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Traductions de pièces de théâtre

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FRANCK LOZAC’H

TRADUCTIONS

Phèdre

Andromaque

Iphigénie

Agamemnon

Les Choéphores

Les Euménides

Sénèque

Euripide

Euripide

Eschyle

Eschyle

Eschyle

Les Editions de la double force


PHèDRE

2


PREFACE

Voici une de mes pièces de théâtre, et je puis dire ne l'avoir

que très peu travaillée. J'avoue que la technique d'écriture n'en

revient de plein droit puisque j'ai utilisé le principe du vers blanc

pour la traduire, mais la façon et le développement ont été

proposés depuis fort longtemps par le poète latin Sénèque. Je n'ai

fait que le reproduire, et là seulement est mon mérite.

Cette Phèdre m'a considérablement étonné, et je prétends

n'avoir jamais trouvé personnage féminin si extraordinaire à

dépeindre. Jamais je n'ai rencontré femme plus éprise de passion,

de folie et de désir sur le théâtre ou dans le roman.

La Phèdre de Racine - qui est l'un de ses chefs d'œuvres -

possède plus de retenue, et semble une victime plus innocente que

coupable, tandis que dans Sénèque éclate la misogynie

d'Hippolyte.

Il m'aurait été relativement facile de proposer moi aussi une

nouvelle manière de concevoir l'idéal sensuel féminin ; j'ai préféré

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intervenir le moins possible, et m'en suis référé à un des plus

talentueux poètes d'autrefois - je veux dire Sénèque.

Voici donc un texte très peu remanié et concernant la

fraîcheur et la spontanéité d'hier. Je ne me suis contenté que d'une

césure et d'une rythmique à la douzième pour mieux offrir la pièce

à l'œil exercé du lecteur.

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PHEDRE

PERSONNAGES

PHEDRE, épouse de Thésée.

HIPPOLYTE, fils de Thésée et d'Antiope.

THESEE, fils d'Egée, roi d'Athènes.

OENONE, nourrice de Phèdre.

UN MESSAGER.

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CHOEUR D'ATHENIENS.

TROUPE DE VENEURS.

La scène est à Athènes et dans la campagne environnante.

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ACTE I

SCENE PREMIERE

HIPPOLYTE ACCOMPAGNE DE CHASSEURS

HIPPOLYTE

Allez, répandez-vous autour des bois épais !

Parcourez prestement les sommets des montages !

Voilà le mont Cécrops, et ses vallées s'étendent

Sous les roches de Parmes, le fleuve se répand

A flots précipités dans les gorges de Thrie.

Gravissez les sommets des collines neigeuses.

Vous autres, tournez-vous, voyez cette forêt

Faite d'aulnes élevés, marchez vers ces prairies

Que le Zéphyr caresse de son haleine douce,

Il sème de partout les fleurs de son printemps.

Allez dans les campagnes encore faméliques

Où, comme le Méandre au milieu de ses plaines

Serpente lentement le cours de l'Ilisus.

Les eaux sont paresseuses, elles effleurent à peine

Les sables dénudés. Vous, dirigez vos pas

Vers les sentiers étroits des bois de Marathon.

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Les femelles des animaux sauvages, suivies

De leur progéniture y vont chercher la nuit

Un peu de pâture. Vous, tournez vers l'Acharnie

Que réchauffent les vents tièdes du midi.

Et qu'un autre s'élance à travers les rochers

Du délicat Hymette, un autre sur la terre

Etroite d'Aphidna. Trop longtemps nous avons

Négligé le rivage sinueux que domine

Le cap de Sunium.

Si quelqu'un de vous aime

La gloire du chasseur, qu'il aille par les champs

De Phyéus ; là est un sanglier terrible,

L'effroi des laboureurs, connu par ses ravages.

Lâchez la corde aux chiens qui courent en silence

Mais retenez les ardents molosses, et laissez

Tous ces braves crétois s'agiter avec force :

Ils essaient d'échapper à l'étroite prison

De leur puissant collier. Ayez soin de serrer

De plus près ces chiens de Sparte : la race est hardie,

Toujours impatiente de débusquer la bête.

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Bientôt leurs aboiements dans le creux des rochers

Retentiront. Ils sont, maintenant, le nez bas,

Reniflant des odeurs, ou cherchant des retraits

Tandis que la lumière semble encore fragile

Et que la terre humide de la rosée nocturne

Conserve quelques traces.

Que l'un sur ses épaules

Charge ces larges toiles et qu'un autre déplace

Ces filets-ci ! Habillez donc l'épouvantail

De plumes rouges dont l'éclat saura troubler

Les animaux sauvages et saura les pousser

Dans mes toiles. Toi, tu lanceras les javelots ;

Toi, tu tiendras des deux mains le lourd épieu

Garni de fer pour t'en servir au bon moment ;

Toi, tu te mettras en embuscade et tes cris

Jetteront les bêtes effrayées dans nos filets.

Toi, enfin tu achèveras notre victoire

En plongeant le couteau recourbé dans le flanc

Des animaux.

Sois-moi favorable, ô déesse

Toute remplie de courage, toi qui règnes au fond

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Des bois solitaires, toi dont les flèches parfaites

Frappent les animaux féroces qui viennent boire

Dans les eaux refroidies de l'Araxe, et ceux qui

S'ébattent sur les glaces du Danube. Ta main

Poursuit les lions de Gétulie, et les biches

De Crète. D'un trait plus léger tu perces les daims

Rapides. Toi, tu frappes, et le tigre tacheté

Vient tomber à tes pieds, et le bison velu,

Ainsi que le bœuf sauvage de la Germanie,

Au front tout décoré de cornes menaçantes !

Tous les animaux qui paissent dans les déserts,

Ceux que connaît le pauvre Garamante, ceux qui

Habitent dans les caches des bois parfumés

De l'Arabie, ou sur les sommets escarpés

Des Pyrénées, ou dans les bois de l'Hyrcanie,

Ou dans les champs incultes que parcourt le Scythe

Menteur, tous ont crainte de ton arc, ô Diane.

Chaque fois qu'un chasseur est entré dans les bois

Le cœur rempli de ta divinité, les toiles

Ont gardé la proie ; nulle bête, se débattant

N'a pu rompre les filets ; les chariots grincent

Sous le poids de la venaison ; les chiens reviennent

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A la maison la gueule remplie d'un rouge sang

Tandis que les habitants des campagnes regagnent

Leurs chaumières dans l'ivresse d'un triomphe joyeux.

Allons, la déesse des bois nous favorise,

Les chiens jappent avec des cris aigus, les forêts

M'appellent, hâtons-nous, prenons le plus court chemin.

SCENE II

PHEDRE, OENONE

PHEDRE

Ô Crète, reine puissante de ton immense mer,

Tes innombrables vaisseaux couvrent tout l'espace

Que Neptune livre aux navigateurs jusqu'aux

Rivages de l'Assyrie, pourquoi m'as-tu fait

Asseoir comme otage à un foyer odieux ?

Pourquoi, associant ma destinée à celle

D'un ennemi, m'imposes-tu à exister

Dans la douleur et dans les larmes ? Thésée a fui

Loin de son royaume, et me garde en son absence

Cette fidélité qu'à ses épouses aussi

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Il a coutume de garder. Mais compagnon

D'un audacieux adultère, il a connu

Courageusement dans la nuit profonde le fleuve

Que l'on ne repasse jamais ; il s'est rendu

Alors le complice d'un amour furieux

Pour tirer Proserpine du trône du roi

Des enfers.

La crainte ni la honte ne l'ont

Arrêté ; le père d'Hippolyte va chercher

Jusqu'au fond du Tartare le triomphe du rapt

Et de l'adultère. Mais c'est un autre sujet

De douleur qui bien autrement pèse sur mon âme.

Ni le repos de la nuit ni le doux sommeil

Ne peuvent dissiper mes secrètes angoisses.

Un mal intérieur constamment me consume,

Il augmente et s'enflamme dans le creux de son sein

Comme un feu bouillonnant dans le cœur de l'Etna.

Les travaux de Minerve n'ont plus pour moi de charme,

La toile s'échappe de mes mains, j'en oublie

De présenter aux temples les offrandes vouées,

Aux dieux, j'en oublie de me joindre aux Athéniennes

Pour déposer sur les autels, dans le silence

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Des sacrifices, les flambeaux des initiées

Et honorer par des prières respectueuses

Et de pieuses cérémonies la déesse

De la terre. J'aime à poursuivre les animaux

Sauvages à la course, et de mes faibles mains

Lancer les flèches au fer pesant.

Tu te perds,

Ô mon âme ! Quelle triste fureur te fait aimer

Le lieu des forêts sombres ? Hélas ! Je reconnais

La funeste raison qui égara ma mère

Infortunée. De nos amours fatales, les bois

Sont le théâtre. Combien tu me parais, ô mère,

Digne de ma pitié ! Toi, tourmentée d'un mal

Tu n'as pas rougi d'aimer le chef indompté

D'un troupeau sauvage. L'objet de cet amour

Adultère avait un œil terrible ; il était

Impatient du joug, plus furieux encore

Que le reste du troupeau ; au moins il aimait

Quelque chose. Moi, malheureuse, quel dieu, que dédale

Pourrait bien trouver le moyen de satisfaire

Ma passion ? Non, quand il reviendrait sur terre

Cet ingénieux ouvrier qu'enferma

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Dans le labyrinthe obscur le monstre sorti

De notre sang, non ! il ne pourrait apporter

Aucun secours à mes maux. Mais Vénus hait la

Famille du soleil, et se venge sur nous

Des rais qui l'on capturée avec son amant.

Elle charge toute la famille d'Apollon

D'un amas d'opprobres. Nulle fille de Minos

N'aura jamais brûlé d'un feu purifié

Et constamment le crime se même à nos amours.

OENONE

Epouse de Thésée, fille de Jupiter

Remplie de vraie noblesse, hâtez-vous d'effacer

De votre chaste cœur ces pensées détestables :

Eteignez donc ces feux, et ne vous laissez pas

Aller à un impossible espoir.

Celui qui,

Dès le début, combat et repousse l'amour

Toujours est sûr de vaincre, et de trouver la paix

A la fin. Pourtant si l'on se plaît à nourrir,

A caresser un doux penchant, il n'est plus temps

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De tenter de se révolter contre un servage

Que l'on s'est imposé soi-même. Mais je connais

L'orgueil des rois, et je sais combien il est dur,

Comment difficilement il se plie devant

La vérité, ou accepte de se soumettre

A de sages conseils : qu'importe ; quelles que soient

Les conséquences de cette audace, je m'y résigne.

A toujours fréquenter la mort, de tous les maux

L'on se délivre ! Plus grand encore est le courage

Qui revient aux vieillards ! Et le premier degré

De l'honneur, c'est de vouloir résister au mal

Et ne point s'écarter du devoir ; le second,

C'est de bien connaître l'étendue de la faute

Que l'on va commettre.

Où allez-vous malheureuse ?

Ajouterez-vous au déshonneur familial ?

Surpasserez-vous votre mère ? Car un amour

Criminel est bien pire qu'une passion

Monstrueuse, et une passion monstrueuse

Est un coup du sort, un amour criminel est

Le fruit d'un cœur pervers et corrompu.

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Pourtant

Si vous croyez que l'absence de votre époux

Descendu aux enfers puisse vous assurer

L'impunité d'un crime et puisse dissiper

Vos alarmes, vous vous trompez, car en supposant

Que Thésée soit caché pour jamais au profond

Des grottes de l'enfer et ne doive jamais

Repasser le Styx, n'avez-vous pas votre père

Qui règne au loin sur les vastes mers et qui tient

Cent peuples divers sous son spectre paternel ?

Un pareil forfait resterait-il à ses yeux

Invisibles ? Le regard d'un père est difficile

A tromper. Pourtant admettons même qu'à force

D'adresse et de ruse nous parvenions à cacher

Un si grand crime, le déroberons-nous aux yeux

De votre aïeul maternel lui dont la lumière

Embrasse le monde ? Echappera-t-il au père

Des dieux, dont la terrible main ébranle la terre

En lançant les foudres de l'Etna ? Non ! Non ! L'œil

De vos aïeux embrasse toutes choses, comment

Pourriez-vous éviter leurs regards ?

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Quand les dieux

Consentiraient même à fermer complaisamment

Les yeux sur cet horrible adultère, à jeter

Sur vos amours coupables un voile favorable

Qui a toujours manqué aux grands crimes, comptez-vous

Pour rien le supplice affreux d'un esprit troublé

Par le remords, d'une conscience remplie

Du forfait qu'elle se reproche, et effrayée

D'elle-même ? Si le crime quelque fois peut-être

En sécurité, il n'est jamais en repos.

Oui, éteignez, je vous en conjure, éteignez

Le feu de cet amour impie : c'est un forfait

Inconnu aux nations les plus barbares et qui

Mettraient même en horreur les Gètes vagabonds,

Les habitants inhospitaliers du Taurus,

Les peuples errants de la Scythie. Epurez

Votre cœur et chassez-en le germe de ce

Crime horrible ; oui, souvenez-vous de votre mère

Et craignez cet amour nouveau et monstrueux.

Vous pensez à confondre la couche du père

Et celle du fils ! à mêler le sang de l'un

Et celui de l'autre dans vos flancs incestueux !

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Poursuivez donc, et troublez toute la nature

Par vos détestables amours. Pourquoi ne pas

Prendre plutôt un monstre pour amant, pourquoi

Laisser vide le palais de ce Minotaure ?

Il faut que le monde voit ces atrocités,

Et que les lois de la nature soient violées

Par tout nouvel amour de princesse de Crète.

PHEDRE

Je connais la vérité de ce que tu dis,

Chère nourrice. C'est dans la voie du mal que me pousse

La passion, mon esprit voit l'abîme ouvert

Et s'y sent entraîné ; il y va, y retourne

Et forme en vain de sages résolutions.

Ainsi le nocher pousse en avant un vaisseau

Très lourdement chargé que repoussent les flots

Contraires, il s'épuise en efforts inutiles.

Le navire s'abandonne au courant qui l'entraîne.

Et la raison dispute en vain une victoire

Acquise à la passion.

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L'Amour tout-puissant

Domine ma volonté. Cet enfant ailé

Règne en tyran sur toute la terre ; Jupiter

Même est brûlé de ces feux invincibles. Le Dieu

De la guerre a senti la force en son flambeau ;

Vulcain, le forgeron de foudre, l'a sentie

Egalement, aussi ce dieu qui entretient

Les ardents fourneaux de l'Etna se laisse aller

Aux flammes légères de l'Amour. Apollon,

Lui-même le maître de l'arc, succombe aux traits

Plus inévitables que les siens, envoyés

Par cet enfant qui, dans son vol, frappe le ciel

Et la terre avec une égale puissance.

OENONE

C'est

La passion qui, dans sa lâche complaisance

Devant le péché a fait de l'amour un dieu,

Et paré faussement d'un nom divin sa fougue

Folle pour se donner plus libre carrière.

On dit que Vénus envoie son fils par le monde

Se promener ; et que cet enfant dans son vol

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A travers les airs, lance de sa faible main

Ses flèches impudiques. Et l'on prétend ainsi

Que le moindre des dieux possède une puissance

Immense parmi les Immortels. Fantasmes vains

D'un esprit en délire qui invoque à l'appui

De ses faits l'existence d'une Vénus

Déesse et l'arc de l'Amour !

C'est l'enivrement

De la postérité, l'excès de l'opulence

Et le luxe, père de mille besoins inconnus,

Qui engendre cette passion condamnable,

Compagne ordinaire des grandes fortunes : les mets

Vulgaires, la modestie d'une demeure simple,

Les aliments de peu de prix sont insipides.

Pourquoi ce mal qui ravage les somptueux

Palais ne sera trouvé que très rarement

Dans la demeure du pauvre ? Pourquoi l'amour est-il

Pur sous le chaume ? Pourquoi le peuple garde-t-il

Des goûts simples avec de saines affections ?

Pourquoi la médiocrité parvient-elle mieux

A régler ses désirs ? Pourquoi les riches, surtout

Ceux qui sont dotés de la puissance royale,

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Sortent-ils des bornes légitimes ? Celui qui

Peut trop, veut hélas ! aller jusqu'à l'impossible.

Mais vous savez quelle doit être la conduite

D'une femme assise sur le trône ; tremblez donc,

Veuillez craindre la vengeance de votre époux

Dont le retour est proche.

PHEDRE

L'Amour m'accable

De toute sa puissance, et je ne le crains pas

Le retour de Thésée. On ne remonte plus

Vers la voûte des cieux, quand on est une fois

Descendu dans le muet empire de la nuit

Eternelle.

OENONE

Non, ne le croyez pas. Quand Pluton

Aurait fermé sur lui les portes du royaume,

Quand le chien du Styx en garderait les sorties,

Thésée saura s'ouvrir une voie interdite

Au reste des mortels.

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PHEDRE

Peut-être grâce devant lui ?

Mon amour trouvera

OENONE

Il a été

Sans nulle pitié pour la plus chaste des épouses.

Antiope l'Amazone a trop éprouvé

La rigueur de sa main cruelle. En supposant

Que vous puissiez fléchir votre époux irrité,

Comment pourriez-vous fléchir le cœur insensible

De son fils ? Il hait tout notre sexe, le seul nom

De femme, l'effarouche ; cruel envers lui-même,

Il s'est voué au célibat perpétuel,

Il a fui le mariage, vous savez d'ailleurs

Qu'il est fils d'une Amazone.

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PHEDRE

Ah ! Je veux le suivre

Dans sa course rapide au sommet des collines

Neigeuses ! Oui, à travers les roches hérissées

Qu'il foule en courant, je veux le suivre au profond

Des bois épais et sur la crête des montagnes.

OENONE

Croyez-vous qu'il s'arrête, ou mieux qu'il s'abandonne

A vos caresses, qu'il délaisse son chaste habit

Pour favoriser de condamnables amours ?

Pensez-vous qu'il dépose sa haine à vos pieds

Lorsque c'est pour vous seule qu'il hait toutes les femmes ?

PHEDRE

Mais serait-il possible de pouvoir l'attendrir

Par de douces prières ?

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OENONE

Son cœur est trop farouche.

PHEDRE

Nous savons que les cœurs, même les plus farouches

Ont tous été vaincus par l'amour.

OENONE

Il fuira.

PHEDRE

S'il fuit, je le suivrai, même à travers les mers.

OENONE

Souvenez-vous de votre père.

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PHEDRE

Aussi de ma mère.

Je me souviens

OENONE

Mais il hait tout notre sexe.

PHEDRE

Je ne crains de rivale ...

OENONE

Votre époux reviendra !

PHEDRE

Oui, complice de Pirithoüs.

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OENONE

Aussi viendra.

Votre père

PHEDRE

Il fut indulgent pour ma sœur.

OENONE

Oui, vous me voyez suppliante à vos genoux ;

Par le respect rendu à ces cheveux blanchis

Par l'âge, par ce cœur lassé de soins, par ce sein

Qui vous a nourrie, je vous en conjure, jetez

Cette passion furieuse, et appelez

La raison de votre recours. La volonté

De guérir est le premier pas de guérison.

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PHEDRE

Mais tout sentiment de pudeur n'est pas encore

Eteint en moi, chère nourrice, vois, je t'obéis.

Il faut donc vaincre cet amour qui ne veut pas

Se laisser dominer. Je ne veux pas souiller

Ma gloire. Le seul moyen de me guérir, l'unique

Salut qui me reste, c'est de suivre mon époux :

J'échapperai au crime par la mort.

OENONE

Ma fille,

Calmez ce transport furieux, et modérez

Vos esprits. Vous méritez de vivre par cela

Seul, que vous vous croyez digne de mort.

PHEDRE

Non, non,

Je suis décidée à mourir, je dois choisir

L'instrument de mon trépas. Sera-ce un lacet

Fatal qui achèvera cette destinée ?

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Ou me jetterai-je sur la pointe d'une épée ?

Vaut-il mieux me précipiter du haut de la

Citadelle de Minerve ? C'en est fait, prenons

En main l'arme qui saura venger ma pudeur.

OENONE

Mais croyez-vous que ma vieillesse vous laissera

Courir à la mort ? Calmer cette fougue aveugle.

PHEDRE

Il n'est pas facile de ramener à la vie

Quand on s'est décidé de se donner la mort,

Celui qui a pris cette résolution

Mourra, tels sont ses devoirs et sa volonté.

OENONE

Ô ma chère maîtresse, la consolation

De mes vieilles années, vous l'unique, si l'ardeur

Qui vous possède est si forte, méprisez encore

La renommée. Elle ne s'attache pas toujours

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A la vérité. Elle est souvent bien meilleure

Ou pire que les actions. Essayons pourtant

De fléchir cet esprit buté et intraitable.

Je me dois d'aborder ce jeune homme farouche.

Parviendrais-je à émouvoir son âme insensible ?

SCENE III

LE CHOEUR

Déesse qui naquis dans les mers orageuses,

Que le double Amour appelle sa mère, combien

Sont puissants les feux et les flèches de ton fils,

Combien les traits qu'il lance en se jouant, avec

Un sourire perfide, s'avèrent inévitables !

Et la douce fureur qu'il inspire se répand,

Jusque dans la moelle des os ; un feu caché

Ravage les veines ; il ne fait point de blessures :

Le trait invisible pénètre jusqu'à l'âme

Et la dévore.

Et ce cruel enfant jamais

Ne se repose, ses flèches rapides constamment

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Volent par le monde. Les pays qui voient surgir

Le soleil, comme ceux qui le voient se mourir,

Les climat desséchés par les feux du Cancer,

Et ceux qui soumis par la Grande Ourse du nord,

Ne connaissent pour tous habitants que des hordes

Vagabondes, tous sont également échauffés

Par l'amour. Il attise d'un feu dévorant

Les jeunes hommes, ranime la chaleur éteinte

Aux cœurs glacés des vieillards ; il allume au sein

Des vierges des ardeurs inconnues, il impose

Aux dieux même à descendre du ciel, à venir

Habiter la terre sous des formes empruntées.

Et c'est par lui qu'Apollon devenu berger

Des troupeaux d'Admète, quitta sa lyre divine,

Et conduisit au son de la flûte champêtre

Des taureaux. Combien de fois le dieu qui gouverne

L'Olympe et les mages a-t-il pu revêtir

Des formes plus viles encore ? Car c'est un oiseau

Superbe, aux blanches ailes, et à la voix plus douce

Que celle du cygne mourant, et c'est un jeune

Taureau au front terrible, qui complaisamment prête

Son dos aux jeux des jeunes filles. Oui, il s'élance

A travers l'humide empire de son frère, et

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Feignant avec les cornes de ses pieds les rames

Des navires, dompte les flots avec sa poitrine

Immense, et nage en tremblant pour la douce proie

Qu'il emporte.

Blessée par les flèches de l'Amour

La reine des nuits en déserte son empire,

Elle confie à son frère la conduite du char

Brillant, et il suit un autre cours que celui

Du soleil. Le Dieu du jour apprend à conduire

Les deux coursiers noirs de sa sœur, et à décrire

Une courbe moindre que la sienne. Cette nuit

Se prolongea au-delà du terme ordinaire,

Et le jour se leva bien tard à l'orient

Car le char de la déesse des ombres avait

Marché plus lentement, alourdi par un poids

Inaccoutumé. Vaincu par l'Amour, le fils

D'Alcmène a jeté son carquois et la dépouille

Du lion de Némée. Il a laissé ses doigts,

Emprisonner dans des cercles d'émeraudes, et

Parfumer sa rude chevelure. Et il a

Noué autour de ses jambes le cothurne d'or,

La molle sandale aux rubans couleur de feu.

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Sa main, qui tout à l'heure supportait la massue

Pesante, tourne entre ses doigts les fuseaux légers.

La Perse et l'opulente Lydie avec orgueil

Ont vu la peau terrible du lion laissée

A terre, ces fortes épaules qui avaient porté

Le poids du ciel ont revêtu d'une tunique

Efféminée la pourpre tyréenne.

Le feu

De l'amour (croyez-en ses victimes) est un feu

Sacré qui brûle et qui dévore. Des profondeurs

Des mers à la hauteur des astres lumineux,

Cet enfant implacable règne en maître absolu.

Ses traits illuminés cherchent les Néréides

Au fond des eaux bleuâtres, et la fraîcheur des mers

Ne peut éteindre les feux qu'ils ont allumé.

Les oiseaux brûlent des mêmes flammes, les taureaux

En proie à la fureur de Vénus, pour pouvoir

Prendre possession d'un troupeau tout entier

Se livrent entre eux d'horribles combats ; s'il craint

Pour sa compagne le cerf timide se précipite

Avec rage sur sa compagne, sa colère éclate

Dans des cris.

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De même les noirs habitants de l'Inde

Se troublent à la vue des tigres possédés

De fureur amoureuse ; le sanglier aiguise

Ses défenses et se couvre d'écume ; les lions

D'Afrique secouent leur crinière avec violence,

Et les bois retentissent de cris épouvantables.

Les monstres de la mer ainsi que les taureaux

De Lucanie cèdent à l'appel de l'Amour.

Rien ne se dérobe à son empire, et tout cède

A sa puissance, tout jusqu'à la haine ; c'est pourquoi

Les inimitiés les plus enracinées

Ne tiennent pas contre sa flamme glorieuse

Et, pour tout dire en un mot, le cœur des marâtres

Même se laisse aller à sa douce influence.

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ACTE II

SCENE I

LE CHOEUR, OENONE, PHEDRE

LE CHOEUR

Parlez, nourrice, quelle nouvelle apportez-vous ?

Où est la reine ? dites-nous si le feu cruel

Qui la consume est apaisé ?

OENONE

Non, nul espoir

D'adoucir un tel mal ; cette flamme insensée

N'aura jamais de fin. Une brûlante ardeur

La dévore intérieurement ; et malgré

Ses efforts pour la cacher, cette passion

Concentrée s'échappe de son sein et se lit

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Sur son visage. Le feu illumine ses yeux

Et ses paupières abaissées fuient la lumière

Du jour. Elle est capricieuse, elle est troublée,

Rien ne lui plaît longtemps. Elle s'agite en tous sens

Et se bat contre le mal qui la ronge. Tantôt

Ses genoux se dérobent sous elle comme si

Elle allait mourir, c'est sa tête qui s'incline

Sur son cou défaillant ; tantôt elle se remet

Sur sa couche, et oubliant le sommeil, elle passe

La nuit dans les larmes, demande qu'on la soulève

Sur son lit, puis qu'on l'étende ; elle veut tour à tour

Qu'on dénoue sa chevelure et qu'on en répare

Le désordre ; toutes les positions lui sont

Egalement insupportables ;

et elle refuse

De s'alimenter ou d'entretenir sa vie ;

Elle marche à pas mal assurés, et se soutient

A peine. Plus de forces ; la pourpre qui colorait

La neige de son front s'est effacée ; sa démarche

Est tremblante ; la fraîcheur, l'éclat de son beau corps

Ont disparu ; ses yeux lumineux où brillait

Un rayon de soleil n'ont plus cette vivante

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Lumière qui rappelait sa superbe origine ;

Des larmes s'en échappent, elles s'écoulent sans cesse

Le long de ses joues, comme des ruisseaux formés

Par les neiges de Taurus quand la pluie d'orage

Vient à les fondre.

- Mais le palais s'ouvre à nos yeux ;

Et c'est elle-même, étendue sur les coussins

de son siège doré ; dans son égarement

Fatal, elle veut se délivrer de sa parure

Et de ses vêtements accoutumés.

PHEDRE

Je veux

Me débarrasser des robes de pourpre et d'or :

Très loin de moi cette vive couleur de Tyr,

Et recueillis sur les arbres de la Sérique

Ces riches tissus. Donnez-moi une ceinture

Etroite qui pressera mon sein sans gêner

Mes mouvements. Non, point de collier à mon cou,

Ne chargez point mes oreilles de ces blanches pierres,

Un don précieux de la mer des Indes.

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Laissez

Mes cheveux, ne les nourrissez pas de parfum

D'Assyrie, je veux qu'ils soient épars et qu'ils tombent

Sur mes épaules en désordre ; dans ma course vive,

Ils flotteront au gré des vents. Je porterai

Le carquois dans la main gauche, et dans ma main droite

L'épieu de Thessalie ; ainsi marchait la mère

De l'insensible Hippolyte. Oui, je parcourrai

Les bois dans le même appareil où l'on put voir

Cette reine de Tanaïs ou des Palus-

Méotides quand elle foulait le sol de l'Attique,

A la tête de ses bataillons d'Amazones

Qu'elle avait amenés des rivages glacés

De l'Euxin. Un simple nœud nouait ses cheveux

Et les laissait tomber sur ses épaules, alors

Un bouclier en forme de croissant couvrait

Son sein. Je serai comme elle.

OENONE

Laissez-la, ma fille,

Ces tristes plaintes, la douleur ne soulage point,

Ceux qui sont malheureux. Ne songeons qu'à fléchir

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Le courroux de la chaste déesse des bois.

Reine des forêts, la seule des immortelles

Vous qui vous plaisiez à habiter les montagnes,

La seule aussi qu'on y adore, écartez donc

De nous les malheurs que nous annoncent de noirs

Présages.

Ô grande déesse des forêts et

Des bois sacrés, ornement du ciel, et flambeau

Des nuits, vous partagez avec le dieu du jour

Le soin d'éclairer l'univers, Hecate aux trois

Visages, soyez favorable à nos vœux. Domptez

Le cœur de l'insensible Hippolyte ; qu'il apprenne

A aimer, qu'il ressente les feux d'une ardeur

Partagée ; qu'il écoute la voix d'une amante.

A vous de vaincre son cœur farouche et de le

Faire tomber dans les filets de l'amour ; à vous

De ramener sous les bois de Vénus cet homme

Si fier, si dur et si sauvage ; consacrez donc

Toute votre puissance à ce grand changement

Et puisse votre visage constamment briller

38


D'un vif éclat, votre disque n'être jamais

Offusqué de nuages ; quand vous tiendrez les rênes

De votre char nocturne, qu'au grand jamais les chants

Des magiciens de Thessalie ne vous forcent

A descendre sur la terre ; que jamais berger

Ne se glorifie de vos frayeurs ; à nos vœux

Soyez propice.

Mais vous les avez entendus

Déjà : je vois Hippolyte, il s'apprête à vous

Offrir un solennel sacrifice ; il est seul.

Pourquoi hésiter ? le hasard m'offre le lieu

Et le moment favorables ; il faut donc user

D'adresse. Je tremble. Qu'il est pénible de devoir

Exécuter un crime ordonné par un autre.

Mais, quand on craint les rois, il faudrait renoncer

A la justice, il faudrait bannir de son cœur

Tout sentiment honnête ? La vertu serait un

Mauvais sentiment des volontés souveraines.

39


SCENE II

HIPPOLYTE, OENONE

HYPPOLYTE

Quel motif conduit en ces lieux vos pas par l'âge

Appesantis, fidèle nourrice ? Et pourquoi

Ce trouble sur votre visage, cette tristesse

Dans vos yeux ? Les jours de mon père ne seraient point

Menacés ? ni les jours de Phèdre, ni ceux de ses

Deux enfants ?

OENONE

Non, soyez tranquille à cet égard ;

L'état du royaume est prospère, et la famille

Florissante de Thésée jouit d'un bonheur

Parfait. Mais vous, pourquoi ne partagez-vous pas

Cette félicité ? Votre sort m'inquiète,

Je ne puis que vous plaindre, en voyant à quels maux

Vous vous condamnez vous-même. On peut pardonner

Le malheur à un homme que le destin poursuit

40


De ses rigueurs ; mais celui qui va au-devant

Des disgrâces, et qui se tourmente par soi-même

Doit perdre le bien-être dont il ne sait jouir.

Souvenez-nous de votre jeunesse, et donnez

A votre esprit les distractions qu'il demande.

Allumez le flambeau des nocturnes plaisirs ;

Sacrifiez à Bacchus, noyez dans son sein

Vos graves inquiétudes. Jouissez encore

De la jeunesse, elle fuit avec rapidité.

Votre âge est tendre, le cœur s'ouvre facilement,

Le plaisir est doux ; livrez-vous à son empire.

Pourquoi votre couche est-elle solitaire ? Quittez

Cette vie austère qui convient mal à votre âge.

Livrez-vous aux belles voluptés, donnez-vous

Une libre carrière, ne perdez pas sans fruit

Vos plus beaux jours.

Car Dieu a tracé à chaque âge

Ses devoirs, et marqué les saisons différentes

De notre vie. La joie est donnée au jeune homme

Et la tristesse au vieillard. Mais pourquoi donc

Vous comprimer vous-même et changer les effets

De l'heureuse nature ? Ainsi le laboureur

41


A beaucoup à espérer d'une moisson qui,

Jeune encore, s'élance avec force et de ses jets

Hardis couvre les sillons. Et l'arbre qui doit

Elever sa tête puissante au-dessus de

Tous les autres est celui dont une main jalouse

N'a point coupé les rameaux. Les âmes bien nées

Se portent plus facilement jusqu'au sommet

De la gloire, quand la liberté favorise et

Active leur développement.

Mais sauvage

Et solitaire, vous ignorez les charmes doux

De la vie, et vous consumez votre jeunesse

Dans le mépris de Vénus. Vous avez pensé

Que le devoir unique des hommes de cœur

Etait de s'imposer une vie astreignante

Et difficile, de dompter des coursiers fougueux,

Et de se livrer aux exercices sanglants

De Mars, tout entiers.

Le maître souverain du

Monde, voyant les mains de la mort si actives

A détruire a pris soin de réparer les pertes

42


Du genre humain par des naissances toujours nouvelles.

Otez de l'univers l'amour qui en répare

Les désastres, et comble le vide de ceux

Qui s'en sont allés, le globe ne sera plus

Qu'une solitude immense et désespérée ;

La mer sera vide et sans flots qui la sillonnent ;

Dans les plaines du ciel, plus d'oiseaux ; dans les bois

Plus d'animaux ; et l'air ne sera plus traversé

Que par les vents. Voyez que des fléaux divers

Détruisent et moissonnent la race humaine ; la mer,

L'épée et le crime ! pourtant, en écartant même

Cette destruction nécessaire et fatale,

N'allons-nous pas nous-mêmes au-devant de la mort ?

Que la jeunesse garde un célibat stérile,

Ce que vous voyez autour de vous ne vivra

Qu'une vie d'homme, s'éteignant alors pour jamais.

Prenez donc la nature pour guide, et fréquentez

La ville, oui, recherchez de vos concitoyens

La compagnie.

HIPPOLYTE

Mais il n'est pas de vie plus libre,

43


Plus exempte de vices, ni qui rappelle mieux

Les mœurs innocentes des premiers hommes, que celle

Qui se passe loin des villes, dans la solitude

Des bois. Les aiguillons brûlants de l'avarice

N'entrent point dans le cœur de l'homme qui se garde

Pur au sommet des montagnes ; il ne côtoie là

Ni la faveur du peuple, ni les caprices des hommes

Toujours injustes envers ceux qui offrent du bien,

Ni les poisons de l'envie, ni l'échec cuisant

De l'ambition ; il n'est point l'esclave

De la royauté ne la désirant pas pour lui-même ;

Il ne se consume jamais dans la poursuite

Des vains honneurs, des richesses périssables ;

Ainsi il est libre d'espérance et de crainte ;

Il ne redoute point les terribles morsures

De la sombre envie.

Il ne connaît point ces crimes

Qui naissent dans les villes et dans les assemblées

Des hommes. Et sa conscience bourrelée ne le

Force point de trembler à tout bruit qu'il entend.

Il n'a point à déguiser sa pensée. Pour lui

Point de riche palais construit sur des milliers

44


De colonnades, point de lambris incrustés d'or.

Sa pitié ne verse point le sang à longs flots

Sur les autels ; et cent taureaux blancs parsemés

De farine ne viennent point pour offrir la gorge

Au sacrificateur. Il jouit de l'espace

Rempli de liberté et de la pureté

Du ciel, il marche dans son innocence et dans

Sa joie. Il ne tend des pièges qu'aux animaux

Sauvages, épuisé par la fatigue, il repose

Ses membres dans les claires eaux de l'Ilissus.

Ou il suit dans ses détours le rapide Alphée,

Ou parcourt les bois épais qu'arrose la fraîche

Et limpide fontaine de Lerma. Il change

De lieux à son gré : ici il entend le chant

Plaintif des oiseaux mêlé au murmure des bois

Agités par le vent et aux frémissements

Des vieux êtres. Ou il aime à s'asseoir sur les bords

D'une onde errante et à goûter un doux sommeil

Sur des frais gazons, près d'une large fontaine

Aux eaux rapides, ou d'un clair ruisseau qui s'échappe

Avec un doux murmure entre des fleurs nouvelles.

Des fruits tombés des arbres lui servent à calmer

Sa faim, et les fraises sur leurs tiges légères

45


Lui fournissent une nourriture facile ;

Et il veut fuir surtout le luxe ambitieux

Des rois. Que les puissances du monde en tremblant

Boivent le vin dans des coupes d'or ; lui, il aime

A puiser l'eau des sources dans le creux de sa main.

Son repos est tranquille sur cette couche dure,

Et là, il s'étend en toute sécurité.

Il n'a point besoin d'une retraite obscure et

Profonde pour y cacher des intrigues coupables,

La crainte ne le force pas de s'enfermer

Dans les détours d'une demeure impénétrable

A tous les yeux. Il cherche l'air et la lumière,

Il se plaît à vivre sous la voûte du ciel.

Telle fut sans doute la vie des premiers hommes

Reçus au rang des demi-dieux. L'ardente soif

De l'or n'était point connue dans ces périodes

D'innocence ; nulle pierre sacrée ne dictait

Les droits de chacun et l'emplacement des champs,

Les vaisseaux ne sillonnaient point encore par les mers ;

Chacun ne connaissait que son rivage. Les villes

Ne s'étaient point encore d'une vaste ceinture

46


De murailles et de tours enfermées. La main du

Soldat n'était point armée de fer homicide,

La baliste ne lançait point d'énormes pierres

Contre les portes ennemies pour les briser.

Et la terre assujettie ne gémissait point

Sous les pas du bœuf attelé au joug ; fertiles,

Les campagnes nourrissaient d'elles-mêmes l'homme

Qui ne demandait rien ; il trouvait sur les arbres,

Il trouvait dans les antres obscurs des richesses

Et des demeures naturelles.

Mais cette alliance

De l'homme avec la nature fut brisée par la

Fureur d'acquérir, par la violence aveugle

Et par toutes les passions qui bouleversent

Les âmes. La soif impie de commander se fit

Sortir dans le monde, le faible devint la proie

Du puissant, la force fut érigée en droit.

Les hommes se firent la guerre, d'abord avec

Leurs seules mains ; les pierres, et les branches des arbres

Furent leurs armes grossières. Ils ne savaient

Point encore la flèche légère de cornouiller

A la pointe acérée, ni l'épée à la lame

47


Longue qui pend à la ceinture du soldat,

Ni le casque à la crête ondoyante. La colère

S'armait de tout ce qui lui tombait sous la main.

Mais le Dieu de la guerre inventa des moyens

Nouveaux de se combattre, avec mille instruments

De mort : le sang coula par toute la terre, et

La mer devint rouge. Le crime ne s'arrêta plus ;

Il pénétra dans toutes les demeures des hommes,

Et sous toutes les formes il se multiplia.

Le frère mourut de la main du frère, et le père

Sous la main du fils ; l'époux tomba sous le fer

De l'épouse, et les mères dénaturées s'armèrent

Contre la vie de leurs propres enfants. Pourtant

Je ne dis rien des marâtres : les bêtes sauvages

Sont moins cruelles. La perversité de la femme

Est au-dessus de tout ; c'est elle qui est au monde

L'ouvrière et la cause de tous les crimes ; c'est elle

Qui, par ses amours adultères, a pu réduire

Tant de villes en cendres, armé tant de nations

Les unes contre les autres, amené la ruine

De tant de royaumes. Sans parler des autres, Médée

Seule, l'épouse d'Egée, suffit pour que ce sexe

Soit abominable.

48


OENONE

Pourquoi sur toutes les femmes

Faites-vous peser le crime de quelques-unes ?

HIPPOLYTE

Je les hais toutes, je les abhorre, je les déteste,

Je les fuis. Soit raison, soit nature, soit colère

Aveugle, je veux les haïr - l'eau s'unira

Paisiblement au feu ; et les Syrtes mouvantes

Offriront aux navires une passe commode

Et sans péril, le clair matin se lèvera

Sur l'onde occidentale de la mer d'Hespérie,

Les loups caresseront avec amour les daims

Timides avant que mon cœur éloigne sa haine

Et s'apaise envers la femme.

OENONE

Très souvent l'amour

Subjugue les âmes les plus rebelles, alors

Elle triomphe de leurs antipathies. Voyez

49


Le royaume de votre mère ; les Amazones

Si fières se soumettent aussi à la puissance

De Vénus, vous en êtes la preuve, vous l'unique

Enfant mâle conservé dans cette nation.

HIPOLLYTE

La seule chose qui me console d'avoir perdu

Ma mère, c'est le droit qu'elle me donne de haïr

Toutes les femmes.

OENONE

Pareille à une roche dure

Et de tous côtés inabordables, qui résiste

Au mouvement des mers, et repousse très loin

Les vagues qui viennent l'assaillir, le cruel

Méprise mes discours ... Voici Phèdre qui court

A pas précipités, dans son impatience

Brûlante. Que va-t-il arriver ? Et quelle sera

L'issue de ce fatal amour ? Elle est tombée

50


Par terre ; plus de mouvement ; la pâleur de la mort

S'est répandue sur tous ses traits. Relevez-vous,

Ma fille, ouvrez les yeux, parlez, c'est Hippolyte

Qui vous tient dans ses bras.

SCENE III

PHEDRE, HIPPOLYTE, OENONE, SERVITEURS

Oh ! Qui me rend encore

A la douleur, et qui ranime dans mon sein

Le mal qui me dévore ? Ainsi j'étais heureuse

Dans cette défaillance. Je perdais conscience

De moi-même. Pourquoi fuir cette douce lumière

Qui m'est rendue ? Du courage, ô mon cœur, il faut

Oser et accomplir toi-même le message

Que tu as donné. Parlons avec assurance ;

Demander avec crainte provoque le refus

Et depuis longtemps mon crime est plus qu'à moitié

Commis, et la pudeur n'a plus de raison d'être :

C'est un amour abominable sans doute ; mais,

Si j'arrive au terme de mes désirs, plus tard

Je pourrai peut-être cacher sous des liens

51


Légitimes, la satisfaction criminelle.

Il est des forfaits que le succès justifie.

Il faut commencer. Ecoutez-moi, je vous prie,

Un moment sans témoin ; et faites retirer

Votre suite.

HIPPOLYTE

Parlez, nous sommes seuls, et personne

Ne peut nous entendre.

PHEDRE

Mais les mots, prêts à sortir,

S'arrêtent sur mes lèvres ; une force puissante

M'oblige à parler, une force encore plus grande

M'en empêche : soyez-moi témoins, ô dieux du ciel,

Que ce que je veux, je ne le veux pas.

52


HIPPOLYTE

Pourtant

Ne pouvez-vous dire ce que vous êtes pressée

De m'annoncer ?

PHEDRE

Comme il est facile d'annoncer

Des sentiments vulgaires, les grands sentiments

N'ont point de paroles.

HIPPOLYTE

De me confier vos chagrins.

Ne craignez pas, o ma mère,

PHEDRE

Ce nom de mère

Est trop noble et trop imposant ; un nom plus humble

Conviendrait mieux aux sentiments que j'ai pour vous.

Appelez-moi votre sœur, chez Hippolyte, ou

53


Votre esclave ; oui, votre esclave plutôt ; je suis

Prête à faire ce que vous voudrez. Vous m'ordonnez

De vous accompagner par les neiges profondes,

Vous me verrez courir sur les cimes glacées

Du Pinde. Faut-il marcher au milieu des feux et

Des bataillons adverses, je n'hésiterai pas

A exposer mon sein aux pointes des épées.

Ainsi prenez le spectre que m'a confié

Votre père, recevez-moi comme votre esclave.

A vous de commander, je vous obéirai.

Est-ce affaire de femmes de régner sur les villes ?

Mais vous, qui êtes dans la force et dans la fleur

De l'âge, prenez en main le spectre paternel.

Ouvrez-moi votre sein puisque je vous implore,

Protégez-moi car je suis votre esclave, ayez

Pitié d'une veuve.

HIPPOLYTE

Oh ! Que le maître des lieux

Ecarte ce triste présage ! mon père vit

Et nous sera bientôt rendu.

54


PHEDRE

Le dieu qui règne

Sur le sombre empire et sur les calmes rivages

Du Styx, ne lâche point sa proie, et il ne laisse

Remonter personne vers le séjour des vivants.

Renverra-t-il le ravisseur de son épouse ?

Mais il faudrait le supposer bien indulgent

Pour les fautes de l'amour.

HIPPOLYTE

Mais les dieux du ciel

Plus favorables nous rendront je crois, Thésée.

Mais, tant que nous resterons dans l'incertitude

De son retour qu'appellent nos vœux, pour mes frères

Je garderai l'amitié que je leur dois,

Ainsi mes tendres soins vous feront oublier

Votre veuvage. Je veux tenir auprès de vous

La place de mon père.

55


PHEDRE

Ô crédule espérance

D'un cœur passionné ! Ô les illusions

De l'amour ! N'en a-t-il pas dit assez ? je vais

Employer maintenant les prières. Oui, prenez

Pitié de moi. Entendez mon silence, les vœux

Cachés dans mon cœur ; je veux parler et ne j'ose.

HIPPOLYTE

Et quel est donc le mal qui vous tourmente ?

PHEDRE

Un mal

Que n'ont pas ressenti bien souvent les marâtres.

HIPPOLYTE

Vos paroles sont obscures et couvertes ; parlez donc

Plus clairement.

56


PHEDRE

Un amour furieux, un feu

Dévorant, me consument. Et cette ardeur cachée

Pénètre jusque dans la moelle de mes os,

Elle circule avec mon sang, elle brûle mes veines

Et mes entrailles, et comme une flamme rapide

Qui dévore les poutres d'un palais, elle parcourt

Tout mon corps.

HIPPOLYTE

C'est l'excès de votre chaste amour

Pour Thésée qui vous trouble à ce point.

PHEDRE

De Thésée,

Cher Hippolyte, oui, j'aime le visage, je l'aime

Tel qu'il était jadis paré des belles grâces

De la première jeunesse ; quand un léger duvet

Marquait ses joues fraîches et pures ; c'était au temps

Où il fit la visite de la demeure terrible

57


Du monstre de Crète, où il prit en main le fils

Qui devait le conduire dans les mille détours

Du labyrinthe. Quelle était sa beauté, alors !

Un simple bandeau retenait sa chevelure.

Une aimable rougeur colorait ses traits blancs

Et délicats, pourtant des muscles vigoureux

Se formaient sur ses bras mollement arrondis ;

C'était la face de Diane que vous aimez,

Ou celle d'Apollon, père de ma famille,

Ou plutôt c'était la vôtre, chez Hippolyte. Oui,

Oui, Thésée, vous ressemblait quand il sut séduire

La fille de son ennemi. Et c'est ainsi

Qu'il portait sa noble tête ; cette beauté simple

Et naïve me frappe encore plus que vous ; je vois

Dans vos traits, toutes les grâces de votre père,

Auxquelles néanmoins un mélange des aspects

De votre mère ajoute un air de dignité

Sauvage. Vous avez dans une figure grecque

La fierté d'une Amazone. Et si vous aviez

Suivi Thésée sur la mer de Crète, c'est à vous

Plutôt qu'à lui que ma sœur eut donné le fil

Fatal.

58


Ma sœur, ma sœur, quelle que soit la partie

Du ciel que tu éclaires de tes feux, je t'invoque

Aujourd'hui ; car notre cause est la même ; ainsi

La même famille nous a perdue toutes deux ;

Tu as aimé le père, et moi, j'aime le fils.

Hippolyte, voyez suppliante à vos pieds

L'héritière d'une royale maison ; pure et

Sans tache, et vertueuse jusqu'à ce moment,

C'est vous seul qui m'avez rendu faible. Je m'abaisse

Jusqu'aux prières, c'est un parti pris, mais il faut

Que je termine ma vie ou mon tourment ; prenez

Pitié de mon amour.

HIPPOLYTE

Puissant, maître des dieux,

Tu n'as pas encore vengé ce crime ! Tu le vois

Sans colère ! Quand tes mains lanceront-elles la foudre

Si le ciel est calme en ce moment ? Que l'Olympe

Tout entier s'ébranle, et que d'épaisses ténèbres

Cachent la face du jour. Et que dans leur cours

Les astres reculent et retournent en arrière ;

Toi surtout, roi de la lumière, peux-tu bien voir

59


D'un œil tranquille ce forfait monstrueux de l'un

De tes enfants ? Dérobe-nous donc la clarté

Du jour, et cache-toi dans la nuit. Mais pourquoi

Ta main n'est-elle pas armée, ô le roi des dieux

Et des hommes ? Pourquoi cette foudre aux trois carreaux

N'a-t-elle pas encore embrassé tout l'univers ?

Tonne sur moi, frappe-moi, que tes feux rapides

Me consument ;

je suis coupable, et j'ai mérité

De mourir. La femme de mon père me désire :

Elle m'a cru capable de partager sa flamme

Adultère et criminelle ! Seul donc je vous ai

Semblé une proie facile ? C'est pour votre sexe

Mon indifférence qui m'a valu ce fatal

Amour ? Ô la plus coupable parmi les femmes !

Ô fille bien plus déréglée dans vos passions

Que votre mère qui a mis un monstre en plein jour !

Elle ne s'est souillée du moins que par l'adultère ;

Son crime depuis longtemps caché s'est découvert

Dans les deux natures de l'être qu'elle avait mis

60


Au monde, le visage monstrueux de l'enfant

Manifesta la honte de la mère. Pourtant

C'est ce sein qui vous a portée ! Trois, quatre fois

Heureux les mortels que crime et perfidie ont

Perdus, détruits et plongés dans la tombe ! Mon père,

Je vous porte envie ; Médée, votre marâtre, pour vous

Fut meilleure que la mienne ne l'est pour moi.

