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MALI : LE DÉPOTOI<br />
La guerre est un accélérateur de la vague réactionnaire qui déferle sur le monde et qui au Mali<br />
se matérialise par une coupe des droits et libertés lancée par le gouvernement de transition<br />
Par Patricia Simon<br />
La crise dite des 4C – crise<br />
climatique, COVID, coûts alimentaires<br />
et conflits – fait rage<br />
avec les près de 400 000 personnes<br />
qui ont dû fuir leur foyer<br />
en raison du conflit au Mali.<br />
Vue d’ici, Bamako ressemble<br />
à une carte postale idyllique<br />
dans laquelle se perdre et ainsi<br />
oublier l’enfer dans lequel s’enfoncent<br />
ceux qui vivent de ce<br />
côté-ci de la capitale malienne.<br />
Pendant les trois mois que dure<br />
la saison des pluies, des pluies<br />
quotidiennes inondent ce bourbier<br />
de boue et de déjections de<br />
bétail qui recouvrent à peine les<br />
tonnes d’ordures sur lesquelles<br />
survivent plus de 650 familles<br />
et 3 500 personnes. Lorsqu’en<br />
2015, la guerre au Mali a commencé<br />
à s’étendre du nord vers<br />
le centre du Mali, des centaines<br />
de ses habitants ont entamé un<br />
exode douloureux vers ce quartier<br />
de la périphérie de la capitale.<br />
Ici, à quelques kilomètres<br />
seulement de l’aéroport international,<br />
vivaient déjà quelques<br />
familles de l’ethnie Peul, traditionnellement<br />
dédiées au pâturage<br />
et à la vente de bétail.<br />
« Ils sont venus ici, à<br />
Faladie Garbal, fuyant les attaques<br />
des groupes djihadistes,<br />
mais aussi d’autres ethnies,<br />
des milices d’autodéfense et<br />
de l’armée. De plus, comme la<br />
plupart des jihadistes au Mali<br />
sont, comme eux, de l’ethnie<br />
peule, les autres communautés<br />
et l’État les accusent d’être des<br />
terroristes. La dernière famille<br />
est arrivée il y a deux jours<br />
parce que la guerre ne s’arrête<br />
pas », raconte Moctar Cissé, qui<br />
jusqu’en 2019, explique-t-il, se<br />
consacrait à travailler comme<br />
guide touristique à Mopti, une<br />
ville connue comme la Venise<br />
du Mali. Ce pays était l’une<br />
des principales destinations des<br />
voyageurs internationaux vers<br />
le continent africain. Au cours<br />
de la première décennie des années<br />
2000, il a reçu plus de 200<br />
000 étrangers par an. En 2011,<br />
avec la guerre en Libye, tout<br />
s’est effondré.<br />
Cette année-là, après<br />
l’intervention internationale<br />
qui allait mettre fin au régime<br />
de Kadhafi, des centaines de<br />
Touaregs qui avaient combattu<br />
aux côtés du régime libyen retournèrent<br />
dans le nord du Mali<br />
pour déclencher une nouvelle<br />
rébellion - la quatrième du siècle<br />
dernier - pour l’indépendance de<br />
la région de l’Azawad. En mars<br />
2012, un coup d’État renverse<br />
le président, que les militaires<br />
accusent de ne pas gérer la situation.<br />
Des groupes djihadistes<br />
ont rejoint le conflit dans le nord<br />
du pays et le gouvernement a<br />
demandé l’intervention de la<br />
France pour les combattre.<br />
Aux troupes envoyées<br />
par l’Elysée, agréées par le<br />
Conseil de sécurité des Nations<br />
unies, se sont ajoutées celles<br />
de l’Union africaine et celles<br />
de l’Union européenne. Une<br />
décennie plus tard, les organisations<br />
ont été liées à Al-Qaïda<br />
et à l’État islamique, opérant<br />
dans le nord et le centre du<br />
pays, et l’opération française<br />
Barkhane a été contrainte de<br />
quitter le Mali après deux autres<br />
soulèvements contre des<br />
