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Liège Museum n°10

Bulletin des musées de la Ville de Liège. A lire notamment : les vitraux à sujets religieux des ateliers Osterrath en Asie ; le site archéologique de Zhoukoudian (Chine) ; de nouvelles acquisitions pour le musée des Beaux-Arts...

Bulletin des musées de la Ville de Liège.
A lire notamment : les vitraux à sujets religieux des ateliers Osterrath en Asie ; le site archéologique de Zhoukoudian (Chine) ; de nouvelles acquisitions pour le musée des Beaux-Arts...

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<strong>Liège</strong>• museum<br />

bulletin des musées de la Ville de <strong>Liège</strong> n° 10 avril 2018<br />

Orient


Sommaire<br />

ERRATUM<br />

La paix de Fexhe<br />

bulletin des musées de la Ville de <strong>Liège</strong><br />

hors série n° 46 février 2017<br />

5. Les vitraux à sujets religieux des ateliers Osterrath en Asie<br />

De Tilff et <strong>Liège</strong> à Ceylan : le témoignage des archives<br />

13. Le site archéologique de Zhoukoudian (Chine)<br />

Un puzzle géant aux pièces éparses<br />

22. Le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />

Du musée colonial au musée national<br />

28. De nouvelles acquisitions pour le musée des Beaux-Arts<br />

Coup de rétroviseur sur les cinq premières années de collecte au musée des Beaux-Arts<br />

33. Les Tabatières chinoises en verre (« snuff bottles »)<br />

L'art du verre soufflé en flacon fait un tabac<br />

40. À propos de chinoiseries liégeoises<br />

Les sanguines de Paul-Joseph Delcloche du Cabinet des Estampes et des Dessins<br />

42. Le dandy d’Hankou<br />

Un bronze, souvenir de Chine<br />

46. Le xviii e siècle des chinoiseries à <strong>Liège</strong><br />

Quand l'Occident s'invente Orient<br />

52. Une route de la soie déroutante<br />

Quatorze lithographies invitant à un voyage intime et poétique<br />

Légende de la photo page 22 :<br />

« Envol »<br />

Fexhe-le-Haut-Clocher, rond-point de la<br />

« Campagnarde »<br />

Monument réalisé dans le cadre des commémorations<br />

des 700 ans de la paix de Fexhe par<br />

la sculptrice Véronique Roland.<br />

<strong>Liège</strong> •<br />

museum<br />

Bulletin des musées de la Ville de <strong>Liège</strong>.<br />

92, rue Féronstrée, be-4000 <strong>Liège</strong>.<br />

museum@liege.be<br />

Imprimé à 3000 exemplaires sur papier recyclé, sans chlore,<br />

par l’Imprimerie de la Ville de <strong>Liège</strong>.<br />

Photos : sauf mention contraire, Ville de <strong>Liège</strong><br />

Mise en page : Maria Gallo<br />

Relecture : Arnaud Thiry, Pauline Bovy<br />

<strong>Liège</strong>, avril 2018, n° 10<br />

En couverture :<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 7,3 - l 5,5 cm<br />

GC.VER.08a.1952.59662


L’exposition Les Royaumes de la mer – Archipel, présentée à la Boverie du 25 octobre<br />

2017 au 21 janvier 2018, dans le cadre du festival Europalia Indonesia, fut l’occasion,<br />

pour les scientifiques des musées de la Ville de <strong>Liège</strong>, de mettre en lumière quelques<br />

facettes de nos collections à l’aune de cet environnement extrêmement lointain qu’est<br />

le Sud-Est asiatique.<br />

À première vue, les civilisations sont<br />

hermétiques et irréductibles les unes aux<br />

autres : face aux civilisations autres que la<br />

nôtre, nous sommes désarçonnés, parce<br />

que leurs esthétiques sont différentes. Audelà<br />

des apparences, nous nous apercevons<br />

cependant qu’elles ne sont en définitive<br />

que diverses expressions d’une<br />

même réalité, parfois compliquées, il est<br />

vrai, par d’importantes variations dans le<br />

temps et dans l’espace.<br />

Il importe donc de battre en brèche nos<br />

préjugés et d’aller à la rencontre de l’autre.<br />

C’est précisément ce à quoi les scientifiques<br />

de nos musées se sont attelés,<br />

l’imagination débridée par l’évocation que<br />

le terme « Orient » suscite.<br />

Ce terme charrie en effet avec lui tout un<br />

imaginaire de rêveries et de fantasmes,<br />

plus ou moins irréels et idéalisés, voire<br />

distanciés de la réalité ; onirisme nourri à<br />

travers les siècles par des voyageurs et<br />

des écrivains qui, dans leurs écrits exotiques,<br />

ont fréquemment évoqué cet<br />

Orient transfiguré, aux effluves sensuelles.<br />

En effet, les musées liégeois, tout en étant le reflet de la riche et foisonnante histoire de<br />

notre métropole, se sont également, de tout temps, intéressés, à travers toutes les<br />

sections de leurs collections, aux diverses parties du monde, aussi éloignées soientelles,<br />

dans un esprit d’ouverture, de dialogue et d’échanges.<br />

Au fil des pages, vous découvrirez l’intérêt spécifique de la Ville de <strong>Liège</strong> pour le<br />

phénomène oriental ; engouement illustré par les liens étroits tissés, depuis des siècles,<br />

à travers des échanges culturels et artistiques particulièrement féconds, et dans un<br />

dialogue permanent entre les hommes et les œuvres avec, en l’occurrence, des pays<br />

tels que la Chine, l’Indonésie ou encore Ceylan (actuel Sri Lanka). Des contacts<br />

privilégiés qui ont été noués dans une influence mutuelle avec, en toile de fond, une<br />

histoire parfois complexe mais toujours fascinante.<br />

Par ailleurs, vous découvrirez aussi combien, entre objets exposés de manière<br />

permanente et expositions spécifiques, nos musées sont empreints d’une vie<br />

débordante et font preuve d’un dynamisme constant, où tout est en perpétuel<br />

mouvement.<br />

Bonne lecture !<br />

L'Échevin de la Culture<br />

C’est à ces voyages passionnants que<br />

nous vous convions ici.<br />

Jean-Marc Gay,<br />

Directeur des musées de la Ville de <strong>Liège</strong>


1<br />

Fig. 1. Feuillet publicitaire des Ateliers de peinture sur verre<br />

Osterrath, 1931. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art<br />

religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath.<br />

avril 2018<br />

4


Philippe Joris<br />

Ancien Conservateur du département<br />

d'Art religieux et d'Art mosan, Grand Curtius<br />

Les vitraux à sujets religieux<br />

des ateliers Osterrath en Asie<br />

De Tilff et <strong>Liège</strong> à Ceylan : le témoignage des archives<br />

Les ateliers de peinture sur verre<br />

Osterrath<br />

De 1872 à 1930 environ, cet atelier<br />

compte parmi les plus importants représentants<br />

de la production de vitraux religieux<br />

- et civils dans une moindre mesure<br />

- en Belgique. Ses archives sont conservées<br />

au département d’Art religieux et<br />

d’Art mosan du Grand Curtius 1 .<br />

L’atelier a été fondé par Joseph Osterrath<br />

senior (1845 - 1898). Sur les<br />

conseils d’August Reichensperger, le<br />

jeune Joseph, qui faisait montre de dispositions<br />

pour les arts, vint à Gand pour<br />

suivre l’enseignement de Jean-Baptiste<br />

Béthune, un des pionniers et thuriféraires<br />

du mouvement néogothique de stricte<br />

observance en Belgique.<br />

De retour en Allemagne après sa formation,<br />

Joseph Osterrath établit son atelier<br />

personnel à Xanten. En 1872, la situation<br />

en Allemagne le contraint à l’exil ; il s’établit<br />

à Tilff où son activité prospère rapidement.<br />

En 1898, son fils Adrien Marie Joseph<br />

(1878 - 1958) prend la relève et conserve<br />

le patronyme originel de la firme afin de<br />

marquer la continuité. On suppose que<br />

Joseph junior a reçu sa formation dans<br />

l’atelier paternel. De plus en plus prospère,<br />

l’atelier développe alors une activité<br />

internationale dont ses brochures publicitaires<br />

font état (figure 1).<br />

En 1922, Joseph Osterrath s’associe<br />

avec un maître verrier de la région de<br />

Verviers, André Biolley (1887 - 1957).<br />

Cette association se conjugue avec un<br />

déménagement des ateliers à <strong>Liège</strong>, rue<br />

de l’Évêché, 4. L’activité se poursuit<br />

jusqu’en 1966 sous la direction de Guy<br />

Huyttens de Terbecq.<br />

Le fonds d’archives<br />

Ce fonds comporte plus d’un millier de<br />

projets, études, esquisses, numérotés et<br />

classés selon le lieu de destination des<br />

verrières et auxquels correspondent des<br />

dossiers semblablement numérotés comprenant<br />

la correspondance avec les commanditaires<br />

ou leurs relais, des bordereaux<br />

d’expédition, des commandes, etc.<br />

Les projets sont réalisés au crayon ou à la<br />

plume, à la gouache ou à l’aquarelle sur<br />

du papier fort ou du papier calque ; l’état<br />

d’achèvement est fort variable, de la<br />

simple esquisse au patron au petit pied<br />

(projet à l’échelle). Tous les dossiers ne<br />

sont pas complets, loin de là. Les archives<br />

comprennent aussi des modèles iconographiques<br />

sous les formes les plus variées.<br />

Peu de documents concernent les<br />

débuts de l’atelier à Tilff. Les cartons à<br />

l’échelle ne sont pas conservés.<br />

Sur le plan iconographique, Joseph junior<br />

perpétue dans ses projets à caractère religieux<br />

le néogothique hérité de son père.<br />

Mais la perte de vitesse des idées ultramontaines<br />

et l’évolution artistique vont<br />

l’obliger à s’adapter à de nouveaux canons<br />

et de nouveaux sujets, tout en cultivant<br />

la nostalgie des « bons vieux styles ».<br />

avril 2018<br />

5


Les travaux pour l’Asie<br />

Ceux-ci couvrent la période 1913 - 1965<br />

et se concentrent sur diverses localités de<br />

Ceylan (aujourd'hui Sri Lanka, alors colonie<br />

britannique), à quoi s’ajoute une unique<br />

commande pour le Japon en 1965. Il<br />

s’agit exclusivement de travaux à caractère<br />

religieux à destination de missions et<br />

d’églises ou chapelles de congrégations<br />

religieuses. Réaliser des verrières pour<br />

ces lointaines contrées ne va pas sans<br />

poser quelques problèmes récurrents<br />

dont la correspondance fait état. Les<br />

communications avec les commanditaires<br />

prennent du temps. Il faut tenir compte du<br />

climat, qui affecte la santé des Européens<br />

mais également la conservation des vitraux<br />

; ainsi, les supports de fer utilisés en<br />

Europe ne résistent-ils pas au climat<br />

chaud et humide. On doit alors les remplacer<br />

par des supports de bronze ou de<br />

laiton. Le transport se révèle souvent une<br />

entreprise à hauts risques : il n’est pas rare<br />

que les verrières arrivent endommagées,<br />

plus ou moins gravement. Et dans la mesure<br />

où une assurance couvrant les dégâts<br />

portés aux œuvres s'avère très coûteuse,<br />

le client malheureux, qui n'en<br />

souscrit généralement pas, n'a d'autre<br />

choix que d'essayer de les réparer à ses<br />

frais, et bien souvent avec des moyens de<br />

fortune, ou alors de commander des parties<br />

de verrière de remplacement qu'il lui<br />

faut payer, les ateliers n'offrant aucune<br />

garantie en la matière. Un emballage insuffisant<br />

ou inadéquat est généralement la<br />

source du problème. En outre, épidémies<br />

et manque de moyens ralentissent le<br />

rythme des commandes voire les annulent.<br />

Bien que ce point ne soit pas toujours<br />

clairement précisé, la mise en place<br />

des vitraux est confiée à la main-d’œuvre<br />

locale, éventuellement guidée par une<br />

personne-relais de l’atelier se trouvant sur<br />

place. Naturellement, les courriers portent<br />

aussi sur les sujets à représenter et le<br />

style des figures.<br />

Pourquoi une telle concentration de commandes<br />

en provenance de Ceylan ?<br />

L’étude de la correspondance montre que<br />

les commanditaires se connaissent, se<br />

rencontrent et les nouveaux vitraux admirés<br />

chez les uns suscitent des envies<br />

chez les autres. Par ailleurs, certains noms<br />

reviennent dans les divers courriers,<br />

comme celui du père Delwaide, beaufrère<br />

d’Osterrath, ou celui du père<br />

Beernaert, qui tous deux ont joué un rôle<br />

évident de promotion de l’atelier. Biolley<br />

lui-même indique que le frère de son père<br />

est dominicain ; les relais au sein de<br />

l’Église sont clairs. Les commanditaires<br />

sont d’origine belge, certains font état de<br />

visites au maître-verrier et la renommée<br />

d’Osterrath ne leur a pas échappé.<br />

Quelques cas :<br />

Matara (dossier 453)<br />

La correspondance couvre la période<br />

1913 - 1928 et concerne la confection de<br />

nouveaux vitraux pour les missions des<br />

pères jésuites 2 . Dans ce dossier comme<br />

dans les autres, la plupart des documents<br />

concernent des questions purement pratiques.<br />

En octobre 1913, la liste des sujets<br />

à représenter dans l’église des jésuites est<br />

arrêtée, ainsi que l’identité des donateurs<br />

devant figurer sur les verrières. Le saint<br />

Joseph cependant ne plaît guère au père<br />

Louis Beernaert : « ... je n’aime pas votre<br />

saint Joseph dont le geste est un peu trop<br />

anguleux – à mon humble avis – et dont la<br />

figure rappelle trop les images des<br />

Desclée que je n’aime pas du tout » 3 .<br />

Du côté d’Osterrath, c’est la figure de saint<br />

Emmanuel qui pose problème : « Les<br />

Bollandistes me renseignent un martyr<br />

cochinchinois, prêtre, mais ne donnent<br />

aucun détail. S’il s’agit effectivement d’un<br />

prêtre cochinchinois, faites le plaisir de me<br />

procurer un type de physionomie que je<br />

puisse reproduire dans les traits de ce<br />

saint (dois-je lui mettre barbe et moustache,<br />

un teint jaune ? Et pour le costume<br />

? Porte-t-on les mêmes costumes<br />

liturgiques que nous en Cochinchine ?<br />

Comment ce saint fut-il martyrisé ? Était-il<br />

jeune ou vieux ? Pourriez-vous m’envoyer<br />

une image ? » ) 4 . Les vitraux arrivent à<br />

Matara le 12 juin 1914 (figure 2).<br />

Une nouvelle commande se profile en<br />

1927 pour l’église Sainte-Marie de Hambantote.<br />

Les verrières de la nouvelle église<br />

doivent représenter sainte Agnès, saint<br />

Christophe, saint Joseph et saint Louis 5 .<br />

Les vitraux sont expédiés le 20 novembre<br />

1928.<br />

avril 2018<br />

6


2<br />

Fig. 2. Joseph Osterrath, projet pour les vitraux de l’église des Jésuites à<br />

Matara, 30 juillet 1913. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art religieux et<br />

d’Art mosan, fonds Osterrath, dossier 453.<br />

avril 2018<br />

7


Galle, Couvent du Sacré-Cœur<br />

(dossier 311)<br />

Ce dossier réunit deux commandes qui<br />

semblent étrangères l’une de l’autre. En<br />

1920, un certain Houbaer de Seraing se<br />

renseigne auprès d’Osterrath (Biolley sera<br />

le correspondant, Osterrath étant en<br />

voyage) pour un ami missionnaire « aux<br />

Indes », le père Dohet à Gomoh, pour la<br />

fourniture de vitraux en losange en verre<br />

cathédrale 6 . La commande est passée le<br />

23 octobre 1920. Les verres, emballés<br />

dans de la sciure, arrivent à Ceylan en juillet<br />

1922, en grande partie brisés.<br />

En 1920 toujours, le père Beernaert, du<br />

Collège Sainte-Barbe à Gand, fait état de<br />

la construction d’une chapelle au Couvent<br />

du Sacré-Cœur de Galle ; on l’a prié de<br />

confier le travail à Osterrath 7 .<br />

Il s’agit de réaliser vingt-quatre vitraux pour<br />

les fenêtres de la nef et cinq autres. Les<br />

sujets retenus se dévoilent au fil de la correspondance<br />

et sont : Ecce Homo ;<br />

Notre-Dame de Lourdes ; saint Pierre ;<br />

saint François-Xavier ; saint Augustin ;<br />

saint Sébastien ; saint Stanislas ; sainte<br />

Thérèse ; sainte Agnès ; sainte Philomène<br />

; sainte Ghislaine ; le bienheure<br />

Père de la Colombières ; la Vierge de Douleurs<br />

; sainte Anne ; saint Paul ; saint François<br />

d’Assises ; saint Benoît ; saint Antoine<br />

; saint Jean Berchmans ; sainte<br />

Gertrude ; saint Eugène ; sainte Claire ; le<br />

chanoine Triest ; sainte Thérèse de l’Enfant<br />

Jésus 8 .<br />

En septembre, les sujets des 4 vitraux du<br />

chœur sont définis : l’Agonie, Marie-<br />

Madeleine au pied de la croix, le Bon Pasteur,<br />

le Sacré-Cœur-du-Christ-Roi « avec<br />

sceptre à la main ». Des images pouvant<br />

servir de modèles sont envoyées aux ateliers<br />

et il est demandé à l’artiste de soigner<br />

particulièrement l’expression des visages<br />

dans les vitraux du chœur et dans le grand<br />

vitrail qui doit montrer le Sacré-Cœur-du<br />

Christ-Roi. « J’ai promis un chef d’œuvre ! »<br />

écrit le père Beernaert le 5 septembre. En<br />

octobre, la Supérieure générale des<br />

Sœurs de la Charité de Gand intervient<br />

pour ordonner le remplacement du vitrail<br />

du Sacré-Cœur-du-Christ-Roi avec<br />

sceptre et demander un vitrail représentant<br />

saint Eugène. On débat aussi de la<br />

question de savoir si des personnes non<br />

3 4<br />

canonisées peuvent être représentées 9 .<br />

Les vitraux sont expédiés le 13 juillet<br />

1921 ; entre-temps, le père Beernaert est<br />

rentré à Ceylan et Osterrath compte sur<br />

l’expérience qu’il a acquise à Matara pour<br />

prodiguer des conseils lors de la pose des<br />

vitraux. Plusieurs vitraux arrivent endommagés<br />

en septembre 1921 ; les religieuses<br />

effectueront les petites réparations<br />

avec « du mica et du Baume de<br />

Canada » 10 . Le coût élevé de l’opération<br />

oblige les sœurs à renoncer momentanément<br />

aux grisailles qu’elles avaient en vue.<br />

Cette commande interviendra à l’été<br />

1929.<br />

En septembre 1928, le couvent passe<br />

une nouvelle commande : quatre vitraux<br />

représentant les évangélistes (figure 3),<br />

dont le style gothique doit correspondre<br />

aux travaux antérieurs 11 . La manière y est<br />

en effet des plus traditionnelles.<br />

L’année suivante, une certaine Mme Van<br />

Parys d’Anvers décide de faire don au<br />

couvent d’un vitrail représentant saint<br />

Pie X, dont elle demande une copie pour<br />

elle-même 12 . D’autres verrières aux sujets<br />

non précisés avaient aussi fait l’objet de<br />

démarches. Encore une fois, au déballage,<br />

en mars 1931, on constate des<br />

manques et de la casse. Par ailleurs, les<br />

religieuses regrettent que le fond du vitrail<br />

de Pie X soit rouge et non bleu comme<br />

souhaité.<br />

Un dernier contact a lieu en avril 1934 : les<br />

religieuses demandent une remise de prix<br />

pour une verrière représentant saint<br />

François-Xavier baptisant une jeune indienne<br />

(figure 4) ; ce vitrail est souhaité par<br />

le curé de la paroisse où les sœurs<br />

passent habituellement leurs vacances 13 .<br />

La commande ne se concrétisera pas : le<br />

curé quitte l’endroit car il ne supporte pas<br />

le climat des montagnes et, de plus, l’argent<br />

fait défaut 14 .<br />

Ganegama (dossier 554)<br />

Il s’agit ici de fabriquer de nouveaux vitraux<br />

pour l’église Saint-Antoine. Le correspondant<br />

d’Osterrath est le père Sentroul de<br />

Verviers, qui demande en mai 1927 que<br />

figure au nombre des représentations le<br />

bienheureux Campion, martyr anglais.<br />

Cette requête plonge Osterrath dans la<br />

perplexité : il ne connaît rien de ce personnage,<br />

et sollicite des détails iconographiques,<br />

ainsi que, si possible, une<br />

image 15 .<br />

Un croquis sommaire indique qu’Osterrath<br />

envisageait de faire figurer dans la partie<br />

supérieure des baies « des traits de la vie<br />

de saint Antoine ou des saints de la C ie »,<br />

tels saint Ignace et saint Jean Berchmans<br />

(figure 5). Sont exclus saint François-Xavier<br />

et saint Louis, « qui auront leur statue » 16 .<br />

avril 2018<br />

8


5<br />

Balangoda (dossier 76)<br />

Le 8 octobre 1929, Joseph Osterrath écrit<br />

au père Stache, jésuite de la Catholic<br />

Church de Balangoda, et fait état de l’intercession<br />

de Théodore Gobert et de son<br />

beau-frère Paul Delwaide. Le père Stache<br />

passe commande pour deux vitraux le<br />

21 février 1930 : doivent y figurer saint<br />

Albert de Sicile (dont il envoie une image,<br />

figure 6) et saint Nicolas. Les vitraux arrivent<br />

au début de l'année 1931, à la satisfaction<br />

générale. D’autres projets non documentés<br />

sont conservés (figure 7).<br />

Kegalle (dossier 512)<br />

Le 7 mars 1932, mère Tiburce, Supérieure<br />

du Couvent de Saint-Joseph de<br />

Kegalle, commande des vitraux pour la<br />

nouvelle chapelle. Les sujets sont : l’apparition<br />

du Christ à Marguerite-Marie,<br />

l’Agonie, le Christ-Roi, le Bon Pasteur. Il<br />

est précisé que les trois premiers sujets<br />

doivent correspondre à ceux de<br />

Ratnapura, le Bon Pasteur devant être<br />

semblable à celui de Galle 17 . Les vitraux<br />

arrivent le 16 août 1932.<br />

Nouveau contact en 1934 : le 11 juin, Le<br />

père Spillebout, jésuite de la Catholic<br />

Church de Kegalle, indique qu’il a reçu les<br />

coordonnées de l’atelier par le père Paul<br />

Delwaide. Le souhait du jésuite est de garnir<br />

seize fenêtres avec les quatorze stations<br />

du Chemin de croix, auxquelles<br />

s’ajouteraient la Nativité et la Résurrection.<br />

Dans sa réponse, Osterrath déconseille le<br />

Chemin de croix en vitraux et propose de<br />

le réaliser en opus sectile, une mosaïque<br />

de verre non transparente, qui a donné<br />

satisfaction aux dominicains de <strong>Liège</strong>. Le<br />

28 juillet, le père Spillebout indique qu’il<br />

6<br />

Fig. 3. Joseph Osterrath, saint Jean et saint Marc. Projet<br />

pour des vitraux du Couvent du Sacré-Cœur à Galle, 28<br />

octobre 1928. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art<br />

religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath, dossier 311.<br />

Fig. 4. [Joseph Osterrath], saint François Xavier baptisant<br />

une jeune indienne, 1934. Projet de vitrail. <strong>Liège</strong>, Grand<br />

Curtius, département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds<br />