PHEDRE

Je connais assez le destin cruel qui pèse

Sur votre famille : oui, nos amours sont horribles ;

Mais je ne puis me dominer. Je te suivrai

A travers les flammes, à travers les océans

Orageux, à travers les rocs et les torrents

Impétueux ; où que tu ailles, ma passion

Furieuse m'emportera sur tes pas. Superbe,

Pour la seconde fois, tu me vois là à tes genoux.

HIPPOLYTE

Ne me touchez pas ; veuillez retirer vos mains

Adultères qui font outrage à ma pureté.

61


Mais quoi ? elle m'embrasse ! Où est mon épée ?

Qu'elle meure

comme elle le mérite. J'ai plongé dans ses cheveux

Ma main, je tiens relevée sa tête impudique ;

Jamais un sang n'aura coulé plus justement

Sur tes autels, ô la déesse des forêts !

PHEDRE

Hippolyte, vous comblez tous mes vœux. Ainsi

Vous me guérissez de ma fureur. Par vos mains

Mourir en sauvant ma vertu, c'est plus de joie

Que je n'en demandais.

HIPPOLYTE

Non, non, retirez-vous,

Viviez, car vous n'obtiendrez rien de moi. Ce fer,

Qui vous a touchée, à ma ceinture ne doit point

Rester. Mais le Tanaïs pourra-t-il assez

Me purifier ? Laveront-elles ma souillure,

62


Ces eaux méotides qui, dans la mer de Pont

Sous des climats glacés, vont et se perdent ? Oh ! Non !

L'océan lui-même avec ses flots ne pourrait

Effacer la trace d'un pareil crime. Ô bois !

Ô bêtes des forêts !

OENONE

Mais pourquoi hésiter ?

C'est à nous de rejeter sur lui l'odieux

Attentat en l'accusant lui-même d'un feu

Incestueux. Couvrons une accusation

Par une autre : le plus sûr, quand on craint, c'est de faire

Le premier pas, et d'attaquer. Tout s'est passé

Dans le secret, et nul témoin ne viendra dire

Si nous sommes les auteurs ou bien les victimes

De cet attentat.

Athéniens, accourez ;

Au secours, fidèles serviteurs. Un infâme

Séducteur, Hippolyte, menace constamment

La femme de Thésée ; il tient le fer en main

Et par l'image de la mort, veut effrayer

63


Cette chaste épouse. Il s'enfuit d'un pas rapide

Et dans le trouble de sa fuite précipitée,

Son glaive est tombé ; le voici ; je tiens la preuve

De son crime. Mais secouez d'abord sa victime

Infortunée. Ne touchez point à ses cheveux.

Ils sont tout en désordre lacérés par les mains

Du ravisseur, laissez-les comme un monument

De sa violence cruelle. Et répandez

Cette nouvelle dans la ville.

- Chère maîtresse,

Vous, reprenez vos sens. Car pourquoi déchirer

Ce sein et fuir tous les regards ? La volonté

Seule rend la femme coupable, et non le malheur.

SCENE IV

LE CHOEUR

Il s'est enfui comme l'orage, comme le vent

Du nord qui a chassé les nuages devant lui,

Comme ces étoiles qui glissent dans l'espace

En laissant derrière elle une traînée de feu

64


Immense.

Que cette renommée qui, des vieux âges

Vante les héros veuille comparer leur gloire

A la tienne, et toi tu les effaceras tous

Par l'éclat de tes vertus, comme la lune chasse

Toutes les étoiles dans sa sublime lumière

Quand elle réunit les extrémités de son

Croissant, et se hâte de s'emparer du ciel

Qu'elle doit éclairer de ses superbes clartés

Toute la nuit.

Et ta vertu est éclatante

Comme la lumière d'Espérus, le messager

De la nuit qui s'élève du sein de la mer

Pour amener les premières ombres du soir

Et le matin, les dissipe pour allumer,

Sous le nom de Lucifer les tous premiers feux

Du jour.

Et toi, conquérant de l'Inde soumise

A ton thyrse vainqueur, toi dieu à la jeunesse

Eternelle et à la flottante chevelure,

65


Toi qui conduis ton char attelé par tes tigres

Avec la lance entrelacée de feuilles de vigne

Toi qui pares ton front de la mitre orientale,

La chevelure négligée d'Hippolyte n'est point

Moins belle que la tienne.

Mais ne sois pas trop fier

Des charmes de ton visage, car la renommée

Par le monde a répandu le nom du héros

Que la sœur de Phèdre avait aimé avant toi.

Ô Beauté, don périssable que les dieux font

Aux mortels, et qui ne dure qu'un court moment

Avec quelle vitesse, hélas ! tu te flétris !

Moins promptement se fane une fleur printanière

Des prairies sous les flambeaux brûlants de l'été ;

Lorsque le soleil au solstice répand l'ardeur

De ses rayons du haut du ciel, lorsqu'il amène

La nuit derrière son char rapide, les blanches feuilles

Du lis perdent leur beauté, la rose qui pare

Les plus nobles têtes se fane et se décolore.

Ainsi le doux incarnat de la jeunesse passe

En un moment, et chaque jour détruit quelqu'une

Des grâces d'un beau corps.

66


Mais la beauté est chose

Passagère : Quel homme sage en ce bien fragile

Pourrait se confier ? Car il faut en jouir

Tant qu'on la tient. Le temps nous détruit en silence,

Et chaque heure nouvelle vaut moins que celle qui l'a

Précédée. Mais pourquoi chercher la solitude,

Ô Hippolyte ?

Car la beauté ne court pas moins

De danger dans les déserts. Si tu te reposes

A midi au plus profond d'un bois solitaire,

Tu seras la proie d'agaçantes Naïades

Qui entraînent et retiennent dans leurs eaux des éphèbes

Dont la beauté les charme : les Dryades lascives,

Les Faunes des montagnes te mettront des embûches

Pendant ton sommeil. Ou bien la reine des nuits,

Moins vieille que les habitants de l'Arcadie,

T'observera du haut de la voûte étoilée,

Oubliant de tenir les rênes de son char

En main. Dernièrement nous l'avons vu rougir

Sans qu'aucun nuage obscurcît la blancheur de

Son visage. Effrayés de la lumière trouble

Et décomposée, nous avons cru que les charmes

67


Des magiciennes de Thessalie l'avaient fait

Descendre sur la terre, aussi nous avons fait

Retentir l'airain bruyant. Toi, tu l'arrêtais,

Toi, tu causais cette défaillance ; la déesse

Des nuits pour te regarder, avait ralenti

Sa marche.

Mais expose moins souvent ton visage.

Aux injures de l'hiver, aux ardeurs du soleil,

Il sera plus blanc que le marbre de Paros.

Que de grâces dans la mâle fierté de ta face,

Que de dignité dans ce front sévère ! tu peux

Comparer ton visage à celui d'Apollon ;

Ce dieu aime à laisser flotter les longs cheveux

En désordre qui couvrent ses épaules ; toi, tu

Te plais à ne point parer ta tête, à laisser

Ta courte chevelure se répandre au hasard.

Les demi-dieux guerriers, habitués aux luttes

N'ont pas plus de puissance ni de rigueur que toi.

Jeune encore, tes bras égalent déjà en force

Ceux d'Hercule, ta poitrine est plus large que cel-

Le de Mars. Quand tu veux monter sur un coursier

Généreux, ta main, plus habile que la main

68


De Castor pourrait conduire le cheval célè-

Bre du dieu de Lacédémone. Si tu veux

Tendre l'arc, et lancer de toutes tes forces le

Javelot, la flèche légère des archers de Crète

N'ira pas aussi loin que la tienne. Si tu veux

Comme les Parthes, tirer des traits contre le ciel,

Aucun ne retombe sans ramener un oiseau

Frappé au cœur ; tes flèches vont chercher la proie

Jusqu'au sein des nuages.

Mais hélas ! Rarement

La beauté fut une chose heureuse pour les hommes,

Les siècles passés te l'apprennent. Que la déesse

Favorable veuille écarter les périls qui te

Menacent ! Ta noble figure te laisse franchir

Le seuil de la triste vieillesse ! Il n'est de crime

Que la folie aveugle de Phèdre ne puisse

Oser. Et elle prépare une accusation

Terrible contre son beau-fils en ce moment.

La perfide ! Dans le désordre de ses cheveux

Elle cherche des témoins ; elle détruit la beauté

De son visage, et laisse couler un torrent

De larmes sur ses joues. Ce dessein criminel

69


Est conduit avec toute la ruse dont ce sexe

Est capable.

Quel est ce guerrier qui sur son front

Porte le noble éclat du diadème et lève

Tout rempli d'orgueil sa tête majestueuse ?

Comme il paraîtrait le jeune Pirithoüs,

Sans la pâleur de ses joues et sans le désordre

De ses cheveux hérissés ... C'est Thésée lui-même,

C'est Thésée qui s'en est revenu sur la terre.

ACTE III

SCENE I

THESEE, OENONE

THESEE

Oui ! Je me suis échappé du sein de la nuit

Eternelle, j'ai franchi la voûte souterraine

Qui couvre les mânes enfermés dans leur immense

Et sombre prison. Mes yeux difficilement

70


Peuvent soutenir l'éclat du jour désiré.

Quatre fois Eleusis a recueilli les dons

De Triptolène et quatre fois la Balance a

Egalisé la durée des nuits et des jours

Depuis qu'un étrange destin entre la vie

Et la mort me retient. Et pendant tout ce temps,

Je n'ai gardé de la vie que le sentiment

De l'avoir perdue. Je dois d'avoir achevé

Mes malheurs à Hercule, il a forcé la porte

De sombre empire, et m'a ramené sur la terre

En même temps que le chien du Tartare. Pourtant

Mon courage abattu ne peut plus retrouver

Sa vigueur première ; mes genoux tremblent sous moi.

Oh ! que cette route est difficile des abîmes

Du Phlégéthon jusqu'au séjour de la lumière !

Que de maux pour franchir cet espace, échapper

A la mort, et suivre les pas d'Alcide !

Mais quel

Gémissement lugubre a frappé mes oreilles ?

Parlez donc ! Les soupirs, les larmes, la douleur

M'attendaient au seuil de mon palais ; cet accueil

Etait le lot dû à un mortel échappé

71


Des enfers.

OENONE

Phèdre s'obstine, Seigneur, dans la

Pensée de mourir ; et elle se montre insensible

A nos pleurs et veut trancher le fil de ses jours.

THESEE

Pourquoi ce dessein funeste ? Pourquoi ce désir

De mourir lorsque son époux lui est rendu ?

OENONE

Votre retour même précipite son trépas.

THESEE

Non ! Ces paroles obscures cachent je ne sais

Quel grand mystère ; parlez ouvertement ; quel est

Le chagrin qui pèse sur son cœur ?

72


OENONE

Nulle personne

N'a été informée : c'est un mystère qu'elle cache

Au plus profond de son âme, résolue qu'elle est

D'emporter avec elle au tombeau le secret

Douloureux qui la tue. Hâtez-vous de l'aller

Trouver, je vous en conjure ; les temps sont comptés.

THESEE

Ouvrez à votre roi les portes du palais.

SCENE II

THESEE, PHEDRE, SERVITEURS

OENONE silencieuse

THESEE

Femme de Thésée, est-ce de cette façon

Que vous accueillez le retour de votre époux

73


Si longtemps, si impatiemment attendu ?

Jetez donc cette épée ; et tirez-moi du trouble

Où je suis, veuillez m'apprendre la raison qui

Vous force à mourir.

PHEDRE

Ah ! Plutôt, noble Thésée

Par votre spectre de roi, par votre retour,

Par l'amour de nos enfants et par le trépas

Où je touche, permettez-moi de mourir.

THESEE

Le motif qui vous y porte ?

Quel est

PHEDRE

Dire le motif

De ma mort, mais ce serait en perdre le fruit.

74


THESEE

Nul autre que moi au monde ne le connaîtra.

PHEDRE

Quand bien même il n'y aurait point d'autre témoin,

La femme pudique doit respecter les oreilles

De son époux.

THESEE

Confident pour vous.

Parlez, je serai un discret

PHEDRE

Il faut garder son secret

Si l'on ne veut qu'il soit divulgué par un autre.

THESEE

Mais on vous ôtera tout pouvoir d'attenter

75


Sur vous-même.

PHEDRE

Lorsque l'on veut mourir, on en trouve

Toujours le moyen.

THESEE

Dites-moi, quelle est la faute

Que vous voulez expier en mourant ?

PHEDRE

Ma vie.

THESEE

Mes larmes vous toucheraient-elles ?

76


PHEDRE

C'est un bonheur

De mourir digne d'être pleuré par les siens.

THESEE

Elle persiste dans son silence. Ce qu'elle refuse

De dire, sa vieille nourrice saura me le dire ;

Les chaînes et les tortures vont l'y contraindre. Oui,

La force des tourments devra lui arracher

Ce fatal secret.

PHEDRE

Arrêtez.

Je vous le dirai moi-même,

THESEE

Mais pourquoi détournez tristement

Vos yeux ? Pourquoi ces larmes soudaines qui coulent

Sur vos joues, et que vous dérobez sous le voile

77


Dont vous cachez le front ?

PHEDRE

Père des dieux immortels,

Je te prends à témoignage, et toi aussi, roi

Du jour, Soleil, auteur de ma famille. Ainsi

J'ai résisté aux prières du séducteur,

Son épée, ses menaces n'ont rien pu sur mon cœur,

Mais mon corps a souffert violence ; et je veux

Par ma mort laver l'outrage fait à ma pudeur.

THESEE

Quel est donc le perfide qui m'a déshonoré,

Dites-moi.

PHEDRE

Le moins.

C'est l'homme que vous soupçonneriez

78


THESEE

Son nom ?

PHEDRE

Par cette épée, vous l'apprendrez :

Effrayé du bruit, le ravisseur l'a laissé

Tomber, en fuyant le concours des citoyens

Venus pour me défendre.

THESEE

Hélas ! Quel crime affreux

J'entrevois ! Quel forfait monstrueux ! Cet ivoire

Porte les insignes royaux de ma famille ;

Et je reconnais sur cette poignée l'emblème

Glorieux du peuple athénien ... où s'est-il

Echappé ?

PHEDRE

Vos serviteurs l'auront vu s'enfuir

79


Eperdu, déjà il courait d'un pas rapide.

SCENE III

THESEE

Saintes lois de la nature ! Maître de l'Olympe,

Ô Neptune, roi des mers, où un monstre pareil

Aurait-il pris naissance ? La Grèce l'aurait-elle

Porté, ou le Taurus inhospitalier, ou

Le Phase de Colchide. L'origine des aïeux

Se retrouve dans leurs enfants, et rien de pur

Ne peut sortir d'une source corrompue. Là

Est bien le sens dépravé de ces Amazones

Qui font la guerre ; mépriser les nœuds de l'hymen,

Se garder chaste longtemps pour ensuite à tous

Se prostituer. Sang infâme que l'influence

D'un climat plus doux ne saurait purifier !

Les bêtes elles-mêmes ne savent point ces amours

Criminelles, une pudeur instinctive leur fait

80


Respecter les saintes lois de cette nature.

Allez donc vous fier à ce visage sévère,

A cette gravité fausse et menteuse, à ce

Maintien tout négligé qui rappelait la vie

Austère des aïeux, à cette rectitude

De mœurs digne d'un vieillard, à ce parler froid

Et sérieux ! O hypocrisie du visage

De l'homme ! La pensée demeure invisible au fond

Du cœur ; les vices de l'âme sous la beauté

Du corps se cachent ; et l'impudique se revêt

De pudeur, l'audacieux prend une façon

Tranquille, la vertu devient le masque du crime,

La vérité celui du mensonge, la débauche

Affecte les dehors de vie sombre et austère.

Toi, farouche habitant des forêts, toi si pur,

Tout rempli d'innocence et de pudeur naïve,

C'est contre moi que tu prenais tous ces détours ?

C'est en souillant ma couche, et c'est par un inceste

Abominable que tu voulais commencer

Ta vie d'homme ? Ah ! Je dois aujourd'hui rendre grâces

Aux dieux de ce qu'Antiope a déjà péri

Sous ma main, et de ce qu'au moment de descendre

Aux rivages du Styx, je n'avais point laissé

81


Ta propre mère auprès de toi. Va donc cacher

Cette honte au milieu des peuples inconnus.

Même tu serais séparé de ce pays

Par toute l'étendue des mers ; habiterais

Le point de la terre opposé à celui que

Nous occupons ; et t'exilerais aux dernières

Limites du monde, passant outre la barrière

Du pôle septentrional ; même tu pourrais

T'élever au-delà du séjour des neiges et

Des frimas, laisser derrière toi le glacial

Et orageux souffle de Borée, non, jamais

Tu n'éviteras le châtiment de tes crimes.

Ma vengeance obstinée te poursuivra partout.

Et je visiterai les lieux les plus lointains,

Les plus défendus, les plus protégés, les plus

Divers, les plus inabordables ;

aucun obstacle

Ne m'arrêtera, car tu sais d'où je reviens ;

Et le but que mes flèches ne pourront atteindre,

Mes prières l'atteindront : ainsi le dieu des mers

82


M'a promis d'exaucer trois vœux formés par moi,

Et pris le Styx à témoin de cette promesse.

Veuille m'accorder cette faveur, ô Neptune !

Que ce jour soit le dernier pour Hippolyte, et

Que ce coupable fils aille trouver les Mânes

Irrités contre l'auteur de ces jours. Rends-moi

Ce funeste service, ô mon père ! Aujourd'hui

Je n'appellerais point la dernière faveur

Que tu me dois encore, sans un malheur affreux :

Dans les sombres cavernes de l'enfer, sous la

Forte main de Pluton, quand j'avais tout à crain-

Dre de sa colère, je me suis retenu de

Former ce troisième vœu ; il faut accomplir

Maintenant, ô mon père, ta promesse. Tu hésites ?

Pourquoi ce silence qui règne encore sur tes ondes ?

Déchaîne les vents, et que leur souffle, amassant

De sombres nuages, répande partout la nuit

Et nous dérobe la vue du ciel et du jour.

Epanche tous tes flots, fais monter de la mer

Tous les monstres, et soulève les vagues qui dorment

Au sein de tes plus profonds abîmes.

83


SCENE IV

LE CHOEUR

Ô Nature,

Puissante mère des dieux immortels, et toi roi

Maître de l'Olympe, qui fais tourner d'un rapide

Mouvement les astres nombreux qui illuminent

La voûte étoilée, qui presse leur vive marche

Les forçant d'accomplir leurs révolutions,

Mais pourquoi ce soin que tu prends de maintenir

L'éternelle harmonie de ce monde céleste ?

Nos bois, dépouillés de leur feuillage par les neiges

Glacées de l'hiver, s'habillent de leur verdure

Au printemps ; puis aux rayons brûlants du soleil

D'été qui mûrit les dons de Cérés, succède

Une saison plus douce. Pourtant toi, qui présides

A cet ordre admirable, réglant ce mouvement

Prodigieux des corps célestes, on ne sent plus

Ta présence dans le gouvernement des choses

Humaines. Et l'on ne te voit plus recommencer

84


Les vertus et punir les crimes. C'est la fortune

Aveugle qui règne sur la terre, et sa main

Capricieuse répand toutes ses faveurs

Au hasard, et presque toujours sur les méchants.

L'ignoble débauche opprime la chasteté.

Le crime est installé dans le palais des rois

Déshonorés en passant de l'amour à la haine.

La vertu gémit, la justice ne recueille

Que le malheur. La triste indigence est donnée

Aux hommes purs, l'adultère que le vice élève

Sur le trône s'assied. Ô justice ! Ô vertu !

Vous êtes de vaines idoles.

Quelle nouvelle

Apporte ce messager qui accourt d'un pas

Rapide ? La douleur est peinte sur son visage,

Et l'on peut voir des larmes qui coulent de ses yeux.

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ACTE IV

SCENE I

LE MESSAGER, THESEE

LE MESSAGER

Ô cruelle condition d'un serviteur !

Si dure ! Mais pourquoi faut-il que je sois contraint

D'apporter une nouvelle aussi effrayante ?

THESEE

Ne crains rien ; donne-moi hardiment le malheur

Que je me dois d'apprendre ; mon cœur est préparé

D'avance aux rudes coups.

LE MESSAGER

Accable ma triste famille ?

Dites-moi, parle, quel malheur

86


LE MESSAGER

C'est Hippolyte,

Hélas ! Il a péri d'une cruelle mort.

THESEE

Je sais depuis longtemps que je n'ai plus de fils.

Maintenant le vil séducteur a achevé

Sa vie ; mais apprends-moi les détails de sa mort.

LE MESSAGER

A peine eut-il quitté la ville d'un pas rapide

Que pour rendre sa fuite plus efficace encore,

Il attela bien vite ses superbes coursiers

Et prit en main les rênes de son char. Alors

Il se parla quelque temps à lui-même, maudit

Le lieu de sa naissance, prononça plusieurs fois

Le nom de son père, et en excitant la marche

De ses coursiers, il lâcha les rênes. Tout à coup

La vaste mer se soulève, elle monte et se dresse

Jusqu'au ciel. Aucun vent ne souffle sur les flots,

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L'air est calme et silencieux, la mer est douce

Au-dehors, mais c'est d'elle-même que la tempête

Est sortie : et jamais l'Auster n'en excita

De semblable dans le détroit de la Sicile,

Jamais le Corus ne souleva avec plus

De fureur la mer d'Ionie dans ces tempêtes

Effrayantes où l'on a vu le mouvement des

Flots ébranler les rochers, et leur blanche écume

Couvrir le promontoire de l'Eucate.

- La mer monte

Et se dresse comme une montagne humide, chargée

D'un poids monstrueux qui s'en vient sur le rivage

Se briser. Mais ce n'est point contre les vaisseaux

Que ce vaisseau est envoyé, c'est bien la terre

Qu'il menace. Les vagues roulent avec violence ;

Et l'on ne sait quel est le poids que la mer porte

Dans ses flancs, quelle terre inconnue va paraître

Sous le soleil. C'est une nouvelle Cyclade,

Sans doute. Les rocs où s'élève le Temple du

Dieu d'Epidaure ont tous disparu sous les flots,

Avec eux, le pic célèbre par les brigandages

De Sciron, et la terre étroite que les deux mers

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Embrassent. - Et pendant que nous contemplons

ce spectacle

plein d'horreur, la mer fait entendre un bruit terrible

Répété par les roches d'alentour. Une eau

Découle du sommet de la montagne humide,

Et l'écume sort de cette tête effrayante

Qui absorbe et renvoie les vagues. On croirait voir

Le terrible souffleur bondir parmi les flots

Et lancer avec force cette eau qu'il a reçue

Dans ses vastes flancs. Enfin, cette masse énorme

S'ébranle, et, se brisant à nos yeux, elle jette

Sur le rivage un monstre plus effroyable que

Ce que nous pouvions craindre : la mer se précipite

En même temps sur la terre en suivant le monstre

Qu'elle a vomi. - Jusqu'aux os, la terreur nous glace.

THESEE

Mais quelle forme avait cette masse effrayante ?

89


LE MESSAGER

Cela ressemblait à un taureau furieux

Dont la tête était bleue ; une crête superbe

Domine son front vert : ses oreilles sont droites

Et hérissées ; ses cornes sont de deux couleurs.

L'une plairait aux taureaux superbes qui marchent

A la tête des troupeaux, l'autre conviendrait

Aux taureaux marins. Ses yeux lancent des flammes et

Des étincelles bleuâtres. Son cou monstrueux

Est sillonné de muscles énormes, ses naseaux

Epais se gonflent dans un terrible vacarme.

L'algue verte des mers s'attache à sa poitrine

Et à son fanion ; et ses flancs sont parsemés

De taches d'un jaune inouï. L'extrémité

De son corps se termine en une bête horrible ;

C'est un immense dragon hérissé d'écailles,

Qui se traîne en replis tortueux, et semblable

A ce géant des mers qui avale et rejette

Des vaisseaux tout entiers. - La terre s'est effrayée,

Les troupeaux éperdus à travers les campagnes,

S'enfuient désordonnés, et le pasteur oublie

De suivre ses bœufs dispersés. Les animaux

90


De bois prennent la fuite, et le chasseur glacé

D'effroi reste immobile, privé de sentiment.

Hippolyte seul ne tremble pas ; fortement

Il serre les rênes, il arrête ses coursiers.

Et calme leur frayeur en les encourageant

De sa voix qui leur est connue. - Sur le chemin

D'Argos est un sentier taillé dans le roc, et

Côtoyant la mer qu'il domine. C'est là que

Le monstre se place et prépare sa fureur.

Après s'être assuré de lui-même, et avoir

Eprouvé sa colère, il s'élance d'un bond

Rapide, et, touchant à peine la terre dans la

Vivacité de sa course, il vient furieux

S'abattre sous les pieds des chevaux effrayés.

Votre fils alors lève un front menaçant, et,

Sans changer de visage, crie d'une voix terrible :

"Ce vain épouvantail ne saurait ébranler

Mon courage ; vaincre des taureaux, c'est pour moi

Une tâche et une gloire héréditaires". Mais,

Au même instant, les chevaux, rebelles au frein,

Entraînent le char, ils s'écartent de la route ;

Et, dans l'emportement de la frayeur, ils courent

Au hasard devant eux, et ils se précipitent

91


A travers les rochers. Hippolyte ressemble

Au pilote qui cherche à dompter son vaisseau

Battu par une mer orageuse, et emploie

Toutes les ressources de son art pour empêcher

Qu'il ne se brise contre les écueils : tantôt

Il tire avec beaucoup de force les rênes, tantôt

Il déchire les flancs à coup de fouet. Le monstre

S'attache à ses pas ; tantôt il marche à côté

Du char, tantôt il se présente face aux chevaux

Et les effraie de toutes les manières. De fuir

Plus longtemps, c'est impossible. Le taureau marin

Dresse devant eux ses deux cornes menaçantes.

Alors les coursiers éperdus ne savent plus

Obéir à la voix qui prononce des ordres.

Ils essaient de briser le joug qui les arrête,

Se dressant sur leurs pieds, ils projettent le char :

Renversé, Hippolyte tombe sur le visage,

Son corps s'enlace dans les rênes ; il se débat,

Ne faisant que resserrer les nœuds qui le pressent

Davantage. Les chevaux apprécient le succès

De leurs efforts, libres enfin de leurs mouvements,

Ils entraînent le char vide partout où l'effroi

Les conduit.

92


Ainsi les coursiers du Soleil, ne

Sortant point de son char le poids accoutumé

Croyant traîner un usurpateur, s'emportèrent

Dans leur course, et ils renversèrent du haut des airs

Phaéthon. Le sang d'Hippolyte rougit au loin

Les campagnes ; contre les rocs, sa tête résonne

Et se brise ; ses cheveux sont tirés par les ronces,

Et les froides pierres déchirent son noble visage.

Sa beauté est en case de tous ses malheurs,

Disparaît sous mille blessures. Alors le char

Continue de fuir avec la même vitesse

Et d'entraîner sa victime expirante. Enfin

Il donne contre un tronc d'arbre calciné dont

La pointe aigüe et dressée arrête le corps

D'Hippolyte et lui entre au-dedans des entrailles ;

Et ce triste incident tient le char quelque temps

Immobile ; les chevaux, un moment entravés

Font un effort qui rompt l'obstacle, et brise ainsi

Le corps de leur maître. Il en a cessé de vivre ;

Déchiré par les ronces, par les pointes aigües

Des buissons, tout son corps devient une proie, et

Chaque arbre de la route y accroche un lambeau.

- Ses tristes serviteurs parcourent la campagne

93


Avec des cris funèbres, et suivent pas à pas

Les traces que le sang de leur maître a laissées,

Ses chiens gémissent, cherchant partout ses membres épars.

Ces soins empressés n'ont pu réunir encore

Tous les débris de son corps. Mais est-ce donc là

Ce qui reste de cette beauté merveilleuse ?

Hélas ! ce jeune prince qui encore partageait

Il y a peu d'instants le trône avec la gloire

De son noble père dont il devait posséder

Sans doute l'héritage, qui brillait comme un astre

Aux yeux des hommes, le voilà maintenant ! C'est lui

Dont on rassemble les membres pour le bûcher,

Et c'est lui dont la dépouille attend les honneurs

Du tombeau.

THESEE

Nature, nature ! combien sont forts ces

Liens de sang qui attachent le cœur des pères

A leurs enfants ! Malgré moi-même, il faut plier

Sous ta puissance. J'ai voulu le tuer coupable,

Mort je dois le pleurer.

94


SCENE II

LE CHOEUR

Que de révolutions

Terribles dans la vie humaine ! Les qualités

Basses de la société sont noires aux coups

De la fortune exposées, et moins maltraitées

Par les caprices du sort. On est en repos

Dans une vie obscure, l'humble cabane laisse

Aller ses hôtes jusqu'à la vieillesse : mais le

Dôme des palais est en butte à tous les vents,

Aux fureurs de l'Eurus, à celles du Notus,

Aux ravages de Borée, à ceux du Corus

Pluvieux. Rarement la foudre tombe au sein

De l'humide vallée, tandis que les carreaux

De Jupiter frappent le superbe Caucase

Et le mont de Phrygie où s'élève le bois

De Cybèle. Le roi du ciel, craignant pour l'empire

Frappe tout ce qui s'en approche. Mais ces immenses

Révolutions ne peuvent trouver de place

Dans l'étroite enceinte des maisons phébéiennes.

Elles grondent à l'entour des trônes ; le temps, dans son vol

95


Incertain, les porte sur ses ailes rapides

Et jamais la fortune changeante ne tient

Ses prouesses.

Car le héros échappe à la nuit

Eternelle et remonte à la clarté des cieux ;

A peine arrivé sous le soleil, il s'attriste

Et maudit son retour. Sa patrie, le palais

De ses pères lui sont plus insupportables que

Les gouffres de l'enfer. Ô toi, chaste Minerve

Révérée dans l'Attique, le retour de Thésée

Remonté sur la terre et sorti des prisons

Infernales n'est point une faveur dont tu doives

Remercier ton oncle avare : le nombre de

Ses victimes est toujours le même.

Mais quelle voix

Lamentable est sortie du fond de ce palais ?

Que veut Phèdre éperdue, un glaive dans ses mains ?

96


ACTE V

SCENE 1

THESEE, PHEDRE,

THESEE

Quel est donc ce transport furieux et quelle est

Cette douleur qui vous égare ? Et cette épée ?

Pourquoi ces cris et ces gémissements lugubres

Sur le corps de votre ennemi ?

PHEDRE

C'est contre moi

Qu'il faut tourner ta fureur, Neptune ; contre moi

Qu'il te faut déchaîner les monstres de la mer,

Ceux que Téthys cache dans les derniers replis

De son sein profond, ceux que le vieil Océan

Nourrit dans ses plus sombres abîmes. O cruel

Thésée, les tiens t'auront revu pour leur malheur.

Il faut que le retour soit payé par la mort

D'un père et d'un fils ! Car tu détruis ta famille,

97


Et c'est toujours la haine ou l'amour d'une épouse

Qui te rend coupable. - Hippolyte, mais est-ce ainsi

Que je te revois ? est-ce ainsi que je t'ai fait ?

Quel cruel Sinis ou quel barbare Procuste

A déchiré tes membres ? Quel Minotaure, quel monstre

Mugissant dans la prison bâtie par Dédale,

T'a frappé de ses cornes terribles et t'a mis

En pièces ? Hélas ! qu'est donc devenue ta beauté ?

Et que sont devenus tes yeux, astres brillants

Pour les miens ? Es-tu bien mort ?

Viens et prête donc

L'oreille à mes paroles. Je puis le dire sans honte ;

Cette main vengera ton trépas, je saurai

Enfoncer cette épée dans mon sein criminel ;

Je me délivrerai tout ensemble du crime

Et de la vie : moi, amante insensée je veux

Te suivre sur les bords du Styx, et sur les eaux

Brûlantes des fleuves de l'enfer. Oui, chère ombre,

Apaise-toi : prends ces cheveux dont je dépouille

Ma tête, et que j'arrache sur mon front. Nos cœurs

N'ont pu s'unir, mais nos destinées s'uniront.

98


Chaste épouse, meurs pour ton époux : femme infidèle,

Meurs pour ton amant. Le puis-je partage la couche

De Thésée, après un si grand crime ? A présent

Il ne te reste plus que d'aller dans ses bras

Comme une femme irréprochable dont on aurait

Vengé l'honneur. Mort, seule consolation

Qui me reste dans la perte de mon honneur,

Je me jette dans tes bras, ouvre-moi ton sein !

Athènes, écoute-moi, toi aussi, père aveugle,

Plus cruel que ta perfide épouse. J'ai menti :

Le crime affreux que j'avais moi-même commis

Dans mon cœur, je l'ai rejeté sur Hippolyte

Faussement. Tu as frappé ton fils innocent,

Toi, son père, et ainsi sa vertu a subi

Le châtiment de l'inceste : - elle ne s'était point

Souillée. Homme chaste, homme pur, reprends la gloire

Qui t'est due. Cette épée fera justice, ouvrant

Mon sein coupable, elle fera couler mon sang

Pour apaiser ton âme vertueuse. Après

Ce coup fatal, ton devoir, la marâtre de

Ton fils te l'enseigne, ô Thésée ; mais apprends d'elle

A mourir.

99


SCENE III

THESEE, LE CHOEUR

THESEE

Ô tristes profondeurs de l'Erèbe

Et vous, cavernes du Ténare, eau du Léthé

Si chère aux malheureux, et vous flots reposés

Du Cocyte, je suis donc coupable, entraînez-moi

Dans vos abîmes, dévouez-moi à des tourments

Eternels. Oui, monstres affreux de l'Océan,

Que Protée a caché dans les gouffres profonds

De la mer, accourez, et dans vos noires demeures

Précipitez un misérable, qui encore

Tout à l'heure s'applaudissait du plus grand des crimes.

Toi aussi père, toujours si prompt à servir

Mes vengeances, arme-toi, punis-moi ; n'ai-je pas

Mérité la mort ? J'ai livré à un trépas

Horrible et inconnu, mon fils, et j'ai semé

100


Par les campagnes ses membres dispersés, en

Poursuivant la vengeance d'un imaginaire

Forfait, je me suis d'un véritable forfait

Souillé moi-même. Le ciel, la mer et les enfers

Sont remplis de mes crimes, il ne me reste plus

De place pour en commettre d'autres, et j'ai souillé

Le triple héritage des enfants de Saturne.

Si je veux remonter sur la terre, je n'en trouve

La route que pour être le témoin de deux morts

Déplorables, pour perdre à la fois mon épouse et

Mon fils, pour rester seul au monde, après avoir

Allumé les bûchers qui doivent consumer

A la fois ces deux êtres chers à ma tendresse.

O toi qui m'as rendu ce jour que je déteste,

O Alcide ! rends à Pluton la victime que

Tu lui avais arrachée, oui, rends-moi l'enfer

Que tu m'a ôté. Hélas ! Car en vain j'invoque

La mort dont j'ai déserté l'empire. Cruel et

Violent, toi qui as inventé des supplices

Inconnus et terribles, sois juste, inflige-toi

A toi-même le châtiment que tu mérites.

Ramène donc jusqu'à terre la cime d'un pin

Sourcilleux, et qu'en se redressant vers le ciel

101


Il déchire ton corps en deux parties, du haut

Des rochers de Scyron, lance-toi. Car j'ai vu

De mes yeux les tourments plus horribles encore

Que les victimes du Phlégéthon enfermées

Subissent dans ses vagues de feu. Je connais

Le supplice et le séjour qui m'y attendent.

Oui,

Fais-moi place, ombres coupables ; toi, fils d'Eole

Repose tes bras fatigués, ma tête va

Se courber sous le poids éternel du rocher

Qui t'accable. Que le fleuve du Tantale s'en vienne

Se jouer tout autour de mes lèvres trompées.

Que le cruel vautour de Tityus le quitte

Pour s'abattre sur moi, que mon foie, renaissant

Toujours m'impose ce supplice. Repose-toi,

Père de mon cher Pirithoüs, et que le branle

De ta roue ne s'arrête point, mais qu'il déchire

Mes membres dans le tourbillon des cercles qu'elle

Décrit. Ô terre, entrouve-toi et laisse-moi

Descendre au fond de tes abîmes, sombre chaos ;

102


Et cette fois, mieux que la première, j'ai le droit

De pénétrer dans la nuit infernale. Mon fils,

Je veux l'y chercher. Dieu du sombre empire, qu'as-tu

A craindre ? Je ne viens qu'avec de chastes pensées

Vers toi. Reçois-moi dans ta demeure éternelle

Pour n'en plus sortir. Mais les dieux ont refusé

De prêter l'oreille à mes prières : si mes vœux

Etaient de nature criminelle, ils seraient prompts

A les exaucer.

LE CHOEUR

Le temps ne manquera pas

Thésée, à vos plaintes. L'éternité tout entière

Vous reste. Maintenant il faut rendre à votre fils

Les derniers devoirs et enterrer au plus tôt

Les tristes débris de son corps indignement

Déchiré.

THESEE

Oui, oui, que l'on apporte les restes

De cet enfant chéri, cette masse qui n'a

103


Plus de forme, ces membres rassemblés au hasard.

Est-ce là Hippolyte ? Je reconnais mon crime.

C'est moi qui l'ai tué, c'est moi ; pour n'être pas

Seul coupable, ni coupable à demi, j'ai prié

Mon père de seconder mon crime, voilà le fruit

De ses faveurs paternelles. Ô le coup funeste

Qui ravit un fils à mes vieux ans ! Mais du moins

Embrasse ces membres déchirés, père plaintif ;

Presse et réchauffe contre ton cœur tout ce qui reste

De ton enfant ; recueille les débris sanglants

De ce corps mis en pièces ; oui, rétablis l'ensemble

De cet être brisé et remets chaque membre

En son lieu. Voici la place de sa main droite,

Et voici où il faut replacer sa main gauche.

Si habile à ternir les rênes des coursiers.

Je reconnais le signe empreint sur son flanc gauche.

Combien de parties manquent encore à mes regrets !

Raffermissez-vous, ô mains tremblantes, allez,

Poursuivez jusqu'au bout cette triste recherche ;

Arrêtez-vous, mes larmes, laissez un père compter

Les membres de son enfant et recomposer

104


L'ensemble de son corps. Mais quelle est cette masse

Informe, défigurée par mille blessures ? Non,

Je ne sais, mais c'est une partie de toi-même.

Remettez-la donc ici, non pas à sa place

Qui est restée vide. Mais est-ce là ce visage

Tout brillant d'un feu céleste, et qui désarmait

La haine ? Voilà ce qui reste de la beauté

Divine ? Destinée fatale, cruelle bonté

Des Dieux ! C'est donc en cet état que mon souhait

Paternel devait te ramener près de moi !

Reçois ces derniers dons, ces offrandes funèbres

De ton père, ô toi qu'il faudra en plusieurs fois

Ensevelir : livrons ce qui reste de lui

D'abord aux flammes, en attendant le reste.

Ouvrez

Ce palais, triste séjour de mort : remplissez

Athènes tout entière de vos lugubres cris.

Vous, apprêtez la flamme qui doit allumer

Ce royal bûcher ; vous, parcourez la plaine

Recueillez ceux des membres de mon fils qui nous

Manquent encore.

105


Cette coupable épouse, creusez-lui

Un tombeau, que la terre pèse lourdement sur elle.

106


ANDRoMAQUE

107


PERSONNAGES

ANDROMAQUE

CEPHISE

LE CHOEUR

HERMIONE

MENELAS

CLEONE

MOLOSSOS

PELEE

ORESTE

UN MESSAGER

108


THETIS

La scène est à Phtie, en Thessalie, devant l'entrée du temple

de Thétis, non loin du palais de Néoptolène. Andromaque se tient

près de l'autel de la déesse et de sa statue.

109


PROLOGUE

ANDROMAQUE

Ornement de la terre d'Asie, ville de Thèbes

D'où je partis jadis avec dot opulente

Pour venir au foyer du roi Priam, donnée

En épouse à Hector, moi, Andromaque, hier

Digne d'envie, maintenant il n'est point de femme

Plus malheureuse que moi, il n'y en aura

Jamais ; car j'ai vu mourir Hector mon époux

Par la main d'Achille. Le fils que je lui avais

Enfanté, Astyanax fut précipité

Du haut d'une tour quand les Grecs du sol de Troie

Se furent rendus maîtres ; et moi-même, issue

D'une noble famille, j'ai été envoyée

Esclave en Grèce et donnée à Néoptolème

L'insulaire comme prix de guerre comme sa part

Des dépouilles de Troie. J'habite les champs proches

De cet Etat de Phthie et de la ville de

Pharsale, là où Thétis, divinité marine,

110


Vécut avec Pelée, éloignée du commerce

Des hommes et en souvenir de son hyménée

Le peuple Thessalien appelle ce lieu

Thétidée.

Là, ce palais est au fils d'Achille,

Pourtant il laisse Pelée régner sur la terre

De Pharsale, il ne veut pas reprendre le spectre

A ce vieillard tant qu'il vit. Et pour moi, unie

Au fils d'Achille, mon maître, je lui, dans ce palais

Ai fait un enfant mâle. Même dans le malheur

Où j'étais plongée, toujours cependant je me

Flattais de l'espoir que, mon fils encore vivant,

Je trouverais une consolation et

Un appui en lui ;

mais depuis que mon maître a

Pris cette Hermione de Lacédémonie

Et dédaigné ma couche d'esclave, je suis donc

Poursuivie par elle de mauvais traitements ;

Et elle dit que par de secrets maléfices

Je la rends stérile, odieuse à son époux,

Que je veux être maîtresse dans cette maison

111


A sa place, et la chasser avec violence

De son lit, moi qui tout d'abord n'y ai pris place

Qu'à regret et qui maintenant en suis sortie.

Le grand Jupiter le sait, oui, c'est malgré moi

Que je suis entrée dans cette couche. Je ne puis

La persuader ; elle veut me faire mourir

Et Ménélas, son père, seconde les projets

De sa fille ; à présent, il est dans le palais

Arrivant de Sparte pour ce dessein même ; moi,

Effrayée, je suis venue me réfugier

Dans ce sanctuaire de Thétis, lieu voisin

Du palais, pour qu'elle me dérobe à la mort ;

Car Pélée et ses enfants comme un monument

De son hymen avec la fille de Nérée

Le révèrent.

Pour ce fils qui me reste seul, je

L'ai envoyé en secret dans une maison

Etrangère, de peur qu'on ne lui donne la mort ;

Car, son père n'est pas là pour me défendre ni

Pour secourir son fils, il est parti pour Delphes

Expier une offense faite à Apollon

Dans le temps de délire, où il vint demander

112


Au dieu la vengeance du meurtre de son père :

Et il tâche aujourd'hui d'obtenir le pardon

De sa faute et de rendre le dieu propice

A l'avenir.

CEPHISE

Ô ma maîtresse, je ne crains pas

De t'appeler de ce nom, puisque je croyais

Devoir te le donner en terre troyenne ; je te

Servis toujours avec dévouement, - ton époux

Quand il vivait pareillement, et maintenant

Je viens t'apporter des nouvelles, non sans la crainte

D'être découverte par quelques-uns de nos maîtres,

Mais pleine de compassion pour ton sort ; car

Ménélas et sa fille ont tramé contre toi

Des complots dont il faut garder

113


ANDROMAQUE

Ô ma chère

Compagne de mon esclavage, - tu es l'égale

De celle qui fut ta reine, et qui à présent

Partage ta misère. Que font-ils ? Et quels pièges

Ont-ils dressé encore, dans le vœu d'ajouter

La mort à toutes mes calamités ?

CEPHISE

Ils vont,

O infortunée, donner la mort à ton fils,

Fils que tu avais secrètement dérobé

Du palais.

ANDROMAQUE

Malheur à moi ! ont-ils découvert

La retraite de mon fils ? Mais qui m'a trahie ?

Infortunée je meurs !

114


CEPHISE

Je ne sais, mais le fait

Je l'ai entendu de leur bouche ; et Ménélas

Est sorti du palais pour le chercher.

ANDROMAQUE

Je suis

Perdue ! O mon fils, deux vautours vont te saisir

Et te tuer ; celui que tu appelles père

S'arrête encore à Delphes, loin de toi !

CEPHISE

Tu ne serais pas si malheureuse s'il était

Présent ; maintenant tu es dénuée d'amis.

En effet

ANDROMAQUE

Mais n'a-t-on pas entendu dire de Pelée

Qu'il doit venir ?

115


CEPHISE

Ne pourrait te protéger.

Il est trop vieux, et sa présence

ANDROMAQUE

J'ai envoyé à plusieurs reprises.

Et pourtant vers lui

CEPHISE

Crois-tu donc

Qu'aucun de ces messagers se soucie de toi ?

ANDROMAQUE

Comment ? Veux-tu donc te charger de mon message

Toi-même ?

116


CEPHISE

Mais que pourrais-je dire pour excuser

Ma longue absence du palais ?

ANDROMAQUE

Bien des prétextes ; car tu es femme.

Tu trouveras

CEPHISE

Mais il y a

Du danger, Hermione est garde vigilante.

ANDROMAQUE

Observe-toi ! tu abandonnes tes amis

Dans la détresse.

CEPHISE

Non, ne fais point ce reproche ;

117


Je pars, car la vie d'une pauvre esclave n'est pas

Si précieuse, dût-il m'arriver un malheur.

ANDROMAQUE

Va ; pour moi, toujours baignée de larmes, je ferai

Retentir les airs de mes gémissements et

De mes sanglots ; car c'est pour les femmes un plaisir

Naturel dans leurs maux de les avoir toujours

A la bouche. Et j'ai plus d'un sujet de gémir,

La ruine de ma patrie, la ruine d'Hector

Et la cruelle destinée qui m'enchaîne et

M'a fait tomber dans une indigne servitude.

Il ne faut jamais appeler aucun mortel

Heureux, avant d'avoir vu comment il ira

A son dernier jour, aux enfers.

Ce n'était pas

Une épouse mais une furie que conduisit

Paris dans cette Ilion aux hautes murailles

Lorsqu'il mena Hélène pour partager sa couche ;

Troie, c'est à cause d'elle que le terrible Mars

Vint de la Grèce, avec mille vaisseaux, porter

118


Le fer et le feu dans tes murs ; à cause d'elle

Qu'il fit périr Hector, mon époux, que le fils

De Thétis traîna autour des murs attaché

A son char ; que moi-même du lit nuptial

Je fus conduite sur le rivage de la mer,

La tête recouverte du voile odieux

Des captives.

Bien des larmes coulèrent de mes yeux

Quand il fallut quitter et la ville, et ma couche

Maritale et mon époux qui sur la poussière

Etait étendu ! Ô infortunée ! Que me

Servait de voir encore le jour, pour devenir

L'esclave d'Hermione ? Et de sa cruauté

Victime, oui, j'entoure de mes mains suppliantes

La statue de la déesse, et je me consume

Dans la douleur comme source qui d'un rocher

Coule goutte à goutte.

119


PARODOS

LE CHOEUR

(Strophe)

- Ô femme réfugiée

Sur le sol consacré à Thétis, dans ce temple

Que tu ne quittes pas depuis longtemps, quoique

Phtie m'ait vu naître, je viens vers toi pour chercher

Ô Fille de l'Asie, quelque remède aux maux

Irréparables qui ont créé entre toi

Et Hermione une violente discorde

Pour la couche du fils d'Achille, que tu partages

Avec elle.

(Antistrophe)

- Considère ton destin, songe à quel

extrême te voilà réduite. Mais combattras-tu

Contre tes maîtres, combattras-tu contre les filles

De Lacédémone, captive troyenne ? Délaisse

Ce temple où nous offrons nos sacrifices à la

120


Déesse marine. Que sert de te consumer

Dans la douleur, de t'exposer aux violences

Des maîtres ? La force te soumettra. Et pourquoi

Vouloir lutter, toi qui n'es rien ?

(Strophe)

- Allons donc, quitte

Le superbe lieu de la fille de Nérée ;

Songe que tu es esclave en terre étrangère,

Dans une ville étrangère, tu n'y vois aucun

De tes amis, ô infortunée, ô épouse

Déplorable !

(Antistrophe)

- Je me sens émue de pitié,

Femme troyenne, en te voyant parmi nous ; mais

La crainte que m'inspire mes maîtres m'arrête, je

Me borne à plaindre ton sort, la fille d'Hélène

Découvrirait l'affection que tu m'inspires.

121


PREMIER EPISODE

HERMIONE

Ces parures dorées qui brillent sur ma tête,

Ces riches vêtements, ces tissus précieux

Dont mon corps est couvert n'ont pas pour provenance

La maison d'Achille ou de Pélée ; je les ai

Apportés en cet endroit, ces présents de noces,

De la terre de Sparte ; c'est Ménélas, mon père,

Qui me les a donnés dans une dot splendide ;

J'ai donc le droit de parler librement. Telle est

La réponse que j'ai à vous faire.

