Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
Sampiero Sanguinetti<br />
<strong>De</strong> <strong>la</strong> Méditerranée<br />
<strong>au</strong> « <strong>monde</strong> fini »<br />
Essai de géopolitique<br />
PROVA
<strong>De</strong> <strong>la</strong> Méditerranée<br />
<strong>au</strong> « <strong>monde</strong> fini »
Ouvrage publié avec le concours<br />
de <strong>la</strong> Collectivité de Corse
Sampiero Sanguinetti<br />
<strong>De</strong> <strong>la</strong> Méditerranée<br />
<strong>au</strong> « <strong>monde</strong> fini »<br />
Essai de géopolitique<br />
PROVA
Avant-propos<br />
Avant-propos<br />
Une certaine manière d’écrire et de concevoir l’Histoire, depuis trois mille ans<br />
en Occident, conduit le fil de notre imaginaire du Nil à <strong>la</strong> Méditerranée, de <strong>la</strong><br />
Méditerranée <strong>au</strong>x Amériques, des Amériques <strong>au</strong> <strong>monde</strong>. Ce trajet accompli et <strong>la</strong><br />
conquête de cette terre paraissant achevée, P<strong>au</strong>l Valéry s’est exc<strong>la</strong>mé <strong>au</strong> lendemain<br />
de <strong>la</strong> Première Guerre mondiale : « Le temps du <strong>monde</strong> fini commence. »<br />
Ce <strong>monde</strong> fini, tel que nous l’apercevons <strong>au</strong>jourd’hui, ressemble à une<br />
poudrière. La popu<strong>la</strong>tion mondiale est passée de un milliard et demi d’individus<br />
en 1900 à six milliards en 2000. Une véritable explosion démographique s’est<br />
produite en l’espace d’un siècle. Je dirais, de manière un peu triviale, que les<br />
riches se reproduisent un peu et que les p<strong>au</strong>vres se reproduisent be<strong>au</strong>coup. Ces<br />
derniers sont donc de plus en plus nombreux et le fossé entre riches et p<strong>au</strong>vres ne<br />
cesse de se creuser. Ce<strong>la</strong> ne serait que partiellement a<strong>la</strong>rmant si les uns avaient le<br />
souci d’aider les <strong>au</strong>tres. Et <strong>la</strong> solution à ce dérèglement serait évidente s’il suffisait,<br />
pour rendre le <strong>monde</strong> meilleur, d’éliminer les riches pour mettre des p<strong>au</strong>vres à leur<br />
p<strong>la</strong>ce. Nous savons parfaitement que les p<strong>au</strong>vres devenus riches se comporteraient<br />
comme des riches et que tout serait à recommencer. La solution est donc de se<br />
battre pour éliminer <strong>la</strong> p<strong>au</strong>vreté, contenir l’accumu<strong>la</strong>tion individuelle de richesse<br />
et développer des sociétés fondées sur <strong>la</strong> solidarité. Ce résultat obtenu, <strong>la</strong> difficulté<br />
serait d’en maintenir le fragile équilibre et de fournir <strong>au</strong>x humains des raisons de<br />
se croire heureux.<br />
En attendant, l’arrogance et l’inconscience des puissants paraissent inaltérables.<br />
Un aveuglement d’<strong>au</strong>tant plus dangereux que nous assistons <strong>au</strong> retour<br />
des grandes épidémies ou des pandémies, que <strong>la</strong> commun<strong>au</strong>té scientifique nous<br />
promet les pires dérèglements climatiques et que les arsen<strong>au</strong>x militaires sont sans<br />
équivalents dans l’histoire.<br />
Face à ce<strong>la</strong>, partout dans le <strong>monde</strong>, des individus, parfois isolés, souvent<br />
manipulés, <strong>au</strong> nom de Dieu ou <strong>au</strong> nom de <strong>la</strong> « race », c<strong>la</strong>ment leur folie ou leur<br />
haine. Ils se donnent <strong>la</strong> mort en précipitant le plus possible de leurs congénères
8<br />
Avant-propos<br />
dans l’abîme avec eux. Chacun analyse les ressorts de ces tragédies à l’<strong>au</strong>ne des<br />
différends qui opposent entre eux les peuples, les religions, les nations, les ethnies,<br />
les commun<strong>au</strong>tés, les individus… Explications en partie vaines ou insuffisantes<br />
quand les formes de plus en plus prononcées de nihilisme paraissent prendre le<br />
pas sur toute <strong>au</strong>tre sorte de philosophie.<br />
Il me semble effectivement que le désespoir l’emporte souvent sur <strong>la</strong> colère.<br />
À moins que le désespoir ne soit <strong>la</strong> dernière forme de <strong>la</strong> colère. Pour savoir si<br />
je me trompe, je voudrais revenir « <strong>au</strong>x fondament<strong>au</strong>x ». <strong>De</strong> quoi parlons-nous<br />
lorsque nous parlons, en ce début du e siècle, d’Orient et d’Occident, d’Is<strong>la</strong>m et<br />
de chrétienté, de légitimité ou de justice ? <strong>De</strong> quoi parlons-nous lorsque, tirant le<br />
bi<strong>la</strong>n de notre histoire, nous parlons de Méditerranée, de découverte du Nouve<strong>au</strong><br />
Monde puis de Monde fini ?<br />
La Méditerranée est un espace de frontières. Les frontières ont ceci de remarquable<br />
qu’elles tracent les lignes de partage, mais que, dans le même temps, ces<br />
lignes de séparation sont les lignes de contacts. L’histoire est <strong>la</strong> longue maturation<br />
du tracé des frontières et de <strong>la</strong> représentation du <strong>monde</strong> dans l’esprit des humains.<br />
Cette histoire a vu se dessiner, <strong>au</strong>-delà des frontières, les clivages culturels, philosophiques<br />
et religieux dont <strong>au</strong>jourd’hui encore nous héritons.<br />
Les révolutions <strong>au</strong>xquelles nous avons assisté du e <strong>au</strong> e siècle ont pu<br />
nous faire croire que l’héritage se composait de principes et de concepts désormais<br />
obsolètes. Il n’en est rien. Les révolutions ont modifié les données humaines, mais<br />
les données physiques et géographiques sont restées les mêmes. La question est<br />
donc de savoir comment affronter les défis nouve<strong>au</strong>x de l’humanité dans un espace<br />
qui n’a pas changé.<br />
