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ÉDITO<br />
La Tunisie<br />
en transition<br />
permanente<br />
par Zyad Limam<br />
Biennale<br />
DAK’ART EST UNE FÊTE !<br />
Des<br />
combattants<br />
déjeunent dans<br />
leur tranchée,<br />
en 1915.<br />
Soldats de la coloniale<br />
Le destin héroïque<br />
et tragique<br />
des tirailleurs<br />
LA CRISE<br />
QUI VIENT<br />
Ukraine, énergie, inflation,<br />
sécurité alimentaire, dette… L’Afrique face à la tempête.<br />
HISTOIRE<br />
L’odyssée<br />
des rois<br />
de Napata,<br />
pharaons<br />
noirs<br />
INTERVIEW<br />
Ndèye<br />
Fatou Kane<br />
« Ce monde<br />
est<br />
fait<br />
pour les<br />
hommes »<br />
+<br />
Découverte<br />
DJIBOUTI<br />
CÉLÈBRE<br />
SES 45 ANS!<br />
N°<strong>429</strong> - JUIN 2022<br />
L 13888 - <strong>429</strong> S - F: 4,90 € - RD<br />
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />
DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0
édito<br />
LA TUNISIE EN<br />
TRANSITION PERMANENTE<br />
PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
Fin mai 2022, voyage à Tunis, avec les sensations,<br />
les différences et les convergences entre ce<br />
que l’on lit et l’on entend à l’extérieur et ce que l’on<br />
ressent sur place. Cette magnifique baie de Tunis tout<br />
d’abord, la mer Méditerranée, lorsque l’on atterrit. Le<br />
premier contact avec l’aéroport, Tunis-Carthage, qui<br />
semble tel un vieux navire amiral, saturé et épuisé.<br />
Cette sensation d’activité, de fourmillement, avec<br />
les embouteillages, les immeubles flambant neufs,<br />
tous ces nouveaux quartiers, qui encerclent de plus<br />
en plus l’ancien centre-ville, ces autoroutes urbaines,<br />
ces embouteillages permanents, ces gens, nombreux,<br />
qui conduisent comme de véritables dingues,<br />
des dangers publics pour eux-mêmes et pour les<br />
autres. Il y a ces restaurants pleins, ces marchés animés,<br />
ces boutiques achalandées. Et cette impression<br />
pourtant que tout coûte cher, horriblement cher. Il y<br />
a ces grands bateaux que l’on voit dans la rade du<br />
port, au large, et dont un spécialiste me dit qu’il s’agit<br />
de cargaisons de blé qui attendent un paiement<br />
avant de débarquer… Il y a ces hôtels complets, un<br />
peu partout de Tunis à Djerba, avec les touristes qui<br />
reviennent en masse. Il y a eu le pèlerinage de la<br />
Ghriba, un véritable succès avec des centaines de<br />
fidèles venus se recueillir et festoyer dans l’une des<br />
plus anciennes synagogues du monde arabe. Avec<br />
les sempiternelles polémiques stériles sur les relations<br />
entre la Tunisie, sa diaspora juive et les passeports<br />
qu’elle détient…<br />
Une dame évoque une urgence médicale, un<br />
séjour dans une clinique privée, avec des médecins<br />
et des équipements dignes de l’Europe, de la médecine<br />
du premier monde. Et puis, il y a ces hôpitaux<br />
publics qui faisaient autrefois la gloire de la Tunisie<br />
et qui luttent, se déglinguent, malgré le dévouement<br />
et la qualité des équipes. Un peu comme l’école et<br />
les universités.<br />
Il y a cette Tunisie fonctionnelle, dans son<br />
siècle, celle des gens aisés, qui semble surfer sans<br />
trop de problèmes sur la vague des incertitudes.<br />
Cette autre Tunisie, celle des classes moyennes et<br />
des gens modestes, fragilisés, qui voient l’inflation<br />
et la paralysie économique rogner les revenus et les<br />
salaires. Cette autre encore, celle du bled, ou des<br />
banlieues pauvres, ou des régions déshéritées, et qui<br />
semble comme prostrée. Cette Tunisie enfin qui vit<br />
de l’économie informelle, du cash et des dinars qui<br />
passent de main en main, une Tunisie pas franchement<br />
légale, mais qui sert probablement de matelas<br />
ou d’amortisseurs à toutes les autres.<br />
Il y a ces discussions passionnantes avec<br />
une jeunesse toujours mobilisée, ces acteurs de<br />
la société civile, ces artistes qui cherchent toujours<br />
plus d’espaces de liberté. Il y a ces sportifs émérites<br />
comme la tenniswoman Ons Jabeur (qui est entrée<br />
dans le top 5 mondial) ou le nageur Ahmed Hafnaoui<br />
(médaille d’or sur 400 mètres nage libre aux JO de<br />
Tokyo 2021). On inaugure une rue de La Goulette<br />
du nom de Claudia Cardinale, et la star italienne,<br />
84 ans, était présente, là, dans la ville où elle est née,<br />
témoignage émouvant sur les origines multiples<br />
de la tunisianité.<br />
Il y a ces entrepreneurs qui cherchent à investir,<br />
malgré la crise, à ouvrir les marchés de l’avenir<br />
(santé, digital, services…). Et puis, il y a aussi ces<br />
chiffres désespérants, ceux de l’émigration, ces<br />
hommes, femmes et enfants, pauvres ou fortunés, qui<br />
s’échappent, pour aller vivre ailleurs. Il y a ces villes,<br />
ces campagnes, qui donnent une nette sensation<br />
de laisser-aller, cette impression que tout cela n’est<br />
pas très propre et que tout le monde s’en fiche, cet<br />
espace du bien commun qui paraît comme délaissé<br />
et abandonné. Comme si les Tunisiens se refermaient<br />
sur leur « sphère privée », sur leur vie, leur chez-soi, leur<br />
business, tout en délaissant une sphère « publique »<br />
jugée épuisante, dysfonctionnelle, sans espoir…<br />
En ce fin mai-début juin, tous les écrans sont<br />
occupés par le président de la République, Kaïs<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 3
Saïed. Près d’un an après avoir dissous le Parlement et pris<br />
de lui-même les pleins pouvoirs (c’était le 25 juillet 2021),<br />
le président accélère, fonce même… Il n’a pas froid aux<br />
yeux, il a un plan qu’il veut imposer, il le dit depuis des<br />
mois, voire des années. Kaïs Saïed veut transformer, refonder<br />
la Tunisie, balayer les structures héritées de l’avantrévolution<br />
et de l’après-révolution. Il veut faire naître une<br />
nouvelle république, aux contours plus ou moins définis,<br />
qui serait réellement révolutionnaire. Où le peuple et<br />
le président se partageraient la légitimité et la souveraineté,<br />
balayant au passage tous les corps intermédiaires,<br />
partis, institutions, justice… Il veut lutter contre la<br />
corruption, perçue comme systémique. Pour le huitième<br />
président de la République (après Habib Bourguiba, Zine<br />
el- Abidine Ben Ali, l’intérim de Mohamed Ghannouchi,<br />
Fouad Mebazaa, Moncef Marzouki, Béji Caïd Essebsi, et<br />
l’intérim de Mohamed Ennaceur), le système est clairement<br />
pourri, à l’agonie. Il faut tout refaire. Et on verra plus<br />
tard pour le business, l’économie, les investissements,<br />
secteurs de toute façon hautement suspects qu’il faudra<br />
réorienter vers le développement « vrai » du pays…<br />
Le président a exclu du dialogue national,<br />
annoncé début mai, les partis politiques. La puissante<br />
centrale syndicale, l’Union générale tunisienne du travail<br />
(UGTT), a refusé, elle, d’y participer, comme d’autres<br />
aussi. Il a modifié de lui-même la composition de l’Instance<br />
supérieure indépendante pour les élections (ISIE),<br />
qui avait pourtant assuré le déroulement relativement<br />
satisfaisant des consultations depuis 2011. Kaïs Saïed<br />
« trace » malgré les objections des partenaires historiques,<br />
États-Unis, France, Union européenne, ou les<br />
messages surprenants en forme de leçons de démocratie<br />
du voisin algérien… Il invoque la souveraineté<br />
nationale, il tance les membres de la Commission de<br />
Venise, organe consultatif du Conseil de l’Europe sur<br />
les questions constitutionnelles, les somme de quitter la<br />
Tunisie… Le président veut faire voter sa nouvelle constitution<br />
le 25 juillet prochain. Mais à la date où ces lignes<br />
sont écrites, tout début juin, personne ou presque n’a<br />
encore vu le projet de nouvelle loi fondamentale. Même<br />
le mode de scrutin semble mystérieux. Par ailleurs, dans<br />
la nuit du 1 er au 2 juin, le président a révoqué 57 juges<br />
pour incompétence, corruption, voire complicité avec<br />
les terroristes… 57 juges qui vont passer du prétoire au<br />
banc des accusés.<br />
Kaïs Saïed aura été sous-estimé. Lors de sa campagne<br />
électorale de 2019, au début de sa présidence,<br />
sous-estimé aussi lors de sa prise du pouvoir du 25 juillet<br />
2021. Sous-estimé depuis, dans sa marche méthodique,<br />
envers et contre tous, vers une nouvelle architecture institutionnelle.<br />
L’ancien professeur de droit au discours<br />
emphatique est devenu un « politique » qui a conquis la<br />
Tunisie sans coup férir…<br />
Une bonne partie de l’appareil d’État, des institutions<br />
sécuritaires, des forces de l’ordre appliquent ses<br />
ordres, font tourner comme ils le peuvent la machine. Il<br />
y a une cheffe du gouvernement, Najla Bouden, et des<br />
ministres. Le président bénéficie de l’onction du suffrage<br />
populaire. Il a été élu. Son discours sur « la corruption » et<br />
« la probité » a touché les plus fragiles et les plus jeunes.<br />
Il est soutenu également par tous ceux, et ils sont nombreux,<br />
dont le premier objectif était de se débarrasser<br />
des islamistes, d’Ennahdha, de Rached Ghannouchi,<br />
de cette fameuse théorie du « consensus » qui a prévalu<br />
depuis la chute de Ben Ali. Il est soutenu, même passivement,<br />
par une partie de l’opinion, épuisée par les<br />
errements, l’immobilisme et les divisions de la dernière<br />
décennie, les blocages politiques, la pandémie de<br />
Covid-19… Kaïs Saïed n’est peut-être pas aussi populaire<br />
qu’en 2019, mais il n’est pas globalement impopulaire en<br />
ce début d’été 2022.<br />
4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Lors de la cérémonie<br />
d’investiture du nouveau<br />
président tunisien Kaïs Saïed,<br />
le 23 octobre 2019.<br />
CHOKRI/ZUMA/REA<br />
Cela étant dit, la Tunisie, comme les autres pays,<br />
ne peut pas, ne peut plus être gouvernée par un seul<br />
homme. Le chef de l’État ne peut pas être également<br />
juge et législateur, définir les lois, les procédures et les<br />
juridictions. On ne peut pas effacer tous les acquis de la<br />
révolution, tout particulièrement en matière de démocratie.<br />
Le pays a besoin évidemment d’un pouvoir organisé,<br />
mais aussi d’institutions fédératrices pour fonctionner. Et<br />
de contre-pouvoirs pour éviter l’arbitraire. La Constitution<br />
est le reflet d’une volonté de vivre ensemble, le reflet<br />
d’un pacte national, d’une évolution longue. La Tunisie<br />
est en outre un pays fragile, modeste, endetté, qui a<br />
besoin d’alliances, de soutien, d’équilibres subtils dans<br />
sa relation au monde extérieur. Elle ne peut pas s’aliéner<br />
ses voisins, s’éloigner de l’Europe, des États-Unis, de ses<br />
marchés et de ses partenaires. Elle se doit d’être ouverte<br />
justement pour se financer, se restructurer, et donc protéger<br />
sa souveraineté.<br />
La réalité, c’est que sans économie, sans développement,<br />
sans croissance, sans marge de manœuvre<br />
financière, les « institutions » et les constitutions ne<br />
peuvent rien. La Tunisie est un pays avant tout de com-<br />
merçants, d’agriculteurs, d’entrepreneurs. Toutes les<br />
tentatives d’économie « administrée » ou « centralisée »,<br />
ou « collectiviste », ont échoué. La corruption existe, mais<br />
ce n’est pas pire (ni mieux) qu’ailleurs. Il faut d’abord<br />
de la croissance, des emplois, des opportunités, réformer,<br />
moderniser.<br />
Au fond, l’histoire de la révolution continue à<br />
s’écrire. Depuis 2011, la Tunisie est en transition, en<br />
mutation. Elle cherche à nouveau son équilibre dans<br />
un contexte particulièrement explosif, avec la guerre<br />
en Ukraine, ses conséquences, la crise qui menace<br />
[voir pp. 30-39], l’inflation, le coût des céréales et du<br />
pétrole, les risques d’éruptions sociales. Elle fait face, à<br />
nouveau, à un véritable choix de société, de modèle<br />
qui engage son avenir. Et ce choix ne peut être celui<br />
d’un seul homme. Ou d’un seul parti. De gauche, de<br />
droite, ou qui se réclame de Dieu. La Tunisie est un pays<br />
carrefour, complexe, aux identités et aux cultures multiples.<br />
C’est également un pays somme toute « gérable »,<br />
idéalement placé au cœur de la Méditerranée, avec un<br />
acquis, des citoyens, créatifs, motivés.<br />
Le crash est possible. Mais le rebond aussi. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 5
Des<br />
combattants<br />
déjeunent dans<br />
leur tranchée,<br />
en 1915.<br />
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />
DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />
<strong>AM</strong> <strong>429</strong> COUV.indd 1 03/06/2022 17:31<br />
N°<strong>429</strong> JUIN 2022<br />
3 ÉDITO<br />
La Tunisie en transition<br />
permanente<br />
par Zyad Limam<br />
10 ON EN PARLE<br />
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />
DE LA MODE ET DU DESIGN<br />
Africa Fashion prend<br />
ses quartiers à Londres<br />
26 PARCOURS<br />
Walid Hajar Rachedi<br />
par Astrid Krivian<br />
29 C’EST COMMENT ?<br />
Mauvaise note<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
40 CE QUE J’AI APPRIS<br />
Imed Alibi<br />
par Astrid Krivian<br />
106 VINGT QUESTIONS À…<br />
Lucibela<br />
par Astrid Krivian<br />
TEMPS FORTS<br />
30 LA CRISE QUI VIENT<br />
par Cédric Gouverneur<br />
34 Akram Belkaïd :<br />
« La faim<br />
est une menace<br />
à moyen terme »<br />
36 Carlos Lopes :<br />
« S’organiser<br />
pour obtenir<br />
davantage »<br />
38 Données<br />
et perspectives<br />
sur une rupture<br />
multifactorielle<br />
P.10<br />
P.30<br />
42 Anthony Guyon :<br />
Des hommes<br />
considérés comme<br />
des soldats nés<br />
par Cédric Gouverneur<br />
72 L’odyssée des rois<br />
de Napata<br />
par Alexine Jelkic<br />
78 Dak’art est une fête<br />
par Luisa Nannipieri<br />
84 Ndèye Fatou Kane :<br />
« Ce monde est fait<br />
pour les hommes »<br />
par Astrid Krivian<br />
ÉDITO<br />
La Tunisie<br />
en transition<br />
permanente<br />
par Zyad Limam<br />
LA CRISE<br />
QUI VIENT<br />
Ukraine, énergie, inflation,<br />
Biennale<br />
DAK’ART EST UNE FÊTE !<br />
sécurité alimentaire, dette… L’Afrique face à la tempête.<br />
HISTOIRE<br />
L’odyssée<br />
des rois<br />
de Napata,<br />
pharaons<br />
noirs<br />
Soldats de la coloniale<br />
Le destin héroïque<br />
et tragique<br />
des tirailleurs<br />
INTERVIEW Ndèye<br />
Fatou Kane<br />
« Ce monde<br />
est fait<br />
pour ph les<br />
hommes »<br />
PHOTOS DE COUVERTURE :<br />
LUISA NANNIPIERI - COLL O. CALONGE/ADOC-PHOTOS<br />
- SHUTTERSTOCK - CHRISTIAN DÉC<strong>AM</strong>PS/GRAND<br />
PALAIS/MUSÉE DU LOUVRE - DR<br />
+<br />
Découverte<br />
DJIBOUTI<br />
CÉLÈBRE<br />
SES 45 ANS!<br />
N°<strong>429</strong> - JUIN 2022<br />
L 13888 - <strong>429</strong> S - F: 4,90 € - RD<br />
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />
nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />
Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />
de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />
MAGANGA MWAGOGO - TOM SAATER/THE NEW YORK TIMES<br />
8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
RÉALISÉ PAR THIBAUT CABRERA<br />
Le président<br />
Ismaïl Omar<br />
Guelleh.<br />
03/06/2022 22:37<br />
VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA (2) - MUSÉE JACQUEMARD ANDRÉ/INSTITUT DE FRANCE/STUDIO SÉBERT - DR<br />
DÉCOUVERTE<br />
47 Djibouti : 45 ans !<br />
par Thibaut Cabrera<br />
48 Le chemin vers la liberté<br />
53 La paix, seconde<br />
indépendance<br />
56 D’hier à maintenant :<br />
Les 10 chiffres<br />
60 Les enjeux de demain<br />
BUSINESS<br />
90 Le gaz africain,<br />
nouvelle alternative<br />
94 Rabia Ferroukhi :<br />
« La transition énergétique<br />
est une vaste opportunité »<br />
96 Lacina Koné :<br />
« Nous devons davantage<br />
investir en nous-mêmes »<br />
98 Gandoul et la connectivité<br />
Orange en Afrique<br />
100 Le BTP turc<br />
à l’assaut du continent<br />
101 Un étonnant modèle<br />
de coopération sud-sud<br />
par Cédric Gouverneur, Oscar<br />
Pemba et Emmanuelle Pontié<br />
VIVRE MIEUX<br />
102 L’andropause,<br />
la ménopause au masculin<br />
103 Des crampes en marchant ?<br />
104 Des plantes contre l’arthrose<br />
105 Se blanchir les dents,<br />
mais pas n’importe comment<br />
par Annick Beaucousin<br />
et Julie Gilles<br />
P.47 DOSSIER<br />
VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA<br />
DÉCOUVERTE<br />
Comprendre un pays, une ville, une région, une organisation<br />
DJIBOUTI<br />
45 ANS !<br />
Le pays fête le 21 juin 2022<br />
l’anniversaire de son indépendance.<br />
Une date fortement symbolique.<br />
Retour vers un passé si proche,<br />
aux origines de la nation.<br />
Et voyage vers le futur et<br />
le projet de développement.<br />
P.72<br />
P.78<br />
FONDÉ EN 1983 (38 e ANNÉE)<br />
31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />
Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />
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Zyad Limam<br />
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ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />
Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau,<br />
Catherine Faye, Cédric Gouverneur,<br />
Alexine Jelkic, Dominique Jouenne, Astrid<br />
Krivian, Luisa Nannipieri, Oscar Pemba,<br />
Carine Renard, Sophie Rosemont.<br />
VIVRE MIEUX<br />
Danielle Ben Yahmed<br />
RÉDACTRICE EN CHEF<br />
avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.<br />
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AFRIQUE MAGAZINE<br />
EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />
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Média, Bagnolet.<br />
Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />
Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />
Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />
Dépôt légal : juin 2022.<br />
La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />
reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />
dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />
d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />
même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />
Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />
© Afrique Magazine 2022.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 9
ON EN PARLE<br />
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />
AFRICA FASHION<br />
MODE<br />
prend ses quartiers<br />
à Londres<br />
Une exposition événement au Victoria and Albert Museum<br />
pour célébrer une SCÈNE ÉCLECTIQUE ET COSMOPOLITE,<br />
toujours en ébullition.<br />
MÊME AU ROYAUME-UNI, c’est une<br />
première. L’exposition « Africa Fashion »,<br />
organisée par le Victoria and Albert<br />
Museum, à Londres, qui ouvrira en<br />
juillet prochain, s’annonce comme<br />
la plus importante exhibition dédiée<br />
à la mode africaine jamais réalisée<br />
outre-Manche. Les conservateurs ont<br />
sélectionné 45 créateurs de plus de<br />
20 pays à travers le continent et ont<br />
créé un parcours avec plus de 250 objets<br />
emblématiques pour célébrer l’histoire<br />
et l’impact mondial de la mode africaine<br />
contemporaine. Croquis, reportages,<br />
photographies, films et séquences<br />
de défilés alternent avec vêtements et<br />
accessoires sortis tout droit des archives<br />
personnelles des stylistes les plus<br />
iconiques de la seconde moitié du<br />
XX e siècle. Les créations de la première<br />
fashion designeuse du Nigeria Shade<br />
Thomas-Fahm, du maître du bogolan<br />
Chris Seydou, de l’« enfant terrible »<br />
de la mode ghanéenne Kofi Ansah et<br />
du « magicien du désert » Alphadi seront<br />
La pionnière nigériane Shade Thomas<br />
Fahm, à Lagos, fin des années 1960.<br />
présentées pour la première fois dans un<br />
musée londonien. Elles seront montrées<br />
au cœur de la section « L’avant-garde »,<br />
avec les silhouettes de la pionnière<br />
marocaine Naïma Bennis.<br />
Mais l’exposition met aussi en<br />
avant les créateurs contemporains.<br />
Comme le Camerounais Imane Ayissi,<br />
dont un ensemble associant soie<br />
scintillante et couches exubérantes<br />
de raphia accueille les visiteurs,<br />
soufflant l’idée que les modes africaines<br />
sont indéfinissables et que chaque<br />
artiste choisit son propre chemin. Parmi<br />
la nouvelle génération, on retrouve<br />
le label marocain MaisonArtC avec<br />
des pièces réalisées pour l’occasion,<br />
les Sud-Africains Thebe Magugu et<br />
Sindiso Khumalo, la marque nigériane<br />
Iamisigo et la rwandaise minimaliste<br />
Moshions. Avec des sections dédiées<br />
à la Renaissance culturelle africaine et<br />
au rôle politique des garde-robes dans le<br />
contexte des indépendances, l’exposition<br />
rappelle que la mode se développe avant<br />
tout dans la société et la rue. Un concept<br />
que l’on retrouve chez la Sénégalaise<br />
Selly Raby Kane ou dans les bijoux<br />
de la Kenyane Ami Doshi Shah, qui<br />
soulignent le rapport entre mode,<br />
matière et nature. ■ Luisa Nannipieri<br />
« AFRICA FASHION », Victoria<br />
and Albert Museum, Londres<br />
(Royaume-Uni), du 2 juillet 2022<br />
au 16 avril 2023. vam.ac.uk<br />
DR<br />
10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Collection<br />
automne-hiver 2020<br />
de la marque<br />
kenyane Iamsigo.<br />
MAGANGA MWAGOGO<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 11
ON EN PARLE<br />
RYTHMES<br />
VIEUX FARKA<br />
TOURÉ<br />
AUX SOURCES MALIENNES<br />
Le fils d’Ali Farka Touré rend<br />
HOMMAGE À SES ORIGINES<br />
et à l’instrument transmis par<br />
son père : la guitare. Virtuose.<br />
IL SUFFIT DE FERMER LES YEUX et de monter le son sur « Ngala<br />
Kaourene ». C’est alors que tout le potentiel hypnotique de la<br />
musique de Vieux Farka Touré prend son sens. Le guitariste malien<br />
sait tirer le meilleur de son instrument comme de sa voix, fort<br />
d’un héritage paternel qu’il célèbre aujourd’hui avec le bien nommé<br />
Les Racines, qui cultive les sonorités songhaï rendues célèbres par<br />
Ali Farka Touré – dont il a su s’émanciper durant de longues années.<br />
Qu’est-ce qu’être malien ? Comment faire face aux difficultés<br />
socio-économiques d’un pays à la culture pourtant ancestrale ?<br />
C’est pendant le confinement qu’il a tenté de<br />
répondre à ces questions. « Racines »,<br />
le morceau-titre instrumental, est<br />
aussi poétique que virtuose. On<br />
retrouve en invité sur l’album,<br />
enregistré à Bamako, Amadou<br />
Bagayoko, du duo Amadou &<br />
Mariam. ■ Sophie Rosemont<br />
❶<br />
SOUNDS<br />
À écouter maintenant !<br />
Emeli Sandé<br />
Let’s Say For Instance,<br />
Chrysalis/Pias<br />
Avec plus de 6 millions<br />
d’albums écoulés à ce<br />
jour, et forte de dix ans<br />
de carrière, Emeli Sandé pourrait<br />
se reposer sur ses lauriers. Que nenni,<br />
son nouvel album Let’s Say For Instance,<br />
signé chez un label indépendant,<br />
explore les thématiques de la résilience<br />
et de l’invention de soi-même avec<br />
un sens de la pop et du groove bien<br />
trempé. Avec, toujours, son timbre<br />
épatant… Parfait pour amorcer l’été.<br />
❷ Sly Johnson<br />
55.4, BBE Music<br />
Devenu célèbre grâce<br />
au Saïan Supa Crew,<br />
le chanteur et beatboxer<br />
Silvère « Sly » Johnson<br />
s’est très vite émancipé avec son projet<br />
solo, dès le début des années 2010.<br />
Son signe distinctif ? Un mix réussi<br />
de soul, de rap et de funk, avec ce qu’il<br />
faut d’émotion et d’énergie, toutes deux<br />
contagieuses. Ce qui se retrouve dans<br />
ce quatrième album écrit, incarné et<br />
produit par Sly lui-même. Bien joué !<br />
VIEUX<br />
FARKA TOURÉ,<br />
Les Racines,<br />
World Circuit<br />
Records.<br />
❸<br />
Thaïs Lona<br />
Cube, Mister Ibé<br />
La dernière fois que l’on<br />
avait parlé ici de cette<br />
jeune chanteuse au joli<br />
potentiel, elle sortait seulement quelques<br />
titres et n’avait pas encore eu l’occasion<br />
de s’illustrer sur scène. C’est chose<br />
faite. Après des prestations remarquées<br />
en première partie de Kimberose,<br />
I<strong>AM</strong> ou encore Ibrahim Maalouf – qui<br />
l’a signée sur son label Mister Ibé –,<br />
Thaïs Lona s’affirme avec un premier<br />
album de R’n’B bien senti. ■ S.R.<br />
KISS DIOUARA - DR (4)<br />
12 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
PHÉNOMÈNE<br />
Impulsé par le très populaire<br />
comédien, Tirailleurs s’attaque<br />
à un chapitre de la colonisation<br />
française peu traité au cinéma.<br />
OMAR SY SUR TOUS LES FRONTS<br />
Entre deux tournages pour Netflix et un blockbuster à Hollywood,<br />
le héros star de Lupin REVIENT À SES SOURCES SÉNÉGALAISES<br />
dans un rôle historique en langue peule…<br />
MARIE-CLEMENCE DAVID/LIGHT MOTIV - DR<br />
« ON N’A PAS LA MÊME MÉMOIRE, mais on a la même<br />
histoire. » C’est avec ces mots qu’Omar Sy a présenté au Festival<br />
de Cannes en avant-première un long-métrage sur les tirailleurs<br />
sénégalais. Trente-quatre ans après Ousmane Sembène (Camp<br />
de Thiaroye), c’est sous la bannière de la Gaumont que cette<br />
coproduction franco-sénégalaise impulsée par le très populaire<br />
comédien s’attaque à un chapitre de l’histoire coloniale<br />
française peu traité au cinéma [voir pp. 42-46]. L’essentiel de<br />
cette immersion dans la boucherie qu’a été la Première Guerre<br />
mondiale se passe à l’écran dans les tranchées de Verdun, mais<br />
plusieurs séquences ont été tournées au Sénégal en janvier<br />
dernier. L’acteur interprète avec sobriété un éleveur du Fouta-<br />
Toro qui, en 1917, essaye en vain d’empêcher son fils de 17 ans<br />
d’être enrôlé par les Français pour aller défendre « la maman<br />
patrie », comme le dit un recruteur. Il le suivra jusque là-bas.<br />
Amour filial, sens de l’histoire et complexités des rapports<br />
raciaux, soit autant de thèmes chers au comédien qui, pour<br />
ce rôle, s’exprime uniquement en peul. Réalisé et coécrit (avec<br />
Olivier Demangel, coscénariste d’Atlantique, de Mati Diop)<br />
par Mathieu Vadepied, Tirailleurs sera en salles à l’automne en<br />
France… et les dernières images pourraient faire polémique à<br />
quelques jours de la célébration de l’armistice du 11 novembre.<br />
Omar Sy acteur et producteur, ce n’est pas qu’au cinéma :<br />
le contrat qu’il a signé avec Netflix court toujours, sur la<br />
lancée de Lupin. La troisième saison de la série française au<br />
succès planétaire vient d’être tournée, et c’est directement sur<br />
la plate-forme qu’est sortie en mai Loin du périph – la suite,<br />
dix ans après, d’un autre gros succès, De l’autre côté du périph,<br />
toujours en duo avec Laurent Lafitte. Il renoue aussi avec ses<br />
rêves d’enfants à Hollywood : après avoir joué un petit rôle<br />
dans X-Men: Days of Future Past, pour Marvel, en 2014, et dans<br />
le premier Jurassic World, le revoici en éleveur de vélociraptors<br />
dans le troisième épisode de la saga dinosauresque (Jurassic<br />
World : Le Monde d’après). Avant d’atteindre enfin le haut de<br />
l’affiche d’une production américaine dans Shadow Force, avec<br />
Kerry Washington, annoncé pour 2023… ■ Jean-Marie Chazeau<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 13
ON EN PARLE<br />
SHOW<br />
La bande emmenée<br />
par Donald Glover (au centre)<br />
part en tournée en Europe…<br />
LE REGARD NOIR<br />
Le racisme et les travers du POLITIQUEMENT<br />
CORRECT dynamités… avec subtilité par une<br />
série US toujours aussi surprenante dans sa saison 3.<br />
ATLANTA,<br />
saison 3<br />
(États-Unis),<br />
de Donald Glover.<br />
Avec Brian Tyree<br />
Henry, Lakeith<br />
Stanfield, Zazie<br />
Beetz. Sur OCS.<br />
IL AURA FALLU ATTENDRE QUATRE ANS, pour cause de<br />
pandémie, avant qu’une troisième saison de la remarquable<br />
série de Donald Glover arrive sur les écrans. Avec un ton unique<br />
pour souligner le racisme qui sous-tend les sociétés occidentales,<br />
le comédien et producteur américain poursuit les aventures<br />
du héros qu’il interprète, Earn, manager de son cousin rappeur<br />
à Atlanta. Dans ces 10 nouveaux chapitres, il part en tournée<br />
en Europe avec Alfred (dit Paper boi), le colocataire de ce<br />
dernier, Darius, et son ex, Vanessa, et c’est parfois le choc des<br />
cultures : prison trois étoiles et cérémonie pour une euthanasie<br />
à Amsterdam, soirée londonienne chez un riche mécène qui va<br />
se terminer à la tronçonneuse… Mais occasionnellement, un<br />
épisode abandonne le trio et se recentre sur les États-Unis : un<br />
employé de bureau se voit réclamer des millions de dollars par<br />
une descendante d’esclaves africains au titre des réparations<br />
pour l’esclavage pratiqué par ses ancêtres, le petit garçon d’un<br />
couple de bourgeois new-yorkais blanc assiste aux obsèques<br />
de sa nounou antillaise qui était plus maternelle que sa propre<br />
mère… Des situations au bord du malaise, un regard acéré<br />
des Noirs sur les Blancs, dans des petits bijoux de 30 minutes<br />
qui n’hésitent pas à bousculer les travers du politiquement<br />
correct, mais aussi les comportements de la communauté<br />
noire. À noter : dans la version française, Donald Glover<br />
est doublé par le comédien malien Diouc Koma. ■ J.-M.C.<br />
FRANÇOIS BEAURAIN, Cinémas<br />
du Maroc : Lumière sur les salles<br />
obscures du Maroc, La Croisée<br />
des chemins, 392 pages, 80 €.<br />
BEAU LIVRE<br />
Les derniers palais du cinéma<br />
QUAND ELLES NE SONT PAS TRANSFORMÉES EN BERGERIES ou éventrées, les<br />
salles du Maroc sont conservées dans leur splendeur d’antan. Le royaume abrite en effet<br />
une étonnante variété de ces palais dédiés au septième art, construits depuis 1913, et qui<br />
n’ont pas tous été détruits ou transformés en multiplexes comme en Europe. Témoins<br />
architecturaux mais aussi d’une époque où les Marocains se retrouvaient en masse dans<br />
les salles obscures, ces lieux racontent l’histoire d’un pays, comme le révèlent les splendides<br />
photos de François Beaurain. Ce beau livre, désormais disponible hors du royaume, nous<br />
permet d’en rencontrer les exploitants et les projectionnistes, gardiens de temples somptueux<br />
menacés de disparition. À voir également, le compte @cinemagrhib sur Instagram, où<br />
le photographe français, installé à Rabat, distille quelques-uns de ces trésors. ■ J.-M.C.<br />
FX NETWORKS - DR (2)<br />
14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
LITTÉRATURE<br />
DJAÏLI<br />
<strong>AM</strong>ADOU <strong>AM</strong>AL<br />
La force des mots<br />
Un nouveau roman sur la condition<br />
des femmes au Sahel, par la militante<br />
que la presse camerounaise surnomme<br />
« LA VOIX DES SANS-VOIX ».<br />
CÉLINE NIESZAWER/LEEXTRA/OPALE<br />
FINALISTE DU GONCOURT, puis lauréate du prix<br />
Goncourt des lycéens 2020 pour son roman Les Impatientes,<br />
l’écrivaine camerounaise se sert de l’écriture comme<br />
d’un instrument de combat contre les violences faites aux<br />
femmes. À 47 ans, cette militante féministe n’a en effet<br />
de cesse de dénoncer les problèmes sociaux et religieux<br />
causés par les traditions dans son pays, notamment les<br />
discriminations quotidiennes. Après avoir traité de la<br />
condition des femmes de la haute société musulmane et<br />
peule, c’est maintenant les vicissitudes de la vie de leurs<br />
domestiques chrétiennes qu’elle révèle. Son nouveau roman<br />
met en scène la jeune Faydé, partie dans la ville la plus<br />
proche, au nord, pour y devenir servante d’une riche<br />
famille, et ainsi aider sa famille à vivre. Un macrocosme<br />
où deux mondes se côtoient, mais ne se mélangent jamais.<br />
Deux mondes en proie aux répercussions du changement<br />
climatique et des attaques de Boko Haram. Un texte coup<br />
