
quelques artefacts lithiques, mais aussi<br />
des objets personnels ayant appartenu à<br />
Mlle Doize, comme par exemple un piolet,<br />
symbole de ses pérégrinations archéologiques.<br />
La première boîte d’archives consultée<br />
(boîte RLD 1) contenait, entre autres, un<br />
tapuscrit de cinq pages non daté, intitulé<br />
« Présentation de pièces typiques de l’industrie<br />
de Choukoutien (Chine) déposées<br />
au Musée Curtius par Melle R. Doize »,<br />
rédigé par Mlle Hélène Van Heule, conservatrice<br />
du Musée archéologique liégeois<br />
(Curtius) de 1932 à 1950. Ce document<br />
pourrait avoir été remis par H. Van Heule à<br />
l’assemblée de la séance mensuelle de<br />
l’Institut archéologique liégeois du 24 juin<br />
1938, séance durant laquelle, en présence<br />
de Mlle Doize, elle présenta, parmi<br />
les dons faits à l’Institut archéologique liégeois,<br />
le dépôt des 27 artefacts de<br />
Zhoukoudian 20 .<br />
9<br />
Le contenu de ce document jette un nouvel<br />
éclairage sur la façon dont les artefacts<br />
de Zhoukoudian ont rejoint les collections<br />
du musée. On y apprend que le Dr. Pei,<br />
en compagnie de Mlle Doize, a visité les<br />
avril 2018<br />
18
sections préhistoriques des Musées<br />
royaux d’Art et d’Histoire à Bruxelles et du<br />
Musée archéologique liégeois « à la fin de<br />
l’année dernière », soit fin 1937 21 . À cette<br />
occasion, il lui a remis, en gage de reconnaissance,<br />
car elle avait collaboré à certains<br />
de ses travaux à Paris, des « pièces<br />
typiques représentant les trois niveaux du<br />
fameux gisement à Sinanthropus », afin<br />
qu’elle puisse en faire don aux Musées<br />
royaux d’Art et d’Histoire, en son nom à<br />
elle. En relisant un courrier que W. Pei lui<br />
avait adressé - courrier que nous n’avons<br />
pas retrouvé dans le Fonds Doize -,<br />
Mlle Doize « vit que rien ne s’opposait à ce<br />
qu’une partie des pièces puisse être déposée<br />
au Musée Curtius ». Elle prit donc<br />
l’initiative de diviser le lot en deux parts<br />
égales et d’en attribuer une au musée liégeois,<br />
via un dépôt à l’Institut.<br />
Étonnamment, il n’y a aucune trace de ce<br />
dépôt d’artefacts provenant de<br />
Zhoukoudian, ni dans les collections, ni<br />
dans les archives administratives et scientifiques<br />
des Musées royaux d’Art et d’Histoire<br />
de Bruxelles 22 ! Il n’y a pas non plus<br />
d’indice d’un dépôt de la même provenance<br />
dans les collections d’Asie. ll semblerait<br />
que, pour une raison qui nous est<br />
inconnue, Mlle Doize se soit ravisée de<br />
déposer des artefacts à Bruxelles. Elle<br />
aurait privilégié le musée Curtius mais<br />
aussi les Chercheurs de la Wallonie : une<br />
quinzaine d’artefacts de Zhoukoudian<br />
conservés au Préhistomuseum de<br />
Ramioul figurent parmi les collections de<br />
cette institution.<br />
Renée-Louise Doize. De l’architecture<br />
… à l’archéologie<br />
Renée-Louise Doize (1901-1989) (fig. 11,<br />
au centre) fut la première femme à obtenir,<br />
à l’Université de <strong>Liège</strong>, en novembre<br />
1928, le grade de Docteur en Histoire de<br />
l’Art et Archéologie. Son doctorat portait<br />
sur l’architecture civile d’inspiration française<br />
à la fin du xvii e siècle et au<br />
xviii e siècle dans la Principauté de <strong>Liège</strong>.<br />
Après son parcours universitaire à <strong>Liège</strong>,<br />
elle suivit avec assiduité les cours de préhistoire<br />
de l’abbé Breuil au Collège de<br />
France à Paris, de 1929 à 1932. Celui-ci<br />
appréciait hautement « son esprit de travail<br />
zélé » et « la vivacité de son esprit et l’aisance<br />
de son assimilation » 23 . Elle fréquenta<br />
par la suite l’Institut de Paléontologie<br />
Humaine jusqu’en 1939 et à cette époque<br />
elle fit, en compagnie de l’abbé Breuil, de<br />
nombreux voyages dans plusieurs régions<br />
de France, mais aussi en Belgique, en<br />
Espagne, en Norvège, au Danemark, en<br />
Angleterre et aux Pays-Bas 24 .<br />
En 1939, elle posa sa candidature pour<br />
l’obtention du poste de chargée de cours<br />
de Préhistoire à l’Université de <strong>Liège</strong>, emploi<br />
vacant suite à l’admission à la retraite<br />
du professeur J. Hamal-Nandrin. Malgré<br />
une lettre de recommandation datée du<br />
15 janvier 1939, adressée par l’abbé<br />
Breuil au ministre de l’Instruction publique<br />
et des Beaux-Arts 25 , le poste convoité fut<br />
attribué à Mlle Hélène Danthine.<br />
À partir de 1953, elle devint attachée de<br />
recherches au Centre national de recherche<br />
scientifique et au musée de<br />
l’Homme, à Paris. Elle travailla auprès de<br />
M. Harper Kelley, chef du département<br />
Préhistoire, tout en poursuivant sa collaboration<br />
avec l’abbé Breuil dont elle fut la<br />
secrétaire particulière 26 .<br />
De 1976 à 1989, elle endossa le rôle de<br />
présidente des Chercheurs de la<br />
Wallonie 27 .<br />
10<br />
avril 2018<br />
19
Remerciements<br />
La consultation du fonds Doize nous a<br />
permis de retracer l’historique du dépôt<br />
des artefacts de Zhoukoudian au musée<br />
Curtius. Nous remercions à ce sujet<br />
Cécile Jungels, présidente des chercheurs<br />
de la Wallonie et responsable du Service<br />
scientifique au Préhistomuseum de<br />
Ramioul pour nous avoir permis de<br />
consulter ce fonds. Merci aussi à Roland<br />
Raynaud, archiviste/documentaliste au<br />
Préhistomuseum pour son accueil et pour<br />
l’envoi d’archives scannées et de<br />
photographies de Mlle Doize.<br />
Fig. 11 : visite de l’abbé Breuil à Engihoul le 2 septembre 1933. De g. à dr. : Joseph Antoine, Lucie Van<br />
Heule, Renée-Louise Doize, l’Abbé Breuil (chapeau à la main) et Hélène Van Heule (coiffée d’un béret),<br />
conservatrice des Musées Curtius et d’Ansembourg. © Chercheurs de la Wallonie.<br />
11<br />
Nous tenons également à remercier Chen<br />
Shen, vice-président, conservateur<br />
principal au Musée royal de l’Ontario à<br />
Toronto, qui nous a fourni les photographies<br />
du site de Zhoukoudian (grotte « Pigeon<br />
Hall », stratigraphie, fouilles récentes).<br />
Merci à Fabio Parenti, président de l’Institut<br />
italien de paléontologie humaine à Rome,<br />
pour l’envoi de trois photographies de<br />
W. Pei prises en avril 1936 à Saccopastore<br />
(Rome). Nous remercions aussi le<br />
département de paléontologie du Musée<br />
de l’Évolution de l’Université d’Uppsala, et<br />
en particulier Jan Ove R. Ebbestad pour<br />
l’envoi d’une photographie illustrant les<br />
quatre dents humaines conservées à<br />
Uppsala. Merci aussi à Ian Tattersall,<br />
paléoanthropologue et conservateur<br />
émérite du <strong>Museum</strong> américain d’histoire<br />
naturelle de New-York qui nous a envoyé<br />
un cliché de la reconstitution d’un crâne<br />
d’Homo erectus Pekinensis.<br />
avril 2018<br />
20
1. Données provenant d’une carte du site de l’Homme de Pékin<br />
publiée en 2012 sur le site internet du Centre du patrimoine<br />
mondial de l’Unesco.<br />
2. En 2011, des paléontologues de l’Université d’Uppsala ont<br />
réexaminé des caisses de fossiles chinois dont trois<br />
marquées de l’acronyme ZKD (Zhoukoudian). Ils y ont<br />
découvert une quatrième dent, une canine supérieure droite<br />
(fig. 3, d) (Kundrat et alii, 2015). Ces fossiles d’homo erectus<br />
Pekinensis sont conservés au Musée de l’Évolution<br />
d’Uppsala.<br />
3. Vialet (A.) et Hurel (A), 2004, p. 9.<br />
4. Pei, 1937, p. 355.<br />
5. Vialet (A.) et Hurel (A), 2004, p. 222, note 310.<br />
6. Gao (X.) et Dennell (R.), 2016, p. 1.<br />
7. Pyne (L.), 2016, p. 145.<br />
8. Tattersall (I.) et Sawyer (G. J.), 1996, p. 311.<br />
9. english.cntv.cn/program/documentary/20110123/100215.<br />
shtml<br />
10. Pei (W. C.), 1937, p. 362.<br />
11. Van Heule (H.), fonds Doize, boîte RLD1.<br />
12. Shen (C.) et alii, 2016, p. 8.<br />
13. Gao (X.) et Dennell (R.), 2016, p. 1.<br />
14. Shen (G.) et alii, 2009, p. 198-200.<br />
15. Shang (H.) et alii, 2007, p. 6573.<br />
16. Weiner et alii, 1998, p. 251.<br />
17. Zhong et alii, 2014, p. 335-343.<br />
18. news.xinhuanet.com/english/2015-07/19/c_134424767.<br />
htm<br />
19. Shen (C.) et alii, 2016, p. 9.<br />
20. Chronique Archéologique du Pays de <strong>Liège</strong>, XXIX, 3, juilletaoût-septembre<br />
1938, p. 34.<br />
21. Le rapport sur les musées Curtius et d’Ansembourg<br />
pendant l’année 1937, paru dans le Bulletin de l’Institut<br />
archéologique liégeois de l’année 1938 (tome LXII, p. 368-<br />
372) mentionne parmi les personnalités ayant honoré le<br />
musée de leur visite, le préhistorien Wang (sic) Pei, directeur<br />
des fouilles de Choukoutien en Chine.<br />
22. Nous remercions pour leurs recherches N. Cauwe,<br />
conservateur des collections de préhistoire et M. de Ruette,<br />
archiviste aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles.<br />
23. Breuil (H.), Fonds Doize, boîte RLD4. Extrait d’une lettre de<br />
l’abbé Breuil datée du 15 novembre 1932.<br />
24. Breuil (H.), Fonds Doize, boîte RLD4.<br />
25. Ibidem.<br />
26. Ibidem.<br />
27. Leton (J.), 1989.<br />
Bibliographie<br />
Boaz (N. T.), Ciochon (R. L.), Xu (Q.) et Liu (J.), Mapping and<br />
taphonomic analysis of the Homo erectus loci at Locality 1<br />
Zhoukoudian, China, dans Journal of Human Evolution 46<br />
(5), 2004, p. 519-549.<br />
Breuil, Henri, Certificat d’assiduité au cours de Préhistoire du<br />
Collège de France, Paris, Fonds Doize (Préhistomuseum de<br />
Ramioul), boîte RLD4.<br />
Breuil, Henri, (Lettre de recommandation), Fonds Doize<br />
(Préhistomuseum de Ramioul), boîte RLD4.<br />
Gao (X.) et Dennell (R.), Peking man and related studies, dans<br />
Quaternary International 400, 2016, p. 1-3.<br />
Kundrat (M.), Liu (W.), Ebbestad (J.O.R.), Ahlberg (P.E.) et Tong<br />
(H.), New tooth of Peking Man recognized in laboratory at<br />
Uppsala University, dans Acta Anthropologica Sinica 34,<br />
2015, p. 131–136.<br />
Leton (J.), (notice biographique sans titre sur Renée-Louise<br />
Doize) dans Bulletin trimestriel de la Société royale belge<br />
d’Études géologiques et archéologiques Les Chercheurs de<br />
la Wallonie, 120, octobre 1989.<br />
Pei (W. C.), Les Fouilles de Choukoutien en Chine, dans Bulletin<br />
de la Société préhistorique française, 34 (9), 1937, p. 354-<br />
366.<br />
Pyne (L.), Seven Skeletons. The Evolution of the World’s Most<br />
Famous Human Fossils, Penguin, 2016.<br />
Schick (K. D.) et Zhuan (D.), Early Paleolithic of China and<br />
Eastern Asia, dans Evolutionary Anthropology 2 (1), 1993, p.<br />
22-35.<br />
Shang (H.), Tong (H.), Zhang (S.), Chen (F.) et Trinkaus (E.), An<br />
early modern human from Tianyuan Cave, Zhoukoudian,<br />
China, dans Proceedings of the National Academy of<br />
Sciences of the United States of America 104,16, avril 2007<br />
p. 6573-6578.<br />
Shen (C.), Zhoukoudian, dans Encyclopedia of Geoarchaeology,<br />
Dordrecht, 2015, p. 1033-1034.<br />
Shen (C), Zhang (X.) et Gao (X.), Zhoukoudian in transition :<br />
Research history, lithic technologies, and transformation of<br />
Chinese Paleolithic archaeology, dans Quaternary<br />
International 400, 2016, p. 4-13.<br />
Shen (G), Gao (X.), Gao (B) et al., Age of Zhoukoudian Homo<br />
erectus determined with 26 Al/ 10 Be burial dating, dans Nature<br />
458, 2009, p. 198-200.<br />
Tattersall (I.) et Sawyer (G. J.), The skull of “Sinanthropus” from<br />
Zhoukoudian, China : a new reconstruction, dans Journal of<br />
Human Evolution 31, 1996, p. 311-314.<br />
Van Heule (H.), Présentation de pièces typiques de l’industrie<br />
de Choukoutien (Chine) déposées au Musée Curtius par<br />
Melle R. Doize, Fonds Doize (Préhistomuseum de Ramioul),<br />
boîte RDL1.<br />
Vialet (A.) et Hurel (A.), Teilhard de Chardin en Chine.<br />
Correspondance inédite (1923-1940), Correspondance<br />
commentée et annotée par Amélie Vialet et Arnaud Hurel,<br />
Paris, Éditions du <strong>Museum</strong>-Edisud, 2004.<br />
Weiner (S.), Xu (Q.), Goldberg (P.), Liu (J.) et Bar-Yosef (O.),<br />
Evidence for the Use of Fire at Zhoukoudian, China, dans<br />
Science 281, 10 juillet 1998, p. 251-253.<br />
Zhong (M.), Shi (C.), Gao (X.) et al., On the possible use of fire<br />
by Homo erectus at Zhoukoudian, China, dans Chinese<br />
Science Bulletin 59, 2014, p. 335-343.<br />
avril 2018<br />
21
Geoffrey Schoefs<br />
Chargé de projets, musées de la Ville de <strong>Liège</strong><br />
Le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />
Du musée colonial au musée national<br />
L’exposition Les Royaumes de la mer –<br />
Archipel, présentée à <strong>Liège</strong> dans le cadre<br />
du festival Europalia Indonesia, a été le<br />
fruit d’une étroite collaboration tissée depuis<br />
presque deux ans entre les musées<br />
de la Ville de <strong>Liège</strong> et le musée national<br />
d’Indonésie. Elle fut surtout le reflet de la<br />
richesse des collections d’un musée mal<br />
connu, mais qui ne cesse à présent de<br />
gagner en importance, au point d’être<br />
désormais considéré comme le plus<br />
grand musée du Sud-Est asiatique.<br />
Situé en plein centre de Jakarta, dans le<br />
quartier des institutions gouvernementales,<br />
le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia fait<br />
face au Monumen nasional, symbole de la<br />
lutte pour l’indépendance du pays. En<br />
près de deux cents cinquante ans d’existence,<br />
il n’a cessé d’évoluer et de se<br />
transformer. Avant de passer sous l’égide<br />
du gouvernement indonésien, il fut créé et<br />
géré pendant quelque deux cents ans par<br />
une organisation privée, proche du pouvoir<br />
colonial, la Bataviaasch genootschap<br />
van kunsten en wetenschappen (Société<br />
batave des Arts et des Sciences). L’entité<br />
muséale, d’abord fortement marquée par<br />
l’empreinte des Pays-Bas, finira par s’en<br />
affranchir, passant ainsi du statut de musée<br />
colonial à celui de musée national.<br />
Les origines<br />
La Société batave des Arts et des<br />
Sciences naît dans le contexte des<br />
Lumières. Elle voit le jour à l’initiative du<br />
botaniste néerlandais Jacob Cornelis<br />
Mattheus Rademacher 1 . Quelques années<br />
après avoir fondé la loge maçonnique<br />
de Batavia 2 , afin de s’entourer d’une<br />
élite bienveillante, ce dernier a l’idée, en<br />
1767, d’ériger, au sein des colonies<br />
néerlandaises, une société semblable à la<br />
Hollandsche Maatschappij der wetenschappen,<br />
société savante fondée à<br />
Haarlem en 1752. Le projet aboutit dans<br />
les années 1770. En 1771, la Hollandsche<br />
Maatschappij der wetenschappen organise<br />
un concours ciblé sur le commerce<br />
dans les Indes orientales, et un autre sur la<br />
façon de rendre les arts et les sciences<br />
utiles à la promotion du christianisme au<br />
sein des colonies. L’idée de l’établissement<br />
d’une société similaire à celle de<br />
Haarlem, au sein de Batavia, commence<br />
alors à s’imposer.<br />
La Société batave des Arts et des<br />
Sciences est officiellement fondée en<br />
1778 ; elle se compose non seulement de<br />
nombreux francs-maçons et d’autres citoyens<br />
influents de Batavia, mais aussi de<br />
correspondants aux Pays-Bas. Elle prend<br />
comme devise « Ten nutte van het algemeen<br />
» (« Pour l’intérêt général »), affirmant<br />
dès ses origines son intérêt pour le bien<br />
public, et se dote d’un musée. Elle se fixe<br />
comme but essentiel l’analyse, à travers la<br />
recherche scientifique, de chaque aspect<br />
culturel des colonies et des populations<br />
des Indes orientales. En cela, la Société<br />
batave des Arts et des Sciences est la<br />
première du genre en Asie.<br />
Vers le musée moderne<br />
Au lendemain de la mort de Rademacher,<br />
en 1783, la Société batave des Arts et<br />
des Sciences entre dans une période de<br />
troubles, caractérisée notamment par les<br />
guerres napoléoniennes et l’interrègne<br />
anglais. En 1822, après le retour des<br />
Néerlandais, le commissaire général alors<br />
en place décrète la constitution d’une<br />
commission destinée à la recherche des<br />
antiquités sur l’île de Java, et à leur transfert<br />
au musée de la Société.<br />
Après la guerre de Java, en 1830, une<br />
période de calme et de prospérité s’installe,<br />
propice au renouvellement intellectuel.<br />
L’intérêt se porte alors sur les langues<br />
de l’île javanaise, et une grande campagne<br />
de traduction de manuscrits est lancée.<br />
L’autre préoccupation majeure de cette<br />
période est la conservation des antiquités,<br />
qu’il faut étudier et décrire. Au début des<br />
années 1830, le rôle du musée de la<br />
Société est renforcé par la Loi sur le trésor,<br />
qui stipule que les découvertes archéologiques<br />
devront être apportées au gouvernement<br />
(sous-entendu au musée de la<br />
Société). Cette loi sera encore consolidée<br />
cent ans plus tard, en 1931, par<br />
l’Ordonnance sur les monuments, concernant<br />
la préservation de ces derniers.<br />
Entre 1830 et 1940, la Société batave<br />
des Arts et des Sciences prend la forme<br />
d’une organisation scientifique de renom<br />
international, ce qui améliore considérablement<br />
le rythme de ses recherches ainsi<br />
que de ses publications ; elle devient le<br />
lieu où les travaux scientifiques sont menés<br />
3 . Durant cette longue période, le musée<br />
se crée, entre autres, une solide réputation<br />
en ethnographie. Les relations entre<br />
le gouvernement néerlandais en Europe et<br />
