Couplets de folies_Extrait
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Phase d’incertitu<strong>de</strong><br />
Où l’on a vu Austina Nessa, nymphe extravagante, obstinée<br />
et baroque, confondre le spectre et l’arc-en-ciel.<br />
Dans la moiteur <strong>de</strong> ce milieu <strong>de</strong> matinée, sous les effets <strong>de</strong>s hautes pressions<br />
installées dans la région et <strong>de</strong> la stabilité du marais barométrique, <strong>de</strong>s touffes<br />
<strong>de</strong> nuages arrachées et déchiquetées flottaient dans les fonds <strong>de</strong> vallées et sur<br />
les dorsales dans l’air saturé et ressemblaient à <strong>de</strong>s filaments <strong>de</strong> coton, enroulés<br />
sur eux-mêmes en une lente procession. Micaellu, qui jouait <strong>de</strong>hors avec les<br />
autres, a dit que c’était comme <strong>de</strong> la barbe toute blanche. Il voulait dire <strong>de</strong> la<br />
barbe à papa ; il n’en avait jamais mangé. C’est tout ce qu’il restait du brouillard<br />
qui recouvrait les coteaux sur la plaine <strong>de</strong> San Ghjulianu. L’orage aussi s’était<br />
éloigné et les premières couleurs <strong>de</strong> la journée apparaissaient dans le ciel. La<br />
pluie s’était arrêtée. Au-<strong>de</strong>ssus du village <strong>de</strong> Cervioni, il y avait souvent une<br />
épaisse couche <strong>de</strong> stratus horizontale qui s’étirait désespérément sur les toits<br />
<strong>de</strong>s maisons. On aurait pu y accrocher <strong>de</strong>s bouquets d’immortelle pour mettre<br />
un peu plus <strong>de</strong> senteurs et <strong>de</strong> gaîté dans le paysage, mais personne n’en aurait<br />
voulu <strong>de</strong> toute façon. Pas ici, dans cet endroit sordi<strong>de</strong> et puant <strong>de</strong> misère.<br />
Je l’ai entendue parler. Sa voix parvenait jusqu’à moi à travers le plafond.<br />
Elle lui a dit qu’elle me <strong>de</strong>scendait l’assiette <strong>de</strong> gratin <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre qu’elle<br />
avait préparée. Je ne sais pas ce qu’il a répondu. J’ai ensuite entendu la porte<br />
claquer et puis, quelques instants après, elle a frappé timi<strong>de</strong>ment chez moi et<br />
elle est entrée.<br />
– Il fait froid ici, elle a gémi. Il y a trop <strong>de</strong> courants d’air. Tu vas attraper<br />
une bonne pneumonie !<br />
Je n’ai rien dit.<br />
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Les couplets <strong>de</strong> <strong>folies</strong><br />
– Je pose l’assiette sur la table ?<br />
– Pas la peine <strong>de</strong> te fatiguer, j’ai crié. Tu peux la remonter ton assiette,<br />
j’en veux pas.<br />
– Je la laisse sur la table. Tu me donnes l’autre ?<br />
– Tu n’as qu’à la prendre, elle est dans l’évier.<br />
Elle a souri et elle a pris l’assiette que je n’avais bien sûr pas lavée, dans l’eau<br />
froi<strong>de</strong> et sale <strong>de</strong> la veille. Elle ne me regardait jamais dans les yeux. Sa tête était<br />
baissée, le regard posé sur le sol en signe <strong>de</strong> paix et <strong>de</strong> bonne volonté. En guise<br />
<strong>de</strong> consolation. Dans ses yeux, moi je voyais tout ce que je voulais leur cacher<br />
mais eux savaient, tous les <strong>de</strong>ux au-<strong>de</strong>ssus, eux et le docteur Giocante qui était<br />
le seul à avoir mis les pieds dans cette saleté <strong>de</strong> taudis, cette misérable souillure<br />
où je vivais. Je sentais qu’elle désirait tellement découvrir mon visage, entrevoir<br />
mes lèvres bouger quand je lui parlais, mais elle avait superbement plié <strong>de</strong>vant<br />
la colère que je portais en permanence, déclarée, excessive, dévastatrice.<br />
– Ton père ne peut presque plus marcher, elle a imploré. Monte le voir.<br />
– Va-t’en !<br />
– Ne fais pas l’imbécile, mon fils.<br />
– Va-t’en, je t’ai dit !<br />
Alors, dans ce que j’ai interprété comme une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> défi mais qui n’était<br />
qu’une espèce d’imploration mortuaire, elle a levé la tête et elle m’a regardé.<br />
J’essayai <strong>de</strong> rester calme. Je me suis avancé vers la table, j’ai pris l’assiette et je<br />
l’ai jetée dans l’évier, comme ça… Elle s’est brisée. L’eau a éclaboussé sa vieille<br />
robe <strong>de</strong> laine grise ; <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre sont tombés par terre.<br />
– Tu as compris maintenant ? j’ai ricané. Celle-là, au moins, tu n’auras<br />
plus besoin <strong>de</strong> la nettoyer. Va-t’en !<br />
– Vitale, tu ne nous aimes plus.<br />
Elle s’est tournée, a ajusté son châle sur ses épaules et elle a marché vers<br />
la porte en me disant « à <strong>de</strong>main » et elle a quitté mon logement.<br />
Mon logement… Je l’ai déjà dit, une saleté <strong>de</strong> taudis !<br />
Les murs suintaient d’humidité lorsqu’il pleuvait et que l’eau ruisselait<br />
dans la ruelle. La peinture avait fait <strong>de</strong>s cloques qui s’étaient crevées et <strong>de</strong>s<br />
éclats séchés pourrissaient sur le sol, comme les pièces dispersées du puzzle <strong>de</strong><br />
l’existence, impossible pour moi à reconstituer. De la moisissure recouvrait les<br />
angles du plafond et l’o<strong>de</strong>ur se mêlait à celle du vieux poêle à gaz qui me servait<br />
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Phase d’incertitu<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> chauffage. Mes poumons éclataient mais je tenais bon parce que je laissais<br />