de poing, renforcé par un vrai travail d’enquête et le propre<br />
parcours de l’autrice, qui a elle-même subi les affres de<br />
la polygamie et de la violence masculine. Et une histoire<br />
d’acceptation de l’autre, de tolérance et d’interculturalité,<br />
où les jeunes filles luttent pour survivre et se construire un<br />
avenir, malgré les viols, les mauvais traitements, le mépris<br />
de classe… « Dans toutes les larmes s’attarde un espoir »,<br />
écrit Simone de Beauvoir, que Djaïli Amadou Amal cite<br />
en exergue. Si son précédent roman a entraîné une prise<br />
de conscience au Cameroun – le gouvernement a décidé<br />
de l’inscrire au programme des classes de terminale –, Cœur<br />
du Sahel confirme son exhortation à résister et à restituer<br />
aux femmes le droit à disposer de leur corps. Un sujet<br />
primordial pour l’écrivaine, dans son œuvre comme dans<br />
les activités qu’elle mène en tant qu’ambassadrice de<br />
l’Unicef ou au sein de son association Femmes du Sahel,<br />
laquelle œuvre pour l’éducation des filles. Plus que jamais,<br />
les mots puisent leur force dans l’action. ■ Catherine Faye<br />
DJAÏLI <strong>AM</strong>ADOU <strong>AM</strong>AL, Cœur du Sahel,<br />
Emmanuelle Collas, 364 pages, 19 €.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 15
ON EN PARLE<br />
EXPO<br />
MUSIQUE<br />
JESHI, RAP IN UK<br />
À la fois authentique et longuement façonné, le premier album<br />
de cette NOUVELLE SENSATION fait mouche.<br />
À suivre de près.<br />
LE « UNIVERSAL CREDIT » est une prestation sociale versée par le gouvernement<br />
du Royaume-Uni pour venir en aide aux foyers aux (très) faibles revenus. C’est aussi<br />
le nom du premier album d’un rappeur de 27 ans, Londonien d’origine jamaïcaine,<br />
qui fait beaucoup parler de lui sur la scène britannique, et pas seulement. Le son est<br />
old school, sans être nostalgique, le propos militant, et l’interprète charismatique.<br />
Ses armes, il les a faites dans l’appartement partagé avec sa mère et ses sœurs,<br />
à l’aide du micro USB d’un jeu de karaoké sur Nintendo ! Depuis, ayant collaboré<br />
avec des artistes comme le Nigérian Obongjayar (sur les super efficaces « Violence »<br />
et « Protein ») ou la chanteuse soul britannique Celeste, il a construit un langage<br />
engagé mais groovy, auquel il est bien difficile de résister. ■ S.R.<br />
JESHI, Universal Credit,<br />
Because Music.<br />
DR (2)<br />
16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
DR<br />
Plat à vanner le riz.<br />
Photographie de Jean Hurault, 1970.<br />
La guérisseuse Ma Atema,<br />
à Mana, en Guyane,<br />
Karl Joseph, 2019.<br />
REPRÉSENTATION<br />
Femmes capitaines<br />
du peuple<br />
Saramaca, au<br />
Suriname, Nicola<br />
Lo Calzo, 2014.<br />
NOUVEAUX<br />
MONDES<br />
Aujourd’hui comme hier,<br />
de l’autre côté de l’Atlantique,<br />
l’ART MARRON rend<br />
hommage à la liberté.<br />
TELS DES ÎLOTS DE RÉSISTANCE, les créations artistiques<br />
des sociétés marronnes, qu’il s’agisse de sculptures, de<br />
gravures, de broderies ou de photographies, mettent en<br />
évidence la continuité historique et l’inventivité des témoins<br />
du temps de l’esclavage et de leurs descendants. Une culture<br />
originale, issue de la transmission et du prolongement<br />
de ces nouvelles sociétés, aux Amériques, aux Antilles ou<br />
dans les Mascareignes. Une fois libérés de leurs chaînes,<br />
les « marrons », nom donné aux esclaves ayant fui la propriété<br />
de leur maître, ont en effet su sauvegarder et transmettre<br />
leurs modes de vie africains, et même partiellement<br />
leurs langues d’origine. Plus encore, ils ont déployé une<br />
fibre créative d’une grande vitalité. Un art d’émancipation,<br />
mais aussi un art social qui célèbre les rencontres et<br />
l’altruisme. Des Guyanais Wani Amoedang et Franky<br />
Amete au peintre haïtien Hervé Télémaque, parrain de<br />
l’exposition, deux générations d’artistes peuvent enfin se<br />
présenter elles-mêmes et exprimer leur propre vision des arts<br />
marrons, notamment via le catalogue d’exposition (publié<br />
aux éditions Loco), préfacé par Christiane Taubira. ■ C.F.<br />
« MARRONAGE : L’ART DE BRISER SES CHAÎNES »,<br />
Maison de l’Amérique latine, Paris (France),<br />
jusqu’au 24 septembre. mal217.org<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 17
ON EN PARLE<br />
CINÉMA<br />
Une love story<br />
inattendue entre<br />
une galeriste<br />
allemande et<br />
un diamantaire<br />
congolais.<br />
PASSI PAS<br />
SI MÂLE !<br />
Le PREMIER RÔLE sur grand<br />
écran du rappeur fondateur<br />
du collectif Bisso Na Bisso.<br />
MONIKA, quadragénaire célibataire, dirige une galerie<br />
d’art contemporain à Francfort, où elle rencontre<br />
par hasard Joseph, venu de Kinshasa, qui trafique des<br />
diamants avec les diasporas congolaises et angolaises.<br />
Une histoire d’amour naît, se heurtant à plusieurs<br />
obstacles qui révèlent surtout les caractères de l’un et<br />
de l’autre : les pressions de leurs entourages respectifs<br />
sont sous-jacentes et poussent à la méfiance, quand<br />
il ne s’agit pas d’intolérance ou de racisme. On est<br />
en Allemagne, pas d’effusions sentimentales, pas<br />
de dramatisation à outrance. Ce n’est pas non plus la<br />
description clinique d’une histoire d’amour compliquée,<br />
les personnages sont incarnés avec justesse par les<br />
deux comédiens principaux, dont Passi : à bientôt<br />
50 ans, pour son premier rôle au cinéma, le rappeur<br />
de Ministère A.M.E.R. incarne un personnage sexy,<br />
à la fois déterminé et fragile, sans jamais élever la voix<br />
mais en quête de respect : « Mon père a été colonisé.<br />
Pas moi. » Et on s’immerge avec lui dans les cafés<br />
congolais de la capitale financière de l’Europe ! ■ J.-M.C.<br />
LE PRINCE (Allemagne), de Lisa Bierwirth.<br />
Avec Ursula Strauss, Passi Balende,<br />
Nsumbo Tango Samuel. En salles.<br />
ROMAN<br />
CHASSEUR D’HISTOIRES<br />
Figure majeure de la littérature tunisienne,<br />
Habib Selmi aborde ici les questions<br />
de l’immigration, de l’acculturation,<br />
des dissemblances.<br />
IL ÉCRIT TOUJOURS sur des sujets<br />
qui l’ont marqué. Des instantanés de la<br />
vie quotidienne, auxquels il parvient à<br />
donner une densité sensible, en explorant méticuleusement<br />
la singularité de l’humain. Des extraits de tous les jours,<br />
à la fois banals et uniques, comme en écho au va-et-vient du<br />
quotidien. S’il a longtemps enseigné la langue et la littérature<br />
arabes dans un lycée parisien, cet agrégé tunisien, auteur<br />
d’une dizaine de romans, ne peut écrire que dans sa langue<br />
maternelle, car son rapport à la langue arabe est viscéral.<br />
Une langue épurée, où la simplicité donne à voir différentes<br />
strates de la société tunisienne, en quête permanente. Dans<br />
ce roman plein d’humour, nommé pour le Prix international<br />
du roman arabe, il nous narre la rencontre inattendue à Paris<br />
entre Kamal, un sexagénaire bourgeois, et Zohra, que la plupart<br />
des habitants de l’immeuble appellent « la femme de ménage »<br />
ou « la Tunisienne ». Une histoire de hasard et de cœur. ■ C.F.<br />
HABIB SELMI, La Voisine du cinquième,<br />
Actes Sud, 208 pages, 21,50 €.<br />
VOYAGE<br />
PAR-DELÀ LES CIMES<br />
Un récit à la frontière de l’Ouganda<br />
et de la République démocratique du Congo,<br />
qui interroge les motifs des hommes à<br />
se confronter aux aléas de la montagne.<br />
« NYRAGONGO, Noël 1967. Tentez d’imaginer<br />
l’Origine de l’Eau. Imaginez une eau parfaite,<br />
une eau primitive qui mouillerait le monde pour la première<br />
fois. Cette eau originelle existe. Les volcanologues l’appellent<br />
“l’eau juvénile”. » Cet extrait des carnets d’expéditions d’un<br />
ancien compagnon de cordée de l’auteur préfigure le voyage<br />
d’un jeune couple d’alpinistes explorateurs, vingt ans plus tard.<br />
Un voyage initiatique, à l’assaut de l’ascension du mont Stanley,<br />
à plus de 5 000 mètres d’altitude, dans le massif du Ruwenzori,<br />
communément appelé « montagnes de la Lune ». C’est ici que<br />
naissent les sources du Nil Blanc. Entre les glaces tourmentées et<br />
les forêts de nuages, l’ascension se fait parfois éprouvante, malgré<br />
l’intensité de l’aventure. La quête et la détermination, plus que<br />
jamais moteurs. Le périple est relaté par le cinéaste, écrivain et<br />
alpiniste français Bernard Germain. Comme s’il en avait été. ■ C.F.<br />
BERNARD GERMAIN, La Montagne de la lune,<br />
Paulsen, 272 pages, 15 €.<br />
DR (4)<br />
18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
MOKTAR GANIA<br />
& GNAWA SOUL,<br />
Gnawa Soul, Universal.<br />
ANASS DOU<br />
CORDES<br />
MOKTAR GANIA<br />
& GNAWA SOUL<br />
Inspiration gnaouie<br />
Le JOUEUR DE GUEMBRI natif<br />
d’Essaouira revient avec 11 nouvelles<br />
chansons enregistrées entre ciel et désert.<br />
FILS DU GRAND MAÂLEM<br />
Boubker et petit-fils de Ba Massoud,<br />
icône de la musique gnaouie<br />
marocaine, le chanteur et joueur<br />
de guembri Moktar Gania revient<br />
avec un nouvel album enregistré<br />
aux côtés de ses musiciens, réunis<br />
à Essaouira sous le nom de Gnawa<br />
Soul. Et c’est vrai qu’il y a beaucoup<br />
d’âme dans ces ritournelles<br />
aux cordes entrelacées, comme<br />
en témoignent « Rabi Laafou » ou<br />
« Moussoyo ». Il y a aussi du groove<br />
audacieux sur « Lala Mulati » ou<br />
« Al Walidine ». Le son est de plus<br />
parfait, ayant bénéficié d’un mixage<br />
à Austin par Chris Shaw, lequel<br />
a travaillé avec Bob Dylan, Public<br />
Enemy ou encore Weezer, ainsi que<br />
d’un master aux studios londoniens<br />
Metropolis, signé Tony Cousins<br />
(Adele, Fatoumata Diawara, George<br />
Michael, Seal…). Oui, c’est chic,<br />
mais sans occulter la sincérité du<br />
chant de Moktar Gania. ■ S.R.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 19
ON EN PARLE<br />
An Impenetrable Shield,<br />
Khadim Haydar, 1965.<br />
La Glace au-dessus de la cheminée ?,<br />
Pablo Picasso, 1916-1917.<br />
PEINTURE<br />
EFFET MIROIR<br />
À travers quelque 70 œuvres,<br />
un dialogue quasi fraternel<br />
et une fascination mutuelle<br />
entre PICASSO et les artistes<br />
MODERNES ARABES.<br />
C’EST UN VA-ET-VIENT idéologique et créatif fascinant<br />
entre le maître espagnol et les artistes arabes que cette<br />
exposition interroge, au-delà de l’influence reconnaissable<br />
du cubisme et de l’abstraction. Un voyage au cœur de thèmes<br />
tels que l’émancipation, l’anticolonialisme et le pacifisme.<br />
Picasso n’a pourtant jamais visité le Moyen-Orient, mais<br />
il a indéniablement été influencé par l’art du monde entier,<br />
notamment du continent africain. Apollinaire, dès 1905,<br />
le décrit d’ailleurs comme « arabe rythmiquement »,<br />
offrant la promesse d’un art universel sans hiérarchie<br />
géographique (Orient/Occident), temporelle (passé/présent)<br />
ou stylistique (art naïf/art savant). Cette attraction est<br />
présente chez nombre de pères de la modernité irakienne,<br />
libanaise, syrienne, algérienne ou égyptienne, comme<br />
Jewad Selim, Aref El Rayess, Idham Ismaïl, Mohammed<br />
Khadda ou encore Samir Rafi. Parmi les 32 artistes<br />
exposés, certains d’entre eux ont même croisé la route<br />
de Pablo Picasso. L’un des principaux points focaux de<br />
ce dialogue artistique est incontestablement sa peinture<br />
épique, Guernica (1937) : une fresque universelle refusant<br />
toutes les formes de violence contre les civils, qu’aucune<br />
idéologie ni aucun régime ne peuvent justifier. ■ C.F.<br />
« PICASSO ET LES AVANT-GARDES ARABES »,<br />
Institut du monde arabe, Tourcoing (France),<br />
jusqu’au 10 juillet. ima-tourcoing.fr<br />
DR - M.D. - RACHEL PRAT<br />
20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
DESIGN<br />
RÉVÉLATIONS, OU L’AFRIQUE<br />
CRÉATIVE EN VEDETTE<br />
La biennale internationale des métiers d’art et de la création<br />
met à l’honneur LES SAVOIR-FAIRE du continent.<br />
POUR SON RETOUR au Grand Palais éphémère,<br />
du 9 au 12 juin, la biennale « Révélations » accueille artistes<br />
et artisans du continent. Ils dévoileront leurs créations sur<br />
des stands individuels et seront au centre du programme<br />
culturel Hors les murs, notamment avec l’exposition-vente<br />
« Exceptions d’Afrique », installée dans le concept store<br />
parisien Empreintes du 19 mai au 18 juin. Réalisée sous<br />
le commissariat de Nelly Wandji, la sélection comprend<br />
L’œuvre textile<br />
M.O.M.S.002<br />
de la Marocaine<br />
Ghizlane Sahli.<br />
Un masque de<br />
la communauté<br />
Mbunda,<br />
en Zambie.<br />
des œuvres uniques d’ébénistes, de forgerons, bronziers,<br />
céramistes, vanniers et damasquineurs, issus d’une dizaine<br />
de pays comme Madagascar, le Burkina Faso ou l’Afrique<br />
du Sud. Dans les allées du salon, la dinanderie marocaine,<br />
le tissage traditionnel sénégalais revisité ou les métiers<br />
d’arts togolais offriront aux visiteurs un tour d’horizon<br />
du continent et de ses talents. Au Banquet, l’exposition<br />
internationale construite autour de 10 espaces<br />
scénographiés, on retrouvera les étonnants travaux textiles<br />
de la Marocaine Ghizlane Sahli, les sculptures en bronze<br />
et bois du Nigérian Alimi Adewale, ou encore<br />
la sélection de Claire Chan et Paula<br />
Sachar-Phiri de la Gallery 37d.<br />
Celles-ci présenteront les<br />
majestueux masques réalisés<br />
par la communauté Mbunda,<br />
à la lisière de la Zambie<br />
et de l’Angola. ■ L.N.<br />
Une sculpture<br />
du Nigérian Alimi<br />
Adewale.<br />
DR (4)<br />
« RÉVÉLATIONS », Grand Palais éphémère,<br />
Paris (France), du 9 au 12 juin. revelations-grandpalais.comndpalais.com<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 21
ON EN PARLE<br />
EXPO<br />
CRÉATION<br />
LUDIQUE<br />
Ci-contre,<br />
« Sans titre »,<br />
série La Salle<br />
de classe,<br />
Hicham<br />
Benohoud,<br />
1994-2002.<br />
Une exploration de la thématique<br />
du JEU DANS L’ART. Et plus encore…<br />
SOUVENIRS D’ENFANCE, quête d’identité, vertige, extase…<br />
Avec plus de 80 œuvres de 64 artistes contemporains, la transgression<br />
et le divertissement deviennent dans cette exposition du Musée<br />
d’art contemporain africain Al Maaden (MACAAL), à Marrakech, les<br />
instruments de la représentation, notamment picturale. Et la création,<br />
une variation entre pratiques ludique et artistique. Psychanalytique<br />
aussi. La théorie du jeu, nous la devons à Donald W. Winnicott,<br />
pédiatre et psychanalyste britannique, qui définit le jeu comme une<br />
mise en scène des tensions psychiques et un moyen thérapeutique.<br />
Quelque chose qui, dans son observation, s’apparenterait à<br />
l’interprétation des rêves. C’est ce que font, à leur manière, loin<br />
des certitudes, Mariam Abouzid Souali, Joy Labinjo, GaHee Park<br />
ou encore Mohamed El Baz. Passeurs d’idées et de désirs, ces artistes<br />
interrogent eux aussi l’inconscient, individuel et collectif. En jouant<br />
avec les signes, les significations, les matières, les techniques et les<br />
technologies, ils proposent un autre regard, libre, parfois subversif.<br />
Un autre rapport à soi. Et au monde. Un monde décomplexé, onirique,<br />
souvent joyeux et frisant l’absurde. Peut-être plus authentique. ■ C.F.<br />
Ci-dessous, « Berouita (Brouette) », série Rule Of Game,<br />
Mariam Abouzid Souali, 2017<br />
« L’ART, UN JEU SÉRIEUX », Musée d’art<br />
contemporain africain Al Maaden, Marrakech<br />
(Maroc), jusqu’au 17 juillet. macaal.org<br />
AYOUB EL BARDII - COLLECTION FONDATION ALLIANCE MACAAL (2)<br />
22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
JUNE MACHIA<br />
SOUL<br />
IRMA<br />
ENTRE DOUALA<br />
ET PARIS<br />
Son nouvel EP fait le PONT<br />
ENTRE DEUX CONTINENTS<br />
et de multiples genres musicaux.<br />
Frais et chic à la fois.<br />
CHANSON, FOLK, afro-pop, et ce<br />
léger swing qui n’appartient qu’à elle :<br />
entourée de musiciens de Bangangté,<br />
Douala, Londres et Paris, la chanteuse<br />
camerounaise s’essaye au registre<br />
francophone. Et c’est réussi. Découverte<br />
au tout début des années 2000 avec<br />
le single « I Know », Irma est née de<br />
scientifiques mélomanes qui l’ont bercée<br />
au son d’Ella Fitzgerald ou de Fela<br />
Kuti. À l’adolescence, elle part faire<br />
de brillantes études à Paris, mais la<br />
musique l’appelle et, très vite, elle<br />
apprend à mixer et produire ses propres<br />
morceaux. Aujourd’hui, après trois<br />
albums dans la langue de Shakespeare,<br />
s’ouvre un nouveau chapitre : « Une<br />
étape qui me rapproche encore plus<br />
de moi-même, confie-t-elle, même<br />
si cette quête ne sera<br />
jamais véritablement<br />
terminée ! » En effet,<br />
les huit chansons<br />
de cet EP sont nées<br />
pendant le premier<br />
confinement, et, comme son nom<br />
l’indique, entre Douala et Paris.<br />
« C’est un moment où tout s’est arrêté<br />
d’un coup, et il a été pour moi l’occasion<br />
d’une introspection à travers mes<br />
différentes identités, mes différentes<br />
cultures, se souvient la chanteuse.<br />
Comme chez beaucoup de gens, il<br />
a éveillé la nécessité d’un retour aux<br />
racines. Je suis une Africaine d’Occident<br />
ou une Occidentale d’Afrique. Cette<br />
dualité qui, lorsque j’étais plus jeune,<br />
IRMA, Douala Paris,<br />
Irma Pany, sous licence<br />
exclusive Saraswati/<br />
Sony Music.<br />
était une source de conflit<br />
intérieur et de quête d’identité,<br />
est au fil des années devenue<br />
ma plus grande force. De<br />
là est née l’envie de parler<br />
de cette réconciliation culturelle<br />
et identitaire. » Ce qui s’entend<br />
au fil de Douala Paris, au travers<br />
de morceaux contrastés<br />
comme « Va-t’en », « Mes failles »<br />
ou encore « Danse ». Irma<br />
s’y dévoile plus que jamais auparavant,<br />
sur ses amours ou ses doutes<br />
existentiels, tout en renouant des liens<br />
forts avec sa ville natale : « Je suis fière<br />
de montrer que le Cameroun regorge de<br />
talents et d’un savoir-faire incroyables,<br />
qui résonnent dans le monde entier. Et<br />
puis, tout simplement, j’étais heureuse<br />
de tourner pour la première fois chez<br />
moi, là où j’ai grandi. Et de montrer la<br />
beauté, la richesse des paysages comme<br />
de la culture camerounaise. » ■ S.R.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 23
ON EN PARLE<br />
Le bar du Nok by Alara,<br />
à Lagos, a été décoré<br />
par le plasticien Victor<br />
Ehikhamenor.<br />
SPOTS<br />
ENTRE<br />
INNOVATION<br />
ET TRADITION<br />
Des fusions made in Lagos à<br />
l’héritage marocain mis à l’honneur<br />
à Marrakech, L’EXCELLENCE<br />
se décline de mille façons.<br />
La Maison arabe est un riad à Marrakech, qui propose<br />
une expérience gastronomique raffinée.<br />
● OUVERT PAR L’ENTREPRENEUSE Reni Folawiyo, déjà<br />
derrière le concept store Alara, le restaurant panafricain<br />
Nok by Alara est l’une des tables les plus connues de Lagos.<br />
On y vient pour dîner dans un cadre intimiste, un œil sur les<br />
œuvres d’art et de design venues de tout le continent. Ou pour<br />
se relaxer dans l’élégant jardin entouré de bambous et prendre<br />
un cocktail maison au bar décoré par l’artiste nigérian Victor<br />
Ehikhamenor. Mais surtout pour y déguster les classiques<br />
de la cuisine africaine revisités par les chefs : du misir wat<br />
de lentilles rouges éthiopien au dibi d’agneau sénégalais,<br />
en passant par le délicieux braai sud-africain ou le poulet<br />
suya, il y en a pour tous les goûts. On y trouve aussi l’un<br />
des meilleurs riz jollof de la ville, servi avec du bœuf<br />
dambu-nama, une spécialité du nord du pays.<br />
● Si à Lagos on innove, à Marrakech on fait de la tradition<br />
une force. Chez La Maison arabe, un riad de luxe au cœur<br />
de la médina, on célèbre la finesse de la cuisine marocaine<br />
depuis 1946. Ouvert seulement le soir, Le Restaurant offre<br />
une expérience gastronomique raffinée en proposant en<br />
entrées des salades, des pastillas variées ou des briouates,<br />
mais aussi des plats, comme des couscous, des tajines et<br />
d’autres recettes classiques exécutées à la perfection, tels<br />
l’épaule d’agneau aux dattes ou le poulet au citron confit et<br />
au safran de Taliouine. Certains de ces plats sont à retrouver<br />
également dans l’autre restaurant de la maison, Les Trois<br />
Saveurs, ouvert, lui, à midi et doté d’une terrasse avec vue<br />
imprenable sur la piscine et les jardins. ■ L.N.<br />
nokbyalara.com / cenizaro.com<br />
DR (2)<br />
24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
ARCHI<br />
Sèmè One,<br />
un smart building<br />
à Cotonou<br />
Une intervention ingénieuse<br />
du CABINET COBLOC a transformé<br />
un vieux bâtiment délabré en un<br />
campus innovant et écoresponsable.<br />
MAYEUL AKPOVI<br />
LE PREMIER C<strong>AM</strong>PUS de Sèmè City, espace dédié à<br />
l’innovation et au savoir, a pris ses quartiers fin 2020 dans<br />
un bâtiment multifonctionnel baptisé « Sèmè One ». Le projet<br />
a été magistralement réalisé par le cabinet franco-béninois<br />
Cobloc, dirigé par Ola Olayimika Faladé et Clarisse Krause,<br />
qui a rénové la structure délabrée préexistante avec une série<br />
d’interventions simples et efficaces. Le corps principal, un bloc<br />
de plus de 100 mètres de long, est plein et massif. Les murs<br />
ont été doublés pour réduire les écarts thermiques et garantir<br />
un climat stable, jour et nuit. Sur les trois côtés les plus<br />
exposés au soleil, ce système a permis de créer des fenêtres<br />
en retrait, naturellement ombragées. Avec une série de<br />
lamelles colorées, elles participent à un jeu de volumes<br />
qui anime la longue façade en terre rouge, cassant son<br />
horizontalité. Côté nord en revanche, de larges encadrements<br />
captent et diffusent le maximum de lumière à l’intérieur<br />
du campus. Ici, c’est par la couleur que se dessinent les<br />
différents espaces, et les murs cachent un système d’assistance<br />
smart building à l’avant-garde : le bâtiment est équipé<br />
pour transmettre et stocker des données sur son état et<br />
son utilisation. Une innovation qui permet au gestionnaire<br />
de la structure d’adapter l’éclairage, la climatisation,<br />
le réseau informatique ainsi que d’autres paramètres en<br />
fonction des besoins réels des usagers. ■ L.N. cobloc.archi<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 25
PARCOURS<br />
Walid Hajar Rachedi<br />
L’ÉCRIVAIN D’ORIGINE ALGÉRIENNE SIGNE<br />
un premier roman sensible, en lice pour le prix Orange du livre.<br />
De Kaboul à Tanger, de Londres à Oran, il y fait le récit initiatique<br />
d’un jeune héros travaillé par des questions métaphysiques. par Astrid Krivian<br />
Le<br />
«<br />
voyage, c’est aller de soi à soi en passant par les autres. » Ce proverbe<br />
touareg résume bien le cheminement du héros de Qu’est-ce que j’irais faire<br />
au paradis ? Français d’origine algérienne, Malek, la vingtaine au début<br />
des années 2000, souffre d’être assigné à une identité « arabe, musulmane »<br />
associée à l’obscurantisme, au déclassement. « Les attentats du 11 septembre ont<br />
bouleversé les représentations et débats dans la société française. Auparavant<br />
appelés “Arabes”, “immigrés”, les Français d’origine maghrébine sont devenus<br />
des “musulmans”. Et certains pratiquants étaient soupçonnés de radicalité »,<br />
regrette Walid Hajar Rachedi. Après sa rencontre marquante avec un jeune<br />
exilé afghan, Malek se lance sur les routes du monde arabe, en vue de se libérer des carcans, de trouver du sens.<br />
Un voyage initiatique, une quête spirituelle, existentielle, pour découvrir les richesses culturelles de l’Andalousie<br />
au Caire, en passant par Tanger, Oran… Se confrontant aux autres, au réel, il crève l’écran de fantasmes posé<br />
entre lui et le monde. Avec pour boussole, sa foi en l’islam. « Mon roman est un thriller<br />
métaphysique. Souvent, les personnages issus de l’immigration sont sauvés par les lettres<br />
et la République. Le mien trouve sa force et sa transcendance autrement, incarnant<br />
une figure positive. » Malek tombe amoureux de Kathleen, jeune Londonienne dont<br />
le père, humanitaire en Afghanistan, a disparu. Dans ce portrait tout en nuances d’une<br />
génération Y mondialisée, l’auteur tisse avec finesse la toile de son intrigue haletante<br />
et entrelace les destins, entre Londres, Kaboul, Paris… Avec une puissance d’évocation,<br />
il trempe sa plume dans les drames contemporains comme dans les blessures intimes, les<br />
rêves et désillusions de ses héros. S’ils sont hantés par des questions semblables – amour,<br />
identité… –, les événements géopolitiques les affectent et les forgent différemment.<br />
Poursuivre les horizons, c’est aussi le moteur de cet écrivain. Né en 1981 à Créteil,<br />
enfant rêveur et solitaire, il s’évade à travers les livres. Il attrape le virus de l’écriture<br />
grâce à Sourires de loup, de Zadie Smith, et aux rappeurs des années 1990, maîtres<br />
du storytelling. Diplômé d’informatique puis d’une école de commerce, il est le<br />
cofondateur du média en ligne Frictions. Ses expériences professionnelles (consultant<br />
Qu’est-ce que j’irais<br />
faire au paradis ?,<br />
Emmanuelle Collas,<br />
304 pages, 18 €.<br />
digital, journaliste, enseignant…) lui font poser ses valises au Mexique, aux États-Unis, au Brésil pendant six ans.<br />
Globe-trotteur infatigable, la soif de liberté et la curiosité en bandoulière, ce polyglotte, désormais établi à Lisbonne,<br />
a traversé l’Amérique latine du Brésil à Cuba, en se demandant : l’identité latino-américaine existe-t-elle ? Le voyage<br />
l’« autorise à être ébloui », défie ses valeurs, ses perceptions sur les sociétés. Et le libère de cette double conscience,<br />
avancée par le sociologue américain W.E.B. Du Bois, ce poids des représentations raciales, ce regard de l’autre<br />
qui enferme, et que le sujet intériorise. « Pour forcer un peu le trait, à l’étranger, je suis en mode béret-baguette !<br />
J’ai réalisé à quel point j’étais français – mes goûts culturels, la conscience sociale pour l’égalité, l’esprit critique,<br />
l’intérêt pour l’actualité, la curiosité… L’identité française existe, mais elle mérite un débat apaisé. » ■<br />
DR<br />
26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
ANNIE GOZARD<br />
« L’identité<br />
française existe,<br />
mais elle<br />
mérite un<br />
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C’EST COMMENT ?<br />
PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />
MAUVAISE NOTE<br />
DOM<br />
Le 16 juin sera célébrée la journée internationale de l’enfant africain,<br />
instaurée depuis 1991. Triste commémoration annuelle des jeunes tués lors du soulèvement<br />
estudiantin de 1976 à Soweto, en Afrique du Sud. À cette occasion, de nombreux<br />
bilans et études sont publiés, rappelant la situation précaire de l’enfance face notamment<br />
à l’éducation, première étape de la formation pour un accès à un travail et une<br />
intégration optimale dans le monde de demain. Les chiffres de l’Institut de statistique de<br />
l’UNESCO (ISU) brocardent sempiternellement l’Afrique subsaharienne. Parmi toutes les<br />
régions du monde, c’est en effet ici que l’on relève le plus fort taux d’exclusion de l’éducation<br />
: plus d’un cinquième des enfants âgés de 6 à 11 ans n’est pas scolarisé, suivi par<br />
un tiers des 12-14 ans et près de deux tiers des 15-17 ans.<br />
Bien sûr, chez les filles, les indicateurs<br />
s’aggravent. Pour des raisons bien connues de<br />
pauvreté qui pousse les familles à « investir » sur<br />
l’éducation d’un seul garçon ou à rechigner à<br />
envoyer leur fille loin du foyer, ou pour des raisons<br />
culturelles ou d’attachement au mariage précoce,<br />
qui les entraînent à ne pas voir l’intérêt de l’envoyer<br />
à l’école.<br />
D’autres soucis viennent compliquer<br />
encore l’accès à la scolarité, comme la pénurie<br />
de professeurs formés, la précarité des classes, sans<br />
eau courante ni électricité, parfois sans bancs, aux<br />
effectifs pléthoriques d’élèves… Et bien entendu,<br />
les zones de conflits génèrent année blanche sur<br />
année blanche. Alors certes, les politiques d’éducation<br />
s’améliorent, on construit des classes, on<br />
forme des profs, on lance des campagnes de<br />
sensibilisation à l’intention des parents retors, etc.<br />
Et les mentalités évoluent. Surtout en ville.<br />
Pourtant, la démographie galopante de<br />
ces régions, qui affichent un taux de natalité très élevé, inquiète les spécialistes.<br />
Comment absorber demain et après- demain le nombre exponentiel d’enfants et de<br />
jeunes en demande d’éducation avec un système déjà totalement dépassé ? Et les<br />
projections du dernier Rapport mondial de suivi sur l’éducation de l’UNESCO ne sont<br />
pas très optimistes. Il en ressort, entre autres, que la proportion d’enseignants formés en<br />
Afrique subsaharienne est en baisse depuis 2000. On prévoit aussi qu’en 2030, 20 % des<br />
jeunes et 30 % des adultes ne sauront toujours pas lire… De quoi interroger les pouvoirs<br />
publics, qui doivent urgemment revoir leur copie. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 29
urgencesLA<br />
CRISE<br />
QUI<br />
VIENT<br />
Conséquences de la guerre en Ukraine,<br />
contrecoups de la pandémie de Covid-19,<br />
dette, impacts du changement climatique…<br />
les menaces s’accumulent.<br />
Explications et ébauches de solutions.<br />
par Cédric Gouverneur<br />
SHUTTERSTOCK<br />
30 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 31
URGENCES<br />
Un marché de Douala, au Cameroun,<br />
le 10 mai dernier. L’inflation se fait fortement ressentir.<br />
Le secrétaire général des Nations unies ne<br />
cache pas son inquiétude : « La guerre en<br />
Ukraine est en train de nourrir une crise<br />
tridimensionnelle – alimentaire, énergétique<br />
et financière – avec des impacts<br />
dévastateurs sur les pays, les économies<br />
et les populations les plus vulnérables<br />
du globe », alerte António Guterres dans<br />
la préface d’un rapport de l’ONU sur les<br />
crises alimentaires, rendu public en mai. Le changement climatique,<br />
les séquelles de la pandémie de Covid-19 et les combats<br />
qui mettent aux prises deux des principaux greniers à blé de<br />
la planète s’agglutinent pour former « une triple combinaison<br />
toxique », analyse les Nations unies. Le conflit en Ukraine, « cet<br />
ultime revers, n’aurait pu survenir à un pire moment », résume<br />
l’Éthiopien Abebe Aemro Sélassié, directeur du département<br />
Afrique du Fonds monétaire international (FMI), sur le blog<br />
de l’institution, « alors même que la croissance redémarrait et<br />
que les dirigeants commençaient à répondre aux conséquences<br />
socio-économiques du Covid. Les impacts de la guerre auront<br />
de profondes conséquences, érodant le niveau de vie et aggravant<br />
les indices macroéconomiques. Nous nous attendons<br />
désormais à une croissance de 3,8 % » en Afrique pour 2022,<br />
contre 4,5 % pronostiqués avant l’invasion russe. « Trop peu<br />
pour rattraper le terrain perdu pendant la pandémie », s’alarme<br />
l’économiste.<br />
Le renchérissement des prix alimentaires fragilise encore<br />
davantage des populations appauvries par les confinements<br />
successifs : « En mars, les prix alimentaires au Nigeria étaient<br />
déjà 48 % plus élevés qu’à la fin de 2019 », juste avant l’irruption<br />
du Covid-19, relève l’institut Oxford Economics dans une<br />
étude publiée en mai. Parallèlement, le taux de chômage dans<br />
TOM SAATER/THE NEW YORK TIMES<br />