la Société sont également définies. Cette<br />
dernière devient la protectrice du patrimoine<br />
culturel indonésien, consultée par<br />
exemple sur la préservation du temple de<br />
Borobudur 4 , ou sur des sujets sensibles<br />
comme la lutte contre le transfert des objets<br />
ethnologiques de Batavia aux Pays-<br />
Bas.<br />
avril 2018<br />
22
1<br />
1. Le Musée de la Société batave des arts et des<br />
sciences, début xx e siècle<br />
Le bâtiment principal, de style néoclassique, est<br />
surnommé Gedung Gadjah en l’honneur de la<br />
statue d’éléphant offerte par le roi de Thaïlande<br />
Chulalongkorn à la cité de Batavia et qui garde<br />
l’entrée du musée depuis 1871<br />
© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />
2<br />
2. Le Musée de la Société batave des arts et des<br />
sciences, début xx e siècle<br />
© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />
avril 2018<br />
23
Malgré cet indéniable gain de crédibilité, le<br />
gouvernement néerlandais ne reconnaîtra<br />
l’importance de la Société batave des Arts<br />
et des Sciences qu’en 1923, date à laquelle<br />
il lui adjoint le qualificatif de « royal ».<br />
En 1925, une réorganisation s’opère, et<br />
des groupes d’études indépendants sont<br />
créés. Le nombre de membres de la société<br />
augmente également : de cent<br />
trente-cinq en 1853, il passe à trois cent<br />
vingt-quatre en 1940. En 1860, cinq<br />
Indonésiens y entrent ; toutefois, ils ne représenteront<br />
toujours que 10 % des<br />
membres en 1930. Enfin, le musée évolue<br />
aussi : d’un musée de « curiosités », il<br />
devient véritablement un laboratoire scientifique<br />
destiné à étudier et mener des recherches<br />
sur la culture indonésienne dans<br />
tous ses aspects.<br />
De la fin de la guerre d’indépendance, en<br />
1949, jusqu’au départ des Néerlandais, la<br />
Société continue à opérer comme organisation<br />
privée, mais voit le poids des<br />
Indonésiens se renforcer. En 1958, elle<br />
prend le nom de Lembaga Kebudajaan<br />
Indonesia, avant de passer sous l’autorité<br />
du gouvernement indonésien dans les<br />
années 1960. Elle est alors incorporée au<br />
sein du ministère de l’Éducation et de la<br />
Culture. Même si une petite partie des collections<br />
du musée de la Société sont<br />
transférées vers la Bibliothèque nationale<br />
d’Indonésie, l’immense majorité des<br />
pièces restent sur place et le musée, qui<br />
portait le nom de <strong>Museum</strong> Pusat, prend<br />
son appellation actuelle, le <strong>Museum</strong><br />
Nasional Indonesia.<br />
Les collections du musée<br />
Au départ, les collections du musée national<br />
sont issues du cabinet de « curiosités<br />
» entretenues par Radermacher, puis<br />
enrichies par les membres de la Société.<br />
Dans le courant des années 1830, la collection<br />
muséale se diversifie, grâce à l’autorisation<br />
d’installer, outre des objets archéologiques<br />
et ethnographiques, des<br />
pièces zoologiques.<br />
Cependant, en 1836, décision est prise<br />
de créer un vrai musée de sciences naturelles<br />
à Batavia. Les collections y afférentes<br />
sont donc retirées du musée de la<br />
Société en 1843, et celui-ci se concentre<br />
alors sur l’histoire et l’ethnographie. Ce<br />
n’est toutefois qu’en 1862 que le roi des<br />
Pays-Bas autorisera la construction d’un<br />
bâtiment permanent pour le musée de la<br />
Société 5 .<br />
L’inauguration de ce nouveau musée, en<br />
1867, sera suivie de multiples acquisitions,<br />
la plupart issues de collections privées,<br />
formées grâce aux butins des expéditions<br />
militaires, entre autres lors de<br />
l’invasion de Bali en 1904. Les victoires du<br />
pouvoir colonial sont en effet l’occasion de<br />
confisquer les symboles des dirigeants<br />
locaux : drapeaux, trésors, armes, etc.<br />
Les trésors des kratons 6 de Lombok,<br />
Banten ou encore Banjarmasin sont alors<br />
largement transférés au musée de la<br />
Société, et nombre d’entre eux ramenés<br />
par la suite aux Pays-Bas, notamment à<br />
Leyde, au Rijksmuseum voor volkenkunde.<br />
Cela étant, les collections du <strong>Museum</strong><br />
Pusat ont aussi été enrichies par les initiatives<br />
des membres de la Société. Par<br />
émulation scientifique, tout d’abord.<br />
Lorsque les membres de la Société découvraient<br />
des objets de grand intérêt lors<br />
de leurs voyages privés ou d’affaires, ils<br />
essayaient de convaincre le gouvernement<br />
colonial de l’importance de les transférer<br />
dans leur musée. En ce sens, le bureau<br />
archéologique dudit gouvernement<br />
colonial, établi en 1913, fut un instrument<br />
indéniable d’expansion des collections.<br />
Par les donations, ensuite. Deux exemples<br />
notables : d’une part, au début du xx e<br />
siècle, la famille Serrurier ten Cate permit,<br />
grâce à sa générosité, d’enrichir considérablement<br />
le département historique, avec<br />
une section spéciale pour les objets européens<br />
trouvés dans les Indes néerlandaises,<br />
et, d’autre part, la collection des<br />
céramiques, composée en majorité des<br />
objets donnés par la famille Orsoy de<br />
Flines fut, elle, constituée en 1932.<br />
Un patrimoine spolié<br />
Après la proclamation de son indépendance,<br />
au cours des années 1940, l’Indonésie<br />
exprima sa volonté légitime de récupérer<br />
les trésors historiques et culturels<br />
spoliés par les Pays-Bas. Des listes furent<br />
établies, et des négociations entamées.<br />
Cependant, l’instabilité régnant alors en<br />
Indonésie, les forts relents des sentiments<br />
anticoloniaux et les tensions croissantes à<br />
propos de l’avenir de la Papouasie, entre<br />
1945 et 1949, entravèrent un début d’accord.<br />
Le départ des Néerlandais de<br />
3<br />
3. Le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia, 2017<br />
© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />
avril 2018<br />
24
Papouasie et la mise en place du premier<br />
gouvernement indonésien indépendant<br />
permirent néanmoins à un nouveau cycle<br />
de négociations de commencer.<br />
En mai 1949, le transfert de souveraineté<br />
sera ainsi l’occasion d’un retour de bijoux<br />
et de couronnes pris durant les confrontations<br />
militaires de Lombok, Bali ou encore<br />
Java. Les Pays-Bas vont en réalité fréquemment<br />
utiliser le transfert d’objets<br />
d’art, présenté comme un geste spontané<br />
et généreux, pour essayer de renouer des<br />
liens fortement distendus avec l’Indonésie,<br />
de même que pour rendre meilleure<br />
leur image sur la scène internationale. Il<br />
faudra cependant attendre 1968, et une<br />
amélioration des relations entre les deux<br />
pays, pour qu’un nouveau pas soit<br />
franchi : cette année-là, l’Indonésie et les<br />
Pays-Bas vont en effet signer un accord<br />
sur la culture, les arts et les sciences ;<br />
accord stipulant notamment que la question<br />
des objets culturels indonésiens<br />
transférés aux Pays-Bas doit devenir un<br />
sujet de discussions prégnant entre les<br />
deux États.<br />
En 1975, dans le cadre de cet accord, le<br />
musée national indonésien exprime son<br />
souhait d’un retour de nombreuses pièces<br />
majeures, afin d’enrichir ses collections et<br />
d’accroître son importance. L’Indonésie<br />
présente alors une liste de dix mille objets<br />
; il s’agit d’œuvres historiques, considérées<br />
comme autant de preuves des<br />
événements mémorables du passé indonésien<br />
et des contributions fondamentales<br />
de l’histoire au développement de la<br />
conscience nationale des diverses populations<br />
de l’archipel. Sont notamment réclamées<br />
les statues de Ganesh, de<br />
Durga, de Nandicwara et de Mbakala,<br />
toutes retirées du temple de Singasari en<br />
1804, et toutes conservées au musée de<br />
Leyde dont on a parlé, ainsi que la statue<br />
de Prajñaparamita, issue de la même région<br />
de l’île de Java, et également partie<br />
aux Pays-Bas.<br />
Les autorités indonésiennes considéraient<br />
la statue de Prajñaparamita, datant du xiii e<br />
siècle, comme l’un des plus beaux vestiges<br />
du patrimoine culturel indonésien, et<br />
étaient particulièrement explicites quant à<br />
leur souhait de la récupérer. Elle avait été<br />
retrouvée en 1818, dans des ruines près<br />
de Singasari, par une expédition néerlandaise,<br />
et envoyée aux Pays-Bas en 1824,<br />
après être restée quelques années au<br />
musée de la Société batave des Arts et<br />
des Sciences. Cette statue sera finalement<br />
restituée au musée national indonésien<br />
à l’occasion de son 200 e anniversaire,<br />
en 1978.<br />
L’année précédente, les trésors spoliés à<br />
Lombok au début du xx e siècle avaient<br />
quitté les Pays-Bas pour être rendus au<br />
gouvernement indonésien et réintégrer les<br />
collections du <strong>Museum</strong> nasional<br />
Indonesia. En 1977 toujours, plusieurs<br />
objets ayant appartenu au prince javanais<br />
et héros national Diponegoro 7 avaient<br />
également été transférés des Pays-Bas<br />
au <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia. En revanche,<br />
les Néerlandais furent particulièrement<br />
rétifs et récalcitrants quant à son<br />
bâton de pèlerin. Ce n’est qu’en 2015,<br />
après de nombreuses années d’atermoiements,<br />
qu’il intégrera les collections du<br />
musée national indonésien.<br />
En revanche, d’autres cas sont, eux, restés<br />
lettre morte, comme les statues de<br />
Ganesh, de Durga, de Nandicwara et de<br />
Mbakala, réclamées avec insistance par<br />
l’Indonésie aux Pays-Bas, mais qui n’ont<br />
toujours pas été restituées.<br />
Certains sujets sont par ailleurs représentatifs<br />
des tensions, toujours vives, liées au<br />
passé colonial de l’archipel. En 2013, par<br />
exemple, après la fermeture du Nusantara<br />
<strong>Museum</strong> de Delft, les Pays-Bas formèrent<br />
un comité pour disperser sa collection de<br />
maquettes de bateaux, en grande partie<br />
indonésiennes, dans des musées ethnologiques<br />
aux Pays-Bas. Après la répartition<br />
des plus belles pièces, pour les quatorze<br />
mille objets restants, le comité<br />
demanda au Musée national de Jakarta<br />
de les distribuer en Indonésie, exerçant<br />
même une pression sur la rétrocession,<br />
dans la mesure où la municipalité de Delft<br />
ne subventionnait le stockage de la collection<br />
que pour un an.<br />
Initialement, le ministère de la Culture et<br />
de l’Éducation indonésien réagit favorablement<br />
et le retour des quatorze mille<br />
objets fut planifié pour le mois d’avril 2016.<br />
Mais la situation changea brusquement,<br />
pour des raisons inconnues. Probablement<br />
l’Indonésie a-t-elle jugé la démarche insultante,<br />
dans la mesure où les Pays-Bas<br />
conservaient les plus belles pièces, obligeant<br />
le gouvernement indonésien à accepter<br />
toutes les autres. La décolonisation<br />
est une pomme de discorde loin d’être<br />
résolue entre les deux pays.<br />
Le Musée national aujourd’hui<br />
En 1995, le gouvernement indonésien<br />
définissait les musées comme des « institutions<br />
utiles pour préserver la richesse du<br />
patrimoine culturel des nations ». En ce<br />
sens, le musée national n’a eu de cesse<br />
d’œuvrer pour « introduire l’intelligence<br />
dans la vie de la nation, implanter la fierté<br />
dans la culture nationale et améliorer la<br />
civilisation internationale, l’unité et les relations<br />
amicales ».<br />
À partir de 1996, le musée national va<br />
donc résolument se tourner vers l’éducation.<br />
Le bâtiment principal, de style néoclassique,<br />
est agrandi ; il double de volume<br />
pour atteindre une superficie de<br />
vingt-six mille cinq cents m². Deux nouveaux<br />
bâtiments sont en outre construits<br />
(ailes A et B), et une nouvelle approche<br />
muséographique est mise en place. Cette<br />
approche est basée sur une réflexion rationnelle<br />
: dans la vie de chaque société, il<br />
y a toujours des attributs de base qui sont<br />
universels, tels que l’organisation sociale,<br />
la vie économique, la vie politique ou encore<br />
les systèmes de croyance. Par ce<br />
biais innovant, le musée national aspire à<br />
comprendre la complexité et la diversité<br />
culturelles de l’Indonésie, tout en encourageant<br />
le développement d’une attitude de<br />
respect mutuel, et en renforçant l’unité<br />
nationale ainsi que la construction de<br />
l’identité indonésienne.<br />
Le parcours permanent du musée couvre<br />
ainsi toute l’histoire de l’Indonésie, depuis<br />
la période préhistorique (il y a plus de<br />
avril 2018<br />
25
4<br />
Conclusion<br />
40 000 ans) jusqu’à la période classique<br />
(du iv e au xv e siècle) tout d’abord, pour<br />
ensuite entrer dans la période islamique,<br />
puis dans la période européenne et, enfin,<br />
dans le xx e siècle, avec l’indépendance<br />
de l’archipel dans les années 1940.<br />
À côté de cette approche chronologique,<br />
les collections ont été divisées en une<br />
série de groupes majeurs, répartis entre<br />
les ailes A et B du musée : dans l’aile A se<br />
trouvent la préhistoire et l’archéologie, la<br />
numismatique et l’héraldique, l’ethnographie,<br />
la géographie et l’histoire, notamment<br />
coloniale. Dans l’aile B, qui s’étend<br />
sur quatre étages et où prend vraiment<br />
forme la nouvelle approche muséographique,<br />
le premier étage concerne à nouveau<br />
la préhistoire et l’archéologie, mais<br />
abordés selon une autre perspective, le<br />
deuxième le patrimoine culturel tangible,<br />
notamment la technologie, le troisième<br />
l’organisation sociale et, enfin, le quatrième,<br />
les collections précieuses : textile,<br />
or et céramiques. Au sein de cette aile B,<br />
les objets ne sont pas organisés de manière<br />
chronologique, mais par thématique,<br />
dans une composition élaborée, vouée à<br />
montrer la complexité de l’histoire indonésienne<br />
et les influences que cet archipel a<br />
subies au fil des siècles.<br />
Abritant plus de cent cinquante mille<br />
pièces, le musée est encore destiné à<br />
s’agrandir, et à se doter prochainement<br />
d’une agora et d’une réserve externalisée<br />
d’environ dix mille m², respectant les<br />
normes muséologiques les plus<br />
modernes.<br />
L’histoire du <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />
est celle d’un musée colonial, au départ<br />
consacré à l’étude des colonisés et de<br />
leur civilisation, mais que la République<br />
d’Indonésie s’est par la suite réapproprié<br />
afin d’en faire un musée destiné à souder<br />
des populations hétérogènes autour d’un<br />
patrimoine commun. Ses collections<br />
furent constituées après d’âpres négociations,<br />
que l’Indonésie a, pour de nombreuses<br />
pièces, réussi à mener afin de se<br />
présenter comme un pays résistant à son<br />
ancien colonisateur, et capable de récupérer<br />
d’importants objets culturels et historiques,<br />
même si cela ne doit pas occulter<br />
l’échec de certaines d’entre elles,<br />
parfois toujours en cours.<br />
Ses trésors nationaux sont désormais mis<br />
en scène afin de relever un défi de taille : il<br />
s’agit de présenter aux groupes scolaires,<br />
dont la visite du musée est obligatoire,<br />
tout comme aux autres visiteurs, une unité<br />
dans la diversité, de dépeindre l’histoire et<br />
la vie d’un archipel aux dix-sept mille îles,<br />
aux trois cents groupes ethniques et aux<br />
sept cents dialectes à travers les processus<br />
d’adaptation humaine à un environnement<br />
particulier. Il s’agit, à partir d’une réflexion<br />
sur la temporalité, la spatialité et<br />
l’ethnologie, de doter la nation indonésienne<br />
d’une substance symbolique à travers<br />
un passé riche en objets, en images<br />
et en récits.<br />
Benedict Anderson (1936 - 2015), historien<br />
américain spécialiste des nationalismes<br />
ainsi que de l’histoire et de la<br />
culture de l’Asie du Sud-Est, en particulier<br />
de l’Indonésie, considérait les musées<br />
comme des institutions de puissance.<br />
Dans ce cas, le musée avait un rôle social<br />
primordial, apaisant les tensions entre les<br />
groupes ethniques. Cette approche est<br />
d’autant plus importante en Indonésie,<br />
dont le caractère multiethnique rend la<br />
compréhension de la diversité culturelle<br />
nécessaire.<br />
Loin de se replier sur lui-même, le <strong>Museum</strong><br />
Nasional Indonesia aspire aussi à décrire<br />
les mécanismes qui ont eu lieu lors des<br />
contacts avec d’autres nations. Une approche<br />
destinée à fournir les clefs de<br />
compréhension de ce qu’est l’Indonésie<br />
aujourd’hui, une culture complexe et multiple,<br />
ouverte sur le monde.<br />
4. Le projet d’agrandissement du <strong>Museum</strong> Nasional<br />
Indonesia, 2017<br />
© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />
5. Le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia, 2017<br />
© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />
avril 2018<br />
26
Bibliographie<br />
Adams K., Canal D., Collomb G., « Identités ethniques,<br />
régionales et nationales dans les musées indonésiens »,<br />
dans Ethnologie française, nouvelle série, t. XXIX, N° 3<br />
(Juillet-Septembre 1999), p. 355-364.<br />
Buku Panduan, <strong>Museum</strong> nasional Gedung B, Jakarta, <strong>Museum</strong><br />
Nasional Indonesia, 2017<br />
5<br />
Groeneveldt W. P., Catalogus der archeologische verzameling<br />
