Magazine du Collège des Bernardins / Été 2020
Dossier Heureux les humbles
Dossier Heureux les humbles
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Collège des
Bernardins
Été 2020
Heureux
les humbles
Au temps du Covid-19, retrouver le sens du soin
Humbles devant Dieu : spirituelles icônes
Du vin au divin : trajectoires d’une humble alchimie
« L’entreprise doit être au service du bien commun »
Le Collège Le Collège des
des Bernardins,
incubateur
d’espérance
Rassembler les forces
inventives de l’âme, de
l’esprit et du cœur pour
poser sur le monde un
regard unifié, chercher le
sens et ouvrir des voies
d’espérance à la lumière
de la Révélation, telle est
l’ambition du Collège des
Bernardins, lieu où se
rencontrent formation,
réflexion et création.
Espace de liberté, projet
à vocation universelle où
chacun est invité à se
fortifier pour construire
un avenir respectueux
de l’homme, le Collège
des Bernardins conjugue
enracinement dans l’Écriture
et ouverture sur le monde.
Interdisciplinarité, dialogue
entre experts et théologiens,
rencontre entre chercheurs,
praticiens et artistes
forgent sa singularité.
POUR SUIVRE
L’AC TUAL I TÉ DU
COLLÈGE DES
BERNARDINS,
REJOIGNEZ-NOUS SUR.
20, rue de Poissy
75005 Paris
Tél. : 01 53 10 74 44
contact@collegedesbernardins.fr
www.collegedesbernardins.fr
Du confinement
à la nef
À travers une série de billets hebdomadaires intitulés
« Poteaux indicateurs », les acteurs du Collège des Bernardins
ont cherché à réveiller les mots durant la période de
confinement. Un mot pour donner à penser, contempler,
méditer et explorer des chemins intérieurs insoupçonnés…
GASTON FESSARD
La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola
« Pour la réflexion concrète, les mots n’ont de valeur qu’en tant qu’ils représentent un sens
et une direction, si bien que seul celui qui s’avance dans la direction qu’ils indiquent, peut
comprendre leur sens. Poteaux indicateurs, mais qu’on ne déchiffre qu’à mesure qu’on
progresse vers le but qu’ils désignent. »
Lire nos billets du confinement :
bit.ly/poteaux-indicateurs
#Silence
Le silence est
un éveil,
une attention
renouvelée à ce
qui touche le fond
de l’être.
Frédérique Poulet
#Crise
Toute crise est
une épreuve d’où
peut jaillir une
fécondité nouvelle.
Marie-Hélène Grintchenko
#Le sens
de la fin
L’étroitesse de l’espace
offre la conquête
de la profondeur
du temps.
P. Laurent Stalla-Bourdillon
Crédits iconographiques : couverture, p. 2-3, 14-15, 16 : Frans Vandewalle – p. 1 : DR – p. 7 : Yannick Boschat – p. 8 :
Collège des Bernardins – p. 11 : DR – p. 12 : Tom Pilston / Shutterstock – p. 18 : Paris Notre-Dame – p. 21 : Nicolás
Boullosa – p. 22 : Regan Vercruysse – p. 23-25, 29 : Vinciane Lebrun / Voyez-vous – p. 27, 31, 3 e de couverture : Guillaume
Poli / Ciric – p. 35, 36 : DR.
ÉDITO
Bienheureuse
humilité
Hubert du Mesnil
Ancien directeur du
Collège des Bernardins
I
l peut paraître audacieux de parler d’humilité au Collège des
Bernardins, quand on évoque le plus souvent le prestige de
son histoire, la réussite de sa restauration, le niveau de ses
enseignants ou les personnalités qui le fréquentent. Pourtant,
n’est-ce pas une raison de plus pour qu’il s’efforce d’être
une école d’humilité ? Non pas une humilité de façade ou de bonne
conscience, mais une humilité qui va chercher la véritable grandeur
de l’homme dans sa nature, qui nourrit sa réflexion de l’Écriture
(« quand je suis faible, c’est alors que je suis fort »), et qui se plaît à
contempler l’humilité du Tout-Puissant.
J’ai éprouvé moi-même, tout au long de cette présence de sept années
à la direction du Collège, combien l’humilité peut nous soutenir
lorsque, pour porter une charge qui nous dépasse, nous acceptons
d’en être simplement l’humble serviteur, en accueillant des autres tout
ce qu’ils font de bien et qu’ils offrent généreusement. L’apprentissage
de l’humilité au Collège, c’est l’accueil de chacun pour ce qu’il est,
quelle que soit sa condition ou sa croyance, le travail de vérité dans
le dialogue avec ceux qui sont différents de moi, la recherche de Dieu
dans les réalités de notre vie, avec ceux qui disent ne pas l’avoir trouvé.
Cette période de crise que nous avons traversée a été une école
d’humilité, aussi bien pour les dirigeants que pour chacun d’entre
nous. Nos certitudes, nos prévisions, nos projets… tout a été remis
en cause. Ce que personne n’arrivait à faire ou n’osait imaginer a
été obtenu par une mystérieuse contagion qui a pris possession
de la planète.
Et voilà que tout est à refaire et à repenser. Si, comme le pape François,
nous considérons que l’avenir de la planète et de l’homme, notre
avenir, passe d’abord par une conversion, il se pourrait bien que le
premier pas de cette conversion s’appelle l’humilité.
1
SOMMAIRE
4.
À LA UNE
REGARDS CROISÉS
4. Bâtir un monde « avec »
Mgr Alexis Leproux et Laurent Landete
7.
AU FIL
DES RENCONTRES
PRATIQUER
8. Au temps du Covid-19,
retrouver le sens du soin
Dre Véronique Lefebvre des Noëttes
DIALOGUER
10. Cette épreuve
a fait grandir l’humanité
en spiritualité
Philippe Haddad et P. Thierry Vernet
EXPLORER
12. Une « présence réelle »
qui révèle le sens
Jean de Saint-Cheron
2
14.
DOSSIER
Heureux
les humbles
29.
EN PARTENARIAT
EN IMAGES
16. La Chute d’Icare : comment
éviter la tragédie ?
Mélina de Courcy
TRAJECTOIRES
18. « L’exercice du pouvoir
conduit au don de soi »
P. Jean-Baptiste Arnaud
PERSPECTIVES
20. Kénose de la mode : vers
un vêtement plus éthique ?
P. Alberto Fabio Ambrosio
EXPOSITION
23. Humbles devant Dieu :
spirituelles icônes
CHEMINER
26. Du vin au divin : trajectoires
d’une humble alchimie
Jean de Saint-Cheron
RELIER
28. L’eucharistie :
unir le ciel à la terre
Louis de Frémont
SEMAINE DU SON
30. « Dans le silence,
l’invisible fait son
chemin »
ENSAD
32. Territoires
désarticulés du sacré
THE CONVERSATION
33. Valoriser la dimension
scientifique de
la théologie
Caroline Nourry
LA PAROLE À
34. « L’entreprise doit
être au service
du bien commun »
Jean-Bernard Rampini
36.
PUBLICATIONS
3
À LA UNE
REGARDS CROISÉS
Bâtir un monde
« avec »
Quel sera l’après-Covid-19 ? Qu’allons-nous retirer de la période de
confinement dont nous sortons tout juste ? Le Collège des Bernardins
s’exprime, à travers les mots de son président, Mgr Alexis Leproux,
et de son directeur général, Laurent Landete.
LAURENT LANDETE
ET MGR ALEXIS LEPROUX
Laurent Landete, directeur général
du Collège des Bernardins (droite).
Mgr Alexis Leproux, président
du Collège des Bernardins (gauche).
Quel regard portez-vous sur
le confinement que nous avons vécu ?
A. Leproux. Aux enfants que nous sommes d’une
forme de consumérisme matérialiste, le confine-
ment a signalé la dimension profondément intérieure
de la vie humaine, l’importance d’un langage
indicible de la présence à l’autre et notre grande
sensibilité à notre environnement physique et affectif.
Il nous a reconduits à ce qui est substantiel et
4
vital, cette relation que je tisse avec le monde
et qui fonde mon existence. Il nous faut retrouver
la conscience vive de ce qu’est une personne
humaine, la médiation vivante entre le visible et
l’invisible. L’usage des outils numériques pourrait
entraver une prise de conscience décisive,
une décision de renouer avec la sagesse, un
goût de la vie qui s’élabore par l’exercice harmonieux
de tous nos sens et qui nous ouvre à
sa signification.
L. Landete. La vocation du Collège
des Bernardins est plus que jamais
précieuse pour notre société qui
cherche des chemins d’espérance,
au cœur des tourments
qu’elle traverse. À l’écoute
des besoins des hommes de
ce temps, nous sommes particulièrement
interpellés par la
solitude vécue par tant de nos
contemporains et par la tragédie
subie par nos anciens, reclus
dans leurs EHPAD. Cela constitue
un des « symptômes » qui
nous mettent en mouvement.
Grâce aux réflexions que nous
menons au quotidien, le Collège
prend sa part à la construction
de ce monde nouveau, où
le plus vulnérable peut trouver
pleinement sa place, où la
relation, l’entraide des individus
demeurent fondamentales.
Face à l’impressionnante accélération
de l’utilisation d’outils
numériques toujours plus performants,
comment ne pas rappeler
l’importance des contacts humains, des
regards qui se croisent, des mains qui se tendent,
de la convivialité, de l’amitié, de la fraternité ?
À la suite de l’encyclique Laudato si’, qui éclaire
et inspire si largement l’expression artistique, la
recherche et la formation dispensée au Collège
des Bernardins, nous approfondissons et transmettons
la valeur essentielle des liens entre les
Notre responsabilité
réside dans un
choix décisif de
nous remettre en
question, de faire une
sorte d’examen de
conscience individuel
et collectif, pour nous
orienter sans cesse
vers les attentes et
les souffrances des
gens, sur cette Terre
que nous voulons
aussi protéger.
Laurent Landete, directeur général
du Collège des Bernardins
personnes. Cette contribution est vitale, et il s’agit
d’un enjeu de civilisation.
Quelle est la responsabilité du Collège
des Bernardins dans la construction
de ce monde nouveau ?
A. L. Nous avons une parole à proposer, qui n’est
pas seulement scientifique, journalistique ou politique,
mais qui est celle de témoins, une
parole capable de nourrir le cœur des
personnes en reliant les expériences
de chacun. Nous retrouvons l’importance
de la relation, ce « tout
est lié » qui est au fondement du
Collège. Offrons la responsabilité
à chacun, aux plus pauvres
et aux plus petits en particulier,
de changer le monde, de nourrir
de nouveaux rêves.