dirigeants successifs. Pratiquement<br />
en même temps que leur<br />
retrait, fin juillet, des membres<br />
du Groupe de soutien à l’islam<br />
et aux musulmans (JNIM), allié<br />
à Al-Qaïda, ont perpétré des attentats<br />
à la voiture piégée contre<br />
la plus importante base militaire<br />
du pays, la résidence du président<br />
et situé à 15 kilomètres de<br />
la capitale. Quelques jours plus<br />
tard, Abou Yahya, l’un de ses<br />
membres les plus importants,<br />
annonce la perpétration d’attentats<br />
contre la capitale. Mais<br />
dans ce camp de déplacés on<br />
ne s’occupe plus de la dernière<br />
heure de la guerre. Ils ont survécu<br />
à ses conséquences pendant<br />
Camp pour personnes déplacées à Faladie Garbal, construit sur la plus grande décharge de<br />
Bamako. RICARDO GARCIA VILANOVA<br />
une décennie.<br />
La dissimulation étatique<br />
des déplacés<br />
Un drapeau russe flotte, accompagné<br />
d’un drapeau malien,<br />
au milieu de cette banlieue où<br />
bétail et peuple partagent misère<br />
et faiblesse. Paradoxalement, le<br />
drap blanc, rouge et bleu pourrait<br />
être interprété comme le<br />
plus grand signe d’espoir que<br />
l’on puisse voir à des kilomètres<br />
à la ronde. Il répond au désir de<br />
croire que l’arrivée d’un nouvel<br />
acteur dans le conflit peut<br />
mettre fin à celui-ci et, surtout,<br />
à son malheur.<br />
“Huit parents sont morts<br />
lorsqu’ils ont fui notre communauté<br />
dans un camion qui a<br />
été soufflé par des explosifs”,<br />
explique Djeneba Diallo, assise<br />
sur un seau sous le plastique<br />
où elle vit avec ses six enfants<br />
et son mari. « S’il n’y avait pas<br />
les enfants, nous serions restés<br />
là-bas car avec notre vol nous<br />
avons tout perdu, nous n’avons<br />
rien ici. Mais on avait très peur<br />
de ce qui pouvait nous arriver”,<br />
poursuit-il en expliquant, les<br />
pieds enfoncés dans la même<br />
boue sur laquelle, chaque nuit,<br />
depuis quatre ans, il étend une<br />
bâche pour dormir avec ses six<br />
enfants et leur père. . Autour,<br />
des montagnes de déchets, parmi<br />
ceux qui survivent à peine,<br />
grâce à ceux qui survivent.<br />
Femmes et enfants trient<br />
les déchets pour vendre le<br />
papier, le plastique, le métal.<br />
Il n’échoue pas. Dans les pays<br />
pauvres des cinq continents, les<br />
décharges sont des villes dynamiques<br />
qui accueillent leurs<br />
habitants les plus misérables.<br />
Là, ils doivent rivaliser avec<br />
les mouches, les vautours, les<br />
vaches, les poulets pour un<br />
morceau de nourriture, pour un<br />
morceau de papier, de plastique,<br />
de tissu à avaler, revendre, recycler.<br />
Ce sont des enfers avec<br />
leurs propres réglementations<br />
internationales : ici rien n’est<br />
jeté, il n’y en aurait même nulle<br />
part. Et puis, tout a une valeur<br />
et une utilité. Ils définiront le besoin.<br />
Comme cette télévision à<br />
écran plasma, qui remplit désormais<br />
la plus noble des fonctions<br />
que cet appareil puisse avoir :<br />
faire partie d’une couche de plus<br />
avec laquelle ces gens qui ont<br />
tout perdu en fuyant la guerre<br />
construisent leur cabane. Ici,<br />
la classe sociale est déterminée<br />
par la qualité de la toile dont ils<br />
recouvrent leurs structures de<br />
bâtons et d’argile.<br />
« Ils sont venus et ont<br />
tué. Nous ne savons pas qui<br />
ils étaient, mais ils se sont emparés<br />
des villes, ont exterminé<br />
leurs habitants, ont gardé leurs<br />
terres, leur bétail, leurs biens.<br />
On a tout perdu », explique Fatoumata<br />