van het bataviaasch genootschaap van kunsten en<br />
wetenschap, Batavia, Albrecht & Co., 1887.<br />
Groet H., Van Batavia naar Weltevreden: Het Bataviaasch<br />
Genootschap van Kunsten en wetenschap, Leyde, KITLV<br />
Uitgeverij, 2009<br />
1. En 1757, ce dernier avait commencé à travailler pour la<br />
Vereenigde Oostindische Compagnie (VOC), alors cette<br />
compagnie était en pleine décrépitude, en raison d’affaires<br />
de corruption.<br />
2. Batavia était le nom du siège de la Compagnie néerlandaise<br />
des Indes orientales en Insulinde, de 1619 à 1799, puis de<br />
la capitale des Indes néerlandaises de 1799 à 1942. Son<br />
nom actuel est Jakarta, capitale de la République<br />
d'Indonésie.<br />
3. Ses activités seront conciliées de 1853 à 1952 dans le<br />
Tijdschrift voor indische taal, land en volkenkunde.<br />
4. Le temple de Borobudur est une importante construction<br />
bouddhiste, bâtie aux 8 e et 9 e siècles, à l’époque de la<br />
dynastie Sailendra, dans le centre de l’île de Java, en<br />
Indonésie.<br />
5. Les procès-verbaux seront par ailleurs édités à partir de cette<br />
date, dans les Notulen.<br />
6. Un kraton est un type de palais javanais.<br />
7. Diponegoro (1785 – 1855) est un prince javanais. Il est<br />
notable pour son opposition aux règles coloniales<br />
néerlandaises. Il joua un rôle important dans la guerre de<br />
Java, au cours de laquelle il fut capturé par l'armée coloniale<br />
néerlandaise. C'est un héros national d'Indonésie.<br />
Icons of Art, the collections of the National museum of<br />
Indonesia, Jakarta, BAB publishing Indonesia, 2007.<br />
<strong>Museum</strong> nasional Indonesia, [en ligne], https://www.<br />
museumnasional.or.id/<br />
Notulen van de algemeene en bestuurs-vergaderingen van het<br />
bataviaasch genootschaap van kunsten en wetenschap,<br />
Batavia, Lange & co., 1864.<br />
Pengembangan <strong>Museum</strong> nasional Indonesia, Jakarta, <strong>Museum</strong><br />
nasional Indonesia, 2017.<br />
Thompson C., « The World beyond the Nation in Southeast<br />
Asian <strong>Museum</strong>s », dans Sojourn : Journal of Social Issues in<br />
Southeast Asia, Vol. 27, No. 1 (avril 2012), p. 54-83.<br />
Tijdschrift voor indische taal, land en volkenkunde, Batavia,<br />
Lange & co., 1853.<br />
van Beurden J. M., Treasures in Trusted Hand Negotiating the<br />
future of colonial cultural objects, Amsterdam, Vrije<br />
Universiteit Amsterdam, 2016.<br />
avril 2018<br />
27
De nouvelles acquisitions<br />
pour le Musée des Beaux-Arts<br />
Carmen Genten<br />
Conservatrice, musée des Beaux-Arts<br />
Coup de rétroviseur sur les cinq premières années de collecte au musée des Beaux-Arts (BAL)<br />
Le 28 juillet 2011 était inauguré le Prélude<br />
au BAL, une exposition qui annonçait la<br />
fusion des trois musées des Beaux-Arts<br />
liégeois en une collection à nouveau réunie<br />
sous un même toit et sous une même<br />
gestion.<br />
Achats – Dons – Legs – Dépôts<br />
De nombreuses acquisitions récentes du<br />
BAL ont déjà été décrites dans des numéros<br />
précédents du Liege.museum : les<br />
gravures d’Emile Salkin (legs Mme<br />
Francine Salkin, 2012), Le portrait de ma<br />
mère par Fanny Germeau (don de l’artiste,<br />
2011), le photomontage Camera obscura<br />
par Michel Cleempoel (achat à l’artiste,<br />
2012), la toile de Michael Kravagna (achat,<br />
2012), la donation d’environ 1800 gravures<br />
par Dacos (2013), le dépôt de 26<br />
œuvres de la collection SPACE (en 2013<br />
et 2014), le Portrait d’Arnold Rey par<br />
Jacques Ochs (don de Mme Denise Rey,<br />
2013), un dessin d’Henri-Jean Closon<br />
(don de M. et Mme Lesaffer, 2014), les<br />
donations de Jean-Luc Herman (2012 et<br />
2014) et enfin les 46 œuvres de Raoul<br />
Ubac présentées dans Les Cahiers de La<br />
Boverie n° 2 (donation de Mme Jacqueline<br />
Trutat, 2016). Mais d’autres acquisitions<br />
majeures méritent encore d’être épinglées.<br />
Jacques Charlier (<strong>Liège</strong>, 1939)<br />
Hélium III<br />
2007<br />
Huile sur toile<br />
Achat à l’artiste<br />
Jacques Charlier est en observation permanente<br />
de la société, de l’actualité politique,<br />
culturelle ou scientifique. Ainsi, la<br />
découverte de l’exoplanète Gliese 581 C,<br />
en date du 4 avril 2007, lui inspire cette<br />
peinture achetée par la Ville de <strong>Liège</strong> en<br />
2013. Pluridisciplinaire, l’artiste y intègre<br />
différents aspects de sa créativité pour<br />
nous raconter une histoire. Charlier le bédéiste,<br />
comme à son habitude, truffe sa<br />
composition d’inscriptions qui sont autant<br />
d’indices à l’interprétation de la peinture. Il<br />
évoque sa nostalgie des années 1950,<br />
cette époque pleine d’espoir dans le futur<br />
et la conquête de l’espace (Happy time,<br />
when the moon was enough to dream).<br />
Charlier le musicien et mélomane fait référence<br />
aux grands tubes musicaux (Moon<br />
shadow, Blue moon, How high the<br />
moon…), sur lesquels Charlier le peintre<br />
fait danser un couple vers son Happy<br />
End, « ne sachant pas qu’il leur faudra<br />
voyager pendant 350 000 années avant<br />
d’atteindre Gliese 581 C ».<br />
Marthe Ansiaux (<strong>Liège</strong>, 1914 - 2012)<br />
La presse, 1982,<br />
pointe sèche sur papier Arches<br />
99 gravures<br />
Don de Mme Catherine Wiser<br />
Après l’enrichissement considérable des<br />
collections du Cabinet des Estampes et<br />
des Dessins grâce au don des quelque<br />
1800 gravures de Dacos en 2013, ce<br />
département fut une nouvelle fois étoffé<br />
de manière généreuse par un don de la<br />
fille de l’artiste graveur Marthe Ansiaux,<br />
elle-même artiste. Une sélection de cette<br />
donation fut présentée au Musée<br />
d’Ansembourg. Marthe Ansiaux se passionne<br />
sur le tard pour la gravure. À l’eauforte<br />
ou au burin, elle campe des objets<br />
ou paysages inspirés de son quotidien,<br />
dans leur apparat le plus banal, mais animés<br />
d’une grande présence. Son travail<br />
se caractérise par un geste très spontané,<br />
ne nécessitant aucun dessin préparatoire<br />
pour décrire ses compositions avec une<br />
sincérité et une authenticité sans artifice.<br />
avril 2018<br />
28
Christian Dotremont (Tervuren, 1922 –<br />
Buizingen, 1979) et Asger Jorn (Vejrum,<br />
1914 – Aarhus, 1973)<br />
Je suis la lame…<br />
sans date<br />
Huile sur toile<br />
Dépôt de la Fédération Wallonie-Bruxelles<br />
Armand Rassenfosse (<strong>Liège</strong>, 1862 -<br />
1934)<br />
Portrait de Renée Voyave<br />
1915<br />
Crayon, pastels, craie et fusain sur papier<br />
Legs de Mme Alice Durdu<br />
Les collections du musée des Beaux-Arts<br />
sont riches en œuvres de l'artiste liégeois<br />
Armand Rassenfosse, notamment grâce<br />
à la mise en dépôt des œuvres issues de<br />
sa maison et de son atelier par la Fondation<br />
Roi Baudouin. Dans le cas de ce portrait,<br />
il s’agit d’un dessin assez peu connu, car<br />
même s’il ne porte pas de dédicace, on<br />
peut raisonnablement supposer qu’il s’agit<br />
d’une réalisation pour une connaissance<br />
de l’artiste. Ainsi, le portrait de Renée<br />
Voyave ne fut jamais destiné au marché<br />
de l’art et est resté la propriété du modèle,<br />
Mme Renée Voyave-Waaub, avant d’appartenir<br />
à Mme Alice Durdu, qui le légua<br />
ensuite au musée.<br />
Le musée des Beaux-Arts peut s’enorgueillir<br />
de receler quelques belles pièces<br />
du mouvement CoBrA. La présence de<br />
ces œuvres est d’autant plus intéressante<br />
pour nos collections que l’ancien Palais<br />
des Beaux-Arts de la Boverie fut l’hôte de<br />
la dernière exposition du groupe en 1951.<br />
Parmi les artistes représentés se trouvent<br />
surtout des membres belges, dont<br />
Dotremont, Alechinsky, Vandercam, Bury,<br />
Van Lint et Collignon, les Hollandais Appel<br />
et Corneille, mais pas de Danois. Cette<br />
lacune fut enfin comblée en 2015, par le<br />
dépôt de la Fédération Wallonie-Bruxelles<br />
de la peinture-mots à quatre mains de<br />
Dotremont et Jorn. Les peintures-mots<br />
sont des créations complices entre deux<br />
artistes, souvent de formations complémentaires,<br />
travaillant simultanément sur<br />
une œuvre en mélangeant texte et représentation<br />
sur un même support. Les premières<br />
œuvres collectives entre peinture<br />
et poésie datent de 1948, année fondatrice<br />
du groupe CoBrA, et sont considérées<br />
comme une forme d’expression majeure<br />
par ses membres.<br />
Par définition, cette sélection n’est pas<br />
exhaustive. Dans les dossiers d’acquisition<br />
relatifs à l’année 2017, nous avont<br />
notamment pu compter sur un généreux<br />
don d’environ 950 œuvres de Robert<br />
Crommelynck par le petit-fils de l’artiste,<br />
Michel Thiry, un don de deux toiles de Jo<br />
Rome, le legs d’un tableau de Camille-<br />
Léopold Cabaillot-Lasalle par Mme<br />
Lucette Bertrand et l’achat de plusieures<br />
planches originales de bande dessinée.<br />
Ces nouvelles acquisitions feront certainement<br />
l’objet de l’un ou l’autre compte<br />
rendu futur.<br />
avril 2018<br />
29
Des œuvres chinoises et<br />
japonaises<br />
Pour renouer avec la thématique de ce<br />
bulletin, il convient d’évoquer également<br />
l’arrivée de trois nouveaux artistes dans<br />
nos collections.<br />
Zhao Jianghua (Province de Shanxi,<br />
1982)<br />
Overlook from the plateau<br />
2014<br />
Xylogravure<br />
Achat à l’artiste<br />
Jianghua est un artiste chinois, participant<br />
de la 10 e Biennale internationale de<br />
Gravure à <strong>Liège</strong> en 2015, où il présenta<br />
des gravures sur bois étonnantes, tant par<br />
leur qualité que par leur format. En effet,<br />
ses matrices étant trop grandes pour un<br />
passage sous presse standard, il les imprime<br />
au moyen du dos d’une cuillère.<br />
Ses motifs de prédilection sont les paysages<br />
de sa campagne natale, avec les<br />
montagnes et les champs cultivés qu’il<br />
représente dans des perspectives cavalières.<br />
Depuis 2016, une version exportée de la<br />
Biennale de Gravure liégeoise est organisée<br />
à Pékin en collaboration avec l’Académie<br />
des Beaux-Arts, permettant d’intensifier<br />
davantage les échanges artistiques<br />
entre les deux villes, notamment dans<br />
l’organisation d’expositions et de résidences<br />
d’artistes dans le pays partenaire.<br />
Hiroko Okamoto (Japon, 1957 - 2007)<br />
Chair n° 97<br />
s.d.<br />
Vingt eaux-fortes sur papier Arches<br />
Don de l’Association Hiroko Okamoto<br />
Chez cette aquafortiste japonaise, trois<br />
thèmes récurrents : les gros plans de détails<br />
de pulls tricotés, de larges fauteuils à<br />
oreilles inoccupés et des végétaux, du<br />
buisson aux graminées. Si dans les deux<br />
premières catégories, Okamoto réussit à<br />
créer un rendu hyperréaliste de la surface<br />
des tissus, que ce soient les mailles du<br />
tricot, les motifs géométriques ou la texture<br />
et les volumes des garnissages, ses<br />
motifs végétaux sont, eux, des évocations<br />
mélancoliques, aérées, bercées par les<br />
vents.<br />
Formée à l’école des Beaux-Arts de Sokei<br />
(Tokyo), Okamoto s’installe au début des<br />
années 2000 à Paris. Après son décès<br />
inopiné en 2007, ses amis graveurs français<br />
créent l’Association Hiroko Okamoto.<br />
Celle-ci est à l’origine d’un don de vingt<br />
eaux-fortes au musée des Beaux-Arts en<br />
2015.<br />
avril 2018<br />
30
Hsiao Chin (Shanghai, 1935)<br />
Ascensione vers l’infinito<br />
2002<br />
Encre sur papier<br />
Don de l’artiste<br />
Pour évoquer la dernière acquisition majeure<br />
d’un artiste asiatique, il faut remonter<br />
peu avant la fermeture de l’ancien Musée<br />
d’Art Moderne et d’Art Contemporain. En<br />
2011, le MAMAC exposait l’artiste Hsiao<br />
Chin, un des plus influents protagonistes<br />
de l’art chinois contemporain.<br />
Né à Shanghai, il connaît une carrière internationale<br />
qui le mène à travers plusieurs<br />
pays, sans jamais renier ses origines ni<br />
ses influences asiatiques. L’évolution de<br />
son œuvre part de Taiwan avec le postimpressionnisme,<br />
intégrant des références<br />
iconographiques orientales comme la calligraphie<br />
ou l’eau-forte. L’artiste voyage<br />
ensuite pendant de longues années à<br />
Madrid, Milan, Paris, Londres et New<br />
York , où il fréquente les artistes émergents<br />
de son époque dont Tàpies, Rothko, Feito<br />
ou Fontana. Traversant les grands mouvements<br />
artistiques occidentaux, son œuvre<br />
évolue alors vers l’abstraction tout en gardant<br />
l’empreinte des philosophies<br />
asiatiques, le zen, le bouddhisme ou le<br />
taoïsme. Ainsi, Hsiao pratique un art réfléchi<br />
où chaque geste est soigneusement<br />
étudié, dans une recherche d’un équilibre<br />
entre les contraires, entre l’action et l’observation,<br />
et un état d’harmonie parfaite<br />
avec la nature.<br />
Présentée parallèlement à une exposition<br />
d’œuvres récentes à l’Académie des<br />
Beaux-Arts, cette rétrospective au<br />
MAMAC est la dernière exposition majeure<br />
en date de l’artiste. De cet événement, les<br />
collections du BAL gardent deux témoignages,<br />
une calligraphie exécutée par<br />
l’artiste à l’Académie en 2011 et donnée<br />
ensuite au musée, ainsi que le don de<br />
l’artiste d’un dessin exposé au MAMAC,<br />
intitulé Ascension vers l’infini. Suite au décès<br />
tragique de sa fille Samantha, Hsiao<br />
entame une série d’œuvres dans lesquelles<br />
le lien avec l’univers et l’au-delà<br />
s’intensifie davantage. Dédiées spécialement<br />
à sa fille, elles symbolisent le passage<br />
vers l’éternité dans un mouvement<br />
doux et simultanément impétueux de vagues<br />
de couleur moutonnées.<br />
Une politique d’acquisition<br />
Toutes les œuvres présentées ici correspondent<br />
parfaitement aux critères de sélection<br />
liés à la mission d’acquisition du<br />
musée des Beaux-Arts liégeois qui<br />
guident aujourd’hui la décision des responsables<br />
scientifiques d’intégrer ou non<br />
une nouvelle pièce dans la collection. Nos<br />
objectifs sont la conservation et le développement<br />
d’une collection cohérente.<br />
avril 2018<br />
31
1 2 3 4<br />
1 - 2 - 3 - 4 - 5<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 6,5 ; 6,4 ; 6,8 ; 7,5 ; 7,4 - l 4,5 ; 5 ; 4,5 ; 4,5 ; 4,6 cm<br />
GC.VER.08a.1952.65651 (B/2169) - GC.VER.08a.1952.65653 (B/2165) - GC.VER.08a.1952.65654 (B/2164 a-b) -<br />
GC.VER.08a.1952.63105 (B/2170 a-b) - GC.VER.08a.1952.65652 (B/2168 a-b)<br />
avril 2018<br />
32
Jean-Paul Philippart<br />
Conservateur du département du Verre<br />
Grand Curtius<br />
Les Tabatières chinoises en verre (« snuff bottles »)<br />
L'art du verre soufflé en flacon fait un tabac<br />
« J’ai du bon tabac dans ma tabatière 1 …» mais le tabac n’en est que<br />
meilleur lorsque la tabatière est en verre.<br />
En Chine, le nouveau mode de consommation du tabac relance la<br />
création verrière<br />
Le tabac, originaire d’Amérique, apparaît en Chine à la fin de la dynastie Ming (1368 -<br />
1644), dans les années 1600, par l’intermédiaire des commerçants et des missionnaires<br />
européens. Comme il est interdit de le fumer à l’époque, le tabac est réduit en<br />
poudre de manière à le priser ; autrement dit, de l’inhaler ou le « sniffer » (d’où l’appellation<br />
anglaise « snuff bottles » pour désigner les flacons). Ce mode de consommation<br />
du tabac est à l’époque plutôt considéré comme bénéfique, dégageant les voies respiratoires,<br />
alors qu’en réalité, les muqueuses nasales brunissent et sont irritées, provoquant<br />
une perte de l’odorat.<br />
En 1644, la prise de pouvoir par les conquérants mandchous qui fondent la dynastie<br />
Qing (1644 - 1911), va entraîner deux grandes innovations à propos du sujet qui nous<br />
occupe. Étonnamment, la consommation de tabac en poudre, à inspirer par le nez, va<br />
provoquer un renouveau du travail du verre, soufflé à l’air libre ou dans un moule, ainsi<br />
que la création d’un nouveau type de récipient. Les deux activités vont connaître un<br />
premier engouement sous le règne de l’empereur Kangxi (1662 - 1722) qui engage au<br />
palais impérial de Pékin un grand nombre d’artistes, de scientifiques et de lettrés jésuites<br />
venus d’Europe. Kangxi entretient de bonnes relations avec les cours européennes<br />
- il est contemporain de Louis XIV - et reçoit en guise de cadeaux plusieurs<br />
objets en verre, une matière qui le fascine. L’empereur décide alors de fonder une<br />
verrerie à l’intérieur de l’enceinte du palais impérial de Pékin (la Cité interdite), en 1696,<br />
et choisit le dénommé Kilian Stumpf pour la diriger. Ce jésuite allemand va améliorer la<br />
qualité de fabrication du verre et bénéficier des meilleurs ouvriers qui, à son contact,<br />
apprennent les techniques européennes comme la taille et la gravure. Le verre avait été<br />
en effet trop longtemps délaissé par les artisans chinois qui privilégiaient la porcelaine<br />
pour façonner de la vaisselle de table et des objets décoratifs.<br />
5<br />
1. Première phrase du refrain de la chanson française populaire<br />
« J’ai du bon tabac » attribuée à l’abbé de l’Attaignant<br />
(1697-1779).<br />
En Europe, la tabatière la plus couramment utilisée est une boîte à couvercle ne convenant<br />
pas aux conditions climatiques de la Chine. Celles-ci nécessitent l’utilisation de<br />
flacons hermétiques afin de protéger le tabac de l’humidité ambiante et de conserver<br />