L. L. Notre responsabilité
réside dans un choix décisif
de nous remettre en question,
de faire une sorte d’examen
de conscience individuel et
collectif, pour nous orienter
sans cesse vers les attentes et
les souffrances des gens, sur
cette Terre que nous voulons
aussi protéger. Tout au long du
chemin inédit de ces derniers
mois, les paroles prophétiques
du pape François m’ont saisi en
ce sens. À un journaliste qui lui
demandait comment il vivait
cette traversée, il répondait : « Je
prie davantage et je pense aux
gens. C’est ce qui me préoccupe : les gens. Penser
aux gens est une onction, ça me fait du bien, ça
me sort de la préoccupation de moi-même. » Bien
d’autres de ses propos m’ont touché et notamment
lorsqu’il nous exhortait à être inventifs : « La
créativité du chrétien doit se manifester en ouvrant
de nouveaux horizons, en ouvrant des fenêtres,
en ouvrant à la transcendance vers Dieu et vers
5
les gens, et en créant de nouvelles façons d’être. »
Tout un programme ! C’est celui du Collège des
Bernardins : faire notre humble part pour édifier
et accompagner « un peuple ardent à faire le bien »
(Paul à Tite 2, 14). Oui, chercher le bien commun :
voilà ce que nous sommes appelés à vivre dans ce
magnifique lieu de rayonnement qu’est le Collège
des Bernardins. Tout doit être ordonné à cela !
Comment réagissez-vous face
à la prolifération de l’expression
« monde d’après » dans les médias ?
A. L. Le monde nouveau n’est pas forcément celui
d’après. Il nous précède, à nous de le dévoiler, de
le discerner. Que faisons-nous du temps présent ?
Nous avons une responsabilité ici et maintenant.
Ma liberté peut changer le monde. L’épreuve que
nous traversons y contribue en révélant ce qu’il y
a de plus solide en nous.
L. L. Certes, il faudra tirer les enseignements de
cette période, mais je me méfie un peu des slogans.
Cependant, s’il fallait en choisir un, je préférerais
parler de la nécessité de bâtir un monde « avec ».
Un monde où l’intelligence, la sensibilité et la capacité
de dialogue se mettent au service de ceux qui
cherchent une parole qui les relève, au service des
plus fragiles, au service de ceux qui espèrent une
situation économique et sociale meilleure, au service
de ceux qui désirent ce qui est beau, ce qui
est juste, ce qui est bon.
VERS UNE MÉTHODE
POUR L’EXAMEN DE CONSCIENCE
PÈRE FRÉDÉRIC LOUZEAU, DIRECTEUR DU PÔLE DE RECHERCHE
Après avoir voulu organiser la société pendant des siècles,
l’Église catholique s’est rendu compte que telle n’était pas
sa vocation. La Révélation divine ne consiste pas à donner
aux hommes les clés de leur organisation, mais à leur donner
la Vie divine. Le Collège des Bernardins ne peut pas donner
des leçons à la société ou fournir des propositions clés en
main pour réformer l’économie, le politique ou le culturel.
En revanche, les théologiens qui y travaillent peuvent mettre
en lumière les questions spirituelles, voire eschatologiques,
engagées dans nos choix de société.
« Si tu ne sais pas où
aller, commence par
regarder d’où tu viens »
En ces jours, l’examen de conscience semble être un pont
entre le monde de la foi chrétienne et les acteurs de la
société. L’expression auparavant réservée à la vie spirituelle
chrétienne s’est étendue. Il est à la fois très simple et très
difficile à réaliser, notamment en ces temps où nous vivons
« hors sol », pour reprendre une expression chère à Bruno
Latour. Il suit fondamentalement le schème suivant :
Interroger le passé pour comprendre le chemin
qui nous a menés là où nous sommes. Comment en
est-on arrivé là ? Quelles sont les causes profondes des
symptômes que nous observons ? Quelles sont les racines
humaines de la crise que nous affrontons ?
Adopter une attitude immédiatement pratique
envers le présent, orientée vers la recherche de
solutions. Que pouvons-nous faire aujourd’hui pour guérir
du passé et fonder un monde plus juste ? Quelles sont les
directions prioritaires à prendre dès maintenant ?
Regarder vers l’avenir pour espérer, sans naïveté ni
résignation. Quelles sont les lignes d’actions dans lesquelles
une espérance raisonnable peut s’incarner et se partager ?
Le Collège des Bernardins, à travers son pôle de recherche,
propose à ceux qui en ressentent le besoin de les accompagner
dans leur examen de conscience, notamment en leur
donnant des éléments de déclinaison de ce schème par
grands sujets (économie, politique, médecine, éducation,
numérique, art, etc.).
6
AU FIL DES RENCONTRES
Le Collège des Bernardins vit au rythme des rencontres : des
rencontres qui rassemblent, décloisonnent, font dialoguer une
diversité d’acteurs issus d’horizons différents pour élaborer une
compréhension interdisciplinaire et collective de notre temps.
Ensemble, ils participent à un débat ouvert et passionnant, croisent
les points de vue, échangent pour appréhender l’humain dans sa
complexité et contribuer à construire la société de demain.
Au temps du Covid-19, retrouver le sens du soin 8.
Cette épreuve a fait grandir l’humanité en spiritualité 10.
Une « présence réelle » qui révèle le sens 12.
7
AU FIL DES RENCONTRES
PRATIQUER
Au temps du Covid-19,
retrouver le sens
du soin
L’épidémie de Covid-19 rend du sens aux soins. Comment avons-nous pu
égarer le sens des plus beaux métiers, ceux des soignants ? La psychiatre
Véronique Lefebvre des Noëttes, qui codirige avec le père Brice de Malherbe
le séminaire « La médecine confrontée aux limites » du Collège des
Bernardins, revient sur la notion de soin à l’heure du Covid-19.
DRE VÉRONIQUE
LEFEBVRE DES NOËTTES
Psychiatre de la personne
âgée à l’APHP.
8
POUR ALLER
PLUS LOIN
Le soin n’est jamais réductible à un acte,
c’est une manière d’être. Il désigne
une pensée qui préoccupe l’esprit et
prépare aux actes par lesquels on veille
au bien-être de quelqu’un. Lorsqu’il
est pratiqué à l’hôpital, il vise à maintenir la santé,
à la restaurer, à guérir, mais aussi à accompagner
les maladies chroniques dans le temps. Enfin, aux
moments ultimes de la vie et par-delà le décès, il
vise à prodiguer les derniers soins. Il est donc à
la fois holistique, singulier, technique, psychique
et cognitif. Il est une praxis qui peut se faire seule
ou en équipe et dont la finalité est, même dans
les moments les plus dégradés, d’affirmer, sans
condition et sans partage, la dignité humaine
intrinsèque à toute personne. Le mot sens est,
lui, polysémique. Il nous indique la sensorialité,
la sensualité, la signification et la direction.
Crise du sens, crise du soin
L’épidémie de Covid-19, moment tragique, est
paradoxalement venue nous rappeler le sens du
soin. Elle nous a renvoyés à nos vulnérabilités et
à notre humaine condition. Aux soignants, elle
a rappelé la raison d’être de leur métier : savoir
accueillir la douleur et la souffrance des autres.
Savoir être là, dans une juste distance ou un juste
rapproché. Savoir laisser une chambre d’écho
à l’indicible. Savoir prendre la main malgré les
gants, le masque et les tenues de protection.
Pouvoir agir, malgré nos moyens parfois dérisoires,
sans compter et sans conditions.
Il est vrai que les soignants étaient assignés
depuis plus de dix ans à produire du soin sans
en faire vivre le sens. Certains en avaient perdu
leur vocation. Du fait des différentes réformes de
l’hôpital et d’une recherche accrue de rentabilité,
ils s’étaient résignés aux protocoles, sans âme,
comme une mécanisation de soins répétitifs et
déshumanisés. Pourtant, on ne cessait de nous
rappeler que le patient était au cœur du soin.
Désireux de retrouver le sens de leurs métiers, les
soignants tentaient de faire entendre leurs cris
d’alarme, parfois de façon désespérée, en vain.
Pratiquer le soin, repenser l’être à l’autre
Au temps du Covid-19, les personnels soignants
de tous types ont réinventé l’être à l’autre, par
leur considération et leur entière disponibilité.
Par des regards, des paroles, des gestes doux et
bienveillants, ils ont maintenu la dignité humaine
jusqu’au bout, alors que le soin semblait réduit
à sa plus humble manifestation, loin de la haute
technicité des salles de réanimation.
Ces manifestations du soin ne s’apprennent plus
depuis longtemps, mais elles se pratiquent encore
dans les services de gériatrie, lorsqu’on prodigue
les derniers soins à une personne âgée qui s’en
va seule, sans famille et sans rituels. Dans ces
moments si difficiles et dans l’impossibilité de
proposer des soins curatifs, les soignants sont
aux petits soins. Quelle belle leçon d’humilité
et d’humanité que d’entendre ces soignants
parler aux personnes âgées, les appeler par
leur prénom, leur expliquer la démarche jusqu’à
l’après, leur prodiguer, avec douceur, des soins
de confort jusqu’au crépuscule de la vie.
La caresse du soin, sortir de soi
Transformé en mots tendres et respectueux,
gestes ancestraux et caresses gantées, le soin
est ainsi devenu présence d’une transcendance
au cœur de l’immanence.
Car comme l’écrivait Emmanuel Levinas dans
Totalité et infini, la caresse ne vise « ni une personne
ni une chose ». Elle fait naître un entredeux,
un monde intermédiaire, où chacun, à la
fois touchant et touché, n’est plus exactement
soi-même, sans être pour autant devenu autre.
Consistant « à ne se saisir de rien », la caresse
se contente d’effleurer. Elle glisse, tout en tact,
indéfiniment. Elle cherche, sans savoir quoi, sans
rien trouver, mais sans cesser. Elle « marche à
l’invisible ». La caresse « transcende le sensible ».
Dre Véronique Lefebvre des Noëttes
Psychiatre de la personne âgée APHP
Totalité et infini.
Essai sur l’extériorité
[1961], Emmanuel Levinas,
Gallimard, 2006
Quelle santé
pour demain ?
10 juin 2020
bit.ly/santé-demain
9
AU FIL DES RENCONTRES
DIALOGUER
Cette épreuve a fait
grandir l’humanité
en spiritualité
Les mesures de confinement ont interdit les rassemblements religieux
pendant plus de deux mois, privant fidèles et représentants religieux
d’une présence réconfortante. Mais pour le rabbin Philippe Haddad et
le père Thierry Vernet, cette épreuve partagée à distance fut aussi
l’occasion d’un renouvellement spirituel.
Comment avez-vous vécu le fait d’être privé
de votre communauté de fidèles ?
P. Haddad. Cette absence a créé un sentiment de
stupeur. Un rabbin est comme un pasteur au sein
de sa communauté. Ne pas pouvoir animer les
offices en cette période liturgique si importante,
ne pas pouvoir être aux côtés de nos fidèles en
cette période si tragique a été un déchirement.
T. Vernet. Se retrouver seul ou presque pour
célébrer la messe a été très douloureux, tant sur
le plan communautaire que sur le plan personnel.