Il n’a pas changé, mais il est, nous a dit P<strong>au</strong>l Valéry, fini : « Toute <strong>la</strong> terre<br />
habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée, entre les nations. L’ère<br />
des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc<br />
l’ère de libre expansion, est close. Plus de roc qui ne porte un drape<strong>au</strong> ; plus de vide<br />
sur <strong>la</strong> carte ; plus de région hors des douanes et hors des lois ; plus une tribu dont<br />
les affaires n’engendrent quelques dossiers et ne dépendent, par les maléfices de<br />
l’écriture, de divers humanistes lointains dans leurs bure<strong>au</strong>x. Le temps du <strong>monde</strong><br />
fini commence. »<br />
J’irais plus loin. <strong>De</strong>puis que ce constat de finitude a été acté par le poète, de<br />
l’e<strong>au</strong> a coulé sous les ponts. « Fini » ne veut pas dire « figé ». Nous avons dépassé<br />
<strong>la</strong> finitude de <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète et nous nous sommes aventurés dans l’inconnu de <strong>la</strong> ga<strong>la</strong>xie.<br />
Le « <strong>monde</strong> », ou <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète pour les conquérants de <strong>la</strong> « modernité », est ce que <strong>la</strong><br />
Méditerranée était pour les conquistadors <strong>au</strong>x e et e siècles. Le berce<strong>au</strong> de leur<br />
existence et <strong>la</strong> matrice de leur aventure.<br />
•‣•
Introduction<br />
Introduction<br />
La Méditerranée est un espace dont <strong>la</strong> percepon souffre de deux handicaps. La<br />
vision qu’on en a est soit chargée de clichés totalement réducteurs, soit encombrée<br />
de fantasmes survalorisants. Cet espace a réellement une existence, mais encore<br />
f<strong>au</strong>t-il en définir les caractérisques en se libérant des clichés et des fantasmes.<br />
Il est très important de nos jours de dire, pour commencer, d’où l’on parle. La<br />
vision qu’on peut avoir du <strong>monde</strong> est en effet fortement influencée par les lieux<br />
d’où l’on s’exprime. Au nord ou <strong>au</strong> sud, d’une p<strong>la</strong>ine ou d’une montagne, d’un<br />
continent ou d’une île, d’une métropole, d’une petite ville ou d’un vil<strong>la</strong>ge… les<br />
informations que nous sommes susceptibles de recevoir sont souvent équivalentes.<br />
Mais <strong>la</strong> manière de les interpréter peut diverger considérablement. Je m’adresse<br />
donc à vous d’une petite ville située en Corse, c’est-à-dire d’une île montagneuse<br />
et re<strong>la</strong>tivement peu peuplée située en Méditerranée.<br />
Comme tout <strong>au</strong>tre pays ou toute <strong>au</strong>tre région dans le <strong>monde</strong>, <strong>la</strong> Corse peut<br />
se définir en référence à différents espaces géographiques. <strong>De</strong> nos jours, <strong>la</strong> Corse<br />
est censée appartenir à deux ensembles princip<strong>au</strong>x : l’ensemble français et l’ensemble<br />
européen. Du point de vue de l’histoire, elle a <strong>au</strong>ssi appartenu à deux <strong>au</strong>tres<br />
ensembles de référence : l’ensemble <strong>la</strong>tin puis italien, de manière évidente, et<br />
l’ensemble ibérique ou espagnol de manière plus floue. Je crois qu’elle a appartenu<br />
à un troisième ensemble sur lequel je reviendrai, mais il s’agit d’une appartenance<br />
parfois contestée ou niée. Enfin, dans l’absolu, elle appartient à l’ensemble méditerranéen<br />
et à deux sous-ensembles <strong>au</strong> cœur de cette Méditerranée : celui de <strong>la</strong><br />
Méditerranée occidentale et celui des îles. L’Empire romain, l’Italie, l’Espagne, <strong>la</strong><br />
France, ou même les îles, sont des références faciles à concevoir. La Méditerranée<br />
est plus problématique, car il peut y avoir débat pour savoir s’il s’agit d’un ensemble<br />
disparate ou d’un tout identifiable. Il existe dans le <strong>monde</strong> des espaces be<strong>au</strong>coup<br />
plus vastes – at<strong>la</strong>ntique, indien ou pacifique – dont on voit bien qu’ils n’intègrent<br />
que de manière très lointaine, ou pas du tout, une idée de commun<strong>au</strong>té des riverains.<br />
<strong>De</strong>s mers plus étroites, comme <strong>la</strong> Baltique, <strong>la</strong> Méditerranée, les Caraïbes, <strong>la</strong> mer
10<br />
Introduction<br />
de Chine, engendrent-elles réellement, comme on le suppose parfois, l’idée d’un<br />
lien et d’une appartenance à un ensemble tangible ? La réponse à cette question<br />
passe d’abord par <strong>la</strong> définition de ce que sont ces espaces, et en l’occurrence de<br />
ce qu’est <strong>la</strong> Méditerranée. Or, dans un <strong>monde</strong> où l’on aime bien les raccourcis et<br />
les clichés censés faciliter <strong>la</strong> compréhension ou l’expression des idées, il semble<br />
qu’une grande confusion règne <strong>au</strong>tour de <strong>la</strong> perception de ce qu’est cet espace<br />
méditerranéen. Il engendre chez les uns une énumération sans fin de clichés réducteurs<br />
ou stigmatisants et provoque chez les <strong>au</strong>tres <strong>la</strong> formalisation de concepts plus<br />
proches des fantasmes que de <strong>la</strong> réalité.<br />
DES CLICHÉS RÉDUCTEURS<br />
Un chroniqueur, à <strong>la</strong> une du journal Nice Matin, le 22 mars 2011, se déso<strong>la</strong>it<br />
du fait qu’une offensive destinée à renverser le colonel Kadhafi, en Libye, menaçait<br />
de « transformer en champ de bataille <strong>la</strong> paisible et touristique Méditerranée 1 ». Je<br />
relus cette phrase à deux reprises : « paisible et touristique Méditerranée »! Soit ce<br />
chroniqueur ignorait tout de ce qu’est <strong>la</strong> Méditerranée, mais j’ai du mal à le croire.<br />
Soit il succombait à <strong>la</strong> facilité en brandissant un cliché qui lui paraissait correspondre<br />
