Traductions de pièces de théâtre
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FRANCK LOZAC’H
TRADUCTIONS
Phèdre
Andromaque
Iphigénie
Agamemnon
Les Choéphores
Les Euménides
Sénèque
Euripide
Euripide
Eschyle
Eschyle
Eschyle
Les Editions de la double force
PHèDRE
2
PREFACE
Voici une de mes pièces de théâtre, et je puis dire ne l'avoir
que très peu travaillée. J'avoue que la technique d'écriture n'en
revient de plein droit puisque j'ai utilisé le principe du vers blanc
pour la traduire, mais la façon et le développement ont été
proposés depuis fort longtemps par le poète latin Sénèque. Je n'ai
fait que le reproduire, et là seulement est mon mérite.
Cette Phèdre m'a considérablement étonné, et je prétends
n'avoir jamais trouvé personnage féminin si extraordinaire à
dépeindre. Jamais je n'ai rencontré femme plus éprise de passion,
de folie et de désir sur le théâtre ou dans le roman.
La Phèdre de Racine - qui est l'un de ses chefs d'œuvres -
possède plus de retenue, et semble une victime plus innocente que
coupable, tandis que dans Sénèque éclate la misogynie
d'Hippolyte.
Il m'aurait été relativement facile de proposer moi aussi une
nouvelle manière de concevoir l'idéal sensuel féminin ; j'ai préféré
3
intervenir le moins possible, et m'en suis référé à un des plus
talentueux poètes d'autrefois - je veux dire Sénèque.
Voici donc un texte très peu remanié et concernant la
fraîcheur et la spontanéité d'hier. Je ne me suis contenté que d'une
césure et d'une rythmique à la douzième pour mieux offrir la pièce
à l'œil exercé du lecteur.
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PHEDRE
PERSONNAGES
PHEDRE, épouse de Thésée.
HIPPOLYTE, fils de Thésée et d'Antiope.
THESEE, fils d'Egée, roi d'Athènes.
OENONE, nourrice de Phèdre.
UN MESSAGER.
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CHOEUR D'ATHENIENS.
TROUPE DE VENEURS.
La scène est à Athènes et dans la campagne environnante.
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ACTE I
SCENE PREMIERE
HIPPOLYTE ACCOMPAGNE DE CHASSEURS
HIPPOLYTE
Allez, répandez-vous autour des bois épais !
Parcourez prestement les sommets des montages !
Voilà le mont Cécrops, et ses vallées s'étendent
Sous les roches de Parmes, le fleuve se répand
A flots précipités dans les gorges de Thrie.
Gravissez les sommets des collines neigeuses.
Vous autres, tournez-vous, voyez cette forêt
Faite d'aulnes élevés, marchez vers ces prairies
Que le Zéphyr caresse de son haleine douce,
Il sème de partout les fleurs de son printemps.
Allez dans les campagnes encore faméliques
Où, comme le Méandre au milieu de ses plaines
Serpente lentement le cours de l'Ilisus.
Les eaux sont paresseuses, elles effleurent à peine
Les sables dénudés. Vous, dirigez vos pas
Vers les sentiers étroits des bois de Marathon.
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Les femelles des animaux sauvages, suivies
De leur progéniture y vont chercher la nuit
Un peu de pâture. Vous, tournez vers l'Acharnie
Que réchauffent les vents tièdes du midi.
Et qu'un autre s'élance à travers les rochers
Du délicat Hymette, un autre sur la terre
Etroite d'Aphidna. Trop longtemps nous avons
Négligé le rivage sinueux que domine
Le cap de Sunium.
Si quelqu'un de vous aime
La gloire du chasseur, qu'il aille par les champs
De Phyéus ; là est un sanglier terrible,
L'effroi des laboureurs, connu par ses ravages.
Lâchez la corde aux chiens qui courent en silence
Mais retenez les ardents molosses, et laissez
Tous ces braves crétois s'agiter avec force :
Ils essaient d'échapper à l'étroite prison
De leur puissant collier. Ayez soin de serrer
De plus près ces chiens de Sparte : la race est hardie,
Toujours impatiente de débusquer la bête.
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Bientôt leurs aboiements dans le creux des rochers
Retentiront. Ils sont, maintenant, le nez bas,
Reniflant des odeurs, ou cherchant des retraits
Tandis que la lumière semble encore fragile
Et que la terre humide de la rosée nocturne
Conserve quelques traces.
Que l'un sur ses épaules
Charge ces larges toiles et qu'un autre déplace
Ces filets-ci ! Habillez donc l'épouvantail
De plumes rouges dont l'éclat saura troubler
Les animaux sauvages et saura les pousser
Dans mes toiles. Toi, tu lanceras les javelots ;
Toi, tu tiendras des deux mains le lourd épieu
Garni de fer pour t'en servir au bon moment ;
Toi, tu te mettras en embuscade et tes cris
Jetteront les bêtes effrayées dans nos filets.
Toi, enfin tu achèveras notre victoire
En plongeant le couteau recourbé dans le flanc
Des animaux.
Sois-moi favorable, ô déesse
Toute remplie de courage, toi qui règnes au fond
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Des bois solitaires, toi dont les flèches parfaites
Frappent les animaux féroces qui viennent boire
Dans les eaux refroidies de l'Araxe, et ceux qui
S'ébattent sur les glaces du Danube. Ta main
Poursuit les lions de Gétulie, et les biches
De Crète. D'un trait plus léger tu perces les daims
Rapides. Toi, tu frappes, et le tigre tacheté
Vient tomber à tes pieds, et le bison velu,
Ainsi que le bœuf sauvage de la Germanie,
Au front tout décoré de cornes menaçantes !
Tous les animaux qui paissent dans les déserts,
Ceux que connaît le pauvre Garamante, ceux qui
Habitent dans les caches des bois parfumés
De l'Arabie, ou sur les sommets escarpés
Des Pyrénées, ou dans les bois de l'Hyrcanie,
Ou dans les champs incultes que parcourt le Scythe
Menteur, tous ont crainte de ton arc, ô Diane.
Chaque fois qu'un chasseur est entré dans les bois
Le cœur rempli de ta divinité, les toiles
Ont gardé la proie ; nulle bête, se débattant
N'a pu rompre les filets ; les chariots grincent
Sous le poids de la venaison ; les chiens reviennent
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A la maison la gueule remplie d'un rouge sang
Tandis que les habitants des campagnes regagnent
Leurs chaumières dans l'ivresse d'un triomphe joyeux.
Allons, la déesse des bois nous favorise,
Les chiens jappent avec des cris aigus, les forêts
M'appellent, hâtons-nous, prenons le plus court chemin.
SCENE II
PHEDRE, OENONE
PHEDRE
Ô Crète, reine puissante de ton immense mer,
Tes innombrables vaisseaux couvrent tout l'espace
Que Neptune livre aux navigateurs jusqu'aux
Rivages de l'Assyrie, pourquoi m'as-tu fait
Asseoir comme otage à un foyer odieux ?
Pourquoi, associant ma destinée à celle
D'un ennemi, m'imposes-tu à exister
Dans la douleur et dans les larmes ? Thésée a fui
Loin de son royaume, et me garde en son absence
Cette fidélité qu'à ses épouses aussi
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Il a coutume de garder. Mais compagnon
D'un audacieux adultère, il a connu
Courageusement dans la nuit profonde le fleuve
Que l'on ne repasse jamais ; il s'est rendu
Alors le complice d'un amour furieux
Pour tirer Proserpine du trône du roi
Des enfers.
La crainte ni la honte ne l'ont
Arrêté ; le père d'Hippolyte va chercher
Jusqu'au fond du Tartare le triomphe du rapt
Et de l'adultère. Mais c'est un autre sujet
De douleur qui bien autrement pèse sur mon âme.
Ni le repos de la nuit ni le doux sommeil
Ne peuvent dissiper mes secrètes angoisses.
Un mal intérieur constamment me consume,
Il augmente et s'enflamme dans le creux de son sein
Comme un feu bouillonnant dans le cœur de l'Etna.
Les travaux de Minerve n'ont plus pour moi de charme,
La toile s'échappe de mes mains, j'en oublie
De présenter aux temples les offrandes vouées,
Aux dieux, j'en oublie de me joindre aux Athéniennes
Pour déposer sur les autels, dans le silence
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Des sacrifices, les flambeaux des initiées
Et honorer par des prières respectueuses
Et de pieuses cérémonies la déesse
De la terre. J'aime à poursuivre les animaux
Sauvages à la course, et de mes faibles mains
Lancer les flèches au fer pesant.
Tu te perds,
Ô mon âme ! Quelle triste fureur te fait aimer
Le lieu des forêts sombres ? Hélas ! Je reconnais
La funeste raison qui égara ma mère
Infortunée. De nos amours fatales, les bois
Sont le théâtre. Combien tu me parais, ô mère,
Digne de ma pitié ! Toi, tourmentée d'un mal
Tu n'as pas rougi d'aimer le chef indompté
D'un troupeau sauvage. L'objet de cet amour
Adultère avait un œil terrible ; il était
Impatient du joug, plus furieux encore
Que le reste du troupeau ; au moins il aimait
Quelque chose. Moi, malheureuse, quel dieu, que dédale
Pourrait bien trouver le moyen de satisfaire
Ma passion ? Non, quand il reviendrait sur terre
Cet ingénieux ouvrier qu'enferma
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Dans le labyrinthe obscur le monstre sorti
De notre sang, non ! il ne pourrait apporter
Aucun secours à mes maux. Mais Vénus hait la
Famille du soleil, et se venge sur nous
Des rais qui l'on capturée avec son amant.
Elle charge toute la famille d'Apollon
D'un amas d'opprobres. Nulle fille de Minos
N'aura jamais brûlé d'un feu purifié
Et constamment le crime se même à nos amours.
OENONE
Epouse de Thésée, fille de Jupiter
Remplie de vraie noblesse, hâtez-vous d'effacer
De votre chaste cœur ces pensées détestables :
Eteignez donc ces feux, et ne vous laissez pas
Aller à un impossible espoir.
Celui qui,
Dès le début, combat et repousse l'amour
Toujours est sûr de vaincre, et de trouver la paix
A la fin. Pourtant si l'on se plaît à nourrir,
A caresser un doux penchant, il n'est plus temps
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De tenter de se révolter contre un servage
Que l'on s'est imposé soi-même. Mais je connais
L'orgueil des rois, et je sais combien il est dur,
Comment difficilement il se plie devant
La vérité, ou accepte de se soumettre
A de sages conseils : qu'importe ; quelles que soient
Les conséquences de cette audace, je m'y résigne.
A toujours fréquenter la mort, de tous les maux
L'on se délivre ! Plus grand encore est le courage
Qui revient aux vieillards ! Et le premier degré
De l'honneur, c'est de vouloir résister au mal
Et ne point s'écarter du devoir ; le second,
C'est de bien connaître l'étendue de la faute
Que l'on va commettre.
Où allez-vous malheureuse ?
Ajouterez-vous au déshonneur familial ?
Surpasserez-vous votre mère ? Car un amour
Criminel est bien pire qu'une passion
Monstrueuse, et une passion monstrueuse
Est un coup du sort, un amour criminel est
Le fruit d'un cœur pervers et corrompu.
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Pourtant
Si vous croyez que l'absence de votre époux
Descendu aux enfers puisse vous assurer
L'impunité d'un crime et puisse dissiper
Vos alarmes, vous vous trompez, car en supposant
Que Thésée soit caché pour jamais au profond
Des grottes de l'enfer et ne doive jamais
Repasser le Styx, n'avez-vous pas votre père
Qui règne au loin sur les vastes mers et qui tient
Cent peuples divers sous son spectre paternel ?
Un pareil forfait resterait-il à ses yeux
Invisibles ? Le regard d'un père est difficile
A tromper. Pourtant admettons même qu'à force
D'adresse et de ruse nous parvenions à cacher
Un si grand crime, le déroberons-nous aux yeux
De votre aïeul maternel lui dont la lumière
Embrasse le monde ? Echappera-t-il au père
Des dieux, dont la terrible main ébranle la terre
En lançant les foudres de l'Etna ? Non ! Non ! L'œil
De vos aïeux embrasse toutes choses, comment
Pourriez-vous éviter leurs regards ?
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Quand les dieux
Consentiraient même à fermer complaisamment
Les yeux sur cet horrible adultère, à jeter
Sur vos amours coupables un voile favorable
Qui a toujours manqué aux grands crimes, comptez-vous
Pour rien le supplice affreux d'un esprit troublé
Par le remords, d'une conscience remplie
Du forfait qu'elle se reproche, et effrayée
D'elle-même ? Si le crime quelque fois peut-être
En sécurité, il n'est jamais en repos.
Oui, éteignez, je vous en conjure, éteignez
Le feu de cet amour impie : c'est un forfait
Inconnu aux nations les plus barbares et qui
Mettraient même en horreur les Gètes vagabonds,
Les habitants inhospitaliers du Taurus,
Les peuples errants de la Scythie. Epurez
Votre cœur et chassez-en le germe de ce
Crime horrible ; oui, souvenez-vous de votre mère
Et craignez cet amour nouveau et monstrueux.
Vous pensez à confondre la couche du père
Et celle du fils ! à mêler le sang de l'un
Et celui de l'autre dans vos flancs incestueux !
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Poursuivez donc, et troublez toute la nature
Par vos détestables amours. Pourquoi ne pas
Prendre plutôt un monstre pour amant, pourquoi
Laisser vide le palais de ce Minotaure ?
Il faut que le monde voit ces atrocités,
Et que les lois de la nature soient violées
Par tout nouvel amour de princesse de Crète.
PHEDRE
Je connais la vérité de ce que tu dis,
Chère nourrice. C'est dans la voie du mal que me pousse
La passion, mon esprit voit l'abîme ouvert
Et s'y sent entraîné ; il y va, y retourne
Et forme en vain de sages résolutions.
Ainsi le nocher pousse en avant un vaisseau
Très lourdement chargé que repoussent les flots
Contraires, il s'épuise en efforts inutiles.
Le navire s'abandonne au courant qui l'entraîne.
Et la raison dispute en vain une victoire
Acquise à la passion.
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L'Amour tout-puissant
Domine ma volonté. Cet enfant ailé
Règne en tyran sur toute la terre ; Jupiter
Même est brûlé de ces feux invincibles. Le Dieu
De la guerre a senti la force en son flambeau ;
Vulcain, le forgeron de foudre, l'a sentie
Egalement, aussi ce dieu qui entretient
Les ardents fourneaux de l'Etna se laisse aller
Aux flammes légères de l'Amour. Apollon,
Lui-même le maître de l'arc, succombe aux traits
Plus inévitables que les siens, envoyés
Par cet enfant qui, dans son vol, frappe le ciel
Et la terre avec une égale puissance.
OENONE
C'est
La passion qui, dans sa lâche complaisance
Devant le péché a fait de l'amour un dieu,
Et paré faussement d'un nom divin sa fougue
Folle pour se donner plus libre carrière.
On dit que Vénus envoie son fils par le monde
Se promener ; et que cet enfant dans son vol
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A travers les airs, lance de sa faible main
Ses flèches impudiques. Et l'on prétend ainsi
Que le moindre des dieux possède une puissance
Immense parmi les Immortels. Fantasmes vains
D'un esprit en délire qui invoque à l'appui
De ses faits l'existence d'une Vénus
Déesse et l'arc de l'Amour !
C'est l'enivrement
De la postérité, l'excès de l'opulence
Et le luxe, père de mille besoins inconnus,
Qui engendre cette passion condamnable,
Compagne ordinaire des grandes fortunes : les mets
Vulgaires, la modestie d'une demeure simple,
Les aliments de peu de prix sont insipides.
Pourquoi ce mal qui ravage les somptueux
Palais ne sera trouvé que très rarement
Dans la demeure du pauvre ? Pourquoi l'amour est-il
Pur sous le chaume ? Pourquoi le peuple garde-t-il
Des goûts simples avec de saines affections ?
Pourquoi la médiocrité parvient-elle mieux
A régler ses désirs ? Pourquoi les riches, surtout
Ceux qui sont dotés de la puissance royale,
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Sortent-ils des bornes légitimes ? Celui qui
Peut trop, veut hélas ! aller jusqu'à l'impossible.
Mais vous savez quelle doit être la conduite
D'une femme assise sur le trône ; tremblez donc,
Veuillez craindre la vengeance de votre époux
Dont le retour est proche.
PHEDRE
L'Amour m'accable
De toute sa puissance, et je ne le crains pas
Le retour de Thésée. On ne remonte plus
Vers la voûte des cieux, quand on est une fois
Descendu dans le muet empire de la nuit
Eternelle.
OENONE
Non, ne le croyez pas. Quand Pluton
Aurait fermé sur lui les portes du royaume,
Quand le chien du Styx en garderait les sorties,
Thésée saura s'ouvrir une voie interdite
Au reste des mortels.
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PHEDRE
Peut-être grâce devant lui ?
Mon amour trouvera
OENONE
Il a été
Sans nulle pitié pour la plus chaste des épouses.
Antiope l'Amazone a trop éprouvé
La rigueur de sa main cruelle. En supposant
Que vous puissiez fléchir votre époux irrité,
Comment pourriez-vous fléchir le cœur insensible
De son fils ? Il hait tout notre sexe, le seul nom
De femme, l'effarouche ; cruel envers lui-même,
Il s'est voué au célibat perpétuel,
Il a fui le mariage, vous savez d'ailleurs
Qu'il est fils d'une Amazone.
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PHEDRE
Ah ! Je veux le suivre
Dans sa course rapide au sommet des collines
Neigeuses ! Oui, à travers les roches hérissées
Qu'il foule en courant, je veux le suivre au profond
Des bois épais et sur la crête des montagnes.
OENONE
Croyez-vous qu'il s'arrête, ou mieux qu'il s'abandonne
A vos caresses, qu'il délaisse son chaste habit
Pour favoriser de condamnables amours ?
Pensez-vous qu'il dépose sa haine à vos pieds
Lorsque c'est pour vous seule qu'il hait toutes les femmes ?
PHEDRE
Mais serait-il possible de pouvoir l'attendrir
Par de douces prières ?
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OENONE
Son cœur est trop farouche.
PHEDRE
Nous savons que les cœurs, même les plus farouches
Ont tous été vaincus par l'amour.
OENONE
Il fuira.
PHEDRE
S'il fuit, je le suivrai, même à travers les mers.
OENONE
Souvenez-vous de votre père.
24
PHEDRE
Aussi de ma mère.
Je me souviens
OENONE
Mais il hait tout notre sexe.
PHEDRE
Je ne crains de rivale ...
OENONE
Votre époux reviendra !
PHEDRE
Oui, complice de Pirithoüs.
25
OENONE
Aussi viendra.
Votre père
PHEDRE
Il fut indulgent pour ma sœur.
OENONE
Oui, vous me voyez suppliante à vos genoux ;
Par le respect rendu à ces cheveux blanchis
Par l'âge, par ce cœur lassé de soins, par ce sein
Qui vous a nourrie, je vous en conjure, jetez
Cette passion furieuse, et appelez
La raison de votre recours. La volonté
De guérir est le premier pas de guérison.
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PHEDRE
Mais tout sentiment de pudeur n'est pas encore
Eteint en moi, chère nourrice, vois, je t'obéis.
Il faut donc vaincre cet amour qui ne veut pas
Se laisser dominer. Je ne veux pas souiller
Ma gloire. Le seul moyen de me guérir, l'unique
Salut qui me reste, c'est de suivre mon époux :
J'échapperai au crime par la mort.
OENONE
Ma fille,
Calmez ce transport furieux, et modérez
Vos esprits. Vous méritez de vivre par cela
Seul, que vous vous croyez digne de mort.
PHEDRE
Non, non,
Je suis décidée à mourir, je dois choisir
L'instrument de mon trépas. Sera-ce un lacet
Fatal qui achèvera cette destinée ?
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Ou me jetterai-je sur la pointe d'une épée ?
Vaut-il mieux me précipiter du haut de la
Citadelle de Minerve ? C'en est fait, prenons
En main l'arme qui saura venger ma pudeur.
OENONE
Mais croyez-vous que ma vieillesse vous laissera
Courir à la mort ? Calmer cette fougue aveugle.
PHEDRE
Il n'est pas facile de ramener à la vie
Quand on s'est décidé de se donner la mort,
Celui qui a pris cette résolution
Mourra, tels sont ses devoirs et sa volonté.
OENONE
Ô ma chère maîtresse, la consolation
De mes vieilles années, vous l'unique, si l'ardeur
Qui vous possède est si forte, méprisez encore
La renommée. Elle ne s'attache pas toujours
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A la vérité. Elle est souvent bien meilleure
Ou pire que les actions. Essayons pourtant
De fléchir cet esprit buté et intraitable.
Je me dois d'aborder ce jeune homme farouche.
Parviendrais-je à émouvoir son âme insensible ?
SCENE III
LE CHOEUR
Déesse qui naquis dans les mers orageuses,
Que le double Amour appelle sa mère, combien
Sont puissants les feux et les flèches de ton fils,
Combien les traits qu'il lance en se jouant, avec
Un sourire perfide, s'avèrent inévitables !
Et la douce fureur qu'il inspire se répand,
Jusque dans la moelle des os ; un feu caché
Ravage les veines ; il ne fait point de blessures :
Le trait invisible pénètre jusqu'à l'âme
Et la dévore.
Et ce cruel enfant jamais
Ne se repose, ses flèches rapides constamment
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Volent par le monde. Les pays qui voient surgir
Le soleil, comme ceux qui le voient se mourir,
Les climat desséchés par les feux du Cancer,
Et ceux qui soumis par la Grande Ourse du nord,
Ne connaissent pour tous habitants que des hordes
Vagabondes, tous sont également échauffés
Par l'amour. Il attise d'un feu dévorant
Les jeunes hommes, ranime la chaleur éteinte
Aux cœurs glacés des vieillards ; il allume au sein
Des vierges des ardeurs inconnues, il impose
Aux dieux même à descendre du ciel, à venir
Habiter la terre sous des formes empruntées.
Et c'est par lui qu'Apollon devenu berger
Des troupeaux d'Admète, quitta sa lyre divine,
Et conduisit au son de la flûte champêtre
Des taureaux. Combien de fois le dieu qui gouverne
L'Olympe et les mages a-t-il pu revêtir
Des formes plus viles encore ? Car c'est un oiseau
Superbe, aux blanches ailes, et à la voix plus douce
Que celle du cygne mourant, et c'est un jeune
Taureau au front terrible, qui complaisamment prête
Son dos aux jeux des jeunes filles. Oui, il s'élance
A travers l'humide empire de son frère, et
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Feignant avec les cornes de ses pieds les rames
Des navires, dompte les flots avec sa poitrine
Immense, et nage en tremblant pour la douce proie
Qu'il emporte.
Blessée par les flèches de l'Amour
La reine des nuits en déserte son empire,
Elle confie à son frère la conduite du char
Brillant, et il suit un autre cours que celui
Du soleil. Le Dieu du jour apprend à conduire
Les deux coursiers noirs de sa sœur, et à décrire
Une courbe moindre que la sienne. Cette nuit
Se prolongea au-delà du terme ordinaire,
Et le jour se leva bien tard à l'orient
Car le char de la déesse des ombres avait
Marché plus lentement, alourdi par un poids
Inaccoutumé. Vaincu par l'Amour, le fils
D'Alcmène a jeté son carquois et la dépouille
Du lion de Némée. Il a laissé ses doigts,
Emprisonner dans des cercles d'émeraudes, et
Parfumer sa rude chevelure. Et il a
Noué autour de ses jambes le cothurne d'or,
La molle sandale aux rubans couleur de feu.
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Sa main, qui tout à l'heure supportait la massue
Pesante, tourne entre ses doigts les fuseaux légers.
La Perse et l'opulente Lydie avec orgueil
Ont vu la peau terrible du lion laissée
A terre, ces fortes épaules qui avaient porté
Le poids du ciel ont revêtu d'une tunique
Efféminée la pourpre tyréenne.
Le feu
De l'amour (croyez-en ses victimes) est un feu
Sacré qui brûle et qui dévore. Des profondeurs
Des mers à la hauteur des astres lumineux,
Cet enfant implacable règne en maître absolu.
Ses traits illuminés cherchent les Néréides
Au fond des eaux bleuâtres, et la fraîcheur des mers
Ne peut éteindre les feux qu'ils ont allumé.
Les oiseaux brûlent des mêmes flammes, les taureaux
En proie à la fureur de Vénus, pour pouvoir
Prendre possession d'un troupeau tout entier
Se livrent entre eux d'horribles combats ; s'il craint
Pour sa compagne le cerf timide se précipite
Avec rage sur sa compagne, sa colère éclate
Dans des cris.
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De même les noirs habitants de l'Inde
Se troublent à la vue des tigres possédés
De fureur amoureuse ; le sanglier aiguise
Ses défenses et se couvre d'écume ; les lions
D'Afrique secouent leur crinière avec violence,
Et les bois retentissent de cris épouvantables.
Les monstres de la mer ainsi que les taureaux
De Lucanie cèdent à l'appel de l'Amour.
Rien ne se dérobe à son empire, et tout cède
A sa puissance, tout jusqu'à la haine ; c'est pourquoi
Les inimitiés les plus enracinées
Ne tiennent pas contre sa flamme glorieuse
Et, pour tout dire en un mot, le cœur des marâtres
Même se laisse aller à sa douce influence.
33
ACTE II
SCENE I
LE CHOEUR, OENONE, PHEDRE
LE CHOEUR
Parlez, nourrice, quelle nouvelle apportez-vous ?
Où est la reine ? dites-nous si le feu cruel
Qui la consume est apaisé ?
OENONE
Non, nul espoir
D'adoucir un tel mal ; cette flamme insensée
N'aura jamais de fin. Une brûlante ardeur
La dévore intérieurement ; et malgré
Ses efforts pour la cacher, cette passion
Concentrée s'échappe de son sein et se lit
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Sur son visage. Le feu illumine ses yeux
Et ses paupières abaissées fuient la lumière
Du jour. Elle est capricieuse, elle est troublée,
Rien ne lui plaît longtemps. Elle s'agite en tous sens
Et se bat contre le mal qui la ronge. Tantôt
Ses genoux se dérobent sous elle comme si
Elle allait mourir, c'est sa tête qui s'incline
Sur son cou défaillant ; tantôt elle se remet
Sur sa couche, et oubliant le sommeil, elle passe
La nuit dans les larmes, demande qu'on la soulève
Sur son lit, puis qu'on l'étende ; elle veut tour à tour
Qu'on dénoue sa chevelure et qu'on en répare
Le désordre ; toutes les positions lui sont
Egalement insupportables ;
et elle refuse
De s'alimenter ou d'entretenir sa vie ;
Elle marche à pas mal assurés, et se soutient
A peine. Plus de forces ; la pourpre qui colorait
La neige de son front s'est effacée ; sa démarche
Est tremblante ; la fraîcheur, l'éclat de son beau corps
Ont disparu ; ses yeux lumineux où brillait
Un rayon de soleil n'ont plus cette vivante
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Lumière qui rappelait sa superbe origine ;
Des larmes s'en échappent, elles s'écoulent sans cesse
Le long de ses joues, comme des ruisseaux formés
Par les neiges de Taurus quand la pluie d'orage
Vient à les fondre.
- Mais le palais s'ouvre à nos yeux ;
Et c'est elle-même, étendue sur les coussins
de son siège doré ; dans son égarement
Fatal, elle veut se délivrer de sa parure
Et de ses vêtements accoutumés.
PHEDRE
Je veux
Me débarrasser des robes de pourpre et d'or :
Très loin de moi cette vive couleur de Tyr,
Et recueillis sur les arbres de la Sérique
Ces riches tissus. Donnez-moi une ceinture
Etroite qui pressera mon sein sans gêner
Mes mouvements. Non, point de collier à mon cou,
Ne chargez point mes oreilles de ces blanches pierres,
Un don précieux de la mer des Indes.
36
Laissez
Mes cheveux, ne les nourrissez pas de parfum
D'Assyrie, je veux qu'ils soient épars et qu'ils tombent
Sur mes épaules en désordre ; dans ma course vive,
Ils flotteront au gré des vents. Je porterai
Le carquois dans la main gauche, et dans ma main droite
L'épieu de Thessalie ; ainsi marchait la mère
De l'insensible Hippolyte. Oui, je parcourrai
Les bois dans le même appareil où l'on put voir
Cette reine de Tanaïs ou des Palus-
Méotides quand elle foulait le sol de l'Attique,
A la tête de ses bataillons d'Amazones
Qu'elle avait amenés des rivages glacés
De l'Euxin. Un simple nœud nouait ses cheveux
Et les laissait tomber sur ses épaules, alors
Un bouclier en forme de croissant couvrait
Son sein. Je serai comme elle.
OENONE
Laissez-la, ma fille,
Ces tristes plaintes, la douleur ne soulage point,
Ceux qui sont malheureux. Ne songeons qu'à fléchir
37
Le courroux de la chaste déesse des bois.
Reine des forêts, la seule des immortelles
Vous qui vous plaisiez à habiter les montagnes,
La seule aussi qu'on y adore, écartez donc
De nous les malheurs que nous annoncent de noirs
Présages.
Ô grande déesse des forêts et
Des bois sacrés, ornement du ciel, et flambeau
Des nuits, vous partagez avec le dieu du jour
Le soin d'éclairer l'univers, Hecate aux trois
Visages, soyez favorable à nos vœux. Domptez
Le cœur de l'insensible Hippolyte ; qu'il apprenne
A aimer, qu'il ressente les feux d'une ardeur
Partagée ; qu'il écoute la voix d'une amante.
A vous de vaincre son cœur farouche et de le
Faire tomber dans les filets de l'amour ; à vous
De ramener sous les bois de Vénus cet homme
Si fier, si dur et si sauvage ; consacrez donc
Toute votre puissance à ce grand changement
Et puisse votre visage constamment briller
38
D'un vif éclat, votre disque n'être jamais
Offusqué de nuages ; quand vous tiendrez les rênes
De votre char nocturne, qu'au grand jamais les chants
Des magiciens de Thessalie ne vous forcent
A descendre sur la terre ; que jamais berger
Ne se glorifie de vos frayeurs ; à nos vœux
Soyez propice.
Mais vous les avez entendus
Déjà : je vois Hippolyte, il s'apprête à vous
Offrir un solennel sacrifice ; il est seul.
Pourquoi hésiter ? le hasard m'offre le lieu
Et le moment favorables ; il faut donc user
D'adresse. Je tremble. Qu'il est pénible de devoir
Exécuter un crime ordonné par un autre.
Mais, quand on craint les rois, il faudrait renoncer
A la justice, il faudrait bannir de son cœur
Tout sentiment honnête ? La vertu serait un
Mauvais sentiment des volontés souveraines.
39
SCENE II
HIPPOLYTE, OENONE
HYPPOLYTE
Quel motif conduit en ces lieux vos pas par l'âge
Appesantis, fidèle nourrice ? Et pourquoi
Ce trouble sur votre visage, cette tristesse
Dans vos yeux ? Les jours de mon père ne seraient point
Menacés ? ni les jours de Phèdre, ni ceux de ses
Deux enfants ?
OENONE
Non, soyez tranquille à cet égard ;
L'état du royaume est prospère, et la famille
Florissante de Thésée jouit d'un bonheur
Parfait. Mais vous, pourquoi ne partagez-vous pas
Cette félicité ? Votre sort m'inquiète,
Je ne puis que vous plaindre, en voyant à quels maux
Vous vous condamnez vous-même. On peut pardonner
Le malheur à un homme que le destin poursuit
40
De ses rigueurs ; mais celui qui va au-devant
Des disgrâces, et qui se tourmente par soi-même
Doit perdre le bien-être dont il ne sait jouir.
Souvenez-nous de votre jeunesse, et donnez
A votre esprit les distractions qu'il demande.
Allumez le flambeau des nocturnes plaisirs ;
Sacrifiez à Bacchus, noyez dans son sein
Vos graves inquiétudes. Jouissez encore
De la jeunesse, elle fuit avec rapidité.
Votre âge est tendre, le cœur s'ouvre facilement,
Le plaisir est doux ; livrez-vous à son empire.
Pourquoi votre couche est-elle solitaire ? Quittez
Cette vie austère qui convient mal à votre âge.
Livrez-vous aux belles voluptés, donnez-vous
Une libre carrière, ne perdez pas sans fruit
Vos plus beaux jours.
Car Dieu a tracé à chaque âge
Ses devoirs, et marqué les saisons différentes
De notre vie. La joie est donnée au jeune homme
Et la tristesse au vieillard. Mais pourquoi donc
Vous comprimer vous-même et changer les effets
De l'heureuse nature ? Ainsi le laboureur
41
A beaucoup à espérer d'une moisson qui,
Jeune encore, s'élance avec force et de ses jets
Hardis couvre les sillons. Et l'arbre qui doit
Elever sa tête puissante au-dessus de
Tous les autres est celui dont une main jalouse
N'a point coupé les rameaux. Les âmes bien nées
Se portent plus facilement jusqu'au sommet
De la gloire, quand la liberté favorise et
Active leur développement.
Mais sauvage
Et solitaire, vous ignorez les charmes doux
De la vie, et vous consumez votre jeunesse
Dans le mépris de Vénus. Vous avez pensé
Que le devoir unique des hommes de cœur
Etait de s'imposer une vie astreignante
Et difficile, de dompter des coursiers fougueux,
Et de se livrer aux exercices sanglants
De Mars, tout entiers.
Le maître souverain du
Monde, voyant les mains de la mort si actives
A détruire a pris soin de réparer les pertes
42
Du genre humain par des naissances toujours nouvelles.
Otez de l'univers l'amour qui en répare
Les désastres, et comble le vide de ceux
Qui s'en sont allés, le globe ne sera plus
Qu'une solitude immense et désespérée ;
La mer sera vide et sans flots qui la sillonnent ;
Dans les plaines du ciel, plus d'oiseaux ; dans les bois
Plus d'animaux ; et l'air ne sera plus traversé
Que par les vents. Voyez que des fléaux divers
Détruisent et moissonnent la race humaine ; la mer,
L'épée et le crime ! pourtant, en écartant même
Cette destruction nécessaire et fatale,
N'allons-nous pas nous-mêmes au-devant de la mort ?
Que la jeunesse garde un célibat stérile,
Ce que vous voyez autour de vous ne vivra
Qu'une vie d'homme, s'éteignant alors pour jamais.
Prenez donc la nature pour guide, et fréquentez
La ville, oui, recherchez de vos concitoyens
La compagnie.
HIPPOLYTE
Mais il n'est pas de vie plus libre,
43
Plus exempte de vices, ni qui rappelle mieux
Les mœurs innocentes des premiers hommes, que celle
Qui se passe loin des villes, dans la solitude
Des bois. Les aiguillons brûlants de l'avarice
N'entrent point dans le cœur de l'homme qui se garde
Pur au sommet des montagnes ; il ne côtoie là
Ni la faveur du peuple, ni les caprices des hommes
Toujours injustes envers ceux qui offrent du bien,
Ni les poisons de l'envie, ni l'échec cuisant
De l'ambition ; il n'est point l'esclave
De la royauté ne la désirant pas pour lui-même ;
Il ne se consume jamais dans la poursuite
Des vains honneurs, des richesses périssables ;
Ainsi il est libre d'espérance et de crainte ;
Il ne redoute point les terribles morsures
De la sombre envie.
Il ne connaît point ces crimes
Qui naissent dans les villes et dans les assemblées
Des hommes. Et sa conscience bourrelée ne le
Force point de trembler à tout bruit qu'il entend.
Il n'a point à déguiser sa pensée. Pour lui
Point de riche palais construit sur des milliers
44
De colonnades, point de lambris incrustés d'or.
Sa pitié ne verse point le sang à longs flots
Sur les autels ; et cent taureaux blancs parsemés
De farine ne viennent point pour offrir la gorge
Au sacrificateur. Il jouit de l'espace
Rempli de liberté et de la pureté
Du ciel, il marche dans son innocence et dans
Sa joie. Il ne tend des pièges qu'aux animaux
Sauvages, épuisé par la fatigue, il repose
Ses membres dans les claires eaux de l'Ilissus.
Ou il suit dans ses détours le rapide Alphée,
Ou parcourt les bois épais qu'arrose la fraîche
Et limpide fontaine de Lerma. Il change
De lieux à son gré : ici il entend le chant
Plaintif des oiseaux mêlé au murmure des bois
Agités par le vent et aux frémissements
Des vieux êtres. Ou il aime à s'asseoir sur les bords
D'une onde errante et à goûter un doux sommeil
Sur des frais gazons, près d'une large fontaine
Aux eaux rapides, ou d'un clair ruisseau qui s'échappe
Avec un doux murmure entre des fleurs nouvelles.
Des fruits tombés des arbres lui servent à calmer
Sa faim, et les fraises sur leurs tiges légères
45
Lui fournissent une nourriture facile ;
Et il veut fuir surtout le luxe ambitieux
Des rois. Que les puissances du monde en tremblant
Boivent le vin dans des coupes d'or ; lui, il aime
A puiser l'eau des sources dans le creux de sa main.
Son repos est tranquille sur cette couche dure,
Et là, il s'étend en toute sécurité.
Il n'a point besoin d'une retraite obscure et
Profonde pour y cacher des intrigues coupables,
La crainte ne le force pas de s'enfermer
Dans les détours d'une demeure impénétrable
A tous les yeux. Il cherche l'air et la lumière,
Il se plaît à vivre sous la voûte du ciel.
Telle fut sans doute la vie des premiers hommes
Reçus au rang des demi-dieux. L'ardente soif
De l'or n'était point connue dans ces périodes
D'innocence ; nulle pierre sacrée ne dictait
Les droits de chacun et l'emplacement des champs,
Les vaisseaux ne sillonnaient point encore par les mers ;
Chacun ne connaissait que son rivage. Les villes
Ne s'étaient point encore d'une vaste ceinture
46
De murailles et de tours enfermées. La main du
Soldat n'était point armée de fer homicide,
La baliste ne lançait point d'énormes pierres
Contre les portes ennemies pour les briser.
Et la terre assujettie ne gémissait point
Sous les pas du bœuf attelé au joug ; fertiles,
Les campagnes nourrissaient d'elles-mêmes l'homme
Qui ne demandait rien ; il trouvait sur les arbres,
Il trouvait dans les antres obscurs des richesses
Et des demeures naturelles.
Mais cette alliance
De l'homme avec la nature fut brisée par la
Fureur d'acquérir, par la violence aveugle
Et par toutes les passions qui bouleversent
Les âmes. La soif impie de commander se fit
Sortir dans le monde, le faible devint la proie
Du puissant, la force fut érigée en droit.
Les hommes se firent la guerre, d'abord avec
Leurs seules mains ; les pierres, et les branches des arbres
Furent leurs armes grossières. Ils ne savaient
Point encore la flèche légère de cornouiller
A la pointe acérée, ni l'épée à la lame
47
Longue qui pend à la ceinture du soldat,
Ni le casque à la crête ondoyante. La colère
S'armait de tout ce qui lui tombait sous la main.
Mais le Dieu de la guerre inventa des moyens
Nouveaux de se combattre, avec mille instruments
De mort : le sang coula par toute la terre, et
La mer devint rouge. Le crime ne s'arrêta plus ;
Il pénétra dans toutes les demeures des hommes,
Et sous toutes les formes il se multiplia.
Le frère mourut de la main du frère, et le père
Sous la main du fils ; l'époux tomba sous le fer
De l'épouse, et les mères dénaturées s'armèrent
Contre la vie de leurs propres enfants. Pourtant
Je ne dis rien des marâtres : les bêtes sauvages
Sont moins cruelles. La perversité de la femme
Est au-dessus de tout ; c'est elle qui est au monde
L'ouvrière et la cause de tous les crimes ; c'est elle
Qui, par ses amours adultères, a pu réduire
Tant de villes en cendres, armé tant de nations
Les unes contre les autres, amené la ruine
De tant de royaumes. Sans parler des autres, Médée
Seule, l'épouse d'Egée, suffit pour que ce sexe
Soit abominable.
48
OENONE
Pourquoi sur toutes les femmes
Faites-vous peser le crime de quelques-unes ?
HIPPOLYTE
Je les hais toutes, je les abhorre, je les déteste,
Je les fuis. Soit raison, soit nature, soit colère
Aveugle, je veux les haïr - l'eau s'unira
Paisiblement au feu ; et les Syrtes mouvantes
Offriront aux navires une passe commode
Et sans péril, le clair matin se lèvera
Sur l'onde occidentale de la mer d'Hespérie,
Les loups caresseront avec amour les daims
Timides avant que mon cœur éloigne sa haine
Et s'apaise envers la femme.
OENONE
Très souvent l'amour
Subjugue les âmes les plus rebelles, alors
Elle triomphe de leurs antipathies. Voyez
49
Le royaume de votre mère ; les Amazones
Si fières se soumettent aussi à la puissance
De Vénus, vous en êtes la preuve, vous l'unique
Enfant mâle conservé dans cette nation.
HIPOLLYTE
La seule chose qui me console d'avoir perdu
Ma mère, c'est le droit qu'elle me donne de haïr
Toutes les femmes.
OENONE
Pareille à une roche dure
Et de tous côtés inabordables, qui résiste
Au mouvement des mers, et repousse très loin
Les vagues qui viennent l'assaillir, le cruel
Méprise mes discours ... Voici Phèdre qui court
A pas précipités, dans son impatience
Brûlante. Que va-t-il arriver ? Et quelle sera
L'issue de ce fatal amour ? Elle est tombée
50
Par terre ; plus de mouvement ; la pâleur de la mort
S'est répandue sur tous ses traits. Relevez-vous,
Ma fille, ouvrez les yeux, parlez, c'est Hippolyte
Qui vous tient dans ses bras.
SCENE III
PHEDRE, HIPPOLYTE, OENONE, SERVITEURS
Oh ! Qui me rend encore
A la douleur, et qui ranime dans mon sein
Le mal qui me dévore ? Ainsi j'étais heureuse
Dans cette défaillance. Je perdais conscience
De moi-même. Pourquoi fuir cette douce lumière
Qui m'est rendue ? Du courage, ô mon cœur, il faut
Oser et accomplir toi-même le message
Que tu as donné. Parlons avec assurance ;
Demander avec crainte provoque le refus
Et depuis longtemps mon crime est plus qu'à moitié
Commis, et la pudeur n'a plus de raison d'être :
C'est un amour abominable sans doute ; mais,
Si j'arrive au terme de mes désirs, plus tard
Je pourrai peut-être cacher sous des liens
51
Légitimes, la satisfaction criminelle.
Il est des forfaits que le succès justifie.
Il faut commencer. Ecoutez-moi, je vous prie,
Un moment sans témoin ; et faites retirer
Votre suite.
HIPPOLYTE
Parlez, nous sommes seuls, et personne
Ne peut nous entendre.
PHEDRE
Mais les mots, prêts à sortir,
S'arrêtent sur mes lèvres ; une force puissante
M'oblige à parler, une force encore plus grande
M'en empêche : soyez-moi témoins, ô dieux du ciel,
Que ce que je veux, je ne le veux pas.
52
HIPPOLYTE
Pourtant
Ne pouvez-vous dire ce que vous êtes pressée
De m'annoncer ?
PHEDRE
Comme il est facile d'annoncer
Des sentiments vulgaires, les grands sentiments
N'ont point de paroles.
HIPPOLYTE
De me confier vos chagrins.
Ne craignez pas, o ma mère,
PHEDRE
Ce nom de mère
Est trop noble et trop imposant ; un nom plus humble
Conviendrait mieux aux sentiments que j'ai pour vous.
Appelez-moi votre sœur, chez Hippolyte, ou
53
Votre esclave ; oui, votre esclave plutôt ; je suis
Prête à faire ce que vous voudrez. Vous m'ordonnez
De vous accompagner par les neiges profondes,
Vous me verrez courir sur les cimes glacées
Du Pinde. Faut-il marcher au milieu des feux et
Des bataillons adverses, je n'hésiterai pas
A exposer mon sein aux pointes des épées.
Ainsi prenez le spectre que m'a confié
Votre père, recevez-moi comme votre esclave.
A vous de commander, je vous obéirai.
Est-ce affaire de femmes de régner sur les villes ?
Mais vous, qui êtes dans la force et dans la fleur
De l'âge, prenez en main le spectre paternel.
Ouvrez-moi votre sein puisque je vous implore,
Protégez-moi car je suis votre esclave, ayez
Pitié d'une veuve.
HIPPOLYTE
Oh ! Que le maître des lieux
Ecarte ce triste présage ! mon père vit
Et nous sera bientôt rendu.
54
PHEDRE
Le dieu qui règne
Sur le sombre empire et sur les calmes rivages
Du Styx, ne lâche point sa proie, et il ne laisse
Remonter personne vers le séjour des vivants.
Renverra-t-il le ravisseur de son épouse ?
Mais il faudrait le supposer bien indulgent
Pour les fautes de l'amour.
HIPPOLYTE
Mais les dieux du ciel
Plus favorables nous rendront je crois, Thésée.
Mais, tant que nous resterons dans l'incertitude
De son retour qu'appellent nos vœux, pour mes frères
Je garderai l'amitié que je leur dois,
Ainsi mes tendres soins vous feront oublier
Votre veuvage. Je veux tenir auprès de vous
La place de mon père.
55
PHEDRE
Ô crédule espérance
D'un cœur passionné ! Ô les illusions
De l'amour ! N'en a-t-il pas dit assez ? je vais
Employer maintenant les prières. Oui, prenez
Pitié de moi. Entendez mon silence, les vœux
Cachés dans mon cœur ; je veux parler et ne j'ose.
HIPPOLYTE
Et quel est donc le mal qui vous tourmente ?
PHEDRE
Un mal
Que n'ont pas ressenti bien souvent les marâtres.
HIPPOLYTE
Vos paroles sont obscures et couvertes ; parlez donc
Plus clairement.
56
PHEDRE
Un amour furieux, un feu
Dévorant, me consument. Et cette ardeur cachée
Pénètre jusque dans la moelle de mes os,
Elle circule avec mon sang, elle brûle mes veines
Et mes entrailles, et comme une flamme rapide
Qui dévore les poutres d'un palais, elle parcourt
Tout mon corps.
HIPPOLYTE
C'est l'excès de votre chaste amour
Pour Thésée qui vous trouble à ce point.
PHEDRE
De Thésée,
Cher Hippolyte, oui, j'aime le visage, je l'aime
Tel qu'il était jadis paré des belles grâces
De la première jeunesse ; quand un léger duvet
Marquait ses joues fraîches et pures ; c'était au temps
Où il fit la visite de la demeure terrible
57
Du monstre de Crète, où il prit en main le fils
Qui devait le conduire dans les mille détours
Du labyrinthe. Quelle était sa beauté, alors !
Un simple bandeau retenait sa chevelure.
Une aimable rougeur colorait ses traits blancs
Et délicats, pourtant des muscles vigoureux
Se formaient sur ses bras mollement arrondis ;
C'était la face de Diane que vous aimez,
Ou celle d'Apollon, père de ma famille,
Ou plutôt c'était la vôtre, chez Hippolyte. Oui,
Oui, Thésée, vous ressemblait quand il sut séduire
La fille de son ennemi. Et c'est ainsi
Qu'il portait sa noble tête ; cette beauté simple
Et naïve me frappe encore plus que vous ; je vois
Dans vos traits, toutes les grâces de votre père,
Auxquelles néanmoins un mélange des aspects
De votre mère ajoute un air de dignité
Sauvage. Vous avez dans une figure grecque
La fierté d'une Amazone. Et si vous aviez
Suivi Thésée sur la mer de Crète, c'est à vous
Plutôt qu'à lui que ma sœur eut donné le fil
Fatal.
58
Ma sœur, ma sœur, quelle que soit la partie
Du ciel que tu éclaires de tes feux, je t'invoque
Aujourd'hui ; car notre cause est la même ; ainsi
La même famille nous a perdue toutes deux ;
Tu as aimé le père, et moi, j'aime le fils.
Hippolyte, voyez suppliante à vos pieds
L'héritière d'une royale maison ; pure et
Sans tache, et vertueuse jusqu'à ce moment,
C'est vous seul qui m'avez rendu faible. Je m'abaisse
Jusqu'aux prières, c'est un parti pris, mais il faut
Que je termine ma vie ou mon tourment ; prenez
Pitié de mon amour.
HIPPOLYTE
Puissant, maître des dieux,
Tu n'as pas encore vengé ce crime ! Tu le vois
Sans colère ! Quand tes mains lanceront-elles la foudre
Si le ciel est calme en ce moment ? Que l'Olympe
Tout entier s'ébranle, et que d'épaisses ténèbres
Cachent la face du jour. Et que dans leur cours
Les astres reculent et retournent en arrière ;
Toi surtout, roi de la lumière, peux-tu bien voir
59
D'un œil tranquille ce forfait monstrueux de l'un
De tes enfants ? Dérobe-nous donc la clarté
Du jour, et cache-toi dans la nuit. Mais pourquoi
Ta main n'est-elle pas armée, ô le roi des dieux
Et des hommes ? Pourquoi cette foudre aux trois carreaux
N'a-t-elle pas encore embrassé tout l'univers ?
Tonne sur moi, frappe-moi, que tes feux rapides
Me consument ;
je suis coupable, et j'ai mérité
De mourir. La femme de mon père me désire :
Elle m'a cru capable de partager sa flamme
Adultère et criminelle ! Seul donc je vous ai
Semblé une proie facile ? C'est pour votre sexe
Mon indifférence qui m'a valu ce fatal
Amour ? Ô la plus coupable parmi les femmes !
Ô fille bien plus déréglée dans vos passions
Que votre mère qui a mis un monstre en plein jour !
Elle ne s'est souillée du moins que par l'adultère ;
Son crime depuis longtemps caché s'est découvert
Dans les deux natures de l'être qu'elle avait mis
60
Au monde, le visage monstrueux de l'enfant
Manifesta la honte de la mère. Pourtant
C'est ce sein qui vous a portée ! Trois, quatre fois
Heureux les mortels que crime et perfidie ont
Perdus, détruits et plongés dans la tombe ! Mon père,
Je vous porte envie ; Médée, votre marâtre, pour vous
Fut meilleure que la mienne ne l'est pour moi.
