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FORTERESSE<br />
EUROPE<br />
FACE À L’AFFLUX DES MIGRANTS, LE CONTINENT<br />
N’A QU’UNE SEULE VISION, CELLE DE SE BARRICADER<br />
+<br />
INTERVIEWS<br />
◗ MAHI BINEBINE<br />
« La culture est un ascenseur<br />
exceptionnel »<br />
◗ HABIB SELMI « L’être humain<br />
est un continent »<br />
◗ ABDOULAYE KONATÉ<br />
Éloge de l’optimisme<br />
BUSINESS<br />
Le pari risqué du bitcoin<br />
IDENTITÉ<br />
LA LUTTE DES MASSAÏS<br />
POUR LA SURVIE<br />
ET POUR LEUR TERRE<br />
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA<br />
– Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />
DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />
Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA<br />
ISSN 0998-9307X0<br />
Le mur d'Evros,<br />
sur la frontière<br />
gréco-turque.<br />
N°<strong>430</strong> - JUILLET 2022<br />
L 13888 - <strong>430</strong> H - F: 4,90 € - RD
Je conjugue<br />
efficacité et<br />
durabilité.<br />
NICOLAS KOUASSI<br />
CONDUCTEUR D’ENGIN, FORMATEUR<br />
SC BTL-06/22- Crédits photos : © Révolution plus.<br />
MOBILISER plus POUR FAIRE FACE AUX ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX<br />
Grâce à des pratiques vertueuses et par l’innovation, Bolloré Transport & Logistics se<br />
mobilise pour préserver l’environnement. Des solutions sont mises en place pour réduire<br />
l’impact de nos activités. Nous sommes engagés dans des démarches de certifications<br />
pointues, à l’image du Green Terminal déployé sur tous nos terminaux portuaires.<br />
NOUS FAISONS BIEN plus QUE DU TRANSPORT ET DE LA LOGISTIQUE
édito<br />
PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />
L’EUROPE SI PROCHE, SI LOIN…<br />
L’Europe donc. 27 États membres (on a perdu<br />
récemment le 28 e , le Royaume-Uni, décidé à<br />
s’ auto-isoler dans un Brexit assez suicidaire…). 450 millions<br />
d’habitants libres de s’installer sur tout le territoire<br />
de l’Union. Un espace unique où des États à la très<br />
longue histoire ont décidé de renoncer à une partie<br />
de leur souveraineté pour favoriser la création d’un<br />
marché commun, l’application de normes exigeantes<br />
en matière d’environnement, de couverture sociale,<br />
de liberté politique, de respect des droits de l’homme.<br />
Un espace aussi de paix, pour des nations qui se sont<br />
sauvagement combattues au fil des siècles. Tout n’est<br />
pas parfait, les divisions ne sont jamais loin et les forces<br />
qui veulent miner le système de l’intérieur non plus,<br />
mais l’un dans l’autre, c’est la zone la plus riche, la plus<br />
libre, la plus égalitaire et la plus protectrice du monde.<br />
Une exception précieuse, à ce moment de l’histoire<br />
où les autocraties, Russie, Chine et alliés, cherchent<br />
à renverser l’équilibre géostratégique. Au moment<br />
aussi où les États-Unis se déchirent, où la démocratie<br />
la mieux établie montre qu’elle peut sombrer. L’Union<br />
est surtout particulièrement riche. Avec un PIB de<br />
près de 15 000 milliards d’euros, l’UE est la deuxième<br />
puissance économique du monde, juste derrière les<br />
États-Unis et encore un peu devant la Chine. Le PIB<br />
par habitant s’élève à plus de 30 000 euros par an. Et<br />
sachant que l’Union investit des dizaines de milliards<br />
d’euros par an pour soutenir et accélérer le développement<br />
de ses membres les plus pauvres.<br />
Voilà où nous en sommes. D’un côté, cet<br />
Europe-là. Et de l’autre, l’Afrique, avec plus de 1,3 milliard<br />
d’habitants, 3 000 euros par an (qui varient selon<br />
les calculs) pour chacun d’entre eux, et un PIB global<br />
de 2 600 milliards d’euros – presque autant que l’Italie,<br />
et moins que la France. D’un côté, une Europe vieillissante<br />
et richissime, et de l’autre, à sa frontière sud, un<br />
immense continent, une terre à la fois de promesses,<br />
mais aussi de pauvreté et de conflits pour des centaines<br />
de millions de personnes.<br />
Les migrations sont une donnée de l’humanité<br />
et de l’histoire des peuples. Les femmes et les<br />
hommes n’ont qu’une seule vie. L’énergie du<br />
désespoir les porte à essayer d’atteindre un possible<br />
eldorado. Les frontières, les armes ne les retiendront<br />
pas. Ils et elles traverseront les déserts, ils monteront<br />
à bord de rafiots innommables, ils se feront racketter<br />
par des passeurs sans âme, mais ils iront en Europe.<br />
Quelle que soit la hauteur des barbelés, ils et elles<br />
tenteront de passer, au risque de leur vie.<br />
Dominée par les discours populistes, par la<br />
peur des électeurs face à ces vagues de migrants,<br />
par la difficile intégration aussi de ces populations<br />
nouvelles, l’Europe se barricade en l’absence de toute<br />
autre vision. Soixante ans après la fin de la longue<br />
nuit coloniale, elle a bien du mal à penser son sud<br />
autrement qu’en matière de menaces : l’islam en tout<br />
premier lieu, les Arabes, les Noirs, le terrorisme, etc. Ou<br />
de clichés : ils ne s’en sortiront pas, c’est la corruption,<br />
la violence ou les maladies. Le paradigme reste de se<br />
protéger de ce chaos. Et de cette différence.<br />
De déclarations d’intentions en promesses de<br />
financements, l’Union européenne n’a jamais véritablement<br />
considéré son flanc sud – dont la vitalité<br />
démographique est une donnée structurante du<br />
futur – comme une véritable opportunité stratégique,<br />
une priorité à long terme. Son approche reste largement<br />
dictée par les schémas classiques, États-Unis,<br />
OTAN, tentative de séduction de la Russie (dont on voit<br />
aujourd’hui à quel point ce calcul était erroné). L’Europe<br />
ne mesure pas le potentiel africain, le marché tel<br />
qu’il existe avec ses dizaines de millions de consommateurs<br />
middle class, les ressources minières, le pétrole et<br />
le gaz, les terres arables, l’eau, le soleil, les défis communs<br />
de la sécurité et du changement climatique…<br />
La mise en place réelle et progressive d’un tel<br />
partenariat changerait la donne, y compris pour<br />
les migrations. La mise en place d’un tel partenariat<br />
supposerait aussi que l’Afrique entre de manière plus<br />
décisive dans les « critères européens », en matière<br />
de gouvernance, de droits de l’homme, d’institutions.<br />
De part et d’autre, le chemin sera long. Et pendant<br />
ce temps-là, des femmes, des hommes, des<br />
enfants tenteront toujours encore la traversée du<br />
désert et de la mer. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 3
France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA<br />
– Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />
DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />
Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />
Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA<br />
ISSN 0998-9307X0<br />
Le mur d'Evros,<br />
sur la frontière<br />
gréco-turque.<br />
N°<strong>430</strong> JUILLET 2022<br />
3 ÉDITO<br />
L’Europe si proche, si loin…<br />
par Zyad Limam<br />
6 ON EN PARLE<br />
C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />
DE LA MODE ET DU DESIGN<br />
À corps et à cris<br />
26 PARCOURS<br />
Fred Ebami<br />
par Astrid Krivian<br />
29 C’EST COMMENT ?<br />
Au-delà des cultures<br />
par Emmanuelle Pontié<br />
50 CE QUE J’AI APPRIS<br />
Denise Epoté<br />
par Astrid Krivian<br />
70 LE DOCUMENT<br />
Sucre, de l’esclavage<br />
à l’obésité<br />
par Catherine Faye<br />
90 VINGT QUESTIONS À…<br />
Djely Tapa<br />
par Astrid Krivian<br />
TEMPS FORTS<br />
30 Forteresse Europe<br />
par Cédric Gouverneur<br />
et Frida Dahmani<br />
40 La lutte des Massaïs<br />
pour leur terre<br />
par Erwan Le Moal<br />
52 Abdoulaye Konaté :<br />
« Je suis optimiste »<br />
par Luisa Nannipieri<br />
58 Habib Selmi :<br />
« L’être humain<br />
est un continent »<br />
par Astrid Krivian<br />
64 Mahi Binebine :<br />
« La culture<br />
est un ascenseur<br />
exceptionnel »<br />
par Astrid Krivian<br />
P.40<br />
P.06<br />
FORTERESSE<br />
EUROPE<br />
FACE À L’AFFLUX DES MIGRANTS, LE CONTINENT<br />
N’A QU’UNE SEULE VISION, CELLE DE SE BARRICADER<br />
+<br />
INTERVIEWS<br />
MAHI BINEBINE<br />
« La culture est un ascenseur<br />
exceptionnel »<br />
HABIB SELMI « L’être humain<br />
est un continent »<br />
ABDOULAYE KONATÉ<br />
Éloge de l’optimisme<br />
BUSINESS<br />
Le pari risqué du bitcoin<br />
IDENTITÉ<br />
LA LUTTE DES MASSAÏS<br />
POUR LA SURVIE<br />
ET POUR LEUR TERRE<br />
N°<strong>430</strong> - JUILLET 2022<br />
L 13888 - <strong>430</strong> H - F: 4,90 € - RD<br />
<strong>AM</strong> <strong>430</strong> COUV.indd 1 04/07/2022 21:33<br />
PHOTOS DE COUVERTURE : NOËL QUIDU/FIGARO<br />
MAGAZINE - MICHEL RENAUDEAU/ONLYWORLD.NET<br />
DR - SVEN TORFINN/PANOS/RÉA<br />
Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />
nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />
Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />
de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />
4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
LUISA NANNIPIERI - BRUNO LEVY/DIVERGENCE - K<strong>AM</strong>AL AÏT<br />
P.52<br />
BUSINESS<br />
74 RCA : le pari risqué du bitcoin<br />
78 Nicolas Dufrêne : « Au niveau<br />
de son utilisation par la<br />
population, c’est un fiasco »<br />
80 Le Groupe OCP renforce<br />
son programme « Eau »<br />
81 Record d’investissements<br />
directs étrangers au Rwanda<br />
82 Abderrahmane Berthé :<br />
« Les chiffres sont en hausse »<br />
84 Ecobank va déployer<br />
Farm Pass<br />
85 La Namibie mise<br />
sur l’hydrogène vert<br />
par Cédric Gouverneur<br />
VIVRE MIEUX<br />
86 Les vacances, c’est fait<br />
pour être heureux<br />
87 Éviter la colique néphrétique<br />
88 L’alimentation santé :<br />
Démêlons le vrai du faux<br />
89 Les bons réflexes<br />
face à l’acné<br />
par Annick Beaucousin<br />
et Julie Gilles<br />
P.64<br />
P.58<br />
FONDÉ EN 1983 (38 e ANNÉE)<br />
31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />
Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />
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Zyad Limam<br />
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />
DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />
zlimam@afriquemagazine.com<br />
Assisté de Laurence Limousin<br />
llimousin@afriquemagazine.com<br />
RÉDACTION<br />
Emmanuelle Pontié<br />
DIRECTRICE ADJOINTE<br />
DE LA RÉDACTION<br />
epontie@afriquemagazine.com<br />
Isabella Meomartini<br />
DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />
imeomartini@afriquemagazine.com<br />
Jessica Binois<br />
PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />
DE RÉDACTION<br />
sr@afriquemagazine.com<br />
Amanda Rougier PHOTO<br />
arougier@afriquemagazine.com<br />
ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />
Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani,<br />
Catherine Faye, Cédric Gouverneur,<br />
Dominique Jouenne, Astrid Krivian,<br />
Erwan Le Moal, Luisa Nannipieri,<br />
Sophie Rosemont.<br />
VIVRE MIEUX<br />
Danielle Ben Yahmed<br />
RÉDACTRICE EN CHEF<br />
avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.<br />
VENTES<br />
EXPORT Laurent Boin<br />
TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />
FRANCE Destination Media<br />
66, rue des Cévennes - 75015 Paris<br />
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ABONNEMENTS<br />
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AFRIQUE MAGAZINE<br />
EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />
31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />
SAS au capital de 768 200 euros.<br />
PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />
Compogravure : Open Graphic<br />
Média, Bagnolet.<br />
Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />
Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />
Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />
Dépôt légal : juillet 2022.<br />
La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />
reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />
dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />
d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />
même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />
Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />
© Afrique Magazine 2022.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 5
ON EN PARLE<br />
C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />
6 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
DR - TRACEY ROSE<br />
« TRACEY ROSE: SHOOTING<br />
DOWN BABYLON »,<br />
Musée d’art contemporain<br />
africain Zeitz Mocaa,<br />
Le Cap (Afrique du Sud),<br />
jusqu’au 28 août.<br />
zeitzmocaa.museum<br />
ÉVÉNEMENT<br />
La plasticienne devant le Zeitz Mocaa, lieu de l’expo.<br />
À CORPS<br />
ET À CRIS<br />
Au Cap, la rétrospective dédiée<br />
à Tracey Rose, l’une des artistes<br />
les plus CONTESTATAIRES<br />
de la scène internationale, cloue au pilori<br />
les stéréotypes liés à la race et au genre.<br />
ELLE A FAIT DE SON CORPS un acte politique et artistique.<br />
Et n’a de cesse d’en explorer et d’en interroger les limites. La<br />
voix radicale de Tracey Rose dans le monde de l’art international<br />
et sud-africain propose une vision tranchante et sans compromis<br />
de la post-colonialité, des discriminations raciales, du<br />
métissage, du genre et de la sexualité. Née à Durban en 1974,<br />
elle fait partie d’une génération de plasticiens qui ont réinventé<br />
le geste artistique et s’est fait connaître du grand public<br />
à la fin des années 1990 avec ses performances subversives,<br />
notamment à la deuxième biennale de Johannesbourg,<br />
en 1997 – elle s’y était présentée aux spectateurs nue, la tête<br />
rasée, assise et tricotant ses propres cheveux, dans une boîte<br />
en verre. Une façon inédite de déconstruire la représentation<br />
du corps des femmes. Souvent décrit comme absurde, son<br />
travail artistique puise son inspiration aussi bien dans les<br />
faits historiques que dans l’idéologie populaire. Et frappe<br />
là où ça fait mal. Sans concession. ■ Catherine Faye<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 7
ON EN PARLE<br />
Zar Amir Ebrahimi<br />
a remporté le prix<br />
d’interprétation féminine<br />
au dernier Festival de<br />
Cannes pour ce rôle.<br />
POLICIER<br />
LE PURIFICATEUR<br />
Un thriller féministe sur fond<br />
de BIGOTERIE MEURTRIÈRE<br />
dans une ville sainte iranienne…<br />
SEXE, POLITIQUE ET RELIGION : un cocktail que l’on n’attendait<br />
pas forcément dans un film se déroulant en Iran, inspiré d’une<br />
affaire réelle survenue au début des années 2000. Dans la ville<br />
sainte de Mashhad, haut lieu de pèlerinage chiite et troisième ville<br />
d’Iran, des prostituées sont mystérieusement assassinées, dans<br />
l’indifférence des autorités locales. Mais la presse s’en mêle, et<br />
le pouvoir à Téhéran s’inquiète. Une journaliste réputée arrive de<br />
la capitale alors que 10 cadavres de jeunes femmes ont déjà été<br />
retrouvés… Un rôle incarné avec beaucoup d’aplomb par Zahra<br />
Amir Ebrahimi, ce qui lui a valu le prix<br />
d’interprétation féminine au dernier<br />
Festival de Cannes. Cette ex-star de<br />
la télévision avait dû s’exiler à Paris,<br />
à la suite de la diffusion d’une vidéo<br />
intime volée qui aurait pu lui<br />
valoir prison et coups de fouet. Le<br />
réalisateur, Ali Abbasi, est également<br />
réfugié, installé au Danemark : il a<br />
tourné son film en Jordanie, mais le<br />
spectateur est plongé dans l’ambiance<br />
pesante et misogyne d’une ville<br />
iranienne fréquentée par 20 millions<br />
de pèlerins chaque année… Le poids de la religion se révèle<br />
un peu plus lorsque le tueur en série devient un héros patriote<br />
aux yeux de bien des habitants qui applaudissent son action<br />
pour « nettoyer » la cité de ces pauvres malheureuses. Rien<br />
ne nous est épargné des conditions dans lesquelles elles sont<br />
tuées, comme un écho à la scène finale, implacable, après<br />
bien des rebondissements. Car il y a un suspense, une tension,<br />
et quelques surprises jusqu’au bout… ■ Jean-Marie Chazeau<br />
LES NUITS DE MASHHAD (Danemark-Allemagne-Suède),<br />
d’Ali Abbasi. Avec Mehdi Bajestani, Zar Amir Ebrahimi. En salles.<br />
❶<br />
SOUNDS<br />
À écouter maintenant !<br />
Avalanche<br />
Kaito<br />
Avalanche Kaito,<br />
Glitterbeat/Modulor<br />
Le chanteur et<br />
multi-instrumentiste<br />
Kaito Winse, dernier né d’une famille<br />
de griots burkinabée, a fait ses armes sur<br />
la scène alternative belge où il a rencontré<br />
un duo de punk bruxellois formé par<br />
Benjamin Chaval et Arnaud Paquotte.<br />
Ensemble, ils repoussent les limites d’une<br />
musique prompte à la transe, entre jazz<br />
et post-punk, riche d’improvisations<br />
et de poétiques distorsions. Tripant.<br />
❷ Céphaz<br />
L’Homme aux mille<br />
couleurs, Sprint<br />
Records/Play Two<br />
Né au Ghana, Céphaz<br />
a grandi entre l’Afrique<br />
du Sud, Mayotte et la France. Son socle<br />
durant ces années nomades ? La musique<br />
et le football. Il a fini par choisir la première,<br />
fort d’une voix perfectionnée dans une<br />
chorale et d’un apprentissage au saxo et<br />
à la clarinette. Enregistré par le producteur<br />
de Vianney ou de Boulevard des Airs, Antoine<br />
Essertier, ce premier album cultive une jolie<br />
chanson entre pop et folk francophone.<br />
❸<br />
Oum<br />
et M-Carlos<br />
Hals, MDC/Believe<br />
« Fear », « Desire »,<br />
« Truth » ou encore<br />
« Empathy » : voici les<br />
noms de quelques-unes des sept pistes de<br />
cet album évoquant en musique les ressentis<br />
traversés depuis le début de la pandémie.<br />
Ces émotions sont imaginées par le duo formé<br />
pour l’occasion par la chanteuse marocaine<br />
Oum et le saxophoniste cubain M-Carlos.<br />
On y entend aussi bien du darija, de l’espagnol<br />
ou de l’anglais. Le résultat est atmosphérique,<br />
groovy… et un peu planant ! ■ Sophie Rosemont<br />
DR (5)<br />
8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
Histoires<br />
de petites gens<br />
propose de<br />
(re)découvrir<br />
La Petite<br />
Vendeuse<br />
de Soleil<br />
et Le Franc<br />
(ci-contre).<br />
LÉGENDE<br />
LES CONTES D’AUJOURD’HUI<br />
DE DJIBRIL DIOP M<strong>AM</strong>BÉTY<br />
La restauration de deux moyens-métrages de l’ICONIQUE<br />
RÉALISATEUR SÉNÉGALAIS permet de redécouvrir des pépites<br />
flamboyantes du cinéma africain, toujours aussi pertinentes.<br />
DR (2)<br />
CE DEVAIT ÊTRE UNE TRILOGIE, mais le troisième film<br />
(L’Apprenti voleur) ne sera jamais réalisé : en 1998, à 53 ans,<br />
Djibril Diop Mambéty meurt juste après avoir terminé La<br />
Petite Vendeuse de Soleil, quatre ans après Le Franc, tourné<br />
en pleine dévaluation du FCFA. Ces deux films de 45 minutes<br />
chacun ont été restaurés par les laboratoires Éclair, qui ont<br />
redonné tout leur éclat aux couleurs franches utilisées par<br />
le réalisateur : noir, rouge, vert, jaune et bleu. Dans Le Franc,<br />
c’est en rouge qu’est habillé Marigo, pauvre musicien dont la<br />
logeuse a confisqué l’instrument pour cause de loyers impayés.<br />
Ce personnage chaplinesque, avec sa silhouette dégingandée,<br />
voit pourtant la chance lui sourire après avoir acheté un billet<br />
de loterie qui va s’avérer gagnant, mais qu’il a trop bien caché<br />
en le collant sur une porte… On va alors suivre son périple<br />
jusqu’au centre de Dakar pour tenter de récupérer le gros lot<br />
(avec sa porte sur le dos, sur le toit d’un bus ou en traversant<br />
à pied des étendues envahies de déchets plastiques), sur fond<br />
de musique jazzy au saxo (composée par le frère du cinéaste,<br />
Wasis Diop, père de la réalisatrice Mati Diop). Une épopée<br />
tragicomique, avec très peu de dialogues et un montage qui fait<br />
souvent basculer le conte vers le fantastique. D’un personnage<br />
tout en rouge, qui évolue comme un danseur maladroit,<br />
on passe à une fillette handicapée vêtue de jaune dans le<br />
second film. Sili vit dans la rue avec sa grand-mère et l’une<br />
de ses deux jambes pendouille entre les deux béquilles qui<br />
soutiennent sa démarche claudicante, mais que pourtant rien<br />
n’arrête. Afin de s’en sortir, elle va demander à vendre à la<br />
criée le quotidien Le Soleil, comme le font exclusivement des<br />
garçons, qui la moquent et la bousculent régulièrement. « Ce<br />
que les garçons font, les filles peuvent le faire », lance-t-elle.<br />
Elle recevra le soutien d’un vendeur du quotidien concurrent,<br />
Le Sud, « le journal du peuple » lui explique-t-il, alors que le<br />
premier est le journal du gouvernement. « Alors je vendrai Le<br />
Soleil, comme ça, le gouvernement se rapprochera du peuple »,<br />
lui répond Sili. La vie est un combat de chaque jour pour ces<br />
miséreux, mais le récit ne les enferme pas dans leurs conditions<br />
et nous montre les chemins empruntés pour en réchapper par<br />
le haut, dans une réalisation épurée qui n’alourdit rien. Deux<br />
beaux films toujours actuels et définitivement cultes. ■ J.-M.C.<br />
HISTOIRES DE PETITES GENS<br />
(France-Suisse-Sénégal), de Djibril Diop Mambéty.<br />
Avec Dieye Ma Dieye, Lisa Balera, Aminata Fall. En salles.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 9
ON EN PARLE<br />
10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
BLUES<br />
ALUNE WADE<br />
SULTAN OF SWING<br />
Pour son cinquième album, le bassiste<br />
sénégalais embrasse les quatre coins<br />
de l’Afrique pour livrer un SUPERBE<br />
RÉCIT SONORE hybride et fédérateur.<br />
HELA <strong>AM</strong>AR - DR<br />
« GRÂCE AU SON, la musique est<br />
une partie de la nature, explique Alune<br />
Wade. Elle est comme la terre, elle<br />
nous rend ce qu’on lui donne. Unir les<br />
peuples par le biais de ma musique a<br />
toujours été pour moi de l’abnégation. »<br />
En témoignent les émotions de<br />
son nouvel album solo, Sultan.<br />
Cela fait déjà trente ans qu’il<br />
joue de la musique. Il garde peu de<br />
souvenirs de ses débuts, mais « une<br />
chose est sûre, c’était à côté de [s]on<br />
père, qui était lui-même musicien ».<br />
Ce dernier dirigeait l’orchestre<br />
symphonique de l’armée sénégalaise.<br />
Grâce à lui, le jeune Alune apprend<br />
le piano, la guitare et la basse, où<br />
il excelle. Ses armes, il les fait auprès<br />
d’Ismaël Lo, qu’il accompagne durant<br />
huit ans, dès sa majorité. Et il s’impose<br />
rapidement sur la scène nationale<br />
avec ses compositions boisées, qui<br />
racontent la vie telle qu’elle est, tout<br />
en pansant les blessures. « J’ai aimé<br />
le blues avant de savoir ce que c’était,<br />
ce son qui vient du cœur », confesse-t-il.<br />
Cependant, son prisme n’est pas<br />
monomaniaque, et Alune Wade cultive<br />
les terres jazz comme celles du folk,<br />
la transe gnawa, qu’il a largement<br />
parcourues au sein de son groupe<br />
University of Gnawa, fondé en 2010<br />
avec Aziz Sahmaoui. Depuis, tout<br />
le monde fait appel à lui, de Marcus<br />
Miller à Harold López-Nussa. Ce sens<br />
du partage, c’est ce qui s’entend<br />
dans Sultan – qui convoque aussi<br />
bien les chants soufis que l’afrobeat ou<br />
les ritournelles arabo-andalouses –,<br />
où l’on retrouve des musiciens 5 étoiles<br />
tels le percussionniste Adriano<br />
Tenorio DD, le claviériste Cédric<br />
Duchemann, le trompettiste Carlos<br />
Sarduy, le batteur Daril Esso ou encore<br />
le saxophoniste Hugues Mayot…<br />
Et ce ne sont pas les seuls : au<br />
total, 20 instrumentistes participent<br />
à l’aventure, laquelle a vu le jour grâce<br />
à la soif du collectif de Wade : « J’ai<br />
pu enregistrer ces nouvelles chansons<br />
à partir du moment où je me suis senti<br />
prêt à raconter mes expériences vécues<br />
avec des musiciens de l’autre côté de<br />
notre continent, que Paris m’a permis<br />
de croiser sur mon chemin. » ■ S.R.<br />
ALUNE WADE, Sultan, Enja Yellow<br />
Bird/L’Autre Distribution.<br />
11
ON EN PARLE<br />
SÉRIE<br />
Dans ce thriller,<br />
une mannequin<br />
s’infiltre au sein<br />
d’une richissime<br />
famille détenant<br />
un empire de<br />
cosmétiques…<br />
UNE F<strong>AM</strong>ILLE TOXIQUE<br />
Ce show haletant confirme la qualité des PRODUCTIONS<br />
SUD-AFRICAINES pour les plates-formes.<br />
LES COSMÉTIQUES BENGHU veulent<br />
conquérir toute l’Afrique. Ils ont recruté<br />
une nouvelle égérie… sans savoir qu’avec<br />
d’autres enfants, elle a servi de cobaye pour<br />
leurs crèmes éclaircissantes, en toute illégalité<br />
(ces produits sont interdits en Afrique du Sud<br />
depuis trente ans)… Seule survivante – avec son<br />
frère resté à Soweto – de cette expérimentation<br />
qui a mal tourné, la top-modèle veut se venger<br />
en s’introduisant incognito au sein de la<br />
richissime famille qui possède cet empire<br />
afin de trouver des preuves de leur trafic. La<br />
voilà plongée dans un quotidien de luxe et de<br />
glamour (les stylistes s’en sont donné à cœur<br />
joie !) à Johannesbourg, mais aussi au milieu<br />
des tourments d’un clan dirigé d’une main de<br />
fer par un patriarche et l’une de ses épouses.<br />
Un thriller en six épisodes (pour l’instant) qui<br />
prouve avec éclat l’originalité des productions<br />
du pays écrites pour le streaming. ■ J.-M.C.<br />
SAVAGE BEAUTY<br />
(Afrique du Sud),<br />
de Lebogang Mogashoa.<br />
Avec Rosemary Zimu,<br />
Dumisani Mbebe. Sur Netflix.<br />
EXPOSITION<br />
De fil en aiguille Treize artistes venus du Liban, d’Algérie ou du Maroc<br />
interrogent les liens entre les êtres et la question de la transmission.<br />
SOUVENIRS, SYMBOLES, rituels… Toutes les formes d’attache sont explorées dans cette expo à la fois<br />
esthétisante et émouvante. Son titre, « Silsila » (« la chaîne » en arabe), évoque ces filiations qui unissent les<br />
êtres ou les événements, une succession de maillons individuels et collectifs, indissociables, comme autant de<br />
destinées entrelacées. Portés par un imaginaire où l’intime et la mémoire se confondent, les plasticiens alternent<br />
les médiums et les registres, la figuration et l’abstraction, tissent les fils de leurs origines. Lourds tapis à moitié<br />
décousus de Ouassila Arras, fleurs et allégories disséminées dans les toiles saisissantes d’inspiration persane de<br />
Rayan Yasmineh, ou encore silhouettes stylisées figurant sur les étiquettes de paquets de semoule ou de henné<br />
de M’barka Amor raniment les secrets d’histoires personnelles ou familiales, les parcours migratoires, tout ce<br />
qui constitue le passé et le présent de ces artistes pluriculturels. Un voyage onirique autant que constitutif. ■ C.F.<br />
« SILSILA, LE VOYAGE DES REGARDS », Institut des cultures de l’islam, Paris (France), jusqu’au 31 juillet. institut-cultures-islam.org<br />
NETFLIX - DR (2)<br />
12 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
NDUDUZO<br />
MAKHATHINI,<br />
In The Spirit<br />
of Ntu, Blue<br />
Note Africa.<br />
JAZZ<br />
Nduduzo Makhathini<br />
L’invocation du collectif<br />
À 39 ans, le Sud-Africain RÉINVENTE SON LANGAGE MUSICAL<br />
tout en documentant les tourments sociopolitiques de son pays. Magnifique !<br />
KGABO LEGORA - DR<br />
ON L’AVAIT QUITTÉ sur le très beau Modes of Communication:<br />
Letters from the Underworlds, son premier disque paru chez<br />
Blue Note Records en 2020. On le retrouve avec un superbe<br />
dixième album, In The Spirit of Ntu : « Ntu est une philosophie<br />
africaine ancienne d’où vient le concept d’Ubuntu, qui dit :<br />
"Je suis car tu es." C’est une profonde invocation du collectif »,<br />
explique Nduduzo Makhathini. Et en effet, ouvert à l’altérité,<br />
empreint des rites zoulous et témoignant du marasme<br />
sociopolitique de l’Afrique du Sud, son dernier opus s’avère une<br />
catharsis d’une trame sonore explorée jusqu’à la substantifique<br />
moelle depuis les débuts du musicien, au début des années<br />
2000. Autour de lui, la crème des instrumentistes jazz, de<br />
la saxophoniste Linda Sikhakhane au percussionniste Gontse<br />
Makhene, en passant par le batteur Dane Paris… Makhathini<br />
retrouve également la star du saxo américaine Jaleel Shaw,<br />
sur le très coltranien « Emlilweni ». Incontournable. ■ S.R.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 13
ON EN PARLE<br />
Le créateur<br />
joue avec<br />
des volumes<br />
étonnants.<br />
MODE<br />
L’UNIVERS FANTAISISTE<br />
D’ABDEL EL TAYEB<br />
L’étonnante première<br />
collection du STYLISTE<br />
FRANCO-SOUDANAIS<br />
fait la part belle aux<br />
formes et au travail<br />
sur les matières.<br />
LE BORDELAIS Abdel El Tayeb est<br />
une étoile montante dans le monde<br />
de la mode. À 28 ans, le designer<br />
franco-soudanais a remporté le Debut<br />
Talent Award à la Fashion Trust Arabia de Doha, en novembre<br />
dernier. Et en mai, la journaliste Rokhaya Diallo a porté sur<br />
le tapis rouge du Festival de Cannes la robe en perles colorées<br />
qu’il a dessinée pour elle avec la créatrice textile Cécile<br />
Feilchenfeldt. L’entente avec cette magicienne de la maille,<br />
rencontrée pendant ses études à l’école Olivier de Serres,<br />
à Paris, a été immédiate. Les deux partagent un intérêt pour la<br />
création de pièces qui ressemblent à des « sculptures sur corps »<br />
ainsi que pour la recherche sur les textures et les matériaux<br />
qui permettent de créer des volumes étonnants. Pour dessiner<br />
sa première collection et son manifeste, « El Tayeb Nation »,<br />
du nom de sa marque, le styliste a puisé son inspiration dans<br />
Les silhouettes<br />
mixent coupes<br />
classiques<br />
et tradition<br />
soudanaise.<br />
Ci-contre, le fondateur<br />
de la marque El Tayeb Nation.<br />
les formes arrondies des paniers tressés<br />
soudanais, mais aussi dans l’univers du<br />
sculpteur Alberto Giacometti et de sa Femme<br />
cuillère. Il a développé les coupes, travaillant<br />
notamment le tailoring et exploitant des<br />
renforts à l’intérieur des vêtements pour<br />
faire tenir les volumes, mais aussi employant<br />
des matières qui gardent d’elles-mêmes<br />
une forme bombée. Incarnation d’une<br />
nation fantaisiste, à mi-chemin entre la<br />
France et le Soudan, sa garde-robe met en avant son héritage<br />
multiculturel. Les silhouettes alternent coupes classiques à la<br />
française, brodées avec des motifs soudanais, et tenues inspirées<br />
de la tradition soudanaise, comme le thobe (morceau de tissu<br />
drapé autour du corps). On s’imagine devant une parade<br />
nationale, qui nous plonge dans l’univers du label, où défilent<br />
un officier en grande tenue à côté d’une Marianne parée du<br />
drapeau de ce nouveau pays. Depuis Milan, où il travaille pour<br />
Bottega Veneta et jongle entre la réalisation de commandes<br />
particulières et de projets artistiques, Abdel El Tayeb confie<br />
réfléchir à une nouvelle collection et ne cache pas l’envie<br />
d’ouvrir, à terme, un atelier au Soudan. ■ Luisa Nannipieri<br />
PIERRE DEBUSSCHERE (3) - DR<br />
14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
DESIGN<br />
FROM<br />
DAKAR<br />
BEUZ/STUDIO 221<br />
FABRICS<br />
Le style<br />
et le confort<br />
avant tout<br />
Cette MARQUE<br />
DE SACS À DOS mélange<br />
culture sénégalaise et<br />
militantisme écologique.<br />
« SAHEL ROLLPACK », la première collection<br />
de cette marque dakaroise, inspirée des sacs<br />