à ce que le grand public, ses lecteurs, pense de <strong>la</strong> Méditerranée. Il ne cherchait<br />
donc pas à dire <strong>la</strong> vérité, mais à instrumentaliser un raccourci totalement f<strong>au</strong>x<br />
pour vendre à un public supposé ignorant une référence simpliste et fr<strong>au</strong>duleuse.<br />
Dans l’imaginaire d’une grande partie des popu<strong>la</strong>tions françaises et européennes,<br />
<strong>la</strong> Méditerranée serait ainsi devenue un espace voué <strong>au</strong>x vacances et <strong>au</strong>x bains<br />
de mer, béni des dieux, connu pour <strong>la</strong> douceur de son climat, <strong>la</strong> chaleur réconfortante<br />
de son soleil et <strong>la</strong> transparence de l’e<strong>au</strong> de mer. Les Méditerranéens seraient<br />
des gens sympathiques et truculents, qui cultivent les travers du « farniente »,<br />
de <strong>la</strong> paresse et du manque absolu d’efficacité dans le meilleur des cas, ceux du<br />
machisme, de <strong>la</strong> violence et de l’esprit mafieux dans le pire des cas. Cette manière<br />
de voir est, disons, <strong>la</strong> plus grossière et <strong>la</strong> plus répandue. Il en existe une version<br />
un peu plus sophistiquée.<br />
La matrice du machisme<br />
Lors de l’ouverture du Mucem, à Marseille en 2013 2 , les promoteurs de<br />
ce projet ont immédiatement proposé <strong>au</strong> public deux expositions. L’une, tout à<br />
fait remarquable, sous le signe du « Noir et du Bleu », offrait un panorama sur<br />
<strong>la</strong> réalité parfois conflictuelle de visions différentes du <strong>monde</strong> et sur les conséquences<br />
souvent dramatiques de cette multiculturalité dans l’espace méditerranéen<br />
à l’époque contemporaine. L’<strong>au</strong>tre, intitulée « Au Bazar du Genre », proposait de<br />
mettre l’accent sur <strong>la</strong> condition des femmes en Méditerranée. L’idée était bonne,<br />
1. Philippe Bouvard, « La Méditerranée menacée », Nice Matin, 22 mars 2011.<br />
2. Musée des Civilisations de l’Europe et de <strong>la</strong> Méditerranée.
11<br />
je dirais même très bonne, à condition d’embrasser une vision « universaliste 3 »<br />
de <strong>la</strong> question. Or, <strong>la</strong> justification de cette exposition n’était pas sans ambiguïté.<br />
L’un des clichés communément répandus, et qui ouvre <strong>la</strong> voie à tous les <strong>au</strong>tres,<br />
paraissait ici comp<strong>la</strong>isamment réhabilité. Les inégalités entre les genres, nous<br />
expliquait-on, « trouvent une intensité particulière dans l’espace méditerranéen,<br />
<strong>la</strong>rgement caractérisé par <strong>la</strong> domination masculine et par les valeurs et les comportements<br />
qui lui sont associés : machisme, misogynie, homophobie, sacralisation<br />
de <strong>la</strong> virginité, violences faites <strong>au</strong>x femmes et <strong>au</strong>x minorités sexuelles 4 … » Ces<br />
comportements, qui s<strong>au</strong>tent malheureusement <strong>au</strong>x yeux dans <strong>la</strong> très grande majorité<br />
des sociétés dans le <strong>monde</strong>, avec des intensités diverses selon les époques et<br />
les nive<strong>au</strong>x de développement, atteindraient des sommets absolus et inégalés en<br />
Méditerranée et devraient être considérés comme l’une des caractéristiques les<br />
plus notables de <strong>la</strong> civilisation méditerranéenne ? « En Méditerranée, le statut des<br />
femmes est étroitement lié <strong>au</strong>x enjeux de <strong>la</strong> procréation. » L’exacerbation de ce<br />
lien entre <strong>la</strong> femme et <strong>la</strong> procréation ne serait donc pas, hors de <strong>la</strong> Méditerranée,<br />
une réalité ? La Méditerranée serait en quelque sorte <strong>la</strong> matrice des déviances à<br />
l’échelle du <strong>monde</strong> ?<br />
Ainsi, des Européens, à <strong>la</strong> fin du e et <strong>au</strong> début du e siècle, ne pouvaient<br />
pas aborder « le Mezzogiorno » sans affirmer d’entrée, grâce à un instrument de<br />
mesure dont ils ont le secret, que l’homme du Sud est porteur de tares exemp<strong>la</strong>ires.<br />
D’ailleurs, en Méditerranée, de ce point de vue, « l’écart entre les deux rives est<br />
indéniable » ! Comprenez que ce qui vient du Sud est toujours plus grave que ce<br />
qui vient du Nord.<br />
Qu’on m’entende bien, ce qui est critiquable n’est pas <strong>la</strong> dénonciation de <strong>la</strong><br />
domination masculine, ce qui est critiquable, c’est de faire de <strong>la</strong> Méditerranée le<br />
berce<strong>au</strong> privilégié de ce trait culturel, c’est d’accuser l’homme du Sud d’avoir<br />
en quelque sorte perverti l’homme du Nord. L’opposition entre Nord et Sud est<br />
à ce point sous-jacente dans le raisonnement que le procureur ne voit plus en<br />
Méditerranée que deux rives : une rive nord et une rive sud, l’Europe et le reste.<br />
La dévalorisation des Sud<br />
Comment expliquer, dans nos civilisations, <strong>la</strong> dévalorisation systématique de<br />
ce qui vient du Sud et <strong>la</strong> survalorisation de ce qui vient du Nord ?<br />
La question n’est pas anodine. On ne prête qu’<strong>au</strong>x riches, et je formule ici deux<br />
remarques. Premièrement, si, comme l’affirment certains, les grandes civilisations<br />
ont pris leur source dans cet espace de <strong>la</strong> Méditerranée, pourquoi ne mettrait-on à<br />
son actif que ce qui brille et l’honore ? Elle <strong>au</strong>rait également enfanté les tares. Il<br />
convient toutefois de re<strong>la</strong>tiviser un peu. Toutes les grandes civilisations, à l’évi-<br />
3. La notion d’universalité en référence à l’ensemble de l’humanité me paraît être une expression<br />
dépassée ou inappropriée. C’est pourquoi je <strong>la</strong> p<strong>la</strong>cerai systématiquement entre guillemets.<br />