tout son arôme. Bien que divers matériaux soient utilisés par les artisans chinois tels les<br />
pierres précieuses (agate, jade, jaspe, calcédoine…), la porcelaine ou encore les matières<br />
organiques (corail, nacre, ambre, laque, ivoire, os…), le verre devient leur matériau<br />
privilégié. Probablement inspirée des flacons qui contenaient les herbes médicinales<br />
et les remèdes pharmaceutiques, la tabatière chinoise est plus raffinée, en forme<br />
de fiole de forme oblongue aplatie (la plus courante) ou cylindrique, conçue pour tenir<br />
dans la paume de la main, facile à manipuler et à porter sur soi dans un petit sac en<br />
avril 2018<br />
33
6 7 8 9<br />
soie attaché à la ceinture. Une base taillée<br />
de forme ovale en assure la stabilité<br />
lorsqu’elle est posée sur du mobilier. Le<br />
flacon est obturé par un bouchon coloré<br />
en forme de dôme ou de forme hémisphérique<br />
parfois en pierre comme la jadéite<br />
(29-30) ou en métal comme l’argent<br />
(7). Un disque en verre ou en pierre percé<br />
en son centre facilite la fixation à l’orifice.<br />
Un tenon en liège est fixé au bouchon,<br />
s’insérant dans l’orifice du flacon et pourvu<br />
d’une cuillère - au manche effilé et au long<br />
cuilleron peu profond - en ivoire, en os ou<br />
en bambou (12). Celle-ci sert à puiser la<br />
poudre de tabac avec parcimonie dans la<br />
fiole, puis à la déposer délicatement sur<br />
faisaient partie de la collection d’Armand<br />
Baar 2 . Malheureusement, en raison de<br />
l’absence de signature d’artiste ou de cartouche<br />
au nom d’un empereur, la datation<br />
s’avère approximative (18 e et 19 e siècles).<br />
2. Armand Baar (1875-1942) était ingénieur des mines de L'Ulg<br />
en 1899, et membre de l'I.A.L.<br />
10 11 12 13 14<br />
l’ongle d’un pouce ou sur le dos de la<br />
main, le consommateur n’ayant plus qu’à<br />
la porter à ses narines pour la « sniffer ». Le<br />
cérémonial de la prise est d’abord réservé<br />
à l’empereur et à sa cour, ainsi qu’aux<br />
hauts fonctionnaires (les mandarins), aux<br />
militaires et aux lettrés. Dès lors, la tabatière<br />
constitue un objet indispensable et<br />
fait référence au rang social élevé de toute<br />
personne qui la possède.<br />
Sous le règne de Kangxi, les flacons sont<br />
monochromes avec de temps en temps<br />
un décor incrusté formant des taches de<br />
couleur. Son successeur, l’empereur<br />
Yongzheng (1723 - 1735) préfère résider<br />
au palais d’été du jardin impérial Yuanming<br />
Yuan (« le jardin de la clarté parfaite ») et<br />
décide d’y installer une partie des ateliers<br />
de verrerie de la Cité interdite. Les tabatières<br />
prennent des couleurs plus nuancées<br />
et constituent des cadeaux de choix<br />
offerts par l’empereur aux personnages de<br />
haut rang chinois ou étrangers. Le long<br />
règne de l’empereur Qianlong (1735 -<br />
1796) équivaut à la période faste de la<br />
production des tabatières en verre aux<br />
coloris et aux décors les plus variés. La<br />
prise de tabac devient alors une véritable<br />
mode et le flacon un objet luxueux, l’accessoire<br />
indispensable à toute personne<br />
de « bonne société ». À partir de la seconde<br />
moitié du 18 e siècle, la pratique se<br />
démocratise, touchant l’ensemble de la<br />
population, et la tabatière devient un objet<br />
inséparable, très apprécié pour sa fonction<br />
et sa valeur artistique jusqu’à devenir<br />
un véritable objet de collection, aussi bien<br />
en Europe qu'en Chine. L’année 1911,<br />
marquée par la chute du dernier empereur<br />
Xuantong de la dynastie, sonne le glas de<br />
la production des fioles par la verrerie impériale.<br />
L’apparition de la cigarette provoque<br />
une forte baisse de la confection<br />
des tabatières.<br />
Le département du Verre du Grand Curtius<br />
comprend une septantaine de flacons qui<br />
6 - 7 - 8 - 9<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 6,8 ; 6,4 ; 7,2 ; 5,5 - l 3,4 ; 5 ; 4,2 ; 3,8 cm<br />
GC.VER.08a.1952.58533 (B/2162 a-b)<br />
GC.VER.08a.1952.58300 (B/2208 a-b)<br />
GC.VER.08a.1952.58303 (B/2204 a-b)<br />
GC.VER.08a.1952.58302 (B/2205 a-b)<br />
10 - 11 - 12 - 13 - 14<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 6,5 ; 6,8 ; 6,2 ; 7,3 ; 7,2 - l 3,8 ; 3,8 ; 5,4 ; 5 ; 4<br />
cm<br />
GC.VER.08a.2352.58806 (B/2352 a-b)<br />
GC.VER.08a.1952.63101 (B/2175 a-b)<br />
GC.VER.08a.1952.58809 (B/2216 a-b)<br />
GC.VER.08a.1952.66145 (B/2163)<br />
GC.VER.08a.1952.66521 (B/2375)<br />
15 - 16 - 17 – 18<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 8,3 ; 5,5 ; 6 ; 6,3 - l 4,4 ; 4,6 ; 5 ; 3,3 cm<br />
GC.VER.08a.1952.63103 (B/2173 a-b)<br />
GC.VER.08a.1952.59827 (B/2353)<br />
GC.VER.08a.1952.58609 (B/2201)<br />
GC.VER.08a.1952.66649 (B/2218 a-b)<br />
avril 2018<br />
34
15 16 17 18<br />
La grande diversité des techniques<br />
décoratives, des coloris<br />
et des motifs représentés<br />
1) L’imitation de l’ambre et de<br />
pierres dures<br />
Le verre de couleur verte imite le jade, le<br />
verre ambré l’ambre (les flacons trapus 1<br />
et 2), tandis que le décor marbré reproduit<br />
les pierres veinées telles que l’agate et le<br />
jaspe (rouge-brun 3). Cette technique,<br />
déjà connue des verriers dès l’époque<br />
romaine, est utilisée à Murano dès le<br />
16 e siècle, puis en Europe au cours du<br />
18 e siècle. On peut voir dans la couleur<br />
rouge l’imitation du jade rouge et dans la<br />
couleur jaune celle de l’ambre, mais dans<br />
les deux flacons reproduits, le verre translucide<br />
est rendu vaporeux par l’inclusion<br />
de veines tourmentées (4 et 5).<br />
2) Le décor polychrome incrusté<br />
Les taches de couleurs incrustées dans<br />
les flacons sont obtenues en incorporant<br />
des oxydes métalliques dans le verre pâteux,<br />
technique utilisée depuis l’Antiquité<br />
et très prisée par les Vénitiens. Il s’agit de<br />
verre souvent opalin blanc tacheté (6) ou<br />
moucheté (7). Ces pièces sont empreintes<br />
d’une étonnante modernité et pourraient<br />
avoir été réalisées de nos jours. Le flacon<br />
en verre olive bullé transparent pourvu<br />
d’un bouchon rouge corail est incrusté de<br />
taches de couleurs rouge, orange, jaune<br />
et beige ainsi que de filets bruns<br />
« peignés » (8). Le décor de taches dorées<br />
(9) est obtenu par une technique ingénieuse<br />
: l’aventurine (« avventurina »), inventée<br />
par les verriers de Murano au<br />
18 e siècle, imitant la pierre fine du même<br />
nom constituée de quartz à inclusions de<br />
mica. L’artisan ajoute des cristaux de<br />
cuivre donnant un aspect doré et pailleté à<br />
la pâte vitreuse appelée alors « stellaria ».<br />
3) La technique « overlay »<br />
Ce terme anglais désigne la technique<br />
verrière la plus usitée pour l’obtention d’un<br />
décor parant les flacons à priser. Le verre<br />
dans lequel est façonné la fiole peut être<br />
doublé (recouvert d’une autre couche de<br />
couleur différente) ou multicouche (recouvert<br />
d’une à six couleurs de tons différents)<br />
; ces diverses couches sont appliquées<br />
à chaud. Ensuite, cette<br />
superposition de matières colorées est<br />
gravée par abrasion à l’aide d’une molette<br />
fixée à un axe rotatif, de manière à faire<br />
apparaître des motifs décoratifs se détachant<br />
en relief prononcé sur l’objet (gravure<br />
en camée).<br />
La plupart de ces motifs, en plus de leur<br />
qualité graphique et esthétique, sont des<br />
symboles de bon augure, bien ancrés<br />
dans la tradition chinoise. En contradiction<br />
avec les effets nocifs causés par l’inhalation<br />
du tabac, la thématique décorative<br />
est essentiellement consacrée au bonheur<br />
et à la longévité, voire à l’immortalité.<br />
Les fleurs : lotus et bégonias<br />
Le lotus aux larges feuilles arrondies, la<br />
fleur de prédilection des Chinois, symbole<br />
de pureté, de vitalité, de bonheur et d’épanouissement<br />
spirituel, est la plus souvent<br />
représentée sur les tabatières. Des lotus<br />
noirs se détachent sur du verre opalin<br />
blanc (12), un flacon aux lotus verts est<br />
pourvu d’un bouchon de forme végétale<br />
(14), et plus rare : un flacon en verre « à<br />
flocons de neige » (incrusté de bulles<br />
blanchâtres) comporte quatre couleurs : le<br />
rouge, le jaune, le bleu et le vert (11).<br />
Quant aux bégonias représentés en<br />
« overlay » vert foncé sur le flacon ocre<br />
jaune (10) et le flacon marbré rouge-brun<br />
(13), ils symbolisent la beauté.<br />
Les animaux bienfaiteurs<br />
Le dragon<br />
Forçant à la fois la crainte et le respect<br />
parmi toutes les classes sociales, le dragon,<br />
animal fabuleux le plus emblématique<br />
de la mythologie chinoise, règne en<br />
maître sur les éléments naturels. Il est le<br />
cinquième signe du zodiaque chinois.<br />
Fréquemment représenté sur les céramiques<br />
chinoises avec un long corps tortueux,<br />
l’air effrayant avec la gueule ouverte<br />
et les pattes pourvues de cinq griffes -<br />
symbolisant l’empereur - il apparaît plus<br />
souvent en « Chilong » sur les flacons en<br />
verre. Il s’agit ici d’un dragon dépourvu de<br />
corne, au corps stylisé et à l’expression<br />
plus douce, plus en accord avec le fait<br />
qu’il porte bonheur (15 et 16). Notons le<br />
flacon de forme cylindrique jaune montrant<br />
deux dragons aux corps sinueux affrontés<br />
(17), et celui orné sur chaque face d’un<br />
dragon bleu, portant un bouchon en ivoire<br />
incisé en forme de fleur incrustée au<br />
centre d’une perle verte (18).<br />
L’utilisation de verre de six couleurs différentes<br />
est beaucoup plus rare. Sur un<br />
flacon orné de quatre dragons rampants,<br />
l’artisan a utilisé un verre opalin blanc veiné<br />
de jaune clair pour la teinte de l’objet et<br />
cinq couleurs pour le décor : le jaune et le<br />
avril 2018<br />
35
19<br />
20<br />
mauve pâles (19), le<br />
rouge, le vert et le<br />
bleu foncé (20).<br />
Poissons et<br />
crustacé<br />
Sur les flacons à priser, le poisson rouge<br />
et la carpe, signes d’abondance, sont les<br />
deux espèces les plus fréquemment représentées.<br />
Le fait qu’ils pondent de nombreux<br />
œufs favorise la fertilité chez les<br />
femmes et la virilité chez les hommes.<br />
Dans la tradition chinoise, il est de coutume<br />
d’offrir l’un de ces poissons comme<br />
cadeau de mariage pour matérialiser l’harmonie<br />
conjugale ou lors d’une naissance<br />
pour assurer longévité et richesse au nouveau-né.<br />
Le poisson rouge ou « voile de Chine »,<br />
symbolisant la richesse, est identifiable<br />
par ses yeux proéminents et sa grande<br />
nageoire caudale (21). La grenouille rouge<br />
aux yeux verts servant de bouchon fait<br />
office d’amulette. Elle peut se substituer à<br />
la personne qui en est le propriétaire au<br />
cas où celui-ci perd la vie, afin de sauver<br />
son âme. La carpe symbolise le courage,<br />
la persévérance et la réussite, grâce à sa<br />
capacité à remonter fleuves et cascades à<br />
contre-courant. Une légende chinoise raconte<br />
comment la carpe, au bout de son<br />
périple, atteint « la porte du dragon ». À ce<br />
moment, un orage éclate et un éclair<br />
frappe la nageoire caudale du poisson<br />
dont les yeux s’illuminent. Une fumée divine<br />
sort de sa gueule (22) sur laquelle<br />
peut être représentée un édifice bouddhique<br />
comme la pagode (23). Enfin récompensée,<br />
la carpe se transforme en dragon.<br />
En effet, ce qui différencie le poisson<br />
rouge de la carpe, c’est que celle-ci porte<br />
deux paires de barbillons - tout<br />
comme le dragon - qui symbolisent la<br />
force surnaturelle. Cette légende se traduit<br />
dans la réalité par le parcours scolaire<br />
de l’étudiant, qui à force de ténacité,<br />
de travail et de courage réussit à terminer<br />
ses études. Ensuite, son parcours professionnel<br />
va l’amener à évoluer par luimême<br />
en accédant petit à petit aux échelons<br />
supérieurs de la hiérarchie afin<br />
d'obtenir un haut poste au service<br />
exclusif de l’empereur (symbolisé par<br />
le dragon).<br />
21 22 23<br />
Le crabe est un symbole bénéfique<br />
de réussite professionnelle.<br />
Semblables par la prononciation,<br />
le mot chinois<br />
signifiant la carapace du<br />
crustacé et le caractère désignant<br />
« champion » se transposent<br />
dans la réalité par le<br />
fait qu’un candidat passant un<br />
examen impérial chinois obtienne<br />
le meilleur résultat. Par ailleurs,<br />
un motif décoratif représentant<br />
24<br />
deux crabes - comme ici illustrés, accrochés<br />
à une plante marine (24) - « personnifie<br />
» le premier et le second à avoir réussi<br />
l’épreuve.<br />
La chauve-souris<br />
En chinois, chauve-souris se dit « fu »,<br />
comme le mot bonheur dont elle est le<br />
symbole. Véritable porte-bonheur dans la<br />
mythologie chinoise, elle symbolise également<br />
la longévité car elle réside dans des<br />
grottes ou des cavernes considérées<br />
comme des endroits de passage<br />
menant au monde des immortels.<br />
Sur un flacon en verre « à flocons<br />
de neige » (incrusté de bulles blanchâtres),<br />
une chauve-souris fantomatique<br />
survole une<br />
branche de lotus, les ailes<br />
déployées (26). Sur deux<br />
autres fioles, elle est représentée<br />
les ailes repliées<br />
vers l’arrière. L’une en verre<br />
rouge gravée en haut à<br />
droite, se confondant avec<br />
une grenade, fruit porte-bonheur<br />
exauçant les vœux (25).<br />
L’autre est représentée de face -<br />
en bleu sur le verre craquelé blanchâtre -<br />
à laquelle sont suspendus deux cercles<br />
25<br />
avril 2018<br />
36
29 30<br />
26<br />
28<br />
jointifs cernant des caractères d’écriture<br />
(27). Sur chaque face latérale, figure un<br />
masque représentant un coléoptère<br />
stylisé, doté de deux grands yeux<br />
et de six pattes à extrémité spiralée,<br />
auquel est suspendu un<br />
anneau (28).<br />
Le désir d’être immortel et<br />
d’« avoir la pêche »<br />
Deux tabatières - l'une par la<br />
technique overlay et l'autre par la gravure<br />
- sont parées de plusieurs symboles<br />
de longévité.<br />
Ainsi, sur le flacon en verre opalin blanc<br />
doublé de bleu foncé, la cigogne représentée<br />
sur une face (29) est censée vivre<br />
un millier d’années, servant de moyen de<br />
transport aux immortels. Une chauvesouris,<br />
les ailes déployées, apparaît en<br />
haut à droite. Sur le côté gauche, on perçoit<br />
des branches aux cônes d’épines<br />
stylisés (mascarons aplatis incisés en<br />
étoiles) du pin, arbre symbole d’immortalité.<br />
Sur l’autre face (30) est représenté un<br />
cerf au corps étoilé. Symbole de longévité<br />
et de prospérité, lui seul peut trouver le<br />
champignon magique « lingzhi ». Celui-ci<br />
se conserve très longtemps, garantissant<br />
ainsi une longue vie, et prend la forme<br />
d’un bois de cerf en séchant.<br />
Le flacon cylindrique porte un décor gravé<br />
directement à la roue sur le verre couleur<br />
grenat. Sur une face (32), on retrouve le<br />
cerf au corps étoilé, la tête tournée vers<br />
l’arrière, regardant une chauve-souris, et<br />
sur l’autre face (31), sous les branches<br />
d’un pin, le fameux dieu Sau appelé aussi<br />
Shou Xing ou « Étoile de la longévité ».<br />
27<br />
Ce dieu est souvent accompagné<br />
du cerf (ce qui expliquerait les<br />
étoiles présentes sur le pelage de<br />
celui-ci), ainsi que de la<br />
chauve-souris qui porte<br />
chance. Il est représenté<br />
en vieux sage barbu, longuement<br />
vêtu et tenant un<br />
bâton noueux en bois de<br />
pêcher, censé chasser les<br />
démons. Face à lui est agenouillé<br />
un personnage au crâne rasé lui<br />
présentant entre ses mains une pêche<br />
d’immortalité (en forme d’as de pique fendu).<br />
Une scène comme celle-ci semble<br />
rare, car ce fruit est l’un des attributs du<br />
dieu Sau qui le tient habituellement en<br />
main. Dans la tradition chinoise, c’est le<br />
seul fruit capable de donner la jeunesse<br />
éternelle et l’immortalité à la personne qui<br />
le mange. Selon une légende, le pêcher<br />
poussait dans les montagnes du Kun<br />
Lun, dans les jardins de Xi Wang Mu, la<br />
Reine mère du paradis occidental des<br />
immortels. Celle-ci organisait un banquet<br />
lorsque l’arbre portait ses fruits<br />
mûrs tous les trois mille ans. On<br />
raconte que le Roi Singe<br />
Sun, vexé de ne pas avoir<br />
été convié, s’introduisit<br />
dans les jardins et<br />
mangea toutes les<br />
pêches d’immortalité.<br />
Celles-ci<br />
seraient à l’origine<br />
de la célèbre<br />
expression<br />
vitaminée « avoir<br />
la pêche ».<br />
31<br />
19 - 20<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 8,7 - l 4,4 cm<br />
GC.VER.08a.1952.58801 (B/2370 a-b)<br />
21 - 22 - 23<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 5,2 ; 6,6 ; 7,3 - l 3,4 ; 3,8 ; 5,5 cm<br />
GC.VER.08a.1952.58805 (B/2354)<br />
GC.VER.08a.1952.66296 (B/2198 a-b)<br />
GC.VER.08a.1952.59662 (B/2373 a-b)<br />
24<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 7,8 - l 4 cm<br />
GC.VER.08a.1952.58807 (B/2351 a-b)<br />
25 - 26<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 8,5 ; 6,7 - l 4,4 ; 3,9 cm<br />
GC.VER.08a.1952.66644 (B/2153)<br />
GC.VER.08a.1952.59826 (B/2356 a-b)<br />
27 - 28<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 6,4 - l 4,7 cm<br />
GC.VER.08a.1952.66286 (B/2188)<br />
29 - 30<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 6 - l 5,5 cm<br />
