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L’art discret<br />
du vieillir<br />
© Anas Sareen<br />
Lesbien<br />
En Suisse romande, plusieurs groupes et associations se<br />
penchent sur le vécu des lesbiennes de plus de 50 ans et leurs<br />
besoins. Tâche complexe tant les réalités sont diverses.<br />
Par Camille Béziane<br />
Dimanche ensoleillé à Vidy. Je tombe sur les pétillantes<br />
cinquantenaires Véro et Gaby et leur raconte<br />
que je rédige un article sur le « vieillir lesbien ». Leur<br />
réaction ne se fait pas attendre : « Il faut des maisons<br />
de retraite pour les gougounes ! ». Elles expliquent<br />
qu’il est nécessaire de multiplier les structures sécurisantes,<br />
mixtes ou non, pour les lesbiennes plus<br />
âgées, afin que ces dernières puissent se projeter<br />
sereinement. Pour les deux acolytes, vieillir peut<br />
isoler les aîné·e·x·s, mais c’est aussi une libération<br />
vis-à-vis de certaines pressions sociales : « On se<br />
concentre un peu plus sur l’essentiel. »<br />
Même jour, 18h, j’ai rendez-vous avec Chris<br />
Barthélémy, 67 ans, surnommée la « reine<br />
des Babayagas », du nom du groupe de<br />
lesbiennes seniors autogéré en non-mixité<br />
qui se réunit une fois par mois dans les<br />
locaux de l’Association 360 à Genève.<br />
Chris n’a jamais eu à cacher son homosexualité,<br />
que ce soit dans sa vie privée<br />
ou professionnelle. La fonction de direction<br />
qu’elle a assumée dans son travail<br />
l’a, selon elle, « protégée de la lesbophobie<br />
». Chris se sait privilégiée par rapport<br />
à d’autres Babayagas, qui ont vécu dans<br />
la peur de perdre leur emploi et leur logement<br />
si leur homosexualité venait à être<br />
connue, et qui préfèrent la taire encore<br />
aujourd’hui. D’où la nécessité, selon Chris,<br />
« de disposer d’une place où la sororité est<br />
au centre et où on peut être soi-même,<br />
échanger et s’entraider ».<br />
Marjorie Horta, responsable du projet Aîné·e·s à<br />
l’Association 360, précise que c’est cette « famille<br />
choisie » qui peut prendre le relais quand la famille<br />
biologique ne constitue pas une ressource. Une famille,<br />
rappelle-t-elle, « dont la plupart des membres<br />
ont dû se construire entre dépénalisation et pathologisation<br />
de l’homosexualité, à une époque où les<br />
femmes avaient peu de droits ». Une famille, on l’oublie<br />
souvent, dans laquelle les lesbiennes ont aussi<br />
perdu des êtres chers pendant les années sida.<br />
LE SILENCE ET LE TABOU<br />
Sociologiquement, les personnes lesbiennes<br />
aînées forment un groupe très<br />
hétérogène, dont les âges, ressources<br />
(sociales et financières), intérêts et états<br />
de santé peuvent considérablement varier.<br />
D’où l’importance, pour Marjorie, d’offrir des<br />
activités variées et accessibles à la majorité<br />
VIEILLIR LGBTIQ+<br />
SOCIÉTÉ<br />
de celles qui vivent des situations précaires.<br />
Certaines recherchent la non-mixité pour<br />
échapper au sexisme tandis que d’autres<br />
préfèrent être avec des personnes LG-<br />
BTIQ+ plutôt qu’avec des femmes hétérosexuelles.<br />
Cependant, avoir une vue<br />
d’ensemble des besoins et des difficultés<br />
rencontrées par les lesbiennes aînées<br />
s’avère compliqué. Elsa Thétaz, animatrice<br />
régionale à Pro Senectute, relève « le<br />
silence et le tabou » auxquels elle se heurte<br />
sur le terrain. Marjorie, de son côté, souligne<br />
le manque de données, de témoignages et<br />
de ressources. Chris, quant à elle, pense<br />
qu’il manque des espaces intergénérationnels<br />
sécures. En raison de son âge, elle se<br />
sent, par exemple, « déplacée » dans les<br />
lieux festifs, alors qu’elle adore danser.<br />
En matière d’accès aux soins et de santé, Marjorie<br />
observe, dans les quelques données à disposition,<br />
les mêmes tendances que pour les lesbiennes/VSV 1<br />
plus jeunes: une certaine méfiance vis-à-vis du monde<br />
médical qui peut amener à prendre soin de soi plus<br />
tardivement, à une exposition élevée à différentes<br />
formes de violences lesbophobes, à une consommation<br />
importante de psychotropes, à des états anxieux<br />
et dépressifs, à des pensées suicidaires, voire à des<br />
tentatives de suicide. Ces tendances s’expliquent en<br />
partie par le « stress minoritaire 2 ». À l’âge peuvent<br />
s’ajouter une grande solitude, des maladies graves<br />
(dont nombre de cancers et pathologies dégénératives<br />
qui touchent les aîné·e·x·s) et des handicaps.<br />
Si les enjeux restent de taille, les parcours<br />
des lesbiennes aînées témoignent cependant<br />
aussi de la force et de la résilience<br />
qu’elles ont su mobiliser pour exister et pour <br />
écrire l’histoire du « génie lesbien » si cher<br />
à Alice Coffin. Pour Gaby et Véro, c’est ce<br />
« savoir-être qui est important » car il fait société<br />
et permet une transmission intergénérationnelle.<br />
Chris rappelle qu’il « ne faut rien<br />
lâcher et continuer à lutter », notamment<br />
car la transmission aux plus jeunes passe<br />
aussi par les actions et la mémoire liés aux<br />
combats menés pour l’égalité des droits.<br />
1 Personne ayant une vulve ayant des relations sexuelles avec<br />
d’autres personnes ayant une vulve<br />
2 Selon Wikipedia, le stress des minorités décrit les niveaux élevés<br />
de stress auxquels sont confrontés les membres de groupes minoritaires<br />
stigmatisés<br />
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