4. Au bazar du genre, féminin/masculin en Méditerranée, Catalogue de l’exposition, juin 2013.
12<br />
Introduction<br />
dence, n’ont pas trouvé leur source en Méditerranée. Cet espace, nous verrons<br />
pourquoi, a été propice à bien des maturations, mais d’<strong>au</strong>tres espaces dans le <strong>monde</strong><br />
ont joué le même rôle. <strong>De</strong>uxièmement, les Méditerranéens sont souvent eux-mêmes<br />
à l’origine des clichés dans lesquels on prétend les enfermer. Je voudrais citer ici<br />
trois exemples récents qui concernent l’île très méditerranéenne que je connais<br />
bien et où j’habite, <strong>la</strong> Corse.<br />
Cette île attire souvent l’attention pour des faits de violence qui ensang<strong>la</strong>ntent<br />
son sol. Un journaliste d’origine insu<strong>la</strong>ire émit, dans les années 1990, l’hypothèse<br />
selon <strong>la</strong>quelle cette violence s’expliquerait par <strong>la</strong> méditerranéité de l’île. « La<br />
Corse définit <strong>la</strong> Méditerranée par excellence parce qu’elle est une société factieuse<br />
par excellence » dans « un Mezzogiorno <strong>au</strong>thentiquement mafieux parce que <strong>la</strong><br />
question du pouvoir y domine toutes les <strong>au</strong>tres 5 »… J’ai déjà dit dans un livre<br />
précédent sur <strong>la</strong> violence 6 <strong>la</strong> fragilité et <strong>la</strong> dangerosité de telles assertions. Je récuse<br />
bien entendu toute idée essentialiste des dérives qui affectent nos sociétés. Je ne<br />
m’étends donc pas sur cette théorie qui permet surtout d’exonérer le conquérant<br />
qui vient du Nord de toute responsabilité, puisque les Méridion<strong>au</strong>x étant porteurs<br />
de tares épouvantables, il serait légitime de leur transmettre, par <strong>la</strong> force s’il le<br />
f<strong>au</strong>t, le sens de <strong>la</strong> civilisation. Un ministre de l’Intérieur en France, confronté en<br />
2012-2013 <strong>au</strong> problème d’un très grand nombre d’homicides en Corse, a professé<br />
que « <strong>la</strong> violence est culturellement enracinée en Corse ». L’écrivain corse Marcu<br />
Biancarelli explique cette violence par le fait que <strong>la</strong> société corse serait « une<br />
société où le rapport de force est quotidien parce que <strong>la</strong> virilité exacerbée interdit<br />
de perdre <strong>la</strong> face, quoi qu’il en coûte ». Voyageant à travers le <strong>monde</strong>, j’ai pu<br />
observer que cette exacerbation de <strong>la</strong> virilité et l’agressivité qui en résulte n’étaient<br />
propres ni <strong>au</strong>x Méditerranéens ni bien sûr à <strong>la</strong> société corse. Biancarelli n’a pas<br />
tort d’en faire l’une des c<strong>au</strong>ses importantes de conflits dans les sociétés, et dans <strong>la</strong><br />
société corse comme dans toutes les <strong>au</strong>tres sociétés. Mais quels sont les éléments<br />
scientifiques d’analyse qui permettraient d’affirmer que cette c<strong>au</strong>se de dérapage<br />
serait d’une intensité considérablement plus forte en Corse qu’ailleurs, ou en<br />
Méditerranée qu’ailleurs ?<br />
J’étais plus embarrassé par le témoignage de Marie Susini <strong>au</strong> sujet du vécu de<br />
son île 7 . Cette écrivaine ne parle pas d’abord de culture ou de ce qu’on lui <strong>au</strong>rait<br />
appris, elle parle de ce qu’elle a ressenti, et ce<strong>la</strong> n’est pas contestable. D’<strong>au</strong>tant<br />
moins contestable que son témoignage est honnête et ne fait pas l’économie des<br />
contradictions. Elle aime <strong>la</strong> Corse. Elle souffre de voir le tourisme menacer et<br />
pervertir <strong>la</strong> vérité profonde de cette île. Elle le dit en termes suffisamment explicites<br />
pour qu’il n’y ait pas de doute. Or, après <strong>la</strong> déc<strong>la</strong>ration d’amour vient l’aveu<br />
d’un ma<strong>la</strong>ise profond. Elle ne peut plus supporter ce qu’elle dit aimer… « Dès<br />