GC.VER.08a.1952.66143 (B/2176 a-b)<br />
31 - 32<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 7,1 - l 5,4 cm<br />
GC.VER.08a.1952.58298 (B/2212)<br />
32<br />
avril 2018<br />
37
33 34<br />
36 37 38<br />
Deux scènes de genre et le « double<br />
bonheur »<br />
Dans une composition graphique similaire,<br />
deux personnages sont gravés sur<br />
un flacon en verre bleu foncé doublé<br />
d’une couche de verre opalin blanc. Sur<br />
une face : un vieillard barbu coiffé d’un<br />
chapeau hémisphérique pêche dans les<br />
flots d’une rivière, à l’abri sous une branche<br />
d’arbre à longues feuilles (33). Au revers :<br />
un porteur coiffé d’un chapeau échancré<br />
et muni d’une palanque (servant à porter<br />
des marchandises ou des seaux à chaque<br />
extrémité) passe sous un pin, symbole de<br />
puissance, de vitalité et de longévité (34).<br />
Un masque animalier auquel est suspendue<br />
une anse est gravé sur chaque face<br />
latérale.<br />
Une fiole à panse d’allure rectangulaire est<br />
ornée du signe graphique (xǐ) qui signifie<br />
« double bonheur », très présent dans la<br />
culture chinoise (35). Ce symbole sert de<br />
décoration lors des noces et des mariages<br />
pour assurer le bonheur de chaque<br />
conjoint. Il s’agit d’un idéogramme stipulant<br />
qu’il existe en ce monde une âme<br />
sœur correspondant à chaque être<br />
humain.<br />
« Les cent antiques »<br />
Cette dénomination se rapporte à un décor<br />
représentant toutes sortes d’objets<br />
anciens, des pièces d’art décoratif, du<br />
mobilier intérieur, prometteurs de présage<br />
favorable.<br />
Le plus intéressant des trois flacons portant<br />
ce type de décor est façonné en verre<br />
opalin blanc incrusté de bulles d’air (36).<br />
Les motifs noirs sont variés. Sur une face :<br />
une forme arborescente en pot sur un<br />
socle tripode, une statuette représentant<br />
le lion gardien « Shishi » ou chien « Fu »<br />
(« bonheur »), symbole de protection et<br />
une corbeille de fruits. Au revers : un<br />
éventail, des rouleaux « manuscrits »<br />
conservés dans un grand pot et d’autres<br />
présentés sur un pupitre. Le flacon en<br />
verre incolore est, sur ses deux faces,<br />
décoré en rouge au moyen de plusieurs<br />
pots couverts et de petits meubles superposés<br />
(37). Le dernier en verre opalin<br />
blanc est orné de motifs de couleur rougebrun<br />
(38). Au recto : un vase rempli de<br />
fleurs et un vase à grandes anses verticales<br />
posé sur un meuble. Au verso :<br />
deux brûle-parfums. Un masque animalier<br />
pourvu d’une grande anse décore chaque<br />
face latérale.<br />
technique. La scène se déroule dans un<br />
petit temple chinois du temps de la dynastie<br />
Qing. Un randonneur décide de s’y arrêter<br />
pour faire une pause et « sniffer » du<br />
tabac. Après avoir constaté que son<br />
flacon est vide, il décide, à l’aide d’une<br />
tige de bambou à la pointe aiguisée, de<br />
gratter les parois intérieures du récipient<br />
afin de récupérer la poudre de tabac qui<br />
s’y est collée. Un jeune moine présent<br />
dans le temple, pratiquant l’art du dessin<br />
et de la peinture, intrigué par la fiole, s’approche<br />
du personnage pour observer sa<br />
manipulation. À travers le verre, des<br />
marques de grattage apparurent et lui<br />
donnèrent l’idée de peindre le verre de<br />
l’intérieur.<br />
Deux techniques se sont succédé afin de<br />
rendre l’intérieur des flacons mat et rugueux,<br />
permettant à la peinture d’adhérer<br />
à la surface interne du récipient. Au départ,<br />
l’artisan emplissait la fiole d’un mélange<br />
de sable, de limaille de fer et d’eau<br />
et la secouait énergiquement. Ensuite,<br />
dans la seconde moitié du 18 e siècle,<br />
l’acide s’avèra le moyen le plus efficace<br />
pour mordre les parois intérieures.<br />
35<br />
4) Le décor peint par l’intérieur<br />
Un autre mode décoratif ingénieux<br />
concernant les tabatières en verre apparaît<br />
à la fin du 18 e siècle : il s’agit du périlleux<br />
exercice de peindre un flacon par<br />
l’intérieur.<br />
Une histoire populaire 3 raconte l’anecdote<br />
qui est à l’origine de cette fascinante<br />
33 - 34<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 7,5 - l 5,4 cm<br />
GC.VER.08a.1952.65360 (B/2190 a-b)<br />
35<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 6,8 - l 3,1 cm<br />
GC.VER.08a.1952.58803 (B/2357)<br />
36 - 37 - 38<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 6,4 ; 7,1 ; 7,2 - l 4,9 ; 5,1 ; 3,8 cm<br />
GC.VER.08a.1952.63104 (B/2172 a-b) - GC.VER.08a.1952.58535<br />
(B/2156) - GC.VER.08a.1952.63102 (B/2174 a-b)<br />
avril 2018<br />
38
L’artiste utilise d’abord une plume en bambou<br />
- un long bâtonnet à l’extrémité coudée<br />
et pointue - pour esquisser, puis tracer<br />
le dessin à l’encre noire depuis le fond<br />
du flacon vers le goulot. Cette plume non<br />
encrée sert aussi à corriger et rectifier les<br />
motifs en grattant les traits. Ensuite, une<br />
autre plume en bambou pourvue de cheveux<br />
ou de poils formant un pinceau effilé,<br />
est utilisée pour colorer le décor. La technique<br />
est difficile, car l’artiste doit réaliser<br />
son dessin inversé. En général, contrairement<br />
à l’exécution habituelle d’une peinture,<br />
il commence par les détails du sujet<br />
et termine par le fond de la scène.<br />
Deux flacons au corps globulaire légèrement<br />
aplati portent un décor se différenciant<br />
par le sujet et les couleurs. Le décor<br />
du premier en gris, rose et bleu, nous<br />
montre sur une face un coq mis en<br />
exergue devant un arrière-plan de fleurs<br />
(39). Oiseau de bon augure, il protège la<br />
maison et symbolise les cinq vertus. Par<br />
deux caractéristiques de son anatomie, il<br />
est à la fois le symbole de la vertu civile<br />
car sa crête rappelle la coiffe des mandarins,<br />
et celui de la vertu militaire car ses<br />
pattes sont pourvues d’ergots. Par son<br />
comportement, il symbolise le courage, la<br />
bonté car il partage la nourriture qu’il<br />
trouve avec ses congénères et la<br />
constance car il chante chaque fois que le<br />
jour se lève. Récompensé pour ses mérites,<br />
le coq est le dixième signe zodiacal<br />
chinois. Quatre caractères ou idéogrammes<br />
chinois sont dessinés en haut à<br />
gauche (le dernier signe, , désignerait le<br />
mot clan). Sur la face opposée (40), sont<br />
représentés un bonsaï - probablement un<br />
prunus en fleurs, symbole de la Chine et<br />
du printemps - dans un pot quadripode et<br />
une corbeille ansée remplie d’étranges<br />
« objets » digités (découpés en forme de<br />
doigts). Il s’agit en fait de l'agrume exotique<br />
« citrus medica digitat » composé de<br />
longs doigts jaunes à chair blanche dénommé<br />
« main de Bouddha » - symbole<br />
de chance, de bonheur et de longévité -<br />
servant d’offrande aux divinités<br />
bouddhiques.<br />
Sur une face du second flacon s’affrontent<br />
deux guerriers barbus à cheval, l’un armé<br />
d’une lance et le second d’une épée (41).<br />
Au revers : un guerrier muni d’une lance<br />
chevauche dans un paysage montagneux<br />
(42). La palette de couleurs est très variée<br />
dans les deux scènes. Les tons de brun,<br />
bleu, rouge, vert clair, jaune pâle et noir<br />
sont utilisés. Dans les paysages, agrémentés<br />
par endroits de couleur saumon,<br />
la technique pointilliste est utilisée. Les<br />
pointillés noirs appliqués sur des zones de<br />
verdure suggèrent les herbes sur le sol,<br />
les feuillages des arbres ou des buissons<br />
sur les rochers. Ce procédé ainsi que le<br />
dessin tortueux des montagnes apporte<br />
profondeur et mouvement dans les deux<br />
scènes.<br />
Le dernier flacon est de forme ovale aplatie,<br />
un modèle plus rare.<br />
Il est décoré sur une face de deux femmes<br />
vêtues d’une longue robe ample et drapée,<br />
le regard posé avec bienveillance sur<br />
une grue symbolisant fidélité et longévité.<br />
L’arrière-plan est resté à l’état d’esquisse<br />
(43). Sur la face interne opposée est peint<br />
un paysage montagneux surplombant<br />
des maisons aux murs de couleur saumon<br />
et aux toits bleus, entourées de végétation<br />
et d’arbres dont la densité du<br />
feuillage est rendue par une multitude de<br />
points verts et noirs (44). Deux chauvessouris<br />
stylisées en verre rouge-brun ornent<br />
les faces latérales.<br />
En Chine, le verre dans lequel sont façonnées<br />
les tabatières devient une matière<br />
traitée comme une pierre semi-précieuse<br />
bénéficiant de la plus grande attention.<br />
Les flacons incarnent véritablement l’exotisme<br />
et le raffinement par l’utilisation d’une<br />
riche palette de couleurs, de techniques<br />
inventives et de motifs décoratifs puisés<br />
dans les traditions ancestrales. La finesse<br />
d’exécution se termine par le polissage<br />
leur garantissant brillance et douceur au<br />
toucher. Grâce à l’imagination et à la dextérité<br />
des artisans chinois, ces pièces de<br />
petite dimension constituent de précieux<br />
objets d’art au « design » bien spécifique,<br />
que se disputent encore de nos jours les<br />
collectionneurs dans les salles de vente<br />
du monde entier.<br />
3. Eric Martin, « Arrivée du tabac en Chine », site internet<br />
« tabatières-snuffboxes », Le site des amateurs et<br />
collectionneurs de tabatières. http://tabatieres-snuffboxes.<br />
chez-alice.fr/arrivee_asie.htm<br />
39 40<br />
41 42<br />
43 44<br />
39 - 40<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 10,5 - l 7,2 cm<br />
GC.VER.08a.1978.61329 (78/61 a-b)<br />
41 - 42<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 9 - l 5,9 cm<br />
GC.VER.08a.1952.63001 (B/2183 a-b)<br />
43 - 44<br />
Chine, 18 e - 19 e s.<br />
H 7,3 - l 4,6 cm<br />
GC.VER.08a.1952.63002 (B/2182)<br />
avril 2018<br />
39
Régine Rémon<br />
Première Conservatrice, musée des Beaux-Arts<br />
À propos de chinoiseries liégeoises<br />
Les sanguines de Paul-Joseph Delcloche du Cabinet des Estampes et des Dessins<br />
La vogue des chinoiseries 1 , née en<br />
France, se répand à travers l'Europe dès<br />
le début du xvii e siècle et connaît un véritable<br />
engouement au milieu du siècle suivant.<br />
Watteau, Fragonard, Boucher et<br />
d’autres sont très friands de cette Chine<br />
légère et fantaisiste. Des ornemanistes<br />
français, dont Christophe Huet ou Jean-<br />
Baptiste Pillement, conçoivent de véritables<br />
répertoires iconographiques de<br />
chinoiseries qui s‘intitulent « Cahiers de<br />
balançoires chinoises » ou « Nouvelle suite<br />
de cahiers d’arabesques chinois à l’usage<br />
des dessinateurs et des peintres ». Les<br />
gravures en assurent une diffusion optimale.<br />
Les peintres décorateurs s’en inspirent<br />
pour orner de scènes champêtres<br />
et exotiques les salles à manger, salons<br />
de lecture ou de musique, boudoirs ou<br />
pavillons 2 .<br />
À <strong>Liège</strong>, la peinture décorative n’échappe<br />
pas à cette vogue. Dès 1740, les décors<br />
chinois se retrouvent dans des hôtels particuliers.<br />
L’Hôtel de Hayme de Bomal, situé<br />
au sein du Grand Curtius, conserve<br />
notamment deux panneaux décoratifs du<br />
peintre liégeois Pierre-Michel de<br />
Lovinfosse (1745 - 1821), encore visibles<br />
aujourd’hui, et représentant des scènes<br />
chinoises inspirées de peintures exécutées<br />
par Antoine Watteau, mais non<br />
conservées 3 pour leur part.<br />
Un autre représentant majeur à <strong>Liège</strong>, et<br />
initiateur de cette tendance, est son oncle,<br />
Paul-Joseph Delcloche 4 , également<br />
connu pour ses tableaux de chevalet. Le<br />
musée des Beaux-Arts liégeois conserve<br />
notamment La Famille du comte<br />
d’Horion (1742) et Jean-Théodore de<br />
Bavière à la chasse (1744 - 45), de belle<br />
facture. Formé auprès de son père Pierre<br />
Delcloche à Namur, Paul-Joseph poursuit<br />
ensuite une formation complémentaire à<br />
Paris. Il obtient enfin un premier prix à<br />
l’Académie de Saint-Luc. Rien ne permet<br />
de confirmer son passage dans l’atelier du<br />
peintre français Nicolas Lancret, ainsi que<br />
le mentionne le collectionneur Henri Hamal<br />
(1744 - 1820) 5 , mais on sait en revanche<br />
qu'il se fixe à <strong>Liège</strong> vers 1740. En 1753, il<br />
devient le peintre attitré du Prince-Évêque<br />
Jean-Théodore de Bavière, grand amateur<br />
de rococo et fort investi dans la décoration<br />
de son palais.<br />
Delcloche réalise une imposante composition<br />
qui décore le plafond de l’ancienne<br />
salle du conseil privé, la nouvelle chancellerie,<br />
et signe sur un socle « Delcloche<br />
pinxit et invenit ». Qui plus est, la composition<br />
décore non seulement ce large plafond<br />
mais aussi la gorge moulurée et la<br />
partie supérieure des murs. Elle représente,<br />
dans un décor animé sur fond de<br />
ciel nuageux peuplé d’oiseaux exotiques<br />
et de palmiers, des rites religieux chinois :<br />
scènes d’adoration et d’offrande, immolation<br />
d’un animal sur un autel surmonté<br />
d’une flamme, procession d’un mandarin<br />
porté en palanquin, le tout dominé par une<br />
pagode pittoresque entourée de notables<br />
chinois. Les gravures qui auraient pu servir<br />
de modèles n’ont pu être identifiées.<br />
Selon Jean-Luc Graulich 6 , il ne s’agit pas<br />
simplement de peintures d’agrément destinées<br />
à distraire les participants aux<br />
séances des conseils, mais plutôt d’une<br />
volonté de « donner de l’empire chinois<br />
l’image d’une société patriarcale dont le<br />
chef exerce une autorité à la fois paternelle<br />
et sacerdotale ». Outre l’intérêt de ce message<br />
politique, soulignons l’originalité de<br />
l’iconographie, l’adaptation réussie à la<br />
surface, ainsi que la grande qualité plastique<br />
qui font de cet ensemble une des<br />
œuvres majeures de Delcloche. (1)<br />
Cette veine trouve un complément intéressant<br />
dans une série de quatre dessins<br />
à la sanguine conservés au Cabinet des<br />
Estampes et des Dessins du musée des<br />
Beaux-Arts de <strong>Liège</strong>. Associés à une<br />
vingtaine d’autres dessins du même artiste,<br />
ils proviennent de la collection du<br />
chanoine Henri Hamal, ainsi que le<br />
confirme l’inscription manuscrite figurant<br />
au dos du support « Ex Coll : Henrici<br />
Hamal Leod ». La présentation soignée<br />
parfaitement reconnaissable et les ajouts<br />
des lettres M et B signifiant très vraisemblablement<br />
moyen et bon, confirment<br />
cette provenance. Malheureusement, on<br />
ne trouve guère d’informations d’ordre biographique,<br />
iconographique ou anecdotique,<br />
pourtant précieuses et fréquentes<br />
au sein de cette riche collection.<br />
L’iconographie des dessins renvoie au répertoire<br />
des chinoiseries : ça et là, un<br />
Chinois jouant d’un instrument à cordes,<br />
une Asiatique buvant du thé, un mandarin<br />
entouré de musiciens, protégé d’une ombrelle,<br />
un homme prosterné devant le dignitaire,<br />
un enfant acrobate jouant avec un<br />
singe, un autre mandarin assis dans un<br />
palanquin porté par quatre hommes, des<br />
serviteurs apportant des présents. Il s’agit<br />
avril 2018<br />
40<br />
1
2 4<br />
de divertir, de servir et d’honorer des dignitaires,<br />
dont le statut est souligné par le<br />
port d’une épée, par le costume, la présence<br />
de porteurs, la prosternation de<br />
sujets… (2)<br />
Ces dessins relèvent plus du croquis que<br />
de la composition aboutie : les traits sont<br />
spontanés, les visages à peine ébauchés,<br />
les décors rapidement campés. On peut<br />
supposer qu’il s’agit de croquis préparatoires,<br />
de simples feuilles d’exercice que<br />
l’artiste aurait esquissés en vue d’un ou<br />
plusieurs panneaux peints destinés à décorer<br />
les murs ou les plafonds d’un hôtel<br />
particulier.<br />
Dans son inventaire dactylographié de<br />
1921, Marthe Kuntziger 7 suggère, en<br />
note, d’attribuer ces sanguines au père de<br />
Paul-Joseph, « Pierre Delcloche, mort à<br />
Namur en 1729 et qui avait une prédilection<br />
pour les chinoiseries », ce qu’a<br />
contesté Pierre-Yves Kairis dans une récente<br />
synthèse sur la peinture namuroise<br />
au xviii e siècle 8 .<br />
Cet ensemble de quatre sanguines, dites<br />
« chinoises » en raison de leur iconographie,<br />
ne présente certes pas la qualité<br />
plastique de la majorité des peintures de<br />
Paul-Joseph Delcloche, tant décoratives<br />
que de chevalet, pas plus que de certains<br />
autres dessins de la collection, dont Un<br />
homme assis dans l’attitude du pêcheur<br />
qui fait preuve d’une grande maîtrise du<br />
raccourci et des ombres rapportées. (3) Il<br />
n’en illustre pas moins une vogue dont<br />
l’architecture liégeoise possède encore de<br />
somptueux témoignages.<br />
1. Je remercie vivement Pierre-Yves Kairis de m’avoir<br />
généreusement fait partager sa grande connaissance du<br />
sujet. Ses conseils avisés m’ont orientée dans cette<br />
évocation sommaire de quelques chinoiseries à <strong>Liège</strong>.<br />
2. Les « Chinoiseries » ont fait l’objet d’une exposition organisée<br />
par le Centre Marinus au Musée communal de Woluwe-<br />
Saint-Lambert en 2010. Marylène Laffineur et Pierre-Yves<br />
Kairis y ont consacré une étude sur « Les décors peints du<br />
pays de <strong>Liège</strong> ». On notera, dans les années quatre-vingt,<br />