les fenêtres ouvertes. Les cabinets et la douche étaient installés à l’extérieur, sur<br />
le petit balcon qui surplombait le potager où ma mère avait planté <strong>de</strong>s tomates,<br />
<strong>de</strong>s aubergines, <strong>de</strong>s haricots qui s’entortillaient autour <strong>de</strong> longs piquets. Et il y<br />
avait aussi <strong>de</strong> la vigne et un prunier et même du basilic qui sentait bon. Certaines<br />
nuits, lorsque je me réveillais à temps, il m’arrivait <strong>de</strong> sortir pour pisser dans<br />
le froid et la pluie et je ne pouvais plus me rendormir. J’entendais les cafards<br />
qui marchaient sur le plancher gondolé en lattes <strong>de</strong> châtaignier. J’avais parfois<br />
l’impression que les bestioles rentraient dans ma tête, passant par la bouche<br />
et par les oreilles et qu’elles me dévoraient la cervelle. Je laissais un pot <strong>de</strong><br />
chambre au pied du lit et je faisais <strong>de</strong>dans pour éviter d’aller <strong>de</strong>hors. J’avais<br />
gardé une <strong>de</strong>s assiettes <strong>de</strong> ma mère comme couvercle et même si ça puait et si<br />
je ne pouvais pas échapper à la pneumonie, aux bronchites chroniques, aux<br />
quintes <strong>de</strong> toux qui m’arrachaient la poitrine, aux crises d’asthme, aux apnées<br />
du sommeil, ça pouvait quand même aller. Et puis mer<strong>de</strong> ! Les fenêtres étaient<br />
restées ouvertes cette nuit et le soleil avait brillé avec les étoiles.<br />
Sur la petite place <strong>de</strong>vant la maison, un rosier attendait résolument les<br />
premières chaleurs du printemps. La douceur allait lui faire du bien. À moi<br />
aussi ! Il restait encore <strong>de</strong>s bûches <strong>de</strong> frêne, d’arbousier et <strong>de</strong> bruyère ; du<br />
chêne vert également. Mes vieux n’avaient plus allumé la cheminée <strong>de</strong>puis la<br />
semaine <strong>de</strong>rnière. Les gamins se disputaient ; on entendait leurs cris dans tout<br />
le quartier. Ferdinandu, le plus âgé, a ramassé une brindille qu’il a cassée en<br />
<strong>de</strong>ux morceaux. Le plus court désignerait le perdant. Et inexorablement, comme<br />
à chaque fois, il avait tiré le plus long.<br />
– J’en ai marre, c’est toujours moi ! a protesté Micaellu.<br />
Padivoria souriait perfi<strong>de</strong>ment.<br />
– C’est les règles, elle a dit.<br />
– Et pourquoi t’es jamais goal, toi, d’abord ?<br />
– Parce que les filles, ça joue pas goal.<br />
– Ah oui ?<br />
– Oui !<br />
– Pas bisquer, a braillé Ferdinandu.<br />
– Je bisque pas, mais c’est toujours moi le goal.<br />
– T’as le p’tit bout <strong>de</strong> bois, se moquait Padivoria.<br />
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Les couplets <strong>de</strong> <strong>folies</strong><br />
Micaellu a dévisagé Ferdinandu et est allé se placer <strong>de</strong>vant la porte vitrée<br />
<strong>de</strong> la pauvre Anna Leoni qui n’enlevait jamais le volet extérieur, malgré la<br />
pénombre <strong>de</strong> sa cuisine.<br />
– Lui, il s’y connaît en courte paille ! a marmonné Micaellu, bon joueur<br />
mais quelque peu intrigué par ce don mystérieux <strong>de</strong> Ferdinandu <strong>de</strong> toujours<br />
gagner aux jeux <strong>de</strong> hasard…<br />
Micaellu avait une étrange façon <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r. Comme s’il savait que la vie<br />
avait la fragrance d’un cadavre en putréfaction et qu’il ne détournerait pas son<br />
regard <strong>de</strong>vant elle, ayant compris que les asticots ne laisseraient <strong>de</strong>s tricheurs<br />
que quelques os délicatement nettoyés.<br />
– Où tu vas ? m’a <strong>de</strong>mandé Micaellu.<br />
– Me fais pas chier, espèce <strong>de</strong> petit morveux !<br />
Je venais d’arriver. Il était neuf heures tapantes ; le clocher <strong>de</strong> la cathédrale<br />
sonnait. Je travaillais <strong>de</strong>puis quelques mois à l’atelier <strong>de</strong> cordonnerie d’Antonin<br />
Grazietti. C’était un gars sans histoires et il en faisait à personne. Il réparait<br />
juste <strong>de</strong>s chaussures, c’est tout !<br />
– Tu es en retard aujourd’hui. Ça va comme tu veux ?<br />
Je n’avais pas bien compris ce qu’il voulait dire.<br />
– Il est neuf heures, j’ai répondu.<br />
– Il est neuf heures et quart.<br />
– Mais ça vient à peine <strong>de</strong> sonner !<br />
– C’est le glas que tu as entendu.<br />
– Le glas ?<br />
– Le docteur Giocante est mort ce matin.<br />
– Y en a pour tout le mon<strong>de</strong> ! j’ai dit, ne sachant pas vraiment quoi répondre<br />
à ça.<br />
– Je vais aller présenter mes condoléances à la famille cet après-midi. Tu<br />
pourrais venir plus tôt ? Il y a une dame qui doit passer récupérer ses bottines.<br />
Il me montrait les bottines <strong>de</strong> la tête.<br />
– Bien sûr, je viendrai.<br />
Je m’y sentais bien là-<strong>de</strong>dans, peut-être à cause <strong>de</strong> l’o<strong>de</strong>ur du cuir qui<br />
flottait dans le réduit et qui flattait mes narines. Une embellie qui me faisait<br />
oublier ce que je respirais continuellement, ma propre puanteur. J’étais sale, je<br />
me dégoûtais. Le cirage, les crèmes nourrissantes, les vernis, la colle <strong>de</strong> poix<br />
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Phase d’incertitu<strong>de</strong><br />
noire <strong>de</strong> Suè<strong>de</strong>, étaient <strong>de</strong>s baumes qui endormaient la misère et la lai<strong>de</strong>ur que<br />
