Apokalupsis - Le porteur de lumière
Le Mal a dérobé la sainte ceinture. L'Église est sur le pied de guerre pour la retrouver et mobilise sa branche armée : les limiers. En France, cette tâche est dévolue à Maximilien Nowack et son équipe qui opèrent depuis les souterrains secrets de la cathédrale Notre-Dame. Les sujets du Malin sont en mouvement et s'attaquent tous azimuts aux reliques du Christ. Pourtant, Maximilien le sait : le Diable a toujours un plan et il ne tient qu'aux limiers de le découvrir avant qu'il ne soit trop tard. Il y a des guerres justes, mais jamais de guerres propres...
Le Mal a dérobé la sainte ceinture.
L'Église est sur le pied de guerre pour la retrouver et mobilise sa branche armée : les limiers. En France, cette tâche est dévolue à Maximilien Nowack et son équipe qui opèrent depuis les souterrains secrets de la cathédrale Notre-Dame.
Les sujets du Malin sont en mouvement et s'attaquent tous azimuts aux reliques du Christ. Pourtant, Maximilien le sait : le Diable a toujours un plan et il ne tient qu'aux limiers de le découvrir avant qu'il ne soit trop tard.
Il y a des guerres justes, mais jamais de guerres propres...
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Frédéric Gonzales
Apokalupsis
1 - Le porteur de lumière
Frédéric Gonzales
Apokalupsis
1 - Le porteur de lumière
La douceur de la soirée enrobe la commune de Mahabad, l’éphémère
capitale kurde de 1946, située dans la province iranienne de
l’Azerbaïdjan occidental. Au fond d’une de ses ruelles tortueuses et
désertes en ce jour saint se dresse une résidence cossue, entourée
d’un mur d’enceinte formé de briques de terre. Dans les jardins, trois
soldats montent la garde en faisant les cent pas, leur fusil d’assaut
soviétique AK47 pour seule compagnie, et la quiétude de la nuit, qui
les enveloppe, anesthésie leur vigilance.
Le premier ne voit pas l’ombre qui se glisse derrière lui. Un coup
bref sur l’arrière du crâne et le combattant finit au sol sans un bruit,
inanimé. De l’autre côté du jardin, ses coéquipiers se sont retrouvés
pour fumer près d’un bassin central agrémenté de figuiers, grenadiers
et vignes. La cigarette du condamné. Le dernier son qui parvient à
leurs oreilles est celui de leur nuque brisée. Semblables à des poupées
de chiffon, ils s’affalent sur l’herbe fraîchement coupée.
À mille lieues d’imaginer le drame qui se joue dehors, l’assemblée
partage le repas du 8 mai, jour anniversaire de la naissance de saint
Charbel 1 . Attablés face à un copieux buffet bien éloigné de leurs
préceptes de frugalité, ces hommes de foi conversent de banalités,
exhibant des ornements plus luxueux les uns que les autres.
1 Charbel Makhlouf. Moine libanais maronite, canonisé le 9 octobre 1977.
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Les festivités sont interrompues par la porte s’ouvrant avec
fracas sous l’impact des quatre-vingt-dix kilos du militaire assommé
quelques minutes plus tôt, son corps lancé avec force. Il termine sa
course au milieu de la pièce, immédiatement investie par une harde
de créatures massives, certaines velues comme des ours, d’autres
entourées d’un manteau vaporeux brunâtre, mais toutes dotées de
griffes aiguisées comme des rasoirs et pourvues de rangées de crocs
à faire pâlir le plus terrible des prédateurs. De leur gueule béante
s’échappent des filets de bave qui, en touchant le sol, crépitent et
dégagent une fumée au parfum sulfuré qui saisit à la gorge tous les
participants au repas.
Des démons.
Les occupants n’ont pu esquisser le moindre geste. L’opération a
été menée de main de maître.
Dans un silence de mort, les protagonistes s’observent. À l’extérieur,
des bruits de bottes à peine perceptibles s’invitent, se rapprochant peu
à peu. Avec eux, l’angoisse augmente sans que quiconque ose bouger
le petit doigt. Tous ont le regard rivé vers l’encadrement de la porte,
partiellement détruite. Une stature imposante se présente dans le
chambranle. Elle reste là un moment, s’imprègne de l’atmosphère,
puis pénètre dans la pièce. Elle lève alors les yeux vers le puits de
lumière et contemple la Lune dont la clarté semble jouer avec les
bas-reliefs en stuc qui ornent la salle. Les assaillants s’écartent pour
céder la place à leur chef, vêtu d’une gabardine noire ouverte dont
les pans s’accordent avec la brise qui s’infiltre dans la pièce par
l’issue béante. Au passage, il s’accroupit auprès de celui qui a servi
de bélier, le saisit par le col de sa chemise et le soulève comme un
fétu de paille avant de le tendre à un sbire comme s’il proposait son
manteau au vestiaire.
S’avançant vers le centre de la table, il fait face au maître de céans,
un homme à la barbe fournie, mais soigneusement taillée, qui laisse
percevoir, malgré tout, des rides sur un visage buriné par le temps.
― Belle soirée, n’est-ce pas ?
Personne ne lui répond, la peur comprimant leurs cordes vocales.
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― Je suis désolé d’interrompre votre repas. Saint Charbel me le
pardonnera, lance-t-il avec ironie. Nous avons gaspillé beaucoup
d’énergie et surtout perdu un temps précieux pour vous retrouver.
Une communauté maronite libanaise protégée par des chrétiens
kurdes irakiens membres de l’église Syriaque, réfugiés en Iran. Un
joli méli-mélo, rien de tel pour brouiller les pistes.
Un petit sourire narquois se dessine sur les lèvres du chef de
table.
― Mais nos efforts sont maintenant récompensés.
Le ton aimable du porteur de la gabardine laisse place à une voix
glaciale.
― Chrétien, où sont-ils ? demande-t-il tandis que son rictus s’efface
pour ne laisser qu’un visage figé.