Toi, esclave

Par le sort de la guerre, tu voudrais me chasser

De ce palais, pour y gouverner ; tu me rends

Odieuse à mon époux par tes maléfices,

Et tu as frappé mon sein de stérilité ;

Car l'esprit des femmes de l'Asie est habile

Dans ces arts funestes ; pourtant je réprimerai

Ton audace ; ni la demeure de la fille de

Nérée, ni ce temple, ni cet autel ne pourront

122


Te protéger ; mais tu mourras. Et si quelqu'un

Des mortels ou des dieux voulait sauver tes jours,

Il te faudra au lieu de ce caduque orgueil

Si hautain, aller vers des sentiments plus humbles,

Trembler, t'abaisser à mes genoux balayer,

Ma maison, répandre des vases d'or l'eau pure

De l'Achéloos, et connaître en quel endroit

De la terre tu es ;

car il n'y a plus ici

Ni Hector, ni Priam, ni même l'opulence,

Il y a une ville grecque. Mais malheureuse

Tu en viens à ce point d'égarement d'oser

Pénétrer dans le lit de celui dont le père

A tuer ton époux, et avoir des enfants

D'un meurtrier ! Telles sont les mœurs de la race

Barbare ; le père s'étend avec la fille, le fils

Avec la mère, le frère avec la sœur ; les plus

Chers amis s'entr'égorgent, et la loi ne défend

Aucun de ces crimes. Mais ne t'avise pas

De les introduire chez nous ; il n'est pas honnête

Qu'un seul homme tienne les rênes de deux femmes ; mais

Celui-là doit se contenter d'une seule épouse

123


Qui veut avoir une maison bien gouvernée.

LE CHOEUR

La jalousie est une passion des femmes ;

Elles haïssent toujours celles qui partagent

Avec elles la couche de leur époux.

ANDROMAQUE

Hélas !

Hélas ! Pour les mortels la jeunesse est un mal

Funeste, c'est dans la jeunesse qu'on est livré

A des passions injustes ! Mais pour moi je crains

Que ma condition d'esclave ne fasse tord

A mes raisons, quoi que j'en ai beaucoup de bonnes

A dire, et que si au contraire, j'avais raison,

Je n'en sois que plus maltraitée ; puisque l'orgueil

Des grands supporte avec beaucoup d'impatience

La supériorité des petits, pourtant

Je n'aurai pas la faiblesse de me trahir

Moi-même.

124


Jeune femme, à quel titre sérieux

Dis-moi, parviendrai-je à te disputer les droits

D'un hymen légitime ? Serait-ce que la ville

De Lacédémone est inférieure à celle

Des Phrygiens, que ma fortune efface la

Tienne, est-ce que ma liberté te fait envie ?

Est-ce l'éclat de ma jeunesse, de ma beauté ?

Est-ce la grandeur de ma patrie, le crédit

De mes nombreux amis qui m'enflent le cœur et

M'inspirent le désir de gouverner chez toi

A ta place ? Et serait-ce pour te supplanter

En mettant à ta lumière des enfants esclaves

Et traîner après moi ce surcroît de misère ?

Ou souffrira-t-on que mes fils soient rois de Phtie,

A défaut des tiens ? En vrai, les Grecs les chérissent !

Par le nom d'Hector, et par moi-même, je leur suis

Inconnue. Savent-ils qu'Andromaque fut reine

Des Phrygiens ?

Ce ne sont pas mes maléfices

Qui te font haïr de ton époux. Tu ne sais

Lui rendre ton commerce agréable. Le voici,

Le véritable philtre : ce n'est pas la beauté,

125


Ô femme, mais les vertus qui plaisent aux maris.

Toi, si quelque chose te blesse, avec emphase

Tu parles de la grandeur de Lacédémone

Et de Scyros avec dédain ; toi, tu étales

Ta richesse parmi des pauvres ; Ménélas est

Pour toi plus grand qu'Achille : voilà ce qui te rend

Odieuse à ton époux. La femme, fût-elle

Attachée à un méchant époux, doit chercher

A lui plaire et à ne pas lutter avec lui

D'arrogance. Mais si tu avais eu pour époux

Quelque roi de la Thrace, pays couvert de neige,

Où le même homme reçoit sur sa couche plusieurs femmes,

Tu les aurais tuées. Par cette passion

Insatiable, tu aurais donc déshonoré

Toutes les femmes ? chose affreuse ! Si la passion

Fermente en nous-mêmes avec plus de violence

Que chez les hommes, du moins nous la réglons avec

Décence.

Ô mon cher Hector, pour moi, si Vénus

T'inspira quelque faiblesse, à cause de toi

J'aimais les femmes que tu aimais ; souvent même

Je présentai mon sein aux enfants qu'une mère

126


Autre t'avait donnés, pour ne te faire sentir

Aucune amertume. En agissant de la sorte

Je gagnais en douceur le cœur de mon époux.

Toi, dans ta crainte jalouse, tu ne souffres pas

Qu'une goutte de rosée vienne caresser

Le tien. Pourtant femme, prends garde de surpasser

En impudicité celle qui t'a donné

Le jour ; les enfants sensés doivent fuir l'exemple

D'une mère vicieuse.

LE CHOEUR

Reine, suis mes conseils

Autant que la chose t'est possible, et avec

Andromaque, réconcilie-toi.

HERMIONE

Mais d'où te vient

Ce langage arrogant ? Oses-tu avec moi

Te mesurer en paroles, comme si toi seule

Etais chaste, et que moi je ne le fusse pas ?

127


ANDROMAQUE

Ce n'est pas du moins dans le langage que tu viens

De tenir.

HERMIONE

En moi !

Que jamais femme, ton esprit n'habite

ANDROMAQUE

Tu es jeune, tu offenses la pudeur

Dans tes paroles !

HERMIONE

Pour toi, ce n'est pas en paroles,

C'est dans tes actions que tu me blesses autant

Qu'il est en toi.

128


ANDROMAQUE

Ne peux-tu souffrir en silence

Les douleurs que te cause l'amour ?

HERMIONE

Et alors !

N'est-ce pas là pour les femmes le plus précieux

Des biens ?

ANDROMAQUE

C'est un opprobre.

Oui, lorsque la pudeur le règle ; sinon,

HERMIONE

Que notre cité se gouverne.

Ce n'est pas par des lois barbares

129


ANDROMAQUE

Mais ce qui est

Une honte chez les barbares n'est chez les Grecs

Pas moins honteux.

HERMIONE

Mais tu n'en mourras pas moins.

Tu raisonnes bien, oh ! très bien ;

ANDROMAQUE

Vois-tu la statue

De Thétis, elle tourne sur toi ses regards ?

HERMIONE

Elle déteste ta patrie, à cause du meurtre

D'Achille.

130


ANDROMAQUE

C'est Hélène, c'est ta mère qui a causé

Sa mort, et non pas moi.

HERMIONE

Tes outrages contre moi ?

Pousseras-tu plus loin

ANDROMAQUE

Je tiens ma bouche fermée.

Et bien ! je me tais,

HERMIONE

Sur l'objet qui m'amène.

Réponds-moi enfin

ANDROMAQUE

Tes sentiments, je dis,

131


Ne sont pas ce qu'ils devraient être.

HERMIONE

Quitteras-tu

Ce temple saint de la déesse de la mer ?

ANDROMAQUE

Oui, si je meurs ; sinon, je ne le quitterai

Jamais.

HERMIONE

La résolution en est prise, et

Je n'attendrai pas le retour de mon époux.

ANDROMAQUE

Ni moi non plus, car je ne me livrerai pas

A toi, jusque-là.

132


HERMIONE

Pourtant je t'y contraindrai

En employant le feu, et sans m'inquiéter

De toi ...

ANDROMAQUE

Allume donc l'incendie ; les dieux

En seront témoins.

HERMIONE

De cuisantes blessures.

Je laisserai sur ton corps

ANDROMAQUE

Ensanglante l'autel

De la déesse, immole-moi ; elle saura

T'en punir.

133


HERMIONE

Race barbare, audace intraitable,

Tu veux braver la mort ? Va, je saurai

Bientôt te faire quitter de bon gré ton asile ;

Je possède un appât puissant sur toi ; couvrons

Mes paroles, les faits parleront bientôt. Demeure

A ton poste ferme ; quand tu serais attachée

De toutes parts avec du plomb fondu, je t'en

Arracherai bien avant le retour du fils

D'Achille, en qui tu as mis ta confiance.

ANDROMAQUE

Oui,

Je mets en lui-même ma confiance. Chose étrange !

Les mortels ont inventé contre la morsure

Des serpents des remèdes ; ce qui est pire que la

Vipère et le feu, contre une méchante femme

Personne n'en a encore trouvé, tant pour les hommes

Nous sommes un fléau.

134


PREMIER STASIMON

LE CHOEUR

(Strophe 1)

Oui, le fils de Jupiter

Et de Maïa fut l'auteur de bien des maux

Lorsqu'il vint dans les bois de l'Ida, conduisant

Le char brillant des trois déesses, alors armées

Pour le funeste combat de la beauté, vers

L'étable du pâtre, et vers le jeune berger

Solitaire dans sa retraite déserte.

(Antistrophe 1)

Venues

Dans le touffu bocage, les déesses baignèrent

Leurs corps superbes dans l'eau des sources des montagnes,

Elles allèrent alors trouver le fils de Priam,

Rivalisant entre elles à l'envi de paroles

135


Flatteuses ; par son langage artificieux, qui

Charmait les oreilles, Vénus vainquit, - ce langage

Sera amer aux Phrygiens par la ruine

De leur ville martyre et de la citadelle

De Troie.

(Strophe 2)

Mais plut au ciel qu'elle eût jeté

Ce sort par-dessus sa tête celle qui jadis

Enfanta le funeste Pâris, avant de

L'envoyer habiter le mon Ida, auprès

Du laurier prophétique, quand Cassandre criait

Qu'il fallait faire périr le destructeur de la

Ville de Priam ! A qui s'adressera-t-elle ?

Auquel des chefs du peuple demandera-t-elle

La mort de l'enfant fatal ?

(Antistrophe 2)

Ainsi les Troyennes

N'auraient pu subir le joug de la servitude,

Toi, femme tu possèderais encore la demeure

136


Royale ; et elle eût ainsi délivré la Grèce

Des pénibles travaux que, pendant dix années,

Sous les murs d'Ilion, ses jeunes combattants

Affrontèrent ; tant d'épouses ne seraient pas restées

Abandonnées ni tant de vieillards privés de

Leurs enfants.

DEUXIEME EPISODE

MENELAS, portant le jeune Molossos

Me voici, et j'ai pris avec moi

Ton fils, fils que dans une maison étrangère

Tu avais caché à l'insu de ma fille ; et

Derrière cette statue de la déesse, tu te

Croyais en toute quiétude comme ce fils

Chez ceux qui l'avaient recelé ; tu t'es trouvée

Moins prudente que Ménélas, o femme ! Si tu

Ne quittes cette retraite, cet enfant sera

Immolé à ta place : choisis donc de mourir

Toi-même, ou de voir la mort de ton fils expier

Tes offenses envers moi et envers ma fille.

137


ANDROMAQUE

Opinion, opinion, à une foule

De mortels, qui en vrai ne sont rien, tu confères

Une brillante apparence. Et ceux dont la bonne

Renommée repose sur la vérité, oui,

Je les estime heureux ; ceux dont la renommée

Repose sur le mensonge, je ne leur connais

D'autre mérite que de devoir au hasard

La réputation des sages.

Mais serait-ce toi

Qui jadis commandant l'élite des Grecs,

As enlevé la ville de Troie à Priam,

Tout lâche que tu es ? toi, qui, sur les discours

De ta fille encore presque enfant, étales les

Sentiments des fiers, et qui entres en combat

Avec une malheureuse femme, et avec

Une esclave de surcroît ! Non, tu n'étais pas

Un ennemi de Troie, Troie méritait

Un autre vainqueur que toi. Ils sont au-dehors

Brillants avec une apparence de sagesse,

Au-dedans ils ressemblent au vulgaire des hommes,

138


Exceptée la richesse dont la puissance est grande.

Mais Ménélas terminons cet entretien,

Allons. Je périsse victime de la fille,

Qu'elle obtienne ma mort, elle ne saurait pas

Echapper à l'expiation de ce sang

Versé ;

et toi-même aux regards de cette foule,

Tu devras partager avec elle l'infamie

De cette action puisque ta complicité

Te condamnera au châtiment. Si je me

Dérobe à la mort et que vous fassiez périr

Mon enfant, comment son père supportera-t-il

Patiemment la mort de son fils ? Comme à toi,

Troie ne lui a pas donné le nom de lâche ; mais

Il va où le devoir l'appelle ; et il saura

Se montrer par son courage, digne de Pélée

Et de ton père Achille ; il chassera ta fille

De sa raison. Et toi que diras-tu en la

Donnant à nouvel époux ? Que sa pudeur

S'est soustraite à un indigne mari ? Mais

Ce sera un mensonge. Qui voudra l'épouser ?

139


La garderas-tu chez toi où elle vieillira

Dans le veuvage ? Misérable qui ne vois pas

Tant de maux prêts à fondre sur toi ! De combien

De rivales ne préfèrerais-tu pas pour ta fille

Les outrages au sort que je te prédis ? Ainsi

Il ne faut pas pour un petit mal attirer

De grandes calamités, si nous autres femmes

Nous sommes des êtres si malfaisants, les hommes

Ne doivent pas nous imiter.

Si j'ai usé

Pour moi de maléfices contre ta fille pour

Rendre son sein stérile ainsi qu'elle le prétend

De mon plein gré, sans contrainte, j'abandonne donc

Cet autel et je me soumets au jugement

De ton gendre, qui n'est pas moins offensé que toi

Si je le frappe dans sa postérité. Tels sont

Mes sentiments ; mais une chose dans ton cœur

M'effraye ; oui, c'est pour une querelle de femme

Que tu as ruiné la malheureuse ville

Des Phrygiens.

140


LE CHOEUR

Tu as parlé aux hommes avec

Trop d'audace pour une femme, et ta modestie

Naturelle a passé les bornes.

MENELAS

Femme, c'est là

Une bien faible victoire, comme tu le dis,

Par digne de ma puissance, et de la Grèce ; mais,

Sache-le, pour chaque homme, obtenir ce qu'il veut

Est un bien plus précieux que la prise même

De Troie. Je viens en aide à ma fille, je regarde

Comme un cruel outrage d'être bannie de la

Couche nuptiale ; il en est d'autres moins graves

Qu'une femme supporte ; mais perdre son époux,

C'est perdre la vie. L'époux de ma fille a droit

De commander à mes esclaves, elle a aussi

Le droit de commander aux siens, et moi en outre ;

Car les vrais amis n'ont rien en propre, tous les biens

141


Sont connus entre eux. Mais si pendant son absence

Je ne veille pas sur ses biens le mieux possible,

C'est de ma part lâcheté et non pas sagesse.

Sors au plutôt de ce temple de la déesse,

Pour que si tu meurs, l'enfant échappe au trépas ;

Si tu refuses de mourir, je le tuerai

Puisque l'un de vous d'eux doit nécessairement

Perdre la vie.

ANDROMAQUE

Hélas ! Cruelle alternative,

Choix affreux auquel tu me réduis ! Malheureuse

Si je choisis, non moins malheureuse si je ne

Choisis pas ! Toi qui, pour une légère offense,

Déploies tant de rigueur, écoute-moi : pourquoi

Me tuer ? pour quelle raison ? Mais quelle ville

Ai-je trahie ? Lequel de tes fils ai-je fait

Mourir ? Aurais-je mis le feu à ton palais ?

La violence m'a fait entrer dans le lit

De mon maître ; pourtant c'est moi que tu veux tuer,

Et non lui, l'auteur de ma faute ! mais tu oublies

Le principe, pour tomber sur l'effet qu'il engendre.

142


Que de misères ! Ô ma déplorable patrie !

Cruelles souffrances ! Fallait-il donc devenir

Mère et ajouter ce double fardeau au poids

De mes infortunes ? Pourtant pourquoi déplorer

Ces malheurs passés ? pourquoi ne pas m'occuper

De ceux qui me frappent à présent, moi qui ai vu

Le corps sanglant d'Hector enchaîné à un char,

Ilion impitoyablement délaissée

Aux flammes, et moi-même réduite à l'esclavage,

Traînée par les chevaux dans les vaisseaux des Grecs

Venue à peine à Phtie contrainte d'épouser

Les meurtriers d'Hector ? En quoi la vie peut-elle

Me plaire ? Où tourner mes regards ? Sur ma fortu-

Ne présente, sur la fortune passée ? Il me

restait un fils, l'œil de ma vie ; pour satisfaire

Leur caprice, ils vont le tuer. Je ne veux pas,

Non, sauver ma misérable vie aux dépens

De la sienne ; en lui est mon espoir, c'est de le

Conserver ; et ce serait une honte à moi

De ne pas mourir pour mon fils. Tenez, cet autel

143


Je le quitte, me voici, je me livre à vous,

Frappez, égorgez donc, et chargez-moi des chaînes,

Oui, livrez-moi au dernier supplice.

Ô mon fils

Je t'ai donné le jour afin de te soustraire

A la mort, je descends chez Pluton. Au trépas

Si tu échappes, souviens-toi donc de ta mère

Et de ce que j'ai souffert avant de mourir ;

En recevant les baisers de ton père dis-lui,

En versant des larmes, en l'entourant de tes bras,

Dis-lui ce que j'ai fait pour toi. Pour tous les hommes

Oui, nos fils sont notre vie, celui qui me blâme,

Parce qu'il ignore ce sentiment, a sans doute

Moins de souffrances, mais son bonheur n'est qu'un malheur.

LE CHOEUR

Ses paroles m'ont trop émue ; et les malheurs

De tous les mortels, fussent-ils même étrangers

Sont dignes de compassion. Tu aurais dû,

Ménélas, trouver entre cette infortunée

144


Et ta fille un quelconque accord pour mettre fin

A ses douleurs.

MENELAS

Saisissez cette femme et

Chargez-la de chaînes, esclaves ; ce qu'elle va entendre

N'est pas fait pour lui plaire. Oui, pour te faire quitter

L'autel sacré de la déesse, il m'a fallu

Te menacer de la mort de ton fils, ainsi

Je t'ai amenée à te livrer, pour mourir,

Entre mes mains. Et pour ce qui te regarde, sache

Que l'arrêt est irrévocable ; pour ce qui est

De ton fils, c'est bien ma fille qui décidera

Ou non de le faire périr. Allons, rentre dans

Ce palais et apprends, esclave que tu es,

A ne pas outrager les hommes qui sont libres.

ANDROMAQUE

Ô ciel ! tu m'as déçue par le mensonge, je me

Suis laissé tromper !

145


MENELAS

Je ne m'en défends pas.

Parles-en à tout le monde ;

ANDROMAQUE

Voilà donc la sagesse

Que l'on estime sur les bords de l'Eurotas !

MENELAS

A Troie aussi l'on aime à venger une offense.

ANDROMAQUE

Les dieux ne sont-ils plus des dieux, ne crois-tu pas

A leur justice vengeresse ?

MENELAS

Je la subirai ; alors toi, je te tuerai.

Quand elle viendra,

146


ANDROMAQUE

Ainsi tu arracheras ce pauvre petit

De dessous l'aile de sa mère.

MENELAS

Je le livrerai à ma fille, si elle le veut

Pour le faire mourir.

Non vraiment ; mais

ANDROMAQUE

Te pleurer, mon enfant ?

Hélas ! ne pourrais-je donc

MENELAS

Espérance qui t'attend là ?

N'est-ce pas une belle

147


ANDROMAQUE

Ô de tous les

Mortels le plus odieux pour le genre humain,

Habitants de Sparte, o réunion secrète

De perfidies, rois du mensonge, et artisans

De fraudes, pleins de pensées tortueuses, perverses et

Fallacieuses, votre prospérité en Grèce

Blesse la justice. Mais quel crime est inconnu

Parmi vous ? Où voit-on plus grands nombres de meurtres ?

N'êtes-vous pas avides de gains les plus sordides ?

Et ne vous surprend-on pas à dire une chose,

A en penser une autre ? Malheur à vous ! pour moi

La mort n'est pas si horrible que tu le crois ;

Car je suis morte le jour où je vis périr

La malheureuse ville des Phrygiens et

Mon illustre époux, dont la lance te força

Plus d'une fois à chercher avec lâcheté

Un asile sur tes vaisseaux ; mais aujourd'hui

Guerrier terrible contre une femme, tu me tues.

Frappe, jamais ma langue ne s'abaissera

A vous flatter toi et ta fille ; si tu es grand

A Sparte, je fus puissante aussi à Troie ; et si

148


Je suis dans le malheur, n'en triomphe pas trop,

Car tu pourrais y tomber à ton tour.

SECOND STASIMON

LE CHOEUR

(Strophe 1)

Jamais

Je n'approuverai le mortel qui accomplit

Un double hymen et qui a avec plusieurs mères

Des enfants, source de discorde, d'amers chagrins

Dans les familles : puisse mon époux se suffire

De ma seule couche, et que jamais nul autre homme

Ne vienne la partager.

149


(Antistrophe 1)

Deux autorités

Dans les Etats non plus ne sont pas plus faciles

A supporter qu'une seule ; et c'est un fardeau

Ajouté à un autre et une cause de

Sédition parmi les citoyens ; les Muses

Mêmes allument la discorde entre deux poètes

Qui travaillent au même chant.

(Strophe 2)

Lorsque les vents

Rapides poussent les navires, au gouvernail

Deux pilotes assis et une foule de sages

Ont moins de parce qu'un seul moins habile, mais seul maître

Absolu. Le pouvoir d'un seul est nécessaire

Dans les cités comme dans les familles quand on

Veut saisir l'occasion.

150


(Antistrophe 2)

Par son exemple, la

Lacédémonienne, fille de Ménélas,

Général des Grecs, l'a prouvé ; c'est par le feu

Qu'elle est entrée dans un lit étranger ; ainsi

Elle immole insensée, l'infortunée Troyenne

Avec son enfant. Meurtre sacrilège, injuste,

Dénaturé ! Mais Hermione tu seras

En proie au repentir de tous ces attentats

Un jour.

TROISIEME EPISODE

LE CORYPHEE

Je vois s'avancer devant le palais

Ce couple si étroitement uni, frappé

Par une sentence de mort. Infortunée,

O femme, et toi, malheureux enfant, toi qui meurs

Pour expier l'hymen de ta mère, innocent

De toute faute et irréprochable devant

Tes maîtres !

151


ANDROMAQUE

Me voici, c'est les mains ensanglantées

Par d'ignobles liens que je vais au tombeau.

MOLOSSOS

Ah ! Ma mère, ah ! Ma mère, j'y descends avec toi

Sous ton aile.

ANDROMAQUE

Pays de Phtie !

Cruel sacrifice ! Ô maîtres du

MOLOSSOS

De ta famille !

Ô mon père ! mais viens au secours

ANDROMAQUE

Ô cher enfant, tu seras donc

152


Couché dans la terre, sur la poitrine de ta

Malheureuse mère ; et ton corps privé de vie

Dormira sur son corps glacé.

MOLOSSOS

Hélas ! Hélas !

Que va-t-on me faire ? Que va-t-on te faire, ma mère ?

MENELAS

Descendez au séjour des ombres, vous qui venez

D'une ville ennemie ; et vous mourez tous deux

Par deux arrêts différents ; toi, c'est ma sentence

Qui te condamne ; ton fils, c'est ma fille Hermione

De la part d'un ennemi, c'est grande démence

D'épargner ses ennemis lorsqu'il est possible

De les tuer, de délivrer de toute crainte

Sa maison.

153


ANDROMAQUE

Cher époux, cher époux, mais que n'ai-je

Tes bras et lance pour me défendre, fils de Priam !

MOLOSSOS

Infortuné ! Mais quels chants magique trouverai-je

Pour détourner la mort ?

ANDROMAQUE

Jette-toi aux genoux

De ton maître, mon fils, supplie-le.

MOLOSSOS

O ami,

Ami, veuille ne pas me livrer à la mort !

ANDROMAQUE

Malheureuse ! je fonds en larmes, mes yeux se mouillent

154


Comme la source qui, sans trouver le soleil,

S'échappe d'un rocher.

MOLOSSOS

Puis-je trouver à mes maux ?

Hélas ! Mais quel remède

MENELAS

Pourquoi tombes-tu

A mes pieds en suppliant comme devant un

Rocher battu par les flots de la mer ? Je suis

Le protecteur naturel de ma famille ; mais

Je ne ressens aucune affection pour toi,

Car j'ai employé une grande partie de

Ma vie à m'emparer de Troie et de ta mère ;

Et puisque tu as le bonheur d'être son fils,

Tu descendras avec elle chez Pluton.

155


LE CHOEUR

Je vois Pélée qui s'approche, il hâte vers nous

Ses pas appesantis par l'âge.

PELEE

Répondez-moi,

Femmes, et toi qui présides à l'immolation,

Que se passe-t-il ? Quel sujet et quelle cause

Jettent le trouble dans ce palais ? Que signifient

Ces exécutions sans même jugement ?

Arrête Ménélas, non, ne te presse pas

D'agir sous forme de procès. Hâtons-nous, car,

A ce qui me semble, cette affaire ne souffre pas

De retard ; que ne puis-je retrouver maintenant

Ou jamais la vigueur de ma jeunesse. D'abord

Je veux me diriger vers cette infortunée

Et comme sur la voile souffler un vent propice

Sur elle.

Mais dis-moi de quel droit t'ont-ils lié

Les mains et t'emmènent-ils avec ton fils ? car,

156


Telle une brebis qui allaite son agneau

Tu allais périr en mon absence, en l'absence

De ton maître.

ANDROMAQUE

Ces gens, ô vieillard, me mènent avec

Mon enfant à la mort comme tu peux le voir.

Ce n'est pas une fois, c'est par mille messages

Que mes vœux impatients t'ont fait appeler.

Car tu as peut-être entendu parler de la

Querelle domestique qui anime la fille

De cet homme contre moi, et pourquoi je péris.

Maintenant on m'arrache à l'autel de Thétis

Qui a donné le jour à ton noble fils, et

Qui est le signe objet de ton culte ; on m'entraîne

Sans même m'avoir fait subir de jugement,

Sans même attendre le retour d'un maître absent ;

On profite de l'abandon où je me trouve

Avec cet enfant, et malgré son innocence

Ils veulent le livrer à la mort avec moi,

Malheureuse !

157


Je t'en conjure, vieillard, en tombant

A tes genoux, hélas ! Mais je ne puis toucher

Ton menton si cher. Sauve-moi, au nom des dieux !

Autrement nous mourrons, et mon malheur sera

Une honte pour vous.

PELEE

Brisez donc ses liens,

Ou craignez ma colère, laissez en liberté

Ses mains.

MENELAS

Moi, je le défends, moi qui ne suis pas

Ton inférieur, et qui ai bien plus de droits

Que toi sur cette femme.

PELEE

Comment ! Es-tu venu

Ici faire ta loi dans mon propre palais ?

Ne te suffit-il pas de commander à Sparte ?

158


MENELAS

C'est ma captive de guerre, je l'ai prise à Troie.

PELEE

Non, le fils de mon fils l'a reçue comme paix

De la victoire.

MENELAS

Ses biens ne sont-ils pas à moi

Comme les miens à lui ?

PELEE

Pour en bien user, oui,

Pour le mal, non, non pour tuer violemment.

159


MENELAS

Non, jamais, tu ne me l'arracheras des mains.

PELEE

Avec ce spectre, je vais t'ensanglanter la tête.

MENELAS

Touche-moi, ose m'approcher, tu apprendras

A me connaître.

PELEE

Est-ce que tu as rang parmi

Les hommes, ô le plus lâche de tous, ô fils de lâches ?

Mais quel compte peut-on faire de toi parmi les hommes,

Toi qui t'es fait enlever ta femme par un homme

De Phrygie pour avoir délaissé ta maison

Et ton foyer sans les fermer à clé ni les

Faire garder par des esclaves, comme si tu

Avais dans ton palais une femme chaste, elle

160


De toutes la plus perfide ? Quand elle le voudrait

Comment donc une jeune Lacédémonienne

Pourrait-elle se conserver chaste, accoutumée

Qu'elle est de s'enfuir de la maison maternelle,

Allant avec de jeunes gens les cuisses nues,

Vêtue d'une tunique flottante, à la course

Et à des luttes que je ne saurais souffrir ?

Mais faut-il s'étonner que vous ne formiez pas

De femmes honnêtes ? Demandez-le à Hélène qui

A quitté ta maison et ton dieu protecteur

Pour aller faire la vie dans un autre pays

Avec un jeune homme. C'est à cause d'elle qu'ensuite

Tu as réuni une telle multitude

De Grecs pour les conduire jusqu'à Troie. Il fallait,

Méprisable, dès que tu l'avais reconnue, loin

De prendre les armes pour elle, la dédaigner

La laisser à son ravisseur, la payer même

Pour ne plus la recevoir dans ta demeure. Mais

Tu n'en a pas cessé avec cette idée-là ;

Tu as sacrifié une foule de vies,

161


Tu as fait que des vieilles mères n'ont plus de fils

A leur foyer, tu as ravi aux pères, blanchis

Par l'âge, leurs courageux enfants. Je suis moi-même

Un de ces pères infortunés, je vois en toi

Comme un mauvais génie le meurtrier d'Achille.

Toi seul tu es revenu de Troie sans blessures

Et tu as rapporté tes armes magnifiques

Enfermées dans de riches étuis, tu les as

Rapportés ici telles que tu les avais

Emportées là-bas. Maintes fois j'ai répété,

Moi, au fils d'Achille avant qu'il ne se marie

De ne pas s'allier à toi et de ne pas

Prendre pour son foyer la fille d'une mère

Vicieuse : les filles reproduisent les vices

Maternels. Croyez-moi, veillez bien, prétendants

A n'épouser que des filles nées de mères honnêtes.

Et que n'a pas coûté à ton frère ton orgueil

Criminel ! Ne l'as-tu pas engagé, le sot

A immoler sa fille tellement tu as craint

De ne pas recouvrer une méchante femme !

Après la prise de Troie, - car je te suivrai

Jusque-là -, lorsque ta femme entre tes mains est

Retombée, tu ne l'as pas tuée. Mais à peine

162


As-tu vu son sein, rejetant le glaive, tu as

Reçu ses baisers, tu as comblé de caresses

La traîtresse de chienne, vil esclave de Vénus !

O le plus lâche des hommes, ensuite tu viens

Dans la maison de mon enfant, tu la dévastes

En son absence ! Tu veux tuer indignement

Une femme infortunée et son fils, qui vous

Prépare bien des sujets de larmes, fut-il trois fois

Bâtard, à toi et à ta fille. Souvent un sol

Aride est meilleur à la semence qu'une terre

Grasse, bien des bâtards valent mieux que des enfants

Légitimes. Emmène donc ta fille. Il vaut mieux

Pour les mortels prendre pour gendre et pour ami

Un homme honnête qu'une homme riche, mais méprisable.

Toi, tu n'es rien.

LE CORYPHEE

Peu importante dans sa cause

La langue engendre parmi les hommes des querelles

Violentes ; aussi les sages se gardent-ils

D'entrer en discussion avec des amis.

163


MENELAS

Que dire donc de la sagesse des vieillards

De ceux qui passent pour sensés aux yeux des Grecs ?

Quoi ! Pélée, fils d'un héros illustre, allié

A ma famille, toi tu profères des paroles

Déshonorantes pour toi et injurieuses

Pour moi ; et cela pour une femme barbare

Que tu aurais dû chasser par-delà les eaux

Du Nil, par-delà le Phase ; et moi je devais

T'y exhorter sans cesse ; car c'est une femme

De l'Asie, terre remplie des cadavres des Grecs

Morts dans les combats. Elle a trempé dans le sang

De ton fils, car Pâris le meurtrier d'Achille,

Etait frère d'Hector, et elle était l'épouse

D'Hector ; tu habites sous le même toi qu'elle,

Tu souffres qu'elle prenne une place à ta table,

Qu'elle enfante chez toi une race ennemie !

Lorsque, dans ton intérêt comme le mien,

Je veux l'immoler, toi, tu l'arraches à mes mains !

Cependant voyons, car il n'y a pas de honte

A discuter, si ma fille n'a pas d'enfants

Et que cette esclave en mette au monde, sur le trône

164


De la Phthiotide, les placeras-tu ? Issus

D'un sang de barbares, régneront-ils sur les Grecs ?

Est-ce encore moi qui suis insensé et qui foule

Aux pieds la justice, et toi seul qui aies raison ?

Considère encore ceci : si, après avoir

Donné ta fille à un de tes concitoyens

Elle éprouvait un pareil outrage, en silence

Le supporterais-tu ? Non, je ne le crois pas ;

Cependant c'est pour une étrangère que tu lances

De telles injures à des amis naturels ! Et

Pourtant les mari et femme ont les mêmes droits,

Quant elle est outragée par son mari, de même

Le mari quand il a une femme impudique

Dans sa maison. Si l'un se confie dans la force

De son bras qui est grande, la femme a pour appui

Ses parents et ses amis. N'est-il donc pas juste

Que je prête mon secours à ma fille ? Tu es

Vieux, tu es vieux : ce que tu dis de moi

Comme général des Grecs m'est plus honorable

165


Que le silence ; Hélène, son malheur ne fut pas

Volontaire, mais il fut envoyé par les dieux.

Il a eu des suites heureuses pour la Grèce ; ses peuples,

Ignorant dans les armes et les combats, se sont

Formés au courage viril ; car la pratique

En toutes choses est l'école des mortels.

Si,

Quand je revis mon épouse, je retins mon bras

Prêt à l'immoler, j'ai agi avec prudence.

Je voudrais aussi que tu n'eusses pas tué

Phocus. C'est par intérêt pour toi que je t'ai

Donné ces avis, et non par colère ; pourtant

Si tu t'irrites, c'est que chez toi l'intempérance

De langue est plus forte ; mais moi, j'aurais l'avantage

De la prévoyance.

LE CHOEUR

A présent, c'est assez et

C'est de beaucoup ce qu'il y a de mieux à faire

A ces vaines paroles, pour ne pas avoir tort

L'un et l'autre.

166


PELEE

Mais quels mauvais usages règnent en Grèce,

Hélas ! Lorsqu'une armée érige des trophées

Conquis sur l'ennemi vaincu, on ne voit pas

Cette victoire comme l'ouvrage des soldats

Et de leurs fatigues ; mais le général en remporte

Toute la gloire, lui qui, seul parmi des milliers

D'autres brandissant sa lance, sans rien faire de plus

Qu'un seul, recueille plus de gloire ! Majestueux

Ils siègent dans les magistratures de l'Etat

Et ils se croient supérieurs au peuple alors

Qu'ils ne sont rien. Mais ce peuple a mille fois plus

De bon sens qu'eux. Ah ! s'il avait aussi l'audace

Et la volonté ! C'est ainsi que vous trônez,

Toi et ton frère enflés d'orgueil pour avoir pris

Troie et commandé là-bas : mais ce sont les peines

Et les travaux d'autrui qui vous ont montés là.

Je t'apprendrai à ne jamais considérer

Désormais le berger Pâris comme ennemi

Plus redoutable que Pélée, si de ce toit

167


Tu ne disparais pas, et vite avec ta fille

Stérile ; autrement le fils issu de mon sang

L'en chassera en la traînant par les cheveux ;

La génisse stérile, comme elle n'a pas d'enfant

N'admet pas que d'autres enfantent. Mais si le sort

L'a rendue malheureuse dans sa postérité,

Faut-il que nous restions privés de descendance

Nous-mêmes ?

Laissez cette femme, esclaves, je veux voir

Si quelqu'un m'empêchera de lui délier

Les mains.

Lève-toi infortunée, tout tremblant

Que je suis, je veux défaire les nœuds des liens

Qui te retiennent. Est-ce ainsi que tu as meurtri,

Lâche, ses mains délicates ? Croyais-tu avoir

A enchaîner un taureau ou bien un lion ?

Craignais-tu qu'elle ne s'armât pour te repousser

D'un glaive ? Viens donc ici dans mes bras, jeune enfant ;

Aide-moi à détacher les liens de ta

Mère. Je t'élèverai, moi à Phtie, tu seras

Pour eux un redoutable ennemi !

168


Si la gloire

Des armes et la valeur dans les combats manquaient

Aux Spartiates, dans le reste, sachez-le, ils n'ont

Aucune supériorité.

LE CHOEUR

Les vieillards

Sont des êtres emportés, la colère les rend

Intraitables.

MENELAS

Tu te laisses trop aller à ton goût

Pour les injures. Je suis venu contre mon gré

A Phtie ; je n'y ferai, je n'y souffrirai rien

D'indigne. Et maintenant, car j'ai peu de loisirs,

Je retourne dans ma patrie ; mais une ville

Voisine de Sparte et jusqu'ici notre amie

Se montre en ces temps-ci hostile contre nous ;

Je veux marcher contre elle, je prendrai les devants

D'une armée, je la soumettrai à ma puissance.

169


Quand j'aurai terminé cette expédition

A mon gré, je reviendrai, en présence de

Mon gendre, je m'expliquerai, j'écouterai

A mon tour ses raisons. S'il punit cette esclave,

Se montre à l'avenir honnête à mon égard,

Il me verra à son tour honnête pour lui ;

S'il s'emporte, il connaître mon emportement

Et il sera traité comme il me traitera.

Quant à tes outrages, je les supporte sans peine ;

Car, semblable à une ombre, tu n'as plus que la voix,

Incapable d'autre chose que de s'exprimer.

(Il sort)

PELEE

Marche devant moi, sous l'égide de mon bras,

Mon enfant ; et toi aussi, infortunée, car

Après les fureurs de cette tempête, tu es

Entrée au port à l'abri des vents.

170


ANDROMAQUE

Ô vieillard,

Que les dieux offrent toutes les prospérités

Aux tiens et à toi-même, qui as sauvé mon fils

Ainsi que moi ! Pourtant, prends garde que ces gens,

Apostés dans quelque endroit désert de la route

Ne m'enlèvent de force, en voyant un vieillard,

Moi si faible de mon enfant si petit encore.

Veilles-y : nous leur échappons maintenant, mais

Ne serons-nous pas repris plus tard ?

PELEE

Ne fais pas

Entendre le timide langage des femmes.

Marche ; mais qui oserait s'attaquer à vous ? Certes

Il lui en cuirait de vous toucher. Grâce aux dieux,

Nombreux la cavalerie et les fantassins

Que je commande dans Phtie. Je me tiens encore

Droit et je ne suis pas le vieillard que tu crois.

Contre un tel homme il me suffira d'un regard

171


Pour triompher de lui, tout âgé que je suis.

Car un vieillard, s'il a du cœur, vaut plus que bien

Des jeunes gens. A quoi peut bien servir la force

Unie à la lâcheté ?

(Il emmène Andromaque et son fils

Molossos)

TROISIEME STASIMON

LE CHOEUR

(Strophe)

Oui, souhaitons-nous

Ou de n'être pas nées, ou alors de descendre

D'illustres pères et d'une puissante famille.

Car dans une situation inextricable,

Les nobles ne manquent pas de secours, et c'est

Dans les grandes familles que l'honneur et la gloire

Brillent surtout ; le temps n'efface pas la trace

Des grands hommes, la vertu brille aussi pour les morts.

172


(Antistrophe)

Il vaut mieux ne pas remporter une victoire

Souillée d'infamie plutôt que de violer

La justice avec une puissance odieuse ;

Ce triomphe, il est vrai, peut plaire pour un moment

Aux mortels, avec le temps, il se flétrit

Et fait l'opprobre des familles. La vie que j'aime,

La vie que je veux pratiquer est celle où nulle

Puissance n'existe hors de la justice, ni dans

Le mariage, ni dans l'Etat.

(Epode)

Ô vieillard, toi

Fils d'Eaque, oui je le crois, tu te signalas

Contre les Centaures avec la lance vaillante

Des Lapithes ; dans une expédition célèbre,

Sur le navire Argo, toi, tu as su franchir

Les Symplégades sauvages, très marécageuses,

Et inhospitalières ; quand l'illustre fils

De Jupiter pour la première fois porta

Le carnage sous les murs d'Ilion, tu avais

Ta part de gloire lorsque tu revins vers l'Europe.

173


QUATRIEME EPISODE

CLEONE

O chères amies, quelle succession

De maux fond sur nous en ce jour ! Hermione,

Ma maîtresse, délaissée de son père, au palais

Et troublée en même temps par la conscience

Du crime qu'elle a voulu commettre en faisant

Périr Andromaque et son fils, cherche à mourir.

Elle craint que son époux voulant la punir

De ce qu'elle a fait, ne l'écarte du palais

Ignominieusement ou ne la mettre à mort

Pour avoir attenté à des jours qu'elle devait

Respecter. C'est à grand-peine que les esclaves

Qui la gardent l'empêchent d'attacher à son cou

Le cordon fatal et lui arrachent des mains

L'épée qu'ils emportent. Tant sa douleur est profonde,

Tant elle se sent coupable en pensant à ce

Qu'elle a fait ! Pour moi, je lutte pour empêcher

Ma maîtresse de se pendre, je suis épuisée

Mais entrez à l'intérieur du palais, vous,

Sauvez-la de la mort, car des amis nouveaux

174


Sont plus persuasifs que ceux auxquels on est

Habitué.

LE CHOEUR

Dans le palais nous entendons

Les cris des serviteurs excités par les scènes

Que tu nous annonces. Elle semble vouloir montrer,

L'infortunée ! combien elle déplore son horrible

Attentat ; la voilà qui s'élance hors du palais

Et elle s'échappe des mains de ses serviteurs

Pour se donner la mort.

HERMIONE

Hélas ! Hélas ! Laissez

Mes mains arracher mes cheveux, avec fureur

Mes ongles déchirer mon visage.

175


CLEONE

Mais ma fille,

Que veux-tu faire ? Pourquoi défigurer ton corps ?

HERMIONE

Ah ! Hélas ! ... vole dans les airs, loin de mes tresses,

Voile léger.

CLEONE

Mais ma fille, cache ta poitrine,

Couvre-la de ton péplum.

HERMIONE

Et pourquoi fait-il

Cacher ma poitrine sous le péplum ? Car mes torts

Envers mon époux ne sont-ils pas manifestes,

Evidents et visibles ?

176


CLEONE

Tu te désoles donc

D'avoir tramé le meurtre de ta rivale ?

HERMIONE

Oui,

Je déplore mes funestes audaces qui

Me rendent un objet d'horreur, un objet d'horreur

Pour tous les hommes.

CLEONE

Cette faute.

Ton époux te pardonnera

HERMIONE

Mais pourquoi m'arracher ce poignard

De la main ? rends-le moi chère amie, rends-le moi,

Je me percerai le sein. Pourquoi m'éloigner

Du lacet fatal ?

177


CLEONE

Et si je t'abandonnais

Dans ton délire, pour te laisser mourir ? ...

HERMIONE

Hélas !

Ô destinée ! Où pourrais-je trouver le feu

Des flammes amies ? Comment gravir des rochers,

Me précipiter dans la mer, ou fuir dans les

Forêts de la montagne, ou bien me confier

Aux ombres infernales ?

CLEONE

Pourquoi te tourmenter

Ainsi ? Des malheurs sont envoyés par les dieux

A tous les mortels un jour ou l'autre.

178


HERMIONE

Car tu m'as

Abandonnée, mon père, tu m'as abandonnée

Comme une barque, sur le rivage solitaire

Privée de la rame marine. Il me tuera,

Il me tuera. Je n'habiterai plus ici

Sous le toit conjugal ... Quelle divinité

Devrai-je en suppliant embrasser la statue ?

Tomberai-je en esclave aux genoux d'une esclave ?

Que ne puis-je m'élancer très loin de la terre

De Phtie, pareille à l'hirondelle aux ailes noires !

Ou que ne suis-je le navire qui, le premier

Poussé par la rame agile franchit les récifs

Des Cyanées !

CLEONE

Ma fille, je n'ai pas approuvé

L'excès de tes torts envers cette Troyenne ; et

Maintenant je n'approuve pas non plus l'excès

De tes craintes. Ton époux ne rejettera pas

Ainsi ton alliance, il ne cèdera pas

179


Aux instigations d'une femme barbare ;

Tu n'es pas la captive qu'il ait ramenée

De Troie, tu es la fille d'un illustre père,

Qu'il a reçue avec une riche dot et

Dans une ville des plus florissantes. Ton père

Ne te trahira pas, puisque tu le redoutes,

Mon enfant, et ne te laissera pas chasser

De ce palais. Rentre donc, ne te montre pas

Devant cette maison de peur que quelque honte

Ne rejaillisse sur toi si l'on te voyait

A cette entrée.

LE CHOEUR

Voici qu'arrive un étranger.

Son extérieur l'annonce. Il se hâte ; vers nous

Il s'avance à grands pas.

ORESTE

Etrangers, est-ce ici

Le palais du fils d'Achille, le palais royal ?

180


LE CHOEUR

Oui, tu l'as dit ; mais qui es-tu, toi qui nous fais

Cette question ?

ORESTE

Je suis fils d'Aganemmon

Et de Clytemnestre, Oreste est mon nom ; je vais

Consulter l'oracle de Zeus à Dodone. Mais

En arrivant à Phtie, j'ai jugé à propos

De m'informer d'une femme de ma famille

Hermione de Sparte, vit-elle encore ? Le sort

L'a-t-il fait heureuse ? Malgré la distance qui

La sépare de chez nous, elle ne m'est pas moins chère.

HERMIONE

Ô fils d'Agamemnon, ô toi qui m'apparais

Comme le port au nautonier dans la tempête,

Je t'en conjure, prends pitié de nous, dont tu vois

L'infortune. Ne valent-ils des bandelettes,

Ces bras dont j'entoure tes genoux ?

181


ORESTE

Hélas ! Est-ce bien la fille de Ménélas

Me trompais-je ?

Que je vois ? et la maîtresse de ce palais ?

HERMIONE

La seule que la fille de Tindare, Hélène

Donna à son père, sache tout.

ORESTE

Ô Apollon

Guérisseur, daigne la délivrer de ses maux ?

Qu'y-a-t-il ? Qui sont causes de tes maux, les dieux

Ou les mortels ?

HERMIONE

Et moi-même, et l'époux auquel

J'appartiens et quelqu'un des dieux aussi, car tout

S'unit pour me perdre.

182


ORESTE

Quelle autre peine

Peut-il y avoir pour une femme qui n'a pas

Encore d'enfants que l'amour outragé ?

HERMIONE

Mon mal ; tu m'en as tiré l'aveu.

C'est là

ORESTE

En aime-t-il une autre que toi ?

Ton époux

HERMIONE

La veuve d'Hector.

Sa captive,

183


ORESTE

C'est une chose mauvaise

Que tu dis là, qu'un homme ait deux épouses.

HERMIONE

Est la chose, j'ai voulu me venger.

Ainsi

ORESTE

Lui as-tu

Tendu quelque piège tel qu'une femme en adresse

A sa rivale ?

HERMIONE

Avec son fils bâtard.

Oui, j'ai voulu la faire périr

184


ORESTE

L'as-tu faite mourir ?

Quelque accident te l'a-t-il ravie ?

HERMIONE

Pélée, qui protège les méchants.

Le vieillard

ORESTE

Avais-tu

Quelque complice de ce meurtre ?

HERMIONE

De Sparte pour ce dessein même.

Mon père, venu

ORESTE

Aurait-il ensuite

185


Eté vaincu par la main d'un vieillard ?

HERMIONE

Non, mais

Par la honte ; il est parti et il m'a laissée

Dans l'abandon.

ORESTE

Je comprends ; tu crains la colère

De ton époux contre ce que tu as commis.

HERMIONE

Tu l'as dit, il me tuera, et je le mérite ;

A quoi bon le nier ? Pourtant je t'en conjure

Par Jupiter protecteur des liens du sang,

Emmène-moi le plus loin possible du pays

Ou bien dans la maison paternelle ; car ces murs

Semblent prêts à me chasser, comme s'ils pouvaient

Prendre la parole, et la terre de Phtie m'a

En horreur. Si mon époux s'en retourne de

186


L'oracle d'Apollon avant que tu ne m'aies

Délivrée, il me tuera pour mon infamie.

Ou je serai l'esclave de la concubine

Dont j'étais la maîtresse auparavant. Comment

Dira-t-on, as-tu tu commis cette faute ? Des femmes

Méchantes venaient me faire visite ; ce sont elles

Qui m'ont perdue. Elles m'ont enflé le cœur avec

Des propos de ce genre : "Quoi ! Tu supporteras

Que cette prisonnière, la plus vile des femmes,

A ton foyer une esclave, partage avec toi

Le lit conjugal ? Non ! par notre souveraine,

Ce n'est pas sous mon propre toit qu'elle verrait

Encore les rayons du soleil si elle avait

La jouissance de la couche qui m'appartient !"

Moi, prêtant l'oreille aux discours de ces sirènes

Artificieuses, à leur langage insinuant

Et corrupteur, j'allais emportée par le vent

De la folie. Pourquoi devais-je me dresser

Contre mon mari ? N'avais-je pas ce qu'il me

Fallait ? Je nageais dans l'opulence, je régnais

Dans ce palais, j'aurais mis au jour des enfants

Légitimes, et elle des bâtards à demi

Esclaves de mes fils.

187


Ho ! jamais ! non jamais

Qu'hommes sensés qui ont femmes ne permettent aux femmes

D'entrer dans leurs maisons afin d'y fréquenter

Leurs épouses ! Car elles enseignent les vices. L'une est

Payée pour la corrompre ; une autre, qui se sent

Coupable, veut l'entraîner avec elle dans le mal ;

Un grand nombre par libertinage. Et voilà

Comment le désordre peut troubler les familles.

Pour vous défendre contre ces maux, verrouillez

Et barricadez les portes de vos maisons.

Les visites de femmes de l'extérieur

Ne produisent rien de bon. Elles font beaucoup

De mal, au contraire.

LE CHOEUR

Tu as déchaîné ta langue

A l'excès contre ton sexe. Certes, il faut te le

Pardonner. Il convient aux femmes de parer

Toutefois les défauts des femmes.

188


ORESTE

Il était sage

Celui qui conseilla d'entendre les paroles

Des hommes de leur propre bouche. Moi connaissant

Le trouble qui règne dans ce palais et tes

Querelles avec la veuve d'Hector, j'attendais

En veillant pour savoir si tu devais rester

En ces lieux, ou si la crainte de la captive

Te déciderait à en sortir. Et je suis

Venu non pas pour obéir à un message,

Mais si tu m'en manifestais l'intention

Comme tu l'as manifestée, pour t'emmener

Loin de cette demeure. Car tu étais à moi

Avant de devenir l'épouse de cet homme

Par la trahison de ton père, et il t'avait

Donnée à moi pour épouse avant d'envahir

Les frontières de Troie, puis il te promit

A celui qui te possède actuellement

S'il ravageait la cité de Troie.