je portais dans moi, comme <strong>de</strong>s drogues apaisantes. Antonin, lui, y laisserait<br />
sûrement sa peau.<br />
Georges Iovino, le peintre, était passé prendre ses sandales que j’avais fini<br />
<strong>de</strong> ressemeler. Il créait ses tableaux au couteau. Visage émacié, le nez grec,<br />
cheveux gris bouclés, la barbe fine <strong>de</strong> style arabe, il me faisait penser à une<br />
sorte d’apôtre. Il avait exécuté une Déposition dans la chapelle <strong>de</strong> la cathédrale,<br />
classique certes mais avec une telle inspiration ! Pourtant, pour payer son pain<br />
quotidien, il <strong>de</strong>ssinait les lettres bleues au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la porte du bureau <strong>de</strong> poste.<br />
Il était heureux, je crois. Un apôtre souriant, la pipe à la bouche, qui préférait<br />
les colliers <strong>de</strong> fleurs aux couronnes d’épines. Il m’a donné cinq francs et il est<br />
parti en faisant <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>s enjambées.<br />
– Salut mon gars ! il a fait en levant le bras.<br />
J’étais assis <strong>de</strong>rrière mon établi <strong>de</strong>puis un bon moment quand une cliente<br />
s’est présentée <strong>de</strong>vant le comptoir.<br />
– Je voulais savoir si vous aviez changé les talons <strong>de</strong> mes escarpins ?<br />
– Vous êtes madame Franzelli ?<br />
Elle a ri. J’ai dû dire quelque chose <strong>de</strong> marrant mais ça m’a échappé.<br />
– Non, je ne suis pas madame Franzelli. Je suis madame Nessa. Et vous,<br />
vous êtes l’apprenti d’Antonin ?<br />
– Je lui donne un coup <strong>de</strong> main, j’ai répondu.<br />
Il y avait une fille qui l’accompagnait et qui attendait <strong>de</strong>vant l’atelier. Elle<br />
portait une robe courte, blanche et vraiment courte, et une veste <strong>de</strong> la même<br />
couleur serrée à la taille, avec un ceinturon et <strong>de</strong> longues bottes blanches qui<br />
montaient presque jusqu’aux genoux. Je ne l’avais jamais vue avant.<br />
– Alors, c’est réparé ?<br />
J’ai consulté le cahier. L’écriture d’Antonin était illisible ; j’arrivais pas à<br />
déchiffrer son charabia.<br />
– Madame Nessa, madame Nessa… J’vois pas.<br />
– Lucia, a dit madame Nessa.<br />
– Lucia, d’accord… Ebbè non, pas encore ! Faudra revenir.<br />
– Quand ?<br />
– Demain.<br />
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Les couplets <strong>de</strong> <strong>folies</strong><br />
Les fenêtres étaient ouvertes. J’avais défait le lit et foutu les draps en vrac<br />
dans le sac, avec les <strong>de</strong>ux autres paires. L’eau coulait sur mes mains et je<br />
frottais avec les ongles pour faire partir cette infection. Le savon formait une<br />
pomma<strong>de</strong> lisse, une sorte d’emplâtre avec lequel j’aurais pu rafistoler les murs.<br />
Je me suis rincé et mes doigts étaient engourdis. J’avais les mains violettes.<br />
Le chauffe-eau était éteint, j’avais pas eu envie <strong>de</strong> prendre la bouteille <strong>de</strong> gaz<br />
du poêle pour la brancher sur l’appareil. L’autre était vi<strong>de</strong> <strong>de</strong>puis la veille et<br />
j’ai dû me laver à l’eau froi<strong>de</strong> et, pire encore, m’essuyer avec la même serviette<br />
humi<strong>de</strong> qui parvenait pas à sécher. Elle aussi, je l’ai mise dans le sac et puis<br />
j’ai pris le savon <strong>de</strong> Marseille et je suis <strong>de</strong>scendu jusqu’au lavoir <strong>de</strong>s Pozzi. Le<br />
libecciu s’installait et les quelques jours à venir allaient être venteux. L’eau,<br />
captée au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la source <strong>de</strong> Funtanò, coulait toujours à la même température,<br />
été comme hiver. J’ai balancé tous les draps dans le bassin et, comme<br />
une lavandière, manches retroussées, je me suis acharné sur les souillures.<br />
Je me <strong>de</strong>mandais ce qui pouvait me retenir <strong>de</strong> jeter toute cette mer<strong>de</strong> dans le<br />
feu. L’énergie que je mettais à frotter se transformait en une colère noire et je<br />
frottais plus fort encore. J’étais trempé, tous mes vêtements étaient imprégnés<br />
<strong>de</strong> mousse <strong>de</strong> savon.<br />
– Eh Vitale, qu’est-ce que tu fais là ?<br />
Le vieux Ghjuliu, comme chaque matin, allait faire un tour dans le potager<br />
qu’il entretenait un peu plus haut. Il <strong>de</strong>vait certainement se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si je<br />
n’étais pas <strong>de</strong>venu fou.<br />
– Ça se voit pas, non ? Je fous une branlée à ces damnés fantômes lagrimanti,<br />
aux esprits du brouillard, aux revenants grelottant <strong>de</strong> la compagnie <strong>de</strong>s<br />
morts qui traînent leurs os moisis toutes les nuits dans mon placard.<br />
– Tu parles mal, Vitale. Il ne faut pas plaisanter avec les défunts, tu le sais.<br />
– Mais qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ! C’est pas ce qui m’affole le<br />
plus aujourd’hui.<br />
– Je te ramène quelques oranges pour tes parents. Tu leur donneras.<br />
– Pas besoin, y s’en passeront. Je dois y aller.<br />
Les draps séchaient sur le balcon. J’en ai <strong>de</strong>scendu une paire au jardin et je<br />
l’ai étendue sur le grillage <strong>de</strong> la balustra<strong>de</strong>. Sur la table <strong>de</strong> la cuisine, l’assiette<br />
