Ineffable Magazine n°12
VIVRE DE SON ART : LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE Magazine algérien d'art et de culture ISSN : 2602-6562
VIVRE DE SON ART : LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
Magazine algérien d'art et de culture
ISSN : 2602-6562
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Ineffable Magazine I N°12 I ISSN : 2602-6562
VIVRE DE SON ART : LA VALEUR
ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
Couverture par Ta9sas
MENTIONS LÉGALES :
• Directrice de la rédaction :
Ahlem KEBIR
ahlem.kebir@ineffable-dz.art
+213 (0) 698 200 899
• Directeur de la publication :
Aimen BENNOUNA
aimen.bennouna@ineffable-dz.art
+213 (0) 698 585 628
• Illustratrice :
Amina Djebri
@amina_illustration
• Comité de lecture :
Hiba BOURMOUM,
Fatima ABADA,
Ibtisem HAMMOUCHE,
Djouher MEZDAD.
Chaimaa LADJAL
Anya MÉRIMÈCHE
• Couverture : Ta9sas
• Site web : www.ineffable-dz.art
• ISSN : 2602-6562
SOMMAIRE
VIVRE DE SON ART :
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
p. 08
p. 12
p. 18
p. 22
p. 26
p. 30
p. 34
p. 40
p. 44
LA VALEUR DE L’ART : PEUT-ON METTRE UN
CHIFFRE SUR LA BEAUTÉ ?
Auteur : Mohamed Abdallah
ECHAPPATWART Patrimoine. La jeunesse au charbon
Auteur : Redouane Hammou
LA CASBAH D'ALGER, EST-ELLE
PORTEUSE D’UNE ÉCONOMIE CULTURELLE ?
Auteure : Nawel Ait Saada
L’ART ENTRE MARCHÉ, DÉMAGOGIE ET COMPLAISANCE
Auteure : Oumaima Louafi
L'ARTgent FAIT VIVRE
Auteure : Romaissa Medjber
L’ART, AU-DELÀ L’ÉCONOMIQUE
Auteur : Nacer Kacete
DJAM OU L’ESPRIT AFRICAIN
Auteure : Nélia Salem
ART IS PRICELESS
Auteur : Mohamed Amine Latrouci - Club Eurêka
TELL ME A TALE TO MAKE IT ALL GO AWAY
Author : Anne Murray
EDITO
VIVRE DE SON ART : LA VALEUR
ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
On a longtemps considéré la culture comme un secteur assisté
économiquement, car étant la source du bien-être collectif, elle doit
demeurer accessible et disponible, sans exclure les populations les plus
vulnérables. Marché et culture feraient donc mauvais ménage, aspirer à vivre
de ce domaine est devenu presque tabou. Mais est-ce forcement une bonne
chose pour le développement de la culture ?
Prenons le patrimoine matériel par exemple, pendant longtemps (et c’est
le cas aujourd’hui encore en Algérie), la seule valeur qui lui est réellement
reconnue est la valeur de l’existence : il est là, il faut donc le protéger. À priori,
c’est une bonne chose, des ressources sont déployées à cette fin. Mais avec le
temps, il sera considéré comme un fardeau. N'avez vous donc jamais entendu,
ou peut-être vous-même déclaré : « C’est vieux, ça prend de la place, et ça
ne rapporte rien, autant le détruire ». Le monde se tourne donc vers une autre
valeur : la valeur d’usage. Comment ce patrimoine peut-il devenir générateur
de richesses ?
Et qu’en est-il des arts ? Un artiste a-t-il le droit de vivre de son art ? Si oui
comment? Si non, comment va-t-il subvenir à ses besoins? Et dans ce cas
pourquoi existerait-il des écoles d’arts et des diplômes ?
Au cours des deux dernières décennies, les travaux de recherches sur la
contribution de la culture dans le développement économique se sont
multipliés. Ceci dit, l’objectif de cette édition de Ineffable magazine n’est pas
d’apporter des réponses, ce ne sont pas non plus des résultats de recherches
que nous vous présentons, il s’agit pour nous, comme à chaque édition, de
relever des questions, et d’exprimer des points de vues. Bonne lecture !
Ahlem Kebir
LA VALEUR DE L’ART : PEUT-ON METTRE UN
CHIFFRE SUR LA BEAUTÉ ?
Auteur : Mohamed Abdallah
8 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
9
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
LA VALEUR DE L’ART : PEUT-ON METTRE UN
CHIFFRE SUR LA BEAUTÉ ?
Auteur : Mohamed Abdallah
Nous vivons à l’heure où les chiffres dominent
le monde, où tout semble pouvoir
être quantifié. Il reste néanmoins dans
l’imaginaire collectif un dernier bastion qui
résisterait à cet empire du nombre : les arts et la
culture.
Un regard sur l’Histoire des grands développements
culturels nous met néanmoins face à une
inconfortable réalité : les arts, en particulier
lorsqu’ils prenaient une dimension monumentale,
ont longtemps été tributaires d’investissements
massifs de la part des souverains en place ou de
leur entourage, qui y virent un moyen de renforcer
leur prestige ou de passer à la postérité. Ces
projets grandioses étaient souvent financés par ce
qu’on appellerait aujourd’hui de l’argent «public»,
en somme les revenus des taxes collectées
(et dans bien des cas extorquées) auprès des
populations rurales ou de potentats voisins. C’est
ainsi que virent le jour les temples de l’Égypte
Antique, le Parthénon, le Taj Mahal ou le Château
de Versailles. C’est aussi dans ce contexte que
bien des peintres et poètes furent employés
par les plus puissants princes et magnats de leur
époque.
œuvres de fiction particulièrement bankable. En
somme, les sociétés humaines semblent avoir
d’autres priorités matérielles que l’art.
Ces problématiques peuvent être exacerbées
dans le cas de pays comme l'Algérie, où la précarité
guette et où toute forme d'expression créative
peut être vue comme le plus inatteignable des
luxes, voire comme une dangereuse perte de temps
et de moyens qu'on ferait mieux de consacrer à
des problèmes plus concrets. Le risque est donc
réel de voir les arts devenir le parent pauvre d’une
économie tanguant fortement.
Un diagnostic, quelles solutions ?
Fort bien, nous direz-vous, mais quelles solutions
s’offrent donc à nous ? Comme souvent dans ce
genre de cas, il ne saurait y avoir de réponse
universelle et définitive. Une concentration
nouvellement arbitraire des ressources, comme
à l’époque révolue des monarques, est à exclure
d’emblée. S’il doit y avoir un renouveau de ce type,
il passera forcément par une volonté populaire
d’accorder plus d’importance aux arts, et pas
seulement pour leur potentiel divertissant.
Le marché : seule alternative au mécénat prémoderne
?
Un tel mode de financement serait vu aujourd’hui
comme inacceptable par beaucoup. Reste que
la seule source alternative de revenus devient
alors le marché de l’art, avec tout ce que cela
peut impliquer de spéculation potentielle, avec le
risque de voir la créativité devenir subordonnée,
non plus aux caprices des mécènes, mais à
la logique parfois étriquée du marché qui ne
laisse pour l’heure que des miettes aux arts en
général. Les marchés mondiaux combinés des
arts visuels, du livre, de la musique et du cinéma
représentent moins de 0,5% de l’économie
mondiale. Et encore, ces chiffres prennent en
compte des publications non-littéraires par
nature, sans rentrer dans l’épineux débat de la
portée artistique de certains blockbusters ou
Houssam Korichi
10 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Le cas algérien, des difficultés bénéfiques au
long terme ?
Dans ce contexte, la situation algérienne,
compliquée à plus d’un titre comme nous l’avons
déjà évoqué, pourrait donner au pays un avantage
certain à l’heure d’aborder ces problématiques.
En effet, l’historique récent d’activisme politique
que connaît notre pays aura éveillé plus d’une
conscience à la nécessité de ne pas laisser le
divertissement devenir le but ultime d’une société.
On a également vu que les réseaux sociaux, s’ils
posent certains problèmes, peuvent aussi être
des plateformes où les artistes partagent leurs
créations et s’impliquent dans les changements
de leur société. Ces tendances n’ont, pour
l’heure, pas eu d’implications économiques mais
elles montrent l’importance que peuvent avoir les
artistes algériens dans le destin de leur peuple. En
ce sens, il est possible qu’une transformation du
rapport à la culture soit plus facilement réalisable
en Algérie que dans d’autres pays et qu’une vision
collective attribuant plus de valeur à l’art puisse
y apparaître aisément. Il ne s’agit pas là d’une
prédiction faite avec certitude, simplement d’un
optimisme prudent, qui impliquera notamment
d’éviter le danger d’une folklorisation par essence
limitative.
Demain, l’art comme rempart face à
l’automatisation ?