Osterrath, dossier 311.<br />

Fig. 5. Joseph Osterrath, saint Ignace et saint Jean<br />

Berchmans. Projet de vitrail pour l’église Saint-Antoine<br />

à Ganegama, 4 mai 1927. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius,<br />

département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds<br />

Osterrath, dossier 554.<br />

Fig. 6. Image pieuse de saint Albert de Sicile.<br />

<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art religieux et d’Art<br />

mosan, fonds Osterrath, dossier 76.<br />

Fig. 7. Joseph Osterrath, projet pour l’église de<br />

Balangoda, vers 1930. <strong>Liège</strong>, Grand Curtius,<br />

département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds<br />

Osterrath, dossier 76.<br />

7<br />

avril 2018<br />

9


attend l’argent des donateurs et qu’il va<br />

tâcher de les faire changer d’avis sur les<br />

sujets des vitraux. Le 3 février 1934, le<br />

père Bastenier, successeur du père Spillebout,<br />

écrit à Osterrath qu’une terrible<br />

épidémie de malaria, qui désorganise<br />

tout, oblige à différer la commande des<br />

vitraux. Il n’y aura pas de suite.<br />

Nawalapitiya (dossier 530)<br />

demande les douze étoiles, si, comme l’a<br />

présenté le projet, il y a un croissant sous<br />

les pieds. Les lys devraient former un motif<br />

plus apparent ; ... » 19 . Osterrath en a<br />

laissé plusieurs projets, dans une manière<br />

plus moderne (figures 8 et 9).<br />

Les vitraux arrivent sur place le 13 avril<br />

1934, sans casse.<br />

Japon (dossier 1417)<br />

Le 12 juin 1936, le père Van Austen écrit<br />

de Deniyaya à Joseph Osterrath et annonce<br />

qu’il est « enfin parvenu à lui décocher<br />

(sic) une bonne commande », dont le<br />

budget est cependant limité. Des plans<br />

sont joints et les souhaits du père Hugo<br />

Lima, un bénédictin, curé de Nawalapitiya,<br />

détaillés 18 .<br />

Le 3 novembre 1936, le père Vossen, jésuite<br />

du Séminaire de Kandy, écrit au père<br />

Lima, pour lui proposer une série de modifications<br />

à apporter au vitrail de l’Immaculée<br />

Conception, sujet de la commande :<br />

« la figure, de style moderne, est trop allongée<br />

pour les goûts du pays ; je veux<br />

dire, non la face, mais tout le personnage.<br />

D’ailleurs, l’autel cacherait le bas du vitrail<br />

et les pieds de la Vierge, si l’image s’étend<br />

si bas. Le manteau de la Sainte-Vierge ne<br />

doit pas être rouge, mais bleu ; endroit et<br />

revers peuvent être en tons divers séparés<br />

par un parement ou une bordure dans<br />

laquelle des couleurs seraient introduites<br />

avec discrétion. Le bas du vitrail est trop<br />

déjeté et dépecé : le globe doit donner un<br />

support plus solide à l’apparition ; [...] Le<br />

fond sur lequel se détache l’apparition,<br />

bien que très beau en soi, devrait servir à<br />

faire mieux ressortir l’apparition qui dans<br />

l’idée du client doit être toute en lumière,<br />

drapée de blanc et de bleu ; le nimbe<br />

Ce dossier est fort laconique et lacunaire,<br />

mais il contient une amusante notation.<br />

Un certain Halflants de Sclessin se dit sollicité<br />

par un ami japonais désireux d’installer<br />

dans une église de son pays « un vitrail<br />

octogonal en cinq couleurs représentant<br />

la Vierge à l’Enfant », les vitraux fabriqués<br />

au Japon se révélant peu résistants 20 . Les<br />

nervures peuvent être en plomb ou en<br />

béton. L’autre courrier conservé, adressé<br />

à Halflants, fait état d’un projet où « la figure<br />

de la Sainte-Mère [...] est horrible<br />

pour des Japonais : ils diront que c’est<br />

une face de Chinois et avec les yeux<br />

obliques, elle semble très en colère. » 21 La<br />

lettre fait référence à un autre projet où les<br />

figures avaient été réalisées par « le meilleur<br />

artiste du Japon ». Un seul dessin est<br />

conservé (figure 10).<br />

Par un singulier retour des choses, grâce<br />

notamment au mécénat de l’abbé Michel<br />

Teheux et de sa soeur Marie-Bernadette,<br />

la Cathédrale de <strong>Liège</strong> montre depuis<br />

septembre 2013 dans les chapelles<br />

Saint-Lambert et Saint-Joseph cinq vitraux<br />

réalisés par l’artiste d’origine coréenne<br />

Kim En Joong 22 . Cathédrale où les<br />

ateliers Osterrath sont intervenus à plusieurs<br />

reprises. La boucle est bouclée.<br />

8<br />

9<br />

avril 2018<br />

10


10<br />

1. Nous renvoyons une fois pour toutes à : Régine RÉMON, Het<br />

glazeniersatelier Osterrath, dans J. VAN CLEVEN (dir.),<br />

Neogotiek in Belgïe, Tielt, 1994, p. 209-213 ; Séverine<br />

LAGNEAUX et Martin PIROTTE, Les ateliers Osterrath et leur<br />

production de vitraux d’art religieux, dans Art, technique et<br />

science : la création du vitrail de 1830 à 1930, <strong>Liège</strong>, 2000,<br />

p. 117-127 (Dossier de la Commission royale des<br />

Monuments, Sites et Fouilles, 7) ; Isabelle LECOCQ, Les<br />

créations de l’atelier Osterrath de l’entre-deux-guerres aux<br />

années soixante : des vitraux à joints de plomb aux<br />

compositions en dalles de verre à joints de béton, dans<br />

Bulletin de la Commission royale des Monuments, Sites et<br />

Fouilles, t. 26, <strong>Liège</strong>, 2014, p. 131-146.<br />

Nous tenons à remercier Mme Isabelle Lecocq, Chef de travaux<br />

à l’Institut royal du Patrimoine artistique, pour l’aide précieuse<br />

qu’elle nous a apportée dans l’élaboration de cette<br />

recherche.<br />

2. Dans un courrier du 15 décembre 1913, le père Beernaert<br />

écrit à Joseph Osterrath qu’il est heureux d’apprendre<br />

qu’André Biolley est désormais son collaborateur : les deux<br />

hommes sont donc clairement associés avant 1922<br />

3. Dossier 453, lettre de Louis Beernaert en date du 21 octobre<br />

1913<br />

4. Ibidem, lettre du 23 novembre 1913<br />

5. Ibidem, lettre du père Wickremesinghe, 17 novembre 1927<br />

6. Dossier 311, lettre du 11 juillet 1920<br />

7. Ibidem, lettre du 15 juin 1920<br />

8. Ibidem, feuillet non signé, non daté<br />

9. Ibidem, lettre du 25 août 1920<br />

10. Ibidem, lettre du 17 septembre 1921<br />

11. Ibidem, lettre du 26 septembre 1928<br />

12. Ibidem, lettre du 4 octobre 1930<br />

13. Ibidem, lettre du 24 avril 1934<br />

14. Ibidem, lettre du 18 juin 1934<br />

15. Dossier 554, lettre du 19 mai 1927 adressée au père<br />

Sentroul<br />

16. Ibidem, feuillet non signé, non daté<br />

17. Dossier 512, lettre d’Osterrath en date du 3 avril 1932<br />

18. Dossier 530, lettre du 12 juin 1936<br />

19. Ibidem, lettre de Vossem au père Lima, 3 novembre 1936<br />

20. Dossier 1417, lettre du 5 juillet 1965<br />

21. Ibidem, lettre du 5 septembre 1965 ; l’auteur de courrier est<br />

inconnu.<br />

22. Isabelle LECOCQ (dir.), Les vitraux de la Cathédrale Saint-<br />

Paul à <strong>Liège</strong> : six siècles de création et de restauration,<br />

<strong>Liège</strong>-Turnhout, 2016, p. 169–171<br />

Fig. 8. : Joseph Osterrath, L’Immaculée Conception. Projet de vitrail pour Nawalapitiya, 1936. <strong>Liège</strong>,<br />

Grand Curtius, département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath, dossier 530.<br />

Fig. 9. : Joseph Osterrath, L’Immaculée Conception. Projet de vitrail pour Nawalapitiya, 1936. <strong>Liège</strong>,<br />

Grand Curtius, département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath, dossier 530.<br />

Fig. 10. : [Ateliers Osterrath], Vierge à l’Enfant, projet pour le Japon, ca 1965.<br />

<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, département d’Art religieux et d’Art mosan, fonds Osterrath,<br />

dossier 1417.<br />

avril 2018<br />

11


1<br />

2<br />

avril 2018<br />

12


Jean-Luc Schütz<br />

Conservateur du département d’Archéologie<br />

Grand Curtius<br />

Emma Servonnet<br />

Stagiaire en muséologie (Université de Montréal)<br />

Le site archéologique de Zhoukoudian (Chine)<br />

Un puzzle géant aux pièces éparses<br />

Introduction<br />

Le site de Zhoukoudian (anciennement transcrit Choukoutien), situé à environ cinquante<br />

kilomètres au sud-ouest de Pékin, est inscrit depuis décembre 1987 sur la Liste<br />

du patrimoine mondial de l’Unesco, sous le n° d’ordre 449. L’aire classée, qui couvre<br />

une superficie de 480 hectares, est entourée d’une zone tampon de 888 hectares 1 .<br />

Elle a jusqu’à présent livré vingt-sept sites paléontologiques, désignés par le terme<br />

« localité », répartis autour des collines calcaires de Longgushan, de Chikushan et de<br />

Taiping.<br />

Dans cet article, nous nous limiterons essentiellement à évoquer la localité 1, plus<br />

connue sous l’appellation de « Site de l’homme de Pékin », qui a livré une séquence<br />

stratigraphique épaisse de 40 mètres comportant 13 couches archéologiques<br />

(fig. 1 et 2).<br />

Le département d’archéologie du Grand Curtius conserve, dans ses collections, 27<br />

artefacts en pierre - quartzite et calcaire silicifié - issus des fouilles anciennes de ce<br />

gisement exceptionnel. L’histoire peu connue de ce dépôt nous a été révélée récemment,<br />

après consultation d’archives conservées au Préhistomuseum de Ramioul (cf.<br />

infra).<br />

Historique des découvertes<br />

Les fouilles menées en 1921 et 1923 à la localité 1, par le paléontologue autrichien<br />

Otto Zdansky (1894-1988), de l’Université suédoise d’Uppsala, ont permis la découverte<br />

de trois dents humaines fossiles : une molaire supérieure droite, une prémolaire<br />

inférieure gauche et une prémolaire inférieure droite (fig. 3 a, b, c), la troisième dent n’ayant<br />

été découverte par O. Zdansky qu’au début des années 1950 parmi les fossiles envoyés<br />

en Suède dans les années 1920 2 .<br />

Fig. 1 : vue de l’entrée de la grotte « Pigeon hall »<br />

(localité 1).<br />

Fig. 2 : vue de la coupe stratigraphique de la localité<br />

1 (couches 4 à 10).<br />

Fig. 3 : les quatre dents de l’Homme de Pékin<br />

conservées à Uppsala en Suède. Photographie du<br />

Musée de l’Évolution de l’Université d’Uppsala.<br />

3<br />

avril 2018<br />

13


4<br />

Suite à ces découvertes, un projet de<br />

fouille de grande envergure, financé par la<br />

fondation Rockefeller, vit le jour en 1927,<br />

dirigé par le paléoanthropologue canadien<br />

Davidson Black (1884-1934) qui enseignait<br />

l’anatomie au Collège de l’Union<br />

médicale de Pékin. Le père jésuite français<br />

Pierre Teilhard de Chardin (1881-<br />

1955) rejoignit l’équipe de recherche en<br />

tant que géologue, chargé du cadre biostratigraphique<br />

du gisement 3 .<br />

Le 16 octobre 1927, six mois après le<br />

début des fouilles, une molaire humaine<br />

inférieure gauche fut découverte par le<br />

paléontologue suédois Birger Bohlin<br />

(1898-1990) qui avait succédé à<br />

O. Zdansky. D. Black l’attribua à une nouvelle<br />

espèce humaine fossile : le<br />

Sinanthropus Pekinensis ou Sinanthrope<br />

rattaché aujourd’hui à la sous-espèce<br />

Homo erectus Pekinensis.<br />

Le 2 décembre 1929, le paléontologue<br />

chinois Wenzhong (Wen Chung) Pei<br />

(1904-1982), responsable des fouilles,<br />

découvrit à la base du gisement (couche<br />

10, Locus E) une calotte crânienne d’un<br />

homo erectus juvénile, en bon état de<br />

conservation (crâne n° III). Cette découverte<br />

retentissante conféra à ce site sa<br />

notoriété internationale.<br />

L’anatomiste et paléoanthropologue allemand<br />

Franz Weidenreich (1873-1948),<br />

professeur invité à l’Université américaine<br />

de Chicago en 1934, fut nommé directeur<br />

du Laboratoire de Recherches du<br />

Cénozoïque à Pékin en 1935, poste vacant<br />

suite au décès inopiné de D. Black<br />

en mars 1934.<br />

L’intermède européen de W. Pei<br />

En juillet 1935, Pei fut envoyé en Europe<br />

par le directeur du Service Géologique de<br />

Chine pour perfectionner ses études en<br />

Préhistoire et en Géologie quaternaire 4 .<br />

D’octobre 1935 à juillet 1936 5 , il va suivre<br />

à l’Institut de Paléontologie Humaine de<br />

Paris, les cours de l’abbé Breuil (1877-<br />

1961), une des grandes figures de la<br />

Préhistoire en France. Leur première rencontre<br />

remonte à 1931, année où Breuil<br />

visita pour la première fois le site de<br />

Zhoukoudian.<br />

En avril 1936, Pei et Breuil participèrent à<br />

des fouilles menées sur le site néandertalien<br />

de Saccopastore, dans la banlieue de<br />

Rome (fig. 4). La même année, Pei présenta<br />

à la Faculté des Sciences de Paris,<br />

une thèse de doctorat intitulée « Le rôle<br />

des phénomènes naturels dans l’éclatement<br />

et le façonnement des roches dures<br />

utilisées par l’Homme préhistorique »,<br />

thèse qui fut publiée en 1937 dans la<br />

Revue de Géographie physique et de<br />

Géologie dynamique.<br />

Fig. 4 : les paléontologues Alberto Carlo Blanc et<br />

Wenzhong Pei lors des fouilles de Saccopastore<br />

(Rome), en avril 1936. © Istituto Italiano di<br />

Paleontologia Umana.<br />

Fig. 5 : la reconstitution d’un crâne de Sinanthrope<br />

par Weidenreich et Swan (à gauche) confrontée à<br />

celle de Tattersall et Sawyer (à droite). © Gary Sawyer<br />

et Ian Tattersall, American <strong>Museum</strong> of Natural History.<br />

avril 2018<br />

14


5<br />

Des fouilles interrompues par la<br />

guerre.<br />

À Zhoukoudian, les fouilles s’interrompirent<br />

en juillet 1937 suite au déclenchement<br />

de la guerre sino-japonaise (1937-<br />

1945). Tous les fossiles humains<br />

découverts entre 1927 et 1937 (13<br />

crânes, 16 fragments de mandibules, 147<br />

dents isolées et de nombreux restes postcrâniens<br />

6 ), conservés à l’hôpital du<br />

Collège de l’Union médicale de Pékin devaient,<br />

par mesure de protection, être expédiés<br />

en décembre 1941 par bateau,<br />

aux États-Unis. Le matériel contenu dans<br />

deux coffres a malencontreusement disparu<br />

lors de ce transfert et n’a toujours<br />

pas été retrouvé.<br />

Des moulages à large diffusion<br />

Il reste heureusement des moulages en<br />

plâtre d’assez bonne facture, que firent<br />

réaliser Black et Weidenreich. En Europe,<br />

la compagnie londonienne R. F. Damon &<br />

Co., spécialisée dans la production de<br />

moulages anthropologiques, fabriqua<br />

avec l’autorisation de D. Black et de Weng<br />

Wenhao, directeur du Service Géologique<br />

de Chine, de nombreux moulages d’après<br />

les planches d’une publication de Black<br />

parue en 1931 dans la revue<br />

Paleontologica Sinica. Ces moulages<br />

étaient vendus à des particuliers, à des<br />

universités et à des musées 7 .<br />

En 1937, Weidenreich et son assistante<br />

américaine Lucile Swan proposèrent une<br />

reconstitution d’un crâne d’Homo erectus<br />

Pekinensis à partir de fragments de plusieurs<br />

crânes. Bon nombre de musées et<br />

d’institutions scientifiques possèdent<br />

dans leurs collections anthropologiques<br />

un moulage de cette reconstitution.<br />

Une nouvelle reconstitution a été proposée<br />

en 1996 par Ian Tattersall et G. J.<br />

Sawyer du département d’anthropologie<br />

du Muséum d’histoire naturelle de New-<br />

York, basée sur un échantillonnage plus<br />

complet d’éléments faciaux 8 . Dans leur<br />

publication parue dans le Journal of<br />

Human Evolution, ils confrontent leur reconstitution<br />

(fig. 5, à droite) à celle de<br />

Weidenreich et de Swan (fig. 5, à gauche).<br />

Des archives de grand intérêt<br />

Un documentaire en anglais, intitulé<br />

Peking Man Ruins at Zhoukoudian, a été<br />

diffusé en janvier 2011 sur la chaîne de<br />

télévision chinoise CCTV9. Ce documentaire<br />

consultable sur internet 9 , d’une durée<br />

avoisinant les 28 minutes, retrace images<br />

d’archives, films d’époque, reconstitutions<br />

et interviews à l’appui, l’historique des découvertes<br />

anthropologiques et la disparition<br />

des fossiles humains évoqués cidessus.<br />

Les images montrent également<br />

le labeur des fouilleurs contraints à dégager<br />

le sol des nombreuses roches qui<br />

l’encombrent afin d’accéder aux fossiles<br />

et aux artefacts lithiques (voir à ce sujet la<br />

fig. 7, photographie prise lors des fouilles<br />

en 2009). L’ampleur des fouilles est impressionnante<br />

: une centaine d’ouvriers et<br />

une vingtaine de techniciens sont employés<br />

quotidiennement sur le site 10 duquel<br />

sont extraites environ 3000 tonnes<br />

de matériaux (roches et brèche fossilifère)<br />

par an, de 1927 à 1929 11 .<br />

avril 2018<br />

15


La reprise des fouilles et l’actualité<br />

archéologique<br />

Les fouilles reprirent entre 1949 et 1951.<br />

Elles se poursuivirent en 1958 et 1960, en<br />

1966 et entre 1978 et 1982 12 .<br />

6<br />

7<br />

En juin 2009, un projet de fouille à long<br />

terme, à Zhoukoudian, fut initié par l’Institut<br />

de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie<br />

de l’Académie des<br />

Sciences de Pékin 13 ; projet auquel est<br />

associé le Dr. Chen Shen du Musée royal<br />

de l’Ontario à Toronto, au Canada (fig. 6 et<br />

7). Ce projet a notamment pour but la préservation<br />

de la localité 1 (érosion …) et le<br />

prélèvement d’échantillons afin de revoir la<br />

datation des couches sédimentaires dans<br />

lesquelles les fragments osseux de plus<br />

de 40 individus de type Homo erectus<br />

furent découverts. Les datations proposées<br />

par une équipe de scientifiques de<br />

l’université chinoise de Nanjing feraient<br />

remonter l’apparition de l’Homme de Pékin<br />

à 780 000 ans 14 . Les couches d’occupation<br />

humaine associées à ces premiers<br />

hominidés s’étendent sur plus de<br />

500 000 ans !<br />

Fig. 6 : Zhoukoudian, vue des carrés de fouille en 2009.<br />

Fig. 7 : le Dr. Chen Shen utilisant un marteau piqueur lors des fouilles de 2009 à Zhoukoudian.<br />

