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Haiti Liberte 21 Septembre 2022

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MALI : LE DÉPOTOI<br />

La guerre est un accélérateur de la vague réactionnaire qui déferle sur le monde et qui au Mali<br />

se matérialise par une coupe des droits et libertés lancée par le gouvernement de transition<br />

Par Patricia Simon<br />

La crise dite des 4C – crise<br />

climatique, COVID, coûts alimentaires<br />

et conflits – fait rage<br />

avec les près de 400 000 personnes<br />

qui ont dû fuir leur foyer<br />

en raison du conflit au Mali.<br />

Vue d’ici, Bamako ressemble<br />

à une carte postale idyllique<br />

dans laquelle se perdre et ainsi<br />

oublier l’enfer dans lequel s’enfoncent<br />

ceux qui vivent de ce<br />

côté-ci de la capitale malienne.<br />

Pendant les trois mois que dure<br />

la saison des pluies, des pluies<br />

quotidiennes inondent ce bourbier<br />

de boue et de déjections de<br />

bétail qui recouvrent à peine les<br />

tonnes d’ordures sur lesquelles<br />

survivent plus de 650 familles<br />

et 3 500 personnes. Lorsqu’en<br />

2015, la guerre au Mali a commencé<br />

à s’étendre du nord vers<br />

le centre du Mali, des centaines<br />

de ses habitants ont entamé un<br />

exode douloureux vers ce quartier<br />

de la périphérie de la capitale.<br />

Ici, à quelques kilomètres<br />

seulement de l’aéroport international,<br />

vivaient déjà quelques<br />

familles de l’ethnie Peul, traditionnellement<br />

dédiées au pâturage<br />

et à la vente de bétail.<br />

« Ils sont venus ici, à<br />

Faladie Garbal, fuyant les attaques<br />

des groupes djihadistes,<br />

mais aussi d’autres ethnies,<br />

des milices d’autodéfense et<br />

de l’armée. De plus, comme la<br />

plupart des jihadistes au Mali<br />

sont, comme eux, de l’ethnie<br />

peule, les autres communautés<br />

et l’État les accusent d’être des<br />

terroristes. La dernière famille<br />

est arrivée il y a deux jours<br />

parce que la guerre ne s’arrête<br />

pas », raconte Moctar Cissé, qui<br />

jusqu’en 2019, explique-t-il, se<br />

consacrait à travailler comme<br />

guide touristique à Mopti, une<br />

ville connue comme la Venise<br />

du Mali. Ce pays était l’une<br />

des principales destinations des<br />

voyageurs internationaux vers<br />

le continent africain. Au cours<br />

de la première décennie des années<br />

2000, il a reçu plus de 200<br />

000 étrangers par an. En 2011,<br />

avec la guerre en Libye, tout<br />

s’est effondré.<br />

Cette année-là, après<br />

l’intervention internationale<br />

qui allait mettre fin au régime<br />

de Kadhafi, des centaines de<br />

Touaregs qui avaient combattu<br />

aux côtés du régime libyen retournèrent<br />

dans le nord du Mali<br />

pour déclencher une nouvelle<br />

rébellion - la quatrième du siècle<br />

dernier - pour l’indépendance de<br />

la région de l’Azawad. En mars<br />

2012, un coup d’État renverse<br />

le président, que les militaires<br />

accusent de ne pas gérer la situation.<br />

Des groupes djihadistes<br />

ont rejoint le conflit dans le nord<br />

du pays et le gouvernement a<br />

demandé l’intervention de la<br />

France pour les combattre.<br />

Aux troupes envoyées<br />

par l’Elysée, agréées par le<br />

Conseil de sécurité des Nations<br />

unies, se sont ajoutées celles<br />

de l’Union africaine et celles<br />

de l’Union européenne. Une<br />

décennie plus tard, les organisations<br />

ont été liées à Al-Qaïda<br />

et à l’État islamique, opérant<br />

dans le nord et le centre du<br />

pays, et l’opération française<br />

Barkhane a été contrainte de<br />

quitter le Mali après deux autres<br />

soulèvements contre des<br />

dirigeants successifs. Pratiquement<br />

en même temps que leur<br />

retrait, fin juillet, des membres<br />

du Groupe de soutien à l’islam<br />

et aux musulmans (JNIM), allié<br />

à Al-Qaïda, ont perpétré des attentats<br />

à la voiture piégée contre<br />

la plus importante base militaire<br />

du pays, la résidence du président<br />

et situé à 15 kilomètres de<br />

la capitale. Quelques jours plus<br />

tard, Abou Yahya, l’un de ses<br />

membres les plus importants,<br />

annonce la perpétration d’attentats<br />

contre la capitale. Mais<br />

dans ce camp de déplacés on<br />

ne s’occupe plus de la dernière<br />

heure de la guerre. Ils ont survécu<br />

à ses conséquences pendant<br />

Camp pour personnes déplacées à Faladie Garbal, construit sur la plus grande décharge de<br />