D’une manière plus globale, si l’art ne représente
pas, aujourd’hui, un enjeu économique majeur,
cela pourrait changer à l’avenir. En effet, il
est intéressant de noter que, si l’intelligence
artificielle semble en passe d’automatiser bien
des tâches quotidiennes, la création littéraire
et artistique pure demeurent, pour l’heure,
difficiles à condenser de manière certaine en un
algorithme. À cela deux raisons : d’une part, le
processus créatif est probablement le plus dur à
retracer scientifiquement et il faudra du temps
avant que les neurosciences ne l’arrachent à son
aura mystérieuse, si tant est qu’elles y parviennent
jamais. Il y a cependant un autre aspect à prendre
en compte : des expériences montrent, chez les
humains, une tendance à valoriser une œuvre d’art
non pas seulement pour ses qualités intrinsèques,
mais aussi pour le processus de création sous
jacent, le lien émergeant entre l’artiste et ceux
qui contemplent son œuvre, l'une des raisons
pour lesquelles même une copie parfaite sera
souvent déconsidérée au profit de l’original. À
ce petit jeulà, gageons que les artistes humains
auront toujours un avantage vis-à-vis de machines
dont la création revêtira aux yeux de beaucoup
un caractère plus mécanique. Investir dans l’art
et la création, ce n’est donc pas seulement faire
un choix de cœur ; c’est aussi faire un placement
pragmatique dans un domaine que les machines
ne conquerront pas de sitôt !
De tels horizons peuvent paraître lointains dans le
cas algérien, mais nous devons garder à l’esprit la
vitesse à laquelle les changements technologiques
se déploient : aujourd’hui, les smartphones et les
réseaux sociaux sont devenus des phénomènes
de masse affectant les vies de millions d’Algériens.
Il n’est donc pas absurde, tout en exploitant
pleinement les opportunités d’aujourd’hui, de
penser déjà à celles de demain.
Rabie Madaci
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
11
ECHAPPATWART
Patrimoine. La jeunesse au charbon
Auteur : Redouane Hammou
L’Algérie a fait une pause pendant une quinzaine d’années
durant lesquelles le tourisme local, la culture, la sortie en
famille, entre amis, entre femmes semblaient appartenir
à un passé très lointain. Naturellement, la génération née
ou ayant grandi dans les années 90 a été un véritable
souffle d’espoir pour cette Algérie. Armés de leur
fougue et d’un goût assumé pour l’aventure, ces jeunes
se réapproprient les cartes du jeu et ont en quelques
années changé le mode de vie de millions de personnes
dans le pays en travaillant pour offrir de nouveau une
denrée rare il y à si peu de temps, du loisir.
12 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
13
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
ECHAPPATWART
Patrimoine. La jeunesse au charbon
Auteur : Redouane Hammou
La génération dont nous parlons s’est
réconciliée avec les salles obscures, les
salles de spectacles et même avec la rue.
S’il n’y a aucune porte dans les montagnes
arides ou au milieu des forêts, quelque chose
semblait cependant fermée. Et ils l’ont ouverte!
Des randonnées, des séjours d’immersion, des
bivouacs, des visites guidées… nous sommes
sollicités de toutes parts par des publicités sur
les réseaux sociaux qui nous proposent d’animer
nos week-ends avec une multitude de formules,
thématiques et destinations. Et vous savez quoi ?
On adore !
Cette nouvelle façon de sortir et de voyager
localement est l’œuvre d’une jeunesse qui ne
se contente plus de vivre ses passions mais qui
développe des objectifs autour de ce qu’elle
aime. Partager sa passion et en faire son métier.
Qui dit tendance dit nombre important d’acteurs.
Si beaucoup proposent plus ou moins les
mêmes services, certains se démarquent par
des thématiques bien précises. J’ai rencontré
Echappatwart. Le patrimoine est au cœur de
leurs activités et c’était cool comme rencontre !
Echappatwart propose des événements autour du
patrimoine à travers des visites guidées d’Alger
en général et de la Casbah en particulier. C’est
Maya, l’une des co-fondatrices d’ Echappatwart qui
s’exprime la première dans cette interview: “Nous
proposons aussi une manière ludique de découvrir
le patrimoine à travers des chasses aux trésors par
exemple. Nous essayons aussi de profiter de nos
réseaux sociaux pour promouvoir des éléments
du patrimoine matériel ou immatériel. Aussi, nous
souhaitons proposer à nos abonnés la vision de
trois architectes sur différents sujets liés au bâti”.
Vous l’aurez compris, Echappatwart est une
aventure qui embarque trois architectes, trois
charmantes jeunes femmes que j’ai eu le plaisir
de rencontrer le temps de cette interview. J’ai
rencontré Maya Saïd, Nawel Ait Saada et Selma
Benameur. Elles ont 27 ans, toutes les trois sont
architectes spécialisées dans le patrimoine,
Nawel et Selma préparent un doctorat dans cette
spécialité et comme des mousquetaires au féminin,
elles œuvrent à la promotion du patrimoine à
travers cette aventure entrepreneuriale qui a
commencé il y à un an. Quand Selma me parle
du début de cette aventure, son regard se fige
quelque part dans la pièce où nous étions. Elle
semble fouiner dans sa mémoire ou essayer de
séparer ses réflexions de ses émotions: “on baigne
dans le patrimoine depuis plusieurs années, ça
nous passionne ! Nous sommes conscientes de
l’importance du patrimoine, de sa sauvegarde et
de sa promotion. Partager cette fibre me parait
être un prolongement de nos personnalités”.
14 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Tourisme local
Quand le tourisme redonne vie à des endroits
délaissés par les visiteurs c’est déjà toute
l’économie locale qui en profite.
Q : Vous faites partie d’une nouvelle génération
d’acteurs du tourisme qui a totalement changé les
habitudes des Algériens qui s’intéressent de plus
en plus au tourisme local. Comment expliquezvous
cet engouement ?
Maya : La principale nouveauté, ce sont les
circuits courts qui permettent aux gens de
changer d’air le temps d’un week-end ou parfois
simplement pendant une journée, pas très loin
de chez soi et sans dépenser beaucoup d’argent.
C’est intéressant car tout le monde peut profiter
d’une coupure sans forcément prendre un congé
ou organiser un grand voyage.
Q: Et le tourisme culturel, comment se porte-t-il?
Selma : On manque énormément d’infrastructures
pour développer ce volet et c’est dommage !
Des petits pays qui n’ont pas la chance d’avoir la
richesse et la diversité culturelles et patrimoniales
dont nous jouissons arrivent à faire des merveilles
grâce à des stratégies touristiques et marketing
qui en font aujourd’hui des destinations phares du
tourisme culturel. Ce qui est positif chez nous,
c’est que nous commençons nous même, dans
le cadre du tourisme local, à faire vivre certains
endroits avec les moyens du bord et en faisant
face à des mentalités qui n’acceptent pas encore
l’intérêt de l’autre.
Q: Les rues de la casbah, les ksour de Taghit ou
le Souk de Ghardaïa ne désemplissent pas de
touristes locaux ou étrangers. Pensez-vous que
le patrimoine, l’art et la culture peuvent être au
centre du tourisme en Algérie ?
Nawel : De notre propre expérience, oui ! Nous
annonçons nos événements sur nos réseaux
sociaux en détaillant le déroulement des visites
et il est clair qu’elles sont axées sur l’histoire des
lieux que nous visitons, sur l’artisanat local, les
coutumes et les vestiges de cet endroit et c’est
ce que les gens viennent chercher en sollicitant
nos services. A l’international aussi, la tendance
est au tourisme authentique donc nous avons
notre mot à dire.
Q: Voyez-vous le tourisme local comme un levier
économique autour de l’art et de l’artisanat ?
Nawel : Quand le tourisme redonne vie à des
endroits délaissés par les visiteurs c’est déjà
toute l’économie locale qui en profite. De l’emploi
est aussi créé autour du tourisme. A travers le
monde, la maison d’hôte et même la table d’hôte
font fureur, l’Algérie n’est pas en marge de ces
tendances. Beaucoup d’Algériens vivent de ça,
actuellement. A la casbah, par exemple, où il
est impossible d’implanter des hôtels ou des
restaurants, ce sont les habitants qui font vivre les
lieux et qui offrent des alternatives d’hébergement
et de restauration. S’agissant d’art et d’artisanat,
nos circuits comprennent toujours une halte dans
les ateliers d’artisans de la Casbah.
Q: Que pensent ces artisans de l’émergence de
ce nouveau mode de tourisme ?
Selma : Ils sont généralement très contents et
très chaleureux quand nous arrivons avec un
groupe de visiteurs dans leurs boutiques. Comme
Bahia Rouibi, une céramiste chez qui nous faisons
souvent une halte et qui partage son savoir
faire et parle de son art avec plaisir sans même
essayer de vendre ses produits à nos visiteurs.