PHEDRE
Je connais assez le destin cruel qui pèse
Sur votre famille : oui, nos amours sont horribles ;
Mais je ne puis me dominer. Je te suivrai
A travers les flammes, à travers les océans
Orageux, à travers les rocs et les torrents
Impétueux ; où que tu ailles, ma passion
Furieuse m'emportera sur tes pas. Superbe,
Pour la seconde fois, tu me vois là à tes genoux.
HIPPOLYTE
Ne me touchez pas ; veuillez retirer vos mains
Adultères qui font outrage à ma pureté.
61
Mais quoi ? elle m'embrasse ! Où est mon épée ?
Qu'elle meure
comme elle le mérite. J'ai plongé dans ses cheveux
Ma main, je tiens relevée sa tête impudique ;
Jamais un sang n'aura coulé plus justement
Sur tes autels, ô la déesse des forêts !
PHEDRE
Hippolyte, vous comblez tous mes vœux. Ainsi
Vous me guérissez de ma fureur. Par vos mains
Mourir en sauvant ma vertu, c'est plus de joie
Que je n'en demandais.
HIPPOLYTE
Non, non, retirez-vous,
Viviez, car vous n'obtiendrez rien de moi. Ce fer,
Qui vous a touchée, à ma ceinture ne doit point
Rester. Mais le Tanaïs pourra-t-il assez
Me purifier ? Laveront-elles ma souillure,
62
Ces eaux méotides qui, dans la mer de Pont
Sous des climats glacés, vont et se perdent ? Oh ! Non !
L'océan lui-même avec ses flots ne pourrait
Effacer la trace d'un pareil crime. Ô bois !
Ô bêtes des forêts !
OENONE
Mais pourquoi hésiter ?
C'est à nous de rejeter sur lui l'odieux
Attentat en l'accusant lui-même d'un feu
Incestueux. Couvrons une accusation
Par une autre : le plus sûr, quand on craint, c'est de faire
Le premier pas, et d'attaquer. Tout s'est passé
Dans le secret, et nul témoin ne viendra dire
Si nous sommes les auteurs ou bien les victimes
De cet attentat.
Athéniens, accourez ;
Au secours, fidèles serviteurs. Un infâme
Séducteur, Hippolyte, menace constamment
La femme de Thésée ; il tient le fer en main
Et par l'image de la mort, veut effrayer
63
Cette chaste épouse. Il s'enfuit d'un pas rapide
Et dans le trouble de sa fuite précipitée,
Son glaive est tombé ; le voici ; je tiens la preuve
De son crime. Mais secouez d'abord sa victime
Infortunée. Ne touchez point à ses cheveux.
Ils sont tout en désordre lacérés par les mains
Du ravisseur, laissez-les comme un monument
De sa violence cruelle. Et répandez
Cette nouvelle dans la ville.
- Chère maîtresse,
Vous, reprenez vos sens. Car pourquoi déchirer
Ce sein et fuir tous les regards ? La volonté
Seule rend la femme coupable, et non le malheur.
SCENE IV
LE CHOEUR
Il s'est enfui comme l'orage, comme le vent
Du nord qui a chassé les nuages devant lui,
Comme ces étoiles qui glissent dans l'espace
En laissant derrière elle une traînée de feu
64
Immense.
Que cette renommée qui, des vieux âges
Vante les héros veuille comparer leur gloire
A la tienne, et toi tu les effaceras tous
Par l'éclat de tes vertus, comme la lune chasse
Toutes les étoiles dans sa sublime lumière
Quand elle réunit les extrémités de son
Croissant, et se hâte de s'emparer du ciel
Qu'elle doit éclairer de ses superbes clartés
Toute la nuit.
Et ta vertu est éclatante
Comme la lumière d'Espérus, le messager
De la nuit qui s'élève du sein de la mer
Pour amener les premières ombres du soir
Et le matin, les dissipe pour allumer,
Sous le nom de Lucifer les tous premiers feux
Du jour.
Et toi, conquérant de l'Inde soumise
A ton thyrse vainqueur, toi dieu à la jeunesse
Eternelle et à la flottante chevelure,
65
Toi qui conduis ton char attelé par tes tigres
Avec la lance entrelacée de feuilles de vigne
Toi qui pares ton front de la mitre orientale,
La chevelure négligée d'Hippolyte n'est point
Moins belle que la tienne.
Mais ne sois pas trop fier
Des charmes de ton visage, car la renommée
Par le monde a répandu le nom du héros
Que la sœur de Phèdre avait aimé avant toi.
Ô Beauté, don périssable que les dieux font
Aux mortels, et qui ne dure qu'un court moment
Avec quelle vitesse, hélas ! tu te flétris !
Moins promptement se fane une fleur printanière
Des prairies sous les flambeaux brûlants de l'été ;
Lorsque le soleil au solstice répand l'ardeur
De ses rayons du haut du ciel, lorsqu'il amène
La nuit derrière son char rapide, les blanches feuilles
Du lis perdent leur beauté, la rose qui pare
Les plus nobles têtes se fane et se décolore.
Ainsi le doux incarnat de la jeunesse passe
En un moment, et chaque jour détruit quelqu'une
Des grâces d'un beau corps.
66
Mais la beauté est chose
Passagère : Quel homme sage en ce bien fragile
Pourrait se confier ? Car il faut en jouir
Tant qu'on la tient. Le temps nous détruit en silence,
Et chaque heure nouvelle vaut moins que celle qui l'a
Précédée. Mais pourquoi chercher la solitude,
Ô Hippolyte ?
Car la beauté ne court pas moins
De danger dans les déserts. Si tu te reposes
A midi au plus profond d'un bois solitaire,
Tu seras la proie d'agaçantes Naïades
Qui entraînent et retiennent dans leurs eaux des éphèbes
Dont la beauté les charme : les Dryades lascives,
Les Faunes des montagnes te mettront des embûches
Pendant ton sommeil. Ou bien la reine des nuits,
Moins vieille que les habitants de l'Arcadie,
T'observera du haut de la voûte étoilée,
Oubliant de tenir les rênes de son char
En main. Dernièrement nous l'avons vu rougir
Sans qu'aucun nuage obscurcît la blancheur de
Son visage. Effrayés de la lumière trouble
Et décomposée, nous avons cru que les charmes
67
Des magiciennes de Thessalie l'avaient fait
Descendre sur la terre, aussi nous avons fait
Retentir l'airain bruyant. Toi, tu l'arrêtais,
Toi, tu causais cette défaillance ; la déesse
Des nuits pour te regarder, avait ralenti
Sa marche.
Mais expose moins souvent ton visage.
Aux injures de l'hiver, aux ardeurs du soleil,
Il sera plus blanc que le marbre de Paros.
Que de grâces dans la mâle fierté de ta face,
Que de dignité dans ce front sévère ! tu peux
Comparer ton visage à celui d'Apollon ;
Ce dieu aime à laisser flotter les longs cheveux
En désordre qui couvrent ses épaules ; toi, tu
Te plais à ne point parer ta tête, à laisser
Ta courte chevelure se répandre au hasard.
Les demi-dieux guerriers, habitués aux luttes
N'ont pas plus de puissance ni de rigueur que toi.
Jeune encore, tes bras égalent déjà en force
Ceux d'Hercule, ta poitrine est plus large que cel-
Le de Mars. Quand tu veux monter sur un coursier
Généreux, ta main, plus habile que la main
68
De Castor pourrait conduire le cheval célè-
Bre du dieu de Lacédémone. Si tu veux
Tendre l'arc, et lancer de toutes tes forces le
Javelot, la flèche légère des archers de Crète
N'ira pas aussi loin que la tienne. Si tu veux
Comme les Parthes, tirer des traits contre le ciel,
Aucun ne retombe sans ramener un oiseau
Frappé au cœur ; tes flèches vont chercher la proie
Jusqu'au sein des nuages.
Mais hélas ! Rarement
La beauté fut une chose heureuse pour les hommes,
Les siècles passés te l'apprennent. Que la déesse
Favorable veuille écarter les périls qui te
Menacent ! Ta noble figure te laisse franchir
Le seuil de la triste vieillesse ! Il n'est de crime
Que la folie aveugle de Phèdre ne puisse
Oser. Et elle prépare une accusation
Terrible contre son beau-fils en ce moment.
La perfide ! Dans le désordre de ses cheveux
Elle cherche des témoins ; elle détruit la beauté
De son visage, et laisse couler un torrent
De larmes sur ses joues. Ce dessein criminel
69
Est conduit avec toute la ruse dont ce sexe
Est capable.
Quel est ce guerrier qui sur son front
Porte le noble éclat du diadème et lève
Tout rempli d'orgueil sa tête majestueuse ?
Comme il paraîtrait le jeune Pirithoüs,
Sans la pâleur de ses joues et sans le désordre
De ses cheveux hérissés ... C'est Thésée lui-même,
C'est Thésée qui s'en est revenu sur la terre.
ACTE III
SCENE I
THESEE, OENONE
THESEE
Oui ! Je me suis échappé du sein de la nuit
Eternelle, j'ai franchi la voûte souterraine
Qui couvre les mânes enfermés dans leur immense
Et sombre prison. Mes yeux difficilement
70
Peuvent soutenir l'éclat du jour désiré.
Quatre fois Eleusis a recueilli les dons
De Triptolène et quatre fois la Balance a
Egalisé la durée des nuits et des jours
Depuis qu'un étrange destin entre la vie
Et la mort me retient. Et pendant tout ce temps,
Je n'ai gardé de la vie que le sentiment
De l'avoir perdue. Je dois d'avoir achevé
Mes malheurs à Hercule, il a forcé la porte
De sombre empire, et m'a ramené sur la terre
En même temps que le chien du Tartare. Pourtant
Mon courage abattu ne peut plus retrouver
Sa vigueur première ; mes genoux tremblent sous moi.
Oh ! que cette route est difficile des abîmes
Du Phlégéthon jusqu'au séjour de la lumière !
Que de maux pour franchir cet espace, échapper
A la mort, et suivre les pas d'Alcide !
Mais quel
Gémissement lugubre a frappé mes oreilles ?
Parlez donc ! Les soupirs, les larmes, la douleur
M'attendaient au seuil de mon palais ; cet accueil
Etait le lot dû à un mortel échappé
71
Des enfers.
OENONE
Phèdre s'obstine, Seigneur, dans la
Pensée de mourir ; et elle se montre insensible
A nos pleurs et veut trancher le fil de ses jours.
THESEE
Pourquoi ce dessein funeste ? Pourquoi ce désir
De mourir lorsque son époux lui est rendu ?
OENONE
Votre retour même précipite son trépas.
THESEE
Non ! Ces paroles obscures cachent je ne sais
Quel grand mystère ; parlez ouvertement ; quel est
Le chagrin qui pèse sur son cœur ?
72
OENONE
Nulle personne
N'a été informée : c'est un mystère qu'elle cache
Au plus profond de son âme, résolue qu'elle est
D'emporter avec elle au tombeau le secret
Douloureux qui la tue. Hâtez-vous de l'aller
Trouver, je vous en conjure ; les temps sont comptés.
THESEE
Ouvrez à votre roi les portes du palais.
SCENE II
THESEE, PHEDRE, SERVITEURS
OENONE silencieuse
THESEE
Femme de Thésée, est-ce de cette façon
Que vous accueillez le retour de votre époux
73
Si longtemps, si impatiemment attendu ?
Jetez donc cette épée ; et tirez-moi du trouble
Où je suis, veuillez m'apprendre la raison qui
Vous force à mourir.
PHEDRE
Ah ! Plutôt, noble Thésée
Par votre spectre de roi, par votre retour,
Par l'amour de nos enfants et par le trépas
Où je touche, permettez-moi de mourir.
THESEE
Le motif qui vous y porte ?
Quel est
PHEDRE
Dire le motif
De ma mort, mais ce serait en perdre le fruit.
74
THESEE
Nul autre que moi au monde ne le connaîtra.
PHEDRE
Quand bien même il n'y aurait point d'autre témoin,
La femme pudique doit respecter les oreilles
De son époux.
THESEE
Confident pour vous.
Parlez, je serai un discret
PHEDRE
Il faut garder son secret
Si l'on ne veut qu'il soit divulgué par un autre.
THESEE
Mais on vous ôtera tout pouvoir d'attenter
75
Sur vous-même.
PHEDRE
Lorsque l'on veut mourir, on en trouve
Toujours le moyen.
THESEE
Dites-moi, quelle est la faute
Que vous voulez expier en mourant ?
PHEDRE
Ma vie.
THESEE
Mes larmes vous toucheraient-elles ?
76
PHEDRE
C'est un bonheur
De mourir digne d'être pleuré par les siens.
THESEE
Elle persiste dans son silence. Ce qu'elle refuse
De dire, sa vieille nourrice saura me le dire ;
Les chaînes et les tortures vont l'y contraindre. Oui,
La force des tourments devra lui arracher
Ce fatal secret.
PHEDRE
Arrêtez.
Je vous le dirai moi-même,
THESEE
Mais pourquoi détournez tristement
Vos yeux ? Pourquoi ces larmes soudaines qui coulent
Sur vos joues, et que vous dérobez sous le voile
77
Dont vous cachez le front ?
PHEDRE
Père des dieux immortels,
Je te prends à témoignage, et toi aussi, roi
Du jour, Soleil, auteur de ma famille. Ainsi
J'ai résisté aux prières du séducteur,
Son épée, ses menaces n'ont rien pu sur mon cœur,
Mais mon corps a souffert violence ; et je veux
Par ma mort laver l'outrage fait à ma pudeur.
THESEE
Quel est donc le perfide qui m'a déshonoré,
Dites-moi.
PHEDRE
Le moins.
C'est l'homme que vous soupçonneriez
78
THESEE
Son nom ?
PHEDRE
Par cette épée, vous l'apprendrez :
Effrayé du bruit, le ravisseur l'a laissé
Tomber, en fuyant le concours des citoyens
Venus pour me défendre.
THESEE
Hélas ! Quel crime affreux
J'entrevois ! Quel forfait monstrueux ! Cet ivoire
Porte les insignes royaux de ma famille ;
Et je reconnais sur cette poignée l'emblème
Glorieux du peuple athénien ... où s'est-il
Echappé ?
PHEDRE
Vos serviteurs l'auront vu s'enfuir
79
Eperdu, déjà il courait d'un pas rapide.
SCENE III
THESEE
Saintes lois de la nature ! Maître de l'Olympe,
Ô Neptune, roi des mers, où un monstre pareil
Aurait-il pris naissance ? La Grèce l'aurait-elle
Porté, ou le Taurus inhospitalier, ou
Le Phase de Colchide. L'origine des aïeux
Se retrouve dans leurs enfants, et rien de pur
Ne peut sortir d'une source corrompue. Là
Est bien le sens dépravé de ces Amazones
Qui font la guerre ; mépriser les nœuds de l'hymen,
Se garder chaste longtemps pour ensuite à tous
Se prostituer. Sang infâme que l'influence
D'un climat plus doux ne saurait purifier !
Les bêtes elles-mêmes ne savent point ces amours
Criminelles, une pudeur instinctive leur fait
80
Respecter les saintes lois de cette nature.
Allez donc vous fier à ce visage sévère,
A cette gravité fausse et menteuse, à ce
Maintien tout négligé qui rappelait la vie
Austère des aïeux, à cette rectitude
De mœurs digne d'un vieillard, à ce parler froid
Et sérieux ! O hypocrisie du visage
De l'homme ! La pensée demeure invisible au fond
Du cœur ; les vices de l'âme sous la beauté
Du corps se cachent ; et l'impudique se revêt
De pudeur, l'audacieux prend une façon
Tranquille, la vertu devient le masque du crime,
La vérité celui du mensonge, la débauche
Affecte les dehors de vie sombre et austère.
Toi, farouche habitant des forêts, toi si pur,
Tout rempli d'innocence et de pudeur naïve,
C'est contre moi que tu prenais tous ces détours ?
C'est en souillant ma couche, et c'est par un inceste
Abominable que tu voulais commencer
Ta vie d'homme ? Ah ! Je dois aujourd'hui rendre grâces
Aux dieux de ce qu'Antiope a déjà péri
Sous ma main, et de ce qu'au moment de descendre
Aux rivages du Styx, je n'avais point laissé
81
Ta propre mère auprès de toi. Va donc cacher
Cette honte au milieu des peuples inconnus.
Même tu serais séparé de ce pays
Par toute l'étendue des mers ; habiterais
Le point de la terre opposé à celui que
Nous occupons ; et t'exilerais aux dernières
Limites du monde, passant outre la barrière
Du pôle septentrional ; même tu pourrais
T'élever au-delà du séjour des neiges et
Des frimas, laisser derrière toi le glacial
Et orageux souffle de Borée, non, jamais
Tu n'éviteras le châtiment de tes crimes.
Ma vengeance obstinée te poursuivra partout.
Et je visiterai les lieux les plus lointains,
Les plus défendus, les plus protégés, les plus
Divers, les plus inabordables ;
aucun obstacle
Ne m'arrêtera, car tu sais d'où je reviens ;
Et le but que mes flèches ne pourront atteindre,
Mes prières l'atteindront : ainsi le dieu des mers
82
M'a promis d'exaucer trois vœux formés par moi,
Et pris le Styx à témoin de cette promesse.
Veuille m'accorder cette faveur, ô Neptune !
Que ce jour soit le dernier pour Hippolyte, et
Que ce coupable fils aille trouver les Mânes
Irrités contre l'auteur de ces jours. Rends-moi
Ce funeste service, ô mon père ! Aujourd'hui
Je n'appellerais point la dernière faveur
Que tu me dois encore, sans un malheur affreux :
Dans les sombres cavernes de l'enfer, sous la
Forte main de Pluton, quand j'avais tout à crain-
Dre de sa colère, je me suis retenu de
Former ce troisième vœu ; il faut accomplir
Maintenant, ô mon père, ta promesse. Tu hésites ?
Pourquoi ce silence qui règne encore sur tes ondes ?
Déchaîne les vents, et que leur souffle, amassant
De sombres nuages, répande partout la nuit
Et nous dérobe la vue du ciel et du jour.
Epanche tous tes flots, fais monter de la mer
Tous les monstres, et soulève les vagues qui dorment
Au sein de tes plus profonds abîmes.
83
SCENE IV
LE CHOEUR
Ô Nature,
Puissante mère des dieux immortels, et toi roi
Maître de l'Olympe, qui fais tourner d'un rapide
Mouvement les astres nombreux qui illuminent
La voûte étoilée, qui presse leur vive marche
Les forçant d'accomplir leurs révolutions,
Mais pourquoi ce soin que tu prends de maintenir
L'éternelle harmonie de ce monde céleste ?
Nos bois, dépouillés de leur feuillage par les neiges
Glacées de l'hiver, s'habillent de leur verdure
Au printemps ; puis aux rayons brûlants du soleil
D'été qui mûrit les dons de Cérés, succède
Une saison plus douce. Pourtant toi, qui présides
A cet ordre admirable, réglant ce mouvement
Prodigieux des corps célestes, on ne sent plus
Ta présence dans le gouvernement des choses
Humaines. Et l'on ne te voit plus recommencer
84
Les vertus et punir les crimes. C'est la fortune
Aveugle qui règne sur la terre, et sa main
Capricieuse répand toutes ses faveurs
Au hasard, et presque toujours sur les méchants.
L'ignoble débauche opprime la chasteté.
Le crime est installé dans le palais des rois
Déshonorés en passant de l'amour à la haine.
La vertu gémit, la justice ne recueille
Que le malheur. La triste indigence est donnée
Aux hommes purs, l'adultère que le vice élève
Sur le trône s'assied. Ô justice ! Ô vertu !
Vous êtes de vaines idoles.
Quelle nouvelle
Apporte ce messager qui accourt d'un pas
Rapide ? La douleur est peinte sur son visage,
Et l'on peut voir des larmes qui coulent de ses yeux.
85
ACTE IV
SCENE I
LE MESSAGER, THESEE
LE MESSAGER
Ô cruelle condition d'un serviteur !
Si dure ! Mais pourquoi faut-il que je sois contraint
D'apporter une nouvelle aussi effrayante ?
THESEE
Ne crains rien ; donne-moi hardiment le malheur
Que je me dois d'apprendre ; mon cœur est préparé
D'avance aux rudes coups.
LE MESSAGER
Accable ma triste famille ?
Dites-moi, parle, quel malheur
86
LE MESSAGER
C'est Hippolyte,
Hélas ! Il a péri d'une cruelle mort.
THESEE
Je sais depuis longtemps que je n'ai plus de fils.
Maintenant le vil séducteur a achevé
Sa vie ; mais apprends-moi les détails de sa mort.
LE MESSAGER
A peine eut-il quitté la ville d'un pas rapide
Que pour rendre sa fuite plus efficace encore,
Il attela bien vite ses superbes coursiers
Et prit en main les rênes de son char. Alors
Il se parla quelque temps à lui-même, maudit
Le lieu de sa naissance, prononça plusieurs fois
Le nom de son père, et en excitant la marche
De ses coursiers, il lâcha les rênes. Tout à coup
La vaste mer se soulève, elle monte et se dresse
Jusqu'au ciel. Aucun vent ne souffle sur les flots,
87
L'air est calme et silencieux, la mer est douce
Au-dehors, mais c'est d'elle-même que la tempête
Est sortie : et jamais l'Auster n'en excita
De semblable dans le détroit de la Sicile,
Jamais le Corus ne souleva avec plus
De fureur la mer d'Ionie dans ces tempêtes
Effrayantes où l'on a vu le mouvement des
Flots ébranler les rochers, et leur blanche écume
Couvrir le promontoire de l'Eucate.
- La mer monte
Et se dresse comme une montagne humide, chargée
D'un poids monstrueux qui s'en vient sur le rivage
Se briser. Mais ce n'est point contre les vaisseaux
Que ce vaisseau est envoyé, c'est bien la terre
Qu'il menace. Les vagues roulent avec violence ;
Et l'on ne sait quel est le poids que la mer porte
Dans ses flancs, quelle terre inconnue va paraître
Sous le soleil. C'est une nouvelle Cyclade,
Sans doute. Les rocs où s'élève le Temple du
Dieu d'Epidaure ont tous disparu sous les flots,
Avec eux, le pic célèbre par les brigandages
De Sciron, et la terre étroite que les deux mers
88
Embrassent. - Et pendant que nous contemplons
ce spectacle
plein d'horreur, la mer fait entendre un bruit terrible
Répété par les roches d'alentour. Une eau
Découle du sommet de la montagne humide,
Et l'écume sort de cette tête effrayante
Qui absorbe et renvoie les vagues. On croirait voir
Le terrible souffleur bondir parmi les flots
Et lancer avec force cette eau qu'il a reçue
Dans ses vastes flancs. Enfin, cette masse énorme
S'ébranle, et, se brisant à nos yeux, elle jette
Sur le rivage un monstre plus effroyable que
Ce que nous pouvions craindre : la mer se précipite
En même temps sur la terre en suivant le monstre
Qu'elle a vomi. - Jusqu'aux os, la terreur nous glace.
THESEE
Mais quelle forme avait cette masse effrayante ?
89
LE MESSAGER
Cela ressemblait à un taureau furieux
Dont la tête était bleue ; une crête superbe
Domine son front vert : ses oreilles sont droites
Et hérissées ; ses cornes sont de deux couleurs.
L'une plairait aux taureaux superbes qui marchent
A la tête des troupeaux, l'autre conviendrait
Aux taureaux marins. Ses yeux lancent des flammes et
Des étincelles bleuâtres. Son cou monstrueux
Est sillonné de muscles énormes, ses naseaux
Epais se gonflent dans un terrible vacarme.
L'algue verte des mers s'attache à sa poitrine
Et à son fanion ; et ses flancs sont parsemés
De taches d'un jaune inouï. L'extrémité
De son corps se termine en une bête horrible ;
C'est un immense dragon hérissé d'écailles,
Qui se traîne en replis tortueux, et semblable
A ce géant des mers qui avale et rejette
Des vaisseaux tout entiers. - La terre s'est effrayée,
Les troupeaux éperdus à travers les campagnes,
S'enfuient désordonnés, et le pasteur oublie
De suivre ses bœufs dispersés. Les animaux
90
De bois prennent la fuite, et le chasseur glacé
D'effroi reste immobile, privé de sentiment.
Hippolyte seul ne tremble pas ; fortement
Il serre les rênes, il arrête ses coursiers.
Et calme leur frayeur en les encourageant
De sa voix qui leur est connue. - Sur le chemin
D'Argos est un sentier taillé dans le roc, et
Côtoyant la mer qu'il domine. C'est là que
Le monstre se place et prépare sa fureur.
Après s'être assuré de lui-même, et avoir
Eprouvé sa colère, il s'élance d'un bond
Rapide, et, touchant à peine la terre dans la
Vivacité de sa course, il vient furieux
S'abattre sous les pieds des chevaux effrayés.
Votre fils alors lève un front menaçant, et,
Sans changer de visage, crie d'une voix terrible :
"Ce vain épouvantail ne saurait ébranler
Mon courage ; vaincre des taureaux, c'est pour moi
Une tâche et une gloire héréditaires". Mais,
Au même instant, les chevaux, rebelles au frein,
Entraînent le char, ils s'écartent de la route ;
Et, dans l'emportement de la frayeur, ils courent
Au hasard devant eux, et ils se précipitent
91
A travers les rochers. Hippolyte ressemble
Au pilote qui cherche à dompter son vaisseau
Battu par une mer orageuse, et emploie
Toutes les ressources de son art pour empêcher
Qu'il ne se brise contre les écueils : tantôt
Il tire avec beaucoup de force les rênes, tantôt
Il déchire les flancs à coup de fouet. Le monstre
S'attache à ses pas ; tantôt il marche à côté
Du char, tantôt il se présente face aux chevaux
Et les effraie de toutes les manières. De fuir
Plus longtemps, c'est impossible. Le taureau marin
Dresse devant eux ses deux cornes menaçantes.
Alors les coursiers éperdus ne savent plus
Obéir à la voix qui prononce des ordres.
Ils essaient de briser le joug qui les arrête,
Se dressant sur leurs pieds, ils projettent le char :
Renversé, Hippolyte tombe sur le visage,
Son corps s'enlace dans les rênes ; il se débat,
Ne faisant que resserrer les nœuds qui le pressent
Davantage. Les chevaux apprécient le succès
De leurs efforts, libres enfin de leurs mouvements,
Ils entraînent le char vide partout où l'effroi
Les conduit.
92
Ainsi les coursiers du Soleil, ne
Sortant point de son char le poids accoutumé
Croyant traîner un usurpateur, s'emportèrent
Dans leur course, et ils renversèrent du haut des airs
Phaéthon. Le sang d'Hippolyte rougit au loin
Les campagnes ; contre les rocs, sa tête résonne
Et se brise ; ses cheveux sont tirés par les ronces,
Et les froides pierres déchirent son noble visage.
Sa beauté est en case de tous ses malheurs,
Disparaît sous mille blessures. Alors le char
Continue de fuir avec la même vitesse
Et d'entraîner sa victime expirante. Enfin
Il donne contre un tronc d'arbre calciné dont
La pointe aigüe et dressée arrête le corps
D'Hippolyte et lui entre au-dedans des entrailles ;
Et ce triste incident tient le char quelque temps
Immobile ; les chevaux, un moment entravés
Font un effort qui rompt l'obstacle, et brise ainsi
Le corps de leur maître. Il en a cessé de vivre ;
Déchiré par les ronces, par les pointes aigües
Des buissons, tout son corps devient une proie, et
Chaque arbre de la route y accroche un lambeau.
- Ses tristes serviteurs parcourent la campagne
93
Avec des cris funèbres, et suivent pas à pas
Les traces que le sang de leur maître a laissées,
Ses chiens gémissent, cherchant partout ses membres épars.
Ces soins empressés n'ont pu réunir encore
Tous les débris de son corps. Mais est-ce donc là
Ce qui reste de cette beauté merveilleuse ?
Hélas ! ce jeune prince qui encore partageait
Il y a peu d'instants le trône avec la gloire
De son noble père dont il devait posséder
Sans doute l'héritage, qui brillait comme un astre
Aux yeux des hommes, le voilà maintenant ! C'est lui
Dont on rassemble les membres pour le bûcher,
Et c'est lui dont la dépouille attend les honneurs
Du tombeau.
THESEE
Nature, nature ! combien sont forts ces
Liens de sang qui attachent le cœur des pères
A leurs enfants ! Malgré moi-même, il faut plier
Sous ta puissance. J'ai voulu le tuer coupable,
Mort je dois le pleurer.
94
SCENE II
LE CHOEUR
Que de révolutions
Terribles dans la vie humaine ! Les qualités
Basses de la société sont noires aux coups
De la fortune exposées, et moins maltraitées
Par les caprices du sort. On est en repos
Dans une vie obscure, l'humble cabane laisse
Aller ses hôtes jusqu'à la vieillesse : mais le
Dôme des palais est en butte à tous les vents,
Aux fureurs de l'Eurus, à celles du Notus,
Aux ravages de Borée, à ceux du Corus
Pluvieux. Rarement la foudre tombe au sein
De l'humide vallée, tandis que les carreaux
De Jupiter frappent le superbe Caucase
Et le mont de Phrygie où s'élève le bois
De Cybèle. Le roi du ciel, craignant pour l'empire
Frappe tout ce qui s'en approche. Mais ces immenses
Révolutions ne peuvent trouver de place
Dans l'étroite enceinte des maisons phébéiennes.
Elles grondent à l'entour des trônes ; le temps, dans son vol
95
Incertain, les porte sur ses ailes rapides
Et jamais la fortune changeante ne tient
Ses prouesses.
Car le héros échappe à la nuit
Eternelle et remonte à la clarté des cieux ;
A peine arrivé sous le soleil, il s'attriste
Et maudit son retour. Sa patrie, le palais
De ses pères lui sont plus insupportables que
Les gouffres de l'enfer. Ô toi, chaste Minerve
Révérée dans l'Attique, le retour de Thésée
Remonté sur la terre et sorti des prisons
Infernales n'est point une faveur dont tu doives
Remercier ton oncle avare : le nombre de
Ses victimes est toujours le même.
Mais quelle voix
Lamentable est sortie du fond de ce palais ?
Que veut Phèdre éperdue, un glaive dans ses mains ?
96
ACTE V
SCENE 1
THESEE, PHEDRE,
THESEE
Quel est donc ce transport furieux et quelle est
Cette douleur qui vous égare ? Et cette épée ?
Pourquoi ces cris et ces gémissements lugubres
Sur le corps de votre ennemi ?
PHEDRE
C'est contre moi
Qu'il faut tourner ta fureur, Neptune ; contre moi
Qu'il te faut déchaîner les monstres de la mer,
Ceux que Téthys cache dans les derniers replis
De son sein profond, ceux que le vieil Océan
Nourrit dans ses plus sombres abîmes. O cruel
Thésée, les tiens t'auront revu pour leur malheur.
Il faut que le retour soit payé par la mort
D'un père et d'un fils ! Car tu détruis ta famille,
97
Et c'est toujours la haine ou l'amour d'une épouse
Qui te rend coupable. - Hippolyte, mais est-ce ainsi
Que je te revois ? est-ce ainsi que je t'ai fait ?
Quel cruel Sinis ou quel barbare Procuste
A déchiré tes membres ? Quel Minotaure, quel monstre
Mugissant dans la prison bâtie par Dédale,
T'a frappé de ses cornes terribles et t'a mis
En pièces ? Hélas ! qu'est donc devenue ta beauté ?
Et que sont devenus tes yeux, astres brillants
Pour les miens ? Es-tu bien mort ?
Viens et prête donc
L'oreille à mes paroles. Je puis le dire sans honte ;
Cette main vengera ton trépas, je saurai
Enfoncer cette épée dans mon sein criminel ;
Je me délivrerai tout ensemble du crime
Et de la vie : moi, amante insensée je veux
Te suivre sur les bords du Styx, et sur les eaux
Brûlantes des fleuves de l'enfer. Oui, chère ombre,
Apaise-toi : prends ces cheveux dont je dépouille
Ma tête, et que j'arrache sur mon front. Nos cœurs
N'ont pu s'unir, mais nos destinées s'uniront.
98
Chaste épouse, meurs pour ton époux : femme infidèle,
Meurs pour ton amant. Le puis-je partage la couche
De Thésée, après un si grand crime ? A présent
Il ne te reste plus que d'aller dans ses bras
Comme une femme irréprochable dont on aurait
Vengé l'honneur. Mort, seule consolation
Qui me reste dans la perte de mon honneur,
Je me jette dans tes bras, ouvre-moi ton sein !
Athènes, écoute-moi, toi aussi, père aveugle,
Plus cruel que ta perfide épouse. J'ai menti :
Le crime affreux que j'avais moi-même commis
Dans mon cœur, je l'ai rejeté sur Hippolyte
Faussement. Tu as frappé ton fils innocent,
Toi, son père, et ainsi sa vertu a subi
Le châtiment de l'inceste : - elle ne s'était point
Souillée. Homme chaste, homme pur, reprends la gloire
Qui t'est due. Cette épée fera justice, ouvrant
Mon sein coupable, elle fera couler mon sang
Pour apaiser ton âme vertueuse. Après
Ce coup fatal, ton devoir, la marâtre de
Ton fils te l'enseigne, ô Thésée ; mais apprends d'elle
A mourir.
99
SCENE III
THESEE, LE CHOEUR
THESEE
Ô tristes profondeurs de l'Erèbe
Et vous, cavernes du Ténare, eau du Léthé
Si chère aux malheureux, et vous flots reposés
Du Cocyte, je suis donc coupable, entraînez-moi
Dans vos abîmes, dévouez-moi à des tourments
Eternels. Oui, monstres affreux de l'Océan,
Que Protée a caché dans les gouffres profonds
De la mer, accourez, et dans vos noires demeures
Précipitez un misérable, qui encore
Tout à l'heure s'applaudissait du plus grand des crimes.
Toi aussi père, toujours si prompt à servir
Mes vengeances, arme-toi, punis-moi ; n'ai-je pas
Mérité la mort ? J'ai livré à un trépas
Horrible et inconnu, mon fils, et j'ai semé
100
Par les campagnes ses membres dispersés, en
Poursuivant la vengeance d'un imaginaire
Forfait, je me suis d'un véritable forfait
Souillé moi-même. Le ciel, la mer et les enfers
Sont remplis de mes crimes, il ne me reste plus
De place pour en commettre d'autres, et j'ai souillé
Le triple héritage des enfants de Saturne.
Si je veux remonter sur la terre, je n'en trouve
La route que pour être le témoin de deux morts
Déplorables, pour perdre à la fois mon épouse et
Mon fils, pour rester seul au monde, après avoir
Allumé les bûchers qui doivent consumer
A la fois ces deux êtres chers à ma tendresse.
O toi qui m'as rendu ce jour que je déteste,
O Alcide ! rends à Pluton la victime que
Tu lui avais arrachée, oui, rends-moi l'enfer
Que tu m'a ôté. Hélas ! Car en vain j'invoque
La mort dont j'ai déserté l'empire. Cruel et
Violent, toi qui as inventé des supplices
Inconnus et terribles, sois juste, inflige-toi
A toi-même le châtiment que tu mérites.
Ramène donc jusqu'à terre la cime d'un pin
Sourcilleux, et qu'en se redressant vers le ciel
101
Il déchire ton corps en deux parties, du haut
Des rochers de Scyron, lance-toi. Car j'ai vu
De mes yeux les tourments plus horribles encore
Que les victimes du Phlégéthon enfermées
Subissent dans ses vagues de feu. Je connais
Le supplice et le séjour qui m'y attendent.
Oui,
Fais-moi place, ombres coupables ; toi, fils d'Eole
Repose tes bras fatigués, ma tête va
Se courber sous le poids éternel du rocher
Qui t'accable. Que le fleuve du Tantale s'en vienne
Se jouer tout autour de mes lèvres trompées.
Que le cruel vautour de Tityus le quitte
Pour s'abattre sur moi, que mon foie, renaissant
Toujours m'impose ce supplice. Repose-toi,
Père de mon cher Pirithoüs, et que le branle
De ta roue ne s'arrête point, mais qu'il déchire
Mes membres dans le tourbillon des cercles qu'elle
Décrit. Ô terre, entrouve-toi et laisse-moi
Descendre au fond de tes abîmes, sombre chaos ;
102
Et cette fois, mieux que la première, j'ai le droit
De pénétrer dans la nuit infernale. Mon fils,
Je veux l'y chercher. Dieu du sombre empire, qu'as-tu
A craindre ? Je ne viens qu'avec de chastes pensées
Vers toi. Reçois-moi dans ta demeure éternelle
Pour n'en plus sortir. Mais les dieux ont refusé
De prêter l'oreille à mes prières : si mes vœux
Etaient de nature criminelle, ils seraient prompts
A les exaucer.
LE CHOEUR
Le temps ne manquera pas
Thésée, à vos plaintes. L'éternité tout entière
Vous reste. Maintenant il faut rendre à votre fils
Les derniers devoirs et enterrer au plus tôt
Les tristes débris de son corps indignement
Déchiré.
THESEE
Oui, oui, que l'on apporte les restes
De cet enfant chéri, cette masse qui n'a
103
Plus de forme, ces membres rassemblés au hasard.
Est-ce là Hippolyte ? Je reconnais mon crime.
C'est moi qui l'ai tué, c'est moi ; pour n'être pas
Seul coupable, ni coupable à demi, j'ai prié
Mon père de seconder mon crime, voilà le fruit
De ses faveurs paternelles. Ô le coup funeste
Qui ravit un fils à mes vieux ans ! Mais du moins
Embrasse ces membres déchirés, père plaintif ;
Presse et réchauffe contre ton cœur tout ce qui reste
De ton enfant ; recueille les débris sanglants
De ce corps mis en pièces ; oui, rétablis l'ensemble
De cet être brisé et remets chaque membre
En son lieu. Voici la place de sa main droite,
Et voici où il faut replacer sa main gauche.
Si habile à ternir les rênes des coursiers.
Je reconnais le signe empreint sur son flanc gauche.
Combien de parties manquent encore à mes regrets !
Raffermissez-vous, ô mains tremblantes, allez,
Poursuivez jusqu'au bout cette triste recherche ;
Arrêtez-vous, mes larmes, laissez un père compter
Les membres de son enfant et recomposer
104
L'ensemble de son corps. Mais quelle est cette masse
Informe, défigurée par mille blessures ? Non,
Je ne sais, mais c'est une partie de toi-même.
Remettez-la donc ici, non pas à sa place
Qui est restée vide. Mais est-ce là ce visage
Tout brillant d'un feu céleste, et qui désarmait
La haine ? Voilà ce qui reste de la beauté
Divine ? Destinée fatale, cruelle bonté
Des Dieux ! C'est donc en cet état que mon souhait
Paternel devait te ramener près de moi !
Reçois ces derniers dons, ces offrandes funèbres
De ton père, ô toi qu'il faudra en plusieurs fois
Ensevelir : livrons ce qui reste de lui
D'abord aux flammes, en attendant le reste.
Ouvrez
Ce palais, triste séjour de mort : remplissez
Athènes tout entière de vos lugubres cris.
Vous, apprêtez la flamme qui doit allumer
Ce royal bûcher ; vous, parcourez la plaine
Recueillez ceux des membres de mon fils qui nous
Manquent encore.
105
Cette coupable épouse, creusez-lui
Un tombeau, que la terre pèse lourdement sur elle.
106
ANDRoMAQUE
107
PERSONNAGES
ANDROMAQUE
CEPHISE
LE CHOEUR
HERMIONE
MENELAS
CLEONE
MOLOSSOS
PELEE
ORESTE
UN MESSAGER
108
THETIS
La scène est à Phtie, en Thessalie, devant l'entrée du temple
de Thétis, non loin du palais de Néoptolène. Andromaque se tient
près de l'autel de la déesse et de sa statue.
109
PROLOGUE
ANDROMAQUE
Ornement de la terre d'Asie, ville de Thèbes
D'où je partis jadis avec dot opulente
Pour venir au foyer du roi Priam, donnée
En épouse à Hector, moi, Andromaque, hier
Digne d'envie, maintenant il n'est point de femme
Plus malheureuse que moi, il n'y en aura
Jamais ; car j'ai vu mourir Hector mon époux
Par la main d'Achille. Le fils que je lui avais
Enfanté, Astyanax fut précipité
Du haut d'une tour quand les Grecs du sol de Troie
Se furent rendus maîtres ; et moi-même, issue
D'une noble famille, j'ai été envoyée
Esclave en Grèce et donnée à Néoptolème
L'insulaire comme prix de guerre comme sa part
Des dépouilles de Troie. J'habite les champs proches
De cet Etat de Phthie et de la ville de
Pharsale, là où Thétis, divinité marine,
110
Vécut avec Pelée, éloignée du commerce
Des hommes et en souvenir de son hyménée
Le peuple Thessalien appelle ce lieu
Thétidée.
Là, ce palais est au fils d'Achille,
Pourtant il laisse Pelée régner sur la terre
De Pharsale, il ne veut pas reprendre le spectre
A ce vieillard tant qu'il vit. Et pour moi, unie
Au fils d'Achille, mon maître, je lui, dans ce palais
Ai fait un enfant mâle. Même dans le malheur
Où j'étais plongée, toujours cependant je me
Flattais de l'espoir que, mon fils encore vivant,
Je trouverais une consolation et
Un appui en lui ;
mais depuis que mon maître a
Pris cette Hermione de Lacédémonie
Et dédaigné ma couche d'esclave, je suis donc
Poursuivie par elle de mauvais traitements ;
Et elle dit que par de secrets maléfices
Je la rends stérile, odieuse à son époux,
Que je veux être maîtresse dans cette maison
111
A sa place, et la chasser avec violence
De son lit, moi qui tout d'abord n'y ai pris place
Qu'à regret et qui maintenant en suis sortie.
Le grand Jupiter le sait, oui, c'est malgré moi
Que je suis entrée dans cette couche. Je ne puis
La persuader ; elle veut me faire mourir
Et Ménélas, son père, seconde les projets
De sa fille ; à présent, il est dans le palais
Arrivant de Sparte pour ce dessein même ; moi,
Effrayée, je suis venue me réfugier
Dans ce sanctuaire de Thétis, lieu voisin
Du palais, pour qu'elle me dérobe à la mort ;
Car Pélée et ses enfants comme un monument
De son hymen avec la fille de Nérée
Le révèrent.
Pour ce fils qui me reste seul, je
L'ai envoyé en secret dans une maison
Etrangère, de peur qu'on ne lui donne la mort ;
Car, son père n'est pas là pour me défendre ni
Pour secourir son fils, il est parti pour Delphes
Expier une offense faite à Apollon
Dans le temps de délire, où il vint demander
112
Au dieu la vengeance du meurtre de son père :
Et il tâche aujourd'hui d'obtenir le pardon
De sa faute et de rendre le dieu propice
A l'avenir.
CEPHISE
Ô ma maîtresse, je ne crains pas
De t'appeler de ce nom, puisque je croyais
Devoir te le donner en terre troyenne ; je te
Servis toujours avec dévouement, - ton époux
Quand il vivait pareillement, et maintenant
Je viens t'apporter des nouvelles, non sans la crainte
D'être découverte par quelques-uns de nos maîtres,
Mais pleine de compassion pour ton sort ; car
Ménélas et sa fille ont tramé contre toi
Des complots dont il faut garder
113
ANDROMAQUE
Ô ma chère
Compagne de mon esclavage, - tu es l'égale
De celle qui fut ta reine, et qui à présent
Partage ta misère. Que font-ils ? Et quels pièges
Ont-ils dressé encore, dans le vœu d'ajouter
La mort à toutes mes calamités ?
CEPHISE
Ils vont,
O infortunée, donner la mort à ton fils,
Fils que tu avais secrètement dérobé
Du palais.
ANDROMAQUE
Malheur à moi ! ont-ils découvert
La retraite de mon fils ? Mais qui m'a trahie ?
Infortunée je meurs !
114
CEPHISE
Je ne sais, mais le fait
Je l'ai entendu de leur bouche ; et Ménélas
Est sorti du palais pour le chercher.
ANDROMAQUE
Je suis
Perdue ! O mon fils, deux vautours vont te saisir
Et te tuer ; celui que tu appelles père
S'arrête encore à Delphes, loin de toi !
CEPHISE
Tu ne serais pas si malheureuse s'il était
Présent ; maintenant tu es dénuée d'amis.
En effet
ANDROMAQUE
Mais n'a-t-on pas entendu dire de Pelée
Qu'il doit venir ?
115
CEPHISE
Ne pourrait te protéger.
Il est trop vieux, et sa présence
ANDROMAQUE
J'ai envoyé à plusieurs reprises.
Et pourtant vers lui
CEPHISE
Crois-tu donc
Qu'aucun de ces messagers se soucie de toi ?
ANDROMAQUE
Comment ? Veux-tu donc te charger de mon message
Toi-même ?
116
CEPHISE
Mais que pourrais-je dire pour excuser
Ma longue absence du palais ?
ANDROMAQUE
Bien des prétextes ; car tu es femme.
Tu trouveras
CEPHISE
Mais il y a
Du danger, Hermione est garde vigilante.
ANDROMAQUE
Observe-toi ! tu abandonnes tes amis
Dans la détresse.
CEPHISE
Non, ne fais point ce reproche ;
117
Je pars, car la vie d'une pauvre esclave n'est pas
Si précieuse, dût-il m'arriver un malheur.
ANDROMAQUE
Va ; pour moi, toujours baignée de larmes, je ferai
Retentir les airs de mes gémissements et
De mes sanglots ; car c'est pour les femmes un plaisir
Naturel dans leurs maux de les avoir toujours
A la bouche. Et j'ai plus d'un sujet de gémir,
La ruine de ma patrie, la ruine d'Hector
Et la cruelle destinée qui m'enchaîne et
M'a fait tomber dans une indigne servitude.
Il ne faut jamais appeler aucun mortel
Heureux, avant d'avoir vu comment il ira
A son dernier jour, aux enfers.
Ce n'était pas
Une épouse mais une furie que conduisit
Paris dans cette Ilion aux hautes murailles
Lorsqu'il mena Hélène pour partager sa couche ;
Troie, c'est à cause d'elle que le terrible Mars
Vint de la Grèce, avec mille vaisseaux, porter
118
Le fer et le feu dans tes murs ; à cause d'elle
Qu'il fit périr Hector, mon époux, que le fils
De Thétis traîna autour des murs attaché
A son char ; que moi-même du lit nuptial
Je fus conduite sur le rivage de la mer,
La tête recouverte du voile odieux
Des captives.
Bien des larmes coulèrent de mes yeux
Quand il fallut quitter et la ville, et ma couche
Maritale et mon époux qui sur la poussière
Etait étendu ! Ô infortunée ! Que me
Servait de voir encore le jour, pour devenir
L'esclave d'Hermione ? Et de sa cruauté
Victime, oui, j'entoure de mes mains suppliantes
La statue de la déesse, et je me consume
Dans la douleur comme source qui d'un rocher
Coule goutte à goutte.
119
PARODOS
LE CHOEUR
(Strophe)
- Ô femme réfugiée
Sur le sol consacré à Thétis, dans ce temple
Que tu ne quittes pas depuis longtemps, quoique
Phtie m'ait vu naître, je viens vers toi pour chercher
Ô Fille de l'Asie, quelque remède aux maux
Irréparables qui ont créé entre toi
Et Hermione une violente discorde
Pour la couche du fils d'Achille, que tu partages
Avec elle.
(Antistrophe)
- Considère ton destin, songe à quel
extrême te voilà réduite. Mais combattras-tu
Contre tes maîtres, combattras-tu contre les filles
De Lacédémone, captive troyenne ? Délaisse
Ce temple où nous offrons nos sacrifices à la
120
Déesse marine. Que sert de te consumer
Dans la douleur, de t'exposer aux violences
Des maîtres ? La force te soumettra. Et pourquoi
Vouloir lutter, toi qui n'es rien ?
(Strophe)
- Allons donc, quitte
Le superbe lieu de la fille de Nérée ;
Songe que tu es esclave en terre étrangère,
Dans une ville étrangère, tu n'y vois aucun
De tes amis, ô infortunée, ô épouse
Déplorable !
(Antistrophe)
- Je me sens émue de pitié,
Femme troyenne, en te voyant parmi nous ; mais
La crainte que m'inspire mes maîtres m'arrête, je
Me borne à plaindre ton sort, la fille d'Hélène
Découvrirait l'affection que tu m'inspires.
121
PREMIER EPISODE
HERMIONE
Ces parures dorées qui brillent sur ma tête,
Ces riches vêtements, ces tissus précieux
Dont mon corps est couvert n'ont pas pour provenance
La maison d'Achille ou de Pélée ; je les ai
Apportés en cet endroit, ces présents de noces,
De la terre de Sparte ; c'est Ménélas, mon père,
Qui me les a donnés dans une dot splendide ;
J'ai donc le droit de parler librement. Telle est
La réponse que j'ai à vous faire.