5. Nico<strong>la</strong>s Giudici, Le Crépuscule des Corses, Grasset, 1997.<br />
6. Sampiero Sanguinetti, La Violence en Corse, Albiana, 2012.<br />
7. Marie Susini, La Renfermée, <strong>la</strong> Corse, Seuil, 1981.
13<br />
que l’avion approche de <strong>la</strong> Corse et que brutalement elle est là, âpre, sinistre, ma<br />
gorge se serre, j’ai envie de fuir sur-le-champ, avant même d’avoir posé le pied<br />
sur son sol. Dans le temps de ce seul regard, elle émerge comme le dernier reste<br />
de l’immense chaos qui déchira <strong>la</strong> nuit du <strong>monde</strong>… Non, je n’ai jamais eu le mal<br />
du pays. J’ai toujours échappé à <strong>la</strong> nostalgie commune à tous les Corses, et même,<br />
n’importe où ailleurs, l’exil m’a semblé doux… Ce que je redoutais le plus, c’était<br />
l’enfermement dans l’île… Sans doute f<strong>au</strong>t-il remonter à l’ancienne Grèce pour<br />
trouver des règles de vie <strong>au</strong>ssi rigides et d’une logique <strong>au</strong>ssi imp<strong>la</strong>cable. Tout avait<br />
<strong>la</strong> force de l’interdit, du tabou, <strong>la</strong> moindre f<strong>au</strong>te devenait sacrilège, et était suivie<br />
de sanction. Ces règles rigoureuses devenaient plus intransigeantes encore si on<br />
avait le malheur d’être né fille… Jamais enfance ne fut plus recluse et sévère, plus<br />
<strong>au</strong>stère que <strong>la</strong> mienne… »<br />
Je me serais donc trompé. L’intensité de <strong>la</strong> loi masculine, le machisme, <strong>la</strong><br />
violence volontaire ou involontaire des frères seraient ici sans équivalents. « Le<br />
garçon passait toujours avant <strong>la</strong> fille. Pour <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce à table, le choix de <strong>la</strong> chambre<br />
à coucher, le partage des biens. Comme dans tous les pays méditerranéens, on<br />
avait pour <strong>la</strong> fille un mépris tout naturel, et on se dépêchait de <strong>la</strong> marier tant elle<br />
était considérée comme un poids, voire même un danger. » La Méditerranée serait<br />
donc bien une matrice exemp<strong>la</strong>ire des déviances ? Les femmes qui n’<strong>au</strong>raient pas<br />
eu le malheur de naître en Méditerranée <strong>au</strong>raient be<strong>au</strong>coup de chance ?<br />
Je n’ai pas besoin d’appeler Simone de Be<strong>au</strong>voir à <strong>la</strong> rescousse pour dire<br />
qu’une affirmation de ce genre est réductrice. La manière d’exprimer <strong>la</strong> révolte<br />
est sans doute différente, mais l’exaspération des femmes partout dans le <strong>monde</strong><br />
est <strong>la</strong> même. Marie Susini l’a vécu intensément, chez elle en Corse, et l’exprime<br />
bien avec les mots d’une femme blessée ou exaspérée.<br />
<strong>De</strong>ux réalités font de <strong>la</strong> Méditerranée et, dans le cas présent de <strong>la</strong> Corse, le<br />
décor de cette exacerbation des sentiments. La première est le climat. La seconde<br />
est l’enfermement.<br />
La lumière, véritable révé<strong>la</strong>teur social<br />
Dans <strong>la</strong> confrontation de l’Europe du Nord avec <strong>la</strong> Méditerranée, le climat<br />
pèse d’un poids important. Plus on va vers le sud, plus <strong>la</strong> chaleur réconfortante du<br />
soleil, <strong>la</strong> longueur des saisons douces ou ch<strong>au</strong>des peuvent conduire les individus<br />
vers l’espace public. On s’assied sur le pas de <strong>la</strong> porte, on devise près des fontaines,<br />
on « promène » sur les ramb<strong>la</strong>s, sous les p<strong>la</strong>tanes, le long de <strong>la</strong> mer, on sirote les<br />
boissons à <strong>la</strong> terrasse des bistrots, les vêtements <strong>au</strong>raient tendance à devenir de<br />
plus en plus légers et l’œil des garçons à s’allumer… Ce qui, dans les pays froids,<br />
mijote le plus souvent à l’intérieur des foyers pourrait ainsi s’étaler ici <strong>au</strong> be<strong>au</strong><br />
milieu de l’agora une bonne partie de l’année. Tout y serait donc plus visible, et<br />
<strong>la</strong> misogynie masculine, comme bien d’<strong>au</strong>tres travers, éc<strong>la</strong>terait <strong>au</strong> grand jour.<br />
Au fil des siècles, <strong>la</strong> visibilité offerte par <strong>la</strong> lumière et <strong>la</strong> douceur du climat a<br />
provoqué en retour des réflexes de défense et de dissimu<strong>la</strong>tion. En certains lieux,
14<br />
Introduction<br />
les fenêtres et les volets ont été dotés de moucharabiehs ou de jalousies. Il était<br />
ainsi possible de voir sans être vus. Ailleurs, les maisons ont été bâties <strong>au</strong>tour du<br />
patio, et les femmes pour sortir se sont vu imposer le port de vêtements excessivement<br />
couvrants. Tout ce<strong>la</strong> est vrai, mais il est vrai <strong>au</strong>ssi que <strong>la</strong> modernité a<br />
bousculé ces réalités.<br />
Je déambu<strong>la</strong>is, il y a quelques années, avec un vieux monsieur originaire<br />
du nord de <strong>la</strong> France, un ami de ma grand-mère et un homme que j’appréciais.<br />
Nous étions <strong>au</strong> mois de juillet, et nous marchions sur <strong>la</strong> promenade qui longe <strong>la</strong><br />
p<strong>la</strong>ge de L’Île Rousse, en Corse. Robert, avec l’âge, était devenu aveugle. Je lui<br />
