Tueuse d'Alpha - Vindicta
Lorsque Vanessa perd son binôme et amie au cours d'une chasse, elle se jure de traquer le responsable et de le lui faire payer. Commence alors entre le chasseur et la bête un jeu du chat et de la souris aux conséquences funestes. Vanessa est prête à tout pour vaincre, même si cela signifie devoir s'allier à son pire ennemi... Tuer est un ordre, désobéir est une loi Qu'importe le choix, il mène à la mort
Lorsque Vanessa perd son binôme et amie au cours d'une chasse, elle se jure de traquer le responsable et de le lui faire payer.
Commence alors entre le chasseur et la bête un jeu du chat et de la souris aux conséquences funestes.
Vanessa est prête à tout pour vaincre, même si cela signifie devoir s'allier à son pire ennemi...
Tuer est un ordre, désobéir est une loi
Qu'importe le choix, il mène à la mort
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Nessa O’connor
Tueuse d’Alpha
1 - Vindicta
Nessa O’connor
Tueuse d’Alpha
1 - Vindicta
À mes anges.
La nuit avait englouti le soleil, remplacé par la lune qui brillait de
mille feux, ronde et pleine, et aucun nuage ne viendrait interrompre
ce moment.
Il était là, devant moi, attaché dans cette arène.
Ses liens se déferaient dans peu de temps, cela dit.
C’était un soir spécial où minuit sonnerait le début des réjouissances.
Un soir où, dans l’obscurité, l’individu enchaîné sous mes
yeux se transformerait bientôt en cette bête qui me fascinait tout
autant qu’elle m’effrayait par le passé.
Pour la première fois, je faisais face à un mâle qui me fixait avec
terreur, priant pour que sa vie ne s’achève pas sous peu. La supplique
silencieuse d’un homme qui désirait sans doute s’échapper, mais que
sa nature, une fois changée, ne pourrait plus raisonner.
Les portes de cette cage géante se refermèrent sur nous et mon
cœur s’emballa, de peur et non pas d’excitation, car pour le coup, je
redoutais la mort. J’en vins à me demander si j’avais pris la bonne
décision le jour où j’avais intégré la formation. Mais à quoi bon
s’attarder sur ce genre de question ? La lune atteindrait bientôt son
apogée et lui ne serait que bête sous peu, d’autant plus que cette nuit
était particulière ; c’était le solstice d’hiver, une date où la pleine
lune montrait toute l’étendue de son pouvoir.
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En ce 21 décembre, ma vie débuterait ou finirait.
L’air froid remplissait mes poumons, sa brûlure me faisant presque
plier en deux. Était-ce un avant-goût de ce qui allait m’arriver ?
Il n’y avait que peu de vent, ce qui m’arrangeait. Le sable de la piste
ne s’envolerait pas. Rien ne pourrait obstruer ma vision, pas même
mes cheveux que j’avais attachés en un chignon des plus serrés.
Les pieds bien ancrés au sol, j’attendais patiemment tandis que
l’angoisse montait lentement. L’absence de bruit pour venir perturber
ce silence qui s’était installé entre nous n’aidait pas, mais je parvenais
tout de même à la contrôler.
L’arène était vaste, utilisée à la fois comme prison pour ces bêtes
et de terrain d’entraînement. Des combats, elle en avait vu beaucoup
trop et cette nuit n’échapperait pas à la règle.
Face à moi se dressait mon premier ennemi, celui que le destin avait
choisi pour faire office d’initiation finale après ces longues années
d’études et d’épreuves. Son regard commençait déjà à changer ; un
regard que je ne pourrais jamais oublier.
Il me disait de fuir pendant qu’il en était encore temps. Malheureusement,
nous étions tous deux dans une situation identique.
À ses yeux, j’étais libre. Je pouvais m’échapper quand bon me
semblait, contrairement à lui qui avait été capturé pour servir de
marionnette. C’était à lui de lutter pour s’en sortir, de survivre à une
pleine lune de plus. De la même manière qu’il connaissait déjà la fin
de son histoire, il essayait simplement de la faire durer un peu plus
longtemps. Comme moi.
Je n’avais que vingt ans et pourtant, je m’apprêtais à commettre
l’acte le plus horrible qui soit : tuer sans la moindre pitié. Oubliée,
la jeune fille que j’étais autrefois. Mon passé était perdu, mon corps
et mon âme à présent conditionnés pour le combat.
Ma plus grande peur n’était pas de trépasser, loin de là, mais
plutôt de ne pas arriver à finir mon travail. Et cela débutait ce soir.