Les deux leaders se livrent un duel par regards interposés.
Chacun des témoins sait que, d’un côté comme de l’autre de la table,
frontière improvisée du Bien contre le Mal, il va se passer quelque
chose. Soudain, le serviteur de Dieu s’empare du crucifix soigneusement
posé près de ses couverts, le brandit vers son ennemi et
récite une prière à voix haute.
― Nous sommes devant toi, Saint-Esprit, Notre Seigneur. Nous
voici, conscients de nos fautes innombrables, mais particulièrement
unis en ton saint nom…
L’être démoniaque empoigne à son tour la croix par la partie
supérieure. Surpris par cette attitude, l’homme de foi s’interrompt
et observe la fumée s’échappant des doigts de son opposant, accompagnée
d’un grésillement similaire à celui d’un morceau de viande
qui cuit sur un gril.
― J’adore ces petits picotements, ils me procurent d’agréables
sensations dont tu n’as pas idée. J’aime aussi la prière du Saint-
Esprit et je connais la suite. Viens avec nous et reste avec nous,
daigne entrer dans nos cœurs, prend-il un grand plaisir à réciter à
son tour sous le regard horrifié des croyants.
La dernière phrase résonne comme une prémonition. Arrachant
le crucifix de la main du Libanais et le brandissant tel un poignard,
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il le plante profondément dans la poitrine du patriarche. La bouche
grande ouverte du malheureux ne lâche aucun son tandis que ses
yeux écarquillés fixent le Mal qui vient de lui ôter la vie, et il
s’écroule sur son siège.
L’être démoniaque parcourt à nouveau la table, laissant traîner son
pouce sur le rebord en chêne massif. L’ongle arrache des copeaux à la
manière d’un rabot. Il finit par s’arrêter devant le soldat qui revient
lentement à lui, incapable de comprendre la scène qui se déroule.
― Tu es un peshmerga, n’est-ce pas ?
― Ou… oui ! bredouille le Kurde.
― Peshmerga ! Ça vient du perse pīs āz merga, qui veut dire
« face à la mort » ?
― C’est… C’est exact.
― Eh bien ! Je crois que tu y es, mon gars…
L’individu claque des doigts et, aussitôt, l’être hideux qui maintient
fermement le soldat l’entraîne dans la cuisine, à deux salles de là. Le
pauvre essaie de résister, supplie, mais rien n’y fait. Un cri inhumain
s’engouffre dans le couloir et glace d’effroi tous les fidèles présents.
Lorsque le monstre revient, la gueule ensanglantée, il détient encore
le cœur de sa victime au creux de sa main.
― Excusez le manque de tenue de mon combattant. Il y a longtemps
qu’il n’a pas goûté à un chrétien syriaque.
Poursuivant sa quête au sein des convives, le chef de cette armée
infernale finit par repérer un adepte dont les mains, tremblantes et
moites, trahissent sa peur. Il le pointe de son index.
― Où sont-ils ?
Le maronite ne réagit pas, plongeant son regard terrifié dans
celui de l’ennemi de son Seigneur.
― J’admire ton courage, mais tu vas mourir en martyr pour ta
cause.
Un nouveau claquement de doigts et un autre dévoreur s’approche
de son maître, le suppôt de Satan n’attendant qu’un ordre pour bondir.
Le commandement vient d’un hochement de tête. Elle aussi entraînée
dans la cuisine, la victime subit le même sort que son congénère.
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Indifférent aux cris qui s’élèvent dans son dos, le démon poursuit
sa recherche. Physionomiste, il a tôt fait de repérer sa prochaine cible.
Ses prunelles d’un noir sans fond accrochent un visage blême et en
sueur, le regard fuyant. La commissure de ses lèvres se soulève de
contentement et il le désigne à son tour.
Il faut frapper fort pour marquer l’esprit faible.
― Toi ! lance-t-il, accompagné d’un grognement d’outre-tombe.
Le malheureux déglutit, les yeux rivés vers les doigts du monstre
qui pianotent sur le rebord de l’assiette.
― Razr !
Immédiatement, un être maléfique se détache de la harde et prend
place au côté de son maître. La gueule semi-ouverte laisse entrevoir
une double rangée de dents acérées, un filet de bave s’échappant de
la mâchoire pour couler sur la table. Au contact du bois, l’acidité du
liquide creuse le matériau, une odeur nauséabonde saturant l’air.
― Il est à toi.
D’un bond, la créature franchit l’obstacle et se jette sur sa proie.
C’en est trop pour le Libanais.
― En France, en France ! hurle-t-il.
D’un geste, le Mal arrête son sbire. Le chrétien est, manu militari,
conduit aux pieds du démon, la tête écrasée contre le marbre qui pave
le sol de la demeure. Tremblant comme une feuille, il répète sans
cesse la même phrase.
― Ils sont en France, en France…
Alors que son visage n’exprime nulle émotion, le monstre prend
un ton paternaliste en s’adressant au croyant.
― Calme-toi, calme-toi. Nous allons discuter tranquillement
dans le jardin.
Tenu fermement par l’épaule, le traître se laisse entraîner à
l’extérieur. L’échange est toutefois de courte durée et le duo rejoint
rapidement la salle à manger.
L’incarnation du Mal semble satisfaite et se tourne vers ses
subalternes.
― Bien ! Notre curiosité a été assouvie.
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Dans un mouvement circulaire, telle une poupée de son, il jette
le maronite dans les griffes de Razr.
― Ce que je déteste par-dessus tout, c’est la traîtrise. Fais-le
souffrir.
Se désintéressant totalement des rares convives encore vivants,
cloués sur place par la peur, il s’adresse à ses troupes.
― Ils sont à vous.
Le démon tourne les talons, signant le début des festivités.
La tuerie peut commencer.