tenais donc le bras et le guidais. « Est-ce vrai, me demanda-t-il, que les femmes<br />
sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ge ne portent plus de soutien-gorge ? » « Oui, répondis-je, c’est vrai. »<br />
« Quand je pense qu’elles ont attendu pour ce faire que je sois devenu aveugle ! »<br />
Je le connaissais suffisamment pour savoir que l’expression de ce regret n’était pas<br />
feinte. Elle n’était pas non plus dénuée d’humour. Il sut donc qu’une révolution<br />
des mœurs était en marche. Il n’était pas vraiment étonné, car il avait été, comme<br />
on disait alors, « cinéaste ». Il avait assidûment et passionnément fréquenté un<br />
<strong>monde</strong> réputé libéré. Mais il n’avait pas nécessairement évalué les limites à venir<br />
de cette libération. Il se déso<strong>la</strong>it ce jour-là de ne pas pouvoir profiter pleinement<br />
des effets du changement.<br />
Le développement rapide de l’industrie touristique à partir des années 1960-<br />
1970 mit <strong>la</strong> Corse <strong>au</strong> premier rang de cette révolution. Le choc fut notable dans<br />
une île qui offrait encore de fortes résistances face <strong>au</strong>x révolutions du <strong>monde</strong> actuel<br />
et où l’on avait appris à cultiver <strong>la</strong> pudeur plutôt que <strong>la</strong> nudité. D’<strong>au</strong>tant que les<br />
vacanciers, souvent originaires du pays mais vivant désormais ailleurs, gagnés par<br />
l’insouciance et le désir de liberté, perdaient le sens de <strong>la</strong> mesure et finissaient par<br />
se répandre à moitié nus dans les ruelles des petites cités balnéaires de <strong>la</strong> côte,<br />
provoquant parfois l’exaspération des habitants permanents et des commerçants.<br />
La mesure, les limites sont très difficiles à définir quand les repères ont été niés.<br />
C’est ainsi qu’on entendra, longtemps plus tard, des citoyens totalement déboussolés<br />
parler de leurs traditions bafouées parce qu’une femme prétendait rester<br />
sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ge accoutrée d’un vêtement trop couvrant. Et c’est ainsi que le maire<br />
du vil<strong>la</strong>ge suggéra d’interdire, <strong>au</strong> nom de <strong>la</strong> décence, le port sur les p<strong>la</strong>ges de ce<br />
vêtement trop couvrant. La tradition serait dans <strong>la</strong> nudité et l’indécence dans le<br />
vêtement ? La mémoire est défail<strong>la</strong>nte, les mots ont perdu leur sens, et les repères<br />
ont volé en éc<strong>la</strong>ts.<br />
Le climat et <strong>la</strong> lumière sont les révé<strong>la</strong>teurs qui donnent un lustre particulier<br />
à nos qualités et à nos déf<strong>au</strong>ts. La réaction en retour qui consiste à cultiver une<br />
certaine dissimu<strong>la</strong>tion des corps a notamment pesé sur <strong>la</strong> condition des femmes.<br />
Il en est résulté des formes d’enfermement qui se sont plus ou moins généralisées<br />
et qui ont atteint des degrés d’intensité fluctuants selon les lieux, les époques et<br />
les coutumes.
15<br />
L’insu<strong>la</strong>rité et <strong>la</strong> montagne, facteurs d’enfermement<br />
L’insu<strong>la</strong>rité et <strong>la</strong> montagne sont deux facteurs aggravants de l’isolement. Et<br />
l’isolement couplé avec <strong>la</strong> proximité peut rendre plus brû<strong>la</strong>nts le vécu et le ressenti.<br />
Dans certaines montagnes, en Albanie, en Kabylie, en Corse, les lois coutumières,<br />
dans le passé, ont intensifié le pouvoir des pères et l’attitude des frères. Les fondements<br />
de <strong>la</strong> loi étaient les mêmes que partout ailleurs, mais l’absence d’un filtre<br />
entre l’individu et le chef du c<strong>la</strong>n, l’absence d’un État reconnu et donc d’un arbitre<br />
accepté, était un facteur aggravant.<br />
Marie Susini a intitulé son texte : « La renfermée, <strong>la</strong> Corse ». Les Corses ont<br />
sans doute vécu et vivent parfois encore, comme elle le suggère, des situations<br />
qui ressemblent à ce que les petites sociétés insu<strong>la</strong>ires de <strong>la</strong> Grèce antique ont<br />
vécu. <strong>De</strong>s situations qui ont engendré l’expression de ce que nous avons appelé<br />
« <strong>la</strong> tragédie ». D’où le sentiment qu’ont eu des voyageurs, des écrivains et des<br />
poètes d’avoir côtoyé, en Corse ou en Crète, quelque Antigone. Le poids des<br />
regards masculins qui se posent sur <strong>la</strong> veuve farouche d’un vil<strong>la</strong>ge de Crète dans<br />
le roman de Nikos Kazantzakis, Alexis Zorba, est d’une intensité sans égale et<br />
périlleuse. Ces hommes en veulent à <strong>la</strong> femme d’éveiller ainsi en eux le désir.<br />
Ils vénèrent et ils m<strong>au</strong>dissent, tout à <strong>la</strong> fois, <strong>la</strong> folie qui les ronge et qui peut les<br />
porter à commettre le pire. Les travers sont ce qu’ils sont ailleurs mais ils sont<br />
infiniment plus violents, difficiles à vivre, pénibles à supporter dans une petite<br />
société insu<strong>la</strong>ire et montagnarde, en partie fermée sur elle-même, prisonnière de<br />
<strong>la</strong> rareté, que dans une société ouverte et très peuplée. La matrice des tragédies<br />
trouve sa source dans l’intensité des rapports humains d’extrême proximité. Les<br />
sentiments y sont exacerbés et leur expression devient exemp<strong>la</strong>ire. Le poids des<br />