189


Quand le fils

D'Achille fut de retour ici, je pardonnai

A ton père, et je suppliai Néoptolème

De renoncer à ton hymen, en lui disant

Mes infortunes et le mauvais génie qui me

Poursuit, que je pourrais trouver dans ma famille

Une épouse, mais avec difficultés ailleurs,

Exilé de ma patrie comme je l'étais

Et le suis encore. Pourtant lui me répondit

Par de vils outrages, et il me fit des reproches

Sur le meurtre de ma mère et les déesses aux

Yeux sanglants. Humilié par mes domestiques

Calamités, je souffrais, oui, je souffrais ; mais

Je me résignai à mes malheurs. Imposé

A renoncer à ta main, je m'en allais donc,

A regret. Et maintenant que ta fortune a

Changé de face, que tombée dans l'adversité,

Tu ne sais que résoudre, je te prendrai d'ici

Oui, je te remettrai dans les mains de ton père.

Car les liens du sang ont une étrange force

Et dans le malheur il n'est rien de meilleur

Que l'amitié d'un parent.

190


HERMIONE

Pour ce qui est

De mon hymen, ce soin regarde mon père et

Ce n'est pas à moi d'en décider ; au plus tôt

Eloigne-moi de cette demenre ; et craignons

D'être prévenus du retour de mon époux,

Ou bien que Pélée, apprenant que j'abandonne

Le palais de son fils ne veuille me poursuivre

Avec des coursiers rapides.

ORESTE

Ne redoute pas

Le bras d'un vieillard, ne crains rien non plus du fils

D'Achille pour ses outrages envers moi ; cette main

Vient juste de lui dresser un piège mortel

Et inévitable ; je ne l'expliquerai pas

D'avance, mais le rocher de Delphes le connaîtra

Quand il sera temps. Si les serments de mes hôtes,

191


De mes amis sont fidèlement gardés sur

La roche Delphique, il lui faudra bien comprendre

Avec ce parricide qu'il ne devait pas prendre

Pour épouse celle qui m'était promise. Et la

Vengeance qu'il a demandée à Apollon

Du meurtre de son père lui sera amère, et

Son repentir ne lui servira pas auprès

Du dieu qui doit le punir. Mais pour châtiment

De ses attaques auprès de dieu et de moi-même

Il mourra misérablement, il connaîtra

Ma haine. Car les hommes qui sont ses ennemis,

La divinité bouleverse de fond en comble

Leur fortune, et se plaît à briser leur orgueil.

(Il sort avec Hermione)

QUATRIEME STASIMON

LE CHOEUR

(Strophe 1)

Ô Phébus, qui élevas des remparts solides

192


Sur la colline d'Ilion, toi dieu des mers

Qui diriges ton char de chevaux marins

A travers la plaine liquide, pourquoi, livrant

L'ouvrage architectural de vos mains aux fureurs

D'Enyalios, dieu des combats, avez-vous

Abandonné la malheureuse Troie ?

(Antistrophe 1)

Pourquoi

Aux bords du Simoïs, avez-vous attelé

Des chars nombreux de coursiers rapides, et pourquoi

Avez-vous moissonné dans des combats sanglants

Les guerriers pour lesquels il n'est point de couronne ?

Les rois issus d'Ilus ont disparu frappés

De mort ; le feu ne brûle plus sur les autels,

Des dieux dans Troie, et n'exhale plus la fumée

Des sacrifices.

193


(Strophe 2

Par la main de son épouse, le fils

D'Atrée est mort ; elle-même a payé son crime

De la vie en tombant sous les corps de son fils.

C'est d'un dieu, oui, d'un dieu que l'ordre fatidique

Partit d'Argos, le fils d'Agamemnon était

Allé au sanctuaire prophétique avant de

Revenir tuer sa mère ! ... Ô divinité !

Ô Phébus ! Comment le croire ?

(Antistrophe 2)

Dans les assemblées

Des Grecs, combien de fois, des épouses ont pleuré

Dans leurs chants gémissants leur couche infortunée !

Elles ont abandonné leurs maisons pour aller

Vers de nouveaux époux. Vous n'êtes pas les seuls,

Toi et les tiens que de terribles chagrins aient

Eprouvés, car la Grèce a subi ce fléau ;

La foudre a sillonné les fertiles guérets

De la Phrygie, y semant la mort pour Hadès.

194


EXODOS

PELEE

Femmes de Phthie, répondez à mes questions :

Car j'ai entendu dire - c'est un bruit assez vague -

Que la fille de Ménélas a disparu

De ce palais, elle l'a quitté. En toute hâte

Je viens pour savoir si c'est vrai. Quand leurs amis

Sont en voyage, ceux qui restent doivent veiller

Sur leurs intérêts.

LE CHOEUR

Pélée, le bruit est exact.

Il ne faut pas pour moi te cacher des malheurs

Auxquels je suis mêlé : la reine s'est enfuie

De ce palais.

195


PELEE

Mais quelle crainte l'y a portée ?

Achève de m'instruire.

LE CHOEUR

Elle tremblait de se

Voir expulsée par son époux hors du palais.

PELEE

Pour avoir machiné le meurtre de l'enfant ?

LE CHOEUR

Oui, par crainte aussi de la captive, sa rivale.

PELEE

Est-ce avec son père qu'elle a quitté le palais,

Ou avec un autre ?

196


LE CHOEUR

Qui l'a emmenée.

C'est le fils d'Agamemnon

PELEE

En faire son épouse ?

Dans quel espoir ? Voudrait-il

LE CHOEUR

La mort du fils de ton fils ...

Oui ; il prépare aussi

PELEE

En l'attaquant en face ?

C'est en se cachant ?

197


LE CHOEUR

Dans le temps sacré

D'Apollon, aidé par les habitants de Delphes.

PELEE

Ô Dieux ! Quelle horreur !... Allons au temple de Delphes

Dire à nos amis ce qui s'est passé ici,

Prévenons la mort du fils d'Achille sous les coups

De ses ennemis !

LE MESSAGER

Hélas ! Hélas ! Quels malheurs,

J'apporte pour toi, vieillard, et pour les amis

De mon maître !

PELEE

Saisit mon cœur !

Ah ! Quel sinistre pressentiment

198


LE MESSAGER

Car le fils de ton fils n'est plus,

Sache-le, Pélée ! il est tombé sous les coups

Des habitants de Delphes, et de l'étranger

De Mycènes.

LE CHOEUR

Ah ! Ah ! Que vas-tu faire, ô vieillard ?

Ne tombe pas ... souviens-toi.

PELEE

C'en est fait de moi.

La voix me manque. Mes genoux sous moi se dérobent.

LE MESSAGER

Reprends tes forces, écoute ce récit funeste,

Si tu veux, va venger les tiens.

199


PELEE

Mais de quels malheurs

Ô destin, au dernier terme de la vieillesse,

Me frappes-tu, infortuné ! Comment est-il

Mort, cet unique enfant de mon unique fils ?

Aussi pénible qu'il soit à entendre, je veux

Entendre ce récit.

LE MESSAGER

Depuis que nous étions

Arrivé sur le sol célèbre de Phébus,

Trois fois le soleil avait achevé sa course,

Et nous avions donné ce temps à satisfaire

Notre curiosité ; et ceci déjà

Nous parut suspect. Le peuple de ce pays

Consacré au dieu se réunissait dans les

Cercles et les assemblées ;

parcourant la ville

Le fils d'Agamemnon, à l'oreille de tous

Tenant des paroles de haine : "Voyez cet homme

200


Qui parcourt les retraites du dieu remplies d'or,

Le trésor des mortels ; pour la seconde fois ;

Il vient dans le dessein qui déjà l'a mené

Ici, il veut piller le temple d'Apollon".

Dès lors, cette rumeur dangereuse se répand

Dans la ville ; les magistrats remplissaient les salles

Des conseils, et de leur autorité privée,

Tous ceux qui sont préposés à la surveillance

Des richesses du dieu établiront une garde

Sous les péristyles. Nous, ignorant encore tout

De ce qui se passait, nous avions amené

Des brebis nourries dans les bosquets de Parnasse.

Nous vînmes devant l'autel avec des proxènes

Et des devins pythiques.

L'un d'eux nous dit : "Jeune homme,

Que demanderons-nous au dieu pour toi ? Quel est

Le sujet qui t'amène ? - Je viens, répondit-il

Expier une faute qu'à l'égard de Phébus

J'ai commis. Je lui avais demandé vengeance

Autrefois du meurtre de mon père".

201


Prévalut

Alors avec force l'accusation d'Oreste

Que mon maître mentait, et qu'il était venu

Dans des intentions coupables. Or celui-ci

S'avança dans l'enceinte du temple, c'était pour

Invoquer Phébus en présence de l'oracle,

Il était occupé à observer la flamme

Des victimes. Mais en face de lui se tenait

Une troupe d'hommes, armés de glaives, couronnés

De lauriers, parmi eux le fils de Clytemnestre,

Auteur du complot. L'un d'eux debout exposé

A tous les regards, adresse au dieu sa prière.

Les autres armés de glaives bien aiguisés

Frappent traîtreusement le fils d'Achille sans armes.

Il recule en faisant face, car il n'était pas

Mortellement blessé ; il tire son épée,

Et arrachant les armes suspendues aux clous

Du portique, il se dresse devant l'autel et

Se présente comme un guerrier terrible, s'adresse

Aux citoyens de Delphes : "Pourquoi donc me tuer,

S'écrie-t-il, quand je viens dans des intentions

Pieuses ? Quelle est la cause de ma mort ?"

202


Personne

Dans cette multitude qui l'environne, me prend

La parole pour lui répondre ; mais ils l'attaquent

A coups de pierres. De toute part sous cette grêle,

Il se couvrait derrière ses armes, et il parait

Les coups en opposant son bouclier ici

Et là. Ce fut en vain. Une grêle de traits

A la fois, des flèches, des dards, des javelots,

Et des broches aux coups mortels tombaient à ses pieds.

Tu aurais vu les prestigieuses pyrrhiques

De ton fils pour éviter les attaques. Enfin,

Comme ils resserrent autour de lui le cercle, sans lui

Laisser le temps de respirer, abandonnant

Le foyer de l'autel conçu pour recevoir

Les victimes, il s'élance contre eux par un bond

Qui rappelait le saut troyen. Et eux semblables

A des colombes à la vue du faucon, s'enfuient

Tournant le dos. Ils tombent en foule, pêle-mêle,

Sous leurs blessures, ou s'étouffant les uns les autres

Dans les passages étroits. Et le lien sacré

Retentit d'une clameur profane, répétée

Que répercutent les rochers.

203


Dans l'accalmie

Mon maître se tenait debout illuminé

par ses armes étincelant, quand du milieu

Du sanctuaire, on entend une voix terrible

Effroyable qui réveilla toute l'armée

Et la ramena au combat. Alors le fils

D'Achille tomba frappé au flanc par la glaive

Acéré d'un habitant de Delphes qui le fit

Périr avec beaucoup d'autres. Dès qu'il fut tombé

A terre, ce fut à qui le frapperait avec

Le fer, avec des pierres soit de loin, soit de près.

Par d'horribles blessures, tout son beau corps était

Défiguré. Ils enlevèrent son cadavre

Etendu près de l'autel, et ils le jetèrent

Hors du temple riche en victimes ;

nous, aussitôt,

Nous avons recueilli cette triste dépouille

De nos mains, et nous te l'apportons, ô vieillard,

Afin que tu lui donnes gémissements et larmes

Et honneurs du tombeau. Voilà comment le roi

Qui prophétise pour les autres, souverain

Justicier des hommes traita le fils d'Achille

204


Venu expier sa faute ! Il s'est souvenu

Comme un homme méchant des anciennes querelles.

Comment donc serait-il roi ?

LE CHOEUR

Mais voici le corps

Du roi que l'on apporte de la terre de Delphes

Dans ce palais. Ô malheureuse victime, et

Toi aussi, malheureux vieillard, dans ton palais

Reçois donc le jeune fils d'Achille autrement

Que tu ne l'espérais. Atteins par le coup qui

Le frappe, toi-même tu partages sa destinée.

PELEE

Malheur à moi ! Quel malheureux objet je vois

Ici ! Je le reçois entre mes mains dans mon

Palais ! Ô ville de Thessalie ! Je succombe,

Je meurs ..., ainsi je n'ai plus de postérité ;

Il ne me reste plus d'enfants dans ma maison.

O trop cruelle destinée ! Sur quel ami

205


Désormais jetterai-je mes regards avec joie ?

O bouche, ô joues, ô mains chéries ! Ah ! que n'as-tu

Sous Ilion succombé aux corps du destin,

Sur la rive du Simoïs ?

LE CHOEUR

Il eût reçu

Les honneurs que méritaient ses exploits, vieillard,

Après sa mort, et ton sort eût été alors

Plus heureux.

(Antistrophe)

Ô hyménée, hyménée qui as

Perdu ma ville et ma famille ! Ah ! plût au ciel

Que jamais, ô mon fils, le mauvais génie de

Ton épouse n'eût attiré sur mes enfants et

Ma famille la mort qu'Hermione te destinait,

Mon fils, mais qu'entre temps la foudre l'eût frappée !

Et plût au ciel que jamais, pour venger ton père

Par une flèche fatale, tu n'eusses accusé

Phébus d'avoir répandu le sang de ton père,

206


Le sang de Jupiter, osant, faible mortel,

Attaquer un dieu !

LE CHOEUR

(Strophe1)

Hélas ! Hélas ! Commençons

A déplorer avec des lamentations

La mort de notre maître, dans le monde funèbre

Réservé aux mânes.

PELEE

Hélas ! Hélas ! ô vieillard

Infortuné, oui, je répondrai par des larmes

A vos tristes accents.

207


LE CHOEUR

Car c'est l'arrêt d'un dieu,

Un dieu a frappé ce coup affreux.

PELEE

Tu as laissé ta maison déserte et tu as

Mon cher fils,

Abandonné un vieillard qui n'a plus d'enfant.

LE CHOEUR

(Strophe 3)

Pourquoi n'es-tu pas mort, mort avant tes enfants ?

Ah ! Vieillard !

PELEE

Arrachons mes cheveux blancs, frappons

Ma tête des coups du désespoir ! Ô patrie,

Phébus, m'a ravi mes deux enfants !

208


LE CHOEUR

(Strophe 4)

O vieillard

Né pour souffrir, o toi qui as vu tant d'horreurs,

Quelle sera ta vie, désormais ?

PELEE

Sans enfants,

Dans l'abandon, sans voir de terme à mes malheurs,

J'épuiserai mes souffrances jusqu'à la mort.

LE CHOEUR

(Antistrophe)

C'est en vain qu'une déesse t'a accordé l'heure

D'un mariage divin.

209


PELEE

Tout s'est envolé,

Evanoui dans l'air ; des régions célestes

Que hantait mon orgueil me voici à présent

Gisant à terre.

LE CHOEUR

Solitaire.

Dans ce palais désert, tu erres

PELEE

Pour moi plus de patrie, loin de moi

Ce spectre inutile ! Et toi, fille de Nérée,

Qui habites les antres sombres, tu me verras

Dans ma chute, perdu sans ressources.

LE CHOEUR

Mais quel soudain

Tremblement ! Et quelle est cette divinité

210


Dont je ressens la présence ? Voyez, jeunes filles,

Contemplez cette divinité qui traverse

La lumière éthérée, s'avançant sur les champs

De Phtie, riche en coursiers.

THETIS

Pélée, en souvenir

De notre ancien hymen, moi, Thétis, je quitte

Le séjour de Nérée ; et d'abord je t'engage

A ne plus céder à un trop grand désespoir.

Moi-même qui ne devrais pas verser des larmes

Sur mes enfants, j'ai vu périr le fils que j'eus

De toi, Achille aux pieds légers, premier héros

De la Grèce. Quant au sujet qui m'amène, je vais

Te le faire connaître ; écoute-moi. Le mort

Ce jeune fils d'Achille, tu l'enseveliras

Au pieds de l'autel Pythien, que son tombeau

Soit la honte des Delphiens et qu'il rappelle

211


La violence d'Oreste ; quant à la captive

Andromaque, elle doit s'en aller habiter

La terre de Molossie, vieillard, et s'y unir

A Hélénos par un hyménée légitime.

Ce fils, seul reste des descendants d'Eaque, doit

La suivre ; de lui doit naître une suite de rois

Qui règneront sur la Molossie avec gloire.

Il ne faut pas que soient ainsi anéanties

Ta race et la mienne, ni la race de Troie,

Vieillard, car les dieux s'intéressent encore à Troie

Quand bien même le ressentiment de Pallas l'ait

Réservée. Pour toi, que tu connaisses le prix

De mon alliance, déesse et fille de dieu,

Je te délivrerai des malheurs des mortels,

Je ferai de toi un être immortel, un dieu

Incorruptible. Et désormais, devenu dieu,

Tu habiteras dans le palais de Nérée

Avec moi ; de là sortant à pied sec du sein

Des eaux, tu verras Achille, notre fils chéri,

Habiter l'île aux rives blanchissantes, dans le

Détroit de L'Euxin. Va dans la ville de Delphes

Fondée par les dieux, reportes-y le cadavre

Et après lui avoir donné la sépulture,

212


Dans la grotte profonde de l'antique rocher

De Sepias reviens t'asseoir. Et attends là

Jusqu'à ce que je sorte de la mer, suivie

Du chœur des cinquante Néréides pour te prendre

Au sein des eaux ; ce que le Destin a fixé,

Tu dois le supporter ; telle est la volonté

De Jupiter. Cesse de pleurer sur les morts ;

C'est le sort que les dieux réservent aux humains ;

Pour les hommes, mourir est une obligation.

PELEE

Ô fille de Nérée, illustre et généreuse

Epouse, je te salue. Ce que tu as fait est

Digne de toi, digne des enfants qui sont nés

De toi. Je mets fin à mon chagrin sur ton ordre,

Déesse ; après avoir enseveli mon fils,

Je retournerai aux grottes du Pélion

Où j'ai tenu entre tes bras ton si beau corps.

(Thétis sort)

213


N'est-il pas vrai maintenant que l'on ne doit prendre

Pour épouses des femmes issues de noble sang,

Et donner ses filles qu'à des hommes vertueux,

Si l'on est sage ? Et quand une femme est mauvaise

Ne jamais la convoiter dût-elle apporter

Une dote opulente ? Ainsi l'on n'aura pas

A craindre la colère des dieux.

LE CHOEUR

Fort nombreuses

Sont les manifestations des destinées ;

Forts nombreux sont les évènements que les dieux

Accomplissent contre notre attente ; ainsi celles

Que nous attendions n'arrivent pas ; le dieu

Leur fraye la voie. Tel le dénouement de ce drame.

214


IPHIGENIE A AULIS

215


EURIPIDE

IPHIGENIE A AULIS

PERSONNAGES

AGAMEMNON

ARCAS, serviteur d'Agamemnon

LE CHOEUR, composé de quinze femmes

de Chalcis

MENELAS

CLYTEMNESTRE

IPHIGENIE

216


ORESTE

ACHILLE

UN MESSAGER

La scène est à Aulis, dans le camp des Grecs, devant la tente

d'Agamemnon. Le jour n'est pas encore levé.

217


PROLOGUE

AGAMEMNON

Vieillard, quitte ce logis, et viens.

ARCAS

Me voici ;

Mais quel nouveau projet, Seigneur Agamemnon,

Prépares-tu ?

AGAMEMNON

Hâte-toi bien vite !

ARCAS

Je me hâte.

Ma vieillesse est encore vigilante, et mes yeux

Ont encore la vue perçante.

218


AGAMEMNON

Quelle est cette étoile

Qui vogue dans le ciel, lumineuse, tout près

Des sept sillons que tracent les Pléiades. Elle est

Encore à son zénith. On n'entend ni le chant

Des oiseaux, ni le bruit de la mer ; sur l'Euripe

Les brises muettes n'expriment que le silence.

ARCAS

Pourquoi sors-tu si vite hors de ta tente, Seigneur

Agamemnon ? Tout repose encore dans l'Aulis,

Les sentinelles sont immobiles sur les remparts.

Rentrons.

AGAMEMNON

Je t'envie, ô vieillard ! Je porte envie

Au mortel qui traverse une vie ignorée

Et sans gloire, exempte de périls. Ceux qui vivent

Dans les honneurs, moi je ne puis les envier.

219


ARCAS

C'est pourtant là qu'est la splendeur de l'existence !

AGAMEMNON

Oui ; pourtant cette splendeur est mal affermie ;

Et la dignité suprême malgré ses appâts

Tourmente tous les cœurs de ceux qui la possèdent.

Tantôt ce sont les dieux de quelque manquement

Irrités qui brisent une carrière humaine !

Tantôt ce sont les hommes prêts à vous faire saigner,

Hargneux, à l'opinion si capricieuse !

ARCAS

De la bouche d'un puissant de ce monde, je ne puis

Approuver ces paroles. Atrée ne t'a point mis

Au monde pour jouir d'un bonheur sans nuage.

Tu es sujet à la joie et à la douleur,

Car tu es un mortel. Que tu le veuilles ou non,

Telle sera la volonté des dieux. Cependant,

A la lueur de ta lampe, oui, tu as écrit

220


Cette lettre, celle-ci que tu tiens dans tes doigts

Encore ; puis tu as brouillé ce que tu venais

D'écrire. Tu as mis ton cachet, rouvert la lettre

Et jeté sur le sol les tablettes de pin,

Tu as versé des larmes abondantes : enfin

Toutes les marques de perplexité qu'un homme

Peut exprimer, tu les as données. O mon roi,

Allons, confie-moi tes secrets ; c'est à un bon,

A un serviteur fidèle que tu les diras.

Tyndare m'a envoyé pour servir ton épouse

Comme partit de sa dot, et m'a attaché

Comme homme sûr à son service.

AGAMEMNON

Ainsi Léda,

Fille de Thestias, avait trois filles, Phébé,

Clytemnestre mon épouse et Hélène ; elle eut

Pour prétendants à son hymen les jeunes gens

Les plus fortunés de la Grèce. Pourtant chacun

Des prétendants proférait contre ses rivaux

221


De terribles menaces et jurait de tuer

Le mari s'il n'obtenait pas la jeune fille.

Tyndare, le père ne laissait pas d'être fort

Indécis ; il hésitait à choisir, cherchant

Le meilleur moyen d'endiguer ce dénouement

Funeste. Il conçut l'idée d'obliger tous les

Rivaux de s'unir par un serment mutuel

De se donner la main en gage de leur foi

Et de s'engager par un pacte solennel

Conclu sur des victimes brûlantes, confirmé

Par des imprécations solennelles, d'aider

Tous ensemble celui d'entre eux qui épouserait

La fille de Tyndare, si quelque ravisseur

Venant pour l'enlever, s'en allait avec elle

Et l'arrachait au bras du maître légitime ;

Ils devraient contre le traître et faire campagne, et,

Les armes à la main, détruire la ville, fût-elle

Grecque ou cité barbare. Quand ils eurent engagé

Leur foi, et que le vieux Tyndare les eut liés

Par ce bel artifice, il permit à sa fille

De choisir celui des prétendants vers lequel

La porterait le souffle inspiré de Vénus.

Elle choisit Ménélas. Plût aux dieux que jamais

222


Il ne l'eût épousée ! Cependant de Phrygie

A Lacédémone, comme la tradition

Le rapporte, celui qui était venu juger

Entre les trois déesses, Pâris, paré d'habits

Magnifiques et brillant d'or et de tout le luxe

Barbare, aima Hélène et il s'en fit aimer.

Il l'enleva, la conduisit vers les fertiles

Campagnes de l'Ida, au moment de l'absence

De Ménélas. Et celui-ci, dans sa fureur,

Parcourt toute la Grèce, attestant les serments

Autrefois exigés par Tyndare imposés

A secourir l'offensé. Aussitôt les Grecs

Se disposent à la guerre et courent aux armes,

Ils se rassemblent ici, à Aulis, aux bords

Du détroit, amplement disposé de vaisseaux,

De gens de pied, de cavalerie et de chars

De combat. C'est moi, qu'ils ont naturellement

Choisi pour chef de l'expédition, oui, moi

Son frère. Pourquoi ce haut rang n'est-il pas tombé

En d'autres mains ? L'armée est réunie et bien

223


Organisée ; mais ne pouvant prendre la mer,

Nous demeurons inactifs dans Aulis. La voix

Prophétique de Calchas, dans notre embarras

S'est fait entendre : Iphigénie, ma fille, doit être

Immolée à Diane, déesse tutélaire

De ces lieux ; les vents favorables et la ruine

Des Phrygiens seront le prix du sacrifice.

Sans le sacrifice, rien. J'entendis, moi, ces mots :

Je donnai aussitôt l'ordre à Talthybios

De congédier l'armée par une haute et

Claire proclamation ; jamais je n'aurais

Le courage de massacrer ma fille. Mais enfin

Mon frère à force de me presser d'arguments

M'amena à cette décision terrible.

Et dans les replis d'une lettre, je fis tenir

A mon épouse l'ordre d'envoyer ici

Notre fille, sous couleur de l'unir à Achille.

J'exaltais le mérite de ce jeune héros,

Je luis marquais qu'il ne voulait pas s'embarquer

Avec les Archéens si notre maison ne

Fournissait un épouse à son palais de Phtie.

Ainsi j'avais pour persuader mon épouse

Le faux prétexte du mariage de notre fille.

224


Nous sommes les seuls Grecs Calchas, Ménélas, Ulysse,

Et moi à connaître le secret. Cette infâme

Résolution que j'ai prise alors, je la

Révoque justement dans cette lettre-ci

Que tu m'as vu ouvrir et refermer, vieillard,

Dans l'ombre de la nuit. Va donc, prends cette lettre,

Pars pour Argos ; ce que recèlent en leurs replis

- Ces tablettes, je vais te le dire oralement -

Tout ce que j'ai écrit, mot pour mot, car tu es

Un serviteur fidèle de mon épouse et

De ma famille.

ARCAS

Oui, parle-moi, renseigne-moi

Pour que ma bouche tienne un langage en accord

Avec ce que tu as écrit.

225


AGAMEMNON

"Je t'envoie donc

Cette lettre comme suite à la précédente,

Fille de Léda, pour que tu ne fasses pas

Venir ta fille à Aulis, dans les sinueux

Parages de l'Eubée. Mais nous célèbrerons

Dans un tout autre temps l'hymen de notre fille".

ARCAS

Et comment Achille, frustré de cette union

N'exaltera-t-il pas le feu de sa colère

Contre toi et ton épouse ? Voilà bien encore

Qui est à craindre ; explique-moi ce que tu dis

Sur ce point.

AGAMEMNON

C'est son nom seul que nous prête Achille ;

Cet hymen n'a rien de réel ; Achille l'ignore,

Il ne connaît pas ce mariage, ni ce que

Nous préparons ; il ne sait pas que j'ai promis

226


De remettre mon enfant, livrée à sa couche,

A l'étreinte conjugale de ses deux bras.

ARCAS

Ton entreprise est hardie, ô Agamemnon,

Toi qui, sous prétexte d'unir ta fille au fils

De Thétis, amenais aux Grecs une victime !

AGAMEMNON

Malheureux, car j'avais perdu l'esprit. Hélas !

Hélas, que veux-tu ? Je tombe dans un abîme

D'infortune. Va d'un pas bien rythmé, sans que l'âge

Ralentisse ta marche.

ARCAS

Je me hâte, ô mon roi !

227


AGAMEMNON

Ne prends aucun repos dans les bois, près des sources,

Ne t'abandonne pas aux charmes du sommeil.

ARCAS

Point de mauvais présages !

AGAMEMNON

Partout où deux chemins

Se croisent, observe, prends garde qu'un char emporté

Sur des essieux rapides n'échappent à ton regard

Et n'amène ici une fille dans le camp des Grecs.

ARCAS

En toute obéissance, je saurai y veiller.

AGAMEMNON

Hâte-toi de franchir les portes. Si tu rencontres

228


Le cortège d'Iphigénie, fais vivement

Tourner bride aux chevaux dans le direction

De l'enceinte sacrée bâtie par les Cyclopes.

ARCAS

Mais par quel indice pourrai-je trouver créance

Aux yeux de ta femme et de ta fille ?

AGAMEMNON

Prends bien soin

Du cachet que tu portes sur cette lettre. Va.

Cette lueur blanchissante annonce déjà

La brillante aurore et les flammes que le char

Du soleil lance. Ainsi va soulager mes peines.

229


ARCAS

Nul mortel n'est favorisé jusqu'à la fin ;

Nul jusqu'ici n'a échappé à la douleur.

(Agamemnon sort, Arcas se met en

route. Les femmes de Chalchis qui

forment le chœur font leur entrée).

PARADOS

(Strophe 1)

LE CHOEUR

Je suis venue sur les rivages de l'Aulis,

Voisine de la mer, en traversant le court

Détroit de l'Euripe, et quittant Chalcis, ma patrie,

Qu'arrosent les eaux de la célèbre Aréthuse,

Pour voir l'armée des Grecs, et les rames agiles

Qui font se déplacer les nefs des demi-dieux

De la Grèce : car nos époux nous ont raconté

Que le blond Ménélas, le noble Agamemnon

230


Les conduisent vers Troie pour retrouver Hélène

Enlevée sur les bords de l'Euretas, couvert

De roseaux, par le berger Pâris, qui en don

De Vénus la reçut quand au bord d'une source

Au cours limpide, cette déesse disputait

A Junon et Pallas le prix de la beauté.

(Antistrophe I)

J'ai traversé rapidement en rougissant

D'une pudeur juvénile le bois consacré

A Diane, où s'exécutent des sacrifices

Nombreux, pour voir le camp fortifié des Grecs,

Leurs tentes guerrières et leur cavalerie

Nombreuse. J'ai vu les deux Ajax tenant conseil

Ensemble, l'un fils d'Oïlée, et l'autre fils

De Télamon, la gloire de Salamine ; et

Protésilas, assis ensemble, se divertir

Au jeu de dés ; j'ai vu Palamède, qu'engendra

Le fils de Neptune, et Diomède s'amusant

231


A l'exercice du disque ; et le fils de Mars

Et l'admiration des mortels, Mérion ;

Et celui qui est venu des îles aux rochers,

Le fils de Laërte ; Nirée, le plus beau des Grecs.

(Epode)

J'ai vu Achille, le fils de Thétis et l'élève

De Chiron, il peut défier par sa vitesse

La rapidité des vents, je l'ai vu courir

Sur le rivage, près des galets, il s'exerçait

A la course ; il tentait d'égaliser un quadrige

Et tournant la borne, il volait vers la victoire.

Sur le char, Eumélos, petit-fils de Phérès

A grands cris excitait ses superbes coursiers,

Les plus beaux que mes yeux aient vu ; leur frein était

Rehaussé d'or ; au milieu, tout près du Timon,

Deux rouans étaient piquetés de blanc, et ceux

De volée, opposés l'un à l'autre à droite et

A gauche avaient les crins d'une couleur dorée,

Leurs jambes à la naissance du sabot étaient

Tachetées de diverses couleurs, cependant

Le fils de Pelée, quoique chargé de ses armes,

232


Les suivait en courant près des roues.

(Strophe II)

Oui, je suis

Venue pour contempler les vaisseaux innombrables,

Et emplir mes yeux féminins de ces merveilles.

La flotte des Myrmidons était située

A droite avec ses cinquante nefs bondissantes.

Et des statues dorées dressent des Néréides

A l'extrémité des poupes, signe distinctif

Des marins d'Achille.

(Antistrophe II)

Près de là était l'armée

Des Argiens égale en nombre et commandée

Par le fils de Mécistée qui fut élevé

Par son grand-père Talaüs, et par Sthénélus,

Fils de Capamée. Stationnait à la suite,

Le Fils de Thésée amenant soixante nefs

D'Attique et portant pour emblème la déesse

Pallas, signe propice pour les matelots.

233


(Strophe III)

J'ai vu ensuite l'armée des Béotiens,

Leurs cinquante vaisseaux qui fendent l'onde, parés

D'emblèmes favorables ; l'image de Cadmus,

Tenant un serpent d'or, brille sur la partie

La plus élevée de leurs navires. Léitus,

Fils de la terre, commandait cette armée navale :

Puis venait la troupe des Phocéens ; puis les

Locriens, avec un nombre égal de vaisseaux,

Guidés par le fils d'Oïlée, qui a quitté

La célèbre ville de Thronie.

(Antistrophe III)

De Mycènes,

Bâtie par les Cyclopes, Agamemnon, le fils

D'Atrée a fait venir une armée comprenant

Cent vaisseaux. Et son frère en partage avec lui

Le commandement comme un ami aux côtés

D'un ami, pour réclamer au nom de la Grèce

La perfide Hélène qui a quitté Ménélas

Pour un hymen étranger. Suivent les vaisseaux

234


Du vieux Nestor, roi de Dylos ; on peut y voir

Pour emblème, sous la forme d'un taureau, l'image

Du fleuve Alphée qui arrose tous ses Etats.

(Strophe IV)

Les Eniens ont aligné douze vaisseaux

Sous la conduite du roi Gumée. Tout près d'eux

Suivent les chefs de l'Elide, qu'on nomme Epéens ;

Eurytus les commande ; et les fils de Taphos

Aux brillants avirons obéissent à Méges,

Le fils de Philès qui a quitté le repaire

Des Echinades, îles inaccessibles aux marins.

(Antistrophe IV)

Ajax, le nourrisson de Salamine, unit

Son aile droite à l'aile gauche de ses voisins

De mouillage, avec lesquels sont en liaison

Ses douze navires, les meilleurs manœuvriers

Qui soient, formant la pointe extrême de la flotte.

235


Voilà ce qu'on m'avait dit de ces équipages

Et ce que mes yeux ont constaté. Que quelqu'un

Veuille lancer contre eux les pirogues barbares

Qu'il ne se flatte pas de revoir sa patrie.

Voilà ce que j'ai entendu, ce que j'ai vu

En ces lieux-ci sur l'expédition navale :

Renfermant chez moi ces souvenirs, je gardai

Fixée l'image de ce rassemblement guerrier.

(Entrent Ménélas, des tablettes dans les

mains, et Arcas qui tente de les lui enlever).

PREMIER EPISODE

ARCAS

Ah ! Ménélas, c'est indigne ! Tu n'as pas le droit

D'oser cela.

MENELAS

A tes maîtres.

Va-t'en donc ; tu es trop fidèle

236


ARCAS

M'est glorieux.

Le reproche que tu m'adresses

MENELAS

Pourtant tu te repentiras,

Si ta conduite n'est pas ce qu'elle doit être.

ARCAS

Tu ne devais pas ouvrir le message que je

Portais.

MENELAS

Tu ne devais pas porter un message

Funeste à toute la Grèce.

237


ARCAS

Non, c'est vainement

Disputer ; pour moi, veux-tu rendre cette lettre.

MENELAS

Je ne la lâcherai pas.

ARCAS

M'en dessaisir.

Moi, je ne veux pas

MENELAS

Avec le poids de ce bâton.

Mais je vais te briser la tête

ARCAS

De mourir pour ses maîtres.

Soit ! Il est beau

238


MENELAS

Tu parles trop pour un esclave.

Lâche donc cette lettre ;

ARCAS (criant vers la tente

d'Agamemnon)

Maître, on me fait

Violence ; Agamemnon, Ménélas de force

M'a arraché cette lettre, et il ne veut pas

Entendre la voix de justice.

AGAMEMNON

(Sortant précipitamment

sur le seuil de sa tente)

Ah ! Quel est donc

Ce tumulte au seuil de la tente ? Que signifient

Ces querelles indécentes ?

239


MENELAS

C'est à moi et non

A cet homme, qu'il appartient d'élever la voix.

AGAMEMNON

Eh bien, pourquoi Ménélas t'es-tu querellé

Avec lui ? Et pourquoi lui fais-tu violence ?

MENELAS

Tourne les yeux vers moi pour commencer par là.

AGAMEMNON

Penserais-tu que je vais baisser les yeux, moi,

Le fils d'Atrée ?

MENELAS

D'une intrigue coupable ?

Vois-tu cette lettre, instrument

240


AGAMEMNON

Par la rendre.

Je la vois ; mais commence

MENELAS

Que non ! Pas avant du moins d'avoir

Montré aux Grecs ce qu'elle contient.

AGAMEMNON

Tu as brisé

Le cachet pour apprendre ce que tu devais

Ignorer !

241


MENELAS

Oui, je vais pouvoir te désoler.

J'ai découvert tes machinations honteuses.

AGAMEMNON

Où as-tu pris cette lettre ? ô dieux, quel excès

D'imprudence !

MENELAS

D'Argos dans le camp.

J'attendais l'arrivée de ta fille,

AGAMEMNON

Et de quel droit entres-tu

Dans mes secrets ? N'est-ce pas là de l'imprudence ?

MENELAS

Mais j'en avais une grande démangeaison :

242


Je ne suis pas ton esclave.

AGAMEMNON

C'est bien révoltant !

Il ne me serait plus permis de gouverner

Ma famille ?

MENELAS

Tu changes continuellement

D'avis, tu veux tantôt une chose et tantôt

Une autre, puis une troisième.

AGAMEMNON

Tu as vraiment

De l'esprit. Quelle plaie chez les méchants une langue

Affilée !

243


MENELAS

L'esprit indécis est mal faisant !

Quel abîme d'injustice ! Comme il décevra

Ses amis ! Oui, je veux te convaincre ; ne va pas

Sous l'influence de la colère repousser

La vérité, je ne te chargerai pas trop.

Rappelle-toi le temps où tu as désiré

Etre élu chef des Grecs pour la guerre de Troie,

Sans le désirer en apparence, mais au fond

Du cœur en brûlant d'envie. Combien tu étais

Humble alors ! tu serrais toutes les mains, ta porte

Etait ouverte à tout citoyen qui voulait

Te voir ; tu donnais un libre accès à quiconque

Le voulait ou non, tu cherchais par modestie

A acheter l'objet de ton ambition

Au peuple. Une fois maître du pouvoir tu changes

Tout à coup de conduite. Non, tu n'es plus le même

Pour tes amis, c'est une affaire de t'aborder ;

Tu es rare dans ton palais. Il ne convient pas

A un homme de cœur devenu tout-puissant

De changer de conduite ; il doit tout au contraire

Se montrer fidèle à ses amis à l'heure où

244


Sa prospérité lui permet mieux que jamais

De les servir. Et c'est là le premier endroit

Par où tu m'es paru en défaut.

Te voici

maintenant arrivé dans l'Aulis, et l'armée

Des Grecs attend en vain la brise favorable.

Les Grecs te réclament de renvoyer la flotte

Et de ne pas te perdre à Aulis en efforts

Stériles. Quel était alors ton air malheureux !

Tu étais bouleversé de ne plus avoir

Mille vaisseaux à commander, ni des guerriers

Pour couvrir les campagnes de Troie ! "Mais que faire ?

Me demandais-tu. Quel parti prendre ?" Dépouillé

De ton commandement, tu craignais pour ta gloire.

Ensuite, quand Calchas à l'autel nous prescrivit

D'immoler ta fille à Diane et d'obtenir

Pour les Grecs une heureuse navigation,

D'un cœur léger tu promis d'immoler ta fille

Volontiers. Librement, sans contrainte, ne va pas

Prétendre cela, tu mandas à ton épouse

245


De ne pas l'envoyer en ces lieux sous couleur

De l'unir à Achille. Tu as fait volte-face,

Et je te prends sur le fait à donner contre-ordre ;

Tu dis ne plus accepter d'être l'assassin

De ta fille - Fort bien. C'est pourtant ce même éther

Qui en a de ta bouche entendu la promesse.

- Certes, on ne les compte plus ceux auxquels arrive

Pareille aventure ! Ils se donnent tout le mal

Possible, volontairement, pour obtenir

Un emploi, ensuite on les voit se dérober

Vilainement, victimes parfois du caprice

D'un peuple stupide, en d'autres fois incapables

De veiller à la destinée de la cité.

Mais c'est la Grèce avant tout dont je plains le sort

Malheureux. Elle veut accomplir de grandes choses.

Et ces hommes de rien, ces barbares, elle va

Les laisser s'enfuir avec un rire insultant

A cause de toi et de ta fille ! Loin de moi

La sottise de choisir un chef politique

Ou militaire pour sa naissance ! Pour commander

L'armée d'une cité, c'est la raison qui est

Nécessaire, et tout homme peut y gouverner

S'il a de l'intelligence.

246


LE CHOEUR

C'est chose cruelle

Entre frères d'en venir aux querelles et luttes,

Quand ils sont en désaccord.

AGAMEMNON

Je veux t'accuser

A mon tour, en peu de mots, avec courtoisie,

Et sans lever trop haut un front audacieux,

mais avec modération, comme il convient

Envers un frère ; l'homme honnête aime la pudeur.

Dis-moi pourquoi ces soupirs furieux, cet œil

Injecté de sang ? Qui t'a offensé ? Que te

Faut-il ? Tu convoites une vertueuse épouse ?

Il n'est pas en mon pouvoir de te la donner :

Tu as mal gouverné celle que tu avais ;

Est-ce à moi de porter la peine de tes fautes ?

247


Je n'en ai point commis. C'est une ambition

Dis-tu qui te choque : pourtant ne brûles-tu pas

Du désir de retrouver les embrassements

D'une belle épouse, au mépris de la raison

Et de l'horreur ? Le méchant n'a que des plaisirs

Coupables. Pour avoir, mieux inspiré, renoncé

A une mauvaise pensée afin d'en suivre

Une plus sage, serai-je insensé pour cela ?

Puisque l'insensé, c'est bien toi qui délivré

D'une femme méchante par un dieu favorable

Veux la reprendre. Des amants aveuglés par la

Passion prêtèrent le serment exigé

Par Tyndare ; l'espérance fut une déesse,

Je l'imagine, c'est elle qui le leur dicta

Bien plutôt que toi ou que ton influence : pars

Avec eux pour cette guerre ; mais tu porteras

Je le crois, la peine de ta folie : les dieux

Ne sont pas insensés, ils savent ce que vaut

Un serment entaché de fraude et extorqué

Par un chantage. Pour moi, je n'immolerai point

Mes enfants. Quant à tes intérêts, ils dépendent

De la Justice, et du châtiment d'une épouse

Coupable. Mais je me consumerais jour et nuit

248


Dans les larmes, si je violais les lois divines

Et humaines envers mon propre sang. Voilà donc

En peu de mots et clairement ce que j'avais

A te dire. Tu peux te plaire à déraisonner,

Mais moi, je saurai soutenir mes droits.

LE CHOEUR

Voilà

Des paroles différentes des précédentes.

Mais un père a raison de vouloir épargner

Son sang.

MENELAS

Las ! Malheureux, je n'ai donc plus d'amis ?

AGAMEMNON

Si, mais à condition de ne pas vouloir

Leur perte.

249


MENELAS

Mon frère ?

Mais quand me prouveras-tu que tu es

AGAMEMNON

Je veux partager tes sentiments justes,

Et non pas tes fureurs.

MENELAS

Aux peines de son ami.

L'ami doit compatir

AGAMEMNON

Fais donc appel à moi

Pour mon bien, non pas pour ma ruine.

MENELAS

Ainsi

Tu ne veux pas associer tes efforts à

250


Ceux des Grecs en cette entreprise ?

AGAMEMNON

Mais les Grecs sont,

Comme toi, par quelque dieu, frappés de folie.

MENELAS

Sois donc fier de ton spectre - après avoir trahi

Ton frère ! Moi, je trouverai d'autres ressources et

D'autres amis.

LE MESSAGER

Ô roi de tous les Grecs, je viens,

Agamemnon, t'amener ta fille, celle à qui

Tu donnas le nom d'Iphigénie ; et sa mère,

Ton épouse Clytemnestre l'accompagne avec

251


Le petit Oreste ; cette vue réjouira

Le cœur du père après une si longue absence.

Elles ont fait une longue route et rafraîchissent

Leurs pieds délicats, près d'une source limpide,

Et nous avons lâché les coursiers dans un pré

Pour les y laisser paître. Et moi j'accours devant,

Pour te permettre de faire tes préparatifs.

Déjà - le bruit s'est vite répandu - l'armée

Connaît l'arrivée de ta fille, et tout le camp

Accourt pour voir ta fille. Entre tous les mortels

Les puissants sont illustres et ils attirent sur eux

Les regards. On entend dire : "Est-ce un mariage ?

Que se prépare-t-il ? Le prince Agamemnon

Etait-il trop désireux de revoir sa fille

Qu'il l'a fait venir ?" Certains de préciser :

"Oui, avant l'hyménée, ils veulent consacrer

Cette jeunesse à Artémis, la souveraine

D'Aulis ; qui la conduira à l'autel ?" Allons,

Et préparons les corbeilles du sacrifice,

Couronnez vos têtes, et toi, Ménélas, dispose

Tout pour la fête de l'hymen. Et que le son

De la flûte et le bruit des danses retentissent

Dans le palais, car une journée bienheureuse

252


Se prépare pour cette vierge.

AGAMEMNON

Ceci est fort bien ;

Rentre dans le palais ; tout ira à merveille

Laissons seulement le destin suivre son cours.

(Le messager se retire)

Hélas ! Infortuné, que dire ? C’est par toi-même

Qu'il faut commencer. Mais dans quel piège fatal

Suis-je tombé ? Oui, la fortune s'est jouée

De moi, plus rusée que toutes mes ruses. Combien

Une naissance obscure possède d'avantages !

On peut alors donner libre cours à ses larmes ;

On peut exhaler toutes ses plaintes ; mais au fils

D'une illustre famille ce droit est refusé.

Esclaves de la foule, nous avons pour tyrans

De notre vie le peuple. En effet je rougis

De verser des pleurs et je rougis de ne pas

Pleurer aussi, à l'heure où je touche le fond

De l'infortune.

253


Mais que dirai-je à mon épouse ?

Comment vais-je l'accueillir ? Comment oserai-je

Affronter son regard ? Cette arrivée contraire

A mes instructions, c'est bien le dernier coup

Au milieu de mes tortures. Il est naturel

Qu'elle ait suivi sa fille, pour la remettre aux bras

D'un époux et lui rendre les tendres devoirs ;

Et voilà qu'en moi elle va trouver un bourreau !

Et cette vierge infortunée - que dis-je ? vierge !

Entre les bras d'Hadès, sans doute, elle dormira

Sous peu ! Comme je la prends en pitié ! Je crois

Entendre sa prière : "Père, tu veux me tuer ?

L'hymen où tu me convies, puisses-tu toi-même

Le contracter, et tous ceux qui te sont amis !"

Cependant mon petit Oreste, à ses côtés,

Poussera des cris trop pleins de sens, l'innocent,

Qui ne peut encore que balbutier ! Hélas !

C'est pour ma ruine que ce fils de Priam,

A enlevé Hélène ; c'est lui qui est la cause

De tous ces maux.

254


LE CHOEUR

Oui, je suis tombée de pitié,

Aussi je m'attendris sur le malheur des rois

Comme peut compatir une étrangère.

MENELAS

Donne-moi ta main, que je la serre.

Mon frère,

AGAMEMNON

Tu l'emportes, et je plie sous l'épreuve.

La voici ;

MENELAS

Et j'en jure

Par Pélops, ton aïeul et le mien, et par Atrée,

Notre père, je te dirai du fond de mon cœur

Franchement et sans artifice, ce que je pense.

Lorsque j'ai vu des larmes couler de tes yeux,

255


J'ai été saisi de pitié, j'en ai versé

A mon tour sur toi-même ; je retire mes propos

A peine exprimés, je ne veux pas t'affliger ;

Ta pensée est à présent la mienne, je t'engage

A ne pas immoler ta fille et à ne pas

La sacrifier à mes intérêts. Ainsi

Il n'est pas juste que tu souffres, et que je sois

Heureux ; que ta famille périsse, que la mienne

Voie la lumière. Quel est en effet mon désir ?

Des épouses de choix, n'en pourrais-je trouver

Si j'ai le désir d'une épouse ? Mais en perdant

Un frère, une perte irréparable, je retrouve

Hélène, le mal pour le bien. J'étais aveuglé

Comme un jeune homme : j'ai ouvert les yeux et j'ai vu

Combien il est atroce pour un père d'immoler

Ses enfants.

En pensant au sang qui nous unit,

La pitié m'a saisi pour cette jeune fille

Infortunée, près d'être immolée

Pour me rendre une épouse. Qu'est-ce que ta fille a

De commun avec Hélène ? Oui, congédions

L'armée, qu'elle parte à Aulis. Cesse donc, mon frère,

256


De verser tant de larmes, et de m'en faire verser

A mon tour. Que l'oracle menace ta fille,

Je n'y suis plus pour rien, et je ne veux plus l'être.

Je renonce à ma cruelle pensée, et c'est

Naturel. C'est par affection pour celui

Auquel un père unique a donné naissance. Va,

De tels changements ne sont pas d'un méchant homme

De se rendre toujours à l'avis généreux.

LE CHOEUR

Superbes sentiments qui siéent au descendant

De Tartale, fils de Zeus ; tes ancêtres n'ont pas

A rougir de toi.

AGAMEMNON

Je te loue, ô Ménélas,

Devoir, alors que je ne m'y attendais plus,

Adopté ce nouveau langage, raisonnable et

Digne de toi.

257


MENELAS

L'amour d'une femme, l'égoïste

Ambition créent la discorde entre les frères,

Mais loin de nous cette horrible fraternité

Faite de cruautés mutuelles.

AGAMEMNON

Et pourtant

J'en suis venu à tremper mes mains dans le sang

De ma fille !

MENELAS

Périr ?

Quoi ! Qui te forcera à la faire

AGAMEMNON

Rassemblée.

Mais toute l'armée des Grecs en ces lieux

258


MENELAS

Iphigénie.