Barry, une jeune fille<br />
de 18 ans qui vit avec son fils,<br />
ses parents, ses frères et sœurs<br />
dans une cabane d’à peine trois<br />
mètres carrés. Depuis cinq ans.<br />
Sans aucune perspective de<br />
devenir un jour indépendant. «<br />
Ils ont peur de pointer du doigt<br />
ceux qui les ont attaqués<br />
pour d’éventuelles représailles.<br />
Et parce que leur intention est<br />
de retourner chez eux un jour.<br />
Et si leur vœu est exaucé, ils<br />
devront retourner vivre avec<br />
leurs agresseurs », explique<br />
Moctar Cissé en avançant dans<br />
un dédale de boutiques. A côté<br />
d’eux, des femmes décortiquent<br />
des céréales, tressent les cheveux<br />
de leurs enfants, font<br />
bouillir du riz dans une casserole.<br />
« Les institutions maliennes<br />
ne reconnaissent pas<br />
l’existence des camps de déplacés<br />
à Bamako, c’est pourquoi<br />
elles les appellent ‘villes’<br />
et le nom du quartier dans lequel<br />
ils sont installés. Ils ne<br />
veulent pas que la dimension<br />
de la guerre soit aussi visible<br />
dans la capitale, c’est pourquoi<br />
ils sont contraints de rester à la<br />
périphérie et c’est pourquoi ils<br />
ne permettent pas aux ONG internationales<br />
d’y agir, malgré le<br />
fait que nous soyons conscients<br />
de la gravité de la situation »,<br />
explique le responsable d’une<br />
de ces grandes entités dédiées<br />
à la lutte contre la malnutrition,<br />
le manque d’eau potable<br />
et l’insalubrité à l’intérieur du<br />
pays. L’homme le fait dans<br />
une réunion informelle et sous<br />
anonymat pour éviter de nuire<br />
au travail de l’organisation pour<br />
laquelle il travaille. Le gouvernement<br />
de transition, issu d’un<br />
troisième coup d’État en dix ans,<br />
a expulsé du pays les équipes de<br />
télévision publique France 24<br />
et Radio France International,<br />
ainsi que le porte-parole de la<br />
mission onusienne MINUSMA.<br />
Toute critique de sa politique<br />
peut être interprétée comme une<br />
ingérence.<br />
Ainsi, le peu d’aide reçue<br />
par les milliers de familles vivant<br />
dans les douze camps de déplacés<br />
autour de Bamako provient,<br />
en grande partie, de la société<br />
civile malienne elle-même.<br />
Et de l’impulsion de petites associations<br />
comme Mamadou’s<br />
smile, créée par Gilberto Morales,<br />
un policier espagnol qui<br />
a travaillé entre 2018 et 2020<br />
à l’ambassade d’Espagne. « Il y<br />
avait tellement de misère là-bas<br />
et je gagnais tellement d’argent<br />
que je devais contribuer d’une<br />
manière ou d’une autre à cette<br />
société pauvre. Un jour, je suis<br />
allé au camp de Faladie Garbale<br />
et je me suis figé en voyant tant<br />
de gens vivre dans la crasse.<br />
Ils m’ont demandé de l’eau.<br />
Rien d’autre, de l’eau. Et j’ai<br />
commencé par y aller avec une<br />
trousse de secours pour faire<br />
des cures de base et à la fin j’ai<br />
loué un terrain aux mafias pour<br />
construire un cabinet médical et<br />
une salle de classe », raconte-t-il<br />
par téléphone depuis la frontière<br />
polono-ukrainienne, où il est<br />
maintenant stationné.<br />
Grâce aux dons de connaissances,<br />
le fonctionnaire<br />
a construit dans cet enfer sur<br />
terre, dans ce territoire de nondroit,<br />
la cabane en bois où un<br />
médecin stagiaire consulte trois<br />
fois par semaine et la cabane où<br />
une centaine d’enfants mangent<br />
une portion de nourriture<br />
et reçoivent des cours d’un enseignant.<br />
Les deux salaires sont<br />
payés par l’association.<br />