des tirailleurs, a vu le jour en 2017 et est déjà<br />
un classique. « Nous avons utilisé des bâches et<br />
des vieillies ceintures de l’armée pour créer des<br />
sacs qui correspondent à notre style », raconte<br />
Moctar Ba, fondateur et designer de From<br />
Dakar Fabrics. C’est en discutant sur la plage<br />
avec sa future femme et un autre copain qu’ils<br />
ont décidé de lancer un label de sacs durables,<br />
imaginés pour et par des gens qui évoluent<br />
dans le milieu du surf, du skate ou du roller.<br />
Les modèles test, réalisés à partir de vieux<br />
draps et rideaux récupérés auprès d’hôtels de<br />
la capitale, avaient été distribués gratuitement<br />
pour pousser les jeunes à abandonner les sacs<br />
plastiques. Une démarche militante assumée<br />
qui caractérise les six collections de la marque,<br />
qui compte aujourd’hui trois ateliers : Dakar,<br />
Marrakech et en Gambie. Confortable et<br />
pratique, chaque pièce est réalisée à la main<br />
avec des matériaux de récupération, comme<br />
les bâches de l’Organisation internationale pour<br />
les migrations, utilisées pour la ligne spéciale<br />
outdoor « Fulfulde ». Ou le pagne naturel<br />
des tisserands manjak, particulièrement mis en<br />
avant dans le Bum Bag et le Mojo Laptop. ■ L.N.<br />
fromdakarfabrics.wixsite.com/fromdakarfabrics<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 15
ON EN PARLE<br />
MUSIQUE<br />
SELMAN<br />
FARIS<br />
L’HOMME DE L’OMBRE<br />
Connu pour PRODUIRE DES STARS<br />
DU RAP français, ce multi-instrumentiste<br />
d’origine turc propose un premier<br />
opus au groove solaire.<br />
C’EST D’ABORD un homme de l’ombre, qui a activement participé<br />
à la production de disques récents de Stromae, Nekfeu, Laylow, PLK<br />
ou encore Alpha Wann. Un beau palmarès, donc ! Mais l’homme n’est<br />
pas que ça… Né à Paris, fils du célèbre joueur de ney Kudsi Ergüner,<br />
Selman Faris a étudié au conservatoire, puis au California Institute<br />
of the Arts, aux États-Unis. S’il joue le même instrument que son<br />
père, il maîtrise également la guitare, le violon, le saz, les claviers<br />
ou encore l’alto. Cette première aventure en solitaire, baptisée Neva,<br />
rend hommage à ses racines ottomanes tout en convoquant des<br />
sonorités pop et électro. C’est à la fois frais et spirituel, porté par le<br />
chant en turc très agréable de l’artiste. Un morceau comme « Yeni<br />
Gün » (« Nouveau jour ») sera l’idéale bande-son de notre été, tandis<br />
que « Yildizlar » encourage à l’introspection. Une belle réussite<br />
que ce Neva, qui laisse présager plusieurs successeurs… ■ S.R.<br />
SELMAN FARIS, Neva, Kiraz Records/GUM.<br />
LITTÉRATURE<br />
KHAOULA HOSNI<br />
NI BLANC NI NOIR<br />
Le sixième roman de la Tunisienne<br />
BOUSCULE LES CODES à travers<br />
le récit d’une femme trompée.<br />
GHALIA, mariée depuis dix-huit ans et mère de deux<br />
adolescents, découvre que son mari a une maîtresse.<br />
L’histoire est banale. Mais la réaction de l’épouse<br />
dupée est totalement inattendue. Le choc est tel qu’il<br />
la pousse à se lancer dans une remise en question<br />
et une réflexion, à la fois éprouvantes et libératrices,<br />
afin de comprendre le sens et les raisons de cet<br />
adultère. « C’est simple : traite les autres comme tu<br />
aimerais être traitée. Toujours », écrit en exergue la<br />
romancière, qui a vécu l’écriture de ce texte comme<br />
un exercice émotionnel. Court, intense, ce roman<br />
psychologique pointe du doigt le poids de la religion,<br />
de la famille et de la société en Tunisie. L’histoire,<br />
quant à elle, est si universelle que ses protagonistes<br />
pourraient être dans n’importe quelle ville du<br />
monde. Si tous les thèmes ont été déjà été abordés,<br />
c’est la manière d’en faire la narration qui diffère.<br />
Khaoula Hosni n’hésite pas à tremper sa plume dans<br />
le quotidien des blessures, des relations humaines,<br />
ou des chemins de traverse, pour en explorer les<br />
singularités. À travers ce drame social, l’auteure,<br />
qui a déjà publié six romans et deux recueils de<br />
nouvelles, et obtenu de nombreux prix en Tunisie,<br />
se fait le chantre de l’empathie. Tout le monde<br />
a raison et tout le monde a tort. Chacun cherche<br />
sa voie, surtout dans une société pesante, où les<br />
différences sont réprouvées. Ainsi, lorsque l’héroïne<br />
se rend à l’appartement où les deux amants ont pour<br />
habitude de se retrouver, c’est Wafa, la maîtresse, qui<br />
l’accueille et lui propose une solution. Une solution<br />
imprévue qui viendra déconstruire les poncifs<br />
de l’adultère. Et dont les conséquences mettront,<br />
des années plus tard, ces mots dans la bouche de<br />
Ghalia : « Je suis venue me recueillir sur la tombe<br />
de la femme avec laquelle tu m’as trompée. » ■ C.F.<br />
KHAOULA HOSNI, Le Prix du cinquième jour,<br />
Arabesques, 156 pages, 20 dinars tunisiens.<br />
LOCUS - DR (2)<br />
16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
PORTRAIT<br />
INSOLITE<br />
LAETITIA<br />
KY<br />
Avec ses sculptures<br />
capillaires (présentées<br />
à la Biennale de Venise),<br />
l’Ivoirienne s’engage<br />
et célèbre la BEAUTÉ<br />
DES FEMMES NOIRES.<br />
LAETITIA KY - DR<br />
ELLE A COMMENCÉ le tressage capillaire à<br />
5 ans, implantant des extensions bouclées à la<br />
chevelure lisse de ses poupées Barbie. Depuis,<br />
sa passion pour la beauté est devenue un<br />
art militant, un combat politique dénonçant<br />
l’inégalité des sexes et l’impérialisme<br />
occidental. Née en 1996 à Abidjan, l’artiste<br />
autodidacte et influenceuse Laetitia Ky<br />
enflamme la Toile (plus de 500 000 abonnés<br />
sur Instagram, 6 millions sur TikTok) avec<br />
ses sculptures capillaires originales, réalisées<br />
avec ses cheveux, des rajouts, du fil de fer<br />
ou encore de la laine… Inspirées par les<br />
coiffures africaines ancestrales, souvent<br />
pleines d’humour et d’impertinence, ses<br />
œuvres brisent les tabous sur le corps féminin<br />
(poils, règles…), le harcèlement, les violences<br />
conjugales, le genre. Magnifiant le cheveu<br />
crépu, elle veut prodiguer fierté et estime de<br />
soi aux Africaines. Dans son livre Love and<br />
Justice: A Journey of Empowerment, Activism,<br />
and Embracing Black Beauty, illustré de<br />
sculptures inédites, elle raconte son parcours<br />
inspirant. Actrice dans La Nuit des rois de<br />
Philippe Lacôte, égérie pour des marques<br />
de mode, elle vient de rentrer dans le Livre<br />
Guinness des records, devenant « la personne<br />
qui saute le plus rapidement avec ses propres<br />
cheveux [s’en servant comme d’une corde à<br />
sauter, ndlr] en 30 secondes ». ■ Astrid Krivian<br />
LAETITIA KY, Love<br />
and Justice: A Journey of<br />
Empowerment, Activism, and<br />
Embracing Black Beauty,<br />
Princeton Architectural<br />
Press, 224 pages, 27,50 $.<br />
Avec ses<br />
500 000 abonnés<br />
sur Instagram<br />
et ses 6 millions<br />
sur TikTok, l’artiste<br />
est un véritable<br />
phénomène.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 17
ON EN PARLE<br />
Le MoMA lui consacre une exposition monographique,<br />
dans laquelle est visible l’Alphabet Bété.<br />
L’artiste<br />
en 1993.<br />
« FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ :<br />
ON NE COMPTE PAS LES ÉTOILES »,<br />
galerie MAGNIN-A, Paris (France),<br />
jusqu’au 30 juillet. magnin-a.com<br />
« FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ :<br />
WORLD UNBOUND », MoMA,<br />
New York (États-Unis), jusqu’au 13 août.<br />
moma.org<br />
HOMMAGEART VISIONNAIRE<br />
L’immense production de l’Ivoirien<br />
FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ, des années<br />
1970 jusqu’à sa mort en 2014, est mise<br />
à l’honneur à New York et à Paris.<br />
ALORS QUE LE MUSEUM OF MODERN ART (MOMA) de New York consacre<br />
au dessinateur et poète une exposition monographique, la galerie Magnin-A<br />
expose un ensemble de dessins peu ou jamais montrés, réalisés par l’artiste<br />
entre 1983 et le début des années 2000. C’est dire la portée de l’approche<br />
singulière de l’image et du langage de Frédéric Bruly Bouabré, décédé<br />
en 2014. Dans sa démarche universaliste, celui qui a consacré sa vie à la quête<br />
du savoir voyait dans l’art un moyen de relier tous les peuples du monde.<br />
L’inventeur de l’Alphabet Bété (449 dessins exécutés au stylo-bille, crayon<br />
et crayon de couleur sur de petits cartons rectangulaires), premier système<br />
d’écriture pour le peuple Bété (ethnie ivoirienne à laquelle appartenait<br />
l’artiste), s’adonnait également à une quête poétique de signes. Sa vie durant,<br />
il n’a eu de cesse de capturer et de codifier des sujets provenant de diverses<br />
sources, notamment les traditions culturelles, le folklore, les systèmes de<br />
croyances religieuses et spirituelles, la philosophie ou encore la culture<br />
populaire. À la fois passeur et révélateur, son génie a ainsi toujours consisté<br />
à aborder simultanément le local et le global, reflétant à la fois l’expérience<br />
personnelle et universelle. Son œuvre, véritable condensé de la culture<br />
orale en une multiplicité vertigineuse de formes visuelles et d’annotations<br />
écrites, se découvre comme on feuillette un livre. Passionnément. ■ C.F.<br />
ROBERT GERHARDT - BORDAS<br />
18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
DR (2)<br />
MORNA<br />
LUCIBELA<br />
SAUDADE, SAUDADE<br />
La chanteuse cap-verdienne revient<br />
avec un album d’une GRANDE<br />
ÉLÉGANCE. À son image.<br />
NHELAS SPENCER, Luis Lima, Toy Vieira, Tibau Tavares,<br />
Miquinha, Elida Almeida, Ary Duarte, Daya… Ils sont<br />
nombreux à être convoqués par Lucibela, l’une des plus<br />
douées héritières de Cesária Évora, qui, avec ce second<br />
album, débute aussi à la composition avec la morna « Ilha<br />
Formose », ode à son île natale de São Nicolau – où elle<br />
poussait son premier ci à Tarrafal il y a trente-six ans…<br />
L’artiste cap-verdienne incarne également un boléro du<br />
LUCIBELA,<br />
Amdjer,<br />
Lusafrica/<br />
Sony.<br />
Cubain Emílio Moret. Acoustique, nostalgique et pourtant<br />
contemporain : Amdjer aborde la condition féminine<br />
avec délicatesse, et néanmoins une grande honnêteté.<br />
À la production, Toy Vieira, complice de Lucibela depuis<br />
ses débuts en studio, signe une réalisation cristalline.<br />
Claviers, cuivres, cordes se mélangent au sein d’un écrin<br />
acoustique qui, inauguré par « Amdjer Ká Bitche », rappelle<br />
le bonheur d’être au monde, aussi imparfait soit-il. ■ S.R.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 19
ON EN PARLE<br />
NOUVELLE<br />
L’ÉNIGME DE<br />
MONSIEUR GÉRARD<br />
Un texte troublant et attachant, écrit<br />
d’une main de maître par l’académicien<br />
Dany Laferrière.<br />
SUSPENSE<br />
LA MARIÉE<br />
ÉTAIT EN ROUGE<br />
Une première<br />
SÉRIE NIGÉRIANE<br />
inégale pour Netflix.<br />
À QUELQUES MINUTES de son<br />
mariage, un homme d’affaires frappe<br />
violemment sa fiancée dans sa suite<br />
d’hôtel : il est aussitôt abattu par la<br />
meilleure amie de la future épouse…<br />
Les deux femmes vont alors<br />
découper le cadavre dans la salle de bains pour mieux<br />
s’en débarrasser et fuir pendant que des dizaines d’invités<br />
s’impatientent dans les salons du luxueux établissement…<br />
La cavale qui s’ensuit met beaucoup de temps à se<br />
mettre en place, et il faut attendre le troisième épisode<br />
(sur quatre) pour que la série trouve le bon tempo. Les<br />
comédiens (plusieurs stars de Nollywood) sont souvent<br />
en roue libre, et le scénario abuse de grosses ficelles (riche<br />
famille déchirée, médecin trafiquant d’organes, police<br />
corrompue…). Mais lorsque l’intrigue plonge enfin au<br />
cœur de la tentaculaire Lagos, ses routes et ses bidonvilles,<br />
ça fonctionne. La fin, abrupte, appelle une suite,<br />
d’autant que le succès est déjà au rendez-vous. ■ J.-M.C.<br />
BLOOD SISTERS (Nigeria), de Biyi Bandele<br />
et Kenneth Gyang. Avec Ini Dima Okojie,<br />
Nancy Isime, Deyemi Okanlawon. Sur Netflix.<br />
C’EST UN TOUT PETIT livre,<br />
un concentré, une histoire simple<br />
et mystérieuse. Un récit à hauteur<br />
d’enfant, comme dérobé aux adultes ; mieux encore,<br />
comme épié par le trou d’une serrure. Un bijou littéraire.<br />
Cette déambulation dans l’imaginaire et les sentiments est<br />
celle de Manuel, 10 ans. Il vit avec sa mère. N’a jamais connu<br />
son père. Lorsqu’il rencontre Monsieur Gérard, professeur<br />
de littérature congédié d’une école de jeunes filles, son<br />
quotidien bascule. L’homme raffiné et singulier, féru de<br />
Baudelaire et de Wagner, qui vit dorénavant cloîtré dans<br />
une chambre miséreuse de Port-au-Prince, va lui enseigner<br />
la poésie, la trigonométrie, tout un art de vivre. Plus encore,<br />
il va éveiller chez cet enfant sensible et intelligent une<br />
fascination et une curiosité, à la frontière de l’indiscrétion<br />
et du désir : une quête hypnotique dans le dédale d’une<br />
intimité équivoque, à la fois paternelle et inquiétante. ■ C.F.<br />
DANY LAFERRIÈRE, L’Enfant qui regarde,<br />
Grasset, 64 pages, 7,50 €.<br />
BD<br />
À LA FACE DU MONDE<br />
Un chant graphique et tragique,<br />
pour résister aux vents contraires<br />
et croire encore aux rêves.<br />
ENSEMBLE, ils avaient déjà fait dialoguer<br />
poésie, arts visuels et musique dans<br />
un ouvrage d’art, Fragments (éditions<br />
Bernard Chauveau, 2019). Le poète, slameur et romancier<br />
Marc Alexandre Oho Bambe et son complice de toujours,<br />
l’artiste pop art Fred Ebami [voir pp. 26-27], nous reviennent<br />
cette fois-ci avec un premier roman graphique, tout en orange,<br />
jaune et rouge brique. Un livre poème. Un livre cri. Pour<br />
dire l’incompréhension, la révolte et l’urgence devant le sort<br />
d’une jeunesse jetée sur les routes de l’exil. Pour chanter<br />
le destin tragique et les attentes anéanties de Yaguine Koïta<br />
et Fodé Tounkara, découverts morts de froid à l’aéroport<br />
international de Bruxelles, dans le train d’atterrissage<br />
arrière droit du vol 520 Sabena Airlines en provenance<br />
de Conakry, le 2 août 1999. Pour s’indigner. Et espérer<br />
encore : « Chaque voyage commence. Par un premier pas.<br />
Vers l’ailleurs horizon. Vers l’Autre. Et vers soi-même. » ■ C.F.<br />
MARC ALEXANDRE OHO B<strong>AM</strong>BE ET FRED EB<strong>AM</strong>I,<br />
Nobles de cœur, Calmann-Lévy, 160 pages, 19 €.<br />
NETFLIX - DR (3)<br />
20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
HOUSE<br />
KIDDY<br />
SMILE<br />
Toujours<br />
en vogue<br />
Avec Paris’ Burning, il fait<br />
un retour fracassant SUR LES<br />
DANCE-FLOORS sans laisser<br />
son activisme au vestiaire.<br />
ROMAIN GUITTET/THE WOID PHOTOGRAPHY - DR<br />
SI LE NOUVEL EP de Kiddy Smile s’appelle<br />
Paris’ Burning, ce n’est pas pour rendre<br />
hommage au documentaire de Jennie<br />
Livingston, Paris is Burning, qui révélait<br />
les coulisses du voguing new-yorkais des<br />
années 1980. Le musicien pensait plutôt<br />
à représenter les possibilités de la house<br />
hexagonale, dont il est la seule incarnation<br />
noire et gay : « Paris est la deuxième capitale<br />
dans le monde où vit la culture ballroom,<br />
comme l’avait prédit et voulu Willi Ninja<br />
[danseur apparaissant dans le docu, ndlr],<br />
affirme-t-il. Paris brûle d’un feu ardent.<br />
Elle est en marche pour se réapproprier des<br />
cultures qui sont les siennes. Et pourquoi<br />
pas être une capitale de la musique house ? »<br />
Initié dans les clubs latinos, noirs et LGBT+,<br />
le voguing est la danse de cœur de Kiddy<br />
Smile, que l’on suit avec attention depuis<br />
son premier album sorti en 2018, One<br />
Trick Pony. Et il brille de son militantisme<br />
dans un Paris’ Burning aux beats acérés.<br />
Cet été, on le verra aussi en tant que juge<br />
dans l’adaptation francophone de l’émission<br />
télévisée américaine Ru Paul’s Drag Race,<br />
diffusée sur France TV Slash. Un rêve devenu<br />
réalité pour le chanteur : « Contrairement<br />
à ce que les gens pensent, le drag n’est pas<br />
clownesque, mais raffiné. Je suis heureux<br />
de participer à une émission qui explique<br />
au grand public sa technicité. » ■ S.R.<br />
KIDDY SMILE,<br />
Paris’ Burning vol. 1,<br />
Grand Neverbeener Records/Grand<br />
Musique Management.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 21
ON EN PARLE<br />
Le Klein Jan est au cœur<br />
de Tswalu Kalahari, la plus<br />
grande réserve privée<br />
d’Afrique du Sud.<br />
SPOTS<br />
DEUX LIEUX<br />
DU CŒUR<br />
Projet culinaire écoresponsable<br />
ou lieu de brassage culturel,<br />
ces ADRESSES GOURMANDES<br />
sont des rêves devenus réalités.<br />
POUR LE CHEF ÉTOILÉ Jan-Hendrik van der Westhuizen,<br />
patron du bijou gastronomique Jan, à Nice, depuis 2013,<br />
l’ouverture l’année dernière du micro-restaurant Klein Jan<br />
est un rêve qui se réalise. Ce nouveau projet au cœur de la<br />
plus grande réserve privée d’Afrique du Sud, Tswalu Kalahari,<br />
lui a permis de revenir dans son pays pour proposer une<br />
cuisine simple, qui sublime les ingrédients de la région du<br />
nord du Cap. À la carte, on trouve de la viande d’impala mais<br />
aussi du springbok cucumber (le concombre cornu d’Afrique)<br />
et des truffes du Kalahari, qui créent ensemble un millefeuille<br />
inédit. Le tout servi dans un cadre unique, à côté du poêle où<br />
la grand-mère du « petit (klein) Jan » lui a appris à cuisiner.<br />
Une expérience gastronomique hors du commun, accessible à<br />
très peu de monde dans un souci de durabilité des ingrédients.<br />
janonline.com/restaurantkleinjan<br />
AUTRE PAYS, autre ambition : celle de Paloma Sané,<br />
de sa mère et de sa sœur, de fédérer du monde autour<br />
de La Favela, ouvert fin 2020 dans le dynamique quartier<br />
du Point E, à Dakar. La Sénégalo-Capverdienne propose<br />
une cuisine métissée aux influences lusophones dans<br />
Ci-contre et ci-dessous, La Favela<br />
se situe dans le dynamique<br />
quartier du Point E, à Dakar.<br />
une belle cour ombragée. Un bar recouvert de faïence,<br />
des tables colorées, un coin dédié au yoga ou aux concerts<br />
live, et beaucoup de place pour jouer. Ici, tout le monde<br />
est bienvenu. Le plat phare, le Cubano Bowl, est une<br />
explosion de saveurs qui mélange fricassée de poulet épicé,<br />
riz safrané, haricots rouges et sauce à la mangue. Mais<br />
la carte propose également des mets à base de porc et,<br />
en semaine, deux plats du jour : un classique sénégalais,<br />
comme le thiep ou le yassa, et un plat international,<br />
comme la poêlée de gambas au citron vert. ■ L.N.<br />
KLEIN JAN/HANRU MARAIS PHOTOGRAPHY (2) - DR (2)<br />
22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
ARCHI<br />
À ABIDJAN, ORANGE<br />
SE RÉINSTALLE !<br />
Koffi & Diabaté livrent un BÂTIMENT REMARQUABLE,<br />
qui incarne les ambitions du groupe dans la région :<br />
moderne, fonctionnel et déjà tourné vers le futur.<br />
FRANÇOIS XAVIER GBRÉ<br />
IMAGINÉ PAR LE CABINET IVOIRIEN Koffi & Diabaté comme<br />
le cœur du futur Orange Village, le nouveau siège d’Orange<br />
Côte d’Ivoire est un imposant bâtiment circulaire sur sept<br />
niveaux. L’anneau de 68 mètres de diamètre a été construit<br />
aux abords de la lagune d’Abidjan et est partiellement<br />
enveloppé par une double peau sophistiquée qui le protège<br />
de l’ensoleillement direct. Cet écran ajouré, composé de<br />
4 000 pièces arrondies, évoque la surface d’une balle de golf.<br />
Une forme qui a inspiré le projet, et fait un clin d’œil aux<br />
terrains de jeu du quartier de la Riviera Golf. À l’intérieur,<br />
les bureaux, les espaces de coworking, le centre de conférences<br />
ou encore le restaurant et la salle de sport bénéficient d’un<br />
éclairage naturel grâce au vaste patio central, végétalisé et<br />
décoré avec des motifs tirés du bogolan. À partir du quatrième<br />
niveau, les terrasses du bâtiment – qui peut accueillir plus<br />
de 900 employés – offrent des espaces de détente en plein<br />
air, et le dernier étage, réservé aux bureaux de la direction<br />
générale et décoré avec de précieuses œuvres d’art locales,<br />
jouit d’une vue imprenable sur la lagune. Dans une approche<br />
minimaliste, qui valorise l’architecture, les murs en béton brut<br />
de décoffrage ont été laissés tels quels. Le matériel, symbole<br />
de modernité, capte et adoucit la lumière des espaces, tout<br />
en contribuant à donner au bâtiment l’allure d’un lieu à la<br />
fois innovant et intemporel. ■ L.N. koffi-diabate.com<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 23
ON EN PARLE<br />
DESTINATION<br />
MAHDIA<br />
LA MÉCONNUE<br />
Préservée du tourisme de masse, une CITÉ TUNISIENNE ENCORE<br />
AUTHENTIQUE, lieu idéal pour retrouver la Méditerranée.<br />
AVEC SES MAISONS d’une blancheur éclatante, ses portes<br />
vert émeraude, son centre-ville parsemé de petites places<br />
ombragées et son vieux port de pêcheurs, Mahdia a gardé<br />
le charme millénaire d’une Tunisie authentique. Cette<br />
ville de province située sur une presqu’île entre Sousse et<br />
Sfax est restée à l’écart des sentiers (touristiques) battus<br />
et a tout fait, dans les années 1960, pour préserver son<br />
magnifique cimetière marin de l’appétit des promoteurs,<br />
qui voulaient le transformer en resort balnéaire. Les<br />
modestes tombes blanches sont toujours à leur place,<br />
sur le cap Afrique, où les visiteurs peuvent flâner entre<br />
les bouquets de laurier et se laisser caresser par l’écume<br />
portée par le vent. Les hôtels, une vingtaine, ont été<br />
cantonnés au nord de la ville, le long d’un ruban de<br />
sable doré – l’une des plages, avec celles de Chebba et<br />
de Salakta, au sud, parmi les plus belles du pays.<br />
Réputée pour les structures spécialisées en soins thalasso<br />
et sa station balnéaire à taille humaine, Mahdia est une<br />
ville d’histoire, de culture et d’artisanat. Déjà connue du<br />
temps des Phéniciens sous le nom de Jemma, puis sous<br />
celui d’Aphrodisium, elle accueille l’un des plus riches sites<br />
archéologiques sous-marins de Tunisie. À l’intérieur du souk<br />
couvert et dans les ruelles de l’ancienne ville, on trouve<br />
encore les magnifiques robes de mariage traditionnelles<br />
SHUTTERSTOCK<br />
24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
Ci-dessus, le Cafe El Enba, et ci-dessous, l’Hôtel Thalasso<br />
Mahdia Palace Spa & Kneipp.<br />
Ci-dessous, la maison d’hôtes Dar Evelyne.<br />
DR (3)<br />
et les ateliers des tisserands, qui filent depuis le XIV e siècle<br />
des soieries aux motifs et coloris flamboyants.<br />
Pour accéder au paisible centre historique, on peut<br />
emprunter la Skifa El Kahla (« la porte noire »), une<br />
énorme porte fortifiée et l’un des rares vestiges des anciens<br />
remparts de la citadelle. Si l’on veut en revanche profiter<br />
d’une imprenable vue d’ensemble sur la médina d’un côté<br />
et sur le golfe de l’autre, il faut grimper sur la terrasse<br />
du Borj El Kébir, un fort ottoman du XVI e siècle sur la route<br />
de la Falaise. L’occasion de s’arrêter prendre un café sur la<br />
corniche ou d’explorer l’incontournable marché du vendredi,<br />
qui regroupe les producteurs et les artisans locaux. ■ L.N.<br />
LES BONNES ADRESSES<br />
Restaurant Chez Naima : une cuisine familiale et épicée<br />
qui met les poissons à l’honneur, à côté de la Skifa El Kahla.<br />
Cafe El Enba : une halte pittoresque pour savourer un thé<br />
à la menthe sur la place du Caire, au cœur de la vieille ville.<br />
Hôtel Thalasso Mahdia Palace Spa & Kneipp<br />
et Hôtel Nour Palace Resort & Thalasso :<br />
deux adresses de charme pour un soin thalasso<br />
ou un séjour bien-être de qualité.<br />
Maison d’hôtes Dar Evelyne : un petit coin de paradis<br />
avec une terrasse de rêve nichée dans la médina.<br />
Musée de Mahdia : pour voir mosaïques, céramiques<br />
anciennes, objets artisanaux et précieux tissages.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 25
PARCOURS<br />
Fred Ebami<br />
L’ARTISTE FRANÇAIS D’ORIGINE C<strong>AM</strong>EROUNAISE<br />
apporte un souffle nouveau au pop art. Mêlant outils<br />
numériques et organiques, inspirées par le panafricanisme,<br />
ses œuvres conscientes interpellent l’œil et l’esprit.<br />
par Astrid Krivian<br />
Enfant, il était féru de musique classique et de dessin. Artiste français d’origine<br />
camerounaise, Fred Ebami, 45 ans, a grandi en région parisienne jusqu’à ses<br />
10 ans, puis au Cameroun. « Je gribouillais, dessinais sans cesse. Je m’exprimais<br />
ainsi. Je représentais ma société à travers les superhéros. Et je rêvais de<br />
superpouvoirs pour sauver le monde », se souvient-il. De la pop culture des<br />
comics au pop art, il n’y a qu’un pas. Marqué par les photographies publicitaires<br />
d’Oliviero Toscani pour Benetton, il est aussi ébloui, bousculé par les œuvres<br />
d’Andy Warhol, de Roy Lichtenstein, de Jean-Michel Basquiat et, plus récemment,<br />
de Banksy, artiste de street art. Après des études parisiennes et une traversée<br />
des États-Unis à 22 ans, il met le cap sur l’Angleterre, à Oxford, où il étudie l’infographie.<br />
Alors qu’il se destine à une carrière de publicitaire, son ami, l’écrivain, poète et slameur camerounais<br />
Marc Alexandre Oho Bambe, alias Capitaine Alexandre, lui propose d’illustrer son premier recueil de<br />
poésies et de préparer une exposition. Publié en 2009, le succès de son ouvrage ADN : Afriques Diaspora<br />
Négritude propulse le travail de Fred Ebami sous la lumière. Sa carrière est lancée. Depuis, ses œuvres<br />
ont notamment été exposées à la biennale de Dakar, à la galerie M<strong>AM</strong> de Douala, à Johannesbourg,<br />
à la Tate Modern de Londres ou encore à la foire d’art contemporain 1:54 de Marrakech…<br />
Son pop art, son « souffle de vie », croise le numérique et l’organique, la toile et l’ordinateur.<br />
Sa boîte à outils brasse divers matériaux et techniques (mobilier, masques africains touristiques, feutres<br />
acryliques, peinture à l’huile, fusain, crayons…). « La même folie d’inspiration me guide. Je mélange<br />
les genres pour casser les codes, faire respirer les œuvres. J’aime surprendre, bousculer. » Il s’approprie<br />
les codes publicitaires de la société de consommation pour délivrer ses messages d’espoir, d’ouverture,<br />
d’émerveillement. Avec ses couleurs vives, ses lignes marquées, ses slogans, son humour, son sarcasme,<br />
ses réalisations accrochent le regard, interpellent : « Je veux éveiller les gens à leurs univers intérieurs,<br />
dans un monde qui édicte des façons d’être. » Il représente des personnalités africaines devenues des<br />
icônes – Cheikh Anta Diop, Miriam Makeba, Salif Keita, Thomas Sankara… « C’est important de les faire<br />
connaître aux nouvelles générations. Ils m’ont éduqué, aidé à comprendre l’histoire de mes aïeux, de mon<br />
continent, et la mienne. Ainsi, je connais ma culture, mes origines. Apaisé, je ne me sens pas déraciné. »<br />
Pour lui, l’art se conjugue à l’amitié. Avec Capitaine Alexandre – ils viennent de cosigner le roman graphique<br />
Nobles de cœur – et le slameur Manalone (Albert Morisseau Leroy à la ville), ils ont fondé le collectif On a<br />
slamé sur la lune. L’objectif ? Faire dialoguer les arts, les cultures, créer des œuvres plurielles, des spectacles<br />
inclassables, sensibiliser le public à la création, à la poésie. Cultiver cette capacité à rêver. Ou, comme ils<br />
l’ont écrit au sein de leur installation multimédia Expoésie : Transmission, présentée au festival littéraire<br />
Aux quatre coins du mot, à La-Charité-sur-Loire : « Regarde le ciel / La porte des étoiles est ouverte. » ■<br />
26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
« Je mélange les<br />
genres pour casser<br />
les codes, faire<br />
respirer les<br />
œuvres. J’aime<br />
surprendre,<br />
bousculer. »<br />
De gauche à droite,<br />
Dr Mukwege et Sankara<br />
Yellow.<br />
GABRIEL DIA - FRED EB<strong>AM</strong>I (2)
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C’EST COMMENT ?<br />
PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />
AU-DELÀ DES CULTURES<br />
DOM<br />
Le 24 juin, un véritable séisme pour des millions de femmes s’est produit<br />
aux États-Unis : l’arrêt Roe vs Wade, qui autorisait l’avortement depuis 1973,<br />
a été révoqué. Dorénavant, chaque État pourra choisir de l’interdire ou non. Sept<br />
États ont décidé dans les jours qui ont suivi de priver les femmes de ce droit. Et une<br />
vingtaine d’autres devraient suivre. Pour des millions d’Américaines, c’est un retentissant<br />
retour en arrière. Depuis, des manifestations et des inquiétudes grandissantes<br />
en Europe et en Occident s’enchaînent ou montent.<br />
Ailleurs dans le monde, et en particulier en Afrique,<br />
l’émotion est moins grande. En effet, à part en Tunisie, au<br />
Mozambique, en Afrique du Sud, au Cap-Vert, et très récemment<br />
au Bénin, l’IVG est interdite par la loi. La loi « officielle », coutumière,<br />
religieuse, culturelle, sociale… Certains pays, comme le Gabon<br />
ou la Côte d’Ivoire, ont réussi à assouplir un peu la règle, en autorisant<br />
l’avortement thérapeutique pour le premier, ou en cas de<br />
viol ou d’inceste pour le second. Mais globalement, le sujet agite<br />
des démons, qui vont de l’autonomisation des femmes à la mise<br />
en péril de la descendance.<br />
Dans certaines régions où l’inceste, le viol et le violent<br />
rejet des filles-mères sont une réalité quotidienne, les femmes<br />
sont confrontées à un mur « culturélo-religieux » ancestral<br />
infranchissable. L’objet n’est pas ici d’ouvrir le débat sur les pro<br />
ou anti-IVG, sur les justifications des opinions de X ou Y, bref, sur<br />
une question particulièrement épineuse et complexe en Afrique.<br />
Mais nous souhaitons rappeler quelques chiffres, capables de<br />
donner à penser. Car évidemment, que l’on soit pour ou contre,<br />
6,2 millions d’avortements clandestins ont lieu chaque année en<br />
Afrique subsaharienne. Et malheureusement, 44 % des femmes<br />
qui meurent dans le monde des suites d’un avortement à risque<br />
sont africaines. Un total de 300 000 femmes en moyenne par an.<br />
Elles ont recours à des méthodes épouvantables, en<br />
solitaire, ou encouragées et facturées par des « cliniques<br />
de rue ». Hormis celles qui décèdent, la plupart des rescapées<br />
finissent leur vie avec un utérus perforé, des hémorragies et des infections à répétition.<br />
Et deviennent souvent définitivement stériles. Alors, peut-être faudrait-il peu<br />
à peu considérer cette triste réalité comme un moyen de faire bouger le curseur,<br />
et appréhender aussi la question inévitable de l’avortement comme un problème<br />
majeur de santé publique. Au-delà des cultures… ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 29
Le 24 juin, à Melilla,<br />
sur la seule frontière terrestre<br />
entre l'Afrique et l'Europe…<br />
perspectives<br />
p<br />
FORTERESSE<br />
EUROPE<br />
La récente tragédie dans l'enclave espagnole<br />
de Melilla fin juin illustre une fois de plus<br />
la bunkerisation de l'Union européenne face<br />
à la question incontournable et permanente<br />
des migrants. Pourtant, d'autres approches<br />
sont possibles. par Cédric Gouverneur<br />
JAVIER BERNARDO/AP/SIPA<br />