Non pas, si tu renvoies à Argos

AGAMEMNON

Cela pourrait se faire sans bruit,

Oui, - cela ne pourrait rester sans s'ébruiter

Toutefois.

MENELAS

Quoi ! Il ne faut pas, devant la masse,

Trembler outre mesure.

AGAMEMNON

Calchas divulguera

Les oracles parmi les troupes argiennes.

259


MENELAS

Non point, s'il meurt d'abord, et cela est facile !

AGAMEMNON

L'engeance de devins rongée d'ambition

Est une plaie.

MENELAS

Qui la trouve sur son chemin

N'en pourra rien attendre d'honnête ou d'utile.

AGAMEMNON

Mais cet autre danger qui me vient à l'esprit,

Ne le craindrais-tu pas ?

MENELAS

Comment puis-je le deviner ?

Si tu ne le dis pas,

260


AGAMEMNON

Le rejeton

De Sisyphe est au courant de tout.

MENELAS

Crois-tu donc

Qu'Ulysse voudrait nous désobliger tous les deux ?

AGAMEMNON

Il est toujours souple et rusé, et du parti

Populaire.

MENELAS

Fléau redoutable.

Il est livré à l'ambition,

261


AGAMEMNON

Figure-toi donc Ulysse,

Debout parmi les Argiens, leur révélant

L'oracle prononcé par Calchas, la promesse

Que j'ai faite de sacrifier à Diane

Ma fille, puis mon refus actuel. Entraînant

L'armée, il forcera les Grecs de me tuer,

Et d'égorger ma fille. Si je fuis à Argos

Ils m'y suivront, ils ravageront mes Etats

Et détruiront même jusqu'aux murailles bâties

Par les Cyclopes. Voilà mon malheureux destin.

Au nom des dieux, à quelle situation

Sans issue suis-je acculé ! Ménélas, rends-toi

Au camp, prends garde seulement que Clytemnestre

Ne soit informée de rien, avant que j'ai pris

Mon enfant et l'ai livré à Pluton afin

De m'épargner quelques larmes dans ma misère.

Vous aussi, étrangères, gardez sur tout ceci

Un silence profond.

(Agamemnon et Ménélas sortent)

262


PREMIER STASIMON

LE CHOEUR

(Strophe)

Oui, bienheureux ceux qui

Ont su jouir des divins transports d'Aphrodite

Avec modération, conservant au sein

des voluptés une pudeur sans éprouver

L'aiguillon des passions démentes à l'heure où

Se tend sous la main de l'Amour aux boucles d'or

L'arc double des Plaisirs tantôt pour embellir

Mes jours, tantôt pour les ravager. Ces ravages,

Ô Cypris, ô très belle, je les veux de ma couche

Eloigner. Accorde-moi quelque beauté et

De chastes désirs, donne-moi quelque douceur

Sans m'abandonner à ta folle ivresse.

263


(Antistrophe)

Les mœurs

Et les caractères des hommes diffèrent entre eux ;

La véritable honnêteté se fait toujours

Reconnaître ; l'éducation bien dirigée

Contribue à la vertu ; la simple pudeur

Est déjà sagesse de l'esprit, le prestige

Que rien n'égale, c'est bien celui de la raison

Qui connaît clairement son devoir ; elle répand

Sur la vie une gloire qui jamais ne vieillit.

Oui, c'est une grande chose que de s'attacher

A la vertu. Silencieuse chez la femme et

Bornée aux désirs inassouvis, chez les hommes

Elle se lit dans l'éclat et la publicité

Qui rendent les villes florissantes.

(Epode)

Ô Pâris,

Tu vins aux lieux où tu fus en simple berger

Elevé, parmi les blancs troupeaux de l'Ida,

Et tu faisais retentir des sons étrangers

264


Sur la flûte phrygienne, tes lèvres imitaient

Les chalumeaux d'Olympus. Pâturaient tes vaches

Aux larges mamelles, lorsque, choisi pour juger

De la beauté entre les trois déesses tu vins

En Grèce, dans le palais décoré d'ivoire, où

Tes regards inspirèrent à Hélène un amour

Que tu puisais toi-même dans les siens. De là

La discorde éclate, et elle entraîne la Grèce

Avec ses lances et ses navires, à la ruine

De Pergame.

(Le char sur lequel se trouvait Iphigénie

et Clytemnestre pénètre suivi de leur cortète

dans l’Orchestra. Le Chœur s’exprime à

nouveau, rempli d’admiration)

Je tiens pour un heureux présage l'honnêteté

Et la bienveillance de l'accueil ; j'en conçois

Un bon espoir pour l'hymen auquel je conduis

Ma fille ...

265


(A ses servantes)

Allons ! de ce char, tirez les présents

Que je lui destine, et faites-les transporter

Avec soin dans le palais. Toi, descends du char

Ma fille et affermis ton pied délicat ; vous,

Jeunes filles, veuillez la recevoir dans vos bras,

Guidez ses pas ; que l'une me prête l'appui

De sa main afin que je me lève et descende

Sans fâcheux accident ; et que d'autres se tiennent

A la tête des chevaux au regard terrible.

Ils sont faciles à effaroucher, indociles

A la voix. Prenez aussi cet enfant, Oreste

Le fils d'Agamemnon, car il ne parle point

Encore. Cher enfant, tu t'es endormi bercé

Par le trot des chevaux ; réveille-toi et sois

Témoin de l'heureux hymen de ta sœur. Déjà

Grand par ta naissance, tu vas contracter encore

Une belle alliance par le fils de Thétis

Que sa naissance égale aux dieux. Iphigénie,

Ma fille, tiens-toi près de moi. Que ces étrangères

En te voyant à mes côtés m'appellent mère

Heureuse.

266


(Agamemnon apparaît)

Mais le voici ce père qu'on aime tant.

Allons le saluer. Ô Seigneur vénéré,

Prince Agamemnon, nous voici. Tes ordres nous

Ont trouvés dociles.

IPHIGENIE

Ô mère, ne t'irrite point

Contre moi. Je cours presser le cœur de mon père

Contre le mien. Oui, je veux être la première

A t'embrasser, ô mon père, après si longtemps !

Qu'il me tarde de te revoir.

CLYTEMNESTRE

Eh bien, ma fille,

Satisfais ton désir, tu as toujours aimé

Ton père plus que tous les autres enfants auxquels

J'ai donné le jour.

267


IPHIGENIE

Ô mon père, quelle est ma joie

De te revoir après une si longue absence !

AGAMEMNON

Joie pour ton père aussi ; et ce que tu dis là

Est également vrai pour ce qui me concerne.

IPHIGENIE

Salut ! Tu as bien fait, père, de me faire venir

Près de toi !

AGAMEMNON

M'en féliciter, ou non.

Mais je ne sais, ma fille, si je dois

IPHIGENIE

Hélas ! Quels regards

268


Inquiets, tu me portes, après avoir paru

Si joyeux de me voir !

AGAMEMNON

A beaucoup de soucis en tête.

Un roi, un chef d'armée

IPHIGENIE

Sois avec moi,

Pour le moment ; ne reste pas dans tes soucis.

AGAMEMNON

Je suis à toit tout entier, je ne songe pas

A autre chose.

IPHIGENIE

Et prends un air serein.

Eclaircis ce front sourcilleux

269


AGAMEMNON

Oui, je me réjouis

Ma fille, et je me livre au plaisir de te voir.

IPHIGENIE

Et cependant des larmes s'échappent de tes yeux.

AGAMEMNON

Une longue absence va nous séparer encore.

IPHIGENIE

Je ne comprends pas tes paroles, père bien-aimé !

AGAMEMNON

Tes propos plein de sens m'attendrissent encore.

270


IPHIGENIE

J'en dirai d'insensés si je puis t'égayer

Ainsi.

AGAMEMNON

Dieux ! Je ne puis me taire ... C'est bien, ma fille.

IPHIGENIE

Reste avec nous, mon père, à ton foyer, auprès

De tes enfants.

AGAMEMNON

Je le voudrais ; et n'avoir pas

Le droit de le vouloir, c'est bien ce qui m'afflige.

IPHIGENIE

Périssent les guerres et périssent tous les maux

Que nous vaut Ménélas.

271


AGAMEMNON

Ils en feront périr

Bien d'autres encore, eux qui ont déjà tué

Mon bonheur !

IPHIGENIE

Tu es longtemps resté loin de nous

Sur les bords de cette baie d'Aulis !

AGAMEMNON

Maintenant

Encore un obstacle m'arrête et il m'empêche

De faire partir l'armée.

IPHIGENIE

Qu'habitent les Phrygiens ?

Mais où dit-on mon père

272


AGAMEMNON

En des lieux où plût

Au ciel Pâris n'aurait jamais dû séjourner.

IPHIGENIE

Tu vas traverser les mers et m'abandonner ?

AGAMEMNON

Mais toi, tu viendras aux mêmes lieux que ton père.

IPHIGENIE

Ah ! Plût au ciel que la bienséance me permît

De faire avec toi le trajet.

AGAMEMNON

Mais toi aussi

Une traversée t'attend, tu te souviendras

De ton père.

273


IPHIGENIE

Partirai-je seule ?

M'embarquerai-je avec ma mère, ou

AGAMEMNON

Seule, sans ton père, ni ta mère.

IPHIGENIE

Tu vas, père, m'établir dans une autre maison ?

AGAMEMNON

Laisse cela ; les jeunes filles ne doivent pas

Savoir ces choses-là.

IPHIGENIE

Et victorieux des Phrygiens.

Reviens-moi vite, ô père,

274


AGAMEMNON

En ces lieux

Je dois d'abord offrir un sacrifice.

IPHIGENIE

Je veux

Y prendre part, je verrai ce qu'il est permis

De voir.

AGAMEMNON

Toi, tu en seras instruite ; tu auras

Ta place tout près des eaux lustrales.

IPHIGENIE

Formerons-nous

Mon père, des chœurs de danse tout autour de l'autel ?

275


AGAMEMNON

Heureuse l'ignorance ! Que je te porte envie !

Entre dans mon logis, car il est malséant

Ma fille, aux jeunes filles de se montrer parmi

Les hommes. Donne-moi ces baisers qui me déchirent

Tout d'abord. Oui, donne-moi ta main, toi qui vas

Bien longtemps séjourner loin de ton père ! Ô seins

Ô joues, ô blonds cheveux ! Ville des Phrygiens,

Hélène ! Combien vous nous êtes funestes ! Cessons

Ces discours. Ah ! je sens mes paupières se gonfler

De larmes. Entre dans ces abris.

(Iphigénie pénètre dans une tente).

(A Clytermnestre)

Je te demande

Fille de Léda, de bien vouloir m'excuser

Si j'ai dû céder à quelque attendrissement

Au moment de donner ma fille en mariage

A Achille. De telles séparations, sans doute,

Sont heureuses ; il en coûte toujours à un père

276


De livrer au foyer d'un étranger des fils

Qui lui ont donné tant de peines à élever.

CLYTERMNESTRE

Je ne suis pas si insensible, et sois bien sûr

J'éprouverai aussi une même souffrance,

Aussi ne puis-je t'en blâmer, en conduisant

Ma fille à l'autel parmi les chants d'hyménée.

L'usage et le temps adouciront ces regrets.

Du fiancé de notre fille je connais bien

Le nom à la vérité ; je voudrai connaître

Sa naissance et son pays.

AGAMEMNON

Eut Asopos.

Egina pour père

CLYTEMNESTRE

Quel mortel, quel dieu l'épousera ?

277


AGAMEMNON

Zeus ; et il en eut pour fils Eaque, roi de l'île

Oenone.

CLYTEMNESTRE

Son palais ?

Et quel fils, issu d'Eaque, posséda

AGAMEMNON

De Nérée.

Pelée ; et ce Pelée posséda la fille

CLYTEMNESTRE

Ce dieu la lui donna-t-il donc, ou

La prit-il malgré les dieux ?

AGAMEMNON

Oui, Zeus la promit,

278


Et celui qui disposait d'elle dut consentir.

CLYTEMNESTRE

Mais où se firent les noces ? dans les profondeurs

De la mer ?

AGAMEMNON

Par Chiron.

Sur le mont Pélion, habité

CLYTEMNESTRE

C'est dans ces pays que l'on situe

La race des Centaures ?

AGAMEMNON

Oui, c'est là que les dieux

Célèbrent le festin nuptial de Pelée.

279


CLYTEMNESTRE

Achille fut-il élevé par Thétis ou par

Son père ?

AGAMEMNON

Par Chiron - pour qu'il ne prît point les mœurs

Des mortels vicieux.

CLYTEMNESTRE

Encore celui qui le choisit !

Sage maître, et plus sage

AGAMEMNON

L'époux de ta fille.

Et tel sera

CLYTEMNESTRE

Il n'est point à dédaigner.

280


Quelle ville de Grèce habite-t-il ?

AGAMEMNON

Sur les bords

Du fleuve Apidamos, aux confins de Phtia.

CLYTEMNESTRE

Est-ce donc là qu'il emmènera notre fille ?

AGAMEMNON

C'est le secret de celui qui va l'épouser.

CLYTEMNESTRE

Eh bien, qu'ils soient heureux ! Quand se fait cet hymen ?

AGAMEMNON

Quand le cercle heureux de la lune sera rempli.

281


CLYTEMNESTRE

As-tu offert le sacrifice à la déesse

Qui doit préluder à l'hymen ?

AGAMEMNON

C'est ce soir qui m'occupe.

Je te prépare ;

CLYTEMNESTRE

Le banquet nuptial ?

Ensuite tu feras

AGAMEMNON

Quand j'aurai immolé

Les victimes que je dois aux dieux.

CLYTEMNESTRE

Et moi, où

282


Donnerai-je le repas réservé aux femmes ?

AGAMEMNON

Ici, près des belles nefs des Argiens.

CLYTEMNESTRE

Soit !

Avec des moyens de fortune ! Enfin que tout

Puisse aller bien !

AGAMEMNON

Fie-toi à moi.

Sais-tu ce que tu as à faire, femme ?

CLYTEMNESTRE

De t'obéir.

Que veux-tu dire ? J'ai l'habitude

283


AGAMEMNON

Pendant que nous autres, en ces lieux,

Où se trouve le fiancé ...

CLYTEMNESTRE

Que ferez-vous

Sans moi de ce qu'il m'appartient en tant que mère

D'accomplir ?

AGAMEMNON

La cérémonie.

Nous ferons au milieu de l'armée

CLYTEMNESTRE

Pendant ce temps ?

Moi, où dois-je me tenir,

284


AGAMEMNON

De tes autres filles.

Retourne dans Argos, prends soin

CLYTEMNESTRE

Et que je quitte ma fille ?

Qui portera la torche nuptiale ?

AGAMEMNON

C'est moi

Qui porterai la torche comme il sied aux époux.

CLYTEMNESTRE

Ce n'est point la coutume ; juges-tu ces détails

Sans importance ?

AGAMEMNON

Il ne convient pas qu'on te voit

285


Mêlée à la foule des soldats.

CLYTEMNESTRE

Il convient

Qu'une mère présente sa fille à son époux.

AGAMEMNON

Sans nul doute ; mais que les filles laissées chez nous

N'y restent pas seules.

CLYTEMNESTRE

Dans le lieu réservé aux vierges.

Elles sont sûrement gardées

AGAMEMNON

Obéis donc.

286


CLYTEMNESTRE

Non !

Je ne partirai pas ; j'en jure par la déesse

D'Argos ! Mêle-toi des affaires du dehors ; moi,

Je dois veiller à tout ce qu'exige l'hymen

D'une jeune fiancée.

(Elle pénètre dans la tente d'Agamemnon)

AGAMENMON

Hélas ! Mon espoir

Est déçu, mes efforts inutiles en voulant

Ecarter mon épouse de ce spectacle. J'use

D'artifices, j'invente des ruses pour tromper

Ce que j'ai de plus cher au monde, et sans pouvoir

Y réussir ! Cependant, allons consulter

Le devin Calchas sur le vœu de la déesse,

Qui conçoit mon malheur, dans cet état critique

Pour la Grèce. L'homme sensé ne devrait avoir

Qu'une épouse bonne et vertueuse, ou, sinon

N'ont point avoir.

287


(Agamemnon se retire)

DEUXIEME STASIMON

(Strophe)

LE CHOEUR

L'armée mobilisée des Grecs

Verra donc le Simoïs et ses tourbillons

Argentés ; avec ses armes, ses mille vaisseaux,

Elle visitera les plaines de Troie, les murs

D'Ilion bâtis par Apollon, où l'on dit

Que Cassandre paraît, la chevelure éparse

Et couronnée de vert laurier, lorsque le souffle

Prophétique du dieu se manifeste en elle.

(Antistrophe)

Sur la citadelle de Pergame, sur ses remparts

Se tiendront les Troyens, et Mars couvert d'airain

Porté à travers mers viendra sur des vaisseaux

288


Rapides et abordera à force de rames

Les rêves du Simoïs pour prendre à Priam

La sœur des célestes Dioscures, Hélène, et

La ramener en terre Héllénique, reconquise

Par la lance et le bouclier des Archéens

Endurcis à la guerre.

(Epode)

Un cercle meurtrier

De lances, placé tout autour des remparts de pierre

Clôturera Pergame, cité des Phrygiens ;

Les têtes seront tranchées, les gorges ouvertes

Et le dieu, détruisant la citadelle jusqu'en

Ses assises fera verser bien des larmes aux filles

Et à l'épouse de Priam. Alors la fille

De Jupiter, Hélène comprendra dans les pleurs

Ce que fut la trahison conjugale. Puissé-je

Jamais ni les filles de mes filles, n'avoir devant

Les yeux la perspective que pourraient évoquer

En travaillant à leur métier de toile les filles

De Lydie si riches, les femmes des Phrygiens

Quand elles se diront l'une à l'autre : Qui saisissant

289


D'une main brutale les boucles de mes cheveux

Voudra m'arracher gémissante, à ma patrie

Ruinée ? C'est toi qui causas ces maux, ô fille

Du cygne au long col - si du moins la renommée

Dit vrai en affirmant que Léda te conçut

De Zeus, quand il prit l'apparence d'un oiseau,

Si ces récits des Muses répandues chez les hommes

Ne sont pas faits de fables."

TROISIEME EPISODE

(Achille apparaît par la droite de la scène.)

Où est le général

Des Grecs ? Quel serviteur voudrait lui faire savoir

Que le fils de Pelée, Achille est sur le seuil

De sa tente et le demande ? N'attendons-nous pas

Tous avec la même ardeur les vents de l'Euripe ?

Car parmi nous les uns qui ne sont pas encore

Soumis au joug du mariage, ont dû laisser

Leurs maisons abandonnées pour venir ici

Stationner sur ces rives, et les autres ont femmes

Et enfants ; telle est la force du désir qui

290


A poussé la Grèce à cette campagne, non point

Assurément sans la complicité des dieux.

C'est de mes revendications personnelles

Que je dois ici me faire l'interprète ; quelque autre,

A son gré, pourra s'expliquer pour son compte. Donc,

J'ai laissé la terre de Pharsale et Pelée,

Mon père, et j'attends près de l'Euripe que ride

Une trop faible brise ; j'essaie de retenir

Mes Myrmidons, qui pressant me disent toujours :

"Achille, pourquoi restons-nous là ? Combien de temps

Encore faut-il compter les jours jusqu'au départ

Pour Ilion ? Oui, agis si tu dois agir,

Si tu peux renvoyer l'armée dans ses foyers,

Ne sois donc pas l'esclave des lenteurs des Atrides."

CLYTEMNESTRE

(qui sort de la tente d'Agamemnon)

Fils de la Néréide, ta voix est arrivée

Jusqu'à moi dans ce palais et je suis venue

A ta rencontre.

291


ACHILLE

Ô Sainte pudeur ! Mais quelle est

Cette femme que je vois ? Quelle noble apparence !

CLYTMNESTRE

Je m'étonne peu de ne pas être connu

De toi, tu ne m'as jamais vu ; je loue en toi

Ce respect de bienséances.

ACHILLE

Mais qui es-tu femme ?

Et pourquoi vers les troupes rassemblées des Grecs

Es-tu venue, toi, une femme, parmi des hommes,

Parmi des guerriers armées de leur bouclier ?

AGAMENMON

Je suis la fille de Léda ; Clytemnestre est

Mon nom ; mon époux, c'est le prince Agamemnon.

292


ACHILLE

Tu as bien dit en peu de mots ce qui était

Nécessaire ; mais il serait malséant à moi

De m'entretenir avec des femmes.

CLYTEMNESTRE

Chose étrange !

Pourquoi s'enfuir ? Mets du moins ta main dans la mienne,

Que ce soient les prémices d'un bienheureux hymen !

ACHILLE

Mais que dis-tu ? Moi, prendre ta main ! Oserai-je

Lever les yeux sur Agamemnon ? Cela m'est

Interdit de toucher à cela.

293


CLYTEMNESTRE

Interdit ?

Ne le crois pas, puisque tu épouses ma fille,

Ô fils de la Néréide, divine habitante

Des mers.

ACHILLE

Que parles-tu d'épouser ? La surprise

M'empêche de parler, ô femme. Pourtant serait-ce

Une méprise qui t'inspire ce discours étrange ?

CLYTEMNESTRE

C'est un sentiment naturel et bien humain

Que de retenir dans la réserve, en voyant

Des amis nouveaux, et lorsqu'il est question

De mariage.

ACHILLE

Mais jamais je n'ai recherché

294


Ta fille, ô femme, des Atrides ne m'est venue

Nulle ouverture en vue d'un hymen.

CLYTEMNESTRE

Que veut dire

Ceci ? Oui, tu peux t'étonner de mes discours.

ce que tu mes dis là tient pour moi du prodige.

ACHILLE

Cherche une explication ; il nous appartient

A tous deux de la chercher, puisque nos paroles

Démontraient qu'il y avait un malentendu.

CLYTEMNESTRE

Ai-je donc été indignement abusée ?

Je m'entretiens pour un mariage qui n'a rien

De réel, selon toute apparence. J'en rougis.

295


ACHILLE

Peut-être quelqu'un s'est-il plu à se jouer

De nous deux. Traite donc cela par le mépris

Et ne te soucie pas.

CLYTEMNESTRE

Adieu ; je ne puis plus

Te regarder en face, après avoir, victime

D'une indigne tromperie, tenu ces propos

Mensongers.

ACHILLE

Reçois aussi mes adieux ; je vais

Quérir ton époux dans cette demeure.

(Arcas sort de la tente)

ARCAS

Arrête,

296


Rejeton d'Eaque, reste ici ; oui, c'est à toi

Que je parle, à toi, fils de la déesse ; oui, reste

Aussi, fille de Léda.

ACHILLE

Qui m'appelle ainsi

En entrouvrant la porte ? Que sa voix est émue !

ARCAS

Je ne suis qu'un esclave : je n'y regarde pas

De si près, car ma fortune me l'interdit.

ARCAS

Tu es l'esclave de qui ? Tu n'es pas à moi ;

Agamemnon et moi n'avons rien de commun.

297


ARCAS

J'appartiens à cette personne qui est là

Au seuil de la tente ; Tyndare, son père m'a donné

A elle.

ACHILLE

Nous voici : dis-nous donc ce que tu veux

Et pourquoi tu m'as arrêté.

ARCAS

Ici devant cette porte ?

Etes-vous seuls

ACHILLE

Hardiment ;

Nous sommes seuls, parle

(Arcas fait quelques pas)

298


ARCAS

Ô fortune, et toi, ma prévoyance,

Sauve ceux que je cherche à sauver.

ACHILLE

paroles de mauvaise augure).

(Lacune ; Achille reproche à Arcas ses

ARCAS

Ce langage

Sous peu portera ses fruits ; j'ai quelque sujet

D'hésiter à poursuivre.

CLYTEMNESTRE

Pourtant, je t'en conjure,

N'hésite pas si tu dois me dire quelque chose.

299


ARCAS

Tu sais sans doute quel a toujours été mon zèle

Pour toi et pour tes enfants.

CLYTEMNESTRE

Je sais que tu es

Un ancien serviteur de ma famille.

ARCAS

Et

Qu'Agamemnon m'a reçu comme une partie

De ta dot.

CLYTEMNESTRE

Tu étais avec moi à Argos

Et tu as toujours été à moi.

300


ARCAS

C'est cela ;

Je te suis tout dévoué, à toi ; je le suis

Moins à ton époux.

CLYTEMNESTRE

Que tu viens m'annoncer.

Découvre enfin le mystère

ARCAS

Ta fille ..., son père, l'auteur

De ses jours veut la tuer de ses propres mains ...

CLYTEMNESTRE

Comment, vieillard ! Cette parole m'est en horreur

Et ta raison s'égare !

301


ARCAS

Du glaive, il va meurtrir

La gorge délicate de cette infortunée.

CLYTEMNESTRE

Ah ! Malheureuse ! mon époux est-il en délire ?

AGAMENMON

Il a toute sa raison, si ce n'est pour toi

Et pour ta fille ; et en cela, il déraisonne.

CLYTEMNESTRE

Par quelle cause ? Et quel mauvais génie le pousse ?

ARCAS

L'oracle comme le prétend Calchas, pour que

L'armée puisse se mettre en route.

302


CLYTEMNESTRE

Vers quel pays ?

O malheureuse Clytemnestre ! Malheureuse enfant

Que son père désire égorger !

ARCAS

Vers les palais

De Dardanus afin que Ménélas reprenne

Son Hélène.

CLYTEMNESTRE

C'est donc à la vie d'Iphigénie

Que les Destins associent le retour d'Hélène ?

ARCAS

Tu sais tout ; Agamemnon doit sacrifier

Ta fille à Diane.

303


CLYTEMNESTRE

Et cet hymen qui m'a fait

Quitter mon palais, ce n'était donc qu'un prétexte ?

ARCAS

Oui, pour te faire amener avec joie ta fille

Dans la pensée de l'unir à Achille.

CLYTEMNESTRE

Ma fille !

Tu es venue pour mourir, et ta mère aussi

Du même coup.

ARCAS

Votre sort à toutes les deux

Est digne de pitié ; un horrible projet

A été conçu par Agamemnon.

304


CLYTEMNESTRE

Je suis

Perdue, malheureuse ! Mes paupières ne peuvent plus

Retenir mes larmes.

ARCAS

Il n'est point déraisonnable

De pleurer quand on perd ses enfants.

CLYTEMNESTRE

Toi vieillard,

D'où prétends-tu savoir cela ? Qui te l'a dit ?

ARCAS

Car j'étais parti pour t'apporter une lettre

Touchant les prescriptions que précédemment

Tu avais reçues.

305


CLYTEMNESTRE

Mais devais-tu m'empêcher

De conduire ma fille à la mort, ou insister

Pour que je l'amenasse ?

ARCAS

Du moins t'en empêcher ;

Car ton époux avait retrouvé sa raison.

CLYTEMNESTRE

Pourquoi donc ne me remets-tu pas ce message

Que tu m'apportais ?

ARCAS

Ménélas l'avait saisi,

C'est lui qui est la cause de ces affreux malheurs.

306


CLYTEMNESTRE

Fils de la Néréide, héritier de Pelée,

Tu entends ?

ACHILLE

J'entends combien tu es malheureuse.

La part que j'ai là-dedans, je ne la prends pas

A la légère.

CLYTEMNESTRE

(se jetant aux pieds d'Achille)

Je ne rougis point d'embrasser

Tes genoux ; mortelle, je puis implorer le fils

D'une déesse. Pourquoi montrer de la fierté ?

Pour qui mes efforts seraient-ils mieux employés

Que pour ma fille ? Fils d'une déesse, viens en aide

A mon infortune, viens aider celle qui fut

Appelée ton épouse quoique en vain : c'est pour toi

Que je l'ai amenée en épouse, c'est pour toi

Que je l'ai couronnée de fleurs ; et maintenant

307


Je conduis la victime à la mort. Ce serait

Une opprobre pour toi si tu lui refusais

Ton secours : car si tu ne lui fus point uni

Tu as toutefois été appelé l'époux

De cette vierge infortunée. Par cette main

Que je touche, par ton menton, le nom* de ta mère

Je t'implore, ton nom a fait ma perte, qu'il soit donc

Mon sauveur. Car je n'ai point d'autre autel pour fuir

Que tes genoux ; je n'ai pour m'assister aucun

Ami ; du côté d'Agamemnon, tu l'entends,

Il n'y a que cruauté prête à tout oser ;

Et me voici, comme tu le vois, faible femme

Au milieu d'un camp de matelots, soldatesque

Sans loi, hardie pour le mal, capable pourtant

Quand elle le veut, de faire le bien. Mais seulement

Ose étendre sur nous une main protectrice,

Nous sommes sauvées ; sinon, nous sommes perdues

* par le nom de ta mère

308


LE CHOEUR

Donner la vie, lien mystérieux, puissant

Sortilège d'amour qu'inspire toute mère

Qui lui fait accepter une souffrance extrême

Pour le fruit de son sein.

ACHILLE

Mon cœur toujours se hausse

Aux pensées magnanimes ; il sait garder mesure

Qu'il s'irrite des pertes ou se plaise de voir

La fortune enfler ses voiles. C'est là le secret

Des esprits pondérés, que la réflexion

Rend capable de suivre tout au long de leur vie

La route droite. Il est des cas où il ne faut pas

Trop donner à la prévoyance ; il en est d'autres

Où il est bon d'être prudent. Pour moi, nourri

Du bon savoir du plus vieux des hommes, Chiron,

J'ai appris à me contenter de simples mœurs.

309


Si les Atrides savent commander avec

Justice, je leur obéirai ; si leur pouvoir

S'exerce injustement, je n'obéirai pas.

Mais de toute façon, en ce lieu comme à Troie,

Je montrerai pourtant un cœur indépendant

Autant qu'il est en moi, ma puissance guerrière,

Dans les combats.

Toi, si indignement traitée

Par ceux qui te sont les plus chers, je saurai bien,

Autant que l'on peut l'attendre d'un jeune homme

T'entourer de sympathie et te protéger ;

Et jamais après avoir été déclarée

Ma fiancée, ta fille ne sera immolée

Par son père, je ne prêterai pas ma personne

Aux intrigues de ton époux ; puisque mon nom

Même sans lever le fer serait l'assassin

De ta fille. Non, l'auteur du meurtre est ton époux.

Mais je ne croirais pas mes innocentes mains

Si le prétexte de mon hymen faisait périr

Une jeune vierge opprimée, victime de

La plus abominable cruauté. Ainsi

Je serais le plus méchant des Grecs, le dernier

310


Des hommes, sans en excepter Ménélas ; enfin,

Je ne serais plus fils de Pelée, mais celui

D'un génie malfaisant, si je prêtais mon nom

A ton époux, pour qu'il accomplisse son crime. Non,

Par le dieu qui habite au sein des flots humides,

Par ce dieu père de Thétis qui m'a donné

Le jour, jamais Agamemnon ne portera

Les mains sur ta fille, pas même du bout des doigts,

Jamais il n'effleurera ses habits ; ou Sipyle,

Petit village barbare, d'où nos généraux tirent

Leur origine, sera une cité puissante

Et Phtie, ma patrie, ne connaîtra nul renom.

Le devin Calchas offrira l'orge sacrée

Et les vases d'eau lustrale. Qu'est-ce qu'un devin ?

C'est un homme qui mêle à beaucoup de mensonges

Quelques vérités quand la chance est avec lui.

Et s'il vient à se tromper, il perd tout crédit.

Est-ce dans l'intérêt de mon hymen que je

Parle ainsi ? Cent jeunes filles recherchent ma couche.

Mais le roi Agamemnon m'a cruellement

Outragé, car il aurait dû me demander

Mon nom personnellement afin d'obtenir

311


Sa fille ; oui, Clytemnestre m'aurait facilement

Accordé Iphigénie pour femme. Je l'aurais

Bien volontiers prêté aux Grecs, pour arriver

Jusqu'à Troie, n'aurais pas refusé de servir

L'entreprise commune. Maintenant, je ne compte

Pour rien. Aux yeux de nos chefs, il semble commode

De me traiter ou non avec bonheur ! Ce fer,

Qui avant d'attaquer les Phrygiens pourrait

Se teindre de sang, ne répondra bientôt

De quiconque s'essayerait d'enlever ta fille.

Rassure-toi, tu m'as imploré comme un dieu,

Je ne le suis pas, je le deviendrai pour toi.

LE CHOEUR

Fils de Pelée, quel langage digne et de toi

Et de l'auguste déesse qui au sein de sondes

T'a donné le jour !

CLYTEMNESTRE

Pourtant ! Comment te louer

Sans dépasser la mesure des louanges, et sans

312


Cependant manquer, en restant bien en deçà,

A t'exprimer ma reconnaissance ? Car les gens

De cœur, à s'entendre louer prennent en grippe

Le donneur d'éloges quand éloge est excessif.

Je rougis cependant de n'avoir à t'offrir

Que des larmes et des souffrances personnelles ; mes maux

Ne t'atteignent point. Pourtant un cœur généreux

Même en ce qui ne pourrait le toucher, se plaît

A secourir les malheureux. Prends donc pitié

De moi, car mon sort est bien digne de pitié :

D'abord je m'étais flatté de t'avoir pour gendre,

Et mon espérance a été déçue, puis

Ce serait un malheur pour l'hymen à venir

Que la mort de ma fille ; oui, tu dois te garder

De ce présage menaçant. Mais du premier

Au dernier mot, tu as bien dit ce qu'il fallait ;

Puisque tu le veux, ma fille sera sauvée.

Et veux-tu qu'elle vienne suppliante embrasser

Tes genoux ? La modestie virginale ne le

Permet guère ; si tu le désires, elle viendra,

313


Son noble regard voilé de pudeur. Mais si

Hors de sa vue, j'obtiens de toi les mêmes grâces,

Qu'elle demeure en cet abri ! Respectable est

Ce que je veux respecter. Mais les exigences

De la pudeur ne doivent pourtant pas aller

Au-delà du possible.

ACHILLE

Non ; ne fais point venir

Ta fille en ma présence ; ne nous exposons pas,

Femme, à un reproche inconvenant. Une armée

De soldats désœuvrés aime la médisance

Et les paroles malveillantes. Suppliez-moi,

Ne me suppliez point, je serai toujours

Le même pour vous : en effet, j'ai entrepris

La tâche difficile d'enfin vous délivrer

De cette épreuve. Sache, et cela te suffira

Que ma parole n'est point trompeuse. Si je te trompe,

Et me joue de ta crédulité, que je meure !

Que je ne meure pas, si je sauve ta fille !

314


CLYTEMNESTRE

Prospère et continue en usant de ton zèle

De soulager les malheureux.

ACHILLE

Ecoute-moi

Afin d'assurer le succès de l'entreprise.

CLYTEMNESTRE

Et quelle est cette chose que je dois écouter ?

ACHILLE

Tâchons de ramener encore Agamemnon

A de meilleurs sentiments.

CLYTEMNESTRE

Trop l'armée.

Il est lâche, il craint

315


ACHILLE

L'on peut à des raisons opposer

D'autres raisons victorieuses.

CLYTEMNESTRE

Bien faible espoir !

Cependant explique-moi ce que je dois faire.

ACHILLE

Conjure-le d'abord de ne pas immoler

Sa fille ; s'il résiste, reviens à moi ; s'il se rend

A tes vœux, il n'est pas besoin de mon secours :

Ta fille ainsi sera sauvée : ainsi envers

Un ami, je me conduirai mieux ; et l'armée

Ne pourrait pas me blâmer, si je parvenais

Par la prudence, plutôt que par la force à bien

Mener tout ceci. Et si tout marche à souhait

Sans même que je n'intervienne, le résultat

Peut mettre la joie dans ton cœur et dans le cœur

D'un homme auquel me lie l'amitié.

316


CLYTEMNESTRE

Tu parles

Avec sagesse et il faut suivre tes conseils.

Mais si je n'obtiens pas l'objet de mes désirs,

Où te reverrai-je ? Où faudra-t-il donc que j'aille,

Pour trouver en ce péril ton bras secourable ?

ACHILLE

Posté au lieu voulu, je veillerai sur toi

Pour qu'on ne te voit pas, craintive, traverser

Cette cohue des Grecs ; ne va pas avilir

Le sang de ton père ; Tyndare ne mérite pas

D'être décrié ; car son nom parmi les Grecs

Est illustre.

317


CLYTEMNESTRE

Ainsi ferai-je ; commande, c'est à moi

D'obéir, s'il y a des dieux, toi qui es juste,

Tu dois obtenir le bonheur ; sinon,

A quoi bon tant de peines ?

TROISIEME STASIMON

Clytemnestre pénètre dans la tente d'Agamemnon, tandis

Qu'Achille se retire.

LE CHOEUR

(Strophe)

Quel hymne d'hyménée

Sur la flûte libyenne aux frémissements

De la cithare amie des danses, par les pipeaux

Formés de roseaux légers, lorsque gravissant

Le Pélion, les Muses aux boucles radieuses

Firent entendre leurs voix mélodieuses ! Frappant

La terre de leurs pieds chaussés de brodequins d'or,

318


Elles vinrent aux noces de Pelée et célébrèrent

Par leurs chants mélodieux Thétis et le fils

D'Eaque sur les montagnes des Centaures, dans les

Bois du Pélion. L'Héritier de Dardanus,

Ganymède, des délices bien-aimés du lit

De Zeus, puisait le nectar dans l'or des cratères

Pansus, et sur le sable du rivage formant

Une ronde, les cinquante filles de Nérée

Par des danses égayaient le festin d'Hyménée.

(Antistrophe)

Armée de javelots de sapins, couronnée

D'un vert gazon, la troupe équestre des Centaures

Accourut au banquet des dieux que la liqueur

De Bacchus égayait. "O fille de Nérée,

Glorieuse, criaient les jeunes Thessaliennes

Sera la naissance de ton fils. Chiron disait,

Le devin pour qui l'art prophétique n'a aucun

Secret : "- Ce fils viendra avec ses Myrmidons,

Armés de lances et de boucliers dévaster

319


Par la flamme les illustres terres de Priam ;

Une armure tout en or, labeur d'Héphaïstos

Revêtira son corps, don de sa mère Thétis,

Aux flancs de laquelle il puisa la vie." Alors

Les Immortels proclamèrent l'hymen de Pelée

Et de la noble déesse Thétis, illustre

Entre les Néréides.

(Epode)

Ô triste Iphigénie,

Sur ta belle chevelure, les Grecs vont poser

Le funeste bandeau. Et telle une génisse

Tachetée, venue, pure, du profond d'une grotte

Ils vont ensanglanter ta gorge ; et pourtant, fille

Des mortels, tu ne fus jamais nourrie au son

De la flûte légère et des chants des bergers ;

Auprès de ta mère, tu croissais pour revêtir

Un jour une parure de fiancée, épouse

Promise aux fils d'Inachos. Quels pouvoirs auront

Pour te défendre les charmes de la pudeur

Et de la vertu, alors que l'impiété est

Puissante, que la vertu dédaignée est foulée

320


Aux pieds par les mortels, que l'anarchie triomphe

Des lois ? Alors les mortels doivent redouter

La colère vengeresse des dieux.

(Clytemnestre sort de la tente d'Agamemnon)

QUATRIEME EPISODE

CLYTEMNESTRE, seule

Oui, je sors

De la tente pour voir si mon mari revient ;

Voilà longtemps qu'il est absent et a quitté

Le palais. Cependant ma malheureuse fille

Est dans les larmes et s'adonne aux gémissements,

Depuis qu'elle a appris la mort que lui prépare

Son père. Voici que s'avance cet Agamemnon

Si cruel envers ses enfants.

321


AGAMENMON, apparaît

par la droite.

Je te rencontre,

Fille de Léda, à propos hors du palais,

Pour te dire hors de la présence de notre fille

Des choses qu'une jeune fiancée ne doit

En aucun cas entendre.

CLYTEMNESTRE

Qui s'en vient si à propos ?

Et quelle est cette chose

AGAMENMON

Fais sortir ta fille

des appartements, et envoie-la à son père

Car tout est prêt pour le sacrifice, l'eau lustrale,

Les gâteaux sacrés qu'on doit jeter dans le feu

Purificateur, et les génisses au sang noir

Qui doit couler en l'honneur de Diane avant

La célébration de l'hymen.

322


CLYTEMNESTRE

Tes paroles

Sont vraies ; pourtant tes actions je ne sais

De quels noms les appeler. Sors de cette tente,

Ma fille, tu connais les dessins de ton père ; prends

Sous ton manteau, Oreste, oui prends ton petit frère,

Amène-le. La voici, prête à t'obéir.

Je parlerai ensuite et pour elle et pour moi.

(Iphigénie paraît avec le petit Oreste).

AGAMENMON

Pourquoi pleures-tu, ma fille ? Pourquoi ton regard

N'est-il pas joyeux ? Et pourquoi les yeux fixés

Vers la terre, couvres-tu ton visage de ton voile ?

323


IPHIGENIE

Hélas ! Par où commencer ? Toutes mes souffrances

Peuvent indifféremment se dire les premières

Ou les dernières !

AGAMENMON

Mais qu'est-ce ? D'où vient que vous montrez

L'une et l'autre ce trouble et cet air éperdu ?

CLYTEMNESTRE

A toutes mes questions aies du moins le courage

De répondre.

AGAMENMON

Non, nul besoin de m'y exhorter ;

Je veux bien que tu m'interroges.

324


CLYTEMNESTRE

T'apprêtes-tu

Vraiment à immoler notre fille à tous deux ?

AGAMENMON

Ah ! Quelle atrocité oses-tu dire là !

Quel horrible soupçon !

CLYTEMNESTRE

D'abord à cette question.

Calme-toi et réponds

AGAMEMNON

Si tu me fais

Des questions convenables, je te répondrai

De même.

325


CLYTEMNESTRE

Je te pose celle-ci, non une autre ;

Ne cherche pas à l'éluder.

AGAMEMNON

Ô destinée

Vénérable, ô Fortune, ô Génie attaché

A mes pas !

CLYTEMNESTRE

Et c'est le même mauvais génie

Acharné sur moi, sur ma fille et sur nous trois.

AGAMEMNON

De quoi te plains-tu ?

CLYTEMNESTRE

Tu me le demandes ? Mais tenir

326


Ces raisonnements, c'est soi-même avoir perdu

La raison.

AGAMEMNON à part.

Mes secrets.

Je suis perdu, car on a livré

CLYTEMNESTRE

Je sais tout ; oui, je suis infortunée

De tout ce que tu prépares. Ce silence même

Est un aveu, et ces soupirs sont haletants ;

Ne te tourmente pas à nier.

AGAMEMNON

Tu le vois,

Je me tais. Il faudrait ajouter l'imprudence

A mon malheur pour mentir.

327


CLYTEMNESTRE

Bon, écoute-moi !

Je vais parler à cœur ouvert, sans employer

De tournures énigmatiques. D'abord, pour premier

Grief, tu m'as épousée jadis malgré moi

Et tu m'as prise de force. Mon premier époux

Tantalos, tu me l'as tué ; et mon enfant

Tu l'as violemment arraché de mon sein

Pour l'écraser vivant sur le sol. Mes deux frères

Castor et Pollux, sur leurs superbes coursiers

Te déclarent la guerre ; mon père, le vieux Tyndare,

Fléchi par tes supplications te dérobe

A leur vengeance, aussi je deviens ton épouse.

Et depuis, pour toi, pour ta maison, je me suis

Montrée, tu m'en rendras témoignage, irréprochable,

Chaste et modeste, j'ai même accru ton témoignage ;

Si bien qu'à ton foyer, tu trouvais de la joie

Et au-dehors le renom d'un mortel heureux.

Prise bien rare pour un homme qu'une telle épouse !

Plus aisée de trouver une méchante femme !

Enfin, je te donne trois filles, avec ce jeune

Enfant, et tu voudrais cruel, m'en ravir une !

328


Si l'on te demande pourquoi tu veux la tuer

Réponds, que diras-tu ? Dois-je pour toi répondre ?

"Afin que Ménélas reprenne son Hélène !"

Il est beau en effet de donner pour rançon

D'une femme vicieuse ses propres enfants !

Et nous rachetons ce qui est le plus odieux

Au prix de nos plus chers trésors. Ah ! si tu pars

Pour cette guerre et m'abandonnes, si ton absence

Se prolonge, quels sentiments veux-tu que j'aie, moi,

Quand je verrai vides les lieux qu'elle occupait,

Quand j'entrerai dans ses appartements déserts ?

Seule dans mes larmes, passant mes jours à pleurer,

"Ô ma fille, m'écriai-je, c'est ton père qui t'a fait

Périr, ce n'est pas une autre main que la sienne

Qui t'égorge ; voilà le prix qu'il a réservé

A sa famille." Dès lors il ne faut qu'un léger

Prétexte pour que moi et celles de mes filles qui

Suivront nous te préparions à ton retour

L'accueil que tu auras mérité. Ah ! Au nom

329


Des dieux, ne me force pas d'être une ennemie

Pour toi, n'en sois pas un non plus pour moi ! Eh bien !

Tu immoleras ta fille : quelles prières alors

Feras-tu entendre ? Quel bien demanderas-tu

Pour toi-même, toi qui égorges ta fille et laisses

A ta famille des adieux si funestes ?

Mais

Est-il juste que je demande du bien pour toi ?

Et ne serait-ce pas croire les dieux insensés

Que de leur adresser de superbes prières

En faveur d'assassins ? En rentrant dans Argos,

Iras-tu embrasser tes enfants ? Tu ne le

Pourras pas. Lequel d'entre eux voudra seulement

Te regarder ? Alors, en l'attirant vers toi,

Tu l'égorgerais ... Mais j'en arrive à ce point :

Ne dois-tu pas envisager que tes devoirs

De général et de roi ? Tu pouvais avec

Justice dire aux Grecs : "Vous voulez aborder

Sur la terre des Phrygiens ? Que le sort décide

Qui de nous doit immoler sa fille." Et les chances

Auraient été égales. Mais ce n'est pas à toi

De donner ta fille en sacrifice à la Grèce ;

330


Ou alors Ménélas doit donner Hermione

Pour retrouver sa mère, car c'était son affaire.

Quoi ! Moi, fidèle à tous les devoirs d'une épouse,

On me prendra ma fille ; et celle qui les a

Violés vivra heureuse, conservant la sienne

A Sparte ? Réponds-moi s'il y a dans mes paroles

Quelque chose à reprendre ; mais si mes arguments

Sont justes, change d'avis, ne tue pas notre enfant

A tous deux, et ta conduite sera d'un sage.

LE CHOEUR

Laisse-toi fléchir, Agamemnon ; il est beau

De garder ses enfants. Nul mortel ne saurait

Le nier.

331


IPHIGENIE

Ô mon père, si j'avais l'éloquence

D'Orphée, la magie persuasive de ses chants

Pour forcer les rochers à me suivre et charmer

Les cœurs par mes discours, je saurais employer

Ces sortilèges ; hélas, je n'ai d'autre artifice

A t'offrir que mes larmes ; c'est là ma seule ressource ;

Et le rameau que ma main suppliante enlace

A tes genoux, c'est ce corps que ma mère a mis

Au monde pour toi ; non, ne me fais pas mourir

Avant le temps, il est doux de voir la lumière ;

Ne me force pas de visiter la région

Souterraine des morts. La première, je t'ai

Nommé mon père, et toi tu m'as nommée ta fille ;

Et la première, abandonnée sur tes genoux,

Je te donnai, et reçus de tendres caresses

De toi. Tu me disais alors : "Mais te verrai-je,

Ma fille, dans la maison d'un heureux époux vivre

Florissante, comme il est digne de toi ?" alors

Je répondais, suspendue à ton cou, pressant

Ton menton, que ma main touche encore : "Et moi, père,

Que ferai-je ? Lorsque tu seras vieux, à mon tour,

332


Te recevrai-je, pour te rendre les tendres soins

Qui ont nourri mon enfance ?"

De ces propos, moi,

Je garde la mémoire ; toi, tu n'y songes plus,

Et tu veux me tuer ! Par Pélops, par Atrée,

Ton père, ah ! n'en fais rien ; par ma mère qui après

M'avoir enfantée dans la douleur, pour moi souffre

Une seconde fois les douleurs de naissance.

Qu'ai-je de commun avec l'hymen de Pâris

Et d'Hélène ? Mais d'où est-il venu pour ma perte ?

Mon père, tourne les yeux sur moi, accorde-moi

Un regard, un baiser pour qu'en mourant j'emporte

Du moins de toi ce gage, si tu restes inflexible

A mes prières.

A Oreste

Mon frère, pour tes amis, tu n'es

Encore qu'un faible défenseur ; cependant joins

Tes larmes aux miennes, et supplie ton père de ne pas

Tuer ta sœur. Oui, il y a un sentiment

De malheur même chez les enfants. Vois mon père,

333


Il t'adresse une muette prière. Ah ! Ah !

Compatis à mon sort, prends pitié de ma vie.

Nous sommes tous deux à t'implorer, nous tes deux

Bien-aimés : lui est encore un petit oiseau,

Moi je suis déjà plus grande. Je n'ajouterai

Qu'un mot, plus fort que tout le reste : rien n'est plus doux

Pour les mortels que de voir la lumière, les morts

Ne sont plus rien ; insensé qui désire mourir !

Vivre misérablement vaut mieux que mourir

Avec gloire.

LE CHOEUR

Misérable Hélène ! Toi, tes amours,

A quelle terrible épreuve vous avez exposé

Aujourd'hui les Atrides et leurs enfants !

AGAMEMNON

Je sais

Jusqu'où doit aller la pitié, et où elle doit

S'arrêter, quoique je chérisse mes enfants.

Sans quoi je serais fou ! Terrible est pour moi,

334


Femme, d'oser ce que j'ose ; mais terrible aussi

De ne le point oser. Que dois-je faire, enfin ?

Vous voyez le chiffre de cette armée navale,

Le chiffre de cette armée superbe qu'abrite

L'airain des boucliers ; vers les remparts troyens

Jamais ils n'arriveront si je ne t'immole,

Ô ma fille, au devin Calchas. Ils ne pourront

Saper les illustres fondements d'Ilion.