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Chapitre
i
Même le Diable fut un ange
au commencement
Proverbe anglais
1
― Andate nella pace del Christ. 1
Tandis que les ouailles quittent petit à petit la cathédrale Santo
Stefano, le prêtre serre quelques mains, échange des propos avec les
derniers fidèles. Rapidement, le curé se retrouve seul. Il s’affaire au
rangement du maître-autel, une tâche qu’il lui tient à cœur d’effectuer
lui-même, comme un ultime signe de déférence envers le Seigneur
après cette messe réussie. Soudain, un bruit attire son attention.
Surpris, l’homme de foi s’avance tout en balayant les lieux du regard,
des pavés de marbre aux voûtes croisées en remontant le long des
piliers en serpentine agrémentés de bandes de liais. Un vrai petit
bijou que les paroissiens savent apprécier à sa juste valeur. Chacun
de ses pas est baigné par la lumière qui traverse le vitrail, imposant
derrière la sainte croix, et le guide tel un chemin.
Dans la première travée de la nef de gauche, il découvre une
forme drapée dans un long manteau de cuir noir. Elle est agenouillée
devant la chapelle dédiée à la Santo Cingolo, protégée par une grille
en bronze ornée de motifs gothiques, chef-d’œuvre de la Renaissance
conçue par Maso di Bartolomeo.
1 Allez dans la paix du Christ.
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Cette silhouette l’intrigue, son vêtement plus encore lorsqu’il
pense aux fortes chaleurs qui écrasent la ville en ce mois de juin. Il
s’approche doucement.
― Posso aiutarti figlio mio ? 2
Le prêtre n’obtient aucune réponse et continue de s’avancer. Il
n’est plus qu’à un mètre et tend la main pour la poser sur l’épaule de
l’inconnu, lorsque le mystérieux visiteur se redresse brusquement.
L’abbé sursaute et reste immobile, le bras toujours tendu dans sa
direction.
Le col relevé du long manteau masque la nuque de l’individu,
mais le religieux peut percevoir une forte respiration tandis que
l’homme fait volte-face.
Le visage du serviteur de Dieu se déforme d’effroi.
Il hurle. Par peur, mais aussi de douleur.
Puis le silence.
Une fois sa basse besogne accomplie, l’agresseur s’approche du
portail derrière lequel une ceinture est exposée sur un présentoir,
bien à l’abri dans un tube de verre. Il pose la main sur la poignée,
accompagné d’un imperceptible grésillement et d’une odeur de
métal brûlé. Chauffée à blanc, la serrure choit sur le marbre dans
un cliquetis qui se répercute sur les murs de la cathédrale.
Alors que le meurtrier pousse la grille, il se débarrasse de son
manteau et y enveloppe la relique. À son contact, une légère fumée
s’échappe du vêtement en cuir. Son butin en main, l’homme quitte
l’église. D’un pas léger, il se fond parmi les touristes armés de leurs
appareils photo, passant devant le Campanile dressé sur la place
avant de s’évanouir dans les rues de Prato.
*
**
― Que le Seigneur soit avec vous.
― Et avec votre Esprit, reprennent en chœur les fidèles.
2 Je peux t’aider, mon fils ?
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D’un geste de la main, le prêtre bénit ses ouailles, suspendues au
moindre de ses gestes.
― Que Dieu Tout Puissant vous bénisse. Le Père, le Fils et le
Saint-Esprit.
L’assistance se signe en réponse dans un immense « Amen »
collectif.
― Allez dans la paix du Christ.
― Nous rendons grâce à Dieu.
Le prêtre se tourne vers le diacre, un peu en retrait, qui assiste
pieusement à la fin de l’office. Celui-ci déplace aussitôt le calice et
le ciboire, libérant le corporal qu’il plie soigneusement. Il n’a pas
encore repris sa place lorsque son bracelet se met à vibrer. Le servant
s’incline avec déférence au moment où le prêtre baise le maître-autel.
Il saisit l’occasion et, d’un geste maîtrisé attestant d’une technique
calculée et longuement pratiquée, passe discrètement sa main dans
la large manche de sa dalmatique pour couper l’alarme. Puis, comme
si de rien n’était, il précède le religieux jusqu’à la sacristie. La messe
terminée, les centaines de fidèles désertent la cathédrale dans un
silence respectueux, empruntant l’une des huit travées de la nef
principale, accompagnés par la puissance des notes de musique qui
jaillissent des 8 000 tuyaux du grand orgue.
― J’ai vu ton geste.
― Pardon ?
― Ton geste pour arrêter ta montre. Heureusement que tu l’avais
mise sur vibreur.
Le jeune homme sourit, faisant fièrement face à ces remontrances
déguisées.
― Tu peux fermer, il est l’heure.
Obéissant, le diacre quitte la pièce et se dirige vers les trois
portes principales. Il ferme d’abord les portails de la Vierge et de
sainte Anne, puis verrouille le portail du Jugement, non sans jeter
un dernier regard sur le parvis grouillant de monde. Il fait chaud
et, réalisant que le printemps va bientôt céder sa place à l’été, le
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diacre se dit qu’il a bien de la chance d’officier au cœur d’un édifice
aussi prestigieux que Notre-Dame de Paris. Surtout lorsqu’on pense
au léger air frais qui parcourt ses pierres, appréciable en temps de
fortes chaleurs. C’est sur cette agréable constatation qu’il rejoint le
prêtre dans la chapelle d’accueil Saint-François-Xavier, où l’homme
de foi s’affaire au rangement des œuvres liturgiques.
― Que puis-je faire d’autre ?
― Rien, mon petit. Tu peux y aller.
Libéré de ses obligations, le diacre quitte la pièce et se dirige vers
le chœur, passant devant la sacristie des messes et l’entrée du trésor.
Il s’arrête finalement en face de la Pietà, une sculpture magnifique
de l’artiste Nicolas Coustou représentant le Christ mort, descendu
de la croix et allongé sur les genoux de sa mère.