La lune nous éclairait si bien que l’on pouvait apercevoir le sang
qui recouvrait le sol, témoin de l’échec de l’Homme qui ne pouvait
pas sortir victorieux à chaque coup. Cette bête avait tué mon ami,
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à la pleine lune précédente. Elle se trouvait à présent devant moi,
celle pour qui ma haine n’avait eu de cesse de croître depuis plusieurs
semaines, et j’allais prendre sa vie à mon tour, mon regard toujours
rivé dans le sien. L’heure arrivait et je le voyais agiter ses jambes
comme s’il cherchait à se débarrasser d’une crampe.
À mesure que le temps passait, ma détermination se faisait plus
forte quand d’autres sentiments, comme la compassion que j’avais
eue un instant pour lui, s’en allaient pour laisser place à une aversion
sans limites.
À la fin, il n’en resterait qu’un et cela devait être moi.
Mon tour était arrivé. J’allais enfin découvrir si la Faucheuse se
rangerait de mon côté ou si elle m’emporterait dans la plus horrible
des souffrances, au cœur de ces cris de torture qui me hantaient
depuis quatre longues années chaque fois que l’humain ne ressortait
pas glorieux.
La lune prit place sur son trône, au centre d’une mer d’encre.
L’homme ne pouvait plus se cacher. Il essaya de se mettre au sol,
mais je savais que les chaînes retiendraient ses vaines tentatives,
comme je savais qu’il ne tarderait pas à se faire entendre.
De ma position, je pouvais voir distinctement sa peau onduler
sous la lueur blafarde du satellite. Il avait été mordu depuis peu ;
les jeunes souffraient le martyre pendant environ un an avant de
pouvoir se transformer sans la moindre douleur. Ils s’avéraient surtout
plus féroces, les hormones travaillant sans cesse pendant cette
première année.
J’essayai de me souvenir de mes cours. Bien qu’ayant fait mes
classes en bonne élève, je me montrais aussi la plus rebelle : je
n’écoutais guère les ordres donnés. Ce comportement indiscipliné
découlait sans doute du côté archaïque de l’Église, tandis qu’ils nous
dissimulaient des choses afin de nous garder sous contrôle.
J’enserrai les doigts autour du manche de mes armes, une épée et
une dague pour seule défense. Elles ne m’appartenaient même pas,
notre équipement définitif nous étant remis à l’unique condition
que notre cœur batte toujours à l’issue de ce combat.
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Je perdis mon souffle face à son corps changeant. Les muscles
de son torse et de son cou gonflèrent à vue d’œil, ses bras suivant
le mouvement. Tout en lui témoignait de sa monstruosité naissante.
Il parvint à gagner le sol, des grognements ténus remontant le long
de sa gorge pour sortir en puissant hurlement ; un cri de rage et de
douleur. Ses doigts se désarticulèrent avant de se métamorphoser en
une patte plus grosse que ma propre tête. Ses jambes et le reste de
son corps suivirent le mouvement, le rendant plus grand et plus fort.
L’homme qui me suppliait de fuir avait complètement disparu.
Un son auquel je ne m’étais pas préparée me fit sursauter et la
peur s’immisça en moi. Il se releva dans un craquement d’os : toute
sa colonne vertébrale venait de se remettre en place. Ce son résonna
en moi comme un défi, celui de ne pas entendre mon corps faire de
même entre ses griffes.
Tu dois y arriver. Concentre-toi sur ta haine et sur ton ennemi.
Ce n’est pas le moment de crever.
Sa transformation venait de s’achever, ses chaînes brisées éparses
sur le sol. Il ne me lâchait pas du regard, des yeux noirs annonciateurs
de mort. Une promesse silencieuse du sang qui coulerait sous peu
pour se mêler à l’odeur âcre qui saturait l’air.
Il ouvrit la gueule et hurla, donnant le signal du début du combat.
Je n’eus pas le temps de me mettre en garde qu’il se jeta sur
moi. J’esquivai de justesse et le blessai à l’abdomen à l’aide de ma
dague. Une égratignure, mais la lame en argent fit son petit effet. Il
grimaça et tourna brusquement ses dents vers moi. Dressé sur ses
pattes arrière, il se révéla imposant sans que cela m’impressionne.
Bien au contraire, cela m’excitait, m’incitant davantage à lui offrir
son dernier souffle. Je sentais mon courage gonfler encore et encore.
Sans réfléchir, nous courûmes l’un vers l’autre.
Je pris appui sur le mur séparant la piste de la cavea et sautai
vers sa gueule, déjà grande ouverte, prête à me déchiqueter et à
apprécier son dîner. Je plongeai mon épée dans sa gorge avant de
retomber brutalement sur le sol.