avril 2018<br />

16


Des restes fossiles d’Homo<br />

sapiens sapiens<br />

À Zhoukoudian, la présence humaine ne<br />

se limite pas exclusivement au<br />

Paléolithique inférieur. Des restes fossiles<br />

d’Homo sapiens sapiens ayant vécu durant<br />

le Paléolithique supérieur ont été découverts<br />

en 1933-1934 dans la grotte<br />

supérieure (localité 26) située au-dessus<br />

de la localité 1, et en 2003, dans la grotte<br />

Tianyuan (localité 27). Les fossiles humains<br />

provenant de la grotte supérieure<br />

remonteraient à 18 000 ans. La datation<br />

radiocarbone par AMS (mesure par spectrométrie<br />

de masse couplée à un accélérateur<br />

de particules) obtenue pour le<br />

squelette partiel Tianyuan 1 découvert en<br />

2003, oscille entre 42 000 et 39 000<br />

ans 15 , ce qui en fait à l’heure actuelle, la<br />

plus ancienne pour un site chinois.<br />

Le feu domestiqué<br />

La domestication du feu est une étape<br />

importante dans l’histoire du développement<br />

de l’espèce humaine et constitue un<br />

facteur essentiel d’hominisation. Cet acquis<br />

améliora considérablement les conditions<br />

de vie de l’Homme, fournissant lumière<br />

et chaleur, protégeant des grands<br />

carnivores et permettant le développement<br />

d’une alimentation plus saine, grâce<br />

à la cuisson des aliments. Les traces de<br />

cette avancée, ainsi que sa datation, sont<br />

donc le sujet de nombreuses recherches.<br />

À Zhoukoudian, la maîtrise du feu, que l’on<br />

situe souvent aux alentours de - 400 000,<br />

a été remise en question en 1998 par le<br />

physicien Steve Weiner de l’Institut des<br />

Sciences Weizmann à Rehovot, en Israël.<br />

En 1996 et 1997, l’examen des sédiments<br />

de la couche 10, l’horizon archéologique<br />

le plus ancien de ce site a bien<br />

révélé la présence d’ossements brûlés et<br />

non brûlés (microfaune et macrofaune)<br />

présents dans la même couche archéologique<br />

que des outils en pierre. Par contre,<br />

étant donné qu’aucun reste de cendre ou<br />

de charbon de bois, signes certains de la<br />

domestication du feu, n’a pu être détecté,<br />

Weiner considère qu’il n’y a pas de preuve<br />

directe de feu in situ dans ces couches 16 .<br />

Cette preuve a toutefois été apportée récemment<br />

grâce à l’analyse de quatre<br />

échantillons de sol provenant des<br />

couches 4 et 6 de la localité 1, mis au jour<br />

lors des fouilles de 2009 ; les dépôts de<br />

cendres contenant des agrégats de silice<br />

et du carbone élémentaire 17 .<br />

En juillet 2015, après trois années de<br />

fouilles à Zhoukoudian, Gao Xing, chercheur<br />

de l’Institut de paléontologie des<br />

vertébrés et de paléoanthropologie de<br />

l’Académie chinoise des Sciences a annoncé<br />

la découverte de sites de feux (fire<br />

sites) ; certains entourés d’amas de<br />

roches et de chaux, de terre frittée<br />

(sintering soil), de roches brûlées et d’os.<br />

Les datations obtenues feraient remonter,<br />

pour ce site archéologique, la maîtrise du<br />

feu à 600 000 ans 18 .<br />

L’outillage lithique de l’Homme de<br />

Pékin …<br />

Plus de 17 000 artefacts en pierre ont été<br />

mis au jour à Zhoukoudian dans les<br />

couches 1-5 (phase récente), 6-7 (phase<br />

moyenne) et 8-10 (phase ancienne) de la<br />

localité 1 19 . L’industrie lithique comprend<br />

des outils produits essentiellement sur<br />

des éclats de quartz obtenus par enlèvement<br />

bipolaire.<br />

… au Grand Curtius<br />

Le Grand Curtius, à l’instar de diverses<br />

institutions étrangères en France, en<br />

Suède, aux États-Unis et au Canada,<br />

possède dans ses collections des artefacts<br />

provenant de ce site archéologique<br />

(fig. 8 et 9). Il s’agit de vingt-sept outils en<br />

pierre datés traditionnellement de 400<br />

000 ans, dont neuf sont présentés dans<br />

l’exposition permanente du musée : deux<br />

nucléus (fig. 9, 1-2), cinq éclats (fig. 9, 3-7)<br />

dont un retouché qui présente des traces<br />

de feu (fig. 10), un denticulé (fig. 9,8) et une<br />

pièce se situant, d’un point de vue typologique,<br />

entre le denticulé et le racloir (fig.<br />

9,9).<br />

Les artefacts présentent pour la plupart,<br />

outre le numéro d’entrée au musée, des<br />

inscriptions faisant référence au niveau<br />

archéologique dont ils ont été extraits de<br />

même qu’un ancien numéro d’inventaire.<br />

Plus de la moitié des objets proviendrait<br />

ainsi, d’après les fiches d’inventaire, du<br />

niveau L 3 ; d’autres objets proviendraient<br />

du niveau Q2. Deux artefacts proviendraient<br />

du niveau supérieur de la pente est<br />

(eastern slope) qui fait partie de la<br />

localité 1.<br />

Une intention de partage équitable<br />

Jusqu’il y a peu, l’historique de ce dépôt<br />

de pièces ne nous était pas entièrement<br />

connu, les fiches d’inventaire mentionnant<br />

laconiquement le dépôt « au nom de Mlle<br />

Doize, selon le désir exprimé par M. Pei »,<br />

avril 2018<br />

17


Fig. 8, 9 et 10 : outillage lithique de Zhoukoudian<br />

conservé au Grand Curtius.<br />

8<br />

en date du 6 décembre 1937, de pièces<br />

provenant de la collection particulière de<br />

ce dernier, décrit comme « l’inventeur de<br />

l’Homme de Choukoutien ».<br />

Nos investigations nous ont mené au<br />

Préhistomuseum de Ramioul (Flémalle,<br />

<strong>Liège</strong>) qui conserve en dépôt le Fonds<br />

Doize, propriété des Chercheurs de la<br />

Wallonie. Ce fonds comprend un nombre<br />

conséquent d’archives papier (correspondance<br />

scientifique, tirés à part - dont un<br />

dédicacé par W. Pei -, cahiers,<br />

dossiers …), de nombreuses photographies,<br />

des dessins de l’abbé Breuil,<br />

quelques artefacts lithiques, mais aussi<br />

des objets personnels ayant appartenu à<br />

Mlle Doize, comme par exemple un piolet,<br />

symbole de ses pérégrinations archéologiques.<br />

La première boîte d’archives consultée<br />

(boîte RLD 1) contenait, entre autres, un<br />

tapuscrit de cinq pages non daté, intitulé<br />

« Présentation de pièces typiques de l’industrie<br />

de Choukoutien (Chine) déposées<br />

au Musée Curtius par Melle R. Doize »,<br />

rédigé par Mlle Hélène Van Heule, conservatrice<br />

du Musée archéologique liégeois<br />

(Curtius) de 1932 à 1950. Ce document<br />

pourrait avoir été remis par H. Van Heule à<br />

l’assemblée de la séance mensuelle de<br />

l’Institut archéologique liégeois du 24 juin<br />

1938, séance durant laquelle, en présence<br />

de Mlle Doize, elle présenta, parmi<br />

les dons faits à l’Institut archéologique liégeois,<br />

le dépôt des 27 artefacts de<br />

Zhoukoudian 20 .<br />

9<br />

Le contenu de ce document jette un nouvel<br />

éclairage sur la façon dont les artefacts<br />

de Zhoukoudian ont rejoint les collections<br />

du musée. On y apprend que le Dr. Pei,<br />

en compagnie de Mlle Doize, a visité les<br />

avril 2018<br />

18


sections préhistoriques des Musées<br />

royaux d’Art et d’Histoire à Bruxelles et du<br />

Musée archéologique liégeois « à la fin de<br />

l’année dernière », soit fin 1937 21 . À cette<br />

occasion, il lui a remis, en gage de reconnaissance,<br />

car elle avait collaboré à certains<br />

de ses travaux à Paris, des « pièces<br />

typiques représentant les trois niveaux du<br />

fameux gisement à Sinanthropus », afin<br />

qu’elle puisse en faire don aux Musées<br />

royaux d’Art et d’Histoire, en son nom à<br />

elle. En relisant un courrier que W. Pei lui<br />

avait adressé - courrier que nous n’avons<br />

pas retrouvé dans le Fonds Doize -,<br />

Mlle Doize « vit que rien ne s’opposait à ce<br />

qu’une partie des pièces puisse être déposée<br />

au Musée Curtius ». Elle prit donc<br />

l’initiative de diviser le lot en deux parts<br />

égales et d’en attribuer une au musée liégeois,<br />

via un dépôt à l’Institut.<br />

Étonnamment, il n’y a aucune trace de ce<br />

dépôt d’artefacts provenant de<br />

Zhoukoudian, ni dans les collections, ni<br />

dans les archives administratives et scientifiques<br />

des Musées royaux d’Art et d’Histoire<br />

de Bruxelles 22 ! Il n’y a pas non plus<br />

d’indice d’un dépôt de la même provenance<br />

dans les collections d’Asie. ll semblerait<br />

que, pour une raison qui nous est<br />

inconnue, Mlle Doize se soit ravisée de<br />

déposer des artefacts à Bruxelles. Elle<br />

aurait privilégié le musée Curtius mais<br />

aussi les Chercheurs de la Wallonie : une<br />

quinzaine d’artefacts de Zhoukoudian<br />

conservés au Préhistomuseum de<br />

Ramioul figurent parmi les collections de<br />

cette institution.<br />

Renée-Louise Doize. De l’architecture<br />

… à l’archéologie<br />

Renée-Louise Doize (1901-1989) (fig. 11,<br />

au centre) fut la première femme à obtenir,<br />

à l’Université de <strong>Liège</strong>, en novembre<br />

1928, le grade de Docteur en Histoire de<br />

l’Art et Archéologie. Son doctorat portait<br />

sur l’architecture civile d’inspiration française<br />

à la fin du xvii e siècle et au<br />

xviii e siècle dans la Principauté de <strong>Liège</strong>.<br />

Après son parcours universitaire à <strong>Liège</strong>,<br />

elle suivit avec assiduité les cours de préhistoire<br />

de l’abbé Breuil au Collège de<br />

France à Paris, de 1929 à 1932. Celui-ci<br />

appréciait hautement « son esprit de travail<br />

zélé » et « la vivacité de son esprit et l’aisance<br />

de son assimilation » 23 . Elle fréquenta<br />

par la suite l’Institut de Paléontologie<br />

Humaine jusqu’en 1939 et à cette époque<br />

elle fit, en compagnie de l’abbé Breuil, de<br />

nombreux voyages dans plusieurs régions<br />

de France, mais aussi en Belgique, en<br />

Espagne, en Norvège, au Danemark, en<br />

Angleterre et aux Pays-Bas 24 .<br />

En 1939, elle posa sa candidature pour<br />

l’obtention du poste de chargée de cours<br />

de Préhistoire à l’Université de <strong>Liège</strong>, emploi<br />

vacant suite à l’admission à la retraite<br />

du professeur J. Hamal-Nandrin. Malgré<br />

une lettre de recommandation datée du<br />

15 janvier 1939, adressée par l’abbé<br />

Breuil au ministre de l’Instruction publique<br />

et des Beaux-Arts 25 , le poste convoité fut<br />

attribué à Mlle Hélène Danthine.<br />

À partir de 1953, elle devint attachée de<br />

recherches au Centre national de recherche<br />

scientifique et au musée de<br />

l’Homme, à Paris. Elle travailla auprès de<br />

M. Harper Kelley, chef du département<br />

Préhistoire, tout en poursuivant sa collaboration<br />

avec l’abbé Breuil dont elle fut la<br />

secrétaire particulière 26 .<br />

De 1976 à 1989, elle endossa le rôle de<br />

présidente des Chercheurs de la<br />

Wallonie 27 .<br />

10<br />

avril 2018<br />

19


Remerciements<br />

La consultation du fonds Doize nous a<br />

permis de retracer l’historique du dépôt<br />

des artefacts de Zhoukoudian au musée<br />

Curtius. Nous remercions à ce sujet<br />

Cécile Jungels, présidente des chercheurs<br />

de la Wallonie et responsable du Service<br />

scientifique au Préhistomuseum de<br />

Ramioul pour nous avoir permis de<br />

consulter ce fonds. Merci aussi à Roland<br />

Raynaud, archiviste/documentaliste au<br />

Préhistomuseum pour son accueil et pour<br />

l’envoi d’archives scannées et de<br />

photographies de Mlle Doize.<br />

Fig. 11 : visite de l’abbé Breuil à Engihoul le 2 septembre 1933. De g. à dr. : Joseph Antoine, Lucie Van<br />

Heule, Renée-Louise Doize, l’Abbé Breuil (chapeau à la main) et Hélène Van Heule (coiffée d’un béret),<br />

conservatrice des Musées Curtius et d’Ansembourg. © Chercheurs de la Wallonie.<br />