Toi, esclave
Par le sort de la guerre, tu voudrais me chasser
De ce palais, pour y gouverner ; tu me rends
Odieuse à mon époux par tes maléfices,
Et tu as frappé mon sein de stérilité ;
Car l'esprit des femmes de l'Asie est habile
Dans ces arts funestes ; pourtant je réprimerai
Ton audace ; ni la demeure de la fille de
Nérée, ni ce temple, ni cet autel ne pourront
122
Te protéger ; mais tu mourras. Et si quelqu'un
Des mortels ou des dieux voulait sauver tes jours,
Il te faudra au lieu de ce caduque orgueil
Si hautain, aller vers des sentiments plus humbles,
Trembler, t'abaisser à mes genoux balayer,
Ma maison, répandre des vases d'or l'eau pure
De l'Achéloos, et connaître en quel endroit
De la terre tu es ;
car il n'y a plus ici
Ni Hector, ni Priam, ni même l'opulence,
Il y a une ville grecque. Mais malheureuse
Tu en viens à ce point d'égarement d'oser
Pénétrer dans le lit de celui dont le père
A tuer ton époux, et avoir des enfants
D'un meurtrier ! Telles sont les mœurs de la race
Barbare ; le père s'étend avec la fille, le fils
Avec la mère, le frère avec la sœur ; les plus
Chers amis s'entr'égorgent, et la loi ne défend
Aucun de ces crimes. Mais ne t'avise pas
De les introduire chez nous ; il n'est pas honnête
Qu'un seul homme tienne les rênes de deux femmes ; mais
Celui-là doit se contenter d'une seule épouse
123
Qui veut avoir une maison bien gouvernée.
LE CHOEUR
La jalousie est une passion des femmes ;
Elles haïssent toujours celles qui partagent
Avec elles la couche de leur époux.
ANDROMAQUE
Hélas !
Hélas ! Pour les mortels la jeunesse est un mal
Funeste, c'est dans la jeunesse qu'on est livré
A des passions injustes ! Mais pour moi je crains
Que ma condition d'esclave ne fasse tord
A mes raisons, quoi que j'en ai beaucoup de bonnes
A dire, et que si au contraire, j'avais raison,
Je n'en sois que plus maltraitée ; puisque l'orgueil
Des grands supporte avec beaucoup d'impatience
La supériorité des petits, pourtant
Je n'aurai pas la faiblesse de me trahir
Moi-même.
124
Jeune femme, à quel titre sérieux
Dis-moi, parviendrai-je à te disputer les droits
D'un hymen légitime ? Serait-ce que la ville
De Lacédémone est inférieure à celle
Des Phrygiens, que ma fortune efface la
Tienne, est-ce que ma liberté te fait envie ?
Est-ce l'éclat de ma jeunesse, de ma beauté ?
Est-ce la grandeur de ma patrie, le crédit
De mes nombreux amis qui m'enflent le cœur et
M'inspirent le désir de gouverner chez toi
A ta place ? Et serait-ce pour te supplanter
En mettant à ta lumière des enfants esclaves
Et traîner après moi ce surcroît de misère ?
Ou souffrira-t-on que mes fils soient rois de Phtie,
A défaut des tiens ? En vrai, les Grecs les chérissent !
Par le nom d'Hector, et par moi-même, je leur suis
Inconnue. Savent-ils qu'Andromaque fut reine
Des Phrygiens ?
Ce ne sont pas mes maléfices
Qui te font haïr de ton époux. Tu ne sais
Lui rendre ton commerce agréable. Le voici,
Le véritable philtre : ce n'est pas la beauté,
125
Ô femme, mais les vertus qui plaisent aux maris.
Toi, si quelque chose te blesse, avec emphase
Tu parles de la grandeur de Lacédémone
Et de Scyros avec dédain ; toi, tu étales
Ta richesse parmi des pauvres ; Ménélas est
Pour toi plus grand qu'Achille : voilà ce qui te rend
Odieuse à ton époux. La femme, fût-elle
Attachée à un méchant époux, doit chercher
A lui plaire et à ne pas lutter avec lui
D'arrogance. Mais si tu avais eu pour époux
Quelque roi de la Thrace, pays couvert de neige,
Où le même homme reçoit sur sa couche plusieurs femmes,
Tu les aurais tuées. Par cette passion
Insatiable, tu aurais donc déshonoré
Toutes les femmes ? chose affreuse ! Si la passion
Fermente en nous-mêmes avec plus de violence
Que chez les hommes, du moins nous la réglons avec
Décence.
Ô mon cher Hector, pour moi, si Vénus
T'inspira quelque faiblesse, à cause de toi
J'aimais les femmes que tu aimais ; souvent même
Je présentai mon sein aux enfants qu'une mère
126
Autre t'avait donnés, pour ne te faire sentir
Aucune amertume. En agissant de la sorte
Je gagnais en douceur le cœur de mon époux.
Toi, dans ta crainte jalouse, tu ne souffres pas
Qu'une goutte de rosée vienne caresser
Le tien. Pourtant femme, prends garde de surpasser
En impudicité celle qui t'a donné
Le jour ; les enfants sensés doivent fuir l'exemple
D'une mère vicieuse.
LE CHOEUR
Reine, suis mes conseils
Autant que la chose t'est possible, et avec
Andromaque, réconcilie-toi.
HERMIONE
Mais d'où te vient
Ce langage arrogant ? Oses-tu avec moi
Te mesurer en paroles, comme si toi seule
Etais chaste, et que moi je ne le fusse pas ?
127
ANDROMAQUE
Ce n'est pas du moins dans le langage que tu viens
De tenir.
HERMIONE
En moi !
Que jamais femme, ton esprit n'habite
ANDROMAQUE
Tu es jeune, tu offenses la pudeur
Dans tes paroles !
HERMIONE
Pour toi, ce n'est pas en paroles,
C'est dans tes actions que tu me blesses autant
Qu'il est en toi.
128
ANDROMAQUE
Ne peux-tu souffrir en silence
Les douleurs que te cause l'amour ?
HERMIONE
Et alors !
N'est-ce pas là pour les femmes le plus précieux
Des biens ?
ANDROMAQUE
C'est un opprobre.
Oui, lorsque la pudeur le règle ; sinon,
HERMIONE
Que notre cité se gouverne.
Ce n'est pas par des lois barbares
129
ANDROMAQUE
Mais ce qui est
Une honte chez les barbares n'est chez les Grecs
Pas moins honteux.
HERMIONE
Mais tu n'en mourras pas moins.
Tu raisonnes bien, oh ! très bien ;
ANDROMAQUE
Vois-tu la statue
De Thétis, elle tourne sur toi ses regards ?
HERMIONE
Elle déteste ta patrie, à cause du meurtre
D'Achille.
130
ANDROMAQUE
C'est Hélène, c'est ta mère qui a causé
Sa mort, et non pas moi.
HERMIONE
Tes outrages contre moi ?
Pousseras-tu plus loin
ANDROMAQUE
Je tiens ma bouche fermée.
Et bien ! je me tais,
HERMIONE
Sur l'objet qui m'amène.
Réponds-moi enfin
ANDROMAQUE
Tes sentiments, je dis,
131
Ne sont pas ce qu'ils devraient être.
HERMIONE
Quitteras-tu
Ce temple saint de la déesse de la mer ?
ANDROMAQUE
Oui, si je meurs ; sinon, je ne le quitterai
Jamais.
HERMIONE
La résolution en est prise, et
Je n'attendrai pas le retour de mon époux.
ANDROMAQUE
Ni moi non plus, car je ne me livrerai pas
A toi, jusque-là.
132
HERMIONE
Pourtant je t'y contraindrai
En employant le feu, et sans m'inquiéter
De toi ...
ANDROMAQUE
Allume donc l'incendie ; les dieux
En seront témoins.
HERMIONE
De cuisantes blessures.
Je laisserai sur ton corps
ANDROMAQUE
Ensanglante l'autel
De la déesse, immole-moi ; elle saura
T'en punir.
133
HERMIONE
Race barbare, audace intraitable,
Tu veux braver la mort ? Va, je saurai
Bientôt te faire quitter de bon gré ton asile ;
Je possède un appât puissant sur toi ; couvrons
Mes paroles, les faits parleront bientôt. Demeure
A ton poste ferme ; quand tu serais attachée
De toutes parts avec du plomb fondu, je t'en
Arracherai bien avant le retour du fils
D'Achille, en qui tu as mis ta confiance.
ANDROMAQUE
Oui,
Je mets en lui-même ma confiance. Chose étrange !
Les mortels ont inventé contre la morsure
Des serpents des remèdes ; ce qui est pire que la
Vipère et le feu, contre une méchante femme
Personne n'en a encore trouvé, tant pour les hommes
Nous sommes un fléau.
134
PREMIER STASIMON
LE CHOEUR
(Strophe 1)
Oui, le fils de Jupiter
Et de Maïa fut l'auteur de bien des maux
Lorsqu'il vint dans les bois de l'Ida, conduisant
Le char brillant des trois déesses, alors armées
Pour le funeste combat de la beauté, vers
L'étable du pâtre, et vers le jeune berger
Solitaire dans sa retraite déserte.
(Antistrophe 1)
Venues
Dans le touffu bocage, les déesses baignèrent
Leurs corps superbes dans l'eau des sources des montagnes,
Elles allèrent alors trouver le fils de Priam,
Rivalisant entre elles à l'envi de paroles
135
Flatteuses ; par son langage artificieux, qui
Charmait les oreilles, Vénus vainquit, - ce langage
Sera amer aux Phrygiens par la ruine
De leur ville martyre et de la citadelle
De Troie.
(Strophe 2)
Mais plut au ciel qu'elle eût jeté
Ce sort par-dessus sa tête celle qui jadis
Enfanta le funeste Pâris, avant de
L'envoyer habiter le mon Ida, auprès
Du laurier prophétique, quand Cassandre criait
Qu'il fallait faire périr le destructeur de la
Ville de Priam ! A qui s'adressera-t-elle ?
Auquel des chefs du peuple demandera-t-elle
La mort de l'enfant fatal ?
(Antistrophe 2)
Ainsi les Troyennes
N'auraient pu subir le joug de la servitude,
Toi, femme tu possèderais encore la demeure
136
Royale ; et elle eût ainsi délivré la Grèce
Des pénibles travaux que, pendant dix années,
Sous les murs d'Ilion, ses jeunes combattants
Affrontèrent ; tant d'épouses ne seraient pas restées
Abandonnées ni tant de vieillards privés de
Leurs enfants.
DEUXIEME EPISODE
MENELAS, portant le jeune Molossos
Me voici, et j'ai pris avec moi
Ton fils, fils que dans une maison étrangère
Tu avais caché à l'insu de ma fille ; et
Derrière cette statue de la déesse, tu te
Croyais en toute quiétude comme ce fils
Chez ceux qui l'avaient recelé ; tu t'es trouvée
Moins prudente que Ménélas, o femme ! Si tu
Ne quittes cette retraite, cet enfant sera
Immolé à ta place : choisis donc de mourir
Toi-même, ou de voir la mort de ton fils expier
Tes offenses envers moi et envers ma fille.
137
ANDROMAQUE
Opinion, opinion, à une foule
De mortels, qui en vrai ne sont rien, tu confères
Une brillante apparence. Et ceux dont la bonne
Renommée repose sur la vérité, oui,
Je les estime heureux ; ceux dont la renommée
Repose sur le mensonge, je ne leur connais
D'autre mérite que de devoir au hasard
La réputation des sages.
Mais serait-ce toi
Qui jadis commandant l'élite des Grecs,
As enlevé la ville de Troie à Priam,
Tout lâche que tu es ? toi, qui, sur les discours
De ta fille encore presque enfant, étales les
Sentiments des fiers, et qui entres en combat
Avec une malheureuse femme, et avec
Une esclave de surcroît ! Non, tu n'étais pas
Un ennemi de Troie, Troie méritait
Un autre vainqueur que toi. Ils sont au-dehors
Brillants avec une apparence de sagesse,
Au-dedans ils ressemblent au vulgaire des hommes,
138
Exceptée la richesse dont la puissance est grande.
Mais Ménélas terminons cet entretien,
Allons. Je périsse victime de la fille,
Qu'elle obtienne ma mort, elle ne saurait pas
Echapper à l'expiation de ce sang
Versé ;
et toi-même aux regards de cette foule,
Tu devras partager avec elle l'infamie
De cette action puisque ta complicité
Te condamnera au châtiment. Si je me
Dérobe à la mort et que vous fassiez périr
Mon enfant, comment son père supportera-t-il
Patiemment la mort de son fils ? Comme à toi,
Troie ne lui a pas donné le nom de lâche ; mais
Il va où le devoir l'appelle ; et il saura
Se montrer par son courage, digne de Pélée
Et de ton père Achille ; il chassera ta fille
De sa raison. Et toi que diras-tu en la
Donnant à nouvel époux ? Que sa pudeur
S'est soustraite à un indigne mari ? Mais
Ce sera un mensonge. Qui voudra l'épouser ?
139
La garderas-tu chez toi où elle vieillira
Dans le veuvage ? Misérable qui ne vois pas
Tant de maux prêts à fondre sur toi ! De combien
De rivales ne préfèrerais-tu pas pour ta fille
Les outrages au sort que je te prédis ? Ainsi
Il ne faut pas pour un petit mal attirer
De grandes calamités, si nous autres femmes
Nous sommes des êtres si malfaisants, les hommes
Ne doivent pas nous imiter.
Si j'ai usé
Pour moi de maléfices contre ta fille pour
Rendre son sein stérile ainsi qu'elle le prétend
De mon plein gré, sans contrainte, j'abandonne donc
Cet autel et je me soumets au jugement
De ton gendre, qui n'est pas moins offensé que toi
Si je le frappe dans sa postérité. Tels sont
Mes sentiments ; mais une chose dans ton cœur
M'effraye ; oui, c'est pour une querelle de femme
Que tu as ruiné la malheureuse ville
Des Phrygiens.
140
LE CHOEUR
Tu as parlé aux hommes avec
Trop d'audace pour une femme, et ta modestie
Naturelle a passé les bornes.
MENELAS
Femme, c'est là
Une bien faible victoire, comme tu le dis,
Par digne de ma puissance, et de la Grèce ; mais,
Sache-le, pour chaque homme, obtenir ce qu'il veut
Est un bien plus précieux que la prise même
De Troie. Je viens en aide à ma fille, je regarde
Comme un cruel outrage d'être bannie de la
Couche nuptiale ; il en est d'autres moins graves
Qu'une femme supporte ; mais perdre son époux,
C'est perdre la vie. L'époux de ma fille a droit
De commander à mes esclaves, elle a aussi
Le droit de commander aux siens, et moi en outre ;
Car les vrais amis n'ont rien en propre, tous les biens
141
Sont connus entre eux. Mais si pendant son absence
Je ne veille pas sur ses biens le mieux possible,
C'est de ma part lâcheté et non pas sagesse.
Sors au plutôt de ce temple de la déesse,
Pour que si tu meurs, l'enfant échappe au trépas ;
Si tu refuses de mourir, je le tuerai
Puisque l'un de vous d'eux doit nécessairement
Perdre la vie.
ANDROMAQUE
Hélas ! Cruelle alternative,
Choix affreux auquel tu me réduis ! Malheureuse
Si je choisis, non moins malheureuse si je ne
Choisis pas ! Toi qui, pour une légère offense,
Déploies tant de rigueur, écoute-moi : pourquoi
Me tuer ? pour quelle raison ? Mais quelle ville
Ai-je trahie ? Lequel de tes fils ai-je fait
Mourir ? Aurais-je mis le feu à ton palais ?
La violence m'a fait entrer dans le lit
De mon maître ; pourtant c'est moi que tu veux tuer,
Et non lui, l'auteur de ma faute ! mais tu oublies
Le principe, pour tomber sur l'effet qu'il engendre.
142
Que de misères ! Ô ma déplorable patrie !
Cruelles souffrances ! Fallait-il donc devenir
Mère et ajouter ce double fardeau au poids
De mes infortunes ? Pourtant pourquoi déplorer
Ces malheurs passés ? pourquoi ne pas m'occuper
De ceux qui me frappent à présent, moi qui ai vu
Le corps sanglant d'Hector enchaîné à un char,
Ilion impitoyablement délaissée
Aux flammes, et moi-même réduite à l'esclavage,
Traînée par les chevaux dans les vaisseaux des Grecs
Venue à peine à Phtie contrainte d'épouser
Les meurtriers d'Hector ? En quoi la vie peut-elle
Me plaire ? Où tourner mes regards ? Sur ma fortu-
Ne présente, sur la fortune passée ? Il me
restait un fils, l'œil de ma vie ; pour satisfaire
Leur caprice, ils vont le tuer. Je ne veux pas,
Non, sauver ma misérable vie aux dépens
De la sienne ; en lui est mon espoir, c'est de le
Conserver ; et ce serait une honte à moi
De ne pas mourir pour mon fils. Tenez, cet autel
143
Je le quitte, me voici, je me livre à vous,
Frappez, égorgez donc, et chargez-moi des chaînes,
Oui, livrez-moi au dernier supplice.
Ô mon fils
Je t'ai donné le jour afin de te soustraire
A la mort, je descends chez Pluton. Au trépas
Si tu échappes, souviens-toi donc de ta mère
Et de ce que j'ai souffert avant de mourir ;
En recevant les baisers de ton père dis-lui,
En versant des larmes, en l'entourant de tes bras,
Dis-lui ce que j'ai fait pour toi. Pour tous les hommes
Oui, nos fils sont notre vie, celui qui me blâme,
Parce qu'il ignore ce sentiment, a sans doute
Moins de souffrances, mais son bonheur n'est qu'un malheur.
LE CHOEUR
Ses paroles m'ont trop émue ; et les malheurs
De tous les mortels, fussent-ils même étrangers
Sont dignes de compassion. Tu aurais dû,
Ménélas, trouver entre cette infortunée
144
Et ta fille un quelconque accord pour mettre fin
A ses douleurs.
MENELAS
Saisissez cette femme et
Chargez-la de chaînes, esclaves ; ce qu'elle va entendre
N'est pas fait pour lui plaire. Oui, pour te faire quitter
L'autel sacré de la déesse, il m'a fallu
Te menacer de la mort de ton fils, ainsi
Je t'ai amenée à te livrer, pour mourir,
Entre mes mains. Et pour ce qui te regarde, sache
Que l'arrêt est irrévocable ; pour ce qui est
De ton fils, c'est bien ma fille qui décidera
Ou non de le faire périr. Allons, rentre dans
Ce palais et apprends, esclave que tu es,
A ne pas outrager les hommes qui sont libres.
ANDROMAQUE
Ô ciel ! tu m'as déçue par le mensonge, je me
Suis laissé tromper !
145
MENELAS
Je ne m'en défends pas.
Parles-en à tout le monde ;
ANDROMAQUE
Voilà donc la sagesse
Que l'on estime sur les bords de l'Eurotas !
MENELAS
A Troie aussi l'on aime à venger une offense.
ANDROMAQUE
Les dieux ne sont-ils plus des dieux, ne crois-tu pas
A leur justice vengeresse ?
MENELAS
Je la subirai ; alors toi, je te tuerai.
Quand elle viendra,
146
ANDROMAQUE
Ainsi tu arracheras ce pauvre petit
De dessous l'aile de sa mère.
MENELAS
Je le livrerai à ma fille, si elle le veut
Pour le faire mourir.
Non vraiment ; mais
ANDROMAQUE
Te pleurer, mon enfant ?
Hélas ! ne pourrais-je donc
MENELAS
Espérance qui t'attend là ?
N'est-ce pas une belle
147
ANDROMAQUE
Ô de tous les
Mortels le plus odieux pour le genre humain,
Habitants de Sparte, o réunion secrète
De perfidies, rois du mensonge, et artisans
De fraudes, pleins de pensées tortueuses, perverses et
Fallacieuses, votre prospérité en Grèce
Blesse la justice. Mais quel crime est inconnu
Parmi vous ? Où voit-on plus grands nombres de meurtres ?
N'êtes-vous pas avides de gains les plus sordides ?
Et ne vous surprend-on pas à dire une chose,
A en penser une autre ? Malheur à vous ! pour moi
La mort n'est pas si horrible que tu le crois ;
Car je suis morte le jour où je vis périr
La malheureuse ville des Phrygiens et
Mon illustre époux, dont la lance te força
Plus d'une fois à chercher avec lâcheté
Un asile sur tes vaisseaux ; mais aujourd'hui
Guerrier terrible contre une femme, tu me tues.
Frappe, jamais ma langue ne s'abaissera
A vous flatter toi et ta fille ; si tu es grand
A Sparte, je fus puissante aussi à Troie ; et si
148
Je suis dans le malheur, n'en triomphe pas trop,
Car tu pourrais y tomber à ton tour.
SECOND STASIMON
LE CHOEUR
(Strophe 1)
Jamais
Je n'approuverai le mortel qui accomplit
Un double hymen et qui a avec plusieurs mères
Des enfants, source de discorde, d'amers chagrins
Dans les familles : puisse mon époux se suffire
De ma seule couche, et que jamais nul autre homme
Ne vienne la partager.
149
(Antistrophe 1)
Deux autorités
Dans les Etats non plus ne sont pas plus faciles
A supporter qu'une seule ; et c'est un fardeau
Ajouté à un autre et une cause de
Sédition parmi les citoyens ; les Muses
Mêmes allument la discorde entre deux poètes
Qui travaillent au même chant.
(Strophe 2)
Lorsque les vents
Rapides poussent les navires, au gouvernail
Deux pilotes assis et une foule de sages
Ont moins de parce qu'un seul moins habile, mais seul maître
Absolu. Le pouvoir d'un seul est nécessaire
Dans les cités comme dans les familles quand on
Veut saisir l'occasion.
150
(Antistrophe 2)
Par son exemple, la
Lacédémonienne, fille de Ménélas,
Général des Grecs, l'a prouvé ; c'est par le feu
Qu'elle est entrée dans un lit étranger ; ainsi
Elle immole insensée, l'infortunée Troyenne
Avec son enfant. Meurtre sacrilège, injuste,
Dénaturé ! Mais Hermione tu seras
En proie au repentir de tous ces attentats
Un jour.
TROISIEME EPISODE
LE CORYPHEE
Je vois s'avancer devant le palais
Ce couple si étroitement uni, frappé
Par une sentence de mort. Infortunée,
O femme, et toi, malheureux enfant, toi qui meurs
Pour expier l'hymen de ta mère, innocent
De toute faute et irréprochable devant
Tes maîtres !
151
ANDROMAQUE
Me voici, c'est les mains ensanglantées
Par d'ignobles liens que je vais au tombeau.
MOLOSSOS
Ah ! Ma mère, ah ! Ma mère, j'y descends avec toi
Sous ton aile.
ANDROMAQUE
Pays de Phtie !
Cruel sacrifice ! Ô maîtres du
MOLOSSOS
De ta famille !
Ô mon père ! mais viens au secours
ANDROMAQUE
Ô cher enfant, tu seras donc
152
Couché dans la terre, sur la poitrine de ta
Malheureuse mère ; et ton corps privé de vie
Dormira sur son corps glacé.
MOLOSSOS
Hélas ! Hélas !
Que va-t-on me faire ? Que va-t-on te faire, ma mère ?
MENELAS
Descendez au séjour des ombres, vous qui venez
D'une ville ennemie ; et vous mourez tous deux
Par deux arrêts différents ; toi, c'est ma sentence
Qui te condamne ; ton fils, c'est ma fille Hermione
De la part d'un ennemi, c'est grande démence
D'épargner ses ennemis lorsqu'il est possible
De les tuer, de délivrer de toute crainte
Sa maison.
153
ANDROMAQUE
Cher époux, cher époux, mais que n'ai-je
Tes bras et lance pour me défendre, fils de Priam !
MOLOSSOS
Infortuné ! Mais quels chants magique trouverai-je
Pour détourner la mort ?
ANDROMAQUE
Jette-toi aux genoux
De ton maître, mon fils, supplie-le.
MOLOSSOS
O ami,
Ami, veuille ne pas me livrer à la mort !
ANDROMAQUE
Malheureuse ! je fonds en larmes, mes yeux se mouillent
154
Comme la source qui, sans trouver le soleil,
S'échappe d'un rocher.
MOLOSSOS
Puis-je trouver à mes maux ?
Hélas ! Mais quel remède
MENELAS
Pourquoi tombes-tu
A mes pieds en suppliant comme devant un
Rocher battu par les flots de la mer ? Je suis
Le protecteur naturel de ma famille ; mais
Je ne ressens aucune affection pour toi,
Car j'ai employé une grande partie de
Ma vie à m'emparer de Troie et de ta mère ;
Et puisque tu as le bonheur d'être son fils,
Tu descendras avec elle chez Pluton.
155
LE CHOEUR
Je vois Pélée qui s'approche, il hâte vers nous
Ses pas appesantis par l'âge.
PELEE
Répondez-moi,
Femmes, et toi qui présides à l'immolation,
Que se passe-t-il ? Quel sujet et quelle cause
Jettent le trouble dans ce palais ? Que signifient
Ces exécutions sans même jugement ?
Arrête Ménélas, non, ne te presse pas
D'agir sous forme de procès. Hâtons-nous, car,
A ce qui me semble, cette affaire ne souffre pas
De retard ; que ne puis-je retrouver maintenant
Ou jamais la vigueur de ma jeunesse. D'abord
Je veux me diriger vers cette infortunée
Et comme sur la voile souffler un vent propice
Sur elle.
Mais dis-moi de quel droit t'ont-ils lié
Les mains et t'emmènent-ils avec ton fils ? car,
156
Telle une brebis qui allaite son agneau
Tu allais périr en mon absence, en l'absence
De ton maître.
ANDROMAQUE
Ces gens, ô vieillard, me mènent avec
Mon enfant à la mort comme tu peux le voir.
Ce n'est pas une fois, c'est par mille messages
Que mes vœux impatients t'ont fait appeler.
Car tu as peut-être entendu parler de la
Querelle domestique qui anime la fille
De cet homme contre moi, et pourquoi je péris.
Maintenant on m'arrache à l'autel de Thétis
Qui a donné le jour à ton noble fils, et
Qui est le signe objet de ton culte ; on m'entraîne
Sans même m'avoir fait subir de jugement,
Sans même attendre le retour d'un maître absent ;
On profite de l'abandon où je me trouve
Avec cet enfant, et malgré son innocence
Ils veulent le livrer à la mort avec moi,
Malheureuse !
157
Je t'en conjure, vieillard, en tombant
A tes genoux, hélas ! Mais je ne puis toucher
Ton menton si cher. Sauve-moi, au nom des dieux !
Autrement nous mourrons, et mon malheur sera
Une honte pour vous.
PELEE
Brisez donc ses liens,
Ou craignez ma colère, laissez en liberté
Ses mains.
MENELAS
Moi, je le défends, moi qui ne suis pas
Ton inférieur, et qui ai bien plus de droits
Que toi sur cette femme.
PELEE
Comment ! Es-tu venu
Ici faire ta loi dans mon propre palais ?
Ne te suffit-il pas de commander à Sparte ?
158
MENELAS
C'est ma captive de guerre, je l'ai prise à Troie.
PELEE
Non, le fils de mon fils l'a reçue comme paix
De la victoire.
MENELAS
Ses biens ne sont-ils pas à moi
Comme les miens à lui ?
PELEE
Pour en bien user, oui,
Pour le mal, non, non pour tuer violemment.
159
MENELAS
Non, jamais, tu ne me l'arracheras des mains.
PELEE
Avec ce spectre, je vais t'ensanglanter la tête.
MENELAS
Touche-moi, ose m'approcher, tu apprendras
A me connaître.
PELEE
Est-ce que tu as rang parmi
Les hommes, ô le plus lâche de tous, ô fils de lâches ?
Mais quel compte peut-on faire de toi parmi les hommes,
Toi qui t'es fait enlever ta femme par un homme
De Phrygie pour avoir délaissé ta maison
Et ton foyer sans les fermer à clé ni les
Faire garder par des esclaves, comme si tu
Avais dans ton palais une femme chaste, elle
160
De toutes la plus perfide ? Quand elle le voudrait
Comment donc une jeune Lacédémonienne
Pourrait-elle se conserver chaste, accoutumée
Qu'elle est de s'enfuir de la maison maternelle,
Allant avec de jeunes gens les cuisses nues,
Vêtue d'une tunique flottante, à la course
Et à des luttes que je ne saurais souffrir ?
Mais faut-il s'étonner que vous ne formiez pas
De femmes honnêtes ? Demandez-le à Hélène qui
A quitté ta maison et ton dieu protecteur
Pour aller faire la vie dans un autre pays
Avec un jeune homme. C'est à cause d'elle qu'ensuite
Tu as réuni une telle multitude
De Grecs pour les conduire jusqu'à Troie. Il fallait,
Méprisable, dès que tu l'avais reconnue, loin
De prendre les armes pour elle, la dédaigner
La laisser à son ravisseur, la payer même
Pour ne plus la recevoir dans ta demeure. Mais
Tu n'en a pas cessé avec cette idée-là ;
Tu as sacrifié une foule de vies,
161
Tu as fait que des vieilles mères n'ont plus de fils
A leur foyer, tu as ravi aux pères, blanchis
Par l'âge, leurs courageux enfants. Je suis moi-même
Un de ces pères infortunés, je vois en toi
Comme un mauvais génie le meurtrier d'Achille.
Toi seul tu es revenu de Troie sans blessures
Et tu as rapporté tes armes magnifiques
Enfermées dans de riches étuis, tu les as
Rapportés ici telles que tu les avais
Emportées là-bas. Maintes fois j'ai répété,
Moi, au fils d'Achille avant qu'il ne se marie
De ne pas s'allier à toi et de ne pas
Prendre pour son foyer la fille d'une mère
Vicieuse : les filles reproduisent les vices
Maternels. Croyez-moi, veillez bien, prétendants
A n'épouser que des filles nées de mères honnêtes.
Et que n'a pas coûté à ton frère ton orgueil
Criminel ! Ne l'as-tu pas engagé, le sot
A immoler sa fille tellement tu as craint
De ne pas recouvrer une méchante femme !
Après la prise de Troie, - car je te suivrai
Jusque-là -, lorsque ta femme entre tes mains est
Retombée, tu ne l'as pas tuée. Mais à peine
162
As-tu vu son sein, rejetant le glaive, tu as
Reçu ses baisers, tu as comblé de caresses
La traîtresse de chienne, vil esclave de Vénus !
O le plus lâche des hommes, ensuite tu viens
Dans la maison de mon enfant, tu la dévastes
En son absence ! Tu veux tuer indignement
Une femme infortunée et son fils, qui vous
Prépare bien des sujets de larmes, fut-il trois fois
Bâtard, à toi et à ta fille. Souvent un sol
Aride est meilleur à la semence qu'une terre
Grasse, bien des bâtards valent mieux que des enfants
Légitimes. Emmène donc ta fille. Il vaut mieux
Pour les mortels prendre pour gendre et pour ami
Un homme honnête qu'une homme riche, mais méprisable.
Toi, tu n'es rien.
LE CORYPHEE
Peu importante dans sa cause
La langue engendre parmi les hommes des querelles
Violentes ; aussi les sages se gardent-ils
D'entrer en discussion avec des amis.
163
MENELAS
Que dire donc de la sagesse des vieillards
De ceux qui passent pour sensés aux yeux des Grecs ?
Quoi ! Pélée, fils d'un héros illustre, allié
A ma famille, toi tu profères des paroles
Déshonorantes pour toi et injurieuses
Pour moi ; et cela pour une femme barbare
Que tu aurais dû chasser par-delà les eaux
Du Nil, par-delà le Phase ; et moi je devais
T'y exhorter sans cesse ; car c'est une femme
De l'Asie, terre remplie des cadavres des Grecs
Morts dans les combats. Elle a trempé dans le sang
De ton fils, car Pâris le meurtrier d'Achille,
Etait frère d'Hector, et elle était l'épouse
D'Hector ; tu habites sous le même toi qu'elle,
Tu souffres qu'elle prenne une place à ta table,
Qu'elle enfante chez toi une race ennemie !
Lorsque, dans ton intérêt comme le mien,
Je veux l'immoler, toi, tu l'arraches à mes mains !
Cependant voyons, car il n'y a pas de honte
A discuter, si ma fille n'a pas d'enfants
Et que cette esclave en mette au monde, sur le trône
164
De la Phthiotide, les placeras-tu ? Issus
D'un sang de barbares, régneront-ils sur les Grecs ?
Est-ce encore moi qui suis insensé et qui foule
Aux pieds la justice, et toi seul qui aies raison ?
Considère encore ceci : si, après avoir
Donné ta fille à un de tes concitoyens
Elle éprouvait un pareil outrage, en silence
Le supporterais-tu ? Non, je ne le crois pas ;
Cependant c'est pour une étrangère que tu lances
De telles injures à des amis naturels ! Et
Pourtant les mari et femme ont les mêmes droits,
Quant elle est outragée par son mari, de même
Le mari quand il a une femme impudique
Dans sa maison. Si l'un se confie dans la force
De son bras qui est grande, la femme a pour appui
Ses parents et ses amis. N'est-il donc pas juste
Que je prête mon secours à ma fille ? Tu es
Vieux, tu es vieux : ce que tu dis de moi
Comme général des Grecs m'est plus honorable
165
Que le silence ; Hélène, son malheur ne fut pas
Volontaire, mais il fut envoyé par les dieux.
Il a eu des suites heureuses pour la Grèce ; ses peuples,
Ignorant dans les armes et les combats, se sont
Formés au courage viril ; car la pratique
En toutes choses est l'école des mortels.
Si,
Quand je revis mon épouse, je retins mon bras
Prêt à l'immoler, j'ai agi avec prudence.
Je voudrais aussi que tu n'eusses pas tué
Phocus. C'est par intérêt pour toi que je t'ai
Donné ces avis, et non par colère ; pourtant
Si tu t'irrites, c'est que chez toi l'intempérance
De langue est plus forte ; mais moi, j'aurais l'avantage
De la prévoyance.
LE CHOEUR
A présent, c'est assez et
C'est de beaucoup ce qu'il y a de mieux à faire
A ces vaines paroles, pour ne pas avoir tort
L'un et l'autre.
166
PELEE
Mais quels mauvais usages règnent en Grèce,
Hélas ! Lorsqu'une armée érige des trophées
Conquis sur l'ennemi vaincu, on ne voit pas
Cette victoire comme l'ouvrage des soldats
Et de leurs fatigues ; mais le général en remporte
Toute la gloire, lui qui, seul parmi des milliers
D'autres brandissant sa lance, sans rien faire de plus
Qu'un seul, recueille plus de gloire ! Majestueux
Ils siègent dans les magistratures de l'Etat
Et ils se croient supérieurs au peuple alors
Qu'ils ne sont rien. Mais ce peuple a mille fois plus
De bon sens qu'eux. Ah ! s'il avait aussi l'audace
Et la volonté ! C'est ainsi que vous trônez,
Toi et ton frère enflés d'orgueil pour avoir pris
Troie et commandé là-bas : mais ce sont les peines
Et les travaux d'autrui qui vous ont montés là.
Je t'apprendrai à ne jamais considérer
Désormais le berger Pâris comme ennemi
Plus redoutable que Pélée, si de ce toit
167
Tu ne disparais pas, et vite avec ta fille
Stérile ; autrement le fils issu de mon sang
L'en chassera en la traînant par les cheveux ;
La génisse stérile, comme elle n'a pas d'enfant
N'admet pas que d'autres enfantent. Mais si le sort
L'a rendue malheureuse dans sa postérité,
Faut-il que nous restions privés de descendance
Nous-mêmes ?
Laissez cette femme, esclaves, je veux voir
Si quelqu'un m'empêchera de lui délier
Les mains.
Lève-toi infortunée, tout tremblant
Que je suis, je veux défaire les nœuds des liens
Qui te retiennent. Est-ce ainsi que tu as meurtri,
Lâche, ses mains délicates ? Croyais-tu avoir
A enchaîner un taureau ou bien un lion ?
Craignais-tu qu'elle ne s'armât pour te repousser
D'un glaive ? Viens donc ici dans mes bras, jeune enfant ;
Aide-moi à détacher les liens de ta
Mère. Je t'élèverai, moi à Phtie, tu seras
Pour eux un redoutable ennemi !
168
Si la gloire
Des armes et la valeur dans les combats manquaient
Aux Spartiates, dans le reste, sachez-le, ils n'ont
Aucune supériorité.
LE CHOEUR
Les vieillards
Sont des êtres emportés, la colère les rend
Intraitables.
MENELAS
Tu te laisses trop aller à ton goût
Pour les injures. Je suis venu contre mon gré
A Phtie ; je n'y ferai, je n'y souffrirai rien
D'indigne. Et maintenant, car j'ai peu de loisirs,
Je retourne dans ma patrie ; mais une ville
Voisine de Sparte et jusqu'ici notre amie
Se montre en ces temps-ci hostile contre nous ;
Je veux marcher contre elle, je prendrai les devants
D'une armée, je la soumettrai à ma puissance.
169
Quand j'aurai terminé cette expédition
A mon gré, je reviendrai, en présence de
Mon gendre, je m'expliquerai, j'écouterai
A mon tour ses raisons. S'il punit cette esclave,
Se montre à l'avenir honnête à mon égard,
Il me verra à son tour honnête pour lui ;
S'il s'emporte, il connaître mon emportement
Et il sera traité comme il me traitera.
Quant à tes outrages, je les supporte sans peine ;
Car, semblable à une ombre, tu n'as plus que la voix,
Incapable d'autre chose que de s'exprimer.
(Il sort)
PELEE
Marche devant moi, sous l'égide de mon bras,
Mon enfant ; et toi aussi, infortunée, car
Après les fureurs de cette tempête, tu es
Entrée au port à l'abri des vents.
170
ANDROMAQUE
Ô vieillard,
Que les dieux offrent toutes les prospérités
Aux tiens et à toi-même, qui as sauvé mon fils
Ainsi que moi ! Pourtant, prends garde que ces gens,
Apostés dans quelque endroit désert de la route
Ne m'enlèvent de force, en voyant un vieillard,
Moi si faible de mon enfant si petit encore.
Veilles-y : nous leur échappons maintenant, mais
Ne serons-nous pas repris plus tard ?
PELEE
Ne fais pas
Entendre le timide langage des femmes.
Marche ; mais qui oserait s'attaquer à vous ? Certes
Il lui en cuirait de vous toucher. Grâce aux dieux,
Nombreux la cavalerie et les fantassins
Que je commande dans Phtie. Je me tiens encore
Droit et je ne suis pas le vieillard que tu crois.
Contre un tel homme il me suffira d'un regard
171
Pour triompher de lui, tout âgé que je suis.
Car un vieillard, s'il a du cœur, vaut plus que bien
Des jeunes gens. A quoi peut bien servir la force
Unie à la lâcheté ?
(Il emmène Andromaque et son fils
Molossos)
TROISIEME STASIMON
LE CHOEUR
(Strophe)
Oui, souhaitons-nous
Ou de n'être pas nées, ou alors de descendre
D'illustres pères et d'une puissante famille.
Car dans une situation inextricable,
Les nobles ne manquent pas de secours, et c'est
Dans les grandes familles que l'honneur et la gloire
Brillent surtout ; le temps n'efface pas la trace
Des grands hommes, la vertu brille aussi pour les morts.
172
(Antistrophe)
Il vaut mieux ne pas remporter une victoire
Souillée d'infamie plutôt que de violer
La justice avec une puissance odieuse ;
Ce triomphe, il est vrai, peut plaire pour un moment
Aux mortels, avec le temps, il se flétrit
Et fait l'opprobre des familles. La vie que j'aime,
La vie que je veux pratiquer est celle où nulle
Puissance n'existe hors de la justice, ni dans
Le mariage, ni dans l'Etat.
(Epode)
Ô vieillard, toi
Fils d'Eaque, oui je le crois, tu te signalas
Contre les Centaures avec la lance vaillante
Des Lapithes ; dans une expédition célèbre,
Sur le navire Argo, toi, tu as su franchir
Les Symplégades sauvages, très marécageuses,
Et inhospitalières ; quand l'illustre fils
De Jupiter pour la première fois porta
Le carnage sous les murs d'Ilion, tu avais
Ta part de gloire lorsque tu revins vers l'Europe.
173
QUATRIEME EPISODE
CLEONE
O chères amies, quelle succession
De maux fond sur nous en ce jour ! Hermione,
Ma maîtresse, délaissée de son père, au palais
Et troublée en même temps par la conscience
Du crime qu'elle a voulu commettre en faisant
Périr Andromaque et son fils, cherche à mourir.
Elle craint que son époux voulant la punir
De ce qu'elle a fait, ne l'écarte du palais
Ignominieusement ou ne la mettre à mort
Pour avoir attenté à des jours qu'elle devait
Respecter. C'est à grand-peine que les esclaves
Qui la gardent l'empêchent d'attacher à son cou
Le cordon fatal et lui arrachent des mains
L'épée qu'ils emportent. Tant sa douleur est profonde,
Tant elle se sent coupable en pensant à ce
Qu'elle a fait ! Pour moi, je lutte pour empêcher
Ma maîtresse de se pendre, je suis épuisée
Mais entrez à l'intérieur du palais, vous,
Sauvez-la de la mort, car des amis nouveaux
174
Sont plus persuasifs que ceux auxquels on est
Habitué.
LE CHOEUR
Dans le palais nous entendons
Les cris des serviteurs excités par les scènes
Que tu nous annonces. Elle semble vouloir montrer,
L'infortunée ! combien elle déplore son horrible
Attentat ; la voilà qui s'élance hors du palais
Et elle s'échappe des mains de ses serviteurs
Pour se donner la mort.
HERMIONE
Hélas ! Hélas ! Laissez
Mes mains arracher mes cheveux, avec fureur
Mes ongles déchirer mon visage.
175
CLEONE
Mais ma fille,
Que veux-tu faire ? Pourquoi défigurer ton corps ?
HERMIONE
Ah ! Hélas ! ... vole dans les airs, loin de mes tresses,
Voile léger.
CLEONE
Mais ma fille, cache ta poitrine,
Couvre-la de ton péplum.
HERMIONE
Et pourquoi fait-il
Cacher ma poitrine sous le péplum ? Car mes torts
Envers mon époux ne sont-ils pas manifestes,
Evidents et visibles ?
176
CLEONE
Tu te désoles donc
D'avoir tramé le meurtre de ta rivale ?
HERMIONE
Oui,
Je déplore mes funestes audaces qui
Me rendent un objet d'horreur, un objet d'horreur
Pour tous les hommes.
CLEONE
Cette faute.
Ton époux te pardonnera
HERMIONE
Mais pourquoi m'arracher ce poignard
De la main ? rends-le moi chère amie, rends-le moi,
Je me percerai le sein. Pourquoi m'éloigner
Du lacet fatal ?
177
CLEONE
Et si je t'abandonnais
Dans ton délire, pour te laisser mourir ? ...
HERMIONE
Hélas !
Ô destinée ! Où pourrais-je trouver le feu
Des flammes amies ? Comment gravir des rochers,
Me précipiter dans la mer, ou fuir dans les
Forêts de la montagne, ou bien me confier
Aux ombres infernales ?
CLEONE
Pourquoi te tourmenter
Ainsi ? Des malheurs sont envoyés par les dieux
A tous les mortels un jour ou l'autre.
178
HERMIONE
Car tu m'as
Abandonnée, mon père, tu m'as abandonnée
Comme une barque, sur le rivage solitaire
Privée de la rame marine. Il me tuera,
Il me tuera. Je n'habiterai plus ici
Sous le toit conjugal ... Quelle divinité
Devrai-je en suppliant embrasser la statue ?
Tomberai-je en esclave aux genoux d'une esclave ?
Que ne puis-je m'élancer très loin de la terre
De Phtie, pareille à l'hirondelle aux ailes noires !
Ou que ne suis-je le navire qui, le premier
Poussé par la rame agile franchit les récifs
Des Cyanées !
CLEONE
Ma fille, je n'ai pas approuvé
L'excès de tes torts envers cette Troyenne ; et
Maintenant je n'approuve pas non plus l'excès
De tes craintes. Ton époux ne rejettera pas
Ainsi ton alliance, il ne cèdera pas
179
Aux instigations d'une femme barbare ;
Tu n'es pas la captive qu'il ait ramenée
De Troie, tu es la fille d'un illustre père,
Qu'il a reçue avec une riche dot et
Dans une ville des plus florissantes. Ton père
Ne te trahira pas, puisque tu le redoutes,
Mon enfant, et ne te laissera pas chasser
De ce palais. Rentre donc, ne te montre pas
Devant cette maison de peur que quelque honte
Ne rejaillisse sur toi si l'on te voyait
A cette entrée.
LE CHOEUR
Voici qu'arrive un étranger.
Son extérieur l'annonce. Il se hâte ; vers nous
Il s'avance à grands pas.
ORESTE
Etrangers, est-ce ici
Le palais du fils d'Achille, le palais royal ?
180
LE CHOEUR
Oui, tu l'as dit ; mais qui es-tu, toi qui nous fais
Cette question ?
ORESTE
Je suis fils d'Aganemmon
Et de Clytemnestre, Oreste est mon nom ; je vais
Consulter l'oracle de Zeus à Dodone. Mais
En arrivant à Phtie, j'ai jugé à propos
De m'informer d'une femme de ma famille
Hermione de Sparte, vit-elle encore ? Le sort
L'a-t-il fait heureuse ? Malgré la distance qui
La sépare de chez nous, elle ne m'est pas moins chère.
HERMIONE
Ô fils d'Agamemnon, ô toi qui m'apparais
Comme le port au nautonier dans la tempête,
Je t'en conjure, prends pitié de nous, dont tu vois
L'infortune. Ne valent-ils des bandelettes,
Ces bras dont j'entoure tes genoux ?
181
ORESTE
Hélas ! Est-ce bien la fille de Ménélas
Me trompais-je ?
Que je vois ? et la maîtresse de ce palais ?
HERMIONE
La seule que la fille de Tindare, Hélène
Donna à son père, sache tout.
ORESTE
Ô Apollon
Guérisseur, daigne la délivrer de ses maux ?
Qu'y-a-t-il ? Qui sont causes de tes maux, les dieux
Ou les mortels ?
HERMIONE
Et moi-même, et l'époux auquel
J'appartiens et quelqu'un des dieux aussi, car tout
S'unit pour me perdre.
182
ORESTE
Quelle autre peine
Peut-il y avoir pour une femme qui n'a pas
Encore d'enfants que l'amour outragé ?
HERMIONE
Mon mal ; tu m'en as tiré l'aveu.
C'est là
ORESTE
En aime-t-il une autre que toi ?
Ton époux
HERMIONE
La veuve d'Hector.
Sa captive,
183
ORESTE
C'est une chose mauvaise
Que tu dis là, qu'un homme ait deux épouses.
HERMIONE
Est la chose, j'ai voulu me venger.
Ainsi
ORESTE
Lui as-tu
Tendu quelque piège tel qu'une femme en adresse
A sa rivale ?
HERMIONE
Avec son fils bâtard.
Oui, j'ai voulu la faire périr
184
ORESTE
L'as-tu faite mourir ?
Quelque accident te l'a-t-il ravie ?
HERMIONE
Pélée, qui protège les méchants.
Le vieillard
ORESTE
Avais-tu
Quelque complice de ce meurtre ?
HERMIONE
De Sparte pour ce dessein même.
Mon père, venu
ORESTE
Aurait-il ensuite
185
Eté vaincu par la main d'un vieillard ?
HERMIONE
Non, mais
Par la honte ; il est parti et il m'a laissée
Dans l'abandon.
ORESTE
Je comprends ; tu crains la colère
De ton époux contre ce que tu as commis.
HERMIONE
Tu l'as dit, il me tuera, et je le mérite ;
A quoi bon le nier ? Pourtant je t'en conjure
Par Jupiter protecteur des liens du sang,
Emmène-moi le plus loin possible du pays
Ou bien dans la maison paternelle ; car ces murs
Semblent prêts à me chasser, comme s'ils pouvaient
Prendre la parole, et la terre de Phtie m'a
En horreur. Si mon époux s'en retourne de
186
L'oracle d'Apollon avant que tu ne m'aies
Délivrée, il me tuera pour mon infamie.
Ou je serai l'esclave de la concubine
Dont j'étais la maîtresse auparavant. Comment
Dira-t-on, as-tu tu commis cette faute ? Des femmes
Méchantes venaient me faire visite ; ce sont elles
Qui m'ont perdue. Elles m'ont enflé le cœur avec
Des propos de ce genre : "Quoi ! Tu supporteras
Que cette prisonnière, la plus vile des femmes,
A ton foyer une esclave, partage avec toi
Le lit conjugal ? Non ! par notre souveraine,
Ce n'est pas sous mon propre toit qu'elle verrait
Encore les rayons du soleil si elle avait
La jouissance de la couche qui m'appartient !"
Moi, prêtant l'oreille aux discours de ces sirènes
Artificieuses, à leur langage insinuant
Et corrupteur, j'allais emportée par le vent
De la folie. Pourquoi devais-je me dresser
Contre mon mari ? N'avais-je pas ce qu'il me
Fallait ? Je nageais dans l'opulence, je régnais
Dans ce palais, j'aurais mis au jour des enfants
Légitimes, et elle des bâtards à demi
Esclaves de mes fils.
187
Ho ! jamais ! non jamais
Qu'hommes sensés qui ont femmes ne permettent aux femmes
D'entrer dans leurs maisons afin d'y fréquenter
Leurs épouses ! Car elles enseignent les vices. L'une est
Payée pour la corrompre ; une autre, qui se sent
Coupable, veut l'entraîner avec elle dans le mal ;
Un grand nombre par libertinage. Et voilà
Comment le désordre peut troubler les familles.
Pour vous défendre contre ces maux, verrouillez
Et barricadez les portes de vos maisons.
Les visites de femmes de l'extérieur
Ne produisent rien de bon. Elles font beaucoup
De mal, au contraire.
LE CHOEUR
Tu as déchaîné ta langue
A l'excès contre ton sexe. Certes, il faut te le
Pardonner. Il convient aux femmes de parer
Toutefois les défauts des femmes.
188
ORESTE
Il était sage
Celui qui conseilla d'entendre les paroles
Des hommes de leur propre bouche. Moi connaissant
Le trouble qui règne dans ce palais et tes
Querelles avec la veuve d'Hector, j'attendais
En veillant pour savoir si tu devais rester
En ces lieux, ou si la crainte de la captive
Te déciderait à en sortir. Et je suis
Venu non pas pour obéir à un message,
Mais si tu m'en manifestais l'intention
Comme tu l'as manifestée, pour t'emmener
Loin de cette demeure. Car tu étais à moi
Avant de devenir l'épouse de cet homme
Par la trahison de ton père, et il t'avait
Donnée à moi pour épouse avant d'envahir
Les frontières de Troie, puis il te promit
A celui qui te possède actuellement
S'il ravageait la cité de Troie.