Pour un prêtre, qui s’est engagé au célibat, sa
communauté est comme sa famille, son épouse. Et
les assemblées dominicales joyeuses et animées
sont le lieu par excellence où se vit cette relation.
Comment vous êtes-vous adaptés
à cette situation et qu’avez-vous appris
sur votre engagement ?
T. V. Cette situation nous fait réfléchir au sens de
notre activité. Le sacerdoce ministériel n’est pas
un pouvoir mais une mission au service du peuple
chrétien. Cette mission, nous l’exerçons dans le
sens de l’intercession, en portant plus intensément
dans notre prière ceux dont nous ne voyons plus
les visages. Il nous est également apparu essentiel
de continuer d’apporter notre soutien malgré le
confinement : appeler les personnes isolées, les
familles endeuillées.
P. H. La synagogue, en hébreu beit knesset, signifie
« la maison du rassemblement ». Elle n’a donc
pas uniquement un rôle religieux, mais aussi un
rôle communautaire et social. Pour maintenir le
contact humain ainsi que les offices, nous avons
organisé des visioconférences. Il y a eu un certain
travail d’accompagnement mais, in fine, nous avons
réussi à reconstituer une communauté malgré les
murs. « Chacun chez soi et Dieu pour tous, mais
ensemble ! » : tel a été notre credo.
Comment vit-on une période aussi
troublée quand on est croyant ?
T. V. Ce temps d’épreuve a permis un retour sur
10
RABBIN PHILIPPE HADDAD
Rabbin diplômé du Séminaire israélite de
France – Union libérale israélite de France
(ULIF), professeur du Centre chrétien
d’études juives du Collège des Bernardins.
PÈRE THIERRY VERNET
Docteur ès-lettres, agrégé de lettres
classiques, codirecteur du département
de recherche Judaïsme et Christianisme
du Collège des Bernardins.
soi, un temps de retraite et de purification. À
travers les sacrifices consentis, notre foi, réduite
à l’essentiel, est comme passée au creuset. Moïse,
dans le Deutéronome, invitait d’ailleurs le peuple
à relire les dures années de l’exode comme un
temps de proximité avec Dieu.
P. H. La foi se reconstruit et se renouvelle
par les expériences de la vie.
Cette épreuve nous a fait grandir
et plus généralement, elle
a fait grandir l’humanité en
spiritualité.
Comment ?
T. V. D’un côté, le confinement
a aiguisé notre sens de
la compassion et de la communion
envers les personnes
souffrant de la solitude ou de
la promiscuité. De l’autre, ce
temps nous a aussi ramenés
aux questions existentielles.
P. H. En nous rappelant de plein fouet notre fragilité
humaine, cette épreuve a été un moment
privilégié d’éveil et de réflexion spirituelle.
Elle a mis en exergue l’importance de la vie,
de l’entraide, de la tendresse et de la relation
humaine.
Souviens-toi de
tout le chemin que
le Seigneur t’a fait
faire dans le désert,
afin de t’éprouver et
de connaître le fond
de ton cœur […].
Livre du Deutéronome (8, 2)
Avez-vous un message d’espérance
pour demain ?
P. H. Cette pandémie nous a rappelé que nous
vivons tous sur une seule et même Terre et que les
différences ne tiennent pas face à la maladie. Cela
appelle à plus de dialogue interreligieux. Il faut
revenir aux fondamentaux des religions
monothéistes : nous sommes tous des
descendants d’Adam et Ève. Pardelà
nos monothéismes, revenons
à l’humain porteur de l’image
divine quelle que soit la conviction
personnelle. Cette tragédie
doit nous engager à plus d’écoute,
plus de solidarité internationale,
et doit favoriser la paix, le partage
et la compréhension.
Quels sont vos mots pour
conclure ?
T. V. Cette période tragique et
douloureuse ne fut pas la Pâque
que nous avions imaginée, mais
elle saura peut-être renouveler notre vie !
P. H. Parfois dans la vie, nous attendons des
miracles, or nous oublions trop souvent que la vie
est un miracle ! Elle doit être source de joie, une
joie réelle, partagée et fraternelle !
11
AU FIL DES RENCONTRES
EXPLORER
Une « présence réelle »
qui révèle le sens
Avis aux déconfinés : plutôt que dans une tentative de retour à un statu quo,
le sens de notre existence ne pourrait-il pas se trouver dans la possibilité de
Dieu et un rapport réenchanté au monde ? Le 3 février 2020, George Steiner
nous quittait, après une vie passée à chercher ce sens à travers l’étude du
langage. Au commencement était le Verbe.
Lui-même agnostique, George Steiner
a regretté la tendance prédominante
d’une modernité athée excluant la
possibilité même de l’existence de
Dieu. Il voyait dans l’éviction de toute
transcendance le renoncement à une « présence
réelle », qui supposait au monde un sens profond,
et à la création un goût d’infini. Dans ce moment
de crise sanitaire, économique et sociale, l’œuvre
et la pensée de ce chercheur assoiffé de sens
trouvent une résonance particulière.
Cette crise est aussi celle du sens
Le confinement nous a tous jetés dans l’introspection.
Certains ont médité pour domestiquer
l’ennui, d’autres ont réappris à vivre avec euxmêmes.
Et beaucoup se sont interrogés sur l’état
de notre monde. Une part de doute s’est installée
sur le cadre de nos vies. L’anthropocentrisme
absolu, le capitalisme ou la foi dans le progrès ne
seraient donc pas des modèles aussi infaillibles
qu’on le pensait ? Cette perte de repères nous
interroge en profondeur sur le sens de l’existence.
George Steiner, professeur, critique littéraire
et philosophe du langage
Afin de retrouver ce sens qui semble se dérober,
il faudrait peut-être déjà interroger le mouvement
de déconstruction de notre époque pour
12
POUR ALLER
PLUS LOIN
lui éviter de sombrer dans le nihilisme. Dans
Réelles présences. Les arts du sens, George Steiner
explique comment une certaine conception de
la modernité nous a fait perdre le sens du langage
: « Les enjeux sont, tout simplement, ceux
du sens que revêt le sens garanti par le postulat
de l’existence de Dieu. “Au commencement était
le Verbe.” Il n’y eut jamais semblable commencement,
dit la déconstruction. » En bannissant
non seulement Dieu, mais sa possibilité même, la
modernité a vidé l’expression humaine de toute
réalité transcendante. Or, sans elle, ce que nous
disons, ce que les hommes expriment, se vide
d’une certaine plénitude du sens. Celle contenue
dans cette réelle présence mystérieuse mais
bien perceptible qui saisit le lecteur de Platon,
Shakespeare, ou l’auditeur de Mozart. Puisque,
ultimement, à travers leur beauté mais aussi la
quête d’infini dont elles témoignent, leurs œuvres
touchent à notre rapport au divin.
Recoudre le lien entre le mot et le monde
Pour Steiner, le postulat de l’absence de Dieu a
engendré une « rupture du contrat qui nous liait
aux vieux fantômes du sens et de la plénitude du
sens » et « de l’alliance entre le mot et le monde ».
Ainsi poursuit-il : « Pour les maîtres contemporains
du vide, les enjeux sont d’ordre ludique. C’est ici
que nos chemins se séparent. » Car lui proclame
que la « présence théologique, ontologique ou
métaphysique rend crédible l’affirmation qu’il
y a “quelque chose dans ce que nous disons” ».
La lecture de Réelles présences sonne d’ailleurs
comme une invitation à revenir à l’humilité de
l’enfance qui n’entend rien au postmodernisme,
mais se laisse rejoindre et simplement éblouir,
par la Création. Il faut retrouver ce qu’écrivait
Baudelaire dans ses Notes nouvelles sur Edgar
Poe : « C’est cet admirable, cet immortel instinct
du beau qui nous fait considérer la Terre et
ses spectacles comme un aperçu, comme une
correspondance du Ciel. » Percevoir le sens
du monde, c’est en redonner à la langue des
hommes qui cherchent à le décrire. Et le lieu
qui par excellence nous découvre ce sens,
c’est l’art. L’art qui se fait religion, au sens
étymologique de religare, c’est-à-dire qu’il
relie l’humain au divin. Ainsi la confrontation
aux grandes œuvres d’art et à la beauté,
dégagée du postulat de l’absence, peut-elle
nous introduire au sens de notre existence,
à la « présence » contre laquelle ou au nom
de laquelle le créateur humain a voulu dire
quelque chose ?
Un long samedi
À la fin de Réelles présences, le Juif qui disait
ne pas croire en Dieu mais qui défendait la
possibilité de son existence comparait notre
époque au samedi saint : « [L]e poème, la composition
musicale, qui parlent de la douleur
et de l’espoir, de la chair qui a le goût de la
cendre et de l’esprit qui a la saveur du feu, sont
toujours œuvres du samedi. Elles ont surgi
d’une immensité de l’attente qui caractérise
l’homme. Sans elles, comment pourrions-nous
patienter ? » La période que nous traversons
semble se poursuivre après le grand dimanche.
Elle nous fait goûter cette attente, comme une
invitation à retrouver le sens.
Jean de Saint-Cheron
Étudiant en 4 e année à la faculté Notre-Dame
Réelles présences.
Les arts du sens [1991],
George Steiner, Gallimard,
1994, trad. Michel R. de
Pauw.
LA POSSIBILITÉ DE DÉCHIFFRER | Georges Steiner, Réelles présences, 1994
« Une sémantique, une poétique de la correspondance, de la possibilité de déchiffrer, une poétique de valeurs de vérité
résultant d’un consensus développé avec le temps, sont strictement inséparables du postulat de la transcendance théologicométaphysique.
Ainsi l’origine de l’axiome du sens est commune à celle du concept de Dieu. »
13
Heureux
les humbles
DOSSIER
Qu’est-ce qu’être humble ?
Étymologiquement, c’est être proche
de l’humus, la terre. Dire, avec le Christ,
« heureux les humbles », c’est dire que,
pour s’élever spirituellement, il faut se
pencher vers la terre. Dans notre société
marquée par les excès, l’humilité est une
écologie sociale. Le magazine du Collège
des Bernardins poursuit la réflexion initiée
dans son numéro précédent, « Entendre
le cri de la Terre », pour en développer
le versant sociétal et humain.
EN IMAGES
16. La chute d’Icare : comment éviter la tragédie ?
TRAJECTOIRES
18. « L’exercice du pouvoir conduit au don de soi »
PERSPECTIVES
20. Kénose de la mode : vers un vêtement plus éthique ?
EXPOSITION
23. Humbles devant Dieu : spirituelles icônes
CHEMINER
26. Du vin au divin : trajectoires d’une humble alchimie
RELIER
28. L’eucharistie, unir le ciel à la terre
15
DOSSIER : HEUREUX LES HUMBLES
EN IMAGES
La Chute d’Icare :
comment éviter
la tragédie ?