deux mémoires de licence de l’Université de <strong>Liège</strong> sur le<br />
sujet : Marie-Christine Merch, « La peinture décorative à<br />
caractère civil au pays de <strong>Liège</strong> au xviii e siècle » en 1981 et<br />
Jean-Pierre Malay, « Essai sur l’influence chinoise dans les<br />
arts aux xvii e et xviii e siècles en Europe occidentale,<br />
principalement au pays de <strong>Liège</strong> » en 1986.<br />
3. Catalogue « Chinoiseries », op.cit, p.120.<br />
4. Pour tout renseignement concernant Paul-Joseph Delcloche,<br />
on consultera : Pierre-Yves Kairis, « Delcloche, Paul-<br />
Joseph » dans « Allgemeines Künstler-Lexikon », t.25,<br />
Munich et Leipzig, 2000, p.412-413. Concernant la<br />
décoration du Palais des Princes-Evêques : Pierre-Yves<br />
Kairis, « Vers un nouvel éclat : les aménagements des xvii e<br />
et xviii e siècles », dans « <strong>Liège</strong> et le Palais des Princes<br />
Evêques » (dir. Bruno Dumoulin), Fonds Mercator, 2008, pp.<br />
66-85.<br />
5. Concernant la collection du chanoine Hamal, on consultera<br />
le mémoire inédit d’Agnès Célentin, « Henri Hamal,<br />
collectionneur liégeois (1744-1820) », Université de <strong>Liège</strong>,<br />
2007-2008.<br />
6. Jean-Luc Graulich, « La sagesse des Chinois ou chinoiseries<br />
au Pays de <strong>Liège</strong> », dans « Nouvelles du Patrimoine,<br />
Architecture et exotisme », 1977, n°72, p.24-25.<br />
7. Marthe Kuntziger, « Catalogue illustré des dessins, déposés<br />
au musée d’Ansembourg, au musée des Beaux-Arts et à la<br />
Bibliothèque Centrale », exemplaire dactylographié, <strong>Liège</strong>,<br />
1921, p. 73-79. (thèse de doctorat).<br />
8. Pierre-Yves Kairis, « Jalons pour une histoire de la peinture<br />
namuroise au xviii e siècle », dans les actes du colloque<br />
« Autour de Bayar / Le Roy », Société archéologique de<br />
Namur, 11-12 décembre 2006, Namur, 2008, p. 61-90.<br />
3<br />
1. détail du plafond du Palais des Princes-Évêques,<br />
@ Irpa - Kikirpa<br />
2. Mandarin entouré de musiciens et de serviteurs,<br />
sanguine et lavis, 213 x 187 mm, KD 77/14 @<br />
Musée des Beaux-Arts de <strong>Liège</strong><br />
3. Un homme assis dans l’attitude du pêcheur,<br />
sanguine, 147 x 153 mm, KD 71/15 @ Musée des<br />
Beaux-Arts de <strong>Liège</strong><br />
4. Mandarin accroupi porté par quatre Chinois,<br />
sanguine et lavis, 196 x 276 mm, KD 77/11 @<br />
Musée des Beaux-Arts de <strong>Liège</strong><br />
5. Détail de Femme assise sous un dais, sanguine et<br />
lavis, 203 x 179 mm, KD 77/12 (détail) @ Musée des<br />
Beaux-Arts de <strong>Liège</strong><br />
5<br />
avril 2018<br />
41
Grégory Desauvage<br />
Conservateur, musée des Beaux-Arts<br />
Le dandy d’Hankou<br />
Un bronze, souvenir de Chine<br />
Dans son costume ample et élégant, il sourit. Rien n’existe pour lui que l’horizon, qu’il<br />
fixe d’un regard songeur. Il trône temporairement parmi les livres, juste au-dessus de la<br />
bibliothèque du bureau de la conservatrice. Je l’observe d’un regard appuyé. Tout récemment,<br />
ce dandy de bronze revient de l’exposition Chinoiseries 1 , organisée en<br />
2009, au Centre Albert Marinus, dans le cadre d’Europalia Chine. De retour de prêt, il<br />
attend d’être rangé soigneusement au sein des réserves.<br />
L’œuvre m’interpelle : qui est cet élégant chinois et quel mystère cache-t-il ? De nombreuses<br />
années se sont écoulées depuis, et l’occasion se présente aujourd’hui de lever<br />
un coin du voile sur notre « Hankow-Dandy ».<br />
Cette sculpture, au titre énigmatique, est l’œuvre de Jean Mich 2 , un sculpteur luxembourgeois<br />
actif à la charnière du xix e et du xx e siècle qui connut, de son temps, une<br />
certaine notoriété. L’artiste débute sa formation à l’École nationale des Beaux-Arts de<br />
Paris, sous la houlette de Gabriel-Jules Thomas 3 et Félix Charpentier 4 . Il la complète<br />
ensuite à l’académie de Munich 5 .<br />
À son retour, il devient membre du Cercle artistique du Luxembourg et reçoit, le premier,<br />
le prix Grand-Duc Adolph en 1902. Il participe à de nombreuses expositions à<br />
Paris, Bruxelles, <strong>Liège</strong> et Munich 6 .<br />
En 1906, son projet de décoration de frise de la façade du Palais municipal de<br />
Luxembourg est retenu. Toutefois, à la suite d’un désaccord avec le jury, Jean Mich se<br />
retire du projet.<br />
Jean Mich (Meechtem , 1871-Arcueil, 1932)<br />
Hankow-Dandy, 1910<br />
Bronze, 47 cm de haut<br />
Musée des Beaux-Arts de <strong>Liège</strong> (La Boverie)<br />
Legs Delame 1936<br />
avril 2018<br />
42
Le voyage en Chine<br />
Une occasion exceptionnelle se présente<br />
à lui lorsque l’ingénieur luxembourgeois<br />
Eugène Ruppert 7 lui propose de le rejoindre<br />
en Chine, à Hanyang, en 1910.<br />
L’artiste attrape au vol cette incroyable<br />
opportunité et se lance dans l’aventure 8 .<br />
Cette implantation s’assortit d’un second<br />
projet de plus grande ampleur encore : la<br />
construction d’une voie ferrée entre<br />
Hankou et Pékin, d’une longueur totale de<br />
1200 km 10 . Les fleuves étant orientés<br />
d’est en ouest, cette épine dorsale nordsud<br />
revêt une importance capitale pour<br />
les échanges commerciaux.<br />
Hankou en 1915 tiré de “An Official Guide to Eastern<br />
Asia””, Volume IV, Chine. Publié par Imperial Japanese<br />
Government Railways, Tokyo, 1915.<br />
Photographie tirée de Wikipédia, à l'entrée "Hankou"<br />
avril 2018<br />
43<br />
Hanyang est une des trois villes, avec<br />
Wuchang et Hankow (ou Hankou), aujourd’hui<br />
réunies dans la ville de Wuhan.<br />
Chacune se situant au confluent de la rivière<br />
Han et du fleuve Bleu, leur fusion est<br />
inévitable. Principale ville de la province de<br />
Hubei, cette agglomération est occupée,<br />
après la dernière guerre de l’opium (fin<br />
1860), par cinq concessions étrangères<br />
(britannique, française, russe, allemande<br />
et japonaise). La ville devient une cible<br />
colonialiste en raison de son intérêt stratégique.<br />
Ces visées donnent lieu à l’installation<br />
d’un hôpital, d’un journal et d’écoles<br />
où les sports modernes sont enseignés.<br />
Eugène Ruppert occupe le poste de directeur<br />
technique de la « Iron & Steel<br />
Works », la plus grande usine sidérurgique<br />
de Chine, située à Hanyang. Il en est l’un<br />
des initiateurs les plus engagés. Ce vaste<br />
projet industriel prend place dans le cadre<br />
des prétentions coloniales de Léopold II<br />
en Chine, par le biais de liens diplomatiques<br />
et économiques.<br />
Dès 1889, dans le but de servir ce projet,<br />
le roi des Belges et la société Cockerill<br />
décident ensemble d’investir le marché<br />
chinois, en implantant une usine sidérurgique<br />
de grande envergure à Hanyang.<br />
Pour cela, ils recrutent bon nombre de<br />
Belges mais aussi de Luxembourgeois,<br />
dont Eugène Ruppert.<br />
Ce placement stratégique, qui profite au<br />
renouveau économique chinois, permet<br />
de contrôler la production sidérurgique et<br />
favorise les échanges commerciaux sinobelges.<br />
Par ailleurs, le vice-roi Zhang<br />
Zhidong 9 , favorable à l’industrialisation de<br />
sa province, apporte son entier soutien au<br />
projet. Conscient du savoir-faire occidental<br />
en la matière, il comprend la nécessité<br />
de passer par une tutelle étrangère, avant<br />
d’envisager une complète autonomie<br />
chinoise sur le plan industriel.<br />
Là aussi, les Belges sont à la manœuvre,<br />
de 1899 à 1905. Sur l’invite pressante de<br />
Léopold II, la Société générale de Belgique<br />
(la première banque du pays) s’engage<br />
dans ce vaste projet 11 . Elle s’associe avec<br />
le Comptoir national d’Escompte de Paris<br />
et la Banque de Paris et des Pays-Bas.<br />
L’année 1897 se passe en âpres négociations<br />
et études de faisabilité. Les approches<br />
diplomatiques sont menées,<br />
entre autres, par Paul Claudel, diplomate<br />
français en Chine de 1895 à 1899, et Paul<br />
Splingaerd 12 . Ce Belge au destin exceptionnel<br />
se hisse, par ses compétences<br />
hors du commun, au sommet de la hiérarchie<br />
chinoise. Il devient mandarin à<br />
« bouton rouge », une des plus hautes<br />
fonctions de la dynastie Qing.<br />
Quant à l’aspect technique, il est confié à<br />
l’ingénieur belge Jean Jadot, qui est nommé<br />
directeur de Pékin-Hankou en 1898.<br />
Le chantier s’opère en plusieurs phases.<br />
Des révoltes en perturbent ponctuellement<br />
la bonne marche, la ligne est finalement<br />
inaugurée en janvier 1902.<br />
Pour la première fois dans l’histoire de<br />
Chine, l’impératrice douairière Tseu-Hi,<br />
accompagnée de la Cour impériale,<br />
voyage en chemin de fer. Après la révolte<br />
des Boxers 13 , ce voyage se teinte d’un<br />
caractère politique et se lit comme une<br />
réappropriation symbolique du pouvoir<br />
impérial sur Pékin.<br />
Avec ce chantier monumental, Jean Jadot<br />
connaît une reconnaissance unanime, qui<br />
lui vaut un poste à responsabilités au sein<br />
de la Société générale de Belgique.<br />
L’année de l’inauguration de la ligne<br />
Hankou-Pékin, cette même société crée<br />
une filiale bancaire au sein de l’Empire du<br />
Milieu.
Jean Mich (Meechtem , 1871-Arcueil, 1932)<br />
Portrait du cuisinier d’Eugène Ruppert, Chih-Fan<br />
Terre cuite, 23,5 X 15 cm<br />
Collection particulière<br />
C’est dans cette bouillonnante émulation<br />
technologique, industrielle et politique<br />
qu’arrive le sculpteur Jean Mich. Doté<br />
d’une mission particulière, il compte bien<br />
faire montre de son talent et profiter pleinement<br />
de cette expérience chinoise.<br />
Un monument funéraire à la mémoire<br />
du vice-roi Zhang Zhidong<br />
Les ambitions d’autonomie du peuple<br />
chinois, après le décès de l’impératrice<br />
douairière Tseu-Hi en 1908, rencontrent<br />
une forte résistance des mandarins et des<br />
colons occidentaux. Empêchée de poursuivre<br />
des études en Occident, la population<br />
chinoise est coupée de toute émancipation<br />
intellectuelle et, partant, de toute<br />
indépendance. Cette atmosphère délétère,<br />
que des conditions sociales difficiles<br />
viennent encore aviver, crée un sentiment<br />
de colère et un climat insurrectionnel latent.<br />
Afin de calmer les esprits et dans le but de<br />
s’attirer les faveurs chinoises, le conseil<br />
d’administration de la « Iron & Steel<br />
Works » décide d’honorer la mémoire du<br />
vice-roi Zhang Zhidong. Sa disparition récente,<br />
il y a un an à peine, fait naître l’idée<br />
de créer un monument funéraire à sa mémoire.<br />
Il doit prendre place sur la pointe<br />
nord-est de l’actuel parc Guishan 14 , face<br />
aux usines de la compagnie, et comporter<br />
une sculpture de grande dimension du<br />
vice-roi.<br />
En fin collectionneur et amateur d’art éclairé<br />
15 , Eugène Ruppert en appelle aux talents<br />
luxembourgeois. La reconnaissance<br />
de l’œuvre de Jean Mich dans ses projets<br />
récents conforte son choix 16 . Dès lors, il<br />
invite le sculpteur à créer la statue, tandis<br />
que l’architecte Georges Traus 17 se<br />
charge du monument à proprement<br />
parler.<br />
Après leur arrivée cependant, la situation<br />
en Chine se dégrade rapidement. En proie<br />
à la Révolution de 1911, le pays connaît<br />
une crise politique sans précédent. Face<br />
à cette situation, la direction de la « Iron &<br />
Steel Works » de Hanyang invite les ressortissants<br />
occidentaux à se réfugier sur<br />
l’autre rive de la rivière Han, à Hankow.<br />
Jean Mich est sans aucun doute des<br />
leurs.<br />
Les événements se précipitent alors et, au<br />
mois de novembre de la même année,<br />
Hankow est entièrement incendiée. De<br />
toute urgence, les occidentaux sont<br />
conduits à Shanghai afin d’être définitivement<br />
rapatriés en Europe.<br />
Le 1 er janvier 1912, la République de<br />
Chine est proclamée avec Nankin comme<br />
capitale. Sa création met fin à la dynastie<br />
mandchoue des Qing, qui remonte à<br />
1644. Elle est confirmée par l’abdication<br />
du dernier empereur de Chine, du nom de<br />
Puyi.<br />
Jean Mich est contraint d’abandonner le<br />
chantier. Il laisse derrière lui une tête en<br />
marbre du vice-roi, à peine terminée 18 . En<br />
compagnie de Ruppert, il rentre en Europe<br />
et ne remettra plus les pieds en Asie.<br />
L’impérissable souvenir de Chine<br />
Jean Mich est marqué par ce voyage. Les<br />
atmosphères pittoresques d’une Chine<br />
traditionnelle en pleine mutation et son<br />
voyage, plus que mouvementé, le tout<br />
occasionné par cette destination exotique,<br />
lui font forte impression.<br />
C’est pourquoi, à son retour, il réalise plusieurs<br />
pièces figurant des personnages<br />
chinois. On lui connaît un groupe de trois<br />
personnages, un serviteur en robe longue<br />
saluant et une mendiante chinoise. Un<br />
buste en terre et en bronze représentant<br />
Chih-Fan 19 , cuisinier chinois de Ruppert,<br />
connaît un grand succès. Plusieurs tirages<br />
sont exécutés chez Susse 20 , à Paris. Il<br />
existe aujourd’hui de nombreuses répliques<br />
de cette pièce, en terre ou en<br />
bronze, sur le marché de l’art parisien.<br />
L’élégant chinois des collections du musée<br />
des Beaux-Arts liégeois fait partie de<br />
ces pièces d’inspiration asiatique. Sur son<br />
socle en bronze, solidaire de la sculpture,<br />
les mentions suivantes sont gravées :<br />
« Hankow-Dandy. China. 1910. Jean<br />
Mich. » et « Cie des Bronzes Bruxelles ».<br />
Ces premiers éléments nous indiquent<br />
que la pièce est réalisée quand Jean Mich<br />
se trouve encore en Chine. Il doit probablement<br />
s’agir d’un original en terre qu’il<br />
ramène ensuite en Europe, après la<br />
Révolution chinoise de 1911. C’est alors<br />
seulement qu’il réalise une réplique en<br />
bronze, à partir de l’original en terre, à la<br />
Compagnie des bronzes de Bruxelles.<br />
Comme le titre le précise, il s’agit de la<br />
représentation d’un dandy chinois d’Hankow<br />
(également appelée Hankou). Son<br />
costume est soigné et revêt un caractère<br />
moderne, typique du début du xx e siècle.<br />
Le dandy délaisse l’habit traditionnel de la<br />
dynastie Qing, composé d’une longue tunique<br />
et du port de la tresse longue, et lui<br />
préfère une tunique courte et un pantalon<br />
bouffant. Ce vêtement se trouve à mi-chemin<br />
entre l’habit traditionnel des Qing et le<br />
vêtement adopté après la Révolution de<br />
1911, composé d’une veste col mao et<br />
d’un pantalon de style occidental. Ses<br />
mains, jointes dans le dos, maintiennent<br />
un éventail à moitié replié qui témoigne de<br />
son raffinement.<br />
Il sourit et son regard se perd dans le lointain.<br />
Ce large sourire, que l’on retrouve sur<br />
le visage du buste de Chih-Fan, se rapporte<br />
à la tradition du sourire chinois dont<br />
avril 2018<br />
44
l’usage se codifie et revêt un caractère de<br />
politesse durant le xx e siècle 21 . Pensons<br />
notamment à l’opérette de 1923 de Franz<br />
Lehár, dont l’action se situe en Chine vers<br />
1912, et qui s’intitule Le Pays du Sourire.`<br />
Les dernières créations<br />
Revenu en Europe, Jean Mich sculpte<br />
avec régularité jusqu’au début des années<br />
vingt. Il crée une pièce en bronze intitulée<br />
le Jeune homme à la rose et reçoit des<br />
commandes privées telles que le monument<br />
à la mémoire du compositeur<br />
Laurent Menager (cimetière de Sichenhaff,<br />
à Luxembourg) ou encore le monument<br />
funéraire d’Ernest Derulle (cimetière de<br />
Nikloskierfecht, à Luxembourg).<br />
Les pouvoirs publics de Mondorf lui commandent<br />
un monument comportant des<br />
plaques en bronze à la mémoire de John<br />
Grün (L’homme le plus fort du monde). La<br />
ville luxembourgeoise possède également<br />
de lui La fille aux roses, disposée aujourd’hui<br />
dans un jardin public. Il réalise<br />
également, toujours à Mondorf, un projet<br />
de façade pour une villa art nouveau de<br />
l’avenue des bains.<br />
La Première Guerre mondiale compromet<br />
certains de ses projets. Dans les années<br />
vingt, il s’installe définitivement en France,<br />
où l’on perd sa trace 22 . Il délaisse ensuite<br />
son art et devient ouvrier-sculpteur pour<br />
des entrepreneurs du bâtiment. L’artiste<br />
participe toutefois aux salons de Paris de<br />
1921 et 1928 23 .<br />
Le « Dandy-Hankow » de nos collections<br />
est un exemplaire poétique d’une page de<br />
l’histoire de Chine et d’Occident. Il ne<br />
garde de ces temps agités, qu’un sourire<br />
aux lèvres et un regard enthousiaste, tourné<br />
vers l’avenir.<br />
1. Exposition Chinoiseries – Centre Albert Marinus (Woluwe-<br />
Saint-Lambert) – du 15 octobre 2009 au 3 janvier 2010,<br />
dans le cadre d’Europalia-Chine.<br />
2. Jean Mich (Meechtem, 1871-Arcueil, 1932).<br />
3. Gabriel-Jules Thomas (Paris, 1824-1905). En 1848, il obtient<br />
le prix de Rome et devient membre de l’Académie des<br />
beaux-arts en 1875. Tout au long de sa carrière, il reçoit de<br />
nombreuses commandes publiques.<br />
4. Félix Charpentier (Bollène, 1858-Paris, 1924). Il reçoit de<br />
nombreuses commandes pour les parcs et les monuments<br />
publics).<br />
5. Archives de la Ville de Luxembourg, LU 11 IV/2 N°1529 (Voir<br />
Robert L. Philippart, Cercle und Cité, ein neues Kulturrelles<br />
Zentrum dans Ons Stad, n° 96, Luxembourg, 2011, pp.<br />
11-13.<br />
6. Robert L. Philippart, Marché ouvert, production industrielle,<br />