Or, un fol enthousiasme a soufflé sur le camp

Des Grecs ; ils veulent sans perdre un instant voguer

Vers les terres barbares afin d'exterminer

Les ravisseurs de nos femmes. Les Grecs dans Argos

Viendront égorger mes filles et vous et moi-même

Si je passe outre aux oracles de la déesse.

Ce n'est point Ménélas qui m'asservit, ma fille,

A ses projets ; ce n'est pas à sa volonté

Que j'obéis, mais à la Grèce : que je le veuille

Ou non, c'est bien à elle que je dois t'immoler.

Il faut céder à la nécessité. Il faut

Que la Grèce soit libre, autant qu'il est en toi,

Autant qu'il est en moi ; Grecs, nous ne devons pas

Nous laisser impunément ravir nos épouses

Par les barbares.

335


Il sort.

CLYTEMNESTRE

Ô fille ! Ô étrangères ! Hélas !

Hélas ! Ta mort m'accable et ton père t'abandonne

A l'Hadès.

IPHIGENIE

Hélas ! Hélas ! Ma mère ! La fortune

Arrache à nos lèvres le même cri de douleur !

Je dis adieu à la lumière, adieu à ce

Brillant soleil ! Hélas ! Hélas ! Forêts neigeuses

De Phrygie, montagnes de l'Ida où Priam

Exposé Pâris, un faible arraché

Du sein de sa mère et destiné à la mort

Vous dont il tira son nom, pourquoi faut-il que,

Alors berger, il ait fait paître ses troupeaux

Auprès des eaux limpides, en ces lieux où jaillissent

Les sources des nymphes, où s'étend une prairie

Luxuriante de verts rameaux, où des mains

Divines se plaisent à cueillir la rose et

336


L'hyacinthe ! Là vint un jour Pallas, et là vint

La perfide Cypris ; y vint aussi Héra,

Suivie du messager de Zeus, Hermès ; Cypris

Fière de sa beauté, Pallas de sa lance, et

Héra d'être admise au lit souverain du Roi

Des dieux, briguaient beautés rivales, le jugement

Odieux qui décréta ma mort - ma mort qui

Pour les Grecs ouvrira le chemin d'Ilion

Puisqu'un sang virginal épandu par avance

Est le tribut que sut obtenir Artémis !

Et celui qui donna la vie à la victime

Infortunée - ô ma mère, ô ma mère ! - il fuit,

Il m'abandonne et me trahit. Ah ! Malheureuse

Que je suis d'avoir connu la funeste Hélène,

Si fatale aux siens ! Pour elle je meurs, je péris

Par les mains cruelles d'un père dénaturé.

Plût aux dieux que jamais Aulis n'eût dans son port

Reçu nos bâtiments aux proues armées d'airain,

Notre flotte destinée pour Troie ! Et pourquoi

Jupiter a-t-il lancé dans l'Euripe un vent

Contraire, lui qui dispose à son gré de leur souffle

A l'égard des mortels, favorisant les uns,

Terrible avec les autres, accompagnant ceux-ci

337


D'une course heureuse, arrêtant ceux-là au port.

Bien des maux ! Bien des maux sont le lot des mortels

Ephémères, et dur est pour l'homme l'apprentissage

De la Nécessité. Hélas ! Hélas ! Douleurs

Cruelles, épreuves cruelles, que fait endurer

La fille de Tyndare aux Grecs !

LE CHOEUR

Oui, j'ai pitié

Surtout des maux qui t'affligent, que le sort aurait

Dû t'épargner.

IPHIGENIE

Venir.

Mère, je vois un gros de soldats

CLYTEMNESTRE

Mon enfant, c'est le fils de la déesse,

Celui que tu devais épouser en ce lieu.

338


IPHIGENIE

Esclaves, ouvrez-moi les portes de la demeure,

Pour me cacher à ses yeux.

CLYTEMNESTRE

Qui fuis-tu, ma fille ?

IPHIGENIE

Achille, que je rougis de voir.

CLYTEMNESTRE

Comment cela ?

IPHIGENIE

La triste issue de cet hymen me rend honteuse.

339


CLYTEMNESTRE

La délicatesse n'est pas de mise dans de telles

Circonstances. Demeure. Pour chercher à nos pudeurs

Un abri, attendons un temps où soit permise

Quelque fierté !

ACHILLE qui entre avec

des serviteurs armés.

Infortunée ! ...

Ô fille de Léda, femme

CLYTEMNESTRE

Tu dis vrai.

ACHILLE

Se font entendre parmi les Grecs.

Des cris effrayants

340


CLYTEMNESTRE

Et quels cris ?

Dis-moi ?

ACHILLE

Au sujet de ta fille.

CLYTEMNESTRE

Sinistre exorde !

ACHILLE

On réclame son supplice.

CLYTEMNESTRE

Et nul ne proteste ?

341


ACHILLE

J'ai moi-même été mis en danger.

CLYTEMNESTRE

Quel danger ?

ACHILLE

D'être lapidé.

CLYTEMNESTRE

En voulant sauver ma fille ?

ACHILLE

Oui.

CLYTEMNESTRE

Qui aurait osé porter les mains sur toi ?

342


ACHILLE

Tous les Grecs.

CLYTEMNESTRE

A tes côtés ?

Et tes Myrmidons n'étaient pas là

ACHILLE

Ils étaient les plus acharnés.

CLYTEMNESTRE

Ah, ma fille, nous sommes perdus !

ACHILLE

Vaincu par l'hymen.

Ils me disaient

343


CLYTEMNESTRE

Que leur as-tu répondu ?

ACHILLE

De ne pas faire périr celle qui devait être

Mon épouse.

CLYTEMNESTRE

Juste réponse.

ACHILLE

M'a promise.

Celle que son père

CLYTEMNESTRE

Et qu'il avait fait venir d'Argos.

344


ACHILLE

Leurs clameurs étaient les plus fortes.

CLYTEMNESTRE

Est un fléau cruel.

La multitude

ACHILLE

Te défendre.

Cependant je saurai

CLYTEMNESTRE

Et tu combattras seul contre tous ?

ACHILLE

Ne vois-tu pas ces esclaves qui portent des armes ?

345


CLYTEMNESTRE

Ton courage soit récompensé.

ACHILLE

Il le sera.

CLYTEMNESTRE

Ma fille n'a donc plus à craindre le trépas ?

ACHILLE

Du moins je ne le souffrirai pas.

Non ;

CLYTEMNESTRE

Pour m'enlever ma fille ?

Viendrait-on

346


ACHILLE

Ulysse les conduira.

Ils viendront tous en foule :

CLYTEMNESTRE

Quoi ? Le fils de Sisyphe ?

ACHILLE

Lui-même.

CLYTEMNESTRE

Par l'armée ?

Agissant pour son compte ou mandaté

ACHILLE

Cette mission est volontaire.

347


CLYTEMNESTRE

Faire office de bourreau !

Triste mission,

ACHILLE

Moi, le chemin.

Je lui barrerai,

CLYTEMNESTRE

L'entraînera-t-il de force ?

Quoi ! Si la victime résiste,

ACHILLE

Par sa blonde chevelure.

Oui, en la traînant

CLYTEMNESTRE

Moi, que dois-je faire

348


Alors ?

ACHILLE

Fais de ton corps un rempart à ta fille.

CLYTEMNESTRE

L'empêcherai-je ainsi de subir son supplice ?

ACHILLE, plaçant

la main sur son épée.

Voici qui en décidera.

IPHIGENIE

Ecoutez donc

Mes paroles. Mère, je te vois en vain révoltée

Contre ton époux ! Ne tentons pas l'impossible.

Mais il est juste de louer l'ardeur d'Achille.

Tu dois penser ainsi à ne pas soulever

La haine de l'armée contre toi sans aucun

349


Résultat, et à ne pas jeter dans la peine

Notre défenseur. Pourtant écoute, ô ma mère,

La sérieuse réflexion que je viens

De faire : j'ai résolu de mourir, mais je veux

Rendre ma mort glorieuse et sans nul regret

La subir. Veuille considérer avec moi,

Ma mère, combien j'ai raison. La grande patrie

Hellénique tout entière a les regards fixés

Sur moi ; de moi dépend la traversée des nefs,

La ruine des Phrygiens ; de moi dépend

La sécurité des nobles femmes de Grèce

Préservées des barbares, venus venger sur eux

Le déshonneur d'Hélène, enlevée par Pâris.

Je serai la libératrice de ces menaces

En mourant, et pour avoir affranchi la Grèce,

Ma renommée sera glorieuse et bénie.

Tenir éperdument à la vie de ma part

Serait-il raisonnable ? Car tu me l'as donnée

Dans l'intérêt des Grecs, et non pas pour toi seule.

Quoi ! Des milliers d'hommes couverts de leurs boucliers,

Des milliers saisissant leurs rames, pour la patrie

Outragée, n'hésiteront pas à se dresser

Contre des ennemis détestés, et pour la Grèce

350


A sacrifier leur vie ? Ma seule existence

Mettrait un obstacle à ces milliers d'héroïsmes ?

Est-ce justice ? Est-il donc à ces arguments

Une juste réplique à opposer ? Et puis,

Réfléchissons encore, faut-il que ce héros

En vienne aux mains avec tous les Grecs, et affronte

La mort pour une femme ? La vie d'un seul homme est

Plus précieuse que celle de milliers de femmes.

Et s'il est vrai que Diane ait voulu me prendre

Pour victime, puis-je résister, faible mortelle

A la déesse ? Ce serait impossible. Je donne

Mon corps à la Grèce. Immolez-moi, et allez

Renverser Ilion. Ses ruines seront

Les monuments éternels de mon sacrifice ;

Ce seront mes enfants, mon hymen et ma gloire.

Le Grec doit commander au Barbare, et non point

Le Barbare au Grec : à lui, il sied l'esclavage,

Au Grec, la Liberté.

LE CHOEUR

Ta résolution,

Jeune fille, est bien généreuse ; mais la Fortune

351


Et la déesse se montrent bien cruelles.

ACHILLE

Les dieux

Fille d'Agamemnon, auraient fait mon bonheur

S'ils t'avaient unie à moi. Le sort de la Grèce

Et le tien sont également dignes d'envie :

Ton langage a été digne de la patrie.

Mais sans vouloir résister aux dieux, plus puissants

Que toi, tu as considéré ce qui était

Utile et nécessaire. J'ai conçu un désir

Plus poignant de t'avoir pour femme, quand j'ai connu

Ton caractère ; car tu as le cœur généreux.

Réfléchis bien, je veux te servir et je veux

Te rendre à ta famille ; je suis au désespoir

(Thétis m'en soit témoin) si je ne te délivre

En combattant contre les Grecs. Réfléchis

Bien encore : la mort est un grand mal.

352


IPHIGENIE

J'ai parlé

Sans avoir égard à personne. Par sa beauté,

La fille de Tyndare a causé tant de meurtres

Et de combats. Ne vas pas recevoir la mort

Ou la donner à cause de moi ; laisse-moi

Sauver la Grèce, si je le puis.

ACHILLE

Ô noble cœur !

Il ne m'est plus possible de rien dire, si telle est

Ta résolution. Car elle est généreuse,

Pourquoi ne pas dire la vérité ? Cependant

Tu peux encore te repentir. Sache donc que,

Pour justifier ma parole, je vais placer

Ces soldats auprès de l'autel, prêts à ne pas

Te laisser périr, à t'arracher à la mort ;

Peut-être de cet engagement voudras-tu

Te souvenir, quand tu verras le fer briller

Sur ton sein. Aussi je ne te laisserai pas

353


T'emporter dans une folle exaltation

Vers ton trépas ; je me rendrai avec ces armes

Au temple de la déesse, et là j'attendrai

Anxieux que tu paraisses.

Achille se retire accompagné de ses soldats.

IPHIGENIE

Ce silence et ces yeux pleins de larmes ?

Mais pourquoi, ma mère,

CLYTEMNESTRE

Je n'ai que trop de sujets d'affliction.

Malheureuse !

IPHIGENIE

Cesse,

Ne m'enlève pas mon courage ; et la requête

Que je t'adresse, exauce-la.

354


CLYTEMNESTRE

Parle ; ma fille,

Je ne repousserai pas tes justes prières.

IPHIGENIE

Ne coupe pas les boucles de ta chevelure,

Ne te couvre pas de noirs vêtements.

CLYTEMNESTRE

Que dis-tu ? Après t'avoir perdue !

Ma fille,

IPHIGENIE

Ma mémoire

Est sauvée, et par moi tu seras glorieuse !

355


CLYTEMNESTRE

Qu'entends-je ? Il ne faut pas que je pleure ta mort ?

IPHIGENIE

Non ! Puisqu’on ne m'élèvera pas de tombeau.

CLYTEMNESTRE

L'usage n'accorde-t-il pas aux morts un tombeau ?

IPHIGENIE

L'autel de la déesse fille de Jupiter

Me servira de monument !

CLYTEMNESTRE

Je ferai ce que tu désires.

Eh bien ! Ma fille,

356


IPHIGENIE

C'est un bonheur

D'être la libératrice des Grecs, mon sort

Est heureux.

CLYTEMNESTRE

Dois-je transmettre ?

A tes sœurs, quel message de toi

IPHIGENIE

De noirs vêtements.

Mais ne les couvre pas non plus

CLYTEMNESTRE

Rapporterai-je de toi ?

Quelle parole aimable leur

357


IPHIGENIE

Dis-leur d'êtres heureuses.

Mon petit Oreste, élève-le pour en faire

Un homme.

CLYTEMNESTRE

Embrasse-le pour la dernière fois.

IPHIGENIE

Cher enfant, tu es venu à mon aide autant

Qu'il a été en ton pouvoir.

CLYTEMNESTRE

Mais y-a-t-il

Quelque chose que je puisse faire à mon retour

D'Argos pour toi ?

358


IPHIGENIE

A l'égard de mon père, ne garde

Aucune haine, car il est ton époux.

CLYTEMNESTRE

Ah ! Lui !

Je veux qu'il traverse pour t'avoir tuée, des heures

Cruelles !

IPHIGENIE

C'est à contre cœur, et dans l'intérêt

De la Grèce qu'il m'a sacrifiée.

CLYTEMNESTRE

Ah ! Oui !

C'est par lâche trahison et d'une manière

Indigne d'Atrée !

359


IPHIGENIE

Qui va me conduire là-bas,

Avant qu'on m'y vienne traîner par les cheveux ?

CLYTEMNESTRE

Moi ! J'irai avec toi !

IPHIGENIE

N'est pas fait pour toi !

Oh ! Non ! Ma mère, ce soin

CLYTEMNESTRE

Suspendue à tes habits.

IPHIGENIE

Crois-moi, ma mère, reste ; cela est plus convenable

Et pour moi et pour toi. Que l'un des serviteurs de

Mon père m'accompagne à la prairie de Diane,

360


Où je dois être immolée.

CLYTEMNESTRE

Ô ma fille, tu pars ?

IPHIGENIE

Et c'est sans retour.

CLYTEMNESTRE

Tu abandonnes ta mère ?

IPHIGENIE

Tu le vois ; mais nous ne l'avions pas mérité.

CLYTEMNESTRE

Arrête, ne m'abandonne pas.

IPHIGENIE

361


Laisser couler tes larmes.

Je ne veux pas

Elle fait entrer Clytemnestre dans la tente

d’Agamemnon et s'adresse au chœur.

Vous, jeunes étrangères,

Célébrez mon sacrifice en chantant un hymne

Consacré à Diane, fille de Jupiter ;

Appelez d'heureux présages en faveur des Grecs.

Qu'on apporte les corbeilles, allume le feu

sacré sur l'orge lustrale, que mon père étende

Sa main sur l'autel ; car je vais donner aux Grecs

Le salut et la victoire.

Conduisez-moi, oui,

Conduisez celle qui vous livre la cité

D'Ilion, fatale aux Phrygiens, préparez

Pour mon front des bandelettes, ma chevelure est

Déjà prête à les recevoir ; apportez l'eau

Lustrale, dansez autour du sanctuaire, autour

De l'autel en l'honneur de la reine Diane,

362


Diane, bien heureuse ; si tel est le Destin

Par mon sacrifice et par mon sang répandu,

J'effacerai les funestes oracles. Ô mère,

Mère vénérable, je veux ici verser sur toi

Mes dernières larmes ; mais pendant le sacrifice,

Il est interdit de pleurer. Ô jeunes femmes,

Célébrez avec moi Diane protectrice

Des bords opposés à Chalcis de ces rivages

Où la flotte guerrière s'arrêta dans le port

Etroit d'Aulis, à qui je devrai tant d'estime.

Ô terre d'Argos où s'abritèrent mes premiers jours,

Mycènes, ma patrie !

LE CHOEUR

Tu invoques la ville

De Persée, construite par les mains des cyclopes.

IPHIGENIE

Mycènes, tu m'a nourries pour faire luire en Grèce

Des aubes d'espérance. Je ne refuse pas

De mourir.

363


LE CHOEUR

Ta gloire sera immortelle.

IPHIGENIE

Ô jour

Brillant ! Ô lumière de Jupiter ! Je vais

Aller désormais dans une autre destinée,

dans un autre séjour. A Dieu, douce lumière.

Iphigénie quitte la scène lentement,

accompagnée des serviteurs d'Agamemnon,

pendant que le chœur commence son

chant. Clytemnestre regagne la tente

d'Agamemnon.

QUATRIEME STASIMON

LE CHOEUR

Ah ! Contemplez celle qui nous livre la ville

364


D'Ilion, la terre des Phrygiens, qui s'avance

Le front couronné et purifié par l'eau

Lustrale, vers l'autel de la farouche déesse

Pour y mourir et pour y répandre son sang,

Quand le couteau fatal aura percé son col

Gracieux. Là t'attendent ton père avec la

Purifiante rosée de cette eau lustrale,

Et l'armée des Grecs empressée de s'élancer

Vers la ville de Troie. Invoquons donc la fille

De Jupiter, Diane, la reine des déesses

Afin qu'elle nous accorde un bienheureux succès.

Vénérable déesse, accueille avec faveur

Cet humain sacrifice et conduis sur le sol

Phrygien, à Troie, séjour de la perfidie

Les forces helléniques ! Et fais qu'Agamemnon

En couronnant de gloire les javelots des Grecs

Pose sur son front une couronne immortelle !

S'en vient le messager.

365


EXODOS

LE MESSAGER

Fille de Tyndare, Clytemnestre, de cette tente

Sors pour entendre mon message.

CLYTEMNESTRE, en sortant

de la tente.

J'ai entendu ta voix,

Je viens ici tremblante et frappée de terreur,

Craignant que tu ne viennes, m'annoncer de nouveaux

Malheurs, après celui qui m'a frappée ?

LE MESSAGER

Je veux,

Au contraire, t'apprendre sur le sort de ta fille

Des prodiges étonnants.

366


CLYTEMNESTRE

Bien vite.

Ne tarde pas, mais parle

LE MESSAGER

Tu vas tout apprendre, chère maîtresse.

Je reprendrai tous les faits depuis l'origine

A moins que mon esprit ne confonde ma langue

Au milieu du récit. Donc, avec ton enfant

Nous avions pénétré dans la forêt sacrée

De Diane, au pré fleuri où l'armée des Grecs

Devait se rassembler. Aussitôt accourut

La foule des Grecs. Quand le roi Agamemnon

Vit la jeune fille s'avancer dans la forêt

Pour le sacrifice, il gémit et détournant

La tête, il versa des larmes tout en se voilant

La visage, elle se plaça tout près de son père.

Et lui dit : "Me voici prête, o mon père, je donne

Ma vie pour ma patrie et pour toute la Grèce

Volontairement. Conduisez-moi à l'autel,

Immolez-moi car l'oracle me veut ainsi.

367


Autant qu'il est en moi, puissé-je procurer

A vos armes le succès ! Puissiez-vous, parés

De palmes triomphantes revenir sur le sol

Natal ! En revanche qu'aucun Argien ne porte

La main sur moi ; mais je présenterai mon sein

En silence et avec courage."

C'est ce qu'elle dit,

Et tous sont frappés d'étonnement en voyant

Le grand cœur et le courage de la jeune vierge.

Prenant place au milieu, Talthybios, suivant

Son office prescrivit à l'armée un silence

Religieux. De sa main, le devin Calchas

Tira du fourreau le glaive effilé et le

Plaça dans une corbeille rehaussée d'or

Au milieu des graines sacrées ; puis il couronna

Le front de la jeune vierge. Le fils de Pelée

Prenant à la fois la corbeille et l'eau lustrale

Court tout autour de l'autel et dit : "O Diane,

Toi qui te plais à tuer les bêtes sauvages

Et qui promènes en cercle ta brillante lumière

Reçois cette victime que l'armée des Grecs et

Le roi Agamemnon te présentent ; c'est le sang

368


D'une beauté virginale: accorde à nos vœux

Une heureuse traversée, permets à nos lances

De renverser les remparts de Troie."

Les Atrides

Et toute l'armée se tenait les yeux fixés

Vers la terre. Le prêtre prend le glaive, il invoque

Les dieux puis décide de l'endroit où il faut

Enfoncer le fer dans la gorge. Une cruelle

Angoisse serre mon cœur, et je reste les yeux

Baissés. Un prodige soudain se manifeste,

Calchas frappe, tous entendent le coup ; la victime

Disparaît sans que l'on ne voie aucune trace

De sa retraite. Le prêtre pousse un cri, repris

En écho par toute l'armée ; à nos regards

Etonnés un dieu présente un spectacle que,

Même en le voyant, nous avions peine à la croire

Réel ; une biche très grande se trouvait là

Et d'une rare beauté, gisant palpitante

Sur la terre le long de l'autel de la déesse.

Son sang ruisselait. Alors avec quelle joie

Calchas s'écrie : "Chefs de l'armée des Grecs

Et soldats, voyez la victime qu'a sur son autel

369


Voulu placer la déesse ! Voyez cette biche

Qui hantait les montagnes ! C'est là le sacrifice

Qui lui est agréable, mais ce n'est pas celui

De la vierge. Elle ne veut pas qu'un sang précieux

Souille son autel. La déesse satisfait

Nos vœux, elle nous accorde des souffles propices

Pour voguer contre Ilion. Ainsi matelot

Prends courage, cours vers ta nef ! Dès aujourd'hui

Il nous faut quitter les replis de cette baie

D'Aulis pour franchir les vagues égéennes". Puis

Quand la victime fut consommée toute entière

Dans les flancs de Vulcain, Calchas pour l'heureux

Retour de l'armée fit une prière.

Le roi

M'a envoyé vers toi pour te faire ce récit,

Et te dire à quelles destinées élevées

Les dieux t'ont honoré, quelle gloire immortelle

S'est acquise ta fille dans la Grèce ; j'y étais

Et ce que je te dis, je l'ai vue de mes yeux,

Ton enfant, la chose est certaine, s'est envolée

Au séjour des dieux. Calme ta douleur, pardonne

A ton époux. Certes, impénétrables aux mortels

370


Sont les desseins des dieux ; et ceux qui leur sont chers,

Ils les sauvent : le même jour a vu mourir et

Revivre ta fille.

LE CHOEUR

Combien je me réjouis

Pour toi des nouvelles qu'il annonce ! Il assure

Que ta fille vit, et réside parmi les dieux.

CLYTEMNESTRE

Ô ma fille, quel dieu t'a dérobée ? De quel nom

Dois-je t'appeler ? Mais quoi ? ne seraient-ce point

Là de vaines consolations pour calmer

Le deuil de mon cœur douloureux".

LE CHOEUR

Voici le roi

Qui vient en personne, il pourra te confirmer

Ce récit.

371


AGAMEMNON

Ô femme, nous pouvons nous flatter

Du sort de notre fille. Elle jouit du commerce

D<es dieux, à n'en pas douter. Retourne à Argos

Avec ce petit enfant, car l'armée s'apprête

Au départ. Adieu, je serai longtemps, jusqu'à

Mon retour de Troie sans t'entretenir. Puissé-je

Te revois, heureusement.

LE CHOEUR

Joyeux, Artride, pars

Sur la terre phrygienne et reviens parmi nous

Paré des riches dépouilles ravies aux Troyens !

372


AGAMEMNON

373


PERSONNAGES

LE GUETTEUR

CHOEUR DE VIEILLARDS D'ARGOS

femme d'Agamemnon

CLYTEMNESTRE, fille de Tyndance et de Léda,

LE HERAUT TALTHYBIOS

AGAMEMNON, fils d'Atrée, roi d'Argos et de

Mycènes

CASSANDRE, fille de Priam et d'Hercule,

prisonnière d'Agamemnon

prétendant de Clytemnestre

EGISTHE, fils de Thyeste, cousin d'Agamemnon,

374


La scène est à Argos dans le palais du roi Agamemnon.

375


LE GUETTEUR

Je prie les dieux de mettre fin à mes fatigues,

A cette longue garde qui dure depuis un an.

Sur le toit des Atrides, à l'écart, comme un chien

Couché ici, j'ai appris à connaître à fond

L'assemblée des étoiles nocturnes et ces astres

Qui apportent aux mortels frimas et chaleurs.

Ces princes lumineux dans les feux de l'éther

J'en connais les levers et les déclins.

Et moi,

Me voici à guetter le signal du flambeau

Aujourd'hui encore, la lueur du feu qui doit

Nous apporter de Troie la nouvelle annonçant

La prise de la ville. Tel est l'ordre en effet

Imposé par une femme aux mâles desseins.

Mais lorsque je suis là, sur la couche mouillée

De rosée, qui me retient la nuit éloigné

De chez moi, elle ne connaît point la visite

Des songes -, c'est la crainte qui au lieu du sommeil

Siège à mes côtés et m'empêche de fermer

Fortement mes paupières pour un sommeil paisible.

376


Je veux donc chanter, fredonner ou entonner

Et me faire avec des refrains un bon remède

Contre l'assoupissement, - et mes larmes coulent,

Je gémis sur les malheurs de cette maison

Où il ne règne plus le bel ordre d'antan.

Ah ! Puisse donc luire aujourd'hui l'heureuse fin

De mes peines et le feu de la bonne nouvelle

Briller dans les ténèbres !

On distingue une lueur dans

le lointain. Le Guetteur se

dresse un peu. Il est ému :

Ah ! Ah ! Salut, flambeau

Qui fait briller le jour au milieu de la nuit

Et qui va susciter dans Argos une foule

De chœur pour fêter le succès !

D'un bond, il se lève et

pousse un cri prolongé

Iou ! Iou !

377


Je préviens d'un cri la femme d'Agamemnon,

Pour que, levée en toute hâte de sa couche,

Elle fasse, en réponse à ce flambeau, monter

De ce palais un immense cri d'allégresse :

Ilion est prise, le signal de feu est là

Qui le proclame. Et c'est moi le premier qui,

En dansant vais ouvrir la fête. Les bons coups

De mes maîtres, je les porte à mon compte : avec

Ce signal dans la nuit j'amène trois fois six ! ...

En tout cas, que je puisse, le jour où rentrera

Le maître prendre sa main chérie dans la mienne !

Je n'en dirai pas plus : un bœuf énorme pèse

Sur ma langue. Si la voix lui était donnée

Ce palais de lui-même dirait la vérité.

Pour moi, je consens à parler pour ceux qui savent,

Pour ceux qui ne savent pas, exprès, j'oublie tout.

Il quitte la scène et se dirige vers

le palais. Une troupe composée d'une

douzaine de vieillards entre lentement

dans l'orchestre.

378


LE CORYPHEE

Voici dix ans déjà que les grands adversaires

De Priam, le roi Mélénas avec le roi

Agamemnon, ce couple puissant des Atrides,

Que Zeus a honoré d'un double trône et d'un

Double spectre, ont emmené de ce pays

Une flotte argienne de mille vaisseaux armés

Pour prêter à leur cause le secours de l'armée.

Dans leur colère, ils appelaient Arès du fond

De leur cœur comme des vautours qui éperdus

Du deuil de leur couvée tourbillonnent au-dessus

De l'aire, à grands battements d'ailes frustrés qu'ils sont

De ne plus veiller sur leur couvée.

Mais un dieu,

Est-ce Apollon, Pan ou Zeus ? entendant les cris

Aigus poussés par ces hôtes du ciel, envoie

L'Erinys vengeresse pour frapper les coupables

D'un châtiment qui suit le crime.

379


Ainsi le puissant

Zeus Hospitalier dépêche les fils d'Atrée

A Alexandre ; et bientôt pour une femme

Qui fut à beaucoup d'hommes, Danaëns et Troyens

Egalement s'affrontent en des luttes sans trêve,

Des membres s'alourdissent, et des genoux fléchissent,

Des lances se brisent dès le début du combat.

Quelle que soit en cette heure la voie que l'avenir

Emprunte, le but est fixé par le destin.

Ni feu en dessous, ni l'huile en dessus, ni larmes,

Non, rien n'apaisera l'inflexible courroux

Des offrandes qui ne veulent flamber.

Pour nous,

Dont le corps vieilli ne peut plus payer sa dette,

Nous voilà délaissés par l'armée en arrière

Et nous restons ici guidant sur un bâton

Notre force pareille à celle de l'enfance.

Et la sève qui monte en de jeunes poitrines

Est semblable à celle des vieillards, mais Arès

N'y a point de place. Et qu'est-ce qu'un très vieil homme

De même, quand son feuillage a déjà flétri ?

Il marche sur trois pieds, et sans plus de vigueur

380


Qu'un enfant, il erre ainsi qu'un songe apparu

En plein jour.

Veuille parler, fille de Tyndare,

Reine Clytemnestre : qu'y-a-t-il ? Qu'as-tu appris ?

Sur la foi de quel message tes ordres vont-ils

Partout provoquer des sacrifices ?

Tous les dieux

De la ville, tous les dieux du ciel et des enfers,

Dieux de la maison et de la place publique

Voient leurs autels chargés de tes dons.

Et jaillit

Jusqu'au ciel, de tous côtés, ainsi avivée

Par l'encourageant stimulant d'une huile sainte

Dont la douceur n'est pas trompeuse la flamme des

Offrandes tirées du fond du palais.

Dis-moi

De tout cela ce qu'il m'est possible et permis

D'apprendre. Veuille me guérir de l'inquiétude

Qui tantôt me trouble la raison et tantôt,

381


Devant les sacrifices dont tu fais jaillir

La flamme cède à l'espoir de pouvoir écarter

Le dévorant souci qui me ronge le cœur

De chagrin.

LE CHOEUR

Je suis du moins capable de dire

Quel puissant présage salua le départ

Des hommes vigoureux car les dieux laissent encore

A mon âge assez de force pour inspirer

Le crédit par mes chants et rappeler comment

Les deux puissants rois des Achéens, commandant

D'un commun accord, la jeunesse grecque, lance

Au poing et le bras prêt à la vengeance, partirent

Pour la terre de Teucros, guidés par un oiseau

Impétueux.

Mais aux rois des vaisseaux deux rois

Des oiseaux, l'un tout noir et l'autre à la queue blanche

Apparurent près du palais, du côté de

La main qui brandit la lance, en un point visible

382


A tous les regards ; ils dévoraient une hase

Pleine avec sa portée, arrêtée à la fin

De sa course.

Veuille chanter l'hymne lugubre,

Lugubre ; mais que l'issue heureuse triomphe !

En les voyant, le sage devin de l'armée

Reconnut dans ces belliqueux mangeurs de lièvres

Les deux Atrides unis de volonté, les chefs

De l'expédition. Il expliqua ainsi

Le prodige :

"Oui, avec le temps ils prendront

La ville de Priam et les trésors d'antan

Que derrière ses remparts tout peuple amassa,

Le Destin les saccagera brutalement.

Prenez garde seulement que la jalousie

Des dieux ne frappe auparavant et n'obscurcisse

Le terrible mors qui doit brider Troie, l'armée

Ici prête.

Oui, émue de pitié, la pure

Artémis en veut aux chiens ailés de son père

383


Qui ont tué, avant même sa délivrance

La hase infortunée et toute sa portée

Car elle a en horreur le festin de ces aigles.

Veuille chanter l'hymne lugubre, lugubre ; et

Que l'issue triomphe !

Je m'arrête :

C'est là tout ce qu'en sa bonté la Toute-Belle

Qui met sa complaisance dans les tendres petits

Des terribles lions et dans les nourrissons

Des animaux sauvages m'invite à expliquer

Des signes donnés par ces oiseaux, signes heureux

Et fâcheux à la fois !

C'est Péan que j'implore,

C'est le dieu qu'on invoque avec des cris aigus

Pour qu'Artémis n'envoie pas aux vaisseaux des Grecs

Des vents contraires qui les retiennent longtemps

Au port et qu'elle n'exige pas un sacrifice

Monstrueux à son tour, abominable et sans

Festin, qui suscitera entre les parents

Des querelles sans respect pour les époux ; car

Prête à se redresser, un jour terrible il reste

384


A la garde de la maison une intendante,

La Colère, qui n'oublie pas et veut venger

Une enfant."

Telles furent les prédictions

Fatales, liées à de grands biens, que Calchas,

Proclama pour la maison de nos princes, d'après

Les présages du départ.

En accord avec

Ces présages, veuille chanter l'hymne lugubre,

Lugubre ; mais que l'issue heureuse triomphe !

Zeus, quel qu’il soit, si ce nom lui agrée, c'est sous

Ce nom que je l'invoque. Et j'ai tout bien pesé :

Je ne reconnais que Zeus qui puisse vraiment

Me décharger du poids de ma stérile angoisse.

Un dieux qui fut jadis débordant d'une audace

Et prêt à tous les combats, ne passera plus

Pour avoir seulement existé. Vint ensuite

Un autre qui trouva son vainqueur et sa fin.

L'homme qui, de tout son âme, célèbrera

Le nom triomphant de Zeus aura la sagesse

385


Suprême.

Il a ouvert aux hommes les voies

De la prudence, en leur donnant pour loi : "Souffrir

Pour comprendre la science." Quand, en plein sommeil

Le souvenir du mal suinte goutte à goutte

La sagesse y pénètre même malgré eux.

Et c'est là, je le crois, bienfaisante contrainte

Des dieux assis sur leur banc auguste.

C'est alors

Que l'aîné des chefs de la flotte achéenne,

Constamment défèrent à l'égard des devins,

Se changea en complice du sort capricieux.

Voiles pliées, le ventre creux, les Achéens

S'énervaient, arrêtés en face de Calchis

Dans les rivages houleux d'Aulis.

Les vents soufflaient

Du Strymon, ils portaient avec eux les retards

Funestes, la famine, les mouillages risqués,

La dispersion des hommes n'épargnant ni

Les coques ni les cordages, et, en prolongeant

L'attente, déchiraient la fleur des Argéens

386


Et l'épuisaient.

Mais lorsque le devin, mettant

Artémis en avant, vint encore proclamer

Aux chefs un remède plus douloureux que la

Tempête amère, alors les Atrides frappant

Le sol de leurs bâtons ne purent retenir

Leurs larmes.

Et l'aîné des rois parla ainsi :

"Cruel est son sort, si je désobéis ; cruel

Aussi, si je dois sacrifier mon enfant,

L'ornement de ma maison, et puis de l'autel,

Souiller mes mains paternelles dans le flot sanglant

Jailli d'une vierge égorgée. Des deux côtés,

Il n'y a que le malheur. Comment déserter

La flotte ? Comment puis-je trahir mes alliés ?

Si le sacrifice de ma fille et son sang

Virginal doivent apaiser les vents, on peut

Le désirer sans crime, avec ardeur, avec

Ardeur profonde. Puisse-t-il tourner à bien !"

Et lorsqu'il eut ployé sous le joug du destin,

Les dispositions de son âme se changèrent ;

Animé d'une pensée impie, criminelle,

387


Sacrilège, il prit lors une décision

D'une audace inouïe. La funeste démence

Qui est à la source de nos maux enhardit

Les mortels par ses honteux conseils. Il osa

Donc sacrifier sa fille pour soutenir

La guerre entreprise pour une femme et ouvrir

La route à la flotte.

Mais les chefs, dans leur ardeur

Belliqueuse, n'eurent aucun égard à ses prières,

A ses appels, à son père, et même à son âge

Virginal. Alors, les dieux invoqués, le père

Aux servants fait un signe, pour que, telle une chèvre,

Au-dessus de l'autel, couverte de ses voiles

Et désespérément s'attachant à la terre

Elle soit saisie et soulevée, cependant

Qu'un bâillon fermant sa belle bouche coupera

Toute imprécation sur les siens,

et cela

Par la force et la muette brutalité

D'un frein. Tandis que sur le sol coule sa robe

Teinte de safran, le trait de son regard va

388


Blesser de pitié chacun de ses bourreaux. Là,

Elle a l'air d'une image, impuissante à parler,

Elle qui souvent dans les banquets somptueux

De son père, chantait et entonnait de sa voix

De vierge pure l'heureux péan de la troisième

Libation pour lui témoigner son amour.

Ce qui a suivi, je ne l'ai point vu, aussi

Je ne peux le dire. L'art de Calchas n'est pas vain

Et la justice accorde de comprendre à ceux

Qui ont souffert. Mais l'avenir, on l'apprendra

Quand il viendra. Jusque-là qu'il aille sa route !

Autant vouloir gémir d'avance. Il reviendra

Clair à la lumière du jour où il paraîtra.

Que puisse maintenant se lever le succès

Comme le désire celle qui s'approche ici

Et qui est le seul rempart de la terre d'Apis.

Clytemnestre apparaît

LE CORYPHEE

Je suis venu rendre un hommage à ton pouvoir,

Clytemnestre ; car il est juste d'honorer

389


Une épouse royale, quand l'époux a laissé

Le trône désert. Mais as-tu quelque nouvelle

Heureuse ? Ou l'Espérance est-elle la douce

Messagère qui t'invite à sacrifier ?

J'aimerais l'apprendre, mais si tu gardes silence

Je ne saurai t'en vouloir.

CLYTEMNESTRE

Douce messagère,

Si le proverbe est véridique, puisse l'Aurore

Ressembler à la Nuit douce dont elle est fille.

Ta joie ira au-delà de ton espérance :

Les Argiens ont conquis la ville de Priam.

LE CORYPHEE

Comment ? la nouvelle m'échappe, tant j'ai de peine

A y croire.

CLYTMENESTRE

Troie est au pouvoir des Argiens :

390


Ces mots sont-ils clairs ?

LE CHOEUR

M'arrache des larmes.

La joie pénètre en moi et

CLYTEMNESTRE

Sentiments.

Oui, tes yeux font voir tes bons

LE CHOEUR

Indice ?

De cela, vraiment, as-tu un sûr

CLYTEMNESTRE

Je l'ai, à moins qu'un dieu ne m'abuse.

391


LE CHOEUR

Tu te laisses imposer peut-être par les songes ?

CLYTEMNESTRE

Je ne me fie pas aux visions d'un esprit

Endormi.

LE CHOEUR

Incertaine.

Ne te suffis pas d'une rumeur

CLYTEMNESTRE

Tu me prends donc pour un enfant

En me raillant ainsi.

LE CHOEUR

A-t-elle été saccagée ?

Mais depuis quand la ville

392


CLYTEMNESTRE

Dans cette nuit même

Qui a donné naissance à ce jour.

LE CHOEUR

Donné si vite le message ?

Qui aurait

CLYTEMNESTRE

Héphaïstos,

En lançant de l'Ida une claire lumière.

De fanal en fanal, le messager de feu

Est venu jusqu'ici. L'Ida l'a envoyé

Au roc d'Hermès, à Lemmes. L'éclatant signal

Qui part de l'île, est reçu en troisième étape

Au mont Athos où règne Zeus. Alors courant

Sur la croupe de la mer, le puissant flambeau

Voyageur, la torche aux rayons d'or, semblable à

Un soleil, transmet joyeusement sa lumière

A l'observatoire du Makistos. Sans tarder,

393


Sans même se laisser succomber au sommeil

Le messager remplit aussitôt son rôle et

La lueur de son fanal s'en va au lointain

Vers les courants de l'Euripe porter l'avis

Aux guetteurs du Messapios. Ceux-ci ont fait

Un peu plus loin le message, en mettant le feu

A un tas de bruyères sèches. Le flambeau

Toujours ardent et sans faiblir, d'un seul élan

Bondit par-dessus la plaine de l'Asôpos,

Pareil à la lune brillante, et, sur le roc

Du Cithéron, réveille le coureur de feu

Appeler à le relayer. Ainsi la garde

S'empresse d'envoyer une forte lumière

Qui porte loin, en allumant un feu plus grand

Qu'elle n'en avait ordre. Cette lumière s'élance

Par-dessus le lac Gorgôpis. Parvenue

A l'Egiplancte elle presse les veilleurs postés

Là à ne point retarder le feu. Ils allument

Un brasier d'une grande violence, envoient

Une traînée de flamme assez puissante pour

Illuminer dans le lointain le promontoire

Qui surveille le détroit Saronique. Voici

Qu'elle s'élance, et voilà qu'elle arrive au mont

394


D'Arachné, guette proche d'Argos, et voici

Enfin qu'elle s'abat sur le toit des Atrides,

Lumière issue de l'Ida. Telles étaient les lois

Que j'avais imposées à mes lampadophores ;

Ils se sont passés les uns les autres la torche,

La victoire appartient aussi bien au premier

Qu'au dernier coureur. ET c'est là, tu peux me croire,

Le signal que mon époux m'a transmis de Troie.

LE CHOEUR

Tout à l'heure, femme, je rendrai grâce aux dieux ; mais

Je voudrais t'entendre encore et m'émerveiller

Sans cesse de tes discours.

CLYTEMNESTRE

Aujourd'hui les Grecs

Tiennent Troie, je m'imagine que des clameurs

Retentissent dans la ville. Verse vinaigre

Et huile dans le même vase : ils se séparent

L'un de l'autre, tu dirais bien deux ennemis.

On peut ainsi distinguer les voix des vaincus

395


Et des vainqueurs que leur destin a séparés.

Les uns tombés à terre, étreignant des cadavres

De frères, ou de maris, les enfants se jetant

Sur ceux de leurs vieux pères gémissent sur la mort

De tout ce qu'ils aimaient. Les autres, fatigués

De courir la nuit en combattant et pressés

Par la faim, se disposent à déjeuner de tout

Ce qu'ils trouvent dans la ville. Suivant un signe

De ralliement, ils ne se rangent point ; suivant

Le lieu où le hasard les a placés, déjà

Ils s'installent dans les maisons de Troie conquise,

Enfin délivrées des gelées et des rosées

Du bivouac. Avec quelle satisfaction

Ils vont dormir toute la nuit sans même avoir

A se garder ! Qu'ils respectent pieusement

Les dieux nationaux du pays vaincu et leurs

Sanctuaires, ils n'auront pas à craindre après

Leur victoire un retour de fortune. Qu'un désir

Coupable ne s'abatte pas sur nos guerriers,

Maintenant. Qu'ils ne se livrent pas vaincus par

L'amour du gain à de sacrilèges pillages !

Ils ont encore à revenir à leurs foyers

Sans dommage, à fournir la seconde moitié

396


De la carrière. Et si l'armée s'en retourne

Même s'en avoir offensé les dieux, le mal

Fait aux morts peut se réveiller, si elle échappe

A des maux immédiats. Voici ce que je puis, moi,

Te dire, qui ne suis qu'une femme. Pourtant

Que le bonheur puisse l'emporter sans conteste !

Je ne demande plus que le droit de jouir

D'un grand nombre de succès.

LE CHOEUR

Tu parles avec sens,

Femme, comme un homme sage. Et maintenant

J'en crois tes sûrs indices, ainsi je m'apprête

A glorifier les dieux ; car c'est une faveur

Digne de nos peines qui enfin nous est donnée.

Clytemnestre rentre dans le palais

Ô Zeus roi, ô nuit amie qui nous a conquis

De telles splendeurs, tu as lancé sur les tours

De Troie un filet enveloppant : ni enfant,

Ni homme fait n'a pu s'en échapper ; ils sont

397


Restés dans le grand réseau de l'esclavage et

Du malheur qui les a tous perdus.

Oui, c'est Zeus

Hospitalier, dieu redoutable que j'adore.

Seul, il a tout fait et n'a si longtemps gardé

L'arc droit contre Alexandre que pour épargner

A sa flèche tombant en deçà du but ou

Lançé au-delà des astres, un vol inutile

A travers l'espace.

Ils peuvent dire : le coup

Vient de Zeus, et il est aisé de remonter

A son origine, car ils ont le sort que Zeus

Leur a fait. Mais le ciel ne daigne pas avoir

Souci dit-on des mortels qui foulent aux pieds

Le respect des choses sacrées. C'est là langage

D'impie. La Ruine se révèle la filles

Des audaces interdites, chez ceux qui inspirent

Un orgueil condamnable du jour où leur maison

Déborde d'opulence. La mesure est le bien

Suprême : souhaitons fortune sans péril

Qui suffise à une âme remplie de sagesse.

398


Il n'est point de rempart qui sauverait celui

Qui, enivré de sa richesse, a renversé

L'auguste autel de la justice : il périra.

Il cède à la violence de la funeste

Persuasion, odieuse fille de

L'Egarement qui l'entraîne avec ses conseils.

Dès lors, tout remède est sans effet. Le dommage

Impossible à cacher, avec une clarté

Effrayante apparaît. Oui, telle une mauvaise

Monnaie noircie par l'usure et les frottements,

Il apparaît, et il subit la peine due

A qui, pour suivre, pareil à l'enfant, l'oiseau

Qui vole, a infligé la disgrâce effroyable

A sa ville. Aucun dieu n'écoute ses prières :

L'homme livré à ses crimes est anéanti.

C'est ainsi que Pâris reçu dans la maison

Des Atrides souilla la table de ses hôtes

En enlevant sa femme.

Laissant à son pays

Les levées tumultueuses de boucliers,

De lances et les armements des vaisseaux portant

Pour dot à Ilion la mort, légère, elle a

399


Franchi les portes, osant ce qu'on n'ose jamais.

Les divins du palais disaient profondément

En gémissant : "Las ! Las ! Palais, palais et princes !

Las ! Epouse partie sur les pas d'un amant !

Nous voyons déjà le silence humilié,

Dédaigneux d'invective d'un mari immobile

Assis à l'écart. Dévoré du regret de

Celle qui est au-delà des mers, on dirait

Un fantôme qui commande dans le palais.

La grâce des belles statues est odieuse

A l'époux : elles n'ont pas de regard, tout leur charme

Amoureux, au loin s'est enfui.

Il voit en rêves

Des apparitions douloureuses qui lui

Apportent une joie vaine ; car ce n'est que joie vaine

Quand on croit voir le bonheur, que la vision

Glissant aussitôt entre vos mains, sur les ailes

Du sommeil s'envole. Tels sont les chagrins qu'aux pieds

Même de son foyer enferme la demeure,

Tels, et plus cruels encore. Mais, dans toute la Grèce

Aussi, ceux qui sont partis avec les Atrides

Ont laissé chacun dans sa maison un deuil qui

400


Oppresse l'âme, et un souci obsédant

Point les cœurs. On sait quels sont ceux qui sont partis ;

Au lieu d'hommes, ce sont des urnes et de la cendre

Qui rentrent dans chaque maison.

Arès, changeur

De morts pour des vivants, dans la mêlée guerrière

A dressé ses balances. D'Ilion, il renvoie

Aux parents la poussière des bûchers, qui leur

Arrache des larmes amères, et, au lieu d'hommes

Il rend des cendres dont il a rempli des urnes

Faciles à manier.

On gémit, en vantant

Tel guerrier si habile au combat, et tel autre

Tombé dans la sanglante mêlée avec gloire

Pour une femme qui ne lui était rien ; mais

Cela à voix basse, et la douleur sourdement

Chemine contre les fils d'Atrée, des champions

De la vengeance.

Oui, c'est chose redoutable

Que les propos du peuple par le ressentiment

401


Animé, et l'on paie toujours sa dette à la

Malédiction populaire. Mon angoisse

Pressent quelque coup ténébreux ; qui a versé

Le sang n'échappe point à l'œil des dieux,

Et les noires Erinyes finissent, avec le cours,

Des changeantes années, pour anéantir l'homme

Qui a méconnu la justice, il n'y a point

De recours pour celui qu'elles ont fait disparaître.

Trop grande gloire est périlleuse : ce sont les têtes

Que frappe la foudre de Zeus.

Que mon bonheur,

N'excite pas l'envie - c'est ce que je désire.

Puissé-je n'être, moi, ni destructeur de villes

Ni esclave soumis aux caprices d'autrui.

L'heureuse nouvelle apportée par le courrier

De feu se répand rapide à travers la ville ;

Mais est-ce vérité ou mensonge des dieux ?

Y-a-t-il un homme assez enfant ou assez

Extravagant pour s'enflammer à des nouvelles

Transmises par le feu et ensuite tomber

Dans la déception quand les nouvelles auront

Changé ? C'est le fait d'une femme d'applaudir

402


A ses vœux plus qu'à la réalité. Le femme

Trop crédule en ses désirs se repaît bien vite

De chimères ; mais les nouvelles qu'elle proclame

Périssent aussi vite.

LE CORYPHEE

Nous saurons tout à l'heure

Si ces flambeaux éclatants, avec leurs signaux

Et leurs relais de feu, ont dit la vérité,

Ou si cette lumière charmante est venue

Comme un songe abuser nos cerveaux. Du rivage,

Je vois venir ici un héraut ombragé

De rameaux d'olivier. Et j'en ai pour garant

Cette sœur jumelle de la boue, la poussière

Altérée : ce n'est plus par un muet langage

Ni par la fumée d'un feu allumé avec

Le bois brûlant sur une cime que je vais

Apprendre la nouvelle. Mais c'est en termes clairs

Que nous allons savoir, si sa voix nous invite

A donner libre cours à la réjouissance

Ou si au contraire ... Ah ! repoussons cette idée.

Que les succès déjà connus soient couronnés

403


D'autres succès. Mais si quelqu'un fait d'autres vœux

Par la ville, qu'il recueille le fruit du crime

De son cœur !