<strong>de</strong> purée à la sauce tomate avait refroidi. Je l’ai écartée pour faire un peu <strong>de</strong><br />
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Phase d’incertitu<strong>de</strong><br />
place et j’ai commencé à feuilleter le carnet que j’avais acheté au magasin Libri<br />
è Carta. Un carnet à spirale petit format <strong>de</strong> cent pages. J’ai écrit sur ce carnet<br />
une sorte <strong>de</strong> journal intime, inspiré par les dates du calendrier. Et chaque jour,<br />
j’ai consigné le lever et le coucher du soleil, <strong>de</strong> la lune et <strong>de</strong>s étoiles, le parcours<br />
<strong>de</strong>s planètes, les treize lunaisons, la constellation du Serpentaire, la calen<strong>de</strong>,<br />
le quantième, le nombre d’or, a patta 1 , les équinoxes, les solstices ; toutes<br />
ces foutaises, je les ai notées et j’y croyais. J’ai griffonné ensuite mes propres<br />
symboles avec <strong>de</strong>s couleurs, <strong>de</strong>s motifs géométriques, <strong>de</strong>s caractères mathématiques.<br />
Mais rien ne marchait, pourtant j’y ai cru à toutes ces sala<strong>de</strong>s. Ma<br />
volonté ne suffisait plus et le docteur Giocante était mort et enterré. Et avec lui,<br />
tout espoir <strong>de</strong> soleil nocturne persistant, <strong>de</strong> départ pour le contingent, <strong>de</strong> filles<br />
aux longues bottes blanches. Après ça, j’ai écrit une lettre à Orfeu et à Eddie.<br />
Ils sont partis ensemble faire les trois jours <strong>de</strong> préparation militaire comme<br />
appelés en 1960. Ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> veinards ! Ils ont reçu leur feuille <strong>de</strong> route pour<br />
les <strong>de</strong>ux mois <strong>de</strong> classe, inséparables. Ensuite, <strong>de</strong> Marseille, ils ont embarqué<br />
un jour sur le Sidi Mabrouk et ils sont partis pour <strong>de</strong> bon. Ils sont restés dans<br />
les environs d’Alger pour les tranquilles opérations <strong>de</strong> maintien <strong>de</strong> l’ordre et<br />
les actions <strong>de</strong> pacification. Fallait juste mater quelques insurgés. Ils ne m’ont<br />
jamais réellement parlé <strong>de</strong> combats dans les lettres qu’ils m’ont envoyées et<br />
d’ailleurs, après les accords <strong>de</strong> paix du 18 mars et le cessez-le-feu en vigueur<br />
dès le len<strong>de</strong>main midi, et officiel <strong>de</strong>puis un mois maintenant, la guerre est<br />
terminée. Ils s’amusent bien là-bas. Moi, je suis en train <strong>de</strong> crever ici ! Je leur<br />
ai dit que je désespérais pas <strong>de</strong> venir les rejoindre mais je mentais, évi<strong>de</strong>mment.<br />
Je me mentais. C’était foutu et bien foutu.<br />
La nuit a été mauvaise. Froi<strong>de</strong> et humi<strong>de</strong> comme souvent. J’ai résisté au<br />
sommeil, mes yeux se fermaient, lourds <strong>de</strong> fatigue, mais je parvenais à rester<br />
éveillé. Je suis resté allongé sur le lit, tout habillé, enveloppé dans une couverture<br />
froi<strong>de</strong> et humi<strong>de</strong>, comme souvent. J’étais sensible aux acariens mais je<br />
<strong>de</strong>vais supporter cette couverture – ce qui n’arrangeait pas mes complications<br />
respiratoires –, pour lutter contre l’air piquant qui rentrait dans la maison. Mon<br />
souffle au cœur – c’est un mot plein <strong>de</strong> poésie et il y a là presque une dimension<br />
épique mais je n’étais pas très vaillant –, je le traînais comme le râle d’un<br />
mourant. Je me suis endormi au lever du jour sans le courage <strong>de</strong> lutter encore,<br />
1. L’épacte.<br />
53
Les couplets <strong>de</strong> <strong>folies</strong><br />
épuisé, agonisant. Je me suis soudain réveillé mais c’était trop tard. J’ai sauté<br />
du lit et j’ai retiré les vêtements que je portais pour dormir, froids et humi<strong>de</strong>s,<br />
comme souvent. Je les ai mis dans ce maudit sac et je suis passé sous la douche<br />
pour me laver, pendant une heure. Une heure sous l’eau glaciale à me frotter<br />
le corps avec ce savon infect, le poing serré dans la bouche en me mordant<br />
l’in<strong>de</strong>x jusqu’au sang pour ne pas hurler. Quand je suis revenu à l’intérieur, je<br />
me suis écroulé sur le matelas et j’ai enfin dormi, entièrement nu. Les fenêtres<br />
étaient ouvertes.<br />
Je suis sorti assez tôt <strong>de</strong> la maison pour éviter <strong>de</strong> rencontrer ma mère.<br />
Je m’étais décidé à passer voir cet homme, c’était <strong>de</strong>venu insupportable. Les<br />
journées ensoleillées d’avril m’avaient peut-être décidé à tenter une <strong>de</strong>rnière<br />
fois ma chance. J’étais arrivé sur la petite place du marché et je passai <strong>de</strong>vant<br />
la boucherie, la mercerie-bonneterie où j’achetais mes slips et mes chaussettes<br />
et ces foutus tricots <strong>de</strong> corps Thermolactyl pour vieux – mais surtout <strong>de</strong>s slips<br />
– et <strong>de</strong>vant la petite épicerie qui me fournissait en chewing-gums Hollywood<br />
à la chlorophylle. Le fourgon Type H Citroën gris matinal <strong>de</strong> Saveriu Massoni<br />
était à vendre, garé sous un platane. Quelque chose a alors attiré mon attention<br />
vers le côté gauche <strong>de</strong> la camionnette. J’ai vu un rouge-gorge qui volait<br />
en stationnaire, pareil au colibri, contre le rétroviseur. Il se cognait <strong>de</strong>dans,<br />
obstinément, jusqu’à l’épuisement, jusqu’au désespoir, jusqu’à la folie, comme<br />