Bamako. RICARDO GARCIA VILANOVA<br />

une décennie.<br />

La dissimulation étatique<br />

des déplacés<br />

Un drapeau russe flotte, accompagné<br />

d’un drapeau malien,<br />

au milieu de cette banlieue où<br />

bétail et peuple partagent misère<br />

et faiblesse. Paradoxalement, le<br />

drap blanc, rouge et bleu pourrait<br />

être interprété comme le<br />

plus grand signe d’espoir que<br />

l’on puisse voir à des kilomètres<br />

à la ronde. Il répond au désir de<br />

croire que l’arrivée d’un nouvel<br />

acteur dans le conflit peut<br />

mettre fin à celui-ci et, surtout,<br />

à son malheur.<br />

“Huit parents sont morts<br />

lorsqu’ils ont fui notre communauté<br />

dans un camion qui a<br />

été soufflé par des explosifs”,<br />

explique Djeneba Diallo, assise<br />

sur un seau sous le plastique<br />

où elle vit avec ses six enfants<br />

et son mari. « S’il n’y avait pas<br />

les enfants, nous serions restés<br />

là-bas car avec notre vol nous<br />

avons tout perdu, nous n’avons<br />

rien ici. Mais on avait très peur<br />

de ce qui pouvait nous arriver”,<br />

poursuit-il en expliquant, les<br />

pieds enfoncés dans la même<br />

boue sur laquelle, chaque nuit,<br />

depuis quatre ans, il étend une<br />

bâche pour dormir avec ses six<br />

enfants et leur père. . Autour,<br />

des montagnes de déchets, parmi<br />

ceux qui survivent à peine,<br />

grâce à ceux qui survivent.<br />

Femmes et enfants trient<br />

les déchets pour vendre le<br />

papier, le plastique, le métal.<br />

Il n’échoue pas. Dans les pays<br />

pauvres des cinq continents, les<br />

décharges sont des villes dynamiques<br />

qui accueillent leurs<br />

habitants les plus misérables.<br />

Là, ils doivent rivaliser avec<br />

les mouches, les vautours, les<br />

vaches, les poulets pour un<br />

morceau de nourriture, pour un<br />

morceau de papier, de plastique,<br />

de tissu à avaler, revendre, recycler.<br />

Ce sont des enfers avec<br />

leurs propres réglementations<br />

internationales : ici rien n’est<br />

jeté, il n’y en aurait même nulle<br />

part. Et puis, tout a une valeur<br />

et une utilité. Ils définiront le besoin.<br />

Comme cette télévision à<br />

écran plasma, qui remplit désormais<br />

la plus noble des fonctions<br />

que cet appareil puisse avoir :<br />

faire partie d’une couche de plus<br />

avec laquelle ces gens qui ont<br />

tout perdu en fuyant la guerre<br />

construisent leur cabane. Ici,<br />

la classe sociale est déterminée<br />

par la qualité de la toile dont ils<br />

recouvrent leurs structures de<br />

bâtons et d’argile.<br />

« Ils sont venus et ont<br />

tué. Nous ne savons pas qui<br />

ils étaient, mais ils se sont emparés<br />

des villes, ont exterminé<br />

leurs habitants, ont gardé leurs<br />

terres, leur bétail, leurs biens.<br />

On a tout perdu », explique Fatoumata<br />

Barry, une jeune fille<br />

de 18 ans qui vit avec son fils,<br />

ses parents, ses frères et sœurs<br />

dans une cabane d’à peine trois<br />

mètres carrés. Depuis cinq ans.<br />

Sans aucune perspective de<br />

devenir un jour indépendant. «<br />

Ils ont peur de pointer du doigt<br />

ceux qui les ont attaqués<br />

pour d’éventuelles représailles.<br />

Et parce que leur intention est<br />

de retourner chez eux un jour.<br />

Et si leur vœu est exaucé, ils<br />

devront retourner vivre avec<br />

leurs agresseurs », explique<br />