30 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 31
À Evros,<br />
en Grèce,<br />
des policiers<br />
« recrutent »<br />
des migrants<br />
pour en repousser<br />
violemment<br />
d’autres.<br />
PERSPECTIVES<br />
Des gardes-frontières Frontex le long du mur d'Evros,<br />
faisant office de séparation avec la Turquie, en mai 2021.<br />
32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
NOEL QUIDU/FIGARO MAGAZINE<br />
Les images sont terribles. Un enchevêtrement<br />
de corps humains au<br />
pied de barbelés. Des Africains<br />
morts étouffés par leurs compagnons<br />
d’infortune, ou écrasés en<br />
tombant de la grille. De l’autre côté,<br />
c’est Melilla, l’une des deux enclaves<br />
espagnoles qui subsistent sur la côte<br />
rifaine, au nord : malgré les efforts<br />
des gardes-frontières marocains et<br />
de la Guardia Civil (la gendarmerie espagnole), 133 migrants<br />
seraient parvenus à y pénétrer. Les voilà dans l'espace Schengen<br />
: chacun de leur cas doit être examiné, certains seront peutêtre<br />
éligibles au statut de réfugié politique. Ces hommes ont le<br />
sentiment d’avoir remporté une bataille dans leur lutte pour<br />
gagner l’eldorado européen. Devant les caméras, quelques-uns<br />
ont esquissé le V de la victoire avec leurs doigts.<br />
Ce vendredi 24 juin, environ 2000 migrants africains ont<br />
pris d’assaut Melilla. Venus de la forêt voisine de Gourougou,<br />
où ils campent dans des conditions déplorables, ils ont couru<br />
vers le poste-frontière de Barrio Chino (« quartier chinois »),<br />
réputé comme étant le plus vulnérable. Beaucoup étaient équipés<br />
de bâtons ou de barres de fer, d’autres avaient rempli leur<br />
sac à dos avec des pierres. « C’était la guerre, a résumé à l’AFP<br />
un Soudanais de 20 ans. Nous avions des pierres pour nous<br />
battre avec les policiers marocains. » Les migrants ont cherché à<br />
escalader la grille de 6 mètres, hérissée de barbelés. Repoussés<br />
par les balles en caoutchouc, les coups de matraques et les gaz<br />
lacrymogènes, les assaillants ont chuté les uns sur les autres,<br />
s’écrasant mutuellement, comme refoulés des remparts d’un<br />
château fort. Entre 23 et 37 migrants, selon les sources, ont<br />
péri ce funeste vendredi en montant à l’assaut de la forteresse<br />
qu’est devenue l’Europe.<br />
Ces tragédies sont devenues tristement banales. Trois jours<br />
après l’assaut de Melilla, les cadavres de près de 50 personnes<br />
originaires du Mexique ou d'Amérique centrale ont été découverts<br />
au Texas dans un camion garé en plein soleil. Quant<br />
aux naufrages en Méditerranée, ils sont innombrables. En<br />
avril 2015, une liste de 100 mètres de long comportant les noms<br />
de 17 306 migrants morts en tentant la traversée entre 1990<br />
et 2012 avait été étalée par des associations dans les couloirs<br />
du Parlement européen afin de dénoncer, déjà, le durcissement<br />
de la politique migratoire. Et l’Organisation internationale pour<br />
les migrations estime que 3000 à 5000 personnes périssent en<br />
mer chaque année depuis 2014. L’opinion publique européenne<br />
s’en émeut encore parfois, lorsqu’un cas particulier se détache<br />
du froid anonymat des statistiques et vient rappeler que chacun<br />
de ces décès est un drame humain. Ainsi, les photos du<br />
corps du petit Alan Kurdi, échoué sur une plage turque en<br />
septembre 2015, avaient bouleversé et peut-être facilité l’accueil,<br />
notamment en Allemagne, de centaines de milliers de<br />
réfugiés fuyant les guerres du Moyen-Orient. L’immigration<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 33
PERSPECTIVES<br />
économique suscite moins d’empathie. Elle paraît cependant<br />
inévitable, comme un jeu de vases communicants, tant les<br />
disparités de niveau de vie sont abyssales : le PIB moyen par<br />
habitant de l’UE de 33 900 euros est 10 fois plus élevé qu'au<br />
Maghreb, et 20 à 30 fois supérieur à celui de la plupart des pays<br />
d’Afrique subsaharienne.<br />
Critiquées par l’Union africaine et les ONG après le drame de<br />
Melilla, les autorités marocaines ont défendu leur action, rappelant<br />
le bilan relativement lourd enduré par les forces de l’ordre<br />
lors de l’attaque (140 blessés, dont cinq graves) et « l’extrême<br />
violence des assaillants ». La police a interpellé 65 migrants (en<br />
grande majorité soudanais, mais aussi maliens et tchadiens) et<br />
les a déférés à la justice, qui les poursuivra : 36 pour « entrée illégale,<br />
violence contre les forces de l’ordre, attroupement armé,<br />
refus d’obtempérer » et 29 pour « participation à une bande<br />
criminelle en vue d’organiser et de faciliter l’immigration clandestine<br />
». Le Maroc a également annoncé avoir déjoué le 26 juin<br />
« un plan pour prendre d’assaut » Ceuta, la seconde enclave espagnole,<br />
située à 385 kilomètres à l’ouest de Melilla.<br />
UNE ROUTE LIBYENNE DE PLUS EN PLUS IMPRATICABLE<br />
Surtout, Rabat pointe du doigt le rôle supposé d’Alger dans<br />
cette tragédie : « Les assaillants se sont infiltrés à la frontière avec<br />
l’Algérie » et ont profité « du laxisme délibéré du pays dans le<br />
contrôle de ses frontières avec le Maroc ». La question migratoire<br />
attise ainsi le différend entre les frères ennemis du Maghreb,<br />
qui ont rompu leurs relations diplomatiques voilà déjà près d’un<br />
an. Les deux voisins ont coutume de s’accuser mutuellement<br />
d’exacerber, en sous-main, les problèmes de l’autre : en 2021,<br />
la présidence algérienne avait suspecté le Maroc d’appuyer les<br />
indépendantistes kabyles – qu'elle soupçonnait d’être derrière<br />
les incendies qui ont ravagé le pays.<br />
Mais si la pression s’accroît sur les enclaves espagnoles au<br />
Maroc, c’est surtout parce que la route libyenne devient de plus<br />
en plus impraticable : en Libye, les migrants africains risquent<br />
d’être kidnappés par des groupes armés qui exigent une rançon<br />
de leur famille, ou détenus pendant des années par les autorités<br />
dans des centres de rétention surpeuplés et insalubres. Et les<br />
rescapés doivent ensuite traverser la Méditerranée… Ils évitent<br />
donc prudemment le pays et se dirigent logiquement vers le<br />
Maroc, où se trouvent les seules frontières terrestres entre<br />
l’Afrique et l’Europe, du fait de la présence de Ceuta et Melilla,<br />
possessions ibériques depuis le XV e siècle.<br />
En Espagne, le drame de juin a suscité la consternation : des<br />
manifestations ont eu lieu le 26, aux cris de « gouvernement<br />
progressiste mais aussi raciste ». Le Premier ministre socialiste,<br />
Pedro Sánchez, a choqué en déclarant maladroitement que la<br />
tragédie avait été « bien résolue ». Et a pointé la responsabilité<br />
des « mafias qui se livrent au trafic d’êtres humains ». Après une<br />
année de brouille liée à la question des provinces sahariennes du<br />
Maroc, les deux pays se sont en effet réconciliés : Madrid et Rabat<br />
ont repris, en mars, leur coopération migratoire. Le chef du<br />
gouvernement espagnol sait que l’appui des autorités marocaines<br />
lui est indispensable pour juguler la pression autour des deux<br />
enclaves : en mai 2021, des milliers de migrants avaient pénétré<br />
à Ceuta, submergeant les effectifs de la Guardia Civil.<br />
« L’accord Espagne-Maroc sur l’immigration tue », ont fustigé<br />
des dizaines d’associations, européennes et africaines, dans une<br />
lettre ouverte publiée le 27 juin. « Les prémices du drame » de<br />
Melilla étaient « annoncées depuis des semaines » : « Des campagnes<br />
d’arrestations et de ratissages des campements, des<br />
déplacements forcés » aux alentours de l’enclave ont mis la pression<br />
sur les migrants, dont certains campent au Maroc depuis<br />
plusieurs années, les conduisant à considérer l’assaut comme<br />
solution ultime. Les associations dénoncent « la nature mortifère<br />
de la coopération sécuritaire en matière d’immigration ». Encerclée<br />
par la pauvreté et la guerre, l’UE verse en effet des millions<br />
d’euros à certains de ses voisins du pourtour méditerranéen afin<br />
qu’ils refoulent les migrants : le Maroc, la Turquie, et même la<br />
Libye, malgré les exactions flagrantes commises dans ce pays<br />
(six Africains ont été abattus par la police dans un centre de<br />
rétention de Tripoli, en octobre dernier). Confrontés à la montée<br />
en puissance de partis xénophobes, les États européens bricolent<br />
des solutions peu en phase avec leurs valeurs, faisant fi des<br />
critiques des associations humanitaires. À Evros, en Grèce, à la<br />
frontière avec la Turquie, des policiers « recrutent » des migrants<br />
pour en repousser violemment d’autres. Au Royaume-Uni, la<br />
34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
AL<strong>AM</strong>Y STOCK PHOTO<br />
ministre de l’Intérieur Priti Patel veut expulser les indésirables<br />
vers le Rwanda : mi-juin, un premier vol à destination de Kigali<br />
a été bloqué in extremis par la Cour européenne des droits de<br />
l'homme. Mais cette fille d’immigrés indiens – admiratrice de<br />
Margaret Thatcher comme du Premier ministre indien fascisant<br />
Narendra Modi – a bien l’intention de récidiver…<br />
Ces politiques ont pour objectif de dissuader les candidats à<br />
l’exil et de fermer des routes migratoires. Et parfois, ça marche.<br />
L’Australie transfère les clandestins échoués sur ses côtes dans<br />
un camp sordide de l’île de Nauru, au beau milieu du Pacifique,<br />
où des familles entières croupissent depuis des années : les<br />
images de ces internés désespérés (afghans, birmans, mais aussi<br />
somaliens) ont fait le tour du monde, et désormais, quasiment<br />
plus aucun bateau ne tente de débarquer en Australie…<br />
LE VIEUX CONTINENT A POURTANT BESOIN DE BRAS<br />
Le drame de Melilla montre que le blocage d’une voie migratoire<br />
(en l’occurrence, en Libye) entraîne une tension accrue sur<br />
celles qui sont alternatives, jusqu’à la saturation, puis l’explosion.<br />
D’autres solutions sont pourtant envisageables : en tout temps et<br />
en tout lieu, les immigrés effectuent les tâches boudées par les<br />
autochtones. Or, l’Europe vieillit : l’âge médian y est de 43,7 ans<br />
(2,7 de plus en seulement une décennie), soit plus du double<br />
de celui de l'Afrique subsaharienne. Le Vieux Continent – qui<br />
n’a jamais aussi bien porté son surnom ! – a besoin de bras :<br />
On estime<br />
que 3 000 à<br />
5 000 personnes<br />
périssent<br />
en mer<br />
chaque année<br />
depuis 2014.<br />
Des clandestins à bord d'une embarcation de fortune<br />
essaient d'atteindre l'Italie, en janvier 2018.<br />
beaucoup de métiers ne parviennent plus à recruter, du fait<br />
notamment de la faiblesse des salaires, rognés par l’inflation.<br />
En France, rien que dans l’hôtellerie et la restauration, il manquerait<br />
selon les estimations entre 270 000 et 360 000 salariés :<br />
l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, association<br />
des dirigeants du secteur, entend ainsi faire venir des milliers de<br />
saisonniers tunisiens et marocains pour faire face à l’afflux estival.<br />
D’autres patrons se démènent pour obtenir des autorités la<br />
régularisation de leurs employés clandestins. En janvier 2021, à<br />
Besançon, un boulanger, Stéphane Ravacley, s’était même infligé<br />
douze jours de grève de la faim pour conserver son apprenti<br />
guinéen, Laye Fodé Traoré, lequel se trouvait sous le coup d’une<br />
procédure d’expulsion. Leur histoire est malheureusement une<br />
goutte d’humanité dans un océan de realpolitik. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 35
PERSPECTIVES<br />
Au Maghreb, le parcours<br />
du combattant pour un visa<br />
Quand l'on veut passer par la voie légale, obtenir le précieux sésame n'est pas chose<br />
aisée. Les obstacles sont nombreux et en découragent beaucoup… par Frida Dahmani<br />
Aussitôt élu député de la 9 e circonscription des<br />
Français de l’étranger, Karim Ben Cheikh,<br />
candidat de la Nouvelle Union populaire écologique<br />
et sociale (Nupes) et ancien diplomate,<br />
incluait parmi ses priorités, non pas une problématique<br />
des résidents français à l’étranger,<br />
mais celle des visas, un point noir qui impacte la perception<br />
de Paris par l’opinion publique, notamment maghrébine : « La<br />
première mesure que je proposerai sera l’annulation de cette<br />
décision injuste, qui consiste à punir collectivement une population<br />
du Maghreb en réduisant drastiquement les visas. Cela<br />
est perçu, et avec raison, par certains comme une insulte aux<br />
populations. Il faut changer de méthode sur les visas. »<br />
Ce sera trop tard pour la jeune Meriem, fan du groupe<br />
Metallica, qui avait économisé pour assister, le 26 juin dernier,<br />
au concert donné par ses idoles au festival Hellfest, à Clisson.<br />
Alors qu’elle avait produit tous les documents nécessaires au<br />
visa, dont un billet VIP, une réservation d’hôtel et un change<br />
de devises, sa demande a tout de même été rejetée, invoquant<br />
« des doutes raisonnables quant à [sa] volonté de quitter le<br />
territoire des États membres avant l’expiration du visa » – le<br />
fameux motif 13 que tous les demandeurs craignent. Difficile<br />
d’opposer un recours à une décision aussi floue et subjective.<br />
Sa déconvenue est grande, mais elle relève non sans ironie<br />
que « ceux qui migrent clandestinement en France n’ont jamais<br />
demandé de visa ».<br />
Comme Meriem, ils sont nombreux à subir les conséquences<br />
de la révision des quotas de visas pour les pays du Maghreb,<br />
annoncée par Gérard Darmanin en septembre 2021. Comme<br />
une riposte aux refus ou aux lenteurs des autorités de ces derniers<br />
à répondre aux sollicitations de Paris pour rapatrier leurs<br />
ressortissants en situation irrégulière ou reconduits aux frontières,<br />
le ministre de l’Intérieur avait présenté cette décision de<br />
réduire de 30 % ceux octroyés en Tunisie et de 50 % pour l’Algérie<br />
et le Maroc. Cette mesure du gouvernement Castex semblait<br />
s’inscrire, à quelques mois des élections présidentielles de<br />
mai 2022, dans une stratégie du candidat à un second mandat<br />
Emmanuel Macron pour contrer la montée des populismes avec<br />
le Rassemblement national et le parti Reconquête d’Éric Zemmour.<br />
« À chaque fois, on invente un nouveau frein pour composer<br />
avec la xénophobie montante », regrette un scénographe qui<br />
peine à obtenir des visas, même avec des invitations officielles.<br />
La pandémie de Covid-19 et la fermeture des frontières ont<br />
induit un ralentissement des échanges transfrontaliers et des<br />
déplacements des personnes. Conséquences : les demandes pour<br />
la France, et plus généralement l’espace Schengen, ont diminué<br />
drastiquement. Une situation extraordinaire qui n’a pas permis<br />
à la réduction des quotas de faire son effet. Un an et une<br />
réouverture des frontières plus tard, les chiffres sont édifiants :<br />
en 2021, l’Hexagone a rejeté 21,1 % des demandes reçues, sur<br />
un total de 652 331. Le Maroc enregistre par exemple une baisse<br />
de 29,6 %, avec 69 428 approbations, tandis que l’Algérie affiche<br />
13,1 % de moins, avec 63 649 autorisations, et la Tunisie connaît<br />
une réduction de 6,9 %, soit 46 070 octrois. Cette diminution<br />
n’a pas eu l’impact escompté sur les rapatriements souhaités par<br />
la France, puisque seuls 131 Tunisiens ont été expulsés entre<br />
janvier et juillet 2021 (contre 893 en 2019), ainsi que 80 Marocains<br />
(contre 865 en 2019) et 22 Algériens (1 650 en 2019). Ces<br />
scores n’ayant pas satisfait les services français, ils ont mis la<br />
pression aux gouvernements du Maghreb en opérant un tour de<br />
vis supplémentaire palpable sur les visas en 2022.<br />
UNE RESTRICTION QUI N’EST PAS NOUVELLE<br />
Désormais, les refus sont monnaie courante, et plus personne<br />
ne fait exception. La restriction des visas n’est pas nouvelle<br />
et a même semblé un temps relever du bon vouloir de<br />
l’agent consulaire. Chokri, un haut commis de l’État, a connu<br />
une situation ubuesque : il devait subir une transplantation<br />
rénale et avait réglé en avance, documents à l’appui, les trois<br />
semaines d’hospitalisation prévues, mais malgré cela, les services<br />
consulaires se sont entêtés à lui réclamer une réservation<br />
d’hôtel. Les situations singulières sont très fréquentes, et<br />
chaque demandeur pense être un cas particulier : « Parfois, il<br />
faut l’intervention d’un diplomate en poste pour faire réagir le<br />
consulat », précise Samir, un médecin algérien qui n’a pu assister<br />
à un colloque à Bordeaux. Il en est de même avec des confrères<br />
tunisiens, qui se sont plaints auprès du Conseil de l’ordre de<br />
cette situation : « J’ai obtenu mon visa le jour où mon retour était<br />
prévu », se souvient une cardiologue, tandis qu’une professeure<br />
en médecine bien connue sur la place de Tunis s’est vue refuser<br />
le précieux sésame au motif qu’elle pouvait rester en France.<br />
« Les profilers des consulats ne savent pas qui est qui et ont des<br />
critères qui ne relèvent d’aucune logique », s’emporte Mehdi,<br />
opérateur dans le transport international depuis Tanger, dont la<br />
36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
Des procédés lourds et coûteux, un espace Schengen de plus en plus inaccessible.<br />
SHUTTERSTOCK<br />
clientèle est essentiellement française. Sa mésaventure et celle<br />
de son cousin, un avocat d’affaires de Rabat qui travaillait sur un<br />
projet de joint-venture avec une entreprise de Saint-Étienne, lui<br />
font affirmer que « la France a commis une erreur stratégique en<br />
réduisant les visas sans aucun discernement, ni aménagement<br />
au moins en fonction des catégories socioprofessionnelles ».<br />
Toutes les corporations sont concernées ; avocats et architectes<br />
vivent les mêmes désagréments. Face à cette situation, côté tunisien,<br />
certains suggèrent d’exiger également d’imposer des visas<br />
aux ressortissants français en visite : « Cette réciprocité allégerait<br />
le sentiment d’humiliation que l’on éprouve quand le rejet est<br />
signifié », explique Slim, un brillant développeur qui, après un<br />
refus de visa, a perdu les frais d’inscription réglés à l’école d’informatique<br />
où il devait poursuivre son master – mais qui a reçu<br />
un accueil réconfortant au Canada, où il fait désormais carrière.<br />
DES FRAIS PROHIBITIFS<br />
Pourtant, l’externalisation des procédures de demandes, il y<br />
a près de dix ans, aurait dû améliorer le service. Mais cela n’a pas<br />
été le cas puisque Jean-Yves Leconte, sénateur représentant les<br />
Français établis hors de France, a saisi à ce propos la Première<br />
ministre Élisabeth Borne dès la reconduction de sa mission en<br />
juin 2022. Sollicité par les médias, le Quai d’Orsay assure que<br />
la lenteur est due à un manque d’agents, qui sera résolu par<br />
des recrutements en septembre, et impute la surcharge à la<br />
reprise de la mobilité post-Covid-19. Le sénateur déplore aussi<br />
les difficultés qu’ont les familles à pouvoir se retrouver et désapprouve<br />
les délais et le coût du précieux sésame. Les freins mis<br />
aux regroupements familiaux provoquent des situations parfois<br />
déchirantes : « Après trois ans de démarches pour que je rejoigne<br />
mon futur mari, c’est lui qui a dû rentrer car il a été mis au chômage<br />
à cause de la pandémie », confie Sondos, laquelle a mis<br />
sa vie entre parenthèses en attendant son visa et ne veut plus<br />
penser au temps, à l’argent et à l’énergie perdus. Samira, une<br />
commerçante qui circule surtout pour ses vacances, a trouvé<br />
l’astuce pour court-circuiter les désagréments : en s’adressant à<br />
une agence de voyages qui se charge de toutes les démarches et<br />
lui remet en mains propres les documents, elle évite l’épreuve<br />
des files d’attente auprès de TLScontact, le centre de collecte<br />
des demandes de visas, qui seront ensuite traitées par le consulat.<br />
« Je préfère payer une agence que j’ai identifiée et qui me<br />
connaît, plutôt que de verser des suppléments à TLS pour un<br />
service premium », assure la quadragénaire qui apprécie, malgré<br />
tout, de faire régulièrement une tournée des bonnes tables à<br />
Paris et à Lyon. Elle n’est pas la seule à trouver le coût prohibitif :<br />
pour pouvoir obtenir un rendez-vous et déposer un dossier (sans<br />
aucune certitude sur son acceptation), il faut débourser entre<br />
80 et 99 euros selon le type de visa, et 33,50 euros qu’empoche<br />
directement le centre de collecte. Les frais représentent pratiquement<br />
un SMIG pour les ressortissants du Maghreb , et le<br />
hic est qu’en cas de refus, aucun remboursement n’est possible.<br />
Une pratique qui ouvre la porte à d’éventuels trafics ainsi qu'à<br />
des intermédiaires qui assurent avoir leurs entrées auprès de<br />
TLS, le délai d’attente pour un rendez-vous pouvant aller jusqu’à<br />
deux mois. Le Quai d’Orsay justifie 30 % de l’encombrement au<br />
niveau des dépôts à cause de désistements de demandeurs qui<br />
n’annuleraient pas leur rendez-vous.<br />
Sur les réseaux sociaux, la communauté maghrébine<br />
échange ses points de vue et fait le récit de ses déboires. « On<br />
ne veut pas de nous, on va ailleurs », lit-on souvent, mais la<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 37
PERSPECTIVES<br />
plupart des messages fustigent la politique de la migration choisie,<br />
lancée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui consiste<br />
à sélectionner les migrants selon leur utilité à l’économie de<br />
l’Hexagone. « Une considération que l’on peut comprendre, mais<br />
qui ne doit pas impacter la libre circulation des personnes, et<br />
surtout ne pas la soumettre à l’appréciation d’on ne sait qui<br />
dans un consulat », assène un pharmacien de 53 ans installé<br />
à Constantine, qui attend depuis six mois que soit tranché le<br />
recours qu’il a introduit auprès de la commission de Nantes,<br />
seule compétente en la matière. Son visa lui a été refusé pour<br />
revenus insuffisants : « C'est n’importe quoi », assène celui qui<br />
tient une officine connue et n’a pas de problèmes de fin de mois.<br />
Le système est devenu intrusif et ne respecte pas les données<br />
personnelles, puisque les centres de visas demandent souvent<br />
des relevés bancaires – et parfois même ceux du partenaire.<br />
« Tout est fait pour nous indiquer que nous ne sommes pas les<br />
bienvenus. La France ne se rend pas compte qu’elle ne donne<br />
pas envie », soupire Fadwa, dont la sœur, conceptrice en design,<br />
a été soupçonnée de vouloir immigrer alors qu’elle apportait<br />
la preuve que ses clients sont plutôt à Dubaï. Encore plus éloquent<br />
: des hauts cadres du Groupe OCP n’ont pas obtenu de<br />
visa pour se rendre au salon VivaTech à Paris, début juin.<br />
L'INCOMPRÉHENSION S’INSTALLE<br />
« Finalement, nous sommes interdits de tourisme, et le<br />
monde des affaires se ferme petit à petit. Par contre, la France<br />
continue à puiser dans le vivier maghrébin des informaticiens<br />
et des professionnels de la santé pour ses besoins en spécialistes<br />
», lance un chef d’entreprise tunisien, qui constate que<br />
l’espace Schengen devient de plus en plus inaccessible, ou du<br />
moins est moins souple qu’il y a cinq ou dix ans. « Maintenant,<br />
on est contraints, pour une première entrée, d’accéder à l’espace<br />
Schengen uniquement par le pays émetteur du visa. On ne peut<br />
plus demander un visa pour l’Espagne et aller finalement à Paris,<br />
comme c’était le cas avant », précise avec une pointe de dépit un<br />
cadre de banque qui regrette la complexité des démarches, mais<br />
aussi l’inflation qui rend difficile tout voyage en Europe.<br />
L’incompréhension de cette situation absurde s’installe, d’autant<br />
plus que les autorités ne lèvent pas vraiment les malentendus.<br />
Contrairement au Maroc ou à l’Algérie, « la diplomatie<br />
tunisienne ne dénonce pas l’arbitraire des visas et se soumet<br />
sans protester ou engager des négociations aux restrictions<br />
prises par la France, pseudo-pays des droits de l’homme, qui<br />
comprennent, en bonne place, la liberté de circulation », confie<br />
un ancien ambassadeur en poste dans une capitale européenne<br />
qui, depuis sa retraite, est contraint de suivre un véritable parcours<br />
du combattant pour obtenir le fameux tampon Schengen<br />
sur son passeport. « Je n’ai même plus envie de passer par là,<br />
je pars désormais ailleurs qu’en France. Même mes enfants ont<br />
préféré les États-Unis pour leurs études. Le circuit d’obtention<br />
du visa américain n’est pas kafkaïen comme celui pour Schengen<br />
», résume celui qui connaît bien les dédales de l’UE.<br />
LA COLÈRE GRONDE<br />
La France perd de son attrait : « Au point que l’Algérie a privilégié<br />
l’enseignement de l’anglais au français, en juin 2022 »,<br />
précise Wajiha Kebir, une enseignante d’Oran. Du côté des<br />
élites tunisiennes, l’aura de l'Hexagone a pâli aussi, et son<br />
influence décline : « On nous fait payer pour ceux qui ont eu<br />
des comportements inappropriés », fustige Kamel. Sa collègue,<br />
Saloua Charfi, précise qu’elle boycotte la coopération universitaire<br />
avec la France à la suite de l’octroi d’un visa de trois jours,<br />
qui couvrait juste la durée du travail indiquée sur l’invitation<br />
de l’université de Grenoble : « Je travaille avec des Anglais, des<br />
Américains, des Canadiens et des Allemands, avec des visas<br />
de cinq à dix ans ! »<br />
L’opinion s’agace : « Les populations marocaines, tunisiennes<br />
et algériennes sont logées à la même enseigne. L’ancienne<br />
autorité coloniale oublie le sang de nos aïeux, qu'elle a<br />
enrôlés dans des guerres qui ne les concernaient pas », lance<br />
dans un élan patriotique un ouvrier de Mateur (nord de la Tunisie),<br />
qui a travaillé durant vingt-cinq ans dans les hauts fourneaux<br />
en Moselle, mais dont le fils cadet n’a jamais pu obtenir<br />
de visa pour venir le voir. À Alger aussi, la colère gronde. Il a<br />
suffi à Malika d’un refus pour fonds insuffisants pour que ses<br />
demandes suivantes, même auprès d’autres pays européens,<br />
soient rejetées : « Quand ce n'était pas un problème d’argent,<br />
j’avais l’impression que j’étais considérée comme une terroriste.<br />
Mais les terroristes ne demandent pas de visas ! » assène<br />
la jeune femme voilée. Pour d’autres, c’est simple : la question<br />
ne se pose plus, les pays asiatiques et ceux du Golfe leur offrant<br />
tout ce qu’un touriste peut souhaiter. « Tant pis pour la France,<br />
quand je veux voir le Louvre, je fais un crochet par Abu Dhabi »,<br />
énonce un architecte de Casablanca.<br />
Les problèmes de visas sont ainsi récurrents, et les motifs<br />
de la grogne sont les mêmes depuis l’instauration de l’espace<br />
Schengen. Beaucoup seraient étonnés de savoir que les pays<br />
avec le plus fort taux de rejet ne sont pas ceux du Maghreb,<br />
mais la Guinée-Bissau (avec 53 %), le Sénégal (52,2 %) et le<br />
Nigeria (51 %). Mais l’incompréhension risque d’impacter les<br />
relations économiques bilatérales ainsi que la francophonie ;<br />
une donnée que les autorités françaises n’évaluent pas, mais<br />
que l’Europe prend tout de même en compte. L’actuelle crise<br />
des visas, avec sans doute l’afflux migratoire dû au conflit<br />
ukrainien, est l’une des préoccupations du moment de la Commission<br />
européenne, qui s’apprête à examiner une proposition<br />
pour que l'entièreté de la procédure d’obtention (ou de rejet)<br />
soit traitée en numérique, à l’horizon 2025. Il suffira de déposer<br />
sur une plate-forme en ligne unique sa demande et toutes les<br />
informations nécessaires pour recevoir, en cas d’acceptation, un<br />
code-barres 2D cryptographié, qui tiendra lieu de sésame pour<br />
l’Europe. Une véritable révolution pour le traitement des visas,<br />
avec peut-être moins d’agacement du côté des demandeurs et<br />
plus de disponibilité d’écoute du côté des États émetteurs, et<br />
notamment de la France. ■<br />
38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
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LA LUTTE<br />
survie<br />
DES MASSAÏS<br />
POUR LEUR<br />
TERRE<br />
De jeunes guerriers<br />
massaïs.<br />
Des dizaines de milliers<br />
d’entre eux sont en passe<br />
d’être délogés de leur<br />
domaine ancestral, la région<br />
du Ngorongoro, en Tanzanie.<br />
En laissant la place<br />
à une réserve de chasse pour<br />
de riches clients étrangers.<br />
Outre la spoliation, cette<br />
polémique interroge<br />
sur ce modèle<br />
conservationniste avec<br />
des parcs naturels vidés<br />
de tout habitant. Après tout,<br />
les « indigènes » ne sont-ils<br />
pas les plus à même<br />
de protéger la nature ?<br />
par Erwan Le Moal
SURVIE<br />
Si la couleur rouge<br />
Le<br />
des habits des Massaïs<br />
est supposée<br />
effrayer les lions,<br />
elle est visiblement<br />
sans effet sur les<br />
forces de l’ordre.<br />
Vendredi 10 juin, à<br />
Loliondo – une zone située juste au nord<br />
du célèbre cratère de Ngorongoro –, la<br />
savane était ponctuée de centaines de<br />
silhouettes vêtues d’uniformes verts ou<br />
drapées de rouge : des policiers tanzaniens<br />
ont affronté des manifestants massaïs.<br />
Avec leurs hautes statures élancées,<br />
leurs tuniques en shuka, leurs bijoux<br />
de perles multicolores et leurs lobes<br />
d’oreilles distendus, les Massaïs figurent<br />
parmi les peuples traditionnels les plus<br />
célèbres du continent, du fait de l’importance<br />
du secteur touristique au Kenya et<br />
en Tanzanie (environ 10 % du PIB avant<br />
la pandémie).<br />
Pourtant, ces éleveurs semi-nomades<br />
ne sont plus les bienvenus : le 6 juin, au<br />
terme d’une réunion à huis clos, l’administration<br />
locale (le commissariat<br />
régional d’Arusha) a décidé de l’expulsion<br />
d’environ 70 000 Massaïs répartis<br />
dans une zone de 1500 km 2 , englobant<br />
14 villages de la région de Loliondo. Une<br />
fois vidée de ses habitants, la zone sera<br />
transformée en une réserve de chasse<br />
gérée par la société émiratie Otterlo<br />
Business Corporation (OBC). Le lendemain,<br />
700 policiers ont donc entrepris<br />
de planter plus de 400 balises délimitant<br />
le terrain. Mais lorsque les forces<br />
de l’ordre sont revenues le 10 juin, elles<br />
se sont retrouvées face à des centaines<br />
de Massaïs en train d’arracher les balises<br />
de la discorde. Les manifestants étaient<br />
pour certains équipés de lances, d’arcs et<br />
de flèches… mais aussi de smartphones.<br />
C’est grâce à ces téléphones que le<br />
monde entier a pu voir la suite des événements<br />
: des photos et des vidéos, prises<br />
par les manifestants, ont rapidement circulé.<br />
En Europe, des Tanzaniens de la<br />
diaspora, qui avaient relayé ces images<br />
parc national<br />
du Serengeti, au nord<br />
du pays, inscrit<br />
au patrimoine mondial<br />
de l’UNESCO.<br />
42 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
Plusieurs vieilles femmes témoignent<br />
de leur expulsion du Serengeti<br />
en 1959 par les autorités britanniques,<br />
et affichent leur détermination<br />