Le diacre jette un rapide coup d’œil sur ses arrières : il n’y a
personne, le prêtre toujours affairé dans la chapelle. Rassuré, il
caresse la main droite du Sauveur et, de son index, presse un endroit
précis dans la paume de marbre.
Mue par un mécanisme, la dalle qui habille le flanc droit de l’édifice
s’efface pour laisser apparaître un escalier en colimaçon que le jeune
homme emprunte prestement. Le passage se referme aussitôt derrière
lui et la descente se fait dans la pénombre jusqu’à l’émergence d’une
lueur, tout au fond du chemin.
Le diacre se dirige vers cette luciole, qui semble nichée dans
le mur, et fait halte à sa hauteur. Il l’observe un instant et pose sa
main gauche sur la pierre de manière à couvrir ce point lumineux.
Un faisceau vient balayer ses empreintes digitales et un pan de la
paroi s’ébranle avant de coulisser sur le côté. L’homme d’Église
se retrouve alors sur le pas d’un couloir moderne qui tranche avec
la vétusté des lieux. Calmement, il s’engage dans le corridor et ne
s’arrête qu’une fois face à une porte lui barrant la route. Il offre son
œil à une caméra numérique, encastrée dans le mur, pour une lecture
rétinienne et l’accès lui est accordé.
Il arrive dans un immense hall, impressionnant lorsqu’on
pense que la cathédrale se dresse, majestueuse, juste au-dessus
du haut plafond. Baignée par une lumière artificielle, la réception
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est gardée par des hommes en armes aux visages fermés. Il ne
viendrait à personne, aussi stupide soit-il, l’envie de plaisanter avec eux.
Les saluant d’un bref signe de tête, le diacre s’approche du comptoir
en demi-lune, poussé contre un mur.
― Salut, Pauline.
― Bonjour Maximilien, lui répond la charmante hôtesse en lui
tendant un registre.
Le diacre appose sa signature sur le cahier et le repousse. Il ne
regarde pas ce qu’il fait, occupé à jeter un rapide coup d’œil aux horloges
fixées au mur, derrière le guichet : une pour chaque fuseau horaire de la
planète. Adressant un sourire à la réceptionniste, il finit par se mêler à
la fourmilière qui grouille dans les couloirs souterrains où se croisent,
le plus naturellement du monde, guerriers armés jusqu’aux dents, civils
et religieux.
Maximilien ouvre la porte de son bureau et rejoint ses deux
coéquipiers, chacun installé derrière leur table. Capuche sur la tête
laissant partiellement échapper une chevelure mi-longue, abondante et
noire comme la nuit, la gabardine ne cache pas une carrure de rugbyman.
Les traits du visage taillés à coups de serpe, la barbe courte bien
entretenue, Ange fume un cigare sans considération pour son entourage.
Les pieds sur le meuble, il ne lève même pas les yeux, dissimulés derrière
des lunettes de soleil, quand son chef de groupe passe devant lui.
D’une claque sèche, Maximilien éjecte les pieds d’Ange du bureau,
puis se tourne vers Nathanael, l’exact opposé de son collègue. Élancé,
en costume trois-pièces, ses longs cheveux châtains tirés en arrière
et soigneusement attachés avec un catogan, l’homme l’accueille avec
le sourire.
― Bonjour, Maximilien.
― Salut les gars, lance le diacre en quittant sa tunique qu’il pose
avec minutie sur un cintre.
L’éclairage artificiel accroche l’inox de la culasse de son pistolet
automatique, porté dans le holster placé sous son aisselle, qui brille
sans que personne s’en étonne.
Le jeune homme s’installe sur un fauteuil vide, retire sa montre
et la connecte directement à l’ordinateur. Un programme se charge
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de composer un numéro de téléphone. Le micro-casque sur la tête,
il attend que son interlocuteur lui réponde. Le logiciel du visiophone
s’anime et le visage d’un homme occupe tout le moniteur.
― Ciao Maximilien, come stai ?
― Ciao Marcello. Io sto bene.
L’Italien est avachi dans son fauteuil, sirotant un thé glacé, la
climatisation de son bureau à fond.
― Il tempo è ottimo e le ragazze vestiti leggermente. Dovresti
venire ! 3
― Maintenant deux choses. Prima, tu parles français parce que
mon italien ne dépasse pas les règles élémentaires de politesse et
due, tu fixes correctement ton smartphone, je ne vois que ton front
dégarni.
Le Transalpin rectifie la position de son appareil de manière à ce
que la mini caméra incorporée soit convenablement placée.
― Tu en as mis du temps à me contacter. Je t’ai bipé deux fois !
― Désolé, j’étais de service à l’Office. Que se passe-t-il ?
L’homme quitte son siège, sans doute pour s’assurer que la porte
est bien fermée, puis retrouve son fauteuil.
― On a eu un meurtre à la cathédrale Santo Stefano. Le Père Del
Pietro a été agressé par un inconnu.
Le diacre se signe.
― De quoi est-il mort ?
― C’est là le problème, Maximilien. Le curé a été brûlé vif.
L’interpellé pose les coudes sur la table et se rapproche de l’écran.
― On a retrouvé que des cendres. Le corps a été entièrement
calciné, comme s’il était passé dans un four crématoire.
― Tu es sûr que c’est lui ?
― Sì ! L’assassin a pris soin de laisser un indice pour que nous
puissions l’identifier. Nous avons récupéré, au milieu des cendres,
l’auriculaire avec sa chevalière. Le labo a fait parler l’ADN. Il n’y a
aucun doute.
― Parle-moi de la crémation.
3 Le temps est magnifique et les filles légèrement habillées. Tu devrais venir !
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― C’est incroyable ! Il faut un minimum de 800 °C pour réduire
un corps en cendres et seul le padre a été touché. Rien autour n’a été
abîmé, comme si ce dégagement de chaleur…
― …avait été dirigé, poursuit Maximilien en fronçant les
sourcils.