Je n’avais pas calculé ma descente, grossière erreur de débutante.
Même une lame enfoncée au plus profond de sa trachée ne suffirait
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pas à retenir un dernier élan de survie : un coup de patte et ma tête
volerait bien loin de mes épaules.
Ce ne fut pas le cas cette nuit.
L’animal s’effondra de toute sa masse, l’arène toute entière
vibrant sous le choc. J’avançai vers lui et retirai mon arme, à présent
recouverte de sang noir.
Je brandis mon épée au-dessus de ma tête et hurlai de rage.
La porte qui s’était fermée se rouvrit, laissant entrer un homme
que je n’avais jamais vu.
— Tu as réussi, prépare-toi à choisir tes armes et tes gravures.
Il s’en alla aussi vite qu’il était venu et je regardai la lune qui
avait assisté à ma victoire. Elle serait dorénavant la première à
admirer chacune de mes gloires ou ma plus grande défaite.
J’avançai vers la porte comme les anciennes élites de ce monde
avant moi, sélectionnées parmi les héritiers des premières familles
que Dieu avait bénies. Nous étions une armée, une armée d’âmes
triées sur le volet pour notre sang où coulerait un don offert par Dieu.
Je jetai un dernier regard sur mon ennemi, mon adversaire que je
combattrais à jamais.
Un loup-garou.
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Un
Tapie dans l’ombre, accroupie aux pieds des arbres dont les cimes
s’élevaient à des hauteurs vertigineuses, j’attendais ma proie. L’air,
glacial, brûlait mon visage rougi et la neige attaquait mes doigts. Elle
était tombée toute la journée pour ne s’arrêter qu’au crépuscule, laissant
son manteau blanc s’accumuler dans les bois. Cela n’arrangeait
en rien mes affaires : chaque pas, chaque mouvement faisait craquer
la couche de neige. Or, l’ouïe des loups-garous était connue pour être
excessivement fine ; comme si les montagnes qui leur servaient de
muscles, leurs pattes griffues capables de décapiter un homme d’un
seul coup et leurs mâchoires aux crocs acérés n’étaient pas suffisantes
pour se défendre… Heureusement, le vent n’était pas de la partie,
rendant la situation légèrement plus supportable.
La lune, pleine et imposante dans un ciel sans nuages, laissait
entrevoir un paysage désertique, mais au charme certain. Une forêt
endormie, de la neige recouvrant les terres à perte de vue… Si ce
décor de carte postale s’avérait plaisant à regarder depuis la fenêtre
d’un chalet chauffé, il était bien moins enviable de s’y trouver. Mes
os étaient gelés, je ne sentais presque plus mes membres et mon
sang-froid commençait à s’évanouir.
Voilà des heures que je campais sans oser bouger le petit doigt, de
peur de trahir ma position, et la bête n’avait pas daigné se montrer,
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à croire qu’elle cherchait à tester ma patience. On avait eu beau ne
pas lésiner sur nos efforts pour trouver des renseignements sur elle,
ces derniers restaient trop maigres et j’en venais à me demander si
elle était seulement présente dans ces bois ce soir.
Ah, elles étaient loin, la plage de sable fin et l’eau limpide des
Caraïbes. Aujourd’hui, je n’avais droit qu’à cette forêt humide du
fin fond de la Roumanie, berceau des bêtes, et à la neige boueuse
collée à mes bottines. Une destination aux antipodes de l’exotisme
de la précédente et qui avait la particularité de me mettre mal à
l’aise, comme la plupart des chasseurs d’ailleurs. Enfin, ce n’était
pas comme si j’avais mon mot à dire. Je suivais les ordres, point.
C’était aussi ce qui faisait le charme du métier : on ne savait jamais
dans quel coin du globe on atterrirait le lendemain.
Je me tournai vers mon binôme, placé quelques mètres derrière.
Une présence réconfortante qui, en plus d’être un soutien de taille
face aux bêtes, avait l’intérêt d’aider à supporter les longues heures
de planque dans des conditions pas toujours évidentes. Nous avions
décidé, d’un commun accord, que Cinthya garderait nos arrières
tandis que je me posterais en première ligne. Un choix stratégique
tenant compte de nos talents propres, Cinthya ayant été désignée
inapte au combat rapproché lors du dernier check-up.
Excellent sniper, elle pourrait l’abattre d’une balle si l’affrontement
venait à mal tourner au corps-à-corps. Je me chargerais de
l’occuper suffisamment longtemps pour que l’animal reste dans son
champ de tir. Deux précautions valaient mieux qu’une.