à ne pas se laisser faire cette fois-ci.<br />
SVEN TORFINN/PANOS/RÉA<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 43
SURVIE<br />
via les réseaux sociaux, se sont vus intimider…<br />
On y voit, au milieu des acacias,<br />
des manifestants parfois armés de lance,<br />
courir sous les nuages âcres de gaz lacrymogènes<br />
et les tirs de balles réelles, qui<br />
sifflent et détonent. Sur des photos, plusieurs<br />
Massaïs exhibent des blessures<br />
visiblement provoquées par des armes<br />
à feu. Selon les enquêteurs des Nations<br />
unies, une trentaine de manifestants<br />
ont été blessés. Les policiers déplorent<br />
de leur côté un mort : le brigadier Carlus<br />
Mwita Garlus, 35 ans, tué par une<br />
arme de jet – lance ou flèche, les sources<br />
divergent. Et une vingtaine de personnes<br />
ont été arrêtées en lien avec ce meurtre<br />
et incarcérées à Arusha. Leurs avocats<br />
dénoncent des mauvais traitements<br />
en détention.<br />
UNE DÉCISION AU NOM<br />
DE L’« INTÉRÊT NATIONAL »<br />
Le gouvernement tanzanien justifie<br />
ainsi sa décision d’expulser les Massaïs :<br />
« Il existe un grand risque que l’environnement<br />
de la région se dégrade »,<br />
expliquait en février le Premier ministre<br />
Kassim Majaliwa, qui redoute l’impact sur<br />
le tourisme et pointe la croissance démographique<br />
des Massaïs (ils n’étaient que<br />
quelques milliers dans les années 1960<br />
et sont désormais au moins 150 000)<br />
comme de leur bétail (on compte plus<br />
de 800000 têtes aujourd’hui). En 2018,<br />
le gouvernement avait en effet mandaté<br />
des experts afin d’examiner le modèle<br />
de multiple land use (où humains et<br />
nature se côtoient), sous l’égide du<br />
conservateur en chef de la Ngorongoro<br />
Conservation Area Authority, Freddy<br />
Manongi, parvenu à cette conclusion :<br />
« Si l’on ne change pas de modèle, les<br />
problèmes seront encore plus importants<br />
dans le futur. » Le commissaire régional<br />
d’Arusha, John Mongella, parlait, lui, en<br />
janvier, d’« une décision dure à prendre »<br />
au nom de l’« intérêt national ».<br />
Mais les Massaïs ne l’entendent pas<br />
de cette façon. Ils mettent en avant la<br />
symbiose de leur mode de vie avec la<br />
faune et la flore : ils sont éleveurs de<br />
bétail (et non chasseurs-cueilleurs) et<br />
estiment donc que leur impact sur l’environnement<br />
est infime, comparé à celui<br />
des cohortes de touristes en véhicules<br />
tout-terrain, des pistes d’atterrissage,<br />
des lodges, sans parler des riches collectionneurs<br />
de trophées qui déboursent<br />
des dizaines de milliers de dollars pour<br />
abattre des animaux sauvages…<br />
L’époque où ils tuaient les lions qui<br />
s’attaquaient à leurs vaches est terminée<br />
: « Je n’ai jamais, de ma vie, mangé<br />
de gibier », jure Ngakenya Ole Njooyo,<br />
un Massaï d’une quarantaine d’années,<br />
dans une vidéo récemment mise en ligne<br />
sur YouTube par le média indépendant<br />
tanzanien The Chanzo Initiative. Plusieurs<br />
vieilles femmes y témoignent de<br />
leur expulsion du Serengeti en 1959 par<br />
les autorités coloniales britanniques,<br />
et affichent leur détermination à ne<br />
pas se laisser faire cette fois-ci : « Je ne<br />
veux pas partir, et je ne partirai pas »,<br />
44 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
La cheffe d’État tanzanienne inspecte une garde<br />
d’honneur des forces armées du pays juste après<br />
avoir pris ses fonctions, le 19 mars 2021.<br />
REUTERS<br />
affirme Meshko Moses. « Après l’expulsion,<br />
on croyait rester ici pour toujours,<br />
soupire Nalotueha Kartepa. Maintenant,<br />
je me demande si on aura un jour<br />
un endroit qu’on pourra appeler chez<br />
nous. Même les souris et les serpents<br />
ont un endroit pour vivre. » « Je veux<br />
mourir ici », conclut une autre femme,<br />
Ndaango Olekeriko.<br />
D’autant que les relocations envisagées<br />
se situent à des centaines de<br />
Ancienne vice-présidente,<br />
Samia Suluhu Hassan,<br />
native de Zanzibar,<br />
a succédé en mars 2021<br />
à John Magufuli.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 45
SURVIE<br />
kilomètres, jusqu’aux districts de la côte<br />
océanique, dénonce leur avocat, Joseph<br />
Moses Oleshangay [voir son interview<br />
pages suivantes]. Le Haut- Commissariat<br />
des Nations unies aux droits de l’homme<br />
soupçonne les autorités de vouloir<br />
expulser 80 000 autres Massaïs de l’aire<br />
de conservation du Ngorongoro : « Nous<br />
sommes inquiets des projets de la Tanzanie<br />
de déplacer près de 150 000 Massaïs<br />
de Ngorongoro et Loliondo, sans<br />
leur consentement préalable, libre et<br />
éclairé », a déclaré le 15 juin l’agence<br />
onusienne dans un communiqué, dénonçant<br />
« un déplacement arbitraire interdit<br />
par le droit international ».<br />
Les Massaïs se perçoivent comme les<br />
conservateurs naturels de leur environnement.<br />
Directeur de l’ONG Ngorongoro<br />
NGO Network, Samwel Nangiria dénonçait<br />
le 8 mars à Al Jazeera « la continuation<br />
d’un processus colonial pour [les]<br />
expulser » : « Nous avons pris soin de<br />
toutes ces terres, depuis si longtemps,<br />
et nous continuerons d’en prendre soin.<br />
Car en prendre soin signifie qu’elles<br />
continueront à nous fournir ce dont<br />
nous avons besoin. La terre pour nous<br />
n’est pas isolée du reste, elle est source<br />
de connaissance, de vie, d’identité. »<br />
À la saison des pluies, en novembre,<br />
ils font migrer leurs troupeaux vers les<br />
hautes terres, afin d’éviter que le cheptel<br />
ne croise la migration des herbivores<br />
sauvages, parfois porteurs de maladies<br />
(comme la fièvre catarrhale maligne) :<br />
la faune bénéficie donc des verts pâturages<br />
entretenus par les éleveurs, qui<br />
prennent également soin des points<br />
d’eau. Au contraire, là où les Massaïs<br />
sont absents, comme au Serengeti, la<br />
savane est envahie par une herbe invasive,<br />
la Bidens pilosa, et les autorités<br />
doivent déployer des bataillons de rangers<br />
afin de débroussailler.<br />
ALLIÉS DES ÉCOSYSTÈMES<br />
De nationalité argentine, Fiore Longo<br />
est l’une des responsables en France de<br />
Survival International, une association<br />
britannique qui défend les droits des<br />
peuples indigènes autochtones à travers<br />
« Ils veulent<br />
sanctuariser<br />
la nature,<br />
pour les<br />
touristes<br />
étrangers,<br />
mais une<br />
nature sans<br />
habitants,<br />
cela n’existe<br />
pas ! »<br />
le monde, de la Laponie à l’Australie, en<br />
passant par l’Afrique. Cette structure<br />
s’oppose âprement à une conception virginale<br />
de la conservation de la nature et<br />
de la faune, défendue par d’autres ONG<br />
occidentales : « Depuis la colonisation,<br />
ce modèle de protection de la nature<br />
considère que les peuples autochtones<br />
gaspillent et abîment les ressources<br />
naturelles », nous explique Fiore Longo,<br />
en rappelant que les premières aires<br />
protégées ont été créées « pendant la<br />
période coloniale », en expulsant manu<br />
militari ces derniers. « Ils veulent sanctuariser<br />
la nature, pour les touristes<br />
étrangers, pour une élite blanche, au<br />
nom d’un imaginaire transmis notamment<br />
par Disney. Mais une nature sans<br />
habitants, cela n’existe tout simplement<br />
pas ! Le meilleur moyen de protéger ces<br />
zones est d’y garantir le droit des peuples<br />
autochtones au mode de vie traditionnel,<br />
défenseurs de leur environnement, qu’ils<br />
savent préserver. »<br />
C’est un fait établi, les chasseurscueilleurs<br />
d’Afrique centrale, d’Amazonie<br />
ou de Bornéo ont bien moins d’impact<br />
sur la forêt que l’agrobusiness ou l’exploitation<br />
minière. En Indonésie, un<br />
peuple comme celui des Orang Rimba<br />
de Sumatra a d’ailleurs été expulsé de la<br />
forêt au prétexte de protéger celle-ci…<br />
avant qu’elle ne soit ratiboisée pour laisser<br />
la place à des plantations d’huile de<br />
palme ! La preuve en chiffres : la Banque<br />
mondiale confirmait déjà en 2008, dans<br />
le rapport The Role of Indigenous People<br />
in Biodiversity Conservation : The Natural<br />
but Often Forgotten Partners, que les<br />
territoires où les peuples autochtones<br />
perpétuent leur mode de vie traditionnel<br />
englobent 22 % des terres du globe, ce<br />
qui coïncide avec 80 % de la biodiversité<br />
de la planète.<br />
Au Rwanda, les autorités ont appris à<br />
la population locale à s’accommoder de<br />
la présence des gorilles et l’ont associée<br />
aux revenus des parcs nationaux. Une<br />
politique qui a permis de quasiment<br />
46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
Le parc national du Serengeti accueille de nombreux voyageurs en quête de sensations fortes au cours d’un safari.<br />
SVEN TORFINN/N.Y.T./REDUX/RÉA<br />
doubler le nombre de grands singes,<br />
jadis menacés d’extinction, en une<br />
vingtaine d’années. Un exploit d’autant<br />
plus notable que le pays est surpeuplé<br />
(459 habitants au km 2 en 2018).<br />
Entre 2013 et 2017 déjà, les autorités<br />
tanzaniennes avaient procédé à des<br />
expulsions à Loliondo, n’hésitant pas<br />
à incendier les cases des récalcitrants.<br />
La Cour de justice de l’Afrique de l’Est<br />
(EACJ) avait alors condamné ces actions<br />
et donné raison aux Massaïs. Le ministre<br />
des Ressources naturelles et du Tourisme<br />
de l’époque, Hamisi Kigwangalla (2017-<br />
2020), avait annulé la licence d’Otterlo<br />
Business Corporation et dénoncé publiquement<br />
la « corruption » de certaines<br />
élites avec cette société émiratie.<br />
« OBC opère dans la région depuis les<br />
années 1990 », nous explique Anuradha<br />
Mittal, responsable du think-tank américain<br />
Oakland Institute, qui examine<br />
les politiques de développement et leurs<br />
impacts. Elle dénonce « une mentalité<br />
coloniale » : « OBC se comporte comme<br />
s’ils étaient chez eux. Lorsque vous êtes<br />
à proximité de leurs sites en Tanzanie,<br />
votre téléphone vous souhaite la bienvenue<br />
aux Émirats arabes unis ! » assuret-elle.<br />
Avant d’ajouter : « Ils ont leur piste<br />
d’atterrissage privé au beau milieu de la<br />
faune. Et on accuse les Massaïs d’abîmer<br />
l’environnement ? OBC veut expulser les<br />
autochtones pour faire une réserve de<br />
chasse pour la famille royale émiratie,<br />
et il existe des soupçons de corruption<br />
concernant plusieurs politiciens, dont<br />
Abdulrahman Kinana [secrétaire général<br />
du Chama Cha Mapinduzi, le parti de la<br />
révolution, au pouvoir depuis l’indépendance<br />
en 1962]. »<br />
La présidente Samia Suluhu Hassan<br />
s’est rendue en février dernier en visite<br />
officielle aux Émirats, durant laquelle la<br />
fameuse tour Burj Khalifa – le plus haut<br />
gratte-ciel du monde – a été éclairée aux<br />
couleurs du drapeau tanzanien pour l’occasion.<br />
Native de Zanzibar, l’ancienne<br />
vice-présidente a succédé en mars 2021<br />
au chef d’État John Magufuli, brusquement<br />
décédé – peut-être du Covid-19 – à<br />
l’âge de 61 ans. Surnommé « le bulldozer<br />
» et élu en 2015, il avait de nouveau<br />
regagné les élections en octobre 2020,<br />
après un scrutin contesté.<br />
« Malheureusement, estime Anuradha<br />
Mittal, la présidente Suluhu Hassan<br />
montre le même visage autoritaire<br />
que le président “bulldozer”. » Le 17 juin,<br />
les autorités tanzaniennes avaient déjà<br />
affiché leur détermination à accueillir<br />
les chasseurs du Golfe. La EACJ,<br />
qui devait se prononcer le 22 juin sur<br />
la situation des Massaïs, a finalement<br />
reporté in extremis sa décision à septembre<br />
prochain. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 47
SURVIE<br />
«Joseph Moses Oleshangay<br />
« Les autorités les considèrent<br />
comme une société primitive... »<br />
Dénonçant la proximité de certains responsables politiques tanzaniens<br />
avec la firme émiratie qui souhaite acquérir le site de Loliondo,<br />
l’avocat des communautés massaïs entend déposer un recours – sans grand espoir –<br />
devant la Cour de justice de l’Afrique de l’Est. Il a répondu à nos questions<br />
depuis Ngorongoro.<br />
<strong>AM</strong> : En 2018, la Cour de Justice de l’Afrique<br />
de l’Est (EACJ) avait tranché en faveur<br />
des Massaïs : la Tanzanie pourrait-elle faire<br />
face à des sanctions s’ils sont expulsés ?<br />
Joseph Moses Oleshangay : La Communauté d’Afrique<br />
de l’Est ne peut sanctionner personne. C’est un club<br />
de gentlemen, qui ne peut rendre des comptes à qui<br />
que ce soit. Le 22 juin, dans des circonstances suspectes,<br />
la EACJ a reporté au mois de septembre sa décision<br />
dans cette affaire. Le même jour, le gouvernement<br />
tanzanien annonçait la création d’une<br />
nouvelle réserve de chasse, contrairement<br />
à la décision de la cour en 2018.<br />
Comment expliquer cette<br />
nouvelle politique d’éviction ?<br />
Il y a un lien entre cette décision et<br />
les récents voyages officiels de la présidente<br />
Samia Suluhu Hassan aux Émirats arabes<br />
unis, puis à Oman. L’objectif des autorités,<br />
en relocalisant les Massaïs, est de modifier<br />
l’usage de ces terres, les faisant passer<br />
d’une zone de conservation, où la chasse<br />
est interdite, à une zone de gibier, où elle est<br />
autorisée. Et Abdulrahman Kinana [secrétaire<br />
général du parti au pouvoir, le Chama Cha<br />
Mapinduzi, ndlr] a des intérêts au sein de la<br />
société Otterlo Business Corporation (OBC).<br />
Existe-t-il un accord financier entre OBC<br />
et les autorités tanzaniennes ? Connaît-on<br />
la somme que le projet à Loliondo rapportera ?<br />
La firme y opère depuis 1993. L’accord initial a été<br />
soupçonné de corruption. En 1998, la Commission<br />
présidentielle contre la corruption, dirigée par l’ancien<br />
« Personne<br />
ne sait vraiment<br />
jusqu’à quel<br />
point le<br />
gouvernement<br />
est lié à cette<br />
entreprise,<br />
car l’accord<br />
est entouré<br />
de beaucoup<br />
de secrets. »<br />
Premier ministre Joseph Sinde Warioba [chef du<br />
gouvernement entre 1985 et 1990, ndlr], avait déclaré que<br />
OBC contrôle les nominations au ministère des Ressources<br />
naturelles et du Tourisme. Leur concession de chasse a<br />
été renouvelée à plusieurs reprises, sous le contrôle direct<br />
du gouvernement central. Personne ne sait vraiment<br />
jusqu’à quel point celui-ci est lié à cette entreprise, car<br />
l’accord est entouré de beaucoup de secrets. Cependant,<br />
la contribution d’OBC au secteur de la sécurité en Tanzanie<br />
laisse penser que cet accord implique un retour substantiel<br />
en dollars. C’est pourquoi le gouvernement<br />
entend utiliser toutes ses prérogatives,<br />
y compris le recours à l’armée, pour<br />
s’assurer que les Massaïs soient relocalisés.<br />
Si l’expulsion est menée à son<br />
terme, où seront-ils relogés ?<br />
Le gouvernement allègue que les Massaïs<br />
de Ngorongoro seront relocalisés dans un<br />
village de la région de Handeni, située à plus<br />
de 600 kilomètres à l’est. Quoi qu’il en soit,<br />
cette terre n’est pas adaptée au pastoralisme,<br />
et est de toute façon insuffisante. Elle est<br />
en outre déjà occupée, avec un cadastre<br />
enregistré pour sa population actuelle,<br />
dont l’activité est principalement agricole.<br />
La zone de destination est trop petite<br />
de 500 km 2 , ce qui fera une densité de<br />
population de plus de 186 personnes par km 2 pour la<br />
seule communauté relocalisée, en plus des communautés<br />
qui y vivent déjà. Le gouvernement compte utiliser les<br />
financements du Fonds monétaire international (FMI) et<br />
de la Banque africaine de développement (BAD) destinés<br />
à la lutte contre le Covid-19 pour financer leur déplacement.<br />
DR<br />
48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
DR - MONICAH MWANGI/REUTERS<br />
Nous avons donc là une communauté de<br />
plus de 93000 personnes, sans aucune santé<br />
fonctionnelle, au système éducatif suspendu,<br />
sans eau… Et pendant ce temps, le porte-parole<br />
du gouvernement affirmait, le 28 avril,<br />
que leur expulsion serait faite sans recourir<br />
à l’armée. Mais que si cela s’avérait nécessaire,<br />
ce serait alors l’affaire d’une journée…<br />
Comment les Massaïs sont-ils globalement<br />
perçus par la société tanzanienne ?<br />
Ils n’avaient jamais envisagé être perçus<br />
de manière différente auparavant. Certes,<br />
dans certains cas extrêmes, des hôtels avaient<br />
annoncé publiquement les refuser. Des médias<br />
locaux ont même rapporté, après un accident,<br />
les décès de « plusieurs personnes<br />
et de Massaïs ». Mais ce ne sont que<br />
quelques opinions individuelles folles.<br />
Ce qui motive en partie cette volonté<br />
d’expulsion est le fait que les autorités<br />
les considèrent comme étant une société<br />
primitive qui, de fait, ne mérite pas<br />
de résider à Ngorongoro et Loliondo,<br />
parmi les plus beaux paysages du monde.<br />
Comment réagissent les Tanzaniens<br />
à cette politique d’expulsion ?<br />
La communauté massaï a résisté<br />
pacifiquement [un policier a cependant<br />
été tué par une arme de jet le vendredi<br />
10 juin, ndlr], mais le degré de force<br />
employé par le régime est sans précédent.<br />
Les médias ne se sont pas<br />
encore vraiment remis<br />
du régime du président<br />
John Magufuli [critiqué<br />
par l’opposition pour son<br />
autoritarisme, ndlr]. Ils ne<br />
couvrent pas entièrement<br />
ce sujet, et les quelques-uns<br />
qui le font sont utilisés<br />
par les autorités comme<br />
outils de propagande.<br />
Notre tentative d’avoir<br />
« Cette terre<br />
n’est pas<br />
adaptée au<br />
pastoralisme,<br />
et est de<br />
toute façon<br />
insuffisante. »<br />
une couverture équilibrée dans les informations a échoué,<br />
au motif que le gouvernement a déclaré que la question<br />
de Ngorongoro était une question de « sécurité nationale ».<br />
En fait, certains médias nationaux participent à une<br />
campagne dégradante contre les Massaïs en tant que peuple,<br />
concernant leur identité, leur culture et leur histoire.<br />
Quelle sera la prochaine étape juridique ?<br />
En tant qu’avocat, affronterez-vous la tentative<br />
d’expulsion devant les tribunaux ?<br />
Le 10 juin dernier, des affrontements ont eu lieu entre des policiers tanzaniens<br />
et des manifestants autochtones, à Loliondo.<br />
À Nairobi, au Kenya, la communauté massaï a également<br />
protesté le 17 juin contre l’éviction de leurs compatriotes<br />
de leurs terres ancestrales.<br />
Nous avons déposé une requête pour « outrage<br />
au tribunal » auprès de la Cour de justice de l’Afrique<br />
de l’Est : la folie en cours à Loliondo constitue une<br />
violation flagrante de ses ordonnances, rendues en<br />
2018 via la requête n° 15 de 2017, où la cour ordonne<br />
au gouvernement de suspendre son plan d’expulsion<br />
dans l’attente de la détermination du renvoi n° 10 de<br />
2017. Celui-ci était prévu par un jugement le 22 juin,<br />
mais deux jours plus tôt, il a été reporté à septembre.<br />
Nous espérons donc que notre requête en « outrage » sera<br />
entendue par l’EACJ avant le jugement principal. Nous<br />
évaluons par ailleurs les chances de déposer un recours<br />
judiciaire contre l’annexion illégale du terrain contesté. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 49
CE QUE J’AI APPRIS<br />
Denise Epoté<br />
LA C<strong>AM</strong>EROUNAISE A LONGTEMPS ÉTÉ À LA TÊTE<br />
de TV5 Monde Afrique (depuis 1998). Désormais directrice<br />
marketing de la chaîne francophone sur les cinq continents,<br />
l’ex-présentatrice du journal se veut toujours journaliste et engagée.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
J’ai grandi entre le Cameroun, où je suis née, et la France, à la faveur<br />
des affectations de mon papa, qui était contrôleur des finances. Scolarisée en primaire dans l’Hexagone,<br />
j’ai poursuivi mes études secondaires et une partie des supérieures dans mon pays natal, puis au<br />
Canada. Cette vie m’a appris l’ouverture, la tolérance, l’écoute des autres, l’humilité, la patience.<br />
J’écoutais beaucoup la radio, j’étais fascinée par les voix de certaines<br />
animatrices. Comme on disait à l’époque, je voulais être dans le poste ! Mes parents souhaitaient<br />
que je devienne avocate, alors j’ai étudié le droit. Puis, à leur insu, j’ai passé le concours de l’École<br />
supérieure internationale de journalisme, à Yaoundé. Ils ont appris dans la presse que j’étais<br />
la seule femme admise à ce concours ! Ainsi, ils ont accepté que j’embrasse cette carrière.<br />
J’ai commencé à travailler à Radio Cameroun. Puis, je suis devenue la première journaliste télé,<br />
sur la chaîne Cameroon Television (CTV), lancée en 1985. Je présentais le journal de 20 h 30 en français. J’étais<br />
devenue le visage du petit écran, les téléspectateurs ainsi que mes responsables me manifestaient beaucoup<br />
d’estime et de bienveillance. Ce n’était pas la course à l’info, contrairement à aujourd’hui. On prenait le temps<br />
de raconter des histoires. Et il n’y avait pas cette concurrence entre médias. CTV était même suivie au Tchad.<br />
J’ai eu l’honneur et le privilège d’interviewer des personnalités comme Lady Di<br />
ou Helmut Kohl, le chancelier allemand de l’époque – la télévision camerounaise ayant été financée<br />
par la coopération allemande. Ce sont des souvenirs marquants. Quand on est jeune, on ne réalise pas<br />
vraiment. Avec le recul, je me rends compte que mes patrons me témoignaient une grande confiance.<br />
En 1994, j’ai rejoint la chaîne de la francophonie TV5 Monde, d’abord en tant que responsable<br />
des programmes au sein de la direction Afrique. Puis, j’ai été nommée à la tête de celle-ci pendant vingt-trois ans.<br />
Depuis janvier 2022, je supervise la distribution, le marketing et la commercialisation sur les cinq continents.<br />
TV5 Monde est diffusée dans 211 pays, dont 88 membres de la francophonie. Ma casquette de journaliste (mon<br />
émission Et si… vous me disiez toute la vérité, mes missions à l’étranger…) me permet de rester connectée à<br />
l’actualité, à la réalité, aux attentes des téléspectateurs. On construit une information avec les acteurs du terrain.<br />
Connectées, les jeunesses africaines ont soif de liberté, d’indépendance. Elles ne rêvent<br />
plus à la fonction publique, comme c’était le cas dans le passé. Aujourd’hui, les jeunes veulent entreprendre,<br />
monter une start-up. Ils fourmillent d’idées, d’énergie. Rien ne les arrête ! Cette jeunesse bouillonnante me<br />
réconforte : elle est le moteur du continent. Elle n’attend rien de personne et se prend en charge. Je suis vraiment<br />
admirative du dynamisme et de la créativité des jeunes femmes. Elles sont l’avenir du continent. Elles prennent<br />
leur vie en main et concrétisent leurs idées, dans un contexte où tout est à faire, à inventer. L’Afrique doit tout aux<br />
femmes. Il faudrait qu’elles aient le pouvoir politique pour que les choses changent… Elles finiront par l’obtenir. ■<br />
Et si… vous me disiez toute la vérité est diffusée sur TV5 Monde, et Les Têtes d’affiche de Denise Epoté est à retrouver sur RFI.<br />
50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
CH. CARTIGE/CL2P<br />
« Les femmes<br />
sont l’avenir<br />
du continent.<br />
L’Afrique leur<br />
doit tout. »
52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
interview<br />
Abdoulaye<br />
Konaté<br />
« JE SUIS<br />
OPTIMISTE »<br />
Il est l’un des plus grands artistes africains<br />
contemporains et l’un des plus connus<br />
à l’international. À presque 70 ans, le plasticien<br />
malien, surnommé « le maître » du tissu, est aussi<br />
fin observateur de l’être humain. propos recueillis par Luisa Nannipieri<br />
CORALIE RABADAN<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 53
INTERVIEW<br />
Avec du bazin, plié et replié<br />
pour créer des languettes<br />
colorées, il donne vie à des<br />
œuvres imposantes, entre<br />
sculptures et peintures tissées. Évocatrices et riches en effets<br />
optiques, les toiles de l’artiste malien s’inspirent tant de l’histoire<br />
et des spiritualités africaines que de l’actualité. Mélangeant<br />
symboles et références aux animaux, au cosmos, aux objets ou<br />
aux habits traditionnels, elles invitent le spectateur à se pencher<br />
sur des sujets qui agitent tant le continent que le reste<br />
du monde. Comme les guerres, les changements climatiques<br />
et sociétaux, ou encore les maladies qui affligent l’humanité. Il<br />
nous a accordé un entretien lors de l’exposition « Le Maître »,<br />
organisée par la biennale de Dakar en mai dernier pour rendre<br />
hommage à sa carrière. L’occasion de parler de son œuvre mais<br />
aussi du développement de la culture sur le continent et du<br />
regard qu’il porte sur l’actualité et le futur de l’Afrique.<br />
<strong>AM</strong> : Après avoir reçu le Grand Prix Léopold Sédar Senghor<br />
en 1996, vous êtes de retour à la biennale, cette fois-ci<br />
en qualité d’invité d’honneur. Comment avez-vous réagi<br />
quand on vous a proposé cet hommage ?<br />
Abdoulaye Konaté : Un jour, le commissaire de Dak’Art, El<br />
Hadji Malick Ndiaye, m’a dit : « En 2018, nous avons présenté<br />
les œuvres d’El Anatsui afin d’offrir un modèle aux nouvelles<br />
générations. Pour la prochaine biennale, on souhaiterait faire<br />
la même chose avec vous. » C’était un discours très clair, tout a<br />
été assez simple. On m’a proposé de venir tout d’abord sur place<br />
pour voir les espaces et choisir dans quelle partie de l’ancien<br />
palais de justice organiser l’exposition. C’est là que j’ai décidé<br />
de les installer dans les salles d’audience de la Cour suprême,<br />
et c’est seulement après que j’ai choisi quelles pièces exposer.<br />
En effet, ce sont des salles très grandes, avec de hauts<br />
plafonds. Elles sont parfaites pour accueillir vos<br />
installations, qui sont plutôt imposantes. Comment<br />
les avez-vous sélectionnées ?<br />
Nous avons choisi les pièces en suivant deux grandes lignes<br />
générales : nous voulions mettre en avant le travail esthétique,<br />
sur la couleur et la composition, mais aussi celui sur les sujets de<br />
société. Nous avons aussi dû en exclure plusieurs parce qu’elles<br />
n’étaient pas disponibles ou que l’on ne pouvait pas les transporter<br />
jusqu’à Dakar. Par exemple, il n’y a aucune œuvre de l’exposition<br />
« Les Plis de l’âme », qui s’est tenue à Casablanca en 2021.<br />
La plus ancienne date de 2016 et s’intitule Non au fanatisme<br />
religieux. Nous avons commencé à organiser cette rétrospective<br />
en prévision de la biennale de 2020, mais elle a été annulée à<br />
« Je pense qu’il<br />
faut travailler sur<br />
ce qui nous tient<br />
à cœur, sans penser<br />
à une biennale<br />
ou à une exposition<br />
particulière. »<br />
cause du Covid-19. Pendant la pandémie, j’ai ainsi eu le temps<br />
de créer de nouvelles pièces : Oiseau gris à queue jaune, Reine et<br />
Roi Ashanti ou encore La Peine de mort, que j’ai terminée cette<br />
année et qui est en résonance avec ce lieu.<br />
Vous avez travaillé sur des thèmes<br />
particuliers pendant la crise sanitaire ?<br />
Non, j’ai simplement continué à travailler. Je traite souvent<br />
des sujets différents, et je pense qu’il faut travailler sur ce qui<br />
nous tient à cœur, sans penser à une biennale ou à une exposition<br />
particulière.<br />
À propos de Dak’Art, que pensez-vous<br />
de son évolution en trente ans d’existence ?<br />
Je crois que le choix de changer souvent de commissaire<br />
permet à chacun d’amener ses idées, ce qui crée des petites<br />
évolutions à chaque nouvelle édition. Ceci dit, je pense que toute<br />
biennale, que ce soit celle de Dakar, de Bamako ou du Cap, se<br />
doit de réfléchir à long terme sur ses objectifs. Par exemple,<br />
est-ce qu’ils essaient d’imaginer ce qu’il va se passer dans vingt<br />
ou trente ans ? Dans quelle direction il faut aller ? Je crois que<br />
c’est aussi dans le but d’atteindre un objectif qu’il faut choisir<br />
un commissaire. Celui-ci peut être de promouvoir le marché de<br />
l’art, consolidant la création africaine sur la scène internationale,<br />
ou de se focaliser sur la formation des artistes. Ce sont les<br />
objectifs que les biennales du continent doivent viser. Ce sont<br />
ces routes qu’il faut tracer. Je ne m’exprime pas sur les autres<br />
manifestations internationales, mais en Afrique, il reste beaucoup<br />
de problèmes à résoudre et de choses à faire.<br />
Lors de votre passage à Dakar, vous avez justement<br />
participé aux rencontres professionnelles.<br />
Oui, nous avons présenté un panel sur le financement de la<br />
culture. En 2018, avec des professionnels et acteurs du secteur<br />
culturel du continent – de l’Algérie au Congo, en passant par la<br />
Tanzanie et le Maroc –, nous avons créé le Fonds africain pour la<br />
culture (ACF). Cette structure a pour vocation d’aider les jeunes<br />
artistes, qu’ils soient ici ou de la diaspora, en les accompagnant<br />
dans leur création et en les soutenant dans leur réflexion. Ce<br />
fonds est né grâce à des dons d’œuvres de plusieurs artistes<br />
africains, européens et latinos. Avec l’argent recueilli de leur<br />
54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
Femme du Sahel,<br />
en vente chez<br />
Sotheby’s,<br />
à Londres,<br />
en mars 2018.<br />
AL<strong>AM</strong>Y<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 55
INTERVIEW<br />
vente, nous finançons alors des projets. L’initiative a également<br />
le soutien de plusieurs fondations, comme Doen (Pays-Bas),<br />
Ford (États-Unis) ou encore la Coopération suisse.<br />
Le financement est-il toujours le nerf de la guerre ?<br />
Absolument. C’est un problème sérieux parce que les États<br />
ont très peu de budget pour la culture, et aujourd’hui, il n’y a pas<br />
de marché africain en tant que tel. On sent qu’il y a des choses<br />
qui se préparent, il y a des changements en cours, mais on n’y<br />
est pas encore. Et cette génération d’artistes qui est en train<br />
d’émerger a besoin d’être soutenue.<br />
Vous faites partie de la première génération en Afrique<br />
qui a eu accès à une formation académique dans l’art<br />
plastique. Pensez-vous que cet accès à la formation<br />
est aujourd’hui un acquis pour les artistes ?<br />
Non, nous n’avons pas encore dépassé l’étape de la formation.<br />
Celle-ci doit être continue, et il y a encore énormément<br />
de pays qui n’ont pas d’école d’art. Ni de centre de formation,<br />
d’ailleurs. Avec notre fondation, nous organisons justement des<br />
ateliers, des workshops et des conférences pour répondre à la<br />
demande. Mais il reste vraiment encore beaucoup de choses à<br />
faire sur le continent dans le domaine de la culture.<br />
Au-delà de ces engagements professionnels,<br />
vous prenez souvent le temps d’échanger avec les<br />
visiteurs lors de vos expositions, d’écouter leurs avis.<br />
C’est important pour vous le retour du public ?<br />
En effet, les gens viennent souvent me voir. C’est quelque<br />
chose qui me fait plaisir et me donne en même temps de quoi<br />
réfléchir. Quand 20 ou 30 personnes me disent qu’elles aiment<br />