11<br />

Nous tenons également à remercier Chen<br />

Shen, vice-président, conservateur<br />

principal au Musée royal de l’Ontario à<br />

Toronto, qui nous a fourni les photographies<br />

du site de Zhoukoudian (grotte « Pigeon<br />

Hall », stratigraphie, fouilles récentes).<br />

Merci à Fabio Parenti, président de l’Institut<br />

italien de paléontologie humaine à Rome,<br />

pour l’envoi de trois photographies de<br />

W. Pei prises en avril 1936 à Saccopastore<br />

(Rome). Nous remercions aussi le<br />

département de paléontologie du Musée<br />

de l’Évolution de l’Université d’Uppsala, et<br />

en particulier Jan Ove R. Ebbestad pour<br />

l’envoi d’une photographie illustrant les<br />

quatre dents humaines conservées à<br />

Uppsala. Merci aussi à Ian Tattersall,<br />

paléoanthropologue et conservateur<br />

émérite du <strong>Museum</strong> américain d’histoire<br />

naturelle de New-York qui nous a envoyé<br />

un cliché de la reconstitution d’un crâne<br />

d’Homo erectus Pekinensis.<br />

avril 2018<br />

20


1. Données provenant d’une carte du site de l’Homme de Pékin<br />

publiée en 2012 sur le site internet du Centre du patrimoine<br />

mondial de l’Unesco.<br />

2. En 2011, des paléontologues de l’Université d’Uppsala ont<br />

réexaminé des caisses de fossiles chinois dont trois<br />

marquées de l’acronyme ZKD (Zhoukoudian). Ils y ont<br />

découvert une quatrième dent, une canine supérieure droite<br />

(fig. 3, d) (Kundrat et alii, 2015). Ces fossiles d’homo erectus<br />

Pekinensis sont conservés au Musée de l’Évolution<br />

d’Uppsala.<br />

3. Vialet (A.) et Hurel (A), 2004, p. 9.<br />

4. Pei, 1937, p. 355.<br />

5. Vialet (A.) et Hurel (A), 2004, p. 222, note 310.<br />

6. Gao (X.) et Dennell (R.), 2016, p. 1.<br />

7. Pyne (L.), 2016, p. 145.<br />

8. Tattersall (I.) et Sawyer (G. J.), 1996, p. 311.<br />

9. english.cntv.cn/program/documentary/20110123/100215.<br />

shtml<br />

10. Pei (W. C.), 1937, p. 362.<br />

11. Van Heule (H.), fonds Doize, boîte RLD1.<br />

12. Shen (C.) et alii, 2016, p. 8.<br />

13. Gao (X.) et Dennell (R.), 2016, p. 1.<br />

14. Shen (G.) et alii, 2009, p. 198-200.<br />

15. Shang (H.) et alii, 2007, p. 6573.<br />

16. Weiner et alii, 1998, p. 251.<br />

17. Zhong et alii, 2014, p. 335-343.<br />

18. news.xinhuanet.com/english/2015-07/19/c_134424767.<br />

htm<br />

19. Shen (C.) et alii, 2016, p. 9.<br />

20. Chronique Archéologique du Pays de <strong>Liège</strong>, XXIX, 3, juilletaoût-septembre<br />

1938, p. 34.<br />

21. Le rapport sur les musées Curtius et d’Ansembourg<br />

pendant l’année 1937, paru dans le Bulletin de l’Institut<br />

archéologique liégeois de l’année 1938 (tome LXII, p. 368-<br />

372) mentionne parmi les personnalités ayant honoré le<br />

musée de leur visite, le préhistorien Wang (sic) Pei, directeur<br />

des fouilles de Choukoutien en Chine.<br />

22. Nous remercions pour leurs recherches N. Cauwe,<br />

conservateur des collections de préhistoire et M. de Ruette,<br />

archiviste aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles.<br />

23. Breuil (H.), Fonds Doize, boîte RLD4. Extrait d’une lettre de<br />

l’abbé Breuil datée du 15 novembre 1932.<br />

24. Breuil (H.), Fonds Doize, boîte RLD4.<br />

25. Ibidem.<br />

26. Ibidem.<br />

27. Leton (J.), 1989.<br />

Bibliographie<br />

Boaz (N. T.), Ciochon (R. L.), Xu (Q.) et Liu (J.), Mapping and<br />

taphonomic analysis of the Homo erectus loci at Locality 1<br />

Zhoukoudian, China, dans Journal of Human Evolution 46<br />

(5), 2004, p. 519-549.<br />

Breuil, Henri, Certificat d’assiduité au cours de Préhistoire du<br />

Collège de France, Paris, Fonds Doize (Préhistomuseum de<br />

Ramioul), boîte RLD4.<br />

Breuil, Henri, (Lettre de recommandation), Fonds Doize<br />

(Préhistomuseum de Ramioul), boîte RLD4.<br />

Gao (X.) et Dennell (R.), Peking man and related studies, dans<br />

Quaternary International 400, 2016, p. 1-3.<br />

Kundrat (M.), Liu (W.), Ebbestad (J.O.R.), Ahlberg (P.E.) et Tong<br />

(H.), New tooth of Peking Man recognized in laboratory at<br />

Uppsala University, dans Acta Anthropologica Sinica 34,<br />

2015, p. 131–136.<br />

Leton (J.), (notice biographique sans titre sur Renée-Louise<br />

Doize) dans Bulletin trimestriel de la Société royale belge<br />

d’Études géologiques et archéologiques Les Chercheurs de<br />

la Wallonie, 120, octobre 1989.<br />

Pei (W. C.), Les Fouilles de Choukoutien en Chine, dans Bulletin<br />

de la Société préhistorique française, 34 (9), 1937, p. 354-<br />

366.<br />

Pyne (L.), Seven Skeletons. The Evolution of the World’s Most<br />

Famous Human Fossils, Penguin, 2016.<br />

Schick (K. D.) et Zhuan (D.), Early Paleolithic of China and<br />

Eastern Asia, dans Evolutionary Anthropology 2 (1), 1993, p.<br />

22-35.<br />

Shang (H.), Tong (H.), Zhang (S.), Chen (F.) et Trinkaus (E.), An<br />

early modern human from Tianyuan Cave, Zhoukoudian,<br />

China, dans Proceedings of the National Academy of<br />

Sciences of the United States of America 104,16, avril 2007<br />

p. 6573-6578.<br />

Shen (C.), Zhoukoudian, dans Encyclopedia of Geoarchaeology,<br />

Dordrecht, 2015, p. 1033-1034.<br />

Shen (C), Zhang (X.) et Gao (X.), Zhoukoudian in transition :<br />

Research history, lithic technologies, and transformation of<br />

Chinese Paleolithic archaeology, dans Quaternary<br />

International 400, 2016, p. 4-13.<br />

Shen (G), Gao (X.), Gao (B) et al., Age of Zhoukoudian Homo<br />

erectus determined with 26 Al/ 10 Be burial dating, dans Nature<br />

458, 2009, p. 198-200.<br />

Tattersall (I.) et Sawyer (G. J.), The skull of “Sinanthropus” from<br />

Zhoukoudian, China : a new reconstruction, dans Journal of<br />

Human Evolution 31, 1996, p. 311-314.<br />

Van Heule (H.), Présentation de pièces typiques de l’industrie<br />

de Choukoutien (Chine) déposées au Musée Curtius par<br />

Melle R. Doize, Fonds Doize (Préhistomuseum de Ramioul),<br />

boîte RDL1.<br />

Vialet (A.) et Hurel (A.), Teilhard de Chardin en Chine.<br />

Correspondance inédite (1923-1940), Correspondance<br />

commentée et annotée par Amélie Vialet et Arnaud Hurel,<br />

Paris, Éditions du <strong>Museum</strong>-Edisud, 2004.<br />

Weiner (S.), Xu (Q.), Goldberg (P.), Liu (J.) et Bar-Yosef (O.),<br />

Evidence for the Use of Fire at Zhoukoudian, China, dans<br />

Science 281, 10 juillet 1998, p. 251-253.<br />

Zhong (M.), Shi (C.), Gao (X.) et al., On the possible use of fire<br />

by Homo erectus at Zhoukoudian, China, dans Chinese<br />

Science Bulletin 59, 2014, p. 335-343.<br />

avril 2018<br />

21


Geoffrey Schoefs<br />

Chargé de projets, musées de la Ville de <strong>Liège</strong><br />

Le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />

Du musée colonial au musée national<br />

L’exposition Les Royaumes de la mer –<br />

Archipel, présentée à <strong>Liège</strong> dans le cadre<br />

du festival Europalia Indonesia, a été le<br />

fruit d’une étroite collaboration tissée depuis<br />

presque deux ans entre les musées<br />

de la Ville de <strong>Liège</strong> et le musée national<br />

d’Indonésie. Elle fut surtout le reflet de la<br />

richesse des collections d’un musée mal<br />

connu, mais qui ne cesse à présent de<br />

gagner en importance, au point d’être<br />

désormais considéré comme le plus<br />

grand musée du Sud-Est asiatique.<br />

Situé en plein centre de Jakarta, dans le<br />

quartier des institutions gouvernementales,<br />

le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia fait<br />

face au Monumen nasional, symbole de la<br />

lutte pour l’indépendance du pays. En<br />

près de deux cents cinquante ans d’existence,<br />

il n’a cessé d’évoluer et de se<br />

transformer. Avant de passer sous l’égide<br />

du gouvernement indonésien, il fut créé et<br />

géré pendant quelque deux cents ans par<br />

une organisation privée, proche du pouvoir<br />

colonial, la Bataviaasch genootschap<br />

van kunsten en wetenschappen (Société<br />

batave des Arts et des Sciences). L’entité<br />

muséale, d’abord fortement marquée par<br />

l’empreinte des Pays-Bas, finira par s’en<br />

affranchir, passant ainsi du statut de musée<br />

colonial à celui de musée national.<br />

Les origines<br />

La Société batave des Arts et des<br />

Sciences naît dans le contexte des<br />

Lumières. Elle voit le jour à l’initiative du<br />

botaniste néerlandais Jacob Cornelis<br />

Mattheus Rademacher 1 . Quelques années<br />

après avoir fondé la loge maçonnique<br />

de Batavia 2 , afin de s’entourer d’une<br />

élite bienveillante, ce dernier a l’idée, en<br />

1767, d’ériger, au sein des colonies<br />

néerlandaises, une société semblable à la<br />

Hollandsche Maatschappij der wetenschappen,<br />

société savante fondée à<br />

Haarlem en 1752. Le projet aboutit dans<br />

les années 1770. En 1771, la Hollandsche<br />

Maatschappij der wetenschappen organise<br />

un concours ciblé sur le commerce<br />

dans les Indes orientales, et un autre sur la<br />

façon de rendre les arts et les sciences<br />

utiles à la promotion du christianisme au<br />

sein des colonies. L’idée de l’établissement<br />

d’une société similaire à celle de<br />

Haarlem, au sein de Batavia, commence<br />

alors à s’imposer.<br />

La Société batave des Arts et des<br />

Sciences est officiellement fondée en<br />

1778 ; elle se compose non seulement de<br />

nombreux francs-maçons et d’autres citoyens<br />

influents de Batavia, mais aussi de<br />

correspondants aux Pays-Bas. Elle prend<br />

comme devise « Ten nutte van het algemeen<br />

» (« Pour l’intérêt général »), affirmant<br />

dès ses origines son intérêt pour le bien<br />

public, et se dote d’un musée. Elle se fixe<br />

comme but essentiel l’analyse, à travers la<br />

recherche scientifique, de chaque aspect<br />

culturel des colonies et des populations<br />

des Indes orientales. En cela, la Société<br />

batave des Arts et des Sciences est la<br />

première du genre en Asie.<br />

Vers le musée moderne<br />

Au lendemain de la mort de Rademacher,<br />

en 1783, la Société batave des Arts et<br />

des Sciences entre dans une période de<br />

troubles, caractérisée notamment par les<br />

guerres napoléoniennes et l’interrègne<br />

anglais. En 1822, après le retour des<br />

Néerlandais, le commissaire général alors<br />

en place décrète la constitution d’une<br />

commission destinée à la recherche des<br />

antiquités sur l’île de Java, et à leur transfert<br />

au musée de la Société.<br />

Après la guerre de Java, en 1830, une<br />

période de calme et de prospérité s’installe,<br />

propice au renouvellement intellectuel.<br />

L’intérêt se porte alors sur les langues<br />

de l’île javanaise, et une grande campagne<br />

de traduction de manuscrits est lancée.<br />

L’autre préoccupation majeure de cette<br />

période est la conservation des antiquités,<br />

qu’il faut étudier et décrire. Au début des<br />

années 1830, le rôle du musée de la<br />

Société est renforcé par la Loi sur le trésor,<br />

qui stipule que les découvertes archéologiques<br />

devront être apportées au gouvernement<br />

(sous-entendu au musée de la<br />

Société). Cette loi sera encore consolidée<br />

cent ans plus tard, en 1931, par<br />

l’Ordonnance sur les monuments, concernant<br />

la préservation de ces derniers.<br />

Entre 1830 et 1940, la Société batave<br />

des Arts et des Sciences prend la forme<br />

d’une organisation scientifique de renom<br />

international, ce qui améliore considérablement<br />

le rythme de ses recherches ainsi<br />

que de ses publications ; elle devient le<br />

lieu où les travaux scientifiques sont menés<br />

3 . Durant cette longue période, le musée<br />

se crée, entre autres, une solide réputation<br />

en ethnographie. Les relations entre<br />

le gouvernement néerlandais en Europe et<br />

la Société sont également définies. Cette<br />

dernière devient la protectrice du patrimoine<br />

culturel indonésien, consultée par<br />

exemple sur la préservation du temple de<br />

Borobudur 4 , ou sur des sujets sensibles<br />

comme la lutte contre le transfert des objets<br />

ethnologiques de Batavia aux Pays-<br />

Bas.<br />

avril 2018<br />

22


1<br />

1. Le Musée de la Société batave des arts et des<br />

sciences, début xx e siècle<br />

Le bâtiment principal, de style néoclassique, est<br />

surnommé Gedung Gadjah en l’honneur de la<br />

statue d’éléphant offerte par le roi de Thaïlande<br />

Chulalongkorn à la cité de Batavia et qui garde<br />

l’entrée du musée depuis 1871<br />

© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />

2<br />

2. Le Musée de la Société batave des arts et des<br />

sciences, début xx e siècle<br />

© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />

avril 2018<br />

23


Malgré cet indéniable gain de crédibilité, le<br />

gouvernement néerlandais ne reconnaîtra<br />

l’importance de la Société batave des Arts<br />

et des Sciences qu’en 1923, date à laquelle<br />

il lui adjoint le qualificatif de « royal ».<br />

En 1925, une réorganisation s’opère, et<br />

des groupes d’études indépendants sont<br />

créés. Le nombre de membres de la société<br />

augmente également : de cent<br />

trente-cinq en 1853, il passe à trois cent<br />

vingt-quatre en 1940. En 1860, cinq<br />

Indonésiens y entrent ; toutefois, ils ne représenteront<br />

toujours que 10 % des<br />

membres en 1930. Enfin, le musée évolue<br />

aussi : d’un musée de « curiosités », il<br />

devient véritablement un laboratoire scientifique<br />

destiné à étudier et mener des recherches<br />

sur la culture indonésienne dans<br />

tous ses aspects.<br />

De la fin de la guerre d’indépendance, en<br />

1949, jusqu’au départ des Néerlandais, la<br />

Société continue à opérer comme organisation<br />

privée, mais voit le poids des<br />

Indonésiens se renforcer. En 1958, elle<br />

prend le nom de Lembaga Kebudajaan<br />

Indonesia, avant de passer sous l’autorité<br />

du gouvernement indonésien dans les<br />

années 1960. Elle est alors incorporée au<br />

sein du ministère de l’Éducation et de la<br />

Culture. Même si une petite partie des collections<br />

du musée de la Société sont<br />

transférées vers la Bibliothèque nationale<br />

d’Indonésie, l’immense majorité des<br />

pièces restent sur place et le musée, qui<br />

portait le nom de <strong>Museum</strong> Pusat, prend<br />

son appellation actuelle, le <strong>Museum</strong><br />

Nasional Indonesia.<br />

Les collections du musée<br />

Au départ, les collections du musée national<br />

sont issues du cabinet de « curiosités<br />

» entretenues par Radermacher, puis<br />

enrichies par les membres de la Société.<br />

Dans le courant des années 1830, la collection<br />

muséale se diversifie, grâce à l’autorisation<br />

d’installer, outre des objets archéologiques<br />

et ethnographiques, des<br />

pièces zoologiques.<br />

Cependant, en 1836, décision est prise<br />

de créer un vrai musée de sciences naturelles<br />

à Batavia. Les collections y afférentes<br />

sont donc retirées du musée de la<br />

Société en 1843, et celui-ci se concentre<br />

alors sur l’histoire et l’ethnographie. Ce<br />

n’est toutefois qu’en 1862 que le roi des<br />

Pays-Bas autorisera la construction d’un<br />

bâtiment permanent pour le musée de la<br />

Société 5 .<br />

L’inauguration de ce nouveau musée, en<br />

1867, sera suivie de multiples acquisitions,<br />

la plupart issues de collections privées,<br />

formées grâce aux butins des expéditions<br />

militaires, entre autres lors de<br />

l’invasion de Bali en 1904. Les victoires du<br />

pouvoir colonial sont en effet l’occasion de<br />

confisquer les symboles des dirigeants<br />

locaux : drapeaux, trésors, armes, etc.<br />

Les trésors des kratons 6 de Lombok,<br />

Banten ou encore Banjarmasin sont alors<br />

largement transférés au musée de la<br />

Société, et nombre d’entre eux ramenés<br />

par la suite aux Pays-Bas, notamment à<br />

Leyde, au Rijksmuseum voor volkenkunde.<br />

Cela étant, les collections du <strong>Museum</strong><br />

Pusat ont aussi été enrichies par les initiatives<br />

des membres de la Société. Par<br />

émulation scientifique, tout d’abord.<br />

Lorsque les membres de la Société découvraient<br />

des objets de grand intérêt lors<br />

de leurs voyages privés ou d’affaires, ils<br />

essayaient de convaincre le gouvernement<br />

colonial de l’importance de les transférer<br />

dans leur musée. En ce sens, le bureau<br />

archéologique dudit gouvernement<br />

colonial, établi en 1913, fut un instrument<br />

indéniable d’expansion des collections.<br />

Par les donations, ensuite. Deux exemples<br />

notables : d’une part, au début du xx e<br />

siècle, la famille Serrurier ten Cate permit,<br />

grâce à sa générosité, d’enrichir considérablement<br />

le département historique, avec<br />

une section spéciale pour les objets européens<br />

trouvés dans les Indes néerlandaises,<br />

et, d’autre part, la collection des<br />

céramiques, composée en majorité des<br />

objets donnés par la famille Orsoy de<br />

Flines fut, elle, constituée en 1932.<br />

Un patrimoine spolié<br />

Après la proclamation de son indépendance,<br />

au cours des années 1940, l’Indonésie<br />

exprima sa volonté légitime de récupérer<br />

les trésors historiques et culturels<br />

spoliés par les Pays-Bas. Des listes furent<br />

établies, et des négociations entamées.<br />

Cependant, l’instabilité régnant alors en<br />

Indonésie, les forts relents des sentiments<br />

anticoloniaux et les tensions croissantes à<br />

propos de l’avenir de la Papouasie, entre<br />

1945 et 1949, entravèrent un début d’accord.<br />

Le départ des Néerlandais de<br />

3<br />

3. Le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia, 2017<br />

© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />

avril 2018<br />

24


Papouasie et la mise en place du premier<br />

gouvernement indonésien indépendant<br />

permirent néanmoins à un nouveau cycle<br />

de négociations de commencer.<br />

En mai 1949, le transfert de souveraineté<br />

sera ainsi l’occasion d’un retour de bijoux<br />

et de couronnes pris durant les confrontations<br />

militaires de Lombok, Bali ou encore<br />

Java. Les Pays-Bas vont en réalité fréquemment<br />

utiliser le transfert d’objets<br />

d’art, présenté comme un geste spontané<br />

et généreux, pour essayer de renouer des<br />

liens fortement distendus avec l’Indonésie,<br />

de même que pour rendre meilleure<br />

leur image sur la scène internationale. Il<br />

faudra cependant attendre 1968, et une<br />

amélioration des relations entre les deux<br />

pays, pour qu’un nouveau pas soit<br />

franchi : cette année-là, l’Indonésie et les<br />

Pays-Bas vont en effet signer un accord<br />

sur la culture, les arts et les sciences ;<br />

accord stipulant notamment que la question<br />

des objets culturels indonésiens<br />

transférés aux Pays-Bas doit devenir un<br />

sujet de discussions prégnant entre les<br />

deux États.<br />

En 1975, dans le cadre de cet accord, le<br />

musée national indonésien exprime son<br />

souhait d’un retour de nombreuses pièces<br />

majeures, afin d’enrichir ses collections et<br />

d’accroître son importance. L’Indonésie<br />

présente alors une liste de dix mille objets<br />

; il s’agit d’œuvres historiques, considérées<br />

comme autant de preuves des<br />

événements mémorables du passé indonésien<br />

et des contributions fondamentales<br />

de l’histoire au développement de la<br />

conscience nationale des diverses populations<br />

de l’archipel. Sont notamment réclamées<br />

les statues de Ganesh, de<br />

Durga, de Nandicwara et de Mbakala,<br />

toutes retirées du temple de Singasari en<br />

1804, et toutes conservées au musée de<br />

Leyde dont on a parlé, ainsi que la statue<br />

de Prajñaparamita, issue de la même région<br />

de l’île de Java, et également partie<br />

aux Pays-Bas.<br />

Les autorités indonésiennes considéraient<br />

la statue de Prajñaparamita, datant du xiii e<br />

siècle, comme l’un des plus beaux vestiges<br />

du patrimoine culturel indonésien, et<br />

étaient particulièrement explicites quant à<br />

leur souhait de la récupérer. Elle avait été<br />

retrouvée en 1818, dans des ruines près<br />

de Singasari, par une expédition néerlandaise,<br />

et envoyée aux Pays-Bas en 1824,<br />

après être restée quelques années au<br />

musée de la Société batave des Arts et<br />

des Sciences. Cette statue sera finalement<br />

restituée au musée national indonésien<br />

à l’occasion de son 200 e anniversaire,<br />

en 1978.<br />

L’année précédente, les trésors spoliés à<br />

Lombok au début du xx e siècle avaient<br />

quitté les Pays-Bas pour être rendus au<br />

gouvernement indonésien et réintégrer les<br />

collections du <strong>Museum</strong> nasional<br />

Indonesia. En 1977 toujours, plusieurs<br />

objets ayant appartenu au prince javanais<br />

et héros national Diponegoro 7 avaient<br />

également été transférés des Pays-Bas<br />

au <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia. En revanche,<br />

les Néerlandais furent particulièrement<br />

rétifs et récalcitrants quant à son<br />

bâton de pèlerin. Ce n’est qu’en 2015,<br />

après de nombreuses années d’atermoiements,<br />

qu’il intégrera les collections du<br />

musée national indonésien.<br />

En revanche, d’autres cas sont, eux, restés<br />

lettre morte, comme les statues de<br />

Ganesh, de Durga, de Nandicwara et de<br />

Mbakala, réclamées avec insistance par<br />

l’Indonésie aux Pays-Bas, mais qui n’ont<br />

toujours pas été restituées.<br />

Certains sujets sont par ailleurs représentatifs<br />

des tensions, toujours vives, liées au<br />

passé colonial de l’archipel. En 2013, par<br />

exemple, après la fermeture du Nusantara<br />

<strong>Museum</strong> de Delft, les Pays-Bas formèrent<br />

un comité pour disperser sa collection de<br />

maquettes de bateaux, en grande partie<br />

indonésiennes, dans des musées ethnologiques<br />

aux Pays-Bas. Après la répartition<br />

des plus belles pièces, pour les quatorze<br />

mille objets restants, le comité<br />

demanda au Musée national de Jakarta<br />

de les distribuer en Indonésie, exerçant<br />

même une pression sur la rétrocession,<br />

dans la mesure où la municipalité de Delft<br />

ne subventionnait le stockage de la collection<br />

que pour un an.<br />

Initialement, le ministère de la Culture et<br />

de l’Éducation indonésien réagit favorablement<br />

et le retour des quatorze mille<br />

objets fut planifié pour le mois d’avril 2016.<br />

Mais la situation changea brusquement,<br />

pour des raisons inconnues. Probablement<br />

l’Indonésie a-t-elle jugé la démarche insultante,<br />

dans la mesure où les Pays-Bas<br />

conservaient les plus belles pièces, obligeant<br />

le gouvernement indonésien à accepter<br />

toutes les autres. La décolonisation<br />

est une pomme de discorde loin d’être<br />

résolue entre les deux pays.<br />

Le Musée national aujourd’hui<br />

En 1995, le gouvernement indonésien<br />

définissait les musées comme des « institutions<br />

utiles pour préserver la richesse du<br />

patrimoine culturel des nations ». En ce<br />

sens, le musée national n’a eu de cesse<br />

d’œuvrer pour « introduire l’intelligence<br />

dans la vie de la nation, implanter la fierté<br />

dans la culture nationale et améliorer la<br />

civilisation internationale, l’unité et les relations<br />

amicales ».<br />

À partir de 1996, le musée national va<br />

donc résolument se tourner vers l’éducation.<br />

Le bâtiment principal, de style néoclassique,<br />

est agrandi ; il double de volume<br />

pour atteindre une superficie de<br />

vingt-six mille cinq cents m². Deux nouveaux<br />

bâtiments sont en outre construits<br />

(ailes A et B), et une nouvelle approche<br />

muséographique est mise en place. Cette<br />

approche est basée sur une réflexion rationnelle<br />

: dans la vie de chaque société, il<br />

y a toujours des attributs de base qui sont<br />

universels, tels que l’organisation sociale,<br />

la vie économique, la vie politique ou encore<br />

les systèmes de croyance. Par ce<br />

biais innovant, le musée national aspire à<br />

comprendre la complexité et la diversité<br />

culturelles de l’Indonésie, tout en encourageant<br />

le développement d’une attitude de<br />

respect mutuel, et en renforçant l’unité<br />

nationale ainsi que la construction de<br />

l’identité indonésienne.<br />

Le parcours permanent du musée couvre<br />

ainsi toute l’histoire de l’Indonésie, depuis<br />

la période préhistorique (il y a plus de<br />

avril 2018<br />

25


4<br />

Conclusion<br />

40 000 ans) jusqu’à la période classique<br />

(du iv e au xv e siècle) tout d’abord, pour<br />

ensuite entrer dans la période islamique,<br />

puis dans la période européenne et, enfin,<br />

dans le xx e siècle, avec l’indépendance<br />

de l’archipel dans les années 1940.<br />

À côté de cette approche chronologique,<br />

les collections ont été divisées en une<br />

série de groupes majeurs, répartis entre<br />

les ailes A et B du musée : dans l’aile A se<br />

trouvent la préhistoire et l’archéologie, la<br />

numismatique et l’héraldique, l’ethnographie,<br />

la géographie et l’histoire, notamment<br />

coloniale. Dans l’aile B, qui s’étend<br />

sur quatre étages et où prend vraiment<br />

forme la nouvelle approche muséographique,<br />

le premier étage concerne à nouveau<br />

la préhistoire et l’archéologie, mais<br />

abordés selon une autre perspective, le<br />

deuxième le patrimoine culturel tangible,<br />

notamment la technologie, le troisième<br />

l’organisation sociale et, enfin, le quatrième,<br />

les collections précieuses : textile,<br />

or et céramiques. Au sein de cette aile B,<br />

les objets ne sont pas organisés de manière<br />

chronologique, mais par thématique,<br />

dans une composition élaborée, vouée à<br />

montrer la complexité de l’histoire indonésienne<br />

et les influences que cet archipel a<br />

subies au fil des siècles.<br />

Abritant plus de cent cinquante mille<br />

pièces, le musée est encore destiné à<br />

s’agrandir, et à se doter prochainement<br />

d’une agora et d’une réserve externalisée<br />

d’environ dix mille m², respectant les<br />

normes muséologiques les plus<br />

modernes.<br />

L’histoire du <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />

est celle d’un musée colonial, au départ<br />

consacré à l’étude des colonisés et de<br />

leur civilisation, mais que la République<br />

d’Indonésie s’est par la suite réapproprié<br />

afin d’en faire un musée destiné à souder<br />

des populations hétérogènes autour d’un<br />

patrimoine commun. Ses collections<br />

furent constituées après d’âpres négociations,<br />

que l’Indonésie a, pour de nombreuses<br />

pièces, réussi à mener afin de se<br />

présenter comme un pays résistant à son<br />

ancien colonisateur, et capable de récupérer<br />

d’importants objets culturels et historiques,<br />

même si cela ne doit pas occulter<br />

l’échec de certaines d’entre elles,<br />

parfois toujours en cours.<br />

Ses trésors nationaux sont désormais mis<br />

en scène afin de relever un défi de taille : il<br />

s’agit de présenter aux groupes scolaires,<br />

dont la visite du musée est obligatoire,<br />

tout comme aux autres visiteurs, une unité<br />

dans la diversité, de dépeindre l’histoire et<br />

la vie d’un archipel aux dix-sept mille îles,<br />

aux trois cents groupes ethniques et aux<br />

sept cents dialectes à travers les processus<br />

d’adaptation humaine à un environnement<br />

particulier. Il s’agit, à partir d’une réflexion<br />

sur la temporalité, la spatialité et<br />

l’ethnologie, de doter la nation indonésienne<br />

d’une substance symbolique à travers<br />

un passé riche en objets, en images<br />

et en récits.<br />

Benedict Anderson (1936 - 2015), historien<br />

américain spécialiste des nationalismes<br />

ainsi que de l’histoire et de la<br />

culture de l’Asie du Sud-Est, en particulier<br />

de l’Indonésie, considérait les musées<br />

comme des institutions de puissance.<br />

Dans ce cas, le musée avait un rôle social<br />

primordial, apaisant les tensions entre les<br />

groupes ethniques. Cette approche est<br />

d’autant plus importante en Indonésie,<br />

dont le caractère multiethnique rend la<br />

compréhension de la diversité culturelle<br />

nécessaire.<br />

Loin de se replier sur lui-même, le <strong>Museum</strong><br />

Nasional Indonesia aspire aussi à décrire<br />

les mécanismes qui ont eu lieu lors des<br />

contacts avec d’autres nations. Une approche<br />

destinée à fournir les clefs de<br />

compréhension de ce qu’est l’Indonésie<br />

aujourd’hui, une culture complexe et multiple,<br />

ouverte sur le monde.<br />

4. Le projet d’agrandissement du <strong>Museum</strong> Nasional<br />

Indonesia, 2017<br />

© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />

5. Le <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia, 2017<br />

© <strong>Museum</strong> Nasional Indonesia<br />

avril 2018<br />

26


Bibliographie<br />

Adams K., Canal D., Collomb G., « Identités ethniques,<br />

régionales et nationales dans les musées indonésiens »,<br />

dans Ethnologie française, nouvelle série, t. XXIX, N° 3<br />

(Juillet-Septembre 1999), p. 355-364.<br />

Buku Panduan, <strong>Museum</strong> nasional Gedung B, Jakarta, <strong>Museum</strong><br />

Nasional Indonesia, 2017<br />

5<br />

Groeneveldt W. P., Catalogus der archeologische verzameling<br />

van het bataviaasch genootschaap van kunsten en<br />

wetenschap, Batavia, Albrecht & Co., 1887.<br />

Groet H., Van Batavia naar Weltevreden: Het Bataviaasch<br />

Genootschap van Kunsten en wetenschap, Leyde, KITLV<br />

Uitgeverij, 2009<br />

1. En 1757, ce dernier avait commencé à travailler pour la<br />

Vereenigde Oostindische Compagnie (VOC), alors cette<br />

compagnie était en pleine décrépitude, en raison d’affaires<br />

de corruption.<br />

2. Batavia était le nom du siège de la Compagnie néerlandaise<br />

des Indes orientales en Insulinde, de 1619 à 1799, puis de<br />

la capitale des Indes néerlandaises de 1799 à 1942. Son<br />

nom actuel est Jakarta, capitale de la République<br />

d'Indonésie.<br />

3. Ses activités seront conciliées de 1853 à 1952 dans le<br />

Tijdschrift voor indische taal, land en volkenkunde.<br />

4. Le temple de Borobudur est une importante construction<br />

bouddhiste, bâtie aux 8 e et 9 e siècles, à l’époque de la<br />

dynastie Sailendra, dans le centre de l’île de Java, en<br />

Indonésie.<br />

5. Les procès-verbaux seront par ailleurs édités à partir de cette<br />

date, dans les Notulen.<br />

6. Un kraton est un type de palais javanais.<br />

7. Diponegoro (1785 – 1855) est un prince javanais. Il est<br />

notable pour son opposition aux règles coloniales<br />

néerlandaises. Il joua un rôle important dans la guerre de<br />

Java, au cours de laquelle il fut capturé par l'armée coloniale<br />

néerlandaise. C'est un héros national d'Indonésie.<br />

Icons of Art, the collections of the National museum of<br />

Indonesia, Jakarta, BAB publishing Indonesia, 2007.<br />

<strong>Museum</strong> nasional Indonesia, [en ligne], https://www.<br />

museumnasional.or.id/<br />

Notulen van de algemeene en bestuurs-vergaderingen van het<br />

bataviaasch genootschaap van kunsten en wetenschap,<br />

Batavia, Lange & co., 1864.<br />

Pengembangan <strong>Museum</strong> nasional Indonesia, Jakarta, <strong>Museum</strong><br />

nasional Indonesia, 2017.<br />

Thompson C., « The World beyond the Nation in Southeast<br />

Asian <strong>Museum</strong>s », dans Sojourn : Journal of Social Issues in<br />

Southeast Asia, Vol. 27, No. 1 (avril 2012), p. 54-83.<br />

Tijdschrift voor indische taal, land en volkenkunde, Batavia,<br />

Lange & co., 1853.<br />

van Beurden J. M., Treasures in Trusted Hand Negotiating the<br />

future of colonial cultural objects, Amsterdam, Vrije<br />

Universiteit Amsterdam, 2016.<br />

avril 2018<br />

27


De nouvelles acquisitions<br />

pour le Musée des Beaux-Arts<br />

Carmen Genten<br />

Conservatrice, musée des Beaux-Arts<br />

Coup de rétroviseur sur les cinq premières années de collecte au musée des Beaux-Arts (BAL)<br />

Le 28 juillet 2011 était inauguré le Prélude<br />

au BAL, une exposition qui annonçait la<br />

fusion des trois musées des Beaux-Arts<br />

liégeois en une collection à nouveau réunie<br />

sous un même toit et sous une même<br />

gestion.<br />

Achats – Dons – Legs – Dépôts<br />

De nombreuses acquisitions récentes du<br />

BAL ont déjà été décrites dans des numéros<br />

précédents du Liege.museum : les<br />

gravures d’Emile Salkin (legs Mme<br />

Francine Salkin, 2012), Le portrait de ma<br />

mère par Fanny Germeau (don de l’artiste,<br />

2011), le photomontage Camera obscura<br />

par Michel Cleempoel (achat à l’artiste,<br />

2012), la toile de Michael Kravagna (achat,<br />

2012), la donation d’environ 1800 gravures<br />

par Dacos (2013), le dépôt de 26<br />

œuvres de la collection SPACE (en 2013<br />

et 2014), le Portrait d’Arnold Rey par<br />

Jacques Ochs (don de Mme Denise Rey,<br />

2013), un dessin d’Henri-Jean Closon<br />

(don de M. et Mme Lesaffer, 2014), les<br />

donations de Jean-Luc Herman (2012 et<br />

2014) et enfin les 46 œuvres de Raoul<br />

Ubac présentées dans Les Cahiers de La<br />

Boverie n° 2 (donation de Mme Jacqueline<br />

Trutat, 2016). Mais d’autres acquisitions<br />

majeures méritent encore d’être épinglées.<br />

Jacques Charlier (<strong>Liège</strong>, 1939)<br />

Hélium III<br />

2007<br />

Huile sur toile<br />

Achat à l’artiste<br />

Jacques Charlier est en observation permanente<br />

de la société, de l’actualité politique,<br />

culturelle ou scientifique. Ainsi, la<br />

découverte de l’exoplanète Gliese 581 C,<br />

en date du 4 avril 2007, lui inspire cette<br />

peinture achetée par la Ville de <strong>Liège</strong> en<br />

2013. Pluridisciplinaire, l’artiste y intègre<br />

différents aspects de sa créativité pour<br />

nous raconter une histoire. Charlier le bédéiste,<br />

comme à son habitude, truffe sa<br />

composition d’inscriptions qui sont autant<br />

d’indices à l’interprétation de la peinture. Il<br />

évoque sa nostalgie des années 1950,<br />

cette époque pleine d’espoir dans le futur<br />

et la conquête de l’espace (Happy time,<br />

when the moon was enough to dream).<br />

Charlier le musicien et mélomane fait référence<br />

aux grands tubes musicaux (Moon<br />

shadow, Blue moon, How high the<br />

moon…), sur lesquels Charlier le peintre<br />

fait danser un couple vers son Happy<br />

End, « ne sachant pas qu’il leur faudra<br />

voyager pendant 350 000 années avant<br />

d’atteindre Gliese 581 C ».<br />

Marthe Ansiaux (<strong>Liège</strong>, 1914 - 2012)<br />

La presse, 1982,<br />

pointe sèche sur papier Arches<br />

99 gravures<br />

Don de Mme Catherine Wiser<br />

Après l’enrichissement considérable des<br />

collections du Cabinet des Estampes et<br />

des Dessins grâce au don des quelque<br />

1800 gravures de Dacos en 2013, ce<br />

département fut une nouvelle fois étoffé<br />

de manière généreuse par un don de la<br />

fille de l’artiste graveur Marthe Ansiaux,<br />

elle-même artiste. Une sélection de cette<br />

donation fut présentée au Musée<br />

d’Ansembourg. Marthe Ansiaux se passionne<br />

sur le tard pour la gravure. À l’eauforte<br />

ou au burin, elle campe des objets<br />

ou paysages inspirés de son quotidien,<br />

dans leur apparat le plus banal, mais animés<br />

d’une grande présence. Son travail<br />

se caractérise par un geste très spontané,<br />

ne nécessitant aucun dessin préparatoire<br />

pour décrire ses compositions avec une<br />

sincérité et une authenticité sans artifice.<br />

avril 2018<br />

28


Christian Dotremont (Tervuren, 1922 –<br />

Buizingen, 1979) et Asger Jorn (Vejrum,<br />

1914 – Aarhus, 1973)<br />

Je suis la lame…<br />

sans date<br />

Huile sur toile<br />

Dépôt de la Fédération Wallonie-Bruxelles<br />

Armand Rassenfosse (<strong>Liège</strong>, 1862 -<br />

1934)<br />

Portrait de Renée Voyave<br />

1915<br />

Crayon, pastels, craie et fusain sur papier<br />

Legs de Mme Alice Durdu<br />

Les collections du musée des Beaux-Arts<br />

sont riches en œuvres de l'artiste liégeois<br />

Armand Rassenfosse, notamment grâce<br />

à la mise en dépôt des œuvres issues de<br />

sa maison et de son atelier par la Fondation<br />

Roi Baudouin. Dans le cas de ce portrait,<br />

il s’agit d’un dessin assez peu connu, car<br />

même s’il ne porte pas de dédicace, on<br />

peut raisonnablement supposer qu’il s’agit<br />

d’une réalisation pour une connaissance<br />

de l’artiste. Ainsi, le portrait de Renée<br />

Voyave ne fut jamais destiné au marché<br />

de l’art et est resté la propriété du modèle,<br />

Mme Renée Voyave-Waaub, avant d’appartenir<br />

à Mme Alice Durdu, qui le légua<br />

ensuite au musée.<br />

Le musée des Beaux-Arts peut s’enorgueillir<br />

de receler quelques belles pièces<br />

du mouvement CoBrA. La présence de<br />

ces œuvres est d’autant plus intéressante<br />

pour nos collections que l’ancien Palais<br />

des Beaux-Arts de la Boverie fut l’hôte de<br />

la dernière exposition du groupe en 1951.<br />

Parmi les artistes représentés se trouvent<br />

surtout des membres belges, dont<br />

Dotremont, Alechinsky, Vandercam, Bury,<br />

Van Lint et Collignon, les Hollandais Appel<br />

et Corneille, mais pas de Danois. Cette<br />

lacune fut enfin comblée en 2015, par le<br />

dépôt de la Fédération Wallonie-Bruxelles<br />

de la peinture-mots à quatre mains de<br />

Dotremont et Jorn. Les peintures-mots<br />

sont des créations complices entre deux<br />

artistes, souvent de formations complémentaires,<br />

travaillant simultanément sur<br />

une œuvre en mélangeant texte et représentation<br />

sur un même support. Les premières<br />

œuvres collectives entre peinture<br />

et poésie datent de 1948, année fondatrice<br />

du groupe CoBrA, et sont considérées<br />

comme une forme d’expression majeure<br />

par ses membres.<br />

Par définition, cette sélection n’est pas<br />

exhaustive. Dans les dossiers d’acquisition<br />

relatifs à l’année 2017, nous avont<br />

notamment pu compter sur un généreux<br />

don d’environ 950 œuvres de Robert<br />

Crommelynck par le petit-fils de l’artiste,<br />

Michel Thiry, un don de deux toiles de Jo<br />

Rome, le legs d’un tableau de Camille-<br />

Léopold Cabaillot-Lasalle par Mme<br />

Lucette Bertrand et l’achat de plusieures<br />

planches originales de bande dessinée.<br />

Ces nouvelles acquisitions feront certainement<br />

l’objet de l’un ou l’autre compte<br />

rendu futur.<br />

avril 2018<br />

29


Des œuvres chinoises et<br />

japonaises<br />

Pour renouer avec la thématique de ce<br />

bulletin, il convient d’évoquer également<br />

l’arrivée de trois nouveaux artistes dans<br />

nos collections.<br />

Zhao Jianghua (Province de Shanxi,<br />

1982)<br />

Overlook from the plateau<br />

2014<br />

Xylogravure<br />

Achat à l’artiste<br />

Jianghua est un artiste chinois, participant<br />

de la 10 e Biennale internationale de<br />

Gravure à <strong>Liège</strong> en 2015, où il présenta<br />

des gravures sur bois étonnantes, tant par<br />

leur qualité que par leur format. En effet,<br />

ses matrices étant trop grandes pour un<br />

passage sous presse standard, il les imprime<br />

au moyen du dos d’une cuillère.<br />

Ses motifs de prédilection sont les paysages<br />

de sa campagne natale, avec les<br />

montagnes et les champs cultivés qu’il<br />

représente dans des perspectives cavalières.<br />

Depuis 2016, une version exportée de la<br />

Biennale de Gravure liégeoise est organisée<br />

à Pékin en collaboration avec l’Académie<br />

des Beaux-Arts, permettant d’intensifier<br />

davantage les échanges artistiques<br />

entre les deux villes, notamment dans<br />

l’organisation d’expositions et de résidences<br />

d’artistes dans le pays partenaire.<br />

Hiroko Okamoto (Japon, 1957 - 2007)<br />

Chair n° 97<br />

s.d.<br />

Vingt eaux-fortes sur papier Arches<br />

Don de l’Association Hiroko Okamoto<br />

Chez cette aquafortiste japonaise, trois<br />

thèmes récurrents : les gros plans de détails<br />

de pulls tricotés, de larges fauteuils à<br />

oreilles inoccupés et des végétaux, du<br />

buisson aux graminées. Si dans les deux<br />

premières catégories, Okamoto réussit à<br />

créer un rendu hyperréaliste de la surface<br />

des tissus, que ce soient les mailles du<br />

tricot, les motifs géométriques ou la texture<br />

et les volumes des garnissages, ses<br />

motifs végétaux sont, eux, des évocations<br />

mélancoliques, aérées, bercées par les<br />

vents.<br />

Formée à l’école des Beaux-Arts de Sokei<br />

(Tokyo), Okamoto s’installe au début des<br />

années 2000 à Paris. Après son décès<br />

inopiné en 2007, ses amis graveurs français<br />

créent l’Association Hiroko Okamoto.<br />

Celle-ci est à l’origine d’un don de vingt<br />

eaux-fortes au musée des Beaux-Arts en<br />

2015.<br />

avril 2018<br />

30


Hsiao Chin (Shanghai, 1935)<br />

Ascensione vers l’infinito<br />

2002<br />

Encre sur papier<br />

Don de l’artiste<br />

Pour évoquer la dernière acquisition majeure<br />

d’un artiste asiatique, il faut remonter<br />

peu avant la fermeture de l’ancien Musée<br />

d’Art Moderne et d’Art Contemporain. En<br />

2011, le MAMAC exposait l’artiste Hsiao<br />

Chin, un des plus influents protagonistes<br />

de l’art chinois contemporain.<br />

Né à Shanghai, il connaît une carrière internationale<br />

qui le mène à travers plusieurs<br />

pays, sans jamais renier ses origines ni<br />

ses influences asiatiques. L’évolution de<br />

son œuvre part de Taiwan avec le postimpressionnisme,<br />

intégrant des références<br />

iconographiques orientales comme la calligraphie<br />

ou l’eau-forte. L’artiste voyage<br />

ensuite pendant de longues années à<br />

Madrid, Milan, Paris, Londres et New<br />

York , où il fréquente les artistes émergents<br />

de son époque dont Tàpies, Rothko, Feito<br />

ou Fontana. Traversant les grands mouvements<br />

artistiques occidentaux, son œuvre<br />

évolue alors vers l’abstraction tout en gardant<br />

l’empreinte des philosophies<br />

asiatiques, le zen, le bouddhisme ou le<br />

taoïsme. Ainsi, Hsiao pratique un art réfléchi<br />

où chaque geste est soigneusement<br />

étudié, dans une recherche d’un équilibre<br />

entre les contraires, entre l’action et l’observation,<br />

et un état d’harmonie parfaite<br />

avec la nature.<br />

Présentée parallèlement à une exposition<br />

d’œuvres récentes à l’Académie des<br />

Beaux-Arts, cette rétrospective au<br />

MAMAC est la dernière exposition majeure<br />

en date de l’artiste. De cet événement, les<br />

collections du BAL gardent deux témoignages,<br />

une calligraphie exécutée par<br />

l’artiste à l’Académie en 2011 et donnée<br />

ensuite au musée, ainsi que le don de<br />

l’artiste d’un dessin exposé au MAMAC,<br />

intitulé Ascension vers l’infini. Suite au décès<br />

tragique de sa fille Samantha, Hsiao<br />

entame une série d’œuvres dans lesquelles<br />

le lien avec l’univers et l’au-delà<br />

s’intensifie davantage. Dédiées spécialement<br />

à sa fille, elles symbolisent le passage<br />

vers l’éternité dans un mouvement<br />

doux et simultanément impétueux de vagues<br />

de couleur moutonnées.<br />

Une politique d’acquisition<br />

Toutes les œuvres présentées ici correspondent<br />

parfaitement aux critères de sélection<br />

liés à la mission d’acquisition du<br />

musée des Beaux-Arts liégeois qui<br />

guident aujourd’hui la décision des responsables<br />

scientifiques d’intégrer ou non<br />

une nouvelle pièce dans la collection. Nos<br />

objectifs sont la conservation et le développement<br />

d’une collection cohérente.<br />

avril 2018<br />

31


1 2 3 4<br />

1 - 2 - 3 - 4 - 5<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 6,5 ; 6,4 ; 6,8 ; 7,5 ; 7,4 - l 4,5 ; 5 ; 4,5 ; 4,5 ; 4,6 cm<br />