s’il avait été capable <strong>de</strong> reconnaître, <strong>de</strong>rrière le miroir, un autre oiseau <strong>de</strong> son<br />
espèce, battant <strong>de</strong>s ailes dans un similaire vol pathétique. Je me suis approché<br />
du rouge-gorge mais il s’est envolé.<br />
– Pauvre taré ! j’ai dit, comme ça…<br />
Je croisais du mon<strong>de</strong> sur la Traverse. En passant, j’ai posté la lettre et j’ai<br />
tourné à l’angle <strong>de</strong> la rue. Le cabinet était situé au rez-<strong>de</strong>-chaussée du palazzu<br />
Massò. C’était la porte grise aux panneaux vitrés, à côté <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> entrée<br />
voûtée <strong>de</strong> l’immeuble. Curieusement, je n’ai pas hésité comme il m’arrivait tout<br />
le temps <strong>de</strong> le faire lorsque je prenais une décision. Chaque prétexte était valable<br />
pour que je me défile. Je n’ai pas changé d’avis cette fois-ci mais je suis quand<br />
même entré en regardant <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés <strong>de</strong> l’avenue. Un écriteau indiquait la<br />
salle d’attente, remplie <strong>de</strong> mala<strong>de</strong>s qui ne me paraissaient pas vraiment <strong>de</strong>s plus<br />
souffrants. J’ai compris, en écoutant discuter les gens, qu’ils étaient surtout<br />
là pour voir le nouveau docteur, par distraction, poussés par une curiosité<br />
54
Phase d’incertitu<strong>de</strong><br />
magistrale. Le mal, ce matin-là, il fallait donc le prendre en patience et c’était<br />
précisément l’excuse qu’il me fallait pour foutre le camp d’ici.<br />
J’étais assis <strong>de</strong>rrière la Singer. Antonin Grazietti se taisait comme il savait si<br />
bien le faire, taciturne sous le faible éclairage <strong>de</strong> l’ampoule électrique. Il m’avait<br />
appris le métier dans l’idée que je reprenne un <strong>de</strong> ces quatre la cordonnerie.<br />
Il avait passé <strong>de</strong>s années à ressemeler les rangers pour l’armée. Des milliers<br />
<strong>de</strong> paires <strong>de</strong> bro<strong>de</strong>quins enduits <strong>de</strong> graisse <strong>de</strong> porc pour assouplir le cuir, que<br />
certains hommes du village portaient tous les jours aux pieds. Par un après-midi<br />
pluvieux, lui rappelant certainement d’autres souvenirs que ceux qu’il avait <strong>de</strong><br />
son enfance dans ces étroits confins, il s’était mis à parler. Il avait évoqué les<br />
quais brumeux du port <strong>de</strong> Southampton. Il s’était retrouvé parmi les soldats<br />
alliés stationnés sur la côte méridionale <strong>de</strong> l’Angleterre. On raconte qu’il aurait<br />
traversé la Manche avec Kieffer, attendant son heure, recroquevillé <strong>de</strong>rrière<br />
les rampes latérales d’une péniche <strong>de</strong> débarquement LCI qui s’approchait <strong>de</strong> la<br />
plage <strong>de</strong> Colleville-sur-Orne. Mais Grazietti, c’est un homme solitaire qui aime<br />
se taire. Des fois, je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> :<br />
– Antò, où tu vas ?<br />
Et alors, il me répond :<br />
– Je vais smoker…<br />
Plus tard, j’ai compris le sens <strong>de</strong> cette phrase lorsque j’ai commencé à<br />
baragouiner quelques mots d’anglais.<br />
Il n’y a eu aucun remplaçant pendant plus <strong>de</strong> trois mois. Par chez nous, il<br />
est toujours plus facile d’élire le maire que <strong>de</strong> nommer un docteur. Le premier<br />
magistrat <strong>de</strong> la commune, justement, il venait d’arriver et saluait <strong>de</strong> façon<br />
obséquieuse les patients qui attendaient. Tibère Sciumagua<strong>de</strong>lla, en visite<br />
protocolaire, séduisait son électorat par son incroyable stupidité qu’il élevait<br />
au rang <strong>de</strong> vertu et qui lui avait naturellement valu son accession héréditaire<br />
au pouvoir municipal. Beaucoup lui doivent tant, trop peu ne lui doivent rien.<br />
Je fais partie <strong>de</strong> ceux-là.<br />
– Je viens me présenter à notre nouveau mé<strong>de</strong>cin. Je ne serai pas long.<br />
Qui est le prochain ?<br />
55
Les couplets <strong>de</strong> <strong>folies</strong><br />
Quelqu’un a fait un signe <strong>de</strong> la tête vers moi. Il s’est alors tourné et m’a<br />
adressé un rictus répugnant.<br />
– Tu permets, blanc-bec ? Ça ne te dérange pas, j’espère ?<br />
– Si, ça me dérange au contraire. Tu attendras ton tour comme tout le<br />
mon<strong>de</strong>.<br />
Offusqué par une réponse qu’il n’attendait certainement pas, il ruait comme<br />
une misérable mule pour ne pas perdre contenance <strong>de</strong>vant l’assistance, piteux,<br />
minable, menaçant et lamentable.<br />
– Tu sais à qui tu parles ?<br />
– M’en fous !<br />
– Je suis quand même le maire <strong>de</strong> ce village.<br />
– Tu n’es qu’un gros tas <strong>de</strong> mer<strong>de</strong> d’un mètre soixante-dix.<br />
Une femme, habillée comme pour aller à un mariage ou tout aussi bien à<br />
un enterrement, s’est interposée.<br />
– Jeune homme, pas d’esclandre ici ! elle m’a reproché.<br />
– J’fais pas d’histoires. J’étais là avant lui, c’est tout.<br />
– Ce sont <strong>de</strong>s choses qui ne se font pas, elle s’est exclamée, fâchée. Monsieur<br />
le maire est un homme très occupé.<br />
Sciumagua<strong>de</strong>lla, en terrain conquis, avait ses tristes gens <strong>de</strong> cour autour<br />
<strong>de</strong> lui. Il a fait :<br />