une œuvre, je m’interroge sur ce qui les pousse vers cette pièce,<br />
pourquoi ça leur plaît. Ça m’a toujours<br />
intéressé. Quand je finis de travailler et<br />
que je dois choisir trois ou quatre pièces<br />
à exposer, j’appelle les personnes qui travaillent<br />
dans mon atelier, les assistants,<br />
mais aussi mes enfants, le gardien ou les<br />
personnes qui font le ménage, et je leur<br />
demande : « Qu’est-ce que vous préférez<br />
? » Je note ensuite les réponses sur un<br />
papier, et je cherche à comprendre pourquoi<br />
ils aiment une œuvre plus qu’une<br />
autre. Ce sont des personnes qui n’ont<br />
pas fait d’école d’art et qui n’arrivent pas<br />
forcément à expliquer les raisons de leurs<br />
choix. Certains me disent que c’est la couleur<br />
qui leur plaît, ou la composition. Mais<br />
quel que soit leur niveau de formation,<br />
ils ont toujours un point de vue sur mon Coucher de soleil, 2018.<br />
travail. Ils peuvent aussi avoir des réactions négatives. Peutêtre<br />
qu’ils ne me diront pas qu’ils n’aiment pas, mais il y a des<br />
silences très profonds, très significatifs. Dans tous les cas, ce<br />
que je vois, c’est que certaines œuvres suscitent des émotions,<br />
et c’est cela qui m’intéresse.<br />
« Je ne vois pas<br />
mon art comme<br />
un engagement<br />
politique. Mais<br />
mes œuvres parlent<br />
de la souffrance<br />
humaine. »<br />
Votre atelier est au Mali, où vous vivez et travaillez.<br />
Vous avez toujours observé de près l’actualité,<br />
qui est une source d’inspiration pour vos œuvres.<br />
Que pensez-vous de ce qu’il se passe aujourd’hui,<br />
dans le Sahel et le reste du monde ?<br />
J’ai beaucoup travaillé sur la situation du Sahel. J’avais déjà<br />
senti il y a une vingtaine ou une trentaine d’années qu’il allait<br />
se passer quelque chose dans la région. J’ai observé l’émergence<br />
des écoles coraniques, un peu partout sur le continent.<br />
J’ai vu des jeunes ayant étudié dans ces établissements dans<br />
des pays francophones ou anglophones, avec une certaine philosophie<br />
de vie, formés selon une autre conception de la vie,<br />
grandir à côté de jeunes évoluant en suivant une conception dite<br />
occidentale. Toutes ces personnes de la même génération vont<br />
évoluer dans le même espace, sauf qu’une partie d’entre elles<br />
est accompagnée et accède au monde du travail, à un salaire,<br />
et qu’une autre partie arrive sur le marché sans possibilité<br />
d’emploi, avec des diplômes non reconnus. Et ces deux groupes<br />
DR<br />
56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
À la biennale de Dakar 2022,<br />
devant Reine et Roi Ashanti.<br />
LUISA NANNIPIERI<br />
ont deux conceptions politiques, philosophiques et religieuses<br />
totalement différentes. Dans ce contexte, il faut s’attendre à<br />
un conflit. Sachant également que les écoles religieuses sont<br />
soutenues de l’extérieur, pas de l’intérieur. Il y a des États qui<br />
dépensent énormément d’argent pour les financer et qui voudraient<br />
augmenter leur influence sur les pays dits pauvres ou<br />
en voie de développement, ou dans les « zones problématiques »<br />
des pays développés. Face à leur colossale capacité financière,<br />
on voit parfois l’ambiguïté des États occidentaux, qui n’ont pas<br />
la capacité de réagir devant un problème qu’ils ont laissé s’installer.<br />
Et aujourd’hui, c’est encore plus compliqué de donner<br />
des réponses, parce que le problème est devenu multiple. Nous<br />
sommes confrontés non seulement au fait de ne pas pouvoir<br />
offrir des emplois à nos jeunes, mais aussi à la question religieuse<br />
et aux problématiques liées aux équilibres géopolitiques.<br />
Même sans prendre en compte le problème de la répartition des<br />
ressources naturelles africaines entre les Russes, les Chinois et<br />
les Arabes, le continent est devenu le terrain de jeu de toutes<br />
les puissances économiques, religieuses et politiques du monde.<br />
Vous voyez une issue à cette situation ?<br />
Forcément. Je suis optimiste ! Cela prend du temps : il y a<br />
eu la Première Guerre mondiale, puis la Seconde, et des pays<br />
qui étaient diamétralement opposés, qui se détruisaient, sont<br />
aujourd’hui amis. Cela a été compliqué, ça l’est encore parfois,<br />
mais c’est quand même arrivé. Malgré les difficultés et l’opposition<br />
de certaines personnes, on est obligés de croire en la capacité<br />
de l’être humain à trouver des solutions. Et pour l’Afrique,<br />
c’est la même chose. Ce n’est pas pour tout de suite, mais on ne<br />
peut pas continuer à vivre éternellement dans la misère, sous<br />
l’influence des autres. Aujourd’hui, le continent a des possibilités<br />
financières, des possibilités sur le plan des ressources, de la jeunesse.<br />
Il y a énormément d’opportunités ! Mais on est tellement<br />
divisés, tellement sous influence, tellement sous-développés<br />
sur le plan technologique… Dans des dizaines de pays, il n’y<br />
a même pas d’industries ! Tout le monde – les politiques, les<br />
religieux ou les économistes – doit s’attacher à ces sujets. Et ce<br />
n’est pas seulement pour le futur de l’Afrique. Le monde entier<br />
a intérêt à ce qu’elle soit stable. Que l’Asie et l’Amérique latine<br />
soient stables d’ailleurs.<br />
Vous avez une vision du monde bien précise,<br />
et vous avez confiance dans l’humanité, pourtant<br />
vous n’aimez pas être défini comme un artiste engagé.<br />
C’est vrai, c’est une définition que je n’aime pas. Mes analyses<br />
sont souvent différentes de ma production. Je ne vois pas<br />
mon art comme un engagement politique. Je traite des thèmes<br />
de société parce que mes œuvres parlent de la souffrance<br />
humaine. Qu’elle se trouve en Afrique, en Europe ou ailleurs.<br />
Parce que l’âme est la même, quel que soit le continent. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 57
58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022<br />
BRUNO LEVY/DIVERGENCE_IMAGES
encontre<br />
Habib Selmi<br />
« L’être<br />
humain<br />
amoureuse entre deux<br />
En plongeant<br />
est un<br />
de son héros, il y dépeint<br />
avec finesse la puissance<br />
du désir, l’acculturation,<br />
le lien aux racines.<br />
continent »<br />
Dans son nouvel ouvrage,<br />
La Voisine du cinquième,<br />
l’écrivain tunisien<br />
raconte une passion<br />
êtres que tout oppose,<br />
en apparence.<br />
dans la conscience<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
C’est dans un immeuble parisien, du même type<br />
que celui où se noue l’intrigue de son roman La<br />
Voisine du cinquième, que se fait l’entretien. Né à<br />
Kairouan en 1951, installé en France depuis bientôt<br />
quarante ans, Habib Selmi nous reçoit chez<br />
lui. Dans les bibliothèques de son salon trônent<br />
des œuvres de Duras, Mishima, Halimi, Kundera…, ainsi que<br />
de beaux livres d’art. L’une de ses toiles – l’écrivain peignait à<br />
ses heures perdues – orne même l’un des murs, aux côtés de<br />
celles de son fils peintre. Près de son bureau, des livres et des<br />
dictionnaires arabes, outils précieux du romancier qui écrit dans<br />
cette langue. Autour d’un thé fumant, tandis que le tonnerre<br />
retentit dans le ciel de la capitale, Habib Selmi évoque l’orage<br />
intérieur qui gagne le héros de son dernier ouvrage. Kamal,<br />
60 ans, professeur d’université, marié à une Française, voit sa<br />
vie bouleversée par sa rencontre avec sa voisine Zohra. D’origine<br />
tunisienne comme lui, également en couple, elle appartient<br />
à une couche sociale plus modeste. Entre eux se tisse un lien<br />
où chaque geste, chaque mot peut faire basculer l’histoire à<br />
tout moment. Derrière ce titre évoquant un vaudeville ou une<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 59
RENCONTRE<br />
passion adultère, La Voisine du cinquième raconte avec subtilité<br />
la force du désir, de l’amour, l’acculturation, le lien aux origines,<br />
le racisme… En plongeant dans la psyché de son personnage,<br />
il ausculte ses affects, ses questionnements intimes. Avec une<br />
trame très ténue, il démasque la complexité sous l’apparente<br />
banalité des choses, dévoile le sens profond derrière les petits<br />
riens du quotidien. Habib Selmi a signé une dizaine de romans,<br />
parmi lesquels Les Amoureux de Bayya (2003), Souriez, vous êtes<br />
en Tunisie ! (2013) ou encore La Nuit de noces de Si Béchir (2019),<br />
salués par la critique.<br />
<strong>AM</strong> : Comment avez-vous imaginé la rencontre<br />
entre Kamal, professeur d’université, et Zohra,<br />
femme de ménage, tous deux mariés,<br />
d’origine tunisienne, et habitant<br />
le même immeuble parisien ?<br />
Habib Selmi : Cette rencontre entre deux<br />
êtres de classes sociales différentes m’intéressait.<br />
Je l’ai voulue exceptionnelle.<br />
Analphabète, issue d’un milieu très<br />
modeste, Zohra est femme de ménage,<br />
mariée à un homme un peu étrange,<br />
Mansour, avec qui elle a un fils handicapé.<br />
Professeur de mathématiques,<br />
marié à une Française, Kamal est bien<br />
intégré, il a adhéré aux valeurs de la<br />
société française, à sa culture. Au début,<br />
il tient une attitude un peu méprisante,<br />
arrogante à l’égard de Zohra. Je critique<br />
ici ces personnes qui, sous prétexte qu’ils<br />
ont réussi, regardent les autres immigrés<br />
avec mépris. Je ne l’ai pas inventé ni exagéré,<br />
l’écriture vient de la vie, je me suis<br />
inspiré de plusieurs exemples. Pourtant,<br />
petit à petit, Kamel découvre en Zohra<br />
une femme exceptionnelle, intelligente,<br />
riche de ses multiples expériences. Il<br />
commence avec elle un jeu de séduction<br />
et tombe peu à peu amoureux. L’histoire<br />
d’amour entre deux personnes de classe<br />
et d’âge différents est le piment qui fait<br />
avancer le roman. Mais le cœur du livre est la manière<br />
dont Zohra bouleverse sa vie, son regard sur lui-même<br />
et sur l’existence. Lui qui pensait avoir tout réussi commence<br />
à se poser des questions, et peut-être à changer.<br />
C’est une rencontre déterminante sur le cours de sa<br />
vie. Évidemment, le roman a plusieurs facettes, il peut<br />
se lire à travers divers angles. J’aborde aussi la question<br />
brûlante de l’immigration, de l’acculturation, et<br />
l’adultère, la relation de couple… Kamal se demande<br />
ainsi s’il est possible d’aimer deux femmes à la fois. Un<br />
roman, c’est tout un monde.<br />
Bibliographie<br />
sélective<br />
◗ La Voisine<br />
du cinquième,<br />
Actes Sud, 2021.<br />
◗ La Nuit de noces<br />
de Si Béchir, Actes<br />
Sud, 2019.<br />
◗ Souriez, vous<br />
êtes en Tunisie !,<br />
Actes Sud, 2013.<br />
◗ Les Amoureux<br />
de Bayya, Actes Sud,<br />
2003.<br />
Vous regrettez qu’on réduise souvent<br />
un roman à son intrigue ? Avec cette question<br />
récurrente : de quoi parle-t-il ?<br />
Oui, un roman ne se limite pas à une histoire, il va au-delà.<br />
Plusieurs thèmes se greffent à l’intrigue. Un roman n’est pas un<br />
conte – lequel livre une morale à la fin –, mais une réflexion<br />
sur la vie. C’est très présent dans la tradition littéraire des écrivains<br />
d’Europe de l’Est. Le sujet est presque un prétexte. Certes,<br />
l’histoire doit être bien ficelée, avec des personnages construits,<br />
des rebondissements, des évolutions, car il faut susciter un<br />
plaisir de lecture. Mais l’ensemble reste lié à l’être humain, à<br />
l’existence. Moi, j’écris à partir des petits riens, des choses très<br />
ténues, simples. Mais en les accumulant, j’arrive à provoquer un<br />
sens profond, plus grand. Je fais partie des auteurs qui<br />
créent quelque chose d’important<br />
à partir de la banalité.<br />
Celle-ci n’existe pas, en<br />
réalité. Dès que le regard<br />
de l’artiste ou de l’écrivain<br />
se pose sur une chose, elle<br />
cesse d’être banale. Sinon,<br />
ce n’est pas un écrivain. Il<br />
s’agit de regarder les choses<br />
par des angles différents. Des<br />
romans d’amour existent par<br />
milliers, mais chaque auteur<br />
le décrit à sa façon, selon sa<br />
culture, son vécu.<br />
Écrire à partir d’une<br />
intrigue très ténue et déceler<br />
la complexité, voire l’étrangeté,<br />
sous l’apparente banalité<br />
des choses, du quotidien,<br />
cela fait-il partie de votre ADN ?<br />
Oui, j’ai toujours affectionné ce<br />
genre d’écriture, plus difficile. Je n’essaie<br />
pas de fasciner le lecteur avec des<br />
événements extraordinaires. En tant<br />
que lecteur, j’aime ce type de romans<br />
– ceux de Marguerite Duras, Peter<br />
Handke, Annie Ernaux. Le chemin<br />
est très difficile, semé d’embûches, car on peut<br />
facilement tomber dans la banalité. Créer des personnages<br />
singuliers demande beaucoup de travail<br />
et de réflexion. Ça a l’air simple, mais j’écris très<br />
lentement, je réfléchis beaucoup. C’est un défi, et<br />
j’adore les défis ! Parfois, on échoue. Mais quand<br />
le roman est réussi, cela représente pour moi un<br />
magnifique accomplissement.<br />
Que représente Zohra pour Kamal ?<br />
Une reconnexion avec ses racines<br />
tunisiennes dont il s’est éloigné ?<br />
DR (4)<br />
60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
En effet, Zohra lui rappelle son passé, son pays qu’il a un<br />
peu oublié. Mais il renoue surtout avec la spontanéité de l’être<br />
humain, grâce à la sagesse de cette femme, son intelligence.<br />
Zohra n’a jamais été à l’école, elle a beaucoup travaillé comme<br />
bonne en Tunisie, puis a émigré à Marseille, et ensuite à Paris.<br />
Elle a connu beaucoup d’hommes, elle a été déçue, sa vie est<br />
très riche. Elle secoue la tranquillité de ce professeur universitaire,<br />
installé dans son couple. Et elle lui apprend beaucoup,<br />
sans en être consciente. Lui aussi lui apprend des choses, notamment<br />
la langue arabe. Il lui donne des leçons, et elle l’interroge<br />
notamment sur l’alphabet, les formes des lettres, suscitant des<br />
réflexions auxquelles il n’avait jamais songé ! Même sa langue,<br />
il la voit différemment, grâce à cette femme.<br />
Qu’avez-vous en commun avec ces deux personnages ?<br />
Je me sens plus proche de Zohra que de Kamal. Comme<br />
elle, j’ai un parcours d’immigration, d’origine tunisienne, je suis<br />
né dans la campagne, où la vie est assez rude. J’appartiens à<br />
ce milieu-là. Certes, je suis un professeur d’arabe, marié à une<br />
Française, comme Kamal. Il est instruit mais pas très cultivé,<br />
il a découvert la littérature grâce à sa femme. Car en Tunisie,<br />
dès le lycée, les étudiants en sciences et en maths ne lisent<br />
plus de littérature. Ils estiment que c’est une perte de temps, et<br />
deviennent ainsi de grands ingénieurs mais sont incultes. En<br />
France, au contraire, on trouve de la littérature et de l’art même<br />
au sein des études scientifiques. Je parle en connaissance de<br />
cause : j’ai enseigné la langue arabe pendant des années dans<br />
les lycées français.<br />
Pourquoi ce choix de plonger dans la psyché<br />
de votre héros, d’observer le moindre mouvement<br />
d’âme, de sentiment ?<br />
Je préfère le roman de l’intériorité. Peut-être en réaction au<br />
roman arabe, lequel est très social en général. L’être humain est<br />
un continent. Il faut savoir y rentrer. Par exemple, les événements<br />
de la révolution tunisienne ne m’intéressent pas en tant<br />
que tels. Je m’attache plutôt à saisir comment ils se reflètent<br />
dans la vie des gens, affectant leurs pensées, leurs ressentis,<br />
leur comportement… Je cherche les changements sociaux à travers<br />
l’intime. Je creuse dans les personnages, en captant leurs<br />
contradictions, j’adore ça. C’est ainsi que le roman avance. Les<br />
ambivalences constituent la richesse d’un être humain.<br />
Vous pointez le racisme existant en France : une voisine<br />
estime que Kamal devrait comprendre le mari de Zohra,<br />
sous prétexte qu’ils sont tunisiens tous les deux.<br />
L’épouse de votre héros lui lance même un jour :<br />
« Vous, les Arabes, vous aimez les cancans. »<br />
Oui, même sa femme qui l’aime tient des propos racistes<br />
sans s’en rendre compte ! Ce racisme s’exprime souvent à travers<br />
de petites choses, de petites remarques. Tous les Tunisiens se<br />
ressembleraient forcément. Quand je suis venu en France, à<br />
Paris, je ne connaissais pas la banlieue, les problèmes d’immigration.<br />
Les immigrés, je les voyais l’été en Tunisie conduire de<br />
belles voitures, porter de beaux vêtements. Ils semblaient avoir<br />
« Je cherche<br />
les changements<br />
sociaux à<br />
travers l’intime.<br />
Je capte les<br />
contradictions<br />
des personnages.<br />
C’est ainsi que<br />
le roman avance. »<br />
de la chance par rapport aux autres restés au pays. Parmi mes<br />
collègues parisiens, beaucoup s’étonnaient qu’en tant qu’Arabe,<br />
je ne connaissais pas Saint-Denis ! Un certain discours s’est installé<br />
de manière tellement forte dans les esprits, il s’est enraciné<br />
dans la société. Et les individus s’y réfèrent, inconsciemment.<br />
Vous montrez également la puissance du désir<br />
comme rempart à l’angoisse de la mort…<br />
C’est Éros, la vie, contre Thanatos, personnifiant la mort.<br />
L’amour, le sexe, le désir remettent directement au cœur de la<br />
vie. C’est la preuve que l’on est vivants. Le danger commence<br />
quand on arrête d’aimer et de désirer. Le sentiment amoureux<br />
survient à tout âge de la vie. C’est le propre de l’homme. L’amour<br />
prend une autre forme, certainement. Quand on est jeune, le<br />
grand amour provoque des étincelles. Ce sont des instants furtifs,<br />
et c’est tant mieux, sans quoi cela deviendrait banal. C’est<br />
comme une symphonie, il y a des mouvements, des moments<br />
où le plaisir atteint des sommets et ne peut aller plus haut, il<br />
redescend. Heureusement, sinon ce serait infernal !<br />
En quoi cette condition d’immigré, situé entre<br />
deux pays, deux cultures – ni tout à fait d’ici,<br />
plus tout à fait de là-bas –, est-elle une richesse ?<br />
Est-ce aussi un tiraillement ?<br />
C’est à la fois une richesse et un tiraillement. J’aime les situations<br />
complexes. Chaque expérience humaine est source d’apprentissage.<br />
Être entre deux cultures, en souffrir même parfois,<br />
est enrichissant. Pourquoi appartenir à une seule culture serait<br />
plus intéressant ? Et pourquoi ce serait mieux de bien « gérer »<br />
cette double appartenance, plutôt que d’être tiraillé ? Je dirais<br />
même que plus on est tiraillé, mieux c’est ! Car cela oblige à se<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 61
RENCONTRE<br />
poser des questions. Et c’est ainsi qu’on avance, en se remettant<br />
en cause. Il n’y a rien de plus mauvais pour un écrivain que le<br />
confort, la tranquillité, le « succès »! Ça rend bête, à la longue. Il<br />
faut toujours être en éveil, excité par quelque chose. Je suis entre<br />
deux cultures, deux langues, deux vies. Je suis né en Tunisie<br />
dans la campagne, nous n’avions pas d’électricité, pas d’eau courante.<br />
Des décennies après, quand je pose ma tête sur l’oreiller<br />
pour m’endormir, je repense à l’enfant que j’étais, gambadant<br />
dans les rues. J’ai l’impression d’être une autre personne, d’avoir<br />
vécu deux vies. L’être humain est capable de s’adapter à tout. Je<br />
n’ai pas peur des contradictions, des antagonismes, des tiraillements.<br />
Surtout, en tant qu’écrivain, c’est du pain béni.<br />
Quels souvenirs gardez-vous de cette enfance,<br />
dans votre village au centre de la Tunisie,<br />
dans la région de Kairouan ?<br />
C’était une enfance dure, comme la vie de paysans peut<br />
l’être, mais heureuse. On n’avait pas de jouets, mais on les fabriquait,<br />
avec des boîtes de conserve, des branches… Notre maison<br />
n’était pas non plus équipée en chauffage, mais on s’était adaptés.<br />
On vivait bien, en pleine nature ; j’ai connu le bio avant la<br />
lettre ! Mon père était cultivateur, il possédait des champs, des<br />
troupeaux de moutons… On mangeait des lapins et des poulets.<br />
J’ai découvert les sardines pour la première fois quand je suis<br />
allé sur la côte ! Mon goût pour la lecture est né au collège, à la<br />
bibliothèque, dans une bourgade voisine.<br />
En quoi avoir grandi sous la présidence<br />
d’Habib Bourguiba, qui a œuvré pour le progrès<br />
social, vous a-t-il forgé ?<br />
Né en 1951, j’ai eu la chance de commencer ma scolarisation<br />
à peu près l’année où la Tunisie est devenue indépendante [en<br />
1956, ndlr]. J’appartiens à la première génération formée après<br />
l’indépendance. Je n’ai pas souffert de la colonisation. Bourguiba<br />
misait beaucoup sur l’enseignement et a doté de moyens<br />
importants le ministère de l’Éducation nationale. C’était un<br />
homme progressiste. Je suis le produit du régime de Bourguiba<br />
à 100 % ! Il a promu la notion de citoyen, il était fasciné par l’Occident.<br />
Il voulait faire de la Tunisie un pays comme la France,<br />
où il avait vécu. Lui-même était marié à une Française. Il a<br />
fait voter de nombreuses lois concernant les droits des femmes :<br />
interdiction de la polygamie, légalisation de l’avortement… Il<br />
a ainsi fait beaucoup de bien à la Tunisie, même s’il a fini sa<br />
carrière, hélas, en dictateur – disons un « dictateur éclairé ». Le<br />
problème, c’est que la société ne suit pas. Si les gens n’adhèrent<br />
pas à ses idées, cela reste une loi, une parure en quelque sorte.<br />
Toutefois, sa politique a changé une bonne partie de la société,<br />
qui lutte toujours aujourd’hui contre l’intégrisme, l’islamisme.<br />
Ce socle créé par Bourguiba, et dont je fais partie, est toujours<br />
présent. Mais toutes ses valeurs ne se sont pas propagées comme<br />
il le voulait. Il y a même eu une régression, à un certain moment.<br />
Après la révolution en 2011, les islamistes ont tenté de gouverner.<br />
Ils n’ont pas réussi, grâce à ces gens qui défendent jusqu’à<br />
maintenant ces acquis.<br />
« J’appartiens<br />
à la première<br />
génération<br />
formée après<br />
l’indépendance.<br />
Je suis le produit<br />
du régime<br />
de Bourguiba<br />
à 100 % ! »<br />
Quels sont les acquis de la révolution ?<br />
La liberté. Une nouvelle constitution a été écrite, avec<br />
notamment un article fondateur sur la liberté de conscience, la<br />
presse est libre, des législations ont acté le partage du pouvoir<br />
entre le président et le Parlement… En théorie, c’est bien. Mais<br />
les islamistes se sont approprié la révolution, aussi grâce au<br />
peuple qui les a menés au pouvoir. Leur parti arrive presque<br />
toujours en tête lors des élections. C’est un problème de société,<br />
pas uniquement une question de classe politique. Plus de dix<br />
ans après la révolution, il y a un blocage. On fait face à des<br />
problèmes socio-économiques. La vie des habitants s’est détériorée.<br />
On a une belle constitution, mais on n’est pas parvenus<br />
à supprimer le chômage. La Tunisie traverse une crise économique<br />
profonde. De plus, elle a été très touchée par le Covid-19,<br />
beaucoup de sociétés européennes ayant quitté le pays. Parmi<br />
les secteurs clés de l’économie, le tourisme reprend son activité,<br />
mais a été mis à mal pendant longtemps. L’exportation des<br />
phosphates a également été à l’arrêt pendant un moment. Le<br />
nouveau président Kaïs Saïed a gelé le Parlement, on entre dans<br />
une nouvelle phase, et je ne sais pas où elle va nous mener…<br />
Vous retournez régulièrement dans votre pays natal ?<br />
Bien sûr. Je monte dans les taxis, dans les bus pour parler<br />
aux gens et les écouter. Un écrivain doit être présent et être à<br />
l’écoute de ce qu’il se passe dans la société. On apprend toujours<br />
des autres. L’un de mes précédents romans, Souriez, vous êtes en<br />
Tunisie, a été écrit avant la révolution. Il est considéré comme<br />
prémonitoire. Mais je ne suis ni prophète ni devin, j’ai juste<br />
restitué ce que j’avais observé. À mes yeux, les femmes ont une<br />
intelligence de la vie supérieure à celles des hommes. Et ce,<br />
62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
L’écrivain estime<br />
que le premier président<br />
de la République<br />
tunisienne a fait voter<br />
de nombreuses lois<br />
concernant les droits<br />
des femmes. Ici,<br />
entouré de deux scoutes.<br />
AL<strong>AM</strong>Y<br />
dans toutes les sociétés. Elles sont fines dans leur manière de<br />
la gérer, de la comprendre… Je les admire. Comme elles sont<br />
depuis toujours agressées, elles ont développé des mécanismes<br />
de défense. Elles ont réfléchi sur elles-mêmes et sur le monde.<br />
Dominants, les hommes ne sont pas menacés, ils restent dans<br />
leur tranquillité, sans être poussés à réfléchir. Mais quand tu<br />
es dominée, tu souffres, donc tu penses, tu crées des choses,<br />
ouvres des directions…<br />
Dans votre précédent roman, La Nuit de noces<br />
de Sidi Béchir, publié en 2019, vous dénoncez<br />
d’ailleurs le carcan de la virginité…<br />
Le problème, ce n’est pas la virginité en elle-même, mais ce<br />
que l’on greffe autour de cette notion. Et qui a des conséquences<br />
sur toute la vie des femmes. L’honneur de la famille repose sur<br />
leur honneur, leur corps, leur virginité. C’est catastrophique.<br />
Et cela crée des concepts de l’amour qui sont dangereux, faux,<br />
malsains, et qui déforment la relation. Un<br />
Tunisien lambda ne peut pas se marier<br />
avec une femme qui n’est pas vierge,<br />
encore maintenant. Or, les femmes<br />
vivent leur vie, et elles ont raison. Tout<br />
le monde le sait, mais il faut sauver les<br />
apparences. Je dénonce cette hypocrisie.<br />
Cela oblige ces dernières à mentir sur<br />
leur passé, que les hommes nient. Ils se<br />
mentent à eux-mêmes. Comme le sujet est<br />
grave, j’ai imaginé de traiter cette histoire<br />
avec humour.<br />
Vous écrivez en arabe.<br />
Pour paraphraser le philosophe<br />
roumain Emil Cioran, vous habitez<br />
une langue plus qu’un pays ?<br />
Oui. Quand il s’agit d’écriture, une<br />
langue n’est pas uniquement un moyen<br />
d’expression. La langue, c’est la pensée.<br />
Changer de langue bouleverse notre perception<br />
du monde. Les mots ne sont pas<br />
neutres, ils charrient toute une tradition.<br />
Si un jour j’écris un roman en français,<br />
celui-ci n’aura pas la même saveur. J’entrerais<br />
alors dans une atmosphère conceptuelle, linguistique, philosophique<br />
différente, imposée par la langue. Cela changera ma<br />
stratégie d’écriture, je ne serai plus le même auteur. On n’écrit<br />
pas seulement avec sa conscience, mais avec son subconscient,<br />
son passé, ses rêves, son corps… Après des décennies vécues en<br />
France, je rêve toujours en arabe. J’ai étudié pendant six ans la<br />
littérature arabe à la faculté en Tunisie, pour ensuite l’enseigner.<br />
En France, j’ai été journaliste dans un média arabe, puis j’ai<br />
enseigné la langue dans des lycées, des classes préparatoires.<br />
Toute ma vie respire cette langue. C’est l’arabe littéral, plus<br />
que littéraire. C’est une langue très moderne, très proche du<br />
dialectal, simple. Ce n’est pas l’arabe coranique, comme disent<br />
certains. Aérée, elle a beaucoup évolué avec la société, elle colle<br />
à la réalité, elle a cassé de nombreux tabous, elle s’est « profanisée<br />
», distinguée du religieux, auquel elle fut liée pendant<br />
très longtemps. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 63
entretien<br />
Mahi Binebine<br />
« LA CULTURE<br />
EST UN ASCENSEUR<br />
EXCEPTIONNEL »<br />
L’auteur et plasticien<br />
marocain signe Mon<br />
frère fantôme, un roman<br />
sur les conflits intérieurs<br />
d’un jeune héros. Il raconte<br />
le destin de laissés-pourcompte<br />
dans la médina<br />
de Marrakech. Entre<br />
« double je » et double<br />
jeu, son talent de conteur<br />
révèle la complexité<br />
de la psyché humaine.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
«Je est un autre », écrivait le poète Arthur<br />
Rimbaud. Dans son nouveau roman,<br />
Mon frère fantôme, l’écrivain, peintre<br />
et sculpteur marocain Mahi Binebine<br />
explore ce thème de la dualité, de la<br />
complexité de l’être. Il plante l’intrigue<br />
de ce conte initiatique dans la médina<br />
de Marrakech, au sein du quartier<br />
populaire de son enfance. Son jeune<br />
héros, Kamal, bataille en permanence contre les deux entités<br />
qui cohabitent en lui, tels des frères siamois aux élans contraires :<br />
l’un est attiré par l’ordre, le calme, la discipline, l’autre est happé<br />
par les vicissitudes de la rue, l’anarchie, fasciné par son frère<br />
aîné Omar en proie à des accès de violence. Tout en essayant<br />
de réconcilier ses deux parts de lui-même, il fera l’apprentissage<br />
de l’amour, du travail, des drames familiaux, de la lutte quotidienne<br />
des laissés-pour-compte. Ce motif du dédoublement,<br />
d’une psyché kaléidoscopique, est aussi présent dans les œuvres<br />
plastiques de l’artiste. Exposées dans le monde entier, certaines<br />
font partie de la collection permanente du musée Guggenheim, à<br />
New York. Créateur prolifique, Mahi Binebine est également très<br />
engagé dans l’éducation et l’accès à la culture des jeunes. Avec le<br />
cinéaste Nabil Ayouch, il a fondé les centres culturels Les Étoiles,<br />
destinés aux enfants défavorisés du royaume chérifien : ils dispensent<br />
cours de musique, de danse, d’informatique, de langues,<br />
d’arts plastiques, etc. Après Casablanca, Fès, Agadir, Tanger et<br />
Marrakech, le prochain centre devrait voir le jour à Essaouira.<br />
64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
K<strong>AM</strong>AL AIT<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 65
ENTRETIEN<br />
<strong>AM</strong> : Votre nouveau roman est-il<br />
inspiré d’une histoire vraie ?<br />
Mahi Binebine : Oui. Mon personnage principal, Kamal, est<br />
très proche de mon cousin : guide touristique à Marrakech, ce<br />
dernier faisait visiter la ville aux Allemands, car il était alors<br />
le seul à parler leur langue. Puis, il les emmenait dans le souk,<br />
où il gagnait un argent fou à leur vendre des objets souvenirs<br />
affublés de légendes. À midi, à la fin de sa journée de travail,<br />
il s’installait dans un café et buvait des bières jusqu’à minuit.<br />
Complètement ivre, il enfourchait tout de même sa mobylette et<br />
rentrait chez sa mère. Par miracle, il n’a jamais eu d’accidents.<br />
Mais un jour, il a commencé à avoir des crises de delirium, des<br />
hallucinations, assailli de visions effrayantes – des monstres,<br />
etc. Il s’est mis à parler avec lui-même. Ce fut ainsi jusqu’à la<br />
fin de sa vie, à 33 ans, l’âge du Christ. Tout ce que je raconte<br />
dans ce roman est vrai.<br />
Le thème de la dualité, des conflits intérieurs,<br />
du dédoublement est également présent<br />
dans vos œuvres plastiques…<br />
Mes travaux littéraires et plastiques forment un tout. Je<br />
passe ma vie à négocier avec moi-même. Au Maroc, on a une<br />
jolie expression : une tête me dit d’aller à gauche, une tête me<br />
dit d’aller à droite ! Comme si l’on était bicéphale. Mon roman<br />
renvoie chacun à sa dualité intérieure. Ça m’a fait du bien de<br />
l’écrire, et il sera bénéfique aussi aux lecteurs, je pense. J’ai<br />
laissé les deux parties de moi expliquer leurs conflits, leurs<br />