GC.VER.08a.1952.65651 (B/2169) - GC.VER.08a.1952.65653 (B/2165) - GC.VER.08a.1952.65654 (B/2164 a-b) -<br />

GC.VER.08a.1952.63105 (B/2170 a-b) - GC.VER.08a.1952.65652 (B/2168 a-b)<br />

avril 2018<br />

32


Jean-Paul Philippart<br />

Conservateur du département du Verre<br />

Grand Curtius<br />

Les Tabatières chinoises en verre (« snuff bottles »)<br />

L'art du verre soufflé en flacon fait un tabac<br />

« J’ai du bon tabac dans ma tabatière 1 …» mais le tabac n’en est que<br />

meilleur lorsque la tabatière est en verre.<br />

En Chine, le nouveau mode de consommation du tabac relance la<br />

création verrière<br />

Le tabac, originaire d’Amérique, apparaît en Chine à la fin de la dynastie Ming (1368 -<br />

1644), dans les années 1600, par l’intermédiaire des commerçants et des missionnaires<br />

européens. Comme il est interdit de le fumer à l’époque, le tabac est réduit en<br />

poudre de manière à le priser ; autrement dit, de l’inhaler ou le « sniffer » (d’où l’appellation<br />

anglaise « snuff bottles » pour désigner les flacons). Ce mode de consommation<br />

du tabac est à l’époque plutôt considéré comme bénéfique, dégageant les voies respiratoires,<br />

alors qu’en réalité, les muqueuses nasales brunissent et sont irritées, provoquant<br />

une perte de l’odorat.<br />

En 1644, la prise de pouvoir par les conquérants mandchous qui fondent la dynastie<br />

Qing (1644 - 1911), va entraîner deux grandes innovations à propos du sujet qui nous<br />

occupe. Étonnamment, la consommation de tabac en poudre, à inspirer par le nez, va<br />

provoquer un renouveau du travail du verre, soufflé à l’air libre ou dans un moule, ainsi<br />

que la création d’un nouveau type de récipient. Les deux activités vont connaître un<br />

premier engouement sous le règne de l’empereur Kangxi (1662 - 1722) qui engage au<br />

palais impérial de Pékin un grand nombre d’artistes, de scientifiques et de lettrés jésuites<br />

venus d’Europe. Kangxi entretient de bonnes relations avec les cours européennes<br />

- il est contemporain de Louis XIV - et reçoit en guise de cadeaux plusieurs<br />

objets en verre, une matière qui le fascine. L’empereur décide alors de fonder une<br />

verrerie à l’intérieur de l’enceinte du palais impérial de Pékin (la Cité interdite), en 1696,<br />

et choisit le dénommé Kilian Stumpf pour la diriger. Ce jésuite allemand va améliorer la<br />

qualité de fabrication du verre et bénéficier des meilleurs ouvriers qui, à son contact,<br />

apprennent les techniques européennes comme la taille et la gravure. Le verre avait été<br />

en effet trop longtemps délaissé par les artisans chinois qui privilégiaient la porcelaine<br />

pour façonner de la vaisselle de table et des objets décoratifs.<br />

5<br />

1. Première phrase du refrain de la chanson française populaire<br />

« J’ai du bon tabac » attribuée à l’abbé de l’Attaignant<br />

(1697-1779).<br />

En Europe, la tabatière la plus couramment utilisée est une boîte à couvercle ne convenant<br />

pas aux conditions climatiques de la Chine. Celles-ci nécessitent l’utilisation de<br />

flacons hermétiques afin de protéger le tabac de l’humidité ambiante et de conserver<br />

tout son arôme. Bien que divers matériaux soient utilisés par les artisans chinois tels les<br />

pierres précieuses (agate, jade, jaspe, calcédoine…), la porcelaine ou encore les matières<br />

organiques (corail, nacre, ambre, laque, ivoire, os…), le verre devient leur matériau<br />

privilégié. Probablement inspirée des flacons qui contenaient les herbes médicinales<br />

et les remèdes pharmaceutiques, la tabatière chinoise est plus raffinée, en forme<br />

de fiole de forme oblongue aplatie (la plus courante) ou cylindrique, conçue pour tenir<br />

dans la paume de la main, facile à manipuler et à porter sur soi dans un petit sac en<br />

avril 2018<br />

33


6 7 8 9<br />

soie attaché à la ceinture. Une base taillée<br />

de forme ovale en assure la stabilité<br />

lorsqu’elle est posée sur du mobilier. Le<br />

flacon est obturé par un bouchon coloré<br />

en forme de dôme ou de forme hémisphérique<br />

parfois en pierre comme la jadéite<br />

(29-30) ou en métal comme l’argent<br />

(7). Un disque en verre ou en pierre percé<br />

en son centre facilite la fixation à l’orifice.<br />

Un tenon en liège est fixé au bouchon,<br />

s’insérant dans l’orifice du flacon et pourvu<br />

d’une cuillère - au manche effilé et au long<br />

cuilleron peu profond - en ivoire, en os ou<br />

en bambou (12). Celle-ci sert à puiser la<br />

poudre de tabac avec parcimonie dans la<br />

fiole, puis à la déposer délicatement sur<br />

faisaient partie de la collection d’Armand<br />

Baar 2 . Malheureusement, en raison de<br />

l’absence de signature d’artiste ou de cartouche<br />

au nom d’un empereur, la datation<br />

s’avère approximative (18 e et 19 e siècles).<br />

2. Armand Baar (1875-1942) était ingénieur des mines de L'Ulg<br />

en 1899, et membre de l'I.A.L.<br />

10 11 12 13 14<br />

l’ongle d’un pouce ou sur le dos de la<br />

main, le consommateur n’ayant plus qu’à<br />

la porter à ses narines pour la « sniffer ». Le<br />

cérémonial de la prise est d’abord réservé<br />

à l’empereur et à sa cour, ainsi qu’aux<br />

hauts fonctionnaires (les mandarins), aux<br />

militaires et aux lettrés. Dès lors, la tabatière<br />

constitue un objet indispensable et<br />

fait référence au rang social élevé de toute<br />

personne qui la possède.<br />

Sous le règne de Kangxi, les flacons sont<br />

monochromes avec de temps en temps<br />

un décor incrusté formant des taches de<br />

couleur. Son successeur, l’empereur<br />

Yongzheng (1723 - 1735) préfère résider<br />

au palais d’été du jardin impérial Yuanming<br />

Yuan (« le jardin de la clarté parfaite ») et<br />

décide d’y installer une partie des ateliers<br />

de verrerie de la Cité interdite. Les tabatières<br />

prennent des couleurs plus nuancées<br />

et constituent des cadeaux de choix<br />

offerts par l’empereur aux personnages de<br />

haut rang chinois ou étrangers. Le long<br />

règne de l’empereur Qianlong (1735 -<br />

1796) équivaut à la période faste de la<br />

production des tabatières en verre aux<br />

coloris et aux décors les plus variés. La<br />

prise de tabac devient alors une véritable<br />

mode et le flacon un objet luxueux, l’accessoire<br />

indispensable à toute personne<br />

de « bonne société ». À partir de la seconde<br />

moitié du 18 e siècle, la pratique se<br />

démocratise, touchant l’ensemble de la<br />

population, et la tabatière devient un objet<br />

inséparable, très apprécié pour sa fonction<br />

et sa valeur artistique jusqu’à devenir<br />

un véritable objet de collection, aussi bien<br />

en Europe qu'en Chine. L’année 1911,<br />

marquée par la chute du dernier empereur<br />

Xuantong de la dynastie, sonne le glas de<br />

la production des fioles par la verrerie impériale.<br />

L’apparition de la cigarette provoque<br />

une forte baisse de la confection<br />

des tabatières.<br />

Le département du Verre du Grand Curtius<br />

comprend une septantaine de flacons qui<br />

6 - 7 - 8 - 9<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 6,8 ; 6,4 ; 7,2 ; 5,5 - l 3,4 ; 5 ; 4,2 ; 3,8 cm<br />

GC.VER.08a.1952.58533 (B/2162 a-b)<br />

GC.VER.08a.1952.58300 (B/2208 a-b)<br />

GC.VER.08a.1952.58303 (B/2204 a-b)<br />

GC.VER.08a.1952.58302 (B/2205 a-b)<br />

10 - 11 - 12 - 13 - 14<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 6,5 ; 6,8 ; 6,2 ; 7,3 ; 7,2 - l 3,8 ; 3,8 ; 5,4 ; 5 ; 4<br />

cm<br />

GC.VER.08a.2352.58806 (B/2352 a-b)<br />

GC.VER.08a.1952.63101 (B/2175 a-b)<br />

GC.VER.08a.1952.58809 (B/2216 a-b)<br />

GC.VER.08a.1952.66145 (B/2163)<br />

GC.VER.08a.1952.66521 (B/2375)<br />

15 - 16 - 17 – 18<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 8,3 ; 5,5 ; 6 ; 6,3 - l 4,4 ; 4,6 ; 5 ; 3,3 cm<br />

GC.VER.08a.1952.63103 (B/2173 a-b)<br />

GC.VER.08a.1952.59827 (B/2353)<br />

GC.VER.08a.1952.58609 (B/2201)<br />

GC.VER.08a.1952.66649 (B/2218 a-b)<br />

avril 2018<br />

34


15 16 17 18<br />

La grande diversité des techniques<br />

décoratives, des coloris<br />

et des motifs représentés<br />

1) L’imitation de l’ambre et de<br />

pierres dures<br />

Le verre de couleur verte imite le jade, le<br />

verre ambré l’ambre (les flacons trapus 1<br />

et 2), tandis que le décor marbré reproduit<br />

les pierres veinées telles que l’agate et le<br />

jaspe (rouge-brun 3). Cette technique,<br />

déjà connue des verriers dès l’époque<br />

romaine, est utilisée à Murano dès le<br />

16 e siècle, puis en Europe au cours du<br />

18 e siècle. On peut voir dans la couleur<br />

rouge l’imitation du jade rouge et dans la<br />

couleur jaune celle de l’ambre, mais dans<br />

les deux flacons reproduits, le verre translucide<br />

est rendu vaporeux par l’inclusion<br />

de veines tourmentées (4 et 5).<br />

2) Le décor polychrome incrusté<br />

Les taches de couleurs incrustées dans<br />

les flacons sont obtenues en incorporant<br />

des oxydes métalliques dans le verre pâteux,<br />

technique utilisée depuis l’Antiquité<br />

et très prisée par les Vénitiens. Il s’agit de<br />

verre souvent opalin blanc tacheté (6) ou<br />

moucheté (7). Ces pièces sont empreintes<br />

d’une étonnante modernité et pourraient<br />

avoir été réalisées de nos jours. Le flacon<br />

en verre olive bullé transparent pourvu<br />

d’un bouchon rouge corail est incrusté de<br />

taches de couleurs rouge, orange, jaune<br />

et beige ainsi que de filets bruns<br />

« peignés » (8). Le décor de taches dorées<br />

(9) est obtenu par une technique ingénieuse<br />

: l’aventurine (« avventurina »), inventée<br />

par les verriers de Murano au<br />

18 e siècle, imitant la pierre fine du même<br />

nom constituée de quartz à inclusions de<br />

mica. L’artisan ajoute des cristaux de<br />

cuivre donnant un aspect doré et pailleté à<br />

la pâte vitreuse appelée alors « stellaria ».<br />

3) La technique « overlay »<br />

Ce terme anglais désigne la technique<br />

verrière la plus usitée pour l’obtention d’un<br />

décor parant les flacons à priser. Le verre<br />

dans lequel est façonné la fiole peut être<br />

doublé (recouvert d’une autre couche de<br />

couleur différente) ou multicouche (recouvert<br />

d’une à six couleurs de tons différents)<br />

; ces diverses couches sont appliquées<br />

à chaud. Ensuite, cette<br />

superposition de matières colorées est<br />

gravée par abrasion à l’aide d’une molette<br />

fixée à un axe rotatif, de manière à faire<br />

apparaître des motifs décoratifs se détachant<br />

en relief prononcé sur l’objet (gravure<br />

en camée).<br />

La plupart de ces motifs, en plus de leur<br />

qualité graphique et esthétique, sont des<br />

symboles de bon augure, bien ancrés<br />

dans la tradition chinoise. En contradiction<br />

avec les effets nocifs causés par l’inhalation<br />

du tabac, la thématique décorative<br />

est essentiellement consacrée au bonheur<br />

et à la longévité, voire à l’immortalité.<br />

Les fleurs : lotus et bégonias<br />

Le lotus aux larges feuilles arrondies, la<br />

fleur de prédilection des Chinois, symbole<br />

de pureté, de vitalité, de bonheur et d’épanouissement<br />

spirituel, est la plus souvent<br />

représentée sur les tabatières. Des lotus<br />

noirs se détachent sur du verre opalin<br />

blanc (12), un flacon aux lotus verts est<br />

pourvu d’un bouchon de forme végétale<br />

(14), et plus rare : un flacon en verre « à<br />

flocons de neige » (incrusté de bulles<br />

blanchâtres) comporte quatre couleurs : le<br />

rouge, le jaune, le bleu et le vert (11).<br />

Quant aux bégonias représentés en<br />

« overlay » vert foncé sur le flacon ocre<br />

jaune (10) et le flacon marbré rouge-brun<br />

(13), ils symbolisent la beauté.<br />

Les animaux bienfaiteurs<br />

Le dragon<br />

Forçant à la fois la crainte et le respect<br />

parmi toutes les classes sociales, le dragon,<br />

animal fabuleux le plus emblématique<br />

de la mythologie chinoise, règne en<br />

maître sur les éléments naturels. Il est le<br />

cinquième signe du zodiaque chinois.<br />

Fréquemment représenté sur les céramiques<br />

chinoises avec un long corps tortueux,<br />

l’air effrayant avec la gueule ouverte<br />

et les pattes pourvues de cinq griffes -<br />

symbolisant l’empereur - il apparaît plus<br />

souvent en « Chilong » sur les flacons en<br />

verre. Il s’agit ici d’un dragon dépourvu de<br />

corne, au corps stylisé et à l’expression<br />

plus douce, plus en accord avec le fait<br />

qu’il porte bonheur (15 et 16). Notons le<br />

flacon de forme cylindrique jaune montrant<br />

deux dragons aux corps sinueux affrontés<br />

(17), et celui orné sur chaque face d’un<br />

dragon bleu, portant un bouchon en ivoire<br />

incisé en forme de fleur incrustée au<br />

centre d’une perle verte (18).<br />

L’utilisation de verre de six couleurs différentes<br />

est beaucoup plus rare. Sur un<br />

flacon orné de quatre dragons rampants,<br />

l’artisan a utilisé un verre opalin blanc veiné<br />

de jaune clair pour la teinte de l’objet et<br />

cinq couleurs pour le décor : le jaune et le<br />

avril 2018<br />

35


19<br />

20<br />

mauve pâles (19), le<br />

rouge, le vert et le<br />

bleu foncé (20).<br />

Poissons et<br />

crustacé<br />

Sur les flacons à priser, le poisson rouge<br />

et la carpe, signes d’abondance, sont les<br />

deux espèces les plus fréquemment représentées.<br />

Le fait qu’ils pondent de nombreux<br />

œufs favorise la fertilité chez les<br />

femmes et la virilité chez les hommes.<br />

Dans la tradition chinoise, il est de coutume<br />

d’offrir l’un de ces poissons comme<br />

cadeau de mariage pour matérialiser l’harmonie<br />

conjugale ou lors d’une naissance<br />

pour assurer longévité et richesse au nouveau-né.<br />

Le poisson rouge ou « voile de Chine »,<br />

symbolisant la richesse, est identifiable<br />

par ses yeux proéminents et sa grande<br />

nageoire caudale (21). La grenouille rouge<br />

aux yeux verts servant de bouchon fait<br />

office d’amulette. Elle peut se substituer à<br />

la personne qui en est le propriétaire au<br />

cas où celui-ci perd la vie, afin de sauver<br />

son âme. La carpe symbolise le courage,<br />

la persévérance et la réussite, grâce à sa<br />

capacité à remonter fleuves et cascades à<br />

contre-courant. Une légende chinoise raconte<br />

comment la carpe, au bout de son<br />

périple, atteint « la porte du dragon ». À ce<br />

moment, un orage éclate et un éclair<br />

frappe la nageoire caudale du poisson<br />

dont les yeux s’illuminent. Une fumée divine<br />

sort de sa gueule (22) sur laquelle<br />

peut être représentée un édifice bouddhique<br />

comme la pagode (23). Enfin récompensée,<br />

la carpe se transforme en dragon.<br />

En effet, ce qui différencie le poisson<br />

rouge de la carpe, c’est que celle-ci porte<br />

deux paires de barbillons - tout<br />

comme le dragon - qui symbolisent la<br />

force surnaturelle. Cette légende se traduit<br />

dans la réalité par le parcours scolaire<br />

de l’étudiant, qui à force de ténacité,<br />

de travail et de courage réussit à terminer<br />

ses études. Ensuite, son parcours professionnel<br />

va l’amener à évoluer par luimême<br />

en accédant petit à petit aux échelons<br />

supérieurs de la hiérarchie afin<br />

d'obtenir un haut poste au service<br />

exclusif de l’empereur (symbolisé par<br />

le dragon).<br />

21 22 23<br />

Le crabe est un symbole bénéfique<br />

de réussite professionnelle.<br />

Semblables par la prononciation,<br />

le mot chinois<br />

signifiant la carapace du<br />

crustacé et le caractère désignant<br />

« champion » se transposent<br />

dans la réalité par le<br />

fait qu’un candidat passant un<br />

examen impérial chinois obtienne<br />

le meilleur résultat. Par ailleurs,<br />

un motif décoratif représentant<br />

24<br />

deux crabes - comme ici illustrés, accrochés<br />

à une plante marine (24) - « personnifie<br />

» le premier et le second à avoir réussi<br />

l’épreuve.<br />

La chauve-souris<br />

En chinois, chauve-souris se dit « fu »,<br />

comme le mot bonheur dont elle est le<br />

symbole. Véritable porte-bonheur dans la<br />

mythologie chinoise, elle symbolise également<br />

la longévité car elle réside dans des<br />

grottes ou des cavernes considérées<br />

comme des endroits de passage<br />

menant au monde des immortels.<br />

Sur un flacon en verre « à flocons<br />

de neige » (incrusté de bulles blanchâtres),<br />

une chauve-souris fantomatique<br />

survole une<br />

branche de lotus, les ailes<br />

déployées (26). Sur deux<br />

autres fioles, elle est représentée<br />

les ailes repliées<br />

vers l’arrière. L’une en verre<br />

rouge gravée en haut à<br />

droite, se confondant avec<br />

une grenade, fruit porte-bonheur<br />

exauçant les vœux (25).<br />

L’autre est représentée de face -<br />

en bleu sur le verre craquelé blanchâtre -<br />

à laquelle sont suspendus deux cercles<br />

25<br />

avril 2018<br />

36


29 30<br />

26<br />

28<br />

jointifs cernant des caractères d’écriture<br />

(27). Sur chaque face latérale, figure un<br />

masque représentant un coléoptère<br />

stylisé, doté de deux grands yeux<br />

et de six pattes à extrémité spiralée,<br />

auquel est suspendu un<br />

anneau (28).<br />

Le désir d’être immortel et<br />

d’« avoir la pêche »<br />

Deux tabatières - l'une par la<br />

technique overlay et l'autre par la gravure<br />

- sont parées de plusieurs symboles<br />

de longévité.<br />

Ainsi, sur le flacon en verre opalin blanc<br />

doublé de bleu foncé, la cigogne représentée<br />

sur une face (29) est censée vivre<br />

un millier d’années, servant de moyen de<br />

transport aux immortels. Une chauvesouris,<br />

les ailes déployées, apparaît en<br />

haut à droite. Sur le côté gauche, on perçoit<br />

des branches aux cônes d’épines<br />

stylisés (mascarons aplatis incisés en<br />

étoiles) du pin, arbre symbole d’immortalité.<br />

Sur l’autre face (30) est représenté un<br />

cerf au corps étoilé. Symbole de longévité<br />

et de prospérité, lui seul peut trouver le<br />

champignon magique « lingzhi ». Celui-ci<br />

se conserve très longtemps, garantissant<br />

ainsi une longue vie, et prend la forme<br />

d’un bois de cerf en séchant.<br />

Le flacon cylindrique porte un décor gravé<br />

directement à la roue sur le verre couleur<br />

grenat. Sur une face (32), on retrouve le<br />

cerf au corps étoilé, la tête tournée vers<br />

l’arrière, regardant une chauve-souris, et<br />

sur l’autre face (31), sous les branches<br />

d’un pin, le fameux dieu Sau appelé aussi<br />

Shou Xing ou « Étoile de la longévité ».<br />

27<br />

Ce dieu est souvent accompagné<br />

du cerf (ce qui expliquerait les<br />

étoiles présentes sur le pelage de<br />

celui-ci), ainsi que de la<br />

chauve-souris qui porte<br />

chance. Il est représenté<br />

en vieux sage barbu, longuement<br />

vêtu et tenant un<br />

bâton noueux en bois de<br />

pêcher, censé chasser les<br />

démons. Face à lui est agenouillé<br />

un personnage au crâne rasé lui<br />

présentant entre ses mains une pêche<br />

d’immortalité (en forme d’as de pique fendu).<br />

Une scène comme celle-ci semble<br />

rare, car ce fruit est l’un des attributs du<br />

dieu Sau qui le tient habituellement en<br />

main. Dans la tradition chinoise, c’est le<br />

seul fruit capable de donner la jeunesse<br />

éternelle et l’immortalité à la personne qui<br />

le mange. Selon une légende, le pêcher<br />

poussait dans les montagnes du Kun<br />

Lun, dans les jardins de Xi Wang Mu, la<br />

Reine mère du paradis occidental des<br />

immortels. Celle-ci organisait un banquet<br />

lorsque l’arbre portait ses fruits<br />

mûrs tous les trois mille ans. On<br />

raconte que le Roi Singe<br />

Sun, vexé de ne pas avoir<br />

été convié, s’introduisit<br />

dans les jardins et<br />

mangea toutes les<br />

pêches d’immortalité.<br />

Celles-ci<br />

seraient à l’origine<br />

de la célèbre<br />

expression<br />

vitaminée « avoir<br />

la pêche ».<br />

31<br />

19 - 20<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 8,7 - l 4,4 cm<br />

GC.VER.08a.1952.58801 (B/2370 a-b)<br />

21 - 22 - 23<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 5,2 ; 6,6 ; 7,3 - l 3,4 ; 3,8 ; 5,5 cm<br />

GC.VER.08a.1952.58805 (B/2354)<br />

GC.VER.08a.1952.66296 (B/2198 a-b)<br />

GC.VER.08a.1952.59662 (B/2373 a-b)<br />

24<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 7,8 - l 4 cm<br />

GC.VER.08a.1952.58807 (B/2351 a-b)<br />

25 - 26<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 8,5 ; 6,7 - l 4,4 ; 3,9 cm<br />

GC.VER.08a.1952.66644 (B/2153)<br />

GC.VER.08a.1952.59826 (B/2356 a-b)<br />

27 - 28<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 6,4 - l 4,7 cm<br />

GC.VER.08a.1952.66286 (B/2188)<br />

29 - 30<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 6 - l 5,5 cm<br />

GC.VER.08a.1952.66143 (B/2176 a-b)<br />

31 - 32<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 7,1 - l 5,4 cm<br />