Alors que nous avions fêté mes trente ans en grande pompe entre
deux missions, Cinthya s’en approchait à grands pas. Une différence
d’âge de quelques mois qui nous avait vite liées au cours de
nos années de formation. Les amitiés étaient difficiles à entretenir
dans cet environnement où l’esprit de compétition était poussé à
son paroxysme et la nôtre avait su résister à tous les obstacles qui
s’étaient présentés. C’est donc tout naturellement que nous avions
décidé de faire équipe lorsque l’archevêque, qui s’occupait des
registres à l’époque, nous avait demandé notre choix de partenaire.
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Je la vis essayer de détendre sa jambe sans faire de bruit et grimacer
tout le long de cette opération délicate, son genou ankylosé par toutes
ces heures sans bouger.
Cinthya n’avait pas eu de chance lors de son examen final. Bien
que celui-ci doive rester secret, nous avions appris que sa proie
était déjà transformée à son entrée dans l’arène, le mois précédant
mon ascension. Si je n’avais toujours aucune idée de comment les
choses s’étaient déroulées, je me souvenais très clairement des mois
qui avaient suivi sa victoire, passés dans les draps de l’infirmerie.
Elle hurlait souvent, à l’époque, de douleur ou de peur lorsqu’elle
émergeait de ses cauchemars. De ce combat, elle avait conservé une
balafre qui remontait le long de sa jambe, souvenir indélébile de ce
que nous appelions dans notre jargon « la résurrection ». Car, ce
jour-là, nous abandonnions ce qui faisait de nous des êtres humains
lambda pour renaître en tant que chasseurs.
Je commençais à m’impatienter et regardai l’heure : cela faisait
belle lurette que le carrosse de Cendrillon était redevenu citrouille.
Mais où diable pouvait être ce maudit loup-garou ?
C’était une nuit de pleine lune, il ne pouvait nous échapper. Une
fois parfaitement rond, l’astre exerçait un contrôle sur eux. Aucun
moyen de se transformer aussi facilement en homme pour passer
entre les mailles du filet, surtout pas avec ce ciel dégagé. De plus,
nous nous trouvions en plein sur son territoire, à quoi jouait-il ?
Certains loups-garous n’aimaient pas chasser plus de deux jours
d’affilée au même endroit, au risque d’attirer l’attention sur eux,
mais ce n’était pas le cas de celui-ci. Il avait décidé de prendre
possession des lieux. Un mois que cela durait et malgré cela, mes
supérieurs avaient eu du mal à le localiser. Les victimes étant
éparpillées dans le temps, il avait fallu attendre la mort tragique
d’une adolescente, disparue deux semaines plus tôt. Il ne restait de
la pauvresse que ses os, délestés du moindre lambeau de chair et
entassés dans un coin.
Ici, c’était son terrain de chasse, son garde-manger. Avant tout
ennemis, nous étions surtout des parasites sur son territoire. Sa colère
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devait être grande et il ne serait guère étonnant qu’il ait déjà imaginé
maintes façons de nous dévorer dans la plus atroce des douleurs.
Je me tournai vers Cinthya ; toujours garder un contact visuel
régulier. Elle qui possédait un rayonnement naturel, les traits de son
joli minois étaient tirés à l’instar de sa chevelure flamboyante, attachée
en une tresse bien serrée sur son crâne. De petites taches de rousseur
parsemaient sa peau aussi blanche que la neige, soulignant le vert
pétillant de ses yeux. Dès notre première rencontre, elle m’avait fait
penser à une poupée de porcelaine qu’on garderait précieusement, de
peur de la casser. Or, Cinthya détenait ce feu indescriptible qui brûlait
en elle et la poussait à partir en mission malgré son handicap ; celui
de vivre à cent à l’heure, comme si ce jour était le dernier.
Si une bonne humeur factice se lisait habituellement sur son
sourire, elle était cette nuit aux abonnés absents.
J’aurais préféré qu’elle reste dans notre chambre d’hôtel pour se
reposer un peu. Son regard déterminé m’avait cependant retenue de
lui faire part de cette pensée qu’elle aurait certainement mal prise.
Cela faisait trois soirs que nous ne dormions pas, soixante-douze
heures à courir à droite à gauche et à camper dans le froid pour des
clopinettes. Bien que nous rêvions d’une bonne nuit de sommeil sous
une couette douillette, de laisser, le temps de quelques heures, les bêtes
que nous traquions jusqu’à la mort, nos yeux n’en montraient rien. Ils
balayaient la forêt, à l’affut du moindre mouvement suspect.