Mais généralement les visiteurs jouent le jeu et
achètent des souvenirs, parfois simplement pour
contribuer à la sauvegarde de ces métiers, on sent
que les visiteurs sont aussi fiers des ces métiers
que les porteurs du métier eux même. Beaucoup
de nos visiteurs ont la fibre de l’économie solidaire
et sont sensibilisés à la fragilité de ses métiers qui
tendent à disparaitre.
Q: Quel était l’achat le plus surprenant qu’ait fait
l'un de vos visiteurs ?
Nawel : Nous avons fait la queue avec une cliente
française pendant ramadan pour qu’elle puisse
se ravitailler de Qalb Elouz, Maqrout et d’autres
gâteaux algériens qu’elle voulait faire découvrir à
sa famille.
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
15
Entrepreneuriat
Notre envie de partager nos passions a été
la première motivation pour démarrer cette
aventure
Q: Il est rare de voir une reconversion comme la
vôtre, du métier d’architecte à celui d’actrices
culturelles. Comment vous expliquez ce
changement ?
Selma : J’y vois une alternative ! En tant
qu’architecte, j’ai travaillé en bureau d’études,
j’ai travaillé sur des chantiers de restauration, je
fais le doctorat, j’ai aussi enseigné à l’université
et c’est cette aventure que j’estime être la plus
bénéfique, concrètement, pour le patrimoine en
termes d’impact positif par la promotion et la
sensibilisation.
Q: Vous avez troqué le confort du salariat contre
l’incertitude de l’entrepreneuriat, comment le
vivez-vous aujourd’hui, un an après le début de
l’aventure ?
Nawel : A vrai dire, nous n’avons pas quitté nos
postes de travail spécialement pour lancer notre
entreprise. Notre envie de partager nos passions
a été la première motivation pour démarrer cette
aventure et c’est par la suite que le projet a
commencé à se dessiner. Aujourd’hui nous n’avons
pas encore le recul nécessaire pour nous dire que
telle situation est plus confortable que l’autre mais
nous espérons pouvoir développer notre projet
au point d’être prospère et de pouvoir en vivre.
Q: Quels sont les moyens que vous mettez à profit
dans votre projet pour qu’il réussisse ?
Maya : Nous sommes trois à nous investir
totalement dans ce projet qui nécessite du
temps, de la réflexion et de l’énergie. Pour mieux
nous armer, nous avons rejoint le Centre algérien
d’Entrepreneuriat social où notre projet est en
incubation, ce qui nous permet de mieux nous
structurer, de nous concentrer sur l’essentiel et
surtout d’apprendre à affronter le marché.
Q: Avez-vous imaginé Echappatwart comme un
projet de vie dès le départ ?
Selma : Absolument pas ! Avant d’intégrer
l’incubateur ACSE, le monde de l’entrepreneuriat
m’était totalement inconnu. Nous avons décortiqué
le processus de création d’entreprise et nous
avons appris a allier notre passion à une activité
économique et à l’impact que nous souhaitons
avoir sur le patrimoine et sur la société.
Regards
Il y a eu une réelle rupture entre l’architecture
coloniale et l’architecture contemporaine.
Q: Que ressent un architecte spécialisé dans le
patrimoine quand il passe d’un ancien quartier
d’Alger à un nouveau ?
Nawel : Ça me révolte ! Je pense d’emblée aux
nouvelles cités dortoir qui n’apportent rien de
beau visuellement et qui n’offrent même pas de
confort à leurs habitants. Ce sont des concepts
importés qui n’ont pas réussi ailleurs mais qu’on
continue à suivre dans l’Algérie moderne. C’est
révoltant car nos aïeux ont fait tellement mieux et
tellement plus intelligent avec les centres anciens
et les ksour par exemple, et qu’aujourd’hui avec
les moyens disponibles, nous n’arrivons pas à faire
un saut qualitatif dans notre urbanisme.
Maya : Il y a eu une réelle rupture entre l’architecture
coloniale et l’architecture contemporaine. Il y
a eu des constructions intéressantes dans les
années 70-80 mais tout ce qui est venu après
est totalement archaïque. Rien ne régule les
constructions d’un point de vue stylistique.
Q: Quels sont les sites patrimoniaux qui méritent
notre attention selon vous ?
Selma : J’estime qu’Alger regorge de sites
patrimoniaux qui sont les quartiers coloniaux
français développés entre le 19ème et le 20ème
siècle qui sont encore en bon état malgré les
séismes. Dans les mentalités ce n’est pas encore
assimilé à du patrimoine car généralement, dans
les esprits ce qui est du patrimoine et ce qui
est promu comme tel est soit très ancien, soit
ottoman.
Nawel : toutes les régions d’Algérie ont quelque
chose à apporter au patrimoine national, et il y a
des sites patrimoniaux en détresse à travers tout
le territoire qui ne demandent qu’à être valorisés.
Je pense aux villages Kabyles, les villages
troglodytes dans les Aurès tel qu’El ghoufi, les
médinas du centre qui se trouvent à la limite du
désert, des hauts plateaux et des villes du nord
comme Biskra et Boussaâda. C’est une diversité
qui dépasse le bâti, ça touche à la culture, les arts
et les traditions et tout ça doit être valorisé.
16 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Souvenir
On n’oubliera jamais notre première visite ! Nous
avions déjà été engagées par d’autres organismes
pour faire visiter la Casbah à leurs clients mais
nous avions décidé de commencer notre propre
aventure. C’était un vrai challenge car nous
devions organiser la visite de la Casbah pour un
groupe de touristes européens. Nous devions
dessiner notre parcours, organiser un repas, nous
assurer que cette expérience soit la plus agréable
possible pour nos touristes car nous étions les
ambassadrices de toute une ville le temps de
cette visite. Mais le plus dur a été d’adapter notre
discours à un public qui découvrait la Casbah pour
la première fois et que nous devions le faire en
anglais !
Et comme notre première visite se devait d’être
marquante, nous avons contacté le restaurant « le
repère » à partir d’une page facebook pour voir
s’il serait ouvert. Nous étions aux premiers jours
du Hirak et des grèves étaient prévues ces jours
là. Le propriétaire nous assura qu’il serait ouvert
mais une fois arrivées devant sa porte avec nos
touristes, Fermé ! Sauf qu’au bout du fil, quand nous
l’avons appelé, le monsieur assurait être ouvert…
vous l’aurez compris, le restaurant s’appelait bien
« le repère » mais celui là se trouvait à l’autre bout
de la ville, à El Harrach.
Heureusement, nous n’avons pas paniqué et
l’incident n’a pas été ressenti par nos touristes,
la visite s’était très bien passée et l’aventure
échap’pat’w’art était officiellement lancée.
Avenir
Maya : On voit grand ! On a beaucoup d’idées pour
l’avenir que nous comptons développer au fur et
mesure de notre montée en compétence et de
notre maîtrise de ce métier.
Selma : J’aimerais vraiment que d’ici quelques
années nous puissions avoir un vrai impact, concret
et indélébile sur le patrimoine.
Nawel : Nous resterons trois femmes passionnées
et même si nous n’avons pas le résultat désiré
tout de suite, nous continuerons à travailler, à
promouvoir le patrimoine et à sensibiliser sur
cette question qui nous tient à cœur.
cofondatrices d’Echap’pat’w’art et on a tout de
suite envie d’embarquer avec elles, à l’aventure.
Surtout, je me rends compte que tout peut être
plus agréable quand il est entre les mains des
bonnes personnes. Boulot journalistique terminé,
j’ai voulu en savoir un petit peu plus sur ces
jeunes femmes. J’ai pu apprendre que Maya était
passionnée de musique et de voyages, que Selma
adorait la cuisine et la pâtisserie et que Nawel
aimait tout ce qui se rapportait à la culture. Aussi,
j’ai su que les associées étaient des amies de
longue date et qu’elles se connaissaient par cœur
! Mais je ne voulais pas m’arrêter là, j’ai voulu faire
le portrait chinois des trois amies…
Q: Selma, si tu étais une rue d’Alger ?
Franchement difficile de choisir une rue d'Alger,
je pense à des dizaines qui offrent chacune une
ambiance particulière ou m'évoque un souvenir,
une trouvaille, mais si je devais choisir je dirais la
rue Voinot pour la vue inattendue qu'elle offre sur
la cathédrale. C'est les découvertes fortuites que
j'aime à Alger.
Q: Nawel, si tu étais une chanson Algérienne ?
Question difficile il y en a pleins, mais si réellement
je devais choisir la chanson algérienne qui je pense
me représente et que j'aime aussi ça serait « Sidi
Boumediene » de Nouri Koufi.
J'aime beaucoup le répertoire de la musique
arabo-andalouse et j'aime tout dans cette chanson:
les paroles, les instruments, le rythme de la
chanson et surtout l'interprétation de Nouri Koufi.