GC.VER.08a.1952.58298 (B/2212)<br />

32<br />

avril 2018<br />

37


33 34<br />

36 37 38<br />

Deux scènes de genre et le « double<br />

bonheur »<br />

Dans une composition graphique similaire,<br />

deux personnages sont gravés sur<br />

un flacon en verre bleu foncé doublé<br />

d’une couche de verre opalin blanc. Sur<br />

une face : un vieillard barbu coiffé d’un<br />

chapeau hémisphérique pêche dans les<br />

flots d’une rivière, à l’abri sous une branche<br />

d’arbre à longues feuilles (33). Au revers :<br />

un porteur coiffé d’un chapeau échancré<br />

et muni d’une palanque (servant à porter<br />

des marchandises ou des seaux à chaque<br />

extrémité) passe sous un pin, symbole de<br />

puissance, de vitalité et de longévité (34).<br />

Un masque animalier auquel est suspendue<br />

une anse est gravé sur chaque face<br />

latérale.<br />

Une fiole à panse d’allure rectangulaire est<br />

ornée du signe graphique (xǐ) qui signifie<br />

« double bonheur », très présent dans la<br />

culture chinoise (35). Ce symbole sert de<br />

décoration lors des noces et des mariages<br />

pour assurer le bonheur de chaque<br />

conjoint. Il s’agit d’un idéogramme stipulant<br />

qu’il existe en ce monde une âme<br />

sœur correspondant à chaque être<br />

humain.<br />

« Les cent antiques »<br />

Cette dénomination se rapporte à un décor<br />

représentant toutes sortes d’objets<br />

anciens, des pièces d’art décoratif, du<br />

mobilier intérieur, prometteurs de présage<br />

favorable.<br />

Le plus intéressant des trois flacons portant<br />

ce type de décor est façonné en verre<br />

opalin blanc incrusté de bulles d’air (36).<br />

Les motifs noirs sont variés. Sur une face :<br />

une forme arborescente en pot sur un<br />

socle tripode, une statuette représentant<br />

le lion gardien « Shishi » ou chien « Fu »<br />

(« bonheur »), symbole de protection et<br />

une corbeille de fruits. Au revers : un<br />

éventail, des rouleaux « manuscrits »<br />

conservés dans un grand pot et d’autres<br />

présentés sur un pupitre. Le flacon en<br />

verre incolore est, sur ses deux faces,<br />

décoré en rouge au moyen de plusieurs<br />

pots couverts et de petits meubles superposés<br />

(37). Le dernier en verre opalin<br />

blanc est orné de motifs de couleur rougebrun<br />

(38). Au recto : un vase rempli de<br />

fleurs et un vase à grandes anses verticales<br />

posé sur un meuble. Au verso :<br />

deux brûle-parfums. Un masque animalier<br />

pourvu d’une grande anse décore chaque<br />

face latérale.<br />

technique. La scène se déroule dans un<br />

petit temple chinois du temps de la dynastie<br />

Qing. Un randonneur décide de s’y arrêter<br />

pour faire une pause et « sniffer » du<br />

tabac. Après avoir constaté que son<br />

flacon est vide, il décide, à l’aide d’une<br />

tige de bambou à la pointe aiguisée, de<br />

gratter les parois intérieures du récipient<br />

afin de récupérer la poudre de tabac qui<br />

s’y est collée. Un jeune moine présent<br />

dans le temple, pratiquant l’art du dessin<br />

et de la peinture, intrigué par la fiole, s’approche<br />

du personnage pour observer sa<br />

manipulation. À travers le verre, des<br />

marques de grattage apparurent et lui<br />

donnèrent l’idée de peindre le verre de<br />

l’intérieur.<br />

Deux techniques se sont succédé afin de<br />

rendre l’intérieur des flacons mat et rugueux,<br />

permettant à la peinture d’adhérer<br />

à la surface interne du récipient. Au départ,<br />

l’artisan emplissait la fiole d’un mélange<br />

de sable, de limaille de fer et d’eau<br />

et la secouait énergiquement. Ensuite,<br />

dans la seconde moitié du 18 e siècle,<br />

l’acide s’avèra le moyen le plus efficace<br />

pour mordre les parois intérieures.<br />

35<br />

4) Le décor peint par l’intérieur<br />

Un autre mode décoratif ingénieux<br />

concernant les tabatières en verre apparaît<br />

à la fin du 18 e siècle : il s’agit du périlleux<br />

exercice de peindre un flacon par<br />

l’intérieur.<br />

Une histoire populaire 3 raconte l’anecdote<br />

qui est à l’origine de cette fascinante<br />

33 - 34<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 7,5 - l 5,4 cm<br />

GC.VER.08a.1952.65360 (B/2190 a-b)<br />

35<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 6,8 - l 3,1 cm<br />

GC.VER.08a.1952.58803 (B/2357)<br />

36 - 37 - 38<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 6,4 ; 7,1 ; 7,2 - l 4,9 ; 5,1 ; 3,8 cm<br />

GC.VER.08a.1952.63104 (B/2172 a-b) - GC.VER.08a.1952.58535<br />

(B/2156) - GC.VER.08a.1952.63102 (B/2174 a-b)<br />

avril 2018<br />

38


L’artiste utilise d’abord une plume en bambou<br />

- un long bâtonnet à l’extrémité coudée<br />

et pointue - pour esquisser, puis tracer<br />

le dessin à l’encre noire depuis le fond<br />

du flacon vers le goulot. Cette plume non<br />

encrée sert aussi à corriger et rectifier les<br />

motifs en grattant les traits. Ensuite, une<br />

autre plume en bambou pourvue de cheveux<br />

ou de poils formant un pinceau effilé,<br />

est utilisée pour colorer le décor. La technique<br />

est difficile, car l’artiste doit réaliser<br />

son dessin inversé. En général, contrairement<br />

à l’exécution habituelle d’une peinture,<br />

il commence par les détails du sujet<br />

et termine par le fond de la scène.<br />

Deux flacons au corps globulaire légèrement<br />

aplati portent un décor se différenciant<br />

par le sujet et les couleurs. Le décor<br />

du premier en gris, rose et bleu, nous<br />

montre sur une face un coq mis en<br />

exergue devant un arrière-plan de fleurs<br />

(39). Oiseau de bon augure, il protège la<br />

maison et symbolise les cinq vertus. Par<br />

deux caractéristiques de son anatomie, il<br />

est à la fois le symbole de la vertu civile<br />

car sa crête rappelle la coiffe des mandarins,<br />

et celui de la vertu militaire car ses<br />

pattes sont pourvues d’ergots. Par son<br />

comportement, il symbolise le courage, la<br />

bonté car il partage la nourriture qu’il<br />

trouve avec ses congénères et la<br />

constance car il chante chaque fois que le<br />

jour se lève. Récompensé pour ses mérites,<br />

le coq est le dixième signe zodiacal<br />

chinois. Quatre caractères ou idéogrammes<br />

chinois sont dessinés en haut à<br />

gauche (le dernier signe, , désignerait le<br />

mot clan). Sur la face opposée (40), sont<br />

représentés un bonsaï - probablement un<br />

prunus en fleurs, symbole de la Chine et<br />

du printemps - dans un pot quadripode et<br />

une corbeille ansée remplie d’étranges<br />

« objets » digités (découpés en forme de<br />

doigts). Il s’agit en fait de l'agrume exotique<br />

« citrus medica digitat » composé de<br />

longs doigts jaunes à chair blanche dénommé<br />

« main de Bouddha » - symbole<br />

de chance, de bonheur et de longévité -<br />

servant d’offrande aux divinités<br />

bouddhiques.<br />

Sur une face du second flacon s’affrontent<br />

deux guerriers barbus à cheval, l’un armé<br />

d’une lance et le second d’une épée (41).<br />

Au revers : un guerrier muni d’une lance<br />

chevauche dans un paysage montagneux<br />

(42). La palette de couleurs est très variée<br />

dans les deux scènes. Les tons de brun,<br />

bleu, rouge, vert clair, jaune pâle et noir<br />

sont utilisés. Dans les paysages, agrémentés<br />

par endroits de couleur saumon,<br />

la technique pointilliste est utilisée. Les<br />

pointillés noirs appliqués sur des zones de<br />

verdure suggèrent les herbes sur le sol,<br />

les feuillages des arbres ou des buissons<br />

sur les rochers. Ce procédé ainsi que le<br />

dessin tortueux des montagnes apporte<br />

profondeur et mouvement dans les deux<br />

scènes.<br />

Le dernier flacon est de forme ovale aplatie,<br />

un modèle plus rare.<br />

Il est décoré sur une face de deux femmes<br />

vêtues d’une longue robe ample et drapée,<br />

le regard posé avec bienveillance sur<br />

une grue symbolisant fidélité et longévité.<br />

L’arrière-plan est resté à l’état d’esquisse<br />

(43). Sur la face interne opposée est peint<br />

un paysage montagneux surplombant<br />

des maisons aux murs de couleur saumon<br />

et aux toits bleus, entourées de végétation<br />

et d’arbres dont la densité du<br />

feuillage est rendue par une multitude de<br />

points verts et noirs (44). Deux chauvessouris<br />

stylisées en verre rouge-brun ornent<br />

les faces latérales.<br />

En Chine, le verre dans lequel sont façonnées<br />

les tabatières devient une matière<br />

traitée comme une pierre semi-précieuse<br />

bénéficiant de la plus grande attention.<br />

Les flacons incarnent véritablement l’exotisme<br />

et le raffinement par l’utilisation d’une<br />

riche palette de couleurs, de techniques<br />

inventives et de motifs décoratifs puisés<br />

dans les traditions ancestrales. La finesse<br />

d’exécution se termine par le polissage<br />

leur garantissant brillance et douceur au<br />

toucher. Grâce à l’imagination et à la dextérité<br />

des artisans chinois, ces pièces de<br />

petite dimension constituent de précieux<br />

objets d’art au « design » bien spécifique,<br />

que se disputent encore de nos jours les<br />

collectionneurs dans les salles de vente<br />

du monde entier.<br />

3. Eric Martin, « Arrivée du tabac en Chine », site internet<br />

« tabatières-snuffboxes », Le site des amateurs et<br />

collectionneurs de tabatières. http://tabatieres-snuffboxes.<br />

chez-alice.fr/arrivee_asie.htm<br />

39 40<br />

41 42<br />

43 44<br />

39 - 40<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 10,5 - l 7,2 cm<br />

GC.VER.08a.1978.61329 (78/61 a-b)<br />

41 - 42<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 9 - l 5,9 cm<br />

GC.VER.08a.1952.63001 (B/2183 a-b)<br />

43 - 44<br />

Chine, 18 e - 19 e s.<br />

H 7,3 - l 4,6 cm<br />

GC.VER.08a.1952.63002 (B/2182)<br />

avril 2018<br />

39


Régine Rémon<br />

Première Conservatrice, musée des Beaux-Arts<br />

À propos de chinoiseries liégeoises<br />

Les sanguines de Paul-Joseph Delcloche du Cabinet des Estampes et des Dessins<br />

La vogue des chinoiseries 1 , née en<br />

France, se répand à travers l'Europe dès<br />

le début du xvii e siècle et connaît un véritable<br />

engouement au milieu du siècle suivant.<br />

Watteau, Fragonard, Boucher et<br />

d’autres sont très friands de cette Chine<br />

légère et fantaisiste. Des ornemanistes<br />

français, dont Christophe Huet ou Jean-<br />

Baptiste Pillement, conçoivent de véritables<br />

répertoires iconographiques de<br />

chinoiseries qui s‘intitulent « Cahiers de<br />

balançoires chinoises » ou « Nouvelle suite<br />

de cahiers d’arabesques chinois à l’usage<br />

des dessinateurs et des peintres ». Les<br />

gravures en assurent une diffusion optimale.<br />

Les peintres décorateurs s’en inspirent<br />

pour orner de scènes champêtres<br />

et exotiques les salles à manger, salons<br />

de lecture ou de musique, boudoirs ou<br />

pavillons 2 .<br />

À <strong>Liège</strong>, la peinture décorative n’échappe<br />

pas à cette vogue. Dès 1740, les décors<br />

chinois se retrouvent dans des hôtels particuliers.<br />

L’Hôtel de Hayme de Bomal, situé<br />

au sein du Grand Curtius, conserve<br />

notamment deux panneaux décoratifs du<br />

peintre liégeois Pierre-Michel de<br />

Lovinfosse (1745 - 1821), encore visibles<br />

aujourd’hui, et représentant des scènes<br />

chinoises inspirées de peintures exécutées<br />

par Antoine Watteau, mais non<br />

conservées 3 pour leur part.<br />

Un autre représentant majeur à <strong>Liège</strong>, et<br />

initiateur de cette tendance, est son oncle,<br />

Paul-Joseph Delcloche 4 , également<br />

connu pour ses tableaux de chevalet. Le<br />

musée des Beaux-Arts liégeois conserve<br />

notamment La Famille du comte<br />

d’Horion (1742) et Jean-Théodore de<br />

Bavière à la chasse (1744 - 45), de belle<br />

facture. Formé auprès de son père Pierre<br />

Delcloche à Namur, Paul-Joseph poursuit<br />

ensuite une formation complémentaire à<br />

Paris. Il obtient enfin un premier prix à<br />

l’Académie de Saint-Luc. Rien ne permet<br />

de confirmer son passage dans l’atelier du<br />

peintre français Nicolas Lancret, ainsi que<br />

le mentionne le collectionneur Henri Hamal<br />

(1744 - 1820) 5 , mais on sait en revanche<br />

qu'il se fixe à <strong>Liège</strong> vers 1740. En 1753, il<br />

devient le peintre attitré du Prince-Évêque<br />

Jean-Théodore de Bavière, grand amateur<br />

de rococo et fort investi dans la décoration<br />

de son palais.<br />

Delcloche réalise une imposante composition<br />

qui décore le plafond de l’ancienne<br />

salle du conseil privé, la nouvelle chancellerie,<br />

et signe sur un socle « Delcloche<br />

pinxit et invenit ». Qui plus est, la composition<br />

décore non seulement ce large plafond<br />

mais aussi la gorge moulurée et la<br />

partie supérieure des murs. Elle représente,<br />

dans un décor animé sur fond de<br />

ciel nuageux peuplé d’oiseaux exotiques<br />

et de palmiers, des rites religieux chinois :<br />

scènes d’adoration et d’offrande, immolation<br />

d’un animal sur un autel surmonté<br />

d’une flamme, procession d’un mandarin<br />

porté en palanquin, le tout dominé par une<br />

pagode pittoresque entourée de notables<br />

chinois. Les gravures qui auraient pu servir<br />

de modèles n’ont pu être identifiées.<br />

Selon Jean-Luc Graulich 6 , il ne s’agit pas<br />

simplement de peintures d’agrément destinées<br />

à distraire les participants aux<br />

séances des conseils, mais plutôt d’une<br />

volonté de « donner de l’empire chinois<br />

l’image d’une société patriarcale dont le<br />

chef exerce une autorité à la fois paternelle<br />

et sacerdotale ». Outre l’intérêt de ce message<br />

politique, soulignons l’originalité de<br />

l’iconographie, l’adaptation réussie à la<br />

surface, ainsi que la grande qualité plastique<br />

qui font de cet ensemble une des<br />

œuvres majeures de Delcloche. (1)<br />

Cette veine trouve un complément intéressant<br />

dans une série de quatre dessins<br />

à la sanguine conservés au Cabinet des<br />

Estampes et des Dessins du musée des<br />

Beaux-Arts de <strong>Liège</strong>. Associés à une<br />

vingtaine d’autres dessins du même artiste,<br />

ils proviennent de la collection du<br />

chanoine Henri Hamal, ainsi que le<br />

confirme l’inscription manuscrite figurant<br />

au dos du support « Ex Coll : Henrici<br />

Hamal Leod ». La présentation soignée<br />

parfaitement reconnaissable et les ajouts<br />

des lettres M et B signifiant très vraisemblablement<br />

moyen et bon, confirment<br />

cette provenance. Malheureusement, on<br />

ne trouve guère d’informations d’ordre biographique,<br />

iconographique ou anecdotique,<br />

pourtant précieuses et fréquentes<br />

au sein de cette riche collection.<br />

L’iconographie des dessins renvoie au répertoire<br />

des chinoiseries : ça et là, un<br />

Chinois jouant d’un instrument à cordes,<br />

une Asiatique buvant du thé, un mandarin<br />

entouré de musiciens, protégé d’une ombrelle,<br />

un homme prosterné devant le dignitaire,<br />

un enfant acrobate jouant avec un<br />

singe, un autre mandarin assis dans un<br />

palanquin porté par quatre hommes, des<br />

serviteurs apportant des présents. Il s’agit<br />

avril 2018<br />

40<br />

1


2 4<br />

de divertir, de servir et d’honorer des dignitaires,<br />

dont le statut est souligné par le<br />

port d’une épée, par le costume, la présence<br />

de porteurs, la prosternation de<br />

sujets… (2)<br />

Ces dessins relèvent plus du croquis que<br />

de la composition aboutie : les traits sont<br />

spontanés, les visages à peine ébauchés,<br />

les décors rapidement campés. On peut<br />

supposer qu’il s’agit de croquis préparatoires,<br />

de simples feuilles d’exercice que<br />

l’artiste aurait esquissés en vue d’un ou<br />

plusieurs panneaux peints destinés à décorer<br />

les murs ou les plafonds d’un hôtel<br />

particulier.<br />

Dans son inventaire dactylographié de<br />

1921, Marthe Kuntziger 7 suggère, en<br />

note, d’attribuer ces sanguines au père de<br />

Paul-Joseph, « Pierre Delcloche, mort à<br />

Namur en 1729 et qui avait une prédilection<br />

pour les chinoiseries », ce qu’a<br />

contesté Pierre-Yves Kairis dans une récente<br />

synthèse sur la peinture namuroise<br />

au xviii e siècle 8 .<br />

Cet ensemble de quatre sanguines, dites<br />

« chinoises » en raison de leur iconographie,<br />

ne présente certes pas la qualité<br />

plastique de la majorité des peintures de<br />

Paul-Joseph Delcloche, tant décoratives<br />

que de chevalet, pas plus que de certains<br />

autres dessins de la collection, dont Un<br />

homme assis dans l’attitude du pêcheur<br />

qui fait preuve d’une grande maîtrise du<br />

raccourci et des ombres rapportées. (3) Il<br />

n’en illustre pas moins une vogue dont<br />

l’architecture liégeoise possède encore de<br />

somptueux témoignages.<br />

1. Je remercie vivement Pierre-Yves Kairis de m’avoir<br />

généreusement fait partager sa grande connaissance du<br />

sujet. Ses conseils avisés m’ont orientée dans cette<br />

évocation sommaire de quelques chinoiseries à <strong>Liège</strong>.<br />

2. Les « Chinoiseries » ont fait l’objet d’une exposition organisée<br />

par le Centre Marinus au Musée communal de Woluwe-<br />

Saint-Lambert en 2010. Marylène Laffineur et Pierre-Yves<br />

Kairis y ont consacré une étude sur « Les décors peints du<br />

pays de <strong>Liège</strong> ». On notera, dans les années quatre-vingt,<br />

deux mémoires de licence de l’Université de <strong>Liège</strong> sur le<br />

sujet : Marie-Christine Merch, « La peinture décorative à<br />

caractère civil au pays de <strong>Liège</strong> au xviii e siècle » en 1981 et<br />

Jean-Pierre Malay, « Essai sur l’influence chinoise dans les<br />

arts aux xvii e et xviii e siècles en Europe occidentale,<br />

principalement au pays de <strong>Liège</strong> » en 1986.<br />

3. Catalogue « Chinoiseries », op.cit, p.120.<br />

4. Pour tout renseignement concernant Paul-Joseph Delcloche,<br />

on consultera : Pierre-Yves Kairis, « Delcloche, Paul-<br />

Joseph » dans « Allgemeines Künstler-Lexikon », t.25,<br />

Munich et Leipzig, 2000, p.412-413. Concernant la<br />

décoration du Palais des Princes-Evêques : Pierre-Yves<br />

Kairis, « Vers un nouvel éclat : les aménagements des xvii e<br />

et xviii e siècles », dans « <strong>Liège</strong> et le Palais des Princes<br />

Evêques » (dir. Bruno Dumoulin), Fonds Mercator, 2008, pp.<br />

66-85.<br />

5. Concernant la collection du chanoine Hamal, on consultera<br />

le mémoire inédit d’Agnès Célentin, « Henri Hamal,<br />

collectionneur liégeois (1744-1820) », Université de <strong>Liège</strong>,<br />

2007-2008.<br />

6. Jean-Luc Graulich, « La sagesse des Chinois ou chinoiseries<br />

au Pays de <strong>Liège</strong> », dans « Nouvelles du Patrimoine,<br />

Architecture et exotisme », 1977, n°72, p.24-25.<br />

7. Marthe Kuntziger, « Catalogue illustré des dessins, déposés<br />

au musée d’Ansembourg, au musée des Beaux-Arts et à la<br />

Bibliothèque Centrale », exemplaire dactylographié, <strong>Liège</strong>,<br />

1921, p. 73-79. (thèse de doctorat).<br />

8. Pierre-Yves Kairis, « Jalons pour une histoire de la peinture<br />

namuroise au xviii e siècle », dans les actes du colloque<br />

« Autour de Bayar / Le Roy », Société archéologique de<br />

Namur, 11-12 décembre 2006, Namur, 2008, p. 61-90.<br />

3<br />

1. détail du plafond du Palais des Princes-Évêques,<br />

@ Irpa - Kikirpa<br />

2. Mandarin entouré de musiciens et de serviteurs,<br />

sanguine et lavis, 213 x 187 mm, KD 77/14 @<br />

Musée des Beaux-Arts de <strong>Liège</strong><br />

3. Un homme assis dans l’attitude du pêcheur,<br />

sanguine, 147 x 153 mm, KD 71/15 @ Musée des<br />

Beaux-Arts de <strong>Liège</strong><br />

4. Mandarin accroupi porté par quatre Chinois,<br />

sanguine et lavis, 196 x 276 mm, KD 77/11 @<br />

Musée des Beaux-Arts de <strong>Liège</strong><br />

5. Détail de Femme assise sous un dais, sanguine et<br />

lavis, 203 x 179 mm, KD 77/12 (détail) @ Musée des<br />

Beaux-Arts de <strong>Liège</strong><br />

5<br />

avril 2018<br />

41


Grégory Desauvage<br />

Conservateur, musée des Beaux-Arts<br />

Le dandy d’Hankou<br />

Un bronze, souvenir de Chine<br />

Dans son costume ample et élégant, il sourit. Rien n’existe pour lui que l’horizon, qu’il<br />

fixe d’un regard songeur. Il trône temporairement parmi les livres, juste au-dessus de la<br />

bibliothèque du bureau de la conservatrice. Je l’observe d’un regard appuyé. Tout récemment,<br />

ce dandy de bronze revient de l’exposition Chinoiseries 1 , organisée en<br />

2009, au Centre Albert Marinus, dans le cadre d’Europalia Chine. De retour de prêt, il<br />

attend d’être rangé soigneusement au sein des réserves.<br />

L’œuvre m’interpelle : qui est cet élégant chinois et quel mystère cache-t-il ? De nombreuses<br />

années se sont écoulées depuis, et l’occasion se présente aujourd’hui de lever<br />

un coin du voile sur notre « Hankow-Dandy ».<br />

Cette sculpture, au titre énigmatique, est l’œuvre de Jean Mich 2 , un sculpteur luxembourgeois<br />

actif à la charnière du xix e et du xx e siècle qui connut, de son temps, une<br />

certaine notoriété. L’artiste débute sa formation à l’École nationale des Beaux-Arts de<br />

Paris, sous la houlette de Gabriel-Jules Thomas 3 et Félix Charpentier 4 . Il la complète<br />

ensuite à l’académie de Munich 5 .<br />

À son retour, il devient membre du Cercle artistique du Luxembourg et reçoit, le premier,<br />

le prix Grand-Duc Adolph en 1902. Il participe à de nombreuses expositions à<br />

Paris, Bruxelles, <strong>Liège</strong> et Munich 6 .<br />

En 1906, son projet de décoration de frise de la façade du Palais municipal de<br />

Luxembourg est retenu. Toutefois, à la suite d’un désaccord avec le jury, Jean Mich se<br />

retire du projet.<br />

Jean Mich (Meechtem , 1871-Arcueil, 1932)<br />

Hankow-Dandy, 1910<br />

Bronze, 47 cm de haut<br />

Musée des Beaux-Arts de <strong>Liège</strong> (La Boverie)<br />

Legs Delame 1936<br />

avril 2018<br />

42


Le voyage en Chine<br />

Une occasion exceptionnelle se présente<br />

à lui lorsque l’ingénieur luxembourgeois<br />

Eugène Ruppert 7 lui propose de le rejoindre<br />

en Chine, à Hanyang, en 1910.<br />

L’artiste attrape au vol cette incroyable<br />

opportunité et se lance dans l’aventure 8 .<br />

Cette implantation s’assortit d’un second<br />

projet de plus grande ampleur encore : la<br />

construction d’une voie ferrée entre<br />

Hankou et Pékin, d’une longueur totale de<br />

1200 km 10 . Les fleuves étant orientés<br />

d’est en ouest, cette épine dorsale nordsud<br />

revêt une importance capitale pour<br />

les échanges commerciaux.<br />

Hankou en 1915 tiré de “An Official Guide to Eastern<br />

Asia””, Volume IV, Chine. Publié par Imperial Japanese<br />

Government Railways, Tokyo, 1915.<br />

Photographie tirée de Wikipédia, à l'entrée "Hankou"<br />

avril 2018<br />

43<br />

Hanyang est une des trois villes, avec<br />

Wuchang et Hankow (ou Hankou), aujourd’hui<br />

réunies dans la ville de Wuhan.<br />

Chacune se situant au confluent de la rivière<br />

Han et du fleuve Bleu, leur fusion est<br />

inévitable. Principale ville de la province de<br />

Hubei, cette agglomération est occupée,<br />

après la dernière guerre de l’opium (fin<br />

1860), par cinq concessions étrangères<br />

(britannique, française, russe, allemande<br />

et japonaise). La ville devient une cible<br />

colonialiste en raison de son intérêt stratégique.<br />

Ces visées donnent lieu à l’installation<br />

d’un hôpital, d’un journal et d’écoles<br />

où les sports modernes sont enseignés.<br />

Eugène Ruppert occupe le poste de directeur<br />

technique de la « Iron & Steel<br />

Works », la plus grande usine sidérurgique<br />

de Chine, située à Hanyang. Il en est l’un<br />

des initiateurs les plus engagés. Ce vaste<br />

projet industriel prend place dans le cadre<br />

des prétentions coloniales de Léopold II<br />

en Chine, par le biais de liens diplomatiques<br />

et économiques.<br />

Dès 1889, dans le but de servir ce projet,<br />

le roi des Belges et la société Cockerill<br />

décident ensemble d’investir le marché<br />

chinois, en implantant une usine sidérurgique<br />

de grande envergure à Hanyang.<br />

Pour cela, ils recrutent bon nombre de<br />

Belges mais aussi de Luxembourgeois,<br />

dont Eugène Ruppert.<br />

Ce placement stratégique, qui profite au<br />

renouveau économique chinois, permet<br />

de contrôler la production sidérurgique et<br />

favorise les échanges commerciaux sinobelges.<br />

Par ailleurs, le vice-roi Zhang<br />

Zhidong 9 , favorable à l’industrialisation de<br />

sa province, apporte son entier soutien au<br />

projet. Conscient du savoir-faire occidental<br />

en la matière, il comprend la nécessité<br />

de passer par une tutelle étrangère, avant<br />

d’envisager une complète autonomie<br />

chinoise sur le plan industriel.<br />

Là aussi, les Belges sont à la manœuvre,<br />

de 1899 à 1905. Sur l’invite pressante de<br />

Léopold II, la Société générale de Belgique<br />

(la première banque du pays) s’engage<br />

dans ce vaste projet 11 . Elle s’associe avec<br />

le Comptoir national d’Escompte de Paris<br />

et la Banque de Paris et des Pays-Bas.<br />

L’année 1897 se passe en âpres négociations<br />

et études de faisabilité. Les approches<br />

diplomatiques sont menées,<br />

entre autres, par Paul Claudel, diplomate<br />

français en Chine de 1895 à 1899, et Paul<br />

Splingaerd 12 . Ce Belge au destin exceptionnel<br />

se hisse, par ses compétences<br />

hors du commun, au sommet de la hiérarchie<br />

chinoise. Il devient mandarin à<br />

« bouton rouge », une des plus hautes<br />

fonctions de la dynastie Qing.<br />

Quant à l’aspect technique, il est confié à<br />

l’ingénieur belge Jean Jadot, qui est nommé<br />

directeur de Pékin-Hankou en 1898.<br />

Le chantier s’opère en plusieurs phases.<br />

Des révoltes en perturbent ponctuellement<br />

la bonne marche, la ligne est finalement<br />

inaugurée en janvier 1902.<br />

Pour la première fois dans l’histoire de<br />

Chine, l’impératrice douairière Tseu-Hi,<br />

accompagnée de la Cour impériale,<br />

voyage en chemin de fer. Après la révolte<br />

des Boxers 13 , ce voyage se teinte d’un<br />

caractère politique et se lit comme une<br />

réappropriation symbolique du pouvoir<br />

impérial sur Pékin.<br />

Avec ce chantier monumental, Jean Jadot<br />

connaît une reconnaissance unanime, qui<br />

lui vaut un poste à responsabilités au sein<br />

de la Société générale de Belgique.<br />

L’année de l’inauguration de la ligne<br />

Hankou-Pékin, cette même société crée<br />

une filiale bancaire au sein de l’Empire du<br />

Milieu.