Détail de La Chute d’Icare d’après Pierre Bruegel l’Ancien,
vers 1558, huile sur toile, 73 x 112 cm, musées royaux
des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles. Original disparu,
connu par deux copies conservées à Bruxelles.
Détail de La Chute d’Icare d’après Pierre Bruegel
l’Ancien. Tandis qu’il construit un monument à la
mémoire de son fils, Dédale endure les gloussements
d’une perdrix, avatar de son neveu qu’il avait précipité
dans le vide et que la déesse Athéna avait transformé
en oiseau. On retrouve la perdrix ici, à côté du pêcheur,
le regard détourné du héros déchu.
est perdu et on ne sait
presque rien du tableau conservé
depuis 1912 aux musées royaux
des Beaux-Arts de Belgique,
L’original
mais personne ne doute que cette
extraordinaire composition lui revienne. C’est
vers 1558 à Anvers que Pierre Bruegel l’Ancien
aurait peint La Chute d’Icare, seul thème mythologique
de toute son œuvre, inspiré du huitième
livre des Métamorphoses d’Ovide.
Le poète raconte comment Icare et son père
Dédale s’enfuient du labyrinthe où le roi Minos
les détient prisonniers, en fabriquant des ailes
de cire et de plumes. Négligeant la recommandation
de Dédale de ne voler ni trop bas,
ni trop haut, grisé par le vol à l’air libre, Icare
s’écarte de son guide et s’approche du soleil. La
cire fond, Icare est précipité dans la mer. Son
père ne retrouvera de lui que des plumes à la
surface des flots.
Icare au second plan
Il faut une certaine perspicacité au spectateur
pour comprendre que cette vaste composition
16
POUR ALLER
PLUS LOIN
panoramique illustre le mythe d’Icare, car celui-ci
en est singulièrement absent, ainsi que Dédale.
L’ironie de Bruegel réside dans une composition
où Icare se noie dans l’indifférence générale.
Où est-il ? Pourquoi ne le voit-on pas traverser
majestueusement ce vaste ciel, déployant ses
ailes tel un oiseau paradisiaque, lui l’homme
volant, aussi fabuleux qu’un dieu ? Le cosmos
tout entier resplendit sur cette toile, dans un
panorama en vue plongeante. Icare n’y aurait-il
pas sa place ?
C’est un simple laboureur qui occupe le premier
plan. Son surcot rouge capte le regard. Ce
travailleur consciencieux n’obéit-il pas aux lois
de l’univers ? Il est l’exemple même de celui qui
accepte son destin, qui s’y soumet humblement.
Il féconde la terre, porte du fruit, réalise le projet
divin. Sur la gauche, une épée et une bourse
posées à terre illustrent le proverbe « épée et
argent requièrent mains astucieuses ». Allusion
au laboureur persévérant, fidèle et rigoureux qui
voit son travail récompensé par des pièces sonnantes
et trébuchantes. Derrière lui, un berger
scrute le ciel, appuyé sur son bâton. Cherchet-il
Dédale dans l’azur transparent, comme le
montre la deuxième copie du tableau, conservée
au musée Van Buuren de Bruxelles ?
Le rire de la perdrix
À droite, la perdrix, symbole de tentation
au Moyen Âge, est l’incarnation du neveu de
Dédale dans Les Métamorphoses. Son regard
n’est pas attiré par le drame, elle surveille un
pêcheur tirant sa ligne, tandis que, sur le navire
à l’arrière-plan, on s’affaire à tendre les amarres.
L’humanité est à sa tâche : elle laboure, elle fait
paître, elle pêche, elle commerce… La voilà
garante de la bonne marche du monde, telle
que Bruegel l’entend.
Ce n’est que dans un second temps, à droite, en
contrebas de la falaise, que l’on découvre les
deux jambes nues qui s’agitent au milieu des
flots : Icare se noyant.
Ce fatal « désir de ciel »
Pourtant, quelle formidable avancée technique
pour l’humanité de fabriquer des ailes pour
voler ! Quelle audace, quelle ingéniosité, quel
rêve devenu réalité ! La liberté à peine retrouvée
d’Icare s’est perdue dans la démesure, l’insolence
humaine de vouloir égaler les dieux, l’hybris.
N’y avait-il pas un autre choix à faire pour le
nécessaire progrès du monde ? Par le choix de
la « non-puissance » dont parle le philosophe
Jacques Ellul, qui consiste à accueillir l’innovation
technique en refusant la toute-puissance,
Icare aurait évité la double tragédie
de l’égoïsme et de l’indifférence, un naufrage
pour l’humanité. Dans les deux tableaux La
Tour de Babel peints par Bruegel en 1563 et
en 1568, allégoriques de l’empire international
des Habsbourg, les desseins humains, poussés
par l’orgueil et la fierté, échouent également
dans leur élan vers le divin.
À l’heure où les plus grandes puissances engagées
dans la mondialisation sont mises à mal
par un virus, où l’humanité entière est menacée,
ne faut-il pas voir dans ces représentations
une question urgente et essentielle : comment
mieux collaborer pour éviter la chute ?
Mélina de Courcy
Diplômée de l’École du Louvre, professeure
d’histoire de l’art au Collège des Bernardins
Les podcasts d’Une
heure, une œuvre
bit.ly/une-heureune-oeuvre
Théologie et technique.
Pour une éthique
de la non-puissance,
Jacques Ellul, Labor
et Fides, 2017
LE VOL FOU
Les Métamorphoses, Ovide, huitième chant, trad. Marie Cosnay, L’Ogre, 2017
L’enfant commence à se réjouir du vol fou,
quitte son guide, poussé par ce désir de ciel,
fait chemin plus haut. Juste à côté du soleil rapide,
la cire odorante qui attache les plumes mollit.
Il n’y a plus de cire. Ses bras nus, l’enfant les agite,
il n’y a plus d’ailes, plus d’air à saisir,
la bouche qui crie le nom du père tombe dans une eau
bleue de ciel, qui prendra son nom.
17
DOSSIER : HEUREUX LES HUMBLES
TRAJECTOIRES
« L’exercice du pouvoir
conduit au don de soi »
L’humilité serait-elle une valeur trop souvent oubliée des puissants ? Comment puiser
dans les Écritures pour changer notre perception du pouvoir ? Le père Jean-Baptiste
Arnaud, codirecteur du séminaire « Quels nouveaux paradigmes pour construire une
société plus juste ? » au Collège des Bernardins, explore le pouvoir de l’humilité.
Le pouvoir est-il incompatible
avec l’idée d’humilité ?
J.-B. Arnaud. Au contraire ! L’exercice du pouvoir
est vain sans la recherche de l’humilité. L’humilité
consiste à être pleinement à sa place, en reconnaissant
qui nous a établis dans notre mission,
dans quel but et pour qui nous l’accomplissons,
mais aussi avec qui nous exerçons le pouvoir. Le
pouvoir isole ; l’humilité consiste à s’entourer de
personnes compétentes, souvent plus que soi, et à
apprendre à travailler en collaboration avec d’autres.
Les responsabilités politiques invitent-elles
nos dirigeants à l’humilité ?
P. JEAN-BAPTISTE ARNAUD
Docteur en théologie, il dirige notamment
le séminaire « Quels nouveaux paradigmes pour
construire un société plus juste ? » au Collège
des Bernardins avec Antoine Arjakovsky.
© Paris Notre-Dame
J.-B. A. Le pouvoir politique fascine, et aujourd’hui
sa conquête passionne parfois plus que son exercice.
Cela ne facilite pas l’humilité. C’est en se souvenant
qu’ils viennent de la terre, de l’humus, que les
dirigeants peuvent rester humbles. Et pourtant
ils ne s’en rendront jamais vraiment compte, car
l’humilité se contemple chez les autres, mais jamais
chez soi, sous peine d’être en fait orgueilleux…
Quelle est la perception du pouvoir
portée par les Évangiles ?
J.-B. A. « Tout pouvoir vient de Dieu », dit saint
Paul (Romains 13, 1). Dans l’Évangile, Jésus forme
ses apôtres à exercer leurs responsabilités en tant
que serviteurs. Il ne leur reproche pas d’avoir de
l’ambition, mais il les place devant un choix radical :
« Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre
serviteur, celui qui veut être le premier parmi vous
sera l’esclave de tous » (Marc 10, 43-44). L’exercice
du pouvoir conduit au don de soi, au choix librement
18
POUR ALLER
PLUS LOIN
consenti d’être dépossédé de sa propre vie pour
servir la vie d’autres personnes et y trouver sa joie.
Avec un réalisme tout à fait pertinent et moderne,
Jésus met toutefois en lumière la tentation
propre au pouvoir : « Vous le savez : ceux que
l’on regarde comme chefs des nations les commandent
en maîtres ; les grands font sentir leur
pouvoir » (Marc 10, 42). L’exercice d’un pouvoir,
aussi minime soit-il, conduit souvent à vouloir
l’imposer, voire à en abuser.
En quoi les Évangiles peuvent-ils
nous aider à améliorer notre vision
du pouvoir politique ?
J.-B. A. L’humilité du Christ dans
l’exercice de son pouvoir passe
aussi par le choix audacieux
qu’il fait dès le début de l’Évangile
d’associer des disciples
(Marc 1, 17) à sa mission alors
qu’il pourrait l’accomplir seul.
Après sa résurrection, alors qu’il
reconnaît que « tout pouvoir
lui a été donné au ciel et sur la
terre », il envoie ses disciples
en mission, malgré le fait que
certains, parmi eux, doutent
(Matthieu 28, 18). La coopération
que Dieu recherche avec
les hommes peut inspirer celle
des hommes entre eux. Ceux qui
exercent le pouvoir doivent s’y engager totalement,
tout en acceptant d’être dépassés par leur tâche et
en renonçant à vouloir sauver l’humanité. L’humilité
consiste à reconnaître que le pouvoir confié peut
être retiré, qu’il n’est pas perpétuel, que d’autres
l’ont exercé avant et l’assumeront après, et que le
but du politique n’est pas le salut de l’humanité.
Peuvent-ils insuffler davantage
d’humilité à nos dirigeants ?
J.-B. A. Le dialogue patient et confiant entre les
responsables politiques et les représentants des
Celui qui veut
devenir grand parmi
vous sera votre
serviteur, celui qui
veut être le premier
parmi vous sera
l’esclave de tous.
Marc 10, 43-44
religions, mais aussi de la philosophie, des
sciences humaines, favorise l’ouverture de
la conscience et l’éclaire aux enjeux de long
terme, au sens de l’humain dans toute sa
richesse et du mystère de la société dans toute
sa complexité. Il s’agit d’éduquer, dès l’école,
et de former, tout au long de l’existence, à
une anthropologie qui reconnaisse l’homme
« corps, âme, esprit » comme un être de don
et de relation.