Moctar Cissé en avançant dans<br />

un dédale de boutiques. A côté<br />

d’eux, des femmes décortiquent<br />

des céréales, tressent les cheveux<br />

de leurs enfants, font<br />

bouillir du riz dans une casserole.<br />

« Les institutions maliennes<br />

ne reconnaissent pas<br />

l’existence des camps de déplacés<br />

à Bamako, c’est pourquoi<br />

elles les appellent ‘villes’<br />

et le nom du quartier dans lequel<br />

ils sont installés. Ils ne<br />

veulent pas que la dimension<br />

de la guerre soit aussi visible<br />

dans la capitale, c’est pourquoi<br />

ils sont contraints de rester à la<br />

périphérie et c’est pourquoi ils<br />

ne permettent pas aux ONG internationales<br />

d’y agir, malgré le<br />

fait que nous soyons conscients<br />

de la gravité de la situation »,<br />

explique le responsable d’une<br />

de ces grandes entités dédiées<br />

à la lutte contre la malnutrition,<br />

le manque d’eau potable<br />

et l’insalubrité à l’intérieur du<br />

pays. L’homme le fait dans<br />

une réunion informelle et sous<br />

anonymat pour éviter de nuire<br />

au travail de l’organisation pour<br />

laquelle il travaille. Le gouvernement<br />

de transition, issu d’un<br />

troisième coup d’État en dix ans,<br />

a expulsé du pays les équipes de<br />

télévision publique France 24<br />

et Radio France International,<br />

ainsi que le porte-parole de la<br />

mission onusienne MINUSMA.<br />

Toute critique de sa politique<br />

peut être interprétée comme une<br />

ingérence.<br />

Ainsi, le peu d’aide reçue<br />

par les milliers de familles vivant<br />

dans les douze camps de déplacés<br />

autour de Bamako provient,<br />

en grande partie, de la société<br />

civile malienne elle-même.<br />

Et de l’impulsion de petites associations<br />

comme Mamadou’s<br />

smile, créée par Gilberto Morales,<br />

un policier espagnol qui<br />

a travaillé entre 2018 et 2020<br />

à l’ambassade d’Espagne. « Il y<br />

avait tellement de misère là-bas<br />

et je gagnais tellement d’argent<br />

que je devais contribuer d’une<br />

manière ou d’une autre à cette<br />

société pauvre. Un jour, je suis<br />

allé au camp de Faladie Garbale<br />

et je me suis figé en voyant tant<br />

de gens vivre dans la crasse.<br />

Ils m’ont demandé de l’eau.<br />

Rien d’autre, de l’eau. Et j’ai<br />

commencé par y aller avec une<br />

trousse de secours pour faire<br />

des cures de base et à la fin j’ai<br />

loué un terrain aux mafias pour<br />

construire un cabinet médical et<br />

une salle de classe », raconte-t-il<br />

par téléphone depuis la frontière<br />

polono-ukrainienne, où il est<br />

maintenant stationné.<br />

Grâce aux dons de connaissances,<br />

le fonctionnaire<br />

a construit dans cet enfer sur<br />

terre, dans ce territoire de nondroit,<br />

la cabane en bois où un<br />

médecin stagiaire consulte trois<br />

fois par semaine et la cabane où<br />

une centaine d’enfants mangent<br />

une portion de nourriture<br />

et reçoivent des cours d’un enseignant.<br />

Les deux salaires sont<br />

payés par l’association.<br />

Le médecin est un jeune<br />

timide d’une vingtaine d’années<br />

dont la pratique consiste à calmer<br />

la douleur de ses patients avec<br />

les médicaments de base qu’il<br />

garde dans une armoire fermée<br />

à clé : paracétamol, ibuprofène<br />

et quelques antibiotiques. « La<br />