189
Quand le fils
D'Achille fut de retour ici, je pardonnai
A ton père, et je suppliai Néoptolème
De renoncer à ton hymen, en lui disant
Mes infortunes et le mauvais génie qui me
Poursuit, que je pourrais trouver dans ma famille
Une épouse, mais avec difficultés ailleurs,
Exilé de ma patrie comme je l'étais
Et le suis encore. Pourtant lui me répondit
Par de vils outrages, et il me fit des reproches
Sur le meurtre de ma mère et les déesses aux
Yeux sanglants. Humilié par mes domestiques
Calamités, je souffrais, oui, je souffrais ; mais
Je me résignai à mes malheurs. Imposé
A renoncer à ta main, je m'en allais donc,
A regret. Et maintenant que ta fortune a
Changé de face, que tombée dans l'adversité,
Tu ne sais que résoudre, je te prendrai d'ici
Oui, je te remettrai dans les mains de ton père.
Car les liens du sang ont une étrange force
Et dans le malheur il n'est rien de meilleur
Que l'amitié d'un parent.
190
HERMIONE
Pour ce qui est
De mon hymen, ce soin regarde mon père et
Ce n'est pas à moi d'en décider ; au plus tôt
Eloigne-moi de cette demenre ; et craignons
D'être prévenus du retour de mon époux,
Ou bien que Pélée, apprenant que j'abandonne
Le palais de son fils ne veuille me poursuivre
Avec des coursiers rapides.
ORESTE
Ne redoute pas
Le bras d'un vieillard, ne crains rien non plus du fils
D'Achille pour ses outrages envers moi ; cette main
Vient juste de lui dresser un piège mortel
Et inévitable ; je ne l'expliquerai pas
D'avance, mais le rocher de Delphes le connaîtra
Quand il sera temps. Si les serments de mes hôtes,
191
De mes amis sont fidèlement gardés sur
La roche Delphique, il lui faudra bien comprendre
Avec ce parricide qu'il ne devait pas prendre
Pour épouse celle qui m'était promise. Et la
Vengeance qu'il a demandée à Apollon
Du meurtre de son père lui sera amère, et
Son repentir ne lui servira pas auprès
Du dieu qui doit le punir. Mais pour châtiment
De ses attaques auprès de dieu et de moi-même
Il mourra misérablement, il connaîtra
Ma haine. Car les hommes qui sont ses ennemis,
La divinité bouleverse de fond en comble
Leur fortune, et se plaît à briser leur orgueil.
(Il sort avec Hermione)
QUATRIEME STASIMON
LE CHOEUR
(Strophe 1)
Ô Phébus, qui élevas des remparts solides
192
Sur la colline d'Ilion, toi dieu des mers
Qui diriges ton char de chevaux marins
A travers la plaine liquide, pourquoi, livrant
L'ouvrage architectural de vos mains aux fureurs
D'Enyalios, dieu des combats, avez-vous
Abandonné la malheureuse Troie ?
(Antistrophe 1)
Pourquoi
Aux bords du Simoïs, avez-vous attelé
Des chars nombreux de coursiers rapides, et pourquoi
Avez-vous moissonné dans des combats sanglants
Les guerriers pour lesquels il n'est point de couronne ?
Les rois issus d'Ilus ont disparu frappés
De mort ; le feu ne brûle plus sur les autels,
Des dieux dans Troie, et n'exhale plus la fumée
Des sacrifices.
193
(Strophe 2
Par la main de son épouse, le fils
D'Atrée est mort ; elle-même a payé son crime
De la vie en tombant sous les corps de son fils.
C'est d'un dieu, oui, d'un dieu que l'ordre fatidique
Partit d'Argos, le fils d'Agamemnon était
Allé au sanctuaire prophétique avant de
Revenir tuer sa mère ! ... Ô divinité !
Ô Phébus ! Comment le croire ?
(Antistrophe 2)
Dans les assemblées
Des Grecs, combien de fois, des épouses ont pleuré
Dans leurs chants gémissants leur couche infortunée !
Elles ont abandonné leurs maisons pour aller
Vers de nouveaux époux. Vous n'êtes pas les seuls,
Toi et les tiens que de terribles chagrins aient
Eprouvés, car la Grèce a subi ce fléau ;
La foudre a sillonné les fertiles guérets
De la Phrygie, y semant la mort pour Hadès.
194
EXODOS
PELEE
Femmes de Phthie, répondez à mes questions :
Car j'ai entendu dire - c'est un bruit assez vague -
Que la fille de Ménélas a disparu
De ce palais, elle l'a quitté. En toute hâte
Je viens pour savoir si c'est vrai. Quand leurs amis
Sont en voyage, ceux qui restent doivent veiller
Sur leurs intérêts.
LE CHOEUR
Pélée, le bruit est exact.
Il ne faut pas pour moi te cacher des malheurs
Auxquels je suis mêlé : la reine s'est enfuie
De ce palais.
195
PELEE
Mais quelle crainte l'y a portée ?
Achève de m'instruire.
LE CHOEUR
Elle tremblait de se
Voir expulsée par son époux hors du palais.
PELEE
Pour avoir machiné le meurtre de l'enfant ?
LE CHOEUR
Oui, par crainte aussi de la captive, sa rivale.
PELEE
Est-ce avec son père qu'elle a quitté le palais,
Ou avec un autre ?
196
LE CHOEUR
Qui l'a emmenée.
C'est le fils d'Agamemnon
PELEE
En faire son épouse ?
Dans quel espoir ? Voudrait-il
LE CHOEUR
La mort du fils de ton fils ...
Oui ; il prépare aussi
PELEE
En l'attaquant en face ?
C'est en se cachant ?
197
LE CHOEUR
Dans le temps sacré
D'Apollon, aidé par les habitants de Delphes.
PELEE
Ô Dieux ! Quelle horreur !... Allons au temple de Delphes
Dire à nos amis ce qui s'est passé ici,
Prévenons la mort du fils d'Achille sous les coups
De ses ennemis !
LE MESSAGER
Hélas ! Hélas ! Quels malheurs,
J'apporte pour toi, vieillard, et pour les amis
De mon maître !
PELEE
Saisit mon cœur !
Ah ! Quel sinistre pressentiment
198
LE MESSAGER
Car le fils de ton fils n'est plus,
Sache-le, Pélée ! il est tombé sous les coups
Des habitants de Delphes, et de l'étranger
De Mycènes.
LE CHOEUR
Ah ! Ah ! Que vas-tu faire, ô vieillard ?
Ne tombe pas ... souviens-toi.
PELEE
C'en est fait de moi.
La voix me manque. Mes genoux sous moi se dérobent.
LE MESSAGER
Reprends tes forces, écoute ce récit funeste,
Si tu veux, va venger les tiens.
199
PELEE
Mais de quels malheurs
Ô destin, au dernier terme de la vieillesse,
Me frappes-tu, infortuné ! Comment est-il
Mort, cet unique enfant de mon unique fils ?
Aussi pénible qu'il soit à entendre, je veux
Entendre ce récit.
LE MESSAGER
Depuis que nous étions
Arrivé sur le sol célèbre de Phébus,
Trois fois le soleil avait achevé sa course,
Et nous avions donné ce temps à satisfaire
Notre curiosité ; et ceci déjà
Nous parut suspect. Le peuple de ce pays
Consacré au dieu se réunissait dans les
Cercles et les assemblées ;
parcourant la ville
Le fils d'Agamemnon, à l'oreille de tous
Tenant des paroles de haine : "Voyez cet homme
200
Qui parcourt les retraites du dieu remplies d'or,
Le trésor des mortels ; pour la seconde fois ;
Il vient dans le dessein qui déjà l'a mené
Ici, il veut piller le temple d'Apollon".
Dès lors, cette rumeur dangereuse se répand
Dans la ville ; les magistrats remplissaient les salles
Des conseils, et de leur autorité privée,
Tous ceux qui sont préposés à la surveillance
Des richesses du dieu établiront une garde
Sous les péristyles. Nous, ignorant encore tout
De ce qui se passait, nous avions amené
Des brebis nourries dans les bosquets de Parnasse.
Nous vînmes devant l'autel avec des proxènes
Et des devins pythiques.
L'un d'eux nous dit : "Jeune homme,
Que demanderons-nous au dieu pour toi ? Quel est
Le sujet qui t'amène ? - Je viens, répondit-il
Expier une faute qu'à l'égard de Phébus
J'ai commis. Je lui avais demandé vengeance
Autrefois du meurtre de mon père".
201
Prévalut
Alors avec force l'accusation d'Oreste
Que mon maître mentait, et qu'il était venu
Dans des intentions coupables. Or celui-ci
S'avança dans l'enceinte du temple, c'était pour
Invoquer Phébus en présence de l'oracle,
Il était occupé à observer la flamme
Des victimes. Mais en face de lui se tenait
Une troupe d'hommes, armés de glaives, couronnés
De lauriers, parmi eux le fils de Clytemnestre,
Auteur du complot. L'un d'eux debout exposé
A tous les regards, adresse au dieu sa prière.
Les autres armés de glaives bien aiguisés
Frappent traîtreusement le fils d'Achille sans armes.
Il recule en faisant face, car il n'était pas
Mortellement blessé ; il tire son épée,
Et arrachant les armes suspendues aux clous
Du portique, il se dresse devant l'autel et
Se présente comme un guerrier terrible, s'adresse
Aux citoyens de Delphes : "Pourquoi donc me tuer,
S'écrie-t-il, quand je viens dans des intentions
Pieuses ? Quelle est la cause de ma mort ?"
202
Personne
Dans cette multitude qui l'environne, me prend
La parole pour lui répondre ; mais ils l'attaquent
A coups de pierres. De toute part sous cette grêle,
Il se couvrait derrière ses armes, et il parait
Les coups en opposant son bouclier ici
Et là. Ce fut en vain. Une grêle de traits
A la fois, des flèches, des dards, des javelots,
Et des broches aux coups mortels tombaient à ses pieds.
Tu aurais vu les prestigieuses pyrrhiques
De ton fils pour éviter les attaques. Enfin,
Comme ils resserrent autour de lui le cercle, sans lui
Laisser le temps de respirer, abandonnant
Le foyer de l'autel conçu pour recevoir
Les victimes, il s'élance contre eux par un bond
Qui rappelait le saut troyen. Et eux semblables
A des colombes à la vue du faucon, s'enfuient
Tournant le dos. Ils tombent en foule, pêle-mêle,
Sous leurs blessures, ou s'étouffant les uns les autres
Dans les passages étroits. Et le lien sacré
Retentit d'une clameur profane, répétée
Que répercutent les rochers.
203
Dans l'accalmie
Mon maître se tenait debout illuminé
par ses armes étincelant, quand du milieu
Du sanctuaire, on entend une voix terrible
Effroyable qui réveilla toute l'armée
Et la ramena au combat. Alors le fils
D'Achille tomba frappé au flanc par la glaive
Acéré d'un habitant de Delphes qui le fit
Périr avec beaucoup d'autres. Dès qu'il fut tombé
A terre, ce fut à qui le frapperait avec
Le fer, avec des pierres soit de loin, soit de près.
Par d'horribles blessures, tout son beau corps était
Défiguré. Ils enlevèrent son cadavre
Etendu près de l'autel, et ils le jetèrent
Hors du temple riche en victimes ;
nous, aussitôt,
Nous avons recueilli cette triste dépouille
De nos mains, et nous te l'apportons, ô vieillard,
Afin que tu lui donnes gémissements et larmes
Et honneurs du tombeau. Voilà comment le roi
Qui prophétise pour les autres, souverain
Justicier des hommes traita le fils d'Achille
204
Venu expier sa faute ! Il s'est souvenu
Comme un homme méchant des anciennes querelles.
Comment donc serait-il roi ?
LE CHOEUR
Mais voici le corps
Du roi que l'on apporte de la terre de Delphes
Dans ce palais. Ô malheureuse victime, et
Toi aussi, malheureux vieillard, dans ton palais
Reçois donc le jeune fils d'Achille autrement
Que tu ne l'espérais. Atteins par le coup qui
Le frappe, toi-même tu partages sa destinée.
PELEE
Malheur à moi ! Quel malheureux objet je vois
Ici ! Je le reçois entre mes mains dans mon
Palais ! Ô ville de Thessalie ! Je succombe,
Je meurs ..., ainsi je n'ai plus de postérité ;
Il ne me reste plus d'enfants dans ma maison.
O trop cruelle destinée ! Sur quel ami
205
Désormais jetterai-je mes regards avec joie ?
O bouche, ô joues, ô mains chéries ! Ah ! que n'as-tu
Sous Ilion succombé aux corps du destin,
Sur la rive du Simoïs ?
LE CHOEUR
Il eût reçu
Les honneurs que méritaient ses exploits, vieillard,
Après sa mort, et ton sort eût été alors
Plus heureux.
(Antistrophe)
Ô hyménée, hyménée qui as
Perdu ma ville et ma famille ! Ah ! plût au ciel
Que jamais, ô mon fils, le mauvais génie de
Ton épouse n'eût attiré sur mes enfants et
Ma famille la mort qu'Hermione te destinait,
Mon fils, mais qu'entre temps la foudre l'eût frappée !
Et plût au ciel que jamais, pour venger ton père
Par une flèche fatale, tu n'eusses accusé
Phébus d'avoir répandu le sang de ton père,
206
Le sang de Jupiter, osant, faible mortel,
Attaquer un dieu !
LE CHOEUR
(Strophe1)
Hélas ! Hélas ! Commençons
A déplorer avec des lamentations
La mort de notre maître, dans le monde funèbre
Réservé aux mânes.
PELEE
Hélas ! Hélas ! ô vieillard
Infortuné, oui, je répondrai par des larmes
A vos tristes accents.
207
LE CHOEUR
Car c'est l'arrêt d'un dieu,
Un dieu a frappé ce coup affreux.
PELEE
Tu as laissé ta maison déserte et tu as
Mon cher fils,
Abandonné un vieillard qui n'a plus d'enfant.
LE CHOEUR
(Strophe 3)
Pourquoi n'es-tu pas mort, mort avant tes enfants ?
Ah ! Vieillard !
PELEE
Arrachons mes cheveux blancs, frappons
Ma tête des coups du désespoir ! Ô patrie,
Phébus, m'a ravi mes deux enfants !
208
LE CHOEUR
(Strophe 4)
O vieillard
Né pour souffrir, o toi qui as vu tant d'horreurs,
Quelle sera ta vie, désormais ?
PELEE
Sans enfants,
Dans l'abandon, sans voir de terme à mes malheurs,
J'épuiserai mes souffrances jusqu'à la mort.
LE CHOEUR
(Antistrophe)
C'est en vain qu'une déesse t'a accordé l'heure
D'un mariage divin.
209
PELEE
Tout s'est envolé,
Evanoui dans l'air ; des régions célestes
Que hantait mon orgueil me voici à présent
Gisant à terre.
LE CHOEUR
Solitaire.
Dans ce palais désert, tu erres
PELEE
Pour moi plus de patrie, loin de moi
Ce spectre inutile ! Et toi, fille de Nérée,
Qui habites les antres sombres, tu me verras
Dans ma chute, perdu sans ressources.
LE CHOEUR
Mais quel soudain
Tremblement ! Et quelle est cette divinité
210
Dont je ressens la présence ? Voyez, jeunes filles,
Contemplez cette divinité qui traverse
La lumière éthérée, s'avançant sur les champs
De Phtie, riche en coursiers.
THETIS
Pélée, en souvenir
De notre ancien hymen, moi, Thétis, je quitte
Le séjour de Nérée ; et d'abord je t'engage
A ne plus céder à un trop grand désespoir.
Moi-même qui ne devrais pas verser des larmes
Sur mes enfants, j'ai vu périr le fils que j'eus
De toi, Achille aux pieds légers, premier héros
De la Grèce. Quant au sujet qui m'amène, je vais
Te le faire connaître ; écoute-moi. Le mort
Ce jeune fils d'Achille, tu l'enseveliras
Au pieds de l'autel Pythien, que son tombeau
Soit la honte des Delphiens et qu'il rappelle
211
La violence d'Oreste ; quant à la captive
Andromaque, elle doit s'en aller habiter
La terre de Molossie, vieillard, et s'y unir
A Hélénos par un hyménée légitime.
Ce fils, seul reste des descendants d'Eaque, doit
La suivre ; de lui doit naître une suite de rois
Qui règneront sur la Molossie avec gloire.
Il ne faut pas que soient ainsi anéanties
Ta race et la mienne, ni la race de Troie,
Vieillard, car les dieux s'intéressent encore à Troie
Quand bien même le ressentiment de Pallas l'ait
Réservée. Pour toi, que tu connaisses le prix
De mon alliance, déesse et fille de dieu,
Je te délivrerai des malheurs des mortels,
Je ferai de toi un être immortel, un dieu
Incorruptible. Et désormais, devenu dieu,
Tu habiteras dans le palais de Nérée
Avec moi ; de là sortant à pied sec du sein
Des eaux, tu verras Achille, notre fils chéri,
Habiter l'île aux rives blanchissantes, dans le
Détroit de L'Euxin. Va dans la ville de Delphes
Fondée par les dieux, reportes-y le cadavre
Et après lui avoir donné la sépulture,
212
Dans la grotte profonde de l'antique rocher
De Sepias reviens t'asseoir. Et attends là
Jusqu'à ce que je sorte de la mer, suivie
Du chœur des cinquante Néréides pour te prendre
Au sein des eaux ; ce que le Destin a fixé,
Tu dois le supporter ; telle est la volonté
De Jupiter. Cesse de pleurer sur les morts ;
C'est le sort que les dieux réservent aux humains ;
Pour les hommes, mourir est une obligation.
PELEE
Ô fille de Nérée, illustre et généreuse
Epouse, je te salue. Ce que tu as fait est
Digne de toi, digne des enfants qui sont nés
De toi. Je mets fin à mon chagrin sur ton ordre,
Déesse ; après avoir enseveli mon fils,
Je retournerai aux grottes du Pélion
Où j'ai tenu entre tes bras ton si beau corps.
(Thétis sort)
213
N'est-il pas vrai maintenant que l'on ne doit prendre
Pour épouses des femmes issues de noble sang,
Et donner ses filles qu'à des hommes vertueux,
Si l'on est sage ? Et quand une femme est mauvaise
Ne jamais la convoiter dût-elle apporter
Une dote opulente ? Ainsi l'on n'aura pas
A craindre la colère des dieux.
LE CHOEUR
Fort nombreuses
Sont les manifestations des destinées ;
Forts nombreux sont les évènements que les dieux
Accomplissent contre notre attente ; ainsi celles
Que nous attendions n'arrivent pas ; le dieu
Leur fraye la voie. Tel le dénouement de ce drame.
214
IPHIGENIE A AULIS
215
EURIPIDE
IPHIGENIE A AULIS
PERSONNAGES
AGAMEMNON
ARCAS, serviteur d'Agamemnon
LE CHOEUR, composé de quinze femmes
de Chalcis
MENELAS
CLYTEMNESTRE
IPHIGENIE
216
ORESTE
ACHILLE
UN MESSAGER
La scène est à Aulis, dans le camp des Grecs, devant la tente
d'Agamemnon. Le jour n'est pas encore levé.
217
PROLOGUE
AGAMEMNON
Vieillard, quitte ce logis, et viens.
ARCAS
Me voici ;
Mais quel nouveau projet, Seigneur Agamemnon,
Prépares-tu ?
AGAMEMNON
Hâte-toi bien vite !
ARCAS
Je me hâte.
Ma vieillesse est encore vigilante, et mes yeux
Ont encore la vue perçante.
218
AGAMEMNON
Quelle est cette étoile
Qui vogue dans le ciel, lumineuse, tout près
Des sept sillons que tracent les Pléiades. Elle est
Encore à son zénith. On n'entend ni le chant
Des oiseaux, ni le bruit de la mer ; sur l'Euripe
Les brises muettes n'expriment que le silence.
ARCAS
Pourquoi sors-tu si vite hors de ta tente, Seigneur
Agamemnon ? Tout repose encore dans l'Aulis,
Les sentinelles sont immobiles sur les remparts.
Rentrons.
AGAMEMNON
Je t'envie, ô vieillard ! Je porte envie
Au mortel qui traverse une vie ignorée
Et sans gloire, exempte de périls. Ceux qui vivent
Dans les honneurs, moi je ne puis les envier.
219
ARCAS
C'est pourtant là qu'est la splendeur de l'existence !
AGAMEMNON
Oui ; pourtant cette splendeur est mal affermie ;
Et la dignité suprême malgré ses appâts
Tourmente tous les cœurs de ceux qui la possèdent.
Tantôt ce sont les dieux de quelque manquement
Irrités qui brisent une carrière humaine !
Tantôt ce sont les hommes prêts à vous faire saigner,
Hargneux, à l'opinion si capricieuse !
ARCAS
De la bouche d'un puissant de ce monde, je ne puis
Approuver ces paroles. Atrée ne t'a point mis
Au monde pour jouir d'un bonheur sans nuage.
Tu es sujet à la joie et à la douleur,
Car tu es un mortel. Que tu le veuilles ou non,
Telle sera la volonté des dieux. Cependant,
A la lueur de ta lampe, oui, tu as écrit
220
Cette lettre, celle-ci que tu tiens dans tes doigts
Encore ; puis tu as brouillé ce que tu venais
D'écrire. Tu as mis ton cachet, rouvert la lettre
Et jeté sur le sol les tablettes de pin,
Tu as versé des larmes abondantes : enfin
Toutes les marques de perplexité qu'un homme
Peut exprimer, tu les as données. O mon roi,
Allons, confie-moi tes secrets ; c'est à un bon,
A un serviteur fidèle que tu les diras.
Tyndare m'a envoyé pour servir ton épouse
Comme partit de sa dot, et m'a attaché
Comme homme sûr à son service.
AGAMEMNON
Ainsi Léda,
Fille de Thestias, avait trois filles, Phébé,
Clytemnestre mon épouse et Hélène ; elle eut
Pour prétendants à son hymen les jeunes gens
Les plus fortunés de la Grèce. Pourtant chacun
Des prétendants proférait contre ses rivaux
221
De terribles menaces et jurait de tuer
Le mari s'il n'obtenait pas la jeune fille.
Tyndare, le père ne laissait pas d'être fort
Indécis ; il hésitait à choisir, cherchant
Le meilleur moyen d'endiguer ce dénouement
Funeste. Il conçut l'idée d'obliger tous les
Rivaux de s'unir par un serment mutuel
De se donner la main en gage de leur foi
Et de s'engager par un pacte solennel
Conclu sur des victimes brûlantes, confirmé
Par des imprécations solennelles, d'aider
Tous ensemble celui d'entre eux qui épouserait
La fille de Tyndare, si quelque ravisseur
Venant pour l'enlever, s'en allait avec elle
Et l'arrachait au bras du maître légitime ;
Ils devraient contre le traître et faire campagne, et,
Les armes à la main, détruire la ville, fût-elle
Grecque ou cité barbare. Quand ils eurent engagé
Leur foi, et que le vieux Tyndare les eut liés
Par ce bel artifice, il permit à sa fille
De choisir celui des prétendants vers lequel
La porterait le souffle inspiré de Vénus.
Elle choisit Ménélas. Plût aux dieux que jamais
222
Il ne l'eût épousée ! Cependant de Phrygie
A Lacédémone, comme la tradition
Le rapporte, celui qui était venu juger
Entre les trois déesses, Pâris, paré d'habits
Magnifiques et brillant d'or et de tout le luxe
Barbare, aima Hélène et il s'en fit aimer.
Il l'enleva, la conduisit vers les fertiles
Campagnes de l'Ida, au moment de l'absence
De Ménélas. Et celui-ci, dans sa fureur,
Parcourt toute la Grèce, attestant les serments
Autrefois exigés par Tyndare imposés
A secourir l'offensé. Aussitôt les Grecs
Se disposent à la guerre et courent aux armes,
Ils se rassemblent ici, à Aulis, aux bords
Du détroit, amplement disposé de vaisseaux,
De gens de pied, de cavalerie et de chars
De combat. C'est moi, qu'ils ont naturellement
Choisi pour chef de l'expédition, oui, moi
Son frère. Pourquoi ce haut rang n'est-il pas tombé
En d'autres mains ? L'armée est réunie et bien
223
Organisée ; mais ne pouvant prendre la mer,
Nous demeurons inactifs dans Aulis. La voix
Prophétique de Calchas, dans notre embarras
S'est fait entendre : Iphigénie, ma fille, doit être
Immolée à Diane, déesse tutélaire
De ces lieux ; les vents favorables et la ruine
Des Phrygiens seront le prix du sacrifice.
Sans le sacrifice, rien. J'entendis, moi, ces mots :
Je donnai aussitôt l'ordre à Talthybios
De congédier l'armée par une haute et
Claire proclamation ; jamais je n'aurais
Le courage de massacrer ma fille. Mais enfin
Mon frère à force de me presser d'arguments
M'amena à cette décision terrible.
Et dans les replis d'une lettre, je fis tenir
A mon épouse l'ordre d'envoyer ici
Notre fille, sous couleur de l'unir à Achille.
J'exaltais le mérite de ce jeune héros,
Je luis marquais qu'il ne voulait pas s'embarquer
Avec les Archéens si notre maison ne
Fournissait un épouse à son palais de Phtie.
Ainsi j'avais pour persuader mon épouse
Le faux prétexte du mariage de notre fille.
224
Nous sommes les seuls Grecs Calchas, Ménélas, Ulysse,
Et moi à connaître le secret. Cette infâme
Résolution que j'ai prise alors, je la
Révoque justement dans cette lettre-ci
Que tu m'as vu ouvrir et refermer, vieillard,
Dans l'ombre de la nuit. Va donc, prends cette lettre,
Pars pour Argos ; ce que recèlent en leurs replis
- Ces tablettes, je vais te le dire oralement -
Tout ce que j'ai écrit, mot pour mot, car tu es
Un serviteur fidèle de mon épouse et
De ma famille.
ARCAS
Oui, parle-moi, renseigne-moi
Pour que ma bouche tienne un langage en accord
Avec ce que tu as écrit.
225
AGAMEMNON
"Je t'envoie donc
Cette lettre comme suite à la précédente,
Fille de Léda, pour que tu ne fasses pas
Venir ta fille à Aulis, dans les sinueux
Parages de l'Eubée. Mais nous célèbrerons
Dans un tout autre temps l'hymen de notre fille".
ARCAS
Et comment Achille, frustré de cette union
N'exaltera-t-il pas le feu de sa colère
Contre toi et ton épouse ? Voilà bien encore
Qui est à craindre ; explique-moi ce que tu dis
Sur ce point.
AGAMEMNON
C'est son nom seul que nous prête Achille ;
Cet hymen n'a rien de réel ; Achille l'ignore,
Il ne connaît pas ce mariage, ni ce que
Nous préparons ; il ne sait pas que j'ai promis
226
De remettre mon enfant, livrée à sa couche,
A l'étreinte conjugale de ses deux bras.
ARCAS
Ton entreprise est hardie, ô Agamemnon,
Toi qui, sous prétexte d'unir ta fille au fils
De Thétis, amenais aux Grecs une victime !
AGAMEMNON
Malheureux, car j'avais perdu l'esprit. Hélas !
Hélas, que veux-tu ? Je tombe dans un abîme
D'infortune. Va d'un pas bien rythmé, sans que l'âge
Ralentisse ta marche.
ARCAS
Je me hâte, ô mon roi !
227
AGAMEMNON
Ne prends aucun repos dans les bois, près des sources,
Ne t'abandonne pas aux charmes du sommeil.
ARCAS
Point de mauvais présages !
AGAMEMNON
Partout où deux chemins
Se croisent, observe, prends garde qu'un char emporté
Sur des essieux rapides n'échappent à ton regard
Et n'amène ici une fille dans le camp des Grecs.
ARCAS
En toute obéissance, je saurai y veiller.
AGAMEMNON
Hâte-toi de franchir les portes. Si tu rencontres
228
Le cortège d'Iphigénie, fais vivement
Tourner bride aux chevaux dans le direction
De l'enceinte sacrée bâtie par les Cyclopes.
ARCAS
Mais par quel indice pourrai-je trouver créance
Aux yeux de ta femme et de ta fille ?
AGAMEMNON
Prends bien soin
Du cachet que tu portes sur cette lettre. Va.
Cette lueur blanchissante annonce déjà
La brillante aurore et les flammes que le char
Du soleil lance. Ainsi va soulager mes peines.
229
ARCAS
Nul mortel n'est favorisé jusqu'à la fin ;
Nul jusqu'ici n'a échappé à la douleur.
(Agamemnon sort, Arcas se met en
route. Les femmes de Chalchis qui
forment le chœur font leur entrée).
PARADOS
(Strophe 1)
LE CHOEUR
Je suis venue sur les rivages de l'Aulis,
Voisine de la mer, en traversant le court
Détroit de l'Euripe, et quittant Chalcis, ma patrie,
Qu'arrosent les eaux de la célèbre Aréthuse,
Pour voir l'armée des Grecs, et les rames agiles
Qui font se déplacer les nefs des demi-dieux
De la Grèce : car nos époux nous ont raconté
Que le blond Ménélas, le noble Agamemnon
230
Les conduisent vers Troie pour retrouver Hélène
Enlevée sur les bords de l'Euretas, couvert
De roseaux, par le berger Pâris, qui en don
De Vénus la reçut quand au bord d'une source
Au cours limpide, cette déesse disputait
A Junon et Pallas le prix de la beauté.
(Antistrophe I)
J'ai traversé rapidement en rougissant
D'une pudeur juvénile le bois consacré
A Diane, où s'exécutent des sacrifices
Nombreux, pour voir le camp fortifié des Grecs,
Leurs tentes guerrières et leur cavalerie
Nombreuse. J'ai vu les deux Ajax tenant conseil
Ensemble, l'un fils d'Oïlée, et l'autre fils
De Télamon, la gloire de Salamine ; et
Protésilas, assis ensemble, se divertir
Au jeu de dés ; j'ai vu Palamède, qu'engendra
Le fils de Neptune, et Diomède s'amusant
231
A l'exercice du disque ; et le fils de Mars
Et l'admiration des mortels, Mérion ;
Et celui qui est venu des îles aux rochers,
Le fils de Laërte ; Nirée, le plus beau des Grecs.
(Epode)
J'ai vu Achille, le fils de Thétis et l'élève
De Chiron, il peut défier par sa vitesse
La rapidité des vents, je l'ai vu courir
Sur le rivage, près des galets, il s'exerçait
A la course ; il tentait d'égaliser un quadrige
Et tournant la borne, il volait vers la victoire.
Sur le char, Eumélos, petit-fils de Phérès
A grands cris excitait ses superbes coursiers,
Les plus beaux que mes yeux aient vu ; leur frein était
Rehaussé d'or ; au milieu, tout près du Timon,
Deux rouans étaient piquetés de blanc, et ceux
De volée, opposés l'un à l'autre à droite et
A gauche avaient les crins d'une couleur dorée,
Leurs jambes à la naissance du sabot étaient
Tachetées de diverses couleurs, cependant
Le fils de Pelée, quoique chargé de ses armes,
232
Les suivait en courant près des roues.
(Strophe II)
Oui, je suis
Venue pour contempler les vaisseaux innombrables,
Et emplir mes yeux féminins de ces merveilles.
La flotte des Myrmidons était située
A droite avec ses cinquante nefs bondissantes.
Et des statues dorées dressent des Néréides
A l'extrémité des poupes, signe distinctif
Des marins d'Achille.
(Antistrophe II)
Près de là était l'armée
Des Argiens égale en nombre et commandée
Par le fils de Mécistée qui fut élevé
Par son grand-père Talaüs, et par Sthénélus,
Fils de Capamée. Stationnait à la suite,
Le Fils de Thésée amenant soixante nefs
D'Attique et portant pour emblème la déesse
Pallas, signe propice pour les matelots.
233
(Strophe III)
J'ai vu ensuite l'armée des Béotiens,
Leurs cinquante vaisseaux qui fendent l'onde, parés
D'emblèmes favorables ; l'image de Cadmus,
Tenant un serpent d'or, brille sur la partie
La plus élevée de leurs navires. Léitus,
Fils de la terre, commandait cette armée navale :
Puis venait la troupe des Phocéens ; puis les
Locriens, avec un nombre égal de vaisseaux,
Guidés par le fils d'Oïlée, qui a quitté
La célèbre ville de Thronie.
(Antistrophe III)
De Mycènes,
Bâtie par les Cyclopes, Agamemnon, le fils
D'Atrée a fait venir une armée comprenant
Cent vaisseaux. Et son frère en partage avec lui
Le commandement comme un ami aux côtés
D'un ami, pour réclamer au nom de la Grèce
La perfide Hélène qui a quitté Ménélas
Pour un hymen étranger. Suivent les vaisseaux
234
Du vieux Nestor, roi de Dylos ; on peut y voir
Pour emblème, sous la forme d'un taureau, l'image
Du fleuve Alphée qui arrose tous ses Etats.
(Strophe IV)
Les Eniens ont aligné douze vaisseaux
Sous la conduite du roi Gumée. Tout près d'eux
Suivent les chefs de l'Elide, qu'on nomme Epéens ;
Eurytus les commande ; et les fils de Taphos
Aux brillants avirons obéissent à Méges,
Le fils de Philès qui a quitté le repaire
Des Echinades, îles inaccessibles aux marins.
(Antistrophe IV)
Ajax, le nourrisson de Salamine, unit
Son aile droite à l'aile gauche de ses voisins
De mouillage, avec lesquels sont en liaison
Ses douze navires, les meilleurs manœuvriers
Qui soient, formant la pointe extrême de la flotte.
235
Voilà ce qu'on m'avait dit de ces équipages
Et ce que mes yeux ont constaté. Que quelqu'un
Veuille lancer contre eux les pirogues barbares
Qu'il ne se flatte pas de revoir sa patrie.
Voilà ce que j'ai entendu, ce que j'ai vu
En ces lieux-ci sur l'expédition navale :
Renfermant chez moi ces souvenirs, je gardai
Fixée l'image de ce rassemblement guerrier.
(Entrent Ménélas, des tablettes dans les
mains, et Arcas qui tente de les lui enlever).
PREMIER EPISODE
ARCAS
Ah ! Ménélas, c'est indigne ! Tu n'as pas le droit
D'oser cela.
MENELAS
A tes maîtres.
Va-t'en donc ; tu es trop fidèle
236
ARCAS
M'est glorieux.
Le reproche que tu m'adresses
MENELAS
Pourtant tu te repentiras,
Si ta conduite n'est pas ce qu'elle doit être.
ARCAS
Tu ne devais pas ouvrir le message que je
Portais.
MENELAS
Tu ne devais pas porter un message
Funeste à toute la Grèce.
237
ARCAS
Non, c'est vainement
Disputer ; pour moi, veux-tu rendre cette lettre.
MENELAS
Je ne la lâcherai pas.
ARCAS
M'en dessaisir.
Moi, je ne veux pas
MENELAS
Avec le poids de ce bâton.
Mais je vais te briser la tête
ARCAS
De mourir pour ses maîtres.
Soit ! Il est beau
238
MENELAS
Tu parles trop pour un esclave.
Lâche donc cette lettre ;
ARCAS (criant vers la tente
d'Agamemnon)
Maître, on me fait
Violence ; Agamemnon, Ménélas de force
M'a arraché cette lettre, et il ne veut pas
Entendre la voix de justice.
AGAMEMNON
(Sortant précipitamment
sur le seuil de sa tente)
Ah ! Quel est donc
Ce tumulte au seuil de la tente ? Que signifient
Ces querelles indécentes ?
239
MENELAS
C'est à moi et non
A cet homme, qu'il appartient d'élever la voix.
AGAMEMNON
Eh bien, pourquoi Ménélas t'es-tu querellé
Avec lui ? Et pourquoi lui fais-tu violence ?
MENELAS
Tourne les yeux vers moi pour commencer par là.
AGAMEMNON
Penserais-tu que je vais baisser les yeux, moi,
Le fils d'Atrée ?
MENELAS
D'une intrigue coupable ?
Vois-tu cette lettre, instrument
240
AGAMEMNON
Par la rendre.
Je la vois ; mais commence
MENELAS
Que non ! Pas avant du moins d'avoir
Montré aux Grecs ce qu'elle contient.
AGAMEMNON
Tu as brisé
Le cachet pour apprendre ce que tu devais
Ignorer !
241
MENELAS
Oui, je vais pouvoir te désoler.
J'ai découvert tes machinations honteuses.
AGAMEMNON
Où as-tu pris cette lettre ? ô dieux, quel excès
D'imprudence !
MENELAS
D'Argos dans le camp.
J'attendais l'arrivée de ta fille,
AGAMEMNON
Et de quel droit entres-tu
Dans mes secrets ? N'est-ce pas là de l'imprudence ?
MENELAS
Mais j'en avais une grande démangeaison :
242
Je ne suis pas ton esclave.
AGAMEMNON
C'est bien révoltant !
Il ne me serait plus permis de gouverner
Ma famille ?
MENELAS
Tu changes continuellement
D'avis, tu veux tantôt une chose et tantôt
Une autre, puis une troisième.
AGAMEMNON
Tu as vraiment
De l'esprit. Quelle plaie chez les méchants une langue
Affilée !
243
MENELAS
L'esprit indécis est mal faisant !
Quel abîme d'injustice ! Comme il décevra
Ses amis ! Oui, je veux te convaincre ; ne va pas
Sous l'influence de la colère repousser
La vérité, je ne te chargerai pas trop.
Rappelle-toi le temps où tu as désiré
Etre élu chef des Grecs pour la guerre de Troie,
Sans le désirer en apparence, mais au fond
Du cœur en brûlant d'envie. Combien tu étais
Humble alors ! tu serrais toutes les mains, ta porte
Etait ouverte à tout citoyen qui voulait
Te voir ; tu donnais un libre accès à quiconque
Le voulait ou non, tu cherchais par modestie
A acheter l'objet de ton ambition
Au peuple. Une fois maître du pouvoir tu changes
Tout à coup de conduite. Non, tu n'es plus le même
Pour tes amis, c'est une affaire de t'aborder ;
Tu es rare dans ton palais. Il ne convient pas
A un homme de cœur devenu tout-puissant
De changer de conduite ; il doit tout au contraire
Se montrer fidèle à ses amis à l'heure où
244
Sa prospérité lui permet mieux que jamais
De les servir. Et c'est là le premier endroit
Par où tu m'es paru en défaut.
Te voici
maintenant arrivé dans l'Aulis, et l'armée
Des Grecs attend en vain la brise favorable.
Les Grecs te réclament de renvoyer la flotte
Et de ne pas te perdre à Aulis en efforts
Stériles. Quel était alors ton air malheureux !
Tu étais bouleversé de ne plus avoir
Mille vaisseaux à commander, ni des guerriers
Pour couvrir les campagnes de Troie ! "Mais que faire ?
Me demandais-tu. Quel parti prendre ?" Dépouillé
De ton commandement, tu craignais pour ta gloire.
Ensuite, quand Calchas à l'autel nous prescrivit
D'immoler ta fille à Diane et d'obtenir
Pour les Grecs une heureuse navigation,
D'un cœur léger tu promis d'immoler ta fille
Volontiers. Librement, sans contrainte, ne va pas
Prétendre cela, tu mandas à ton épouse
245
De ne pas l'envoyer en ces lieux sous couleur
De l'unir à Achille. Tu as fait volte-face,
Et je te prends sur le fait à donner contre-ordre ;
Tu dis ne plus accepter d'être l'assassin
De ta fille - Fort bien. C'est pourtant ce même éther
Qui en a de ta bouche entendu la promesse.
- Certes, on ne les compte plus ceux auxquels arrive
Pareille aventure ! Ils se donnent tout le mal
Possible, volontairement, pour obtenir
Un emploi, ensuite on les voit se dérober
Vilainement, victimes parfois du caprice
D'un peuple stupide, en d'autres fois incapables
De veiller à la destinée de la cité.
Mais c'est la Grèce avant tout dont je plains le sort
Malheureux. Elle veut accomplir de grandes choses.
Et ces hommes de rien, ces barbares, elle va
Les laisser s'enfuir avec un rire insultant
A cause de toi et de ta fille ! Loin de moi
La sottise de choisir un chef politique
Ou militaire pour sa naissance ! Pour commander
L'armée d'une cité, c'est la raison qui est
Nécessaire, et tout homme peut y gouverner
S'il a de l'intelligence.
246
LE CHOEUR
C'est chose cruelle
Entre frères d'en venir aux querelles et luttes,
Quand ils sont en désaccord.
AGAMEMNON
Je veux t'accuser
A mon tour, en peu de mots, avec courtoisie,
Et sans lever trop haut un front audacieux,
mais avec modération, comme il convient
Envers un frère ; l'homme honnête aime la pudeur.
Dis-moi pourquoi ces soupirs furieux, cet œil
Injecté de sang ? Qui t'a offensé ? Que te
Faut-il ? Tu convoites une vertueuse épouse ?
Il n'est pas en mon pouvoir de te la donner :
Tu as mal gouverné celle que tu avais ;
Est-ce à moi de porter la peine de tes fautes ?
247
Je n'en ai point commis. C'est une ambition
Dis-tu qui te choque : pourtant ne brûles-tu pas
Du désir de retrouver les embrassements
D'une belle épouse, au mépris de la raison
Et de l'horreur ? Le méchant n'a que des plaisirs
Coupables. Pour avoir, mieux inspiré, renoncé
A une mauvaise pensée afin d'en suivre
Une plus sage, serai-je insensé pour cela ?
Puisque l'insensé, c'est bien toi qui délivré
D'une femme méchante par un dieu favorable
Veux la reprendre. Des amants aveuglés par la
Passion prêtèrent le serment exigé
Par Tyndare ; l'espérance fut une déesse,
Je l'imagine, c'est elle qui le leur dicta
Bien plutôt que toi ou que ton influence : pars
Avec eux pour cette guerre ; mais tu porteras
Je le crois, la peine de ta folie : les dieux
Ne sont pas insensés, ils savent ce que vaut
Un serment entaché de fraude et extorqué
Par un chantage. Pour moi, je n'immolerai point
Mes enfants. Quant à tes intérêts, ils dépendent
De la Justice, et du châtiment d'une épouse
Coupable. Mais je me consumerais jour et nuit
248
Dans les larmes, si je violais les lois divines
Et humaines envers mon propre sang. Voilà donc
En peu de mots et clairement ce que j'avais
A te dire. Tu peux te plaire à déraisonner,
Mais moi, je saurai soutenir mes droits.
LE CHOEUR
Voilà
Des paroles différentes des précédentes.
Mais un père a raison de vouloir épargner
Son sang.
MENELAS
Las ! Malheureux, je n'ai donc plus d'amis ?
AGAMEMNON
Si, mais à condition de ne pas vouloir
Leur perte.
249
MENELAS
Mon frère ?
Mais quand me prouveras-tu que tu es
AGAMEMNON
Je veux partager tes sentiments justes,
Et non pas tes fureurs.
MENELAS
Aux peines de son ami.
L'ami doit compatir
AGAMEMNON
Fais donc appel à moi
Pour mon bien, non pas pour ma ruine.
MENELAS
Ainsi
Tu ne veux pas associer tes efforts à
250
Ceux des Grecs en cette entreprise ?
AGAMEMNON
Mais les Grecs sont,
Comme toi, par quelque dieu, frappés de folie.
MENELAS
Sois donc fier de ton spectre - après avoir trahi
Ton frère ! Moi, je trouverai d'autres ressources et
D'autres amis.
LE MESSAGER
Ô roi de tous les Grecs, je viens,
Agamemnon, t'amener ta fille, celle à qui
Tu donnas le nom d'Iphigénie ; et sa mère,
Ton épouse Clytemnestre l'accompagne avec
251
Le petit Oreste ; cette vue réjouira
Le cœur du père après une si longue absence.
Elles ont fait une longue route et rafraîchissent
Leurs pieds délicats, près d'une source limpide,
Et nous avons lâché les coursiers dans un pré
Pour les y laisser paître. Et moi j'accours devant,
Pour te permettre de faire tes préparatifs.
Déjà - le bruit s'est vite répandu - l'armée
Connaît l'arrivée de ta fille, et tout le camp
Accourt pour voir ta fille. Entre tous les mortels
Les puissants sont illustres et ils attirent sur eux
Les regards. On entend dire : "Est-ce un mariage ?
Que se prépare-t-il ? Le prince Agamemnon
Etait-il trop désireux de revoir sa fille
Qu'il l'a fait venir ?" Certains de préciser :
"Oui, avant l'hyménée, ils veulent consacrer
Cette jeunesse à Artémis, la souveraine
D'Aulis ; qui la conduira à l'autel ?" Allons,
Et préparons les corbeilles du sacrifice,
Couronnez vos têtes, et toi, Ménélas, dispose
Tout pour la fête de l'hymen. Et que le son
De la flûte et le bruit des danses retentissent
Dans le palais, car une journée bienheureuse
252
Se prépare pour cette vierge.
AGAMEMNON
Ceci est fort bien ;
Rentre dans le palais ; tout ira à merveille
Laissons seulement le destin suivre son cours.
(Le messager se retire)
Hélas ! Infortuné, que dire ? C’est par toi-même
Qu'il faut commencer. Mais dans quel piège fatal
Suis-je tombé ? Oui, la fortune s'est jouée
De moi, plus rusée que toutes mes ruses. Combien
Une naissance obscure possède d'avantages !
On peut alors donner libre cours à ses larmes ;
On peut exhaler toutes ses plaintes ; mais au fils
D'une illustre famille ce droit est refusé.
Esclaves de la foule, nous avons pour tyrans
De notre vie le peuple. En effet je rougis
De verser des pleurs et je rougis de ne pas
Pleurer aussi, à l'heure où je touche le fond
De l'infortune.
253
Mais que dirai-je à mon épouse ?
Comment vais-je l'accueillir ? Comment oserai-je
Affronter son regard ? Cette arrivée contraire
A mes instructions, c'est bien le dernier coup
Au milieu de mes tortures. Il est naturel
Qu'elle ait suivi sa fille, pour la remettre aux bras
D'un époux et lui rendre les tendres devoirs ;
Et voilà qu'en moi elle va trouver un bourreau !
Et cette vierge infortunée - que dis-je ? vierge !
Entre les bras d'Hadès, sans doute, elle dormira
Sous peu ! Comme je la prends en pitié ! Je crois
Entendre sa prière : "Père, tu veux me tuer ?
L'hymen où tu me convies, puisses-tu toi-même
Le contracter, et tous ceux qui te sont amis !"
Cependant mon petit Oreste, à ses côtés,
Poussera des cris trop pleins de sens, l'innocent,
Qui ne peut encore que balbutier ! Hélas !
C'est pour ma ruine que ce fils de Priam,
A enlevé Hélène ; c'est lui qui est la cause
De tous ces maux.
254
LE CHOEUR
Oui, je suis tombée de pitié,
Aussi je m'attendris sur le malheur des rois
Comme peut compatir une étrangère.
MENELAS
Donne-moi ta main, que je la serre.
Mon frère,
AGAMEMNON
Tu l'emportes, et je plie sous l'épreuve.
La voici ;
MENELAS
Et j'en jure
Par Pélops, ton aïeul et le mien, et par Atrée,
Notre père, je te dirai du fond de mon cœur
Franchement et sans artifice, ce que je pense.
Lorsque j'ai vu des larmes couler de tes yeux,
255
J'ai été saisi de pitié, j'en ai versé
A mon tour sur toi-même ; je retire mes propos
A peine exprimés, je ne veux pas t'affliger ;
Ta pensée est à présent la mienne, je t'engage
A ne pas immoler ta fille et à ne pas
La sacrifier à mes intérêts. Ainsi
Il n'est pas juste que tu souffres, et que je sois
Heureux ; que ta famille périsse, que la mienne
Voie la lumière. Quel est en effet mon désir ?
Des épouses de choix, n'en pourrais-je trouver
Si j'ai le désir d'une épouse ? Mais en perdant
Un frère, une perte irréparable, je retrouve
Hélène, le mal pour le bien. J'étais aveuglé
Comme un jeune homme : j'ai ouvert les yeux et j'ai vu
Combien il est atroce pour un père d'immoler
Ses enfants.
En pensant au sang qui nous unit,
La pitié m'a saisi pour cette jeune fille
Infortunée, près d'être immolée
Pour me rendre une épouse. Qu'est-ce que ta fille a
De commun avec Hélène ? Oui, congédions
L'armée, qu'elle parte à Aulis. Cesse donc, mon frère,
256
De verser tant de larmes, et de m'en faire verser
A mon tour. Que l'oracle menace ta fille,
Je n'y suis plus pour rien, et je ne veux plus l'être.
Je renonce à ma cruelle pensée, et c'est
Naturel. C'est par affection pour celui
Auquel un père unique a donné naissance. Va,
De tels changements ne sont pas d'un méchant homme
De se rendre toujours à l'avis généreux.
LE CHOEUR
Superbes sentiments qui siéent au descendant
De Tartale, fils de Zeus ; tes ancêtres n'ont pas
A rougir de toi.
AGAMEMNON
Je te loue, ô Ménélas,
Devoir, alors que je ne m'y attendais plus,
Adopté ce nouveau langage, raisonnable et
Digne de toi.
257
MENELAS
L'amour d'une femme, l'égoïste
Ambition créent la discorde entre les frères,
Mais loin de nous cette horrible fraternité
Faite de cruautés mutuelles.
AGAMEMNON
Et pourtant
J'en suis venu à tremper mes mains dans le sang
De ma fille !
MENELAS
Périr ?
Quoi ! Qui te forcera à la faire
AGAMEMNON
Rassemblée.
Mais toute l'armée des Grecs en ces lieux
258
MENELAS
Iphigénie.