quelle part pour l’artisanat ? dans Ons Stad, n° 111,<br />
Luxembourg, 2016, pp. 14-19.<br />
7. Eugène Ruppert (Luxembourg-Grund, 1864-Luxembourg,<br />
1950).<br />
8. Robert L. Philippart, Ingénieurs belges et luxembourgois en<br />
Chine 1894-1923, résumé de la conférence au CEHEC –<br />
30 octobre 2012 publié en ligne sur https://uclouvain.be,<br />
consulté le 10 mai 2017.<br />
9. Zhang Zhidong (Xian de Nanpi, 1837-Pékin, 1909). Il est l’un<br />
des Quatre officiels de la fin des Qing. Favorable à une<br />
réforme contrôlée, il modernise l’armée chinoise. En 1896, il<br />
est nommé vice-roi du Huguang, territoire reprenant les<br />
actuelles provinces de Hubei (dont Wuhan est la capitale) et<br />
Hunan. Deux ans après sa mort, en 1911, ses troupes se<br />
soulèvent à Wuhan contre le gouvernement local. Cet<br />
événement déclenche la révolution chinoise et met fin à la<br />
dynastie Qing. Le dernier empereur de Chine, Puyi, abdique<br />
le 12 février 1912.<br />
10. Cent vingt-cinq gares s’étalent sur son parcours. Le projet<br />
a coûté deux cents millions de francs or.<br />
11. Mémoire d’une banque: La construction du chemin de fer<br />
Pékin - Hankou à l’aube du 20 e siècle sur https://newsroom.<br />
bnpparibasfortis.com/fr, publié en ligne sur https://<br />
uclouvain.be, consulté le 10 mai 2017. Elle a donné lieu à<br />
une exposition au Musée Cernuschi de Paris – du 9 au<br />
28 juillet 2003.<br />
12. Paul Splingaerd (Bruxelles, 1842-Xi’an, 1906). Illettré de<br />
condition très modeste, Splingaerd accompagne un<br />
missionnaire en Chine. Ses incroyables facultés<br />
d’apprentissage linguistique et ses aptitudes diplomatiques<br />
hors du commun l’amènent aux plus hautes fonctions<br />
chinoises. À la fin de sa carrière, il devient l’agent de<br />
Léopold II. Un roman biographique retrace son histoire<br />
(Anne Splingaerd, The Belgian Mandarin, Bloomington<br />
(USA), 2008).<br />
13. La Révolte des Boxers est une révolte, fomentée par les<br />
Poings de la justice et de la concorde, société secrète dont<br />
le symbole était un poing fermé, d'où le surnom de Boxers.<br />
Elle se déroule en Chine de 1899 à 1901. Menée par<br />
l’impératrice douairière Tseu-Hi rétive à toutes réformes, ce<br />
soulèvement vise à lutter contre les vassaux de la dynastie<br />
Qing et surtout, contre la présence étrangère en Chine. Le<br />
siège des légations à Pékin est alors occupé de force par<br />
les Boxers mais les huit nations alliées contre la Chine<br />
reprennent le contrôle de Pékin en juin 1900, mettant fin à la<br />
révolte impériale.<br />
14. Anciennement appelé Kwain-Shan (voir Evy Friedrich, Jean<br />
Mich dans Darfscheel, n° 26, Nittel, mai 2015, p. 2). En<br />
réalité, il s’agit de Kwein-Shan !<br />
15. Il collectionne en Chine les monnaies, armes, objets en<br />
bois sculptés, laques et porcelaines. Il s’adonne également,<br />
en amateur, à l’aquarelle et réalise de nombreuses<br />
représentations ethnographiques.<br />
16. Peu avant son départ en Chine, il réalise les sculptures<br />
latérales du porche de la caisse d’Épargne de l’État et la<br />
décoration de la façade de l’Hôtel des Postes, à<br />
Luxembourg. Il est également l’artiste attitré de bustes et<br />
médaillons funéraires des personnalités locales.<br />
17. Robert L. Philippart, Marché ouvert, production industrielle,<br />
quelle part pour l’artisanat ? dans Ons Stad, n° 111,<br />
Luxembourg, 2016, p. 19.<br />
18. Evy Friedrich, Ibidem, p. 2<br />
19. Evy Friedrich, Ibidem, p. 2<br />
20. Il s’agit d’une célèbre fonderie d’art créée en 1758, à Paris,<br />
et encore en activé à ce jour. Elle a travaillé avec des artistes<br />
de grandes renommées tels que Jean-Baptiste Carpeaux,<br />
Antoine Bourdelle mais aussi Ossip Zadkine, François<br />
Pompon et Aristide Maillol.<br />
21. Hans Steinmüller, Le savoir-rire en Chine dans Terrain,<br />
n° 61, s.l., septembre 2013, pp. 40-53.<br />
22. Nelly Moia, Mascarons de Luxembourg, Esch-sur-Alzette,<br />
1995, p. 201.<br />
23. Evy Friedrich, Ibidem, pp. 2-3.<br />
Jean Mich (Meechtem , 1871-Arcueil, 1932)<br />
Plaque à la mémoire de John Grün<br />
(L’homme le plus fort du monde),<br />
Détail du monument installé à Mondorf en l’honneur<br />
de l’athlète<br />
Bronze, c. 60 cm<br />
avril 2018<br />
45
Soo Yang Geuzaine<br />
Collaboratrice scientifique, département des Arts décoratifs, Grand Curtius<br />
Christelle Schoonbroodt<br />
Conservatrice du département d'Art religieux et d'Art mosan, Grand Curtius<br />
Le xviii e siècle des chinoiseries à <strong>Liège</strong><br />
Quand l'Occident s'invente Orient<br />
« Faire des chinoiseries »<br />
Si l’expression familière « faire des<br />
chinoiseries » est plus couramment<br />
usitée pour exprimer des tracasseries<br />
ou des complications inutiles, le sens<br />
artistique du terme « chinoiseries »<br />
prend pleinement de l’ampleur à<br />
l’endroit de cet Orient qui a façonné<br />
l’imaginaire occidental.<br />
L’objet du présent article est de<br />
souligner cet attrait à travers quelques<br />
exemples choisis.<br />
Prolégomènes<br />
En 1497, Vasco de Gama (1469 - 1524) ouvre la voie maritime vers l’Extrême-Orient.<br />
Jusqu’alors, les denrées issues de ces lointaines contrées arrivaient aux comptoirs du<br />
Moyen-Orient par voie terrestre avant d’être acheminées vers l’Europe sur des navires<br />
vénitiens. Au xvi e siècle, la République de Venise possède ainsi le monopole du commerce<br />
de marchandises provenant du Levant et de l’Océan indien jusqu’à ce que les<br />
Portugais ne lui disputent cette hégémonie. En 1580, le Portugal est annexé à l’Espagne<br />
et, à la suite des guerres de religion, les navires hollandais ont interdiction d’entrer<br />
dans le port de Lisbonne. En conséquence, le xvii e siècle voit les flottes hollandaises<br />
se lancer également dans l’aventure 1 . Le succès des compagnies privées<br />
convainc le gouvernement hollandais de créer, le 20 mars 1602, à Amsterdam, une<br />
compagnie unique : la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, dite VOC<br />
(Vereenigde Oostindische Compagnie) 2 .<br />
L’Europe assiste également à la naissance d’autres puissants consortiums d’armateurs<br />
et de compagnies dont les noms célèbres sont ancrés dans l’Histoire : la British East<br />
India Company (BEIC), la Compagnie française des Indes orientales ou encore la<br />
Compagnie d’Ostende 3 .<br />
La concurrence est rude et la rivalité sans merci. On estime qu’une douzaine de pays<br />
ayant pris part à ce commerce ont totalisé 13 250 voyages et contribué à importer 170<br />
à 210 millions de pièces de porcelaine 4 . Dès ses débuts, la Compagnie<br />
d’Ostende 5 est propriétaire de treize navires 6 . Elle aurait, à elle seule, effectué une<br />
centaine de voyages et fait venir plus ou moins quatre millions de pièces de porcelaine<br />
7 .<br />
Néanmoins, même si l’achat de ces denrées se « démocratise » au sein de la haute<br />
société, l’achat de chinoiseries reste une affaire d’élite. On ne peut dès lors dissocier la<br />
possession de produits de luxe d’origine extrême-orientale et les activités commerciales<br />
de la haute bourgeoisie 8 .<br />
C’est dans ce contexte que l’art européen de la fin du xvii e siècle s’ouvre à une fantaisie<br />
empruntée à l’imaginaire illustratif des mondes lointains et méconnus. La Chine alimente<br />
les fantasmes. Une des premières descriptions 9 de la Chine, due à Jan Nieuhof<br />
(1618 - 1672), est richement ornée de gravures qui constituent une source de motifs<br />
pour les artistes occidentaux qui exprimeront leur imagination et créeront, au gré de<br />
celle-ci, une nouvelle mythologie codifiée. Avec le temps se façonnera l’image d’une<br />
Chine métamorphosée et distanciée de la réalité.<br />
Le courant des chinoiseries naît de la sorte pour connaître son apogée au cours du<br />
xviii e siècle, et traverser l'intégralité de ce siècle. À l’instar des grandes puissances<br />
avril 2018<br />
46
1 2 3<br />
européennes, cette attirance pour l’art chinois se manifeste également en Belgique.<br />
Les pavillons chinois de Bruxelles et d’Enghien en sont les témoins toujours visibles. En<br />
revanche, la pagode chinoise de Schoonenberg, dans le parc de Laeken, et la tour<br />
chinoise du Château Boekenberg, à Deurne, ont toutes deux disparu. Toutefois, ce<br />
goût prononcé pour cette esthétique reste majoritairement limité aux seuls arts décoratifs.<br />
D’ailleurs, ceux-ci ne sont pas nécessairement importés : la chinoiserie consiste<br />
également en l’imitation de techniques chinoises. Aussi, l’industrie de la laque européenne<br />
joue un rôle prépondérant dans la diffusion du goût pour l’exotisme asiatique.<br />
La Belgique se spécialise dans la pseudo-laque. À cet égard la Dagly 10 se distingue<br />
par l’invention d’un vernis spécifique portant son patronyme, participant à la renommée<br />
européenne des Jolités de Spa. En réaction à une relative lassitude installée par l’usage<br />
de formes classiques, cette vogue de la chinoiserie constitue l’un des aspects de la<br />
rocaille et du rococo 11 . Mais comme toutes les modes, cet engouement ne durera<br />
qu’un temps. Le genre néo-classique imposera un autre goût… Sans oublier les découvertes<br />
de l’Afrique et du Congo, qui alimenteront l’imaginaire belge d’un tout autre<br />
exotisme 12 .<br />
Intérieurs d’inspiration orientale<br />
<strong>Liège</strong> conserve quelques témoignages d’ornementation de décor d’intérieur parmi lesquels<br />
l’Hôtel de Hayme de Bomal - ancien musée d’Armes intégré à l’actuel complexe<br />
muséal du Grand Curtius -, l’Hôtel de Sélys Longchamps - devenu l’hôtel cinq étoiles<br />
dit « Les Comtes de Méan » - ainsi que le Palais des Princes-Évêques.<br />
Les décorations intérieures puisent leur inspiration dans le Cahier de balançoires<br />
chinoises du Lyonnais Jean Pillement (1728 - 1808), paru à Paris en 1767.<br />
L’Hôtel de Hayme de Bomal abrite des peintures à l’huile attribuées à Pierre Michel de<br />
Lovinfosse (1745 - 1821) : Femme au parasol, Musicienne et enfant, Femme à l'éventail<br />
(photos 1 à 3).<br />
1 à 3. Femme au parasol, Musicienne et enfant,<br />
Femme l'éventail.<br />
Attribution Pierre Michel de Lovinfosse (1745-1821)<br />
<strong>Liège</strong>, Hôtel de Hayme de Bomal<br />
avril 2018<br />
47
4 5<br />
Ce Cahier de Jean Pillement a par ailleurs<br />
inspiré les scènes murales ornant le salon<br />
dit aux chinoiseries de l’Hôtel de Sélys<br />
Longchamps.<br />
Il en est de même pour les toiles du château<br />
Bodart 13 à Tihange, du château<br />
d’Amstenrade 14 ou encore du château de<br />
Deulin 15 .<br />
Quant au Palais des Princes-Évêques,<br />
une salle dévolue au conseil privé du<br />
Prince-Évêque a été réalisée dans le goût<br />
pour la chinoiserie sous le règne de Jean-<br />
Théodore de Bavière (1744 - 1763) par<br />
Paul-Joseph Delcloche (1716 - 1759).<br />
Une profusion d’éléments iconographiques<br />
exotiques animent le décor : une<br />
pagode occupe le centre de la composition<br />
rythmée par le vol d’oiseaux colorés et<br />
chatoyants. Des Chinois, porteurs d’offrandes,<br />
complètent le pourtour de la<br />
peinture alors que plusieurs autels sacrificiels<br />
ponctuent le parcours.<br />
Art mobilier et iconographique<br />
Si l’art des chinoiseries est circonscrit aux<br />
arts décoratifs, le Grand Curtius possède<br />
dans ses collections des exemples méconnus.<br />
Parmi ceux-ci, deux donations<br />
récentes illustrent tantôt le goût de la<br />
chinoiserie avec les Bois de Spa (donation<br />
Pironet), tantôt la religion bouddhiste à travers<br />
une Déesse de Miséricorde (donation<br />
Lambinon).<br />
L’art des Jolités ne fait pas exception à la<br />
chinoiserie et illustre l’imaginaire au travers<br />
de personnages d’allure chinoise dans<br />
des compositions fantaisistes. Cet univers<br />
irréel se retrouve dans une boîte de Spa<br />
inventoriée 2016/LP/055 de la donation<br />
du Colonel Pharmacien Louis Pironet (photo<br />
4), (photo 5). Dans un paysage chinois<br />
imaginaire sont représentés deux porteurs<br />
d’eau. L’un emplit ses deux seaux au<br />
moyen d’une louche, l’autre porte ses récipients<br />
sur une gaule franchissant un<br />
ponceau, tandis qu’un autre personnage<br />
les observe. De curieux paravents se<br />
dressent dans le décor.<br />
Par ailleurs, grâce à la générosité de<br />
Monsieur et Madame Jacques et<br />
Clémence Lambinon, le Grand Curtius a<br />
reçu une statue représentant « Guanyin,<br />
déesse de Miséricorde » (2010/1 -a-)<br />
(photo 6). Cet exemple permet d’illustrer la<br />
plus grande contribution de la Chine au<br />
bouddhisme à l’endroit de cette déesse 16 .<br />
Cette statuette, réalisée en Blanc de<br />
Chine, représente Guanyin debout sur un<br />
socle campaniforme ouvragé. Les cheveux<br />
sont noués en chignon. La main<br />
gauche 17 tient un lotus. Ce lotus qui promet<br />
la libération de tous les êtres fait référence<br />
au « Lotus de la Bonne Loi », l’un<br />
des grands sutras Mahayana, traduits du<br />
sanscrit en chinois du v e au vi e siècle.<br />
Cette plante aquatique peut être comparée<br />
à la figurine de déesse au lotus 1910/<br />
Mx/521 ayant rejoint antérieurement nos<br />
collections (photo 7).<br />
7<br />
10<br />
4 et 5. Boîte de Spa<br />
Donation du Colonel Pharmacien Louis Pironet<br />
<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 2016/LP/055<br />
(GC.ADC.06a.2016.011580)<br />
6. Guanyin, déesse de Miséricorde<br />
Donation de Monsieur et Madame Jacques et<br />
Clémence Lambinon<br />
<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 2010/1 -a-<br />
(GC.ADC.07b.2010.003423)<br />
7. Bougeoir représentant la Déesse au lotus<br />
<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 1910/Mx/521<br />
(GC.ADC.07c.1910.067419)<br />
8. Paire de vases de Charles de Lorraine<br />
Michel Dewez orfèvre et Manufacture de Tournai<br />
<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 81/25<br />
(GC.ADC.07c.0000.63956)<br />
(GC.ADC.07c.0000.63957)<br />
9. Coupe et bol à thé ou « pochon »<br />
<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 1910/Mx/80<br />
(GC.ADC.07c.1910.70028)<br />
10. Paire de cornets ouverts avec décor<br />
<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 1931/CH/22 (<br />
GC.ADC.07c.1931.008603)<br />
6<br />
avril 2018<br />
48
La porcelaine<br />
8<br />
Ainsi que nous l'avons vu, dès le xvii e<br />
siècle, l’Europe importe en grande quantité<br />
des porcelaines qui, au cours du siècle<br />
suivant, répondront toujours davantage au<br />
goût européen. C’est ce que l’on qualifiera<br />
de Chine « de commande », « d’exportation<br />
» ou « de compagnie des Indes ».<br />
Pendant des siècles, l’Asie possèdera le<br />
monopole de la production de porcelaines<br />
jusqu’à ce que la manufacture de Meissen<br />
soit fondée en Allemagne, en 1709, et<br />
que l’Occident atteigne un haut degré de<br />
perfectionnement, notamment en 1760<br />
dans les manufactures de porcelaine de<br />
Tournai. À juste titre, la paire de vases cidessous,<br />
réalisée vers 1777, constitue un<br />
bel exemple de ce degré de maîtrise 18<br />
(81/25) (photo 8). En pâte tendre de<br />
Tournai 19 , toutes deux ont été montées de<br />
bronze ciselé et doré par Michel Dewez,<br />
orfèvre et bronzier pour Charles de<br />
Lorraine 20 .<br />
Les collections du Grand Curtius abritent<br />
quelques porcelaines issues des xvii e et<br />
xviii e siècles, dont les styles et les sujets<br />
charment par leur variété. Ce sont de véritables<br />
et durables témoignages de l’impact<br />
artistique de la Chine en Europe.<br />
Cet ensemble, composé d’une coupe et<br />
d’un bol à thé ou « pochon » (1910/Mx/80)<br />
(photo 9), est attribué, dès son entrée dans<br />
les collections, au règne du second empereur<br />
de la dynastie des Qing : Kangxi<br />
9<br />
(1662 - 1722) 21 . Sous son règne, les thématiques<br />
abordent les scènes de la vie de<br />
cour ou de la vie de famille, les audiences<br />
impériales, les épisodes tirés de romans<br />
célèbres. Les paysages familiers ou encore<br />
la flore et la faune inspirent également<br />
les artistes.<br />
Dans cet exemple remarquable, deux<br />
femmes élégantes sont représentées en<br />
conversation, sous les frondaisons, sur<br />
une terrasse clôturée. L’une d’elles, dont<br />
le bas de la robe est souligné d’un bandeau<br />
de couleur rouge, tient une fleur. Elle<br />
fait face à son interlocutrice qui est adossée<br />
à un rocher. En arrière-plan, sous un<br />
pavillon, un homme, debout, les observe.<br />
La même scène est reportée sur le pochon<br />
à la différence près que, pour répondre<br />
à la « loi du cadre », les dames y<br />
sont plus ramassées et le personnage<br />
masculin se tient à côté du pavillon.<br />
Ce thème est typique de la fin de l’époque<br />
Ming et de l’époque Kangxi : une ou plusieurs<br />
dames de la cour, à la silhouette<br />
allongée, sont installées dans un jardin<br />
clôturé et tiennent une fleur à la main. Elles<br />
sont appelées Lange Lijzen (Lyzen) par les<br />
Néerlandais (traduit en anglais par Long<br />
Eliza ou Dutch Dawlers) et se retrouvent<br />
également sur la faïence. D’ailleurs, les<br />
faïences de Delft seront les premières touchées<br />
par ce goût pour l’orientalisme.<br />
Leur succès résidera en deux points fondamentaux<br />
: d’une part, elles offriront à<br />
leur clientèle des copies de modèles<br />
chinois dans une matière moins fine mais<br />
meilleur marché que la porcelaine, et<br />