Jean Mich (Meechtem , 1871-Arcueil, 1932)<br />

Portrait du cuisinier d’Eugène Ruppert, Chih-Fan<br />

Terre cuite, 23,5 X 15 cm<br />

Collection particulière<br />

C’est dans cette bouillonnante émulation<br />

technologique, industrielle et politique<br />

qu’arrive le sculpteur Jean Mich. Doté<br />

d’une mission particulière, il compte bien<br />

faire montre de son talent et profiter pleinement<br />

de cette expérience chinoise.<br />

Un monument funéraire à la mémoire<br />

du vice-roi Zhang Zhidong<br />

Les ambitions d’autonomie du peuple<br />

chinois, après le décès de l’impératrice<br />

douairière Tseu-Hi en 1908, rencontrent<br />

une forte résistance des mandarins et des<br />

colons occidentaux. Empêchée de poursuivre<br />

des études en Occident, la population<br />

chinoise est coupée de toute émancipation<br />

intellectuelle et, partant, de toute<br />

indépendance. Cette atmosphère délétère,<br />

que des conditions sociales difficiles<br />

viennent encore aviver, crée un sentiment<br />

de colère et un climat insurrectionnel latent.<br />

Afin de calmer les esprits et dans le but de<br />

s’attirer les faveurs chinoises, le conseil<br />

d’administration de la « Iron & Steel<br />

Works » décide d’honorer la mémoire du<br />

vice-roi Zhang Zhidong. Sa disparition récente,<br />

il y a un an à peine, fait naître l’idée<br />

de créer un monument funéraire à sa mémoire.<br />

Il doit prendre place sur la pointe<br />

nord-est de l’actuel parc Guishan 14 , face<br />

aux usines de la compagnie, et comporter<br />

une sculpture de grande dimension du<br />

vice-roi.<br />

En fin collectionneur et amateur d’art éclairé<br />

15 , Eugène Ruppert en appelle aux talents<br />

luxembourgeois. La reconnaissance<br />

de l’œuvre de Jean Mich dans ses projets<br />

récents conforte son choix 16 . Dès lors, il<br />

invite le sculpteur à créer la statue, tandis<br />

que l’architecte Georges Traus 17 se<br />

charge du monument à proprement<br />

parler.<br />

Après leur arrivée cependant, la situation<br />

en Chine se dégrade rapidement. En proie<br />

à la Révolution de 1911, le pays connaît<br />

une crise politique sans précédent. Face<br />

à cette situation, la direction de la « Iron &<br />

Steel Works » de Hanyang invite les ressortissants<br />

occidentaux à se réfugier sur<br />

l’autre rive de la rivière Han, à Hankow.<br />

Jean Mich est sans aucun doute des<br />

leurs.<br />

Les événements se précipitent alors et, au<br />

mois de novembre de la même année,<br />

Hankow est entièrement incendiée. De<br />

toute urgence, les occidentaux sont<br />

conduits à Shanghai afin d’être définitivement<br />

rapatriés en Europe.<br />

Le 1 er janvier 1912, la République de<br />

Chine est proclamée avec Nankin comme<br />

capitale. Sa création met fin à la dynastie<br />

mandchoue des Qing, qui remonte à<br />

1644. Elle est confirmée par l’abdication<br />

du dernier empereur de Chine, du nom de<br />

Puyi.<br />

Jean Mich est contraint d’abandonner le<br />

chantier. Il laisse derrière lui une tête en<br />

marbre du vice-roi, à peine terminée 18 . En<br />

compagnie de Ruppert, il rentre en Europe<br />

et ne remettra plus les pieds en Asie.<br />

L’impérissable souvenir de Chine<br />

Jean Mich est marqué par ce voyage. Les<br />

atmosphères pittoresques d’une Chine<br />

traditionnelle en pleine mutation et son<br />

voyage, plus que mouvementé, le tout<br />

occasionné par cette destination exotique,<br />

lui font forte impression.<br />

C’est pourquoi, à son retour, il réalise plusieurs<br />

pièces figurant des personnages<br />

chinois. On lui connaît un groupe de trois<br />

personnages, un serviteur en robe longue<br />

saluant et une mendiante chinoise. Un<br />

buste en terre et en bronze représentant<br />

Chih-Fan 19 , cuisinier chinois de Ruppert,<br />

connaît un grand succès. Plusieurs tirages<br />

sont exécutés chez Susse 20 , à Paris. Il<br />

existe aujourd’hui de nombreuses répliques<br />

de cette pièce, en terre ou en<br />

bronze, sur le marché de l’art parisien.<br />

L’élégant chinois des collections du musée<br />

des Beaux-Arts liégeois fait partie de<br />

ces pièces d’inspiration asiatique. Sur son<br />

socle en bronze, solidaire de la sculpture,<br />

les mentions suivantes sont gravées :<br />

« Hankow-Dandy. China. 1910. Jean<br />

Mich. » et « Cie des Bronzes Bruxelles ».<br />

Ces premiers éléments nous indiquent<br />

que la pièce est réalisée quand Jean Mich<br />

se trouve encore en Chine. Il doit probablement<br />

s’agir d’un original en terre qu’il<br />

ramène ensuite en Europe, après la<br />

Révolution chinoise de 1911. C’est alors<br />

seulement qu’il réalise une réplique en<br />

bronze, à partir de l’original en terre, à la<br />

Compagnie des bronzes de Bruxelles.<br />

Comme le titre le précise, il s’agit de la<br />

représentation d’un dandy chinois d’Hankow<br />

(également appelée Hankou). Son<br />

costume est soigné et revêt un caractère<br />

moderne, typique du début du xx e siècle.<br />

Le dandy délaisse l’habit traditionnel de la<br />

dynastie Qing, composé d’une longue tunique<br />

et du port de la tresse longue, et lui<br />

préfère une tunique courte et un pantalon<br />

bouffant. Ce vêtement se trouve à mi-chemin<br />

entre l’habit traditionnel des Qing et le<br />

vêtement adopté après la Révolution de<br />

1911, composé d’une veste col mao et<br />

d’un pantalon de style occidental. Ses<br />

mains, jointes dans le dos, maintiennent<br />

un éventail à moitié replié qui témoigne de<br />

son raffinement.<br />

Il sourit et son regard se perd dans le lointain.<br />

Ce large sourire, que l’on retrouve sur<br />

le visage du buste de Chih-Fan, se rapporte<br />

à la tradition du sourire chinois dont<br />

avril 2018<br />

44


l’usage se codifie et revêt un caractère de<br />

politesse durant le xx e siècle 21 . Pensons<br />

notamment à l’opérette de 1923 de Franz<br />

Lehár, dont l’action se situe en Chine vers<br />

1912, et qui s’intitule Le Pays du Sourire.`<br />

Les dernières créations<br />

Revenu en Europe, Jean Mich sculpte<br />

avec régularité jusqu’au début des années<br />

vingt. Il crée une pièce en bronze intitulée<br />

le Jeune homme à la rose et reçoit des<br />

commandes privées telles que le monument<br />

à la mémoire du compositeur<br />

Laurent Menager (cimetière de Sichenhaff,<br />

à Luxembourg) ou encore le monument<br />

funéraire d’Ernest Derulle (cimetière de<br />

Nikloskierfecht, à Luxembourg).<br />

Les pouvoirs publics de Mondorf lui commandent<br />

un monument comportant des<br />

plaques en bronze à la mémoire de John<br />

Grün (L’homme le plus fort du monde). La<br />

ville luxembourgeoise possède également<br />

de lui La fille aux roses, disposée aujourd’hui<br />

dans un jardin public. Il réalise<br />

également, toujours à Mondorf, un projet<br />

de façade pour une villa art nouveau de<br />

l’avenue des bains.<br />

La Première Guerre mondiale compromet<br />

certains de ses projets. Dans les années<br />

vingt, il s’installe définitivement en France,<br />

où l’on perd sa trace 22 . Il délaisse ensuite<br />

son art et devient ouvrier-sculpteur pour<br />

des entrepreneurs du bâtiment. L’artiste<br />

participe toutefois aux salons de Paris de<br />

1921 et 1928 23 .<br />

Le « Dandy-Hankow » de nos collections<br />

est un exemplaire poétique d’une page de<br />

l’histoire de Chine et d’Occident. Il ne<br />

garde de ces temps agités, qu’un sourire<br />

aux lèvres et un regard enthousiaste, tourné<br />

vers l’avenir.<br />

1. Exposition Chinoiseries – Centre Albert Marinus (Woluwe-<br />

Saint-Lambert) – du 15 octobre 2009 au 3 janvier 2010,<br />

dans le cadre d’Europalia-Chine.<br />

2. Jean Mich (Meechtem, 1871-Arcueil, 1932).<br />

3. Gabriel-Jules Thomas (Paris, 1824-1905). En 1848, il obtient<br />

le prix de Rome et devient membre de l’Académie des<br />

beaux-arts en 1875. Tout au long de sa carrière, il reçoit de<br />

nombreuses commandes publiques.<br />

4. Félix Charpentier (Bollène, 1858-Paris, 1924). Il reçoit de<br />

nombreuses commandes pour les parcs et les monuments<br />

publics).<br />

5. Archives de la Ville de Luxembourg, LU 11 IV/2 N°1529 (Voir<br />

Robert L. Philippart, Cercle und Cité, ein neues Kulturrelles<br />

Zentrum dans Ons Stad, n° 96, Luxembourg, 2011, pp.<br />

11-13.<br />

6. Robert L. Philippart, Marché ouvert, production industrielle,<br />

quelle part pour l’artisanat ? dans Ons Stad, n° 111,<br />

Luxembourg, 2016, pp. 14-19.<br />

7. Eugène Ruppert (Luxembourg-Grund, 1864-Luxembourg,<br />

1950).<br />

8. Robert L. Philippart, Ingénieurs belges et luxembourgois en<br />

Chine 1894-1923, résumé de la conférence au CEHEC –<br />

30 octobre 2012 publié en ligne sur https://uclouvain.be,<br />

consulté le 10 mai 2017.<br />

9. Zhang Zhidong (Xian de Nanpi, 1837-Pékin, 1909). Il est l’un<br />

des Quatre officiels de la fin des Qing. Favorable à une<br />

réforme contrôlée, il modernise l’armée chinoise. En 1896, il<br />

est nommé vice-roi du Huguang, territoire reprenant les<br />

actuelles provinces de Hubei (dont Wuhan est la capitale) et<br />

Hunan. Deux ans après sa mort, en 1911, ses troupes se<br />

soulèvent à Wuhan contre le gouvernement local. Cet<br />

événement déclenche la révolution chinoise et met fin à la<br />

dynastie Qing. Le dernier empereur de Chine, Puyi, abdique<br />

le 12 février 1912.<br />

10. Cent vingt-cinq gares s’étalent sur son parcours. Le projet<br />

a coûté deux cents millions de francs or.<br />

11. Mémoire d’une banque: La construction du chemin de fer<br />

Pékin - Hankou à l’aube du 20 e siècle sur https://newsroom.<br />

bnpparibasfortis.com/fr, publié en ligne sur https://<br />

uclouvain.be, consulté le 10 mai 2017. Elle a donné lieu à<br />

une exposition au Musée Cernuschi de Paris – du 9 au<br />

28 juillet 2003.<br />

12. Paul Splingaerd (Bruxelles, 1842-Xi’an, 1906). Illettré de<br />

condition très modeste, Splingaerd accompagne un<br />

missionnaire en Chine. Ses incroyables facultés<br />

d’apprentissage linguistique et ses aptitudes diplomatiques<br />

hors du commun l’amènent aux plus hautes fonctions<br />

chinoises. À la fin de sa carrière, il devient l’agent de<br />

Léopold II. Un roman biographique retrace son histoire<br />

(Anne Splingaerd, The Belgian Mandarin, Bloomington<br />

(USA), 2008).<br />

13. La Révolte des Boxers est une révolte, fomentée par les<br />

Poings de la justice et de la concorde, société secrète dont<br />

le symbole était un poing fermé, d'où le surnom de Boxers.<br />

Elle se déroule en Chine de 1899 à 1901. Menée par<br />

l’impératrice douairière Tseu-Hi rétive à toutes réformes, ce<br />

soulèvement vise à lutter contre les vassaux de la dynastie<br />

Qing et surtout, contre la présence étrangère en Chine. Le<br />

siège des légations à Pékin est alors occupé de force par<br />

les Boxers mais les huit nations alliées contre la Chine<br />

reprennent le contrôle de Pékin en juin 1900, mettant fin à la<br />

révolte impériale.<br />

14. Anciennement appelé Kwain-Shan (voir Evy Friedrich, Jean<br />

Mich dans Darfscheel, n° 26, Nittel, mai 2015, p. 2). En<br />

réalité, il s’agit de Kwein-Shan !<br />

15. Il collectionne en Chine les monnaies, armes, objets en<br />

bois sculptés, laques et porcelaines. Il s’adonne également,<br />

en amateur, à l’aquarelle et réalise de nombreuses<br />

représentations ethnographiques.<br />

16. Peu avant son départ en Chine, il réalise les sculptures<br />

latérales du porche de la caisse d’Épargne de l’État et la<br />

décoration de la façade de l’Hôtel des Postes, à<br />

Luxembourg. Il est également l’artiste attitré de bustes et<br />

médaillons funéraires des personnalités locales.<br />

17. Robert L. Philippart, Marché ouvert, production industrielle,<br />

quelle part pour l’artisanat ? dans Ons Stad, n° 111,<br />

Luxembourg, 2016, p. 19.<br />

18. Evy Friedrich, Ibidem, p. 2<br />

19. Evy Friedrich, Ibidem, p. 2<br />

20. Il s’agit d’une célèbre fonderie d’art créée en 1758, à Paris,<br />

et encore en activé à ce jour. Elle a travaillé avec des artistes<br />

de grandes renommées tels que Jean-Baptiste Carpeaux,<br />

Antoine Bourdelle mais aussi Ossip Zadkine, François<br />

Pompon et Aristide Maillol.<br />

21. Hans Steinmüller, Le savoir-rire en Chine dans Terrain,<br />

n° 61, s.l., septembre 2013, pp. 40-53.<br />

22. Nelly Moia, Mascarons de Luxembourg, Esch-sur-Alzette,<br />

1995, p. 201.<br />

23. Evy Friedrich, Ibidem, pp. 2-3.<br />

Jean Mich (Meechtem , 1871-Arcueil, 1932)<br />

Plaque à la mémoire de John Grün<br />

(L’homme le plus fort du monde),<br />

Détail du monument installé à Mondorf en l’honneur<br />

de l’athlète<br />

Bronze, c. 60 cm<br />

avril 2018<br />

45


Soo Yang Geuzaine<br />

Collaboratrice scientifique, département des Arts décoratifs, Grand Curtius<br />

Christelle Schoonbroodt<br />

Conservatrice du département d'Art religieux et d'Art mosan, Grand Curtius<br />

Le xviii e siècle des chinoiseries à <strong>Liège</strong><br />

Quand l'Occident s'invente Orient<br />

« Faire des chinoiseries »<br />

Si l’expression familière « faire des<br />

chinoiseries » est plus couramment<br />

usitée pour exprimer des tracasseries<br />

ou des complications inutiles, le sens<br />

artistique du terme « chinoiseries »<br />

prend pleinement de l’ampleur à<br />

l’endroit de cet Orient qui a façonné<br />

l’imaginaire occidental.<br />

L’objet du présent article est de<br />

souligner cet attrait à travers quelques<br />

exemples choisis.<br />

Prolégomènes<br />

En 1497, Vasco de Gama (1469 - 1524) ouvre la voie maritime vers l’Extrême-Orient.<br />

Jusqu’alors, les denrées issues de ces lointaines contrées arrivaient aux comptoirs du<br />

Moyen-Orient par voie terrestre avant d’être acheminées vers l’Europe sur des navires<br />

vénitiens. Au xvi e siècle, la République de Venise possède ainsi le monopole du commerce<br />

de marchandises provenant du Levant et de l’Océan indien jusqu’à ce que les<br />

Portugais ne lui disputent cette hégémonie. En 1580, le Portugal est annexé à l’Espagne<br />

et, à la suite des guerres de religion, les navires hollandais ont interdiction d’entrer<br />

dans le port de Lisbonne. En conséquence, le xvii e siècle voit les flottes hollandaises<br />

se lancer également dans l’aventure 1 . Le succès des compagnies privées<br />

convainc le gouvernement hollandais de créer, le 20 mars 1602, à Amsterdam, une<br />

compagnie unique : la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, dite VOC<br />

(Vereenigde Oostindische Compagnie) 2 .<br />

L’Europe assiste également à la naissance d’autres puissants consortiums d’armateurs<br />

et de compagnies dont les noms célèbres sont ancrés dans l’Histoire : la British East<br />

India Company (BEIC), la Compagnie française des Indes orientales ou encore la<br />

Compagnie d’Ostende 3 .<br />

La concurrence est rude et la rivalité sans merci. On estime qu’une douzaine de pays<br />

ayant pris part à ce commerce ont totalisé 13 250 voyages et contribué à importer 170<br />

à 210 millions de pièces de porcelaine 4 . Dès ses débuts, la Compagnie<br />

d’Ostende 5 est propriétaire de treize navires 6 . Elle aurait, à elle seule, effectué une<br />

centaine de voyages et fait venir plus ou moins quatre millions de pièces de porcelaine<br />

7 .<br />

Néanmoins, même si l’achat de ces denrées se « démocratise » au sein de la haute<br />

société, l’achat de chinoiseries reste une affaire d’élite. On ne peut dès lors dissocier la<br />

possession de produits de luxe d’origine extrême-orientale et les activités commerciales<br />

de la haute bourgeoisie 8 .<br />

C’est dans ce contexte que l’art européen de la fin du xvii e siècle s’ouvre à une fantaisie<br />

empruntée à l’imaginaire illustratif des mondes lointains et méconnus. La Chine alimente<br />

les fantasmes. Une des premières descriptions 9 de la Chine, due à Jan Nieuhof<br />

(1618 - 1672), est richement ornée de gravures qui constituent une source de motifs<br />

pour les artistes occidentaux qui exprimeront leur imagination et créeront, au gré de<br />

celle-ci, une nouvelle mythologie codifiée. Avec le temps se façonnera l’image d’une<br />

Chine métamorphosée et distanciée de la réalité.<br />

Le courant des chinoiseries naît de la sorte pour connaître son apogée au cours du<br />

xviii e siècle, et traverser l'intégralité de ce siècle. À l’instar des grandes puissances<br />

avril 2018<br />

46


1 2 3<br />

européennes, cette attirance pour l’art chinois se manifeste également en Belgique.<br />

Les pavillons chinois de Bruxelles et d’Enghien en sont les témoins toujours visibles. En<br />

revanche, la pagode chinoise de Schoonenberg, dans le parc de Laeken, et la tour<br />

chinoise du Château Boekenberg, à Deurne, ont toutes deux disparu. Toutefois, ce<br />

goût prononcé pour cette esthétique reste majoritairement limité aux seuls arts décoratifs.<br />

D’ailleurs, ceux-ci ne sont pas nécessairement importés : la chinoiserie consiste<br />

également en l’imitation de techniques chinoises. Aussi, l’industrie de la laque européenne<br />

joue un rôle prépondérant dans la diffusion du goût pour l’exotisme asiatique.<br />

La Belgique se spécialise dans la pseudo-laque. À cet égard la Dagly 10 se distingue<br />

par l’invention d’un vernis spécifique portant son patronyme, participant à la renommée<br />

européenne des Jolités de Spa. En réaction à une relative lassitude installée par l’usage<br />

de formes classiques, cette vogue de la chinoiserie constitue l’un des aspects de la<br />

rocaille et du rococo 11 . Mais comme toutes les modes, cet engouement ne durera<br />

qu’un temps. Le genre néo-classique imposera un autre goût… Sans oublier les découvertes<br />

de l’Afrique et du Congo, qui alimenteront l’imaginaire belge d’un tout autre<br />

exotisme 12 .<br />

Intérieurs d’inspiration orientale<br />

<strong>Liège</strong> conserve quelques témoignages d’ornementation de décor d’intérieur parmi lesquels<br />

l’Hôtel de Hayme de Bomal - ancien musée d’Armes intégré à l’actuel complexe<br />

muséal du Grand Curtius -, l’Hôtel de Sélys Longchamps - devenu l’hôtel cinq étoiles<br />

dit « Les Comtes de Méan » - ainsi que le Palais des Princes-Évêques.<br />

Les décorations intérieures puisent leur inspiration dans le Cahier de balançoires<br />

chinoises du Lyonnais Jean Pillement (1728 - 1808), paru à Paris en 1767.<br />

L’Hôtel de Hayme de Bomal abrite des peintures à l’huile attribuées à Pierre Michel de<br />

Lovinfosse (1745 - 1821) : Femme au parasol, Musicienne et enfant, Femme à l'éventail<br />