Entre le héraut

LE HERAUT

Ah ! Terre de mes pères, pays

D'Argos, ô ma patrie, après dix ans d'absence

Elle a brillé l'heure où je te revois ! Pourtant

D'espoirs brisés, un a pu tenir bon, celui

D'être enseveli en mourant dans cette terre

Argienne. Salut donc, ô patrie ; salut,

Lumière du soleil, et toi, Zeus qui d'en haut

Veille sur cette terre, et toi, roi de Pythô

Archer qui ne lances plus contre nous les traits

De ton arc. Tu as été assez malveillant

Pour nous aux bords du Scamandre :

Alors, aujourd'hui, sois

Pour nous salut et guérison, sire Apollon !

Je vous invoque aussi, tous dieux de la cité

404


Et toi, Hermès, mon patron, héraut chéri et

Vénéré des hérauts, et vous, ô demi-dieux,

Qui avez protégé le départ de l'armée,

Accueillez donc maintenant avec bienveillance

Ce que la lance a épargné de notre armée.

Ô palais de mes rois, chères demeures, et vous,

Sièges augustes, dieux éclairés des rayons

De l'Orient, plus encore qu'aux temps passés,

Montrez-lui ces yeux radieux, recevez-le

Comme il convient après sa longue absence.

Il vient

Vous apporter la lumière dans la nuit, à vous

Et à tous ceux-ci, le roi Agamemnon. Donc

Faites lui bon accueil, il le mérite bien

Le destructeur de Troie à qui Zeus a prêté

Son hoyau de justice pour retourner le sol,

Détruire les autels et les temples des dieux,

Anéantir la race entière du pays.

C'est ainsi qu'il a passé le joug sur le cou

D'Ilion, le roi qui revient, aîné des fils

D'Atrée, héros favorisé du sort, parmi

Tous les vivants il est le plus digne d'un culte.

405


Pâris et sa cité, avec lui condamnée,

Ne pourront pas dire que la peine est restée

Au-dessous du crime. Convaincu de rapt, de vol

Il a vu lui échapper son butin, il a

Entraîné sous la faux la maison paternelle,

Le pays tout entier a été moissonné,

Et les Priamides ont deux fois payé le prix

De leurs fautes.

LE CORYPHEE

Des Achéens.

Sois béni, héraut de l'armée

LE HERAUT

Ma vie aux dieux.

Je suis béni, et j'abandonne

LE CORYPHEE

Tourmentait ton cœur.

Le regret de notre pays

406


LE HERAUT

Mes yeux de larmes.

Au point que la joie remplit

LE CORYPHEE

De nos cœurs.

Vous connaissiez le doux mal

LE HERAUT

Que dis-tu ? Et pour que je comprenne

Mieux tes paroles, explique-toi.

LE CORYPHEE

Car vous étiez

Attristés du regret de qui vous regrettait.

407


LE HERAUT

Tu veux dire que ce pays pleurait ses fils

Qui, de son côté, le pleurait ?

LE CORYPHEE

Ne cessait de gémir.

Mon cœur en deuil

LE HERAUT

D'où venait cet amer

Chagrin qui pesait sur vos cœurs ?

LE CORYPHEE

Depuis longtemps

Le silence est le seul remède de mon mal.

LE HERAUT

Tu craignais quelqu'un en l'absence de tes rois ?

408


Comment cela ?

LE CORYPHEE

Oui, à tel point que, comme toi,

Je tiendrais la mort pour une grande faveur.

LE HERAUT

Car pour moi aujourd'hui tout est bien terminé.

Mais on peut bien le dire, tout ce qui se prolonge

Tourne tantôt bien, tantôt mal. Qui, en effet,

Hormis les dieux, est à l'abri du mal pendant

Toute sa vie ? Et vous dirai-je nos fatigues,

Nos pénibles nuits en plein air, les passavants

Etroits où nous couchions sur la dure ! Mais quelle heure

Du jour ne nous a pas vu gémir et nous plaindre ?

C'étaient, sur terre, des souffrances pire encore ;

Nous couchions sous les murs de l'ennemi. Du ciel,

De la terre, la rosée des prés dégouttait

Sur nous, endommageant sans cesse nos habits

Et hérissant nos chevelures. Si l'on vous

Dépeignait l'hiver, tueur d'oiseaux, que la neige

409


De l'Ida rendait intolérable, ou l'été

Brûlant, quand, à l'heure de midi, la mer calme

Sans vagues tombe et dort dans sa couche ! Pourquoi

S'en attrister encore ? La misère est passée,

Passée ; les morts ne songent plus à se lever

De terre. Mais à quoi bon compter les disparus,

Pour faire souffrir les vivants au rappel d'un sort

Hostile ? Mon avis en tel cas est de dire

Au passé un adieu sans retour. Car pour nous,

Survivants de l'armée argienne, c'est bien

Le profit qui l'emporte et compense la peine.

Aussi nous pouvons nous rendre gloire à la face

Du soleil qui survole la terre et la mer :

Conquérante de Troie, l'armée des Argiens

A cloué dans leurs temples ces restes voués

Aux dieux de la Grèce, antique trophée de gloire".

Il faut qu'à ouïr ce bruit, on célèbre Argos

Et ses capitaines ; en même temps, on rendra

Un hommage à Zeus, sa faveur a décidé

Du succès. J'ai tout dit.

410


LE CHOEUR

Ton rapport a vaincu,

Je l'avoue, mes inquiétudes ; les vieillards

Sont toujours assez jeunes pour aller à l'école

De la vérité. Mais c'est surtout le palais,

Et c'est Clytemnestre que touchent ces nouvelles.

Moi, je me borne à une part de ce bonheur.

CLYTEMNESTRE

J'ai poussé des cris de joie, il y a déjà

Longtemps, quand le premier arriva dans la nuit,

Le messager de feu annonçant la conquête

Et la ruine de Troie. Mais certains me dirent

Tout remplis de reproches : "Te voilà donc certaine

Que Troie est maintenant une ville détruite ?

C'est le fait d'une femme de s'exalter ainsi."

Ces propos me faisaient devenir comme folle.

Je n'en fis pas moins des sacrifices. Le cri

D'allégresse retentissait dans la cité,

De tous les côtés, au fond des temples divins

Où ils cherchaient à endormir la dévorante

411


Ardeur des flammes parfumées. Et maintenant

Quel besoin aurai-je que tu m'en dises plus ?

J'apprendrai tout du roi lui-même. Oui, j'ai hâte

De recevoir de mon mieux cet époux aimé

Qui revient dans sa maison. Peut-il y avoir

Pour une femme une lumière plus douce à voir

Que celle de ce jour où elle ouvre les portes

A son mari qu'un dieu a sauvé de la guerre ?

Va dire à mon époux qu'il vienne le plus vite

Pour répondre aux désirs de sa cité. Qu'il vienne

Pour retrouver en arrivant dans sa maison

Une épouse fidèle, chienne de garde à lui

Dévouée, farouche à ses ennemis, toujours

La même en tout, et qui n'a point rompu, malgré

Sa longue absence, le sceau des trésors confiés.

Je connais assez peu le plaisir adultère,

Et même un simple bruit médisant sont des choses

Que j'ignore autant que l'art de teindre le bronze.

L'éloge paraît orgueilleux, il est trop plein

De vérité pourtant pour choquer sur des lèvres

De noble femme.

Elle entre dans le palais

412


LE CORYPHEE

Le discours qu'elle t'a fait,

Si tu l'as compris, est un discours spécieux

Pour un interprète clairvoyant. Mais dis-moi,

Héraut : et Ménélas ? Car je voudrais savoir

S'il est sauvé et va revenir avec vous,

Ce roi aimé de notre pays.

LE HERAUT

Je ne puis

Conter à des amis de séduisants mensonges

Dont ils puissent longtemps cueillir le fruit.

LE CORYPHEE

Pourtant

Puisses-tu nous donner des nouvelles qui soient

A la fois heureuses et véridiques ! La joie

Qui n'est pas vraie est vite décelée.

413


LE HERAUT

Le roi

Avec son vaisseau ont tous les deux disparu

De l'armée argienne. Et la vérité,

La voilà.

LE CORYPHEE

Etait-il donc parti d'Ilion

Devant vous ? Ou un même ouragan, vous a-t-il

Séparés ?

LE HERAUT

Tu as, pareil à l'habile archer,

Touché le but : tu as exprimé en deux mots

Un immense désastre.

LE CORYPHEE

Parmi vos compagnons

Dans la flotte des Grecs, le croyait-on vivant

414


Ou perdu à jamais ?

LE HERAUT

Non, nul n'en peut donner

Des nouvelles certaines, hormis le Soleil,

Nourricier de la terre.

LE CORYPHEE

Mais comment cette flotte

A-t-elle été surprise par cette tempête,

Soulevée par la colère des dieux, et quelle

En fut l'issue ?

LE HERAUT

Il ne sied guère de souiller

Un jour de bonheur par un langage de deuil,

Et chaque divinité veut être honorée

En son temps. Quand un messager vient apporter

A la cité cette abominable douleur

De savoir son armée détruite ; quand il lui

415


Apprend qu'une blessure a frappé tout le peuple,

Que des guerriers sans nombre ont été arrachés

D'une foule de maisons par le double fouet,

Trop cher à Arès, fléau divin à deux pointes,

Couple sanglant, c'est à ce moment qu'accablé

De pareilles douleurs, il convient d'entonner

Ce péan des Erinyes. Pourtant moi, qui viens,

Heureux messager du salut, dans une ville

Toute à la joie de son bonheur, comment pourrai-je

Mêler des disgrâces au triomphe, en décrivant

Une tempête que la colère des dieux

A déchaîné contre les Achéens ?

Sachez

Que deux ennemis, le feu et la mer, jadis

Irréconciliables se sont conjurés

Et ont montré leur alliance en détruisant

La pauvre armée des Argiens. C'est dans la nuit

Que pour notre malheur se levèrent les vagues.

Le vent de Thrace choquait nos vaisseaux les uns

Contre les autres. Se heurtant de front avec

Violence, sous le déchaînement de la

Tourmente, sous le fouet d'un orage de grêle

416


Pâtre de malheur, ils tournoyaient, et détruits

Disparaissaient.

Quand se leva la radieuse

Lumière du matin, foisonnant de cadavres

D'Argiens et de débris de vaisseaux nous vîmes

La mer Egée. Quant à nous, nous avions encore

Notre navire avec sa coque intacte. Sans doute

Un dieu, non un homme, nous avait dérobés

A la tempête ou obtenu notre salut,

En prenant en main le gouvernail. La Fortune,

Qui voulait notre salut, y avait pris place ;

C'est ainsi que notre carême ne fut point

Avariée sur ses ancres par la houle et

Ne s'échoua point contre un écueil rocheux. Puis,

Echappés à la mort dans les flots, et encore

Nous défiant de la Fortune, malgré l'éclat

Du jour, nos cœurs nourrissent une douleur nouvelle :

La perte de l'armée si misérablement

Anéantie. Et maintenant, s'il reste encore

Un survivant, sans doute parlera-t-il de nous

Comme de morts, n'est-ce pas ? Et nous croyons, nous

Qu'il a le même destin. Ha ! Puissent les choses

417


Tourner au mieux ! Attends que Ménélas surtout

Revienne le premier. Du moins si un rayon

De soleil sait qu'il est toujours vert et vivant

Par l'opération de Zeus qui se refuse

A anéantir la race d'Atrée, l'espoir

Nous reste qu'il revienne un jour dans son palais.

Persuade-toi qu'en entendant mon récit

Tu as entendu la vérité.

Il entre dans le palais

LE CHOEUR

Qui donc, si

Ce n'est quelque être invisible qui, pressentant

La destinée a pu diriger notre langue

Justement en donnant un nom aussi exact

A cette Hélène disputée, que son époux

Réclame la lance à la main ?

Car elle est née

Pour perdre les vaisseaux, les hommes et les villes

En s'échappant des molles tentures du lit

418


Pour s'enfuir sur les mers par le souffle puissant

Du zéphyr. Et des milliers de chasseurs, armés

Du bouclier cherchaient la trace évanouie

De sa nef pour atteindre les verdoyantes rives

Du Simoïs et soutenir une Querelle

Sanglante ?

Une colère inflexible en ses

Desseins a doté Ilion d'une alliance

Dont le juste nom est deuil. Elle a dans la suite

Vengé le mépris de la table hospitalière

Et de Zeus protecteur de l'hospitalité

Sur tous ceux qui chantèrent à pleine voix le chant

D'hyménée entonné alors par ses beaux-frères.

La vieille ville de Priam l'a désappris

Pour en apprendre un autre, un hymne de larmes et

De profonds soupirs où elle appelle Pâris

L'homme au lit funeste et déplore l'existence

De ses citoyens misérablement baignés

Dans leur sang.

Et c'est ainsi qu'un homme a nourri

Dans sa maison un lionceau, jeune et privé

419


Des mamelles qu'il aimait. Dans les temps premiers

De sa vie, l'animal, apprivoisé, caresse

Les enfants et amuse les vieillards. Porté

Souvent dans les bras comme un enfant nouveau-né,

D'un air joyeux, il flatte la main à laquelle

Sa faim le fait obéir.

Mais, avec le temps,

Il révèle l'âme qu'il doit à sa naissance.

Et en retour des soins qui ont pris ses nourriciers,

Il égorge impitoyablement des brebis

Et s'offre un festin auquel il n'a pas été

Invité. La maison est inondée de sang,

Incurable chagrin, carnage désastreux

Pour ses citoyens. C'est un prêtre d'Atè que,

Par la volonté d'un dieu, on a élevé

Dans la maison.

Ce qui d'abord, si je puis dire,

Entra dans Ilion, ce fut la paix sereine

Comme la mer que ne trouble aucun vent, le doux

Joyau qui rehausse un trésor, le tendre trait

Qui blesse les yeux, la fleur d'amour qui consume

420


Le cœur. Mais elle a bientôt changé et donné

A ses noces un amer dénouement : c'est pour perdre

Qui la reçoit, et c'est pour perdre qui l'approche

Qu'elle est venue dans la maison des Priamides ;

C'est une Erinys dotée de larmes que Zeus,

Vengeur de l'hospitalité y a conduite.

Il est un vieux dicton que les mortels depuis

Longtemps vont répétant : s'il s'élève assez haut,

Le bonheur humain est fécond et ne meurt pas

Stérile : car de la prospérité il germe

Un insatiable malheur.

Je ne suis pas

Ici de l'avis des autres ; pour moi, c'est l'acte

Impie qui en enfante d'autres, tous semblables

A leur père : la maison de justice est sûre

D'avoir toujours de beaux enfants.

Mais, d'ordinaire,

La violence ancienne, chez les méchants

Fait naître une violence nouvelle ;

Tôt ou tard, au jour choisi pour une naissance

Nouvelle, et avec elle une divinité

421


Indomptable, invincible, impie, Atè, cruelle

Ennemie des maisons, fille qui a les traits

De sa mère.

La Justice cependant brille

Sous les toits enfumés et honore les vies

Purifiées, elle détourne les regards

Des palais semés d'or où commande une main

Souillée, elle les reporte sur l'innocence

Sans égard au pouvoir de l'or que dans la gloire

On a vanté ; et c'est elle qui mène tout

A son terme.

Agamemnon paraît sur la droite. Il est debout

sur un char. Cassandre les yeux fixes est sur

un autre char.

LE CORYPHEE

Ah ! Roi, fils d'Atrée,

Destructeur de Troie, comment donc te saluerai-je ?

Comment te dire mon respect sans pour autant

Aller au-delà et sans aller en deçà

422


De l'hommage qui te revient ? Tant de mortels,

Plus soucieux de paraître que d'être, marquent

Ainsi la justice. [- -]

Or chacun est prêt

A gémir sur l'infortune d'autrui, pourtant

Nul chagrin ne pénètre jusqu'au cœur. Ainsi,

On affecte de partager la joie des autres,

On contraint son visage à sourire malgré lui.

Mais l'homme clairvoyant qui connaît son troupeau

Ne se laisse pas prendre à la mine d'un homme

Qui semble révéler un cœur tout dévoué

Et dont la caresse trahit une amitié

Frelatée.

Moi, je ne saurais te le cacher.

Jadis, quand pour Hélène, tu levas une armée

Tu fus pour moi classé comme extravagant et

Incapable de tenir le gouvernail de

Ta raison, parce que tu allais faire périr

Des hommes pour ramener en Grèce une femme

Effrontée, qui volontairement l'avait fuie.

Mais aujourd'hui du fond du cœur, en vrai ami,

423


A ceux qui ont mené leur travail à bien, j'offre

Mon dévouement. Et le temps te fera savoir,

Si tu veux t'informer, qui eut une conduite

Juste ou condamnable parmi les citoyens

Demeurés au logis.

AGAMEMNON

Il est juste d'abord

Que je salue Argos et les dieux du pays.

Ils m'ont aidé pour le retour et la vengeance

Que j'ai tirée de la cité de Priam. Car

Les dieux, n'ont pas permis qu'on plaide cette cause,

Ils se sont trouvés d'accord pour mettre un suffrage

De ruine pour Troie, de mort pour ses guerriers

Dans l'urne sanglante. De l'urne de clémence

La main qui s'approchait ne portait que l'espoir

Et laissait l'urne vide. Maintenant la fumée

Marque encore la place où la ville fut prise.

La tourmente de malheur seule vit encore,

Et de la cendre qui meurt avec la cité,

Montent des vapeurs encombrées de ses richesses.

C'est aux dieux que nous devons une gratitude

424


Fidèle puisque nous avons puni le rapt

Si rigoureusement. Ainsi pour une femme

Une ville a péri sous le monstre argien,

Issu des flancs d'un cheval, troupe au bouclier

Agile, enfanté par un cheval, qui, lancé

Au coucher des Pléiades, a pris son élan

Et bondissant par-dessus les remparts ainsi

Qu'un lion avide de chair crue, a léché

Jusqu'à satiété le sang royal.

Ici

Je dois d'abord prolonger mon salut aux dieux.

Quant aux sentiments que tu as su exprimer,

Je les partage et je suis prêt à les défendre :

Il est peu d'hommes naturellement portés

A admirer sans envie un ami heureux.

Quand le poison de haine a attaqué un cœur,

C'est double souffrance pour celui qui le porte

En soi : il sent le poids de son propre malheur

Et la vue du bonheur d'autrui le fait souffrir.

Je parle en connaissance, car je connais bien

Le miroir de l'amitié : l'image d'une ombre,

Fut l'affection des gens que je prétendais

425


Mes vrais amis. Seul, Ulysse, d'abord parti

Contre son gré, une fois attelé, tira

La bride bravement à mes côtés. Qu'il soit

Mort ou vivant, je dois lui rendre témoignage.

Pour ce qui regarde la Cité et les dieux,

Nous déciderons dans l'assemblée générale.

Le bien, nous tacherons donc de le maintenir

Et de le faire durer. Mais là où il faudra

Des remèdes salutaires, nous essayerons

Soit en brûlant, soit en taillant, dans un esprit

De bienveillance de détourner le fléau

De la contagion. Maintenant que je suis

Revenu dans mon palais et dans mon foyer,

Je saluerai tout d'abord les dieux, qui après

M'avoir accompagné au loin m'ont ramené

Ici. Et puisse la victoire qui a suivi

Mes armes, me demeurer à jamais fidèle.

Clytemnestre quitte le palais. Elle est

suivie d'esclaves, porteurs d'étoffes et de

tissus précieux.

426


CLYTEMNESTRE

Citoyen, qu'on vénère entre tous à Argos

Je ne rougirai pas d'exprimer devant vous

Mes amoureux transports pour mon époux. Le temps

Etouffe la pudeur. Je ne récite pas

Une leçon apprise. C'est ma propre vie

Qui fut malheureuse, tout le temps que cet homme

Fut sous les murs d'Ilion. C'est pour une femme

Tout d'abord un terrible malheur de rester

Sans époux, seule dans la maison, écoutant

Les mauvaises rumeurs que l'on porte sur elle,

Puis de voir venir un messager qui apporte

Une mauvaise nouvelle, et tous clamant

Du malheur pour la maison ! ... Si cet homme avait

Reçu autant de douleurs que la renommée

En colportait dans sa maison, son corps aurait

Maintenant plus de plaies qu'un filet n'a de mailles,

Et, s'il était mort autant de fois que le bruit

S'en répandait, il pourrait se vanter, nouveau

Géryon aux trois coups, d'avoir donc revêtu

Trois fois le manteau de la tombe, en succombant

Tout à tour sous chacune de ces enveloppes !

427


Ces rumeurs cruelles m'ont fait plus d'une fois

Suspendre mon cou à un lacet, dont on m'a

Détaché malgré moi. Et c'est aussi pourquoi

Ton fils n'est pas ici, comme il eût convenu,

Oreste, gage de notre foi mutuelle.

Ne t'en n'étonne pas : un hôte dévoué,

Strophios de Phocide, l'élève. Il m'a

Alors fait craindre une double calamité :

Les hasards que tu connais sous Ilion et

L'émeute populaire qui jetterait bas

Le conseil, car c'est un penchant chez les mortels

De piétiner celui qui est tombé. La ruse

N'a pas pris place en de telles raisons. Pour moi,

Les sources jaillissantes de mes yeux se sont

taries ; et je n'ai plus de larmes. J'ai brûlé

Mes yeux à veiller longuement et à pleurer

Sur toi dans l'obstiné silence des signaux

Enflammés. Et, dans mes songes, le vol léger

Et chancelant du cousin m'éveillait, les yeux

Remplis de maux, plus nombreux encore que ceux que

428


J'avais pu voir dans la durée de mon sommeil.

Aujourd'hui, après tant de peines, je peux dire

Que cet homme est le chien de l'étable, le câble

Sauveur du navire, la colonne solide

De la haute toiture, le seul fils enfant

De son père - et aussi la terre inespérée

Apparue au marin, la lumière si douce

Après la tempête, cette source qui coule

Pour le voyageur altéré. Quel réconfort

D'avoir échappé aux périls inévitables !

Aussi j'ai bien le droit de les nommer ainsi.

Et que l'envie se taise car nous avons ici

Assez supporté de misères ! Maintenant

Tête chérie, descends de ce char, sans poser

A terre, ô roi, ce pied qui a renversé Troie.

Que tardez-vous, servantes ? Ne vous ai-je pas

Enjoint de joncher de tapis le sol qu'il doit

Fouler ? Que la pourpre s'étale sous ses pas

Pour que la Justice le mène dans un lieu

Qui passe son attente. Mais une pensée,

Pour le reste, qui ne se laisse pas dompter

Le règlera comme il doit convenir, avec

L'aide des dieux, dans le sens voulu du destin.

429


AGAMNENON

Fille de Léda, gardienne de mon foyer,

Tu as mesuré ton discours sur la longueur

De mon absence : tu l'as prolongé longtemps.

Si louange nous est due, n'oublie surtout pas

Qu'elle doit venir d'autrui. Ne me reçois pas

Non plus, à la manière d'une femme, avec

Un faste amollissant. Mais ne m'accueille pas

Comme un barbare, en te prosternant et poussant

Des hurlements. Ne jonche pas le sol d'étoffes

Pour exciter l'envie. Ce sont les dieux qu'il faut

Honorer par de tels hommages. Mais marcher,

Moi simple mortel sur ces merveilles brodées

Je ne puis le faire sans crainte. Car je veux

Qu'on m'honore comme un homme, non comme un dieu.

Ma renommée n'a pas besoin d'essuie-pieds et

De vaines broderies pour être proclamée,

Et la prudence est le plus grand présent des dieux.

Celui-là seul doit être estimé heureux dont

La vie s'est achevée dans la prospérité

Et le bien-être. Mais il faudrait qu'un tel bonheur

430


Me fut entièrement assuré pour me

Donner pleine confiance.

CLYTEMNESTRE

Ici sans déguiser ta pensée.

Réponds-moi donc

AGAMEMNON

Je ne la déguiserai pas.

Sois-en sûre,

CLYTEMNESTRE

Aurais-tu fait

Un tel vœu à des dieux dans le cas d'un péril ?

AGAMEMNON

Si une autorité m'y avait engagé,

Certes oui.

431


CLYTEMNESTRE

Que crois-tu que Priam aurait fait,

S'il avait été comme toi vainqueur ?

AGAMEMNON

Je crois

Qu'il aurait marché sur des tapis tout brodés.

CLYTEMNESTRE

Tu n'as pas à craindre le blâme des mortels.

AGAMEMNON

Grande est la puissance de la voix de mon peuple.

CLYTEMNESTRE

Qui n'est pas envié n'est pas digne de l'être.

432


AGAMEMNON

La femme ne doit pas souhaiter de combattre.

CLYTEMNESTRE

Il sied même aux heureux parfois d'être vaincus.

AGAMEMNON

Mais tiens-tu toi aussi à vaincre en ce débat ?

CLYTEMNESTRE

Ecoute, laisse-moi de plein gré la victoire.

AGAMEMNON

Eh bien ! Puisqu’ainsi tu le veux, qu'on me délie

Promptement mes sandales, serviteurs des pieds

En marche, et qu'au moment où je mettrai le pied

Sur ces tapis de pourpre aucun des dieux ne jette

De loi sur moi un regard jaloux. Ce serait

433


Immense honte de ruiner sa maison

En gâchant sous ses pas un tel luxe d'étoffes

Achetées à prix d'or.

C'est assez là-dessus.

Tu vois cette étrangère : accueille-la avec

Bonté. Les dieux, du haut du ciel, avec faveur

Regardent celui qui commande avec douceur.

Personne ne se soumet volontiers au joug

De l'esclavage, et celle-ci est une fleur

Choisie dans l'amas du butin et dont l'armée

M'a fait don. Pourtant puisque je me suis soumis

A ta demande, je vais rentrer au palais

En foulant la pourpre sous mes pieds.

Il entre dans le palais lentement.

Clytemnestre s'exprime avec excès.

CYTEMNESTRE

Il y a

La mer, qui l'épuiserait ? La mer qui nourrit

Et renouvelle sans cesse cette liqueur

434


Précieuse qui tient en pourpre des étoffes

Sans nombre. Grâce aux dieux, la maison, seigneur,

Ne connaît pas la pauvreté. Combien d'étoffes,

J'aurais bien désiré voir foulées aux pieds si,

Dans les temples fatidiques, l'avis m'en eût

Eté donné quand je tentais de découvrir

Le moyen de racheter une âme si chère.

Tant qu'il y a une racine, le feuillage

Revient étendre son ombre sur la maison

Pour la protéger d'une puissante chaleur.

De même ton retour au foyer domestique

Est pour nous la chaleur qui revient au milieu

De l'hiver ; dans les jours où Zeus nous fait le vin

Avec la grappe acide, si la fraîcheur soudain

Règne dans la maison, c'est que l'homme achevé,

Le maître revoit ses foyers. Zeus, Zeus par qui

Tout s'achève, achève mes souhaits et songe

A cette œuvre que tu dois achever.

Elle rentre dans le palais.

La porte reste ouverte.

435


LE CHOEUR

D'où vient

Cette appréhension ainsi devant mon cœur

Rempli de pressentiments, qui obstinément

Voltige autour de lui ? Sans ordre ni salaire

D'où vient que mon chant s'essaie à l'avenir ?

Et pourquoi, après avoir craché comme on fait

Pour un songe obscur, l'assurance persuasive

N'est-elle pas assise au siège de mon cœur ?

Le temps est vieux déjà où le jet des amarres

Ramener à bord en fit résonner le sable,

Vers Ilion s'élançaient nos marins en armes.

Et de mes yeux, j'ai appris son retour. J'en suis

Moi-même le témoin ; pourtant mon cœur au fond

De sa propre inspiration chante le thrène

Sans lyre de l'Erinys, que jamais personne

Ne lui a appris.

Il ne sent plus, pleine et douce

La confiance de l'espoir. Pourtant le cri

Des entrailles n'est pas un vain cri et le cœur

436


Qui mène des rondes sur des entrailles amies

De la justice annonce une réalité.

Pourtant je souhaite que mon souci ne soit

Que mensonge et qu'il retombe dans le néant.

La ligne qui sépare la santé parfaite

De la maladie est extrêmement tenue.

La maladie, sa voisine, toujours s'apprête

A la jeter à bas ... Le triomphe de l'homme

Se heurte soudain à un écueil invisible.

Si du moins une crainte sage manœuvrant

Prudemment lui fait rejeter une partie

De sa richesse obtenue, alors sa maison

Ne sombre pas toute, malgré sa puissante charge :

Sa barque ne coule pas ; Zeus et les sillons

De l'année avec de multiples et larges dons

Savent éloigner la famine.

Mais le sang noir

D'un être humain une fois répandu à terre,

Aucun enchanteur ne pourrait le rappeler

Dans les veines dont il est sorti. Ce n'est pas

Impunément que Zeus décida d'arrêter

Pour notre bien celui qui savait ramener

437


Les morts des enfers. Pourtant ! Si l'ordre établi

Par les dieux, n'assurait pas dans un lot pour l'homme

La supériorité sur celui d'un autre homme,

Mon cœur préviendrait ma langue et déborderait

Plutôt que de guérir dans l'ombre et la douleur

Sans pouvoir espérer qu'un avis salutaire

Se déroule jamais de mon esprit en feu.

Sur le seuil du palais,

Clytemnestre apparaît à nouveau.

CLYTEMNESTRE

Mais entre toi aussi, n'entends-tu pas, Cassandre ?

Puisque Zeus clément, dans notre palais, t'a mise

Pour prendre part à nos ablutions, debout

Parmi de nombreux esclaves, près de l'autel

Qui protège nos biens, va, descends de ce char

Et dépose ton orgueil. Le fils d'Alcène

Lui-même fut, dit-on, vendu jadis et dut

Se résigner à manger le pain des esclaves.

Pour qui est, en tout cas, contraint à pareil sort

Cette immense faveur que de pouvoir tomber

438


Sur des maîtres accoutumés depuis fort longtemps

A l'opulence. Ceux qui, contre tout espoir,

Ont fait une riche moisson sont toujours durs

Et chiches pour leurs esclaves. Tu obtiendras

De nous les égards coutumiers.

Un silence.

Le chœur s'adresse à Cassandre.

LE CHOEUR

Mais c'est à toi

Qu'elle vient de s'adresser, et en termes clairs.

Puisque tu es prise dans le filet fatal,

Obéis, si tu veux obéir ; ou peut-être

T'y refuseras-tu.

CLYTEMNESTRE

Si, comme l'hirondelle

Elle n'a pas une langue inconnue, barbare,

Je veux bien essayer en lui parlant de faire

Entrer dans son cœur les avis de la raison.

439


LE CHOEUR

Suis-la, car l'avis qu'elle pourra te donner

Dans son état est le meilleur. Obéis donc

Et quitte le siège de ton char.

Nouveau silence.

CLYTEMNESTRE

Je n'ai pas

Le loisir de m'attarder ici à la porte.

Au centre de la maison, devant le foyer,

Les victimes sont rangées pour être immolées,

Déjà. Si tu es disposée à m'écouter,

Ne perds pas de temps. Si, faute de ne comprendre,

Tu n'entends pas mes raisons, au lieu de parler,

Explique-toi en gestes barbares.

LE CHOEUR

Ce semble,

440


L'étrangère aurait besoin d'un clair interprète.

Elle a les façons d'une bête qu'on viendrait

De capturer.

CLYTEMNESTRE

Mais, à coup sûr elle est folle et

Elle obéit au délire, si, arrachée d'hier

A sa ville conquise, elle ne sait porter

Le mors, sans exhaler en écume sanglante

Sa fougue. Je ne m'abaisserai pas à lui

Parler davantage.

Elle pénètre dans le palais,

la porte reste ouverte.

LE CORYPHEE

Pour moi, j'ai pitié d'elle

Et je ne me mettrai pas en colère. Allons

Infortunée, abandonne ton char, cédant

A la nécessité, inaugure le joug.

441


Cassandre est immobile, ses

yeux sont fixés sur le représentation

d'Apollon, dieu des routes - cette

représentation est visible à la porte du

palais. Alors, sans même bouger,

immobile, sur son char, elle dit :

CASSANDRE

Hélas ! Hélas ! Ô terre ! Apollon ! Apollon !

LE CORYPHEE

Pourquoi te lamenter au nom de Loxias ?

Son culte a refusé le thrène funéraire.

CASSANDRE

Hélas ! hélas ! ô terre ! Apollon ! Apollon !

LE CORYPHEE

442


La voilà qui encore en lugubres clameurs

Prie un Dieu qui n'entend pas les chants de douleur.

CASSANDRE

Apollon ! Apollon ! Dieu des routes ! Apollon

Qui me perds ! Dans quelle maison m'as-tu menée !

LE CORYPHEE

Va-t-elle prophétiser sur sa destinée ?

Le souffle de Dieu vit dans son âme d'esclave.

CASSANDRE

Apollon ! Apollon ! Dieu des routes ! Apollon

Qui me perds ! Dans quelle maison m'as-tu menée !

LE CORYPHEE

Celle des Atrides, si tu ne le sais pas,

Je te le dis sans crainte de me tromper.

443


CASSANDRE

Ah !

Dis plutôt une maison abhorrée des Dieux,

Complices de nombreux maux, meurtres de parents,

Têtes coupées, un abattoir d'hommes au sol rougi.

LE CORYPHEE

L'étrangère semble avoir le nez fin d'une chienne ;

Elle flaire la piste pour découvrir les meurtres.

CASSANDRE

Ah ! Ah ! J'en crois ces témoignages : ces enfants

Que je vois pleurer sous le couteau et ces chairs

Rôties dévorées par un père !

LE CORYPHEE

Est venue ta réputation prophétique,

Jusqu'à nous

444


Mais nous n'avons pas besoin ici de prophètes.

CASSANDRE

Grands Dieux ! Que prépare-t-on là ? Quelle douleur

Terrible encore prépare-t-on dans ce palais ?

Oui, terrible et cruelle, insupportable aux proches

Hélas ! Inguérissable, et le remède est loin.

LE CORYPHEE

Ces prédictions-là, je ne puis les saisir ;

Le reste m'est connu : tout le pays le crie.

CASSANDRE

Ah ! Ah ! Misérable ! tu oses donc cela ! ...

Tu as baigné l'époux qui partagea ta couche,

Comment dire la fin ? - Ce sera bientôt fait.

Deux bras, l'un après l'autre, avec avidité

Se tendent pour frapper.

445


LE CORYPHEE

Je ne comprends pas mieux.

Après les énigmes, voici d'obscurs oracles

Qui me laissent perplexe.

CASSANDRE

Ah ! Horreur ! Horreur !

Que vois-je ? Est-ce un filet d'enfer ? Mais ce filet,

C'est la compagne du lit, complice du meurtre.

Que la troupe attachée à la race salue

Donc d'un cri triomphant le sacrifice infâme !

LE CORYPHEE

Pourquoi dans ce palais appeler les clameurs

De l'Erinys ? Ta voix cette fois m'épouvante.

LE CHOEUR

Un flot jaunâtre reflue vers mon cœur, pareil

446


A celui qui, chez les guerriers mort sous la lance,

Accompagne les derniers rayons d'une vie

Qui s'éteint, tandis que la mort rapidement

S'approche.

CASSANDRE

Garde-toi de la vache, regarde,

Regarde. Dans le piège d'un voile elle a pris

Le taureau aux cornes noires ; elle frappe, il choit

Dans la baignoire pleine ; c'est ce qui se passe

Dans la cuve traîtresse et sanglante.

LE CORYPHEE

Je ne

Me vanterai pas d'être un habile interprète

D'oracles mais celui-là, sous de pareils mots

Paraît présager un malheur.

LE CHOEUR

Pour les mortels,

447


Jamais bonne nouvelle n'a été apportée

Par les oracles ? C'est par des malheurs que l'art

Verbeux des prophètes fait entendre le sens

De la terreur à ceux qui les écoutent.

CASSANDRE

Hélas !

Hélas ! Infortunée ! Quel est mon malheureux

Destin ? C'est mon propre malheur que je clame et

Que je verse ainsi dans le cratère. Pourquoi

M'as-tu conduite ici malheureuse, sinon

Pour y mourir aussi ? Ou pour quelle raison ?

LE CHOEUR

Une fureur divine a emporté ton âme

Pour chanter su toi-même un chant peu enchanteur.

Tel le fauve rossignol qui toujours appelle

"Itys ! Itys !" et gémit, hélas, en son cœur

Douloureux sur une vie riche de douleurs.

448


CASSANDRE

Hélas ! Hélas ! Pourquoi évoquer le destin

Du mélodieux rossignol ? D'un corps ailé

Les dieux l'ont revêtu. Sa vie était douceur

Et sans larmes ; ce qui m'attend, moi, c'est le fer

A double tranchant qui fend les fronts.

LE CHOEUR

D'où tiens-tu

Ces aveugles malheurs amassés par les dieux

Que dans ton délire tu prétends fondre sur toi ?

Et pourquoi modules-tu ces prédictions

Affreuses avec des cris lugubres et sur un ton

Suraigu ? Qui t'a révélé les mots sinistres

Qui jalonnent le chemin de tes prophéties ?

CASSANDRE

Ah ! Noces de Pâris, noces fatales aux siens !

Las ! Scamandre, où s'abreuvait ma patrie ! Naguère,

449


J'ai grandi, infortunée, nourrie sur tes bords.

Maintenant c'est sur les rives du Cocyte et

De l'Achéron que j'irai, je le crois, bientôt

Prophétiser.

LE CHOEUR

Ah ! Quel est ce trop clair oracle !

Un enfant, cette fois, comprendrait ! Je ressens

Comme une morsure sanglante la pensée

De ton douloureux destin quand j'entends ta voix

Clamer ces plaintives souffrances qui déchirent

Mon cœur.

CASSANDRE

Las ! Misères, misères de ma ville

A jamais disparue : hécatombes où mon père

Immolait sans compter le bétail qui paissait

Nos prairie pur sauver nos remparts, mais remède

Complètement vain, qui n'a pas sauvé la ville

De l'état où elle est réduite. Ainsi je vais,

L'âme inspirée, bientôt m'abattre sur le sol.

450


LE CHOEUR

Cet oracle nouveau s'enchaîne aux précédents

Un Dieu haineux s'est abattu sur toi de tout

Son poids et te force à chanter ces gémissantes

Et mortelles douleurs. Quelle en sera l'issue,

Je ne la devine pas.

CASSANDRE

Maintenant l'oracle,

Comme une jeune épousée à travers un voile

Ne se montrera plus. Mais d'un souffle éclatant

Il va bondir au-devant du soleil levant,

Et comme une vague, baigner dans ses rayons

Un terrible malheur plus grand que celui-là.

Je vous instruirai sans énigmes. A présent,

Rendez-moi témoignage que, nez sur la piste,

J'ai suivi sans écart la trace des forfaits

Anciens. Car il y a dans cette maison

Un cœur qui ne le quitte jamais et qui chante

A l'unisson, mais un chant qui ne charme point

451


L'oreille, car les paroles n'en sont pas belles.

Oui, c'est une bande bruyante qui a bu

Du sang humain pour s'enhardir et qui n'est pas

Aisée à déloger du palais où elle est,

Oui, c'est la bande des Erinyes acharnées

Contre la race. Attachées à cette maison

Elles y chantent le chant qui rappelle le crime

Initial, alors elles crachent leur dégoût

Tour à tour irritée contre celui qui la

Foula. Me suis-je trompé ou comme un archer

Ai-je touché le but ? Suis-je une radoteuse

Qui colporte de fausses prophéties, de porte

En porte ? Mais avant de le prétendre, commence

Par jurer que tu n'as jamais rien entendu

Dire de vieilles fautes de cette maison.

LE CORYPHEE

L'assurance du serment le mieux assuré

Serait-elle un remède ? J'admire comment

Elevée sur des rives lointaines, étrangère

A notre langage, tu rencontres partout

La vérité, comme si tes yeux l'avaient vue.

452


CASSANDRE

C'est que le divin Apollon m'a préposée

A cette tâche.

LE CORYPHEE

Piqué par le désir ?

A-t-il été, quoique dieu,

CASSANDRE

De parler de ces choses.

Jusqu'ici j'avais honte

LE CORYPHEE

Dans les jours de bonheur.

On fait le délicat

453


CASSANDRE

Tout embrassé d'amour.

Il luttait pour m'avoir,

LE CORYPHEE

Est-ce que vous en vîntes

Comme c'est l'usage au point de faire un enfant ?

CASSANDRE

J'en étais tombée d'accord avec Loxias

Mais je trahissais mon serment.

LE CORYPHEE

Déjà l'art qui t'inspire ici ?

Possédais-tu

CASSANDRE

Déjà

454


Je prédisais ses maux à mes concitoyens.

LE CORYPHEE

Comment donc échappes-tu au ressentiment

De Loxias ?

CASSANDRE

Dès que je l'eus trompé,

Personne n'accorda crédit à mes oracles.

LE CORYPHEE

Nous, nous croyons tes oracles dignes de foi.

CASSANDRE

Hélas ! hélas ! ah ! ha ! misères ! de nouveau

Le travail prophétique me fait sur moi-même

455


Tourner, et ses horribles préludes m'affolent.

Voyez-vous ces enfants assis près du palais

Pareils aux fantômes des songes ? On dirait des

Enfants tués par leurs parents : ils ont les mains

Pleines de chair pour repaître leurs proches ; ils ont

L'air de tenir leurs intestins et leurs entrailles,

Lamentable fardeau qu'un père de sa bouche

Approcha. Pourtant ce forfait sera puni,

Je le déclare : un lion, sans courage, qui,

Vautré dans le lit, garde la maison, médite,

Las ! de le venger sur mon maître de retour ;

Car je suis réduite à porter le joug de la

Servitude. Le destructeur de Troie, le chef

De la flotte ne sait pas ce que l'exécrable

Chienne qui manifestait beaucoup d'allégresse

En des discours sans fin, pareil à la furie,

Qui dissimule tant de desseins, lui prépare

Pour son malheur. Et voyez où va son audace :

Femelle qui tue son mâle, je vois en elle ...

De quel monstre odieux, - un serpent à deux têtes -

Scylla gîtée dans les rocs - fléau des marins,

Me faudrait-il emprunter le nom pour donner

Celui qu'elle mérite à cette ignoble mère

456


Furieuse, échappée de l'enfer qui respire

Une guerre implacable. Quel cri de joie, elle a

Poussé la scélérate : le cri du guerrier

Devant la déroute ennemie ! L'on s'imagine

Qu'elle exprime ainsi la joie d'un heureux retour !

Mais à présent si je parle à des incrédules

Qu'importe ! ce qui doit être sera, et, toi

Tu diras dans peu de temps, témoin attendri

Par l'évènement que mes prophéties ne sont

Que trop vraies.

LE CORYPHEE

Mais c'est du festin de Thyeste

Préparé avec la chair de ses enfants que

Tu as parlé ; j'ai compris et j'ai frissonné.

La terreur me prend à ouïr la vérité

Sans images. Sur ce que tu as dit en outre,

Mon esprit égaré, court hors de la carrière.

457


CASSANDRE

Je dis que tu verras la mort d'Agamemnon.

LE CORYPHEE

Tais-toi, malheureuse ! Laisse dormir ta voix.

CASSANDRE

Il n'est pas de médecin qui puisse guérir

Les maux que je prédis.

LE CORYPHEE

Que le ciel nous en garde !

S'ils doivent voir le jour,

CASSANDRE

Eux songent à tuer.

Mais forme des vœux,

458


LE CORYPHEE

Cette abomination ?

Quel est l'homme qui prépare

CASSANDRE

Du sens de mes oracles.

Tu t'égares loin

LE CORYPHEE

Je n'ai pas compris

Comment s'y prendrait l'assassin.

CASSANDRE

Parler la langue des Grecs.

Pourtant je sais

LE CORYPHEE

Loxias aussi :

459


Ils n'en sont pas moins difficiles à expliquer.

CASSANDRE

Dieux ! Quel est ce feu ? il marche sur moi. Hélas !

Apollon Lykéios, malheur à moi, à moi !

C'est elle, la lionne à deux pieds qui couchait

Avec le loup alors que le noble lion

Etait absent, c'est elle qui va me tuer,

Malheureuse ! Mais dans la coupe où elle brasse

Le poison, elle entend à sa vengeance aussi

Mélanger mon salaire. Contre son époux

En aiguisant le coutelas, elle prétend

Le punir de trépas pour m'avoir amenée

Ici. Pourquoi porter encore ces ornements,

Ce bâton et ces bandelettes fatidiques,

Tombant autour de mon cou ? Je te briserai,

Toi, avant de périr.

Elle brise le bâton, puis elle arrache de

sa tête et jette à terre ses bandelettes.

460


Vous tous, soyez maudits :

C'est ma revanche, à moi, de vous voir là, à terre.

Enrichissez de malheur quelque autre à ma place.

C'est Apollon qui me dépouille du manteau

Des prophètes, après s'être complu à me voir

Copieusement raillée sous cette parure

Par mes amis et par mes ennemis. Pour un rien

On m'appelait vagabonde comme une diseuse

De bonne aventure, mendiante affamée

Et famélique, et j'endurais l'affront. Voici

Qu'aujourd'hui le prophète qui a fait de moi

Une prophétesse m'amène ici pour y

Recevoir ce coup mortel. Au lieu de l'autel

Paternel, un billet m'attend tout empourpré

Du sang chaud de mon égorgement !

Mais les dieux

Du moins ne laisseront pas ma mort impunie.

A son tour, un autre viendra pour nous venger,

461


Un fils qui tuera sa mère, et qui lui fera

Payer le meurtre de son père. Fugitif,

Errant, banni de cette terre, il reviendra

Mettre le couronnement aux forfaits des maux

De sa famille. Ce qui le ramènera,

C'est le souvenir de son père étendu dans

Son sang. Dès lors pourquoi m'apitoyer ainsi

Et me lamenter ? Puisque j'ai vu la cité

D'Ilion traitée comme elle l'a été, puis ceux

Qui l'ont prise finir ainsi, condamnés par

Les dieux, j'irai, j'affronterai, je subirai

La mort. Aussi les dieux ont prononcé le grand

Serment. Or je salue en ces portes, les portes

De l'Enfer, et je ne souhaite plus qu'un coup

Bien porté, qui sans convulsion, dans les flots

D'un sang qui tue doucement, viendra me fermer

Les yeux.

LE CORYPHEE

Ô femme trop malheureuse et aussi

Trop savante, tu as fait des prédictions.

Mais si vraiment tu connais ton propre destin,

462


Pourquoi marches-tu si hardiment vers l'autel

Pareille à la génisse poussée par les dieux ?

CASSANDRE

Je ne peux échapper à mon sort ; pourquoi donc

Gagner une heure ?

LE CORYPHEE

Qui ont le plus de prix.

Ce sont les derniers moments

CASSANDRE

Je gagnerais peu à m'enfuir.

Non, le jour est venu

LE CORYPHEE

Sache-le, qui fait ton malheur.

C'est ton courage,

463


CASSANDRE

C'est une chose

Qu'on ne dit jamais aux gens heureux.

LE CORYPHEE

Mais mourir

Glorieusement est une faveur des dieux.

CASSANDRE

Ah ! Pitié sur toi, père, et sur tes nobles fils !

La tête enveloppée, elle se dirige vers le palais, puis,

brusquement recule.

LE CORYPHEE

Qu'y-a-t-il ? Quelle crainte te fait revenir

Sur tes pas ?

464


CASSANDRE horrifiée

Hélas ! Hélas !

LE CORYPHEE

Mais pourquoi ce cri ?

Quelle horreur est donc dans ton âme ?

CASSANDRE

Le palais

Exhale une odeur de meurtre et de sang.

LE CORYPHEE

Eh non !

Il sent les offrandes brûlées sur le foyer.

CASSANDRE

On dirait des odeurs qui sortent du tombeau.

465


LE CORYPHEE

La maison ne sert pas les parfums de Syrie

D'après ce que tu dis.

CASSANDRE

Allons ! J'irai gémir

Jusque chez les morts sur mon sort et sur celui

D'Agamemnon. J'en ai assez de cette vie.

Elle prend la direction du palais, s'arrête

puis se retourne vers le chœur.

Ah ! Étrangers ... Ne voyez pas en moi l'oiseau

Qui tremble devant le buisson : car je désire

Seulement qu'après ma mort vous vouliez me rendre

Témoignage de ceci, le jour où pour prix

De son sang, une femme aussi devra verser

Le sien propre, et où pour prix d'un homme perdu

Par son épouse, un homme tombera. Voilà

Le présent d'hospitalité que je demande

A l'heure de mourir.

466


LE CORYPHEE

Du sort que tu prévois.

J'ai pitié, malheureuse,

CASSANDRE

Encore un dernier mot.

Je ne veux pas chanter mon propre thrène, mais

Face au soleil et face à sa clarté suprême

J'adresse ma prière : puissent mes ennemis

Et mes meurtriers payer ensemble la dette

De l'esclave morte ici, qui fut une proie

Si facile.

Elle entre dans le palais.

La porte se referme.

LE CORYPHEE

Ô destin des mortels ! Sont-ils vraiment heureux ?

Leur bonheur apparaît comme une ombre légère.

467


Vint le malheur, un coup d'éponge humide efface

Le tableau : c'est cela plus encore que ceci

Qui m'emplit de pitié. Du succès les mortels

Ne se rassasient jamais. Nul n'y renonce et,

Le doigt levé pour l'écarter de sa demeure,

Ne lui dit : "N'entre plus."

C'est ainsi qu'à cet homme

La grâce fut donnée par les dieux bienheureux

De conquérir la ville de Priam. Il est

Retourné dans son pays comblé des faveurs

Du ciel ; mais maintenant s'il doit payer le sang

Qu'ont répandu ses pères et, en mourant lui-même

Après tant de morts, provoquer d'autres morts,

Son propre châtiment, qui donc parmi les hommes,

En apprenant cela, oserait se flatter

D'être né pour un sort à l'abri de tous maux ?

On entend derrière la porte la voix d'Agamemnon.