réconciliations. Et j’y décris les deux facettes de Marrakech :<br />
d’un côté, il y a l’école La Goutte de Lait, tenue par des sœurs<br />
religieuses, univers un peu riche, calme, silencieux, organisé.<br />
De l’autre, c’est le chaos de la médina. Quand j’étais enfant,<br />
j’allais moi aussi à l’école des sœurs : on m’y apprenait à<br />
parler doucement, à être ordonné, à me coiffer la raie<br />
au milieu, à être propre, etc. Et dès que je débarquais<br />
dans la médina, j’enlevais mes chaussures, je jouais<br />
au foot dans la poussière, dans un brouhaha, en riant<br />
aux éclats…<br />
Entre votre tendance chaotique<br />
et celle ordonnée, laquelle l’emporte ?<br />
J’aime les deux. Dans mon atelier, j’écoute Maria<br />
Callas à fond. Je suis dans une forme de transe pendant<br />
mes 7 heures de travail. Et juste après, j’écoute<br />
nos chansons populaires, chaotiques, où l’on tape avec<br />
les pieds ! Elles me font vibrer avec la même intensité<br />
que la Callas [rires] ! Mais en y réfléchissant, je préfère<br />
peut-être un peu plus le chaos quand même…<br />
Théâtre de votre intrigue, la place Jemaa el-Fna<br />
présente aussi deux visages antagonistes…<br />
Enfant, chaque matin, je traversais cette<br />
place pour me rendre à l’école. J’adorais, je<br />
prenais mon petit-déjeuner quand on<br />
avait des sous. Et surtout, je m’arrêtais<br />
toujours pour écouter le conteur.<br />
Je suis devenu écrivain à partir de ce moment. J’avais envie plus<br />
tard de raconter des histoires, que j’ai d’abord englouties. J’arrivais<br />
toujours en retard à l’école ! Mais le soir, surtout en hiver où<br />
il fait nuit très tôt, je retraversais la place avec la peur au ventre.<br />
C’était un autre tableau : des silhouettes d’hommes avec des<br />
capuches sur la tête, de la fumée, des singes qui se tortillent, des<br />
serpents qui se faufilent… Jemaa el-Fna devenait une ogresse<br />
menaçant de nous avaler, comme je l’écris dans le roman.<br />
Le conte, le rôle de l’imaginaire,<br />
traversent Mon frère fantôme…<br />
Marrakech est une ville de conte, de fable, avec une tradition<br />
orale très ancrée. Il me suffit de m’asseoir dans un café<br />
pour que l’on m’offre des histoires. Quand je les écris pour les<br />
transformer en roman, on me dit à Paris : “Vous avez beaucoup<br />
d’imagination !” Alors qu’il suffit que je m’installe au café à Marrakech<br />
[rires] ! Un jour, un cafetier me dit : “Tu vois la femme sur<br />
la place qui mendie, un bébé dans les bras ? Ça fait quinze ans<br />
qu’elle fait la manche avec le même nourrisson ! Chaque matin,<br />
elle loue un bébé, car c’est bon pour le business.” Cette histoire<br />
m’a inspiré un roman, Le Seigneur vous le rendra, où la femme,<br />
au lieu de louer le bébé, l’empêche de grandir, en l’emmaillotant.<br />
Un autre jour, un type me raconte qu’il était dans la capitale<br />
mondiale du haschich, Ketama. Et que tout le monde était<br />
stone pendant les jours de floraison, car le pollen du cannabis<br />
flottait partout dans l’air ! J’ai alors écrit Pollens, où chacun est<br />
shooté du matin au soir, même les moutons, les oiseaux, lesquels<br />
chantent à des heures impossibles ! Ces histoires que l’on me<br />
raconte sont des cadeaux. Raison pour laquelle je suis<br />
heureux d’habiter Marrakech.<br />
Ancrer votre intrigue dans<br />
le quartier populaire de la médina,<br />
c’est nécessaire pour vous ?<br />
Je viens de là. Ma mère était secrétaire,<br />
elle avait sept gosses. Mon père s’est barré<br />
quand j’avais 3 ans. On n’avait pas de quoi<br />
bouffer. Ce monde que je raconte, je l’ai<br />
vu, vécu. Ces « petites gens », comme<br />
on les appelle, sous prétexte qu’ils sont<br />
pauvres, c’est moi. Ce sont des personnes<br />
formidables, d’une richesse exceptionnelle.<br />
Tous mes romans commencent<br />
dans cette rue de mon enfance. Au bout<br />
du compte, je crois qu’on écrit le même<br />
livre [rires] ! Les histoires changent, mais<br />
le substrat reste le même.<br />
Vos personnages féminins traversent<br />
des épreuves difficiles, mais gardent<br />
malgré tout la tête haute…<br />
L’écrivain<br />
est également<br />
un sculpteur reconnu.<br />
Ici, Le Mendiant.<br />
DR<br />
66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
DR<br />
Elles tiennent le coup, malgré tout. Contrairement à ce que<br />
l’on croit, ce sont les femmes qui dirigent. La mère a vécu des<br />
drames mais elle tient la barque, elle s’est battue pour envoyer<br />
ses enfants dans la meilleure école, elle a essayé de les protéger.<br />
Ce sont des femmes battantes, des mères courage.<br />
Évoquant le parcours de Mounia, une jeune<br />
adolescente livrée à elle-même et à la violence<br />
de la rue, vous écrivez : « De telles histoires sont<br />
légion chez nous. Elles n’émeuvent plus personne. »<br />
C’est la triste vérité. Les gens ne voient plus ces gamins des<br />
rues. Avec nos cinq centres culturels dédiés aux enfants défavorisés,<br />
j’écoute les histoires des gamins des bidonvilles. Elles me<br />
bouleversent. Elles sont tragiques. Mais les gens vivent à côté<br />
de cette réalité, ça ne leur fait plus mal. Imaginez un instant si<br />
c’était vos enfants qui se retrouvaient dans la rue… À travers<br />
mes récits, j’essaie d’inciter les lecteurs à regarder les autres.<br />
Indignez-vous !<br />
Vous écrivez que tout artiste est présomptueux,<br />
imbu de sa personne. C’est votre vision ?<br />
Les artistes ont un ego démesuré. Ça m’amuse beaucoup !<br />
Parfois, j’aimerais leur dire : “Redescendez un peu sur terre !”<br />
Mais je m’inclus aussi dedans… Quand tu es un créateur, tu te<br />
sens comme le bon Dieu, d’une certaine manière. Donc parfois, je<br />
me dis à moi-même : “Arrête tes<br />
bêtises !” Car l’art, c’est du jeu.<br />
C’était important d’avoir<br />
un personnage très<br />
dominateur, machiste<br />
et violent comme Omar ?<br />
J’avais envie de choquer<br />
un peu, je voulais raconter ce<br />
machisme présent chez nous.<br />
Voilà où ça conduit : à la mort.<br />
Omar veut contrôler sa mère, sa<br />
sœur, il ne veut pas que celle-ci<br />
se maquille… Il faut arrêter<br />
avec ça. Pourtant, il n’est pas si<br />
monstrueux, c’est un gamin qui<br />
a grandi dans la crasse, il s’est<br />
débrouillé… Mais il est devenu<br />
un caïd à cause des violences<br />
de la rue.<br />
Vous évoquez aussi l’idée<br />
Mon frère fantôme est paru<br />
à la fois en France, aux<br />
éditions Stock, et au Maroc,<br />
aux éditions Le Fennec.<br />
du destin. Est-ce que tout est déjà écrit ou disposons-nous<br />
d’un libre arbitre, d’une marge de manœuvre ?<br />
Le destin finit toujours par vaincre. On essaie de se battre<br />
pour changer les choses, mais cela reste très compliqué pour la<br />
majorité des gens. Quand tu pars de rien, c’est très difficile. Moi,<br />
je m’en suis très bien sorti. Mes frères et sœurs ont également<br />
réussi, grâce à l’éducation que nous prodiguait notre mère : il<br />
fallait que l’on soit les premiers, les meilleurs. On ne pouvait<br />
pas faire autrement !<br />
Le destin<br />
finit toujours par<br />
vaincre. On essaie<br />
de se battre pour<br />
changer les choses,<br />
mais cela reste très<br />
compliqué pour la<br />
majorité des gens.<br />
Est-ce que votre enfance est<br />
une ressource, un moteur pour vous ?<br />
Oui. Dans nos centres culturels, les gosses me voient arriver<br />
avec des grosses motos, des voitures… Je passe mon temps à<br />
leur dire : “Avant, j’étais comme toi, je n’avais rien, zéro ! Toi<br />
aussi, si tu te donnes la peine, tu peux avoir tout ça.” J’ai travaillé,<br />
j’ai été à l’école, j’ai fréquenté les centres culturels. Avec<br />
Nabil Ayouch, nous sommes devenus des modèles. Originaire<br />
de Sarcelles, il est devenu<br />
réalisateur grâce aux Maisons<br />
des jeunes et de la culture.<br />
Nous avons conscience que<br />
la culture est un ascenseur<br />
exceptionnel.<br />
Vos livres racontent<br />
toujours ce Maroc<br />
qui fait mal ?<br />
J’aime tellement ce pays,<br />
j’en souffre. Nous avons beaucoup<br />
bataillé avec nos gouvernants<br />
pendant longtemps.<br />
Cela a pris dix ans avant qu’ils<br />
se décident de soutenir nos<br />
centres culturels. Longtemps,<br />
on nous accusait, mon copain<br />
Nabil et moi, de faire de la mauvaise publicité du Maroc, de<br />
donner une image de barbares… Mais nous montrons juste la<br />
réalité. Soignez-vous ! Arrangez les choses, et on ne dira plus<br />
rien ! Nous, on se bat, et peut-être qu’on aime le Maroc plus que<br />
vous. Car on pointe ce qui ne va pas et on essaie d’arranger les<br />
choses. On ne pratique pas la politique de l’autruche. Au bout<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 67
ENTRETIEN<br />
de cinq centres culturels, l’État nous aide et finance désormais<br />
30 % du budget. Chaque structure nous coûte 150 000 euros<br />
par an, donc il faut se démener pour rassembler toute cette<br />
somme, trouver des mécènes. J’organise aussi une exposition de<br />
mes œuvres chaque année à ce profit. Et des organismes internationaux<br />
nous soutiennent également. Nous étions au bord<br />
de l’asphyxie, mais désormais, nous allons ouvrir un sixième<br />
centre, à Essaouira.<br />
Celui de Marrakech a ouvert peu avant<br />
la pandémie. Comment cela se déroule-t-il ?<br />
Les gosses apprennent à jouer aux échecs, ils ont de l’espace,<br />
un cinéma, une salle de musique, de danse, de théâtre… Les<br />
mamans les attendent en pratiquant de la peinture sur soie, par<br />
exemple. Les inscriptions aux activités coûtent 5 euros par an,<br />
l’entrée du cinéma 10 centimes… C’est pour le principe, on leur<br />
inculque l’idée que rien n’est gratuit. Si l’enfant n’a pas les sous, il<br />
fait une demande de dérogation chez la directrice. On organise<br />
aussi des concerts, en demandant gracieusement à un artiste de<br />
venir jouer. Récemment, la pianiste coréenne de jazz Youn Sun<br />
Nah s’est produite. Les gamins de la médina, eux aussi, peuvent<br />
assister à un concert de grands artistes internationaux. Maintenant,<br />
des gens de la ville viennent, car on présente des spectacles<br />
de qualité. On crée cette mixité. Regardez le dernier film<br />
Haut et fort, de Nabil Ayouch : ce sont nos enfants à l’affiche ! Je<br />
suis allé spécialement au Festival de Cannes, l’année dernière,<br />
pour les regarder monter les marches. Les gamins des bidonvilles<br />
en sélection officielle ! Ils<br />
sont venus me faire la bise un<br />
par un… Ça n’a pas de prix !<br />
Vous travaillez en ce<br />
moment à l’élaboration<br />
de celui d’Essaouira…<br />
Oui. Le bâtiment est très<br />
beau. Je me bats depuis quatre<br />
ans pour ce centre. Avant, la<br />
mairie islamiste ne voulait pas<br />
me mettre ce lieu à disposition.<br />
Ils me disaient : “Donnez-nous<br />
l’argent, et on saura le faire<br />
fonctionner.” Hors de question !<br />
Nous avons l’expérience. Après<br />
les élections, l’équipe municipale a changé de bord. Et on a aussi<br />
un nouveau ministre de la Culture très bien, jeune, ambitieux,<br />
avec qui on peut dialoguer.<br />
Comment rendre le livre plus accessible au Maroc ?<br />
Pour mes propres livres, je fais toujours des coéditions<br />
avec le Maroc. Car mon roman en France coûte 20 euros, soit<br />
250 dirhams, ce qui équivaut à 1/6 du salaire minimum marocain<br />
! C’est beaucoup trop cher. J’y favorise le livre de poche via<br />
des accords avec des éditeurs : on leur donne les droits gratuitement,<br />
mais je veux que le livre ne soit pas cher. Avec la maison<br />
Le Fennec, on a constitué un programme de mes livres avec un<br />
Une autre œuvre de l’artiste, Sans titre.<br />
Dans tous<br />
nos centres,<br />
on apprend aux<br />
enfants à peindre,<br />
dessiner, sculpter…<br />
Et on le fait<br />
gracieusement.<br />
prix d’achat entre 1 et 2 euros, accessibles aux étudiants. Et je<br />
passe ma vie à me rendre dans les écoles, les universités, pour<br />
dire aux élèves de lire, lire, lire ! C’est la seule façon d’ouvrir son<br />
esprit au monde. Les bibliothèques, les médiathèques que l’on<br />
trouve en France, pour nous, c’est de la science-fiction ! Un lieu<br />
où l’on peut emprunter gratuitement des livres, des films… C’est<br />
impensable, on n’en est pas encore là ! Pour fournir nos centres<br />
culturels en livres, je travaille beaucoup<br />
avec l’association française Le<br />
Bouquin volant. Ils m’envoient des<br />
conteneurs d’ouvrages, nous faisons<br />
le tri et les dispatchons dans les différents<br />
lieux.<br />
Comment démocratiser<br />
l’art contemporain, le rendre<br />
moins élitiste ?<br />
Déjà, dans tous nos centres, on<br />
apprend aux enfants à peindre, dessiner,<br />
sculpter… On fait tout ce que<br />
l’État devrait faire mais qu’il ne fait<br />
pas. Et on le fait gracieusement. Lors<br />
de la COP22 à Marrakech en 2016,<br />
j’avais aussi créé le Jardin des Arts : j’avais levé des fonds et<br />
demandé à des artistes de réaliser une œuvre dans un matériau<br />
résistant au temps pour l’offrir à la ville. Résultat : 22 sublimes<br />
sculptures trônent en plein milieu de l’avenue Mohammed V.<br />
J’aimerais à l’avenir réaliser un autre jardin de sculptures africaines,<br />
près de la place Jemaa el-Fna. Installer des œuvres dans<br />
la ville est également un moyen de démocratiser l’art contemporain.<br />
Comme le Maroc n’a quasiment pas de musée… Dans un<br />
tel contexte, comment un enfant peut-il devenir artiste, découvrir<br />
les esthétiques ? Quand je suis arrivé à Paris, je ne savais<br />
ni dessiner, ni peindre, ni sculpter. J’ai écumé tous les musées<br />
DR<br />
68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
DR<br />
Comment avez-vous vécu<br />
la période des confinements ?<br />
Comme j’avais du temps, j’ai écrit Mon<br />
frère fantôme en neuf mois, alors que d’habitude,<br />
l’écriture d’un roman me prend deux<br />
années. Je ne voyageais plus, j’étais content de<br />
rester chez moi, de voir mes enfants, de jouer<br />
au scrabble… J’ai rapatrié mes trois filles à<br />
Marrakech – l’une était à Los Angeles, l’autre<br />
à Londres, et la troisième à Madrid. Elles sont<br />
restées un an et demi avec moi en attendant<br />
que l’épidémie se calme, car ils nous ont fait<br />
peur avec ce Covid-19. Et donc je les ai rencontrées,<br />
car on se connaissait très peu finalement<br />
[rires] ! Surtout la cadette, qui est plus<br />
réservée que les autres. On s’est découvert<br />
une passion commune pour la littérature. À<br />
26 ans, elle a lu plus que moi ! On aime les<br />
mêmes auteurs… Mon autre fille a eu un coup<br />
de cœur pour Marrakech, elle a quitté Los<br />
Angeles pour s’y installer. Elle a découvert que<br />
le Maroc est un beau pays, ouvert, qu’on peut<br />
tout y construire. Elle est fashion designeuse.<br />
Sur ma suggestion, elle a organisé un défilé de<br />
mode, avec 30 mannequins, dans un palace<br />
marrakchi. Ce fut un succès : repérée par la<br />
Fashion Week de New York, elle y est officiellement<br />
invitée ! Je ne cesse de leur rappeler<br />
ceci : “Attention, ne dénigrez pas vos origines.”<br />
Tout se passe là ! Pendant longtemps, nous<br />
avons été fascinés par le Nord, les paillettes<br />
de l’Occident. Même moi, je regarde vers le<br />
Sud désormais. Je fais la biennale de Dakar, je<br />
Les Étoiles de Jemaa el-Fna, à Marrakech. Une sixième structure ouvrira à Essaouira.<br />
veux m’investir, regarder mes voisins. Car on<br />
de la ville ! Encore aujourd’hui, visiter un musée est la première ne se regarde même pas entre nous : fâchés avec l’Algérie, nous<br />
chose que je fais en arrivant quelque part. C’est ainsi que je me ne connaissons ni les Tunisiens ni les Mauritaniens…<br />
nourris et que j’apprends.<br />
Cette période de pandémie vous a-t-elle<br />
De quoi vous êtes-vous inspiré pour l’une de vos dernières appris quelque chose sur votre pays ?<br />
peintures, réalisée avec de la cire et des pigments<br />
Marrakech vivant du tourisme, elle a été sinistrée pendant<br />
sur bois, baptisée Afrique mon bébé ?<br />
la pandémie. C’était une ville morte. La place Jemaa el-Fna,<br />
De tous ces gens qui s’intéressent au continent et qui l’infantilisent<br />
toujours. L’Afrique pourrait être adulte, elle ne l’est pas de voir la cité ainsi. Les Marocains restaient confinés dans des<br />
qui ne dort jamais, était complètement vide. C’était très triste<br />
encore. Elle en a marre d’être infantilisée. C’est un pique que logements souvent exigus, avec beaucoup d’enfants et dans<br />
j’envoie, plus aux Africains qu’à ceux qui prennent les matières la chaleur… Ils sont résilients ! J’ai passé les premiers mois<br />
premières, etc. Je vexe l’Africain, je me vexe : tu es infantilisé à collecter des paniers de nourriture pour les distribuer aux<br />
et tu l’acceptes. Arrête ! De même, je suis las de découvrir les nécessiteux. Car les gens n’avaient plus de travail, plus de<br />
artistes africains à Paris – Ousmane Sow sur le Pont des Arts, quoi manger. Je faisais le tour des hôtels, qui ont dû fermer<br />
Youssou N’Dour au Bataclan, Malick Sidibé à la Fondation aux touristes, pour récupérer des aliments. 5000 paniers par<br />
Cartier… J’ai envie de les rencontrer chez moi, chez eux, nous mois ont été distribués, c’est énorme pour une petite structure<br />
sommes voisins. Et pourquoi leurs œuvres prennent de la valeur comme la nôtre. Les gens se sont donné la main pendant cette<br />
chez nous une fois seulement reconnues à Paris ? On peut leur période, ils ont partagé. Le Maroc a été sauvé grâce à la société<br />
donner de la valeur dans leurs pays directement.<br />
civile mobilisée. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 69
LE DOCUMENT<br />
Sucre, de l’esclavage<br />
à l’obésité<br />
Sa découverte, sa production et sa consommation ont<br />
transformé le cours de l’histoire, pour le meilleur et pour le pire.<br />
Une substance hautement addictive, qui laisse dans son sillage<br />
un arrière-goût amer. par Catherine Faye<br />
On n’y résiste pas. Synonymes<br />
de plaisir, le sucre et tous ses<br />
produits dérivés ont le pouvoir<br />
de nous faire craquer, voire<br />
de nous prendre au piège.<br />
Exquise et sournoise, leur<br />
saveur douce et agréable,<br />
que l’on connaît depuis l’enfance, a en effet tout<br />
pour séduire. Plus encore, elle est restée gravée<br />
dans notre cerveau et agit sur les centres cérébraux<br />
de la récompense et de la gourmandise en stimulant<br />
les voies de la dopamine. Pourtant, cette substance<br />
inconnue jusqu’au XVII e siècle porte en elle les<br />
stigmates de l’histoire. Inséparable de la colonisation<br />
et de l’esclavage, des transformations écologiques<br />
désastreuses et du développement du commerce et de<br />
l’industrie, elle est aujourd’hui un fléau mondial pour la<br />
santé (obésité, diabètes, caries…) et l’une des chevilles<br />
de l’économie mondiale. Ainsi, ce qui était autrefois<br />
un simple goût pour le sucre a été transformé par les<br />
industries modernes en une industrie mondiale massive.<br />
C’est à partir du milieu du XIX e siècle que la capacité<br />
de produire des aliments et des boissons en énorme<br />
quantité a permis aux grandes entreprises du secteur<br />
de mélanger le sucre avec une nouvelle gamme de<br />
produits et de la diffuser à bas prix à des dizaines de<br />
millions de personnes. En 1910, Coca-Cola était le<br />
plus gros consommateur de sucre au monde. Depuis,<br />
45000 tonnes de cette substance sont consommées<br />
chaque année via cette boisson. James Walvin,<br />
spécialiste de l’histoire de l’esclavage et professeur<br />
d’histoire émérite à l’université d’York (Royaume-Uni),<br />
se fait l’écho de cette épopée stupéfiante : de la<br />
Histoire<br />
du sucre,<br />
histoire<br />
du monde,<br />
James Walvin,<br />
La Découverte<br />
poche,<br />
302 pages,<br />
14 €.<br />
machine capitaliste à ses débuts, liés au commerce<br />
triangulaire, jusqu’aux enjeux commerciaux, sociaux<br />
et alimentaires actuels. Il nous livre un récit très<br />
documenté, captivant et instructif, où « un bien jadis<br />
onéreux, devenu un produit de première nécessité »,<br />
a révolutionné le cours de l’humanité et de la planète.<br />
Cette histoire est donc également celle d’un désastre<br />
social, le récit d’une mise en dépendance et d’un<br />
objet de corruption. Actuellement, 120 pays en<br />
produisent 180 millions de tonnes. Et l’attachement<br />
culturel à cette substance est bien trop profond pour<br />
qu’elle disparaisse du jour au lendemain. Mi-ange<br />
mi-démon, le sucre n’a pas fini de tisser sa toile. ■<br />
DR<br />
70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
Extraits<br />
Un goût millénaire<br />
Les aliments et boissons sucrés sont connus de<br />
certaines civilisations depuis des millénaires. Utilisé<br />
pour lui-même, pour éliminer l’amertume de certains<br />
aliments ou boissons, comme médicament, voire comme<br />
signe religieux – le sucre est indispensable à différentes<br />
activités humaines dans d’innombrables sociétés. Pensons<br />
aussi à la façon dont les images et les idéaux sucrés<br />
ont pénétré les langues – les mots mêmes de « sucre »,<br />
de « douceur » et de « miel » ont pendant des siècles été<br />
employés pour évoquer les moments les plus heureux<br />
de la vie et les sensations les plus délicieuses. En anglais,<br />
ne qualifie-t-on pas souvent la personne aimée de sugar<br />
(« sucre ») ou honey (« miel ») ? Tout jeune Anglais se<br />
souvient de son premier sweetheart (littéralement « cœur<br />
sucré »). Et, une fois mariés, avant d’entamer une vie<br />
commune, n’a-t-on pas droit à une « lune de miel » ? C’est<br />
tout particulièrement le cas de la culture et de la langue<br />
populaires anglaises qui regorgent de sucre pour évoquer<br />
les sentiments personnels les plus délicats – l’amour de<br />
l’autre – ou les bas instincts d’un suborneur (un sweetener,<br />
autrement dit un « édulcorant », au sens propre).<br />
Pendant des siècles, les formules sucrées ont foisonné<br />
en anglais. Ainsi, le « moyen anglais », comme le monde<br />
auquel il s’adresse, fourmille de références au sucré : pour<br />
désigner un être aimé, une beauté, une bonne nature<br />
ou un bon caractère. Chaucer utilise fréquemment sweet<br />
pour évoquer l’affection et l’amour. Comme Shakespeare,<br />
trois siècles plus tard. La société dans laquelle les deux<br />
hommes écrivaient n’était pourtant que marginalement<br />
concernée par le sucre. Le dictionnaire de l’ordinateur<br />
que j’utilise à l’instant même me propose les alternatives<br />
suivantes pour sweet : « aimable, beau, charmant,<br />
attirant, séduisant, attrayant, délicieux, adorable ».<br />
Aujourd’hui, le sucré, les douceurs – et tous les mots<br />
qui en découlent – traduisent bien les plaisirs et les joies<br />
de l’existence. Mais le plus é tonnant, c’est que, dans le<br />
monde moderne, ce sucré est à l’origine de problèmes<br />
et de dangers individuels et collectifs parmi les plus<br />
sérieux jamais rencontrés par l’humanité. Aujourd’hui,<br />
le désir de douceurs menace la santé et le bien-être<br />
de millions de personnes à travers le monde.<br />
❋ ❋ ❋<br />
Sucre et esclavage<br />
À la veille de la conquête des Amériques, la culture à<br />
grande échelle et la production de sucre s’est perfectionnée<br />
dans un endroit auquel on n’aurait pas songé à première<br />
vue : deux petites îles proches de la côte africaine dans<br />
le golfe de Guinée. En 1471, les Portugais débarquèrent à São<br />
Tomé – qu’ils découvrirent tandis qu’ils suivaient un chemin<br />
erratique en cabotant vers le sud, le long de la côte africaine.<br />
L’île était inhabitée et parfaitement adaptée à la colonisation.<br />
La culture s’y développa suivant le modèle établi à Madère<br />
et aux Açores. La culture de la canne commença avec l’aide<br />
de colons déjà familiers de cette production et un financement,<br />
encore une fois, italien. Au milieu du XVI e siècle, l’économie<br />
sucrière de São Tomé était en plein essor, atteignant<br />
150 000 arrobas. À son pic, 200 raffineries parsemaient<br />
le paysage et la population atteignait 100 000 habitants.<br />
Encore plus frappant, la force de travail était de plus<br />
en plus africaine – c’est-à-dire composée d’esclaves.<br />
Des esclaves africains avaient déjà transité par les îles<br />
en suivant les premières routes portugaises de la traite quand<br />
on les avait transportés d’une société africaine côtière à une<br />
autre. Ce premier commerce européen esclavagiste impliquait<br />
de vendre des Africains à d’autres Africains. Mais São Tomé ne<br />
se trouvait qu’à 320 kilomètres de la côte ; des esclaves étaient<br />
donc facilement accessibles aux insulaires, qui les échangeaient<br />
contre divers produits proposés par les marchands européens.<br />
Dès le début de la colonisation, São Tomé avait servi d’entrepôt<br />
pour les marchandises sur les routes du commerce et de<br />
l’exploration de la côte africaine. C’était maintenant devenu<br />
la destination de groupes d’esclaves enchaînés, dont le<br />
destin serait de travailler dans les champs de canne à sucre.<br />
Leur nombre était relativement limité (comparé à la suite) ;<br />
en 1519, plus de 4 000 esclaves ont été livrés sur l’île. Quelques<br />
années plus tard, la Couronne portugaise a été contrainte<br />
d’y réguler la traite. Tant et si bien qu’au milieu du même<br />
siècle, quelque 2 000 esclaves africains travaillaient dans<br />
les champs de canne à sucre de l’île, mais peut-être trois fois<br />
plus attendaient, enchaînés, d’être transportés ailleurs.<br />
Il était si facile – et si peu coûteux – d’acquérir des<br />
esclaves africains qu’ils étaient abondamment utilisés sur<br />
les plantations de l’île. Certaines d’entre elles en faisaient<br />
travailler plus de cent cinquante. Ils venaient de différentes<br />
régions de la côte africaine – Bénin, Angola et Sénégambie –,<br />
ils étaient soumis à un travail intensif qui leur laissait très peu<br />
de temps libre (certains étaient chargés de cultiver les produits<br />
nécessaires à l’alimentation des autres). C’était là l’embryon<br />
d’un système qui n’aurait pas surpris les observateurs de<br />
l’économie sucrière des Caraïbes, trois siècles plus tard.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 71
LE DOCUMENT<br />
❋ ❋ ❋<br />
L’environnement dévasté<br />
La « révolution du sucre » paraît relativement paisible,<br />
au vu du système des plantations organisées avec soin<br />
et de manière systématique à son apogée, avec ses champs<br />
et récoltes bien disposés, ses chemins et routes coupant<br />
la campagne pour faciliter le déplacement des biens et<br />
des personnes jusqu’à la côte, puis jusqu’en Afrique ou en<br />
Europe. Ce que l’on a tendance à oublier – pour la simple<br />
raison que cela a été effacé –, c’est le monde naturel qui<br />
existait avant la révolution du sucre. Les forêts tropicales<br />
pluviales ont complètement disparu au profit des champs<br />
de canne – bien ordonnés, en pleine croissance ou en<br />
attente, selon les saisons –, dominant un paysage qui était<br />
apparu aux premiers colons comme dense et impénétrable.<br />
Le sucre a créé un nouveau monde naturel apparemment<br />
né de la géométrie : des terres découpées en carrés et en<br />
rectangles, tous entourés de murs et de fossés. C’était un<br />
paysage entièrement créé par la main de l’homme et tracé<br />
par des générations d’arpenteurs méticuleux armés de<br />
leur savoir-faire technique et mathématique pour réduire<br />
ce qui avait semblé une forêt et un maquis impraticables,<br />
en un système agricole ordonnancé, administrable.<br />
Si l’on regarde aujourd’hui une plantation de canne,<br />
le paysage semble naturel. Mais, dans les années 1750,<br />
par exemple, c’était nouveau et révolutionnaire, une vision<br />
ordonnée de la nature, induite par le besoin de cultiver<br />
toujours plus de canne. Dans son sillage, elle a produit<br />
des dégâts humains et des changements irréparables,<br />
dont on a pris conscience dès le milieu des années 1700,<br />
quand les acajous, recherchés en Europe pour fabriquer<br />
des meubles, ont disparu du fait de la culture sur brûlis.<br />
On peut facilement décrire les changements provoqués<br />
par l’essor de l’économie du sucre dans le régime<br />
alimentaire à partir des années 1600. Mais les conséquences<br />
dramatiques du sucre sur l’homme et l’environnement<br />
sont moins connues. Les apparences humaines et physiques<br />
des régions sucrières ont été transformées par l’importation<br />
massive de travailleurs étrangers. Les plantations – qui se<br />
sont vite imposées comme le principal moyen de cultiver<br />
la canne – ont aussi transformé le paysage naturel.<br />
L’environnement de la production sucrière semble ordinaire<br />
et même, à première vue, refléter le cadre naturel général.<br />
Il en va de même de la population locale. En réalité,<br />
l’aspect humain et physique des régions sucrières a été<br />
tout spécialement créé pour produire ce sucre. La canne<br />
à sucre a profondément transformé l’environnement et la<br />
nature des gens qui travaillaient dans cet environnement.<br />
❋ ❋ ❋<br />
Quand le rhum coule à flots<br />
La transformation de la canne engendre une série<br />
de sous-produits et de déchets : les broyures (la « bagasse »,<br />
plus tard utilisée comme carburant) ; un liquide résiduel<br />
contenant des impuretés ; et de la mélasse que l’on pouvait<br />
distiller. Différentes opérations permettaient d’obtenir<br />
du rhum. La fabrication de cet alcool – interdit comme<br />
boisson par l’islam – était connue depuis longtemps<br />
des producteurs musulmans de sucre qui l’utilisaient pour<br />
fabriquer des remèdes et des parfums. De leur côté, les<br />
Européens qui, traditionnellement, distillaient des alcools<br />
forts, ne connaissaient aucune restriction culturelle ou<br />
religieuse à cette consommation. Au Brésil, on produisait<br />
un rhum grossier dès le milieu du XVI e siècle et les planteurs<br />
avaient déjà remarqué que les esclaves africains en<br />
raffolaient. En 1648, un critique faisait remarquer que<br />
c’était « une boisson réservée aux esclaves et aux ânes ».<br />
Durant toute l’histoire de l’esclavage aux Amériques,<br />
on a fourni du mauvais rhum aux esclaves, mais on considéra<br />
cet alcool différemment quand il s’avéra qu’il avait une<br />
valeur commerciale. En fait, l’industrie sucrière produisait<br />
différentes boissons alcoolisées. Un Anglais raconte avoir<br />
trouvé à Porto Rico, en 1596, une boisson fabriquée à partir<br />
de mélasse et d’épices ; on évoque d’autres formes d’alcool<br />
fermenté dans de nombreuses colonies esclavagistes.<br />
Avant que le rhum ne devienne un produit d’exportation<br />
viable, de nombreux planteurs autorisaient sans réserve<br />
les esclaves à récupérer les résidus de la manufacture du<br />
sucre pour fabriquer leurs propres boissons alcoolisées.<br />
Au milieu du XVII e siècle, le rhum était un produit<br />
d’exportation à part entière. L’origine précise de la<br />
production commerciale de rhum reste incertaine, mais<br />
il est probable que tout ait commencé à la Barbade et à<br />
la Martinique. Des réfugiés hollandais, expulsés du Brésil,<br />
auraient contribué à y créer les premières distilleries de<br />