L’Église encourage les institutions à être respectueuses
des personnes, en particulier des
plus vulnérables. Elle promeut quelques
principes fondateurs qui donnent
du sens à l’exercice du pouvoir.
Ainsi le service du bien
commun, la subsidiarité, la
solidarité, le respect de la
création et la recherche de
la paix.
Dans votre département
de recherche, vous
travaillez sur la notion
de « société juste ».
Cette notion intègret-elle
une telle vision
du pouvoir ?
J.-B. A. La justice et l’humilité
sont liées dans la
mesure où elles contribuent
à ce que chacun trouve sa place, grâce aux
autres, au service des autres, afin d’établir
des relations fraternelles, d’identifier et de
servir les différentes composantes du bien
commun (conditions de vie, institutions
justes, vision de la société). La justice des
hommes, distincte mais inspirée de la justice
de Dieu, éclairée par les ressources qu’offre
la révélation chrétienne, cherche le meilleur
pour chacun, le développement intégral de
la personne, avec une attention particulière
pour les plus fragiles et un plus grand respect
de la Création.
Quels nouveaux
paradigmes pour
construire une société
plus juste ?
bit.ly/société-juste
19
DOSSIER : HEUREUX LES HUMBLES
PERSPECTIVES
Kénose de la mode :
vers un vêtement
plus éthique ?
La mode peut-elle devenir plus éthique sans perdre de sa superbe ? C’est
la voie qu’explore le père Alberto Fabio Ambrosio à travers l’idée d’une
kénose de la mode. Théologien et historien des religions, il codirige au
Collège des Bernardins, avec Nathalie Roelens, le séminaire « Revêtir
l’invisible : la religion habillée ».
La mode est tout sauf vaine, superficielle,
éphémère ou encore futile.
Un simple coup d’œil sur les chiffres
d’affaires qu’elle engendre suffit à
s’en persuader. Aucun domaine ne
lui est étranger – pas même les sciences ou les
religions – et tous, à son contact, s’en trouvent
modifiés. Mais le secteur, largement dominé
par le courant de la fast fashion – on porte et
on jette – est l’un des plus polluants au monde.
Fabriquer un simple jean réclame entre 70 et 100
mètres cubes d’eau. De quoi rougir de honte à
chaque fois qu’on en achète un.
Que la mode doive opérer une conversion est
une évidence aux yeux de bien des consommateurs.
En soulevant de plus en plus de questions
éthiques sur ses retombées écologiques, économiques,
identitaires ou sociales, le courant
émergeant de la modest fashion interroge
le système capitaliste. Ses préoccupations
se rapprochent de celles qu’exprime le pape
François dans l’encyclique Laudato si’ et nous
rappellent que le rapport au vêtement n’est en
rien dénué de spirituel.
De l’apparat au dépouillement :
mode religieuse et Dieu de la mode
Les religions ont fait varier du tout au tout leurs
positions face à la mode au fil des siècles. Il suffit
de voir l’histoire du christianisme : à l’ascétisme
et au principe de modestie ont fait pièce le faste
et l’ornementation qui viennent enrichir une certaine
iconographie religieuse autant que les habits
sacerdotaux. Le concile de Trente a proclamé la
nature solennelle de l’ostentatoire ecclésiastique,
mais d’autres figures éminentes comme Tertullien
ou Thomas d’Aquin ont défendu une éthique de la
sobriété. Quoi qu’il en soit, ces positionnements
contraires n’empêchent pas les religions d’avoir
aujourd’hui leur mot à dire en matière d’éthique
de la mode, et surtout de pratiques vestimentaires
respectueuses de la planète. Les religions, et je
pense d’abord à la foi chrétienne et à sa pratique,
peuvent apporter des éléments de fond à une
réflexion sur la nature de la mode ou le tournant
qu’elle doit prendre face à la crise écologique.
Si la mode a ses dieux, rien n’empêche d’affirmer
que Dieu est aussi le Dieu de la mode.
20
Un vêtement, la Bible nous l’apprend, est une
deuxième peau : on ne peut pas le jeter comme
si de rien n’était. Si on le jette, c’est qu’il n’est
jamais devenu notre deuxième peau. Dieu luimême,
au moment où Adam et Ève découvrent
leur nudité à la suite du péché originel,
confectionne pour ses créatures des
tuniques de… peau. Si bien que
le vêtement, en quelque sorte,
est aussi la création de Dieu.
Mon premier essai théologique
sur le vêtement et la
mode (à paraître, ndlr) désigne
en Dieu le triple couturier
ou tailleur : il nous habille
au moment de la découverte
de la nudité, il nous refait un
vêtement à notre baptême et
pour finir nous taillera sur
mesure le vêtement de noces
des élus de l’Apocalypse. Ces
enseignements de la foi nous
donnent de quoi réfléchir à ce qu’est devenu
notre rapport au vêtement et à la mode dans
le système consumériste.
La kénose de
la mode se manifeste
dans l’idée qu’une
touche de sobriété
n’entame en rien
la splendeur.
L’émergence d’une mode plus humble
Le courant de la modest fashion somme la mode
de se convertir. Une conversion dont la nécessité
est évidente aux yeux de bien des consommateurs,
surtout parmi les jeunes que la question
écologique concerne au premier
chef. Depuis quelques années,
cette mode alternative gagne
des adeptes. Ceux-ci apportent
un soin croissant à l’achat de
vêtements respectueux de la
planète, quand ils ne préfèrent
pas le troc, tendance dérivée
du goût pour le vintage ou le
rétro. Ils s’apparentent presque,
en cela, aux générations précédentes,
celles qui avaient vécu
la guerre et avaient appris à
ne pas consommer des vêtements
comme incite à le faire
la fast fashion. Le mouvement
se rapproche de l’ascétisme, de l’humilité ou du
dépouillement qui caractérisent le courant incarné,
entre autres, par saint Thomas d’Aquin.
Au courant dominant
de la fast fashion
s’oppose celui de
la modest fashion :
une mode plus proche
de la Terre, empreinte
d’une humilité qui
n’entache en rien
sa splendeur
21
DOSSIER : HEUREUX LES HUMBLES
des vêtements conformes à la mode, mais pour les
rendre plus vrais, davantage liés à notre histoire
d’humains.
Une mode qui relie les humains et la planète
En octobre 2018,
l’exposition « Heavenly
Bodies » du Metropolitan
Museum of Art (MET)
de New York a exploré
les liens entre la mode
et la religion. En quelques
mois, l’exposition a attiré
plus de 1,6 million
de visiteurs
Une kénose de la mode
La nécessaire conversion de la mode peut être
appréhendée par une analogie avec la kénose :
Dieu qui s’abaisse à travers le Christ pour revêtir
l’humble condition de l’homme. Métaphoriquement,
la kénose de la mode se manifeste dans l’idée qu’une
touche de sobriété n’entame en rien la splendeur.
Les grands cabinets d’études des tendances ont
proclamé, depuis quelques années déjà, l’ère de la
contre-mode. Il ne s’agit plus de mode en tant que
possibilité de s’habiller de manière conforme à sa
propre identité, mais en tant qu’il est essentiel de
respecter du même coup son identité profonde,
celle des autres et celle de la planète. Dans le manifeste
antimode de l’un de ces cabinets d’études, il
est écrit en toutes lettres que l’avenir de la mode
réside dans l’échange, dans les boutiques plus
intimes, et non dans la fast fashion. Entre le luxe
et la consommation incessante, tout le système
nécessiterait une kénose, un abaissement non pas
pour rabaisser la splendeur légitime des tissus,
Lorsque saint Thomas d’Aquin commente la prière
du Notre Père en 1273, il précise bien que le mot
humilité renvoie étymologiquement à humus, ce
milieu vital qui a besoin de tout et de l’intervention
de tous pour être fécond et porter du fruit.
Il en va de même de la mode : elle a, pour exister,
autant besoin de la planète que des hommes et
des femmes, celles et ceux qui la créent et l’utilisent.
Les êtres humains devraient apprendre
davantage à habiter/habiller cette Terre, à sentir
qu’ils forment un tout avec elle. Habiter la Terre,
descendre vers elle signifie – de manière certes
métaphorique – la laisser s’habiller d’elle-même, la
respecter, privilégier les matières qui ne la polluent
pas ni ne l’exploitent. Ce n’est pas un rêve, car les
nouvelles générations seront impitoyables dans
le choix des matières, des tissus, des pratiques
respectueuses de la planète. Les grandes maisons,
même celles qui sont spécialisées dans le luxe,
ont entendu cet appel et essaient d’y répondre.
C’est de cette kénose envers la planète qu’il s’agit.
En opérant cette conversion éthique, la mode
s’humilie : elle prend acte de sa dépendance à la
Terre et de sa responsabilité envers elle comme
envers les sociétés humaines. Et la planète
récompensera ceux et celles qui l’auront habitée
et habillée avec le plus de respect.
P. Alberto Fabio Ambrosio
Professeur de théologie et d’histoire des religions
CE QUE LE VÊTEMENT DIT, OU NON,
DE L’HUMAIN QUI LE PORTE | Sermons, 6, saint Thomas d’Aquin
« Il peut parfois arriver que quelqu’un mette un vêtement éclatant par humilité, et parfois par ambition. Observe ses autres
comportements : s’il montre du mépris pour l’ambition dans ceux-ci, alors il agit par humilité. Sinon, dit-il, “On peut le savoir par ses
actions”, car ceux qui portent un vêtement méprisable, d’une part et, d’autre part, montrent des signes de pénitence et de bonté, sont
des brebis du Christ. Sinon, ce sont des simulateurs. »
22
EXPOSITION
Humbles devant Dieu :
spirituelles icônes
Du 14 au 20 janvier, le Collège des Bernardins organisait une exposition
d’icônes contemporaines de Russie, d’Ukraine et d’ailleurs. Retour
sur une peinture riche et singulière, dont l’humilité détonne dans l’univers
de l’art et dans la culture contemporaine.
Qui connaît les noms des peintres
d’icônes d’hier ou d’aujourd’hui ?
À l’exception de quelques grands,
comme Théophane le Grec ou
Andreï Roublev, les noms des
peintres d’icônes sont voués à disparaître avec
ceux qui les portent. La légende raconte qu’Andreï
Roublev, moine du xv e siècle immortalisé à l’écran
par Andreï Tarkovski, eut les yeux crevés pour
avoir osé signer l’une de ses œuvres.
l’absence d’expressions émotives ou de sentiments
forts symbolise précisément une attitude
d’humilité devant la volonté de Dieu. Le manque
assumé de réalisme, et dans la plupart des cas
d’éléments contextuels permettant de placer la
scène dans une certaine culture, mode ou tem-
Ces artistes créent des icônes
mais n’en deviennent pas
S’ils passent à la postérité, c’est presque par accident,
car la nature même de la peinture d’icônes
veut que l’artiste s’efface derrière son œuvre, son
sujet, et ce que celui-ci inspire. Aujourd’hui encore,
les icônes n’ont d’autre finalité que de permettre
« l’expérience de la prière contemplative » selon
les mots de Sergei Chapnin, spécialiste du sujet
religieux.