Depuis que j’ai eu l'occasion d'aller à Tlemcen, la
chanson me refait repenser à el Eubbad et Sidi
Boumediene et c'est un lieu magique à visiter, on
s'y sent bien.
Q: Maya, si tu étais un monument Algérien ?
Si j’étais un monument algérien ce serait... un
palais de la Casbah d’Alger, introverti, discret de
l’extérieur, mais au fur et à mesure qu’on traverse
ses différents espaces, on découvre toutes ses
composantes. Je suis un peu comme ça dans la
vie, réservée et discrète au premier contact, mais
en apprenant à me connaître je deviens un livre
ouvert.
A la fin de mon interview, j’ai ressenti ce que doit
ressentir chaque client ayant sollicité les services
de Maya, Nawel et Selma pour une visite guidée
ou pour un événement. On est vite séduit par
le discours passionné et par la motivation des
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
17
LA CASBAH D'ALGER, EST-ELLE PORTEUSE
D’UNE ÉCONOMIE CULTURELLE ?
Auteure : Nawel Ait Saada
Anis brihoum
18 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
19
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
LA CASBAH D'ALGER, EST-ELLE PORTEUSE
D’UNE ÉCONOMIE CULTURELLE ?
Auteure : Nawel Ait Saada
Aux premiers abords, parler d'économie
du patrimoine et de la culture pourrait
sembler contradictoire ou même
être jugé inapproprié par certains. Le
patrimoine culturel immobilier par exemple, a ainsi
longtemps été perçu comme un legs à prendre en
charge pour le transmettre, mais heureusement,
aujourd’hui cette notion a évolué. En plus de ses
valeurs socioculturelles, le patrimoine culturel
porte en lui des valeurs économiques diverses
liées tant à son existence dans un territoire qu’à
son usage. De ce fait il devient actuellement
vecteur de développement. C’est une ressource,
un actif, un capital culturel à reconnaître, conserver
et valoriser.
Plus simplement, un patrimoine quand il est mis en
valeur engendre de l’économie qui peut prendre
plusieurs formes et qui, dans certains cas, peut
aider au développement local, et même territorial.
En parallèle, les sites et monuments du patrimoine
mondial témoigne de l’exceptionnel, de l’unique et
du rare, de ce fait, ils acquièrent une attractivité qui
se manifeste principalement à travers le tourisme
et donc génère des retombées économiques
importantes. Toutefois, cet engouement et
cette économie peut provoquer aussi des effets
néfastes sur ces patrimoines : muséification,
gentrification, tourisme de masse, spéculation,
etc.
De ceci, la réponse à la question « le patrimoine
fardeau ou créateur de richesses ? » n’est ni simple
ni unique, elle est plutôt propre à chaque contexte
avec le défi commun de trouver un équilibre qui
permet la préservation des ressources et leur
valorisation « économique ».
Notre pays l'Algérie, rassemble en son sein une
importante composante patrimoniale. Riche
et variée, celle-ci pourrait constituer un levier
de développement d'économie culturelle,
patrimoniale et touristique, mais il en est autre
chose... des richesses en péril et un pays peu
connu même de ses habitants.
L’exemple de la capitale algérienne illustre
parfaitement ce paradoxe. Elle regorge de divers
attributs patrimoniaux naturels et culturel, sur le
plan du bâti, elle offre un paysage architectural
varié présentant plusieurs époques et différents
styles. Ce capital culturel peu connu ou mal
entretenu, peu valorisé est en attente de prise
en charge et d’intégration au projet d’Alger
métropole. Et même si des projets de réhabilitation
et revitalisation sont menés, les résultats sont
minimes.
Ainsi, la Casbah d’Alger, ce haut lieu d’histoire qui a
fait couler tant d’encre, vit une réalité contrastée.
Philippe Jodiou
20 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
D’une part, ce site majestueux est reconnu
mondialement pour ses valeurs exceptionnelles
mais d’autre part, on voit l’état physique et
de salubrité de la majorité de ses bâtiments
en constante dégradation. Discours politiques
ambitieux, déblocages financiers, successions de
projets et programmes depuis des décennies,
mais les aboutissements sont ponctuels et donc
peu visibles.
Mais étonnant, malgré ces échecs, la Casbah a
attiré et continue encore à attirer des artistes,
des artisans, des architectes, des écrivains ou tout
autre type de visiteur. Ce charme qu’elle porte en
elle et cette attractivité, permettent aujourd’hui
de voir naître autour d’elle une économie. Une
économie patrimoniale qui prend plusieurs
formes. Entre le licite et l'illicite cette médina qui
agonise sur le plan physique, se voit revivre par
la multiplication de diverses initiatives citoyennes.
Ouverture de restaurants et de tables d’hôtes
valorisant la gastronomie algéroise, balades et
parcours de visites guidées dans ses ruelles
en escaliers, animations culturelles à l’instar
des chasses au trésor, des ateliers d’initiation à
l’artisanat local ou encore les soirées musicales
dans les maisons de la Casbah. Toutes ces
initiatives font affluer des visiteurs de divers coins
de l’Algérie et du monde curieux de découvrir les
secrets de ce centre historique.
Ajouté à cela, d’autres initiatives participent
indirectement à la création de cette économie.
Sur les réseaux sociaux par exemple, des pages
activent à faire connaître le lieu et à sensibiliser
pour sa sauvegarde. Ou encore in situ, où l’on assiste
à la multiplication de compagne de nettoyage ou
de peinture des ruelles, de chantiers participatifs
d’aménagement d’espaces vides, etc.
Conséquemment, une microéconomie est créée
là où les politiques ont échoué à mettre en place
un développement. Ces bénéficiaires sont divers,
tant ses initiateurs (guides, associations, habitants,
etc.), que le site avec ses résidants ou les artisans
qui ont plus de visibilité et bien d’autres.
De ce constat, on peut conclure que malgré la
détérioration de la Casbah, le patrimoine de la
Casbah possède une attractivité à mettre en
avant. Alors comment faire pour pérenniser ce
site et son attractivité, qui mieux gérée, donnerait
lieu à un développement local ?
Enfin, aujourd’hui plus que jamais il est impératif
réconcilier le patrimoine avec le reste du territoire,
mais aussi avec la société.
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
21
L’ART ENTRE MARCHÉ, DÉMAGOGIE
ET COMPLAISANCE
Auteure : Oumaima Louafi
les femmes d'alger picasso
22 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
23
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
L’ART ENTRE MARCHÉ, DÉMAGOGIE
ET COMPLAISANCE
Auteure : Oumaima Louafi - Nomad club
« Une peinture est un travail de l’âme », C’est
pour cela qu’on ne vend pas une peinture ou une
oeuvre d’art comme l’on vendrait un logiciel, une
montre novatrice ou n’importe quel autre produit
fabriqué. Mais d’abord, quand est-ce que l’art est
devenu un marché ?
Ce serait au 4e siècle que seraient apparues les
premières traces de commercialisation des objets
classés comme œuvres d’art par les échangeurs
pour satisfaire les yeux des curieux de l’époque,
mais cette activité n’est devenue domestique et
célèbre qu’à l’époque hellénistique, où certaines
œuvres commencèrent à circuler entre les
royaumes et les régions de l’Europe du nord pour
finir très souvent par être installées dans certaines
capitales.
Cette activité continua à exister jusqu’à la
Renaissance, où elle prit de l’ampleur et devint
« un marché de l’art » qui attira l’intérêt d’une
grande bourgeoisie marchande de l’époque qui
avait le grand désir de se vanter et d’afficher son
pouvoir. Il se propagea par la suite dans le milieu
des nobles pour devenir « une mode », ce qui a
conduit vers l’apparition des salles de ventes au
17ème siècle, puis les dates succédèrent et les
œuvres se baladaient entre vente aux enchères,
cabinet d’art, musées et galeries. Beaucoup
de dates et de faits entourent l’histoire de
cette activité de vente d’art, mais une question
persiste : Pourquoi une simple peinture vaut-elle
beaucoup plus que des objets qui seraient plus
utiles ou demandant plus d’effort et de temps de
fabrication ?
En plus de la matérialité et la célébrité de l’œuvre,
c’est aussi la notoriété de l’artiste qui aug-mente
sa valeur. On ne peut comparer une œuvre de
Kandinsky ou Picasso à celle d’un élève qui exécute
une jolie peinture même si cette dernière ne
manque pas de valeur ni de spiritualité. Plusieurs
facteurs peuvent également être pris en compte
dans le barème de la fixation du prix des œuvres
ou de leur valeur. N’en déplaise à tout cela, la
réponse concrète à cette dernière question
reste elle toujours énigmatique, tant pour un
profane que pour un grand artiste, jusqu’à ce qu’ils
décident de rejoindre le marché.