32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Macky Sall avec Vladimir Poutine à Sotchi, le 3 juin 2022. Le président du Sénégal,<br />
et président en exercice de l’Union africaine, a souligné la situation extrêmement difficile<br />
du continent, victime du conflit en Ukraine, en particulier sur le plan de la sécurité alimentaire.<br />
MIKHAIL KLIMENTYEV/KREMLIN POOL/SPUTNIK<br />
le pays le plus peuplé du continent a grimpé « de 23,4 % en 2019<br />
à 32 % en 2021 ». Idem en Afrique du Sud, où une inflation de<br />
14,2 % en mars 2022 par rapport à 2019 se greffe à un chômage<br />
qui est passé de 28,7 % à 34,3 % durant la même période. Oxford<br />
Economics rappelle que les ménages du continent consacrent<br />
entre un quart et plus de la moitié de leur budget à l’alimentation<br />
(contre 15 % dans les pays riches). Le FMI estime que l’inflation<br />
en Afrique subsaharienne dépassera les 12 % cette année, et<br />
jusqu’à 34,5 % en Éthiopie, plombée par la guerre civile et une<br />
sécheresse empirée par le réchauffement climatique.<br />
Dans la Corne de l’Afrique, les 20 millions de personnes<br />
victimes de la sécheresse se trouvent dorénavant, à cause<br />
d’un conflit en Europe, en danger de mort. Directeur du Programme<br />
alimentaire mondial (P<strong>AM</strong>), David Beasley évoque une<br />
situation « au-delà de tout ce que l’on a vu depuis la Seconde<br />
Guerre mondiale » : la moitié des grains utilisés pour nourrir<br />
Les ménages<br />
du continent<br />
consacrent entre<br />
un quart et plus<br />
de la moitié<br />
de leur budget<br />
à l’alimentation.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 33
URGENCES<br />
les 125 millions de personnes dépendantes du P<strong>AM</strong> venait<br />
d’Ukraine. Ses propos devant le Conseil de sécurité des Nations<br />
unies glacent le sang : « La dernière chose que nous voulons faire<br />
est de priver de nourriture des enfants affamés pour nourrir<br />
des enfants mourant de faim ! » 20 millions de tonnes de blé<br />
et de maïs ukrainiens sont bloquées dans les ports de la mer<br />
Noire, souligne dans un communiqué David McNair, directeur<br />
de l’association humanitaire ONE (cofondée par Bono, le chanteur<br />
de U2). L’Unicef prévient que, en raison du renchérissement<br />
des noisettes et de l’huile de tournesol, le coût de la pâte<br />
nutritive thérapeutique prête à l’emploi (utilisée pour sauver les<br />
enfants souffrant de malnutrition sévère) a grimpé de 16 %. Et la<br />
situation ne va pas s’améliorer à court terme : le conflit s’enlise,<br />
et Russes et Ukrainiens ne font même plus semblant de parlementer.<br />
Soucieux pour leurs propres populations, d’autres États<br />
exportateurs de nourriture se replient sur eux-mêmes : l’Inde a<br />
interdit en mai l’exportation de blé, comme l’avait fait l’Indonésie<br />
en avril avec l’huile de palme.<br />
DES ÉTATS DÉJÀ ÉTRANGLÉS PAR LES EMPRUNTS<br />
Les sanctions occidentales contre la Russie renchérissent<br />
également les prix de l’énergie. « Les pays africains importateurs<br />
de pétrole vont voir leur facture grimper de 19 milliards de dollars<br />
», estime Abebe Aemro Sélassié sur le blog du FMI, ce qui<br />
va « plomber la balance des paiements et augmenter les coûts<br />
de transport ». Et, pendant ce temps, en Chine, l’impitoyable<br />
politique de confinement « zéro Covid » paralyse l’économie.<br />
Aux États-Unis, les décisions prises afin de juguler l’inflation<br />
qui frappe les ménages pourraient nuire aux investissements en<br />
Afrique : la hausse des taux d’intérêt par la Réserve fédérale, la<br />
Fed, risque d’inciter les investisseurs à délaisser les pays à moyen<br />
et bas revenus, plus risqués, pour se focaliser sur ceux industrialisés,<br />
plus sûrs, alertait le New York Times le 17 mai. En faisant<br />
grimper le dollar et en affaiblissant les monnaies nationales,<br />
les décisions de la Fed vont aussi renchérir le poids de la dette.<br />
Or, l’initiative de suspension du service de la dette, octroyée<br />
par les créanciers internationaux pendant la pandémie, a expiré<br />
en décembre. Début avril, le FMI et la Banque mondiale ont<br />
donc appelé à une « action décisive » concernant l’endettement,<br />
rappelant que 23 États du continent étaient déjà étranglés par<br />
les emprunts (contractés ces dix dernières années, souvent<br />
auprès de la Chine, afin notamment de financer des mégaprojets<br />
d’infrastructures). « Le G20 devrait mieux définir son processus<br />
de restructuration de la dette, préconise Abebe Aemro Sélassié.<br />
Le règlement du service de la dette devrait être suspendu jusqu’à<br />
ce qu’un accord soit conclu. »<br />
La situation politique et sociale pourrait devenir explosive<br />
dans de nombreux pays : Égypte, Tunisie, Maroc, Ghana,<br />
Afrique du Sud… « Ce sont les mêmes conditions qui avaient<br />
conduit aux Printemps arabes », remarque David McNair. Il y a<br />
dix ans, « la hausse du coût de la vie avait aggravé le mécontentement<br />
et catalysé une large révolte sociale ». ■<br />
AKR<strong>AM</strong><br />
BELKAÏD<br />
« La<br />
faim est une<br />
menace à<br />
moyen terme »<br />
Pour le journaliste et essayiste algérien,<br />
le système financier international<br />
est devenu « insoutenable », suscitant<br />
même des remises en question<br />
au forum de Davos, jadis véritable<br />
citadelle de l’orthodoxie néolibérale.<br />
<strong>AM</strong> : Un danger multiforme menace l’Afrique :<br />
impacts de la pandémie de Covid, du conflit<br />
en Ukraine, du réchauffement climatique,<br />
de la dette… Une telle conjoncture s’est-elle<br />
déjà produite depuis les indépendances ?<br />
Akram Belkaïd : C’est effectivement inédit en matière<br />
de gravité et d’étendue. On peut faire le parallèle<br />
avec le début des années 1980, lorsque la crise de la<br />
dette a poussé nombre de pays africains à faire appel<br />
au FMI. Mais dans le cas présent, la conjonction de<br />
plusieurs facteurs est impressionnante. Cela mériterait<br />
une réponse de grande ampleur. Cependant, l’Union<br />
africaine semble totalement dépassée, encore une fois.<br />
La croissance macroéconomique africaine a été<br />
boostée par l’envolée du cours des matières premières,<br />
mais le développement humain n’a pas suivi…<br />
Ce contexte, débuté avec l’épidémie de Covid<br />
il y a deux ans, peut-il constituer l’occasion<br />
de repenser les rapports économiques ?<br />
En théorie, oui. Mais rien ne montre que l’on va<br />
dans cette direction. Pire encore, le relèvement des taux<br />
d’intérêt dans les pays riches, afin de lutter contre l’inflation,<br />
va alourdir le fardeau de la dette, notamment africaine.<br />
Cela promet des jours difficiles pour les pays dont la<br />
PATRICK GELY<br />
34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
ARND WIEGMANN/REUTERS<br />
balance des paiements est déficitaire. Pourtant, des pistes<br />
existent. Par exemple, le Forum économique mondial,<br />
à Davos – qui est tout sauf un repère de gauchistes –,<br />
a réfléchi cette année à l’économie « solidaire et sociale ».<br />
Des pays tentent de promouvoir cette approche, qui se<br />
veut indépendante des exigences de rentabilité, mais il faut<br />
pour cela une volonté économique globale. Le vrai problème<br />
est le caractère insoutenable du capitalisme financier tel<br />
qu’il existe aujourd’hui. Cependant, une fois la chose dite,<br />
quelles politiques, quelles doctrines peuvent émerger ?<br />
Ces dernières années, la construction d’infrastructures<br />
sur le continent s’est faite au prix d’un endettement<br />
massif, en particulier envers la Chine. Comment<br />
sortir du piège éternel de la dette ?<br />
C’est une question sans réponse satisfaisante. Les pays<br />
ont des besoins, il faut qu’ils se développent, qu’ils aient<br />
des infrastructures. Comment faire quand les moyens<br />
sont faibles ? La dette est une calamité, parce qu’elle<br />
entrave un pays sur plusieurs générations.<br />
De manière régulière, on appelle à son<br />
annulation pour les pays les moins avancés,<br />
mais lorsque cela arrive, une décennie<br />
suffit pour que le processus soit de nouveau<br />
relancé. L’utopie serait des financements<br />
gratuits, au nom de la solidarité<br />
internationale, mais il ne faut pas rêver…<br />
Les banques et les financiers ne l’accepteront<br />
jamais. Lutter contre la corruption<br />
permettrait déjà d’atténuer le fardeau de<br />
la dette, mais ce qui est certain, c’est que<br />
cette question est liée à celle du modèle<br />
de développement économique. Répéter<br />
à l’envi que « le marché réglera tout »,<br />
comme le font certains économistes<br />
africains, est criminel. Cela pousse<br />
le continent vers moins de solidarité<br />
et – surtout – vers moins d’autonomie.<br />
En parlant d’autonomie, avec une<br />
dépendance excessive à quelques<br />
greniers à blé, des pénuries aggravées<br />
par la spéculation et de fortes<br />
sécheresses, faut-il s’attendre à un retour<br />
durable de la faim ?<br />
La question est bien plus structurelle qu’on ne le croit.<br />
La faim est une menace à moyen terme. Quel sera l’état<br />
des terres agricoles pour une planète de 10 milliards<br />
d’habitants ? À court terme, pour nombre de pays<br />
africains, c’est la question du modèle alimentaire qui<br />
se pose. Pourquoi importer – au prix fort – des céréales<br />
d’Europe, d’Australie ou encore d’Argentine, alors que<br />
l’on dispose de modes de culture traditionnels et qu’il<br />
est souhaitable de généraliser une agriculture moins<br />
intensive ? Actuellement, on assiste à la mise en coupes<br />
réglées des terres du continent, même par des ONG<br />
occidentales, qui plaident pour une agriculture intensive,<br />
à l’image de ce qu’a fait l’Inde dans les années 1950 et 1960.<br />
Or, l’Afrique est aussi un berceau de l’agriculture, qui<br />
a ses traditions, ses propres cultures : c’est le moment<br />
de réhabiliter cela, en explorant d’autres voies que<br />
l’approche intensive, qui pollue et épuise les sols.<br />
Le conflit en Ukraine signe le retour de la guerre<br />
froide. Chaque pays du continent va-t-il devoir<br />
choisir un « camp »? Ou jouer sur les rivalités ?<br />
La tentation serait de miser sur un camp contre l’autre.<br />
Or, l’Afrique a besoin du multilatéralisme, seul atout dont<br />
disposent les pays les moins puissants. Se jeter dans les<br />
bras des Russes, après avoir longtemps tiré des bénéfices<br />
de la Françafrique, est une erreur. De nombreux pays<br />
jouent la prudence, et ils ont raison. Ce conflit doit leur<br />
parler, car il remet en cause le caractère indéniable de<br />
Au Forum économique et mondial, le 26 mai,<br />
à Davos, en Suisse. On y a réfléchi pour la première<br />
fois au thème de l’économie « solidaire et sociale ».<br />
la frontière. Aussi est-il important de défendre la légalité<br />
internationale, même si cette dernière est régulièrement<br />
foulée aux pieds par ceux qui, aujourd’hui, la revendiquent.<br />
Ce n’est pas parce que les Américains ont envahi l’Irak<br />
en 2003 sans respecter le droit international qu’il faudrait<br />
accepter que la Russie en fasse autant aujourd’hui en<br />
Ukraine. Mais il est tout aussi important pour les pays<br />
africains de montrer leur indépendance et de ne plus accepter<br />
que les Occidentaux – la France en tête – les considèrent<br />
juste comme des réserves dociles de voix à l’ONU. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 35
URGENCES<br />
CARLOS LOPES<br />
« S’organiser pour<br />
obtenir davantage »<br />
L’économiste bissau-guinéen, professeur à l’université du Cap et ancien secrétaire<br />
exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA),<br />
nous livre ses réflexions sur la situation actuelle.<br />
<strong>AM</strong> : La guerre en Ukraine venant s’ajouter aux retombées<br />
de la pandémie, l’Afrique se trouve confrontée à une crise<br />
brutale. Quelles mesures prendre en urgence ?<br />
Carlos Lopes : Lorsque l’on soulève la question d’aider<br />
l’Afrique, on est tout d’un coup moins crédible aux yeux de la<br />
communauté internationale : les réponses face à la pandémie<br />
et aux atteintes climatiques se sont avérées totalement<br />
inadéquates, vu l’urgence. Ainsi, le nombre de pays qui ont<br />
pu bénéficier de l’Initiative de suspension du service de la<br />
dette (ISSD) s’est révélé en définitive ridiculement bas, du<br />
fait notamment de la complexité du dispositif et des menaces<br />
de mesures de rétorsion de la part des agences de notation.<br />
Le conflit en Ukraine et ses répercussions sur l’inflation, la<br />
logistique et les approvisionnements alimentaires entraînent<br />
les mêmes comportements égoïstes que lors de<br />
la pandémie : les pays qui disposent de moyens<br />
économiques suffisants se préparent à affronter<br />
des conséquences désastreuses. Les autres<br />
font la queue pour les quelques miettes qui<br />
leur seront laissées. C’est, semble-t-il, ce qui<br />
va se passer pour l’achalandage alimentaire<br />
– dont l’Afrique est hautement dépendante –,<br />
comme pour l’inflation, qui va durement<br />
toucher les États importateurs de pétrole,<br />
avec toutes les retombées prévisibles.<br />
Comment la communauté internationale<br />
peut-elle aider le continent à traverser<br />
cette période ?<br />
On atteint là les limites du saupoudrage :<br />
une semaine avant l’invasion russe en Ukraine,<br />
en février, s’était déroulé le sommet Union africaine-Union<br />
européenne, où 150 milliards d’euros avaient été promis<br />
à l’Afrique. Mais ces budgets vont être redirigés afin de<br />
subvenir aux besoins de l’Ukraine [Kiev évalue déjà le<br />
total des dommages subis à 500 milliards de dollars, ndlr].<br />
Nous assistons au même phénomène qu’avec les vaccins<br />
lors de la pandémie : un décalage entre les promesses et<br />
Des budgets<br />
promis<br />
à l’Afrique<br />
vont être<br />
redirigés afin<br />
de subvenir<br />
aux besoins<br />
de l’Ukraine.<br />
la réalité. Il faudrait profiter de cette crise pour repenser<br />
le système financier international, comme l’envisage la<br />
secrétaire au Trésor des États-Unis, Janet Yellen, qui plaide<br />
pour un nouveau Bretton Woods [accords qui, en 1944,<br />
ont abouti à la création du FMI et de la Banque mondiale,<br />
ndlr]. Ce serait bienvenu si une telle démarche mettait fin<br />
à la distorsion et à l’asymétrie actuelles. Le constat général<br />
est que ce système ne fonctionne plus. Le continent demeure<br />
un acteur marginal sur la scène internationale : les États<br />
africains doivent s’organiser afin d’obtenir davantage, un<br />
allègement de la dette afin de pouvoir financer les budgets<br />
sociaux, et une amélioration de leur accès au capital<br />
par la mise en place de mécanismes multilatéraux.<br />
La dépendance de nombreux pays du continent<br />
au blé ukrainien et russe montre les<br />
limites du système : comment accroître<br />
leur production agricole ?<br />
Le problème principal de l’agriculture<br />
africaine est son rendement. Elle pâtit d’un<br />
déficit d’irrigation, mais aussi d’une déperdition.<br />
On estime que, chaque année, environ<br />
30 % de la production agricole est perdue,<br />
du fait de problèmes de stockage, de transport<br />
et de commercialisation. Il faut investir beaucoup<br />
plus, notamment dans les infrastructures, afin<br />
de mettre en valeur ce qui est déjà produit et<br />
de réduire au maximum cette déperdition. Sur<br />
le globe, 60 % des terres arables non utilisées<br />
sont situées sur le continent. Au Sahel, le problème<br />
de l’accès à l’eau crée de nombreux conflits,<br />
résultats de la difficile intégration du pastoralisme dans<br />
la production moderne. En comparaison, d’importants<br />
investissements ont été réalisés dans les industries<br />
extractives, dans la continuité du modèle colonial, et sans<br />
véritablement se soucier de la qualité de vie des populations.<br />
Macky Sall, président en exercice de l’Union africaine,<br />
considère que les agences de notation surestiment<br />
VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE<br />
36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
le risque d’investir sur le continent,<br />
et appelle à la création d’une agence africaine.<br />
Certaines existent déjà, mais elles sont rachetées par<br />
des concurrentes américaines [Moody’s a racheté début février<br />
la majorité des parts de l’agence panafricaine Global Credit<br />
Rating, ndlr]. Ce domaine d’activité est soumis aux règles<br />
du marché et le restera tant qu’il n’y aura pas de décision<br />
politique. Il faudrait modérer le comportement de ces cabinets<br />
de notation, marqué par le cynisme et la subjectivité.<br />
Comment s’extraire enfin du piège de la dette ?<br />
Tant que l’on ne régulera pas l’accès au capital<br />
des économies africaines, le problème sera récurrent. La<br />
taille de ces dernières a doublé durant les vingt dernières<br />
années en raison de la croissance démographique : ce<br />
qui est désormais disponible ne répond plus aux besoins.<br />
Le continent n’a pas le même accès au capital et endure<br />
les taux d’intérêt le plus élevés au monde. C’est une<br />
injustice systémique qui se révèle lorsque se produit un<br />
choc externe, comme la pandémie, la guerre en Ukraine<br />
ou, de manière plus diffuse, le réchauffement climatique.<br />
À noter que les pays industriels ont une dette carbone<br />
conséquente vis-à-vis du continent, qui est celui qui émet le<br />
moins de CO 2<br />
et qui subit le plus de dégâts. Lui apporter les<br />
financements proportionnés à cette dette carbone afin qu’il<br />
puisse affronter les impacts du réchauffement serait une<br />
question de cohérence. Il faudrait que les pays occidentaux<br />
commencent par tenir leurs promesses, cela<br />
compenserait largement cette dette.<br />
L’Afrique jouit d’une faible assiette fiscale :<br />
comment accroître ses revenus ?<br />
En effet, son taux de pression fiscale est<br />
le plus bas au monde : 16 % en moyenne, contre<br />
35 % sur le reste du globe. Les responsables<br />
doivent transformer structurellement l’économie,<br />
qui doit enfin sortir de l’informel. Pour cela,<br />
elle ne doit plus dépendre de la rente : dans<br />
certains pays, comme le Nigeria, jusqu’à 80 % des<br />
exportations concernent les matières premières<br />
non transformées. Cela ne diffère guère de<br />
la configuration durant la période coloniale.<br />
Cette situation enferme certains États dans<br />
une dépendance aux relations extérieures, car<br />
ils ne disposent que de peu de revenus, ils sont pris entre<br />
une économie informelle, en roue libre, et une économie<br />
de rente qui ne bénéficie qu’aux élites et à leur reproduction<br />
sociale. C’est un problème majeur. Je classerais les pays<br />
africains entre les réformateurs et les rentiers. Hélas,<br />
la plupart des États producteurs de pétrole continuent<br />
de vivre de la rente, malgré quelques ajustements réalisés<br />
pour qu’ils soient crédibles vis-à-vis de leurs créanciers.<br />
Depuis février se dessine une « seconde guerre<br />
froide »: comment le continent peut-il se positionner<br />
sur cette nouvelle carte du monde ?<br />
Ces deux dernières décennies, il a beaucoup diversifié<br />
ses sources de financement. Les sanctions occidentales contre<br />
la Russie et la rupture des chaînes d’approvisionnement en<br />
raison de la pandémie et de la guerre en Ukraine constituent<br />
un moment de vérité : cela lui donne la possibilité d’en<br />
profiter pour se concentrer sur la mise en œuvre de la<br />
Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf), qui<br />
permet de constituer un marché plus appétissant pour les<br />
investisseurs et de pouvoir enfin négocier d’un seul bloc.<br />
Cette crise peut donc constituer une occasion si les réformes<br />
nécessaires sont faites : se sortir du modèle extractif issu<br />
du colonialisme, consolider la Zlecaf, et ainsi négocier<br />
en un bloc continental face aux autres puissances.<br />
Ces réformes sont-elles en bonne voie ?<br />
Je reste sur mes gardes. J’exprime le souhait de<br />
les voir se réaliser, mais tout dépendra de la volonté<br />
politique. Il faut cesser de négocier unilatéralement, État<br />
africain par État africain avec l’Union européenne ou<br />
la Chine. La Zlecaf doit désormais servir à négocier au<br />
nom de tout le continent pour chaque secteur d’activité,<br />
chaque technologie, chaque chaîne de valeur.<br />
La spéculation joue un rôle considérable dans l’envolée<br />
Les États<br />
sont pris entre<br />
une économie<br />
informelle et<br />
une économie<br />
de rente<br />
qui ne bénéficie<br />
qu’aux élites.<br />
du prix des produits alimentaires. Comment y mettre fin ?<br />
Ce n’est pas différent de ce qu’il s’est<br />
passé lors de la pandémie, sur des produits<br />
tels que les masques, les respirateurs,<br />
puis les vaccins. C’est la loi sauvage du<br />
marché, qui s’applique même sur des biens<br />
communs et stratégiques, devenus objets<br />
de spéculation. Ce que les économistes<br />
libéraux du XIX e siècle nommaient « la main<br />
invisible » du marché. Je ne crois pas qu’il<br />
existe une véritable volonté de remettre<br />
en question la mondialisation telle qu’on<br />
la connaît (avec pour règle de base de<br />
produire là où c’est le moins cher, sans la<br />
moindre considération éthique, sociale ou<br />
environnementale, aux dépens, par exemple,<br />
des ouvrières du textile du Bangladesh).<br />
Depuis la crise sanitaire, la priorité des États est de ne plus<br />
dépendre d’un seul pays pour un même produit (comme<br />
les masques fabriqués en Chine) : c’est une considération<br />
différente, qui implique un autre type de mondialisation.<br />
Cette évolution peut bénéficier aux Africains, à condition<br />
qu’ils développent et rentabilisent la Zlecaf, en établissant<br />
des chaînes de valeurs nationales et régionales puis<br />
en les intégrant aux chaînes de valeurs globales. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 37
URGENCES<br />
Données et perspectives<br />
sur une rupture multifactorielle<br />
Inflation, pénurie, baisse des investissements risquent de stopper net<br />
la croissance continentale. Mais à terme, les pays aux économies diversifiées<br />
auront davantage d’atouts pour sortir de l’ornière.<br />
Pénurie dans<br />
un supermarché<br />
du Zimbabwe.<br />
La spéculation dope<br />
l’envolée des prix<br />
LA GUERRE n’est pas la seule responsable<br />
de la hausse des prix alimentaires :<br />
la spéculation boursière joue, depuis deux<br />
ans, un rôle mortifère. « En avril 2022,<br />
la spéculation était responsable de 72 %<br />
des achats sur le marché des céréales de<br />
la Bourse de Paris », contre « 25 % avant<br />
la pandémie », estime Lighthouse Reports,<br />
plate-forme internationale de journalistes<br />
d’investigation basée aux Pays-Bas, qui<br />
accuse les fonds d’investissement « d’exploiter<br />
le chaos pour faire grimper les prix ».<br />
13,5 %<br />
C’est le taux<br />
que devrait<br />
atteindre l’inflation<br />
en Afrique en<br />
2022, contre 13 %<br />
en 2021 et 10,8 %<br />
en 2020, du fait<br />
de la flambée des<br />
prix de l’énergie et<br />
de l’alimentation.<br />
L’urgence<br />
climatique toujours<br />
sous-financée<br />
LE CONTINENT connaît à la fois « la<br />
plus grande vulnérabilité » aux impacts<br />
du réchauffement climatique et « la plus<br />
faible préparation à l’adaptation aux chocs<br />
climatiques », souligne la Banque africaine<br />
de développement<br />
(BAD), qui évoque<br />
une « menace<br />
existentielle ».<br />
Et pourtant,<br />
la planète<br />
regarde ailleurs :<br />
il faudrait qu’il reçoive<br />
« 10 fois le financement mondial climatique<br />
annuel reçu de 2016 à 2019 » afin de<br />
pouvoir assurer sa transition énergétique,<br />
c’est-à-dire « entre 118 et 145 milliards<br />
de dollars par an jusqu’en 2030 ».<br />
+72,5 %<br />
POUR LE PRIX<br />
DU BLÉ EN UN AN<br />
EN AVRIL 2022, LES PRIX<br />
MONDIAUX DU BLÉ<br />
ET DU MAÏS AVAIENT<br />
RESPECTIVEMENT<br />
AUGMENTÉ DE 72,5 %<br />
ET DE 21,9 % PAR RAPPORT<br />
À CEUX D’AVRIL 2021.<br />
LA RUSSIE ET L’UKRAINE<br />
COMPTANT PARMI LES<br />
PRINCIPAUX GRENIERS<br />
À BLÉ, LA GUERRE ET LES<br />
SANCTIONS PARALYSENT<br />
LEURS EXPORTATIONS.<br />
FELIPE TRUEBA/REPORT DIGITAL/RÉA - SHUTTERSTOCK<br />
38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Le siège de la Banque<br />
africaine de développement,<br />
à Abidjan.<br />
UNE CROISSANCE DIVISÉE PAR DEUX<br />
« Le PIB réel devrait croître de seulement 4,1 % en 2022 »,<br />
soit moitié moins que prévu, et « nettement inférieur au 7 %<br />
de 2021 », souligne la BAD dans son rapport Perspectives<br />
économiques en Afrique. La guerre en Ukraine a éclaté<br />
alors que l’économie était « sur la voie de la reprise » après<br />
la pandémie de Covid-19. En 2023, la croissance devrait<br />
stagner à 4 %. La Banque africaine de développement<br />
redoute que le continent « plonge dans la stagflation,<br />
combinaison de croissance lente et d’inflation élevée ».<br />
Répit illusoire<br />
pour les pays<br />
pétroliers<br />
Les exportateurs<br />
de pétrole profitent<br />
de la hausse des<br />
cours. Mais le répit<br />
sera bref : « Ce sont<br />
les pays importateurs<br />
qui progresseront<br />
le plus en 2023 »,<br />
remarque la<br />
Banque africaine<br />
de développement,<br />
du fait de « la<br />
diversification<br />
de leurs sources<br />
de croissance ».<br />
SHUTTERSTOCK (2)<br />
Un endettement<br />
qui a doublé<br />
en dix ans<br />
Face à la pandémie,<br />
les États ont dû<br />
emprunter : le ratio<br />
dette/PIB dépasse<br />
désormais les 65 %<br />
(33 % en 2010).<br />
La moitié des pays<br />
du continent<br />
sont surendettés.<br />
LE JOUG DE LA DÉPENDANCE AGRICOLE<br />
15 pays africains importent plus de la moitié<br />
de leur blé de Russie et d’Ukraine, souligne la<br />
Conférence des Nations unies sur le commerce et le<br />
développement : Égypte, Soudan, Nigeria, Tanzanie,<br />
Algérie, Kenya et Afrique du Sud sont les plus<br />
dépendants. « Les tensions pourraient déborder et<br />
provoquer de violentes protestations », notamment<br />
en cas de contexte électoral, alerte l’économiste<br />
en chef du Programme des Nations unies pour le<br />
développement, le Sierra-Léonais Raymond Gilpin.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 39
CE QUE J’AI APPRIS<br />
Imed Alibi<br />
LE PERCUSSIONNISTE TUNISIEN PUISE<br />
dans les musiques du monde entier pour nourrir son groove unique.<br />
Rencontre des rythmes nord-africains et de l’électro, son nouvel album<br />
est une ode à la migration et au continent. propos recueillis par Astrid Krivian<br />
Né à Meknassy, j’ai commencé à jouer des percussions à 12 ans. J’ai été imprégné par les<br />
rythmes, très présents au quotidien. C’était un apprentissage en autodidacte, oral, sur le terrain. Ensuite, j’ai mené<br />
des recherches auprès de maîtres de percussions en Turquie, au Kurdistan, avec patience et curiosité. À 22 ans,<br />
j’ai eu la chance de partir étudier la littérature anglaise à Montpellier. J’ai alors exploré le métissage, la fusion.<br />
Le melting-pot en France m’a permis de côtoyer des musiciens sénégalais, cubains…<br />
J’ai travaillé avec des artistes d’horizons très divers : le groupe de rock Les Boukakes,<br />
Emel Mathlouthi, Rachid Taha, Natacha Atlas, Kel Assouf, le groupe réunionnais Ziskakan, Justin Adams…<br />
Dans le rythme, il ne faut pas être puritain, mais rester ouvert. On n’est jamais arrivé, l’apprentissage est infini !<br />
J’adore le jeu persan, indien, cubain. Chaque culture a ses techniques, ses styles. Dans chaque pays où je voyage,<br />
je m’achète une percussion locale et la mélange avec bonheur à mon set.<br />
J’ai été nommé chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par le ministère de<br />
la Culture français en 2021. Après deux ans de pandémie, de multiples annulations de concerts<br />
et reports de festival, c’était une bonne surprise ! Cette distinction m’a rappelé que j’avais accompli pas mal<br />
de choses dans mon parcours de percussionniste, de compositeur. Mais aussi en tant qu’acteur culturel,<br />
investi à créer des liens entre la France et la Tunisie, le Liban, le Maroc… J’ai notamment dirigé les Journées<br />
musicales de Carthage en 2019, dédiées à l’accompagnement des jeunes talents. Puis,<br />
j’ai été directeur du Festival international de Carthage. Les musiciens ont tendance<br />
à se démoraliser facilement. On a parfois besoin de ce genre de reconnaissance.<br />
Pendant longtemps, les musiques populaires du pays étaient<br />
rejetées au niveau institutionnel. Pourtant, elles font vibrer la rue, les<br />
mariages, les scènes du quotidien. La reconnaissance officielle se limitait aux musiques<br />
ottomanes ou arabo-andalouses, tel le malouf. Une nouvelle vague artistique apparue<br />
après la révolution s’est réapproprié ce patrimoine populaire : le stambeli (équivalent<br />
du gnawa marocain), le mezwed (sorte de cornemuse), les musiques berbères du Sud,<br />
le bendir (percussion)… Certaines rythment désormais les soirées en boîte de nuit.<br />
Frigya, Imed Alibi<br />
et Khalil Epi, Nashwa.<br />
Conçu avec Khalil Epi, Frigya puise dans des rythmes traditionnels nord-africains,<br />
tunisiens en particulier. Notre approche contemporaine fusionne le son authentique des percussions avec<br />
l’électronique. Le titre de l'album renvoie au nom d'une région du nord-ouest de la Tunisie, où les gens du Sud<br />
migraient afin de trouver de l’eau pour leur cheptel. Un carrefour de rencontres entre musiques du Nord et du Sud.<br />
Ce nom signifie aussi « Afrique », en derja. Menée essentiellement par les jeunes, la recherche<br />
de l’africanité fait partie des changements majeurs post-révolution. Avant, dû à des appartenances politiques<br />
– les mouvements panarabistes des années 1950-1960 –, l’Afrique était perçue comme exotique, tel un autre<br />
continent. Or, la Tunisie est profondément africaine et méditerranéenne. Une grande partie de nos rythmes<br />
sont africains, jusque dans les techniques de frappe. ■ En concert le 10 juin à Marseille et le 21 juin à Tunis.<br />
DR<br />
40 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
CEDRIC MATET<br />
« On n’est<br />
jamais arrivé,<br />
l’apprentissage<br />
est infini ! »
histoire<br />
ANTHONY GUYON<br />
DES HOMMES<br />
CONSIDÉRÉS COMME<br />
DES SOLDATS NÉS<br />
Des centaines de milliers d’Africains ont combattu<br />
pour les intérêts de la France coloniale, du xix e siècle<br />
aux indépendances. Dans un livre passionnant, l’historien<br />
retrace leur destin. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />
Présenté au dernier Festival<br />
de Cannes dans<br />
la sélection Un certain<br />
regard, le film Tirailleurs,<br />
de Mathieu Vadepied,<br />
est coproduit par la<br />
France et le Sénégal, et<br />
tourné en peul. Omar Sy<br />
– également producteur<br />
du long-métrage – y incarne un Sénégalais qui,<br />
en 1917, s’engage dans l’armée française afin de<br />
veiller sur son fils de 17 ans (joué par Alassane<br />
Diong), recruté de force. Les deux hommes se<br />
trouvent plongés dans l’enfer des tranchées,<br />
au cœur d’un conflit qui n’est pas le leur. Cette<br />
histoire est celle des centaines de milliers de<br />
tirailleurs dits « sénégalais » – mais en réalité<br />
issus de tous les pays d’Afrique colonisés par la<br />
France – qui, entre le XIX e siècle et le temps des<br />
indépendances, ont combattu pour les intérêts<br />
de l’Hexagone, pour le meilleur et pour le pire.<br />
Rencontre avec l’historien Anthony Guyon, qui<br />