Je me levai juste un instant pour me dégourdir les jambes. Je n’en
pouvais plus d’être accroupie sous cet arbre. Le vent souffla une
légère brise qui apaisa mes nerfs. Les années avaient beau passer, je
ressentais toujours le stress m’envahir lorsque j’étais accompagnée.
À deux, nous étions plus forts qu’en un contre un, même si le
défaut majeur d’un face-à-face se révélait parfois bénéfique et
nécessaire. En solitaire, j’avais défié la mort. J’aimais ce sentiment
de me tenir au bord du précipice et de sentir l’adrénaline courir dans
mes veines. Sauf qu’en binôme, je n’avais aucune envie de voir
venir la Grande Faucheuse.
J’attirai l’attention de Cinthya d’un geste. Devant jouer de discrétion
au cours de nos missions, nous avions développé un langage
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silencieux connu de nous seules. Utile pour ne pas mourir d’ennui
par moments.
Tu as eu des nouvelles du monastère ?
Non, pas encore. Juste de John.
La simple évocation de ce nom suffisait à la faire sourire comme
une adolescente.
Tout va bien, rajouta-t-elle.
Je levai les yeux vers le ciel étoilé. La lune avait déjà bien entamé
sa descente et je n’osai regarder l’heure à mon poignet. L’agacement
se faisait plus présent, s’insinuant lentement dans mes veines tel un
poison mortel.
S’il n’a pas montré le bout de sa queue d’ici une demi-heure, on
se casse.
Cinthya opina et je repris ma position, la main sur le pommeau
de mon épée. Impossible de faire usage de mon arme secondaire, un
Beretta rangé dans l’étui accroché dans mon dos. Dans cette forêt
à flanc de montagne, l’écho de la détonation porterait jusqu’au
village, non loin. La chasse de nuit n’était pas dans les habitudes
locales. Notre mission consistait avant tout à tuer rondement et en
silence afin de préserver le secret le mieux gardé de l’Église.
Cela paraissait si ridicule, en y pensant. Une balle bien placée
nous accordait une chance d’en finir rapidement et à distance. Nos
vies joueraient moins à la roulette russe qu’avec une dague ou une
épée. En dépit du fait qu’elles nous permettaient de trancher avec
précision les points « sensibles » et offraient au chasseur le luxe
d’assister à l’agonie de sa proie au plus près, les lames restaient un
moyen assez risqué pour notre existence. Cela dit, une balle mal
logée n’entraînait, au mieux, qu’une lente souffrance en échange de
les rendre un poil plus dangereux.
Aucune pitié.
Aucun sentiment.
Seulement une règle.
Qu’importe la méthode utilisée, ils devaient périr.
Le vent se mit à souffler un peu plus fort, emportant avec lui
l’odeur de la pluie en provenance de l’est. Ce n’était pas un bon
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présage pour nous. Qui disait pluie, disait nuages. La lune serait
cachée, une chance pour le loup de s’en sortir en se métamorphosant.
Un coup du sort supplémentaire, nous qui ne détenions pas la moindre
photo de lui sous sa forme humaine. Notre traque prendrait fin et la
colère des supérieurs serait au rendez-vous ; je pouvais déjà entendre
mes oreilles siffler. D’autant plus que la bête connaissait à présent
notre odeur. Il serait dorénavant bien plus compliqué de l’approcher
avant qu’il ne nous repère et ne s’enfuie.
Je faisais partie des rares chasseurs possédant la faculté de dégager
une odeur corporelle si faible qu’il était extrêmement difficile pour
les loups de la sentir. Le don de l’effacement, comme disaient certains.
Un mystère que les chercheurs du Vatican s’évertuaient à percer
en analysant notre sang. Même l’archevêque n’avait trouvé aucun
indice dans les archives renfermant jusqu’aux mémoires des tous
premiers chasseurs.
Quelle que fût l’origine de ce… don bonus, cela arrangeait
l’Église qui y voyait une raison supplémentaire pour nous envoyer
en mission sans répit.
Le délai imparti était passé depuis un petit moment, toujours
repoussé un peu plus dans l’espoir de voir jaillir l’animal d’entre les
arbres. Je pouvais sentir les dernières bribes de mon sang-froid et de
ma concentration s’étioler jusqu’à disparaître complètement, mes
pensées rivées sur toutes les choses agréables que je pourrais faire si
je n’étais pas là, accroupie dans toute cette neige. Inconsciemment,
mes doigts caressaient le cuir du fourreau de ma lame, protégée des
chutes de température.