Non pas, si tu renvoies à Argos
AGAMEMNON
Cela pourrait se faire sans bruit,
Oui, - cela ne pourrait rester sans s'ébruiter
Toutefois.
MENELAS
Quoi ! Il ne faut pas, devant la masse,
Trembler outre mesure.
AGAMEMNON
Calchas divulguera
Les oracles parmi les troupes argiennes.
259
MENELAS
Non point, s'il meurt d'abord, et cela est facile !
AGAMEMNON
L'engeance de devins rongée d'ambition
Est une plaie.
MENELAS
Qui la trouve sur son chemin
N'en pourra rien attendre d'honnête ou d'utile.
AGAMEMNON
Mais cet autre danger qui me vient à l'esprit,
Ne le craindrais-tu pas ?
MENELAS
Comment puis-je le deviner ?
Si tu ne le dis pas,
260
AGAMEMNON
Le rejeton
De Sisyphe est au courant de tout.
MENELAS
Crois-tu donc
Qu'Ulysse voudrait nous désobliger tous les deux ?
AGAMEMNON
Il est toujours souple et rusé, et du parti
Populaire.
MENELAS
Fléau redoutable.
Il est livré à l'ambition,
261
AGAMEMNON
Figure-toi donc Ulysse,
Debout parmi les Argiens, leur révélant
L'oracle prononcé par Calchas, la promesse
Que j'ai faite de sacrifier à Diane
Ma fille, puis mon refus actuel. Entraînant
L'armée, il forcera les Grecs de me tuer,
Et d'égorger ma fille. Si je fuis à Argos
Ils m'y suivront, ils ravageront mes Etats
Et détruiront même jusqu'aux murailles bâties
Par les Cyclopes. Voilà mon malheureux destin.
Au nom des dieux, à quelle situation
Sans issue suis-je acculé ! Ménélas, rends-toi
Au camp, prends garde seulement que Clytemnestre
Ne soit informée de rien, avant que j'ai pris
Mon enfant et l'ai livré à Pluton afin
De m'épargner quelques larmes dans ma misère.
Vous aussi, étrangères, gardez sur tout ceci
Un silence profond.
(Agamemnon et Ménélas sortent)
262
PREMIER STASIMON
LE CHOEUR
(Strophe)
Oui, bienheureux ceux qui
Ont su jouir des divins transports d'Aphrodite
Avec modération, conservant au sein
des voluptés une pudeur sans éprouver
L'aiguillon des passions démentes à l'heure où
Se tend sous la main de l'Amour aux boucles d'or
L'arc double des Plaisirs tantôt pour embellir
Mes jours, tantôt pour les ravager. Ces ravages,
Ô Cypris, ô très belle, je les veux de ma couche
Eloigner. Accorde-moi quelque beauté et
De chastes désirs, donne-moi quelque douceur
Sans m'abandonner à ta folle ivresse.
263
(Antistrophe)
Les mœurs
Et les caractères des hommes diffèrent entre eux ;
La véritable honnêteté se fait toujours
Reconnaître ; l'éducation bien dirigée
Contribue à la vertu ; la simple pudeur
Est déjà sagesse de l'esprit, le prestige
Que rien n'égale, c'est bien celui de la raison
Qui connaît clairement son devoir ; elle répand
Sur la vie une gloire qui jamais ne vieillit.
Oui, c'est une grande chose que de s'attacher
A la vertu. Silencieuse chez la femme et
Bornée aux désirs inassouvis, chez les hommes
Elle se lit dans l'éclat et la publicité
Qui rendent les villes florissantes.
(Epode)
Ô Pâris,
Tu vins aux lieux où tu fus en simple berger
Elevé, parmi les blancs troupeaux de l'Ida,
Et tu faisais retentir des sons étrangers
264
Sur la flûte phrygienne, tes lèvres imitaient
Les chalumeaux d'Olympus. Pâturaient tes vaches
Aux larges mamelles, lorsque, choisi pour juger
De la beauté entre les trois déesses tu vins
En Grèce, dans le palais décoré d'ivoire, où
Tes regards inspirèrent à Hélène un amour
Que tu puisais toi-même dans les siens. De là
La discorde éclate, et elle entraîne la Grèce
Avec ses lances et ses navires, à la ruine
De Pergame.
(Le char sur lequel se trouvait Iphigénie
et Clytemnestre pénètre suivi de leur cortète
dans l’Orchestra. Le Chœur s’exprime à
nouveau, rempli d’admiration)
Je tiens pour un heureux présage l'honnêteté
Et la bienveillance de l'accueil ; j'en conçois
Un bon espoir pour l'hymen auquel je conduis
Ma fille ...
265
(A ses servantes)
Allons ! de ce char, tirez les présents
Que je lui destine, et faites-les transporter
Avec soin dans le palais. Toi, descends du char
Ma fille et affermis ton pied délicat ; vous,
Jeunes filles, veuillez la recevoir dans vos bras,
Guidez ses pas ; que l'une me prête l'appui
De sa main afin que je me lève et descende
Sans fâcheux accident ; et que d'autres se tiennent
A la tête des chevaux au regard terrible.
Ils sont faciles à effaroucher, indociles
A la voix. Prenez aussi cet enfant, Oreste
Le fils d'Agamemnon, car il ne parle point
Encore. Cher enfant, tu t'es endormi bercé
Par le trot des chevaux ; réveille-toi et sois
Témoin de l'heureux hymen de ta sœur. Déjà
Grand par ta naissance, tu vas contracter encore
Une belle alliance par le fils de Thétis
Que sa naissance égale aux dieux. Iphigénie,
Ma fille, tiens-toi près de moi. Que ces étrangères
En te voyant à mes côtés m'appellent mère
Heureuse.
266
(Agamemnon apparaît)
Mais le voici ce père qu'on aime tant.
Allons le saluer. Ô Seigneur vénéré,
Prince Agamemnon, nous voici. Tes ordres nous
Ont trouvés dociles.
IPHIGENIE
Ô mère, ne t'irrite point
Contre moi. Je cours presser le cœur de mon père
Contre le mien. Oui, je veux être la première
A t'embrasser, ô mon père, après si longtemps !
Qu'il me tarde de te revoir.
CLYTEMNESTRE
Eh bien, ma fille,
Satisfais ton désir, tu as toujours aimé
Ton père plus que tous les autres enfants auxquels
J'ai donné le jour.
267
IPHIGENIE
Ô mon père, quelle est ma joie
De te revoir après une si longue absence !
AGAMEMNON
Joie pour ton père aussi ; et ce que tu dis là
Est également vrai pour ce qui me concerne.
IPHIGENIE
Salut ! Tu as bien fait, père, de me faire venir
Près de toi !
AGAMEMNON
M'en féliciter, ou non.
Mais je ne sais, ma fille, si je dois
IPHIGENIE
Hélas ! Quels regards
268
Inquiets, tu me portes, après avoir paru
Si joyeux de me voir !
AGAMEMNON
A beaucoup de soucis en tête.
Un roi, un chef d'armée
IPHIGENIE
Sois avec moi,
Pour le moment ; ne reste pas dans tes soucis.
AGAMEMNON
Je suis à toit tout entier, je ne songe pas
A autre chose.
IPHIGENIE
Et prends un air serein.
Eclaircis ce front sourcilleux
269
AGAMEMNON
Oui, je me réjouis
Ma fille, et je me livre au plaisir de te voir.
IPHIGENIE
Et cependant des larmes s'échappent de tes yeux.
AGAMEMNON
Une longue absence va nous séparer encore.
IPHIGENIE
Je ne comprends pas tes paroles, père bien-aimé !
AGAMEMNON
Tes propos plein de sens m'attendrissent encore.
270
IPHIGENIE
J'en dirai d'insensés si je puis t'égayer
Ainsi.
AGAMEMNON
Dieux ! Je ne puis me taire ... C'est bien, ma fille.
IPHIGENIE
Reste avec nous, mon père, à ton foyer, auprès
De tes enfants.
AGAMEMNON
Je le voudrais ; et n'avoir pas
Le droit de le vouloir, c'est bien ce qui m'afflige.
IPHIGENIE
Périssent les guerres et périssent tous les maux
Que nous vaut Ménélas.
271
AGAMEMNON
Ils en feront périr
Bien d'autres encore, eux qui ont déjà tué
Mon bonheur !
IPHIGENIE
Tu es longtemps resté loin de nous
Sur les bords de cette baie d'Aulis !
AGAMEMNON
Maintenant
Encore un obstacle m'arrête et il m'empêche
De faire partir l'armée.
IPHIGENIE
Qu'habitent les Phrygiens ?
Mais où dit-on mon père
272
AGAMEMNON
En des lieux où plût
Au ciel Pâris n'aurait jamais dû séjourner.
IPHIGENIE
Tu vas traverser les mers et m'abandonner ?
AGAMEMNON
Mais toi, tu viendras aux mêmes lieux que ton père.
IPHIGENIE
Ah ! Plût au ciel que la bienséance me permît
De faire avec toi le trajet.
AGAMEMNON
Mais toi aussi
Une traversée t'attend, tu te souviendras
De ton père.
273
IPHIGENIE
Partirai-je seule ?
M'embarquerai-je avec ma mère, ou
AGAMEMNON
Seule, sans ton père, ni ta mère.
IPHIGENIE
Tu vas, père, m'établir dans une autre maison ?
AGAMEMNON
Laisse cela ; les jeunes filles ne doivent pas
Savoir ces choses-là.
IPHIGENIE
Et victorieux des Phrygiens.
Reviens-moi vite, ô père,
274
AGAMEMNON
En ces lieux
Je dois d'abord offrir un sacrifice.
IPHIGENIE
Je veux
Y prendre part, je verrai ce qu'il est permis
De voir.
AGAMEMNON
Toi, tu en seras instruite ; tu auras
Ta place tout près des eaux lustrales.
IPHIGENIE
Formerons-nous
Mon père, des chœurs de danse tout autour de l'autel ?
275
AGAMEMNON
Heureuse l'ignorance ! Que je te porte envie !
Entre dans mon logis, car il est malséant
Ma fille, aux jeunes filles de se montrer parmi
Les hommes. Donne-moi ces baisers qui me déchirent
Tout d'abord. Oui, donne-moi ta main, toi qui vas
Bien longtemps séjourner loin de ton père ! Ô seins
Ô joues, ô blonds cheveux ! Ville des Phrygiens,
Hélène ! Combien vous nous êtes funestes ! Cessons
Ces discours. Ah ! je sens mes paupières se gonfler
De larmes. Entre dans ces abris.
(Iphigénie pénètre dans une tente).
(A Clytermnestre)
Je te demande
Fille de Léda, de bien vouloir m'excuser
Si j'ai dû céder à quelque attendrissement
Au moment de donner ma fille en mariage
A Achille. De telles séparations, sans doute,
Sont heureuses ; il en coûte toujours à un père
276
De livrer au foyer d'un étranger des fils
Qui lui ont donné tant de peines à élever.
CLYTERMNESTRE
Je ne suis pas si insensible, et sois bien sûr
J'éprouverai aussi une même souffrance,
Aussi ne puis-je t'en blâmer, en conduisant
Ma fille à l'autel parmi les chants d'hyménée.
L'usage et le temps adouciront ces regrets.
Du fiancé de notre fille je connais bien
Le nom à la vérité ; je voudrai connaître
Sa naissance et son pays.
AGAMEMNON
Eut Asopos.
Egina pour père
CLYTEMNESTRE
Quel mortel, quel dieu l'épousera ?
277
AGAMEMNON
Zeus ; et il en eut pour fils Eaque, roi de l'île
Oenone.
CLYTEMNESTRE
Son palais ?
Et quel fils, issu d'Eaque, posséda
AGAMEMNON
De Nérée.
Pelée ; et ce Pelée posséda la fille
CLYTEMNESTRE
Ce dieu la lui donna-t-il donc, ou
La prit-il malgré les dieux ?
AGAMEMNON
Oui, Zeus la promit,
278
Et celui qui disposait d'elle dut consentir.
CLYTEMNESTRE
Mais où se firent les noces ? dans les profondeurs
De la mer ?
AGAMEMNON
Par Chiron.
Sur le mont Pélion, habité
CLYTEMNESTRE
C'est dans ces pays que l'on situe
La race des Centaures ?
AGAMEMNON
Oui, c'est là que les dieux
Célèbrent le festin nuptial de Pelée.
279
CLYTEMNESTRE
Achille fut-il élevé par Thétis ou par
Son père ?
AGAMEMNON
Par Chiron - pour qu'il ne prît point les mœurs
Des mortels vicieux.
CLYTEMNESTRE
Encore celui qui le choisit !
Sage maître, et plus sage
AGAMEMNON
L'époux de ta fille.
Et tel sera
CLYTEMNESTRE
Il n'est point à dédaigner.
280
Quelle ville de Grèce habite-t-il ?
AGAMEMNON
Sur les bords
Du fleuve Apidamos, aux confins de Phtia.
CLYTEMNESTRE
Est-ce donc là qu'il emmènera notre fille ?
AGAMEMNON
C'est le secret de celui qui va l'épouser.
CLYTEMNESTRE
Eh bien, qu'ils soient heureux ! Quand se fait cet hymen ?
AGAMEMNON
Quand le cercle heureux de la lune sera rempli.
281
CLYTEMNESTRE
As-tu offert le sacrifice à la déesse
Qui doit préluder à l'hymen ?
AGAMEMNON
C'est ce soir qui m'occupe.
Je te prépare ;
CLYTEMNESTRE
Le banquet nuptial ?
Ensuite tu feras
AGAMEMNON
Quand j'aurai immolé
Les victimes que je dois aux dieux.
CLYTEMNESTRE
Et moi, où
282
Donnerai-je le repas réservé aux femmes ?
AGAMEMNON
Ici, près des belles nefs des Argiens.
CLYTEMNESTRE
Soit !
Avec des moyens de fortune ! Enfin que tout
Puisse aller bien !
AGAMEMNON
Fie-toi à moi.
Sais-tu ce que tu as à faire, femme ?
CLYTEMNESTRE
De t'obéir.
Que veux-tu dire ? J'ai l'habitude
283
AGAMEMNON
Pendant que nous autres, en ces lieux,
Où se trouve le fiancé ...
CLYTEMNESTRE
Que ferez-vous
Sans moi de ce qu'il m'appartient en tant que mère
D'accomplir ?
AGAMEMNON
La cérémonie.
Nous ferons au milieu de l'armée
CLYTEMNESTRE
Pendant ce temps ?
Moi, où dois-je me tenir,
284
AGAMEMNON
De tes autres filles.
Retourne dans Argos, prends soin
CLYTEMNESTRE
Et que je quitte ma fille ?
Qui portera la torche nuptiale ?
AGAMEMNON
C'est moi
Qui porterai la torche comme il sied aux époux.
CLYTEMNESTRE
Ce n'est point la coutume ; juges-tu ces détails
Sans importance ?
AGAMEMNON
Il ne convient pas qu'on te voit
285
Mêlée à la foule des soldats.
CLYTEMNESTRE
Il convient
Qu'une mère présente sa fille à son époux.
AGAMEMNON
Sans nul doute ; mais que les filles laissées chez nous
N'y restent pas seules.
CLYTEMNESTRE
Dans le lieu réservé aux vierges.
Elles sont sûrement gardées
AGAMEMNON
Obéis donc.
286
CLYTEMNESTRE
Non !
Je ne partirai pas ; j'en jure par la déesse
D'Argos ! Mêle-toi des affaires du dehors ; moi,
Je dois veiller à tout ce qu'exige l'hymen
D'une jeune fiancée.
(Elle pénètre dans la tente d'Agamemnon)
AGAMENMON
Hélas ! Mon espoir
Est déçu, mes efforts inutiles en voulant
Ecarter mon épouse de ce spectacle. J'use
D'artifices, j'invente des ruses pour tromper
Ce que j'ai de plus cher au monde, et sans pouvoir
Y réussir ! Cependant, allons consulter
Le devin Calchas sur le vœu de la déesse,
Qui conçoit mon malheur, dans cet état critique
Pour la Grèce. L'homme sensé ne devrait avoir
Qu'une épouse bonne et vertueuse, ou, sinon
N'ont point avoir.
287
(Agamemnon se retire)
DEUXIEME STASIMON
(Strophe)
LE CHOEUR
L'armée mobilisée des Grecs
Verra donc le Simoïs et ses tourbillons
Argentés ; avec ses armes, ses mille vaisseaux,
Elle visitera les plaines de Troie, les murs
D'Ilion bâtis par Apollon, où l'on dit
Que Cassandre paraît, la chevelure éparse
Et couronnée de vert laurier, lorsque le souffle
Prophétique du dieu se manifeste en elle.
(Antistrophe)
Sur la citadelle de Pergame, sur ses remparts
Se tiendront les Troyens, et Mars couvert d'airain
Porté à travers mers viendra sur des vaisseaux
288
Rapides et abordera à force de rames
Les rêves du Simoïs pour prendre à Priam
La sœur des célestes Dioscures, Hélène, et
La ramener en terre Héllénique, reconquise
Par la lance et le bouclier des Archéens
Endurcis à la guerre.
(Epode)
Un cercle meurtrier
De lances, placé tout autour des remparts de pierre
Clôturera Pergame, cité des Phrygiens ;
Les têtes seront tranchées, les gorges ouvertes
Et le dieu, détruisant la citadelle jusqu'en
Ses assises fera verser bien des larmes aux filles
Et à l'épouse de Priam. Alors la fille
De Jupiter, Hélène comprendra dans les pleurs
Ce que fut la trahison conjugale. Puissé-je
Jamais ni les filles de mes filles, n'avoir devant
Les yeux la perspective que pourraient évoquer
En travaillant à leur métier de toile les filles
De Lydie si riches, les femmes des Phrygiens
Quand elles se diront l'une à l'autre : Qui saisissant
289
D'une main brutale les boucles de mes cheveux
Voudra m'arracher gémissante, à ma patrie
Ruinée ? C'est toi qui causas ces maux, ô fille
Du cygne au long col - si du moins la renommée
Dit vrai en affirmant que Léda te conçut
De Zeus, quand il prit l'apparence d'un oiseau,
Si ces récits des Muses répandues chez les hommes
Ne sont pas faits de fables."
TROISIEME EPISODE
(Achille apparaît par la droite de la scène.)
Où est le général
Des Grecs ? Quel serviteur voudrait lui faire savoir
Que le fils de Pelée, Achille est sur le seuil
De sa tente et le demande ? N'attendons-nous pas
Tous avec la même ardeur les vents de l'Euripe ?
Car parmi nous les uns qui ne sont pas encore
Soumis au joug du mariage, ont dû laisser
Leurs maisons abandonnées pour venir ici
Stationner sur ces rives, et les autres ont femmes
Et enfants ; telle est la force du désir qui
290
A poussé la Grèce à cette campagne, non point
Assurément sans la complicité des dieux.
C'est de mes revendications personnelles
Que je dois ici me faire l'interprète ; quelque autre,
A son gré, pourra s'expliquer pour son compte. Donc,
J'ai laissé la terre de Pharsale et Pelée,
Mon père, et j'attends près de l'Euripe que ride
Une trop faible brise ; j'essaie de retenir
Mes Myrmidons, qui pressant me disent toujours :
"Achille, pourquoi restons-nous là ? Combien de temps
Encore faut-il compter les jours jusqu'au départ
Pour Ilion ? Oui, agis si tu dois agir,
Si tu peux renvoyer l'armée dans ses foyers,
Ne sois donc pas l'esclave des lenteurs des Atrides."
CLYTEMNESTRE
(qui sort de la tente d'Agamemnon)
Fils de la Néréide, ta voix est arrivée
Jusqu'à moi dans ce palais et je suis venue
A ta rencontre.
291
ACHILLE
Ô Sainte pudeur ! Mais quelle est
Cette femme que je vois ? Quelle noble apparence !
CLYTMNESTRE
Je m'étonne peu de ne pas être connu
De toi, tu ne m'as jamais vu ; je loue en toi
Ce respect de bienséances.
ACHILLE
Mais qui es-tu femme ?
Et pourquoi vers les troupes rassemblées des Grecs
Es-tu venue, toi, une femme, parmi des hommes,
Parmi des guerriers armées de leur bouclier ?
AGAMENMON
Je suis la fille de Léda ; Clytemnestre est
Mon nom ; mon époux, c'est le prince Agamemnon.
292
ACHILLE
Tu as bien dit en peu de mots ce qui était
Nécessaire ; mais il serait malséant à moi
De m'entretenir avec des femmes.
CLYTEMNESTRE
Chose étrange !
Pourquoi s'enfuir ? Mets du moins ta main dans la mienne,
Que ce soient les prémices d'un bienheureux hymen !
ACHILLE
Mais que dis-tu ? Moi, prendre ta main ! Oserai-je
Lever les yeux sur Agamemnon ? Cela m'est
Interdit de toucher à cela.
293
CLYTEMNESTRE
Interdit ?
Ne le crois pas, puisque tu épouses ma fille,
Ô fils de la Néréide, divine habitante
Des mers.
ACHILLE
Que parles-tu d'épouser ? La surprise
M'empêche de parler, ô femme. Pourtant serait-ce
Une méprise qui t'inspire ce discours étrange ?
CLYTEMNESTRE
C'est un sentiment naturel et bien humain
Que de retenir dans la réserve, en voyant
Des amis nouveaux, et lorsqu'il est question
De mariage.
ACHILLE
Mais jamais je n'ai recherché
294
Ta fille, ô femme, des Atrides ne m'est venue
Nulle ouverture en vue d'un hymen.
CLYTEMNESTRE
Que veut dire
Ceci ? Oui, tu peux t'étonner de mes discours.
ce que tu mes dis là tient pour moi du prodige.
ACHILLE
Cherche une explication ; il nous appartient
A tous deux de la chercher, puisque nos paroles
Démontraient qu'il y avait un malentendu.
CLYTEMNESTRE
Ai-je donc été indignement abusée ?
Je m'entretiens pour un mariage qui n'a rien
De réel, selon toute apparence. J'en rougis.
295
ACHILLE
Peut-être quelqu'un s'est-il plu à se jouer
De nous deux. Traite donc cela par le mépris
Et ne te soucie pas.
CLYTEMNESTRE
Adieu ; je ne puis plus
Te regarder en face, après avoir, victime
D'une indigne tromperie, tenu ces propos
Mensongers.
ACHILLE
Reçois aussi mes adieux ; je vais
Quérir ton époux dans cette demeure.
(Arcas sort de la tente)
ARCAS
Arrête,
296
Rejeton d'Eaque, reste ici ; oui, c'est à toi
Que je parle, à toi, fils de la déesse ; oui, reste
Aussi, fille de Léda.
ACHILLE
Qui m'appelle ainsi
En entrouvrant la porte ? Que sa voix est émue !
ARCAS
Je ne suis qu'un esclave : je n'y regarde pas
De si près, car ma fortune me l'interdit.
ARCAS
Tu es l'esclave de qui ? Tu n'es pas à moi ;
Agamemnon et moi n'avons rien de commun.
297
ARCAS
J'appartiens à cette personne qui est là
Au seuil de la tente ; Tyndare, son père m'a donné
A elle.
ACHILLE
Nous voici : dis-nous donc ce que tu veux
Et pourquoi tu m'as arrêté.
ARCAS
Ici devant cette porte ?
Etes-vous seuls
ACHILLE
Hardiment ;
Nous sommes seuls, parle
(Arcas fait quelques pas)
298
ARCAS
Ô fortune, et toi, ma prévoyance,
Sauve ceux que je cherche à sauver.
ACHILLE
paroles de mauvaise augure).
(Lacune ; Achille reproche à Arcas ses
ARCAS
Ce langage
Sous peu portera ses fruits ; j'ai quelque sujet
D'hésiter à poursuivre.
CLYTEMNESTRE
Pourtant, je t'en conjure,
N'hésite pas si tu dois me dire quelque chose.
299
ARCAS
Tu sais sans doute quel a toujours été mon zèle
Pour toi et pour tes enfants.
CLYTEMNESTRE
Je sais que tu es
Un ancien serviteur de ma famille.
ARCAS
Et
Qu'Agamemnon m'a reçu comme une partie
De ta dot.
CLYTEMNESTRE
Tu étais avec moi à Argos
Et tu as toujours été à moi.
300
ARCAS
C'est cela ;
Je te suis tout dévoué, à toi ; je le suis
Moins à ton époux.
CLYTEMNESTRE
Que tu viens m'annoncer.
Découvre enfin le mystère
ARCAS
Ta fille ..., son père, l'auteur
De ses jours veut la tuer de ses propres mains ...
CLYTEMNESTRE
Comment, vieillard ! Cette parole m'est en horreur
Et ta raison s'égare !
301
ARCAS
Du glaive, il va meurtrir
La gorge délicate de cette infortunée.
CLYTEMNESTRE
Ah ! Malheureuse ! mon époux est-il en délire ?
AGAMENMON
Il a toute sa raison, si ce n'est pour toi
Et pour ta fille ; et en cela, il déraisonne.
CLYTEMNESTRE
Par quelle cause ? Et quel mauvais génie le pousse ?
ARCAS
L'oracle comme le prétend Calchas, pour que
L'armée puisse se mettre en route.
302
CLYTEMNESTRE
Vers quel pays ?
O malheureuse Clytemnestre ! Malheureuse enfant
Que son père désire égorger !
ARCAS
Vers les palais
De Dardanus afin que Ménélas reprenne
Son Hélène.
CLYTEMNESTRE
C'est donc à la vie d'Iphigénie
Que les Destins associent le retour d'Hélène ?
ARCAS
Tu sais tout ; Agamemnon doit sacrifier
Ta fille à Diane.
303
CLYTEMNESTRE
Et cet hymen qui m'a fait
Quitter mon palais, ce n'était donc qu'un prétexte ?
ARCAS
Oui, pour te faire amener avec joie ta fille
Dans la pensée de l'unir à Achille.
CLYTEMNESTRE
Ma fille !
Tu es venue pour mourir, et ta mère aussi
Du même coup.
ARCAS
Votre sort à toutes les deux
Est digne de pitié ; un horrible projet
A été conçu par Agamemnon.
304
CLYTEMNESTRE
Je suis
Perdue, malheureuse ! Mes paupières ne peuvent plus
Retenir mes larmes.
ARCAS
Il n'est point déraisonnable
De pleurer quand on perd ses enfants.
CLYTEMNESTRE
Toi vieillard,
D'où prétends-tu savoir cela ? Qui te l'a dit ?
ARCAS
Car j'étais parti pour t'apporter une lettre
Touchant les prescriptions que précédemment
Tu avais reçues.
305
CLYTEMNESTRE
Mais devais-tu m'empêcher
De conduire ma fille à la mort, ou insister
Pour que je l'amenasse ?
ARCAS
Du moins t'en empêcher ;
Car ton époux avait retrouvé sa raison.
CLYTEMNESTRE
Pourquoi donc ne me remets-tu pas ce message
Que tu m'apportais ?
ARCAS
Ménélas l'avait saisi,
C'est lui qui est la cause de ces affreux malheurs.
306
CLYTEMNESTRE
Fils de la Néréide, héritier de Pelée,
Tu entends ?
ACHILLE
J'entends combien tu es malheureuse.
La part que j'ai là-dedans, je ne la prends pas
A la légère.
CLYTEMNESTRE
(se jetant aux pieds d'Achille)
Je ne rougis point d'embrasser
Tes genoux ; mortelle, je puis implorer le fils
D'une déesse. Pourquoi montrer de la fierté ?
Pour qui mes efforts seraient-ils mieux employés
Que pour ma fille ? Fils d'une déesse, viens en aide
A mon infortune, viens aider celle qui fut
Appelée ton épouse quoique en vain : c'est pour toi
Que je l'ai amenée en épouse, c'est pour toi
Que je l'ai couronnée de fleurs ; et maintenant
307
Je conduis la victime à la mort. Ce serait
Une opprobre pour toi si tu lui refusais
Ton secours : car si tu ne lui fus point uni
Tu as toutefois été appelé l'époux
De cette vierge infortunée. Par cette main
Que je touche, par ton menton, le nom* de ta mère
Je t'implore, ton nom a fait ma perte, qu'il soit donc
Mon sauveur. Car je n'ai point d'autre autel pour fuir
Que tes genoux ; je n'ai pour m'assister aucun
Ami ; du côté d'Agamemnon, tu l'entends,
Il n'y a que cruauté prête à tout oser ;
Et me voici, comme tu le vois, faible femme
Au milieu d'un camp de matelots, soldatesque
Sans loi, hardie pour le mal, capable pourtant
Quand elle le veut, de faire le bien. Mais seulement
Ose étendre sur nous une main protectrice,
Nous sommes sauvées ; sinon, nous sommes perdues
* par le nom de ta mère
308
LE CHOEUR
Donner la vie, lien mystérieux, puissant
Sortilège d'amour qu'inspire toute mère
Qui lui fait accepter une souffrance extrême
Pour le fruit de son sein.
ACHILLE
Mon cœur toujours se hausse
Aux pensées magnanimes ; il sait garder mesure
Qu'il s'irrite des pertes ou se plaise de voir
La fortune enfler ses voiles. C'est là le secret
Des esprits pondérés, que la réflexion
Rend capable de suivre tout au long de leur vie
La route droite. Il est des cas où il ne faut pas
Trop donner à la prévoyance ; il en est d'autres
Où il est bon d'être prudent. Pour moi, nourri
Du bon savoir du plus vieux des hommes, Chiron,
J'ai appris à me contenter de simples mœurs.
309
Si les Atrides savent commander avec
Justice, je leur obéirai ; si leur pouvoir
S'exerce injustement, je n'obéirai pas.
Mais de toute façon, en ce lieu comme à Troie,
Je montrerai pourtant un cœur indépendant
Autant qu'il est en moi, ma puissance guerrière,
Dans les combats.
Toi, si indignement traitée
Par ceux qui te sont les plus chers, je saurai bien,
Autant que l'on peut l'attendre d'un jeune homme
T'entourer de sympathie et te protéger ;
Et jamais après avoir été déclarée
Ma fiancée, ta fille ne sera immolée
Par son père, je ne prêterai pas ma personne
Aux intrigues de ton époux ; puisque mon nom
Même sans lever le fer serait l'assassin
De ta fille. Non, l'auteur du meurtre est ton époux.
Mais je ne croirais pas mes innocentes mains
Si le prétexte de mon hymen faisait périr
Une jeune vierge opprimée, victime de
La plus abominable cruauté. Ainsi
Je serais le plus méchant des Grecs, le dernier
310
Des hommes, sans en excepter Ménélas ; enfin,
Je ne serais plus fils de Pelée, mais celui
D'un génie malfaisant, si je prêtais mon nom
A ton époux, pour qu'il accomplisse son crime. Non,
Par le dieu qui habite au sein des flots humides,
Par ce dieu père de Thétis qui m'a donné
Le jour, jamais Agamemnon ne portera
Les mains sur ta fille, pas même du bout des doigts,
Jamais il n'effleurera ses habits ; ou Sipyle,
Petit village barbare, d'où nos généraux tirent
Leur origine, sera une cité puissante
Et Phtie, ma patrie, ne connaîtra nul renom.
Le devin Calchas offrira l'orge sacrée
Et les vases d'eau lustrale. Qu'est-ce qu'un devin ?
C'est un homme qui mêle à beaucoup de mensonges
Quelques vérités quand la chance est avec lui.
Et s'il vient à se tromper, il perd tout crédit.
Est-ce dans l'intérêt de mon hymen que je
Parle ainsi ? Cent jeunes filles recherchent ma couche.
Mais le roi Agamemnon m'a cruellement
Outragé, car il aurait dû me demander
Mon nom personnellement afin d'obtenir
311
Sa fille ; oui, Clytemnestre m'aurait facilement
Accordé Iphigénie pour femme. Je l'aurais
Bien volontiers prêté aux Grecs, pour arriver
Jusqu'à Troie, n'aurais pas refusé de servir
L'entreprise commune. Maintenant, je ne compte
Pour rien. Aux yeux de nos chefs, il semble commode
De me traiter ou non avec bonheur ! Ce fer,
Qui avant d'attaquer les Phrygiens pourrait
Se teindre de sang, ne répondra bientôt
De quiconque s'essayerait d'enlever ta fille.
Rassure-toi, tu m'as imploré comme un dieu,
Je ne le suis pas, je le deviendrai pour toi.
LE CHOEUR
Fils de Pelée, quel langage digne et de toi
Et de l'auguste déesse qui au sein de sondes
T'a donné le jour !
CLYTEMNESTRE
Pourtant ! Comment te louer
Sans dépasser la mesure des louanges, et sans
312
Cependant manquer, en restant bien en deçà,
A t'exprimer ma reconnaissance ? Car les gens
De cœur, à s'entendre louer prennent en grippe
Le donneur d'éloges quand éloge est excessif.
Je rougis cependant de n'avoir à t'offrir
Que des larmes et des souffrances personnelles ; mes maux
Ne t'atteignent point. Pourtant un cœur généreux
Même en ce qui ne pourrait le toucher, se plaît
A secourir les malheureux. Prends donc pitié
De moi, car mon sort est bien digne de pitié :
D'abord je m'étais flatté de t'avoir pour gendre,
Et mon espérance a été déçue, puis
Ce serait un malheur pour l'hymen à venir
Que la mort de ma fille ; oui, tu dois te garder
De ce présage menaçant. Mais du premier
Au dernier mot, tu as bien dit ce qu'il fallait ;
Puisque tu le veux, ma fille sera sauvée.
Et veux-tu qu'elle vienne suppliante embrasser
Tes genoux ? La modestie virginale ne le
Permet guère ; si tu le désires, elle viendra,
313
Son noble regard voilé de pudeur. Mais si
Hors de sa vue, j'obtiens de toi les mêmes grâces,
Qu'elle demeure en cet abri ! Respectable est
Ce que je veux respecter. Mais les exigences
De la pudeur ne doivent pourtant pas aller
Au-delà du possible.
ACHILLE
Non ; ne fais point venir
Ta fille en ma présence ; ne nous exposons pas,
Femme, à un reproche inconvenant. Une armée
De soldats désœuvrés aime la médisance
Et les paroles malveillantes. Suppliez-moi,
Ne me suppliez point, je serai toujours
Le même pour vous : en effet, j'ai entrepris
La tâche difficile d'enfin vous délivrer
De cette épreuve. Sache, et cela te suffira
Que ma parole n'est point trompeuse. Si je te trompe,
Et me joue de ta crédulité, que je meure !
Que je ne meure pas, si je sauve ta fille !
314
CLYTEMNESTRE
Prospère et continue en usant de ton zèle
De soulager les malheureux.
ACHILLE
Ecoute-moi
Afin d'assurer le succès de l'entreprise.
CLYTEMNESTRE
Et quelle est cette chose que je dois écouter ?
ACHILLE
Tâchons de ramener encore Agamemnon
A de meilleurs sentiments.
CLYTEMNESTRE
Trop l'armée.
Il est lâche, il craint
315
ACHILLE
L'on peut à des raisons opposer
D'autres raisons victorieuses.
CLYTEMNESTRE
Bien faible espoir !
Cependant explique-moi ce que je dois faire.
ACHILLE
Conjure-le d'abord de ne pas immoler
Sa fille ; s'il résiste, reviens à moi ; s'il se rend
A tes vœux, il n'est pas besoin de mon secours :
Ta fille ainsi sera sauvée : ainsi envers
Un ami, je me conduirai mieux ; et l'armée
Ne pourrait pas me blâmer, si je parvenais
Par la prudence, plutôt que par la force à bien
Mener tout ceci. Et si tout marche à souhait
Sans même que je n'intervienne, le résultat
Peut mettre la joie dans ton cœur et dans le cœur
D'un homme auquel me lie l'amitié.
316
CLYTEMNESTRE
Tu parles
Avec sagesse et il faut suivre tes conseils.
Mais si je n'obtiens pas l'objet de mes désirs,
Où te reverrai-je ? Où faudra-t-il donc que j'aille,
Pour trouver en ce péril ton bras secourable ?
ACHILLE
Posté au lieu voulu, je veillerai sur toi
Pour qu'on ne te voit pas, craintive, traverser
Cette cohue des Grecs ; ne va pas avilir
Le sang de ton père ; Tyndare ne mérite pas
D'être décrié ; car son nom parmi les Grecs
Est illustre.
317
CLYTEMNESTRE
Ainsi ferai-je ; commande, c'est à moi
D'obéir, s'il y a des dieux, toi qui es juste,
Tu dois obtenir le bonheur ; sinon,
A quoi bon tant de peines ?
TROISIEME STASIMON
Clytemnestre pénètre dans la tente d'Agamemnon, tandis
Qu'Achille se retire.
LE CHOEUR
(Strophe)
Quel hymne d'hyménée
Sur la flûte libyenne aux frémissements
De la cithare amie des danses, par les pipeaux
Formés de roseaux légers, lorsque gravissant
Le Pélion, les Muses aux boucles radieuses
Firent entendre leurs voix mélodieuses ! Frappant
La terre de leurs pieds chaussés de brodequins d'or,
318
Elles vinrent aux noces de Pelée et célébrèrent
Par leurs chants mélodieux Thétis et le fils
D'Eaque sur les montagnes des Centaures, dans les
Bois du Pélion. L'Héritier de Dardanus,
Ganymède, des délices bien-aimés du lit
De Zeus, puisait le nectar dans l'or des cratères
Pansus, et sur le sable du rivage formant
Une ronde, les cinquante filles de Nérée
Par des danses égayaient le festin d'Hyménée.
(Antistrophe)
Armée de javelots de sapins, couronnée
D'un vert gazon, la troupe équestre des Centaures
Accourut au banquet des dieux que la liqueur
De Bacchus égayait. "O fille de Nérée,
Glorieuse, criaient les jeunes Thessaliennes
Sera la naissance de ton fils. Chiron disait,
Le devin pour qui l'art prophétique n'a aucun
Secret : "- Ce fils viendra avec ses Myrmidons,
Armés de lances et de boucliers dévaster
319
Par la flamme les illustres terres de Priam ;
Une armure tout en or, labeur d'Héphaïstos
Revêtira son corps, don de sa mère Thétis,
Aux flancs de laquelle il puisa la vie." Alors
Les Immortels proclamèrent l'hymen de Pelée
Et de la noble déesse Thétis, illustre
Entre les Néréides.
(Epode)
Ô triste Iphigénie,
Sur ta belle chevelure, les Grecs vont poser
Le funeste bandeau. Et telle une génisse
Tachetée, venue, pure, du profond d'une grotte
Ils vont ensanglanter ta gorge ; et pourtant, fille
Des mortels, tu ne fus jamais nourrie au son
De la flûte légère et des chants des bergers ;
Auprès de ta mère, tu croissais pour revêtir
Un jour une parure de fiancée, épouse
Promise aux fils d'Inachos. Quels pouvoirs auront
Pour te défendre les charmes de la pudeur
Et de la vertu, alors que l'impiété est
Puissante, que la vertu dédaignée est foulée
320
Aux pieds par les mortels, que l'anarchie triomphe
Des lois ? Alors les mortels doivent redouter
La colère vengeresse des dieux.
(Clytemnestre sort de la tente d'Agamemnon)
QUATRIEME EPISODE
CLYTEMNESTRE, seule
Oui, je sors
De la tente pour voir si mon mari revient ;
Voilà longtemps qu'il est absent et a quitté
Le palais. Cependant ma malheureuse fille
Est dans les larmes et s'adonne aux gémissements,
Depuis qu'elle a appris la mort que lui prépare
Son père. Voici que s'avance cet Agamemnon
Si cruel envers ses enfants.
321
AGAMENMON, apparaît
par la droite.
Je te rencontre,
Fille de Léda, à propos hors du palais,
Pour te dire hors de la présence de notre fille
Des choses qu'une jeune fiancée ne doit
En aucun cas entendre.
CLYTEMNESTRE
Qui s'en vient si à propos ?
Et quelle est cette chose
AGAMENMON
Fais sortir ta fille
des appartements, et envoie-la à son père
Car tout est prêt pour le sacrifice, l'eau lustrale,
Les gâteaux sacrés qu'on doit jeter dans le feu
Purificateur, et les génisses au sang noir
Qui doit couler en l'honneur de Diane avant
La célébration de l'hymen.
322
CLYTEMNESTRE
Tes paroles
Sont vraies ; pourtant tes actions je ne sais
De quels noms les appeler. Sors de cette tente,
Ma fille, tu connais les dessins de ton père ; prends
Sous ton manteau, Oreste, oui prends ton petit frère,
Amène-le. La voici, prête à t'obéir.
Je parlerai ensuite et pour elle et pour moi.
(Iphigénie paraît avec le petit Oreste).
AGAMENMON
Pourquoi pleures-tu, ma fille ? Pourquoi ton regard
N'est-il pas joyeux ? Et pourquoi les yeux fixés
Vers la terre, couvres-tu ton visage de ton voile ?
323
IPHIGENIE
Hélas ! Par où commencer ? Toutes mes souffrances
Peuvent indifféremment se dire les premières
Ou les dernières !
AGAMENMON
Mais qu'est-ce ? D'où vient que vous montrez
L'une et l'autre ce trouble et cet air éperdu ?
CLYTEMNESTRE
A toutes mes questions aies du moins le courage
De répondre.
AGAMENMON
Non, nul besoin de m'y exhorter ;
Je veux bien que tu m'interroges.
324
CLYTEMNESTRE
T'apprêtes-tu
Vraiment à immoler notre fille à tous deux ?
AGAMENMON
Ah ! Quelle atrocité oses-tu dire là !
Quel horrible soupçon !
CLYTEMNESTRE
D'abord à cette question.
Calme-toi et réponds
AGAMEMNON
Si tu me fais
Des questions convenables, je te répondrai
De même.
325
CLYTEMNESTRE
Je te pose celle-ci, non une autre ;
Ne cherche pas à l'éluder.
AGAMEMNON
Ô destinée
Vénérable, ô Fortune, ô Génie attaché
A mes pas !
CLYTEMNESTRE
Et c'est le même mauvais génie
Acharné sur moi, sur ma fille et sur nous trois.
AGAMEMNON
De quoi te plains-tu ?
CLYTEMNESTRE
Tu me le demandes ? Mais tenir
326
Ces raisonnements, c'est soi-même avoir perdu
La raison.
AGAMEMNON à part.
Mes secrets.
Je suis perdu, car on a livré
CLYTEMNESTRE
Je sais tout ; oui, je suis infortunée
De tout ce que tu prépares. Ce silence même
Est un aveu, et ces soupirs sont haletants ;
Ne te tourmente pas à nier.
AGAMEMNON
Tu le vois,
Je me tais. Il faudrait ajouter l'imprudence
A mon malheur pour mentir.
327
CLYTEMNESTRE
Bon, écoute-moi !
Je vais parler à cœur ouvert, sans employer
De tournures énigmatiques. D'abord, pour premier
Grief, tu m'as épousée jadis malgré moi
Et tu m'as prise de force. Mon premier époux
Tantalos, tu me l'as tué ; et mon enfant
Tu l'as violemment arraché de mon sein
Pour l'écraser vivant sur le sol. Mes deux frères
Castor et Pollux, sur leurs superbes coursiers
Te déclarent la guerre ; mon père, le vieux Tyndare,
Fléchi par tes supplications te dérobe
A leur vengeance, aussi je deviens ton épouse.
Et depuis, pour toi, pour ta maison, je me suis
Montrée, tu m'en rendras témoignage, irréprochable,
Chaste et modeste, j'ai même accru ton témoignage ;
Si bien qu'à ton foyer, tu trouvais de la joie
Et au-dehors le renom d'un mortel heureux.
Prise bien rare pour un homme qu'une telle épouse !
Plus aisée de trouver une méchante femme !
Enfin, je te donne trois filles, avec ce jeune
Enfant, et tu voudrais cruel, m'en ravir une !
328
Si l'on te demande pourquoi tu veux la tuer
Réponds, que diras-tu ? Dois-je pour toi répondre ?
"Afin que Ménélas reprenne son Hélène !"
Il est beau en effet de donner pour rançon
D'une femme vicieuse ses propres enfants !
Et nous rachetons ce qui est le plus odieux
Au prix de nos plus chers trésors. Ah ! si tu pars
Pour cette guerre et m'abandonnes, si ton absence
Se prolonge, quels sentiments veux-tu que j'aie, moi,
Quand je verrai vides les lieux qu'elle occupait,
Quand j'entrerai dans ses appartements déserts ?
Seule dans mes larmes, passant mes jours à pleurer,
"Ô ma fille, m'écriai-je, c'est ton père qui t'a fait
Périr, ce n'est pas une autre main que la sienne
Qui t'égorge ; voilà le prix qu'il a réservé
A sa famille." Dès lors il ne faut qu'un léger
Prétexte pour que moi et celles de mes filles qui
Suivront nous te préparions à ton retour
L'accueil que tu auras mérité. Ah ! Au nom
329
Des dieux, ne me force pas d'être une ennemie
Pour toi, n'en sois pas un non plus pour moi ! Eh bien !
Tu immoleras ta fille : quelles prières alors
Feras-tu entendre ? Quel bien demanderas-tu
Pour toi-même, toi qui égorges ta fille et laisses
A ta famille des adieux si funestes ?
Mais
Est-il juste que je demande du bien pour toi ?
Et ne serait-ce pas croire les dieux insensés
Que de leur adresser de superbes prières
En faveur d'assassins ? En rentrant dans Argos,
Iras-tu embrasser tes enfants ? Tu ne le
Pourras pas. Lequel d'entre eux voudra seulement
Te regarder ? Alors, en l'attirant vers toi,
Tu l'égorgerais ... Mais j'en arrive à ce point :
Ne dois-tu pas envisager que tes devoirs
De général et de roi ? Tu pouvais avec
Justice dire aux Grecs : "Vous voulez aborder
Sur la terre des Phrygiens ? Que le sort décide
Qui de nous doit immoler sa fille." Et les chances
Auraient été égales. Mais ce n'est pas à toi
De donner ta fille en sacrifice à la Grèce ;
330
Ou alors Ménélas doit donner Hermione
Pour retrouver sa mère, car c'était son affaire.
Quoi ! Moi, fidèle à tous les devoirs d'une épouse,
On me prendra ma fille ; et celle qui les a
Violés vivra heureuse, conservant la sienne
A Sparte ? Réponds-moi s'il y a dans mes paroles
Quelque chose à reprendre ; mais si mes arguments
Sont justes, change d'avis, ne tue pas notre enfant
A tous deux, et ta conduite sera d'un sage.
LE CHOEUR
Laisse-toi fléchir, Agamemnon ; il est beau
De garder ses enfants. Nul mortel ne saurait
Le nier.
331
IPHIGENIE
Ô mon père, si j'avais l'éloquence
D'Orphée, la magie persuasive de ses chants
Pour forcer les rochers à me suivre et charmer
Les cœurs par mes discours, je saurais employer
Ces sortilèges ; hélas, je n'ai d'autre artifice
A t'offrir que mes larmes ; c'est là ma seule ressource ;
Et le rameau que ma main suppliante enlace
A tes genoux, c'est ce corps que ma mère a mis
Au monde pour toi ; non, ne me fais pas mourir
Avant le temps, il est doux de voir la lumière ;
Ne me force pas de visiter la région
Souterraine des morts. La première, je t'ai
Nommé mon père, et toi tu m'as nommée ta fille ;
Et la première, abandonnée sur tes genoux,
Je te donnai, et reçus de tendres caresses
De toi. Tu me disais alors : "Mais te verrai-je,
Ma fille, dans la maison d'un heureux époux vivre
Florissante, comme il est digne de toi ?" alors
Je répondais, suspendue à ton cou, pressant
Ton menton, que ma main touche encore : "Et moi, père,
Que ferai-je ? Lorsque tu seras vieux, à mon tour,
332
Te recevrai-je, pour te rendre les tendres soins
Qui ont nourri mon enfance ?"
De ces propos, moi,
Je garde la mémoire ; toi, tu n'y songes plus,
Et tu veux me tuer ! Par Pélops, par Atrée,
Ton père, ah ! n'en fais rien ; par ma mère qui après
M'avoir enfantée dans la douleur, pour moi souffre
Une seconde fois les douleurs de naissance.
Qu'ai-je de commun avec l'hymen de Pâris
Et d'Hélène ? Mais d'où est-il venu pour ma perte ?
Mon père, tourne les yeux sur moi, accorde-moi
Un regard, un baiser pour qu'en mourant j'emporte
Du moins de toi ce gage, si tu restes inflexible
A mes prières.
A Oreste
Mon frère, pour tes amis, tu n'es
Encore qu'un faible défenseur ; cependant joins
Tes larmes aux miennes, et supplie ton père de ne pas
Tuer ta sœur. Oui, il y a un sentiment
De malheur même chez les enfants. Vois mon père,
333
Il t'adresse une muette prière. Ah ! Ah !
Compatis à mon sort, prends pitié de ma vie.
Nous sommes tous deux à t'implorer, nous tes deux
Bien-aimés : lui est encore un petit oiseau,
Moi je suis déjà plus grande. Je n'ajouterai
Qu'un mot, plus fort que tout le reste : rien n'est plus doux
Pour les mortels que de voir la lumière, les morts
Ne sont plus rien ; insensé qui désire mourir !
Vivre misérablement vaut mieux que mourir
Avec gloire.
LE CHOEUR
Misérable Hélène ! Toi, tes amours,
A quelle terrible épreuve vous avez exposé
Aujourd'hui les Atrides et leurs enfants !
AGAMEMNON
Je sais
Jusqu'où doit aller la pitié, et où elle doit
S'arrêter, quoique je chérisse mes enfants.
Sans quoi je serais fou ! Terrible est pour moi,
334
Femme, d'oser ce que j'ose ; mais terrible aussi
De ne le point oser. Que dois-je faire, enfin ?
Vous voyez le chiffre de cette armée navale,
Le chiffre de cette armée superbe qu'abrite
L'airain des boucliers ; vers les remparts troyens
Jamais ils n'arriveront si je ne t'immole,
Ô ma fille, au devin Calchas. Ils ne pourront
Saper les illustres fondements d'Ilion.