– Mon père, Guglielmu Sciumagua<strong>de</strong>lla, a été maire pendant plus <strong>de</strong> trente<br />
ans et je lui ai succédé. J’ai donc certains droits. Tu me dois le respect <strong>de</strong> ma<br />
fonction. Si le regretté docteur Giocante ne t’avait pas réformé pour soutien <strong>de</strong><br />
famille, tu ferais moins le malin au milieu <strong>de</strong>s fellaghas, je te le dis. Le vieux<br />
Cortina n’aimerait pas entendre que son fils n’est qu’une petite racaille.<br />
– Ton père à toi, espèce <strong>de</strong> mange-mer<strong>de</strong>, il est mort dans un bor<strong>de</strong>l <strong>de</strong><br />
Marseille, le pantalon <strong>de</strong>scendu sur les genoux, en compagnie <strong>de</strong> quelques<br />
députés et d’autres ordures notoires qui ont fait carrière dans la politique. Alors,<br />
s’il te plaît, tu vas te faire foutre, putain <strong>de</strong> toi !<br />
Les patients étaient scandalisés, choqués par mon insolence et par cette<br />
violence qui me remplissait.<br />
– Vous <strong>de</strong>vriez avoir honte <strong>de</strong> provoquer un tel vacarme ! a sifflé la femme<br />
en me lorgnant <strong>de</strong> son regard haineux.<br />
56
Phase d’incertitu<strong>de</strong><br />
Ce débile mental <strong>de</strong> maire, qui ne brillait pas par son esprit ni son courage,<br />
soutenu par ses dévoués administrés, s’est brutalement avancé vers moi, dans<br />
l’idée déraisonnable <strong>de</strong> me dérouiller en public.<br />
– Si tu me touches, je te fracasse le crâne… avec ça ! j’ai fait, en saisissant<br />
une espèce <strong>de</strong> statuette africaine qui était posée là.<br />
La porte du cabinet <strong>de</strong> consultation s’est alors ouverte. Madame Morganti<br />
sortait, les traits soulagés, tenant le bras <strong>de</strong> son mari. Ils ont dit au revoir à<br />
toutes les personnes dans la salle. Derrière eux, un homme souriait bizarrement.<br />
– Alors, tout va bien ? À qui le tour ?<br />
Je l’ai regardé ; il continuait <strong>de</strong> sourire. Il avait même l’air <strong>de</strong> se marrer.<br />
– Je repasserai plus tard, j’ai dit, et je me suis barré.<br />
Je contemplais la mer. Montecristu était en face. Sa silhouette fragile posée<br />
sur l’horizon, toute proche. Certains matins, j’avais l’impression qu’elle se<br />
rapprochait <strong>de</strong>s côtes corses. J’aimerais bien y aller un jour. Oui, ça me plairait…<br />
Son visage, je ne l’avais pas clairement distingué, mais c’était bien elle,<br />
assise les jambes croisées dans la salle d’attente. J’ai pris un air dégagé et un<br />
magazine sur la petite table et j’ai cherché son regard et j’ai souri bêtement.<br />
Elle aussi a souri bêtement avant <strong>de</strong> me surprendre en m’adressant la parole :<br />
– Je suis venue récupérer les escarpins <strong>de</strong> ma mère la semaine <strong>de</strong>rnière. Tu<br />
n’y étais pas. Je m’appelle Austina.<br />
J’ai balbutié quelque chose <strong>de</strong> pitoyable, peut-être aussi mon nom, je crois…<br />
C’est à ce moment qu’une fille est entrée. Elles <strong>de</strong>vaient avoir une vingtaine<br />
d’années toutes les <strong>de</strong>ux. Austina la dévisageait.<br />
– Bonjour, Marie-Angèle ! Tu ne te souviens pas <strong>de</strong> moi ? Austina Nessa !<br />
La fille avait dû faire un effort imprévu pour solliciter sa mémoire.<br />
– On était toutes petites et tu m’invitais aux soirées que tes parents organisaient<br />
dans leur restaurant.<br />
– Putain, Austina, c’est toi ? a gueulé la fille qui l’a embrassée avec une<br />
émotion surfaite.<br />
Elles étaient assises <strong>de</strong>vant moi.<br />
– Marie-Angèle, tu n’as pas changé. Je t’ai immédiatement reconnue, tu<br />
sais. Je suis tellement contente <strong>de</strong> te revoir ! a dit Austina aux longues bottes<br />
blanches et à la robe décidément très courte.<br />
57
Les couplets <strong>de</strong> <strong>folies</strong><br />
– Angela ! Maintenant ma chérie, on m’appelle comme ça. Angela !<br />
Il y avait un couple d’Arabes, très jeunes, avec un bébé qui dormait dans une<br />
poussette. Ils discutaient entre eux à voix basse dans leur coin. J’ai machinalement<br />
tourné les pages <strong>de</strong> la revue pour ne pas trop regar<strong>de</strong>r Austina mais j’étais<br />
fasciné par sa grâce. Elle avait <strong>de</strong> beaux cheveux défaits qui lui tombaient sur<br />
les épaules. Des cheveux aux brillances automnales. Ses yeux aussi évoquaient<br />
l’automne et avaient les reflets et la couleur <strong>de</strong> l’ambre. Ses jambes nues étaient<br />
une véritable déclaration <strong>de</strong> paix à l’humanité et une incitation manifeste à<br />
l’amour. Et là, sans faire exprès, j’ai vu sa culotte. Elle portait une culotte rose<br />
framboise en <strong>de</strong>ntelle transparente. Je crois qu’elle s’en est aperçue et elle a<br />
souri d’une douce façon.<br />
– Joli brin <strong>de</strong> fille, j’ai pensé. Ru<strong>de</strong>ment belle.<br />
L’autre, elle ressemblait davantage aux journées étouffantes d’un désespérant<br />
mois d’août. Triomphante, brûlante, électrique et, déjà, passablement<br />
ennuyeuse. Elle parlait trop fort. Je la regardais avec, en même temps, un violent<br />
désir sexuel et un vague dégoût.<br />
– Toutes ces soirées <strong>de</strong> dingues ! Hein, ma chérie ?<br />
– C’est tellement loin pour moi, a soupiré Austina.<br />
– Alors ça va ? T’as pas l’air très soli<strong>de</strong>, putain !<br />
– Je suis un peu fatiguée. Toi en revanche, tu es en forme, on dirait.<br />