Je me tournai de nouveau vers Cinthya en essayant de faire le moins
de bruit possible malgré mon empressement évident. Ma respiration
suffisait déjà amplement. Je n’avais qu’une envie : me lever, remettre
un peu d’ordre dans mes vêtements et dire ciao à ce paysage et ce
satané loup. Mais elle n’était pas là.
L’une des règles inscrites au Code des chasseurs stipulait que
chaque déplacement devait se faire impérativement en accord avec
son équipier, une règle à laquelle Cinthya n’avait jamais dérogé.
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Je regardai autour de moi dans l’espoir de la voir apparaître dans
mon champ de vision. Il me fallait cependant reconnaître l’évidence :
Cinthya ne se trouvait nulle part. Me levant gauchement, les jambes
pétrifiées de froid, je me traînai d’une démarche raide jusqu’à sa
position. Seules restaient ses armes, abandonnées sur le sol gelé.
Jamais elle ne s’en serait séparée, pas même dans la mort. Je n’avais
qu’une envie : hurler son nom, mais cela m’était impossible. La bête
pourrait nous localiser avec exactitude.
Je me mis à sa recherche, histoire de voir si elle n’était pas partie
en urgence assouvir un besoin pressant, mais j’eus beau avancer,
je ne la trouvai pas. Laissant mes pas me porter en avant, j’essayai
tant bien que mal de conserver un raisonnement logique ; n’importe
quoi qui pourrait apaiser cette angoisse grandissante. Hélas, rien ne
me vint à l’esprit.
Les arbres de cette forêt, tous filiformes et dépourvus de la moindre
feuille, se ressemblaient tant qu’il me fallut un moment pour réaliser
m’être aventurée en dehors du périmètre que l’on s’était accordé pour
tuer le monstre. Tête baissée, je tentai de contrôler les tremblements
de mes mains.
Où es-tu passée, Cinthya ?
Mon cœur se mit à palpiter violemment. Ma respiration se fit
plus courte, un sentiment insurmontable s’agitant au creux de mon
ventre. Cela ne m’était plus arrivé depuis mes débuts. J’avais oublié
cette sensation, celle qui nous emportait dans un tourbillon de paralysie,
des membres inférieurs jusqu’à gagner le corps tout entier.
Je devais me reprendre en main et dépasser tout ceci au plus vite.
Je fis demi-tour, espérant qu’elle soit retournée à son poste
entre temps. Je la voyais déjà me sourire silencieusement en guise
d’excuses. Excuses que j’aurais vite fait d’accepter.
Mais elle n’était pas là.
Seules ses lames attendaient toujours sur le sol et je me rassurai
comme je le pouvais en constatant que le gun ne s’y trouvait pas.
Elle devait encore l’avoir à sa cuisse. Une maigre compensation qui
m’enleva un poids, le temps de quelques secondes.
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Agenouillée dans la neige, je ramassai les armes avec toute la
délicatesse et le respect dus aux premières partenaires d’un chasseur.
Une goutte d’eau me tomba dessus, puis une deuxième. La pluie
s’était enfin décidée à se montrer.
Je balayai une dernière fois l’horizon, à la recherche d’un signe de
mon binôme, et soupirai si profondément que ma cage thoracique me
fit mal. Il fallait que l’on bouge et vite. Puis, je levai les yeux au ciel,
en quête de soutien auprès de Dieu.
Mes prières furent coupées nettes.
Ce n’était pas de la pluie qui éclaboussait la blancheur éclatante
de la forêt d’une multitude de fleurs écarlates, mais du sang.
Le sang de Cinthya.
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Deux
Mes pas, lourds, s’enfonçaient dans l’épais manteau neigeux,
enchaînant mes chevilles comme des boulets de forçat. Fatiguée, je
marchais à l’aveugle dans un silence religieux, peinant pour lever la
jambe et avancer, un pas après l’autre. Quiconque m’aurait aperçue
aurait pensé, à juste raison, assister à l’avènement du premier zombie :
débraillée, la démarche maladroite et saccadée, le dos voûté, écrasé par
un poids invisible… Le regard vide, j’essayais d’observer droit devant
moi, mais mes yeux, eux, étaient déterminés à fixer le sol.
Les arbres se firent plus rares et les premières chaumières apparurent.
Dans la nuit noire, les lève-tôt éclairaient leur demeure, obligés
d’aller travailler avant les premiers rayons du soleil. De petits points
lumineux percèrent l’obscurité ambiante telles des étoiles à portée
de main.
Tout au long de ma traversée, je remerciai Dieu de n’avoir mis
personne sur mon chemin. Ma dégaine à cette heure avancée aurait
alerté les villageois et cette mission se serait terminée en garde à
vue, en prévision d’un internement psychiatrique. J’aurais alors dû
contacter mes supérieurs et je n’avais pas envie d’avoir à m’expliquer
pour le moment. Je voulais rester seule.