Or, un fol enthousiasme a soufflé sur le camp
Des Grecs ; ils veulent sans perdre un instant voguer
Vers les terres barbares afin d'exterminer
Les ravisseurs de nos femmes. Les Grecs dans Argos
Viendront égorger mes filles et vous et moi-même
Si je passe outre aux oracles de la déesse.
Ce n'est point Ménélas qui m'asservit, ma fille,
A ses projets ; ce n'est pas à sa volonté
Que j'obéis, mais à la Grèce : que je le veuille
Ou non, c'est bien à elle que je dois t'immoler.
Il faut céder à la nécessité. Il faut
Que la Grèce soit libre, autant qu'il est en toi,
Autant qu'il est en moi ; Grecs, nous ne devons pas
Nous laisser impunément ravir nos épouses
Par les barbares.
335
Il sort.
CLYTEMNESTRE
Ô fille ! Ô étrangères ! Hélas !
Hélas ! Ta mort m'accable et ton père t'abandonne
A l'Hadès.
IPHIGENIE
Hélas ! Hélas ! Ma mère ! La fortune
Arrache à nos lèvres le même cri de douleur !
Je dis adieu à la lumière, adieu à ce
Brillant soleil ! Hélas ! Hélas ! Forêts neigeuses
De Phrygie, montagnes de l'Ida où Priam
Exposé Pâris, un faible arraché
Du sein de sa mère et destiné à la mort
Vous dont il tira son nom, pourquoi faut-il que,
Alors berger, il ait fait paître ses troupeaux
Auprès des eaux limpides, en ces lieux où jaillissent
Les sources des nymphes, où s'étend une prairie
Luxuriante de verts rameaux, où des mains
Divines se plaisent à cueillir la rose et
336
L'hyacinthe ! Là vint un jour Pallas, et là vint
La perfide Cypris ; y vint aussi Héra,
Suivie du messager de Zeus, Hermès ; Cypris
Fière de sa beauté, Pallas de sa lance, et
Héra d'être admise au lit souverain du Roi
Des dieux, briguaient beautés rivales, le jugement
Odieux qui décréta ma mort - ma mort qui
Pour les Grecs ouvrira le chemin d'Ilion
Puisqu'un sang virginal épandu par avance
Est le tribut que sut obtenir Artémis !
Et celui qui donna la vie à la victime
Infortunée - ô ma mère, ô ma mère ! - il fuit,
Il m'abandonne et me trahit. Ah ! Malheureuse
Que je suis d'avoir connu la funeste Hélène,
Si fatale aux siens ! Pour elle je meurs, je péris
Par les mains cruelles d'un père dénaturé.
Plût aux dieux que jamais Aulis n'eût dans son port
Reçu nos bâtiments aux proues armées d'airain,
Notre flotte destinée pour Troie ! Et pourquoi
Jupiter a-t-il lancé dans l'Euripe un vent
Contraire, lui qui dispose à son gré de leur souffle
A l'égard des mortels, favorisant les uns,
Terrible avec les autres, accompagnant ceux-ci
337
D'une course heureuse, arrêtant ceux-là au port.
Bien des maux ! Bien des maux sont le lot des mortels
Ephémères, et dur est pour l'homme l'apprentissage
De la Nécessité. Hélas ! Hélas ! Douleurs
Cruelles, épreuves cruelles, que fait endurer
La fille de Tyndare aux Grecs !
LE CHOEUR
Oui, j'ai pitié
Surtout des maux qui t'affligent, que le sort aurait
Dû t'épargner.
IPHIGENIE
Venir.
Mère, je vois un gros de soldats
CLYTEMNESTRE
Mon enfant, c'est le fils de la déesse,
Celui que tu devais épouser en ce lieu.
338
IPHIGENIE
Esclaves, ouvrez-moi les portes de la demeure,
Pour me cacher à ses yeux.
CLYTEMNESTRE
Qui fuis-tu, ma fille ?
IPHIGENIE
Achille, que je rougis de voir.
CLYTEMNESTRE
Comment cela ?
IPHIGENIE
La triste issue de cet hymen me rend honteuse.
339
CLYTEMNESTRE
La délicatesse n'est pas de mise dans de telles
Circonstances. Demeure. Pour chercher à nos pudeurs
Un abri, attendons un temps où soit permise
Quelque fierté !
ACHILLE qui entre avec
des serviteurs armés.
Infortunée ! ...
Ô fille de Léda, femme
CLYTEMNESTRE
Tu dis vrai.
ACHILLE
Se font entendre parmi les Grecs.
Des cris effrayants
340
CLYTEMNESTRE
Et quels cris ?
Dis-moi ?
ACHILLE
Au sujet de ta fille.
CLYTEMNESTRE
Sinistre exorde !
ACHILLE
On réclame son supplice.
CLYTEMNESTRE
Et nul ne proteste ?
341
ACHILLE
J'ai moi-même été mis en danger.
CLYTEMNESTRE
Quel danger ?
ACHILLE
D'être lapidé.
CLYTEMNESTRE
En voulant sauver ma fille ?
ACHILLE
Oui.
CLYTEMNESTRE
Qui aurait osé porter les mains sur toi ?
342
ACHILLE
Tous les Grecs.
CLYTEMNESTRE
A tes côtés ?
Et tes Myrmidons n'étaient pas là
ACHILLE
Ils étaient les plus acharnés.
CLYTEMNESTRE
Ah, ma fille, nous sommes perdus !
ACHILLE
Vaincu par l'hymen.
Ils me disaient
343
CLYTEMNESTRE
Que leur as-tu répondu ?
ACHILLE
De ne pas faire périr celle qui devait être
Mon épouse.
CLYTEMNESTRE
Juste réponse.
ACHILLE
M'a promise.
Celle que son père
CLYTEMNESTRE
Et qu'il avait fait venir d'Argos.
344
ACHILLE
Leurs clameurs étaient les plus fortes.
CLYTEMNESTRE
Est un fléau cruel.
La multitude
ACHILLE
Te défendre.
Cependant je saurai
CLYTEMNESTRE
Et tu combattras seul contre tous ?
ACHILLE
Ne vois-tu pas ces esclaves qui portent des armes ?
345
CLYTEMNESTRE
Ton courage soit récompensé.
ACHILLE
Il le sera.
CLYTEMNESTRE
Ma fille n'a donc plus à craindre le trépas ?
ACHILLE
Du moins je ne le souffrirai pas.
Non ;
CLYTEMNESTRE
Pour m'enlever ma fille ?
Viendrait-on
346
ACHILLE
Ulysse les conduira.
Ils viendront tous en foule :
CLYTEMNESTRE
Quoi ? Le fils de Sisyphe ?
ACHILLE
Lui-même.
CLYTEMNESTRE
Par l'armée ?
Agissant pour son compte ou mandaté
ACHILLE
Cette mission est volontaire.
347
CLYTEMNESTRE
Faire office de bourreau !
Triste mission,
ACHILLE
Moi, le chemin.
Je lui barrerai,
CLYTEMNESTRE
L'entraînera-t-il de force ?
Quoi ! Si la victime résiste,
ACHILLE
Par sa blonde chevelure.
Oui, en la traînant
CLYTEMNESTRE
Moi, que dois-je faire
348
Alors ?
ACHILLE
Fais de ton corps un rempart à ta fille.
CLYTEMNESTRE
L'empêcherai-je ainsi de subir son supplice ?
ACHILLE, plaçant
la main sur son épée.
Voici qui en décidera.
IPHIGENIE
Ecoutez donc
Mes paroles. Mère, je te vois en vain révoltée
Contre ton époux ! Ne tentons pas l'impossible.
Mais il est juste de louer l'ardeur d'Achille.
Tu dois penser ainsi à ne pas soulever
La haine de l'armée contre toi sans aucun
349
Résultat, et à ne pas jeter dans la peine
Notre défenseur. Pourtant écoute, ô ma mère,
La sérieuse réflexion que je viens
De faire : j'ai résolu de mourir, mais je veux
Rendre ma mort glorieuse et sans nul regret
La subir. Veuille considérer avec moi,
Ma mère, combien j'ai raison. La grande patrie
Hellénique tout entière a les regards fixés
Sur moi ; de moi dépend la traversée des nefs,
La ruine des Phrygiens ; de moi dépend
La sécurité des nobles femmes de Grèce
Préservées des barbares, venus venger sur eux
Le déshonneur d'Hélène, enlevée par Pâris.
Je serai la libératrice de ces menaces
En mourant, et pour avoir affranchi la Grèce,
Ma renommée sera glorieuse et bénie.
Tenir éperdument à la vie de ma part
Serait-il raisonnable ? Car tu me l'as donnée
Dans l'intérêt des Grecs, et non pas pour toi seule.
Quoi ! Des milliers d'hommes couverts de leurs boucliers,
Des milliers saisissant leurs rames, pour la patrie
Outragée, n'hésiteront pas à se dresser
Contre des ennemis détestés, et pour la Grèce
350
A sacrifier leur vie ? Ma seule existence
Mettrait un obstacle à ces milliers d'héroïsmes ?
Est-ce justice ? Est-il donc à ces arguments
Une juste réplique à opposer ? Et puis,
Réfléchissons encore, faut-il que ce héros
En vienne aux mains avec tous les Grecs, et affronte
La mort pour une femme ? La vie d'un seul homme est
Plus précieuse que celle de milliers de femmes.
Et s'il est vrai que Diane ait voulu me prendre
Pour victime, puis-je résister, faible mortelle
A la déesse ? Ce serait impossible. Je donne
Mon corps à la Grèce. Immolez-moi, et allez
Renverser Ilion. Ses ruines seront
Les monuments éternels de mon sacrifice ;
Ce seront mes enfants, mon hymen et ma gloire.
Le Grec doit commander au Barbare, et non point
Le Barbare au Grec : à lui, il sied l'esclavage,
Au Grec, la Liberté.
LE CHOEUR
Ta résolution,
Jeune fille, est bien généreuse ; mais la Fortune
351
Et la déesse se montrent bien cruelles.
ACHILLE
Les dieux
Fille d'Agamemnon, auraient fait mon bonheur
S'ils t'avaient unie à moi. Le sort de la Grèce
Et le tien sont également dignes d'envie :
Ton langage a été digne de la patrie.
Mais sans vouloir résister aux dieux, plus puissants
Que toi, tu as considéré ce qui était
Utile et nécessaire. J'ai conçu un désir
Plus poignant de t'avoir pour femme, quand j'ai connu
Ton caractère ; car tu as le cœur généreux.
Réfléchis bien, je veux te servir et je veux
Te rendre à ta famille ; je suis au désespoir
(Thétis m'en soit témoin) si je ne te délivre
En combattant contre les Grecs. Réfléchis
Bien encore : la mort est un grand mal.
352
IPHIGENIE
J'ai parlé
Sans avoir égard à personne. Par sa beauté,
La fille de Tyndare a causé tant de meurtres
Et de combats. Ne vas pas recevoir la mort
Ou la donner à cause de moi ; laisse-moi
Sauver la Grèce, si je le puis.
ACHILLE
Ô noble cœur !
Il ne m'est plus possible de rien dire, si telle est
Ta résolution. Car elle est généreuse,
Pourquoi ne pas dire la vérité ? Cependant
Tu peux encore te repentir. Sache donc que,
Pour justifier ma parole, je vais placer
Ces soldats auprès de l'autel, prêts à ne pas
Te laisser périr, à t'arracher à la mort ;
Peut-être de cet engagement voudras-tu
Te souvenir, quand tu verras le fer briller
Sur ton sein. Aussi je ne te laisserai pas
353
T'emporter dans une folle exaltation
Vers ton trépas ; je me rendrai avec ces armes
Au temple de la déesse, et là j'attendrai
Anxieux que tu paraisses.
Achille se retire accompagné de ses soldats.
IPHIGENIE
Ce silence et ces yeux pleins de larmes ?
Mais pourquoi, ma mère,
CLYTEMNESTRE
Je n'ai que trop de sujets d'affliction.
Malheureuse !
IPHIGENIE
Cesse,
Ne m'enlève pas mon courage ; et la requête
Que je t'adresse, exauce-la.
354
CLYTEMNESTRE
Parle ; ma fille,
Je ne repousserai pas tes justes prières.
IPHIGENIE
Ne coupe pas les boucles de ta chevelure,
Ne te couvre pas de noirs vêtements.
CLYTEMNESTRE
Que dis-tu ? Après t'avoir perdue !
Ma fille,
IPHIGENIE
Ma mémoire
Est sauvée, et par moi tu seras glorieuse !
355
CLYTEMNESTRE
Qu'entends-je ? Il ne faut pas que je pleure ta mort ?
IPHIGENIE
Non ! Puisqu’on ne m'élèvera pas de tombeau.
CLYTEMNESTRE
L'usage n'accorde-t-il pas aux morts un tombeau ?
IPHIGENIE
L'autel de la déesse fille de Jupiter
Me servira de monument !
CLYTEMNESTRE
Je ferai ce que tu désires.
Eh bien ! Ma fille,
356
IPHIGENIE
C'est un bonheur
D'être la libératrice des Grecs, mon sort
Est heureux.
CLYTEMNESTRE
Dois-je transmettre ?
A tes sœurs, quel message de toi
IPHIGENIE
De noirs vêtements.
Mais ne les couvre pas non plus
CLYTEMNESTRE
Rapporterai-je de toi ?
Quelle parole aimable leur
357
IPHIGENIE
Dis-leur d'êtres heureuses.
Mon petit Oreste, élève-le pour en faire
Un homme.
CLYTEMNESTRE
Embrasse-le pour la dernière fois.
IPHIGENIE
Cher enfant, tu es venu à mon aide autant
Qu'il a été en ton pouvoir.
CLYTEMNESTRE
Mais y-a-t-il
Quelque chose que je puisse faire à mon retour
D'Argos pour toi ?
358
IPHIGENIE
A l'égard de mon père, ne garde
Aucune haine, car il est ton époux.
CLYTEMNESTRE
Ah ! Lui !
Je veux qu'il traverse pour t'avoir tuée, des heures
Cruelles !
IPHIGENIE
C'est à contre cœur, et dans l'intérêt
De la Grèce qu'il m'a sacrifiée.
CLYTEMNESTRE
Ah ! Oui !
C'est par lâche trahison et d'une manière
Indigne d'Atrée !
359
IPHIGENIE
Qui va me conduire là-bas,
Avant qu'on m'y vienne traîner par les cheveux ?
CLYTEMNESTRE
Moi ! J'irai avec toi !
IPHIGENIE
N'est pas fait pour toi !
Oh ! Non ! Ma mère, ce soin
CLYTEMNESTRE
Suspendue à tes habits.
IPHIGENIE
Crois-moi, ma mère, reste ; cela est plus convenable
Et pour moi et pour toi. Que l'un des serviteurs de
Mon père m'accompagne à la prairie de Diane,
360
Où je dois être immolée.
CLYTEMNESTRE
Ô ma fille, tu pars ?
IPHIGENIE
Et c'est sans retour.
CLYTEMNESTRE
Tu abandonnes ta mère ?
IPHIGENIE
Tu le vois ; mais nous ne l'avions pas mérité.
CLYTEMNESTRE
Arrête, ne m'abandonne pas.
IPHIGENIE
361
Laisser couler tes larmes.
Je ne veux pas
Elle fait entrer Clytemnestre dans la tente
d’Agamemnon et s'adresse au chœur.
Vous, jeunes étrangères,
Célébrez mon sacrifice en chantant un hymne
Consacré à Diane, fille de Jupiter ;
Appelez d'heureux présages en faveur des Grecs.
Qu'on apporte les corbeilles, allume le feu
sacré sur l'orge lustrale, que mon père étende
Sa main sur l'autel ; car je vais donner aux Grecs
Le salut et la victoire.
Conduisez-moi, oui,
Conduisez celle qui vous livre la cité
D'Ilion, fatale aux Phrygiens, préparez
Pour mon front des bandelettes, ma chevelure est
Déjà prête à les recevoir ; apportez l'eau
Lustrale, dansez autour du sanctuaire, autour
De l'autel en l'honneur de la reine Diane,
362
Diane, bien heureuse ; si tel est le Destin
Par mon sacrifice et par mon sang répandu,
J'effacerai les funestes oracles. Ô mère,
Mère vénérable, je veux ici verser sur toi
Mes dernières larmes ; mais pendant le sacrifice,
Il est interdit de pleurer. Ô jeunes femmes,
Célébrez avec moi Diane protectrice
Des bords opposés à Chalcis de ces rivages
Où la flotte guerrière s'arrêta dans le port
Etroit d'Aulis, à qui je devrai tant d'estime.
Ô terre d'Argos où s'abritèrent mes premiers jours,
Mycènes, ma patrie !
LE CHOEUR
Tu invoques la ville
De Persée, construite par les mains des cyclopes.
IPHIGENIE
Mycènes, tu m'a nourries pour faire luire en Grèce
Des aubes d'espérance. Je ne refuse pas
De mourir.
363
LE CHOEUR
Ta gloire sera immortelle.
IPHIGENIE
Ô jour
Brillant ! Ô lumière de Jupiter ! Je vais
Aller désormais dans une autre destinée,
dans un autre séjour. A Dieu, douce lumière.
Iphigénie quitte la scène lentement,
accompagnée des serviteurs d'Agamemnon,
pendant que le chœur commence son
chant. Clytemnestre regagne la tente
d'Agamemnon.
QUATRIEME STASIMON
LE CHOEUR
Ah ! Contemplez celle qui nous livre la ville
364
D'Ilion, la terre des Phrygiens, qui s'avance
Le front couronné et purifié par l'eau
Lustrale, vers l'autel de la farouche déesse
Pour y mourir et pour y répandre son sang,
Quand le couteau fatal aura percé son col
Gracieux. Là t'attendent ton père avec la
Purifiante rosée de cette eau lustrale,
Et l'armée des Grecs empressée de s'élancer
Vers la ville de Troie. Invoquons donc la fille
De Jupiter, Diane, la reine des déesses
Afin qu'elle nous accorde un bienheureux succès.
Vénérable déesse, accueille avec faveur
Cet humain sacrifice et conduis sur le sol
Phrygien, à Troie, séjour de la perfidie
Les forces helléniques ! Et fais qu'Agamemnon
En couronnant de gloire les javelots des Grecs
Pose sur son front une couronne immortelle !
S'en vient le messager.
365
EXODOS
LE MESSAGER
Fille de Tyndare, Clytemnestre, de cette tente
Sors pour entendre mon message.
CLYTEMNESTRE, en sortant
de la tente.
J'ai entendu ta voix,
Je viens ici tremblante et frappée de terreur,
Craignant que tu ne viennes, m'annoncer de nouveaux
Malheurs, après celui qui m'a frappée ?
LE MESSAGER
Je veux,
Au contraire, t'apprendre sur le sort de ta fille
Des prodiges étonnants.
366
CLYTEMNESTRE
Bien vite.
Ne tarde pas, mais parle
LE MESSAGER
Tu vas tout apprendre, chère maîtresse.
Je reprendrai tous les faits depuis l'origine
A moins que mon esprit ne confonde ma langue
Au milieu du récit. Donc, avec ton enfant
Nous avions pénétré dans la forêt sacrée
De Diane, au pré fleuri où l'armée des Grecs
Devait se rassembler. Aussitôt accourut
La foule des Grecs. Quand le roi Agamemnon
Vit la jeune fille s'avancer dans la forêt
Pour le sacrifice, il gémit et détournant
La tête, il versa des larmes tout en se voilant
La visage, elle se plaça tout près de son père.
Et lui dit : "Me voici prête, o mon père, je donne
Ma vie pour ma patrie et pour toute la Grèce
Volontairement. Conduisez-moi à l'autel,
Immolez-moi car l'oracle me veut ainsi.
367
Autant qu'il est en moi, puissé-je procurer
A vos armes le succès ! Puissiez-vous, parés
De palmes triomphantes revenir sur le sol
Natal ! En revanche qu'aucun Argien ne porte
La main sur moi ; mais je présenterai mon sein
En silence et avec courage."
C'est ce qu'elle dit,
Et tous sont frappés d'étonnement en voyant
Le grand cœur et le courage de la jeune vierge.
Prenant place au milieu, Talthybios, suivant
Son office prescrivit à l'armée un silence
Religieux. De sa main, le devin Calchas
Tira du fourreau le glaive effilé et le
Plaça dans une corbeille rehaussée d'or
Au milieu des graines sacrées ; puis il couronna
Le front de la jeune vierge. Le fils de Pelée
Prenant à la fois la corbeille et l'eau lustrale
Court tout autour de l'autel et dit : "O Diane,
Toi qui te plais à tuer les bêtes sauvages
Et qui promènes en cercle ta brillante lumière
Reçois cette victime que l'armée des Grecs et
Le roi Agamemnon te présentent ; c'est le sang
368
D'une beauté virginale: accorde à nos vœux
Une heureuse traversée, permets à nos lances
De renverser les remparts de Troie."
Les Atrides
Et toute l'armée se tenait les yeux fixés
Vers la terre. Le prêtre prend le glaive, il invoque
Les dieux puis décide de l'endroit où il faut
Enfoncer le fer dans la gorge. Une cruelle
Angoisse serre mon cœur, et je reste les yeux
Baissés. Un prodige soudain se manifeste,
Calchas frappe, tous entendent le coup ; la victime
Disparaît sans que l'on ne voie aucune trace
De sa retraite. Le prêtre pousse un cri, repris
En écho par toute l'armée ; à nos regards
Etonnés un dieu présente un spectacle que,
Même en le voyant, nous avions peine à la croire
Réel ; une biche très grande se trouvait là
Et d'une rare beauté, gisant palpitante
Sur la terre le long de l'autel de la déesse.
Son sang ruisselait. Alors avec quelle joie
Calchas s'écrie : "Chefs de l'armée des Grecs
Et soldats, voyez la victime qu'a sur son autel
369
Voulu placer la déesse ! Voyez cette biche
Qui hantait les montagnes ! C'est là le sacrifice
Qui lui est agréable, mais ce n'est pas celui
De la vierge. Elle ne veut pas qu'un sang précieux
Souille son autel. La déesse satisfait
Nos vœux, elle nous accorde des souffles propices
Pour voguer contre Ilion. Ainsi matelot
Prends courage, cours vers ta nef ! Dès aujourd'hui
Il nous faut quitter les replis de cette baie
D'Aulis pour franchir les vagues égéennes". Puis
Quand la victime fut consommée toute entière
Dans les flancs de Vulcain, Calchas pour l'heureux
Retour de l'armée fit une prière.
Le roi
M'a envoyé vers toi pour te faire ce récit,
Et te dire à quelles destinées élevées
Les dieux t'ont honoré, quelle gloire immortelle
S'est acquise ta fille dans la Grèce ; j'y étais
Et ce que je te dis, je l'ai vue de mes yeux,
Ton enfant, la chose est certaine, s'est envolée
Au séjour des dieux. Calme ta douleur, pardonne
A ton époux. Certes, impénétrables aux mortels
370
Sont les desseins des dieux ; et ceux qui leur sont chers,
Ils les sauvent : le même jour a vu mourir et
Revivre ta fille.
LE CHOEUR
Combien je me réjouis
Pour toi des nouvelles qu'il annonce ! Il assure
Que ta fille vit, et réside parmi les dieux.
CLYTEMNESTRE
Ô ma fille, quel dieu t'a dérobée ? De quel nom
Dois-je t'appeler ? Mais quoi ? ne seraient-ce point
Là de vaines consolations pour calmer
Le deuil de mon cœur douloureux".
LE CHOEUR
Voici le roi
Qui vient en personne, il pourra te confirmer
Ce récit.
371
AGAMEMNON
Ô femme, nous pouvons nous flatter
Du sort de notre fille. Elle jouit du commerce
D<es dieux, à n'en pas douter. Retourne à Argos
Avec ce petit enfant, car l'armée s'apprête
Au départ. Adieu, je serai longtemps, jusqu'à
Mon retour de Troie sans t'entretenir. Puissé-je
Te revois, heureusement.
LE CHOEUR
Joyeux, Artride, pars
Sur la terre phrygienne et reviens parmi nous
Paré des riches dépouilles ravies aux Troyens !
372
AGAMEMNON
373
PERSONNAGES
LE GUETTEUR
CHOEUR DE VIEILLARDS D'ARGOS
femme d'Agamemnon
CLYTEMNESTRE, fille de Tyndance et de Léda,
LE HERAUT TALTHYBIOS
AGAMEMNON, fils d'Atrée, roi d'Argos et de
Mycènes
CASSANDRE, fille de Priam et d'Hercule,
prisonnière d'Agamemnon
prétendant de Clytemnestre
EGISTHE, fils de Thyeste, cousin d'Agamemnon,
374
La scène est à Argos dans le palais du roi Agamemnon.
375
LE GUETTEUR
Je prie les dieux de mettre fin à mes fatigues,
A cette longue garde qui dure depuis un an.
Sur le toit des Atrides, à l'écart, comme un chien
Couché ici, j'ai appris à connaître à fond
L'assemblée des étoiles nocturnes et ces astres
Qui apportent aux mortels frimas et chaleurs.
Ces princes lumineux dans les feux de l'éther
J'en connais les levers et les déclins.
Et moi,
Me voici à guetter le signal du flambeau
Aujourd'hui encore, la lueur du feu qui doit
Nous apporter de Troie la nouvelle annonçant
La prise de la ville. Tel est l'ordre en effet
Imposé par une femme aux mâles desseins.
Mais lorsque je suis là, sur la couche mouillée
De rosée, qui me retient la nuit éloigné
De chez moi, elle ne connaît point la visite
Des songes -, c'est la crainte qui au lieu du sommeil
Siège à mes côtés et m'empêche de fermer
Fortement mes paupières pour un sommeil paisible.
376
Je veux donc chanter, fredonner ou entonner
Et me faire avec des refrains un bon remède
Contre l'assoupissement, - et mes larmes coulent,
Je gémis sur les malheurs de cette maison
Où il ne règne plus le bel ordre d'antan.
Ah ! Puisse donc luire aujourd'hui l'heureuse fin
De mes peines et le feu de la bonne nouvelle
Briller dans les ténèbres !
On distingue une lueur dans
le lointain. Le Guetteur se
dresse un peu. Il est ému :
Ah ! Ah ! Salut, flambeau
Qui fait briller le jour au milieu de la nuit
Et qui va susciter dans Argos une foule
De chœur pour fêter le succès !
D'un bond, il se lève et
pousse un cri prolongé
Iou ! Iou !
377
Je préviens d'un cri la femme d'Agamemnon,
Pour que, levée en toute hâte de sa couche,
Elle fasse, en réponse à ce flambeau, monter
De ce palais un immense cri d'allégresse :
Ilion est prise, le signal de feu est là
Qui le proclame. Et c'est moi le premier qui,
En dansant vais ouvrir la fête. Les bons coups
De mes maîtres, je les porte à mon compte : avec
Ce signal dans la nuit j'amène trois fois six ! ...
En tout cas, que je puisse, le jour où rentrera
Le maître prendre sa main chérie dans la mienne !
Je n'en dirai pas plus : un bœuf énorme pèse
Sur ma langue. Si la voix lui était donnée
Ce palais de lui-même dirait la vérité.
Pour moi, je consens à parler pour ceux qui savent,
Pour ceux qui ne savent pas, exprès, j'oublie tout.
Il quitte la scène et se dirige vers
le palais. Une troupe composée d'une
douzaine de vieillards entre lentement
dans l'orchestre.
378
LE CORYPHEE
Voici dix ans déjà que les grands adversaires
De Priam, le roi Mélénas avec le roi
Agamemnon, ce couple puissant des Atrides,
Que Zeus a honoré d'un double trône et d'un
Double spectre, ont emmené de ce pays
Une flotte argienne de mille vaisseaux armés
Pour prêter à leur cause le secours de l'armée.
Dans leur colère, ils appelaient Arès du fond
De leur cœur comme des vautours qui éperdus
Du deuil de leur couvée tourbillonnent au-dessus
De l'aire, à grands battements d'ailes frustrés qu'ils sont
De ne plus veiller sur leur couvée.
Mais un dieu,
Est-ce Apollon, Pan ou Zeus ? entendant les cris
Aigus poussés par ces hôtes du ciel, envoie
L'Erinys vengeresse pour frapper les coupables
D'un châtiment qui suit le crime.
379
Ainsi le puissant
Zeus Hospitalier dépêche les fils d'Atrée
A Alexandre ; et bientôt pour une femme
Qui fut à beaucoup d'hommes, Danaëns et Troyens
Egalement s'affrontent en des luttes sans trêve,
Des membres s'alourdissent, et des genoux fléchissent,
Des lances se brisent dès le début du combat.
Quelle que soit en cette heure la voie que l'avenir
Emprunte, le but est fixé par le destin.
Ni feu en dessous, ni l'huile en dessus, ni larmes,
Non, rien n'apaisera l'inflexible courroux
Des offrandes qui ne veulent flamber.
Pour nous,
Dont le corps vieilli ne peut plus payer sa dette,
Nous voilà délaissés par l'armée en arrière
Et nous restons ici guidant sur un bâton
Notre force pareille à celle de l'enfance.
Et la sève qui monte en de jeunes poitrines
Est semblable à celle des vieillards, mais Arès
N'y a point de place. Et qu'est-ce qu'un très vieil homme
De même, quand son feuillage a déjà flétri ?
Il marche sur trois pieds, et sans plus de vigueur
380
Qu'un enfant, il erre ainsi qu'un songe apparu
En plein jour.
Veuille parler, fille de Tyndare,
Reine Clytemnestre : qu'y-a-t-il ? Qu'as-tu appris ?
Sur la foi de quel message tes ordres vont-ils
Partout provoquer des sacrifices ?
Tous les dieux
De la ville, tous les dieux du ciel et des enfers,
Dieux de la maison et de la place publique
Voient leurs autels chargés de tes dons.
Et jaillit
Jusqu'au ciel, de tous côtés, ainsi avivée
Par l'encourageant stimulant d'une huile sainte
Dont la douceur n'est pas trompeuse la flamme des
Offrandes tirées du fond du palais.
Dis-moi
De tout cela ce qu'il m'est possible et permis
D'apprendre. Veuille me guérir de l'inquiétude
Qui tantôt me trouble la raison et tantôt,
381
Devant les sacrifices dont tu fais jaillir
La flamme cède à l'espoir de pouvoir écarter
Le dévorant souci qui me ronge le cœur
De chagrin.
LE CHOEUR
Je suis du moins capable de dire
Quel puissant présage salua le départ
Des hommes vigoureux car les dieux laissent encore
A mon âge assez de force pour inspirer
Le crédit par mes chants et rappeler comment
Les deux puissants rois des Achéens, commandant
D'un commun accord, la jeunesse grecque, lance
Au poing et le bras prêt à la vengeance, partirent
Pour la terre de Teucros, guidés par un oiseau
Impétueux.
Mais aux rois des vaisseaux deux rois
Des oiseaux, l'un tout noir et l'autre à la queue blanche
Apparurent près du palais, du côté de
La main qui brandit la lance, en un point visible
382
A tous les regards ; ils dévoraient une hase
Pleine avec sa portée, arrêtée à la fin
De sa course.
Veuille chanter l'hymne lugubre,
Lugubre ; mais que l'issue heureuse triomphe !
En les voyant, le sage devin de l'armée
Reconnut dans ces belliqueux mangeurs de lièvres
Les deux Atrides unis de volonté, les chefs
De l'expédition. Il expliqua ainsi
Le prodige :
"Oui, avec le temps ils prendront
La ville de Priam et les trésors d'antan
Que derrière ses remparts tout peuple amassa,
Le Destin les saccagera brutalement.
Prenez garde seulement que la jalousie
Des dieux ne frappe auparavant et n'obscurcisse
Le terrible mors qui doit brider Troie, l'armée
Ici prête.
Oui, émue de pitié, la pure
Artémis en veut aux chiens ailés de son père
383
Qui ont tué, avant même sa délivrance
La hase infortunée et toute sa portée
Car elle a en horreur le festin de ces aigles.
Veuille chanter l'hymne lugubre, lugubre ; et
Que l'issue triomphe !
Je m'arrête :
C'est là tout ce qu'en sa bonté la Toute-Belle
Qui met sa complaisance dans les tendres petits
Des terribles lions et dans les nourrissons
Des animaux sauvages m'invite à expliquer
Des signes donnés par ces oiseaux, signes heureux
Et fâcheux à la fois !
C'est Péan que j'implore,
C'est le dieu qu'on invoque avec des cris aigus
Pour qu'Artémis n'envoie pas aux vaisseaux des Grecs
Des vents contraires qui les retiennent longtemps
Au port et qu'elle n'exige pas un sacrifice
Monstrueux à son tour, abominable et sans
Festin, qui suscitera entre les parents
Des querelles sans respect pour les époux ; car
Prête à se redresser, un jour terrible il reste
384
A la garde de la maison une intendante,
La Colère, qui n'oublie pas et veut venger
Une enfant."
Telles furent les prédictions
Fatales, liées à de grands biens, que Calchas,
Proclama pour la maison de nos princes, d'après
Les présages du départ.
En accord avec
Ces présages, veuille chanter l'hymne lugubre,
Lugubre ; mais que l'issue heureuse triomphe !
Zeus, quel qu’il soit, si ce nom lui agrée, c'est sous
Ce nom que je l'invoque. Et j'ai tout bien pesé :
Je ne reconnais que Zeus qui puisse vraiment
Me décharger du poids de ma stérile angoisse.
Un dieux qui fut jadis débordant d'une audace
Et prêt à tous les combats, ne passera plus
Pour avoir seulement existé. Vint ensuite
Un autre qui trouva son vainqueur et sa fin.
L'homme qui, de tout son âme, célèbrera
Le nom triomphant de Zeus aura la sagesse
385
Suprême.
Il a ouvert aux hommes les voies
De la prudence, en leur donnant pour loi : "Souffrir
Pour comprendre la science." Quand, en plein sommeil
Le souvenir du mal suinte goutte à goutte
La sagesse y pénètre même malgré eux.
Et c'est là, je le crois, bienfaisante contrainte
Des dieux assis sur leur banc auguste.
C'est alors
Que l'aîné des chefs de la flotte achéenne,
Constamment défèrent à l'égard des devins,
Se changea en complice du sort capricieux.
Voiles pliées, le ventre creux, les Achéens
S'énervaient, arrêtés en face de Calchis
Dans les rivages houleux d'Aulis.
Les vents soufflaient
Du Strymon, ils portaient avec eux les retards
Funestes, la famine, les mouillages risqués,
La dispersion des hommes n'épargnant ni
Les coques ni les cordages, et, en prolongeant
L'attente, déchiraient la fleur des Argéens
386
Et l'épuisaient.
Mais lorsque le devin, mettant
Artémis en avant, vint encore proclamer
Aux chefs un remède plus douloureux que la
Tempête amère, alors les Atrides frappant
Le sol de leurs bâtons ne purent retenir
Leurs larmes.
Et l'aîné des rois parla ainsi :
"Cruel est son sort, si je désobéis ; cruel
Aussi, si je dois sacrifier mon enfant,
L'ornement de ma maison, et puis de l'autel,
Souiller mes mains paternelles dans le flot sanglant
Jailli d'une vierge égorgée. Des deux côtés,
Il n'y a que le malheur. Comment déserter
La flotte ? Comment puis-je trahir mes alliés ?
Si le sacrifice de ma fille et son sang
Virginal doivent apaiser les vents, on peut
Le désirer sans crime, avec ardeur, avec
Ardeur profonde. Puisse-t-il tourner à bien !"
Et lorsqu'il eut ployé sous le joug du destin,
Les dispositions de son âme se changèrent ;
Animé d'une pensée impie, criminelle,
387
Sacrilège, il prit lors une décision
D'une audace inouïe. La funeste démence
Qui est à la source de nos maux enhardit
Les mortels par ses honteux conseils. Il osa
Donc sacrifier sa fille pour soutenir
La guerre entreprise pour une femme et ouvrir
La route à la flotte.
Mais les chefs, dans leur ardeur
Belliqueuse, n'eurent aucun égard à ses prières,
A ses appels, à son père, et même à son âge
Virginal. Alors, les dieux invoqués, le père
Aux servants fait un signe, pour que, telle une chèvre,
Au-dessus de l'autel, couverte de ses voiles
Et désespérément s'attachant à la terre
Elle soit saisie et soulevée, cependant
Qu'un bâillon fermant sa belle bouche coupera
Toute imprécation sur les siens,
et cela
Par la force et la muette brutalité
D'un frein. Tandis que sur le sol coule sa robe
Teinte de safran, le trait de son regard va
388
Blesser de pitié chacun de ses bourreaux. Là,
Elle a l'air d'une image, impuissante à parler,
Elle qui souvent dans les banquets somptueux
De son père, chantait et entonnait de sa voix
De vierge pure l'heureux péan de la troisième
Libation pour lui témoigner son amour.
Ce qui a suivi, je ne l'ai point vu, aussi
Je ne peux le dire. L'art de Calchas n'est pas vain
Et la justice accorde de comprendre à ceux
Qui ont souffert. Mais l'avenir, on l'apprendra
Quand il viendra. Jusque-là qu'il aille sa route !
Autant vouloir gémir d'avance. Il reviendra
Clair à la lumière du jour où il paraîtra.
Que puisse maintenant se lever le succès
Comme le désire celle qui s'approche ici
Et qui est le seul rempart de la terre d'Apis.
Clytemnestre apparaît
LE CORYPHEE
Je suis venu rendre un hommage à ton pouvoir,
Clytemnestre ; car il est juste d'honorer
389
Une épouse royale, quand l'époux a laissé
Le trône désert. Mais as-tu quelque nouvelle
Heureuse ? Ou l'Espérance est-elle la douce
Messagère qui t'invite à sacrifier ?
J'aimerais l'apprendre, mais si tu gardes silence
Je ne saurai t'en vouloir.
CLYTEMNESTRE
Douce messagère,
Si le proverbe est véridique, puisse l'Aurore
Ressembler à la Nuit douce dont elle est fille.
Ta joie ira au-delà de ton espérance :
Les Argiens ont conquis la ville de Priam.
LE CORYPHEE
Comment ? la nouvelle m'échappe, tant j'ai de peine
A y croire.
CLYTMENESTRE
Troie est au pouvoir des Argiens :
390
Ces mots sont-ils clairs ?
LE CHOEUR
M'arrache des larmes.
La joie pénètre en moi et
CLYTEMNESTRE
Sentiments.
Oui, tes yeux font voir tes bons
LE CHOEUR
Indice ?
De cela, vraiment, as-tu un sûr
CLYTEMNESTRE
Je l'ai, à moins qu'un dieu ne m'abuse.
391
LE CHOEUR
Tu te laisses imposer peut-être par les songes ?
CLYTEMNESTRE
Je ne me fie pas aux visions d'un esprit
Endormi.
LE CHOEUR
Incertaine.
Ne te suffis pas d'une rumeur
CLYTEMNESTRE
Tu me prends donc pour un enfant
En me raillant ainsi.
LE CHOEUR
A-t-elle été saccagée ?
Mais depuis quand la ville
392
CLYTEMNESTRE
Dans cette nuit même
Qui a donné naissance à ce jour.
LE CHOEUR
Donné si vite le message ?
Qui aurait
CLYTEMNESTRE
Héphaïstos,
En lançant de l'Ida une claire lumière.
De fanal en fanal, le messager de feu
Est venu jusqu'ici. L'Ida l'a envoyé
Au roc d'Hermès, à Lemmes. L'éclatant signal
Qui part de l'île, est reçu en troisième étape
Au mont Athos où règne Zeus. Alors courant
Sur la croupe de la mer, le puissant flambeau
Voyageur, la torche aux rayons d'or, semblable à
Un soleil, transmet joyeusement sa lumière
A l'observatoire du Makistos. Sans tarder,
393
Sans même se laisser succomber au sommeil
Le messager remplit aussitôt son rôle et
La lueur de son fanal s'en va au lointain
Vers les courants de l'Euripe porter l'avis
Aux guetteurs du Messapios. Ceux-ci ont fait
Un peu plus loin le message, en mettant le feu
A un tas de bruyères sèches. Le flambeau
Toujours ardent et sans faiblir, d'un seul élan
Bondit par-dessus la plaine de l'Asôpos,
Pareil à la lune brillante, et, sur le roc
Du Cithéron, réveille le coureur de feu
Appeler à le relayer. Ainsi la garde
S'empresse d'envoyer une forte lumière
Qui porte loin, en allumant un feu plus grand
Qu'elle n'en avait ordre. Cette lumière s'élance
Par-dessus le lac Gorgôpis. Parvenue
A l'Egiplancte elle presse les veilleurs postés
Là à ne point retarder le feu. Ils allument
Un brasier d'une grande violence, envoient
Une traînée de flamme assez puissante pour
Illuminer dans le lointain le promontoire
Qui surveille le détroit Saronique. Voici
Qu'elle s'élance, et voilà qu'elle arrive au mont
394
D'Arachné, guette proche d'Argos, et voici
Enfin qu'elle s'abat sur le toit des Atrides,
Lumière issue de l'Ida. Telles étaient les lois
Que j'avais imposées à mes lampadophores ;
Ils se sont passés les uns les autres la torche,
La victoire appartient aussi bien au premier
Qu'au dernier coureur. ET c'est là, tu peux me croire,
Le signal que mon époux m'a transmis de Troie.
LE CHOEUR
Tout à l'heure, femme, je rendrai grâce aux dieux ; mais
Je voudrais t'entendre encore et m'émerveiller
Sans cesse de tes discours.
CLYTEMNESTRE
Aujourd'hui les Grecs
Tiennent Troie, je m'imagine que des clameurs
Retentissent dans la ville. Verse vinaigre
Et huile dans le même vase : ils se séparent
L'un de l'autre, tu dirais bien deux ennemis.
On peut ainsi distinguer les voix des vaincus
395
Et des vainqueurs que leur destin a séparés.
Les uns tombés à terre, étreignant des cadavres
De frères, ou de maris, les enfants se jetant
Sur ceux de leurs vieux pères gémissent sur la mort
De tout ce qu'ils aimaient. Les autres, fatigués
De courir la nuit en combattant et pressés
Par la faim, se disposent à déjeuner de tout
Ce qu'ils trouvent dans la ville. Suivant un signe
De ralliement, ils ne se rangent point ; suivant
Le lieu où le hasard les a placés, déjà
Ils s'installent dans les maisons de Troie conquise,
Enfin délivrées des gelées et des rosées
Du bivouac. Avec quelle satisfaction
Ils vont dormir toute la nuit sans même avoir
A se garder ! Qu'ils respectent pieusement
Les dieux nationaux du pays vaincu et leurs
Sanctuaires, ils n'auront pas à craindre après
Leur victoire un retour de fortune. Qu'un désir
Coupable ne s'abatte pas sur nos guerriers,
Maintenant. Qu'ils ne se livrent pas vaincus par
L'amour du gain à de sacrilèges pillages !
Ils ont encore à revenir à leurs foyers
Sans dommage, à fournir la seconde moitié
396
De la carrière. Et si l'armée s'en retourne
Même s'en avoir offensé les dieux, le mal
Fait aux morts peut se réveiller, si elle échappe
A des maux immédiats. Voici ce que je puis, moi,
Te dire, qui ne suis qu'une femme. Pourtant
Que le bonheur puisse l'emporter sans conteste !
Je ne demande plus que le droit de jouir
D'un grand nombre de succès.
LE CHOEUR
Tu parles avec sens,
Femme, comme un homme sage. Et maintenant
J'en crois tes sûrs indices, ainsi je m'apprête
A glorifier les dieux ; car c'est une faveur
Digne de nos peines qui enfin nous est donnée.
Clytemnestre rentre dans le palais
Ô Zeus roi, ô nuit amie qui nous a conquis
De telles splendeurs, tu as lancé sur les tours
De Troie un filet enveloppant : ni enfant,
Ni homme fait n'a pu s'en échapper ; ils sont
397
Restés dans le grand réseau de l'esclavage et
Du malheur qui les a tous perdus.
Oui, c'est Zeus
Hospitalier, dieu redoutable que j'adore.
Seul, il a tout fait et n'a si longtemps gardé
L'arc droit contre Alexandre que pour épargner
A sa flèche tombant en deçà du but ou
Lançé au-delà des astres, un vol inutile
A travers l'espace.
Ils peuvent dire : le coup
Vient de Zeus, et il est aisé de remonter
A son origine, car ils ont le sort que Zeus
Leur a fait. Mais le ciel ne daigne pas avoir
Souci dit-on des mortels qui foulent aux pieds
Le respect des choses sacrées. C'est là langage
D'impie. La Ruine se révèle la filles
Des audaces interdites, chez ceux qui inspirent
Un orgueil condamnable du jour où leur maison
Déborde d'opulence. La mesure est le bien
Suprême : souhaitons fortune sans péril
Qui suffise à une âme remplie de sagesse.
398
Il n'est point de rempart qui sauverait celui
Qui, enivré de sa richesse, a renversé
L'auguste autel de la justice : il périra.
Il cède à la violence de la funeste
Persuasion, odieuse fille de
L'Egarement qui l'entraîne avec ses conseils.
Dès lors, tout remède est sans effet. Le dommage
Impossible à cacher, avec une clarté
Effrayante apparaît. Oui, telle une mauvaise
Monnaie noircie par l'usure et les frottements,
Il apparaît, et il subit la peine due
A qui, pour suivre, pareil à l'enfant, l'oiseau
Qui vole, a infligé la disgrâce effroyable
A sa ville. Aucun dieu n'écoute ses prières :
L'homme livré à ses crimes est anéanti.
C'est ainsi que Pâris reçu dans la maison
Des Atrides souilla la table de ses hôtes
En enlevant sa femme.
Laissant à son pays
Les levées tumultueuses de boucliers,
De lances et les armements des vaisseaux portant
Pour dot à Ilion la mort, légère, elle a
399
Franchi les portes, osant ce qu'on n'ose jamais.
Les divins du palais disaient profondément
En gémissant : "Las ! Las ! Palais, palais et princes !
Las ! Epouse partie sur les pas d'un amant !
Nous voyons déjà le silence humilié,
Dédaigneux d'invective d'un mari immobile
Assis à l'écart. Dévoré du regret de
Celle qui est au-delà des mers, on dirait
Un fantôme qui commande dans le palais.
La grâce des belles statues est odieuse
A l'époux : elles n'ont pas de regard, tout leur charme
Amoureux, au loin s'est enfui.
Il voit en rêves
Des apparitions douloureuses qui lui
Apportent une joie vaine ; car ce n'est que joie vaine
Quand on croit voir le bonheur, que la vision
Glissant aussitôt entre vos mains, sur les ailes
Du sommeil s'envole. Tels sont les chagrins qu'aux pieds
Même de son foyer enferme la demeure,
Tels, et plus cruels encore. Mais, dans toute la Grèce
Aussi, ceux qui sont partis avec les Atrides
Ont laissé chacun dans sa maison un deuil qui
400
Oppresse l'âme, et un souci obsédant
Point les cœurs. On sait quels sont ceux qui sont partis ;
Au lieu d'hommes, ce sont des urnes et de la cendre
Qui rentrent dans chaque maison.
Arès, changeur
De morts pour des vivants, dans la mêlée guerrière
A dressé ses balances. D'Ilion, il renvoie
Aux parents la poussière des bûchers, qui leur
Arrache des larmes amères, et, au lieu d'hommes
Il rend des cendres dont il a rempli des urnes
Faciles à manier.
On gémit, en vantant
Tel guerrier si habile au combat, et tel autre
Tombé dans la sanglante mêlée avec gloire
Pour une femme qui ne lui était rien ; mais
Cela à voix basse, et la douleur sourdement
Chemine contre les fils d'Atrée, des champions
De la vengeance.
Oui, c'est chose redoutable
Que les propos du peuple par le ressentiment
401
Animé, et l'on paie toujours sa dette à la
Malédiction populaire. Mon angoisse
Pressent quelque coup ténébreux ; qui a versé
Le sang n'échappe point à l'œil des dieux,
Et les noires Erinyes finissent, avec le cours,
Des changeantes années, pour anéantir l'homme
Qui a méconnu la justice, il n'y a point
De recours pour celui qu'elles ont fait disparaître.
Trop grande gloire est périlleuse : ce sont les têtes
Que frappe la foudre de Zeus.
Que mon bonheur,
N'excite pas l'envie - c'est ce que je désire.
Puissé-je n'être, moi, ni destructeur de villes
Ni esclave soumis aux caprices d'autrui.
L'heureuse nouvelle apportée par le courrier
De feu se répand rapide à travers la ville ;
Mais est-ce vérité ou mensonge des dieux ?
Y-a-t-il un homme assez enfant ou assez
Extravagant pour s'enflammer à des nouvelles
Transmises par le feu et ensuite tomber
Dans la déception quand les nouvelles auront
Changé ? C'est le fait d'une femme d'applaudir
402
A ses vœux plus qu'à la réalité. Le femme
Trop crédule en ses désirs se repaît bien vite
De chimères ; mais les nouvelles qu'elle proclame
Périssent aussi vite.
LE CORYPHEE
Nous saurons tout à l'heure
Si ces flambeaux éclatants, avec leurs signaux
Et leurs relais de feu, ont dit la vérité,
Ou si cette lumière charmante est venue
Comme un songe abuser nos cerveaux. Du rivage,
Je vois venir ici un héraut ombragé
De rameaux d'olivier. Et j'en ai pour garant
Cette sœur jumelle de la boue, la poussière
Altérée : ce n'est plus par un muet langage
Ni par la fumée d'un feu allumé avec
Le bois brûlant sur une cime que je vais
Apprendre la nouvelle. Mais c'est en termes clairs
Que nous allons savoir, si sa voix nous invite
A donner libre cours à la réjouissance
Ou si au contraire ... Ah ! repoussons cette idée.
Que les succès déjà connus soient couronnés
403
D'autres succès. Mais si quelqu'un fait d'autres vœux
Par la ville, qu'il recueille le fruit du crime
De son cœur !