vient de publier un ouvrage sur le sujet.<br />
<strong>AM</strong> : Vous expliquez que beaucoup<br />
de tirailleurs, au départ, sont d’anciens<br />
esclaves affranchis en 1848, mais<br />
maintenus de facto en servitude.<br />
Pendant un siècle, ils se trouvent donc<br />
dans une position de soumission ?<br />
Anthony Guyon : La création du premier bataillon<br />
de tirailleurs sénégalais coïncide en effet<br />
avec l’abolition de l’esclavage. Certains des premiers<br />
tirailleurs sont donc d’anciens esclaves,<br />
dont le quotidien est d’être soumis, d’exécuter<br />
des corvées. Le général Faidherbe décide de les<br />
séparer des soldats européens afin d’en faire de<br />
vrais combattants, plus uniquement assujettis<br />
aux basses tâches. Lors des premières campagnes<br />
militaires menées par les tirailleurs<br />
pour conquérir l’intérieur des terres, ceux-ci<br />
capturent même des esclaves dans les villages,<br />
qui font partie du butin. Le rapport de soumission<br />
se manifeste également dans le vocabulaire<br />
sommaire utilisé pour donner des ordres, en<br />
« petit nègre » comme on disait à l’époque, sous<br />
prétexte que les tirailleurs ne parlent pas bien<br />
Les Tirailleurs sénégalais :<br />
De l’indigène au soldat,<br />
de 1857 à nos jours, Perrin,<br />
380 pages, 22 €.<br />
Ci-contre, des soldats entre<br />
deux assauts, pendant<br />
la bataille du Chemin<br />
des dames, dans l’Aisne<br />
(France), en 1917.<br />
DR (2)<br />
42 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
COLL. O. CALONGE/ADOC-PHOTOS<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 43
HISTOIRE<br />
Des combattants déjeunent dans leur tranchée, en 1915.<br />
français. Notons que plusieurs ont par la suite écrit leur autobiographie<br />
dans un français parfait, et que d’autres, ayant passé<br />
le concours des sous-officiers, ont obtenu des notes aux dictées<br />
témoignant de leur maîtrise de la langue de Molière.<br />
La différence est par ailleurs ténue entre<br />
un tirailleur volontaire et un enrôlé de force…<br />
Il existe des volontaires pleins et entiers, et même des<br />
dynasties de tirailleurs (comme les Sy), qui croient aux valeurs<br />
de la France. Le recrutement brutal se raréfie après la guerre<br />
du Bani-Volta, près de Ouagadougou, où les villages s’étaient<br />
révoltés, en 1915. Pour les chefs de village, le recrutement peut<br />
être le moyen d’écarter des rivaux et des gêneurs. Les jeunes<br />
hommes susceptibles d’être recrutés se cachent dans la brousse,<br />
pendant que la commission de recrutement se trouve au village.<br />
Parmi ceux qui restent, la plupart n’ont pas la condition physique<br />
nécessaire, donc on arrive à des taux d’inaptitude de 75 %!<br />
En 1919 est institué le recrutement par tirage au sort. Dans<br />
certains villages, les chefs sont plutôt satisfaits de ce changement,<br />
car le choix des tirailleurs ne repose plus sur eux. Pendant<br />
l’entre-deux-guerres, les autorités commencent la tournée de<br />
recrutement dans l’intérieur des terres, en Haute-Volta (Burkina<br />
Faso), au Soudan français (Mali), et la terminent au Sénégal,<br />
afin de contenter les autorités locales.<br />
Si toutes les puissances coloniales utilisent<br />
des supplétifs pour soumettre par la force l’intérieur<br />
du continent, la France est la seule à utiliser<br />
des soldats noirs en Europe. Pourquoi cette exception ?<br />
À partir de 1908, les tirailleurs font leurs preuves dans<br />
la campagne du Maroc. Le lieutenant-colonel Charles Mangin<br />
plaide alors pour une « force noire » – c’est le titre de son<br />
livre – afin de contrebalancer l’avantage démographique de l’Allemagne<br />
et d’utiliser des hommes qu’il considère comme des<br />
soldats nés. Ces arguments vont faire leur chemin, et on trouve<br />
des tirailleurs engagés sur le front dès septembre 1914. Ce sera<br />
très mal perçu par les autres pays, alliés comme ennemis.<br />
Vous expliquez que le pourcentage de pertes pour<br />
les tirailleurs pendant la guerre de 14-18 est le même<br />
que celui des soldats de métropole (20 %), ce qui montre<br />
que les combattants africains n’ont pas été plus sacrifiés<br />
que les autres (malgré une déclaration abjecte du<br />
général Nivelle, qui voulait « économiser le sang blanc »).<br />
Les chiffres sont en effet globalement les mêmes ; les historiens<br />
Marc Michel et Jacques Frémeaux parviennent à des<br />
conclusions identiques. Mais cela ne change évidemment rien<br />
au ressenti des descendants des tirailleurs, à savoir que cette<br />
guerre n’était nullement la leur et que leurs pères n’avaient rien<br />
à y faire.<br />
L’image du tirailleur, en 1914-1918, fait l’objet<br />
d’une double propagande : les Français l’utilisent pour<br />
terrifier les Allemands, et les seconds s’en servent<br />
COLL. O. CALONGE/ADOC-PHOTOS<br />
44 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
COLLECTION NBL/KHARBINE TAPABOR<br />
Des tirailleurs algériens prisonniers en Allemagne, pendant la Grande Guerre, en train de jouer aux cartes.<br />
pour décrédibiliser les premiers. Vous rappelez<br />
en outre l’usage d’iconographies dégradantes<br />
(comme celle liée au slogan « Y’a bon Banania »,<br />
utilisé jusqu’en 2011). On a ainsi le sentiment que<br />
les tirailleurs n’ont jamais pu contrôler leur image…<br />
L’image du sauvage est utilisée des deux côtés. Berlin accuse<br />
Paris d’employer des Africains contre la « civilisation » européenne<br />
; les Français amplifient sciemment des rumeurs de<br />
colliers d’oreilles et de décapitations au coupe-coupe, afin de<br />
semer la terreur chez les troupes adverses. Mais les autorités<br />
françaises se rendent vite compte des limites de cette propagande<br />
: l’Hexagone est censé avoir colonisé l’Afrique au nom<br />
d’une mission civilisatrice, or, si après quarante ans de présence,<br />
l’Africain demeure un « sauvage », c’est bien que cette<br />
mission a échoué ! L’image véhiculée glisse donc vers le « grand<br />
enfant », domestiqué afin qu’il combatte le « Hun » allemand…<br />
À aucun moment, les tirailleurs n’ont donc été maîtres de leur<br />
image. Après la Première Guerre mondiale, alors que la France<br />
occupe la Rhénanie, des accusations de viols, véhiculées par<br />
les presses germaniques et anglo-saxonnes, alimentent la propagande<br />
nazie : « la honte noire », dont parle Hitler dans Mein<br />
Kampf. Les conséquences en sont terribles : lors de la débâcle<br />
française en juin 1940, les soldats allemands massacrent<br />
entre 1500 et 3000 tirailleurs prisonniers, avec l’approbation<br />
de leur hiérarchie.<br />
« Comme le pensent<br />
leurs descendants,<br />
cette guerre n’était<br />
nullement la leur<br />
et ils n’avaient<br />
rien à y faire. »<br />
Lors de la Première Guerre mondiale, on les retire<br />
du front entre octobre et avril, le climat étant jugé<br />
trop rigoureux. Ils sont alors logés dans des « camps<br />
d’hivernage » dans le Var, sur la Côte d’Azur. Quels<br />
sont leurs rapports avec la population locale ?<br />
Il n’y a eu pas moins de 13 camps à Fréjus et à Saint- Raphaël.<br />
Les tirailleurs nouent des liens avec la population, malgré les<br />
consignes de prudence données par les autorités, qui recommandent<br />
de ne pas approcher ces hommes « à la sexualité<br />
débridée »! Des amitiés et des idylles se créent. La peintre Lucie<br />
Cousturier (1876-1925) sympathise avec certains, leur donne<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 45
HISTOIRE<br />
des cours de français, puis, après la guerre, leur rend visite en<br />
Afrique. Elle en tirera plusieurs livres (comme Des inconnus<br />
chez moi, 1920). À Fréjus sont construites la mosquée Al-Missiri,<br />
pour les soldats musulmans, et la pagode Hông Hiên Tu,<br />
pour les bouddhistes indochinois. Parmi les donateurs qui ont<br />
financé leur construction, on trouve des hôteliers et des restaurateurs,<br />
sans doute en remerciement de l’action décisive de<br />
tirailleurs lors d’un feu de forêt à Valescure, qui a permis de<br />
sauver leurs établissements.<br />
Vous expliquez la crainte constante des autorités<br />
qu’ils ne se retournent contre l’ordre colonial.<br />
Le fossé est flagrant entre les valeurs véhiculées par la<br />
France et la réalité coloniale. À l’école des sous-officiers de Fréjus,<br />
les tirailleurs reçoivent de l’instruction, des cours d’histoire<br />
sur l’Afrique (dans lesquels on leur raconte que l’Hexagone a<br />
apporté la prospérité et la paix…) et un enseignement moral<br />
(où la « liberté » et l’« égalité » ont une place de choix) ! Dès les<br />
années 1930, des tirailleurs commencent<br />
à mettre la France face<br />
à ses contradictions. L’exemple de<br />
Lamine Senghor (1889-1927) est<br />
éloquent : alors qu’il vit en métropole<br />
car il a épousé une Française<br />
(justement rencontrée à Saint-<br />
Raphaël), il va devenir après la<br />
Première Guerre mondiale un<br />
militant communiste et anticolonialiste<br />
et lutter contre la guerre<br />
du Rif. Il meurt prématurément,<br />
hélas, de séquelles du gaz moutarde<br />
inhalé dans les tranchées.<br />
Vous racontez un fait<br />
extrêmement choquant : le<br />
« blanchiment » des libérateurs<br />
en 1944-1945 ! De Gaulle le<br />
justifie dans ses Mémoires<br />
en prétextant des raisons climatiques, peu crédibles…<br />
Ce blanchiment intervient avant même la libération de l’Alsace<br />
en décembre 1944. Au fur et à mesure que l’armée française<br />
monte vers le nord, après le débarquement de Provence<br />
(15 août 1944), on souhaite présenter à la population libérée<br />
des troupes blanches. Des soldats africains, qui ont mené des<br />
campagnes emblématiques sur le continent, comme Bir Hakeim,<br />
doivent se dévêtir de leurs uniformes pour les donner à des<br />
maquisards ! Ils ont vécu extrêmement mal, on le comprend,<br />
cette injustice. Ce manque de respect sera l’une des causes de<br />
la révolte de Thiaroye.<br />
Le fameux massacre de tirailleurs par l’armée<br />
française à Thiaroye, en décembre 1944…<br />
Comment comprendre ce qu’il s’est passé ?<br />
En 1944, les hommes demandent ce qui leur est dû,<br />
leur solde. Il leur est proposé des taux de change inférieurs<br />
« Le bilan exact<br />
du massacre de<br />
Thiaroye ne sera<br />
jamais connu si<br />
l’on n’entreprend<br />
pas de fouilles<br />
archéologiques. »<br />
au marché, ce qui provoque leur colère. Ils retiennent alors<br />
prisonnier le général Dagnan, venu négocier. Les troupes<br />
finissent par ouvrir le feu. On a longtemps parlé de 35 morts,<br />
mais François Hollande a admis en 2014 le chiffre de 70, qui<br />
comptabilise ceux qui sont décédés des suites de leurs blessures.<br />
Selon l’historien Martin Mourre, le bilan exact ne sera jamais<br />
connu si l’on n’entreprend pas de fouilles archéologiques.<br />
Après la Seconde Guerre mondiale, on les retrouve<br />
déployés en Syrie, au Maroc, à Madagascar,<br />
en Indochine, où ils participent à la répression<br />
des indépendantistes… Quelle a été leur image<br />
en Afrique après les indépendances ?<br />
Ils se retrouvent en effet à lutter contre les indépendantistes.<br />
Au Maroc, à Madagascar, la figure du tirailleur sera détestée<br />
pour son absence de solidarité avec les colonisés révoltés. Ils<br />
sont toutefois plus employés en Indochine qu’en Algérie, les<br />
autorités françaises redoutant une solidarité entre musulmans.<br />
À l’indépendance de la Guinée,<br />
en 1958, la population s’en prend<br />
à ces anciens combattants, considérés<br />
comme des collaborateurs.<br />
Certains vont devenir officiers dans<br />
les armées nationales des nouveaux<br />
États indépendants. Sur 14 pays<br />
d’Afrique-Occidentale française<br />
(AOF) et d’Afrique-Équatoriale française<br />
(AEF), pas moins de sept ont<br />
été dirigés par d’anciens tirailleurs :<br />
Moussa Traoré (Mali), Étienne Gnassingbé<br />
Eyadéma (Togo) ou encore<br />
Jean-Bedel Bokassa (République<br />
centrafricaine).<br />
En novembre 2018 à Reims,<br />
les présidents français et malien<br />
ont inauguré la restauration<br />
d’un monument dédié à<br />
ces combattants, qui avait été détruit par les nazis<br />
en 1940. Le sujet de leur mémoire, en France comme<br />
sur le continent, vous paraît-il apaisé aujourd’hui ?<br />
Oui, j’ai le sentiment que l’on a bien avancé sur cette question<br />
: il existe une journée du tirailleur au Sénégal [le 23 août,<br />
en commémoration de cette journée de 1944, où ils entrèrent les<br />
premiers dans Toulon, ndlr]. Dans le sud de la France, où je vis, il<br />
y a un monument sur la plage de Fréjus, un carré réservé dans<br />
le cimetière de Menton… Des films ont été réalisés sur le sujet :<br />
Indigènes (2006), Nos patriotes (2017) – sur le résistant Addi Bâ,<br />
qui a participé à fonder le premier maquis dans les Vosges –, et<br />
Tirailleurs aujourd’hui. Les présidents français Nicolas Sarkozy,<br />
François Hollande, puis Emmanuel Macron ont accompli des<br />
gestes certains pour les réhabiliter. Même s’ils ont évidemment<br />
été tardifs, et qu’ils s’adressaient à des hommes déjà très âgés…<br />
En 2017, Hollande a, par exemple, naturalisé 28 tirailleurs. ■<br />
46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
DÉCOUVERTE<br />
Comprendre un pays, une ville, une région, une organisation<br />
Le président<br />
Ismaïl Omar<br />
Guelleh.<br />
VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA<br />
DJIBOUTI<br />
45 ANS !<br />
Le pays fête le 27 juin 2022<br />
l’anniversaire de son indépendance.<br />
Une date fortement symbolique.<br />
Retour vers un passé si proche,<br />
aux origines de la nation.<br />
Et voyage vers le futur et<br />
le projet de développement.<br />
DOSSIER RÉALISÉ PAR THIBAUT CABRERA
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
Le chemin<br />
vers la liberté<br />
Le récit national, des premières implantations<br />
sur le golfe de Tadjourah, vers le XVI e siècle,<br />
en passant par la colonisation française,<br />
jusqu’au référendum du 8 mai 1977.<br />
Le territoire de Djibouti a toujours été un carrefour<br />
d’échanges commerciaux. Il est le point de passage<br />
obligé entre l’Asie et l’Afrique, au croisement des<br />
principales routes maritimes mondiales. Situé au sud<br />
du bloc Danakil, un massif montagneux qui délimite la partie<br />
ouest du détroit de Bab el-Mandeb, il est aussi une escale<br />
incontournable pour le ravitaillement des navires. Sur leur<br />
chemin vers l’encens et la myrrhe, les marins de l’Égypte<br />
pharaonique y transitaient. Ces caractéristiques expliquent<br />
pourquoi cette région a toujours été considérée comme<br />
stratégique par les puissances régionales et internationales.<br />
L’histoire qui précède le XIX e siècle reste peu connue.<br />
L’apparition de la ville de Tadjourah aux alentours<br />
du XVI e siècle semble constituer le début d’une activité<br />
permanente dans la région. Située sur le golfe de Tadjourah<br />
au nord de la Corne de l’Afrique, elle est entourée de<br />
territoires arides et désertiques sillonnés par des pasteurs<br />
transhumants qui vivent au rythme des pâturages. Parmi<br />
ces groupes de nomades, deux grandes communautés<br />
y cohabitent pacifiquement : les Issas, une tribu somalie<br />
répartie sur une large zone chevauchant Djibouti, l’Éthiopie<br />
et le Somaliland ; et les Afars, se répartissant en sultanats<br />
sur le même espace. Ces deux communautés partagent une<br />
histoire commune ainsi qu’une même religion, l’islam sunnite.<br />
Sous le contrôle de l’Abyssinie pendant la Renaissance,<br />
l’attractivité de Tadjourah et de son port est décuplée sous<br />
l’effet du commerce de caféine et de la traite négrière.<br />
Les dominations successives des troupes égyptiennes<br />
à la fin du XIX e siècle et des puissances européennes<br />
colonisatrices, notamment la France, vont renforcer le<br />
caractère stratégique de ce territoire, tout en dégradant<br />
progressivement la cohabitation pacifique entre Issas et Afars.<br />
Vue aérienne<br />
du quartier<br />
européen de<br />
la capitale,<br />
prise le<br />
26 décembre<br />
1938.<br />
48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
AFP<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 49
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
Du premier traité entre le ministre<br />
de Napoléon III Édouard Thouvenel<br />
et le sultanat afar de Tadjourah en 1862,<br />
jusqu’au traité additif avec la chefferie de la<br />
communauté issa en 1917, plusieurs accords<br />
déterminants pour le tracé des futures<br />
frontières sont signés avec la France. Dans<br />
le territoire colonial qui devient la Côte<br />
française des Somalis (CFS) en 1896, celle-ci<br />
construit un port en eaux profondes sur<br />
la rive sud du golfe de Tadjourah, dans le<br />
village de Djibouti. Pour l’administration<br />
française, il sert notamment de port d’escale<br />
vers l’Indochine et Madagascar. Il permet<br />
aussi de rattraper le retard pris sur les autres<br />
puissances coloniales de la région – les<br />
Britanniques contrôlent les ports de Zeila<br />
(actuel Somaliland) et Aden (Yémen), les<br />
Italiens le port d’Assab (Érythrée). En 1917,<br />
l’inauguration du chemin de fer le reliant<br />
à Addis-Abeba fait du port de Djibouti l’un<br />
des débouchés majeurs de l’Éthiopie. Le port<br />
et le chemin de fer sont les actes fondateurs<br />
de la future République de Djibouti.<br />
La longue marche<br />
vers la souveraineté<br />
Sous le joug de la France, les nomades se<br />
sédentarisent progressivement et s’installent<br />
dans les bidonvilles entourant Djibouti-ville,<br />
dont le centre est occupé par les colons et<br />
les militaires français. Le développement<br />
de l’activité portuaire favorise la puissance<br />
coloniale à tel point que le port deviendra,<br />
dans les années 1960, le troisième de France<br />
(derrière Le Havre et Marseille). Cependant,<br />
il n’a aucun impact sur les populations locales<br />
qui vivent en grande partie dans la pauvreté.<br />
L’écaillement des relations entre Issas et<br />
Afars atteint son paroxysme pendant la<br />
présence française. En favorisant tour à tour<br />
une communauté au détriment de l’autre,<br />
l’administration coloniale crée une fracture<br />
entre elles. Les Français nourrissent le conflit<br />
ethnique pour l’utiliser comme arme de<br />
domination. En 1949, des affrontements entre<br />
quartiers populaires provoquent des centaines<br />
de morts. Certaines franges de la population<br />
Des pêcheurs dans le port<br />
de Djibouti, en mai 1977.<br />
En favorisant<br />
tour à tour une<br />
communauté au<br />
détriment d’une<br />
autre, l’administration<br />
coloniale<br />
crée des fractures<br />
profondes<br />
et durables.<br />
JEAN-CLAUDE FRANCOLON/G<strong>AM</strong>MA<br />
50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Le référendum de mars 1967 donne lieu à des manifestations violemment réprimées par l’armée française.<br />
DR - KEYSTONE PRESS/AL<strong>AM</strong>Y STOCK PHOTO<br />
La population célèbre l’annonce de l’indépendance en mai 1977.<br />
prennent alors conscience du jeu malsain<br />
de l’administration coloniale.<br />
L’élite locale se regroupe alors au sein<br />
d’une organisation bicommunautaire qui<br />
annonce les prémices de la future élite<br />
politique unitaire de Djibouti. Deux hommes<br />
incarnent cette tendance : Hassan Gouled<br />
Aptidon, homme politique issa, et Ahmed<br />
Dini Ahmed, leader de la communauté<br />
afar. Au milieu des années 1950, les figures<br />
politiques locales occupent tous les postes de<br />
représentants du territoire dans les institutions<br />
de la IV e République. Ainsi apparaissent<br />
les premières velléités indépendantistes.<br />
Mahmoud Harbi – premier député autochtone<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 51
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
Ce pays<br />
qui vient de naître,<br />
produit d’une<br />
longue histoire<br />
et d’une diversité<br />
ethnique, paraît<br />
bien fragile.<br />
Une nation<br />
est à construire.<br />
provenant d’une tribu issa à l’Assemblée<br />
nationale française – est aussi le premier à<br />
exprimer le vœu de voir Djibouti indépendant,<br />
tout en prônant un discours pan-somali.<br />
Celui-ci se caractérise par la volonté de<br />
rejoindre le projet de Great Somalia préconisé<br />
par les Britanniques. Cependant, les Afars et la<br />
majorité des Issas redoutent le rapprochement<br />
avec Mogadiscio. Dès lors, le résultat<br />
du premier référendum sur le maintien de<br />
l’administration coloniale en 1958 est clair :<br />
le « Oui » l’emporte largement avec 75 %.<br />
Les désirs d’indépendance grandissants<br />
des Issas, notamment à travers Mahmoud<br />
Harbi, poussent l’administration coloniale<br />
à prendre des décisions qui opposent les<br />
deux communautés historiques. Elle réprime<br />
l’élite politique issa, expulse des milliers de<br />
familles somalies et licencie les travailleurs<br />
du port issus de cette communauté pour<br />
les remplacer par des Afars. Les deux<br />
groupes sombrent dans une haine mutuelle,<br />
mais n’oublient pas leur intérêt commun :<br />
la souveraineté. Cet intérêt est renforcé<br />
par les événements du 25 août 1966, quand<br />
la police coloniale réprime sauvagement la<br />
foule venue manifester son mécontentement<br />
lors de la visite du général de Gaulle,<br />
faisant officiellement 6 morts et 70 blessés.<br />
Le nouveau référendum de mars 1967<br />
voit les élites des deux communautés faire<br />
campagne pour l’indépendance. Mais par<br />
crainte du rattachement à l’empire éthiopien<br />
ou du chaos, les électeurs choisissent le<br />
maintien de l’administration coloniale.<br />
Une majorité approuve néanmoins<br />
le changement de dénomination de la<br />
colonie qui devient le Territoire français<br />
des Afars et des Issas (TFAI).<br />
Un projet commun<br />
Deux groupes aux visions différentes<br />
s’opposent chez les Issas : les premiers veulent<br />
en finir avec la France et prônent la lutte<br />
armée. Ils créent le Front de libération de<br />
la Côte des Somalis (FLCS). Les seconds<br />
craignent d’être annexés par Mogadiscio et<br />
militent pour une indépendance par la voie<br />
pacifique. Il s’agit notamment de l’élite<br />
politique issa et de leur leader, Hassan<br />
Gouled. Ce dernier tente d’apaiser les<br />
tensions interethniques et de rassembler<br />
les deux communautés autour d’un projet<br />
commun devant mener à l’indépendance du<br />
pays. Le binôme qui l’associe avec le leader<br />
afar Ahmed Dini devient le moteur de cette<br />
ambition. En février 1972, ils scellent un pacte<br />
et fusionnent leurs deux partis pour créer la<br />
Ligue populaire africaine (LPA). Trois ans plus<br />
tard, de nouveaux partis politiques rejoignent<br />
la formation, qui est baptisée Ligue populaire<br />
africaine pour l’indépendance (LPAI).<br />
Vive la République !<br />
L’élan indépendantiste s’empare enfin<br />
des populations et dépasse les clivages<br />
ethniques. Les deux leaders de la LPAI sont<br />
rejoints par un jeune partisan qui s’impose<br />
dans la haute hiérarchie du parti : Ismaïl Omar<br />
Guelleh (IOG). Ce proche d’Hassan Gouled est<br />
l’une des figures de la lutte pour l’émancipation<br />
du pays. Chargé des affaires sécuritaires et<br />
de renseignement du parti, il est le directeur<br />
du journal Djibouti aujourd’hui, organe<br />
central de la LPAI. Un nouveau référendum<br />
est organisé le 8 mai 1977. Issas et Afars<br />
votent à l’unisson, le score est sans appel :<br />
les partisans de l’indépendance obtiennent<br />
plus de 99 % des suffrages exprimés. Le<br />
27 juin 1977, la jeune République de Djibouti<br />
est née. Hassan Gouled est élu président,<br />
Ahmed Dini nommé Premier ministre,<br />
et le palais du gouverneur devient palais<br />
présidentiel. Bien qu’uni dans son combat<br />
pour la souveraineté, le peuple djiboutien se<br />
divise aussitôt sur fond d’oppositions tribales.<br />
Produit d’une longue histoire et d’une<br />
diversité ethnique, Djibouti paraît bien<br />
fragile au lendemain de l’indépendance.<br />
Alors que l’exigence de développement est<br />
urgente pour ce nouveau pays très pauvre,<br />
les tensions régionales et la situation au<br />
sein de la jeune République n’aident pas à<br />
consolider l’État. Une nation est à construire. ■<br />
52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
La paix, seconde<br />
indépendance<br />
Pour engager la lutte pour le développement, il faut tout d’abord créer<br />
les conditions de l’unité intérieure. C’est la mission d’Ismaïl Omar Guelleh,<br />
à partir des années 1990.<br />
DR<br />
En 1977, le président Hassan Gouled, à droite, et son Premier ministre,<br />
Ahmed Dini, à gauche. Au second plan (en chemise blanche),<br />
Idriss Omar Guelleh, le frère aîné d’IOG.<br />
L’indépendance de Djibouti ne s’accomplit<br />
pas dans un esprit de pacification des<br />
esprits. Sept mois après la proclamation<br />
de l’indépendance, le binôme Gouled-<br />
Dini implose. Le second refuse de dénoncer<br />
publiquement les agissements du Mouvement<br />
populaire de libération (MPL), un groupuscule<br />
marxiste-léniniste animé par de jeunes<br />
Afars. Il est limogé de son poste de Premier<br />
ministre, alors qu’Hassan Gouled s’apprête<br />
à vivre un mandat compliqué, rythmé par les<br />
conflits interethniques, l’instabilité régionale<br />
et les besoins immenses en développement.<br />
La Corne de l’Afrique est en proie<br />
à des tensions constantes. Ce qui participe<br />
à la déstabilisation de Djibouti. Les conflits<br />
successifs entre les deux grands voisins,<br />
l’Éthiopie et la Somalie, mettent à mal<br />
la neutralité que s’est imposée la jeune<br />
République et bouleversent son fragile<br />
équilibre. En Éthiopie, la révolution renverse<br />
la monarchie et met fin à l’empire en 1974.<br />
Face à ces convulsions internes, le président<br />
somalien Siad Barré décide d’envahir l’Ogaden,<br />
région de l’est de l’Éthiopie, en 1977. Lorsque<br />
l’armée somalienne occupe Diré Dawa<br />
la même année, elle empêche le trafic du<br />
chemin de fer relié au port, coupant ainsi<br />
une grande partie des revenus de l’État<br />
djiboutien. En effet, le port de Djibouti,<br />
principale source de revenus du pays, a pour<br />
unique client l’Éthiopie. En 1991, la Somalie<br />
s’effondre à la suite du renversement<br />
de son président. Les conséquences pour<br />
Djibouti sont avant tout humaines : les<br />
réfugiés représentent désormais le quart de<br />
la population, soit environ 200000 personnes.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 53
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
Guerre civile,<br />
tensions régionales,<br />
pauvreté persistante<br />
marquent les<br />
premières années.<br />
Il faut d’urgence<br />
rétablir l’unité<br />
pour enclencher<br />
un cercle vertueux.<br />
Car les Somaliens en exil rejoignent<br />
une population d’expatriés yéménites<br />
qui, à la suite du conflit inter-yéménite<br />
en 1979, a trouvé refuge à Djibouti.<br />
Sur le plan interne, la situation du pays<br />
devient irrespirable. Créé en 1991 par<br />
Mohamed Adoyta Youssouf et dirigé par<br />
l’ancien Premier ministre Ahmed Dini, le Front<br />
pour la restauration de l’unité et la démocratie<br />
(FRUD) prend les armes contre la République.<br />
L’offensive lancée le 12 novembre 1991<br />
inflige des pertes considérables à la modeste<br />
armée nationale (2 500 hommes, soutenus<br />
par la milice afar Ougougoumo, composée<br />
de 18 000 hommes). Une guerre civile<br />
longue de près de dix ans débute. Ses effets<br />
sont catastrophiques pour le jeune État,<br />
qui voit le chômage s’aggraver, l’extrême<br />
pauvreté se généraliser et les perspectives de<br />
développement s’éloigner. L’avancée du FRUD<br />
coupe le pays en deux, et la défense représente<br />
plus de la moitié de son budget. La dernière<br />
décennie du XX e siècle est éprouvante pour<br />
le président Hassan Gouled et pour son<br />
pays. Malgré l’apport de fonds saoudiens et<br />
koweïtiens, l’économie locale reste très fragile.<br />
La situation géopolitique incertaine et les<br />
tensions ethniques exacerbées font de l’élection<br />
présidentielle d’avril 1999 un enjeu de taille.<br />
L’apaisement<br />
Au sein du clan d’Hassan Gouled,<br />
un homme se démarque : Ismaïl Omar<br />
Guelleh. Ancien policier et inspecteur<br />
adjoint de la sûreté du territoire sous<br />
l’autorité française, IOG s’engage auprès de<br />
la LPAI d’Hassan Gouled après sa radiation<br />
de la police, en 1974 – l’administration<br />
coloniale n’appréciant guère l’activisme<br />
indépendantiste de sa famille. Lorsqu’il<br />
prend la direction de la rédaction de l’organe<br />
central de la LPAI, Djibouti aujourd’hui,<br />
IOG s’approprie une place fondamentale.<br />
Grâce à ses compétences dans la sécurité, le<br />
renseignement et la communication, il devient<br />
rapidement indispensable au président, qu’il<br />
accompagne à Paris lors des négociations<br />
pour l’indépendance. Nommé chef de cabinet,<br />
chargé de la sécurité et de la communication,<br />
il gère des dossiers complexes et épineux.<br />
Notamment celui de la rébellion afar aux côtés<br />
du Premier ministre Barkat Gourad Hamadou.<br />
Ils réussissent à inverser le rapport de force<br />
dans ce conflit à partir de 1993. Cependant,<br />
les revers militaires subis par le FRUD ne<br />
tendent pas à renforcer la cohésion nationale.<br />
Au contraire, un conflit larvé pourrait avoir des<br />
conséquences irréversibles sur la coexistence<br />
communautaire. Pour IOG et le Premier<br />
ministre, il faut négocier avec les rebelles, les<br />
convaincre de déposer les armes.<br />
Dans la plus grande discrétion, le duo<br />
entame de longues discussions avec Ougoureh<br />
Kifleh Ahmed, chef de l’aile militaire du<br />
FRUD. La proposition finale, à l’initiative<br />
d’IOG, va dans le sens de l’apaisement et de<br />
la pacification. Elle a pour but de transformer<br />
la rébellion en parti politique et d’associer ses<br />
dirigeants à la gestion des affaires publiques.<br />
Cette manœuvre a un double objectif :<br />
permettre au FRUD de sortir la tête haute du<br />
conflit, et l’empêcher de spéculer sur la chute<br />
du régime en place. Le 26 décembre 1994,<br />
le gouvernement et le FRUD signent l’accord<br />
de paix d’Aba’a. Accompagnée d’une centaine<br />
d’hommes, une partie de la direction politique<br />
du FRUD, dont Ahmed Dini, décide de<br />
poursuivre la lutte à travers le FRUD-armé.<br />
Mais l’impact de ce dernier sur l’opinion<br />
nationale est relativement faible.<br />
En 1998, Hassan Gouled, dont l’âge<br />
officiel est de 82 ans, est diminué par<br />
la maladie. Il est persuadé que son chef de<br />
cabinet a l’étoffe d’un président. Il décide<br />
de se retirer et de laisser le champ libre à<br />
Ismaïl Omar Guelleh, qui est investi par le<br />
Rassemblement populaire pour le progrès<br />
(RPP) dans le cadre de l’élection présidentielle<br />
d’avril 1999. Issu des Mamassans, un clan<br />
de la tribu Eleye’ chez les Issas, IOG succède<br />
au père de la nation en obtenant près de 75 %<br />
des suffrages. Président de la République, il<br />
se concentre sur sa première mission : aboutir<br />
à une paix véritable, condition indispensable<br />
pour le développement. En négociant un<br />
54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
ALEXANDER JOE/AFP<br />
Ismaïl Omar Guelleh<br />
dépose son bulletin dans<br />
l’urne, le jour de son<br />
élection, le 9 avril 1999.<br />