AGAMEMNON

Hélas ! D’un coup mortel ma chair est transpercée.

468


LE CORYPHEE

Ecoutez ! Qui crie là, blessé d'un coup mortel ?

AGAMEMNON

Hélas ! deux fois hélas ! encore un autre coup !

LE CORYPHEE

Le crime paraît accompli à en juger

Les gémissements du roi. Allons, essayons

De nous réunir ici en des mûrs conseils.

UN CHOREUTE

Mon avis, le voici : crions aux citoyens

D'accourir ici au palais.

DEUXIEME CHOREUTE

Je suis d'avis

469


De fondre brusquement à l'intérieur et

De saisir les meurtriers sur le fait, l'épée

Encore toute sanglante.

TROISIEME CHOREUTE

Pourquoi, je partage

Cet avis, il faut agir ; ce n'est plus le temps

D'hésiter.

QUATRIEME CHOREUTE

On peut attendre et voir ; ce n'est là

Qu'un début, c'est le signe de la tyrannie

Qu'ils préparent à la cité.

CINQUIEME CHOREUTE

Et nous balançons !

Mais eux foulent aux pieds la gloire d'hésiter,

Ils ne laissent pas s'endormir leurs bras.

470


SIXIEME CHOREUTE

Vraiment

Je ne sais quel conseil donner pour tomber juste.

Qui veut agir doit tout d'abord délibérer.

SEPTIEME CHOREUTE

C'est aussi mon avis : je ne vois pas comment

Des mots pourraient ressusciter un mort.

HUITIEME CHOREUTE

Quoi donc !

Cèderons-nous uniquement pour prolonger

Nos jours, à des maîtres qui souillent ce palais !

NEUVIEME CHOREUTE

Intolérable sort ! Mourir vaut encore mieux,

Car la mort est plus douce que la tyrannie.

471


DIXIEME CHOREUTE

Mais allons-nous sans autre preuve que des plaintes

Prédire la mort du roi ?

ONZIEME CHOREUTE

Il faut être bien

Renseigné de ce qui survient pour s'indigner :

Conjecturer et savoir exactement sont

Choses différentes.

LE CHORYPHEE

J'approuve cet avis,

Et je m'y range avec conviction : savoir

Exactement le sort que connaîtra l'Atride.

S'ouvre la porte centrale. L'on peut voir

Agamemnon recouvert d'un linge ensanglanté étendu et

mort. A ses côtés, Cassandre. Près des deux corps, Clytemnestre se tient debout,

une épée à la main.

472


CLYTEMNESTRE

La nécessité m'a dicté tout un discours

Et je ne rougirai pas de le démentir.

C'est le seul moyen, lorsque l'on veut assouvir

Sa haine sur un ennemi qu'on a semblé

Aimer, de dresser devant lui les panneaux du

Malheureux pour qu'il ne puisse bondir par-dessus.

J'ai songé longtemps d'avance à cette rencontre

Pour trancher une ancienne querelle ; elle est

Venue la revanche, enfin ! J'ai tout accompli,

Je ne puis le nier, pour qu'il ne pût ni fuir

Ni écarter la mort. Je l'ai enveloppé

Comme un poisson dans un vrai filet sans issue,

Riche vêtement de malheur, et je le frappe

Deux fois, et sans un geste, en deux gémissements,

Il laisse aller ses membres ; quand il est à bas,

J'ajoute un troisième coup, offrande votive

Au Zeus souterrain, sauveur des morts. C'est ainsi

Qu'il crache son âme en tombant. Son sang jaillit

Sous le fer qui l'a percé, et il m'éclabousse

Des noires gouttes de cette rosée sanglante

Aussi douce à mon cœur que la douce rosée

473


De Zeus pour le germe au sein du bouton.

Voilà

Comment les choses se sont passées, citoyens

Révérés dans Argos. Quelles vous plaisent, ou non

Moi je m'en applaudis. Si même il est admis

De verser des libations sur un cadavre,

Il serait juste d'en verser sur celui-ci,

Et ce serait bien justice ici, tant cet homme

Avait pris dans ce palais à remplir

D'exécrations la coupe qu'à son retour

Il a dû lui-même vider.

LE CHOEUR

Nous admirons

Le langage de ta bouche effrontée : ainsi

Tu te glorifies aux dépens de ton époux.

CLYTEMNESTRE

Vous voulez m'éprouver, vous me croyez pour femme

Irréfléchie. Or je vous dis, moi, vous devez

474


Le savoir, mon cœur ne tremble pas, vos critiques

Comme vos louanges me laissent indifférente.

Voilà Agamemnon, mon époux, son cadavre

Est l'œuvre de ma main, une bonne ouvrière.

Voilà ce que j'ai à vous dire.

LE CHOEUR

Quel poison

Tiré des sucs de cette terre, quel breuvage

Puisé aux flots de la mer as-tu absorbé

Que tu aies cru pouvoir, infligeant tel trépas

Ecarter, rejeter les imprécations

Du peuple ? Non ! Désormais tu es sans patrie,

La haine puissante de la ville est sur toi.

CLYTEMNESTRE

Ainsi, tu me condamnes aujourd'hui à l'exil

A la haine d'Argos, aux imprécations

D'un peuple, tandis que contre lui autrefois

Tu ne t'insurgeais pas : cet homme insouciant

Sans plus d'égards que pour la mort d'une brebis

475


Prise dans son troupeau laineux a immolé

Sa propre fille, l'enfant chérie de mon sang

Pour charmer les vents de Thrace. N'est-ce pas lui

Qu'il fallait jeter hors de cette ville, afin

Qu'il payât ses souillures ? C'est quand tu apprends

Ce que j'ai fait, au contraire, que tu deviens

Un juge implacable. Mais voici les menaces

Que je te permets puisque je suis préparée

A te les retourner : combattons par la force

Si tu es vainqueur ; c'est toi qui seras mon maître ;

Mais si le ciel en décide tout autrement,

De tardives leçons t'apprendront la sagesse.

LE CHOEUR

Ton esprit est audacieux et ton langage

Arrogant. Après le meurtre qui l'a souillé,

Le cœur pense que la tache de sang va bien

Au front. Méprisée, privée d'amis, tu devras

Payer coup par coup.

476


CLYTEMNESTRE

Et toi, veux-tu écouter

Les justes serments que je prononce ? Je jure

Par la Justice qui a vengé mon enfant,

Par Até et par l'Erinys auxquelles j'ai

Immolé cet homme, qu'il n'y a pas d'espoir

Que la crainte mette le pied dans le palais,

Tant que, pour allumer le feu de mon foyer

Egisthe sera à me garder ses bontés.

Il est le large bouclier en qui je mets

Ma confiance. Le voilà gisant cet homme

Qui m'a fait mal, les délices des Chryséis

Sous Ilion. Et elle est aussi la captive,

La devineresse, la prophétesse qui

Partageait son lit, sa fidèle concubine

Qui l'accompagnait sur le pont du vaisseau. Ils ont

Eux tous deux, le sort qu'ils avaient mérité. Lui,

Est tombé sans un mot. Mais elle, comme un cygne

A pleuré son dernier gémissement de mort

Avant de s'étendre, amoureuse, à ses côtés.

Mon époux me l'a amenée pour pimenter

Mon plaisir.

477


LE CHOEUR

Hélas ! Quelle mort viendra bien vite,

Sans nulle souffrance sur un lit de douleur

Nous apporter le sommeil que rien n'interrompt

Ni ne termine, puisqu'il a succombé, celui

Dont la bonté veillait sur nous, celui qui tant

Souffrit pur une femme, a maintenant perdu

La vie par une femme.

LE CORYPHEE

Hélas ! Folle Hélène,

Qui seule as perdu des milliers et des milliers

De vies sous Troie ...

LE CHOEUR

Et qui viens à présent de mettre

A ton œuvre un couronnement inoubliable,

En répandant un sang impossible à laver.

Oui, sans doute cette maison était alors

478


Hantée par la Querelle appliquée à la perte

D'un époux.

CLYTEMNESTRE

Mais ne vas pas appeler la Mort

Parce que ce coup t'accable, ne tourne pas

Ton ressentiment contre Hélène, sous prétexte

Qu'elle est seule la meurtrière d'un héros

Et seule destructrice de Grecs par milliers,

Provoquant des douleurs à jamais éternelles.

LE CHOEUR

Génie qui t'abats sur la maison et les têtes

Des deux petits-fils de Tantale, tu te sers

Des femmes animées des mêmes sentiments

Pour triompher en déchirant nos cœurs. Penché

Sur le cadavre comme un corbeau ennemi,

Tu te fais gloire de chanter suivant l'usage

Un hymne de triomphe.

479


LE CORYPHEE

Hélas ! Folle Hélène,

Qui seule as perdu des milliers et des milliers

De vies sous Troie ...

LE CHOEUR

Car tu as donné à ton œuvre

Un suprême, inoubliable couronnement

En répandant le sang impossible à laver.

Sans doute la maison était alors hantée

Par la Querelle, pour la perte d'un époux.

CLYTEMNESTRE

Ta bouche vient de redresser ton jugement,

En nommant le Génie qui largement s'engraisse

Du sang de cette race. C'est lui qui nourrit

Dans nos entrailles cette soif de sang. L'abcès

Nouveau apparait avant même qu'ait fini

Le mal ancien.

480


LE CHOEUR

C'est aisément un grand,

Un grand Génie celui dont la colère pèse

Sur cette maison, tu l'as dit. Hélas ! Hélas !

Cela par Zeus, qui seul tout veut et tout achève

Car chez les hommes, sans Zeus, rien ne s'accomplit.

Est-il ici rien qui ne soit œuvre des dieux ?

LE CORYPHEE

Ah ! Mon roi, mon roi, comment te pleurer ? Du fond

De ce cœur qui t'aime, que puis-je t'adresser ?

Te voilà couché dans ce tissu d'araignée,

Ton âme s'exhale sous un coup sacrilège !

LE CHOEUR

Hélas ! Tu gis sur cette couche ignominieuse,

Dompté traîtreusement, sous l'arme à deux tranchants

Brandie par une épouse !

481


CLYTEMNESTRE

Tu prétends que c'est là

Mon œuvre, n'en crois rien. Ne me dis même pas

Que je suis femme d'Agamemnon. Sous les traits

De l'épouse de ce mort, c'est l'antique, c'est

L'âpre Génie, le Vengeur d'Atrée, du cruel

Amphitryon, qui a payé cette victime

Immolant un guerrier pour venger des enfants.

LE CHOEUR

Et toi, innocente de ce meurtre ! Qui donc

En témoignera ? Comment ? Comment ? Il se peut

Que le génie qui venge les crimes des pères

Soit ton complice. Le noir Arès fait couler

A flot le sang familial en exerçant

Sa violence, car l'heure est venue pour lui

De fournir aux enfants dévorés la justice

Que réclame leur sang répandu sur le sol.

482


LE CORYPHEE

Ah ! mon roi, mon roi, comment te pleurer ? Du fond

De mon cœur affectionné, que puis-je dire ?

Te voilà couché dans ce tissu d'araignée

Et ta vie s'exhale sous le coup d'une main

Sacrilège !

LE CHOEUR

Hélas ! Tu gis sur cette couche

Indigne, dompté traîtreusement par la hache

A deux tranchants brandie par la main de l'épouse.

CLYTEMNESTRE

Selon moi son trépas n'a pas été indigne.

N'est-ce pas lui qui a introduit en effet

Jadis la mort perfide dans cette maison ?

Ce qu'il a fait subir à mon Iphigénie

Tant pleurée, belle enfant que j'avais eu de lui,

Méritait bien le sort que lui-même a subi.

Qu'il ne montre donc pas dans Hadès trop de gloire :

483


Sa mort sous le fer tranchant n'a fait que payer

Le crime qu'il commit.

LE CHOEUR

Je ne sais où j'en suis,

Tout conseil échappe à ma perspicacité :

Où dois-je me tourner quand croule la maison ?

Je tremble au bruissement de l'averse sanglante

Sous laquelle s'effondre le palais. Déjà

C'est un déluge ! Ainsi le Destin aiguise

Sur d'autres pierres, en vue d'un châtiment nouveau

Sa justice.

LE CORYPHEE

Ah ! Terre, terre, mais pourquoi

N'est-ce pas moi que tu as reçu dans ton sein,

Avant d'avoir vu mon roi étendu au fond

D'une baignoire d'argent ? Qui l'enterrera ?

Qui chantera son thrène ? L'oseras-tu, toi

Qui as tué ton époux gémir sur sa mort

Et pour rançon d'un atroce forfait, offrir

484


A son âme un hommage dérisoire qui

Défie la justice ?

LE CHOEUR

Et qui donc prendra la peine

De prononcer avec soin le funèbre éloge

De cet homme divin et de pleurer sur lui

D'un cœur qui ne monte pas ?

CLYTEMNESTRE

Ce n'est pas à toi

Que revient ce souci. Il est tombé par moi,

Il en est mort, et il sera enseveli

Sans que les gens de sa maison ne l'accompagnent

De leurs lamentations. Seule, Iphigénie

Sa fille, remplie de tendresse, comme il sied

Ira, au devant de son père, sur la rive

Du fleuve impétueux des douleurs, et jetant

Ses bras autour du cou, le baisera avec

Amour.

485


LE CHOEUR

A un reproche répond un reproche

Trancher est tâche ardue : qui voulait prendre est pris,

Qui tue payera sa dette. Une loi doit régner

Tant que Zeus restera sur le trône : "Au coupable

Le châtiment". C'est dans l'ordre divin. Qui pourrait

Extirper de ce palais, le germe maudit ?

La race est rivée au Malheur.

LE CORYPHEE

Ah ! Terre, terre,

Mais pourquoi ne m'as-tu pas reçu dans ton sein,

Avant d'avoir vu, mon roi étendu au fond

D'une baignoire d'argent ? Qui l'enterrera ?

Qui chantera son thrène ? L'oseras-tu, toi

Qui a tué ton époux gémir sur sa mort

Et pour rançon d'un atroce forfait, offrir

A son âme un hommage dérisoire qui

Défie la justice ?

486


LE CHOEUR

Et qui donc prendra la peine

De prononcer avec soin le funèbre éloge

De cet homme divin et de pleurer sur lui

D'un cœur qui ne meurt pas ?

CLYTEMNESTRE

Tu viens de proclamer

Enfin la vérité. En tout cas, je veux moi

Prêter ce serment au génie des Plisthénides.

A l'état des choses présent, je me résigne

Si dur qu'il soit, pourvu que désormais sortant

De ce toit, il aille épuiser une autre race

Par ces meurtres domestiques. La moindre part

Des biens de cette demeure ne suffira

Si je parviens à délivrer de ce palais

La fureur de mutuels homicides.

487


EGISTHE

Ô douce

Lumière d'un soleil justicier ! Je puis dire

Désormais qu'il existent des dieux protecteurs

Pour venger les mortels, des dieux qui de là-haut

Attachent leurs regards aux crimes de la terre

Puisqu'aujourd'hui j'ai vu dans les voiles tissées

Par les Erinyes, cet homme étendu payant

A ma profonde joie les machinations

De la main d'un père.

C'est Atrée, en effet,

Roi de cette maison et père de cet homme

Qui disputant le pouvoir à Thyeste, mon

Père à moi, et son frère à lui - pour parler clairement -

Le bannit à la fois de sa ville et de sa

Maison. Revenu en suppliant au foyer

De son frère, il y trouva la sécurité

En ce sens qu'il ne fut point tué sur place et

Que son sang ne se répandit pas sur le sol

De ses pères ; mais le père impie de cet homme,

Atrée, hôte plus empressé qu'affectueux

488


Faisant semblant de célébrer un jour de fête

Par un sacrifice plein de gaîté, servit

A mon père un repas composé de la chair

De ses enfants en guise d'hostilité.

Et assis seul au haut de la table, il brisa

Les pieds, et les bouts des doigts des mains. Aussitôt

Thyeste trompé étend la main et avale

La nourriture funeste - tu le vois -

A la race toute entière. Puis, comprenant

L'acte abominable, il pousse un gémissement

Et tombe à la renverse, en vomissant ces chairs

Egorgées. Il appelle un horrible destin

Sur les Pélopides et d'un coup de pied renverse

La table : "Que toute la race de Plisthène

Périsse ainsi !" Voilà pourquoi tu vois ici

Cet homme à terre. J'étais tout désigné moi,

En ourdissant ce meurtre.

Treizième enfant

De mon malheureux père, tout petit encore

Au berceau, Atrée m'exile avec lui. Ainsi

J'ai grandi et la Justice m'a ramené,

J'ai su atteindre l'homme sans entrer chez lui

489


Formant tous les ressorts de ce complot fatal.

Aussi la mort même m'apparait bien douce

Maintenant que je l'ai vue dans les filets de

La Justice !

LE CORYPHEE

Mais l'insolence dans le crime,

Egisthe, me révolte. Tu dis que tu as

Délibérément tué ce héros, et seul,

Conçu le dessein de ce meurtre lamentable,

Moi, je dis que ta tête n'échappera pas

Sache-le, à la juste vengeance du peuple

Chargée de pierres et d'imprécations.

EGISTHE

C'est toi,

Assis au dernier rang des rameurs, qui élèves

Ainsi la voix ! Mais qui commande à bord sinon

Ceux qui sont sur le pont ? Tout âgé que tu es,

Tu vas voir qu'il est dur pour les gens de ton âge

D'apprendre à être sage quand l'ordre en est donné.

490


Les fers et les tourments de la faim sont, pour dresser

Le vieillesse elle-même, des magiciens

Sans égaux. Ne vois-tu pas par ce que tu as

Devant les yeux ? Si tu t'opposes, il t'en cuira :

Non, ne regimbe donc pas contre l'aiguillon.

La bévue t'en cuira.

LE CORYPHEE

Et c'est toi, femmelette,

Puisque tu attends à la maison espérant

Le retour des hommes au combat, qui as souillé

Le lit d'un héros et qui as tramé la mort

D'un général d'armée.

EGISTHE

Voilà encore des mots

Qui vont faire naître des larmes. ta voix est

Le contraire de celle d'Orphée. Par le charme

De sa voix, il enchaînait à lui sa nature.

Toi pour nous provoquer par de sots aboiements,

491


Tu seras enchaîné, et tu te montreras

Adouci.

LE CORYPHEE

Quoi ! Je te verrais roi d'Argos

Toi qui as machiné le meurtre de cet homme,

Sans même oser agir ni frapper de ta main !

EGISTHE

La ruse, tu le sais, revenait à la femme.

Moi, le vieil ennemi, j'étais suspect. Avec

Les biens de cet homme, je compte maintenant

Commander aux citoyens. Qui se rebellera,

Je l'attellerai sous un joug pesant, il ne

Sera pas un poulain de volée nourri d'orge

Et la faim cruelle associée aux ténèbres

Le verra s'amadouer.

492


LE CORYPHEE

Dans ta lâcheté

Pourquoi ne frappes-tu pas ce héros toi-même ?

Pourquoi est-ce une femme, opprobre du pays

Et des dieux d'Argos, qui l'a tué ? Mais Oreste,

Ne vit-il pas toujours, pour revenir guidé

Par un destin heureux et les tuer tous deux

De son bras vainqueur ?

EGISTHE

C'est ainsi que tu prétends

Agir et parler ! Eh bien, tu vas voir ... Allons !

Gardes, mes amis, à l'œuvre.

LE CORYPHEE

Que tout le monde se tienne prêt.

Allons ! L'épée au poing !

493


EGISTHE

Moi aussi,

J'ai l'épée au poing et je ne recule pas

Devant la mort.

LE CORYPHEE

Tu parles de mourir : nous en

Acceptons l'augure, et nous prenons la fortune

Pour arbitre.

CLYTEMNESTRE

Arrête, ô le plus cher des hommes,

N'ajoutons pas d'autres malheurs. La saison nous

A vu moissonner trop de gerbes de douleurs.

Assez de misères ; ne versons plus de sang.

Rentrons tous maintenant, toi comme les vieillards

Chacun dans la maison que le destin lui donne

Sans souffrir ni même subir le fâcheux.

Ce qui s'est accompli devait fatalement

Arriver. Pourtant si ces mots pouvaient suffire,

494


Nous serions contents : le Génie aux lourdes serres

Nous a assez cruellement frappés. Tel est

L'avis d'une femme, si l'on veut l'écouter.

EGISTHE

Alors tous ces gens-là déchaîneront sur moi

Leur stupide langage ! Et ils provoqueraient

Le sort en lançant de tels propos ! Ils perdraient

Leurs sens au point d'insulter leur maître !

LE CORYPHEE

Non, non,

Jamais Argos ne flattera un mauvais homme !

EGISTHE

Je saurai te rattraper les jours à venir,

Va.

495


LE CORYPHEE

Non, si un Dieu guide ici les pas d'Oreste.

EGISTHE

Je sais que l'exilé se repaît d'espérances.

LE CORYPHEE

Courage, engraisse-toi, ignore la justice,

Tu en as le pouvoir.

EGISTHE

Ah ! Tu me paieras cher,

Sois-en sûr, la rançon de ta folie.

LE CORYPHEE

Hardi !

Et vante-toi comme un coq auprès de sa poule.

496


CLYTEMNESTRE

Dédaigne ces vains aboiements. Car toi et moi,

Maîtres de ce palais, nous y mettrons bon ordre.

497


LES CHOEPHORES

498


PERSONNAGES

ORESTE

PYLADE

LE CHOEUR, composé de douze prisonnières

de guerre

ELECTRE, sœur d'Oreste

LA NOURRICE

CLYTEMNESTRE

EGISTHE

UN SERVITEUR

499


La scène est à Argos devant le palais des Atrides avec trois

portes - l'une située sur le côté est la porte du gynécée.

500


Dans l'orchestre, il y a un tertre : le tombeau d'Agamemnon.

ORESTE

Hermès souterrain, tourne les yeux vers mon père

Abattu, sois pour moi, je t'en prie, un sauveur

Et un allié. je reste dans ce pays,

Je reviens de l'exil.

Il monte sur le tertre.

Je te somme, mon père

Sur le tertre de cette tombe de me prêter

L'oreille et d'entendre ...

Il coupe une boucle de ses

cheveux et la dépose sur le tombeau.

A l'Inachos j'ai offert

Une boucle de mes cheveux, il a nourri

Ma jeunesse. J'en offre une autre ici en hommage

501


De deuil ...

Car je n'étais point là pour déplorer

Ta mort, ô mon père, et je n'ai pas étendu le bras

Sur ton cadavre quand il a quitté la maison ...

Que vois-je ? Quel cortège de femmes s'avance ainsi

Sous ces voiles noirs qui les distinguent ? Quel malheur

Dois-je donc supposer ? Une douleur nouvelle

Vient-elle frapper ce palais ? Ou dois-je comprendre

Que ces femmes viennent offrir des libations

Qui apaisent les mânes de mon père ? Car est-ce

Autre chose ? voici, je crois, Electre, ma sœur,

Qui s'avance : je la reconnais à sa tristesse

Profonde. O Zeus, donne-moi de venger le meurtre

D'un père et me veuille aider dans ma tâche. Pylade,

Arrêtons-nous à l'écart que je sache au juste

Ce que veulent ces femmes en pompe suppliante.

LE CHOEUR

Un ordre du palais m'envoie accompagner

Des offrandes funèbres d'un battement de bras

Rapide. Sur ma joue rougie par les déchirures,

502


Voyez, l'ongle a tracé de frais sillons ; mon cœur

Se nourrit d'éternelles lamentations.

Faisant crier le lin des tissus, ma douleur

A mis en lambeaux les voiles qui recouvraient

Ma poitrine : toute joie s'en enfuie à jamais

Sous les maux qui m'ont agressée.

Car la Terreur,

Dont les cris perçants font dresser les cheveux et

Qui annonce l'avenir en songe, en soufflant

La colère du fond du sommeil, a fait au fort

De la nuit retentir un cri d'épouvante et

Sur les chambres des femmes est venu lourdement

S'abattre. Et interprétant ces songes, les prophètes

Ont déclaré sous la garantie des dieux, que,

Sous terre, les morts se plaignent violemment et

Sont irrités contre les meurtriers.

Et c'est

Dans un ardent désir de voir "cet hommage ! - ou

Plutôt cet outrage ! - "détourner d'elle le malheur" - Ô

Terre mère ! Que m'envoie ici la femme impie.

Je tremble de laisser tomber de pareils mots :

503


Existe-t-il un rachat de sang répandu

Sur le sol ? Foyer riche de misères ! palais

Renversé ! Fermées du soleil, odieuses

Aux mortels, les ténèbres entourent les maisons

Dont les maîtres sont morts.

Le respect invincible,

Insurmontable, inattaquable qui jadis

Pénétrait le cœur et les oreilles du peuple,

Aujourd'hui s'est évanoui et a fait place

à la peur. Le succès, c'est ce que les mortels

Regardent comme un dieu, plus qu'un dieu ! La Justice

Vigilante atteint les uns promptement en leur

Midi ; à d'autres, c'est l'heure frontière de l'ombre

Qui leur réserve des peines tardives quand vient

Le crépuscule ; il en est aussi que la nuit

Dérobe à ses sanctions.

Que les gouttes en soient

Une fois bues par la terre nourricière et

Le sang vengeur se fige, il ne coulera plus !

Si le châtiment douloureux est différé,

Le coupable devra toutefois supporter

504


Une foison de maux largement suffisante !

Pour qui a touché à la chambre d'une vierge

Il n'est point de remède, et, pour purifier

Une main souillée de meurtre, tous les fleuves ensemble,

Réunissant leurs cours, essayeraient en vain

De laver leur souillure.

Pour moi, que les dieux ont

Contrainte à partager le sort de cette ville,

Ils m'ont amené du toit paternel ici

Afin d'être esclave, il m'a fallu, en dépit

Que j'en aie, me résigner au commencement

De mon existence aux ordres justes ou injustes

Des puissants et étouffer la haine qui me ronge

Le cœur et, sous le voile, je pleure la destinée

Triste de mon maître, le cœur glacé par un deuil

Caché.

ELECTRE, s'arrête devant le tombeau,

semble hésiter quelques instants puis elle

s'adresse au chœur de prisonnières.

505


Captives, vous qui tenez la maison

En ordre, vous qui êtes venues m'accompagner

Dans cette supplication, conseillez-moi

De ce que je dois faire. Que dire en répétant

Ces libations funèbres ? Où trouver les mots

Qui agréent ? Comment prier mon père ? Que dirai-je ?

Que j'apporte ces présents à l'épouse amante

De la part de ma mère ? Je n'ai pas cette audace,

Et je ne sais que dire en versant cette offrande

Au tombeau de mon père. A moins que je n'emploie

Les termes consacrés et le prie d'accorder

Par un juste retour, digne de leurs outrages

Quelconque récompense ... Ou versant en silence

Ces libations qu'abreuveront la terre

Et sans rendre à mon père plus d'honneurs qu'il n'en a

Reçu à sa mort, retournerai-je comme on fait

Dans les lustrations, lançant cette urne au loin

Sans détourner les yeux ? Mais quelle décision

Dois-je prendre ? Aidez-moi de vos conseils, amies !

Dans ce palais, nous nourrissons la même haine.

Aussi ne me cachez pas le fond de vos cœurs.

Que craignez-vous ? Le même sort est réservé

A l'homme qu'il soit libre ou soumis à une main

506


Etrangère. De grâce parlez si vous avez

Mieux à me dire.

LE CORYPHEE

Le tombeau de mon père pour moi

Est un autel ; aussi puisque tu me l'ordonnes,

Je te dirai ce que j'ai dans le cœur.

ELECTRE

Mais parle

Comme peut t'inspirer le respect de la tombe.

LE CORYPHEE

En arrosant sa tombe, fais des vœux qui agréent

A ceux qui l'aiment.

ELECTRE

Désigner ?

Qui, parmi les siens, puis-je ici

507


LE CORYPHEE

D'Egisthe.

Toi, d'abord, puis quiconque a la haine

ELECTRE

Alors ?

C'est pour toi et pour moi que je prierai

LE CORYPHEE

Tu le sais. C'est donc à toi maintenant

De réfléchir.

ELECTRE

Nous associer ?

Quel autre puis-je encore ici

508


LE CORYPHEE

Essaie de te souvenir

D'Oreste, tout exilé qu'il est.

ELECTRE

Très bonne idée.

Cette fois, tu m'as ouvert les yeux.

LE CORYPHEE

Maintenant,

Souviens-toi, et contre les coupables ...

ELECTRE

Mais que dois-je

Demander ? Instruis-moi, guide mon ignorance.

LE CORYPHEE

Demande que surgisse enfin, dieu ou mortel ...

509


ELECTRE

Qu'ajouterai-je ? Un juge ou un justicier ?

LE CORYPHEE

Ah ! dis-le franchement : un meurtrier comme eux.

ELECTRE

Mais puis-je sans impiété demander cela

Aux dieux ?

LE CORYPHEE

Le mal à un ennemi ?

N'est-il pas juste de rendre pour le mal

Electre se saisit d'une coupe que lui offre

une captive, on verse l'eau lustrale, elle

commence à répandre les libations sur le

tombeau d'Agamemnon.

510


ELECTRE

Puissant messager

Du ciel et des enfers, écoute-moi Hermès

Infernal, veuille te charger de mon message.

Que les dieux souterrains qui sont témoins vengeurs

Du meurtre de mon père acceptent à mes prières

De prêter une oreille ; que la Terre elle-même

Qui seule enfante tous les êtres, et qui, après

Les avoir nourris reçoit le germe fécond

A nouveau, que la Terre, prête aussi une oreille.

Cependant je m'adresse à mon père en versant

Cette eau lustrale aux défunts : "Prends pitié de moi

Et de ton Oreste pour que nous soyons chez nous

Les maîtres ! A présent, nous sommes des vagabonds,

Vendus par celle qui nous a enfantés et

Qui a pris à ta place pour époux Egisthe,

Complice de ton assassinat. On me traite,

Moi, comme une esclave et Oreste de ses biens

Est banni, eux se gorgent insolemment du fruit

De tes travaux. Fais qu'Oreste revienne ici

Heureusement. Telle est ma prière, entends-la,

511


Mon père. Et à moi-même accorde un cœur beaucoup

Plus chaste que celui de ma mère et des mains

Plus pieuses. Tels sont les vœux que je fais pour nous ;

Pour nos adversaires, je souhaite qu'il paraisse

Un vengeur de ta mort, ô mon père, qu'ils périssent

A leur tour sous les coups de la justice. Voilà

Mes vœux, ici je verse ma libation

En formulant contre eux mon souhait de malheur.

Mais à nous, envoie ici le bonheur, avec

L'aide des dieux, de la Terre et de la Justice

Victorieuse". Et voilà les vœux sur lesquels

Je verse ici mes libations. A vous donc,

Selon l'usage de les couronner de vos pleurs

En entonnant le péan du mort.

LE CHOEUR

Eclatez

Bruyants sanglots, sanglots de malheur bien dus

Au maître mort devant ce rempart qui protège

Les justes et qui sait repousser les criminels.

Leur vertu expiatoire saura détruire l'ef-

512


Fet des libations abominables qui

Viennent d'être versées. Toi, maître vénéré

Entends, entends la prière de mon cœur en deuil.

Hélas ! Hélas !

Ah ! Quel libérateur viendra

Dans cette maison, puissant guerrier, brandissant

A la fois dans la bataille l'arc scythe tendu

Par son bras et l'épée tenue par la poignée

Pour combattre de près ?

ELECTRE

A bu nos libations et mon père les a

Oui, maintenant la terre

Reçues. Mais voici du nouveau, écoutez-le.

LE CORYPHEE

Ah ! parle donc : mon cœur palpite d'épouvante.

ELECTRE

513


Je vois cette boucle coupée sur le tombeau.

LE CORYPHEE

De qui est cette boucle ? d'un homme ou d'une vierge

A la ceinture profonde ?

ELECTRE

A deviner.

La chose est facile

LE CORYPHEE

Ses aînées ?

C'est donc à la plus jeune d'instruire

ELECTRE

En dehors de moi, est-il quelqu'un

Qui aurait pu se couper cette boucle ?

514


LE CORYPHEE

Non, non !

Ceux qui devaient au mort l'hommage des cheveux

Sont des ennemis.

ELECTRE

Tout à fait pareille.

Mais voyez cette boucle est

LE CORYPHEE

Que je voudrais savoir.

A quels cheveux ? C'est cela

ELECTRE

La ressemblance est parfaite.

A mes propres cheveux,

515


LE CORYPHEE

Ce serait Oreste

Qui aurait en secret apporté cette offrande ?

ELECTRE

Mais ces cheveux ressemblent extrêmement aux siens.

LE CORYPHEE

Comment a-t-il osé venir jusqu'au tombeau ?

ELECTRE

Il a pu envoyer cette boucle en l'honneur

De son père.

LE CORYPHEE

Ce que tu me dis là n'est pas moins

Déplorable, s'il ne doit jamais toucher du pied

516


Le sol de ce pays.

ELECTRE

Moi, c'est un flux de bile

Qui a envahi mon cœur et j'ai été

Frappée comme d'un trait pénétrant, et des larmes

Brûlantes tombent de mes yeux, sans que rien puisse

Arrêter ce débordement irrésistible

A la vue de cette boucle, - oui, c'est un orage.

Mais comment puis-je croire que ces cheveux sont ceux

De quelque autre Argien ? Et ce n'est pas non plus

La meurtrière qui a pu les couper, ma mère,

Qui dément ce nom par l'aversion impie

Qu'elle nourrit à l'égard de ses fils. Comment

D'autre part accepter sans réserve l'idée

Que cette offrande vienne du plus cher des mortels

Ici ... Pourtant l'espérance flatte mon cœur.

Ah ! Si seulement elle avait la douce voix

D'un messager, afin que je ne fusse plus

Ballottée entre deux pensées et que je puisse,

En confiance, ou la jeter avec horreur,

Si elle fut coupée sur une tête ennemie,

517


Ou si elle est bien de mon frère, l'associer

A mon deuil pour orner la tombe et honorer

Mon père !

Pourtant nous invoquons les dieux qui savent

Quels orages nous emportent comme des matelots

Dans leurs tourbillons ; si nous serons sauvés, et

Si d'un germe incertain peut sortir un grand arbre.

Voici un second indice, des traces de pas

Semblables à celles de mes pieds. Je vois ici

En effet deux sortes d'empreintes, celles d'Oreste

Lui-même et celles d'un compagnon de voyage.

Les talons et les contours des muscles du pied

Sont de même mesure que les miens. Une angoisse

Me prend et confond ma raison.

Oreste de quelques pas avance tandis que

Pylade reste à une distance derrière lui.

518


ORESTE

Adresse au Ciel

Le vœu de conserver la chance que toujours

Tu formules des vœux qu'il t'accorde.

ELECTRE

Vient de m'accorder le Ciel ?

Quelle grâce

ORESTE

Ceux que réclamaient tes vœux !

Te voilà devant

ELECTRE

Et quel est celui

Des mortels que tu sais que j'appelais ?

519


ORESTE

Je sais

Que tu as soupiré souvent après Oreste.

ELECTRE

Et en quoi mes vœux ici sont-ils exaucés ?

ORESTE

C'est moi : ne cherche pas un mortel plus chéri.

ELECTRE

Mais ne trames-tu pas quelque ruse contre moi,

Etranger ?

ORESTE

L'artisan.

Contre moi-même alors j'en serais

520


ELECTRE

Tu veux donc rire de mes misères ?

ORESTE

Des miennes donc aussi si je riais des tiennes.

ELECTRE

Est-ce vraiment Oreste qui parle par ta bouche ?

ORESTE

Ainsi quand tu me vois, tu as beaucoup de peine

A me reconnaître, tandis qu'en apercevant

Cette boucle consacrée en signe de deuil

Et en examinant la trace de mes pas,

Tu ne t'es plus tenue de joie et tu as cru

Me voir. Regarde, en la rapprochant de l'endroit

Où je l'ai coupée cette boucle de ton père

Qui de si prés rappelle les cheveux de ta tête.

Vois aussi ce tissu, ouvrage de tes mains,

521


Contemple les images de chasse qu'y tracèrent

Jadis les coups du battant.

Electre se jette dans le bras d'Oreste, elle

est sur le point de pousser un cri ...

Ne te laisse pas

Egarer par la joie, contiens-toi ; je le sais,

Ceux qui devraient le plus nous aimer sont aigris

Contre nous deux.

ELECTRE

Ô cher souci de la maison

De ton père, espoir pleuré d'un germe sauveur,

Confie-toi en ton courage, tu recouvreras

Le palais paternel. Ô la douce lumière

De ma vie, ô toi qui détiens les quatre parts

De mon cœur, car la nécessité me réduit

A saluer en toi un père, et c'est sur toi

522


Que se porte l'amour que j'avais pour ma mère

Qui m'est devenue bien justement odieuse

Et pour ma sœur immolée sans pitié ; voici

Tu es la frère fidèle qui me rend les honneurs.

Que la Force et la Justice, et avec elles Zeus

Le souverain des dieux, me prêtent leurs secours !

ORESTE

Zeus, Zeus, viens t'en contempler notre misère et vois

Les petits de l'aigle sont privés de leur père,

Mort dans les replis et les nœuds d'une vipère

Infâme ; ses orphelins sont pressés par la faim

Dévorante, ils ne sont pas d'âge à rapporter

Au nid le gibier qu'apportait leur père. Tels sont,

Tu le vois bien, mon sort et celui de ma sœur,

Electre : nous sommes des enfants sans père, tous deux

Egalement bannis de leur propre maison.

Si tu laisses mourir cette couvée d'un père

Qui jadis fut ton prêtre et te combla d'hommages,

Où trouveras-tu donc une main aussi large

A t'offrir de riches festins ? Si tu faisais

Périr la race de l'aigle, tu ne saurais plus

523


Envoyer à la terre, les signes qu'elle accueille

Avec foi ; et, de même si tu laisses sécher

Jusque dans ses racines cette race royale,

Nous ne pourvoirons plus tes autels dans les jours

D'Hécatombes. Prends soin de nous : tu peux relever,

Relever la grandeur de cette maison qui

Semble aujourd'hui toute déchue.

LE CORYPHEE

Silence, enfants

Qui sauverez le foyer paternel. Craignez

Que quelqu'un ne vous entende, et, pour le plaisir

De parler n'aille tout révéler à nos maîtres.

Ceux-là, puissé-je les voir morts, sur le bûcher

Flambant où bave le résine !

ORESTE

Non, il ne me

Trahira pas, cet oracle tout-puissant de

Loxias qui m'avait ordonné d'affronter

Ce péril, qui élevait ses clameurs pressantes

524


Et m'annonçait des peines à glacer le sang

De mon cœur si je refusais de pourchasser

Les assassins d'un père par leurs propres chemins

Et n'obéissais à son ordre : en les tuant

A leur tour dans la fureur que peut me causer

La perte de mes biens. Sinon, déclarait-il

Je paierais un refus de ma vie, au milieu

D'un grand nombre et de déplaisantes maladies.

Et déjà révélant aux mortels les vengeances

De l'enfer irrité, il nous a fait connaître

Ces maladies terribles qui attaquent les chairs,

Ces lèpres à la dent sauvage qui vont dévorant

Ce qui la veille était un corps, puis les poils blancs

Qui se lèvent sur ces plaies. Sa voix nous annonce

Les attaques des Erinys provoquées par

Le sang d'un père et l'apparition d'un œil

Qui brûle dans les ténèbres. Le trait ténébreux

Que les enfers lancent pour les supplications

De ceux qui sont morts dans une famille, la rage,

Les vaines épouvantes de la nuit agitent,

Troublent l'homme et le chassent de la ville, le corps

Meurtri par un fouet d'airain. Pour cet homme-là,

Plus de part aux cratères, plus de part aux doux flots

525


Des libations, car l'invisible courroux

D'un père l'écarte des autels ; et nul ne peut

L'accueillir ni partager son gîte ; méprisé

De tous, sans amis, il meurt enfin desséché

Misérablement par un mal qui détruit tout.

Ne faut-il pas obéir à de tels oracles ?

Si je ne leur obéis pas, l'œuvre ne doit pas

Moins s'achever. Bien des désirs ici conspirent

Au même but : à côté des ordres du dieu,

C'est l'immense deuil de mon père sans oublier

Le dénouement qui me presse, et c'est le plaisir

Surtout de ne pas laisser mes concitoyens,

Les conquérants de Troie à l'âme résolue

Etre ainsi les cerfs de deux femmes ; car son cœur est

D'une femme s'il ne le sait pas, il va l'apprendre.

Tous se tournent vers le tombeau

d'Agamnenon.

LE CORYPHEE

Parques puissantes, que par la volonté de Zeus

526


Tout vienne à s'achever comme le droit l'exige.

"Que tout mot de haine soit payé d'un mot de haine."

Voilà ce que Justice de chacun exigeant

Son dû, va clamant à grande voix. "Et qu'un coup

Meurtrier soit puni par un coup meurtrier,

Au coupable le châtiment", dit un adage

Trois fois vieux.

ORESTE

Ô mon père, o mon malheureux père,

Par quels mots, quelles offrandes, saurai-je de si loin

Atteindre jusqu'au lit où tu reposes ? Ténébre

Et lumière s'équivalent. La plainte qui s'adresse

Aux Atrides exclus de leur maison est aussi

Un hommage bien venu.

LE CHOEUR

Mon enfant, la dent

Féroce du feu ne saurait anéantir

Le sentiment chez les morts, et ils font un jour

Ou l'autre éclater leurs colères. Que la victime

527


Soit pleurée, et le vengeur bien vite apparaît.

Quand il s'agit d'un père, à qui l'on doit la vie,

La lamentation des proches le poursuit,

Irrésistible avec ampleur, avec puissance.

ELECTRE

Ecoute donc, père, mes gémissantes douleurs.

Tes deux enfants sur ce tombeau vont faire jaillir

Le sanglot du thrène et c'est lui qui nous accueille

Suppliants et exilés. Point de joie ici

Pour nous ; rien que des douleurs. Et notre malheur

Est insurmontable.

LE CORYPHEE

Un jour, de cette détresse,

Un dieu, peut faire naître des clameurs agréables

A entendre. Au lieu du thrène sur une tombe,

Le péan peut ramener au palais royal

L'allégresse d'un cratère de vin nouveau.

528


ORESTE

Ah !

Que n'as-tu péri sous Ilion, ô mon père,

Percé par la lance de quelque Lycien !

Laissant dans ta demeure un renom glorieux,

Et léguant à tes enfants une vie qui eût

Attiré sur leur passage de nombreux regards,

Tu aurais au pays d'outre-mer un tombeau

Colossal qui coûterait moins de pleurs aux tiens.

LE CHOEUR

Et ainsi, là-bas, sous la terre, aimé de ceux

Qui l'aimèrent, comme lui morts glorieusement,

Il primerait chez eux, prince vénéré et

Ministre des puissants rois des enfers ; il fut

Roi, tant qu'il vécut ; il fut un de ceux à qui

La destinée a confié la puissance et

Le spectre obéi des mortels.

529


ELECTRE

Non, non, mon père,

Je ne souhaite pas que tombé sous les murs

De Troie, au milieu d'autres guerriers moissonnés

Par la lance, tu aies été enterré aux bords

Du Scamandre. C'était plutôt à tes meurtriers

De périr de la sorte afin qu'on n'eût ici

Qu'à savoir la nouvelle du sort qui les frappa

De loin sans éprouver ces nombreuses angoisses !

LE CORYPHEE

Faire de tels souhaits, mon enfant, c'est vouloir

Plus que l'or et plus que le suprême bonheur

Des Hyperboréens, mais à ta convenance.

Là, n'entendez-vous pas le claquement d'un fouet

A la double lanière ? Des défenseurs déjà

Couchés sous terre, des maîtres aux mains souillées

de sang :

Si le sort est cruel pour Lui, pour ses enfants,

Il l'est bien plus encore !

530


ORESTE

Ce mot là, comme un trait,

Va droit à mon oreille. Zeus, toi qui des enfers

Fais surgir le malheur qui punit tôt ou tard

Le mortel à la main scélérate et perfide ...

Il s'abattra également sur des parents.

LE CHOEUR

Puissé-je donc, enfin pousser à pleine voix

Le hurlement éclatant sur l'homme frappé,

Et sur la femme immolée ! Pourquoi cacherais-je

Ma pensée, d'elle-même s'envole hors de moi

Et là devant ma face souffle l'âpre colère

Et sa haine nourrie de rancunes.

ELECTRE

Quand donc Zeus

Puissant laissera-t-il tomber son bras ? Ah ! Ah !

Que les têtes qu'il frappera à ce pays

531


Redonnent confiance ! Je réclame justice

Contre l'injustice : veuillez m'écouter Terre et

Puissances Infernales.

LE CORYPHEE

Non, non, c'est une loi

Que les sanglantes gouttes une fois répandues

A terre, réclament un autre sang. Le meurtre appelle

L'Erinys, pour qu'au nom des premières victimes,

Elle fasse succéder le malheur au malheur.

ORESTE

Hélas ! Souverains des enfers, toutes puissantes

Imprécations des mortels, veuillez donc voir

Ce qui reste des Atrides, en quelle misère

Indicible, en quel humiliant exil !

Où donc se tourner, ô Zeus ?

532


LE CHOEUR

Mon cœur de nouveau

Bondit, lorsque j'entends pareilles plaintes. Je perds

Alors tout espoir et mon âme à chaque mot

S'assombrit. Mais des accents remplis de courage

Ecartent de moi le chagrin ; et tout dès lors

M'apparaît plein d'espoir.

ELECTRE

Mais par quels mots pourrais-je

Agir ? Dirai-je les souffrances que nous devons

A une mère ? On peut essayer de les calmer,

Mais il n'est point de remède. Ma mère elle-même

A fait de mon cœur un loup carnassier que rien

Jamais n'apaisera.

Après un silence, le Chœur tout à coup

explose en gémissements et frappe

sa poitrine.

533


LE CHOEUR

Je frappe ma poitrine

Avec la violence des Aries, vous pouvez

Voir mes mains, j'imite le rite des pleureuses

Kissiennes, sans relâche : ma main est errante

Et bondit ; elle va redoublant ses coups, frappant

De haut et de loin, faisant gémir sous ses chocs

Mon front meurtri et douloureux.

ELECTRE

Mère odieuse !

Mère imprudente ! Tu as osé ensevelir

- Cruelles funérailles - sans deuil de sa cité

Un roi, un époux sans larmes pieuses.

ORESTE

Hélas !

Tout ce que tu dis là sont autant d'affronts faits

A mon père. Mais ce sort infâme qu'elle a fait

A mon père, elle le payera grâce aux dieux et grâce

534


A mon bras. Que je la tue, qu'après je meure !

LE CHOEUR

Elle l'a mutilé, si tu veux tout savoir, et,

L'ensevelissement de la sorte, elle entendait

Infliger à ta vie un destin détestable.

Voilà les traitements ignominieux qu'elle a

Imposés à ton père.

ELECTRE

Toi, tu parles du sort

De mon père. Mais moi, on me tenait à l'écart,

Humiliée, avilie, exclue du foyer

Comme un chien malfaisant ; les larmes me montaient

Aux yeux, plutôt que le rire à la bouche, je me

Cachais pour répandre des sanglots et des pleurs

Sans fin.

Elle s'adresse à Oreste.

Entends cela, inscris-le dans ton cœur.

535


LE CHOEUR

Inscris-le et par tes oreilles laisse passer

Mon avis jusqu'au fond calme de ta pensée.

Le passé, le voilà ; ce qui doit arriver,

Que ta colère te l'apprenne. Quand on descend

Dans l'arène, il sied d'y apporter un courroux

Implacable.

ORESTE

Mon père, c'est à toi que je m'adresse.

Viens donc au secours de ceux qui t'aiment.

ELECTRE

Je t'appelle tout en pleurs.

Moi aussi

LE CHOEUR

Notre troupe t'appelle

536


Aussi d'une commune voix. Viens au grand jour,

Prête-nous ton secours contre nos ennemis.

ORESTE

La Force luttera contre la Force, le Droit

Contre le Droit.

ELECTRE

Dieux ! Faites prévaloir le Droit,

Comme le demande la justice.

LE CHOEUR

Je tressaille

A ces prières. Le Destin a longtemps tardé,

Mais il peut venir à nos prières.

Ah ! Misère

Attachée à la race ! coup terrible et sanglant

Du malheur ! Ah ! Intolérables et gémissantes

Angoisses ! Ah ! Souffrances sans terme !

537


Car la charpie

Qui peut remédier à tous ces maux se trouve

En ce palais. Ce n'est point du dehors, mais c'est

De lui qu'il va la tirer au prix d'un farouche

Et sanglant débat. Voilà l'hymne que les dieux

Souterrains veulent.

LE CORYPHEE

Allons, dieux qui régnez sous terre,

Entendez l'imprécation, et envoyez

A ces enfants votre secours victorieux

Avec votre clémence.

mains.

Electre et Oreste se dirigent vers le tertre,

puis agenouillés, ils frappent la terre de leurs

ORESTE

Mon père, toi qui es mort

D'une mort indigne d'un roi, oui, je t'implore

Veuille m'accorder de régner dans ta maison.

538


ELECTRE

Et voici ce que moi, j'attends de toi, mon père :

Echapper à ma dure peine pour l'infliger

A Egisthe.

ORESTE

Alors, s'établiront les festins

Consacrés à ton honneur. Sinon, tu seras

Oublié dans les banquets que le pays offre

Aux morts et tu ne goûteras point le fumet

Des victimes.

ELECTRE

Et sur ma part d'héritage intacte,

Je t'apporterai de la maison paternelle

Des libations, le jour de mes noces, ta tombe

Sera le premier objet de mon culte !

539


ORESTE

Ouvre-toi,

Terre : mon père veut veiller au combat.

ELECTRE

Envoie-nous la brillante victoire.

Perséphone,

ORESTE

Du bain, père, où tu fus immolé.

Souviens-toi

ELECTRE

Du filet de leurs ruses nouvelles.

Souviens-toi

ORESTE

Des entraves