Dans leurs débuts, certains artistes hésitent à se
séparer de leurs œuvres, comme s’ils ne pouvaient
en faire des prochaines, d’autres ne savent pas
fixer un prix à leurs œuvres, et beaucoup n’arrivent
pas à vivre de leur art.
L’art de notre époque dit contemporain est plus
ouvert que toutes les écoles d’art qui l’ont précédé,
il n’y a pas de règles techniques, ni religieuses ni
sociales... qui limitent l’artiste ou l’empêche de
réaliser son œuvre, et même si tout semble avoir
été fait dans l’art, on peut toujours innover. Parfois
on n’a même pas besoin d’avoir un bon coup de
crayon pour être artiste contemporain car la
philosophie derrière l’œuvre peut déterminer
sa valeur et son sens. la médiatisation ou la
philosophie de l’œuvre compense le don, ce qui
explique pourquoi les « Gourous de l’art » ne sont
pas nécessairement les plus connus dans la cour,
et pourquoi les artistes qui font ce qu’on appelle
le « ready-made » ont plus de succès et d’accès au
marché de l’art que ceux qui se consacrent à leur
talent humainement, financièrement, et même
spirituellement. Faute de marketing ou d’époque,
difficile de trancher, mais puisque dans tous les
cas, l’art est le refuge de l’âme et de l’homme, rien
n’empêche de faire les deux !
24 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
les femmes d'alger picasso
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
25
L'ARTgent FAIT VIVRE
Auteure : Romaissa Medjber
L'art est souvent le refuge duquel se servent les artistes
pour fuir le monde réel, pour se perdre dans leur univers,
créant des chefs-d’œuvre à travers lesquels ils nous
transmettent leurs pensées, leur aura, leurs tourments
comme leurs dévouements. On dit souvent que l'art
nourrit l'esprit, mais il n'y a pas que l'esprit qui doit
être nourri chez un être humain, c'est pour cela que
certain.e.s artistes décident de faire de leur passion leur
métier.
Emily Morter
26 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
27
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
L'ARTgent FAIT VIVRE
Auteure : Romaissa Medjber
Nous sommes ce que nous faisons au
quotidien et, vivre de sa passion semble
être un rêve que vivrait un.e artiste :
gagner sa vie en faisant ce qui le.a définit
comme individu. Il/elle réaliserait des oeuvres
pour des étrangers mais avec chacune d’entre
elles, il/elle ferait naître une philosophie qui se
métamorphoserait en pensées et réflexions et,
avec chaque pensée, il/elle laisserait une partie
de lui/elle-même dans son produit, un produit
qui serait le fruit de ce qu'il/elle a semé avec ses
longues heures de travail, ses nuits dénudées de
sommeil mais durant lesquelles il/elle aurait perdu
toute notion du temps, se livrant complètement à
son art, il/elle serait alors dans son monde.
Mais, dans un travail, le temps, n'est ce pas de
l'argent ? Ne serait-il pas risqué de perdre notion
de l'un des piliers majeurs du monde économique?
Le temps, c'est les chaînes qui retiennent un
artiste de se perdre entièrement dans son œuvre,
l'empêchant de trop se remettre en question,
ou de s'attarder à peaufiner les imperfections
d'un projet qu'il/elle ne jugerait, de toute façon,
jamais parfait. Et, à l'usure, la passion deviendrait
une discipline, un don limité par les exigences
d'un client, l'insatisfaction de l'autre, l'angoisse de
ne pas être à la hauteur des attentes. C'est un
dilemme duquel se plaignent beaucoup d’artistes.
En revanche, pour pouvoir gagner sa vie, il faut
une certaine discipline, et pour un.e artiste qui
travaille généralement en freelance, le temps
-ou la deadline, plus exactement- c’est la clé
de la discipline, sa maîtrise et son organisation
fusionneront avec le don pour en faire une carrière.
Parlons à présent de la valorisation des œuvres
des artistes, que ce soient des sculptures, des
tableaux de peinture, de la poterie, etc. Mettre
un prix sur une telle production n’est pas toujours
très simple, car, en regardant le produit d’un
œil étranger, on le jugerait selon un barème
superficiel mais surtout très subjectif, selon sa
forme, ses couleurs, sa taille. Ceci pourrait être
avantageux dans le cas où le client aurait le
choix entre plusieurs œuvres, comme dans une
exposition dans une galerie d’art, parce qu’après
tout, l’art appartient à tout le monde, quelques
soient leurs goûts. Par ailleurs, pour donner un prix
à une pièce artistique, il faudrait être présent tout
au long du parcours qu’aurait fait l’artiste, pouvoir
sentir ses peines et ses pannes, son anxiété, sa
réjouissance, et d’un côté plus matériel, compter
combien ça lui aurait coûté pour s’équiper de
tous les outils et instruments dont il/elle aurait
eu besoin et combien de temps aurait-il/elle
consacré pour l’oeuvre en question, car encore
une fois, le temps, c’est de l’argent. En d’autres
termes, il faudrait être l’artiste lui/elle-même pour
pouvoir donner un prix à son produit.
Une fois le prix calculé, réfléchi, fixé, le monde
doit voir les travaux de l’artiste et être au courant
de son existence; pour cela, plusieurs manières
sont à sa disposition, à savoir: les réseaux
sociaux, cet outil qui permet à un produit de
devenir viral en quelques secondes si l’on sait
comment s’y conduire. Ça permet également à
l’artiste de s’améliorer en recevant des critiques
constructives et des conseils de la part d’autres
artistes comme lui/elle. Il/elle pourrait même opter
pour une démarche participative, en cherchant à
savoir ce qu’un collectionneur a envie de voir en
demandant les avis des internautes.
L’une des manières les plus classiques pour faire
découvrir ses œuvres, un.e artiste opte pour, au
moins, une exposition dans une galerie, où se
rencontrent amateurs, collectionneurs, artistes et
surtout clients potentiels.
Pour finir, je cite les plateformes et les blogs
professionnels dans lesquels les artistes ont la
possibilité de présenter une copie de leurs travaux
avec une légende expliquant la philosophie et
la réflexion derrière chaque pièce ainsi que les
thématiques qui rendent toute œuvre unique et
originale.
28 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Femme et mur 1930 Mohammed Issiakhem
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
29
L’ART, AU-DELÀ L’ÉCONOMIQUE
Auteur : Nacer Kacete
30 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Pierrick Van Troost
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
31
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
L’ART, AU-DELÀ L’ÉCONOMIQUE
Auteur : Nacer Kacete
« Quel métier voulez vous exercer quand
vous serez grands ? » Cette fameuse question
posée systématiquement par les professeurs
laisse souvent les enfants cois. Les réponses
oscillent souvent entre le métier d’enseignant
et la profession de médecin. Dans la majorité
des écoles du monde, vous n’entendrez jamais
un enfant dire avoir le rêve de devenir écrivain,
peintre, sculpteur, bédéiste ou danseur. Et si,
par miracle, un élève déroge à ce constat, il sera
vite assailli par les regards inquisiteurs de ses
camarades et le sourire sournois de son maitre.
Notre époque manifeste une attitude dramatique
envers l’art en général et les artistes en particulier.
Pis encore, nos sociétés, prises entre les tenailles
du consumérisme ambiant et un conditionnement
presque pavlovien au « tout numérique »,
tendent de plus en plus à adopter d’un coté, des
comportements qui convergent vers la négation
de l’artiste et, de l’autre, à secréter des pratiques
qui risquent de phagocyter la dimension sociale
des créa-tions artistiques.
Pourtant, plus que jamais, l’art est vital pour
nos sociétés contemporaines. Happé par le
stress du quotidien, enseveli sous le poids d’une
myriade d’informations et conditionné à suivre le
rythme d’une ère qui ne jure que par le « fast »,
l’être humain se trouve, sans se rendre compte,
contraint à subir la vie.
Subir la vie, justement, implique une certaine idée
de l’effacement du bonheur. Un homme qui subit
n’est jamais un homme heureux. Par ricochet,
aspirer à être heureux ou du moins, caresser les
contours du champ du bonheur, nous engage à
agir.
Vojna Andrea
32 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
L’art dans le monde ; essentiel et nécessaire
Peut-on décrire le sentiment qu’on ressent
quand nos yeux rencontrent ceux de la Joconde
au musée du Louvre ? Peut-on contenir notre
émerveillement devant les poèmes de Mahmoud
Darwich ? Par quelle épithète peut-on qualifier
ce sentiment qui nous berce quand on franchit
le pas du majestueux théâtre de la Scala à Milan?
Que dire alors du vertige qui nous hante quand
on essaie de donner des traits à Hizia de Ben
Guittoun ? Devant ces instants uniques et ces
brèches temporaires magiques, les mots ne
peuvent que se taire, laissant libre cours à une
imagination faite de silence, de contemplation et,
surtout, de retour vers soi-même.