Ahmed Dini<br />
abandonne<br />
la lutte armée<br />
en février 2001.<br />
Le multipartisme<br />
est instauré<br />
l’année suivante.<br />
Le pays peut<br />
se tourner alors<br />
vers une politique<br />
ambitieuse de<br />
développement.<br />
nouvel accord avec Ahmed Dini, qui signe<br />
l’abandon de la lutte armée en février 2001,<br />
le président IOG concrétise son engagement :<br />
« La paix d’abord. »<br />
Au sortir de la guerre civile, en 2001,<br />
Djibouti est un pays pauvre, dont 75 % de<br />
la population active est au chômage. Les<br />
salaires de la fonction publique comptent six<br />
mois d’arriérés, et 60 % du budget de l’État<br />
dépend de l’aide internationale. Vingt ans<br />
plus tard, c’est devenu un pays émergent doté<br />
d’une infrastructure logistique et portuaire<br />
de pointe. L’émergence économique du pays<br />
est le résultat de la stratégie d’IOG, qui a fait<br />
de l’unité nationale et de la paix intérieure<br />
la base du projet national de développement.<br />
Le président va inventer un modèle djiboutien,<br />
qui se traduit rapidement par des actions<br />
sur les plans économique et diplomatique. En<br />
2002, il abroge une limitation constitutionnelle,<br />
instaurant le multipartisme intégral et faisant du<br />
pluralisme politique une réalité. En nommant<br />
une femme dans son premier gouvernement,<br />
en réformant la loi électorale, qui impose<br />
désormais une présence féminine dans les listes<br />
législatives, il adopte une vision progressiste<br />
pour améliorer le statut des femmes. Et<br />
poursuit cette démarche en faisant voter,<br />
en janvier 2002, la Stratégie nationale pour<br />
l’intégration de la femme (SNIF), qui impose<br />
un quota dans les fonctions électives. Grâce<br />
à plusieurs réformes, IOG réussit à améliorer<br />
la compétitivité du pays, et les investissements<br />
directs à l’étranger (IDE) passent de 5 millions<br />
de dollars en 2000 à 234 millions en 2005.<br />
Les bienfaits de la stratégie de développement<br />
économique commencent à porter leurs fruits<br />
lors de son deuxième mandat (2005-2011), avec<br />
une croissance se situant entre 4,5 % et 5 %.<br />
Avec son projet de développement Vision 2035,<br />
IOG mène le pays vers une croissance durable<br />
et inclusive. L’activité logistique et portuaire<br />
se développe, et Djibouti devient un hub<br />
régional. Le travail autour des infrastructures<br />
portuaires est immense. La mise sur pied du<br />
terminal pétrolier Horizon, en 2006, est suivie<br />
de l’ouverture du terminal à conteneurs de<br />
Doraleh, en 2008. En 2017, trois nouveaux<br />
terminaux sont inaugurés : deux terminaux<br />
minéraliers et le port polyvalent de<br />
Doraleh (DMP), symbole de croissance<br />
et de développement.<br />
Sur le plan international, la politique<br />
menée par IOG marque une rupture avec<br />
la neutralité passive de son prédécesseur.<br />
Il adopte une position de neutralité active,<br />
cherchant à garantir la stabilité et la sécurité<br />
du pays ainsi que son indépendance d’action.<br />
De par sa position géostratégique, Djibouti<br />
maintient l’équilibre entre les grandes<br />
puissances régionales, en proie à une<br />
instabilité chronique depuis la seconde moitié<br />
du XX e siècle. Le chef de l’État participe à<br />
d’importantes médiations internationales. En<br />
janvier 2000, IOG réunit les différentes parties<br />
en conflit en Somalie. À huis clos, pendant<br />
huit mois, d’intenses négociations débouchent<br />
sur la conférence de paix d’Arta et sur l’élection<br />
d’un président et d’un gouvernement de<br />
transition, en août 2000. Dans le cadre de<br />
sa diplomatie militaire, Djibouti accueille<br />
également différentes bases étrangères sur<br />
son territoire. En 2017, la Chine y inaugure sa<br />
première base logistique militaire à l’étranger.<br />
Depuis 2018, elle dispose également d’une base<br />
militaire navale à Doraleh. Elle a ainsi rejoint<br />
la France, les États-Unis ou encore l’Italie dans<br />
la liste des puissances étrangères disposant de<br />
contingents à Djibouti. L’action diplomatique<br />
menée par IOG et son gouvernement ont fait<br />
du pays un interlocuteur privilégié auquel on<br />
reconnaît le rôle de médiateur de conflits.<br />
Dépourvu de richesses naturelles<br />
et économiquement dévasté au début du<br />
XX e siècle, Djibouti a su tirer parti de sa<br />
situation géostratégique pour concrétiser<br />
son ambition de développement. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 55
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
D’hier<br />
à maintenant :<br />
les 10 chiffres<br />
Le pays connaît une croissance soutenue depuis deux décennies.<br />
En pariant sur sa position géographique. Et en s’imposant progressivement<br />
comme un hub portuaire et logistique incontournable.<br />
À<br />
partir du début des<br />
années 2000, avec l’arrivée<br />
récente au pouvoir<br />
d’Ismaïl Omar Guelleh,<br />
en 1999, le pays entre dans une<br />
ère de développement soutenu. La<br />
transformation est manifeste et touche<br />
tous les secteurs, des infrastructures<br />
au logement, de l’éducation à la santé.<br />
Le processus d’émergence s’appuie sur<br />
la position géostratégique du pays.<br />
Après avoir acté et ancré la paix dans<br />
les esprits, le développement d’un<br />
hub portuaire et logistique et des<br />
services associés est devenu prioritaire.<br />
À la création de deux terminaux<br />
pétroliers dans la première décennie du<br />
XXI e siècle (terminal pétrolier Horizon,<br />
en 2004, terminal à conteneurs de<br />
Doraleh, en 2008), s’ajoute la création<br />
d’une nouvelle ligne de chemin de<br />
fer, entamée en 2013 et inaugurée<br />
début 2017. Cette dernière fluidifie<br />
et densifie la connectivité avec le<br />
voisin éthiopien. Avec la Djibouti<br />
International Free Trade Zone<br />
(DIFTZ), lancée en mars 2016, le<br />
pays devrait bénéficier également<br />
de la plus grande zone franche<br />
d’Afrique. En 2017, la création de<br />
trois nouveaux terminaux, notamment<br />
le port polyvalent de Doraleh, est<br />
annoncée. L’année suivante, le<br />
terminal de Doraleh, désormais<br />
appelé Société de gestion du terminal<br />
à conteneurs de Doraleh (SGTD), voit<br />
sa performance nettement s’améliorer<br />
à la suite de sa nationalisation. Tout<br />
cela a pour conséquence d’accroître<br />
l’attrait des investisseurs, qui peuvent<br />
également compter sur l’ambition<br />
numérique du pays. Depuis 1999,<br />
les conditions de vie de la population<br />
se sont substantiellement améliorées.<br />
Explications en 10 chiffres.<br />
3,384 MILLIARDS<br />
DE DOLLARS<br />
PIB en 2020<br />
DEPUIS DEUX DÉCENNIES, la<br />
croissance de Djibouti est spectaculaire.<br />
Entre 1999 et 2012, le PIB a presque<br />
triplé, passant de 536 millions de<br />
dollars à 1,35 milliard de dollars.<br />
Sur les huit années qui ont suivi,<br />
l’indicateur a été multiplié par 2,5.<br />
Comme toutes les économies<br />
mondiales, le pays a souffert de la<br />
crise due à la pandémie de Covid-19.<br />
Cependant, la croissance est restée<br />
positive en 2020 (0,5 %), et les<br />
perspectives économiques à moyen<br />
terme le sont également (5,5 %<br />
attendus en 2022 et 6,2 % en 2023).<br />
3 425 DOLLARS<br />
PIB par habitant<br />
en 2020<br />
EN 1999, LA POPULATION était<br />
estimée à 700 000. En 2021, elle a<br />
atteint 1 million. Dans le même temps,<br />
le PIB par habitant a enregistré une<br />
hausse considérable de plus de 350 %,<br />
passant de 757 dollars à 3 425 dollars.<br />
Djibouti se place ainsi dans la première<br />
moitié des nations africaines comptant<br />
le plus haut PIB par habitant. Une<br />
performance notable pour un pays<br />
dénué de ressources naturelles et<br />
dont la situation économique à son<br />
indépendance était extrêmement<br />
précaire. Il reste dorénavant à relever<br />
le défi d’une croissance plus inclusive.<br />
56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
10,4<br />
MILLIONS DE TONNES<br />
Quantité de marchandises<br />
traitées par le port en 2019<br />
AVEC LE DÉVELOPPEMENT de son<br />
port, le pays a réussi à tirer le meilleur<br />
parti de sa position géostratégique. Il est<br />
devenu un hub logistique et portuaire<br />
dont l’activité ne cesse de croître. Djibouti<br />
est le premier port à conteneurs d’Afrique<br />
en matière d’efficacité technique, selon<br />
le Container Port Performance Index,<br />
publié par la Banque mondiale et IHS<br />
Markit. Le volume de marchandises<br />
traité est passé de 3,78 millions de<br />
tonnes en 1999 à plus de 10 millions<br />
en 2019. Il est ainsi le principal débouché<br />
maritime de l’Éthiopie. Une grande<br />
partie de ce volume est donc consacrée<br />
au commerce extérieur de cette dernière.<br />
Situé sur l’une des voies maritimes les<br />
plus empruntées de la planète, Djibouti<br />
a également développé ses capacités de<br />
transbordements vers l’Afrique de l’Est<br />
au sud, et vers le canal de Suez au nord.<br />
VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA<br />
69 COLLÈGES<br />
ET 35 LYCÉES<br />
Nombre d’établissements<br />
secondaires en 2019<br />
LE PAYS CONSACRE près de 20 %<br />
de ses dépenses courantes à des<br />
secteurs considérés prioritaires :<br />
l’éducation et la formation<br />
professionnelle. En 1999, Djibouti<br />
ne comptait que quatre collèges et<br />
deux lycées… Et entre 1999 et 2019,<br />
le nombre d’écoles primaires est passé<br />
de 67 à 194. Ces efforts ont permis<br />
au pays d’améliorer le maillage du<br />
territoire et d’adopter une approche<br />
plus inclusive de l’éducation.<br />
Les capacités<br />
conteneurs du port<br />
de Doraleh, un atout<br />
considérable.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
Le logement, une autre priorité de l’État.<br />
6 000<br />
Unités de logement<br />
construites<br />
entre 1999 et 2019<br />
10 750<br />
Nombre d’étudiants<br />
en 2019<br />
AU DÉBUT DU XXI E SIÈCLE, la vie<br />
universitaire n’existait pas à Djibouti.<br />
En 2000, IOG lance la création<br />
du premier pôle d’enseignement<br />
supérieur du pays, qui accueille<br />
un nombre modeste d’étudiants.<br />
Transformé en université (l’université<br />
de Djibouti) en 2006, le campus<br />
accueille chaque année de plus en<br />
plus de jeunes répartis sur 40 filières<br />
de formations supérieures.<br />
Cérémonie d’inauguration du campus<br />
de l’université de Djibouti, en février 2018.<br />
67 ANS<br />
Espérance de vie en 2020<br />
ENTRE 1999 ET 2020, l’espérance<br />
de vie d’un Djiboutien à la naissance<br />
a augmenté de 10 ans, passant<br />
de 57 à 67 ans. Dans le même<br />
temps, l’espérance de vie mondiale<br />
est passée de 67 à 73 ans. Cette<br />
hausse considérable est notamment<br />
due à la baisse de la mortalité<br />
infantile, qui a été divisée par<br />
deux pendant cette période.<br />
À L’ÉCHELLE d’un pays comme<br />
Djibouti, cela équivaut à la construction<br />
de quatre nouvelles villes. Parmi<br />
les logements bâtis, on compte<br />
5 000 logements sociaux réalisés par<br />
l’État et destinés aux foyers à faible<br />
et moyen revenus. En parallèle,<br />
celui-ci souhaite assurer, à travers<br />
le Programme zéro bidonville, la<br />
mise à niveau des quartiers précaires<br />
de la capitale. 33,7 millions de<br />
dollars y ont déjà été alloués.<br />
605 MÉGAWATTS<br />
Quantité d’électricité<br />
produite en 2019<br />
EN DEUX DÉCENNIES, la production<br />
d’électricité a triplé, passant de 192 MW<br />
en 1999 à 605 MW en 2019. Cette<br />
hausse répond à une demande en<br />
énergie toujours plus grande. L’accès<br />
PATRICK ROBERT (2)<br />
58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
à l’électricité a nettement augmenté,<br />
comme l’attestent les chiffres des<br />
abonnés d’Électricité de Djibouti<br />
(environ 27 000 en 1999, contre<br />
plus de 65 000 en 2019). L’entrée en<br />
production des unités industrielles du<br />
projet Damerjog, à la mi-2020, réclame<br />
1 000 mégawatts supplémentaires.<br />
Un chiffre qui pourrait être comblé<br />
par le potentiel géothermique du pays.<br />
La ligne reliant Addis-Abeba à Djibouti<br />
atteint les 120 km/h.<br />
21,1 MILLIONS DE M 3<br />
Quantité d’eau<br />
produite en 2019<br />
LA PRODUCTION D’EAU a également<br />
augmenté dans le pays, où les villages<br />
et les lieux isolés sont désormais mieux<br />
desservis. C’est notamment dû au<br />
système de citernes et de fontaines<br />
publiques. En 2017, l’inauguration<br />
d’un aqueduc transfrontalier depuis<br />
l’Éthiopie a permis de couvrir plus<br />
de territoire. Les pertes d’eau sur<br />
le réseau sont passées de 42,3 %<br />
en 1999 à 26 % en 2019, ce qui<br />
a également aidé à compenser<br />
l’augmentation de la consommation,<br />
ayant doublé en vingt ans.<br />
PATRICK ROBERT<br />
756 KILOMÈTRES<br />
Longueur de la ligne<br />
Addis-Abeba-Djibouti<br />
LA LIGNE LA PLUS RAPIDE de<br />
l’histoire ferroviaire du pays a<br />
été inaugurée côté djiboutien en<br />
janvier 2017. Atteignant 120 km/h,<br />
elle a réduit de 7 heures le trajet<br />
jusqu’à Addis-Abeba. Cette ligne<br />
reliant les deux capitales est un<br />
symbole de l’intégration régionale<br />
et de la complémentarité des deux<br />
économies. L’énorme projet a mobilisé<br />
des investissements de l’ordre de<br />
4 milliards de dollars au total. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 59
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
Les enjeux<br />
de demain<br />
Djibouti entre dans la seconde phase de son projet de croissance,<br />
en s’appuyant sur sa stratégie de long terme, la Vision 2035.<br />
Objectifs : accentuer la compétitivité, s’adapter aux données<br />
du développement durable et favoriser l’inclusivité.<br />
PATRICK ROBERT<br />
60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Le terminal<br />
pétrolier de Doraleh,<br />
une extension<br />
du port international<br />
de Djibouti.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 61
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
La première phase de la Djibouti International Free Trade Zone (DIFTZ) a été inaugurée en juillet 2018.<br />
Avec plus de 30000 navires<br />
l’empruntant chaque année,<br />
la voie maritime reliant le détroit<br />
de Bab el-Mandeb au canal<br />
de Suez est l’une des routes commerciales<br />
les plus fréquentées au monde. L’éclosion<br />
successive de cinq terminaux entre 2004<br />
et 2017 à Djibouti n’est pas due au hasard. IOG<br />
a perçu l’immense opportunité qui découlait<br />
de la position géostratégique de son pays,<br />
et la nécessité de le doter d’un hub portuaire.<br />
Rapidement, ces infrastructures se sont<br />
avérées rentables : le terminal à conteneurs<br />
de Doraleh, créé en 2006, dont le coût de<br />
réalisation s’élevait à 397 millions de dollars,<br />
a été remboursé en seulement huit ans. 2017<br />
est l’année des 40 ans de l’indépendance<br />
de la République. C’est également l’année<br />
choisie par IOG pour entrer dans une phase<br />
de diversification de l’offre portuaire, avec la<br />
construction de deux terminaux minéraliers<br />
et d’un port polyvalent. Le port autonome<br />
de Ghoubet est utilisé dans le cadre de<br />
l’exportation du sel du lac Assal, ressource<br />
quasi inépuisable. Le port de Tadjourah<br />
est prolongé d’un corridor permettant de<br />
mieux desservir l’Éthiopie, principalement<br />
en charbon, en acier et en gaz liquide. Enfin,<br />
le port polyvalent de Doraleh offre des<br />
capacités de stockage importantes et regroupe<br />
des installations à la pointe de la modernité.<br />
À travers son complexe portuaire, Djibouti<br />
fait preuve d’innovation et de modernité.<br />
En mai 2022, le Djibouti Port Community<br />
Systems a été reconnu comme l’une des<br />
solutions numériques portuaires les plus<br />
PATRICK ROBERT - VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE<br />
62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Le système<br />
portuaire<br />
a été reconnu<br />
comme offrant une<br />
véritable expertise<br />
numérique et<br />
logistique par la<br />
Banque mondiale.<br />
Le complexe pétrolier<br />
de Doraleh a notamment<br />
la possibilité d’accueillir<br />
des navires ayant un tirant<br />
d’eau de 20 mètres.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 63
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
performantes au monde par la Banque<br />
mondiale. À cette offre s’ajoute la Djibouti<br />
International Free Trade Zone (DIFTZ), qui<br />
tend à devenir la plus grande zone franche<br />
d’Afrique, et dont la première phase a été<br />
inaugurée en juillet 2018. Le complexe<br />
apparaît comme le premier jalon de la Zone de<br />
libre-échange continentale africaine (Zeclaf).<br />
Les efforts consentis dans le<br />
développement des infrastructures portuaires<br />
entrent dans le cadre de la Vision 2035,<br />
du président IOG. Djibouti ne doit pas juste<br />
être un point de transit de marchandises.<br />
Sa stabilité, son poids dans le commerce<br />
maritime mondial et ses performances<br />
économiques peuvent en faire un pays<br />
émergent. C’est l’objectif d’IOG, qui souhaite<br />
le voir devenir « la Singapour de l’Afrique »,<br />
un carrefour incontournable du commerce<br />
et des services. Pour cela, les infrastructures<br />
et la productivité sont au cœur de sa<br />
conception. Deux immenses projets sont<br />
en cours de réalisation : le réaménagement<br />
du port historique en quartier d’affaires et<br />
l’expansion des ports et des zones franches,<br />
le Djibouti Damerjog Industrial Development.<br />
La première phase de ce dernier a<br />
démarré en septembre 2020, et son coût<br />
atteindra 3,8 milliards de dollars. Il consiste<br />
en la conception d’un parc de 30 km 2 ,<br />
dont les deux tiers sont gagnés sur la<br />
mer. Réalisé sur une période de quinze<br />
ans (2020-2035), le parc accueillera deux<br />
raffineries, la jetée du terminal pétrolier<br />
et les premières unités d’industries lourdes<br />
du pays telles qu’une cimenterie et une usine<br />
de dessalement d’eau de mer. Un chantier<br />
de réparation navale devrait également<br />
être livré en 2023. En parallèle de ce projet<br />
à dimension locale, le réaménagement<br />
du port historique est d’une ampleur<br />
plus internationale, en se consacrant<br />
notamment à l’innovation, à la fintech et<br />
aux télécoms. La réalisation de ces objectifs<br />
devrait permettre d’atteindre une ambition<br />
cruciale : la création de 200 000 emplois,<br />
pour ramener le taux de chômage à 10 %<br />
de la population active, contre 45 % en 2019.<br />
DR<br />
64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Le projet de la zone<br />
industrielle de Damerjog,<br />
situé à 30 km au sud-est<br />
de la capitale.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 65
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
La Salaam Tower,<br />
siège de la Salaam<br />
African Bank.<br />
Les<br />
investisseurs<br />
bénéfi cient<br />
d’un cadre fi nancier<br />
stable, avec en<br />
particulier une<br />
monnaie librement<br />
convertible dont<br />
la parité avec le<br />
dollar est garantie.<br />
Un hub à quatre dimensions<br />
Depuis le début du XXI e siècle, Djibouti<br />
s’inscrit dans une logique de libéralisation<br />
de l’économie. En créant un cadre financier<br />
attractif et en assainissant le climat des<br />
affaires, IOG souhaite que le pays soit<br />
davantage ciblé par les investisseurs. La<br />
stabilité monétaire est l’un des réels atouts<br />
du pays : le franc Djibouti (DJF) bénéficie<br />
d’une libre convertibilité et d’une parité<br />
fixe avec le dollar (USD). En effet, la<br />
convertibilité en devises est sans limite,<br />
et, depuis l’indépendance, le taux de<br />
change avec le dollar est resté inchangé<br />
(1 USD = 177,721 DJF). Le pays cherche<br />
à devenir une place financière régionale<br />
reconnue. Les efforts du gouvernement<br />
et de la Banque centrale de Djibouti ont<br />
renforcé sa crédibilité. Deux des plus grandes<br />
banques chinoises s’y sont installées, Exim<br />
Bank of China et Silkroad International<br />
Bank. Un chantier de modernisation de<br />
l’infrastructure financière nationale a été lancé,<br />
soutenu par la Banque mondiale. Avec l’arrivée<br />
de la dématérialisation des transactions et<br />
de l’automatisation des services, Djibouti veut<br />
favoriser le développement de la fintech. La<br />
création du business district a pour vocation<br />
d’en devenir le pôle principal et de bénéficier<br />
à toute la région, en particulier à la Somalie.<br />
Grâce au développement d’une<br />
infrastructure numérique nationale, le pays<br />
répond au besoin de modernité, malgré<br />
un marché intérieur restreint. L’opérateur<br />
public, Djibouti Télécom, est leader sur le<br />
marché régional. En se dotant du centre<br />
de données le plus performant de la Corne<br />
de l’Afrique, celui-ci a attiré l’attention des<br />
grandes entreprises du numérique. L’annonce<br />
de sa privatisation partielle, en 2021, s’inscrit<br />
dans un plan de modernisation de l’économie<br />
nationale. Ce processus intervient alors<br />
que l’opérateur a les capacités de connecter<br />
VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA<br />
66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Des techniciens travaillant sur une<br />
antenne relais de Djibouti Télécom,<br />
leader sur le marché régional.<br />
VINCENT FOURNIER/JEUNE AFRIQUE/RÉA<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 67
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
Un parc éolien, dont la capacité<br />
sera de 60 MW, verra bientôt<br />
le jour à Ghoubet.<br />
la sous-région et le continent. Djibouti mise<br />
sur sa position centrale dans les systèmes de<br />
télécommunications mondiaux en investissant<br />
dans ses stations d’atterrissage. Neuf câbles<br />
sous-marins reliant trois continents y passent.<br />
Plus de 150 millions de dollars ont été investis<br />
dans cette couche physique indispensable<br />
pour la transmission des données. En<br />
février 2020, l’atterrissement du Djibouti<br />
Africa Régional Express (DARE1) a permis<br />
de relier les deux plus grands points d’accès<br />
télécoms de la région : Djibouti et Mombasa<br />
(Kenya). Ce projet est le fruit d’un travail<br />
avec l’opérateur national, qui a financé<br />
65 des 80 millions de dollars de ce câble<br />
de plus de 5 000 kilomètres. D’ici à 2024,<br />
Djibouti sera l’un des points d’atterrissage<br />
du câble sous-marin le plus long du monde.<br />
Avec 135 jours d’ensoleillement par an, le pays investit dans le photovoltaïque.<br />
SHUTTERSTOCK (2)<br />
68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
AL<strong>AM</strong>Y STOCK PHOTO<br />
En effet, en mai, le pays a conclu un accord<br />
avec Meta (anciennement Facebook)<br />
pour héberger le câble 2Africa, reliant<br />
l’Afrique, l’Asie et l’Europe, d’une longueur<br />
de 45 000 kilomètres. L’attitude proactive<br />
de l’État dans le secteur et le dynamisme<br />
de son opérateur principal œuvrent à<br />
révolutionner la connectivité africaine.<br />
Un futur durable<br />
La densité du développement djiboutien<br />
s’accompagne de nouveaux besoins<br />
énergétiques. Selon les estimations, plus de<br />
1 000 mégawatts (MW) seront nécessaires<br />
d’ici à 2024 pour mener à bien les grands<br />
projets industriels. L’offre actuelle, d’environ<br />
605 MW, est insuffisante, d’autant que le pays<br />
est de plus en plus énergivore. Pour combler<br />
ce manque, le président IOG souhaite couvrir<br />
85 % de ses besoins énergétiques avec les<br />
énergies renouvelables. Bien que le pays soit<br />
dénué de ressources naturelles, ses sols arides<br />
offrent un immense potentiel géothermique.<br />
La production de cette source inépuisable<br />
d’énergie pourrait atteindre plus de 1 000 MW<br />
d’ici à 2024. Un financement de la Banque<br />
mondiale, à hauteur de 6 millions de dollars<br />
(sur un coût total de 31 millions), a permis<br />
d’enclencher les premiers forages. Djibouti<br />
recourt également aux énergies éolienne et<br />
solaire, conforté par un ensoleillement de<br />
135 jours par an. Deux projets matérialiseront<br />
ses avancées dans ces domaines : la<br />
construction de la centrale solaire de Grand<br />
Bara, sur la base d’un partenariat public-privé<br />
avec le groupe français Engie ; ainsi<br />
Le territoire regorge<br />
d’extraordinaires sites<br />
naturels. comme la banquise<br />
de sel du lac Assal.<br />
Les énergies<br />
propres,<br />
le tourisme<br />
responsable,<br />
les infrastructures<br />
vertes constituent<br />
les axes prioritaires<br />
du projet de<br />
développement<br />
durable.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 69
DÉCOUVERTE/Djibouti<br />
que le projet de parc éolien de Ghoubet,<br />
dont la capacité sera de 60 MW.<br />
De la banquise de sel du lac Assal<br />
aux cheminées de calcaire dans le lac<br />
Abbé en passant par la forêt millénaire<br />
du Day, Djibouti regorge d’extraordinaires<br />
sites naturels. Situé au nord-ouest,<br />
Abourma, l’un des plus importants sites<br />
d’art rupestre d’Afrique de l’Est, illustre<br />
l’étendue du patrimoine archéologique<br />
et culturel du pays. On peut y apercevoir<br />
des gravures datant du paléolithique.<br />
Le tourisme responsable<br />
Face à la richesse environnementale<br />
du territoire, IOG a fait de la durabilité<br />
l’une des composantes de la Vision 2035.<br />
Cela se caractérise d’abord par la promotion<br />
du tourisme responsable, au cœur duquel la<br />
préservation des sites naturels est prioritaire.<br />
Les projets d’urbanisme durable entamés<br />
dans la capitale vont aussi dans ce sens. Au<br />
cœur du business district, le pays a entamé la<br />
construction d’un immense océanorium, dont<br />
les besoins énergétiques seront majoritairement<br />
produits par des capteurs solaires installés sur<br />
sa toiture. Avec une cinquantaine d’aquariums,<br />
il mettra en avant toute la richesse des<br />
fonds marins de Djibouti. Enfin, de par son<br />
climat et sa position proche de l’Équateur, les<br />
conséquences du changement climatique sont<br />
importantes dans le pays. Les inondations<br />
et les épisodes de sécheresse étant de plus<br />
en plus fréquents, celui-ci a décidé d’investir<br />
dans des moyens innovants pour s’adapter<br />
à ces phénomènes. Les autorités associent les<br />
infrastructures « vertes », inspirées de systèmes<br />
naturels, aux infrastructures « grises »,<br />
comme les digues, pour s’assurer de l’impact<br />
positif sur l’environnement à long terme. À<br />
Tadjourah, une digue de 2 kilomètres a ainsi<br />
été construite pour protéger des inondations.<br />
En entrant dans une phase de<br />
développement soutenue, Djibouti souhaite<br />
renforcer son statut de hub à quatre<br />
dimensions : logistique, commerciale,<br />
numérique et financière. ■<br />
70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Les amateurs de plongée sont comblés par les fonds<br />
marins, réputés pour leur richesse et leur beauté.<br />
DR (3)<br />
Le luxueux hôtel Kempinski<br />
offre une vue unique sur<br />
le golfe de Tadjourah.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 71
portfolio<br />
L’ODYSSÉE<br />
DES ROIS<br />
DE NAPATA<br />
Venus de Nubie,<br />
au viii e siècle avant notre ère,<br />
ils conquirent l’Égypte<br />
des pharaons et fondèrent<br />
ainsi la 25 e dynastie.<br />
Un moment de l’histoire<br />
peu connu, une étonnante<br />
rencontre entre deux<br />
cultures qui fait l’objet<br />
d’une exposition majeure<br />
au musée du Louvre, à Paris.<br />
par Alexine Jelkic<br />
CHRISTIAN DÉC<strong>AM</strong>PS/MUSÉE DU LOUVRE<br />
72 AFRIQUE MAGAZINE A I <strong>429</strong><br />
– JUIN 2022<br />
22<br />
2
C’est l’une des expositions phénomènes de<br />
l’année. Et de l’égyptologie contemporaine.<br />
Depuis le 28 avril jusqu’au 25 juillet,<br />
le musée du Louvre nous entraîne à<br />
l’époque où l’Égypte antique fut conquise<br />
puis gouvernée par des « pharaons<br />
noirs », venus du royaume de Koush<br />
(également appelé royaume de Napata ou<br />
Nubie à cette période), situé dans le nord de l’actuel Soudan.<br />
C’est l’histoire de la 25 e dynastie, dont les terres s’étendaient du<br />
Nil Blanc et du Nil Bleu jusqu’au delta du fleuve. Une épopée<br />
courte, d’à peine cinquante ans, entre 712 et 663 avant J.-C.,<br />
mais particulièrement florissante sur les plans culturel et artistique.<br />
Et surtout méconnue. L’exposition met en lumière toute<br />
la richesse des cultures nubiennes et du royaume de Napata, ses<br />
liens avec l’Égypte, à travers les fusions de leurs traditions et de<br />
leur culture. Une manière de redécouvrir l’africanité de l’Égypte<br />
et la grande histoire des peuples au sud du Nil.<br />
La Nubie est conquise par l’Égypte dès le XV e siècle<br />
avant notre ère. Le pouvoir des pharaons, militaire,<br />
économique, culturel et religieux, façonne ces nouvelles<br />
provinces du Sud. Mais au VIII e siècle avant<br />
J.-C., la grande Égypte, celle des Ramsès, des<br />
LE ROI TAHARQA<br />
ET LE FAUCON HÉMEN<br />
25 E DYNASTIE, MUSÉE DU LOUVRE<br />
En position d’offrande,<br />
Taharqa présente des vases<br />
à vin au dieu faucon.<br />
AFRIQUE MAGAZINE A I <strong>429</strong><br />
– JUIN 2022<br />
22<br />
2<br />
73
PORTFOLIO<br />
Thoutmôsis, des Toutânkhamon, est désormais un empire mourant,<br />
divisé, fragilisé, constamment menacé par la puissance<br />
assyrienne, venue de Mésopotamie. Les dynasties, épuisées,<br />
perdent progressivement leur emprise sur les territoires du Sud.<br />
Piânkhy, roi de Koush, descend le Nil depuis sa capitale, Napata,<br />
et conquiert, ville après ville, toute la vallée jusqu’à Memphis,<br />
à l’entrée du delta. Sa stèle, exposée au Louvre, témoigne de<br />
cette aventure. Persuadé qu’il est personnellement investi par le<br />
dieu égyptien Amon-Rê, il s’attribue la responsabilité de rétablir<br />
l’ordre divin à travers de nombreuses offrandes. Ses successeurs<br />
suivront cette logique d’appropriation de la culture égyptienne.<br />
Ils fondent ainsi la 25 e dynastie, un « royaume des Deux Terres »<br />
unifiant l’Égypte et le royaume de Koush.<br />
Taharqa, troisième pharaon, est sans doute le plus remarquable,<br />
avec un règne de vingt-cinq ans. Respectant la ligne de<br />
ses prédécesseurs, il fait construire de nombreux temples en<br />
Égypte et au royaume de Koush. L’exposition présente une figurine<br />
le représentant en position d’offrande devant le dieu faucon<br />
Hémen. Il possède des critères stylistiques et symboliques qui<br />
permettent de reconnaître les pharaons noirs : un visage plutôt<br />
rond, souvent doté d’une coiffe koushite (couronne) ornée au<br />
front de deux cobras symbolisant les Deux Terres.<br />
L’hégémonie de la dynastie prend fin en 663 avant J.-C.,<br />
les pharaons noirs abdiquant face aux armées assyriennes,<br />
alliées aux roitelets renaissants du delta. Les vainqueurs veulent<br />
détruire l’héritage de cette période afin qu’elle soit oubliée de<br />
l’histoire, et poursuivent les rois de Napata jusque dans leur<br />
capitale. Mais la ville ne disparaît pas pour autant, ouvrant la<br />
voie à la naissance du fameux royaume de Méroé…<br />
Le Suisse Charles Bonnet, sommité de l’archéologie européenne,<br />
fouille le nord du Soudan depuis des décennies.<br />
En 2003, il fit une découverte à Doukki Gel. Intrigué par la<br />
présence de feuilles d’or dans une zone près du site de Kerma,<br />