― Esatto. En plus, les techniciens n’ont relevé aucune trace de
combustible sur la scène de crime.
― Quoi d’autre ?
― On a volé la ceinture.
Maximilien crispe les mâchoires.
― Qui mène l’enquête ?
― Polizia ! lâche laconiquement l’Italien. Si c’était nous, je
t’aurais donné plus d’informations et, surtout, plus vite.
― OK. Tu as fait du bon boulot. Je vais en informer mon supérieur.
Si tu as du nouveau, appelle-moi. Ciao.
L’homme d’Église coupe la communication, se lève et rejoint le
couloir d’un pas rapide. Il accélère l’allure qui le mène en quelques
foulées devant une porte dotée d’une plaque de laiton avec le mot
« Directrice » gravé en italique et lettres noires. Il toque et attend
l’ordre qui ne tarde pas à venir. À peine a-t-il passé le pas de la
porte que le jeune homme a l’impression d’avoir changé de monde.
Le bureau a été transformé en salle d’exposition à la gloire de son
occupante et de sa région. Des bibelots, accompagnés de photos
bretonnes, squattent les étagères du mobilier, et des diplômes tapissent
le mur derrière le fauteuil où trône Léonie Saint-André.
― Qu’y a-t-il ?
― Nous avons un problème. La ceinture de la Vierge a été volée
à Prato. Un prêtre a perdu la vie.
La dirigeante ne réagit pas, elle attend la suite tout en déballant
un chewing-gum. Avec dextérité, elle plie rapidement l’emballage
en losange et le pose dans le cendrier.
― L’information est sûre. Elle émane du Maggiore Marcello
Berlasti, du corps des carabiniers et observateur de premier ordre.
21
― C’est fâcheux.
― Fâcheux ?! s’exclame Maximilien devant le peu de compassion
de sa supérieure. C’est le moins que l’on puisse dire ! Mais ce qui
est surtout fâcheux, c’est que nous n’avons pas affaire à un criminel
ordinaire et je crois savoir qui est derrière.
D’un geste de la main, la directrice incite le diacre à aller au bout
de sa pensée.
― Qui a la faculté de réduire à l’état de soupe une serrure métallique
et de brûler un corps au point de ne laisser que des cendres
sans que l’environnement en soit affecté ?
À ces mots, la directrice devient livide.
― Vardak, s’exclame-t-elle.
Elle arrache alors le combiné téléphonique de son socle.
― Appel prioritaire. Passez-moi de toute urgence le Cardinal
Vella au Vatican.
22
2
Le véhicule s’arrête sur la route principale du port. Le chauffeur
coupe le moteur et les phares et quatre hommes en descendent. Telles
des ombres, ils traversent la chaussée et se glissent dans la zone
portuaire de Gennevilliers.
Le chef de groupe extirpe une radio de son blouson.
― Béa, vous êtes en place ?
De l’autre côté de la Seine, Béatrice Penlec pose sa tasse de café
et se saisit de son talkie-walkie pendant que son équipier continue
à scruter les quais avec des jumelles à intensification de lumière.
― On est prêts, Kéto. Olive n’a pas décollé les yeux des jumelles.
R.A.S.
Le groupe poursuit sa progression, certains relèvent leur col.
L’été a beau s’approcher à grands pas, le fond de l’air reste frais
cette nuit. Les voilà à destination. Derrière un monticule de gravier,
ils observent à leur tour la péniche Picardie, amarrée à la darse n° 3.
La surveillance s’éternise et rien ne bouge.
― Kéto, vous avez de la visite, retentit tout à coup une voix dans
la radio.
― Je t’écoute, Béa.
23
― Olive a repéré une voiture qui s’avance tous feux éteints dans
votre direction. Attends… Elle vient de s’arrêter à une centaine de
mètres de vous.
― Et alors ?
― Alors rien ! Aucun mouvement.
Cette nouvelle intrigue Kéto. Il veut en avoir le cœur net. Pas
question de laisser un danger potentiel sur ses arrières.
― Nasser, va vérifier discrètement ce que c’est que cette caisse.
L’homme se faufile avec la souplesse d’un félin jusqu’aux abords
immédiats du véhicule. Il prend position, scrute, puis un léger sourire
vient barrer son visage. Il se redresse et s’avance vers l’auto sans la
moindre précaution. Il tape la vitre de sa lampe, arrachant un sursaut
au couple à l’intérieur. Trop préoccupés à s’enlacer, ils n’avaient pas
vu ni entendu l’individu s’approcher.
― Vous n’avez rien à faire ici. Quittez les lieux ou j’appelle la police.
Pensant avoir affaire à un vigile, le conducteur ne se fait pas prier
et démarre en trombe.
― Alors ? demande Kéto quand Nasser rejoint le groupe.
― Des jeunes qui cherchaient un coin tranquille. Avec la trouille
que je leur ai foutue, je doute qu’ils aient envie de se câliner ce soir.
Un petit rire étouffé parcourt l’assistance, puis la planque reprend.
Le soleil pointe à l’horizon sans qu’un mouvement soit venu
perturber la surveillance. Kéto secoue l’équipier qui s’est assoupi à
sa droite.
― Réveille les autres. On lève le camp.
Les hommes rebroussent chemin alors que Kéto ordonne
également le repli au binôme en poste sur l’autre rive. Ce n’est qu’une
fois installés, bien au chaud dans leur bureau, que le petit groupe se
retrouve au complet. Juste le temps de boire un café et le téléphone
sonne. Le fonctionnaire le plus proche du combiné décroche.
Mal lui en prend.
― Allo ? Mes respects… Non, c’est Gilles Guez… Oui, il est là,
vous voulez lui parler… ? Très bien, je lui dis.
24
Guez repose l’appareil délicatement, comme si son supérieur
était à l’intérieur.
― C’est la dernière fois que je décroche, marmonne l’agent à
l’intention de son responsable. J’ai pris une ramonée. Tu es attendu
dans son bureau. Pas content, le grand chef !