plupart des maux évoqués sont<br />

des infections gastro-intestinales<br />

dues aux conditions dans<br />

lesquelles ils vivent. C’est pourquoi<br />

il est si important de les arrêter<br />

chez les mineurs le plus tôt<br />

possible pour éviter la déshydratation<br />

et la malnutrition »,<br />

explique-t-il après avoir consulté<br />

plusieurs mères affligées<br />

par la faiblesse et l’apathie de<br />

leurs bébés. « Il est impossible<br />

de maintenir une hygiène<br />

minimale dans ce contexte. Il<br />

faut leur expliquer qu’ils font<br />

tout ce qu’ils peuvent parce<br />

qu’ils se sentent coupables »,<br />

ajoute le jeune homme. Devant<br />

sa cabane, une fillette de cinq<br />

ans, la tête couverte d’un voile,<br />

joue avec d’autres enfants dans<br />

un baby-foot décrépit. Ils rient<br />

alors qu’ils s’efforcent de gagner.<br />

Mais la joie n’éteint pas la<br />

puanteur de la putréfaction.<br />

La pauvreté totale<br />

Nous, journalistes, savons que<br />

la misère est insaisissable et<br />

trompeuse : sa photogénicité la<br />

rend tolérable devant ceux qui<br />

ne subissent pas sa dépossession<br />

de dignité. Les visages des<br />

créatures, toujours adorables,<br />

peuvent nous faire oublier pendant<br />

quelques secondes leurs<br />

organes génitaux nus, à peine<br />

recouverts de tee-shirts élimés<br />

; ses pieds nus, toujours sur le<br />

point d’être embrochés par le<br />

verre, les clous et les aiguilles<br />

que recrache la décharge à peine<br />

cachée ; leurs torses couverts de<br />

piqûres infectées, leurs cheveux<br />

décolorés par manque de pigments<br />

par la malnutrition ; la<br />

folie du bourdonnement et du<br />

picage continu des mouches.<br />

Le Mali fait partie des<br />

quinze pays les plus pauvres<br />

du monde, un piège sémantique<br />

qui conduit au soulagement,<br />

au sophisme de croire qu’il y<br />

a des dizaines de millions de<br />

personnes qui vivent mieux.<br />

Pas dans des endroits comme<br />

Faladie Garbale, pas la grande<br />

majorité de sa population : la<br />

misère parmi les presque 400<br />

000 déplacés par la guerre au<br />

Mali -30% de plus que l’année<br />

précédente- est aussi absolue<br />

que celle des plus pauvres dans<br />

le reste des plus pauvres nations<br />

sur la planète. Sauf qu’au Mali,<br />

pays de 20 millions d’habitants,<br />

il y a une minorité plus riche<br />

que celle des pays voisins qui<br />

fait monter la moyenne. Mais<br />

leur bien-être n’atténue en rien<br />

le manque de protection des<br />

1,2 million d’enfants de moins<br />

de 5 ans qui souffrent de malnutrition<br />

en raison du manque<br />

de nourriture suffisante pour un<br />

bon développement et de maladies<br />

telles que le paludisme et la<br />

diarrhée.<br />

La diarrhée tue plus que<br />

toute autre maladie dans les<br />

pays les plus pauvres du monde<br />

et son origine est simplement<br />

l’absence de conditions minimales<br />

décentes pour un être<br />

Des filles et des garçons écrivent sur un tableau noir dans le camp de déplacés de Faladie<br />

Garbal, à côté de l’aéroport international de Bamako. RICARDO GARCIA VILANOVA<br />

10 <strong>Haiti</strong> Liberté/<strong>Haiti</strong>an Times<br />

Vol 16 # 12 • Du <strong>21</strong> au 27 <strong>Septembre</strong> <strong>2022</strong>

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