Entre le héraut
LE HERAUT
Ah ! Terre de mes pères, pays
D'Argos, ô ma patrie, après dix ans d'absence
Elle a brillé l'heure où je te revois ! Pourtant
D'espoirs brisés, un a pu tenir bon, celui
D'être enseveli en mourant dans cette terre
Argienne. Salut donc, ô patrie ; salut,
Lumière du soleil, et toi, Zeus qui d'en haut
Veille sur cette terre, et toi, roi de Pythô
Archer qui ne lances plus contre nous les traits
De ton arc. Tu as été assez malveillant
Pour nous aux bords du Scamandre :
Alors, aujourd'hui, sois
Pour nous salut et guérison, sire Apollon !
Je vous invoque aussi, tous dieux de la cité
404
Et toi, Hermès, mon patron, héraut chéri et
Vénéré des hérauts, et vous, ô demi-dieux,
Qui avez protégé le départ de l'armée,
Accueillez donc maintenant avec bienveillance
Ce que la lance a épargné de notre armée.
Ô palais de mes rois, chères demeures, et vous,
Sièges augustes, dieux éclairés des rayons
De l'Orient, plus encore qu'aux temps passés,
Montrez-lui ces yeux radieux, recevez-le
Comme il convient après sa longue absence.
Il vient
Vous apporter la lumière dans la nuit, à vous
Et à tous ceux-ci, le roi Agamemnon. Donc
Faites lui bon accueil, il le mérite bien
Le destructeur de Troie à qui Zeus a prêté
Son hoyau de justice pour retourner le sol,
Détruire les autels et les temples des dieux,
Anéantir la race entière du pays.
C'est ainsi qu'il a passé le joug sur le cou
D'Ilion, le roi qui revient, aîné des fils
D'Atrée, héros favorisé du sort, parmi
Tous les vivants il est le plus digne d'un culte.
405
Pâris et sa cité, avec lui condamnée,
Ne pourront pas dire que la peine est restée
Au-dessous du crime. Convaincu de rapt, de vol
Il a vu lui échapper son butin, il a
Entraîné sous la faux la maison paternelle,
Le pays tout entier a été moissonné,
Et les Priamides ont deux fois payé le prix
De leurs fautes.
LE CORYPHEE
Des Achéens.
Sois béni, héraut de l'armée
LE HERAUT
Ma vie aux dieux.
Je suis béni, et j'abandonne
LE CORYPHEE
Tourmentait ton cœur.
Le regret de notre pays
406
LE HERAUT
Mes yeux de larmes.
Au point que la joie remplit
LE CORYPHEE
De nos cœurs.
Vous connaissiez le doux mal
LE HERAUT
Que dis-tu ? Et pour que je comprenne
Mieux tes paroles, explique-toi.
LE CORYPHEE
Car vous étiez
Attristés du regret de qui vous regrettait.
407
LE HERAUT
Tu veux dire que ce pays pleurait ses fils
Qui, de son côté, le pleurait ?
LE CORYPHEE
Ne cessait de gémir.
Mon cœur en deuil
LE HERAUT
D'où venait cet amer
Chagrin qui pesait sur vos cœurs ?
LE CORYPHEE
Depuis longtemps
Le silence est le seul remède de mon mal.
LE HERAUT
Tu craignais quelqu'un en l'absence de tes rois ?
408
Comment cela ?
LE CORYPHEE
Oui, à tel point que, comme toi,
Je tiendrais la mort pour une grande faveur.
LE HERAUT
Car pour moi aujourd'hui tout est bien terminé.
Mais on peut bien le dire, tout ce qui se prolonge
Tourne tantôt bien, tantôt mal. Qui, en effet,
Hormis les dieux, est à l'abri du mal pendant
Toute sa vie ? Et vous dirai-je nos fatigues,
Nos pénibles nuits en plein air, les passavants
Etroits où nous couchions sur la dure ! Mais quelle heure
Du jour ne nous a pas vu gémir et nous plaindre ?
C'étaient, sur terre, des souffrances pire encore ;
Nous couchions sous les murs de l'ennemi. Du ciel,
De la terre, la rosée des prés dégouttait
Sur nous, endommageant sans cesse nos habits
Et hérissant nos chevelures. Si l'on vous
Dépeignait l'hiver, tueur d'oiseaux, que la neige
409
De l'Ida rendait intolérable, ou l'été
Brûlant, quand, à l'heure de midi, la mer calme
Sans vagues tombe et dort dans sa couche ! Pourquoi
S'en attrister encore ? La misère est passée,
Passée ; les morts ne songent plus à se lever
De terre. Mais à quoi bon compter les disparus,
Pour faire souffrir les vivants au rappel d'un sort
Hostile ? Mon avis en tel cas est de dire
Au passé un adieu sans retour. Car pour nous,
Survivants de l'armée argienne, c'est bien
Le profit qui l'emporte et compense la peine.
Aussi nous pouvons nous rendre gloire à la face
Du soleil qui survole la terre et la mer :
Conquérante de Troie, l'armée des Argiens
A cloué dans leurs temples ces restes voués
Aux dieux de la Grèce, antique trophée de gloire".
Il faut qu'à ouïr ce bruit, on célèbre Argos
Et ses capitaines ; en même temps, on rendra
Un hommage à Zeus, sa faveur a décidé
Du succès. J'ai tout dit.
410
LE CHOEUR
Ton rapport a vaincu,
Je l'avoue, mes inquiétudes ; les vieillards
Sont toujours assez jeunes pour aller à l'école
De la vérité. Mais c'est surtout le palais,
Et c'est Clytemnestre que touchent ces nouvelles.
Moi, je me borne à une part de ce bonheur.
CLYTEMNESTRE
J'ai poussé des cris de joie, il y a déjà
Longtemps, quand le premier arriva dans la nuit,
Le messager de feu annonçant la conquête
Et la ruine de Troie. Mais certains me dirent
Tout remplis de reproches : "Te voilà donc certaine
Que Troie est maintenant une ville détruite ?
C'est le fait d'une femme de s'exalter ainsi."
Ces propos me faisaient devenir comme folle.
Je n'en fis pas moins des sacrifices. Le cri
D'allégresse retentissait dans la cité,
De tous les côtés, au fond des temples divins
Où ils cherchaient à endormir la dévorante
411
Ardeur des flammes parfumées. Et maintenant
Quel besoin aurai-je que tu m'en dises plus ?
J'apprendrai tout du roi lui-même. Oui, j'ai hâte
De recevoir de mon mieux cet époux aimé
Qui revient dans sa maison. Peut-il y avoir
Pour une femme une lumière plus douce à voir
Que celle de ce jour où elle ouvre les portes
A son mari qu'un dieu a sauvé de la guerre ?
Va dire à mon époux qu'il vienne le plus vite
Pour répondre aux désirs de sa cité. Qu'il vienne
Pour retrouver en arrivant dans sa maison
Une épouse fidèle, chienne de garde à lui
Dévouée, farouche à ses ennemis, toujours
La même en tout, et qui n'a point rompu, malgré
Sa longue absence, le sceau des trésors confiés.
Je connais assez peu le plaisir adultère,
Et même un simple bruit médisant sont des choses
Que j'ignore autant que l'art de teindre le bronze.
L'éloge paraît orgueilleux, il est trop plein
De vérité pourtant pour choquer sur des lèvres
De noble femme.
Elle entre dans le palais
412
LE CORYPHEE
Le discours qu'elle t'a fait,
Si tu l'as compris, est un discours spécieux
Pour un interprète clairvoyant. Mais dis-moi,
Héraut : et Ménélas ? Car je voudrais savoir
S'il est sauvé et va revenir avec vous,
Ce roi aimé de notre pays.
LE HERAUT
Je ne puis
Conter à des amis de séduisants mensonges
Dont ils puissent longtemps cueillir le fruit.
LE CORYPHEE
Pourtant
Puisses-tu nous donner des nouvelles qui soient
A la fois heureuses et véridiques ! La joie
Qui n'est pas vraie est vite décelée.
413
LE HERAUT
Le roi
Avec son vaisseau ont tous les deux disparu
De l'armée argienne. Et la vérité,
La voilà.
LE CORYPHEE
Etait-il donc parti d'Ilion
Devant vous ? Ou un même ouragan, vous a-t-il
Séparés ?
LE HERAUT
Tu as, pareil à l'habile archer,
Touché le but : tu as exprimé en deux mots
Un immense désastre.
LE CORYPHEE
Parmi vos compagnons
Dans la flotte des Grecs, le croyait-on vivant
414
Ou perdu à jamais ?
LE HERAUT
Non, nul n'en peut donner
Des nouvelles certaines, hormis le Soleil,
Nourricier de la terre.
LE CORYPHEE
Mais comment cette flotte
A-t-elle été surprise par cette tempête,
Soulevée par la colère des dieux, et quelle
En fut l'issue ?
LE HERAUT
Il ne sied guère de souiller
Un jour de bonheur par un langage de deuil,
Et chaque divinité veut être honorée
En son temps. Quand un messager vient apporter
A la cité cette abominable douleur
De savoir son armée détruite ; quand il lui
415
Apprend qu'une blessure a frappé tout le peuple,
Que des guerriers sans nombre ont été arrachés
D'une foule de maisons par le double fouet,
Trop cher à Arès, fléau divin à deux pointes,
Couple sanglant, c'est à ce moment qu'accablé
De pareilles douleurs, il convient d'entonner
Ce péan des Erinyes. Pourtant moi, qui viens,
Heureux messager du salut, dans une ville
Toute à la joie de son bonheur, comment pourrai-je
Mêler des disgrâces au triomphe, en décrivant
Une tempête que la colère des dieux
A déchaîné contre les Achéens ?
Sachez
Que deux ennemis, le feu et la mer, jadis
Irréconciliables se sont conjurés
Et ont montré leur alliance en détruisant
La pauvre armée des Argiens. C'est dans la nuit
Que pour notre malheur se levèrent les vagues.
Le vent de Thrace choquait nos vaisseaux les uns
Contre les autres. Se heurtant de front avec
Violence, sous le déchaînement de la
Tourmente, sous le fouet d'un orage de grêle
416
Pâtre de malheur, ils tournoyaient, et détruits
Disparaissaient.
Quand se leva la radieuse
Lumière du matin, foisonnant de cadavres
D'Argiens et de débris de vaisseaux nous vîmes
La mer Egée. Quant à nous, nous avions encore
Notre navire avec sa coque intacte. Sans doute
Un dieu, non un homme, nous avait dérobés
A la tempête ou obtenu notre salut,
En prenant en main le gouvernail. La Fortune,
Qui voulait notre salut, y avait pris place ;
C'est ainsi que notre carême ne fut point
Avariée sur ses ancres par la houle et
Ne s'échoua point contre un écueil rocheux. Puis,
Echappés à la mort dans les flots, et encore
Nous défiant de la Fortune, malgré l'éclat
Du jour, nos cœurs nourrissent une douleur nouvelle :
La perte de l'armée si misérablement
Anéantie. Et maintenant, s'il reste encore
Un survivant, sans doute parlera-t-il de nous
Comme de morts, n'est-ce pas ? Et nous croyons, nous
Qu'il a le même destin. Ha ! Puissent les choses
417
Tourner au mieux ! Attends que Ménélas surtout
Revienne le premier. Du moins si un rayon
De soleil sait qu'il est toujours vert et vivant
Par l'opération de Zeus qui se refuse
A anéantir la race d'Atrée, l'espoir
Nous reste qu'il revienne un jour dans son palais.
Persuade-toi qu'en entendant mon récit
Tu as entendu la vérité.
Il entre dans le palais
LE CHOEUR
Qui donc, si
Ce n'est quelque être invisible qui, pressentant
La destinée a pu diriger notre langue
Justement en donnant un nom aussi exact
A cette Hélène disputée, que son époux
Réclame la lance à la main ?
Car elle est née
Pour perdre les vaisseaux, les hommes et les villes
En s'échappant des molles tentures du lit
418
Pour s'enfuir sur les mers par le souffle puissant
Du zéphyr. Et des milliers de chasseurs, armés
Du bouclier cherchaient la trace évanouie
De sa nef pour atteindre les verdoyantes rives
Du Simoïs et soutenir une Querelle
Sanglante ?
Une colère inflexible en ses
Desseins a doté Ilion d'une alliance
Dont le juste nom est deuil. Elle a dans la suite
Vengé le mépris de la table hospitalière
Et de Zeus protecteur de l'hospitalité
Sur tous ceux qui chantèrent à pleine voix le chant
D'hyménée entonné alors par ses beaux-frères.
La vieille ville de Priam l'a désappris
Pour en apprendre un autre, un hymne de larmes et
De profonds soupirs où elle appelle Pâris
L'homme au lit funeste et déplore l'existence
De ses citoyens misérablement baignés
Dans leur sang.
Et c'est ainsi qu'un homme a nourri
Dans sa maison un lionceau, jeune et privé
419
Des mamelles qu'il aimait. Dans les temps premiers
De sa vie, l'animal, apprivoisé, caresse
Les enfants et amuse les vieillards. Porté
Souvent dans les bras comme un enfant nouveau-né,
D'un air joyeux, il flatte la main à laquelle
Sa faim le fait obéir.
Mais, avec le temps,
Il révèle l'âme qu'il doit à sa naissance.
Et en retour des soins qui ont pris ses nourriciers,
Il égorge impitoyablement des brebis
Et s'offre un festin auquel il n'a pas été
Invité. La maison est inondée de sang,
Incurable chagrin, carnage désastreux
Pour ses citoyens. C'est un prêtre d'Atè que,
Par la volonté d'un dieu, on a élevé
Dans la maison.
Ce qui d'abord, si je puis dire,
Entra dans Ilion, ce fut la paix sereine
Comme la mer que ne trouble aucun vent, le doux
Joyau qui rehausse un trésor, le tendre trait
Qui blesse les yeux, la fleur d'amour qui consume
420
Le cœur. Mais elle a bientôt changé et donné
A ses noces un amer dénouement : c'est pour perdre
Qui la reçoit, et c'est pour perdre qui l'approche
Qu'elle est venue dans la maison des Priamides ;
C'est une Erinys dotée de larmes que Zeus,
Vengeur de l'hospitalité y a conduite.
Il est un vieux dicton que les mortels depuis
Longtemps vont répétant : s'il s'élève assez haut,
Le bonheur humain est fécond et ne meurt pas
Stérile : car de la prospérité il germe
Un insatiable malheur.
Je ne suis pas
Ici de l'avis des autres ; pour moi, c'est l'acte
Impie qui en enfante d'autres, tous semblables
A leur père : la maison de justice est sûre
D'avoir toujours de beaux enfants.
Mais, d'ordinaire,
La violence ancienne, chez les méchants
Fait naître une violence nouvelle ;
Tôt ou tard, au jour choisi pour une naissance
Nouvelle, et avec elle une divinité
421
Indomptable, invincible, impie, Atè, cruelle
Ennemie des maisons, fille qui a les traits
De sa mère.
La Justice cependant brille
Sous les toits enfumés et honore les vies
Purifiées, elle détourne les regards
Des palais semés d'or où commande une main
Souillée, elle les reporte sur l'innocence
Sans égard au pouvoir de l'or que dans la gloire
On a vanté ; et c'est elle qui mène tout
A son terme.
Agamemnon paraît sur la droite. Il est debout
sur un char. Cassandre les yeux fixes est sur
un autre char.
LE CORYPHEE
Ah ! Roi, fils d'Atrée,
Destructeur de Troie, comment donc te saluerai-je ?
Comment te dire mon respect sans pour autant
Aller au-delà et sans aller en deçà
422
De l'hommage qui te revient ? Tant de mortels,
Plus soucieux de paraître que d'être, marquent
Ainsi la justice. [- -]
Or chacun est prêt
A gémir sur l'infortune d'autrui, pourtant
Nul chagrin ne pénètre jusqu'au cœur. Ainsi,
On affecte de partager la joie des autres,
On contraint son visage à sourire malgré lui.
Mais l'homme clairvoyant qui connaît son troupeau
Ne se laisse pas prendre à la mine d'un homme
Qui semble révéler un cœur tout dévoué
Et dont la caresse trahit une amitié
Frelatée.
Moi, je ne saurais te le cacher.
Jadis, quand pour Hélène, tu levas une armée
Tu fus pour moi classé comme extravagant et
Incapable de tenir le gouvernail de
Ta raison, parce que tu allais faire périr
Des hommes pour ramener en Grèce une femme
Effrontée, qui volontairement l'avait fuie.
Mais aujourd'hui du fond du cœur, en vrai ami,
423
A ceux qui ont mené leur travail à bien, j'offre
Mon dévouement. Et le temps te fera savoir,
Si tu veux t'informer, qui eut une conduite
Juste ou condamnable parmi les citoyens
Demeurés au logis.
AGAMEMNON
Il est juste d'abord
Que je salue Argos et les dieux du pays.
Ils m'ont aidé pour le retour et la vengeance
Que j'ai tirée de la cité de Priam. Car
Les dieux, n'ont pas permis qu'on plaide cette cause,
Ils se sont trouvés d'accord pour mettre un suffrage
De ruine pour Troie, de mort pour ses guerriers
Dans l'urne sanglante. De l'urne de clémence
La main qui s'approchait ne portait que l'espoir
Et laissait l'urne vide. Maintenant la fumée
Marque encore la place où la ville fut prise.
La tourmente de malheur seule vit encore,
Et de la cendre qui meurt avec la cité,
Montent des vapeurs encombrées de ses richesses.
C'est aux dieux que nous devons une gratitude
424
Fidèle puisque nous avons puni le rapt
Si rigoureusement. Ainsi pour une femme
Une ville a péri sous le monstre argien,
Issu des flancs d'un cheval, troupe au bouclier
Agile, enfanté par un cheval, qui, lancé
Au coucher des Pléiades, a pris son élan
Et bondissant par-dessus les remparts ainsi
Qu'un lion avide de chair crue, a léché
Jusqu'à satiété le sang royal.
Ici
Je dois d'abord prolonger mon salut aux dieux.
Quant aux sentiments que tu as su exprimer,
Je les partage et je suis prêt à les défendre :
Il est peu d'hommes naturellement portés
A admirer sans envie un ami heureux.
Quand le poison de haine a attaqué un cœur,
C'est double souffrance pour celui qui le porte
En soi : il sent le poids de son propre malheur
Et la vue du bonheur d'autrui le fait souffrir.
Je parle en connaissance, car je connais bien
Le miroir de l'amitié : l'image d'une ombre,
Fut l'affection des gens que je prétendais
425
Mes vrais amis. Seul, Ulysse, d'abord parti
Contre son gré, une fois attelé, tira
La bride bravement à mes côtés. Qu'il soit
Mort ou vivant, je dois lui rendre témoignage.
Pour ce qui regarde la Cité et les dieux,
Nous déciderons dans l'assemblée générale.
Le bien, nous tacherons donc de le maintenir
Et de le faire durer. Mais là où il faudra
Des remèdes salutaires, nous essayerons
Soit en brûlant, soit en taillant, dans un esprit
De bienveillance de détourner le fléau
De la contagion. Maintenant que je suis
Revenu dans mon palais et dans mon foyer,
Je saluerai tout d'abord les dieux, qui après
M'avoir accompagné au loin m'ont ramené
Ici. Et puisse la victoire qui a suivi
Mes armes, me demeurer à jamais fidèle.
Clytemnestre quitte le palais. Elle est
suivie d'esclaves, porteurs d'étoffes et de
tissus précieux.
426
CLYTEMNESTRE
Citoyen, qu'on vénère entre tous à Argos
Je ne rougirai pas d'exprimer devant vous
Mes amoureux transports pour mon époux. Le temps
Etouffe la pudeur. Je ne récite pas
Une leçon apprise. C'est ma propre vie
Qui fut malheureuse, tout le temps que cet homme
Fut sous les murs d'Ilion. C'est pour une femme
Tout d'abord un terrible malheur de rester
Sans époux, seule dans la maison, écoutant
Les mauvaises rumeurs que l'on porte sur elle,
Puis de voir venir un messager qui apporte
Une mauvaise nouvelle, et tous clamant
Du malheur pour la maison ! ... Si cet homme avait
Reçu autant de douleurs que la renommée
En colportait dans sa maison, son corps aurait
Maintenant plus de plaies qu'un filet n'a de mailles,
Et, s'il était mort autant de fois que le bruit
S'en répandait, il pourrait se vanter, nouveau
Géryon aux trois coups, d'avoir donc revêtu
Trois fois le manteau de la tombe, en succombant
Tout à tour sous chacune de ces enveloppes !
427
Ces rumeurs cruelles m'ont fait plus d'une fois
Suspendre mon cou à un lacet, dont on m'a
Détaché malgré moi. Et c'est aussi pourquoi
Ton fils n'est pas ici, comme il eût convenu,
Oreste, gage de notre foi mutuelle.
Ne t'en n'étonne pas : un hôte dévoué,
Strophios de Phocide, l'élève. Il m'a
Alors fait craindre une double calamité :
Les hasards que tu connais sous Ilion et
L'émeute populaire qui jetterait bas
Le conseil, car c'est un penchant chez les mortels
De piétiner celui qui est tombé. La ruse
N'a pas pris place en de telles raisons. Pour moi,
Les sources jaillissantes de mes yeux se sont
taries ; et je n'ai plus de larmes. J'ai brûlé
Mes yeux à veiller longuement et à pleurer
Sur toi dans l'obstiné silence des signaux
Enflammés. Et, dans mes songes, le vol léger
Et chancelant du cousin m'éveillait, les yeux
Remplis de maux, plus nombreux encore que ceux que
428
J'avais pu voir dans la durée de mon sommeil.
Aujourd'hui, après tant de peines, je peux dire
Que cet homme est le chien de l'étable, le câble
Sauveur du navire, la colonne solide
De la haute toiture, le seul fils enfant
De son père - et aussi la terre inespérée
Apparue au marin, la lumière si douce
Après la tempête, cette source qui coule
Pour le voyageur altéré. Quel réconfort
D'avoir échappé aux périls inévitables !
Aussi j'ai bien le droit de les nommer ainsi.
Et que l'envie se taise car nous avons ici
Assez supporté de misères ! Maintenant
Tête chérie, descends de ce char, sans poser
A terre, ô roi, ce pied qui a renversé Troie.
Que tardez-vous, servantes ? Ne vous ai-je pas
Enjoint de joncher de tapis le sol qu'il doit
Fouler ? Que la pourpre s'étale sous ses pas
Pour que la Justice le mène dans un lieu
Qui passe son attente. Mais une pensée,
Pour le reste, qui ne se laisse pas dompter
Le règlera comme il doit convenir, avec
L'aide des dieux, dans le sens voulu du destin.
429
AGAMNENON
Fille de Léda, gardienne de mon foyer,
Tu as mesuré ton discours sur la longueur
De mon absence : tu l'as prolongé longtemps.
Si louange nous est due, n'oublie surtout pas
Qu'elle doit venir d'autrui. Ne me reçois pas
Non plus, à la manière d'une femme, avec
Un faste amollissant. Mais ne m'accueille pas
Comme un barbare, en te prosternant et poussant
Des hurlements. Ne jonche pas le sol d'étoffes
Pour exciter l'envie. Ce sont les dieux qu'il faut
Honorer par de tels hommages. Mais marcher,
Moi simple mortel sur ces merveilles brodées
Je ne puis le faire sans crainte. Car je veux
Qu'on m'honore comme un homme, non comme un dieu.
Ma renommée n'a pas besoin d'essuie-pieds et
De vaines broderies pour être proclamée,
Et la prudence est le plus grand présent des dieux.
Celui-là seul doit être estimé heureux dont
La vie s'est achevée dans la prospérité
Et le bien-être. Mais il faudrait qu'un tel bonheur
430
Me fut entièrement assuré pour me
Donner pleine confiance.
CLYTEMNESTRE
Ici sans déguiser ta pensée.
Réponds-moi donc
AGAMEMNON
Je ne la déguiserai pas.
Sois-en sûre,
CLYTEMNESTRE
Aurais-tu fait
Un tel vœu à des dieux dans le cas d'un péril ?
AGAMEMNON
Si une autorité m'y avait engagé,
Certes oui.
431
CLYTEMNESTRE
Que crois-tu que Priam aurait fait,
S'il avait été comme toi vainqueur ?
AGAMEMNON
Je crois
Qu'il aurait marché sur des tapis tout brodés.
CLYTEMNESTRE
Tu n'as pas à craindre le blâme des mortels.
AGAMEMNON
Grande est la puissance de la voix de mon peuple.
CLYTEMNESTRE
Qui n'est pas envié n'est pas digne de l'être.
432
AGAMEMNON
La femme ne doit pas souhaiter de combattre.
CLYTEMNESTRE
Il sied même aux heureux parfois d'être vaincus.
AGAMEMNON
Mais tiens-tu toi aussi à vaincre en ce débat ?
CLYTEMNESTRE
Ecoute, laisse-moi de plein gré la victoire.
AGAMEMNON
Eh bien ! Puisqu’ainsi tu le veux, qu'on me délie
Promptement mes sandales, serviteurs des pieds
En marche, et qu'au moment où je mettrai le pied
Sur ces tapis de pourpre aucun des dieux ne jette
De loi sur moi un regard jaloux. Ce serait
433
Immense honte de ruiner sa maison
En gâchant sous ses pas un tel luxe d'étoffes
Achetées à prix d'or.
C'est assez là-dessus.
Tu vois cette étrangère : accueille-la avec
Bonté. Les dieux, du haut du ciel, avec faveur
Regardent celui qui commande avec douceur.
Personne ne se soumet volontiers au joug
De l'esclavage, et celle-ci est une fleur
Choisie dans l'amas du butin et dont l'armée
M'a fait don. Pourtant puisque je me suis soumis
A ta demande, je vais rentrer au palais
En foulant la pourpre sous mes pieds.
Il entre dans le palais lentement.
Clytemnestre s'exprime avec excès.
CYTEMNESTRE
Il y a
La mer, qui l'épuiserait ? La mer qui nourrit
Et renouvelle sans cesse cette liqueur
434
Précieuse qui tient en pourpre des étoffes
Sans nombre. Grâce aux dieux, la maison, seigneur,
Ne connaît pas la pauvreté. Combien d'étoffes,
J'aurais bien désiré voir foulées aux pieds si,
Dans les temples fatidiques, l'avis m'en eût
Eté donné quand je tentais de découvrir
Le moyen de racheter une âme si chère.
Tant qu'il y a une racine, le feuillage
Revient étendre son ombre sur la maison
Pour la protéger d'une puissante chaleur.
De même ton retour au foyer domestique
Est pour nous la chaleur qui revient au milieu
De l'hiver ; dans les jours où Zeus nous fait le vin
Avec la grappe acide, si la fraîcheur soudain
Règne dans la maison, c'est que l'homme achevé,
Le maître revoit ses foyers. Zeus, Zeus par qui
Tout s'achève, achève mes souhaits et songe
A cette œuvre que tu dois achever.
Elle rentre dans le palais.
La porte reste ouverte.
435
LE CHOEUR
D'où vient
Cette appréhension ainsi devant mon cœur
Rempli de pressentiments, qui obstinément
Voltige autour de lui ? Sans ordre ni salaire
D'où vient que mon chant s'essaie à l'avenir ?
Et pourquoi, après avoir craché comme on fait
Pour un songe obscur, l'assurance persuasive
N'est-elle pas assise au siège de mon cœur ?
Le temps est vieux déjà où le jet des amarres
Ramener à bord en fit résonner le sable,
Vers Ilion s'élançaient nos marins en armes.
Et de mes yeux, j'ai appris son retour. J'en suis
Moi-même le témoin ; pourtant mon cœur au fond
De sa propre inspiration chante le thrène
Sans lyre de l'Erinys, que jamais personne
Ne lui a appris.
Il ne sent plus, pleine et douce
La confiance de l'espoir. Pourtant le cri
Des entrailles n'est pas un vain cri et le cœur
436
Qui mène des rondes sur des entrailles amies
De la justice annonce une réalité.
Pourtant je souhaite que mon souci ne soit
Que mensonge et qu'il retombe dans le néant.
La ligne qui sépare la santé parfaite
De la maladie est extrêmement tenue.
La maladie, sa voisine, toujours s'apprête
A la jeter à bas ... Le triomphe de l'homme
Se heurte soudain à un écueil invisible.
Si du moins une crainte sage manœuvrant
Prudemment lui fait rejeter une partie
De sa richesse obtenue, alors sa maison
Ne sombre pas toute, malgré sa puissante charge :
Sa barque ne coule pas ; Zeus et les sillons
De l'année avec de multiples et larges dons
Savent éloigner la famine.
Mais le sang noir
D'un être humain une fois répandu à terre,
Aucun enchanteur ne pourrait le rappeler
Dans les veines dont il est sorti. Ce n'est pas
Impunément que Zeus décida d'arrêter
Pour notre bien celui qui savait ramener
437
Les morts des enfers. Pourtant ! Si l'ordre établi
Par les dieux, n'assurait pas dans un lot pour l'homme
La supériorité sur celui d'un autre homme,
Mon cœur préviendrait ma langue et déborderait
Plutôt que de guérir dans l'ombre et la douleur
Sans pouvoir espérer qu'un avis salutaire
Se déroule jamais de mon esprit en feu.
Sur le seuil du palais,
Clytemnestre apparaît à nouveau.
CLYTEMNESTRE
Mais entre toi aussi, n'entends-tu pas, Cassandre ?
Puisque Zeus clément, dans notre palais, t'a mise
Pour prendre part à nos ablutions, debout
Parmi de nombreux esclaves, près de l'autel
Qui protège nos biens, va, descends de ce char
Et dépose ton orgueil. Le fils d'Alcène
Lui-même fut, dit-on, vendu jadis et dut
Se résigner à manger le pain des esclaves.
Pour qui est, en tout cas, contraint à pareil sort
Cette immense faveur que de pouvoir tomber
438
Sur des maîtres accoutumés depuis fort longtemps
A l'opulence. Ceux qui, contre tout espoir,
Ont fait une riche moisson sont toujours durs
Et chiches pour leurs esclaves. Tu obtiendras
De nous les égards coutumiers.
Un silence.
Le chœur s'adresse à Cassandre.
LE CHOEUR
Mais c'est à toi
Qu'elle vient de s'adresser, et en termes clairs.
Puisque tu es prise dans le filet fatal,
Obéis, si tu veux obéir ; ou peut-être
T'y refuseras-tu.
CLYTEMNESTRE
Si, comme l'hirondelle
Elle n'a pas une langue inconnue, barbare,
Je veux bien essayer en lui parlant de faire
Entrer dans son cœur les avis de la raison.
439
LE CHOEUR
Suis-la, car l'avis qu'elle pourra te donner
Dans son état est le meilleur. Obéis donc
Et quitte le siège de ton char.
Nouveau silence.
CLYTEMNESTRE
Je n'ai pas
Le loisir de m'attarder ici à la porte.
Au centre de la maison, devant le foyer,
Les victimes sont rangées pour être immolées,
Déjà. Si tu es disposée à m'écouter,
Ne perds pas de temps. Si, faute de ne comprendre,
Tu n'entends pas mes raisons, au lieu de parler,
Explique-toi en gestes barbares.
LE CHOEUR
Ce semble,
440
L'étrangère aurait besoin d'un clair interprète.
Elle a les façons d'une bête qu'on viendrait
De capturer.
CLYTEMNESTRE
Mais, à coup sûr elle est folle et
Elle obéit au délire, si, arrachée d'hier
A sa ville conquise, elle ne sait porter
Le mors, sans exhaler en écume sanglante
Sa fougue. Je ne m'abaisserai pas à lui
Parler davantage.
Elle pénètre dans le palais,
la porte reste ouverte.
LE CORYPHEE
Pour moi, j'ai pitié d'elle
Et je ne me mettrai pas en colère. Allons
Infortunée, abandonne ton char, cédant
A la nécessité, inaugure le joug.
441
Cassandre est immobile, ses
yeux sont fixés sur le représentation
d'Apollon, dieu des routes - cette
représentation est visible à la porte du
palais. Alors, sans même bouger,
immobile, sur son char, elle dit :
CASSANDRE
Hélas ! Hélas ! Ô terre ! Apollon ! Apollon !
LE CORYPHEE
Pourquoi te lamenter au nom de Loxias ?
Son culte a refusé le thrène funéraire.
CASSANDRE
Hélas ! hélas ! ô terre ! Apollon ! Apollon !
LE CORYPHEE
442
La voilà qui encore en lugubres clameurs
Prie un Dieu qui n'entend pas les chants de douleur.
CASSANDRE
Apollon ! Apollon ! Dieu des routes ! Apollon
Qui me perds ! Dans quelle maison m'as-tu menée !
LE CORYPHEE
Va-t-elle prophétiser sur sa destinée ?
Le souffle de Dieu vit dans son âme d'esclave.
CASSANDRE
Apollon ! Apollon ! Dieu des routes ! Apollon
Qui me perds ! Dans quelle maison m'as-tu menée !
LE CORYPHEE
Celle des Atrides, si tu ne le sais pas,
Je te le dis sans crainte de me tromper.
443
CASSANDRE
Ah !
Dis plutôt une maison abhorrée des Dieux,
Complices de nombreux maux, meurtres de parents,
Têtes coupées, un abattoir d'hommes au sol rougi.
LE CORYPHEE
L'étrangère semble avoir le nez fin d'une chienne ;
Elle flaire la piste pour découvrir les meurtres.
CASSANDRE
Ah ! Ah ! J'en crois ces témoignages : ces enfants
Que je vois pleurer sous le couteau et ces chairs
Rôties dévorées par un père !
LE CORYPHEE
Est venue ta réputation prophétique,
Jusqu'à nous
444
Mais nous n'avons pas besoin ici de prophètes.
CASSANDRE
Grands Dieux ! Que prépare-t-on là ? Quelle douleur
Terrible encore prépare-t-on dans ce palais ?
Oui, terrible et cruelle, insupportable aux proches
Hélas ! Inguérissable, et le remède est loin.
LE CORYPHEE
Ces prédictions-là, je ne puis les saisir ;
Le reste m'est connu : tout le pays le crie.
CASSANDRE
Ah ! Ah ! Misérable ! tu oses donc cela ! ...
Tu as baigné l'époux qui partagea ta couche,
Comment dire la fin ? - Ce sera bientôt fait.
Deux bras, l'un après l'autre, avec avidité
Se tendent pour frapper.
445
LE CORYPHEE
Je ne comprends pas mieux.
Après les énigmes, voici d'obscurs oracles
Qui me laissent perplexe.
CASSANDRE
Ah ! Horreur ! Horreur !
Que vois-je ? Est-ce un filet d'enfer ? Mais ce filet,
C'est la compagne du lit, complice du meurtre.
Que la troupe attachée à la race salue
Donc d'un cri triomphant le sacrifice infâme !
LE CORYPHEE
Pourquoi dans ce palais appeler les clameurs
De l'Erinys ? Ta voix cette fois m'épouvante.
LE CHOEUR
Un flot jaunâtre reflue vers mon cœur, pareil
446
A celui qui, chez les guerriers mort sous la lance,
Accompagne les derniers rayons d'une vie
Qui s'éteint, tandis que la mort rapidement
S'approche.
CASSANDRE
Garde-toi de la vache, regarde,
Regarde. Dans le piège d'un voile elle a pris
Le taureau aux cornes noires ; elle frappe, il choit
Dans la baignoire pleine ; c'est ce qui se passe
Dans la cuve traîtresse et sanglante.
LE CORYPHEE
Je ne
Me vanterai pas d'être un habile interprète
D'oracles mais celui-là, sous de pareils mots
Paraît présager un malheur.
LE CHOEUR
Pour les mortels,
447
Jamais bonne nouvelle n'a été apportée
Par les oracles ? C'est par des malheurs que l'art
Verbeux des prophètes fait entendre le sens
De la terreur à ceux qui les écoutent.
CASSANDRE
Hélas !
Hélas ! Infortunée ! Quel est mon malheureux
Destin ? C'est mon propre malheur que je clame et
Que je verse ainsi dans le cratère. Pourquoi
M'as-tu conduite ici malheureuse, sinon
Pour y mourir aussi ? Ou pour quelle raison ?
LE CHOEUR
Une fureur divine a emporté ton âme
Pour chanter su toi-même un chant peu enchanteur.
Tel le fauve rossignol qui toujours appelle
"Itys ! Itys !" et gémit, hélas, en son cœur
Douloureux sur une vie riche de douleurs.
448
CASSANDRE
Hélas ! Hélas ! Pourquoi évoquer le destin
Du mélodieux rossignol ? D'un corps ailé
Les dieux l'ont revêtu. Sa vie était douceur
Et sans larmes ; ce qui m'attend, moi, c'est le fer
A double tranchant qui fend les fronts.
LE CHOEUR
D'où tiens-tu
Ces aveugles malheurs amassés par les dieux
Que dans ton délire tu prétends fondre sur toi ?
Et pourquoi modules-tu ces prédictions
Affreuses avec des cris lugubres et sur un ton
Suraigu ? Qui t'a révélé les mots sinistres
Qui jalonnent le chemin de tes prophéties ?
CASSANDRE
Ah ! Noces de Pâris, noces fatales aux siens !
Las ! Scamandre, où s'abreuvait ma patrie ! Naguère,
449
J'ai grandi, infortunée, nourrie sur tes bords.
Maintenant c'est sur les rives du Cocyte et
De l'Achéron que j'irai, je le crois, bientôt
Prophétiser.
LE CHOEUR
Ah ! Quel est ce trop clair oracle !
Un enfant, cette fois, comprendrait ! Je ressens
Comme une morsure sanglante la pensée
De ton douloureux destin quand j'entends ta voix
Clamer ces plaintives souffrances qui déchirent
Mon cœur.
CASSANDRE
Las ! Misères, misères de ma ville
A jamais disparue : hécatombes où mon père
Immolait sans compter le bétail qui paissait
Nos prairie pur sauver nos remparts, mais remède
Complètement vain, qui n'a pas sauvé la ville
De l'état où elle est réduite. Ainsi je vais,
L'âme inspirée, bientôt m'abattre sur le sol.
450
LE CHOEUR
Cet oracle nouveau s'enchaîne aux précédents
Un Dieu haineux s'est abattu sur toi de tout
Son poids et te force à chanter ces gémissantes
Et mortelles douleurs. Quelle en sera l'issue,
Je ne la devine pas.
CASSANDRE
Maintenant l'oracle,
Comme une jeune épousée à travers un voile
Ne se montrera plus. Mais d'un souffle éclatant
Il va bondir au-devant du soleil levant,
Et comme une vague, baigner dans ses rayons
Un terrible malheur plus grand que celui-là.
Je vous instruirai sans énigmes. A présent,
Rendez-moi témoignage que, nez sur la piste,
J'ai suivi sans écart la trace des forfaits
Anciens. Car il y a dans cette maison
Un cœur qui ne le quitte jamais et qui chante
A l'unisson, mais un chant qui ne charme point
451
L'oreille, car les paroles n'en sont pas belles.
Oui, c'est une bande bruyante qui a bu
Du sang humain pour s'enhardir et qui n'est pas
Aisée à déloger du palais où elle est,
Oui, c'est la bande des Erinyes acharnées
Contre la race. Attachées à cette maison
Elles y chantent le chant qui rappelle le crime
Initial, alors elles crachent leur dégoût
Tour à tour irritée contre celui qui la
Foula. Me suis-je trompé ou comme un archer
Ai-je touché le but ? Suis-je une radoteuse
Qui colporte de fausses prophéties, de porte
En porte ? Mais avant de le prétendre, commence
Par jurer que tu n'as jamais rien entendu
Dire de vieilles fautes de cette maison.
LE CORYPHEE
L'assurance du serment le mieux assuré
Serait-elle un remède ? J'admire comment
Elevée sur des rives lointaines, étrangère
A notre langage, tu rencontres partout
La vérité, comme si tes yeux l'avaient vue.
452
CASSANDRE
C'est que le divin Apollon m'a préposée
A cette tâche.
LE CORYPHEE
Piqué par le désir ?
A-t-il été, quoique dieu,
CASSANDRE
De parler de ces choses.
Jusqu'ici j'avais honte
LE CORYPHEE
Dans les jours de bonheur.
On fait le délicat
453
CASSANDRE
Tout embrassé d'amour.
Il luttait pour m'avoir,
LE CORYPHEE
Est-ce que vous en vîntes
Comme c'est l'usage au point de faire un enfant ?
CASSANDRE
J'en étais tombée d'accord avec Loxias
Mais je trahissais mon serment.
LE CORYPHEE
Déjà l'art qui t'inspire ici ?
Possédais-tu
CASSANDRE
Déjà
454
Je prédisais ses maux à mes concitoyens.
LE CORYPHEE
Comment donc échappes-tu au ressentiment
De Loxias ?
CASSANDRE
Dès que je l'eus trompé,
Personne n'accorda crédit à mes oracles.
LE CORYPHEE
Nous, nous croyons tes oracles dignes de foi.
CASSANDRE
Hélas ! hélas ! ah ! ha ! misères ! de nouveau
Le travail prophétique me fait sur moi-même
455
Tourner, et ses horribles préludes m'affolent.
Voyez-vous ces enfants assis près du palais
Pareils aux fantômes des songes ? On dirait des
Enfants tués par leurs parents : ils ont les mains
Pleines de chair pour repaître leurs proches ; ils ont
L'air de tenir leurs intestins et leurs entrailles,
Lamentable fardeau qu'un père de sa bouche
Approcha. Pourtant ce forfait sera puni,
Je le déclare : un lion, sans courage, qui,
Vautré dans le lit, garde la maison, médite,
Las ! de le venger sur mon maître de retour ;
Car je suis réduite à porter le joug de la
Servitude. Le destructeur de Troie, le chef
De la flotte ne sait pas ce que l'exécrable
Chienne qui manifestait beaucoup d'allégresse
En des discours sans fin, pareil à la furie,
Qui dissimule tant de desseins, lui prépare
Pour son malheur. Et voyez où va son audace :
Femelle qui tue son mâle, je vois en elle ...
De quel monstre odieux, - un serpent à deux têtes -
Scylla gîtée dans les rocs - fléau des marins,
Me faudrait-il emprunter le nom pour donner
Celui qu'elle mérite à cette ignoble mère
456
Furieuse, échappée de l'enfer qui respire
Une guerre implacable. Quel cri de joie, elle a
Poussé la scélérate : le cri du guerrier
Devant la déroute ennemie ! L'on s'imagine
Qu'elle exprime ainsi la joie d'un heureux retour !
Mais à présent si je parle à des incrédules
Qu'importe ! ce qui doit être sera, et, toi
Tu diras dans peu de temps, témoin attendri
Par l'évènement que mes prophéties ne sont
Que trop vraies.
LE CORYPHEE
Mais c'est du festin de Thyeste
Préparé avec la chair de ses enfants que
Tu as parlé ; j'ai compris et j'ai frissonné.
La terreur me prend à ouïr la vérité
Sans images. Sur ce que tu as dit en outre,
Mon esprit égaré, court hors de la carrière.
457
CASSANDRE
Je dis que tu verras la mort d'Agamemnon.
LE CORYPHEE
Tais-toi, malheureuse ! Laisse dormir ta voix.
CASSANDRE
Il n'est pas de médecin qui puisse guérir
Les maux que je prédis.
LE CORYPHEE
Que le ciel nous en garde !
S'ils doivent voir le jour,
CASSANDRE
Eux songent à tuer.
Mais forme des vœux,
458
LE CORYPHEE
Cette abomination ?
Quel est l'homme qui prépare
CASSANDRE
Du sens de mes oracles.
Tu t'égares loin
LE CORYPHEE
Je n'ai pas compris
Comment s'y prendrait l'assassin.
CASSANDRE
Parler la langue des Grecs.
Pourtant je sais
LE CORYPHEE
Loxias aussi :
459
Ils n'en sont pas moins difficiles à expliquer.
CASSANDRE
Dieux ! Quel est ce feu ? il marche sur moi. Hélas !
Apollon Lykéios, malheur à moi, à moi !
C'est elle, la lionne à deux pieds qui couchait
Avec le loup alors que le noble lion
Etait absent, c'est elle qui va me tuer,
Malheureuse ! Mais dans la coupe où elle brasse
Le poison, elle entend à sa vengeance aussi
Mélanger mon salaire. Contre son époux
En aiguisant le coutelas, elle prétend
Le punir de trépas pour m'avoir amenée
Ici. Pourquoi porter encore ces ornements,
Ce bâton et ces bandelettes fatidiques,
Tombant autour de mon cou ? Je te briserai,
Toi, avant de périr.
Elle brise le bâton, puis elle arrache de
sa tête et jette à terre ses bandelettes.
460
Vous tous, soyez maudits :
C'est ma revanche, à moi, de vous voir là, à terre.
Enrichissez de malheur quelque autre à ma place.
C'est Apollon qui me dépouille du manteau
Des prophètes, après s'être complu à me voir
Copieusement raillée sous cette parure
Par mes amis et par mes ennemis. Pour un rien
On m'appelait vagabonde comme une diseuse
De bonne aventure, mendiante affamée
Et famélique, et j'endurais l'affront. Voici
Qu'aujourd'hui le prophète qui a fait de moi
Une prophétesse m'amène ici pour y
Recevoir ce coup mortel. Au lieu de l'autel
Paternel, un billet m'attend tout empourpré
Du sang chaud de mon égorgement !
Mais les dieux
Du moins ne laisseront pas ma mort impunie.
A son tour, un autre viendra pour nous venger,
461
Un fils qui tuera sa mère, et qui lui fera
Payer le meurtre de son père. Fugitif,
Errant, banni de cette terre, il reviendra
Mettre le couronnement aux forfaits des maux
De sa famille. Ce qui le ramènera,
C'est le souvenir de son père étendu dans
Son sang. Dès lors pourquoi m'apitoyer ainsi
Et me lamenter ? Puisque j'ai vu la cité
D'Ilion traitée comme elle l'a été, puis ceux
Qui l'ont prise finir ainsi, condamnés par
Les dieux, j'irai, j'affronterai, je subirai
La mort. Aussi les dieux ont prononcé le grand
Serment. Or je salue en ces portes, les portes
De l'Enfer, et je ne souhaite plus qu'un coup
Bien porté, qui sans convulsion, dans les flots
D'un sang qui tue doucement, viendra me fermer
Les yeux.
LE CORYPHEE
Ô femme trop malheureuse et aussi
Trop savante, tu as fait des prédictions.
Mais si vraiment tu connais ton propre destin,
462
Pourquoi marches-tu si hardiment vers l'autel
Pareille à la génisse poussée par les dieux ?
CASSANDRE
Je ne peux échapper à mon sort ; pourquoi donc
Gagner une heure ?
LE CORYPHEE
Qui ont le plus de prix.
Ce sont les derniers moments
CASSANDRE
Je gagnerais peu à m'enfuir.
Non, le jour est venu
LE CORYPHEE
Sache-le, qui fait ton malheur.
C'est ton courage,
463
CASSANDRE
C'est une chose
Qu'on ne dit jamais aux gens heureux.
LE CORYPHEE
Mais mourir
Glorieusement est une faveur des dieux.
CASSANDRE
Ah ! Pitié sur toi, père, et sur tes nobles fils !
La tête enveloppée, elle se dirige vers le palais, puis,
brusquement recule.
LE CORYPHEE
Qu'y-a-t-il ? Quelle crainte te fait revenir
Sur tes pas ?
464
CASSANDRE horrifiée
Hélas ! Hélas !
LE CORYPHEE
Mais pourquoi ce cri ?
Quelle horreur est donc dans ton âme ?
CASSANDRE
Le palais
Exhale une odeur de meurtre et de sang.
LE CORYPHEE
Eh non !
Il sent les offrandes brûlées sur le foyer.
CASSANDRE
On dirait des odeurs qui sortent du tombeau.
465
LE CORYPHEE
La maison ne sert pas les parfums de Syrie
D'après ce que tu dis.
CASSANDRE
Allons ! J'irai gémir
Jusque chez les morts sur mon sort et sur celui
D'Agamemnon. J'en ai assez de cette vie.
Elle prend la direction du palais, s'arrête
puis se retourne vers le chœur.
Ah ! Étrangers ... Ne voyez pas en moi l'oiseau
Qui tremble devant le buisson : car je désire
Seulement qu'après ma mort vous vouliez me rendre
Témoignage de ceci, le jour où pour prix
De son sang, une femme aussi devra verser
Le sien propre, et où pour prix d'un homme perdu
Par son épouse, un homme tombera. Voilà
Le présent d'hospitalité que je demande
A l'heure de mourir.
466
LE CORYPHEE
Du sort que tu prévois.
J'ai pitié, malheureuse,
CASSANDRE
Encore un dernier mot.
Je ne veux pas chanter mon propre thrène, mais
Face au soleil et face à sa clarté suprême
J'adresse ma prière : puissent mes ennemis
Et mes meurtriers payer ensemble la dette
De l'esclave morte ici, qui fut une proie
Si facile.
Elle entre dans le palais.
La porte se referme.
LE CORYPHEE
Ô destin des mortels ! Sont-ils vraiment heureux ?
Leur bonheur apparaît comme une ombre légère.
467
Vint le malheur, un coup d'éponge humide efface
Le tableau : c'est cela plus encore que ceci
Qui m'emplit de pitié. Du succès les mortels
Ne se rassasient jamais. Nul n'y renonce et,
Le doigt levé pour l'écarter de sa demeure,
Ne lui dit : "N'entre plus."
C'est ainsi qu'à cet homme
La grâce fut donnée par les dieux bienheureux
De conquérir la ville de Priam. Il est
Retourné dans son pays comblé des faveurs
Du ciel ; mais maintenant s'il doit payer le sang
Qu'ont répandu ses pères et, en mourant lui-même
Après tant de morts, provoquer d'autres morts,
Son propre châtiment, qui donc parmi les hommes,
En apprenant cela, oserait se flatter
D'être né pour un sort à l'abri de tous maux ?
On entend derrière la porte la voix d'Agamemnon.