Austina tournait parfois les yeux <strong>de</strong> mon côté et semblait être totalement<br />
indifférente à la présence <strong>de</strong>s autres patients.<br />
– Ouais, ça baigne. Je viens voir le nouveau toubib. C’est un beau mec à<br />
ce qu’on dit et je suis excitée comme une puce, si tu vois ce que je veux dire.<br />
Tout le mon<strong>de</strong> ne parle que <strong>de</strong> lui.<br />
– Oui, c’est vrai. C’est un bel homme.<br />
– Tu le connais, putain ?<br />
– Je viens le voir une fois par semaine <strong>de</strong>puis son arrivée.<br />
– Non, t’es sérieuse ? Tu fricotes avec un mé<strong>de</strong>cin, ma chérie ?<br />
Fallait que cette débile <strong>de</strong> Marie-Angèle, ou j’sais pas quoi, débarque à ce<br />
moment-là. Austina levait la tête vers la porte, qui restait irrémédiablement<br />
fermée.<br />
– Dis pas <strong>de</strong> bêtises, c’est pour mes bilans sanguins.<br />
– Maintenant que tu le dis, je te trouve bien pâle et toute maigre.<br />
58
Phase d’incertitu<strong>de</strong><br />
– C’est la thyroï<strong>de</strong>.<br />
– Quoi ?<br />
– J’ai un cancer <strong>de</strong> la thyroï<strong>de</strong>. Ils m’ont ouvert le ventre, ils ont tout vidé<br />
et je peux plus rien manger.<br />
– Putain, ma chérie ! Et c’est grave ?<br />
Lorsque j’ai entendu ces mots, j’ai senti un frisson glacial partir <strong>de</strong> la nuque<br />
et me dévaler l’échine. J’étais groggy. Elle se paye sa tête, mer<strong>de</strong> ! Je crois bien<br />
que mes mains se sont mises à trembler. Je n’osais plus lever les yeux. La voix<br />
d’Austina était calme, elle avait la douceur d’un parfum <strong>de</strong> miel sauvage, pur,<br />
amer et délicat.<br />
– J’espère partir faire une séance d’io<strong>de</strong> dans quelque temps, si tout se passe<br />
bien. Du moins, si je reprends <strong>de</strong>s forces.<br />
– D’io<strong>de</strong> ? À la plage ?<br />
Austina s’était mise à rire.<br />
– Non, c’est un traitement nucléaire dont m’a parlé le mé<strong>de</strong>cin. Il est plein<br />
d’espoir. Maintenant, faut voir si mon corps va supporter ça. C’est ma <strong>de</strong>rnière<br />
chance.<br />
– Et où tu vas ?<br />
– Dans un hôpital <strong>de</strong> Nice ou <strong>de</strong> Marseille.<br />
– Nice ? Quelle putain <strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>nce. Je pars rejoindre ma sœur à Monte-<br />
Carlo. Tu savais qu’elle était là-bas – il est long ce mé<strong>de</strong>cin, putain ! – et qu’elle a<br />
rencontré un gars qui a une piscine et une voiture décapotable ? On va s’éclater !<br />
– Je suis contente pour toi.<br />
– Merci, ma chérie. Mais dis-moi, t’as coupé tes cheveux ? Y sont plus<br />
courts, je viens <strong>de</strong> le remarquer.<br />
– Le premier traitement laser…<br />
– Ça te va mieux, je trouve. T’es toute mignonne comme ça. Ils étaient<br />
bien trop longs.<br />
– Merci Marie-Angèle ! T’es une gentille fille.<br />
– Angela, putain ! Angela, je t’ai dit. C’est à la mo<strong>de</strong>, tu comprends.<br />
Elle s’était mise en colère. J’ai failli me lever pour attraper cette salope par<br />
les cheveux et lui en foutre une.<br />
– Pardon Angela… s’est excusée cette vulnérable fleur d’automne. Je suis<br />
désolée !<br />
59
Les couplets <strong>de</strong> <strong>folies</strong><br />
Les yeux accablés <strong>de</strong> tristesse, Austina s’est levée. Elle s’est dirigée vers<br />
le couple. Le père donnait le biberon au bébé, qui était toujours installé dans<br />
la poussette.<br />
– Vous <strong>de</strong>vriez le sortir pour la tétée, sinon il va pas faire son rot et il risque<br />
<strong>de</strong> s’étouffer. Il est trop allongé.<br />
Le père a parlé à sa femme qui a jeté un œil sur Austina, lui adressant un<br />
signe <strong>de</strong> tête en guise <strong>de</strong> remerciement. Ils ne parlaient pas bien le français mais<br />
ils avaient parfaitement saisi ce qu’avait dit la jeune femme. Elle s’est ensuite<br />
approchée <strong>de</strong> la fenêtre et elle a longuement fixé l’autre fille qui faisait mine <strong>de</strong><br />
mettre <strong>de</strong> l’ordre dans son sac à main. Je le jurerais pas, mais j’ai cru entendre<br />
Austina qui murmurait quelque chose :<br />
– C’est bien fait pour moi ! J’avais pas à l’embêter avec mes problèmes.<br />
Ça m’apprendra…<br />
Encore une fois, j’ai furieusement cherché son regard et elle a tourné la<br />
tête vers moi. Elle m’a souri.<br />
– Et toi, tu as une vie normale ? elle m’a <strong>de</strong>mandé.<br />
Encore une fois, j’ai misérablement balbutié un truc stupi<strong>de</strong> et la porte<br />
s’est ouverte. Le mé<strong>de</strong>cin raccompagnait une femme et son enfant. Il a ensuite<br />
invité Austina Nessa à entrer.<br />
– Je suis navré pour cette longue attente, il a dit. Y a certains jours<br />
comme ça…<br />
Le silence a duré longtemps. Les pensées cognaient dans ma tête ; embrouillées,<br />
tumultueuses, noires, <strong>de</strong> feu, volcaniques. Elles cognaient fort. Ça<br />
crachouillait, ça bouillonnait, ça glougloutait. J’étais salement secoué, mer<strong>de</strong> !<br />
Peut-être qu’au-<strong>de</strong>là d’une certaine limite, la vérité a quelque chose <strong>de</strong> honteux<br />
et d’inconvenant. Pour me calmer un peu les nerfs, j’ai craché le chewing-gum<br />
trop dur et sans goût que j’avais dans la bouche et j’en ai mâché un autre. J’ai<br />
vu que la fille regardait. T’en auras pas, j’ai pensé. T’es qu’une salope.<br />