il creusa avec précaution. Trois mètres plus bas, il découvrit sept<br />
statues du royaume de Napata, dont celles de Taharqa, Anlamani,<br />
Tanouétamani, Senkamanisken et Aspelta. La 25 e dynastie<br />
revient dans la lumière. Les statues exposées au Louvre ont<br />
été reconstituées par le biais de la<br />
3D. Grâce à cette exposition, l’un<br />
des règnes les plus méconnus de<br />
l’Égypte antique – et l’un des<br />
premiers grands royaumes<br />
africains ins – retrouve sa place<br />
dans la grande histoire<br />
de l’humanité. ■<br />
Les<br />
successeurs<br />
de Piânkhy<br />
fondent la<br />
25 e dynastie,<br />
un « royaume<br />
des Deux<br />
Terres » unifiant<br />
l’Égypte et<br />
le royaume<br />
de Koush.<br />
STATUE ASSISE<br />
DE MONTOUEMHAT<br />
FIN 25 E -DÉBUT 26 E DYNASTIE,<br />
MUSÉE ÉGYPTIEN DE BERLIN<br />
Montouemhat, gouverneur<br />
de Thèbes sous le règne<br />
de Taharqa arqa (25 e dynastie),<br />
est un personnage<br />
important : il est influent<br />
à travers son importance<br />
politique, mais endosse<br />
aussi des charges<br />
religieuses euses en tant que<br />
quatrième prophète<br />
d’Amon. Il conserve<br />
certaines es de ses fonctions<br />
lors de l’invasion des<br />
Assyriens, puis sous le<br />
règne de Psammétique II<br />
(26 e dynastie).<br />
SANDRA STEISS/RMN-GP<br />
74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
CHRISTIAN DÉC<strong>AM</strong>PS/MUSÉE DU LOUVRE - INSTITUT DE FRANCE/STUDIO SÉBERT PHOTOGRAPHES<br />
ÉTUI DE CHÉPÉNOUPET<br />
25 E DYNASTIE, MUSÉE DU LOUVRE<br />
Cet objet énigmatique contient une plaque<br />
en ivoire d’éléphant, aujourd’hui illisible. L’étui est<br />
dédié à Chépénoupet II, fille de Piânkhy et sœur<br />
de Taharqa. Elle porte le titre de divine adoratrice<br />
d’Amon pendant plusieurs décennies.<br />
PS<strong>AM</strong>MÉTIQUE II<br />
26 E DYNASTIE, MUSÉE JACQUEMART-ANDRÉ<br />
Ce pharaon de la nouvelle dynastie mène<br />
une expédition militaire contre Napata vers 593<br />
avant J.-C. Les statues royales sont brisées sous ses<br />
ordres, et les restes regroupés avant d’être enterrés<br />
probablement par le roi victime de l’attaque,<br />
Aspelta (cinquième successeur de Taharqa).<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 75
PORTFOLIO<br />
GROUPE DE STATUES<br />
DÉCOUVERTES À DOUKKI GEL<br />
25 E DYNASTIE, MUSÉE ARCHÉOLOGIQUE<br />
DE KERMA (SOUDAN)<br />
Les sept statues représentent sept rois,<br />
dont Taharqa (la plus grande). Le musée<br />
du Louvre en expose une impression 3D,<br />
telles qu’elles étaient avant leur destruction.<br />
SPHINX<br />
DE CHÉPÉNOUPET II<br />
25 E DYNASTIE, MUSÉE<br />
ÉGYPTIEN DE BERLIN<br />
Cette statue a été trouvée<br />
dans le lac sacré du temple<br />
d’Amon à Karnak. Elle représente<br />
Chépénoupet II sous la forme<br />
d’un sphinx enveloppant<br />
un vase nemset, utilisé<br />
lors des libations.<br />
THOMAS BURÖ/ TRIGONART - JÜRGEN LIEPE/RMN-GP
L’un<br />
des premiers<br />
royaumes<br />
africains<br />
importants<br />
retrouve<br />
sa place dans<br />
la grande<br />
histoire de<br />
l’humanité.<br />
CHRISTIAN DÉC<strong>AM</strong>PS/MUSÉE DU LOUVRE - HERVE LEWANDOWSKI/MUSÉE DU LOUVRE<br />
ÉGIDE EN BRONZE<br />
AU NOM DU ROI<br />
TANOUT<strong>AM</strong>ON<br />
25 E DYNASTIE,<br />
MUSÉE DU LOUVRE<br />
STÈLE D’OUSERSATET<br />
18 E DYNASTIE, MUSÉE DU LOUVRE<br />
La stèle représente à droite le roi Aménophis II,<br />
qui donne en offrande du vin à plusieurs divinités<br />
égyptiennes en lien avec les territoires soudanais :<br />
de gauche à droite, Anoukis, Satis et Khnoum,<br />
à la tête de bélier.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 77
REPORTAGE<br />
La céramiste nigérienne Ngozi-Omeje Ezema crée<br />
des installations immersives avec des fragments de terre cuite.<br />
Le festival Off propose<br />
presque 500 événements<br />
dispersés dans tout le pays.<br />
LUISA NANNIPIERI (2) - DR<br />
78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
One Way Vision,<br />
du Ghanéen Kwasi Darko.<br />
reportage<br />
Ci-dessus, le ministre sénégalais de la Culture<br />
et de la Communication Abdoulaye Diop visite l’exposition<br />
avec le directeur artistique El Hadji Malik Ndiaye.<br />
DAK’ART<br />
EST UNE FÊTE<br />
LUISA NANNIPIERI - IBRA KHALIL TRAORÉ<br />
Escapade,<br />
en « in » et « off »,<br />
dans les allées<br />
d’une biennale<br />
d’art contemporain<br />
longtemps attendue. Un<br />
rendez-vous éclectique,<br />
dynamique, et à la<br />
portée quasi mondiale !<br />
par Luisa Nannipieri,<br />
envoyée spéciale<br />
D’habitude, le jeudi soir, une certaine<br />
jeunesse dakaroise aime se retrouver<br />
sur la terrasse de l’espace Trames. Cette<br />
fourmilière artistique et culturelle,<br />
ouverte en 2018 sur la place de l’Indépendance,<br />
est connue pour accueillir<br />
des soirées DJ ou le festival ElectrAfrique.<br />
Mais en ce soir de mi-mai, la<br />
population est différente : on peut croiser sur le dancefloor la<br />
coordinatrice culturelle de l’Institut français de Saint-Louis et<br />
spécialiste de l’art contemporain africain Marie-Ann Yemsi, au<br />
bar l’envoyée d’une importante maison de vente aux enchères<br />
comme Sotheby’s, une Flag à la main, à côté d’un grand collectionneur<br />
nigérian, ou encore un groupe de jeunes passionnés<br />
d’art se partageant les bons plans pour voir des expos le lendemain.<br />
La 14 e édition de la Biennale d’art contemporain de<br />
Dakar donne son coup d’envoi. Pendant plus de trente jours, du<br />
19 mai au 21 juin, « le monde de l’art s’est donné rendez-vous<br />
ici ! », comme on l’entendra beaucoup autour de nous. Une<br />
phrase souvent prononcée avec fierté.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 79
REPORTAGE<br />
L’événement rend hommage au travail<br />
du maître malien Abdoulaye Konaté, 69 ans,<br />
qui expose ses œuvres dans l’ancienne salle<br />
d’audience de la Cour suprême.<br />
Au centre, le gagnant du Grand prix Léopold Sédar Senghor, l’Éthiopien Tegene<br />
Kunbi Senbeto, devant l’une de ses créations. Il est entouré de la secrétaire<br />
générale de la biennale Marième Ba (deuxième à gauche), de la délégation<br />
diplomatique éthiopienne et d’une galeriste.<br />
Depuis sa naissance en 1990, la Biennale de Dakar joue un<br />
rôle prédominant sur le continent en matière d’art contemporain,<br />
et est devenue l’un de ses événements majeurs à l’échelle<br />
internationale. « D’un point de vue économique, d’autres pays<br />
comme le Nigeria, l’Afrique du Sud ou la Côte d’Ivoire s’en sortent<br />
sans doute mieux. Le Sénégal est un petit pays, et pourtant, il<br />
a su se tailler ce statut sur le plan culturel que les autres n’ont<br />
pas », indique un artiste togolais croisé à un vernissage. Est-ce<br />
dû à sa stabilité politique ? Ou à l’héritage de Léopold Sédar<br />
Senghor – qui donne son nom au grand prix ? En tout cas, pour<br />
ce pays qui exporte peu, la culture est devenue une valeur sûre.<br />
Lorsque Macky Sall a remis le grand prix à l’Éthiopien Tegene<br />
Kunbi Senbeto devant un parterre d’invités de marque au Grand<br />
Théâtre lors de la soirée d’ouverture, le président a rappelé que<br />
l’édition de 2018 avait donné lieu à des transactions évaluées<br />
à 8 milliards de francs CFA (plus de 12 millions d’euros). De<br />
quoi justifier la hausse du budget de l’État pour l’événement,<br />
L’astrophysicienne de formation sénégalaise Caroline Gueye<br />
s’est inspirée de la physique quantique pour sa création<br />
époustouflante à l’effet tunnel, Quantum Tunneling.<br />
qui a atteint 1,5 milliard de francs CFA. L’engouement que l’on<br />
ressent dans la rue, les galeries et les musées pour cette « fête de<br />
l’art et de l’esprit », comme on aime à la définir, est en partie la<br />
conséquence des quatre ans d’absence depuis 2018, l’édition de<br />
2020 ayant été annulée à cause de la pandémie.<br />
« Normalement, à Dakar, on compte les activités culturelles<br />
sur les doigts d’une main. Même entre artistes sénégalais, on<br />
a du mal à se rencontrer », explique un cinéaste, installé dans<br />
une banlieue de la capitale. Aux côtés d’un graffeur, d’un artiste<br />
plasticien et d’un scénariste, il sirote un soda dans le jardin de<br />
la maison de la culture Douta Seck : « Après le Covid-19, on avait<br />
encore plus besoin que les choses bougent, de se voir, et là on a<br />
un mois entièrement dédié à la culture. On croise des personnes<br />
de qualité, et on se reconnecte entre nous. On a l’impression<br />
de souffler ! » Cet espace de 15 000 m 2 au cœur de la Médina,<br />
entièrement rénové par Black Rock Senegal – l’équipe fondée et<br />
dirigée par Kehinde Wiley –, rejoint la dizaine de lieux culturels<br />
qui a ouvert à Dakar ces quatre dernières années.<br />
LES GRANDES NOUVEAUTÉS DE L’ÉDITION<br />
Tous se sont affairés pour préparer un festival Off record :<br />
on compte presque 500 événements à Dakar, à Saint-Louis, et<br />
dans d’autres régions du pays. « Que le Off prenne une telle<br />
ampleur est un signe de vitalité de la biennale », sourit le sculpteur<br />
burkinabé Siriki Ky, devant l’une des œuvres de son ami et<br />
maître, le Malien Abdoulaye Konaté. Pour lui, qui fait partie des<br />
« anciens » de Dak’Art et a été l’un des premiers plasticiens du<br />
Burkina Faso à suivre une formation académique, la biennale,<br />
« c’est une grande famille ». Il ajoute : « Venir ici est l’occasion de<br />
revoir les vieux copains, de montrer mes derniers travaux… Ce<br />
n’est pas une question de visibilité, c’est surtout le plaisir des<br />
retrouvailles et du partage. »<br />
Parmi les grandes nouveautés de cette édition, citons le Marché<br />
international de l’art africain de Dakar (MIAD). Une plateforme<br />
de vente et d’exposition installée au pied du Monument de<br />
la Renaissance africaine, qui accueille également des rencontres<br />
professionnelles sur des sujets comme le financement de l’art<br />
sur le continent ou les droits de propriété intellectuelle : « Nous<br />
IBRA KHALIL TRAORÉ - LUISA NANNIPIERI (2)<br />
80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
A Salted Intermission, l’installation sur le lac Rose du Jamaïcain<br />
Yrneh Gabon Brown interroge sur les effets du réchauffement<br />
climatique et l’utilisation du sel sur les deux continents.<br />
LUISA NANNIPIERI (3)<br />
L’engouement que<br />
l’on ressent dans<br />
la rue, les galeries<br />
et les musées<br />
est en partie<br />
la conséquence<br />
des quatre ans<br />
d’absence à cause<br />
de la pandémie.<br />
devons nous engager pour la professionnalisation de tous les<br />
acteurs du secteur », explique le plasticien sénégalais Kalidou<br />
Kassé, à l’initiative de la plate-forme.<br />
Le projet Doxantu (« promenade » en wolof), auquel participe<br />
Siriki Ky avec 16 autres artistes, est également remarquable :<br />
El Hadji Malick Ndiaye, le nouveau directeur artistique de la<br />
biennale, a souhaité installer pour la première fois 17 œuvres<br />
géantes tout le long de la Corniche ouest, ainsi qu’à l’intérieur de<br />
l’université Cheikh Anta Diop. Le Suisse-Sénégalais Ousmane Dia<br />
a voulu y placer ses créations, afin d’instaurer un dialogue avec<br />
les étudiants : Ni Barça Ni Barsak, construite sur place, interpelle<br />
La Franco-Camerounaise Beya Gille Gacha travaille<br />
également sur la thématique du changement climatique<br />
en mettant en scène ses sculptures perlées. Ici, L’Autre royaume.<br />
L’Ivoirien Roméo Mivekannin questionne la place des Noirs<br />
dans l’iconographie occidentale à travers ses autoportraits décalés,<br />
comme dans La Famille royale, Hollande ci-dessus.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 81
REPORTAGE<br />
Pour beaucoup d’artistes, c’est l’occasion de se rencontrer<br />
et d’échanger dans une ambiance décontractée et effervescente.<br />
particulièrement les jeunes Sénégalais, qui n’ont pas hésité à<br />
échanger avec l’artiste pendant son assemblage. Représentant<br />
une pirogue qui sombre dans la mer en emportant sa cargaison<br />
de vies humaines, la sculpture en métal dénonce les dangers<br />
de l’émigration clandestine, tout en pointant les responsabilités<br />
des dirigeants européens et africains qui ne font pas assez pour<br />
retenir la jeunesse sur le continent. Une œuvre très engagée<br />
qui résume bien les objectifs du projet Doxantu : « vulgariser les<br />
valeurs de la biennale », explique son directeur artistique : « C’est<br />
une façon de mettre en avant les valeurs de l’art, de créer la<br />
surprise, une rencontre subite. En installant des messages dans<br />
l’espace urbain, on interpelle les spectateurs dans la rue. Si l’on<br />
reste entre quatre murs, on ne change pas la société, alors que<br />
l’art peut contribuer au changement. Il ne change rien à lui seul,<br />
mais il aide à alerter le public, et à le rendre heureux aussi. »<br />
Une perspective intéressante quand on sait que le festival In est<br />
souvent considéré un brin trop institutionnel et élitiste.<br />
« IL N’Y A PAS DE IN SANS OFF, ET INVERSEMENT »<br />
Théoricien, historien de l’art et conservateur du musée<br />
Théodore Monod entre autres, El Hadji Malick Ndiaye n’a pas<br />
la renommée internationale de son prédécesseur, Simon Njami,<br />
mais il jouit d’une très bonne réputation dans le milieu : celle de<br />
quelqu’un de curieux, vif, avec qui échanger est un plaisir. « Il est<br />
conscient de ses défauts et a su s’entourer d’une super équipe,<br />
dynamique et jeune, pour pallier ses manques », observe un photographe.<br />
Sa première biennale – qui est également la première<br />
à porter un titre en sérère, « Indaffa » (« forger ») – suscite donc<br />
naturellement beaucoup de curiosité et d’attentes. Et le retour<br />
des visiteurs est enthousiaste. Galeristes, critiques d’art, artistes<br />
et amateurs ont pris d’assaut les locaux de l’ancien palais de justice<br />
: ce magnifique bâtiment des années 1950, longtemps abandonné,<br />
qui trône au bout de l’avenue Pasteur, au Cap Manuel,<br />
accueille depuis 2016 la sélection officielle de la biennale. Sous<br />
les hauts plafonds du grand hall, autour du patio arboré ou dans<br />
Ni Barça Ni Barsak, d’Ousmane Dia, a été installée à deux pas<br />
de la bibliothèque universitaire de Cheikh Anta Diop.<br />
les anciennes salles d’audience, on trouve des œuvres minimalistes,<br />
des travaux démesurés ou des installations interactives.<br />
Les tableaux du Sénégalais Omar Ba ont particulièrement frappé<br />
les collectionneurs. Pour sa première biennale, il présente de<br />
grandes toiles où des personnages mi-hommes mi-animaux,<br />
métaphores de la nature humaine, incarnent les traumatismes<br />
du colonialisme et les inégalités Nord-Sud. D’autres, avec des<br />
têtes en forme de trophée, symbolisent une Afrique qui sait être<br />
protagoniste de sa réussite. Engagé mais optimiste, il glorifie et<br />
rend hommage à la culture noire à travers le fond de ses toiles,<br />
rigoureusement noir. L’ancienne salle de la Cour suprême abrite<br />
un hommage à la carrière d’Abdoulaye Konaté, ce grand artiste<br />
qui travaille les tissus pour composer des œuvres au symbolisme<br />
puissant. Des créations qui suscitent toujours autant d’émerveillement<br />
que de vénération.<br />
Les 59 artistes ou collectifs sélectionnés pour cette édition<br />
– en grande partie issus de la diaspora – ont travaillé nuit et<br />
jour pour terminer leurs travaux à temps. L’astrophysicienne de<br />
formation sénégalaise Caroline Gueye, qui a remporté le prix<br />
CEDEAO de l’intégration avec Quantum Tunneling, à l’effet tunnel<br />
époustouflant, a même dormi dans son installation pour<br />
transformer la pièce en œuvre d’art. Être passionné par son travail<br />
est indispensable si l’on veut réussir à faire face aux petits<br />
et grands problèmes techniques durant la biennale : œuvres bloquées<br />
à la douane, outils non adaptés au projet initial, manque de<br />
coopération entre les équipes qui travaillent sur le site, chacune<br />
ayant ses propres priorités… Certains artistes déplorent aussi<br />
que leur séjour ne soit pris en charge par les organisateurs que<br />
durant les deux jours qui suivent le lancement de l’organisation.<br />
LUISA NANNIPIERI - DR<br />
82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
DR - COOPER INVEEN/REUTERS<br />
Dans ses œuvres, le Français Emmanuel Tussore s’intéresse<br />
à la nature et à sa soumission par l’humain, mais également<br />
à notre rapport à l’étranger. Ici, De Cruce.<br />
Tous les artistes<br />
ont travaillé<br />
nuit et jour pour<br />
terminer leurs<br />
travaux à temps.<br />
« Chaque œuvre du projet Doxantu a été financée à hauteur de<br />
4 000 euros. J’ai donc dû trouver des sponsors pour terminer<br />
ma création, qui en a coûté 50 000 », regrette Ousmane Dia. Ce<br />
qui ne l’a pas empêché, comme les autres artistes, de se donner<br />
corps et âme pour cet événement.<br />
Pour beaucoup d’artistes, être dans le In est une fierté, mais<br />
c’est également l’occasion de se confronter à des collègues venus<br />
de toute l’Afrique et d’ailleurs, et de trouver des sources d’inspiration<br />
pour la suite. « De toute façon, les problèmes finissent<br />
toujours par se résoudre », assure le céramiste italien Mauro<br />
Petroni, qui a contribué à faire naître le Off en 2002. Depuis<br />
vingt ans, il en assure l’organisation en coulisse, un travail<br />
énorme mais fondamental : « Il n’y a pas de In sans Off, et vice-<br />
Le travail du Sénégalais Omar Ba est très prisé des collectionneurs.<br />
versa », aime-t-on répéter dans le milieu. Les passerelles entre<br />
les deux événements sont multiples, avec des artistes locaux ou<br />
étrangers qui commencent par le Off pour finir dans le In, ou qui<br />
participent aux deux. Mais l’ambiance décontractée du premier,<br />
où les collectionneurs et institutions viennent volontiers faire des<br />
achats en bloc, est aussi ce qui rend la biennale « si différente de<br />
celle de Venise ou d’ailleurs », explique la directrice de la foire<br />
du Cap, Laura Vincenti.<br />
Un point attractif également pour Zoé : comme tant d’autres,<br />
cette passionnée d’art d’origine africaine a fait le déplacement<br />
pour « s’immerger dans une autre atmosphère, voir un autre<br />
type d’art, loin des schémas occidentaux ». Elle trouvera certainement<br />
de quoi régaler ses yeux. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 83
interview<br />
NDÈYE<br />
FATOU<br />
KANE<br />
Chercheuse sur le genre,<br />
l’autrice sénégalaise<br />
a signé l’essai Vous<br />
avez dit féministe ?<br />
En remettant en cause<br />
le patriarcat, elle bouscule<br />
les normes sociétales et<br />
s’empare de sujets encore<br />
tabous, comme les violences<br />
faites aux femmes.<br />
« CE MONDE EST FAIT<br />
POUR LES HOMMES »<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
Lunettes cerclées noires qui lui<br />
mangent le visage, T-shirt rose à<br />
message d’empowerment, Ndèye<br />
Fatou Kane déroule sa pensée féministe<br />
tout en sirotant son jus de fraise<br />
dans un café parisien. Révoltée par<br />
les injustices et les inégalités dont<br />
souffrent toujours les femmes, la<br />
jeune autrice de 35 ans, née à Dakar, se réjouit par ailleurs<br />
de voir qu’une nouvelle génération de féministes<br />
sénégalaises se mobilise. Partageant sa vie entre la France<br />
et son pays natal, la militante vit pleinement son « aventure<br />
ambiguë », pour citer le titre d’un des ouvrages de son<br />
grand-père, l’illustre Cheikh Hamidou Kane. Après un<br />
premier roman en 2014, Le Malheur de vivre, et deux nouvelles,<br />
elle a publié l’essai Vous avez dit féministe ? en 2018,<br />
dans lequel elle analyse les discours de quatre penseuses<br />
féministes : la philosophe française Simone de Beauvoir,<br />
l’écrivaine sénégalaise Mariama Bâ, la romancière nigériane<br />
Chimamanda Ngozi Adichie et l’anthropologue<br />
sénégalaise Awa Thiam. Diplômée de l’École des hautes<br />
études en sciences sociales, cette doctorante poursuit ses<br />
recherches sur le genre, s’intéressant à la construction des<br />
masculinités médiatiques dans son pays.<br />
84 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
DR<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 85
INTERVIEW<br />
<strong>AM</strong> : Comment êtes-vous devenue féministe ?<br />
Ndèye Fatou Kane : Ma première expérience professionnelle,<br />
à mon retour au Sénégal, a provoqué un déclic.<br />
Après mes études en France, j’avais changé, mais mon<br />
pays était resté le même. J’ai intégré un grand groupe de<br />
transport et de logistique – un domaine majoritairement<br />
masculin, misogyne. En interagissant au quotidien avec<br />
ces collègues – la moyenne d’âge était de 50 ans –, j’ai<br />
été confrontée à la réalité sociétale. J’étais la cible d’incessantes<br />
remarques liées à mon genre et à mon âge. Ça a<br />
été le point de départ de mon militantisme féministe. Au<br />
bout d’un an, j’ai démissionné. J’ai ensuite écrit en 2018<br />
mon essai, Vous avez dit féministe ?, qui a coïncidé avec la<br />
déferlante du e-militantisme féministe, l’affaire Weinstein,<br />
les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc. La<br />
jeunesse féministe a pris la parole au Sénégal, beaucoup<br />
de livres ont été écrits, des chaînes YouTube et des<br />
espaces de discussions ont été créés…<br />
Dans le sillage de #MeToo, vous avez<br />
lancé le hashtag #BalanceTonSaïSaï<br />
au Sénégal. Quel écho a-t-il eu ?<br />
J’ai voulu contextualiser ce mouvement de libération<br />
de la parole. Nous, les Africaines, et particulièrement les<br />
Sénégalaises, étions incubées dans cet élan de revendication<br />
mondiale. J’ai eu l’idée d’un slogan marquant les esprits,<br />
« saï-saï » étant un terme qui signifie « pervers » en wolof. Mais<br />
paradoxalement, même si le Sénégal a été précurseur dans les<br />
mouvements féministes dans les années 1960, la libération des<br />
femmes et de leur parole est aujourd’hui en régression. L’accueil<br />
de #BalanceTonSaïSaï a donc été mitigé. On me reprochait<br />
d’avoir perdu ma « sénégalité », que je n’étais plus au fait des<br />
réalités. Mais les cas de violences sexuelles sont pourtant bien<br />
connus, et depuis longtemps. Il n’y a qu’à lire la colonne des<br />
faits divers.<br />
Le mot « féministe » est-il encore une insulte aujourd’hui ?<br />
Désigne-t-il toujours une femme acariâtre, en guerre<br />
contre les hommes, et suiviste de l’Occident ?<br />
C’est un mot encore chargé de connotation négative. Dans<br />
la psyché collective, être féministe signifie être une femme<br />
occidentalisée, proche des Français, dans la droite ligne de<br />
Simone de Beauvoir. Pourtant, les féministes au Sénégal se<br />
sont distanciées de ce modèle. La première « vague » dans les<br />
années 1960-1970 (Fatou Sow, Marie-Angélique Savané…) a<br />
décolonisé les savoirs féministes. Elles ont été les premières à<br />
étudier à l’université, à être diplômées. Et la jeune génération<br />
est en train de prendre un nouvel élan. Le féminisme serait en<br />
porte-à-faux avec la culture sénégalaise, mais peut-on porter<br />
une idéologie sans une certaine radicalité ? La société évolue, le<br />
féminisme aussi. Sur les réseaux sociaux, sur la Toile, beaucoup<br />
de jeunes femmes et jeunes hommes débattent entre eux, souvent<br />
à couteaux tirés. Nous avons besoin de ça pour renouveler<br />
cette idéologie.<br />
Qu’est-ce qui caractérise cette nouvelle<br />
génération de militantes ?<br />
Comme nos aînées, nous luttons contre le patriarcat. Avant,<br />
les revendications s’effectuaient par le biais de marches, c’est<br />
toujours le cas, mais il y a eu l’avènement des réseaux sociaux.<br />
On est à Dakar, mais on est ouvertes sur le monde. Et puis, il faut<br />
sortir du cliché de la pauvre femme africaine excisée, infibulée,<br />
qu’il faudrait sauver, qui n’aurait pas de liberté, qui se trouve<br />
en situation de polygamie, etc. À l’ère de la globalisation, nous<br />
pensons d’un point de vue mondial, mais en prenant en compte<br />
nos réalités. Nous prenons la parole dans la sphère publique<br />
au Sénégal comme à l’étranger. Nous vivons cette « aventure<br />
ambiguë », la dualité entre local et global, en veillant à ce que<br />
l’un ne prenne pas le pas sur l’autre.<br />
Le regard occidental condescendant, misérabiliste,<br />
sur les femmes africaines vous irrite ?<br />
Oui. Par exemple, je n’aime pas le terme « autonomisation »,<br />
très ONG, qui consiste à trouver des financements pour les<br />
femmes. Cela prouve qu’elles sont toujours infantilisées. Cette<br />
sémantique reste tenace dans les esprits. Des ONG mettent<br />
souvent en avant un certain type de femme, des leadeuses,<br />
une représentation qui tend vers le masculin… Alors que des<br />
Sénégalaises, surtout en Casamance et dans le Sine Saloum,<br />
pratiquent depuis longtemps la riziculture et ainsi font vivre<br />
leur famille. Pour moi, elles sont féministes ! Certes, elles ne<br />
connaissent pas les théories, l’intersectionnalité, etc., mais elles<br />
ont atteint un certain degré d’indépendance. Ce serait intéressant<br />
d’inclure ces femmes dans le féminisme du pays.<br />
PIERRE BOULAT/COSMOS<br />
86 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
ISABELLA DE MADDALENA/OPALE.PHOTO - FACEBOOK MAIR<strong>AM</strong>A BÂ - <strong>AM</strong>CS<br />
Vous vous êtes exprimée sur<br />
Seneweb au sujet de l’affaire<br />
Ousmane Sonko : principal<br />
opposant politique au<br />
président Macky Sall, il a été<br />
accusé en février 2021 de viols<br />
et de menaces de mort par<br />
Adji Sarr, une employée d’un<br />
salon de beauté. De quoi cette<br />
affaire et sa réception dans le<br />
pays sont-elles le symptôme ?<br />
À la suite de cet entretien<br />
dans Seneweb, on m’a insultée sur<br />
les réseaux, donc j’ai décidé de ne plus en parler ! Une révolution<br />
comporte toujours son lot de haine, je l’accepte. Cette affaire<br />
fait écho à une autre, survenue en 2012, quand le journaliste<br />
Cheikh Yérim Seck a été accusé de viol par une jeune fille. Ce<br />
sont à chaque fois des hommes au capital social élevé, jouissant<br />
d’une très bonne assise médiatique. Même si on le nie, la société<br />
sénégalaise est très violente avec les femmes. Si une femme est<br />
violée, même si elle le prouve, on lui demandera toujours comment<br />
elle était habillée ou quel comportement elle avait adopté.<br />
Le fameux « Elle l’a bien cherché »…<br />
Oui. La société sénégalaise défend un certain type<br />
d’hommes, médiatisés, et les femmes seraient celles par qui le<br />
De gauche à droite, la philosophe Simone de Beauvoir<br />
et les autrices Chimamanda Ngozi Adichie et Mariama Bâ,<br />
toutes trois penseuses féministes.<br />
Ci-contre, Adji Sarr, la jeune femme qui accuse l’homme<br />
politique Ousmane Sonko de viols et de menaces de mort.<br />
mal arrive. Elles subissent des violences physiques, psychologiques,<br />
sexuelles, des féminicides. Et ne gagnent jamais.<br />
Cette affaire prouve que la misogynie est très tenace. Un<br />
nouveau palier a été franchi dans le recul des libertés féminines.<br />
La presse nationale a encore du mal à s’emparer de<br />
ces sujets. Pourquoi ne pas faire entendre la voix d’Adji Sarr,<br />
la victime ? En mars 2021, le pays a traversé une vague<br />
d’émeutes et de manifestations, il était à feu et à sang après<br />
l’emprisonnement d’Ousmane Sonko. La question du viol est<br />
passée à la trappe, et l’hypothétique complot politique a occupé<br />
le devant de la scène. Le corps de cette jeune fille a été objectifié.<br />
Après la vague d’indignation et les insultes proférées envers<br />
Adji Sarr, je crains que les jeunes femmes aient encore plus peur<br />
de prendre la parole.<br />
C’est le « sutura », la loi du silence ?<br />
Oui. C’est la propension à tout cacher, montrer que tout va<br />
bien, toujours faire bonne figure. Selon le modèle de la parfaite<br />
femme sénégalaise « à marier », elle doit faire sutura en<br />
toutes circonstances. Même si son mari est un infidèle notoire,<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 87
INTERVIEW<br />
polygame avéré, elle ne doit jamais en parler. Le socle familial<br />
repose sur ses épaules (l’éducation des enfants, l’univers du<br />
ménage…), et elle ne doit pas outrepasser ce cadre. J’observe<br />
les jeunes femmes avec qui j’ai grandi. On peut s’exprimer à<br />
l’extérieur, mais une fois dans le pays, on doit rentrer dans le<br />
rang et incarner cette sacro-sainte femme sénégalaise. Alors<br />
que pour la génération de ma mère, les femmes de 60-70 ans,<br />
la polygamie était un sujet interdit, aujourd’hui, des études<br />
montrent qu’elle est en plein boom : les femmes de 30-40 ans se<br />
mettent dans des ménages polygames, prétextant que cela leur<br />
convient, qu’elles auront ainsi du temps pour elles les autres<br />
jours de la semaine. Mais au fond, c’est la société qui les pousse<br />
à agir ainsi. Après 35 ans, une Sénégalaise doit penser à se<br />
marier. Le célibat est très mal vu. Cela renvoie toujours à la<br />
domination masculine. Une femme est vouée à être dominée, à<br />
rentrer dans un carcan, à avoir un chaperon masculin qui la fait<br />
rentrer dans le rang. Trop d’égalité, ce n’est pas très féminin !<br />
Le viol a été criminalisé en décembre 2019.<br />
Une avancée majeure…<br />
Après soixante ans de<br />
combats, le viol est enfin<br />
considéré comme un crime,<br />
et non plus comme un<br />
délit. Cela restera dans les<br />
mémoires. Les cas de viol<br />
médiatisés se sont multipliés<br />
depuis. Cette loi doit être<br />
mise en pratique dans les<br />
tribunaux, les familles… car<br />
dans les faits, les procès ne<br />
vont pas jusqu’au bout. L’Association<br />
des juristes sénégalaises<br />
effectue pourtant un<br />
remarquable accompagnement juridique auprès des familles.<br />
Il faut faire entrer dans les mentalités qu’un homme qui viole<br />
une femme ira en prison. Et ne plus mettre en doute la parole<br />
des femmes.<br />
L’objectification<br />
du corps féminin<br />
traverse les époques,<br />
les ères culturelles,<br />
les continents.<br />
Dans votre essai Vous avez dit féministe ?,<br />
vous vous référez à Simone de Beauvoir, Mariama<br />
Bâ, Awa Thiam et Chimamanda Ngozi Adichie.<br />
En quoi ont-elles nourri votre pensée ?<br />
Ces penseuses nous ont légué des modèles de société. On<br />
ne peut pas parler de féminisme sans se référer à Simone de<br />
Beauvoir, Le Deuxième Sexe est un livre fondateur. Mariama Bâ<br />
est une romancière sociale : Une si longue lettre (1979) traverse<br />
les générations, les Sénégalaises vivent encore les oppressions,<br />
les réalités qu’elle y décrit. Awa Thiam, cofondatrice de la<br />
Coordination des femmes noires en 1976, est une chercheuse<br />
et anthropologue qui parlait d’intersectionnalité avant que<br />
celle-ci ne soit théorisée : La Parole aux négresses (1978) est<br />
une enquête dans laquelle elle recueille la parole des femmes<br />
d’Afrique francophone. Quarante-quatre ans après sa publication,<br />
il mériterait d’être réédité pour que les jeunes générations<br />
s’en emparent. Quant à Chimamanda Ngozi Adichie, son essai<br />
Nous sommes des féministes fut une révélation : oui, on peut être<br />
féministe, porter ses idées, et vouloir être belle.<br />
Certains ont reproché à cette dernière d’être<br />
égérie d’une marque de cosmétiques, arguant que<br />
c’était le signe d’une soumission au regard masculin,<br />
à l’injonction de plaire, et que c’était donc contraire<br />
à son discours féministe. Qu’en pensez-vous ?<br />