Le bâtiment tant attendu se montra enfin et, par chance, le réceptionniste
n’était pas à son poste, certainement trop occupé à dormir
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ou à boire dans un coin, à l’abri des regards indiscrets. Je puisai
dans mes dernières forces et gravis les marches menant jusqu’à la
chambre d’hôtel. Le cliquetis de la clé tournant dans la serrure me
donna un bref sentiment de sécurité, aussitôt balayé par le froid qui
régnait sur les lieux, nos affaires éparpillées çà et là dans la pièce.
Une fois la porte bien verrouillée, je jetai tout mon attirail sur le
lit de Cinthya et me laissai tomber sur le mien. Je fixai un moment le
plafond craquelé, la lumière de la lampe de chevet pour tout éclairage.
Les minutes s’écoulèrent ainsi, indifférentes à l’ambiance.
Ressaisis-toi, Van. Cela ne te ressemble pas, merde !
Il fallait que je réagisse et le modus operandi était tout trouvé.
Abandonnant la literie de mauvaise qualité, je traînai ma carcasse
jusqu’à la salle de bains. Les vêtements alourdis par la neige tombèrent
sur le carrelage dans un bruit sourd et je me laissai aller sous l’eau
brûlante dont la vive morsure fit l’effet d’un cataplasme appliqué sur
mes blessures. Elle détendit mes nerfs noués et mes muscles raidis
par le froid. Chaque goutte glissait sur ma peau, emportant avec elle
mes péchés.
Rapidement, la vapeur envahit la cabine, saturant l’air. Des perles
écarlates s’écrasaient sur le sol en PVC de la douche, entraînées dans
le siphon.
Une pluie de sang.
Je revis le corps de Cinthya qui se balançait à plusieurs mètres,
suspendu à un arbre par les pieds. La tête avait disparu et du trou
béant s’échappait le liquide vital qui circulait encore dans ses veines
quelques minutes plus tôt.
Un hurlement avait franchi mes lèvres descellées, répercuté par
les montagnes en sinistre écho. Il n’y avait plus de raison de garder
le silence : la bête nous avait déjà trouvées. Plus aucun autre son
ne sortit par la suite, d’innombrables sentiments ruant comme un
cheval fou dans ma poitrine au point de l’en rendre douloureuse.
J’étais parvenue à détacher un instant le regard de mon amie, ou de
ce qu’il en restait, pour parcourir des yeux les cimes environnantes.
Le monstre ne devait pas être loin, jubilant dans l’ombre devant
ce macabre spectacle. Sinon, pourquoi une telle mise en scène ?
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Peut-être même l’observait-il en savourant la tête manquante
comme on piocherait dans une vulgaire boîte de popcorn au cinéma.
Je devais m’enfuir au plus vite, mais il m’était impossible de
laisser Cinthya dans cet arbre, de tirer un trait sur ces quatorze
années de vie soudées. J’étais donc montée sur ce conifère, luttant
contre son écorce rendue glissante par la neige. Son corps avait
heurté le sol avec une telle violence, une fois décroché, que j’en eus
le soufflé coupé.
J’aurais tout donné pour pouvoir la ramener avec moi et lui offrir
une cérémonie à la hauteur de son dévouement et de son sacrifice,
ou au moins l’enterrer dignement, mais le temps manquait. Je
ne pouvais pas non plus l’abandonner ainsi ; les traces de griffes
étaient trop évidentes. Il fallait les dissimuler à tout prix. L’odeur
aurait sans doute attiré des charognards, mais la seule pensée de les
laisser dévorer son corps m’était insupportable. Il ne restait qu’une
solution : la crémation.
Mon regard glissa lentement vers mes mains tremblantes. La simple
vue du sang qui les recouvrait me sortit de ma torpeur et je tentai de
l’enlever. Frottant d’abord avec une certaine réticence, mes gestes
se firent plus appuyés, remontant le long de mes bras, de mon cou et
même dans mes cheveux, eux aussi recouverts d’hémoglobine.
Plus je me frictionnais, plus j’avais l’horrible sentiment de trahir
mon amie, de la rejeter en essayant de me débarrasser d’une part
d’elle. Je me répugnais à agir ainsi, mais le dégoût à la vue de tout
ce sang était plus fort encore. Des haut-le-cœur me submergeaient
par vagues successives et l’odeur âcre du liquide poisseux finissait
d’achever le travail. Incontrôlables, mes mains poursuivaient leur
sale besogne avec frénésie. Je voulais hurler, m’arracher chaque
centimètre de peau qui en était recouvert, mais aucun son ne sortait,
le souffle si court qu’ils mourraient dans ma gorge.