Devant la porte des enfers, Kéto redresse la position, prend une
inspiration et tape.
― Entrez !
Le bureau est spacieux. De la moquette au sol, des tableaux aux
murs et un coin salon avec mini bar. Le patron a des goûts de luxe…
Enfin, la patronne.
― Asseyez-vous, Vasquez.
Le subalterne s’exécute.
― Alors, votre opération ?
Inutile de tergiverser. Il sait qu’elle sait.
― Fiasco, madame la Directrice. Personne n’est venu. Je pense
que…
― Je pense que votre aviseur s’est foutu de vous, le coupe-t-elle
sèchement.
Elle quitte son fauteuil de haut gradé pour le bar. Kéto Vasquez
ne tourne pas la tête et fixe le siège vide. Dans son dos, il peut
entendre la tasse entrechoquer le récipient et une bonne odeur de
café parvient à ses narines. Après la nuit blanche, un peu de caféine
n’aurait pas été de refus, mais il comprend bien vite qu’il ne sera pas
invité à partager ce divin breuvage.
Le chef pose la tasse sur le plateau.
― Je n’aime pas que les agents de mon service se fassent balader
par des péquenots de bas étage. Ça passerait si vous étiez dans une
unité traditionnelle, mais je vous rappelle que vous êtes affecté à la
Direction des opérations douanières. Vous allez bouger le cul à votre
informateur et lui dire que c’est sa dernière chance. Au prochain tuyau
percé, je veux que vous lui cassiez les reins. Vous pouvez disposer.
25
*
**
Sous Notre-Dame, c’est l’effervescence. Le groupe de Maximilien
est réuni au grand complet. Léonie Saint-André prend la parole.
― Nos homologues italiens viennent de nous donner confirmation :
l’affaire de Prato n’est pas d’origine humaine. La police scientifique
n’a trouvé aucun comburant et cherche une explication rationnelle,
mais nous savons qu’elle ne trouvera rien. Toutes les divisions sont
en alerte maximale et nous avons reçu l’ordre de désigner une section
spécialement chargée de travailler sur cette disparition. J’ai choisi la
vôtre parce que Vardak et ses sbires ont commis ce crime.
À la gauche de la directrice, une masse imposante dissimule un
peu plus son visage derrière des lunettes noires et une capuche qui
lui tombe exagérément sur le front. Un léger frisson a parcouru
son échine à l’énonciation de ce nom et Maximilien a perçu ce
frémissement, comme tous ceux présents dans la pièce.
*
**
Harassé après vingt-six heures de labeur sans repos, Kéto Vasquez
rentre chez lui. Il jette les clés sur la sellette du couloir, accroche sa
veste au portemanteau et rejoint son épouse dans la cuisine, affairée
aux préparatifs du dîner.
― Bonsoir, chérie ! chuchote-t-il en l’embrassant dans le cou.
Où est Pierre-Marie ?
― Comme d’habitude.
Kéto prend un peu de recul et contemple sa femme, Myriam, dont
la chevelure d’un noir charbonneux n’en finit pas de descendre jusqu’à
sa taille gracile. Son jean moulé dessine des hanches solides et de
longues jambes effilées comme des épées. Délicatement, il caresse
ses épaules, effleure ses omoplates et s’arrête sur son ventre ferme.
Les yeux mi-clos, Kéto respire à plein nez le parfum qui l’embaume.
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Myriam se retourne et Kéto se noie dans le regard vert clair
qu’elle lui offre. Il dépose alors un baiser sur ses lèvres pulpeuses et
se dit qu’il a bien de la chance d’être son mari.
― Je vais prendre une douche.
Le douanier monte à l’étage, s’arrête devant la chambre de son
fils et, sans bruit, pousse la porte. Le garçon de douze ans, avachi
sur son lit, livre une bataille acharnée sur sa console de jeux. Il ne
veut pas le déranger et lui dira bonsoir plus tard.
Une fois dans la salle de bains, Kéto fait couler l’eau de la douche
et se déshabille. Nu, il se scrute dans le miroir fixé au-dessus du
lavabo. Il y a fort longtemps que les abdominaux ne sont plus
visibles. Il se pince les flancs et fait la moue. Les poignées d’amour
sont bien là.
Kéto, mon vieux, tu approches de la quarantaine. Bouge-toi si tu
ne veux pas renouveler ta garde-robe !
Sur cette pensée, il se glisse dans la cabine et s’abandonne sous
le jet tiède.
*
**
Le briefing est terminé. La directrice lève la séance et l’équipe
quitte la pièce, à l’exception de Maximilien et de sa supérieure.
― C’est risqué de désigner mon unité pour cette mission.
Léonie Saint-André déballe un chewing-gum, puis plie le papier
en losange qu’elle dépose dans un cendrier.
― Je le mesure. Mais c’est justement cette haine qu’il éprouve
pour Vardak qui le poussera à se donner à fond.
― Ange est un excellent élément. Il l’a prouvé.
― J’ai bien conscience qu’en sauvant la vie d’un des nôtres pendant
l’opération Condor, il a marqué des points, mais pas suffisamment à
mon goût. On ne se rachète pas une conduite en faisant une seule bonne
action quand on a mené des dizaines de missions pour le Mal, donc
contre nous. Je n’oublie pas que c’est un transfuge, que le Mal coule
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dans ses veines, et j’ai la conviction qu’à la première occasion, il nous
la jouera à l’envers.
― Je ne crois pas.
― L’avenir nous le dira. En attendant, il faut remuer ciel et terre,
si je puis dire, pour remonter la piste de Vardak. Aucune relique ne
peut et ne doit être emportée in profundis. Elle est cachée quelque
part parmi nous et Vardak ne s’en éloignera jamais jusqu’à ce qu’il
la remette, en main propre, à son maître. Trouvez la ceinture et vous
trouverez Vardak.
― Ou inversement, réplique le diacre.