rhum. Dans les années 1640, le rhum était pour l’essentiel<br />
produit en Martinique ; une décennie plus tard, il était bien<br />
établi à la Barbade. Le rhum original en provenance de la<br />
Barbade était décrit comme « une infernale et terrible liqueur<br />
brûlante », ce qui lui a valu divers noms, « Kill Devil » étant<br />
sans doute le plus parlant. La majeure partie était consommée<br />
sur l’île (dans les années 1670, on estime que Bridgetown<br />
comptait cent tavernes), même si l’on en expédiait aussi des<br />
cargaisons en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne.<br />
Le punch au rhum (un classique de l’industrie touristique<br />
moderne aux Caraïbes) était déjà prisé par les planteurs dans<br />
les années 1660. Un siècle plus tard, on en trouvait facilement<br />
en Europe et en Amérique du Nord, sous la forme de « bols<br />
de punch » dans les tavernes et sur les tables à la mode.<br />
72 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
❋ ❋ ❋<br />
Dis-moi comment tu manges<br />
Il apparaît que toutes les grosses entreprises de<br />
l’alimentation et des boissons ont instrumentalisé les études<br />
en laboratoire pour combattre les critiques qui visaient<br />
leurs ingrédients malsains et en particulier le sucre. Rien<br />
d’exceptionnel à cela. Depuis des décennies, l’industrie<br />
cherche à s’appuyer sur les sciences pour mettre au point<br />
et améliorer ses produits. Ce qui a été révélé en 2016<br />
était toutefois d’une autre nature. À partir du milieu des<br />
années 1960, les patrons avaient mis en place une stratégie<br />
destinée à orienter les recherches et à encourager les résultats<br />
qui détourneraient l’attention de la nocivité du sucre. Pour<br />
cela, ils avaient besoin de chercheurs corruptibles appartenant<br />
à de prestigieuses institutions, prêts à tout contre de l’argent.<br />
Les révélations de 2015-2016 ont porté au grand jour<br />
ce que certains soupçonnaient depuis longtemps : l’industrie<br />
alimentaire payait pour que l’on publie des rapports favorables<br />
à ses intérêts. L’objectif à long terme de ces recherches lancées<br />
en 1967, était de détourner l’attention du sucre en privilégiant<br />
d’autres causes possibles de l’obésité. Cette tactique a<br />
parfaitement réussi et pendant le reste du siècle, le sucre<br />
a été lavé de tout soupçon. Dans le même temps, on a tenté<br />
de discréditer les scientifiques sérieux qui rapportaient<br />
les dangers d’une consommation excessive de sucre.<br />
À un certain niveau, ce n’était que le dernier avatar<br />
d’une histoire qui dure depuis bien longtemps – la mainmise<br />
des fabricants de sucre sur la politique et la stratégie<br />
américaine. Mais, en 2016, il était également clair que<br />
des questions de santé publique étaient en cause – et<br />
pas seulement aux États-Unis. On ne pouvait plus nier<br />
la mainmise du lobby du sucre. Elle jouait clairement un<br />
rôle clé dans le recul général de la santé et du bien-être.<br />
Ce qui rendait la tâche encore plus effrayante, c’est la<br />
place prise par le sucre au cœur de multiples plaisirs de<br />
la vie quotidienne – en premier lieu, l’habitude récente<br />
et en plein développement de dîner à l’extérieur.<br />
❋ ❋ ❋<br />
Sodas, la vérité qui dérange<br />
Le sucre est donc au cœur de la longue histoire des sodas<br />
Outre-Atlantique. Dans les années d’après guerre, on l’a<br />
ajouté aux boissons à base de jus de fruits déshydratés que<br />
les Américains allongeaient avec de l’eau et buvaient en<br />
famille. À leur sommet, ces boissons en poudre ont représenté<br />
un chiffre d’affaires de 800 millions de dollars. Vers la fin<br />
du XX e siècle, on créa de nouveaux parfums fruités et les<br />
enfants furent ciblés par des prospectus distribués ou envoyés<br />
par la poste. Quand les mêmes boissons ont été emballées<br />
différemment et vendues en briquettes en carton, elles<br />
sont devenues extrêmement populaires, vantées pour leurs<br />
bienfaits sur la santé et leurs qualités nutritives, et surtout<br />
elles étaient ludiques. Mais les chercheurs poursuivaient de<br />
leur côté leurs travaux, imaginant de nouvelles saveurs au<br />
goût de fruits et mettant au point de nouveaux édulcorants.<br />
La réponse fut le fructose pur, encore plus doux que le sucre.<br />
Une fois les imperfections éliminées, les industriels ont<br />
ajouté du fructose dans leurs boissons et loué ses bénéfices<br />
sur la santé. Le sucre était alors violemment attaqué<br />
comme cause de maladies graves, ce qui n’échappait pas<br />
à l’industrie agro-alimentaire. Le fructose pur se présentait<br />
comme la réponse à cette critique de plus en plus virulente.<br />
Il fallut attendre plus d’une décennie pour que de nouvelles<br />
recherches montrent que le saccharose et le sirop de maïs<br />
provoquaient les mêmes méfaits sur la santé, en particulier<br />
des maladies cardiaques. Aujourd’hui, avec les scientifiques<br />
comme juges de paix, le fructose est généralement<br />
considéré comme aussi dangereux que le sucre de canne.<br />
❋ ❋ ❋<br />
Renverser la vapeur.<br />
Au-delà de la taxe sur le sucre<br />
Tout le monde a la preuve de l’obésité tous les jours,<br />
dans les lieux publics. Ce sont cependant les professionnels<br />
de santé qui sont en première ligne pour prendre en charge<br />
les conséquences de l’obésité. Même si, pendant longtemps,<br />
l’origine du problème n’était pas évidente et faisait l’objet<br />
de controverses, nul ne doutait de ses conséquences sur<br />
le système de santé. Le rapport de 2015 précise : « L’obésité<br />
et ses conséquences coûtent chaque année 5,1 milliards<br />
de livres au NHS », et affirme n’avoir aucun doute sur<br />
la principale cause du problème – les concentrations<br />
de sucre dans les aliments et les boissons du pays.<br />
Les profonds changements qui ont bouleversé notre<br />
rapport à la nourriture et aux boissons après la Seconde<br />
Guerre mondiale sont au cœur de l’explication à court<br />
terme. Pour commencer, le prix de la nourriture a baissé<br />
comme jamais. Mais ce sont les aliments eux-mêmes qui<br />
ont changé – la plupart étant désormais transformés et<br />
industrialisés, et chargés en sucre. Ces produits ont été<br />
promus et vendus de manière totalement différente, et<br />
d’abord en masse dans les supermarchés. À première vue,<br />
cela pourrait sembler secondaire quand on s’intéresse à<br />
l’obésité, mais ces nouvelles formes de commercialisation<br />
ont beaucoup influé sur les transformations complexes du<br />
boire et du manger. Les supermarchés ont été un maillon<br />
indispensable de la chaîne qui a abouti à ajouter des<br />
volumes inégalés de sucre à notre régime alimentaire. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 73
BUSINESS<br />
Interview<br />
Nicolas<br />
Dufrêne<br />
Le Groupe OCP<br />
renforce son<br />
programme « Eau »<br />
Interview<br />
Abderrahmane<br />
Berthé<br />
Ecobank<br />
va déployer<br />
Farm Pass<br />
RCA : le pari<br />
risqué du bitcoin<br />
La République centrafricaine est le deuxième État à avoir adopté la fameuse<br />
cryptomonnaie. Problème : son cours est en chute libre. Mais malgré les doutes, le président<br />
Faustin-Archange Touadéra affiche de grandes ambitions virtuelles. par Cédric Gouverneur<br />
En l’espace de sept mois,<br />
le cours du bitcoin a été<br />
divisé par 3,5 : de près<br />
de 70 000 dollars en<br />
novembre 2021 à 20000 mi-juin.<br />
« Mais sur un intervalle de trois<br />
ans, cette monnaie n’a pas perdu de<br />
valeur », rétorque Sébastien Gouspillou,<br />
fondateur de la société de minage<br />
BigBlock DataCenter. Cet entrepreneur<br />
français, fervent promoteur du bitcoin,<br />
conseille les autorités du Salvador<br />
et de la République centrafricaine<br />
(RCA), les deux premiers États à lui<br />
donner cours légal : « C’est beaucoup<br />
plus fiable que la monnaie locale ou<br />
des dollars cachés sous le matelas »,<br />
insiste-t-il. Pourtant, la chute du<br />
cours s’apparente à un crash. Des<br />
entreprises américaines de minage,<br />
Marathon Digital et Riot Blockchain,<br />
voient leur valeur divisée par 10 ou 12.<br />
À Singapour, le fonds spéculatif<br />
Three Arrows Capital est proche de<br />
la faillite. « Nous entrons dans une<br />
récession », a admis Brian Armstrong,<br />
fondateur de la plate-forme Coinbase.<br />
« Un hiver crypto » s’annonce, peutêtre<br />
« pour une période prolongée ».<br />
Dans un tel contexte, le virage<br />
pris par la RCA interroge, puisqu’en<br />
avril, elle adoptait le bitcoin,<br />
aux côtés du franc CFA. Fin mai,<br />
le président Faustin-Archange<br />
Touadéra (ex-professeur de<br />
mathématiques) annonçait le projet<br />
Sango, devant « transformer l’économie<br />
de la RCA ». Baptisé du nom de la<br />
principale langue du pays, celui-ci<br />
comportera un « crypto hub », afin<br />
d’attirer les « crypto investisseurs »<br />
grâce à une « fiscalité nulle », une<br />
« banque nationale digitale », et<br />
une « île crypto » (sur le modèle de<br />
la « plage bitcoin » du Salvador),<br />
où feront affaire les bitcoiners.<br />
Premier hic : Bangui n’a pas pris<br />
la peine d’alerter le gouverneur de la<br />
Banque des États de l’Afrique centrale.<br />
« Imaginez-vous la France, membre<br />
de la zone euro, adopter le bitcoin<br />
sans prévenir l’Europe ! » s’étonne<br />
Jean-Michel Servet, professeur<br />
à l’Institut de hautes études<br />
internationales et du développement<br />
(Genève). L’économiste a signé en<br />
décembre, avec Nicolas Dufrêne [lire<br />
son interview pages suivantes], une<br />
tribune dans Le Monde, dénonçant le<br />
« danger » que représente à leurs yeux le<br />
bitcoin. « La RCA est un État souverain,<br />
elle fait ce qu’elle veut ! s’agace<br />
Sébastien Gouspillou. Ce pays étouffe, il<br />
n’y a pas assez de billets en circulation,<br />
les commerçants ont du mal à vous<br />
rendre la monnaie. Son président a<br />
74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
Le chef d’État<br />
centrafricain<br />
Faustin-Archange<br />
Touadéra,<br />
en campagne<br />
à Bangui,<br />
le 12 décembre<br />
2020.<br />
XINHUA/RÉA<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 75
BUSINESS<br />
En avril dernier, le pays décidait de s’ouvrir à la célèbre cryptomonnaie.<br />
trouvé une bonne solution pour aider<br />
son peuple. Généraliser l’usage du<br />
bitcoin permettra de régler le problème<br />
des échanges. » Une illusion, estime<br />
Jean-Michel Servet : « Les adeptes du<br />
bitcoin se projettent dans un avenir<br />
qui n’existe pas. Car la population<br />
ne l’utilise pas ! Ce qui se passe<br />
au Salvador est révélateur… »<br />
Dans ce petit État d’Amérique<br />
centrale, le président Nayib Bukele<br />
a donné cours légal au bitcoin il y<br />
a un an. En 2001, le Salvador avait<br />
dû abandonner le colon, la monnaie<br />
nationale, pour adopter le dollar.<br />
Le pays connaissant une forte<br />
émigration vers les États-Unis, 22 %<br />
de son PIB provient des transferts<br />
de cash de la diaspora. « Le bitcoin<br />
permet ainsi d’effectuer des envois<br />
quasiment sans frais », là où Western<br />
Union et ses concurrents prennent<br />
une belle commission, se félicite<br />
Sébastien Gouspillou. « Il est désormais<br />
possible de transférer de toutes<br />
petites sommes à ses proches. »<br />
Reste que les Salvadoriens boudent<br />
la monnaie virtuelle. Les autorités<br />
avaient pourtant offert à tout volontaire<br />
un portefeuille électronique, le Chivo,<br />
garni de l’équivalent de 30 dollars.<br />
Mais la plupart se sont contentés<br />
d’en empocher le contenu, puis de le<br />
convertir en billets verts… Et seulement<br />
une entreprise sur cinq et un<br />
commerce sur vingt utilisent<br />
le bitcoin. Fin mai, le journal<br />
allemand Süddeutsche<br />
Zeitung a constaté que,<br />
même en plein centreville<br />
de la capitale, des<br />
commerçants le refusaient.<br />
Quant aux ruraux, ils<br />
n’ont pour la plupart pas<br />
de connexion Internet… Sur le plan<br />
macroéconomique, le Salvador risque le<br />
défaut de paiement. Mais il en faudrait<br />
plus pour doucher l’enthousiasme de<br />
son président : Nayib Bukele a en effet<br />
dévoilé sur Twitter les plans de Bitcoin<br />
City, la ville futuriste de 7 500 hectares<br />
qu’il rêve d’offrir à son pays.<br />
Bangui n’a pas<br />
pris la peine<br />
d’alerter<br />
la Banque<br />
des États<br />
de l’Afrique<br />
centrale.<br />
Autre point délicat : l’opacité<br />
de la cryptomonnaie, qui séduit<br />
les protagonistes de l’économie<br />
souterraine (trafics en tout genre,<br />
arnaques, blanchiment…). Ainsi,<br />
les ransomwares – des logiciels<br />
malveillants qui paralysent des<br />
ordinateurs, puis exigent une rançon<br />
pour les débloquer –<br />
extorquent des bitcoins<br />
à leurs victimes.<br />
Sébastien Gouspilllou balaie<br />
ces critiques : « C’est une<br />
vaste blague ! Cela soulève<br />
des inquiétudes chez ceux<br />
qui n’y connaissent rien :<br />
les transactions sont sous<br />
pseudo, mais elles sont<br />
évidemment traçables. » Les économistes<br />
Servet et Dufrêne soulignent cependant<br />
que cette traçabilité exige non<br />
seulement des enquêtes policières<br />
complexes, mais aussi la volonté<br />
des autorités pour diligenter les<br />
investigations. Or, le Salvador est rongé<br />
par le crime organisé – les tristement<br />
SHUTTERSTOCK<br />
76 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
SHUTTERSTOCK - PIERRE GLEIZES/RÉA<br />
célèbres maras, des gangs armés qui<br />
font de ce pays l’un des plus violents<br />
au monde ! Quant à la RCA, elle fait la<br />
part belle aux mercenaires de la société<br />
militaire privée russe Wagner, proche<br />
du Kremlin. Mi-juin, une délégation<br />
officielle centrafricaine s’est d’ailleurs<br />
rendue au sommet économique<br />
de Saint-Pétersbourg. Un journaliste<br />
de RFI y a remarqué la présence<br />
d’Émile Parfait Simb , un entrepreneur<br />
camerounais qui fait l’objet d’enquêtes<br />
dans son pays pour escroquerie.<br />
Détenteur d’un passeport diplomatique<br />
centrafricain, il est considéré comme<br />
l’un des inspirateurs du projet Sango.<br />
Peu de Centrafricains ont accès<br />
à l’électricité et à Internet. Mais<br />
« c’est un terreau suffisant », estime<br />
Sébastien Gouspillou. « La situation<br />
n’est pas figée. On envisage une<br />
solution de paiement par le réseau<br />
téléphonique mobile, c’est tout à fait<br />
faisable. » Le continent a en effet été<br />
le pionnier du paiement sur mobile<br />
avec M-Pesa, au Kenya, il y a quinze<br />
ans déjà. « C’est trop facile à pirater,<br />
réplique Jean-Michel Servet. On parle<br />
là de deux pays où les gens manquent<br />
de tout, mais où l’électricité va être<br />
monopolisée pour miner du bitcoin !<br />
C’est une illusion de croire que créer<br />
une monnaie créera des richesses. »<br />
Selon l’économiste, l’alternative pourrait<br />
être le lancement d’une monnaie<br />
digitale adossée à la Banque centrale,<br />
« à l’exemple de la monnaie électronique<br />
chinoise, le yuan numérique ».<br />
Expérimenté depuis janvier, le e-yuan<br />
(ou e-CNY) est destiné à remplacer<br />
pièces et billets : les Chinois peuvent<br />
en télécharger sur leur smartphone<br />
pour régler leurs achats. À noter<br />
que, dans le même temps, l’Empire<br />
du milieu – qui, vers 1000 après<br />
J.-C., a révolutionné les échanges en<br />
inventant le billet de banque – a interdit<br />
sur son sol le minage de bitcoin… ■<br />
LES CHIFFRES<br />
5660 KM<br />
C’EST LA LONGUEUR<br />
DU FUTUR GAZODUC ENTRE<br />
LE NIGERIA ET LE MAROC.<br />
UN VIEUX PROJET QUI<br />
SE CONCRÉTISE PUISQUE<br />
LA NIGERIAN NATIONAL<br />
PETROLEUM CORPORATION<br />
VIENT DE SIGNER UN<br />
PROTOCOLE D’ACCORD<br />
AVEC LA CÉDÉAO.<br />
6,8% fin avril (contre<br />
6,6 % fin mars) : c’est le taux<br />
d’inflation dans la zone CFA,<br />
selon la BCEAO, du fait<br />
de la hausse des cours.<br />
Il grimpe à deux chiffres dans<br />
plusieurs pays hors CFA,<br />
comme le Ghana, le Nigeria<br />
ou encore la Guinée.<br />
66,3 %<br />
C’est le taux de reprise<br />
du trafic passagers sur<br />
le continent par rapport au<br />
niveau d’avant-pandémie,<br />
selon l’Association<br />
des compagnies<br />
aériennes africaines<br />
(AFRAA).<br />
Le siège de<br />
la BCEAO<br />
à Dakar,<br />
au<br />
Sénégal.<br />
25 POINTS<br />
Soit le relèvement<br />
des taux directeurs<br />
de la Banque centrale<br />
des États de l’Afrique<br />
de l’Ouest, qui passent<br />
de 2 à 2,25 % dans<br />
l’espoir de juguler<br />
l’inflation.<br />
200 000 grandes fortunes<br />
en Afrique possèdent un patrimoine<br />
cumulé de 1 800 milliards de dollars.<br />
Leur nombre et leur richesse augmentent,<br />
notamment du fait de la hausse<br />
des matières premières.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 77
BUSINESS<br />
Nicolas Dufrêne<br />
ÉCONOMISTE ET DIRECTEUR DE L’INSTITUT ROUSSEAU<br />
« Au niveau de son utilisation<br />
par la population, c’est un fiasco »<br />
Le spécialiste des questions monétaires et directeur de l’Institut<br />
Rousseau, think tank classé à gauche, se montre pour le moins circonspect<br />
quant à la fiabilité du bitcoin et son intérêt pour les pays africains.<br />
Il nous explique pourquoi. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />
<strong>AM</strong> : Comment expliquer cet attrait pour le bitcoin<br />
au Salvador et en République centrafricaine (RCA) ?<br />
Nicolas Dufrêne : Ce sont souvent des pays fragiles vers<br />
lesquels se tournent les lobbyistes du bitcoin pour vendre<br />
leur marchandise… En rupture avec les États occidentaux<br />
(les États-Unis dans le cas du Salvador, et la France dans<br />
le cas de la RCA), les dirigeants de ces pays voient dans les<br />
« cryptos » une opportunité pour gagner de l’argent facilement,<br />
opérer certaines transactions sans contrôle et défier les<br />
institutions monétaires : le franc CFA en RCA, le dollar au<br />
Salvador [comme l’Équateur, ce dernier a renoncé à sa monnaie<br />
nationale et a adopté le dollar américain, ndlr]. De leur côté,<br />
les « mineurs » de bitcoin ont besoin de pays où déployer<br />
leurs infrastructures pour un prix modeste, sans taxe ni<br />
réglementation. Pour les dirigeants de ces États, c’est bon<br />
marché : il suffit de mettre à disposition de la puissance<br />
électrique pour toucher une commission sur le minage des<br />
cryptoactifs et du bitcoin. En RCA, au Salvador, et hier en<br />
Chine et au Kazakhstan avant que les autorités ne prennent<br />
des mesures, des centrales électriques – qui pourraient servir<br />
à alimenter la population en électricité ! – sont détournées<br />
pour miner du bitcoin. Le retour sur investissement peut être<br />
important pour quelques proches du pouvoir, qui contrôlent<br />
les accès à ces sources d’énergie. Pour les autres, un discours<br />
marketing a été inventé : « apolitique, incensurable, neutre<br />
et décentralisé… » Tout ce que le bitcoin n’est pas !<br />
Au Salvador, l’un des arguments des défenseurs<br />
du bitcoin est l’importance des transferts d’argent<br />
par les émigrés (22 % du PIB). Celui-ci permet<br />
des transferts sans commission, ce qui peut aussi<br />
être un argument pour l’Afrique. Qu’en pensez-vous ?<br />
Les transferts internationaux d’argent restent trop coûteux,<br />
mais le bitcoin n’est pas une bonne réponse. Le Salvador en est<br />
un bon exemple : le président de sa banque centrale a indiqué<br />
que sur les remises migratoires de janvier et février 2022<br />
(qui s’élevaient à 1,125 milliard de dollars), seuls 19 millions<br />
de dollars (soit 1,7 %) avaient été effectués via le Chivo,<br />
le portefeuille électronique en bitcoin. 70 % de la population<br />
n’a pas confiance en cette cryptomonnaie. Comment la<br />
blâmer si le risque est de perdre la moitié de la valeur de son<br />
épargne du jour au lendemain, comme on le voit avec le récent<br />
crash ? Il existe d’autres façons de faire, notamment via des<br />
monnaies numériques de banque centrale interconnectées,<br />
ou des cryptoactifs qui n’aspirent pas à devenir des monnaies,<br />
mais simplement à offrir des services de transfert et de<br />
conversion de monnaie entre deux pays, comme le XRP.<br />
Ses défenseurs démentent les accusations d’anonymat<br />
et d’opacité, soutenant que les transactions se font sous<br />
pseudonyme, mais qu’elles sont traçables par la police.<br />
Qu’en est-il exactement ?<br />
De nombreuses institutions, dont la Cour des comptes<br />
américaine, ont alerté sur les transactions illégales utilisant<br />
78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
DR<br />
des cryptoactifs : trafics d’êtres humains, de drogue,<br />
blanchiment d’argent… Des ransomware [ces logiciels<br />
malveillants qui bloquent un ordinateur, puis exigent une<br />
rançon, ndlr] demandent des bitcoins. Certains expliquent<br />
que le système de blockchain permet de tracer, et donc<br />
d’éviter ces problèmes. Mais c’est faux ! On peut tracer<br />
un bitcoin en tant que tel sur une blockchain, mais il est<br />
très compliqué de savoir qui est la personne physique<br />
derrière l’échange. Après de fastidieuses enquêtes,<br />
la police peut parfois y arriver, mais il est illusoire de<br />
croire que c’est une règle générale. D’autant que certains<br />
cryptoactifs sont conçus pour demeurer anonymes<br />
(Monero, Zcash) et peuvent être obtenus à partir de<br />
bitcoins pour brouiller les pistes. En outre, il est très<br />
facile de fractionner les paiements afin de passer sous les<br />
radars. Affirmer aujourd’hui que l’univers des cryptoactifs<br />
est transparent est une fumisterie dangereuse, faite<br />
par des gens qui y ont un intérêt pécuniaire direct.<br />
Le président centrafricain a annoncé de vastes projets<br />
autour du bitcoin. Que vous inspirent ces annonces ?<br />
Là encore, l’exemple du Salvador peut être éclairant :<br />
le portefeuille électronique offert à la population a certes<br />
été téléchargé par deux tiers de la population, pour toucher<br />
les 30 dollars promis, mais par la suite, moins de 20 %<br />
ont continué à l’utiliser… Depuis le début de l’année, il n’y a<br />
quasiment plus aucune acquisition<br />
de ce portefeuille. Les transactions<br />
Cela<br />
revient à faire<br />
un pari<br />
totalement<br />
hasardeux, qui<br />
va conduire à<br />
des difficultés<br />
financières<br />
graves.<br />
en bitcoin représentent moins<br />
de 5 % des échanges. Et quand<br />
il est utilisé, il est vite reconverti<br />
en dollar pour éviter de perdre<br />
sa valeur. Au niveau de son<br />
utilisation par la population,<br />
c’est un fiasco. L’identité des<br />
actionnaires de la société qui livre<br />
le portefeuille, sa rémunération<br />
par l’État, les données et<br />
techniques utilisées, les garanties,<br />
rien n’est révélé à la population.<br />
Cela sert à enrichir quelques personnes qui ont bien compris<br />
où était leur intérêt, et cet intérêt peut rencontrer celui<br />
de certains dignitaires. Le projet Sango, en République<br />
centrafricaine, qui consiste à créer un paradis fiscal pour<br />
mineurs et investisseurs, rappelle Bitcoin City, autour du<br />
volcan de Conchagua, au Salvador : mêmes acteurs, mêmes<br />
procédés pour attirer des activités peu recommandables.<br />
La RCA prend un grand risque. Les effondrements réguliers<br />
du bitcoin et le fait que la technologie proof of work (sur<br />
laquelle repose le bitcoin) soit condamnée à moyen terme<br />
pour son inefficacité reviennent à faire un pari totalement<br />
hasardeux, qui va conduire à des difficultés financières<br />
graves. Et c’est en contradiction avec les engagements<br />
du pays dans la Communauté économique et monétaire de<br />
l’Afrique centrale (CEMAC). La RCA et la CEMAC feraient<br />
mieux de se tourner vers la mise en œuvre de monnaies<br />
numériques de banque centrale, ouvertes à tous, distribués<br />
via des téléphones et offrant un droit au compte à chacun.<br />
C’est-à-dire de promouvoir une monnaie du peuple, au lieu<br />
de céder aux mirages du retour à des monnaies privées,<br />
spéculatives, polluantes, non contrôlables, posant des<br />
risques majeurs pour la stabilité financière et monétaire. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 79
BUSINESS<br />
La station de traitement<br />
et d’épuration des eaux usées<br />
(STEP) de Khouribga.<br />
Le Groupe OCP renforce<br />
son programme « Eau »<br />
Au Maroc, le changement climatique accroît le stress hydrique. Le Groupe OCP,<br />
leader dans le domaine de la nutrition des plantes, s’engage à ne plus recourir<br />
aux ressources en eaux conventionnelles pour ses besoins industriels d’ici 2026.<br />
Le Maroc connaît sa pire<br />
sécheresse depuis quarante<br />
ans. Le Groupe OCP – un<br />
des leaders mondiaux de la<br />
production d’engrais – a décidé de ne<br />
plus peser, par ses activités industrielles,<br />
sur les ressources en eau douce.<br />
« OCP veille à concilier développement<br />
industriel et préservation des ressources<br />
hydriques », explique le groupe dans<br />
un communiqué. Celui-ci s’engage<br />
à ne plus recourir « à des sources<br />
d’eau conventionnelle » – les nappes<br />
phréatiques et les eaux de surface –,<br />
afin de « préserver la ressource hydrique<br />
pour un avenir durable » : « Nous<br />
faisons face à un défi de taille, celui<br />
d’améliorer notre production afin de<br />
répondre à une demande mondiale<br />
croissante, tout en rationalisant notre<br />
utilisation de l’eau et recourant aux<br />
ressources non conventionnelles. »<br />
Une adaptation vitale : en effet,<br />
au Maroc, les réserves des barrages<br />
sont à 10 % de leur niveau habituel. Le<br />
stress hydrique commence à impacter<br />
l’approvisionnement en eau des villes.<br />
DR<br />
80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
Pour y faire face, l’Office national de<br />
l’électricité et de l’eau potable (ONEE)<br />
du royaume mise notamment sur des<br />
usines de dessalement d’eau de mer<br />
(celle d’Agadir, érigée en trente-six<br />
mois, doit à terme traiter 400 000 m 3<br />
par jour) ainsi que sur la traque des<br />
fuites dans le réseau de canalisations.<br />
L’eau est un enjeu majeur<br />
de développement durable pour<br />
le Groupe OCP. L’engagement<br />
du groupe en matière de gestion<br />
durable des ressources hydriques<br />
a pris davantage d’ampleur depuis<br />
la mise en place en 2008 d’une<br />
« stratégie Eau », reposant sur la<br />
rationalisation de la consommation<br />
de l’eau dans tout le processus de<br />
production et sur la priorisation<br />
de la mobilisation des ressources<br />
en eaux non conventionnelles.<br />
En 2021, 30 % des besoins en eau<br />
d’OCP ont été satisfaits à partir de<br />
sources dites « non conventionnelles »<br />
(issues du dessalement de l’eau de<br />
mer ou du traitement des eaux usées<br />
urbaines). Le Groupe OCP accélère<br />
son programme « Eau » afin de se<br />
dispenser à 100 % de l’utilisation<br />
de l’eau conventionnelle d’ici 2026 :<br />
« Ce programme a été conçu pour<br />
satisfaire tous nos besoins industriels<br />
en eau à partir des ressources non<br />
conventionnelles », explique le groupe.<br />
« Nous utilisons les eaux usées d’origine<br />
urbaine, une fois traitées, dans le<br />
lavage du phosphate. » Trois stations<br />
d’épuration ont été construites sur<br />
les sites OCP de Khouribga, Benguerir<br />
et Youssoufia, afin de valoriser plus<br />
de 10 millions de m 3 par an. Deuxième<br />
source d’eau non conventionnelle<br />
de cette stratégie : le dessalement de<br />
l’eau de mer. « Notre complexe à Jorf<br />
Lasfar est desservi par l’une des plus<br />
grandes stations de dessalement<br />
du pays », avec une capacité de<br />
25 millions de m 3 par an, à terme<br />
Record d’investissements<br />
directs étrangers au Rwanda<br />
Le pays a reçu 3,7 milliards de dollars d’IDE en 2021.<br />
L’agence de notation financière Fitch Ratings juge cependant<br />
sa dette « très risquée ».<br />
Le Rwanda a enregistré 3,7 milliards de dollars d’investissements directs<br />
étrangers (IDE) en 2021, contre 1,3 milliard l’année précédente.<br />
Un nouveau record pour ce pays enclavé d’environ 13 millions<br />
d’habitants pour 26000 km 2 . « La performance de 2021 démontre les gains<br />
de nos efforts de relance économique », s’est félicitée Clare Akamanzi,<br />
présidente du Rwanda Development Board (RDB).<br />
En 2015, Kigali s’est doté d’un nouveau code des<br />
investissements afin d’offrir des allégements fiscaux<br />
et autres incitations aux investisseurs étrangers,<br />
une stratégie qui semble payer. « Réaliser cet exploit<br />
contre toute attente » en raison de l’impact de la<br />
pandémie sur les échanges mondiaux, est « un<br />
signe de la confiance continue des investisseurs<br />
dans le Rwanda », pour Clare Akamanzi.<br />
Selon le RDB, les secteurs de la construction,<br />
de l’immobilier et de l’industrie représentent 72 %<br />
du montant des investissements de l’année. En pleine renaissance après<br />
le génocide de 1994, le pays des mille collines mise aussi sur ses atouts<br />
touristiques (parcs nationaux, bon réseau routier et sécurité), sponsorisant<br />
des publicités « Visit Rwanda » sur les maillots des footballeurs d’Arsenal<br />
et du PSG. Un bémol cependant : l’agence de notation Fitch Ratings,<br />
si elle reconnaît les « efforts de gouvernance » de Kigali, a estimé début<br />
mai que la dette du pays demeure « très risquée ». Pour la première fois<br />
depuis une décennie, la Banque centrale du Rwanda a augmenté ses taux<br />
directeurs, afin de limiter l’inflation qui frappe tout le continent. ■<br />
étendu à 40 millions. Le groupe compte<br />
aussi déployer de nouvelles unités<br />
mobiles de dessalement sur ses sites de<br />
production d’engrais. Enfin, l’innovation<br />
et la recherche & développement étant<br />
au cœur de la stratégie de croissance<br />
d’OCP, plusieurs projets sont lancés<br />
avec des partenaires tels que l’Université<br />
Mohammed VI Polytechnique<br />
(UM6P), afin de développer des<br />
solutions disruptives d’optimisation<br />
Kigali<br />
s’est doté d’un<br />
nouveau code<br />
afin d’offrir<br />
des allégements<br />
fiscaux.<br />
d’eau et recourir aux technologies<br />
de traitement d’eau les plus durables.<br />
En Afrique du Nord, les<br />
disponibilités en eau par habitant<br />
ont diminué de plus de 30 % en vingt<br />
ans, à cause des effets conjugués<br />
du réchauffement climatique et de<br />
la démographie : au Maroc, 600 m 3<br />
d’eau par an et par habitant sont<br />
désormais disponibles, contre<br />
2 600 dans les années 1960. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 81
BUSINESS<br />
Abderrahmane Berthé<br />
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’ASSOCIATION DES COMPAGNIES AÉRIENNES AFRICAINES (AFRAA)<br />
« Les chiffres sont en hausse »<br />
La crise du Covid-19 avait mis le transport aérien entre parenthèses. Mais<br />
les compagnies africaines ont souvent su compenser la chute du tourisme<br />
par l’accroissement de leur activité fret, et le retour progressif des voyageurs<br />
promet des jours meilleurs. Le secrétaire général de l’AFRAA répond<br />