d’autre part, leur répertoire comprendra<br />
des formes et des décors correspondant<br />
au goût européen mais inexistants dans le<br />
corpus chinois. En guise d’exemple, cette<br />
paire de cornets ouverts avec décor en<br />
camaïeu de bleu et encadrement Louis XV<br />
(1931/CH/22) (photo 10).<br />
Le bleu saphir vif (dérivé des oxydes de<br />
cobalt locaux) utilisé pour ce service à thé<br />
est une nouveauté du règne de Kangxi. Il<br />
est appliqué soit en lavis, soit vigoureusement<br />
au pinceau et il remplace le bleu aux<br />
reflets violacés utilisé à l’époque Ming. Le<br />
cobalt est appliqué en un camaïeu de<br />
bleu dont les différents degrés de saturation<br />
permettent de suggérer la profondeur<br />
et le volume de la composition. Les bleus<br />
et blancs sous couverte atteignent un<br />
haut niveau de qualité en ce retour de stabilité<br />
politique et sont typiques de la deuxième<br />
partie du règne de l’empereur. 22<br />
Ce bleu et blanc eut tant de succès que<br />
l’Europe l’adopta pendant près d’un siècle<br />
sur les cheminées, les cabinets, les dessus<br />
de porte et même dans les jardins 23 .<br />
Un tel engouement pour ce couple de<br />
couleurs devait inévitablement favoriser la<br />
copie, notamment dans les ateliers européens<br />
comme celui de Meissen. Et pour<br />
faire face à la demande, les artisans<br />
chinois en arrivèrent à travailler à la hâte et<br />
de façon mécanique. Dans ces conditions,<br />
la production déclina en qualité au<br />
profit de la quantité et le style Kangxi se<br />
perpétua ainsi jusqu’aux xix e et xx e<br />
siècles 24 .<br />
avril 2018<br />
49
Les faibles résidus d’or et de rouge encore<br />
visibles sur la coupe et le pochon<br />
laissent penser que cet ensemble appartiendrait<br />
à la catégorie des Imari chinois 25 .<br />
Un minutieux examen permet de deviner<br />
les détails qui devaient initialement apparaître<br />
sur la coupe : l’or a majoritairement<br />
disparu mais a laissé son empreinte mate<br />
sur la couverte bleue. Ainsi, la robe du<br />
personnage central était parée de bandes<br />
verticales rayées, dans le prolongement<br />
du bandeau rouge, à hauteur des traits<br />
dorés encore visibles. La terrasse était<br />
striée de motifs losangiques et la bordure<br />
décorée de petits arceaux. Le décor de la<br />
porcelaine, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui,<br />
semble dénué de finesse. Mais il<br />
n’en est rien. Ces traces, à peine visibles,<br />
témoignent du contraire : le bleu de la<br />
couverte a été appliqué énergiquement et<br />
sans trop de détails car ceux-ci devaient<br />
être appliqués sur la couverte, en fin de<br />
chaîne opératoire.<br />
Sous le règne de Kangxi, les très prisés<br />
Imari japonais seront copiés par les céramistes<br />
chinois et vendus, à moindre coût,<br />
à la Compagnie néerlandaise des Indes<br />
orientales, qui diminuera ses commandes<br />
avec le Japon 26 .<br />
En conclusion<br />
S’inscrivant dans un temps donné, cette<br />
passion occidentale pour les chinoiseries<br />
est nourrie par l’attirance d’une Chine imaginaire<br />
et fantasmée. Par l’accroissement<br />
des échanges commerciaux, des relations<br />
diplomatiques avec l’Orient (depuis<br />
l’Empire ottoman jusqu’au céleste Empire),<br />
de l’expansion coloniale de l’Europe en<br />
Asie et par la multiplication de récits de<br />
voyages et de voyageurs dont la diffusion<br />
est elle-même favorisée par les progrès<br />
de l’imprimerie. Cette tendance prend ses<br />
racines dès le Moyen Âge mais s’amplifie<br />
considérablement à partir du xvi e siècle.<br />
N’oublions pas la diffusion en Europe et<br />
dans le Nouveau Monde de produits<br />
commerciaux particulièrement prisés tels<br />
que la soie, le thé, le riz, les bois exotiques...<br />
La fascination pour l’Orient (« ex<br />
oriente lux ! ») ne date pas d’hier.<br />
1. La découverte de la porcelaine chinoise en Europe, dossier<br />
pédagogique Orient-Occident, Musée Ariana (ARI),<br />
Genève, 2015, p. 11.<br />
2. MAERTENS DE NOORDHOUT, Henry, Porcelaines chinoises<br />
« Compagnie des Indes » décorées d’armoiries belges. La<br />
« Compagnie d’Ostende », ses antécédents & ses<br />
prolongements, s.l., s.n., 1997, p. 16-17.<br />
3. Pays-Bas autrichiens.<br />
4. Ibid., p. 16-17.<br />
5. En 1722, l’Empereur Charles VI d’Autriche crée la<br />
Compagnie impériale et royale des Indes, à laquelle<br />
succèdera la Compagnie d’Ostende.<br />
6. Ibid., p. 24-28.<br />
7. Ibid., p. 16-17.<br />
8. MARX, Jacques, Chinoiserie et goût chinois en Belgique<br />
(xvii i e -xix e siècles). Academia, p. 7 (www.academia.<br />
edu/15643443/Chinoiserie_et_go%C3%BBt_chinois_en_<br />
Belgique_XVIIIe-XIXe_si%C3%A8cles_).<br />
9. Ouvrage intitulé L’Ambassade de la compagnie des<br />
Provinces-Unies vers l’empereur de Chine, ou Grand Cam<br />
de la Tartarie, 1665 (34 gravures hors texte sur double<br />
page, gravées en taille-douce et 106 gravures dans le<br />
texte).<br />
10. Le plus illustre est Gérard Dagly (1660 - vers 1715).<br />
11. KAIRIS, Pierre-Yves et LAFFINEUR-CREPIN, Marylène, Les<br />
décors peints du pays de <strong>Liège</strong> dans Chinoiseries,<br />
catalogue d’exposition, Centre Albert Marinus - Woluwe-<br />
Saint-Lambert, 2009, p. 116 et 127.<br />
12. MARX, Jacques, « De la Chine à la chinoiserie. Echanges<br />
culturels entre la Chine, l’Europe et les Pays-Bas<br />
méridionaux (xvii e -xviii e siècles) » dans Revue belge de<br />
philologie et d’histoire, tome 85, fasc. 3-4, 2007. Histoire<br />
médiévale, moderne et contemporaine, p. 779.<br />
13. La Maison Loumaye est reprise dans l’inventaire « Le<br />
patrimoine monumental de la Belgique », Wallonie 15, <strong>Liège</strong><br />
- Entité de Huy, p. 302-303.<br />
14. Ce château possède une chambre chinoise avec alcôve<br />
aux toiles peintes à la manière de Lovinfosse.<br />
15. Des chinoiseries en camaïeu de bleu, à l’étage.<br />
16. Dans l’Olympe de la religion chinoise siège Guanyin,<br />
variation du bodhisattva indien, Avalokitesvara, vers la fin de<br />
la dynastie Tang (618-906). Guanyin renonce au nirvana afin<br />
de pouvoir soulager les souffrances terrestres. Elle peut<br />
également venir en aide aux enfants. C’est pourquoi, elle<br />
est souvent représentée avec un enfant dans les bras. Ce<br />
type iconographique la compare alors à la Vierge Marie. Il<br />
existe de nombreuses légendes autour de Guanyin. La<br />
littérature chinoise s’est montrée fertile en ce domaine. La<br />
déesse peut alors revêtir des formes différentes : Guanyin<br />
au Peuplier, Guanyin à la Tête de Dragon, Guanyin à la<br />
Robe blanche, Guanyin au Panier à Poisson, Guanyin au<br />
Cou bleu, Guanyin au Coquillage, Guanyin aux mains<br />
jointes, Guanyin à Tête de cheval... (GEUZAINE, Soo Yang,<br />
Guanyin, déesse de Miséricorde, objet du mois, Grand<br />
Curtius, <strong>Liège</strong>, juillet 2013).<br />
17. La main droite a été remplacée d’une main gauche à<br />
coloration jaunâtre. Cette main est lestée à l’intérieur par un<br />
contrepoids métallique également moderne (ibid).<br />
18. DUQUENNE Xavier, Le goût chinois en Belgique au<br />
xviii e siècle dans Chinoiseries, catalogue d’exposition,<br />
Centre Albert Marinus - Woluwe-Saint-Lambert, 2009, p.<br />
92-93.<br />
19. De parfaites imitations de porcelaine dure chinoise de<br />
l’époque Qianlong (1736-1795).<br />
20. ENGEN, Luc, Paire de vases de Charles de Lorraine, dans<br />
le catalogue des collections permanentes 7000 ans d’Art et<br />
d’Histoire au Grand Curtius, Luc Pire, 2009, p. 114.<br />
21. Lorsqu’il succède à son père, l’Empereur Shunzhi, Kangxi<br />
n’a que huit ans. Deuxième de la dynastie des Qing (1644-<br />
1911), il règne pendant 60 ans. Véritable despote éclairé, il<br />
a souvent été comparé à Louis XIV. L’arrivée des Qing<br />
(1644-1912) au pouvoir marque l’avènement d’une dynastie<br />
étrangère, mandchoue en l’occurrence, après le long règne<br />
d’une dynastie authentiquement chinoise : les Ming (1368-<br />
1644). Les Mandchous sont originaires du Nord et prennent<br />
le pouvoir dans une Chine profondément perturbée. Ils<br />
règneront pendant presque trois siècles jusqu’à l’avènement<br />
de la République le 12 février 1912.<br />
22. BEURDELEY, Michel et Raindre, Guy, La porcelaine des<br />
Qing. « Famille verte » et « famille rose ». 1644 - 1912, Office<br />
du Livre S.A., Fribourg, 1986, p. 45.<br />
23. Ibid., p. 49.<br />
24. Ibid., p. 52.<br />
25. Les Imari trouvent leur origine au Japon mais, par leur<br />
succès, ils entrent dans le répertoire chinois sous le nom d’«<br />
Imari chinois ». Ces derniers sont caractérisés par un décor<br />
tricolore simplifié et composé de bleu de cobalt posé sous<br />
couverte ainsi que de rouge de fer et or posés sur couverte.<br />
En Chine, les rebellions et les guerres entre les dynasties<br />
Ming et Qing conduisent à l’arrêt du commerce des<br />
porcelaines entre 1647 et 1682. La Compagnie<br />
néerlandaise des Indes orientales se tourne alors vers le<br />
Japon afin de poursuivre la commercialisation de<br />
porcelaines en bleu et blanc vers l’Europe. Les Japonais<br />
développent rapidement une palette polychrome destinée à<br />
l’exportation et connue sous le nom d’Imari, nom du port<br />
d’exportation de cette porcelaine. Cette dernière est un<br />
véritable succès !<br />
26. Ibid., p.65.<br />
Bibliographie succincte<br />
BEURDELEY, Michel et RAINDRE, Guy, La porcelaine des<br />
Qing. « Famille verte » et « famille rose ». 1644 - 1912, Office<br />
du Livre S.A., Fribourg, 1986.<br />
MAERTENS DE NOORDHOUT, Henry, Porcelaines chinoises<br />
« Compagnie des Indes » décorées d’armoiries belges. La<br />
« Compagnie d’Ostende », ses antécédents & ses<br />
prolongements, s.l., s.n., 1997.<br />
MARX, Jacques, Chinoiserie et goût chinois en Belgique<br />
(xviii e -xix e siècles). Academia (www.academia.<br />
edu/15643443/Chinoiserie_et_go%C3%BBt_chinois_en_<br />
Belgique_XVIIIe-XIXe_si%C3%A8cles_)<br />
MARX, Jacques, « De la Chine à la chinoiserie. Echanges<br />
culturels entre la Chine, l’Europe et les Pays-Bas<br />
méridionaux (xvii e -xviii e siècles) » dans Revue belge de<br />
philologie et d’histoire, tome 85, fasc. 3-4, 2007. Histoire<br />
médiévale, moderne et contemporaine.<br />
Chinoiseries, catalogue d’exposition, Centre Albert Marinus -<br />
Woluwe-Saint-Lambert, 2009, p. 116 et 127.<br />
7000 ans d’Art et d’Histoire au Grand Curtius, catalogue des<br />
collections permanentes du Grand Curtius, Luc Pire, 2009.<br />
La découverte de la porcelaine chinoise en Europe, dossier<br />
pédagogique Orient-Occident, Musée Ariana (ARI).<br />
Genève, 2015.<br />
avril 2018<br />
50
avril 2018<br />
51
Fanny Moens<br />
Collaboratrice scientifique, musée des Beaux-Arts<br />
Une route de la soie déroutante<br />
Quatorze lithographies invitant à un voyage intime et poétique<br />
Exécutée en 1997, La route de la soie,<br />
oeuvre du graveur theutois Michel<br />
Barzin, fut présentée à l'exposition<br />
L'arbre que cache la forêt 1 (dirigée<br />
par Daniel Dutrieux en 1998), puis<br />
lors d'une rétrospective sur l'oeuvre<br />
dessinée et gravée de l'artiste, en<br />
2001, au Cabinet des Estampes et des<br />
Dessins 2 . Cet ensemble est composé<br />
de quatorze lithographies, appartenant<br />
à la Fédération Wallonie-Bruxelles et<br />
en dépôt au musée des Beaux-Arts de<br />
<strong>Liège</strong>, depuis 2005.<br />
1. Exposition L'arbre que cache la forêt, organisée du<br />
20 novembre 1998 au 10 janvier 1999, au MAMAC (Musée<br />
d'Art Moderne et d'Art Contemporain de <strong>Liège</strong>).<br />
2. Exposition Barzin. [Noirs] et [Couleurs]. Gravures,<br />
sérigraphies, dessins, installations, organisée au<br />
7 décembre 2001 au 3 février 2002, au CED (Cabinet des<br />
Estampes et des Dessins de la Ville de <strong>Liège</strong>).<br />
3. Lithographie : technique d'impression permettant la<br />
reproduction d'un tracé exécuté à l'encre ou au crayon<br />
lithographique sur une pierre calcaire, préparée par une<br />
méthode chimique de telle sorte que le gras contenu dans<br />
l'encre soit fixée définitivement sur la pierre.<br />
4. interviewé par Fanny Moens, en avril 2017.<br />
5. interviewé par son fils Julien Barzin, en 1999.<br />
6. interviewé par Fanny Moens, en avril 2017.<br />
Suspendus dans le vide, les sept panneaux,<br />
composés chacun de deux lithographies<br />
3 traitées en noir et blanc, s'imprègnent<br />
des parfums d'Orient qui flottent<br />
dans l'air. De sa fenêtre, Barzin rêve de<br />
lointains horizons aux effluves d'épices...<br />
Curry de Madras, canelle ou curcuma<br />
appellent nos sens au voyage, sur les<br />
traces de Marco Polo.<br />
Côte à côte, ses lithographies s'envisagent<br />
comme de lentes pérégrinations<br />
semées de vues et de détails du quotidien.<br />
Le parcours de lecture, en quatorze<br />
épisodes numérotés, suit le plan iconographique<br />
des nefs d'église. La lecture<br />
débute en bas à gauche, se poursuit vers<br />
la droite pour remonter à la ligne et filer<br />
vers la gauche (visuel ci-contre).<br />
Tracés à la main, La condamnation, Le<br />
dépouillement, La déposition font clairement<br />
référence aux quatorze stations du<br />
chemin de croix évoquant la Passion du<br />
Christ. Le rapport texte - image est pour le<br />
moins déroutant. Habitués aux codes iconographiques<br />
chrétiens, nous serions tentés<br />
d'identifier une mise au tombeau par<br />
exemple, en la présence d'un corps étendu<br />
entre un Nicodème et un Joseph d'Arimathie<br />
... « Je les trouve moches d'habitude<br />
[les mises au tombeau traditionnelles]<br />
!» 4 . Ici, toute présence humaine est effacée<br />
pour privilégier une atmosphère tranquille<br />
et paisible en pleine nature. Les fenêtres<br />
ouvertes sur le paysage, les fleurs,<br />
les arbres, les plantes potagères constituent<br />
le quotidien de Michel Barzin à<br />
Desnié (La Reid).<br />
Installé depuis les années 1970 dans une<br />
ancienne école de village, entourée de<br />
forêts et de fagnes, ce graveur, amoureux<br />
de la nature, tente de donner une âme aux<br />
choses, les plus anodines soient-elles. Il<br />
transpose sur papier « des incidents sans<br />
importance » : anecdotes de vie, gestes<br />
du quotidien (observer son platane<br />
chaque matin) ou états d'âme (angoisse,<br />
étonnement, sérénité). « Pour moi, tout est<br />
susceptible de devenir thème de travail.<br />
Par exemple, faire des paysages de chez<br />
soi, de son jardin, des Fagnes, de devant<br />
la fenêtre, de derrière la fenêtre... » 5 .<br />
Curieux du monde et de ses cultures,<br />
dans La route de la soie, l'artiste réinterprète<br />
le chemin de croix, référence à la<br />
religion chrétienne, tout en soulignant : «<br />
Je ne crois pas que la religion devrait avoir<br />
le monople des histoires ». Alors Barzin<br />
conçoit sa propre histoire, celle qui se raconte<br />
chez lui à Desnié. On y reconnaît<br />
entre autres son potager, l'escalier de son<br />
atelier, le préau de sa cour, le cimetière<br />
voisin, le grand platane... Les épisodes de<br />
la Passion du Christ sont traités en souscouches<br />
à son quotidien. Ainsi, Le dépouillement<br />
(épisode 10) est illustré par<br />
une vue du cimetière de Desnié, La crucifixion<br />
(épisode 11), par un arbre noueux,<br />
tortueux (torturé ?) et le raide escalier de<br />
son atelier figure La mort (épisode 12).<br />
L'artiste s'approprie l'Histoire, en illustrant<br />
ainsi ses errances. Il dit ne pas se sentir<br />
ancré dans la vie (ou dans "une" vie) mais<br />
plutôt constamment porté par le courant<br />
de celle-ci. Cette dérive semble l'inviter au<br />
voyage. Véritables références proustiennes,<br />
les odeurs, les saveurs des<br />
épices colorées qui agrémentent les lithographies<br />
embaument sa vie depuis sa<br />
tendre enfance. En effet, la cuisine d'ici et<br />
avril 2018<br />
52
Michel Barzin, La Route de la soie,<br />
ensemble de lithographies sur papier,<br />
1997 – © M. Verpoorten, Ville de <strong>Liège</strong><br />
d'ailleurs renvoie directement aux souvenirs<br />
culinaires et aux nombreux voyages<br />
de sa mère et de sa grand-mère. Dans<br />
son œuvre, les étiquettes estampillées au<br />
centre de chaque panneau correspondent<br />
aux épices disposées en-dessous.<br />
Sensualité et poésie caractérisent le travail<br />
de Michel Barzin qui l'amènent toujours à<br />
créer des images avec « quelque chose<br />
qui cloche ». Il aime que les choses ne<br />
soient pas trop évidentes, « comme dans<br />
la vie » 6 ...<br />
Dans cette œuvre, les liens entre le chemin<br />
de croix, la route de la soie et les souvenirs<br />
parfumés (épices) ou visuels (vues<br />
de Desnié) ne semblent pas évidents de<br />
prime abord. Avec son autodérision légendaire,<br />
l'artiste livre ici une bribe de vie<br />
de manière extrêmement intime et poétique.<br />
Le cheminement de lithographie en<br />
lithographie ressemble étrangement à une<br />
« route de soi ».<br />
Vue de l'ancienne cour d'école à Desnié, chez Barzin<br />
© F. Moens<br />
avril 2018<br />
53
Ed. Resp. JP Hupkens, Féronstrée 92, 4000 <strong>Liège</strong> - Jean-Baptiste Corot (1796-1875), Vue de Rome : le pont et le château Saint-Ange avec la coupole de Saint-Pierre, 1826. Huile sur<br />
papier monté sur toile. © ÉUA, San Francisco, Fine Arts <strong>Museum</strong>, collection Archer M. Huntington (Inv. 1935.2)<br />
Liege• museum<br />
hors série n° 10, avril 2018