L’art est essentiel. Essayons d’imaginer pendant
quelques secondes un monde dépourvu d’œuvres
d’art, d’interprétations et de représentations
artistiques. Evidemment, comme moi, cette
perspective ne vous enchante guère. Cela
ressemblerait, sans doute aucun, aux espaces
lugubres et aux atmosphères sombres contenues
dans le roman « Le double » de Dostoïevski. Le
monde ne serait qu’un réceptacle d’une panoplie
d’objets aux couleurs fades et de paysages
monotones, sans dimension. L’art intervient pour
répondre à un besoin particulier, différent des
besoins biologiques: un besoin de l’esprit.
L’art est nécessaire. Il nous libère. L’être humain
a besoin d’aller au théâtre, de lire des romans, de
voir des tableaux, d’écouter des chants, d’assister à
des chorégraphies etc. Ainsi, une fois renouvelées,
ces pratiques deviennent des habitudes qui, à leur
tours, s’entassent et s’accumulent pour aboutir,
in fine, à la fabrication d’un capital culturel. Ce
dernier, pur résultat d’un effort d’apprentissage,
de questionnement et de démarcation vis-à-vis
des préjugés, constitue une condition sine qua
non pour enclencher tout processus de réflexion
nécessaire pour s’instruire, s’épanouir, apprendre
davantage sur les autres et sur soi-même. Dans
ce sens, la notion du bonheur n’est nullement
une fin en soi mais découle naturellement d’une
imbrication de plaisirs émotionnels, sensoriels et
spirituels.
Existe-t-il une spécificité dans l’art algérien ?
La réponse dépend de l’angle à partir duquel l’on
se positionne. Si l'on adopte une analyse hostile
avec des points de chutes esthétiques, la réponse
est négative. L’art est en crise partout dans le
monde ; à Alger ou à Berlin, à Saint Petersburg
comme à Beyrouth. Cette crise est due en grande
partie à une immixtion brutale de la logique
de rentabilité dans le domaine de l’art. Dans de
telles circonstances, les artistes ne sont plus à
l’écoute de leurs inspirations mais forcés à épier
la demande du marché.
En parallèle, la réponse peut prendre les allures
d’une affirmation dès lors qu’on aborde ce sujet
sous une dimension sociale, voire sociétale : la
création artistique en Algérie a connu ses moments
de gloire à chaque fois que la société traversait
une épreuve difficile ; c’était le cas notamment
lors de la période de post-indépendance et celle
de la décennie noire, avec une euphorie artistique
caractérisée par une production et une création
tous azimuts.
Et si la société algérienne a réussi à dépasser ces
années atroces, ou en tous cas, à en amortir les
séquelles, c’est grâce au concours de plusieurs
franges de la société certes, mais avec les artistes
en tête de gondole.
En somme, Le propre de l’art, c’est qu’il défie le
temps. Combien de chants, de poèmes, de pièces
théâtrales et d’autres œuvres d’art reléguées aux
oubliettes et désignées comme étant désuètes
sous prétexte qu’elles ne véhiculent plus les
préceptes de la modernité et qui ont jailli à
nouveau, soudain, pour exister durablement !
Cette capacité à faire fi des aléas du temps et
des vicissitudes du marché provient du caractère
catalyseur et vital de l’art dans la vie de l’Homme.
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
33
34 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
DJAM OU L’ESPRIT AFRICAIN
Auteure : Nélia Salem
http://djam-djam.com/
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
35
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
DJAM OU L’ESPRIT AFRICAIN
Auteure : Nélia Salem
L’art est un don à la portée de tous, mais
les artistes se font rares. L’un pourrait-il
réellement exister sans l’autre ? Appelle-t-on
un artiste toute personne ayant la capacité
de produire, d’innover ou même de créer ? N’est
ce pas le résultat de tout un processus de beauté,
d’efforts, d’inspirations venant d’un monde tout
aussi incroyable qu’imaginaire, d’influençable d’une
part par notre personnalité et d’influencé d’une
autre, par nos penchants et notre vécu ? Vivre de
son art est chose aisée dans de nombreux pays, le
faire en Algérie, relève d’une certaine obstination
et passion. Il est parfois dur de se frayer un chemin
dans ce labyrinthe artistique quand l’issue change
de camp. Mais il y a toujours ceux qui s’y attachent
et ne lâchent rien par amour de leur passion.
1 – Le début d’une carrière :
Il y a des chants qui nous hantent, d’autres qui nous
guident, d’autres qui nous tracent le chemin de
la liberté et de la découverte : la découverte de
soi mais aussi de l’autre, la découverte de notre
culture et de celle de notre prochain, d’autrui, de
celui que l’on croit connaitre.
Djamil ! Ton chant résonne comme un écho dans
les montagnes du Djurdjura, ta révolte est comme
une oasis au milieu du Sahara, métissage culturel
venant des fins fonds de l’Afrique à la recherche
de ce temple perdu au fil des ans, que seule ta
voix appelle puis apaise les âmes en quête de
quiétude et de ressourcement. Abreuve-toi esprit
africain, bois à ton aise les paroles de ton pays, de
ta terre, de ton continent ; que la liberté soit ton
seul dessein.
Il y a des destins auxquels on ne peut échapper, il y
a un temps pour rêver et un temps pour vivre mais
il y a surtout un temps pour vivre son rêve. Djamil
Ahmed Ghouli, plus connu sous son nom de scène
Djam (ou Zdeldel) est un auteur, compositeur
et interprète de musique algérienne, mais aussi
africaine ; un mélange de tous genres qui offre un
spectacle des plus ahurissants. Il s’est intéressé à la
musique très jeune grâce à la voix mélodieuse de
sa mère qui berçait ses nuits étoilées. Après avoir
intégré une école de musique classique araboandalouse,
les circonstances font qu’il chante
dans son université lors d’un tremplin, et c’est là
que Djmawi Africa voit le jour. Un groupe à travers
lequel on sent la touche algérienne rebondir sur
des tabous, des problèmes sociaux auxquels fait
face la société ou le jeune algérien : entre vécu et
misère, rester ou partir, soumission ou liberté ; le
groupe ne nous laisse guère sur notre faim.
Mais l’artiste ne s’arrête pas là, il joue dans le film
«Les terrasses » ainsi que dans la sitcom « Dar
Bob» qui a vu un retour en 2019 sous le titre de
«Bob la star».
Une carrière qui décolle, des expériences
mondiales font leurs apparitions : Brésil, France,
Burkina Faso, Italie, Tunisie, Cameroun, Sénégal et
autres.
Après avoir tout partagé, l’idée d’une carrière
solo prend forme. L’homme est au service de
l’art et quand ce dernier vous appelle, vous ne
pouvez que répondre présent. Il y a un temps
pour tout, et un penchant pour d’autres horizons,
qui, parfois, ne sont pas partagés par tous. L’esprit
africain rappelle son enfant, et lui trace le chemin
de la découverte : le 14 novembre 2018, l’album
« #ZDELDEL » voit le jour avec une variété
linguistique énorme. Djamil chante en plusieurs
langues et transporte son public au-delà des
frontières à travers des chants ensorcelants.
36 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
2 – A la découverte de l’artiste :
Le meilleur moyen de connaître un artiste ainsi
que son art est de pouvoir s’entretenir avec lui en
lui posant les bonnes questions, et c’est ce qu’on
a pu faire avec Djam.
Nélia Salem : bonsoir Djamil, étant un artiste
confirmé, tu vis de ton art depuis un bon nombre
d’années, l’ancien toi, l’artiste novice que tu étais,
y aurait-il cru ?
Djam : bonsoir ! Carrément, on a tous des rêves
quand on est jeune. Moi, j’avais deux directions
qui se présentaient à moi : j’ai fait des études en
mathématiques pour faire aviation et pendant
cette même période j’ai commencé à jouer de
la guitare. Et c’est là que je me retrouve à faire
de la musique. Quand on rentre dans ce monde,
on a des ambitions : être sur scène, vivre de son
art. C’était un choix. J’ai débuté depuis 14/15 ans
maintenant, mais en ce temps-là avoir fait des
études pour un but précis était une chose, mais
faire de la musique c’était une toute autre chose.
Quand j’ai eu mon bac, il fallait trancher. Même si
j’ai eu la moyenne requise pour ce que je voulais,
j’ai décidé d’opter pour l’INC, c’était plus léger et
ça me permettait de consacrer beaucoup plus
de temps à mon art. Et c’est là que l’histoire a
commencé…
N.S : croyais-tu pouvoir, un jour, allier passion et
travail ? Comme on le sait tous, le travail n’est plus
une corvée lorsqu’il devient passion.