parentèles peut s’y révéler insupportable et, à moins de s’enfuir, nul ne peut y<br />
échapper. Rien ne vient distraire les haines ou les douleurs. L’oubli y est impossible.<br />
La société corse de ce point de vue est effectivement une société où <strong>la</strong> mémoire<br />
est extraordinairement résistante. Marie Susini ne vou<strong>la</strong>it devenir ni Antigone ni<br />
Colomba. Elle aspirait à vivre.<br />
UN MYTHE VALORISANT<br />
À l’inverse des clichés dévalorisants, il existe une manière de voir dans <strong>la</strong><br />
Méditerranée le lieu par excellence de l’éclosion des civilisations. La conscience de<br />
ce que les nations européennes doivent <strong>au</strong>x sociétés grecque et <strong>la</strong>tine, et de ce que<br />
cette histoire doit à <strong>la</strong> filiation avec d’<strong>au</strong>tres empires, en Égypte, en Mésopotamie,<br />
en Perse… a conduit à une mythification progressive de <strong>la</strong> Méditerranée. Une<br />
mythification qui a connu le maximum de son expression entre <strong>la</strong> fin du e siècle<br />
et <strong>la</strong> première moitié du e .<br />
Le continent liquide<br />
La fin de l’interminable opposition entre les roy<strong>au</strong>mes chrétiens et l’Empire<br />
ottoman s’est traduite par <strong>la</strong> colonisation, <strong>au</strong> profit de l’Europe, de <strong>la</strong> presque
16<br />
Introduction<br />
totalité du pourtour méditerranéen (à moins que ce ne soit <strong>la</strong> colonisation qui<br />
ait provoqué <strong>la</strong> fin de l’Empire ottoman). Toujours est-il que le remp<strong>la</strong>cement<br />
d’un empire par un <strong>au</strong>tre sur les rives de <strong>la</strong> Méditerranée fut une réalité. Cette<br />
réalité s’est traduite, chez certains intellectuels européens, par <strong>la</strong> recherche d’un<br />
consensus, culturel notamment, <strong>la</strong> mise en exergue d’une souhaitable fraternité<br />
entre Orient et Occident, chrétienté et Is<strong>la</strong>m. Cette prise de conscience est d’abord<br />
passée par <strong>la</strong> découverte de <strong>la</strong> lumière : « Le soleil m’est apparu <strong>au</strong>jourd’hui le<br />
père de <strong>la</strong> civilisation, écrit Ernest Renan en 1849… Ces be<strong>au</strong>x lieux, ces rivages<br />
éc<strong>la</strong>irés. C’est là que l’humanité a germé. » Quelques années plus tard naissait à<br />
Marseille, en 1900, Gabriel Audisio. <strong>De</strong> Marseille à Alger et Tunis, alors, il n’y a<br />
quasiment plus de frontières. Il n’y a que le temps d’une traversée. Sa vie d’une<br />
rive à l’<strong>au</strong>tre conduit Audisio à théoriser l’existence d’une commun<strong>au</strong>té : « Il<br />
ne fait pas de doute pour moi que <strong>la</strong> Méditerranée soit un continent, non pas un<br />
<strong>la</strong>c intérieur, mais une espèce de continent liquide <strong>au</strong>x contours solidifiés. Déjà,<br />
Duhamel dit qu’elle n’est pas une mer mais un pays. Je vais plus loin, je dis : une<br />
patrie 8 . » Audisio a col<strong>la</strong>boré <strong>au</strong>x Cahiers du Sud que dirige alors Jean Bal<strong>la</strong>rd. Ce<br />
dernier exprimait <strong>la</strong> nostalgie d’une Andalousie perdue : « Ainsi, pendant près de<br />
trois siècles, grâce à l’Is<strong>la</strong>m, un climat unique de l’âme a régné dont il est difficile<br />
de ne pas avoir <strong>la</strong> nostalgie. Ce regret qui persiste en nous des nobles voluptés de<br />
l’esprit, d’une tolérance usant <strong>la</strong> notion de race, apprivoisant jusqu’<strong>au</strong> fanatisme,<br />
nous a longtemps fait désirer une rencontre des deux <strong>monde</strong>s, disjoints depuis<br />
des siècles 9 . » <strong>De</strong>s mots qui sonnent de manière curieuse à nos oreilles, en cette<br />
première moitié du e siècle, alors qu’un nouvel antagonisme entre chrétiens<br />
et musulmans semble avoir vu le jour. Le grand théoricien de cette Méditerranée<br />
fondatrice fut P<strong>au</strong>l Valéry qui écrivait en 1945 dans Regards sur le <strong>monde</strong> actuel :<br />
« Jamais nulle part, dans une aire <strong>au</strong>ssi restreinte et dans un intervalle de temps<br />
si bref, une telle fermentation des esprits, une telle production de richesse, n’a pu<br />
être observée. C’est pourquoi et par quoi s’est imposée à nous l’idée de concevoir<br />
l’étude de <strong>la</strong> Méditerranée comme l’étude d’un dispositif, j’al<strong>la</strong>is dire une machine<br />
à faire de <strong>la</strong> civilisation. »<br />
Le nouvel antagonisme<br />
Ces mots ont été dits et salués. Nul ne pourrait plus les oublier totalement.<br />
Pourtant, le grand mouvement de décolonisation qui al<strong>la</strong>it succéder à <strong>la</strong> Seconde<br />
Guerre mondiale, et le drame, en France, de <strong>la</strong> guerre d’Algérie, al<strong>la</strong>ient <strong>la</strong>isser<br />
des p<strong>la</strong>ies qui n’en finiraient pas de s’infecter. À <strong>la</strong> fin du e siècle et <strong>au</strong> début<br />
du e , l’attitude hégémonique des États-Unis d’Amérique jouant, <strong>au</strong> nom de<br />
l’Occident, le rôle de gendarme du <strong>monde</strong>, al<strong>la</strong>it remettre à l’ordre du jour <strong>la</strong> vieille<br />
opposition entre « Orient » et « Occident ». Les roy<strong>au</strong>mes ne sont plus chrétiens,<br />