On peut porter un combat avec des atouts féminins. Les<br />
deux ne sont pas antinomiques. Une féministe « féminine »<br />
contredit l’image des féministes en Afrique : acariâtres, pas<br />
maquillées, pas apprêtées… Le corps et l’apparence des femmes<br />
doivent être sans cesse contrôlés, dominés, donc quand celles-ci<br />
s’émancipent, on cherche à les en empêcher. Dans les mentalités,<br />
le féminisme serait figé, alors qu’il évolue. Notre cause<br />
commune est la lutte contre le patriarcat, mais les postures, les<br />
manières de lutter, les discours sont pluriels. Il s’agit de se plaire<br />
à soi-même avant tout. Être une femme bien dans sa peau, dans<br />
sa tête. Comme la poétesse<br />
africaine-américaine Audre<br />
Lorde, j’estime que prendre<br />
soin de soi n’est pas un geste<br />
égocentrique mais politique.<br />
Face à un adversaire,<br />
je serais apprêtée, au maximum<br />
de ma flamboyance,<br />
pour le regarder droit dans<br />
les yeux et démonter son discours<br />
avec mes arguments.<br />
L’expression corporelle, la<br />
démarche contribuent à<br />
construire un personnage<br />
et distillent la confiance en soi. On irradie et on capte ainsi<br />
l’écoute des autres.<br />
Que vous inspire le débat sur le port du voile chez<br />
les féministes en France ? Pour certaines, c’est le signe<br />
visible d’une soumission aux hommes, alors que,<br />
pour d’autres, cela relève du libre choix des femmes.<br />
La question du voile, et plus largement celle du culte religieux,<br />
est problématique en France. Le Sénégal est un pays<br />
laïc, avec 95 % de musulmans et 5 % de chrétiens qui cohabitent.<br />
Chacun pratique sa religion comme il l’entend, dans le<br />
respect des croyances et des libertés. Un certain féminisme<br />
blanc doit décentrer le regard vers la marge, et sortir du slogan<br />
misérabiliste. Nous n’avons pas attendu que les féministes occidentales<br />
viennent nous sauver. Ce regard condescendant est<br />
problématique. Je note d’ailleurs que l’archétype de la femme<br />
musulmane en France est arabe. Les Noires sont invisibilisées,<br />
alors que nous sommes également musulmanes.<br />
Trop couvert avec le burkini, trop découvert<br />
avec la minijupe, le corps des femmes cristallise<br />
88 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
DR<br />
les enjeux politiques et fait l’objet<br />
de multiples injonctions…<br />
L’objectification du corps féminin traverse les époques,<br />
les ères culturelles, les continents. Ce monde est fait pour les<br />
hommes, nous cohabitons juste avec eux. Les lois, les discours<br />
sont faits par et pour eux. En Europe, il y a eu beaucoup d’avancées,<br />
mais la mainmise masculine demeure. Par exemple, les<br />
écarts de salaire entre les femmes cadres et les hommes cadres,<br />
surtout dans les entreprises du CAC 40, sont criants. À compétences<br />
égales, une femme devra toujours se battre, en faire<br />
plus que les hommes, pour gagner moins. Et on ne demandera<br />
jamais à un homme comment il arrive à concilier vie professionnelle<br />
et vie familiale. Le socle familial repose sur les épaules<br />
de la mère. Concernant les droits des femmes, le Sénégal fait<br />
preuve d’une grande rigidité dans de nombreux domaines.<br />
Sur le plan politique, la loi sur la parité a été votée à l’Assemblée<br />
nationale en 2010, mais pourquoi cette parité n’est-elle<br />
pas visible dans d’autres secteurs ? Deux<br />
femmes ont été cheffes de gouvernement,<br />
mais pour des durées très limitées. Cela<br />
envoie le message qu’une femme peut diriger,<br />
mais qu’un homme viendra tôt ou tard<br />
prendre sa place.<br />
La clé pour faire évoluer<br />
les mentalités, c’est l’éducation ?<br />
Oui, l’instruction à l’école et l’éducation<br />
à la maison. Souvent, dans les ménages<br />
sénégalais, l’éducation est différenciée :<br />
les filles sont élevées dans l’optique de<br />
devenir plus tard des femmes à tout faire<br />
– savoir cuisiner, tenir une maison, et servir,<br />
servir, toujours servir les hommes de<br />
la famille. Les garçons, eux, sont éduqués<br />
pour être de futurs chefs de famille. C’est<br />
très mal vu qu’un homme sache cuisiner,<br />
on dira qu’il a peur de son épouse. Ce sont<br />
des tâches dévolues aux femmes. Quant<br />
à la scolarisation, elle est en hausse : les<br />
filles font de plus en plus d’études scientifiques,<br />
d’ingénieur, des grandes écoles… mais l’éducation à la<br />
maison doit suivre aussi. Car une femme qui accède à un haut<br />
poste mais qui reste dominée dans son espace intime, c’est un<br />
problème.<br />
Vous avez dit féministe ?,<br />
L’Harmattan, 110 pages, 13 euros.<br />
Un homme qui multiplie les conquêtes valorise<br />
sa virilité, alors qu’une femme qui fera de même sera<br />
perçue comme une femme « de mauvaise vie ». Que<br />
vous inspire cette idée très ancrée dans les esprits ?<br />
Elle rejoint la question de la virginité, un enjeu central<br />
dans nos sociétés africaines – d’où ces mutilations génitales<br />
pour contrôler les corps. Lutter contre le contrôle des corps<br />
des femmes doit devenir un enjeu central du féminisme<br />
aujourd’hui. On a encore peur d’en parler. Le droit à l’avortement<br />
médicalisé est un combat porté par plusieurs associations.<br />
Des voix d’imams se sont élevées pour dire que celles-ci étaient<br />
contre la religion, mais une femme a le droit de disposer de son<br />
corps librement.<br />
Dans son dernier ouvrage, Réinventer l’amour,<br />
l’essayiste Mona Chollet s’interroge : comment<br />
vivre une histoire d’amour tout en étant féministe ?<br />
Ces questions vous travaillent-elles ?<br />
Oui. L’intime est politique. Selon mon groupe ethnique, les<br />
Peuls, je suis trop moderne : à 35 ans, je ne suis pas mariée, je<br />
n’ai pas d’enfant, j’ai fait trop d’études ! Seul un mari me fera<br />
rentrer dans le rang, m’assène-t-on. Nous avons besoin d’un<br />
modèle d’homme sénégalais « déconstruit ». Les hommes ont<br />
du mal à s’approprier les enjeux féministes, pourtant ils sont<br />
concernés ! Plutôt que de leur faire de la pédagogie, car ils se<br />
braquent, dans un débat caricatural impossible, il faudrait qu’ils<br />
en prennent conscience par eux-mêmes.<br />
Beaucoup prennent appui<br />
sur la religion pour perpétuer<br />
le patriarcat. Qu’en pensez-vous ?<br />
Il s’agit d’une mauvaise interprétation<br />
des textes religieux. Le Coran a honoré les<br />
femmes dans plusieurs sourates. Ce serait<br />
intéressant que les jeunes femmes s’y réfèrent<br />
et démontent les argumentaires religieux<br />
masculins.<br />
Sur quoi portent vos recherches<br />
dédiées au genre ?<br />
Mon mémoire de master 2 étudiait la<br />
construction des masculinités, d’un point de<br />
vue politique et religieux. Car on n’interroge<br />
jamais les hommes, le point de vue du dominant<br />
! Nous, les femmes, dans la recherche et<br />
le militantisme, nous nous posons en dominées.<br />
Le politique et le religieux forment un<br />
cocktail de domination. Surtout au Sénégal,<br />
où nous sommes en retrait au sein des confréries.<br />
Maintenant, je commence une thèse sur<br />
les masculinités médiatiques : quelles figures<br />
d’homme sont mises en avant, comment les médias participent<br />
à réifier un certain type d’homme, en quoi les masculinités sont<br />
un système de socialisation…<br />
Vous évoluez entre le Sénégal et la France, comment<br />
vivez-vous votre « aventure ambiguë », pour reprendre<br />
le titre du roman de votre grand-père ?<br />
Je la vis très bien. Au Sénégal, je parle en peul avec ma<br />
mère, je suis dans mon terroir, je n’ai pas à performer une africanité.<br />
En France, on me renvoie toujours à mes origines. Tout<br />
Africain évoluant hors de son pays natal est en proie à une<br />
aventure ambiguë : qu’est-ce que je prends de la modernité,<br />
qu’est-ce que je conserve de mon bagage sociétal, de mon éducation<br />
? Chacun porte en lui deux civilisations. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 89
BUSINESS<br />
Interview<br />
Rabia<br />
Ferroukhi<br />
Lacina Koné<br />
« Nous devons davantage<br />
investir en nous-mêmes »<br />
Gandoul<br />
et la connectivité<br />
Orange en Afrique<br />
Le BTP turc<br />
à l’assaut<br />
du continent<br />
Le gaz africain,<br />
nouvelle alternative<br />
L’offre du continent, en pleine croissance, rencontre au moment<br />
opportun la demande européenne, justement à la recherche de sources<br />
d’approvisionnement alternatives à la Russie, mise en quarantaine.<br />
Reste à mettre les infrastructures au diapason. par Cédric Gouverneur<br />
Depuis l’invasion de l’Ukraine<br />
le 24 février, l’Union<br />
européenne (UE) multiplie<br />
les sanctions contre le<br />
régime de Vladimir Poutine afin de<br />
frapper au portefeuille son économie<br />
de guerre. Dépendante à 45 % du gaz<br />
naturel de son remuant voisin, l’UE<br />
veut s’en affranchir totalement d’ici<br />
2027 et recherche donc des alternatives.<br />
Dès février, l’Allemagne a ainsi<br />
suspendu le gazoduc Nord Stream 2,<br />
tout juste achevé, grâce auquel le géant<br />
russe Gazprom aurait dû doubler sa<br />
capacité de livraison. En représailles,<br />
Moscou ferme le robinet aux clients<br />
européens qui n’agissent pas à sa guise :<br />
fin avril, Gazprom a cessé ses livraisons<br />
à la Bulgarie et à la Pologne – anciens<br />
pays satellites de l’Union soviétique<br />
devenus membres de l’UE et de<br />
l’Organisation du traité de l’Atlantique<br />
nord (OTAN) – parce qu’elles refusaient<br />
de régler leurs factures en roubles…<br />
« L’Allemagne et l’Europe doivent<br />
désormais vite accomplir ce qu’ils<br />
ont raté ces vingt dernières années »,<br />
a amèrement résumé Stefan Liebing. Le<br />
président de l’Association économique<br />
germano-africaine (Afrika-Verein)<br />
a, dès mars, conseillé au ministre<br />
écologiste de l’Économie et du Climat,<br />
Robert Habeck, de faire la tournée<br />
des pays africains producteurs de<br />
gaz, rapporte la radio internationale<br />
allemande Deutsche Welle (DW).<br />
L’Afrique pourrait, théoriquement,<br />
se substituer à la Russie. « Près de<br />
la moitié des 55 pays du continent<br />
dispose de réserves prouvées de gaz<br />
naturel », résumait, en juillet dernier,<br />
la plate-forme d’investissements<br />
Energy Capital & Power, basée au Cap.<br />
« À travers le continent, les réserves<br />
totales dépassent 800000 milliards<br />
de pieds cubes » (soit environ<br />
22650 milliards de m 3 ). Avant même<br />
le conflit en Ukraine et l’accroissement<br />
de la demande européenne, la<br />
compagnie britannique BP estimait déjà<br />
que la production de gaz naturel sur le<br />
continent pourrait s’accroître « de 80 %<br />
d’ici 2035 ». Selon Energy Capital &<br />
Power, les principaux producteurs<br />
seraient alors, par ordre décroissant :<br />
- le Nigeria (environ 5660 milliards de m 3 ),<br />
- l’Algérie (4 500),<br />
- le Sénégal (3400),<br />
- le Mozambique (2830),<br />
- l’Égypte (2180),<br />
- la Tanzanie (1 600),<br />
- la Libye (1 500),<br />
- l’Angola (380),<br />
- la République du Congo (280),<br />
- la Guinée équatoriale (140),<br />
- le Cameroun (135).<br />
90 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
« Les réserves totales<br />
du continent dépassent<br />
800 000 milliards<br />
de pieds cubes. »<br />
Le site gazier de Rhourde Nouss,<br />
en Algérie, développé par la Sonatrach.<br />
J.F. ROLLINGER/ONLYWORLD.NET<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 91
BUSINESS<br />
Le continent n’a évidemment pas<br />
attendu le conflit ukrainien pour doper<br />
sa production de gaz. Dès 2017, la<br />
Société nationale des hydrocarbures<br />
(SNH), confrontée à l’épuisement<br />
tendanciel des ressources pétrolières<br />
du Cameroun (69 000 barils par jour en<br />
2018, contre 185 000 en 1985), a investi<br />
dans une usine flottante de liquéfaction<br />
de gaz, à Kribi. Au Nigeria, en 2020,<br />
le président Muhammadu Buhari a<br />
décrété que la décennie à venir serait<br />
« celle du gaz ». Et le ministre des<br />
Ressources pétrolières, Timipre Sylva,<br />
ne cache pas les grandes ambitions<br />
de son pays dans ce secteur : « Il est<br />
temps de réveiller le géant, a-t-il<br />
déclaré début mars aux médias locaux.<br />
L’Afrique occidentale peut devenir<br />
autosuffisante en énergie » grâce à la<br />
« révolution gazière nigériane ». Même<br />
optimisme en Tanzanie, où la cheffe<br />
d’État Samia Suluhu Hassan, au pouvoir<br />
depuis mars 2021, entend faire de la<br />
production gazière la « priorité » de son<br />
mandat. Elle n’a pas caché que le conflit<br />
russo-ukranien pouvait constituer<br />
« une opportunité ». Avec les sociétés<br />
Shell et Equinor, le pays développe<br />
ainsi un projet d’extraction off-shore<br />
de 30 milliards de dollars au large<br />
de Lindi. Le Sénégal et la Mauritanie<br />
développent quant à eux leur gisement<br />
offshore conjoint de<br />
Grand Tortue Ahmeyin<br />
(GTA) : son exploitation<br />
pourrait démarrer<br />
dès 2023. BP, qui pilote<br />
l’opération, estime les<br />
réserves à 1 400 milliards<br />
de m 3 , pouvant générer<br />
jusqu’à 90 milliards de<br />
dollars de recettes sur<br />
vingt ans pour les deux États. Les<br />
défenseurs de l’environnement sont<br />
moins enthousiastes : afin d’atteindre<br />
la poche de gaz, à 65 km de la côte, le<br />
GTA a nécessité une douzaine de puits<br />
d’extraction, perforés à 2 700 mètres<br />
sous la mer, et la construction<br />
d’un brise-lames artificiel, constitué<br />
de milliers de tonnes de béton…<br />
Quoi qu’il en soit, lors du Forum<br />
des pays exportateurs de gaz qui<br />
Outre le manque<br />
de fonds, le<br />
Trans-Saharan<br />
Gas-Pipeline<br />
doit faire face<br />
à des menaces<br />
sécuritaires.<br />
s’est déroulé au Qatar – hasard du<br />
calendrier – fin février, les participants<br />
n’ont pas caché qu’ils ne pourraient<br />
se substituer immédiatement à la<br />
Russie, soulignant, rapporte la chaîne<br />
qatarienne Al Jazeera, le besoin<br />
d’« investissements<br />
significatifs dans les<br />
infrastructures gazières »,<br />
comme la nécessité de<br />
« contrats à long terme »<br />
avec les Européens.<br />
Le continent doit<br />
compléter son réseau<br />
de gazoducs. Or, ceux-ci<br />
sont rarement achevés.<br />
En 2016, le Maroc et le Nigeria ont<br />
signé un projet de gazoduc côtier, qui<br />
prolongerait celui reliant le Nigeria<br />
au Ghana, au Bénin et au Togo.<br />
Mais le géant africain manque de<br />
fonds… Pareillement, une semaine<br />
avant l’offensive russe, ce dernier,<br />
le Niger et l’Algérie ont signé à<br />
Niamey, en marge du 3 e Forum des<br />
mines et du pétrole de la Communauté<br />
économique des États de l’Afrique<br />
Le 6 e Forum des pays exportateurs<br />
de gaz s’est déroulé au Qatar<br />
le 22 février dernier.<br />
DR<br />
92 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
SHUTTERSTOCK (3)<br />
de l’Ouest (CEDEAO), une « feuille<br />
de route » pour enfin parachever la<br />
construction du gazoduc Trans-Saharan<br />
Gas-Pipeline (TSGP, dit aussi NIGAL),<br />
dans les cartons depuis 2009. La<br />
mise en service de cet ouvrage de<br />
plus de 4 000 kilomètres, qui pourrait<br />
acheminer 30 milliards de m 3 par an<br />
depuis le golfe de Guinée jusqu’aux<br />
consommateurs européens est prévue<br />
en… 2027. Outre le manque de fonds,<br />
celui-ci doit faire face à des menaces<br />
sécuritaires : insurgés du delta du Niger,<br />
djihadistes du Sahel… À cause du<br />
péril terroriste, Total a dû abandonner<br />
en 2021 un prometteur projet gazier<br />
à Cabo Delgado, dans le nord-est<br />
du Mozambique. Et il n’y a pas qu’en<br />
Europe que la dépendance au gaz<br />
peut servir de moyen de pression<br />
géopolitique : en froid avec Rabat sur la<br />
question du Sahara occidental, l’Algérie<br />
esquive dorénavant le Maroc pour<br />
approvisionner l’Espagne… La seule<br />
alternative aux chantiers titanesques<br />
de la construction de gazoducs consiste<br />
à liquéfier le gaz : la liquéfaction, qui<br />
permet de transformer 600 kilos de<br />
gaz en 1 kilo de gaz naturel liquéfié<br />
(GNL), tout aussi calorifique mais bien<br />
moins encombrant, nécessite d’atteindre<br />
une température de -160 °C ! Le GNL<br />
est ensuite transporté par cargos.<br />
Il en résulte toutefois une débauche<br />
énergétique qui émet deux fois plus<br />
de C0 2<br />
que le transport de gaz brut<br />
par gazoduc, guère compatible avec<br />
la nécessaire transition énergétique.<br />
À noter que, même si l’Europe<br />
parvient à remplacer le gaz russe par<br />
l’africain, l’œil du Kremlin risque fort<br />
de demeurer présent dans l’équation.<br />
Évoquant le projet de gazoduc côtier<br />
reliant le Nigeria au Maroc, le ministre<br />
Timipre Sylva s’est en effet réjoui :<br />
« Les Russes sont très désireux d’y<br />
investir. » Pas sûr que les Européens<br />
partagent son enthousiasme ! ■<br />
LES CHIFFRES<br />
LE NOMBRE DE TOURISTES<br />
SUR LE CONTINENT<br />
A GRIMPÉ DE 51 %<br />
ENTRE JANVIER 2021<br />
ET JANVIER 2022.<br />
Le Rwanda a attiré un record<br />
de 3,7 milliards de<br />
dollars d’investissements<br />
directs étrangers en 2021.<br />
1,7 %<br />
C’est le pourcentage<br />
d’Africains qui vivront<br />
dans l’extrême<br />
pauvreté en 2065,<br />
contre 35 %<br />
aujourd’hui, estime<br />
l’Union africaine.<br />
70 TONNES D’OR<br />
seront exportées<br />
par le Burkina Faso<br />
cette année, soit<br />
4 tonnes de plus qu’en<br />
2021. L’or est le premier<br />
produit d’exportation<br />
du pays.<br />
51, soit le nombre de destinations desservies<br />
par Turkish Airlines sur le continent.<br />
La ligne Istanbul-Djouba (Soudan du Sud)<br />
a été inaugurée le 1 er juin.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 93
BUSINESS<br />
Rabia Ferroukhi<br />
DIRECTRICE POUR LA RECHERCHE, LES POLITIQUES ÉNERGÉTIQUES ET LES FINANCES<br />
CHEZ L’AGENCE INTERNATIONALE POUR LES ÉNERGIES RENOUVELABLES (IRENA)<br />
« La transition énergétique<br />
est une vaste opportunité »<br />
Lutter contre<br />
le réchauffement<br />
climatique implique<br />
de basculer dans un<br />
monde décarboné.<br />
Pour les États africains<br />
producteurs de pétrole,<br />
cette transformation<br />
ne se fera pas sans<br />
douleur. Mais le dernier<br />
rapport de l’Agence<br />
internationale pour les<br />
énergies renouvelables<br />
(IRENA) estime<br />
que le continent a tout<br />
à y gagner, en matière<br />
de création d’emplois<br />
et de développement<br />
notamment.<br />
Explications avec<br />
Rabia Ferroukhi.<br />
propos recueillis<br />
par Cédric Gouverneur<br />
<strong>AM</strong> : Seulement 2 % des<br />
investissements dans les énergies<br />
renouvelables ont été effectués<br />
en Afrique, malgré son énorme<br />
potentiel dans l’éolien, et surtout<br />
le solaire. Pourquoi ?<br />
Rabia Ferroukhi : Être doté de<br />
ressources énergétiques renouvelables<br />
est une condition nécessaire, mais<br />
non suffisante. De nombreux<br />
autres aspects jouent un rôle dans<br />
l’orientation des investissements<br />
vers les énergies renouvelables.<br />
Ainsi, une dépendance économique<br />
structurelle à une matière première<br />
limite l’accès à un développement<br />
industriel efficace. Surmonter ces<br />
obstacles nécessite une amélioration<br />
significative de la collaboration<br />
internationale, afin de combler les<br />
lacunes accumulées par le passé.<br />
Les producteurs d’énergies fossiles<br />
se trouvent à la croisée des chemins :<br />
la demande de pétrole va baisser,<br />
des millions d’emplois sont en jeu.<br />
Comment peuvent-ils assumer la<br />
transition vers les énergies vertes ?<br />
L’IRENA estime que, dans un<br />
scénario limitant le réchauffement<br />
à 2 °C, la valeur des actifs bloqués<br />
dans le secteur des combustibles<br />
fossiles totaliserait 3300 milliards<br />
de dollars d’ici 2050… Retarder<br />
l’action pourrait faire grimper cette<br />
valeur à 6500 milliards de dollars,<br />
soit près du double ! Au contraire,<br />
stimuler les investissements et aider<br />
à la réallocation et à la création<br />
d’emplois et de services dans d’autres<br />
secteurs économiques aidera les<br />
producteurs de combustibles fossiles<br />
à tirer parti, eux aussi, de la transition<br />
énergétique. En Afrique, notre scénario<br />
de 1,5 °C (dans lequel le monde<br />
atteint ses objectifs climatiques dans<br />
le cadre de l’accord de Paris) prévoit<br />
3,5 % d’emplois supplémentaires<br />
sur la période 2021-2050.<br />
Autre point critique : les subventions<br />
aux carburants. Comment les<br />
supprimer sans impacter les plus<br />
vulnérables (une simple hausse<br />
GREYFRIARS<br />
94
SHUTTERSTOCK<br />
des prix des tickets de bus pouvant<br />
nuire au niveau de vie de dizaines<br />
de milliers de personnes) ?<br />
Celles-ci jouent un rôle essentiel<br />
dans la distorsion des marchés de<br />
l’énergie chez de nombreux pays<br />
africains. Et les ménages à faible revenu<br />
consacrent, proportionnellement,<br />
une part beaucoup plus importante<br />
de leurs ressources pour leurs<br />
dépenses énergétiques. La transition<br />
doit s’accompagner de mesures<br />
pour la rendre plus juste et plus<br />
équitable. Cela comprend des<br />
subventions afin d’aider à l’accès aux<br />
équipements en énergie renouvelable<br />
et des politiques spécifiques pour<br />
la distribution de ces énergies.<br />
Personne ne doit être laissé de côté.<br />
Certains modèles cités dans votre<br />
rapport Renewable Energy Market<br />
Analysis*, publié en janvier dernier,<br />
estiment que les énergies<br />
renouvelables créent<br />
en moyenne trois fois plus<br />
d’emplois que les fossiles !<br />
Comment expliquer<br />
un tel écart ?<br />
La modélisation de Heidi<br />
Garrett-Peltier révèle en effet<br />
que l’investissement dans<br />
les énergies renouvelables<br />
crée – pour chaque million<br />
de dollars de dépenses – près<br />
de trois fois plus d’emplois que<br />
dans les combustibles fossiles.<br />
Le caractère « distributif » des énergies<br />
renouvelables [c’est-à-dire leur accès<br />
à tous les secteurs de la société, ndlr]<br />
contribue à la création d’emplois de<br />
qualité. Mais l’effet net sur l’emploi du<br />
déploiement de la transition énergétique<br />
dépend de davantage de facteurs que<br />
la simple demande de main-d’œuvre<br />
pour produire ces technologies.<br />
L’ampleur de la transformation joue<br />
un rôle important : l’électrification<br />
liée à la transition introduit des<br />
Le continent offre un énorme potentiel dans le solaire. Ici, au Zimbabwe.<br />
changements sociétaux importants.<br />
La modélisation socio-économique<br />
des scénarios de l’IRENA montre que,<br />
dans l’ensemble, le solde d’emplois<br />
est positif en faveur de la transition<br />
énergétique, car les nouveaux emplois<br />
dépassent largement ceux perdus<br />
dans les combustibles fossiles.<br />
Les producteurs d’équipement<br />
se trouvent surtout dans quatre pays :<br />
les États-Unis, la Chine, le Japon<br />
et l’Allemagne. Comment promouvoir<br />
la fabrication de systèmes solaires<br />
et éoliens sur le continent ?<br />
Certains pays<br />
africains sont dotés<br />
On<br />
prévoit un PIB<br />
en Afrique<br />
plus élevé que<br />
celui réalisé<br />
dans le cadre<br />
de l’actuel<br />
statu quo.<br />
en minéraux essentiels<br />
utiles aux éoliennes<br />
ou aux batteries<br />
électriques (notamment<br />
le manganèse,<br />
le cuivre, le lithium,<br />
le cobalt, le chrome et<br />
le platine…). L’ampleur<br />
à laquelle l’Afrique<br />
tirera avantage de la<br />
transition énergétique<br />
dépendra fortement de la capacité<br />
des pays producteurs de matières<br />
premières à investir et développer<br />
les capacités de transformation plus<br />
en amont de la chaîne de valeur. Ce<br />
n’est que lorsque l’activité économique<br />
passera de la simple exportation de<br />
matières premières à celle de produits<br />
à plus forte valeur ajoutée que ces pays<br />
pourront s’emparer d’une plus grande<br />
part des emplois liés à la transition.<br />
Ceux-ci ne sont pas tous dans<br />
l’industrie, il existe également un<br />
énorme potentiel dans les services.<br />
Le continent n’a que faiblement<br />
contribué au réchauffement<br />
climatique, mais désormais les<br />
Africains sont appelés à s’adapter<br />
à la transition énergétique…<br />
Comment convaincre la population<br />
des bénéfices de cette dernière ?<br />
Nous devons nous débarrasser de<br />
l’idée que la transition énergétique exige<br />
des sacrifices, et comprendre que cette<br />
transition vers un système énergétique<br />
durable représente, en réalité, une<br />
vaste opportunité. Notre modélisation<br />
révèle que, malgré l’abandon difficile<br />
des sources d’énergie à forte intensité<br />
de carbone, la transition énergétique<br />
s’avère extrêmement prometteuse<br />
pour l’Afrique. En moyenne, sur<br />
la période de transition, on prévoit<br />
un PIB en Afrique plus élevé que<br />
celui réalisé dans le cadre de l’actuel<br />
statu quo. Mais c’est en matière de<br />
bien-être qu’elle offre les avantages<br />
les plus prononcés : notre indice de<br />
bien-être de la transition énergétique<br />
(qui intègre des composantes sociales,<br />
économiques, environnementales,<br />
etc.) s’améliore de plus de 25 % par<br />
rapport au statu quo. La transition<br />
apporte d’importants avantages<br />
structurels pour l’Afrique, notamment<br />
une économie diversifiée, innovante,<br />
l’accès à l’énergie et de profonds<br />
avantages pour l’environnement,<br />
tous essentiels à un développement<br />
socio-économique plus équitable. ■<br />
*Disponible sur irena.org/publications.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 95
BUSINESS<br />
Lacina Koné<br />
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’ALLIANCE SMART AFRICA<br />
« Nous devons davantage<br />
investir en nous-mêmes »<br />
Le continent a<br />
encore de nombreux<br />
défis à relever avant<br />
de pouvoir pleinement<br />
profiter de l’opportunité<br />
technologique et<br />
digitale. Si l’Afrique<br />
a connu de récents<br />
progrès en matière<br />
de développement,<br />
elle doit faire attention<br />
à une « nouvelle forme<br />
de colonisation ».<br />
Rencontre avec<br />
l’Ivoirien Lacina<br />
Koné, patron<br />
de Smart Africa.<br />
par Oscar Pemba<br />
En tant que directeur général<br />
de l’alliance Smart Africa,<br />
une institution réunissant<br />
des acteurs privés et publics<br />
de l’économie africaine, Lacina Koné<br />
passe la plupart de son temps sur la<br />
route. Avant Barcelone, où il a assisté<br />
fin février au Mobile World Congress,<br />
le plus grand rassemblement au<br />
monde pour l’industrie du mobile,<br />
il s’est rendu en Estonie, pays<br />
leader en matière d’administration<br />
électronique et de numérisation.<br />
Ces déplacements lui permettent<br />
d’appréhender de nouvelles solutions<br />
digitales pour le continent et de tirer<br />
profit du partage de connaissance :<br />
« En Estonie, je ne voulais pas<br />
seulement comprendre comment les<br />
Estoniens faisaient ce qu’ils faisaient,<br />
mais ce qu’ils faisaient différemment. »<br />
Cet entrepreneur acharné essaye<br />
tant bien que mal de responsabiliser<br />
les professionnels qui l’entourent.<br />
Malgré les progrès réalisés en matière<br />
d’investissements, particulièrement dans<br />
le secteur technologique, Lacina Koné<br />
déplore la part toujours faible portée par<br />
le continent : « L’Afrique est le troisième<br />
plus grand continent du monde et<br />
ne représente pourtant que 1 % des<br />
investissements mondiaux dans la<br />
technologie. Nous avons une population<br />
de 1,3 milliard d’habitants, mais ne<br />
comptons que sept licornes. » Plus tôt<br />
dans l’année, Lacina Koné a rencontré<br />
Davit Sahakyan, vice-ministre arménien<br />
de l’Industrie de haute technologie :<br />
« L’Arménie compte 2,5 millions<br />
d’habitants, et elle a pourtant constitué<br />
un fonds national de capital-risque<br />
et ambitionne de créer 10 licornes<br />
dans les cinq ans ! » s’exclame<br />
le directeur de Smart Africa.<br />
Il s’inquiète en outre du fait qu’une<br />
grande partie des investissements<br />
actuels sont des capitaux étrangers.<br />
« Nous devons promouvoir l’idée<br />
du capital-risque sur notre propre<br />
terrain. C’est ainsi que la Silicon Valley<br />
a été créée, avec des capitaux locaux.<br />
Pour l’instant, seul l’opérationnel est<br />
en Afrique. L’argent est étranger. Les<br />
sociétés sont enregistrées en dehors du<br />
continent et, par conséquent, la valeur<br />
ira ailleurs. À long terme, ce n’est pas<br />
dans notre intérêt. » La question de la<br />
souveraineté revient régulièrement sur<br />
le tapis. Lacina Koné est persuadé que<br />
l’Afrique a le talent et le savoir-faire pour<br />
tirer parti de toutes ses opportunités,<br />
mais reste néanmoins réaliste. Deux<br />
types de partenariat définissent les<br />
relations entre les acteurs étrangers et<br />
africains, selon lui : « un partenariat<br />
dur » en matière d’apport de matériel de<br />
l’étranger, et « un partenariat doux et<br />
intelligent », où les Africains fournissent<br />
les idées et l’expertise pour appliquer<br />
la technologie sur le continent.<br />
Lacina Koné porte aussi beaucoup<br />
d’intérêt à la question du stockage<br />
96 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
des données. Aujourd’hui, l’Afrique<br />
en contrôle seulement 1,5 %,<br />
quand les États-Unis sont à 70 %,<br />
et la Chine à environ 22 %. « Nous<br />
sommes peut-être des retardataires,<br />
mais nous devons apprendre des<br />
erreurs des autres ; c’est l’avantage<br />
d’être en décalage ! C’est aussi une<br />
question de souveraineté. Les données<br />
africaines doivent être sur notre<br />
sol. C’est la raison pour laquelle<br />
nous faisons pression pour créer<br />
des centres de données locaux<br />
ainsi qu’un cloud africain. »<br />
En prenant exemple sur l’Estonie,<br />
il espère faire comprendre aux<br />
entrepreneurs africains l’importance<br />
de l’identification numérique : « C’est<br />
une pierre angulaire. Sans elle, on<br />
ne peut rien faire. Si nous voulons<br />
l’inclusion numérique, l’administration<br />
en ligne doit être en mesure d’effectuer<br />
des contrôles KYC [Know Your<br />
Customer, ndlr] ». Il considère cette<br />
situation comme étant un « scandale<br />
invisible ». « À l’heure actuelle, tous<br />
les KYC effectués par les start-up<br />
et le secteur privé sont basés sur<br />
les numéros de téléphone mobile. »<br />
Pour sortir de cette impasse<br />
et attirer les investissements, Lacina<br />
Koné tente de réunir politiciens et<br />
businessmen autour du sujet de l’accès<br />
à Internet. Selon lui, le partenariat<br />
entre les secteurs privé et<br />
public est la seule solution<br />
viable : « La couverture<br />
de 94 % de la population<br />
mondiale est assurée par<br />
la combinaison de câbles<br />
sous-marins, de câbles<br />
à fibres optiques et de<br />
satellites. Mais comment se<br />
fait-il que l’Afrique présente<br />
toujours une connectivité<br />
inférieure à 40 %, alors<br />
que le monde, selon les données de<br />
l’Organisation de coopération et de<br />
développement économiques (OCDE),<br />
est connecté en moyenne à 54 %? »<br />
Le dirigeant de Smart Africa se<br />
déplace régulièrement sur le continent<br />
pour convaincre les gouvernements<br />
à penser de façon stratégique et<br />
harmonisée en matière de cadres<br />