L’humilité au cœur du motif
de la peinture d’icônes
Du grec eikona qui signifie « petite image »,
l’icône est par essence un format de l’humilité,
animé par toute une série de codes symboliques.
Dans la représentation des figures par exemple,
Le Sauveur, icône non faite de main d’homme
(fragment d’une caisse de munitions), Sophia Atlantova,
Oleksandr Klimenko. Tempera, 45 x 51 cm | Kiev, 2015
23
poralité, participe de cette quête d’humilité
devant l’Éternel. Une démarche esthétique
qui vise l’épurement et veut ainsi supprimer
tout obstacle entre l’image et l’âme de celui
qui la regarde. Vassily Kandinsky s’inspira de
ce principe pour le pousser à l’extrême dans
l’art abstrait.
La peinture d’icônes est
un espace de recherche
créative corrélé à l’expérience
de la prière contemplative,
au silence du cœur, à la
beauté et à l’harmonie.
Sergei Chapnin, président
de l’Artos Fellowship
Une économie de moyens à la fois
historique et philosophique
C’est aussi la simplicité des matériaux utilisés
qui interroge avec les icônes. Est-ce faute de
moyens que ces peintres se mirent à représenter
leurs saints sur des morceaux de bois,
de murs, de pierre ? Ou ce choix participait-il
déjà du sentiment qu’ils voulaient exprimer ?
Les deux. D’un point de vue historique, la
peinture d’icônes a été principalement le fait
d’hommes d’Église, de moines eux-mêmes tenus
à une certaine ascèse, et donc à une économie
de moyens. Mais cette modestie des supports
s’aligne également avec le message du Christ,
celui d’une valeur qui dépasse et transcende
les réalités matérielles.
L’exposition « Pour la vie du monde »
de janvier 2020 au Collège des Bernardins
invitait à un humble recueillement
LE LANGAGE DE L’ÂME
Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier [1912], Vassily Kandinsky
« [L’artiste] doit commencer par reconnaître les devoirs qu’il a à l’égard de l’art, donc de
lui-même, ne pas se considérer comme le maître de la situation, mais comme étant au
service d’un idéal particulièrement élevé, qui lui impose des devoirs précis et sacrés, une
grande tâche.
[…] La peinture est un art et l’art dans son ensemble n’est pas une vaine création d’objets
qui se perdent dans le vide, mais une puissance qui a un but et doit servir à l’évolution et
à l’affinement de l’âme humaine. […] Il est le langage qui parle à l’âme, dans la forme qui
lui est propre, de choses qui sont le pain quotidien de l’âme et qu’elle ne peut recevoir que
sous cette forme. »
DOSSIER : HEUREUX LES HUMBLES
CHEMINER
Du vin au divin :
trajectoires d’une
humble alchimie
« Du vin au divin » : c’était le titre espiègle de la session intersemestrielle
de la faculté Notre-Dame les 30 et 31 janvier derniers. Retour avec Jean
de Saint-Cheron, étudiant à la faculté Notre-Dame, sur les étonnantes
trajectoires proposées lors de ce voyage enivrant à la rencontre de
l’invisible : du travail de la terre au culte du divin.
«
Le surnaturel est lui-même charnel »
écrivait Péguy au cœur d’Ève, sa grande
fresque du salut. Aussi la session du
bureau des étudiants de la faculté
Notre-Dame fin janvier a-t-elle été
pensée comme une progression du vin au divin, du
plus charnel au plus spirituel, les deux s’entrelaçant
toujours. Au fil de quatre demi-journées nourries
de remarquables exposés sur le vin, Dieu s’est ainsi
progressivement dévoilé dans le fruit de la vigne et
du travail de l’homme, et la conscience paradoxale
de la grandeur de l’homme et de son indispensable
humilité ont été révélées. Car Dieu est toujours le
premier à semer, à faire croître, à donner du fruit,
à vendanger et à déposer sa vie pour ses amis.
Travailler la terre :
un labeur harassant et sublime
La première matinée fut l’occasion d’un débat passionnant
entre le célèbre Jean-Robert Pitte, auteur
du Désir du vin à la conquête du monde, Marthe
Henry, jeune et talentueuse vigneronne du domaine
Boillot de Meursault, et Sébastien Burel, œnologue
et consultant en vin. Au cœur du dialogue a surgi
une tension entre la joie païenne des promesses
d’une boisson qui enivre et l’extraordinaire ascèse
que sa production requiert : travail de la terre, de
la plante, des fruits… Un labeur empreint d’humilité
devant la nature qu’il faut à la fois dompter et
soigner, inlassablement, pour en extraire un don
du ciel, un grand vin de Bourgogne.
L’alchimie, jusqu’à l’ivresse
François Mitjaville, prestigieux vigneron autodidacte
de la rive droite de la Garonne, nous fait entrer dans
le mystère de l’homme en quête d’absolu. Depuis nos
lointains ancêtres prognathes qui avaient découvert
les joies du fruit fermenté au pied des arbres jusqu’à
l’œnologue qui, dans ses chais, veille à la parfaite
macération bordelaise, l’humilité des humains
devant cette alchimie divine s’est à nouveau révélée.
Pierre Michon, auteur des Vies minuscules, nous
a quant à lui guidés dans une traversée des livres
et de l’écriture à travers le prisme de la boisson.
C’est que le combat de l’humain contre la mort et
le malheur se retrouve dans ces deux élans que sont
le désir d’ivresse et la création littéraire. L’humain
tout entier est saisi par un impossible qui devient
réel, soûlé merveilleusement, arraché à la pesanteur
26
POUR ALLER
PLUS LOIN
du monde mais, immanquablement, il retombe. La
parole et l’alcool sont les deux grands vertiges de
l’humanité. Un livre ne suffit pas, une cuite non plus.
Il faut plus. Pour Pierre Michon, les plus grandes joies
de l’homme ne sont pas à chercher dans l’ivresse.
Lui, l’agnostique, le poète intraitable, fait mourir
l’abbé Bandy dans le sens plénier et retrouvé de « la
bouleversante signifiance du Verbe universel » dans
ses Vies minuscules et affirme que si les apôtres
avaient l’air ivre à la Pentecôte, c’est parce que
« l’Esprit saint fait bien plus de quarante degrés ».
Le vin dans la Bible :
un temps de questionnement
Le dialogue entre le très savant rabbin Marc-Alain
Ouaknin et le père Philippe Lefebvre, auteur de
Ce que dit la Bible sur le vin, enrichi de la lecture
du père Henry de Villefranche, a donné lieu à un
passionnant échange d’œnologie biblique et une
belle leçon. Le rabbin Ouaknin choisit de s’attarder
sur l’importance du temps, car faire du vin
requiert patience ; presque autant qu’apprendre
à aimer et à vivre selon la vérité. Le vin nous est
donné par la Bible pour nous apprendre que le
temps de la culture, de la vinification, de l’élevage,
de la boisson, forment une image du temps de
questionnement devant la vérité.
Le père Philippe Lefebvre a proposé de son
côté une magistrale traversée de l’Écriture,
dont on tire un enseignement sur la fructification
de l’homme lui-même. Fructifier, de la
Genèse à saint Paul, ce n’est pas seulement se
reproduire, mais c’est se laisser traverser par
le projet de Dieu pour l’accomplir. La vigne
portant son vin à terme en est peut-être le
symbole le plus éclatant.
Du vin au sang du Christ
Les interventions du père Florent Urfels, du
diacre vigneron Olivier de Boisgelin et de la
théologienne Frédérique Poulet ont tour à
tour vu dans le vin la peine de l’homme et sa
grande aspiration à l’absolu. Pour eux, le vin
est donc signe de l’actualisation de la Passion,
mais aussi de la joie eschatologique anticipée,
en quelque sorte déjà donnée. Le sang du
Christ, c’est le don de toute sa vie, sa mort
qui nous fait vivre et déjà nous enivre. Mais
le père Urfels insiste : le vin n’aura sa pleine
saveur que dans le royaume divin, où Juifs et
païens seront éternellement réunis.
Jean de Saint-Cheron
Étudiant en 4 e année à la faculté Notre-Dame
« Du vin au divin,
un voyage enivrant
à la rencontre de
l’invisible »,
30-31 janvier 2020
bit.ly/vin-divin
« Religion et plaisir ? »,
Mardi des Bernardins,
17 décembre 2017
bit.ly/religion-plaisir
30 janvier - les caves
Legrand offrent à la
faculté une très belle
dégustation de vins,
commentée par
S. Burel
27
DOSSIER : HEUREUX LES HUMBLES
RELIER
L’eucharistie :
unir le ciel à la terre
« Dans l’eucharistie, la Création trouve sa plus grande élévation », énonce
le pape François dans Laudato si’ (256). Ce sacrement est-il un dépassement
de la condition créée ou son accomplissement ? Louis de Frémont, étudiant
à la faculté Notre-Dame, donne quelques éléments de réponse.
La Création n’est pas une fin, elle peut
être élevée. C’est ce que rappelle
le pape dans Laudato si’. Dans la
Genèse, Dieu charge l’homme de
collaborer à son œuvre créatrice, de
« cultiver le sol et de le garder » (2, 15). L’humain
accomplit ainsi sa condition. Une mission d’autant
plus nécessaire après la chute, qui blesse
le rapport des humains à la Création et porte
atteinte à l’unité entre le ciel et la terre.
Restaurer la Création blessée
par le péché
La liturgie est au cœur de cette restauration :
par ses paroles et ses gestes, l’assemblée des
fidèles oriente l’univers entier vers Dieu, elle
est porte-parole du cosmos dans la louange
du Seigneur. Dans la pratique des sacrements,
l’Église recourt à des éléments matériels comme
l’eau du baptême et le chrême de la confirmation.
L’humain engage sa corporéité pour réaliser le
salut : ainsi s’opère l’union à Dieu de ses créatures,
ainsi la Création est restaurée.
Dans l’eucharistie, « le monde issu des mains
de Dieu retourne à lui dans une joyeuse et
pleine adoration » (Laudato si’, 236). Ce n’est
pas un retour à une situation initiale, mais
l’avènement d’une création nouvelle. L’offrande
apportée à l’autel, « fruit de la terre et du travail
des hommes », doit être consacrée par Dieu.
Humblement, le prêtre invoque l’Esprit saint
pour que s’accomplisse le mystère : « Sanctifie
cette offrande, qu’elle devienne pour nous le
corps et le sang de ton Fils. » Pour que Dieu soit
présent, une transformation divine doit succéder
à celle opérée par l’homme : le blé fait pain
devient corps, le raisin fait vin devient sang. La
collaboration des humains à l’œuvre de Dieu
ne s’achève qu’avec l’acceptation, l’assomption
de celle-ci par Dieu.