Djam : quand on commence à faire de la musique
on ne sait pas si on s’inscrit dans le professionnel
ou le semi-professionnel. Pour ma part, ça a
commencé en semi-professionnel, en faisant mes
études je faisais beaucoup plus de concerts. Mais
quand j’ai eu mon diplôme, il fallait commencer à
travailler. J’ai fait ma période d’essai et ça n’a pas
marché, on me reprochait de ne pas être assez
présent et c’était légitime. D’ailleurs, une fois on
m’a vu à la télévision alors que je devais être chez
moi, cloué au lit, avec un plâtre à cause d’une soidisant
fracture (rires). J’ai démissionné, et ce fut
le début d’une carrière, c’était un risque à payer.
N.S : bien que tu aies pu te frayer un chemin dans
le monde de l’art en Algérie et même ailleurs,
plusieurs artistes sont encore obligés d’avoir un
autre gagne-pain parce que leur art ne le leur
permet pas. Quelle est ta vision sur ce point ?
Djam : c’est très difficile, mais il y a plusieurs
facteurs qui rentrent en jeu. Si on prend son travail
au sérieux, on évolue. On peut faire de l’art et
ne vivre que de cela, mais on arrive à une limite
et là, il faut penser à une alternative. Pour ma
part, j’ai foncé. J’ai évité d’avoir une toute autre
occupation à côté, c’était une aventure, surtout au
début. Les cachets ne nous connaissaient pas, on
ne gagnait pas assez lors des concerts, mais avec
le temps ça s’est concrétisé : on a fait des albums
avec Djmawi Africa, les tournées devenaient
plus crédibles, c’était plus professionnel. C’était
difficile, mais quand on prend une décision il faut
l’assumer. Il faut oser, travailler, être sérieux et
surtout mettre la paresse de côté, il faut qu’il y
ait une continuité. Moi, j’encourage les artistes. Ils
doivent être engagés tout en proposant un travail
original en ayant un style particulier. Par exemple,
pour faire mon dernier album, ça m’a pris 2 ans.
Je travaillais tous les soirs de minuit jusqu’à sept
heures du matin, je me suis produit moi-même et
c’est une toute autre étape, ça me représente à
100% et j’en suis fier.
N.S : rester et se battre, partir et vivre ?
Djam : comme tout algérien, j’ai voulu partir et je
l’ai fait. Après 10 ans d’exercice en Algérie, j’ai fait
le tour. Les infrastructures ne me permettaient
pas d’avoir une continuité et ma seule issue était
de poursuivre mes études en France. D’ailleurs,
mon projet de fin d’études était mon album,
mais je dirais que c’est partir pour mieux revenir.
Comme tout algérien, j’ai cherché le moyen de
rester, revenir ici sans projet, c’est difficile. Et puis
il y a eu le Hirak ! Je suis attaché à mon pays,
un peu militant, je me retrouve en Algérie depuis
le 22 février 2019 jusqu’à aujourd’hui parce qu’il
y a de l’espoir, l’espoir que les choses changent.
D’ailleurs le combat continue.
http://djam-djam.com/
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
37
N.S : quel conseil donnerais-tu à un jeune artiste
qui rêve de vivre dans son pays grâce à son art ?
Djam : ne pas s’appuyer sur ses relations (maytkelch
3a lma3rifa), mais plutôt sur son art et son talent.
Si on a envie de percer il nous faut le talent, et
même si on a le talent cela ne suffit pas. Il faut
travailler, cela ne vient pas tout seul.
N.S : nous passons à la seconde partie de notre
interview, plus personnelle ; ton vécu verra le jour
à travers ta voix. Qu’aimes-tu et que détestes-tu
le plus dans ce milieu ?
Djam : tout dépend des gens qui nous entourent,
mais ce que je n’aime pas c’est le fake et la
non-sincérité des gens, l’art est sensible et tout
dépend de la manière dont on l’aborde : si on a
une vision commerciale ça devient un milieu de
business. Mon approche s’inscrit dans la passion.
Pour ce qui est de ce que j’aime c’est le partage,
quand on partage quelque chose on sent qu’elle
grandit et cela me donne de la force pour avancer.
N.S : parle-moi un peu de l’histoire de DJ (rires).
Djam : quand on commence à faire de la musique,
on est un peu rêveur. C’était la première fois que
je montais sur scène et je sentais que ma musique
leur plaisait, je me prenais d’un seul coup pour
une star (rires). Il y avait un DJ qui devait passer
juste après moi et, en ce temps-là, mes amis me
surnommaient DJ. Pendant que j’étais sur scène,
j’entends le public crier DJ ! J’étais aux anges,
mais c’est après que j’ai compris qu’ils voulaient
que le DJ passe. N’empêche, cela ne m’a pas gêné
pour remonter sur scène (rires).
N.S : tu as sorti ton premier album solo le 14
novembre 2018 «#ZDELDEL » et ça a fait un buzz
auprès de tes fans. On sentait une vague nouvelle,
un changement en toi, une richesse linguistique
s’en dégageait. Tu as chanté du kabyle, du chaabi,
des chants africains et on a eu toutes sortes de
duos : non seulement avec ton petit frère Timoh
mais également avec Zik Zitoun. D’où t’est venue
l’idée d’un tel métissage dans un seul album ?
Djam : je dirais que c’était un rendez-vous, je
voulais faire un bilan de toutes les frustrations que
j’avais avec le groupe parce que quand on est dans
un groupe, on ne peut pas s’imposer. Donc, je l’ai
quitté pour avoir toute cette liberté. Je pense
que c’est ce qui arrive toujours dans un groupe :
Amazigh Kateb avec Gnawa Diffusion, les Beatles,
les Jackson 5… On ne peut pas imposer sa touche
et on ne veut pas qu’on nous l’impose aussi.
N.S : ce qui fut le plus touchant, ce sont tous ces
hommages rendus aux révolutionnaires dans tes
chansons, te considères-tu comme un artiste
engagé ?
Djam : oui, je suis un artiste engagé. Je suis
engagé dans le sens où je défends des idéaux. Je
donne un sens à mes créations. Quand je chante,
il y a un rapport avec l’Afrique, mes racines, mes
voyages m’ont surtout influencé, c’est pour ça
que j’écris sur l’africanité de l’Algérie, parce qu’on
l’oublie. Je parle aussi des problèmes sociaux
auxquels fait face l’algérien au quotidien et cela,
c’est important.
N.S : j’ai assisté à la première de la sortie de ton
album et j’ai eu la chance de visionner le clip de
Nti M’henya et je fus sous le charme de tant de
sensualité. D’où t’est venue l’idée ? Appréhendestu
la réaction d’un public conservateur ?
Djam : c’est l’idée de Salah Issaad, le réalisateur.
On a parlé de la profondeur de la chanson, des
sous-entendus et il fut intéressé d’illustrer ce côté
sensuel. L’ancienne génération, on la respecte mais
à un moment il faut savoir assumer ce contenu.
N.S : je te remercie de m’avoir accordé cet
entretien qui fut des plus agréables.
Djam : avec plaisir.
Avoir un don c’est être chanceux, en vivre et en
faire profiter ceux qui nous entourent de manière
bénéfique relève d’un long travail acharné.
Cela pourrait vous sembler inimaginable voire
irréalisable jusqu’à ce qu’on le fasse. Les rêves
sont ceux qui maintiennent nos esprits en vie,
notre art est ce qui fait perdurer l’existence des
belles âmes en quête de beauté et de partage.
Vivre de son art est, certes, difficile surtout dans
notre pays mais comme nous vous l’avions exposé
tout au long de cet entretien : il suffit d’y croire,
de le perfectionner, de prendre votre travail au
sérieux pour enfin atteindre ce rêve tant chéri.
38 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
http://djam-djam.com/
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
39
40 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
ART IS PRICELESS
Auteur : Mohamed Amine Latrouci - Club Eurêka
Pinterest Red Vineyards at Arles, 1888 Art Print by Vincent van Gogh
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
41
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
ART IS PRICELESS
Auteur : Mohamed Amine Latrouci - Club Eurêka
Leo Tolstoy once said: “This professionalism
is the first condition for the spread of
counterfeit, false art.” In fact, some think
that art should not have a price tag. It is the
genuine expression of one’s experiences and
emotions. which, will be considered, in decades,
as cultural heritage.
Being an artist shouldn’t be a full-time job or a
profession, because then the artist will feel
compelled to make art. If he has to live from his
art he will constantly have to invent subjects for
his works and that destroys the value of art and
does not preserve it.
The famous filmmaker and writer Andrei Tarkovsky
illustrates the difference between inspiration
coming from within the artist and being directed
by external factors like business considerations. In
his book “sculpting in time” he sais : “It is perfectly
possible to be a professional director or a
professional writer and not to be an artist: merely
a sort of executor of other people’s ideas.”