Le médecin est un jeune<br />
timide d’une vingtaine d’années<br />
dont la pratique consiste à calmer<br />
la douleur de ses patients avec<br />
les médicaments de base qu’il<br />
garde dans une armoire fermée<br />
à clé : paracétamol, ibuprofène<br />
et quelques antibiotiques. « La<br />
plupart des maux évoqués sont<br />
des infections gastro-intestinales<br />
dues aux conditions dans<br />
lesquelles ils vivent. C’est pourquoi<br />
il est si important de les arrêter<br />
chez les mineurs le plus tôt<br />
possible pour éviter la déshydratation<br />
et la malnutrition »,<br />
explique-t-il après avoir consulté<br />
plusieurs mères affligées<br />
par la faiblesse et l’apathie de<br />
leurs bébés. « Il est impossible<br />
de maintenir une hygiène<br />
minimale dans ce contexte. Il<br />
faut leur expliquer qu’ils font<br />
tout ce qu’ils peuvent parce<br />
qu’ils se sentent coupables »,<br />
ajoute le jeune homme. Devant<br />
sa cabane, une fillette de cinq<br />
ans, la tête couverte d’un voile,<br />
joue avec d’autres enfants dans<br />
un baby-foot décrépit. Ils rient<br />
alors qu’ils s’efforcent de gagner.<br />
Mais la joie n’éteint pas la<br />
puanteur de la putréfaction.<br />
La pauvreté totale<br />
Nous, journalistes, savons que<br />
la misère est insaisissable et<br />
trompeuse : sa photogénicité la<br />
rend tolérable devant ceux qui<br />
ne subissent pas sa dépossession<br />
de dignité. Les visages des<br />
créatures, toujours adorables,<br />
peuvent nous faire oublier pendant<br />
quelques secondes leurs<br />
organes génitaux nus, à peine<br />
recouverts de tee-shirts élimés<br />
; ses pieds nus, toujours sur le<br />
point d’être embrochés par le<br />
verre, les clous et les aiguilles<br />
que recrache la décharge à peine<br />
cachée ; leurs torses couverts de<br />
piqûres infectées, leurs cheveux<br />
décolorés par manque de pigments<br />
par la malnutrition ; la<br />
folie du bourdonnement et du<br />
picage continu des mouches.<br />
Le Mali fait partie des<br />
quinze pays les plus pauvres<br />
du monde, un piège sémantique<br />
qui conduit au soulagement,<br />
au sophisme de croire qu’il y<br />
a des dizaines de millions de<br />
personnes qui vivent mieux.<br />
Pas dans des endroits comme<br />
Faladie Garbale, pas la grande<br />
majorité de sa population : la<br />
misère parmi les presque 400<br />
000 déplacés par la guerre au<br />
Mali -30% de plus que l’année<br />
précédente- est aussi absolue<br />
que celle des plus pauvres dans<br />
le reste des plus pauvres nations<br />
sur la planète. Sauf qu’au Mali,<br />
pays de 20 millions d’habitants,<br />
il y a une minorité plus riche<br />
que celle des pays voisins qui<br />
fait monter la moyenne. Mais<br />
leur bien-être n’atténue en rien<br />
le manque de protection des<br />
1,2 million d’enfants de moins<br />
de 5 ans qui souffrent de malnutrition<br />
en raison du manque<br />
de nourriture suffisante pour un<br />
bon développement et de maladies<br />
telles que le paludisme et la<br />
diarrhée.<br />
La diarrhée tue plus que<br />
toute autre maladie dans les<br />
pays les plus pauvres du monde<br />
et son origine est simplement<br />
l’absence de conditions minimales<br />
décentes pour un être<br />
Des filles et des garçons écrivent sur un tableau noir dans le camp de déplacés de Faladie<br />
Garbal, à côté de l’aéroport international de Bamako. RICARDO GARCIA VILANOVA<br />
10 <strong>Haiti</strong> Liberté/<strong>Haiti</strong>an Times<br />
Vol 16 # 12 • Du <strong>21</strong> au 27 <strong>Septembre</strong> <strong>2022</strong>