législatif et réglementaire, de protection<br />
des données, et à des questions telles<br />
que la capacité acité d’un cloud à grande<br />
Il nous faut<br />
promouvoir<br />
l’idée du<br />
capital-risque<br />
sur notre<br />
propre terrain.<br />
échelle. L’homme se dit impatient car<br />
il sait que les progrès peuvent être plus<br />
rapides, mais s’inquiète d’une éventuelle<br />
fuite des cerveaux – notamment<br />
les ingénieurs logiciels – et appelle<br />
à une refonte complète du<br />
système éducatif. « N’est-ce<br />
pas Dell qui affirme que<br />
85 % des emplois en 2030<br />
n’ont pas encore été<br />
créés ? » Il juge que l’Afrique<br />
n’a pas raté le coche et<br />
qu’elle a tout à y gagner.<br />
« Où est Nokia aujourd’hui ?<br />
La seule constante est<br />
que les choses changent<br />
de plus en plus vite.<br />
Nous sommes devenus un continent<br />
de la téléphonie mobile d’abord. »<br />
En 2021, le continent représentait 60 %<br />
des transactions mondiales d’argent<br />
via mobile. « Chacun avance à son<br />
rythme, ce qui est compréhensible,<br />
mais il y a un consensus sur le fait que<br />
sans un secteur informatique puissant,<br />
on est des laissés-pour-compte. » ■<br />
Une institution panafricaine<br />
DR<br />
SOUTENUE PAR L’UNION AFRICAINE et imaginée par Paul Kagame, président du Rwanda,<br />
Smart Africa a été conçue pour améliorer le paysage numérique sur le continent.<br />
L’institution travaille à la fois avec le secteur privé et les gouvernements. Son conseil<br />
d’administration étant composé de représentants du secteur privé, l’ordre du jour<br />
est déterminé à la fois par ce dernier et le secteur public, ce qui en fait une structure<br />
unique. Ses attributions sont vastes, allant de la collaboration avec les décideurs<br />
politiques pour améliorer l’environnement réglementaire à l’harmonisation<br />
de la réglementation sur le continent, en passant par la collaboration avec<br />
les gouvernements et les opérateurs pour déterminer la meilleure façon de<br />
réduire le coût des données. En résumé, il s’agit de faire preuve d’intelligence<br />
pour tirer réellement parti des possibilités offertes par la technologie et de créer<br />
un environnement propice à la réussite des entrepreneurs. De son côté, Lacina<br />
Koné a été formé aux États-Unis. Il a été le conseiller d’Alassane Ouattara,<br />
président de la Côte d’Ivoire, sur les questions relatives aux technologies<br />
de l’information et de la communication (TIC). Avant cela, il avait passé<br />
de nombreuses années outre-Atlantique au sein de la société de conseil<br />
internationale Booz Allen Hamilton, toujours dans le domaine des TIC. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 97
BUSINESS<br />
Gandoul et la connectivité<br />
Orange en Afrique<br />
Il y a cinquante ans, les communications par satellite sur le continent passaient<br />
par le Sénégal. C’est naturellement que ce pays accueille le portail d’accès vers une<br />
constellation satellitaire d’envergure, une avancée historique. par Emmanuelle Pontié<br />
Ce 17 mai, journée<br />
internationale des<br />
télécommunications,<br />
la petite localité de Gandoul,<br />
située à 50 kilomètres à l’est de<br />
Dakar, est à la fête. Elle procède<br />
à une double cérémonie. Tout d’abord,<br />
la commémoration du cinquantenaire<br />
du site historique de la première station<br />
terrienne des télécommunications<br />
par satellite implantée en Afrique,<br />
inaugurée le 5 avril 1972 par le<br />
président Léopold Sédar Senghor, et<br />
qui a rendu possibles les premières<br />
communications par satellite au<br />
Sénégal et en Afrique. Un mémorial<br />
sera érigé autour du périmètre<br />
de l’ancienne grande antenne de<br />
50 mètres de haut, qui pèse 350 tonnes.<br />
Le village de Gandoul bénéficiera<br />
aussi du Projet village de la fondation<br />
Sonatel, soutenu par les fondations<br />
Orange et Société européenne des<br />
satellites (SES), avec notamment<br />
la construction d’infrastructures<br />
de santé et d’éducation. L’ancien<br />
ministre d’État Alassane Dialy Ndiaye,<br />
premier Africain spécialisé dans les<br />
communications spatiales, ingénieur<br />
et chef du projet de construction de<br />
la station de Gandoul, a partagé ses<br />
souvenirs devant les applaudissements<br />
de l’assemblée réunie pour l’occasion.<br />
Mais la journée devait aussi marquer<br />
le lancement d’une nouvelle ère<br />
pour le téléport : le déploiement<br />
du premier gateway 03b mPower en<br />
Afrique, fruit d’un partenariat entre<br />
les sociétés Orange, SES et Sonatel.<br />
En plus clair : le Sénégal deviendra<br />
la porte d’entrée du continent pour une<br />
constellation initiale de 11 satellites<br />
de haute performance, mobiles et situés<br />
en moyenne orbite, à 8 000 kilomètres<br />
de la Terre. En accueillant l’une des<br />
huit stations de ce type existant<br />
dans le monde, le Sénégal garde sa<br />
position de leader dans le domaine.<br />
L’Afrique bénéficiera ainsi d’un accès<br />
facilité à des services de connectivité<br />
à des débits de plusieurs gigabits<br />
par seconde. Dans son discours,<br />
le ministre de l’Économie numérique<br />
et des Télécommunications, Yankhoba<br />
Diatara, a souligné,<br />
célébrant entre autres<br />
le thème de la 53 e édition<br />
de la journée internationale<br />
des télécommunications,<br />
« l’amélioration de la<br />
vie des personnes âgées<br />
et de leurs familles par<br />
l’accessibilité et l’inclusivité<br />
numériques. […] L’enjeu<br />
est de faire en sorte qu’elles<br />
puissent avoir accès à ces<br />
technologies et d’éviter une fracture<br />
numérique qui ne les prendrait pas<br />
en compte. C’est un devoir pour nous,<br />
notre responsabilité morale, de tirer le<br />
Nous<br />
investissons<br />
massivement<br />
pour le mobile<br />
et en faveur<br />
du réseau fixe<br />
entre les pays.<br />
Christel Heydemann dirige<br />
le groupe Orange depuis le 4 avril.<br />
meilleur parti des possibilités offertes<br />
par la 5G, l’intelligence artificielle,<br />
l’Internet des objets, l’informatique<br />
en nuages, la santé numérique et<br />
d’autres technologies ».<br />
À la manœuvre, la société<br />
française Orange a pour<br />
projet de se connecter aux<br />
constellations satellites<br />
afin de couvrir l’ensemble<br />
des zones blanches.<br />
Avec une couverture<br />
mobile de 99 % de la<br />
population sénégalaise<br />
et un service 4G offert<br />
à 90 % des habitants,<br />
elle lancera les premiers tests 5G cette<br />
année. Selon Jérôme Barré, CEO<br />
d’Orange Wholesale & International<br />
Networks : « Le trafic international<br />
NICOLAS GOUHIER<br />
98 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
Ci-dessus, de gauche à droite<br />
(en costume) : Jérôme Barré, CEO<br />
d’Orange Wholesale & International<br />
Networks ; Jean-Luc Vuillemin,<br />
directeur des réseaux et des services<br />
internationaux d’Orange ; Sékou Dramé,<br />
DG de Sonatel ; et Yankhoba Diatara,<br />
ministre de l’Économie numérique<br />
et des Télécommunications.<br />
DR (2)<br />
La fameuse antenne de Gandoul, érigée en 1972 sous Léopold Sédar Senghor.<br />
Haute de 50 mètres, elle pèse 350 tonnes.<br />
en gigaoctets augmente<br />
de 35 % chaque année. Un groupe<br />
comme le nôtre a pour enjeu<br />
d’accompagner les besoins en<br />
connectivité de plus en plus forts<br />
que connaît l’Afrique. C’est pourquoi<br />
nous investissons massivement<br />
sur le continent, à hauteur de<br />
1 milliard par an, pour le mobile,<br />
mais aussi en faveur du réseau fixe<br />
et de l’interconnectivité entre les pays,<br />
à travers trois axes. Tout d’abord, le<br />
câble sous-marin, afin d’accéder à des<br />
contenus éloignés, comme les géants<br />
du Web. L’Afrique doit être raccordée<br />
en sécurité, avec deux ou trois câbles,<br />
comme au Sénégal. Nous essayons<br />
ainsi de mailler tous les pays côtiers.<br />
En ce qui concerne le terrestre,<br />
le réseau Djoliba dessert huit États<br />
d’Afrique de l’Ouest : le Sénégal,<br />
le Ghana, le Burkina Faso, la Côte<br />
d’Ivoire, le Liberia, la Guinée, le Mali<br />
et le Nigeria. C’est le premier réseau<br />
totalement interconnecté, avec un seul<br />
interlocuteur, technique, commercial,<br />
etc. Et enfin, le satellite, qui est une<br />
solution de connexion directe. Nous<br />
pouvons y accéder avec un portable<br />
lambda. » Avec une triple solution de<br />
connectivité, enrichie par le nouveau<br />
téléport de Gandoul, qui devrait être<br />
opérationnel d’ici à la fin de cette<br />
année, l’Afrique devrait bénéficier<br />
d’une réelle amélioration de son accès<br />
aux communications et aux nouvelles<br />
technologies. Grâce, en partie, au rôle<br />
de pionnier historique du Sénégal. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 99
BUSINESS<br />
Le BTP turc<br />
à l’assaut du continent<br />
Les entreprises de construction du pays sont de plus en plus présentes<br />
dans un contexte de recul de la « Chinafrique ».<br />
Le palais des sports Dakar Arena a été érigé<br />
par la société Summa.<br />
Inauguré en février, le stade<br />
olympique de Diamniadio – la<br />
fameuse ville nouvelle près de la<br />
capitale sénégalaise – est l’œuvre<br />
d’une entreprise de bâtiment et travaux<br />
publics (BTP) turque, Summa, qui a<br />
bâti cette enceinte de 50 000 places<br />
en dix-huit mois. Elle a aussi érigé<br />
le palais des sports Dakar Arena<br />
ainsi que le centre des expositions<br />
de Dakar. La société est par ailleurs<br />
co-actionnaire – avec son compatriote,<br />
le groupe cimentier Limak – de<br />
l’aéroport international Blaise Diagne.<br />
Son carnet de commandes africain ne<br />
désemplit pas : des aéroports au Niger,<br />
en Guinée-Bissau, en Sierra Leone,<br />
un stade au Rwanda, ou encore des<br />
centres d’exposition en République<br />
démocratique du Congo et en Guinée<br />
équatoriale… Depuis 2015, Summa<br />
prospecte aussi l’or au Niger. « Il y a<br />
dix ans, nous n’avions aucun projet<br />
en Afrique en dehors de la Libye,<br />
aujourd’hui, cela concerne 99 % de nos<br />
activités », a résumé Selim Bora, PDG de<br />
la société, début mai à The Economist.<br />
La plupart des groupes de BTP turcs<br />
sont dans le même cas : désormais,<br />
17 % de leurs chantiers à l’étranger<br />
sont situés en Afrique subsaharienne…<br />
contre seulement 0,3 % en 2008 !<br />
Quarante des plus importantes<br />
entreprises de construction du globe<br />
sont turques. Le secteur du BTP est le<br />
troisième le plus important au monde,<br />
SYLVAIN CHERKAOUI POUR JA<br />
100 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
DR<br />
après la Chine et les États-Unis.<br />
Très présents en Afrique du Nord, ces<br />
groupes se sont tournés vers le sud<br />
du Sahara après la chute du colonel<br />
Kadhafi en 2011, le chaos libyen les<br />
incitant à diversifier leurs activités.<br />
Leur réputation les y avait précédés :<br />
« Beaucoup de dirigeants africains<br />
qui avaient visité la Libye et apprécié<br />
les ouvrages turcs étaient impatients<br />
de travailler avec eux », souligne<br />
The Economist. Ces sociétés ont en<br />
effet la réputation de travailler plus<br />
vite que leurs concurrents chinois,<br />
pour un rendu de qualité. Surtout,<br />
leurs chantiers sur le continent font<br />
majoritairement appel à des ouvriers<br />
et des sous-traitants africains, alors<br />
que les Chinois ont tendance à faire<br />
venir leur propre main-d’œuvre. Signe<br />
des temps, le groupe Yapi Merkezi<br />
a remporté fin décembre, face à des<br />
concurrents chinois, l’appel d’offres<br />
pour la construction de la ligne de<br />
chemin de fer reliant Dar Es Salam au<br />
lac Victoria en Tanzanie, pays pourtant<br />
partenaire historique de Pékin.<br />
L’essor du made in Türkiye (le<br />
pays ne souhaite plus être appelé<br />
« Turkey » en anglais, qui signifie<br />
aussi « dinde »…) est concomitant<br />
du reflux de la Chinafrique : selon le<br />
Boston University Global Development<br />
Policy Center, après deux décennies<br />
de domination et un pic en 2016, les<br />
prêts chinois ont chuté de 78 % l’an<br />
dernier, pour un montant inférieur<br />
à 2 milliards de dollars, soit leur<br />
plus bas niveau en Afrique depuis<br />
2004 ! Le Covid-19 est passé par là :<br />
affecté par une récession en 2020, le<br />
continent est plus regardant envers<br />
les prêts de l’Empire du Milieu, son<br />
premier créancier. La crise a aussi<br />
affecté la capacité de prêt de la Chine.<br />
La nature ayant horreur du vide,<br />
ses challengers, notamment turcs,<br />
prennent donc le relais. ■ C.G.<br />
Un étonnant modèle<br />
de coopération sud-sud<br />
La République du Congo va concéder 12 000 hectares<br />
de maraîchages au Rwanda.<br />
L’annonce a été faite<br />
à l’occasion de la visite<br />
du président rwandais Paul<br />
Kagamé à son homologue congolais<br />
Denis Sassou-Nguesso (DSN),<br />
mi-avril : la République du Congo<br />
va céder 12 000 hectares de terres<br />
agricoles au Rwanda. Les parcelles,<br />
concédées par Brazzaville à Kigali<br />
pour une période de vingt-cinq ans,<br />
sont constituées de maraîchages situés<br />
au bord du fleuve Congo. Il y sera<br />
principalement cultivé du ricin, plante<br />
avec laquelle est produite de l’huile,<br />
susceptible d’être exportée. Les deux<br />
pays d’Afrique centrale – qui n’ont<br />
pas de frontière commune – ont en<br />
effet chacun des besoins que l’autre<br />
peut satisfaire : le Congo (342 000 km 2<br />
pour 5,5 millions d’habitants) compte<br />
Le président rwandais<br />
Paul Kagamé a été accueilli<br />
par son homologue congolais<br />
Denis Sassou-Nguesso<br />
le 13 avril dernier.<br />
10 à 12 millions de terres arables,<br />
dont 5 % seulement sont exploitées.<br />
Inversement, le pays des mille collines,<br />
douze fois moins vaste mais presque<br />
trois fois plus peuplé (26 000 km 2<br />
pour 13 millions d’habitants), souffre<br />
d’un manque chronique de terres,<br />
ce qui entraîne des litiges fonciers et<br />
des tensions sociales. DSN et Kagamé<br />
entendent ainsi démontrer le potentiel<br />
de la coopération sud-sud au service<br />
du développement du continent.<br />
Certains à Brazzaville redoutent<br />
cependant que le Rwanda profite de<br />
ce deal davantage que son partenaire :<br />
« Il y aura le made in Congo, mais<br />
les ressources financières vont atterrir<br />
dans une banque de Kigali », a estimé<br />
le 3 mai l’analyse économique Alphonse<br />
Ndongo à nos confrères de RFI. ■ C.G.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 101
VIVRE MIEUX<br />
Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed, avec Annick Beaucousin et Julie Gilles<br />
L’ANDROPAUSE,<br />
LA MÉNOPAUSE AU MASCULIN<br />
LES HOMMES CONNAISSENT MAL CE PHÉNOMÈNE. ILS EN SOUFFRENT POURTANT<br />
TOUS, MAIS À DES DEGRÉS DIVERS.<br />
ON ASSIMILE l’andropause chez les hommes à la<br />
ménopause chez les femmes. Il s’agit dans les deux<br />
cas d’une histoire d’hormones avec des différences.<br />
Chez les femmes, la ménopause correspond à la fin<br />
de la sécrétion des hormones estrogènes et progestérone,<br />
elle marque la fin de la fertilité. Chez les hommes,<br />
il n’y a pas d’arrêt de production des hormones masculines,<br />
mais une baisse de la sécrétion de testostérone (principale<br />
hormone masculine, essentiellement produite dans<br />
les testicules). On parle alors d’andropause, ou de déficit<br />
androgénique lié à l’âge, lorsque cette baisse s’accompagne<br />
de symptômes. La production de spermatozoïdes<br />
n’est pas stoppée, et l’homme peut toujours procréer.<br />
Toutes les femmes sont concernées par la ménopause,<br />
même si elles n’en subissent pas forcément les désagréments<br />
avec la même intensité. En revanche, l’andropause n’est<br />
pas systématique : il y a des hommes qui gardent toute leur<br />
vie un taux assez élevé de testostérone, tandis que d’autres<br />
souffrent d’un franc déficit. En fait, l’andropause ne touche<br />
qu’une petite partie des hommes (aux alentours de 25<br />
à 30 % après 60 ans), même si la baisse de la testostérone,<br />
progressive, se produit chez tous : à partir de 30 ans,<br />
le taux diminue déjà d’environ 1 % par an, étant un<br />
phénomène naturel lié au vieillissement. Mais la majorité<br />
en conserve tout de même assez pour ne pas avoir de<br />
symptômes, et donc ne pas s’en rendre compte. Les normes<br />
SHUTTERSTOCK<br />
102 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
de testostérone varient selon les tranches d’âge, et<br />
le dosage se fait par analyse de sang à deux reprises,<br />
à un mois d’intervalle, pour confirmation du diagnostic.<br />
Quand elle se manifeste, l’andropause peut aussi bien<br />
survenir à 50 ans qu’à 60 ou 65 ans – voire encore plus tard.<br />
La testostérone régulant la fonction sexuelle masculine,<br />
les symptômes les plus courants sont la diminution du<br />
désir, des érections moins fréquentes et moins fermes. Il y a<br />
également disparition des érections spontanées nocturnes ou<br />
matinales. L’andropause peut provoquer d’autres symptômes :<br />
fatigue, état dépressif, irritabilité, prise de graisse au niveau<br />
abdominal, diminution de la force et de la masse musculaire,<br />
de la densité osseuse ou encore de la pilosité. Une sudation<br />
importante (des bouffées de chaleur) ou des troubles de<br />
la mémoire ou du sommeil peuvent aussi être constatés.<br />
SHUTTERSTOCK<br />
LIMITER LES SYMPTÔMES<br />
Le surpoids augmente le risque de souffrir d’andropause,<br />
le tissu graisseux entraînant une réduction des hormones<br />
masculines. Tout ce qui permet de perdre de la graisse,<br />
comme une alimentation adaptée et de l’exercice<br />
physique, est ainsi bénéfique pour la testostérone : cela<br />
aide à préserver son taux ou à diminuer les symptômes<br />
de l’andropause. Une consommation excessive d’alcool<br />
peut aussi affecter la production hormonale masculine,<br />
de même que, selon certaines données, le fait de dormir<br />
moins de 6 heures par nuit sur le long terme.<br />
Pour limiter les symptômes, on peut prendre un<br />
traitement hormonal substitutif au long cours. La testostérone<br />
peut être prescrite sous forme de comprimés, de patchs,<br />
de gels à appliquer quotidiennement sur la peau ou sous<br />
forme injectable (avec une administration à plusieurs<br />
semaines d’intervalle). Son action peut être variable, mais<br />
en principe, il permet de réduire les symptômes gênants,<br />
de redonner un coup de fouet à la libido, d’améliorer<br />
la force musculaire et de diminuer la masse grasse.<br />
Avant sa prescription, un bilan est indispensable<br />
car diverses affections sont contre-indiquées (comme<br />
un cancer du sein – possible chez l’homme –, de la prostate…),<br />
la testostérone pouvant favoriser le développement d’un<br />
cancer débutant. En revanche, contrairement à une crainte,<br />
ce traitement ne favorise pas le déclenchement d’un cancer<br />
de la prostate. Si le traitement hormonal est contre-indiqué<br />
ou non voulu, une prescription de médicaments<br />
de la dysfonction érectile, une perte de poids ou encore<br />
une activité physique plus soutenue peuvent permettre<br />
de retrouver une meilleure qualité de vie. ■ Julie Gilles<br />
DES CR<strong>AM</strong>PES<br />
EN MARCHANT ?<br />
PERÇUES COMME BANALES, ELLES PEUVENT<br />
AUSSI ÊTRE LE SIGNE D’UNE ARTÉRITE.<br />
SOUVENT, on s’inquiète peu de ces crampes :<br />
on les attribue à un manque de magnésium,<br />
à une fatigue musculaire… Et puis, lorsqu’on<br />
s’arrête de marcher quelques minutes, le<br />
mal disparaît, donc on ne s’inquiète pas.<br />
Or, le fait d’avoir des crampes qui se répètent<br />
lors de la marche doit faire penser à un problème<br />
d’artères : celles des jambes irriguant les muscles,<br />
sont encrassées par des plaques de graisses et peuvent<br />
finir par se boucher. Tabagisme, diabète, excès de<br />
cholestérol ou encore hypertension favorisent cette<br />
maladie appelée « artériopathie oblitérante des<br />
membres inférieurs », ou communément « artérite ».<br />
Il est capital de consulter son médecin afin<br />
d’éviter une aggravation (difficultés de marche,<br />
puis douleurs au repos). Il existe des traitements<br />
efficaces, mais il faut arrêter de fumer et continuer<br />
à marcher régulièrement (30 minutes trois fois<br />
par semaine). Consulter permet en parallèle<br />
de rechercher le même problème d’artères<br />
obstruées au niveau du cœur ou du cerveau :<br />
un traitement peut ainsi permettre d’éviter<br />
un infarctus ou un AVC. ■ Annick Beaucousin<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 103
VIVRE MIEUX<br />
DES PLANTES<br />
CONTRE L’ARTHROSE<br />
UNE OPTION NATURELLE À NE PAS NÉGLIGER POUR ÉLOIGNER LES DOULEURS.<br />
Les baies et les feuilles de cassis ont des propriétés<br />
anti-oxydantes et anti-inflammatoires.<br />
L’ARTHROSE EST UNE ATTEINTE du cartilage : lésé,<br />
il se dégrade peu à peu, d’où le mal. Le réflexe est alors<br />
de se tourner vers des médicaments antidouleur et<br />
anti-inflammatoires, mais tout miser sur eux ne suffit pas.<br />
Avant tout, deux points sont essentiels. En premier lieu,<br />
il faut continuer à bouger (sauf poussée très douloureuse) :<br />
une activité physique douce régulière entraîne la sécrétion<br />
d’endorphines qui contrôlent la douleur, améliore la<br />
mobilité des articulations et diminue l’inflammation<br />
qui les agresse. Par pression sur le cartilage, le mouvement<br />
améliore ainsi sa nutrition et stimule sa reconstruction.<br />
Au besoin, de la kinésithérapie est recommandée.<br />
Le second point capital est de batailler contre le surpoids :<br />
les kilos en trop augmentent en effet la pression sur<br />
les articulations et les cartilages des membres inférieurs,<br />
les surmenant. Mais ce n’est pas tout, le tissu graisseux<br />
sécrète des substances inflammatoires néfastes sur<br />
toutes les articulations, y compris celles des mains.<br />
La phytothérapie est en outre très intéressante<br />
pour combattre le mal. L’harpagophytum est souvent<br />
la première plante préconisée, des études ayant montré<br />
qu’elle diminue bel et bien les douleurs. Elle peut ainsi<br />
permettre de réduire la consommation de médicaments.<br />
Il est conseillé de la prendre en gélules afin d’absorber<br />
une bonne teneur en principes actifs (2 à 4 g par jour).<br />
Mais il faut savoir que l’efficacité n’est pas immédiate :<br />
cela nécessite plusieurs semaines pour avoir des résultats.<br />
Autre plante intéressante, le cassis (baies et feuilles) :<br />
ses propriétés anti-oxydantes et anti-inflammatoires,<br />
grâce à ses flavonoïdes, soulagent les douleurs articulaires.<br />
On le prend en tisane (40 g pour ½ litre d’eau), à plusieurs<br />
reprises dans la journée, en cures de trois semaines<br />
espacées d’une semaine d’arrêt. Pendant une crise très<br />
douloureuse, on peut également boire trois à cinq tasses<br />
par jour de cette tisane à l’effet « aspirine naturelle » :<br />
un mélange de fleurs de reine-des-prés et d’écorce de<br />
saule blanc, à raison de 3 g de chaque dans 25 cl d’eau.<br />
Enfin, on pense aux huiles essentielles pour une<br />
douleur localisée sur une articulation peu profonde (mains,<br />
genoux…). Celles de gaulthérie et de gingembre notamment<br />
ont des propriétés antidouleur et anti-inflammatoires : on<br />
mélange trois gouttes de chaque dans une demi-cuillerée<br />
d’huile végétale, et on se masse en douceur.<br />
Dans tous les cas, il faut demander conseil<br />
à son médecin ou son pharmacien pour s’assurer<br />
de l’absence de contre-indication aux plantes. ■ A.B.<br />
SHUTTERSTOCK<br />
104 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
SE BLANCHIR LES DENTS,<br />
MAIS PAS N’IMPORTE COMMENT<br />
AVOIR UN SOURIRE ÉCLATANT EST UN RÊVE POUR BEAUCOUP.<br />
IL FAUT NÉANMOINS ÊTRE PRUDENT.<br />
En bref<br />
Le pouvoir dans<br />
votre assiette<br />
● Un chef et un médecin<br />
ont mis en commun<br />
leurs savoirs pour donner<br />
les clés d’une bonne<br />
santé, d’une alimentation<br />
saine, sans régimes ni<br />
frustrations, en s’écoutant<br />
et en faisant preuve de<br />
bon sens. Bien manger<br />
ne coûte pas plus cher !<br />
L’Assiette santé :<br />
Alimentation, sommeil,<br />
sport et bien-être,<br />
par Thierry Marx et le<br />
Dr Alexandra Dalu,<br />
Flammarion, 19,90 euros.<br />
SHUTTERSTOCK - DR - SHUTTERSTOCK<br />
QUAND ON SOUHAITE blanchir ses dents,<br />
le risque est d’utiliser des produits agressifs<br />
qui vont attaquer l’émail, cette couche dure<br />
recouvrant les dents et leur donnant leur<br />
teinte brillante. Avec plusieurs conséquences<br />
possibles : une sensibilité au brossage, au<br />
contact du chaud et/ou du froid, d’aliments<br />
acides ou sucrés… L’émail peut aussi être en<br />
quelque sorte abrasé, plus fin, et devenir une<br />
porte ouverte aux attaques microbiennes. Il<br />
peut également laisser apparaître la dentine<br />
en dessous, dentine qui a toujours une<br />
couleur jaune… allant bien sûr à l’encontre<br />
du résultat escompté ! Et malheureusement,<br />
une fois l’émail abîmé, c’est définitif, il ne<br />
se régénère jamais. Il faut donc être prudent.<br />
Utiliser des dentifrices blancheur<br />
ou blanchissants n’est pas très risqué :<br />
ils vont surtout aider à limiter les<br />
colorations sur les dents, dues par<br />
exemple aux boissons contenant des<br />
tanins (thé, café, vin), au tabac…<br />
En revanche, il faut se méfier d’autres<br />
méthodes, même « naturelles ». Ainsi,<br />
mettre du citron sur sa brosse à dents pour<br />
éliminer des taches est une fort mauvaise<br />
idée ! Le citron battant des records d’acidité,<br />
plus on en met, plus on abîme ses dents<br />
avec une déminéralisation de l’émail,<br />
et plus on les jaunit ! Utiliser du charbon<br />
peut avoir les mêmes conséquences, avec<br />
un amincissement de l’émail. Et cela vaut<br />
aussi pour la poudre de bicarbonate.<br />
Des « bars à sourire » se sont ouverts<br />
un peu partout. Mais le blanchiment,<br />
peu cher, n’y est pas effectué par des<br />
professionnels de santé, les produits<br />
employés sont peu concentrés en actifs,<br />
et l’effet blanchiment ne dure pas<br />
longtemps. Certes, il y a peu de risques,<br />
cependant un contrôle au préalable chez<br />
son dentiste est conseillé : un problème<br />
de carie ou d’inflammation des gencives<br />
pourrait être aggravé par l’acte.<br />
Un blanchiment en cabinet dentaire<br />
est d’ailleurs la meilleure solution, car<br />
réalisé dans les règles de l’art et durable.<br />
Les dentistes utilisent des gels à base de<br />
peroxyde d’hydrogène très concentrés et<br />
réalisent des gouttières sur mesure pour<br />
y déposer le produit. Attention, les produits<br />
à base de peroxyde d’hydrogène fortement<br />
concentrés que l’on trouve sur Internet ne<br />
doivent pas être employés à la maison sous<br />
peine d’ennuis : hypersensibilité, douleurs,<br />
résultat inadapté ou encore dents abîmées…<br />
Enfin, c’est à savoir : le blanchiment<br />
n’agit que sur les dents naturelles. Donc,<br />
en cas de couronne en céramique ou<br />
de dent comblée avec un composite,<br />
il faudra souvent la refaire si l’on veut<br />
arriver à la même teinte. ■ J.G.<br />
L’avocat, bon<br />
pour le cœur<br />
● On le savait déjà plein<br />
de bienfaits, mais une<br />
étude, publiée dans le<br />
Journal of the American<br />
Heart Association, menée<br />
durant trente ans sur plus<br />
de 100000 personnes<br />
confirme son atout<br />
pour le cœur. Ainsi, en<br />
mangeant un avocat par<br />
semaine, on a un risque de<br />
maladies cardiovasculaire<br />
et coronarienne inférieur<br />
de 16 et 21 % par rapport<br />
à quelqu’un qui n’en mange<br />
rarement ou jamais.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022 105
LES 20 QUESTIONS<br />
Lucibela<br />
Nouvelle ambassadrice des musiques du<br />
Cap-Vert, la chanteuse signe son deuxième<br />
album. VIBRANTE DE SAUDADE,<br />
sa voix raconte les joies, les peines,<br />
les défis des femmes de son « petit pays ».<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
1 Votre objet fétiche ?<br />
Mon téléphone portable ! Il rassemble mon travail,<br />
mes appels, mes loisirs. Je ne peux pas vivre sans.<br />
2 Votre voyage favori ?<br />
L’Australie. C’était un rêve ! J’ai adoré<br />
Sydney. Maintenant, j’aimerais découvrir<br />
le Japon ou la Corée du Sud.<br />
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />
En France à Albi, pour un concert<br />
hommage à Césaria Evora.<br />
4 Ce que vous emportez toujours<br />
avec vous ?<br />
Un porte-clés réalisé par ma fille<br />
de 9 ans. Et mes peignes afro :<br />
un dans mon sac à main et un<br />
dans mon bagage en soute !<br />
5 Un morceau de musique ?<br />
Pendant longtemps, « Your Song »,<br />
d’Elton John, était une obsession.<br />
6 Un livre sur une île déserte ?<br />
L’Alchimiste, de Paulo Coelho. Enfant,<br />
je n’étais pas encouragée à la lecture.<br />
Maintenant, je me mets doucement à lire<br />
des ouvrages recommandés par des proches.<br />
7 Un film inoubliable ?<br />
Pretty Woman. Je ne m’en lasse pas !<br />
8 Votre mot favori ?<br />
« Musique ».<br />
Amdjer,<br />
Lucibela/Sony.<br />
9 Prodigue ou économe ?<br />
Avant, j’étais prodigue. Mais après de nombreuses<br />
difficultés, je suis devenue plus économe.<br />
10 De jour ou de nuit ?<br />
De nuit, assurément. Je ne suis pas du<br />
genre à aller en boîte, mais j’aime sortir,<br />
me promener, être avec des amis.<br />
11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />
coup de fil ou lettre ?<br />
Coup de fil. Je ne suis pas aussi moderne<br />
que les gens de ma génération [rires] !<br />
12 Votre truc pour penser à autre chose,<br />
tout oublier ?<br />
Écouter de la musique. Je peux penser,<br />
réfléchir, mais aussi oublier le monde extérieur<br />
avec des écouteurs sur les oreilles.<br />
13 Votre extravagance favorite ?<br />
Passer une journée entière dans<br />
les magasins à acheter des vêtements.<br />
14 Ce que vous rêviez d’être<br />
quand vous étiez enfant ?<br />
Économiste. Ce n’était pas vraiment un rêve,<br />
mais autour de moi, on disait que c’était<br />
un bon travail. Maintenant, si je n’étais pas<br />
chanteuse, j’aimerais être massothérapeute.<br />
15 La dernière rencontre qui vous<br />
a marquée ?<br />
Un rendez-vous amoureux ? Ça fait longtemps<br />
que je n’ai pas eu de rencontre inoubliable…<br />
16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />
de résister ?<br />
La bonne cuisine !<br />
17 Votre plus beau souvenir ?<br />
La première fois que j’ai vu le visage<br />
de ma fille, à la maternité. J’ai parfois<br />
l’impression que son parfum est resté le même.<br />
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?<br />
Au Portugal, où je vis. Je m’y sens bien.<br />
19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />
Je n’ai jamais eu de déclarations d’amour comme dans<br />
les films [rires] ! C’est plutôt des « Je t’aime », je ressens<br />
de l’amour, de l’affection, de l’attention, de l’amitié.<br />
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne<br />
de vous au siècle prochain ?<br />
Que je communiquais de bonnes énergies aux gens,<br />
réchauffais leur cœur, leur apportais de la joie avec<br />
ma voix. Que je perpétuais la musique traditionnelle<br />
du Cap-Vert, et la diffusais partout où j’allais. ■<br />
ALEX TOME - DR<br />
106 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>429</strong> – JUIN 2022
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