― Faire de l’esprit ne fera pas avancer l’enquête, même pour le
meilleur limier de ma division. Si la ceinture est en France, je la
veux sur mon bureau dans les plus brefs délais.
La directrice saisit son dossier et sort de la pièce en claquant la
porte.
28
3
Kéto, la tête encore humide et un livre à la main, rejoint sa
femme en cuisine. Il pose l’ouvrage sur le plan de travail et se penche
par-dessus l’épaule de Myriam pour jeter un œil au plat qui mijote
doucement.
― Il est sur sa console, comme d’habitude.
― C’est un ado.
Elle jette un rapide coup d’œil au livre, non loin d’elle.
― Encore ce bouquin ? À ce rythme, tu ne le finiras jamais.
Kéto tapote sur la couverture.
― J’avoue que ces temps-ci, je n’ai pas une minute pour l’avancer.
― Et ce n’est pas le moment de le faire, annonce la belle brune
en déposant le plat principal sur la table. Appelle Pierre-Marie, on
passe à table.
Kéto attrape sa femme par la taille.
― Non, on ne passe pas à table. Je t’invite au restaurant.
― En quel honneur ? l’interroge Myriam.
― Faut-il une occasion pour que nous dînions en tête à tête ?
Elle lève les yeux au plafond.
― Et Pierre-Marie ?
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― Il a douze ans, souffle Kéto. Je pense qu’à douze ans, il peut
rester seul une paire d’heures. On l’appellera régulièrement si ça
peut te rassurer.
― Est-ce bien raisonnable ? Quand je vois les heures que tu
viens d’enchaîner…
― Cette douche m’a donné un coup de fouet, avance-t-il en se
tapotant les joues comme s’il s’était passé de l’après-rasage. Et puis,
avoir le plaisir de partager un moment agréable en tête-à-tête vaut
bien un petit effort, non ?
Vaincue, un petit sourire au coin des lèvres, Myriam tend la
louche à son mari.
― Très bien. Tu t’occupes de le servir pendant que je vais me
préparer.
Lorsque le couple sort de son domicile, un manteau de nuit s’est
déjà posé sur le monde. Arrivés sur le trottoir, Kéto sort une clé de
sa poche et la voiture les accueille en clignotant dans le noir.
30
*
**
Masqués par l’obscurité ambiante, enfoncés dans leurs sièges,
deux hommes suivent des yeux la berline du couple en train de
s’éloigner.
― Qu’est-ce qu’on fait ?
― On s’en tient à la mission, répond le conducteur.
*
**
Kéto stationne son véhicule dans le parking du restaurant Umami,
implanté dans le célèbre xiii e arrondissement de Paris et spécialisé
dans les plats culinaires japonais. Il s’empresse d’ouvrir la portière
à son épouse qui esquisse un sourire devant tant de galanterie. Une
courtoisie renouvelée alors qu’il maintient la porte du restaurant
ouverte et l’invite d’un geste théâtral à entrer.
Le douanier se présente au comptoir et le gérant le reçoit avec un
large sourire, un accent fort approprié à l’établissement accompagnant
ses paroles.
― Bonsoir, monsieur Kéto. Votre table est prête.
Myriam lui lance un regard oblique.
― Monsieur Kéto ! Votre table est prête ! imite-t-elle le réceptionniste.
Tu parles d’une sortie improvisée. Tu avais prévu ton
coup, oui !
Kéto jette un œil orageux au gérant qui comprend qu’il vient de
commettre une boulette. Ce dernier s’empare de la carte et entraîne
ses clients dans la salle.
― Veuillez me suivre, je vous prie.
Le couple s’installe à une table soigneusement sélectionnée à
l’écart du brouhaha ambiant et éclairée par une applique qui diffuse
une lumière chaude et tamisée.
― Visiblement, on te connaît bien ici.
― Il m’arrive d’y déjeuner avec mon équipe, concède-t-il, c’est
un peu notre cantine.
Myriam lui offre son plus beau sourire et lui prend la main.
― Je te pardonne. Le cadre est agréable et j’apprécie que l’on
puisse partager un moment d’intimité.
La soirée commence par un apéritif cocktail sans alcool pour elle
et une bière japonaise pour lui. Puis vient le plat principal, composé
de soixante-quinze pièces de sushis, makis, californiens et sashimis.
Myriam ouvre de grands yeux devant une telle abondance de mets
aux couleurs diverses et variées.
― On ne pourra jamais manger tout ça !
― On les finira à la maison.
Les yeux dans les yeux, les amoureux trempent les pièces dans
la sauce soja, tantôt aigre-douce, tantôt salée. Ce soir, ils sont seuls
au monde... Un état de grâce violemment interrompu par la sonnerie
du téléphone de Kéto. Il s’empresse de le chercher dans la poche
interne de sa veste et répond.
― Allo… ? Parfait, récupérez-moi devant la cantine.
Il raccroche et lève les yeux sur le visage fermé de sa femme.
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― Ton métier commence très sérieusement à me peser, pour
rester polie.
― Je sais, je sais, mais je dois y aller. C’est important.
Il dépose les clés de la voiture sur la table et l’embrasse sur le front.
― Je fais au plus vite. On se retrouve à la maison.
Il s’arrête un instant en passant devant la caisse.
― Vous mettez tout ça sur mon compte.
Le gérant acquiesce d’un mouvement de tête et Kéto quitte
l’établissement.
Il n’a pas longtemps à attendre avant que le véhicule des douaniers
stoppe devant lui. Kéto a tout juste le temps de s’installer à la place
passager que les pneus crissent déjà sur le bitume.
― Mon tête-à-tête avec ma femme vient d’être gâché, lance-t-il
à ses subalternes, agacé.
Le véhicule s’arrête à côté d’un break en face d’un bar glauque
dont les néons crépitent et grésillent.
― Eh bien ! Quel endroit charmant… constate-t-il en quittant le
véhicule.