Si le sang continuait de couler, emporté par l’eau chaude, je
n’étais plus capable de dire s’il s’agissait encore de celui de Cinthya
ou du mien. Un mélange des deux, sans doute.
Fermant les robinets avec une délicatesse surprenante en tenant
compte de mon état agité du moment, j’enroulai une grande serviette
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de bain blanche autour de mon corps avant de me placer devant le
lavabo. D’un geste presque rageur, je passai la main sur le miroir afin
d’en enlever la buée qui s’y était déposée. En guise de remerciement,
il me renvoya un visage fatigué, fade et ravagé par la tristesse malgré
des yeux tellement secs qu’ils viraient vers le rouge. Il n’y avait rien
de beau à voir. Lentement, je scrutai le rebord droit, attirée par un bref
mouvement, et je me raidis. Attrapant à tâtons ma brosse, je fis mine de
me concentrer sur le démêlage de ma crinière, mon attention rivée sur
l’image qui se reflétait dans le miroir.
Il m’avait suivie et son regard trahissait ses plus sombres pensées.
Un regard de prédateur qui m’engluait dans des méandres sans fond.
Une pression psychologique typique de leur espèce, cherchant à me
pousser à la faute sans savoir que celui qui était piégé ici, ce n’était
pas moi.
Je m’attardai sur quelques nœuds, puis laissai librement retomber
ma chevelure sur mes épaules et dans mon dos, passant mes doigts
à l’intérieur par endroits. J’offrais à sa vue mon corps partiellement
découvert dans lequel il rêvait de planter ses crocs. Un dessert digne
des plus grands rois après un si maigre repas. Il fallait qu’il croie
avoir le dessus, le persuader que le deuil émoussait petit à petit
chacun de mes sens. Pendant qu’il pensait avoir l’ascendant, il prenait
confiance et se mettait lui-même en danger.
Profite bien du spectacle, chien.
Dans le miroir, je pouvais voir son reflet avec suffisamment de
netteté pour l’étudier. Il m’observait depuis le bâtiment abandonné
d’en face, en partie dissimulé par les gravats.
Bien que de taille moyenne pour ceux de son espèce, il possédait
une corpulence imposante et son pelage gris sombre parsemé de
poils noirs, lui offrant une couverture presque parfaite dans la nuit,
soulignait le marron de ses yeux qui renvoyaient une cruauté sans
nom. Cela aurait impressionné plus d’un novice, mais j’avais vu
suffisamment de choses pour qu’il me laisse de glace.
Un détail me chiffonna. La bête ne montrait jamais toute sa
gueule, un comportement étonnant pour un loup, eux qui aimaient
être admirés. Ce n’était pas comme s’il craignait de pouvoir être
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reconnu, les loups-garous étant difficiles à différencier sous leur
forme lupine par simple observation. Alors pourquoi ?
Ma curiosité fut vite assouvie. La lune réussit une percée à
travers les épais nuages noirs venus de l’est et éclaira brièvement
l’immeuble en ruines, révélant la moitié de sa gueule restée dans
l’ombre. Une balafre, profondément incrustée dans la chair de sa
joue droite, le défigurait. Un détail de poids qui avait échappé aux
informateurs : aucun stigmate de cette ampleur n’était inscrit dans
son dossier, laissé par un Alpha à n’en pas douter au vu de la régénération
chaotique de ses cellules. Eux seuls pouvaient marquer un
loup à ce point.
Je profitai de ces quelques secondes pour mémoriser chaque subtilité
de son visage. Je le tenais, mon indice pour le reconnaître
n’importe où. Une blessure de cet acabit ne disparaîtrait pas, même
une fois redevenu Homme. Il ne pouvait plus m’échapper.
Je me détournai et m’approchai de la fenêtre donnant sur le vieux
bâtiment. Une main plaquée contre la vitre, je plantai mon regard
dans le sien. Il fallait que je lui montre. Quoi qu’il puisse arriver,
j’étais déterminée à le chasser jusqu’en Enfer.
Je sais que tu es là. Tu veux jouer, très bien. On va jouer. Mais
c’est moi qui gagnerai à la fin.
Les rideaux claquèrent d’un bruit sec, dissimulant à ma vue ses
babines retroussées sur des dents toujours tachées du sang de sa
dernière proie.
Cette mission était devenue une chasse personnelle et la délivrance
viendrait seulement dans la souffrance.
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