(photos 1 à 3).<br />

1 à 3. Femme au parasol, Musicienne et enfant,<br />

Femme l'éventail.<br />

Attribution Pierre Michel de Lovinfosse (1745-1821)<br />

<strong>Liège</strong>, Hôtel de Hayme de Bomal<br />

avril 2018<br />

47


4 5<br />

Ce Cahier de Jean Pillement a par ailleurs<br />

inspiré les scènes murales ornant le salon<br />

dit aux chinoiseries de l’Hôtel de Sélys<br />

Longchamps.<br />

Il en est de même pour les toiles du château<br />

Bodart 13 à Tihange, du château<br />

d’Amstenrade 14 ou encore du château de<br />

Deulin 15 .<br />

Quant au Palais des Princes-Évêques,<br />

une salle dévolue au conseil privé du<br />

Prince-Évêque a été réalisée dans le goût<br />

pour la chinoiserie sous le règne de Jean-<br />

Théodore de Bavière (1744 - 1763) par<br />

Paul-Joseph Delcloche (1716 - 1759).<br />

Une profusion d’éléments iconographiques<br />

exotiques animent le décor : une<br />

pagode occupe le centre de la composition<br />

rythmée par le vol d’oiseaux colorés et<br />

chatoyants. Des Chinois, porteurs d’offrandes,<br />

complètent le pourtour de la<br />

peinture alors que plusieurs autels sacrificiels<br />

ponctuent le parcours.<br />

Art mobilier et iconographique<br />

Si l’art des chinoiseries est circonscrit aux<br />

arts décoratifs, le Grand Curtius possède<br />

dans ses collections des exemples méconnus.<br />

Parmi ceux-ci, deux donations<br />

récentes illustrent tantôt le goût de la<br />

chinoiserie avec les Bois de Spa (donation<br />

Pironet), tantôt la religion bouddhiste à travers<br />

une Déesse de Miséricorde (donation<br />

Lambinon).<br />

L’art des Jolités ne fait pas exception à la<br />

chinoiserie et illustre l’imaginaire au travers<br />

de personnages d’allure chinoise dans<br />

des compositions fantaisistes. Cet univers<br />

irréel se retrouve dans une boîte de Spa<br />

inventoriée 2016/LP/055 de la donation<br />

du Colonel Pharmacien Louis Pironet (photo<br />

4), (photo 5). Dans un paysage chinois<br />

imaginaire sont représentés deux porteurs<br />

d’eau. L’un emplit ses deux seaux au<br />

moyen d’une louche, l’autre porte ses récipients<br />

sur une gaule franchissant un<br />

ponceau, tandis qu’un autre personnage<br />

les observe. De curieux paravents se<br />

dressent dans le décor.<br />

Par ailleurs, grâce à la générosité de<br />

Monsieur et Madame Jacques et<br />

Clémence Lambinon, le Grand Curtius a<br />

reçu une statue représentant « Guanyin,<br />

déesse de Miséricorde » (2010/1 -a-)<br />

(photo 6). Cet exemple permet d’illustrer la<br />

plus grande contribution de la Chine au<br />

bouddhisme à l’endroit de cette déesse 16 .<br />

Cette statuette, réalisée en Blanc de<br />

Chine, représente Guanyin debout sur un<br />

socle campaniforme ouvragé. Les cheveux<br />

sont noués en chignon. La main<br />

gauche 17 tient un lotus. Ce lotus qui promet<br />

la libération de tous les êtres fait référence<br />

au « Lotus de la Bonne Loi », l’un<br />

des grands sutras Mahayana, traduits du<br />

sanscrit en chinois du v e au vi e siècle.<br />

Cette plante aquatique peut être comparée<br />

à la figurine de déesse au lotus 1910/<br />

Mx/521 ayant rejoint antérieurement nos<br />

collections (photo 7).<br />

7<br />

10<br />

4 et 5. Boîte de Spa<br />

Donation du Colonel Pharmacien Louis Pironet<br />

<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 2016/LP/055<br />

(GC.ADC.06a.2016.011580)<br />

6. Guanyin, déesse de Miséricorde<br />

Donation de Monsieur et Madame Jacques et<br />

Clémence Lambinon<br />

<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 2010/1 -a-<br />

(GC.ADC.07b.2010.003423)<br />

7. Bougeoir représentant la Déesse au lotus<br />

<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 1910/Mx/521<br />

(GC.ADC.07c.1910.067419)<br />

8. Paire de vases de Charles de Lorraine<br />

Michel Dewez orfèvre et Manufacture de Tournai<br />

<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 81/25<br />

(GC.ADC.07c.0000.63956)<br />

(GC.ADC.07c.0000.63957)<br />

9. Coupe et bol à thé ou « pochon »<br />

<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 1910/Mx/80<br />

(GC.ADC.07c.1910.70028)<br />

10. Paire de cornets ouverts avec décor<br />

<strong>Liège</strong>, Grand Curtius, 1931/CH/22 (<br />

GC.ADC.07c.1931.008603)<br />

6<br />

avril 2018<br />

48


La porcelaine<br />

8<br />

Ainsi que nous l'avons vu, dès le xvii e<br />

siècle, l’Europe importe en grande quantité<br />

des porcelaines qui, au cours du siècle<br />

suivant, répondront toujours davantage au<br />

goût européen. C’est ce que l’on qualifiera<br />

de Chine « de commande », « d’exportation<br />

» ou « de compagnie des Indes ».<br />

Pendant des siècles, l’Asie possèdera le<br />

monopole de la production de porcelaines<br />

jusqu’à ce que la manufacture de Meissen<br />

soit fondée en Allemagne, en 1709, et<br />

que l’Occident atteigne un haut degré de<br />

perfectionnement, notamment en 1760<br />

dans les manufactures de porcelaine de<br />

Tournai. À juste titre, la paire de vases cidessous,<br />

réalisée vers 1777, constitue un<br />

bel exemple de ce degré de maîtrise 18<br />

(81/25) (photo 8). En pâte tendre de<br />

Tournai 19 , toutes deux ont été montées de<br />

bronze ciselé et doré par Michel Dewez,<br />

orfèvre et bronzier pour Charles de<br />

Lorraine 20 .<br />

Les collections du Grand Curtius abritent<br />

quelques porcelaines issues des xvii e et<br />

xviii e siècles, dont les styles et les sujets<br />

charment par leur variété. Ce sont de véritables<br />

et durables témoignages de l’impact<br />

artistique de la Chine en Europe.<br />

Cet ensemble, composé d’une coupe et<br />

d’un bol à thé ou « pochon » (1910/Mx/80)<br />

(photo 9), est attribué, dès son entrée dans<br />

les collections, au règne du second empereur<br />

de la dynastie des Qing : Kangxi<br />

9<br />

(1662 - 1722) 21 . Sous son règne, les thématiques<br />

abordent les scènes de la vie de<br />

cour ou de la vie de famille, les audiences<br />

impériales, les épisodes tirés de romans<br />

célèbres. Les paysages familiers ou encore<br />

la flore et la faune inspirent également<br />

les artistes.<br />

Dans cet exemple remarquable, deux<br />

femmes élégantes sont représentées en<br />

conversation, sous les frondaisons, sur<br />

une terrasse clôturée. L’une d’elles, dont<br />

le bas de la robe est souligné d’un bandeau<br />

de couleur rouge, tient une fleur. Elle<br />

fait face à son interlocutrice qui est adossée<br />

à un rocher. En arrière-plan, sous un<br />

pavillon, un homme, debout, les observe.<br />

La même scène est reportée sur le pochon<br />

à la différence près que, pour répondre<br />

à la « loi du cadre », les dames y<br />

sont plus ramassées et le personnage<br />

masculin se tient à côté du pavillon.<br />

Ce thème est typique de la fin de l’époque<br />

Ming et de l’époque Kangxi : une ou plusieurs<br />

dames de la cour, à la silhouette<br />

allongée, sont installées dans un jardin<br />

clôturé et tiennent une fleur à la main. Elles<br />

sont appelées Lange Lijzen (Lyzen) par les<br />

Néerlandais (traduit en anglais par Long<br />

Eliza ou Dutch Dawlers) et se retrouvent<br />

également sur la faïence. D’ailleurs, les<br />

faïences de Delft seront les premières touchées<br />

par ce goût pour l’orientalisme.<br />

Leur succès résidera en deux points fondamentaux<br />

: d’une part, elles offriront à<br />

leur clientèle des copies de modèles<br />

chinois dans une matière moins fine mais<br />

meilleur marché que la porcelaine, et<br />

d’autre part, leur répertoire comprendra<br />

des formes et des décors correspondant<br />

au goût européen mais inexistants dans le<br />

corpus chinois. En guise d’exemple, cette<br />

paire de cornets ouverts avec décor en<br />

camaïeu de bleu et encadrement Louis XV<br />

(1931/CH/22) (photo 10).<br />

Le bleu saphir vif (dérivé des oxydes de<br />

cobalt locaux) utilisé pour ce service à thé<br />

est une nouveauté du règne de Kangxi. Il<br />

est appliqué soit en lavis, soit vigoureusement<br />

au pinceau et il remplace le bleu aux<br />

reflets violacés utilisé à l’époque Ming. Le<br />

cobalt est appliqué en un camaïeu de<br />

bleu dont les différents degrés de saturation<br />

permettent de suggérer la profondeur<br />

et le volume de la composition. Les bleus<br />

et blancs sous couverte atteignent un<br />

haut niveau de qualité en ce retour de stabilité<br />

politique et sont typiques de la deuxième<br />

partie du règne de l’empereur. 22<br />

Ce bleu et blanc eut tant de succès que<br />

l’Europe l’adopta pendant près d’un siècle<br />

sur les cheminées, les cabinets, les dessus<br />

de porte et même dans les jardins 23 .<br />

Un tel engouement pour ce couple de<br />

couleurs devait inévitablement favoriser la<br />

copie, notamment dans les ateliers européens<br />

comme celui de Meissen. Et pour<br />

faire face à la demande, les artisans<br />

chinois en arrivèrent à travailler à la hâte et<br />

de façon mécanique. Dans ces conditions,<br />

la production déclina en qualité au<br />

profit de la quantité et le style Kangxi se<br />

perpétua ainsi jusqu’aux xix e et xx e<br />

siècles 24 .<br />

avril 2018<br />

49


Les faibles résidus d’or et de rouge encore<br />

visibles sur la coupe et le pochon<br />

laissent penser que cet ensemble appartiendrait<br />

à la catégorie des Imari chinois 25 .<br />

Un minutieux examen permet de deviner<br />

les détails qui devaient initialement apparaître<br />

sur la coupe : l’or a majoritairement<br />

disparu mais a laissé son empreinte mate<br />

sur la couverte bleue. Ainsi, la robe du<br />

personnage central était parée de bandes<br />

verticales rayées, dans le prolongement<br />

du bandeau rouge, à hauteur des traits<br />

dorés encore visibles. La terrasse était<br />

striée de motifs losangiques et la bordure<br />

décorée de petits arceaux. Le décor de la<br />

porcelaine, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui,<br />

semble dénué de finesse. Mais il<br />

n’en est rien. Ces traces, à peine visibles,<br />

témoignent du contraire : le bleu de la<br />

couverte a été appliqué énergiquement et<br />

sans trop de détails car ceux-ci devaient<br />

être appliqués sur la couverte, en fin de<br />

chaîne opératoire.<br />

Sous le règne de Kangxi, les très prisés<br />

Imari japonais seront copiés par les céramistes<br />

chinois et vendus, à moindre coût,<br />

à la Compagnie néerlandaise des Indes<br />

orientales, qui diminuera ses commandes<br />

avec le Japon 26 .<br />

En conclusion<br />

S’inscrivant dans un temps donné, cette<br />

passion occidentale pour les chinoiseries<br />

est nourrie par l’attirance d’une Chine imaginaire<br />

et fantasmée. Par l’accroissement<br />

des échanges commerciaux, des relations<br />

diplomatiques avec l’Orient (depuis<br />

l’Empire ottoman jusqu’au céleste Empire),<br />

de l’expansion coloniale de l’Europe en<br />

Asie et par la multiplication de récits de<br />

voyages et de voyageurs dont la diffusion<br />

est elle-même favorisée par les progrès<br />

de l’imprimerie. Cette tendance prend ses<br />

racines dès le Moyen Âge mais s’amplifie<br />

considérablement à partir du xvi e siècle.<br />

N’oublions pas la diffusion en Europe et<br />

dans le Nouveau Monde de produits<br />

commerciaux particulièrement prisés tels<br />

que la soie, le thé, le riz, les bois exotiques...<br />

La fascination pour l’Orient (« ex<br />

oriente lux ! ») ne date pas d’hier.<br />

1. La découverte de la porcelaine chinoise en Europe, dossier<br />

pédagogique Orient-Occident, Musée Ariana (ARI),<br />

Genève, 2015, p. 11.<br />

2. MAERTENS DE NOORDHOUT, Henry, Porcelaines chinoises<br />

« Compagnie des Indes » décorées d’armoiries belges. La<br />

« Compagnie d’Ostende », ses antécédents & ses<br />

prolongements, s.l., s.n., 1997, p. 16-17.<br />

3. Pays-Bas autrichiens.<br />

4. Ibid., p. 16-17.<br />

5. En 1722, l’Empereur Charles VI d’Autriche crée la<br />

Compagnie impériale et royale des Indes, à laquelle<br />

succèdera la Compagnie d’Ostende.<br />

6. Ibid., p. 24-28.<br />

7. Ibid., p. 16-17.<br />

8. MARX, Jacques, Chinoiserie et goût chinois en Belgique<br />

(xvii i e -xix e siècles). Academia, p. 7 (www.academia.<br />

edu/15643443/Chinoiserie_et_go%C3%BBt_chinois_en_<br />

Belgique_XVIIIe-XIXe_si%C3%A8cles_).<br />

9. Ouvrage intitulé L’Ambassade de la compagnie des<br />

Provinces-Unies vers l’empereur de Chine, ou Grand Cam<br />

de la Tartarie, 1665 (34 gravures hors texte sur double<br />

page, gravées en taille-douce et 106 gravures dans le<br />

texte).<br />

10. Le plus illustre est Gérard Dagly (1660 - vers 1715).<br />

11. KAIRIS, Pierre-Yves et LAFFINEUR-CREPIN, Marylène, Les<br />

décors peints du pays de <strong>Liège</strong> dans Chinoiseries,<br />

catalogue d’exposition, Centre Albert Marinus - Woluwe-<br />

Saint-Lambert, 2009, p. 116 et 127.<br />

12. MARX, Jacques, « De la Chine à la chinoiserie. Echanges<br />

culturels entre la Chine, l’Europe et les Pays-Bas<br />

méridionaux (xvii e -xviii e siècles) » dans Revue belge de<br />

philologie et d’histoire, tome 85, fasc. 3-4, 2007. Histoire<br />

médiévale, moderne et contemporaine, p. 779.<br />

13. La Maison Loumaye est reprise dans l’inventaire « Le<br />

patrimoine monumental de la Belgique », Wallonie 15, <strong>Liège</strong><br />

- Entité de Huy, p. 302-303.<br />

14. Ce château possède une chambre chinoise avec alcôve<br />

aux toiles peintes à la manière de Lovinfosse.<br />

15. Des chinoiseries en camaïeu de bleu, à l’étage.<br />

16. Dans l’Olympe de la religion chinoise siège Guanyin,<br />

variation du bodhisattva indien, Avalokitesvara, vers la fin de<br />

la dynastie Tang (618-906). Guanyin renonce au nirvana afin<br />

de pouvoir soulager les souffrances terrestres. Elle peut<br />

également venir en aide aux enfants. C’est pourquoi, elle<br />

est souvent représentée avec un enfant dans les bras. Ce<br />

type iconographique la compare alors à la Vierge Marie. Il<br />

existe de nombreuses légendes autour de Guanyin. La<br />

littérature chinoise s’est montrée fertile en ce domaine. La<br />

déesse peut alors revêtir des formes différentes : Guanyin<br />

au Peuplier, Guanyin à la Tête de Dragon, Guanyin à la<br />

Robe blanche, Guanyin au Panier à Poisson, Guanyin au<br />

Cou bleu, Guanyin au Coquillage, Guanyin aux mains<br />

jointes, Guanyin à Tête de cheval... (GEUZAINE, Soo Yang,<br />

Guanyin, déesse de Miséricorde, objet du mois, Grand<br />

Curtius, <strong>Liège</strong>, juillet 2013).<br />

17. La main droite a été remplacée d’une main gauche à<br />

coloration jaunâtre. Cette main est lestée à l’intérieur par un<br />

contrepoids métallique également moderne (ibid).<br />

18. DUQUENNE Xavier, Le goût chinois en Belgique au<br />

xviii e siècle dans Chinoiseries, catalogue d’exposition,<br />

Centre Albert Marinus - Woluwe-Saint-Lambert, 2009, p.<br />

92-93.<br />

19. De parfaites imitations de porcelaine dure chinoise de<br />

l’époque Qianlong (1736-1795).<br />

20. ENGEN, Luc, Paire de vases de Charles de Lorraine, dans<br />

le catalogue des collections permanentes 7000 ans d’Art et<br />

d’Histoire au Grand Curtius, Luc Pire, 2009, p. 114.<br />

21. Lorsqu’il succède à son père, l’Empereur Shunzhi, Kangxi<br />

n’a que huit ans. Deuxième de la dynastie des Qing (1644-<br />

1911), il règne pendant 60 ans. Véritable despote éclairé, il<br />

a souvent été comparé à Louis XIV. L’arrivée des Qing<br />

(1644-1912) au pouvoir marque l’avènement d’une dynastie<br />

étrangère, mandchoue en l’occurrence, après le long règne<br />

d’une dynastie authentiquement chinoise : les Ming (1368-<br />

1644). Les Mandchous sont originaires du Nord et prennent<br />

le pouvoir dans une Chine profondément perturbée. Ils<br />

règneront pendant presque trois siècles jusqu’à l’avènement<br />

de la République le 12 février 1912.<br />

22. BEURDELEY, Michel et Raindre, Guy, La porcelaine des<br />

Qing. « Famille verte » et « famille rose ». 1644 - 1912, Office<br />

du Livre S.A., Fribourg, 1986, p. 45.<br />

23. Ibid., p. 49.<br />

24. Ibid., p. 52.<br />

25. Les Imari trouvent leur origine au Japon mais, par leur<br />

succès, ils entrent dans le répertoire chinois sous le nom d’«<br />

Imari chinois ». Ces derniers sont caractérisés par un décor<br />

tricolore simplifié et composé de bleu de cobalt posé sous<br />

couverte ainsi que de rouge de fer et or posés sur couverte.<br />

En Chine, les rebellions et les guerres entre les dynasties<br />

Ming et Qing conduisent à l’arrêt du commerce des<br />

porcelaines entre 1647 et 1682. La Compagnie<br />

néerlandaise des Indes orientales se tourne alors vers le<br />

Japon afin de poursuivre la commercialisation de<br />

porcelaines en bleu et blanc vers l’Europe. Les Japonais<br />

développent rapidement une palette polychrome destinée à<br />

l’exportation et connue sous le nom d’Imari, nom du port<br />

d’exportation de cette porcelaine. Cette dernière est un<br />

véritable succès !<br />

26. Ibid., p.65.<br />

Bibliographie succincte<br />

BEURDELEY, Michel et RAINDRE, Guy, La porcelaine des<br />

Qing. « Famille verte » et « famille rose ». 1644 - 1912, Office<br />

du Livre S.A., Fribourg, 1986.<br />

MAERTENS DE NOORDHOUT, Henry, Porcelaines chinoises<br />

« Compagnie des Indes » décorées d’armoiries belges. La<br />

« Compagnie d’Ostende », ses antécédents & ses<br />

prolongements, s.l., s.n., 1997.<br />

MARX, Jacques, Chinoiserie et goût chinois en Belgique<br />

(xviii e -xix e siècles). Academia (www.academia.<br />

edu/15643443/Chinoiserie_et_go%C3%BBt_chinois_en_<br />

Belgique_XVIIIe-XIXe_si%C3%A8cles_)<br />

MARX, Jacques, « De la Chine à la chinoiserie. Echanges<br />

culturels entre la Chine, l’Europe et les Pays-Bas<br />

méridionaux (xvii e -xviii e siècles) » dans Revue belge de<br />

philologie et d’histoire, tome 85, fasc. 3-4, 2007. Histoire<br />

médiévale, moderne et contemporaine.<br />

Chinoiseries, catalogue d’exposition, Centre Albert Marinus -<br />

Woluwe-Saint-Lambert, 2009, p. 116 et 127.<br />

7000 ans d’Art et d’Histoire au Grand Curtius, catalogue des<br />

collections permanentes du Grand Curtius, Luc Pire, 2009.<br />

La découverte de la porcelaine chinoise en Europe, dossier<br />

pédagogique Orient-Occident, Musée Ariana (ARI).<br />

Genève, 2015.<br />

avril 2018<br />

50


avril 2018<br />

51


Fanny Moens<br />

Collaboratrice scientifique, musée des Beaux-Arts<br />

Une route de la soie déroutante<br />

Quatorze lithographies invitant à un voyage intime et poétique<br />

Exécutée en 1997, La route de la soie,<br />

oeuvre du graveur theutois Michel<br />

Barzin, fut présentée à l'exposition<br />

L'arbre que cache la forêt 1 (dirigée<br />

par Daniel Dutrieux en 1998), puis<br />

lors d'une rétrospective sur l'oeuvre<br />

dessinée et gravée de l'artiste, en<br />

2001, au Cabinet des Estampes et des<br />

Dessins 2 . Cet ensemble est composé<br />

de quatorze lithographies, appartenant<br />

à la Fédération Wallonie-Bruxelles et<br />

en dépôt au musée des Beaux-Arts de<br />

<strong>Liège</strong>, depuis 2005.<br />

1. Exposition L'arbre que cache la forêt, organisée du<br />

20 novembre 1998 au 10 janvier 1999, au MAMAC (Musée<br />

d'Art Moderne et d'Art Contemporain de <strong>Liège</strong>).<br />

2. Exposition Barzin. [Noirs] et [Couleurs]. Gravures,<br />

sérigraphies, dessins, installations, organisée au<br />

7 décembre 2001 au 3 février 2002, au CED (Cabinet des<br />

Estampes et des Dessins de la Ville de <strong>Liège</strong>).<br />

3. Lithographie : technique d'impression permettant la<br />

reproduction d'un tracé exécuté à l'encre ou au crayon<br />

lithographique sur une pierre calcaire, préparée par une<br />

méthode chimique de telle sorte que le gras contenu dans<br />

l'encre soit fixée définitivement sur la pierre.<br />

4. interviewé par Fanny Moens, en avril 2017.<br />

5. interviewé par son fils Julien Barzin, en 1999.<br />

6. interviewé par Fanny Moens, en avril 2017.<br />

Suspendus dans le vide, les sept panneaux,<br />

composés chacun de deux lithographies<br />

3 traitées en noir et blanc, s'imprègnent<br />

des parfums d'Orient qui flottent<br />

dans l'air. De sa fenêtre, Barzin rêve de<br />

lointains horizons aux effluves d'épices...<br />

Curry de Madras, canelle ou curcuma<br />

appellent nos sens au voyage, sur les<br />

traces de Marco Polo.<br />

Côte à côte, ses lithographies s'envisagent<br />

comme de lentes pérégrinations<br />

semées de vues et de détails du quotidien.<br />

Le parcours de lecture, en quatorze<br />

épisodes numérotés, suit le plan iconographique<br />

des nefs d'église. La lecture<br />

débute en bas à gauche, se poursuit vers<br />

la droite pour remonter à la ligne et filer<br />

vers la gauche (visuel ci-contre).<br />

Tracés à la main, La condamnation, Le<br />

dépouillement, La déposition font clairement<br />

référence aux quatorze stations du<br />

chemin de croix évoquant la Passion du<br />

Christ. Le rapport texte - image est pour le<br />

moins déroutant. Habitués aux codes iconographiques<br />

chrétiens, nous serions tentés<br />

d'identifier une mise au tombeau par<br />

exemple, en la présence d'un corps étendu<br />

entre un Nicodème et un Joseph d'Arimathie<br />

... « Je les trouve moches d'habitude<br />

[les mises au tombeau traditionnelles]<br />

!» 4 . Ici, toute présence humaine est effacée<br />

pour privilégier une atmosphère tranquille<br />

et paisible en pleine nature. Les fenêtres<br />

ouvertes sur le paysage, les fleurs,<br />

les arbres, les plantes potagères constituent<br />

le quotidien de Michel Barzin à<br />

Desnié (La Reid).<br />

Installé depuis les années 1970 dans une<br />

ancienne école de village, entourée de<br />

forêts et de fagnes, ce graveur, amoureux<br />

de la nature, tente de donner une âme aux<br />

choses, les plus anodines soient-elles. Il<br />

transpose sur papier « des incidents sans<br />

importance » : anecdotes de vie, gestes<br />

du quotidien (observer son platane<br />

chaque matin) ou états d'âme (angoisse,<br />

étonnement, sérénité). « Pour moi, tout est<br />

susceptible de devenir thème de travail.<br />

Par exemple, faire des paysages de chez<br />

soi, de son jardin, des Fagnes, de devant<br />

la fenêtre, de derrière la fenêtre... » 5 .<br />

Curieux du monde et de ses cultures,<br />

dans La route de la soie, l'artiste réinterprète<br />

le chemin de croix, référence à la<br />

religion chrétienne, tout en soulignant : «<br />

Je ne crois pas que la religion devrait avoir<br />

le monople des histoires ». Alors Barzin<br />

conçoit sa propre histoire, celle qui se raconte<br />

chez lui à Desnié. On y reconnaît<br />

entre autres son potager, l'escalier de son<br />

atelier, le préau de sa cour, le cimetière<br />

voisin, le grand platane... Les épisodes de<br />

la Passion du Christ sont traités en souscouches<br />

à son quotidien. Ainsi, Le dépouillement<br />

(épisode 10) est illustré par<br />

une vue du cimetière de Desnié, La crucifixion<br />

(épisode 11), par un arbre noueux,<br />

tortueux (torturé ?) et le raide escalier de<br />

son atelier figure La mort (épisode 12).<br />

L'artiste s'approprie l'Histoire, en illustrant<br />

ainsi ses errances. Il dit ne pas se sentir<br />

ancré dans la vie (ou dans "une" vie) mais<br />

plutôt constamment porté par le courant<br />

de celle-ci. Cette dérive semble l'inviter au<br />

voyage. Véritables références proustiennes,<br />

les odeurs, les saveurs des<br />

épices colorées qui agrémentent les lithographies<br />

embaument sa vie depuis sa<br />

tendre enfance. En effet, la cuisine d'ici et<br />

avril 2018<br />

52


Michel Barzin, La Route de la soie,<br />

ensemble de lithographies sur papier,<br />

1997 – © M. Verpoorten, Ville de <strong>Liège</strong><br />

d'ailleurs renvoie directement aux souvenirs<br />

culinaires et aux nombreux voyages<br />

de sa mère et de sa grand-mère. Dans<br />

son œuvre, les étiquettes estampillées au<br />

centre de chaque panneau correspondent<br />

aux épices disposées en-dessous.<br />

Sensualité et poésie caractérisent le travail<br />

de Michel Barzin qui l'amènent toujours à<br />

créer des images avec « quelque chose<br />

qui cloche ». Il aime que les choses ne<br />

soient pas trop évidentes, « comme dans<br />

la vie » 6 ...<br />

Dans cette œuvre, les liens entre le chemin<br />

de croix, la route de la soie et les souvenirs<br />

parfumés (épices) ou visuels (vues<br />

de Desnié) ne semblent pas évidents de<br />

prime abord. Avec son autodérision légendaire,<br />

l'artiste livre ici une bribe de vie<br />

de manière extrêmement intime et poétique.<br />

Le cheminement de lithographie en<br />

lithographie ressemble étrangement à une<br />

« route de soi ».<br />

Vue de l'ancienne cour d'école à Desnié, chez Barzin<br />

© F. Moens<br />

avril 2018<br />

53


Ed. Resp. JP Hupkens, Féronstrée 92, 4000 <strong>Liège</strong> - Jean-Baptiste Corot (1796-1875), Vue de Rome : le pont et le château Saint-Ange avec la coupole de Saint-Pierre, 1826. Huile sur<br />

papier monté sur toile. © ÉUA, San Francisco, Fine Arts <strong>Museum</strong>, collection Archer M. Huntington (Inv. 1935.2)<br />

Liege• museum<br />

hors série n° 10, avril 2018

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