depuis Nairobi à nos questions. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />
<strong>AM</strong> : Vous vous trouviez mi-juin au sommet MRO Africa,<br />
à Johannesbourg, qui rassemble les acteurs de la<br />
maintenance aérienne. Comment était l’ambiance ?<br />
Abderrahmane Berthé : Cette réunion rassemble<br />
chaque année les compagnies aériennes, les directeurs<br />
de maintenance et les équipementiers. Les discussions<br />
concernaient notamment les certifications des centres de<br />
maintenance : afin de les préserver, les techniciens doivent<br />
conserver un certain niveau d’expérience récente. Or, lors du<br />
Covid, les flottes ont dû être réduites, et beaucoup de centres<br />
de maintenance ont diminué leurs effectifs. Il est donc<br />
difficile de maintenir les agréments. Ces problèmes<br />
étaient en discussion. Mais l’ambiance est à<br />
l’optimisme, car on constate une amélioration<br />
progressive : les chiffres sont en hausse.<br />
Comment le ciel africain<br />
se remet-il de la crise ?<br />
Nous sommes à deux tiers du trafic<br />
qui existait avant le Covid (66,3 %),<br />
et les trois quarts de l’offre de sièges<br />
d’avant est désormais disponible<br />
(76,6 %). 92 % des routes sont<br />
rouvertes. Mais il y a encore e<br />
des pertes : on estime le<br />
déficit de chiffre d’affaires<br />
pour les compagnies<br />
en 2022 à 4,1 milliards<br />
de dollars. Malgré tout,<br />
la situation s’améliore.<br />
Le tourisme peut-il revenir à ses niveaux<br />
d’avant mars 2020 ?<br />
Sa croissance se poursuit, on reviendra aux chiffres<br />
d’avant la pandémie, et on les dépassera même. Reste<br />
à savoir dans quels délais… Il y a encore dans plusieurs<br />
pays des restrictions sanitaires aux voyages. Et la hausse<br />
récente des contaminations dans certains pays est une<br />
source d’inquiétude. Mais avec le temps, on reviendra<br />
aux niveaux de fréquentation touristique d’avant 2020.<br />
Durant la pandémie, l’activité cargo a bondi de 33 %!<br />
Cette proportion se maintient-elle aujourd’hui ?<br />
Pendant la crise sanitaire, des compagnies ont<br />
converti certains avions de ligne en avions-cargos<br />
pour engranger des revenus complémentaires.<br />
Aujourd’hui, le cargo se développe en Afrique :<br />
cette activité a plus que doublé, passant<br />
de 10 à plus de 20 %! Cette tendance<br />
va se confirmer : la Zone de libre-échange<br />
continentale africaine (ZLECAF) a<br />
notamment pour objet le développement<br />
du commerce intra-africain. Celui-ci<br />
est historiquement bas : environ<br />
20<br />
%, contre au moins 50 %<br />
sur les autres continents.<br />
Son développement ne<br />
peut que favoriser l’activité<br />
cargo. Autre raison :<br />
l’essor de l’e-commerce.<br />
Les transports par route<br />
DR<br />
82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
et par rail sont relativement peu développés en Afrique,<br />
l’avion constitue donc le seul moyen de transport rapide.<br />
Beaucoup de compagnies l’ont compris et misent sur le<br />
cargo. Le souci est que les infrastructures aéroportuaires<br />
ne sont pas toujours au niveau. Pendant le Covid, lorsqu’il<br />
fallait stocker les doses de vaccins à très basse température,<br />
on s’est aperçu du manque de chambres frigorifiques.<br />
Il faut aussi moderniser la numérisation des procédures<br />
de douanes, la documentation électronique. La ZLECAF<br />
va permettre de baisser les taxes et les tarifs entre pays,<br />
et va faire croître le commerce intra-africain. Elle aura un<br />
impact sur l’activité passager comme sur l’activité cargo.<br />
Ethiopian Airlines est l’une des seules compagnies<br />
au monde à avoir dégagé des bénéfices en 2020 !<br />
Comment l’expliquer ?<br />
Elle n’a pas reçu d’aide pendant la crise<br />
sanitaire, donc son succès est d’autant plus<br />
remarquable. Cette compagnie a réussi à mettre<br />
en place un business plan, avec des objectifs très<br />
précis, notamment grâce à la digitalisation et<br />
la transformation d’une vingtaine d’avions de<br />
ligne en cargos. Aussi, l’aéroport international<br />
d’Addis-Abeba a bénéficié de nombreux<br />
investissements. Grâce à un réseau très efficace<br />
et à une structure de coût maîtrisée, elle a pu<br />
s’adapter et reprendre très vite ses activités.<br />
À l’inverse, les inquiétudes demeurent<br />
pour South African Airways (SAA) : le plan<br />
de sauvetage est-il en passe de la sauver ?<br />
SAA et les autorités sud-africaines ont<br />
mis en place un plan de sauvetage avec des<br />
partenaires stratégiques, qui est en train d’être<br />
déroulé. Un accord doit être annoncé à la fin de<br />
l’année. Cette compagnie a été dans le passé la première sur<br />
le continent. L’Afrique du Sud est un marché très dynamique,<br />
aussi bien pour le fret que pour le tourisme : avec un plan<br />
de sauvetage solide, une restructuration, une flotte adaptée<br />
et un réseau efficace, SAA peut revenir dans la course.<br />
L’AFRAA demande la baisse des taxes<br />
aéroportuaires : où en est-on ?<br />
Cette baisse est une requête récurrente. Le niveau<br />
des taxes reste trop haut dans certaines régions. En Afrique<br />
de l’Ouest et centrale, elles représentent jusqu’à 40 %<br />
du prix du billet ! C’est trois fois plus qu’en Afrique de<br />
l’Est. Il est impossible de développer le trafic aérien avec<br />
de tels coûts. L’AFRAA a fait de nombreux plaidoyers en<br />
ce sens, sans succès. Nous devons réunir l’ensemble des<br />
acteurs du secteur, trouver des solutions et les présenter<br />
aux décideurs. La question des taxes a été à l’agenda<br />
d’un séminaire fin juin. Il y a aussi celle des visas, qui<br />
complique les voyages : sur ce point, l’Union africaine veut<br />
faciliter la circulation des personnes sur le continent.<br />
La Banque africaine d’import-export (Afreximbank)<br />
souhaite créer une société de leasing…<br />
Le projet est toujours en cours. Accéder aux<br />
financements est difficile, les coûts sont là aussi élevés,<br />
comparé aux autres continents. Nous collaborons<br />
avec l’Afreximbank et la BAD sur ce projet.<br />
Comment concilier objectif de lutte contre<br />
le réchauffement climatique et expansion<br />
du transport aérien ?<br />
Nous avons mis en place en 2016 le programme<br />
de réduction Carbon Offsetting and<br />
Reduction Scheme for International<br />
Le<br />
niveau des taxes<br />
aéroportuaires<br />
reste trop haut<br />
dans certaines<br />
régions.<br />
En Afrique<br />
de l’Ouest et<br />
centrale, elles<br />
représentent<br />
jusqu’à 40 %<br />
du prix du billet !<br />
Aviation (CORSIA). L’évolution<br />
technologique des avions permet de réduire<br />
leur impact carbone. Dans le temps, de<br />
vieux appareils, qui dégageaient beaucoup<br />
de CO 2<br />
, volaient en Afrique. Désormais,<br />
les flottes se sont modernisées, avec<br />
des Boeing 787 Dreamliner, des A350.<br />
Cette amélioration permet de réduire<br />
les émissions. Le souci que nous avons<br />
par rapport à la mise en œuvre de ce<br />
programme est que les agrocarburants<br />
coûtent très cher, trois à quatre fois plus que<br />
le kérosène. Faut-il augmenter la production<br />
d’agrocarburants, en incitant les paysans<br />
à en cultiver ? Mais qu’en sera-t-il de<br />
la sécurité alimentaire ? Ce sont là des<br />
questions à prendre en considération.<br />
Les projets dans l’hydrogène et l’électrique sont encore<br />
en cours de développement, mais tout peut aller vite :<br />
le transport aérien a seulement un siècle d’existence !<br />
Les bonds technologiques réalisés sont incroyables.<br />
Ces dernières années, beaucoup de terminaux<br />
ont été bâtis, rénovés ou étendus (notamment<br />
par des entreprises de Chine et de Turquie) :<br />
les infrastructures aéroportuaires sur le continent<br />
sont-elles désormais satisfaisantes ?<br />
De nombreux efforts de modernisation ont été accomplis,<br />
mais il reste à faire. Ces investissements nécessitent<br />
beaucoup d’argent. En février, l’Union africaine a organisé<br />
un séminaire sur le développement des infrastructures :<br />
leur amélioration fait partie des piliers de la mise en œuvre<br />
du Marché unique du transport aérien africain (MUTAA). ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 83
BUSINESS<br />
Ecobank va déployer<br />
Farm Pass<br />
Un million de paysans utilisent<br />
cet outil dans trois pays<br />
d’Afrique de l’Est, dont le Kenya.<br />
La plate-forme numérique de Mastercard qui aide les petits agriculteurs<br />
pourra désormais bénéficier du réseau du groupe bancaire, présent dans la plupart<br />
des pays d’Afrique subsaharienne.<br />
Lancée en 2015 par le<br />
réseau de cartes bancaires<br />
Mastercard, Farm Pass est<br />
une plate-forme numérique<br />
qui permet aux petits exploitants<br />
de se connecter de façon sécurisée<br />
aux systèmes financiers et agricoles.<br />
Ils peuvent ainsi accéder plus facilement<br />
au marché, y écouler leur production<br />
à des prix plus équitables, et constituer<br />
à terme un profil de transactions<br />
numériques pouvant renforcer leur<br />
crédibilité auprès des banques, afin<br />
d’obtenir des financements aptes à<br />
faire prospérer leur exploitation. Un<br />
million de paysans utilisent aujourd’hui<br />
Farm Pass dans trois pays d’Afrique<br />
de l’Est (Kenya, Tanzanie et Ouganda),<br />
ainsi qu’en Inde. La plate-forme leur<br />
aurait permis d’obtenir des prix de<br />
vente de 25 à 50 % plus élevés et, grâce<br />
aux marges ainsi dégagées, d’accroître<br />
la productivité de leurs récoltes. Or,<br />
Farm Pass va pouvoir démultiplier<br />
sa zone d’action en Afrique : à Abidjan,<br />
le 14 juin dernier, Mastercard et<br />
le groupe Ecobank ont conclu un<br />
partenariat afin d’étendre la couverture<br />
de Farm Pass au réseau de la banque<br />
en Afrique subsaharienne, qui comporte<br />
36 pays, du Sénégal au Mozambique<br />
et de l’Afrique du Sud au Tchad (seuls la<br />
Corne, le Soudan, Madagascar, l’Angola<br />
et le Botswana ne sont pas concernés).<br />
« La question de la sécurité<br />
alimentaire revêt un caractère critique<br />
SHUTTERSTOCK<br />
84 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
MICHAEL LUMBROSO/RÉA<br />
et urgent à l’heure actuelle. Nous<br />
devons donc nous hisser à la hauteur<br />
de ce défi en créant des opportunités<br />
de croissance tout au long de la chaîne<br />
de valeur en Afrique, a déclaré le<br />
PDG d’Ecobank, Ade Ayeyemi. Notre<br />
partenariat avec Mastercard intervient<br />
opportunément pour accélérer<br />
l’accès des petits exploitants aux<br />
services financiers », indispensables<br />
à la réalisation du plein potentiel<br />
agricole du continent. Selon le cabinet<br />
McKinsey, alors que 60 % de la<br />
population d’Afrique subsaharienne<br />
est composée de petits exploitants<br />
agricoles, seuls 3 % bénéficient d’un<br />
crédit bancaire. Un sous-financement<br />
qui limite l’aptitude de l’écrasante<br />
majorité des petits paysans à<br />
surmonter une période de mauvaise<br />
récolte ou de chute des cours. Ce<br />
partenariat permettra « de rendre<br />
l’agriculture en Afrique plus rentable,<br />
plus compétitive et plus résiliente,<br />
contribuant ainsi à la croissance<br />
économique du continent », estime<br />
Ade Ayeyemi. Farm Pass fait partie<br />
intégrante de Community Pass, une<br />
plate-forme numérique via laquelle<br />
Mastercard entend connecter à<br />
l’économie numérique 1 milliard de<br />
personnes et 50 millions de micro<br />
et petites entreprises d’ici 2025.<br />
Ce partenariat « s’inscrit dans<br />
l’esprit de la Facilité africaine de<br />
production alimentaire d’urgence »,<br />
approuvée par la Banque africaine<br />
de développement (BAD) afin « d’aider<br />
les pays à stimuler la production et la<br />
productivité des principaux produits<br />
de base sur le continent », a précisé<br />
Solomon Quaynor, vice-président<br />
de la BAD chargé du secteur privé.<br />
L’initiative vise à mobiliser 1,5 milliard<br />
de dollars en deux ans afin d’accroître<br />
la production agricole continentale,<br />
l’approvisionnement en céréales étant<br />
mis à mal par le conflit en Ukraine. ■<br />
La Namibie mise<br />
sur l’hydrogène vert<br />
L’idée est de le produire à partir du soleil et de l’eau<br />
de mer, puis de l’exporter vers Europe.<br />
Avec 3500 heures de soleil<br />
par an, la Namibie (2,5 millions<br />
d’habitants) est dotée d’un<br />
gigantesque potentiel en énergie<br />
solaire. Or, elle importe 60 à 70 %<br />
de son électricité depuis l’Afrique du<br />
Sud – et notamment de ses centrales<br />
à charbon. Durement impacté par le<br />
réchauffement climatique (sécheresses<br />
et inondations s’y succèdent), le pays<br />
ne veut plus dépendre des énergies<br />
fossiles de son voisin : les autorités<br />
souhaitent donc se lancer dans la<br />
production d’hydrogène « vert » (issu<br />
des énergies renouvelables). Le principe<br />
est de produire de l’électricité avec<br />
l’énergie solaire, puis de procéder à<br />
la désalinisation et à l’électrolyse d’eau<br />
de mer, afin de détacher l’hydrogène<br />
des molécules d’eau. Sur la côte sud<br />
du pays, à Tsau Khaeb, le groupe<br />
Le pays est doté<br />
d’un gigantesque potentiel<br />
en énergie solaire.<br />
industriel allemand Enertrag bâtit<br />
une centrale apte à produire 5 000 MW<br />
et 300 000 tonnes d’hydrogène<br />
vers 2026. Cet hydrogène pourrait<br />
ensuite être exporté vers l’Europe :<br />
l’UE cherche en effet à réduire sa<br />
dépendance au gaz russe et à atteindre<br />
la neutralité carbone en 2050. Pour<br />
cela, elle devrait importer 10 millions<br />
de tonnes d’hydrogène par an. Afin de<br />
convaincre les investisseurs européens,<br />
une importante délégation namibienne<br />
s’est rendue en mai à Paris, à Berlin,<br />
à Davos (au Forum économique<br />
mondial) ainsi qu’à Rotterdam (au<br />
World Hydrogen Summit). Berlin a déjà<br />
promis une enveloppe de 40 millions<br />
d’euros, estimant que la Namibie<br />
pourrait produire un hydrogène<br />
entre 1,5 et 2 euros le kilo, soit le<br />
prix le plus compétitif au monde. ■<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 85
VIVRE MIEUX<br />
Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed, avec Annick Beaucousin et Julie Gilles<br />
LES VACANCES, C’EST FAIT<br />
POUR ÊTRE HEUREUX<br />
ET POURTANT, UNE PIQÛRE D’ABEILLE, UNE ALLERGIE INSOUPÇONNÉE, UNE BACTÉRIE<br />
MALVEILLANTE PEUVENT VOUS GÂCHER LA VIE… CONSEILS.<br />
ON PENSE AU RISQUE D’ACCIDENT lors des baignades des<br />
enfants. Au coup de chaleur, qu’il faut prévenir en restant<br />
au frais et en buvant régulièrement. Mais si l’on ne fait pas<br />
attention, d’autres soucis courants peuvent arriver…<br />
L’OTITE DU BAIGNEUR<br />
Lors d’une otite externe, des bactéries présentes dans<br />
l’eau entraînent une infection du conduit auditif. Une douleur<br />
lancinante se met à tarauder l’oreille ou les deux, et s’amplifie<br />
quand on fait bouger le pavillon ou que l’on appuie dessus.<br />
Quand le mal est là, il faut voir le médecin pour obtenir des<br />
gouttes auriculaires antibiotiques et anti-inflammatoires. Mais<br />
mieux vaut prévenir, en évitant les baignades dans des eaux<br />
douces (type lac) qui n’apparaissent pas claires et peuvent être<br />
davantage sources d’infection que la mer. Avant une baignade,<br />
on peut mettre un peu d’huile d’amande douce dans le conduit<br />
auditif : cela favorise le glissement de l’eau et son évacuation,<br />
et donc protège un peu. Après, il est important de se rincer<br />
les oreilles à l’eau : on penche la tête sur le côté et on les<br />
égoutte (si besoin en bougeant le pavillon), puis on les sèche<br />
avec un mouchoir en papier. Autre très bonne prévention,<br />
surtout si l’on a tendance chaque année à répéter ces otites<br />
estivales : porter des bouchons d’eau lors des baignades (en<br />
pharmacie, ou fabriqués sur mesure par un audioprothésiste).<br />
SHUTTERSTOCK<br />
86 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
SHUTTERSTOCK<br />
L’INFECTION URINAIRE<br />
C’est un problème féminin récurrent à la période<br />
estivale et lorsqu’il fait chaud. Cela peut être la conséquence<br />
de plusieurs choses : on transpire, et souvent on s’hydrate<br />
trop peu… Du coup, on urine moins, ce qui laisse le temps<br />
aux bactéries de proliférer dans la vessie. D’autres facteurs<br />
favorisent les infections urinaires, comme le port d’un maillot<br />
de bain humide, d’une lingerie synthétique exacerbant la<br />
transpiration, ou encore des rapports sexuels plus fréquents.<br />
Cette affection provoquant picotements et douloureuses<br />
brûlures, mieux vaut l’éviter autant que faire se peut ! Pour<br />
cela, il est conseillé de boire jusqu’à 2 litres d’eau par jour<br />
s’il fait chaud : ainsi, on urine plus et on « rince » sa vessie.<br />
Mais il faut aller aux toilettes souvent et ne jamais se retenir.<br />
D’autre part, on évite les vêtements favorisants et très serrés.<br />
Et on vide sa vessie après chaque rapport sexuel. Dès que l’on<br />
sent les premiers signes d’une infection, boire 1 litre d’eau en<br />
moins de 2 heures, et en boire tout au long de la journée peut<br />
couper court à son installation. On peut prendre en plus un<br />
complément alimentaire à base de cranberry, qui diminue la<br />
virulence des bactéries en cause et limite leur multiplication<br />
dans la vessie. Mais si les symptômes ne s’améliorent pas,<br />
la prescription d’un traitement antibiotique s’impose.<br />
LA MYCOSE DU PIED<br />
En période estivale, on marche davantage pieds nus : résultat,<br />
des peaux mortes laissées sur le sol par un sujet atteint peuvent<br />
nous infecter. Aidés par la chaleur et l’humidité, les champignons<br />
responsables s’installent ensuite entre les orteils et/ou sous le<br />
pied, et provoquent alors rougeurs et démangeaisons. Pour<br />
prévenir, on évite de marcher pieds nus dans les lieux publics.<br />
Sinon, on les savonne au plus tôt. Si quelqu’un est atteint à la<br />
maison, on prend les mêmes précautions. Par ailleurs, il est<br />
important de bien sécher ses pieds après la toilette, de privilégier<br />
des chaussures aérées et d’éviter de porter des baskets non-stop.<br />
Si l’on transpire beaucoup des pieds, un anti-transpirant peut<br />
être utile. À la première alerte, on applique un antimycosique<br />
vendu sans ordonnance. Et l’on désinfecte ses chaussures avec<br />
une poudre antifongique afin d’éviter une recontamination.<br />
L’HERPÈS LABIAL<br />
Agressant la peau, les ultraviolets peuvent<br />
déclencher un douloureux et inesthétique « bouton<br />
de fièvre », dû au virus de l’herpès. Pour ne pas le subir<br />
plusieurs jours durant, on applique un stick haute protection<br />
solaire sur ses lèvres toutes les 2 heures environ. Et si,<br />
malgré tout, les premiers signes d’herpès labial se font sentir<br />
(démangeaisons, brûlures, gonflement), utiliser rapidement une<br />
crème à base d’aciclovir (antiviral bloquant la multiplication<br />
du virus) peut réussir à stopper la poussée. ■ Annick Beaucousin<br />
ÉVITER LA COLIQUE<br />
NÉPHRÉTIQUE<br />
CETTE CRISE DOULOUREUSE<br />
PEUT ÊTRE PRÉVENUE SIMPLEMENT.<br />
UNE PERSONNE SUR DIX ENVIRON sera<br />
un jour touchée par une crise de colique<br />
néphrétique. Celle-ci provoque de violents<br />
maux de ventre, obligeant à consulter, et est<br />
due à des calculs rénaux : ces « cailloux », qui<br />
se forment dans les voies urinaires et finissent<br />
par les obstruer, ont tendance à récidiver.<br />
Pour prévenir, une bonne hydratation est<br />
essentielle, et encore plus quand il fait chaud :<br />
il faut ainsi boire 1,5 litre d’eau au quotidien, voire<br />
2 litres si l’on a déjà été touché par cette affection.<br />
Il est également conseillé de boire un grand verre<br />
d’eau au coucher pour limiter la concentration des<br />
urines la nuit. Autrement, les fruits et les légumes<br />
ont un effet protecteur. En revanche, un manque<br />
de calcium peut favoriser les calculs rénaux : il faut<br />
ainsi consommer 2 à 3 laitages par jour, et sinon<br />
boire une eau riche en calcium (à plus de 200 mg).<br />
Si les crises sont de plus en plus fréquentes,<br />
cela peut être dû à une augmentation de la<br />
consommation de viande : l’excès de protéines<br />
favorise en effet la formation de calculs. Cela<br />
vaut aussi pour l’excès de sel. Attention donc<br />
également à ces deux points ! ■ Julie Gilles<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 87
VIVRE MIEUX<br />
L’ALIMENTATION SANTÉ :<br />
DÉMÊLONS LE VRAI DU FAUX<br />
NOUS SOMMES TOUS INFLUENCÉS PAR DES IDÉES QUI CIRCULENT SUR LA NUTRITION.<br />
ON VOUS AIDE À FAIRE LE TRI.<br />
•Plus les fruits et légumes sont colorés,<br />
plus ils apportent d’antioxydants<br />
VRAI : Sortes de supervitamines, les antioxydants sont<br />
magiques. Ils ont une action anti-inflammatoire, luttent<br />
contre le vieillissement de l’organisme, stimulent les<br />
métabolismes d’une bonne santé. Quelques exemples…<br />
La couleur jaune-orange des carottes, melons, mangues,<br />
abricots apporte du bêtacarotène, qui se transforme en<br />
vitamine A, essentielle à la vision, à la peau et à l’immunité.<br />
Le rouge des tomates, poivrons, fruits rouges apporte du<br />
lycopène, qui stimule les autres antioxydants et favorise<br />
l’absorption des vitamines au niveau digestif. Le vert des kiwis,<br />
salades, épinards apporte de la lutéine et de la zéaxanthine,<br />
bénéfiques pour le système cardiovasculaire et la vision.<br />
Quand au bleu-violet des aubergines, prunes, raisins noirs,<br />
petites baies, il fournit du resvératrol, essentiel à la fluidité<br />
du sang, la souplesse des vaisseaux et la fonction cognitive.<br />
•Il faut limiter les œufs<br />
FAUX : On pourrait en manger autant que l’on veut.<br />
Contrairement à une croyance, ils ne font pas monter<br />
le taux de cholestérol : le cholestérol des aliments (ici le<br />
jaune d’œuf) a peu d’influence sur le cholestérol sanguin.<br />
Les œufs sont des aliments de très bonne qualité nutritive<br />
car riches en protéines, fer, vitamines et oligo-éléments.<br />
•Toutes les huiles se valent<br />
FAUX : Aucune ne possède une composition nutritionnelle<br />
parfaite, mais elles sont complémentaires. Il faut ainsi les<br />
varier. L’huile d’olive, riche en acides gras monoinsaturés,<br />
réduit le risque de maladies cardiovasculaires. Celles de<br />
noix, colza, lin et germe de blé sont riches en oméga 3,<br />
des acides gras que l’on ne consomme pas assez, or ils<br />
participent au bon fonctionnement des organes et du système<br />
cardiovasculaire. Quant à l’huile de tournesol, riche en<br />
oméga 6 (comme celles d’arachide ou de maïs) – souvent en<br />
excès dans notre assiette –, elle est à réserver pour la cuisson<br />
et les fritures car elle supporte les hautes températures.<br />
•Les yaourts sont excellents pour la santé<br />
VRAI : Nature et non sucrés, ils sont très sains et ont de<br />
bonnes qualités nutritionnelles : fort apport en calcium<br />
(deux yaourts par jour couvrent presque la moitié des<br />
besoins quotidiens), en protéines et en vitamines. Ils<br />
contiennent en outre peu de lactose (sucre du lait), que l’on<br />
digère parfois mal adulte. Enfin, ils apportent des ferments<br />
vivants ou probiotiques, qui ont une bonne influence sur<br />
la flore intestinale et sont ainsi bénéfiques pour la santé.<br />
•La banane contient trop de sucre<br />
FAUX : Certes, elle est sucrée, mais tellement riche<br />
en fibres qu’elle est moins sucrée qu’une tartine<br />
de pain blanc industriel. Ses sucres sont assimilés<br />
lentement et n’ont pas d’impact néfaste. Riche en<br />
magnésium, elle est de plus antistress et antifatigue.<br />
•Le pain et les féculents font grossir<br />
FAUX : Pas plus que d’autres aliments, et sans doute moins<br />
que bien des plats industriels préparés. En outre, manger<br />
un peu de pain (complet de préférence) et de féculents<br />
au repas « cale », et limite donc la sensation de faim. ■ A.B.<br />
SHUTTERSTOCK<br />
88 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022
En bref<br />
LES BONS RÉFLEXES FACE À L’ACNÉ<br />
CE QU’IL FAUT FAIRE (ET NE PAS FAIRE) POUR LIMITER<br />
GRANDEMENT LA SURVENUE DES BOUTONS.<br />
Covid-19<br />
et vitamine D<br />
◗ Au début de la pandémie,<br />
quelques données ont laissé<br />
penser que la vitamine D<br />
avait un intérêt dans les<br />
formes graves du Covid-19.<br />
Cela a depuis peu été<br />
confirmé par une étude<br />
au CHU d’Angers, en<br />
France : l’administration<br />
de vitamine D à forte<br />
dose dans les 72 heures<br />
après le diagnostic chez<br />
les personnes âgées<br />
réduit le risque de décès<br />
et évite les formes graves<br />
dues à des variants.<br />
SHUTTERSTOCK<br />
L’ACNÉ EST PROVOQUÉE par une<br />
trop grande sécrétion de sébum :<br />
celui-ci s’accumule dans le canal<br />
excréteur des glandes sébacées,<br />
finissant par donner des points noirs<br />
ou blancs et des boutons, parfois<br />
avec une inflammation (rougeur).<br />
Pour lutter contre ces désagréments,<br />
il est important de nettoyer sa peau<br />
sans l’agresser, sinon elle réagit en<br />
produisant encore davantage de sébum.<br />
Tous les gestes doivent être doux,<br />
sans frottement ! Et tout tripotage des<br />
boutons est à éviter formellement.<br />
Côté produits, on les choisit<br />
doux, du type savon dermatologique,<br />
crème hydratante fluide non grasse<br />
et non comédogène. Et on proscrit les<br />
gels douches irritants et tout ce qui<br />
contient alcool et antiseptiques. Le<br />
maquillage est possible, mais doit rester<br />
léger : on évite ainsi les fonds de teint<br />
traditionnels, les poudres, et on opte<br />
pour une crème fluide non-comédogène<br />
ou destinée aux peaux acnéiques.<br />
Et le démaquillage est capital.<br />
Il faut aussi se méfier du soleil.<br />
Certes, les UV ont une action antiinflammatoire<br />
et, sous leur effet, la<br />
peau s’épaissit, faisant quasiment<br />
s’envoler les boutons. Mais le sébum<br />
s’accumule en profondeur, et ils<br />
resurgissent de plus belle à l’arrêt<br />
des expositions. Pour éviter cela, on<br />
s’expose modérément et on applique<br />
une protection solaire non grasse.<br />
En ce qui concerne l’alimentation,<br />
attention à tout ce qui est produits<br />
sucrés, sodas, etc., le sucre jouant un rôle<br />
aggravant. En revanche, une alimentation<br />
riche en fruits et légumes est bienfaitrice.<br />
Si les boutons s’installent malgré<br />
tout, il ne faut pas attendre pour<br />
consulter : plus tôt on traite, moins on<br />
risque une aggravation et d’éventuelles<br />
cicatrices. Des soins locaux pour réduire<br />
la production de sébum peuvent être<br />
prescrits. Au besoin, des antibiotiques<br />
par voie orale ont en plus une action<br />
anti-inflammatoire. Au bout de trois<br />
mois, si ces traitements font peu effet,<br />
il peut être envisagé de recourir à<br />
l’isotrétinoïne, un traitement très<br />
efficace, mais souvent aux forts effets<br />
secondaires (sécheresse de la peau et<br />
des muqueuses, état dépressif…). ■ J.G.<br />
Week-end et<br />
grasses matinées<br />
◗ Dormir davantage<br />
le matin le week-end est<br />
tentant pour essayer de<br />
récupérer… Mais une étude<br />
menée en Arizona (revue<br />
Sleep) montre qu’avoir<br />
des horaires décalés entre<br />
la semaine et le week-end<br />
n’est pas bon pour la santé :<br />
cela peut ainsi augmenter<br />
le risque cardiaque,<br />
détériorer la qualité des<br />
nuits et, paradoxalement,<br />
entraîner fatigue<br />
et somnolence.<br />
AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 89
LES 20 QUESTIONS<br />
Djely Tapa<br />
La chanteuse malienne basée au Québec<br />
revisite ses RACINES GRIOTIQUES<br />
à travers un électro futuriste. Porteuse<br />
d’espoir, sa voix puissante célèbre<br />
l’africanité et chante les luttes féministes.<br />
propos recueillis par Astrid Krivian<br />
1 Votre objet fétiche ?<br />
Trois pierres offertes par ma grand-mère.<br />
2 Votre voyage favori ?<br />
En Colombie, à Cali. Ses habitants sont comme<br />
des cousins. C’est comme si j’avais vécu là-bas.<br />
3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />
Angoulême, pour le festival Musiques Métisses.<br />
Je suis fière et honorée car ma mère, la grande<br />
griotte Kandia Kouyaté, y avait joué en 1984.<br />
4 Ce que vous emportez toujours<br />
avec vous ?<br />
Une couverture pour me<br />
pelotonner et dormir en voyage.<br />
5 Un morceau de musique ?<br />
« Ave Maria », de Ginette Reno,<br />
et « Ibalan », de Kandia Kouyaté.<br />
Quand je perds espoir, je les écoute.<br />
6 Un livre sur une île déserte ?<br />
Barokan, Djely<br />
Tapa/Label 440.<br />
Sous l’orage, de Seydou Badian Kouyaté, l’un des pères<br />
de l’indépendance du Mali. Il a écrit l’hymne national.<br />
Et m’a donné envie de poursuivre mes études.<br />
7 Un film inoubliable ?<br />
L’hilarante comédie La Grande Séduction,<br />
du Québécois Jean-François Pouliot.<br />
8 Votre mot favori ?<br />
« Africanité. »<br />
9 Prodigue ou économe ?<br />
Économe. Et j’aime les friperies :<br />
le vêtement a un vécu, une histoire.<br />
10 De jour ou de nuit ?<br />
De nuit. Elle m’apporte la paix. Je suis très<br />
productive. Dès que je couche mes enfants,<br />
la partie « business » de ma vie commence.<br />
J’écris, je chante, je traduis mes chansons…<br />
11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />
coup de fil ou lettre ?<br />
Beaucoup de textos et d’e-mails. TikTok<br />
et Facebook de temps en temps.<br />
12 Votre truc pour penser<br />
à autre chose, tout oublier ?<br />
Cuisiner. Ma pièce préférée est la cuisine,<br />
où se tiennent les causeries avec mes<br />
enfants. J’adore le mafé, la sauce d’arachide<br />
agrémentée de gombos, d’épinards…<br />
13 Votre extravagance favorite ?<br />
Apprendre à piloter un avion. Les<br />
turbulences sont mes moments favoris !<br />
14 Ce que vous rêviez d’être<br />
quand vous étiez enfant ?<br />
Médecin. J’aime aider, prendre soin des autres.<br />
J’ai étudié la médecine pendant deux ans.<br />
La musique est aussi une façon de soigner.<br />
15 La dernière rencontre<br />
qui vous a marquée ?<br />
Un jeune homme errant, l’air dépressif,<br />
dans un tramway. Il ne portait pas de<br />
chaussures. Son image ne me quitte plus.<br />
16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />
de résister ?<br />
Les enfants. J’aime leur naïveté, leur sincérité.<br />
Comme eux, je veux croire à la bonté de chacun.<br />
17 Votre plus beau souvenir ?<br />
Les moments d’intimité avec ma mère,<br />
ma sœur. Voyager, chanter, rire…<br />
18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?<br />
À Salento, en Colombie. Un havre de paix<br />
sur la montagne, des arbres à perte de vue…<br />
19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />
Quand j’étais ado, lors du festival Caribana, à Toronto,<br />
un garçon m’a demandé en mariage, bague à l’appui.<br />
C’était peut-être un jeu, mais j’ai trouvé ça très beau !<br />
20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne<br />
de vous au siècle prochain ?<br />
Que j’ai donné un peu de force, d’estime<br />
de soi et de confiance à des femmes. ■<br />
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