Le sourire racoleur, elle a pris un air <strong>de</strong> vieille pute et elle a dit :<br />
– Vous m’en donnez un ?<br />
Tiens, qu’est-ce que je disais !<br />
– Tu veux un chewing-gum, Marie-Angèèèle ? j’ai fait.<br />
Alors, elle s’est renfrognée et elle a tourné la tête.<br />
60
Phase d’incertitu<strong>de</strong><br />
Le silence a duré longtemps avant que la porte ne s’ouvre. Austina est<br />
passée <strong>de</strong>vant moi, légère et délicieuse, et elle a fait un signe à la fille.<br />
– Je peux passer te voir à la cordonnerie ?<br />
Je m’y attendais pas – encore une fois…<br />
– Ebbèèè… oui, si tu veux, j’ai encore bafouillé comme un idiot. Oui,<br />
d’accord.<br />
Heureusement, elle a souri et je l’ai suivie <strong>de</strong>s yeux quand elle est partie.<br />
– Jeune homme ! a fait le mé<strong>de</strong>cin en m’indiquant son bureau.<br />
Il s’est assis, le sourire accroché aux lèvres. Il avait pas du tout l’air d’un<br />
docteur, ce type. Barbu, les cheveux longs, une sorte <strong>de</strong> curieux chapelet aux<br />
grains olivâtres autour du cou et à peine plus vieux que moi.<br />
– Vous êtes vraiment mé<strong>de</strong>cin ? j’ai <strong>de</strong>mandé.<br />
Il a éclaté <strong>de</strong> rire.<br />
– Ouais mon gars, j’suis vraiment mé<strong>de</strong>cin. Alors, qu’est-ce qui t’arrive ?<br />
– Docteur, qui c’est cette fille qui était là ? Je l’ai entendue discuter dans la<br />
salle d’attente. C’est pas si grave que ça, hein ? Elle va aller mieux ?<br />
– Je suis navré mais je peux pas t’en parler. Dis-moi plutôt ce qui t’amène,<br />
mon gars.<br />
– Vitale, j’ai fait. Je m’appelle Vitale Cortina. Vous êtes là pour combien<br />
<strong>de</strong> temps ?<br />
– Pour un petit moment peut-être, on verra. Je suis le docteur Princivalle.<br />
J’ai commencé à lui parler <strong>de</strong>s crises d’asthme, <strong>de</strong> mon souffle au cœur, <strong>de</strong><br />
l’eau sur les murs. Il écrivait tout ça sur une feuille <strong>de</strong> papier perforée.<br />
– D’accord, il a dit. Je vais t’examiner.<br />
– En fait, c’est pas exactement pour ça que je suis là.<br />
Il a posé son stylo <strong>de</strong>vant lui. Je ne pouvais plus reculer. Plus maintenant.<br />
Je pensais encore à Austina et à cette saloperie <strong>de</strong> maladie qu’elle avait dans<br />
son corps. J’entendais encore les mots qu’elle avait prononcés, tranchants,<br />
impitoyables, dépouillés d’enjolivures, <strong>de</strong> mensonges et surtout <strong>de</strong> pu<strong>de</strong>ur.<br />
La vérité sans retenue, sans honte. Le docteur sentait mon hésitation, mon<br />
embarras, la difficulté que j’avais pour m’exprimer, les pénibles entortillements<br />
dans lesquels j’allais m’empêtrer. Il me mettait en confiance mais j’avais du<br />
mal à lui raconter ça.<br />
– Je t’écoute Vitale.<br />
61
Les couplets <strong>de</strong> <strong>folies</strong><br />
Alors, j’ai redressé la tête, je l’ai regardé droit dans les yeux, j’ai arrêté<br />
<strong>de</strong> mâcher mon chewing-gum et j’ai ouvert la bouche et j’ai dit, comme ça… :<br />
– Je pisse au lit.<br />
J’ai mouillé mes draps, ces <strong>de</strong>rniers jours. Deux fois. Mais j’ai quand même<br />
<strong>de</strong>ssiné sur le calendrier cinq gros soleils bien jaunes et bien lumineux, pour<br />
les nuits <strong>de</strong> dimanche, mardi, mercredi, jeudi et vendredi. Cette nuit, mes draps<br />
ont pris la pluie et j’ai <strong>de</strong>ssiné un gros nuage noir plein d’eau. Je n’ai pas eu le<br />
courage <strong>de</strong> les laver ce matin. J’avais cette lour<strong>de</strong> o<strong>de</strong>ur d’urine dans le nez et je<br />
réussissais pas à m’ôter <strong>de</strong> l’esprit que tous mes vêtements en étaient imprégnés.<br />
L’atelier était calme, il n’y avait pas beaucoup <strong>de</strong> clients.<br />
– Tu peux partir si tu veux, m’a dit Antonin.<br />
– Non, j’ai répondu. J’ai du travail.<br />
– Du travail ? Un samedi après-midi ?<br />
J’ai pensé à elle tout le temps et j’ai réfléchi à cette phrase, quand elle m’a<br />
<strong>de</strong>mandé si j’avais une vie normale. J’ai ricané. Vers <strong>de</strong>ux heures passées, il<br />
s’est mis à pleuvoir. Antonin a regardé le ciel et il a fermé la porte. Je voyais<br />
les gouttes tomber sur la vitre.<br />
– Oui, j’ai finalement acquiescé. Je vais y aller.<br />
J’ai enlevé le tablier que je portais ; ma veste était accrochée au mur. Je l’ai<br />
enfilée et j’ai accroché le tablier à la place <strong>de</strong> la veste et j’ai ouvert la porte un<br />
peu basse <strong>de</strong> l’atelier. Elle était là ! Austina Nessa était là, <strong>de</strong>vant cette porte,<br />
<strong>de</strong>vant moi. Elle est entrée. Avec ses longues bottes blanches, un imperméable<br />
jaune en plastique qu’elle avait noué à la taille comme elle le faisait toujours,<br />
la capuche sur la tête et une robe <strong>de</strong> la même couleur que son imper. Elle avait<br />
attaché ses cheveux, ça lui allait bien aussi.<br />
– Bonjour Vitale, elle a fait.<br />
– Bonjour Austina, j’ai répondu, presque sans bredouiller cette fois.<br />
– Tu finis à quelle heure ?<br />
– J’ai fini, je me suis empressé <strong>de</strong> dire. J’ai fini.<br />
– On va faire un tour ? elle a proposé.<br />
– Bien sûr ! je me suis écrié.<br />
Antonin découpait un morceau <strong>de</strong> cuir avec une paire <strong>de</strong> ciseaux. Il a eu<br />
un sourire fébrile.<br />
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