Giving art a monetary value gives rise to artists
who work for money and not for the urge to
make art. Because the people who define the
economic value of art are not artists nor ordinary
people, they are art critics, they interpret the
work of other artists. But if the artist is able to
convey the feeling he has experienced, what is
there to interpret ? Like Bob Ross said : ”If I paint
something, I don’t want to have to explain what it
is.”
There are numerous examples of this case
throughout history. For example Vincent Van
Gough produced close to 900 paintings. But
he only sold one while he was alive, because the
art world didn’t appreciate his art at the time.
However, he kept making art because he felt he
had something to convey and transmit. Another
example is the actions undertook by artists today,
during the recent virus outbreak and quarantine.
Italy’s balconies are full or artists and art, we can
feel the emotions and the experiences that they
convey without the interpretations of art critics.
Another example from our own cultural Heritage
is our popular proverbs transmitted from one
generation to another. They are so old we can’t
point to when they originated. We don’t even
know who stated them, nevertheless they were
preserved and we still use them today, allowing
us to know more about our ancestor’s culture
through them.
According to the ACPSA (Arts and Cultural
Production Satellite Account) research. Art
produces around $700 Billion of economic value
annually in the USA. And it keeps increasing each
year, this means art organizations are taking money
and turning it into more money instead of turning
the money into culture. It’s true that economically
this is a good thing because it is creating jobs
but it is creating a race for money instead of a
race for art. It is now a business just like any other
which weakens and destroys the main purpose of
art which is its sincere expression of feelings.
That being said, Art should receive money from
taxes to preserve the cultural heritage, because
the best way to preserve it is through art as we have
witnessed throughout history. Also a contribution
system should be adopted in heritage sites and
museums to help support them.
In conclusion, citizens and the artistic community
should strive to stop putting monetary value
on art, so only genuine art remains, and culture
preserved. Because businesses rely on money,
that’s temporary. But art and culture rely on
people’s emotions and experiences which are
perma-nent. As Goethe said : ”Art is long, but life
is short.”
42 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
Eri Panci
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
43
TELL ME A TALE TO MAKE IT ALL GO AWAY
Author : Anne Murray
Fares Idir in the Casbah of Algiers, photo credit : Anne Murray
LA VALEUR ÉCONOMIQUE DE LA CULTURE
TELL ME A TALE TO MAKE IT ALL GO AWAY
Author : Anne Murray - www.annemurrayartist.com
I
admit that it has been difficult to write this
article as there are many aspects that lead me
in diverse tributaries, away from the river, which
flows and is the main source of concern, these
questions: how can an artist sustain his existence
and continue to work when his profession is
undefined and evolves each day in a fluid pattern
of unstable forces? How is it possible to convince
a person to pay for something that is clearly seen
as a basic human right- the right to create and to
consume culture? How is it possible to continue
to participate, during a global pandemic, in the
development of artistic research, while there are
no funds to pay for the basic needs of your body
for nourishment and shelter? When does the value
of art override the value of sustenance and how
do we see it today and what value has it had in the
past and will it have for our future ?
I use poetic metaphor to help you to understand
as one tells a story to teach a child a life lesson.
This metaphor in itself, becomes an example of
how art brings value and understanding beyond
the basic elements of our daily life. The river flows
and its tributaries provide for the many across our
planet. I have been traveling around the world for
the last five years, a unique privilege and a gift, as
I have both appreciated and struggled in this long
process, this has been an endurance test beyond
measure. I have yet to earn any money as an artist
or to meet anyone that fully sustains themselves
through art. I have used an income provided from
teaching in Asia for several years in the past. Sure,
there are the famous artists I have written about,
the French Algerians who have works in the world’s
most famous collections, who also have cafés or
other businesses on the side, which help to bolster
their lives during the doldrums, the moments
when the prize money runs out, there are also
the Algerians who still live in their hometowns,
who have some connections or money from a
family car wash or even a wealthy patron, there
are those who have a business providing sporting
equipment, none of which fully and completely
sustain themselves on income from one continual
source on a daily basis as an artist. Many artists I
have met as I have been back and forth creating
projects in different places in Algeria, dream of
Europe, of the United States, and Canada, and
assume that out there in this vast planet there is
a place where being an artist is a true profession,
with a defined outcome of both money and status.
I can only say what I know from meeting hundreds
of artists over the last five years : this is not the
case anywhere in the world. Living artists are
treated as professional hobbyists who are looking
for some sort of attention for their obsessionsthis
is the common motto, unspoken, but clearly
heralded by the thousands as an unequivocal truth.
Still, with this knowledge, I continue to create and
so do so many artists in Algeria and around the
world. So what is the future of the artist, with this
motto in mind? Does an artist need a profession
outside of art to sustain this professional hobby or
is it possible, even now, to change the worldwide
perception of artists and art and elevate art to
the true status of a profession with a clear set
of rules and standards of monetary income and
production output?
46 Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
I believe that there is still a possibility and I hold
onto that hope. If globally we establish a universal
income for all, then artists can be free to create,
solve problems and provide the fruit of their
endless and far reaching abilities as creative
problem solvers and emissaries of hope wherever
the forces of nature and humanity have devoured
it. Artists see the world as not a defined space
with clearly defined objects, but as a source of
potential energy. If you put an artist in a room long
enough, he will create from everything around him
or her or they. If there are no materials, then the
source will be from the body itself, the sound of
the human voice, the words, the flesh, the blood,
the excrement, all will be a part of the outcome,
the intense desire and need for communication,
to continue the sharing of potential energy, will
overcome any and all obstacles. We have only
to look at our collective past to know that this
is true. In this time of intense isolation due to a
global pandemic, many are searching out poetry,
literature, and art of the past, created in isolation
and during similar times of extreme loss and pain
due to unfathomable sources or la force majeure
as one might call it.
One could cite the poetry of Anna Greki, a
militante who wrote her famous collection Algérie
Capitale Alger, during her time of confinement in
a prison in Algiers, or the work of Albert Camus,
La Peste, which hundreds of people are seeking
out and reading along with watching movies
such as Contagion, which help us to express
and understand this global event, for which it is
difficult for us to grasp and accept. Through
hours of isolation, many are frustrated, unable
to face themselves, or to understand the nature
and purpose of existence, meanwhile artists are
continuing to create, in a way, as an everyday
profession, their studios are their homes, the
empty streets, the worldwide web. Artists are on
the job 24/7 and they know their purpose and
intent towards a positive outcome for this planet
and all of its inhabitants. They are tasked with the
unlimited chore of entertaining and explaining
or telling the tales, which will distract and enable
us to cope and understand the nature of our
existence and force us to face a future that is full
of potential energy, but not quite definable as it
forms in the womb of our universe.
I remember now one of my most profound and
humblest experiences of art in Algeria, a visit to a
children’s hospital in Algiers with le conteur, Fares
Idir. He joined me on a brief visit to the city of
Algiers. Fares after several minutes of greetings
and observations which included the presentation
of a pomegranate plucked from a tree in the
garden of his parent’s home, asked if I didn’t mind
stopping at the children’s hospital where he would
tell some stories to distract the children and
bring some solace to the mothers who hold hope
in their hearts, but who clearly needed a refill
as hope runs out in the bleak atmosphere of a
crumbling and desolate building, which provides
little more to its patients than a bed and a blanket.
I asked Fares to make sure to get permission for
me to take photos or video during his storytelling,
and in one room, I stopped myself from taking
photos, because I thought he had not asked. It is
that moment, which I hold in my mind as a private
photograph, a memory emblazoned on my
retinas. A small boy sat on the edge of the bed,
his body like a mummified corpse covered from
the base of his waist to his neck in what appeared
to be an unending bandage of white gauze. His
face was still perfect and pure, unscathed, his dark
eyes as an innocent seal turning ever so slightly
towards the storyteller, with an awkwardness one
realized was caused by the unique way one must
contort the body to prevent pain- here because
any further contortion would mean unbounding
pain from the burns in his skin. Fares emanated
peace, calm, healing, his hands first poised at his
waist and raising as the story developed; he was a
bird stretching its wings to show that flight was an
inevitable outcome, and the words would lift and
support anyone that was willing to listen, if only
halfway. I watched the boy’s face; it was a statue,
listening with the utmost care and intensity- the
most beautiful thing I had ever seen. For a brief
interlude and perhaps moments remembered in
an uncertain future, Fares had become the genius
loci, his power was to focus our concentration
on something beyond our human existence, in a
fourth dimension, where pain, fear, and starvation
were but assets to the art of storytelling, and not
permitted to interrupt the natural beauty in our
sense of wonder. When the story ended, the boy
smiled, and hope remained in the room.
Février • Mars • Avril 2020 - ineffable
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Ineffable Magazine I N°12 I ISSN : 2602-6562
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