AGAMEMNON
Hélas ! D’un coup mortel ma chair est transpercée.
468
LE CORYPHEE
Ecoutez ! Qui crie là, blessé d'un coup mortel ?
AGAMEMNON
Hélas ! deux fois hélas ! encore un autre coup !
LE CORYPHEE
Le crime paraît accompli à en juger
Les gémissements du roi. Allons, essayons
De nous réunir ici en des mûrs conseils.
UN CHOREUTE
Mon avis, le voici : crions aux citoyens
D'accourir ici au palais.
DEUXIEME CHOREUTE
Je suis d'avis
469
De fondre brusquement à l'intérieur et
De saisir les meurtriers sur le fait, l'épée
Encore toute sanglante.
TROISIEME CHOREUTE
Pourquoi, je partage
Cet avis, il faut agir ; ce n'est plus le temps
D'hésiter.
QUATRIEME CHOREUTE
On peut attendre et voir ; ce n'est là
Qu'un début, c'est le signe de la tyrannie
Qu'ils préparent à la cité.
CINQUIEME CHOREUTE
Et nous balançons !
Mais eux foulent aux pieds la gloire d'hésiter,
Ils ne laissent pas s'endormir leurs bras.
470
SIXIEME CHOREUTE
Vraiment
Je ne sais quel conseil donner pour tomber juste.
Qui veut agir doit tout d'abord délibérer.
SEPTIEME CHOREUTE
C'est aussi mon avis : je ne vois pas comment
Des mots pourraient ressusciter un mort.
HUITIEME CHOREUTE
Quoi donc !
Cèderons-nous uniquement pour prolonger
Nos jours, à des maîtres qui souillent ce palais !
NEUVIEME CHOREUTE
Intolérable sort ! Mourir vaut encore mieux,
Car la mort est plus douce que la tyrannie.
471
DIXIEME CHOREUTE
Mais allons-nous sans autre preuve que des plaintes
Prédire la mort du roi ?
ONZIEME CHOREUTE
Il faut être bien
Renseigné de ce qui survient pour s'indigner :
Conjecturer et savoir exactement sont
Choses différentes.
LE CHORYPHEE
J'approuve cet avis,
Et je m'y range avec conviction : savoir
Exactement le sort que connaîtra l'Atride.
S'ouvre la porte centrale. L'on peut voir
Agamemnon recouvert d'un linge ensanglanté étendu et
mort. A ses côtés, Cassandre. Près des deux corps, Clytemnestre se tient debout,
une épée à la main.
472
CLYTEMNESTRE
La nécessité m'a dicté tout un discours
Et je ne rougirai pas de le démentir.
C'est le seul moyen, lorsque l'on veut assouvir
Sa haine sur un ennemi qu'on a semblé
Aimer, de dresser devant lui les panneaux du
Malheureux pour qu'il ne puisse bondir par-dessus.
J'ai songé longtemps d'avance à cette rencontre
Pour trancher une ancienne querelle ; elle est
Venue la revanche, enfin ! J'ai tout accompli,
Je ne puis le nier, pour qu'il ne pût ni fuir
Ni écarter la mort. Je l'ai enveloppé
Comme un poisson dans un vrai filet sans issue,
Riche vêtement de malheur, et je le frappe
Deux fois, et sans un geste, en deux gémissements,
Il laisse aller ses membres ; quand il est à bas,
J'ajoute un troisième coup, offrande votive
Au Zeus souterrain, sauveur des morts. C'est ainsi
Qu'il crache son âme en tombant. Son sang jaillit
Sous le fer qui l'a percé, et il m'éclabousse
Des noires gouttes de cette rosée sanglante
Aussi douce à mon cœur que la douce rosée
473
De Zeus pour le germe au sein du bouton.
Voilà
Comment les choses se sont passées, citoyens
Révérés dans Argos. Quelles vous plaisent, ou non
Moi je m'en applaudis. Si même il est admis
De verser des libations sur un cadavre,
Il serait juste d'en verser sur celui-ci,
Et ce serait bien justice ici, tant cet homme
Avait pris dans ce palais à remplir
D'exécrations la coupe qu'à son retour
Il a dû lui-même vider.
LE CHOEUR
Nous admirons
Le langage de ta bouche effrontée : ainsi
Tu te glorifies aux dépens de ton époux.
CLYTEMNESTRE
Vous voulez m'éprouver, vous me croyez pour femme
Irréfléchie. Or je vous dis, moi, vous devez
474
Le savoir, mon cœur ne tremble pas, vos critiques
Comme vos louanges me laissent indifférente.
Voilà Agamemnon, mon époux, son cadavre
Est l'œuvre de ma main, une bonne ouvrière.
Voilà ce que j'ai à vous dire.
LE CHOEUR
Quel poison
Tiré des sucs de cette terre, quel breuvage
Puisé aux flots de la mer as-tu absorbé
Que tu aies cru pouvoir, infligeant tel trépas
Ecarter, rejeter les imprécations
Du peuple ? Non ! Désormais tu es sans patrie,
La haine puissante de la ville est sur toi.
CLYTEMNESTRE
Ainsi, tu me condamnes aujourd'hui à l'exil
A la haine d'Argos, aux imprécations
D'un peuple, tandis que contre lui autrefois
Tu ne t'insurgeais pas : cet homme insouciant
Sans plus d'égards que pour la mort d'une brebis
475
Prise dans son troupeau laineux a immolé
Sa propre fille, l'enfant chérie de mon sang
Pour charmer les vents de Thrace. N'est-ce pas lui
Qu'il fallait jeter hors de cette ville, afin
Qu'il payât ses souillures ? C'est quand tu apprends
Ce que j'ai fait, au contraire, que tu deviens
Un juge implacable. Mais voici les menaces
Que je te permets puisque je suis préparée
A te les retourner : combattons par la force
Si tu es vainqueur ; c'est toi qui seras mon maître ;
Mais si le ciel en décide tout autrement,
De tardives leçons t'apprendront la sagesse.
LE CHOEUR
Ton esprit est audacieux et ton langage
Arrogant. Après le meurtre qui l'a souillé,
Le cœur pense que la tache de sang va bien
Au front. Méprisée, privée d'amis, tu devras
Payer coup par coup.
476
CLYTEMNESTRE
Et toi, veux-tu écouter
Les justes serments que je prononce ? Je jure
Par la Justice qui a vengé mon enfant,
Par Até et par l'Erinys auxquelles j'ai
Immolé cet homme, qu'il n'y a pas d'espoir
Que la crainte mette le pied dans le palais,
Tant que, pour allumer le feu de mon foyer
Egisthe sera à me garder ses bontés.
Il est le large bouclier en qui je mets
Ma confiance. Le voilà gisant cet homme
Qui m'a fait mal, les délices des Chryséis
Sous Ilion. Et elle est aussi la captive,
La devineresse, la prophétesse qui
Partageait son lit, sa fidèle concubine
Qui l'accompagnait sur le pont du vaisseau. Ils ont
Eux tous deux, le sort qu'ils avaient mérité. Lui,
Est tombé sans un mot. Mais elle, comme un cygne
A pleuré son dernier gémissement de mort
Avant de s'étendre, amoureuse, à ses côtés.
Mon époux me l'a amenée pour pimenter
Mon plaisir.
477
LE CHOEUR
Hélas ! Quelle mort viendra bien vite,
Sans nulle souffrance sur un lit de douleur
Nous apporter le sommeil que rien n'interrompt
Ni ne termine, puisqu'il a succombé, celui
Dont la bonté veillait sur nous, celui qui tant
Souffrit pur une femme, a maintenant perdu
La vie par une femme.
LE CORYPHEE
Hélas ! Folle Hélène,
Qui seule as perdu des milliers et des milliers
De vies sous Troie ...
LE CHOEUR
Et qui viens à présent de mettre
A ton œuvre un couronnement inoubliable,
En répandant un sang impossible à laver.
Oui, sans doute cette maison était alors
478
Hantée par la Querelle appliquée à la perte
D'un époux.
CLYTEMNESTRE
Mais ne vas pas appeler la Mort
Parce que ce coup t'accable, ne tourne pas
Ton ressentiment contre Hélène, sous prétexte
Qu'elle est seule la meurtrière d'un héros
Et seule destructrice de Grecs par milliers,
Provoquant des douleurs à jamais éternelles.
LE CHOEUR
Génie qui t'abats sur la maison et les têtes
Des deux petits-fils de Tantale, tu te sers
Des femmes animées des mêmes sentiments
Pour triompher en déchirant nos cœurs. Penché
Sur le cadavre comme un corbeau ennemi,
Tu te fais gloire de chanter suivant l'usage
Un hymne de triomphe.
479
LE CORYPHEE
Hélas ! Folle Hélène,
Qui seule as perdu des milliers et des milliers
De vies sous Troie ...
LE CHOEUR
Car tu as donné à ton œuvre
Un suprême, inoubliable couronnement
En répandant le sang impossible à laver.
Sans doute la maison était alors hantée
Par la Querelle, pour la perte d'un époux.
CLYTEMNESTRE
Ta bouche vient de redresser ton jugement,
En nommant le Génie qui largement s'engraisse
Du sang de cette race. C'est lui qui nourrit
Dans nos entrailles cette soif de sang. L'abcès
Nouveau apparait avant même qu'ait fini
Le mal ancien.
480
LE CHOEUR
C'est aisément un grand,
Un grand Génie celui dont la colère pèse
Sur cette maison, tu l'as dit. Hélas ! Hélas !
Cela par Zeus, qui seul tout veut et tout achève
Car chez les hommes, sans Zeus, rien ne s'accomplit.
Est-il ici rien qui ne soit œuvre des dieux ?
LE CORYPHEE
Ah ! Mon roi, mon roi, comment te pleurer ? Du fond
De ce cœur qui t'aime, que puis-je t'adresser ?
Te voilà couché dans ce tissu d'araignée,
Ton âme s'exhale sous un coup sacrilège !
LE CHOEUR
Hélas ! Tu gis sur cette couche ignominieuse,
Dompté traîtreusement, sous l'arme à deux tranchants
Brandie par une épouse !
481
CLYTEMNESTRE
Tu prétends que c'est là
Mon œuvre, n'en crois rien. Ne me dis même pas
Que je suis femme d'Agamemnon. Sous les traits
De l'épouse de ce mort, c'est l'antique, c'est
L'âpre Génie, le Vengeur d'Atrée, du cruel
Amphitryon, qui a payé cette victime
Immolant un guerrier pour venger des enfants.
LE CHOEUR
Et toi, innocente de ce meurtre ! Qui donc
En témoignera ? Comment ? Comment ? Il se peut
Que le génie qui venge les crimes des pères
Soit ton complice. Le noir Arès fait couler
A flot le sang familial en exerçant
Sa violence, car l'heure est venue pour lui
De fournir aux enfants dévorés la justice
Que réclame leur sang répandu sur le sol.
482
LE CORYPHEE
Ah ! mon roi, mon roi, comment te pleurer ? Du fond
De mon cœur affectionné, que puis-je dire ?
Te voilà couché dans ce tissu d'araignée
Et ta vie s'exhale sous le coup d'une main
Sacrilège !
LE CHOEUR
Hélas ! Tu gis sur cette couche
Indigne, dompté traîtreusement par la hache
A deux tranchants brandie par la main de l'épouse.
CLYTEMNESTRE
Selon moi son trépas n'a pas été indigne.
N'est-ce pas lui qui a introduit en effet
Jadis la mort perfide dans cette maison ?
Ce qu'il a fait subir à mon Iphigénie
Tant pleurée, belle enfant que j'avais eu de lui,
Méritait bien le sort que lui-même a subi.
Qu'il ne montre donc pas dans Hadès trop de gloire :
483
Sa mort sous le fer tranchant n'a fait que payer
Le crime qu'il commit.
LE CHOEUR
Je ne sais où j'en suis,
Tout conseil échappe à ma perspicacité :
Où dois-je me tourner quand croule la maison ?
Je tremble au bruissement de l'averse sanglante
Sous laquelle s'effondre le palais. Déjà
C'est un déluge ! Ainsi le Destin aiguise
Sur d'autres pierres, en vue d'un châtiment nouveau
Sa justice.
LE CORYPHEE
Ah ! Terre, terre, mais pourquoi
N'est-ce pas moi que tu as reçu dans ton sein,
Avant d'avoir vu mon roi étendu au fond
D'une baignoire d'argent ? Qui l'enterrera ?
Qui chantera son thrène ? L'oseras-tu, toi
Qui as tué ton époux gémir sur sa mort
Et pour rançon d'un atroce forfait, offrir
484
A son âme un hommage dérisoire qui
Défie la justice ?
LE CHOEUR
Et qui donc prendra la peine
De prononcer avec soin le funèbre éloge
De cet homme divin et de pleurer sur lui
D'un cœur qui ne monte pas ?
CLYTEMNESTRE
Ce n'est pas à toi
Que revient ce souci. Il est tombé par moi,
Il en est mort, et il sera enseveli
Sans que les gens de sa maison ne l'accompagnent
De leurs lamentations. Seule, Iphigénie
Sa fille, remplie de tendresse, comme il sied
Ira, au devant de son père, sur la rive
Du fleuve impétueux des douleurs, et jetant
Ses bras autour du cou, le baisera avec
Amour.
485
LE CHOEUR
A un reproche répond un reproche
Trancher est tâche ardue : qui voulait prendre est pris,
Qui tue payera sa dette. Une loi doit régner
Tant que Zeus restera sur le trône : "Au coupable
Le châtiment". C'est dans l'ordre divin. Qui pourrait
Extirper de ce palais, le germe maudit ?
La race est rivée au Malheur.
LE CORYPHEE
Ah ! Terre, terre,
Mais pourquoi ne m'as-tu pas reçu dans ton sein,
Avant d'avoir vu, mon roi étendu au fond
D'une baignoire d'argent ? Qui l'enterrera ?
Qui chantera son thrène ? L'oseras-tu, toi
Qui a tué ton époux gémir sur sa mort
Et pour rançon d'un atroce forfait, offrir
A son âme un hommage dérisoire qui
Défie la justice ?
486
LE CHOEUR
Et qui donc prendra la peine
De prononcer avec soin le funèbre éloge
De cet homme divin et de pleurer sur lui
D'un cœur qui ne meurt pas ?
CLYTEMNESTRE
Tu viens de proclamer
Enfin la vérité. En tout cas, je veux moi
Prêter ce serment au génie des Plisthénides.
A l'état des choses présent, je me résigne
Si dur qu'il soit, pourvu que désormais sortant
De ce toit, il aille épuiser une autre race
Par ces meurtres domestiques. La moindre part
Des biens de cette demeure ne suffira
Si je parviens à délivrer de ce palais
La fureur de mutuels homicides.
487
EGISTHE
Ô douce
Lumière d'un soleil justicier ! Je puis dire
Désormais qu'il existent des dieux protecteurs
Pour venger les mortels, des dieux qui de là-haut
Attachent leurs regards aux crimes de la terre
Puisqu'aujourd'hui j'ai vu dans les voiles tissées
Par les Erinyes, cet homme étendu payant
A ma profonde joie les machinations
De la main d'un père.
C'est Atrée, en effet,
Roi de cette maison et père de cet homme
Qui disputant le pouvoir à Thyeste, mon
Père à moi, et son frère à lui - pour parler clairement -
Le bannit à la fois de sa ville et de sa
Maison. Revenu en suppliant au foyer
De son frère, il y trouva la sécurité
En ce sens qu'il ne fut point tué sur place et
Que son sang ne se répandit pas sur le sol
De ses pères ; mais le père impie de cet homme,
Atrée, hôte plus empressé qu'affectueux
488
Faisant semblant de célébrer un jour de fête
Par un sacrifice plein de gaîté, servit
A mon père un repas composé de la chair
De ses enfants en guise d'hostilité.
Et assis seul au haut de la table, il brisa
Les pieds, et les bouts des doigts des mains. Aussitôt
Thyeste trompé étend la main et avale
La nourriture funeste - tu le vois -
A la race toute entière. Puis, comprenant
L'acte abominable, il pousse un gémissement
Et tombe à la renverse, en vomissant ces chairs
Egorgées. Il appelle un horrible destin
Sur les Pélopides et d'un coup de pied renverse
La table : "Que toute la race de Plisthène
Périsse ainsi !" Voilà pourquoi tu vois ici
Cet homme à terre. J'étais tout désigné moi,
En ourdissant ce meurtre.
Treizième enfant
De mon malheureux père, tout petit encore
Au berceau, Atrée m'exile avec lui. Ainsi
J'ai grandi et la Justice m'a ramené,
J'ai su atteindre l'homme sans entrer chez lui
489
Formant tous les ressorts de ce complot fatal.
Aussi la mort même m'apparait bien douce
Maintenant que je l'ai vue dans les filets de
La Justice !
LE CORYPHEE
Mais l'insolence dans le crime,
Egisthe, me révolte. Tu dis que tu as
Délibérément tué ce héros, et seul,
Conçu le dessein de ce meurtre lamentable,
Moi, je dis que ta tête n'échappera pas
Sache-le, à la juste vengeance du peuple
Chargée de pierres et d'imprécations.
EGISTHE
C'est toi,
Assis au dernier rang des rameurs, qui élèves
Ainsi la voix ! Mais qui commande à bord sinon
Ceux qui sont sur le pont ? Tout âgé que tu es,
Tu vas voir qu'il est dur pour les gens de ton âge
D'apprendre à être sage quand l'ordre en est donné.
490
Les fers et les tourments de la faim sont, pour dresser
Le vieillesse elle-même, des magiciens
Sans égaux. Ne vois-tu pas par ce que tu as
Devant les yeux ? Si tu t'opposes, il t'en cuira :
Non, ne regimbe donc pas contre l'aiguillon.
La bévue t'en cuira.
LE CORYPHEE
Et c'est toi, femmelette,
Puisque tu attends à la maison espérant
Le retour des hommes au combat, qui as souillé
Le lit d'un héros et qui as tramé la mort
D'un général d'armée.
EGISTHE
Voilà encore des mots
Qui vont faire naître des larmes. ta voix est
Le contraire de celle d'Orphée. Par le charme
De sa voix, il enchaînait à lui sa nature.
Toi pour nous provoquer par de sots aboiements,
491
Tu seras enchaîné, et tu te montreras
Adouci.
LE CORYPHEE
Quoi ! Je te verrais roi d'Argos
Toi qui as machiné le meurtre de cet homme,
Sans même oser agir ni frapper de ta main !
EGISTHE
La ruse, tu le sais, revenait à la femme.
Moi, le vieil ennemi, j'étais suspect. Avec
Les biens de cet homme, je compte maintenant
Commander aux citoyens. Qui se rebellera,
Je l'attellerai sous un joug pesant, il ne
Sera pas un poulain de volée nourri d'orge
Et la faim cruelle associée aux ténèbres
Le verra s'amadouer.
492
LE CORYPHEE
Dans ta lâcheté
Pourquoi ne frappes-tu pas ce héros toi-même ?
Pourquoi est-ce une femme, opprobre du pays
Et des dieux d'Argos, qui l'a tué ? Mais Oreste,
Ne vit-il pas toujours, pour revenir guidé
Par un destin heureux et les tuer tous deux
De son bras vainqueur ?
EGISTHE
C'est ainsi que tu prétends
Agir et parler ! Eh bien, tu vas voir ... Allons !
Gardes, mes amis, à l'œuvre.
LE CORYPHEE
Que tout le monde se tienne prêt.
Allons ! L'épée au poing !
493
EGISTHE
Moi aussi,
J'ai l'épée au poing et je ne recule pas
Devant la mort.
LE CORYPHEE
Tu parles de mourir : nous en
Acceptons l'augure, et nous prenons la fortune
Pour arbitre.
CLYTEMNESTRE
Arrête, ô le plus cher des hommes,
N'ajoutons pas d'autres malheurs. La saison nous
A vu moissonner trop de gerbes de douleurs.
Assez de misères ; ne versons plus de sang.
Rentrons tous maintenant, toi comme les vieillards
Chacun dans la maison que le destin lui donne
Sans souffrir ni même subir le fâcheux.
Ce qui s'est accompli devait fatalement
Arriver. Pourtant si ces mots pouvaient suffire,
494
Nous serions contents : le Génie aux lourdes serres
Nous a assez cruellement frappés. Tel est
L'avis d'une femme, si l'on veut l'écouter.
EGISTHE
Alors tous ces gens-là déchaîneront sur moi
Leur stupide langage ! Et ils provoqueraient
Le sort en lançant de tels propos ! Ils perdraient
Leurs sens au point d'insulter leur maître !
LE CORYPHEE
Non, non,
Jamais Argos ne flattera un mauvais homme !
EGISTHE
Je saurai te rattraper les jours à venir,
Va.
495
LE CORYPHEE
Non, si un Dieu guide ici les pas d'Oreste.
EGISTHE
Je sais que l'exilé se repaît d'espérances.
LE CORYPHEE
Courage, engraisse-toi, ignore la justice,
Tu en as le pouvoir.
EGISTHE
Ah ! Tu me paieras cher,
Sois-en sûr, la rançon de ta folie.
LE CORYPHEE
Hardi !
Et vante-toi comme un coq auprès de sa poule.
496
CLYTEMNESTRE
Dédaigne ces vains aboiements. Car toi et moi,
Maîtres de ce palais, nous y mettrons bon ordre.
497
LES CHOEPHORES
498
PERSONNAGES
ORESTE
PYLADE
LE CHOEUR, composé de douze prisonnières
de guerre
ELECTRE, sœur d'Oreste
LA NOURRICE
CLYTEMNESTRE
EGISTHE
UN SERVITEUR
499
La scène est à Argos devant le palais des Atrides avec trois
portes - l'une située sur le côté est la porte du gynécée.
500
Dans l'orchestre, il y a un tertre : le tombeau d'Agamemnon.
ORESTE
Hermès souterrain, tourne les yeux vers mon père
Abattu, sois pour moi, je t'en prie, un sauveur
Et un allié. je reste dans ce pays,
Je reviens de l'exil.
Il monte sur le tertre.
Je te somme, mon père
Sur le tertre de cette tombe de me prêter
L'oreille et d'entendre ...
Il coupe une boucle de ses
cheveux et la dépose sur le tombeau.
A l'Inachos j'ai offert
Une boucle de mes cheveux, il a nourri
Ma jeunesse. J'en offre une autre ici en hommage
501
De deuil ...
Car je n'étais point là pour déplorer
Ta mort, ô mon père, et je n'ai pas étendu le bras
Sur ton cadavre quand il a quitté la maison ...
Que vois-je ? Quel cortège de femmes s'avance ainsi
Sous ces voiles noirs qui les distinguent ? Quel malheur
Dois-je donc supposer ? Une douleur nouvelle
Vient-elle frapper ce palais ? Ou dois-je comprendre
Que ces femmes viennent offrir des libations
Qui apaisent les mânes de mon père ? Car est-ce
Autre chose ? voici, je crois, Electre, ma sœur,
Qui s'avance : je la reconnais à sa tristesse
Profonde. O Zeus, donne-moi de venger le meurtre
D'un père et me veuille aider dans ma tâche. Pylade,
Arrêtons-nous à l'écart que je sache au juste
Ce que veulent ces femmes en pompe suppliante.
LE CHOEUR
Un ordre du palais m'envoie accompagner
Des offrandes funèbres d'un battement de bras
Rapide. Sur ma joue rougie par les déchirures,
502
Voyez, l'ongle a tracé de frais sillons ; mon cœur
Se nourrit d'éternelles lamentations.
Faisant crier le lin des tissus, ma douleur
A mis en lambeaux les voiles qui recouvraient
Ma poitrine : toute joie s'en enfuie à jamais
Sous les maux qui m'ont agressée.
Car la Terreur,
Dont les cris perçants font dresser les cheveux et
Qui annonce l'avenir en songe, en soufflant
La colère du fond du sommeil, a fait au fort
De la nuit retentir un cri d'épouvante et
Sur les chambres des femmes est venu lourdement
S'abattre. Et interprétant ces songes, les prophètes
Ont déclaré sous la garantie des dieux, que,
Sous terre, les morts se plaignent violemment et
Sont irrités contre les meurtriers.
Et c'est
Dans un ardent désir de voir "cet hommage ! - ou
Plutôt cet outrage ! - "détourner d'elle le malheur" - Ô
Terre mère ! Que m'envoie ici la femme impie.
Je tremble de laisser tomber de pareils mots :
503
Existe-t-il un rachat de sang répandu
Sur le sol ? Foyer riche de misères ! palais
Renversé ! Fermées du soleil, odieuses
Aux mortels, les ténèbres entourent les maisons
Dont les maîtres sont morts.
Le respect invincible,
Insurmontable, inattaquable qui jadis
Pénétrait le cœur et les oreilles du peuple,
Aujourd'hui s'est évanoui et a fait place
à la peur. Le succès, c'est ce que les mortels
Regardent comme un dieu, plus qu'un dieu ! La Justice
Vigilante atteint les uns promptement en leur
Midi ; à d'autres, c'est l'heure frontière de l'ombre
Qui leur réserve des peines tardives quand vient
Le crépuscule ; il en est aussi que la nuit
Dérobe à ses sanctions.
Que les gouttes en soient
Une fois bues par la terre nourricière et
Le sang vengeur se fige, il ne coulera plus !
Si le châtiment douloureux est différé,
Le coupable devra toutefois supporter
504
Une foison de maux largement suffisante !
Pour qui a touché à la chambre d'une vierge
Il n'est point de remède, et, pour purifier
Une main souillée de meurtre, tous les fleuves ensemble,
Réunissant leurs cours, essayeraient en vain
De laver leur souillure.
Pour moi, que les dieux ont
Contrainte à partager le sort de cette ville,
Ils m'ont amené du toit paternel ici
Afin d'être esclave, il m'a fallu, en dépit
Que j'en aie, me résigner au commencement
De mon existence aux ordres justes ou injustes
Des puissants et étouffer la haine qui me ronge
Le cœur et, sous le voile, je pleure la destinée
Triste de mon maître, le cœur glacé par un deuil
Caché.
ELECTRE, s'arrête devant le tombeau,
semble hésiter quelques instants puis elle
s'adresse au chœur de prisonnières.
505
Captives, vous qui tenez la maison
En ordre, vous qui êtes venues m'accompagner
Dans cette supplication, conseillez-moi
De ce que je dois faire. Que dire en répétant
Ces libations funèbres ? Où trouver les mots
Qui agréent ? Comment prier mon père ? Que dirai-je ?
Que j'apporte ces présents à l'épouse amante
De la part de ma mère ? Je n'ai pas cette audace,
Et je ne sais que dire en versant cette offrande
Au tombeau de mon père. A moins que je n'emploie
Les termes consacrés et le prie d'accorder
Par un juste retour, digne de leurs outrages
Quelconque récompense ... Ou versant en silence
Ces libations qu'abreuveront la terre
Et sans rendre à mon père plus d'honneurs qu'il n'en a
Reçu à sa mort, retournerai-je comme on fait
Dans les lustrations, lançant cette urne au loin
Sans détourner les yeux ? Mais quelle décision
Dois-je prendre ? Aidez-moi de vos conseils, amies !
Dans ce palais, nous nourrissons la même haine.
Aussi ne me cachez pas le fond de vos cœurs.
Que craignez-vous ? Le même sort est réservé
A l'homme qu'il soit libre ou soumis à une main
506
Etrangère. De grâce parlez si vous avez
Mieux à me dire.
LE CORYPHEE
Le tombeau de mon père pour moi
Est un autel ; aussi puisque tu me l'ordonnes,
Je te dirai ce que j'ai dans le cœur.
ELECTRE
Mais parle
Comme peut t'inspirer le respect de la tombe.
LE CORYPHEE
En arrosant sa tombe, fais des vœux qui agréent
A ceux qui l'aiment.
ELECTRE
Désigner ?
Qui, parmi les siens, puis-je ici
507
LE CORYPHEE
D'Egisthe.
Toi, d'abord, puis quiconque a la haine
ELECTRE
Alors ?
C'est pour toi et pour moi que je prierai
LE CORYPHEE
Tu le sais. C'est donc à toi maintenant
De réfléchir.
ELECTRE
Nous associer ?
Quel autre puis-je encore ici
508
LE CORYPHEE
Essaie de te souvenir
D'Oreste, tout exilé qu'il est.
ELECTRE
Très bonne idée.
Cette fois, tu m'as ouvert les yeux.
LE CORYPHEE
Maintenant,
Souviens-toi, et contre les coupables ...
ELECTRE
Mais que dois-je
Demander ? Instruis-moi, guide mon ignorance.
LE CORYPHEE
Demande que surgisse enfin, dieu ou mortel ...
509
ELECTRE
Qu'ajouterai-je ? Un juge ou un justicier ?
LE CORYPHEE
Ah ! dis-le franchement : un meurtrier comme eux.
ELECTRE
Mais puis-je sans impiété demander cela
Aux dieux ?
LE CORYPHEE
Le mal à un ennemi ?
N'est-il pas juste de rendre pour le mal
Electre se saisit d'une coupe que lui offre
une captive, on verse l'eau lustrale, elle
commence à répandre les libations sur le
tombeau d'Agamemnon.
510
ELECTRE
Puissant messager
Du ciel et des enfers, écoute-moi Hermès
Infernal, veuille te charger de mon message.
Que les dieux souterrains qui sont témoins vengeurs
Du meurtre de mon père acceptent à mes prières
De prêter une oreille ; que la Terre elle-même
Qui seule enfante tous les êtres, et qui, après
Les avoir nourris reçoit le germe fécond
A nouveau, que la Terre, prête aussi une oreille.
Cependant je m'adresse à mon père en versant
Cette eau lustrale aux défunts : "Prends pitié de moi
Et de ton Oreste pour que nous soyons chez nous
Les maîtres ! A présent, nous sommes des vagabonds,
Vendus par celle qui nous a enfantés et
Qui a pris à ta place pour époux Egisthe,
Complice de ton assassinat. On me traite,
Moi, comme une esclave et Oreste de ses biens
Est banni, eux se gorgent insolemment du fruit
De tes travaux. Fais qu'Oreste revienne ici
Heureusement. Telle est ma prière, entends-la,
511
Mon père. Et à moi-même accorde un cœur beaucoup
Plus chaste que celui de ma mère et des mains
Plus pieuses. Tels sont les vœux que je fais pour nous ;
Pour nos adversaires, je souhaite qu'il paraisse
Un vengeur de ta mort, ô mon père, qu'ils périssent
A leur tour sous les coups de la justice. Voilà
Mes vœux, ici je verse ma libation
En formulant contre eux mon souhait de malheur.
Mais à nous, envoie ici le bonheur, avec
L'aide des dieux, de la Terre et de la Justice
Victorieuse". Et voilà les vœux sur lesquels
Je verse ici mes libations. A vous donc,
Selon l'usage de les couronner de vos pleurs
En entonnant le péan du mort.
LE CHOEUR
Eclatez
Bruyants sanglots, sanglots de malheur bien dus
Au maître mort devant ce rempart qui protège
Les justes et qui sait repousser les criminels.
Leur vertu expiatoire saura détruire l'ef-
512
Fet des libations abominables qui
Viennent d'être versées. Toi, maître vénéré
Entends, entends la prière de mon cœur en deuil.
Hélas ! Hélas !
Ah ! Quel libérateur viendra
Dans cette maison, puissant guerrier, brandissant
A la fois dans la bataille l'arc scythe tendu
Par son bras et l'épée tenue par la poignée
Pour combattre de près ?
ELECTRE
A bu nos libations et mon père les a
Oui, maintenant la terre
Reçues. Mais voici du nouveau, écoutez-le.
LE CORYPHEE
Ah ! parle donc : mon cœur palpite d'épouvante.
ELECTRE
513
Je vois cette boucle coupée sur le tombeau.
LE CORYPHEE
De qui est cette boucle ? d'un homme ou d'une vierge
A la ceinture profonde ?
ELECTRE
A deviner.
La chose est facile
LE CORYPHEE
Ses aînées ?
C'est donc à la plus jeune d'instruire
ELECTRE
En dehors de moi, est-il quelqu'un
Qui aurait pu se couper cette boucle ?
514
LE CORYPHEE
Non, non !
Ceux qui devaient au mort l'hommage des cheveux
Sont des ennemis.
ELECTRE
Tout à fait pareille.
Mais voyez cette boucle est
LE CORYPHEE
Que je voudrais savoir.
A quels cheveux ? C'est cela
ELECTRE
La ressemblance est parfaite.
A mes propres cheveux,
515
LE CORYPHEE
Ce serait Oreste
Qui aurait en secret apporté cette offrande ?
ELECTRE
Mais ces cheveux ressemblent extrêmement aux siens.
LE CORYPHEE
Comment a-t-il osé venir jusqu'au tombeau ?
ELECTRE
Il a pu envoyer cette boucle en l'honneur
De son père.
LE CORYPHEE
Ce que tu me dis là n'est pas moins
Déplorable, s'il ne doit jamais toucher du pied
516
Le sol de ce pays.
ELECTRE
Moi, c'est un flux de bile
Qui a envahi mon cœur et j'ai été
Frappée comme d'un trait pénétrant, et des larmes
Brûlantes tombent de mes yeux, sans que rien puisse
Arrêter ce débordement irrésistible
A la vue de cette boucle, - oui, c'est un orage.
Mais comment puis-je croire que ces cheveux sont ceux
De quelque autre Argien ? Et ce n'est pas non plus
La meurtrière qui a pu les couper, ma mère,
Qui dément ce nom par l'aversion impie
Qu'elle nourrit à l'égard de ses fils. Comment
D'autre part accepter sans réserve l'idée
Que cette offrande vienne du plus cher des mortels
Ici ... Pourtant l'espérance flatte mon cœur.
Ah ! Si seulement elle avait la douce voix
D'un messager, afin que je ne fusse plus
Ballottée entre deux pensées et que je puisse,
En confiance, ou la jeter avec horreur,
Si elle fut coupée sur une tête ennemie,
517
Ou si elle est bien de mon frère, l'associer
A mon deuil pour orner la tombe et honorer
Mon père !
Pourtant nous invoquons les dieux qui savent
Quels orages nous emportent comme des matelots
Dans leurs tourbillons ; si nous serons sauvés, et
Si d'un germe incertain peut sortir un grand arbre.
Voici un second indice, des traces de pas
Semblables à celles de mes pieds. Je vois ici
En effet deux sortes d'empreintes, celles d'Oreste
Lui-même et celles d'un compagnon de voyage.
Les talons et les contours des muscles du pied
Sont de même mesure que les miens. Une angoisse
Me prend et confond ma raison.
Oreste de quelques pas avance tandis que
Pylade reste à une distance derrière lui.
518
ORESTE
Adresse au Ciel
Le vœu de conserver la chance que toujours
Tu formules des vœux qu'il t'accorde.
ELECTRE
Vient de m'accorder le Ciel ?
Quelle grâce
ORESTE
Ceux que réclamaient tes vœux !
Te voilà devant
ELECTRE
Et quel est celui
Des mortels que tu sais que j'appelais ?
519
ORESTE
Je sais
Que tu as soupiré souvent après Oreste.
ELECTRE
Et en quoi mes vœux ici sont-ils exaucés ?
ORESTE
C'est moi : ne cherche pas un mortel plus chéri.
ELECTRE
Mais ne trames-tu pas quelque ruse contre moi,
Etranger ?
ORESTE
L'artisan.
Contre moi-même alors j'en serais
520
ELECTRE
Tu veux donc rire de mes misères ?
ORESTE
Des miennes donc aussi si je riais des tiennes.
ELECTRE
Est-ce vraiment Oreste qui parle par ta bouche ?
ORESTE
Ainsi quand tu me vois, tu as beaucoup de peine
A me reconnaître, tandis qu'en apercevant
Cette boucle consacrée en signe de deuil
Et en examinant la trace de mes pas,
Tu ne t'es plus tenue de joie et tu as cru
Me voir. Regarde, en la rapprochant de l'endroit
Où je l'ai coupée cette boucle de ton père
Qui de si prés rappelle les cheveux de ta tête.
Vois aussi ce tissu, ouvrage de tes mains,
521
Contemple les images de chasse qu'y tracèrent
Jadis les coups du battant.
Electre se jette dans le bras d'Oreste, elle
est sur le point de pousser un cri ...
Ne te laisse pas
Egarer par la joie, contiens-toi ; je le sais,
Ceux qui devraient le plus nous aimer sont aigris
Contre nous deux.
ELECTRE
Ô cher souci de la maison
De ton père, espoir pleuré d'un germe sauveur,
Confie-toi en ton courage, tu recouvreras
Le palais paternel. Ô la douce lumière
De ma vie, ô toi qui détiens les quatre parts
De mon cœur, car la nécessité me réduit
A saluer en toi un père, et c'est sur toi
522
Que se porte l'amour que j'avais pour ma mère
Qui m'est devenue bien justement odieuse
Et pour ma sœur immolée sans pitié ; voici
Tu es la frère fidèle qui me rend les honneurs.
Que la Force et la Justice, et avec elles Zeus
Le souverain des dieux, me prêtent leurs secours !
ORESTE
Zeus, Zeus, viens t'en contempler notre misère et vois
Les petits de l'aigle sont privés de leur père,
Mort dans les replis et les nœuds d'une vipère
Infâme ; ses orphelins sont pressés par la faim
Dévorante, ils ne sont pas d'âge à rapporter
Au nid le gibier qu'apportait leur père. Tels sont,
Tu le vois bien, mon sort et celui de ma sœur,
Electre : nous sommes des enfants sans père, tous deux
Egalement bannis de leur propre maison.
Si tu laisses mourir cette couvée d'un père
Qui jadis fut ton prêtre et te combla d'hommages,
Où trouveras-tu donc une main aussi large
A t'offrir de riches festins ? Si tu faisais
Périr la race de l'aigle, tu ne saurais plus
523
Envoyer à la terre, les signes qu'elle accueille
Avec foi ; et, de même si tu laisses sécher
Jusque dans ses racines cette race royale,
Nous ne pourvoirons plus tes autels dans les jours
D'Hécatombes. Prends soin de nous : tu peux relever,
Relever la grandeur de cette maison qui
Semble aujourd'hui toute déchue.
LE CORYPHEE
Silence, enfants
Qui sauverez le foyer paternel. Craignez
Que quelqu'un ne vous entende, et, pour le plaisir
De parler n'aille tout révéler à nos maîtres.
Ceux-là, puissé-je les voir morts, sur le bûcher
Flambant où bave le résine !
ORESTE
Non, il ne me
Trahira pas, cet oracle tout-puissant de
Loxias qui m'avait ordonné d'affronter
Ce péril, qui élevait ses clameurs pressantes
524
Et m'annonçait des peines à glacer le sang
De mon cœur si je refusais de pourchasser
Les assassins d'un père par leurs propres chemins
Et n'obéissais à son ordre : en les tuant
A leur tour dans la fureur que peut me causer
La perte de mes biens. Sinon, déclarait-il
Je paierais un refus de ma vie, au milieu
D'un grand nombre et de déplaisantes maladies.
Et déjà révélant aux mortels les vengeances
De l'enfer irrité, il nous a fait connaître
Ces maladies terribles qui attaquent les chairs,
Ces lèpres à la dent sauvage qui vont dévorant
Ce qui la veille était un corps, puis les poils blancs
Qui se lèvent sur ces plaies. Sa voix nous annonce
Les attaques des Erinys provoquées par
Le sang d'un père et l'apparition d'un œil
Qui brûle dans les ténèbres. Le trait ténébreux
Que les enfers lancent pour les supplications
De ceux qui sont morts dans une famille, la rage,
Les vaines épouvantes de la nuit agitent,
Troublent l'homme et le chassent de la ville, le corps
Meurtri par un fouet d'airain. Pour cet homme-là,
Plus de part aux cratères, plus de part aux doux flots
525
Des libations, car l'invisible courroux
D'un père l'écarte des autels ; et nul ne peut
L'accueillir ni partager son gîte ; méprisé
De tous, sans amis, il meurt enfin desséché
Misérablement par un mal qui détruit tout.
Ne faut-il pas obéir à de tels oracles ?
Si je ne leur obéis pas, l'œuvre ne doit pas
Moins s'achever. Bien des désirs ici conspirent
Au même but : à côté des ordres du dieu,
C'est l'immense deuil de mon père sans oublier
Le dénouement qui me presse, et c'est le plaisir
Surtout de ne pas laisser mes concitoyens,
Les conquérants de Troie à l'âme résolue
Etre ainsi les cerfs de deux femmes ; car son cœur est
D'une femme s'il ne le sait pas, il va l'apprendre.
Tous se tournent vers le tombeau
d'Agamnenon.
LE CORYPHEE
Parques puissantes, que par la volonté de Zeus
526
Tout vienne à s'achever comme le droit l'exige.
"Que tout mot de haine soit payé d'un mot de haine."
Voilà ce que Justice de chacun exigeant
Son dû, va clamant à grande voix. "Et qu'un coup
Meurtrier soit puni par un coup meurtrier,
Au coupable le châtiment", dit un adage
Trois fois vieux.
ORESTE
Ô mon père, o mon malheureux père,
Par quels mots, quelles offrandes, saurai-je de si loin
Atteindre jusqu'au lit où tu reposes ? Ténébre
Et lumière s'équivalent. La plainte qui s'adresse
Aux Atrides exclus de leur maison est aussi
Un hommage bien venu.
LE CHOEUR
Mon enfant, la dent
Féroce du feu ne saurait anéantir
Le sentiment chez les morts, et ils font un jour
Ou l'autre éclater leurs colères. Que la victime
527
Soit pleurée, et le vengeur bien vite apparaît.
Quand il s'agit d'un père, à qui l'on doit la vie,
La lamentation des proches le poursuit,
Irrésistible avec ampleur, avec puissance.
ELECTRE
Ecoute donc, père, mes gémissantes douleurs.
Tes deux enfants sur ce tombeau vont faire jaillir
Le sanglot du thrène et c'est lui qui nous accueille
Suppliants et exilés. Point de joie ici
Pour nous ; rien que des douleurs. Et notre malheur
Est insurmontable.
LE CORYPHEE
Un jour, de cette détresse,
Un dieu, peut faire naître des clameurs agréables
A entendre. Au lieu du thrène sur une tombe,
Le péan peut ramener au palais royal
L'allégresse d'un cratère de vin nouveau.
528
ORESTE
Ah !
Que n'as-tu péri sous Ilion, ô mon père,
Percé par la lance de quelque Lycien !
Laissant dans ta demeure un renom glorieux,
Et léguant à tes enfants une vie qui eût
Attiré sur leur passage de nombreux regards,
Tu aurais au pays d'outre-mer un tombeau
Colossal qui coûterait moins de pleurs aux tiens.
LE CHOEUR
Et ainsi, là-bas, sous la terre, aimé de ceux
Qui l'aimèrent, comme lui morts glorieusement,
Il primerait chez eux, prince vénéré et
Ministre des puissants rois des enfers ; il fut
Roi, tant qu'il vécut ; il fut un de ceux à qui
La destinée a confié la puissance et
Le spectre obéi des mortels.
529
ELECTRE
Non, non, mon père,
Je ne souhaite pas que tombé sous les murs
De Troie, au milieu d'autres guerriers moissonnés
Par la lance, tu aies été enterré aux bords
Du Scamandre. C'était plutôt à tes meurtriers
De périr de la sorte afin qu'on n'eût ici
Qu'à savoir la nouvelle du sort qui les frappa
De loin sans éprouver ces nombreuses angoisses !
LE CORYPHEE
Faire de tels souhaits, mon enfant, c'est vouloir
Plus que l'or et plus que le suprême bonheur
Des Hyperboréens, mais à ta convenance.
Là, n'entendez-vous pas le claquement d'un fouet
A la double lanière ? Des défenseurs déjà
Couchés sous terre, des maîtres aux mains souillées
de sang :
Si le sort est cruel pour Lui, pour ses enfants,
Il l'est bien plus encore !
530
ORESTE
Ce mot là, comme un trait,
Va droit à mon oreille. Zeus, toi qui des enfers
Fais surgir le malheur qui punit tôt ou tard
Le mortel à la main scélérate et perfide ...
Il s'abattra également sur des parents.
LE CHOEUR
Puissé-je donc, enfin pousser à pleine voix
Le hurlement éclatant sur l'homme frappé,
Et sur la femme immolée ! Pourquoi cacherais-je
Ma pensée, d'elle-même s'envole hors de moi
Et là devant ma face souffle l'âpre colère
Et sa haine nourrie de rancunes.
ELECTRE
Quand donc Zeus
Puissant laissera-t-il tomber son bras ? Ah ! Ah !
Que les têtes qu'il frappera à ce pays
531
Redonnent confiance ! Je réclame justice
Contre l'injustice : veuillez m'écouter Terre et
Puissances Infernales.
LE CORYPHEE
Non, non, c'est une loi
Que les sanglantes gouttes une fois répandues
A terre, réclament un autre sang. Le meurtre appelle
L'Erinys, pour qu'au nom des premières victimes,
Elle fasse succéder le malheur au malheur.
ORESTE
Hélas ! Souverains des enfers, toutes puissantes
Imprécations des mortels, veuillez donc voir
Ce qui reste des Atrides, en quelle misère
Indicible, en quel humiliant exil !
Où donc se tourner, ô Zeus ?
532
LE CHOEUR
Mon cœur de nouveau
Bondit, lorsque j'entends pareilles plaintes. Je perds
Alors tout espoir et mon âme à chaque mot
S'assombrit. Mais des accents remplis de courage
Ecartent de moi le chagrin ; et tout dès lors
M'apparaît plein d'espoir.
ELECTRE
Mais par quels mots pourrais-je
Agir ? Dirai-je les souffrances que nous devons
A une mère ? On peut essayer de les calmer,
Mais il n'est point de remède. Ma mère elle-même
A fait de mon cœur un loup carnassier que rien
Jamais n'apaisera.
Après un silence, le Chœur tout à coup
explose en gémissements et frappe
sa poitrine.
533
LE CHOEUR
Je frappe ma poitrine
Avec la violence des Aries, vous pouvez
Voir mes mains, j'imite le rite des pleureuses
Kissiennes, sans relâche : ma main est errante
Et bondit ; elle va redoublant ses coups, frappant
De haut et de loin, faisant gémir sous ses chocs
Mon front meurtri et douloureux.
ELECTRE
Mère odieuse !
Mère imprudente ! Tu as osé ensevelir
- Cruelles funérailles - sans deuil de sa cité
Un roi, un époux sans larmes pieuses.
ORESTE
Hélas !
Tout ce que tu dis là sont autant d'affronts faits
A mon père. Mais ce sort infâme qu'elle a fait
A mon père, elle le payera grâce aux dieux et grâce
534
A mon bras. Que je la tue, qu'après je meure !
LE CHOEUR
Elle l'a mutilé, si tu veux tout savoir, et,
L'ensevelissement de la sorte, elle entendait
Infliger à ta vie un destin détestable.
Voilà les traitements ignominieux qu'elle a
Imposés à ton père.
ELECTRE
Toi, tu parles du sort
De mon père. Mais moi, on me tenait à l'écart,
Humiliée, avilie, exclue du foyer
Comme un chien malfaisant ; les larmes me montaient
Aux yeux, plutôt que le rire à la bouche, je me
Cachais pour répandre des sanglots et des pleurs
Sans fin.
Elle s'adresse à Oreste.
Entends cela, inscris-le dans ton cœur.
535
LE CHOEUR
Inscris-le et par tes oreilles laisse passer
Mon avis jusqu'au fond calme de ta pensée.
Le passé, le voilà ; ce qui doit arriver,
Que ta colère te l'apprenne. Quand on descend
Dans l'arène, il sied d'y apporter un courroux
Implacable.
ORESTE
Mon père, c'est à toi que je m'adresse.
Viens donc au secours de ceux qui t'aiment.
ELECTRE
Je t'appelle tout en pleurs.
Moi aussi
LE CHOEUR
Notre troupe t'appelle
536
Aussi d'une commune voix. Viens au grand jour,
Prête-nous ton secours contre nos ennemis.
ORESTE
La Force luttera contre la Force, le Droit
Contre le Droit.
ELECTRE
Dieux ! Faites prévaloir le Droit,
Comme le demande la justice.
LE CHOEUR
Je tressaille
A ces prières. Le Destin a longtemps tardé,
Mais il peut venir à nos prières.
Ah ! Misère
Attachée à la race ! coup terrible et sanglant
Du malheur ! Ah ! Intolérables et gémissantes
Angoisses ! Ah ! Souffrances sans terme !
537
Car la charpie
Qui peut remédier à tous ces maux se trouve
En ce palais. Ce n'est point du dehors, mais c'est
De lui qu'il va la tirer au prix d'un farouche
Et sanglant débat. Voilà l'hymne que les dieux
Souterrains veulent.
LE CORYPHEE
Allons, dieux qui régnez sous terre,
Entendez l'imprécation, et envoyez
A ces enfants votre secours victorieux
Avec votre clémence.
mains.
Electre et Oreste se dirigent vers le tertre,
puis agenouillés, ils frappent la terre de leurs
ORESTE
Mon père, toi qui es mort
D'une mort indigne d'un roi, oui, je t'implore
Veuille m'accorder de régner dans ta maison.
538
ELECTRE
Et voici ce que moi, j'attends de toi, mon père :
Echapper à ma dure peine pour l'infliger
A Egisthe.
ORESTE
Alors, s'établiront les festins
Consacrés à ton honneur. Sinon, tu seras
Oublié dans les banquets que le pays offre
Aux morts et tu ne goûteras point le fumet
Des victimes.
ELECTRE
Et sur ma part d'héritage intacte,
Je t'apporterai de la maison paternelle
Des libations, le jour de mes noces, ta tombe
Sera le premier objet de mon culte !
539
ORESTE
Ouvre-toi,
Terre : mon père veut veiller au combat.
ELECTRE
Envoie-nous la brillante victoire.
Perséphone,
ORESTE
Du bain, père, où tu fus immolé.
Souviens-toi
ELECTRE
Du filet de leurs ruses nouvelles.
Souviens-toi
ORESTE
Des entraves