Un accomplissement de la Création
Ainsi l’eucharistie est moins un dépassement
qu’un accomplissement de la Création. Elle
n’est pas une sortie du terrestre vers le céleste,
mais l’union de la terre et du ciel, l’Incarnation
actualisée, par laquelle la Création entière
accueille en elle la présence de Dieu et réalise
sa vocation.
En elle se rejoignent l’humilité de l’humain
s’effaçant devant Dieu qui seul peut achever son
travail, et l’humilité de Dieu se faisant nourriture
pour rejoindre ses créatures.
Louis de Frémont
Étudiant en 4 e année à la faculté Notre-Dame
28
EN PARTENARIAT
Le sens ne se construit que collectivement. C’est pourquoi
le Collège des Bernardins noue des partenariats avec des institutions
qui partagent avec lui un esprit d’ouverture, de dialogue et de
transmission. Ces partenariats sont un moyen de mutualiser les
forces et les expériences, tout comme ils offrent l’opportunité de
programmations communes. À travers eux émerge un écosystème
où se croisent les savoirs, les cultures et les croyances pour
enrichir le questionnement sur l’homme et son avenir.
« Dans le silence, l’invisible fait son chemin » 30.
Territoires désarticulés du sacré 32.
Valoriser la dimension scientifique de la théologie 33.
L’entreprise doit être au service du bien commun 34.
29
EN PARTENARIAT
SEMAINE DU SON
« Dans le silence,
l’invisible fait
son chemin »
À l’occasion de la 17 e Semaine du son de l’Unesco fin janvier, sœur Cécile,
la philosophe Cynthia Fleury et l’ingénieur acousticien Christian Hugonnet
ont été invités à parler de leur rapport au bruit lors d’un Mardi des Bernardins.
Une rencontre avec un angle pour le moins paradoxal et qui, quelques semaines
seulement après l’événement, allait prendre une tout autre résonance dans
le contexte de la crise sanitaire : le bruit a été abordé par son contraire, le silence.
87
% des Français considèrent
le silence comme un privilège,
selon un récent sondage
publié par OpinionWay. Pour
approfondir le rapport
Le bruit, une pollution sonore continue
des humains à cette absence de
bruit, le Collège des Bernardins
a accueilli sous ses voûtes sœur
Cécile, prieure des Sœurs des
Fraternités monastiques de
Jérusalem à Paris, Cynthia
Fleury, philosophe et psychanalyste,
et Christian Hugonnet,
président fondateur de cette
semaine extraordinaire. Le
journaliste Didier Pourquery,
président de Cap Sciences et
de The Conversation, animait
le débat. « Le silence est-il synonyme
de vide, de presque rien,
de toile de fond ou au contraire
de quelque chose qui nous permet de sonder les
profondeurs de l’âme ? », a-t-il formulé au début
de la rencontre pour orienter la discussion. Pour
Le silence est
un chemin pour
descendre dans mon
cœur et découvrir ce
Dieu qui m’habite.
Sœur Cécile, prieure des Sœurs
des Fraternités monastiques
de Jérusalem à Paris
lui, la question centrale à cette réflexion collective
est celle de la plénitude paradoxale à laquelle peut
faire accéder le vide sonore.
Car, selon le poète Georges Haldas,
cité par Didier Pourquery, « c’est
dans le silence que l’invisible
fait son chemin ». Pour Cynthia
Fleury, les différentes fonctions
du silence sont immensément
riches et trop souvent ignorées :
« Il y a une fonction spirituelle du
silence qui permet de nouer avec
le sacré, une fonction cognitive qui
permet de faire acte de discernement,
une fonction clinicienne qui
soigne, une fonction citoyenne qui
permet la délibération publique »,
a-t-elle énuméré.
Malgré ces bienfaits reconnus, les humains, particulièrement
ceux habitant les villes, sont saturés de
30
POUR ALLER
PLUS LOIN
LE BON ET LE MAUVAIS ANGE | Le Discernement des esprits, septième règle, saint Ignace de Loyola
« Le bon Ange a coutume de toucher doucement, légèrement et suavement l’âme de ceux qui font chaque jour des progrès dans
la vertu ; c’est, pour ainsi dire, une goutte d’eau qui pénètre une éponge. Le mauvais Ange, au contraire, la touche durement,
avec bruit et agitation, comme l’eau qui tombe sur la pierre. Quant à ceux qui vont de mal en pis, les mêmes esprits agissent
sur eux d’une manière tout opposée. La cause de cette diversité est dans la disposition même de l’âme, qui est contraire ou
semblable à la leur. Si elle est contraire, ils entrent avec bruit et commotion ; on sent facilement leur présence. Si elle est
semblable, ils entrent paisiblement et en silence, comme dans une maison qui leur appartient et dont la porte leur est ouverte. »
« Les quatre
fonctions du silence »,
Cynthia Fleury
bit.ly/fonctions-dusilence
sollicitations sonores permanentes. « Nous sommes
dans un monde de bruit qui ne désemplit jamais
et qui nous prive d’une respiration élémentaire »,
explique Christian Hugonnet. Cette « respiration »,
c’est ce petit temps durant lequel les humains
peuvent entrer en eux-mêmes et réfléchir.
La recherche du silence, tout sauf
une évidence
Pour autant, la recherche du silence n’est pas
encore généralisée et il semble bien que le premier
danger du bruit consiste à s’y habituer. Plus nous
vivons entourés de bruits, de bruits recouverts
par d’autres bruits, moins nous les entendons et
plus nous y devenons perméables. L’accumulation
externe de bruits crée, en nous-mêmes, une
insupportable cacophonie. Dans ces conditions,
comment créer aujourd’hui l’espace nécessaire
au déploiement d’un silence bienfaiteur ?
témoigne sœur Cécile. Après avoir longtemps
vécu dans une pollution sonore et visuelle, elle
a trouvé dans le silence une clé pour renouer
avec Dieu. Cet espace sacré, elle invite tout un
chacun à le créer pour soi, même au cœur des
villes. Le silence, perçu comme la condition
d’une rencontre et d’une transformation avec
Dieu et avec soi, a été théorisé dès le XVI siècle
par saint Ignace de Loyola. Dans sa continuité,
nous pouvons réunir les conditions de ce silence
habité et, dans ce silence, entendre la formule
des frères et sœurs de Jérusalem : « C’est Lui
qui s’occupe de tout ce qui est remis. Je n’ai plus
rien à faire qu’à me laisser aimer, me laisser
transformer en Lui et par Lui. »
Chemins vers
le silence intérieur,
saint Ignace de Loyola,
Parole et silence, 2017
Pour les trois personnalités invitées, il s’agit
de ne pas céder au découragement, mais de
s’engager au contraire pour faire du silence une
ressource, non personnelle et inégalitaire, mais
collective. De cette façon, le silence reprend sa
place dans la cité et fait émerger de véritables
liens et interactions entre nous. Les humains
doivent lutter pour prendre ce temps pour soi, un
temps, paradoxalement, de rapport aux autres.
Le silence habité, un lieu de rencontre ?
Le bruit se trouve autour de nous, mais aussi en
nous. « Il y a tout un travail à faire pour faire taire ce
bruit intérieur et trouver un état de paix profonde »,
Le silence est une condition de la lecture, de l’écriture
et de la prière, un fondement de la pensée humaine
31
EN PARTENARIAT
ENSAD
Territoires
désarticulés du sacré
Le 13 mars 2020, l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris a
organisé une journée de rencontres intitulée « Territoires désarticulés du sacré ».
Le père David Sendrez, codirecteur du département de recherche Parole de
l’art du Collège des Bernardins, intervenait lors de cet événement.
«
Depuis plusieurs années, nous constatons
une résurgence de projets
étudiants liés aux questions du
sacré, du spirituel et des religions »
explique Stéphane Degoutin,
artiste, enseignant et chercheur désormais membre
du comité artistique de la chaire « La jeune création
et le sacré » à l’École nationale supérieure des arts
décoratifs (Ensad).
Du sacré dans l’art
Initiée à l’automne 2019 par la
fondation d’entreprise AG2R
La Mondiale en partenariat
avec l’Ensad, cette chaire pour
la vitalité artistique offre un
espace d’expérimentation,
de réflexion et de soutien à la
production. Son objectif : interroger
l’empreinte du sacré dans
la création contemporaine. Or,
comme le rappelle Stéphane Degoutin, « l’Ensad et,
à notre connaissance, les écoles d’art en général sont
peu outillées conceptuellement pour […] aborder
[cette question] ».
C’est dans ce contexte que s’est tenue la première
journée d’étude de la chaire, le 13 mars dernier. Une
dizaine d’invités variés ont exploré les territoires
Le sacré
contemporain
semble hanté par
notre quête de
spiritualité.
du sacré, croisant les approches anthropologiques,
littéraires, économiques, artistiques ou théologiques.
Sacer, sanctus, profanus :
une géographie du spirituel
Désarticulée, la journée l’était à dessein : des rituels
du guérisseur péruvien José Levis Picón Saguma
au chamanisme russe, en passant par la sorcellerie
du sud-est du Cameroun, les
territoires contemporains du sacer
ont été révélés dans leur vaste
étendue. Parfois enclin à quitter
l’expression religieuse, le sacré
contemporain semble hanté par
nos angoisses métaphysiques
et notre quête de spiritualité,
comme l’a révélé le collectif d’artistes
Les Froufrous de Lilith.
Du fait notamment de son
étendue, la notion de sacré ne
se définit pas par son contenu. David Sendrez l’a
bien rappelé lors de son intervention, face à un
public étranger à la théologie : le sacré est avant
tout le résultat d’un processus qui délimite des
espaces et des moments différenciés du quotidien.
Le sacré, géographie séparée des espaces du
profane et du sanctus, est un territoire à explorer
sans jamais le monopoliser.
32
THE CONVERSATION
POUR ALLER
PLUS LOIN
Valoriser la dimension
scientifique de
la théologie
« Notre-Dame
de Paris, cathédrale
ou musée ? »
Sylvie Bethmont,
The Conversation
France, 7 mai 2019
Lire l’article :
bit.ly/Notre-Damecathedrale-musee
Enrichir le paysage médiatique et éclairer le débat public en publiant
des articles d’expertise et d’analyse de l’actualité rédigés par des
chercheurs : telle est l’ambition du média en ligne The Conversation France,
partenaire du département de recherche du Collège des Bernardins.
Rencontre avec Caroline Nourry, sa directrice générale.
Pourquoi ce média d’un nouveau type ?
C. Nourry. Face à la désinformation qui foisonne
sur Internet, il y avait une attente croissante
d’avoir accès à un contenu de qualité. La
complexité des enjeux actuels rend également
de plus en plus nécessaire l’analyse scientifique
dans la compréhension de l’actualité, en
témoigne la récente pandémie. En diffusant la
connaissance, en encourageant l’approfondissement
et en cultivant une richesse d’approches,
The Conversation s’est ainsi progressivement
imposé dans le paysage médiatique français.