Le reste de l’équipe, installé dans le break, quitte l’habitacle et
les rejoint.
― Alors ?
Un fonctionnaire désigne le bar du menton.
― Il y est depuis deux heures. Il doit être complètement cuit.
― OK. On fait comme d’habitude.
Vasquez pénètre dans l’établissement crasseux et enfumé. Il
longe le comptoir et salue le patron d’un signe de tête.
Le voilà !
Affalée sur une table, l’épave cuve son vin. Vasquez écarte la
bouteille de scotch et s’assoit en face de lui. D’un rapide coup d’œil,
il déniche une carafe d’eau, bien isolée au milieu de ce flot d’alcool.
Elle fera un excellent réveil. Il la vide entièrement sur la tête de
l’ivrogne et l’eau froide dégouline sur sa nuque. Le coup de fouet
escompté fait son effet ; l’homme se redresse tel un ressort. Son
regard imprégné d’alcool ne lui permet pas de reconnaître l’intrus
qui vient de l’asperger, mais sa voix, ça oui, il la reconnaît !
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― Salut, Marcus. Bien dormi ?
Le poivrot tente de fuir par la porte de secours, faisant tomber
le tabouret dans son élan. Sa course se termine dans l’arrière-cour
vide, fermée entre quatre murs. Il cherche refuge dans les toilettes,
seul local du patio, mais a tout juste le temps de poser la main sur
la poignée. Tel un diable sortant de sa boite, un fonctionnaire surgit
des toilettes et ceinture Marcus.
Le pauvre homme n’est pas de taille à se sortir de cet étau. La
partie est finie, il le sait et ne tente même pas de résister. Vasquez
arrive à son tour, nonchalant.
― Où cours-tu comme ça, mon vieux ?
― Une envie pressante.
― Malgré ton état, je vois que tu as de l’humour. C’est bien, ça
veut dire que tu es encore lucide.
Saisi par le col, l’ivrogne est propulsé dans les toilettes.
― C’est quoi ce tuyau percé que tu m’as filé ? attaque Kéto, une
fois la porte fermée.
Marcus joue la surprise.
― Ils ne sont pas venus ?
Le douanier agrippe sa chevelure grasse, plonge sa sale gueule
dans la cuvette, puis actionne la chasse d’eau.
― Par ta faute, je viens de gâcher un moment délicieux en
compagnie d’une personne qui m’est très chère, grince-t-il de
frustration.
― Arrête, arrête merde ! vocifère le malheureux.
Le fonctionnaire de Bercy relâche son étreinte et l’épave se jette
en arrière, se plaquant contre la paroi.
― Rappelle-toi que je t’ai sauvé la mise. J’ai toujours ton dossier
dans mon tiroir. Ou tu collabores ou je balance les casseroles que
tu traînes à certaines personnes qui s’occuperont de toi quand ils
apprendront la vérité.
Marcus se souvient bien de ce soir-là ; il devait faire le guet aux
abords du hangar. Puis une petite envie. Pas la naturelle, mais celle
que réclame le corps d’un homme en manque : la boisson. Il avait
abandonné son poste pour boire une flasque à l’abri des regards
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indiscrets, mais c’est tout juste s’il avait pu porter le goulot à ses
lèvres. Sa tête s’était retrouvée enfouie dans un sac noir, une main
plaquée sur le tissu au niveau de sa bouche. Les douaniers pénétraient
dans l’entrepôt par la voie laissée libre par Marcus qui, ligoté, entendait
au loin les bruits de l’intervention.
L’affaire avait fait la une des médias. Six tonnes de contrefaçons
saisies, ce n’était pas chose courante. Kéto avait rapidement compris la
délicate situation de cette fourmi qui n’avait pas rempli sa mission. Ce
qui l’attendait, c’était un seau de béton à chaque pied et un petit tour
au fond de la Seine, histoire de faire causette aux poissons. Vasquez
n’avait eu aucun mal à le retourner, en échange d’un aménagement de
la vérité, et s’était chargé de faire savoir, dans le milieu, que jamais
les douaniers n’étaient passés par le poste de Marcus.
Sa tête a été sauvée, mais à quel prix ?! Le voilà devenu aviseur,
une balance à la solde des douaniers.
― Qu’est-ce que tu veux ?
― Une affaire bien juteuse. J’ai mon dirlo au cul et si ça chauffe
pour moi, ça brûlera pour toi.
Marcus déglutit et passe une main sur sa barbe de trois jours.
― J’ai été chargé de recruter des types pour la surveillance d’un
hangar. Des mecs vont tenter de faire sortir, en fraude, des objets
historiques.
― Quoi ? Où ? Ne me force pas à t’arracher les mots de la bouche.
― De tout. Une icône rare, des toiles, des meubles, des sculptures,
des…
― C’est bon, j’ai compris. Lâche le lieu du chargement et quand.
Marcus réfléchit quelques secondes, mais Kéto ne veut pas relâcher
la pression. Il actionne la chasse, pour montrer son impatience.
― Magasin GB4, aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. Je ne
sais ni la destination ni le jour exact du décollage.
Le fonctionnaire s’agenouille près de son indic.
― La destination, je m’en fous. Mais pour le jour, je veux une
estimation, et tout de suite.
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― Ça va se faire entre le 18 et le 23 de ce mois.
Vasquez se redresse. Le 18, c’est dans deux jours. Il sait que
monter une opération de surveillance couplée à une intervention va
être difficile en si peu de temps et cherche déjà le moyen de faire
passer la pilule à sa directrice. Il pointe son index sur l’homme à
terre.
― Qui t’a demandé de racler les fonds de tiroir pour la chouf 1 ?
― J’en sais rien. J’ai donné les noms à un Italien, si j’en crois
son accent.
Kéto tient là son argument de poids pour faire plier sa supérieure.
― Donne-moi les noms de tes recrues.
1 De l’arabe « regarder ». Terme utilisé par les enquêteurs pour « surveillance ».
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