Comment diffusez-vous le savoir
universitaire au plus grand nombre ?
C.N. En amont, notre équipe de journalistes
identifie les sujets d’actualité et fait appel aux
chercheurs pertinents pour les décrypter. Les
journalistes les accompagnent ensuite dans
l’écriture afin de toucher un large public et
leur laissent toujours approuver leur contribution
avant la publication. Du côté de la diffusion,
nous œuvrons pour la libre circulation de
l’information et publions les articles sous
licence libre. Cela garantit un accès gratuit
à une information de qualité.
Pourquoi ce partenariat avec
le Collège des Bernardins ?
C.N. La religion est un élément central
dans la quête de sens. Elle permet d’approcher
les problèmes contemporains avec
une perspective éclairée. Par ses réflexions
intellectuelles et spirituelles, le Collège des
Bernardins partage avec The Conversation
l’objectif d’offrir une pluralité d’approches
complémentaires sur les grands enjeux du
monde qui nous entoure : écologie, intelligence
artificielle, éthique, identité, etc. Par
le biais de ses départements de recherche,
tous codirigés par un théologien et un praticien,
il nous permet de valoriser la dimension
scientifique de la théologie et de nourrir
les réflexions indispensables sur l’évolution
de nos civilisations.
« Faut-il réhabiliter la
notion de civilisation
européenne ? »
Antoine Arjakovsky,
The Conversation
France, 29 avril 2019
Lire l’article :
bit.ly/civilisationeuropéenne
33
EN PARTENARIAT
LA PAROLE À
« L’entreprise
doit être au service
du bien commun »
La crise du Covid-19 sonnera-t-elle le glas d’un système basé sur
la performance et le profit ? Comment les entreprises vont-elles s’adapter
pour construire un modèle plus durable et responsable ? Jean-Bernard
Rampini, directeur chez Sopra Steria, nous donne des pistes
pour bâtir ensemble un meilleur avenir.
Q
uelle leçon d’humilité venonsnous
de recevoir ! Après avoir
traité l’urgence sanitaire, alors
que nous sommes dans une phase
complexe de déconfinement, nous
prenons conscience des problèmes politiques,
sociaux, économiques et environnementaux
qu’il nous faut urgemment résoudre. Dans la
confrontation à ces défis majeurs, l’entreprise
n’est pas en reste : elle doit se réinventer tant
dans sa stratégie globale et son positionnement
sociétal que dans ses modes de gouvernance,
pour porter un projet social novateur et contribuer
pleinement à la construction d’un modèle
socio-économique durable.
L’entreprise à l’heure de la reconstruction
post-Covid-19
C’est avec courage, lucidité et agilité que les
entreprises devront faire face aux nouveaux
enjeux engendrés par la crise. Il leur faudra
refonder leurs stratégies dans une économie
mise à mal ; se positionner dans la société pour
ancrer des valeurs citoyennes communes ; passer
d’une création de richesse financière pour un
petit groupe au partage de plusieurs types de
richesses avec le plus grand nombre ; porter un
projet de société qui a du sens, s’appuyant sur
des valeurs partagées et répondant aux nouvelles
aspirations de chacun ; et enfin, intégrer la force
de l’intelligence collective dans leurs comportements
managériaux.
Dans le monde post-Covid-19, l’entreprise devra
donc conjuguer intérêt général et développement
économique, dans un contexte de crise
durable. Il lui faudra devenir actrice du progrès
en repensant sa stratégie dans la recherche du
bien commun, en mettant l’humain au cœur de
sa raison d’être et en garantissant le partage de
sa valeur de façon équitable.
Adopter une vision durable de l’entreprise
Il n’est pas surprenant de voir que des entreprises
pérennes, comme Michelin, Air Liquide ou le
groupe Sopra Steria, qui existent et créent de
la valeur depuis plus de cinquante ans, se soient
construites sur le socle solide d’une vision de
34
POUR ALLER
PLUS LOIN
JEAN-BERNARD RAMPINI
Directeur de l’innovation et administrateur
de Sopra Steria, il dessine pour le magazine
du Collège des Bernardins les contours
d’une entreprise responsable post-Covid-19.
Rapport RSE Sopra
Steria s’engage pour un
monde plus durable et
responsable, 2019
bit.ly/Sopra-steria-rse
leur fondateur, bien avant la loi PACTE. Leurs
visions s’appuient toutes sur des invariants, des
incontournables de leur gouvernance : un ADN
d’entrepreneur plus que de financier, une forte
capacité d’adaptation dans un monde complexe
et incertain, un regard qui concilie court et long
terme… Et, bien sûr, une attention constante
portée aux femmes et aux hommes de leur entreprise
: « il n’est de richesse que d’hommes », pour
reprendre le mot du philosophe Jean Bodin. On
le voit, ces visions s’imprègnent d’une éthique,
celle qui met l’humain et son environnement au
cœur du projet entrepreneurial.
Placer l’humain au cœur de l’entreprise
Pour accomplir cette transformation des entreprises
par l’éthique, il faut veiller à mettre le
numérique au service de l’humain. Penser et
intégrer de nouveaux modes de travail qui tirent
parti de la force du collectif et de la complémentarité
des métiers. Notamment, il faut intégrer
les fonctions support clés comme les RH et les
DSI et créer des écosystèmes de travail décloisonnés,
menés par des communautés d’intérêt
en s’inspirant d’une gouvernance autonome et
d’une animation transversale.
Il faut également donner toute sa place à la
formation, non seulement pour développer les
compétences des collaborateurs, mais aussi
pour inspirer une fierté de réaliser un travail à
travers lequel on grandit. Enfin, il faut valoriser
la dimension de responsabilité sociale du travail
dans toutes nos décisions, en contribuant
à l’inclusion sociale et numérique de publics
vulnérables.
Une nouvelle ère de la confiance
et de la transparence
L’avenir que nous appelons de nos vœux pour
l’entreprise ne pourra se construire que sur
la confiance. Qui dit confiance dit transparence,
responsabilisation, mise en place de
délégations réelles... Qui dit confiance dit
également accompagnement de l’humain,
citoyen et salarié dans la transformation,
grâce à la formation et à l’éducation.
Dans Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry
écrit : « En ce qui concerne le futur, l’important
n’est pas de le prévoir, mais de le rendre
possible. » N’est-ce pas la raison d’être d’une
entreprise, porteuse d’une vision optimiste,
tournée vers un avenir qui profite à tous ?
Jean-Bernard Rampini
Directeur de l’innovation et
administrateur de Sopra Steria
Penser l’entreprise.
Nouvel horizon du politique,
Olivier Favereau,
Baudoin Roger, Parole
et silence, 2015
35
PUBLICATIONS
CHEMIN DE CROIX
ET DE VIE
Jean-Philippe Fabre,
Chemin de croix et de vie, MAME, 2020, 24 p.
Au fil de ses quatorze stations, ce chemin
de croix propose au lecteur d’approfondir
le mystère de la Passion à travers de
brèves méditations résolument ancrées
dans la contemplation de Jésus. Il offre également des pistes
d’intercession et des oraisons inspirantes, pour unir la prière de
ses lecteurs à celle de l’Église universelle, et l’ouvrir aux maux
et aux espérances de l’humanité entière.
SAISONS INTÉRIEURES.
CROIRE À L’ÂGE
DE L’INCROYANCE
Nouveautés
LES PODCASTS
DU COLLÈGE DES
BERNARDINS
Le podcast qui renouvèle
les orientations humaines
de l’entreprise
Des épisodes de 40 min pour
découvrir toute l’actualité
du séminaire de recherche
« Entreprises humaines :
Écologie et philosophies
comptables »
Alberto Fabio Ambrosio,
Saisons intérieures. Croire à l’âge de l’incroyance,
Empreinte temps présent, 2020, 128 p.
Que veut dire croire lorsque tout semble
s’effondrer ? Souvent, le croyant se bat
avec son peu de foi , ses aspirations
spirituelles, le gris de son existence ou même le gel de son hiver
intérieur. Alberto Fabio Ambrosio nous propose dans cet ouvrage
un chemin de vie intérieur qui intègre nos crises, émotionnelles,
intellectuelles et spirituelles, malgré l’incroyance et le doute.
Le podcast qui dévoile les
trésors des Actes des Apôtres
Des épisodes de 15 min pour
comprendre et goûter le récit
des premières années de la
communauté chrétienne, verset
après verset, jour après jour
PARLER DE LA CRÉATION APRÈS LAUDATO SI’
Elena Lasida (dir.), François Euvé, Alfred Marx, André Talbot, Antoine Arjakovsky,
Parler de la création après Laudato si’, Bayard, 2020, 192 p.
L’encyclique Laudato si’ du pape François invite à une conversion écologique.
Elle se traduit par des gestes concrets, individuels et collectifs, car parler de
l’écologie en termes de conversion implique de ne plus la considérer seulement
comme un discours sur l’état du monde, mais comme une pratique qui vise
une transformation de nos modes de vie. En revisitant le récit de la Création,
l’écologie peut être vécue spirituellement. Cet ouvrage donne les clés de cette relecture chrétienne en
alliant les regards catholiques, protestants et orthodoxes.
36
Le Collège des Bernardins
a besoin de votre soutien
Vous le savez peut-être, le Collège des Bernardins ne reçoit aucune subvention :
chaque année, il doit trouver les financements nécessaires à son activité.
Plus de 55 % du budget annuel est ainsi apporté par les dons de celles et
ceux qui sont sensibles à ses activités et sa mission.
Cette année, les ressources du Collège seront
fortement affectées par sa fermeture, due aux
circonstances exceptionnelles : la part des ressources
apportée par la billetterie et les prestations
commerciales, notamment, sera en forte baisse.
Pour que le Collège des Bernardins puisse
poursuivre sa mission, il a besoin, plus que
jamais, de toutes les générosités.
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L’apprentissage
de l’humilité au Collège,
c’est l’accueil de chacun
pour ce qu’il est, quelle
que soit sa condition ou
sa croyance.
Hubert du Mesnil
L’exercice du pouvoir
conduit au don de soi,
au choix librement consenti
d’être dépossédé de sa
propre vie pour servir
la vie d’autres personnes
et y trouver sa joie.
P. Jean-Baptiste Arnaud
À l’heure où les plus
grandes puissances sont
mises à mal par un virus,
ne faut-il pas voir une
question essentielle :
comment mieux collaborer
pour éviter la chute ?
Mélina de Courcy
Publication du Collège des Bernardins • 20, rue de Poissy - 75005 Paris • Directeur de la publication : Laurent Landete • Directrice de la rédaction : Claire Laval • Rédactrice en chef :
Fabienne Robert • Conseil éditorial, maquette et secrétariat de rédaction : Animal pensant • Équipe de rédaction : Pauline Coste, Armelle Favre, Animal pensant • Photo-iconographie :
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