8. Gabriel Audisio, Jeunesse de <strong>la</strong> Méditerranée, Gallimard, 1935.<br />
9. Jean Bal<strong>la</strong>rd, Les Cahiers du Sud, 1947.
et il n’existe plus d’Empire ottoman ; l’antagonisme nouve<strong>au</strong> n’a plus rien à voir,<br />
contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire, avec <strong>la</strong> vieille opposition entre<br />
chrétiens et musulmans. La religion de l’Occident n’est plus celle du Christ mais<br />
celle du Libéralisme, et <strong>la</strong> religion de l’Orient qui se prétend celle de l’is<strong>la</strong>m est en<br />
réalité déjà celle des nations arabes humiliées et des enfants perdus de <strong>la</strong> modernité.<br />
L’Europe, qui sentait probablement venir le drame, avait tenté durant les<br />
années 1990 de reconstruire l’idée d’une commun<strong>au</strong>té d’intérêt. L’intention était<br />
louable et paraissait sincère. La Méditerranée était une zone stratégique d’équilibre,<br />
d’échanges, de tensions. Les enjeux y étaient considérables et <strong>la</strong> commun<strong>au</strong>té<br />
des pays riverains devait s’entendre pour gérer de concert les défis. Ces pays se<br />
réunirent donc en 1995 à Barcelone. L’objectif était de construire un espace de<br />
paix, de sécurité et de prospérité partagées. Le processus ainsi amorcé était qualifié<br />
d’« euro-méditerranéen ». Cette qualification, malheureusement, portait en ellemême<br />
les germes d’un échec. Elle renouve<strong>la</strong>it l’idée binaire d’un Occident face<br />
à un Orient, d’un Nord face à un Sud, de l’Europe et du reste, d’une suprématie<br />
et d’une dépendance… Elle gommait ce qui fait <strong>la</strong> richesse de <strong>la</strong> Méditerranée, à<br />
savoir l’extrême multiplicité et l’extrême complexité des logiques qui se côtoient<br />
dans cet espace. La survalorisation des mythes avait conduit à sacraliser l’espace,<br />
mais <strong>la</strong> persistance des clichés dévalorisants n’avait pas permis de sortir d’un<br />
certain mépris pour ceux qui y vivent. Dans les faits, les rives nord sont <strong>au</strong> contact<br />
ou sous l’influence des climats tempérés, quand les rives sud sont <strong>au</strong> contact ou<br />
sous l’influence des climats tropic<strong>au</strong>x. Nous le verrons, de ce point de vue, une<br />
ligne de partage traverse <strong>la</strong> Méditerranée. Le sentiment de dualité ensuite vient de<br />
l’histoire. Pendant des siècles, les monarchies européennes et l’Empire ottoman,<br />
c’est-à-dire les chrétiens d’un côté et les musulmans de l’<strong>au</strong>tre, se sont tenus en<br />
respect. Enfin, <strong>au</strong>x e et e siècles, <strong>la</strong> domination européenne a conduit à définir<br />
une nouvelle dualité : celle du <strong>monde</strong> développé contre le <strong>monde</strong> sous-développé.<br />
Une dualité traversée par l’histoire de <strong>la</strong> colonisation, puis de <strong>la</strong> décolonisation.<br />
L’avantage climatique, les antagonismes religieux et les victoires conjoncturelles<br />
ont conduit en Europe à une simplification excessive des données du<br />
problème. L’erreur caractéristique d’une société qui se considère comme riche,<br />
développée, émancipée, porteuse des valeurs, face à un <strong>monde</strong> qui ne le serait<br />
pas ou le serait be<strong>au</strong>coup moins ; <strong>au</strong>quel il f<strong>au</strong>drait apprendre à le devenir. Cette<br />
posture, héritée du e siècle, a été, à <strong>la</strong> fin du e , le principal obstacle à l’inst<strong>au</strong>ration<br />
d’une véritable politique de coopération en Méditerranée.<br />
Pour se situer en Méditerranée, pour imaginer comment agir dans cet espace,<br />
il f<strong>au</strong>t donc d’abord en reconstruire <strong>la</strong> définition et éliminer de cette définition<br />
les stigmatisations et les clichés réducteurs, le pathos des envolées lyriques, le<br />
romantisme orientaliste éculé, l’existence de complexes de supériorité d’une part,<br />
et toute rancœur ou désir de revanche d’<strong>au</strong>tre part.<br />
Les enjeux en Méditerranée, en raison de <strong>la</strong> nature même de cet espace, sont<br />
éminemment complexes et difficiles à maîtriser. Il f<strong>au</strong>t les définir, les conceptua-<br />
17
18<br />
Introduction<br />
liser, et transformer en atout ce qui peut paraître périlleux. L’une des conditions<br />
pour y parvenir est bien sûr de cesser de se situer dans <strong>la</strong> logique d’un antagonisme<br />
entre Nord et Sud, dans <strong>la</strong> logique d’un modèle de civilisation unique<br />
et indépassable, dans une posture de <strong>la</strong> peur et de <strong>la</strong> stigmatisation de l’<strong>au</strong>tre.<br />
Pour les hommes du Nord, je l’ai dit, le Sud est le lieu de <strong>la</strong> noncha<strong>la</strong>nce, de <strong>la</strong><br />
paresse, de l’inefficacité, du machisme, de <strong>la</strong> vendetta et de <strong>la</strong> mafia. Mais pour les<br />
hommes du Sud, le Nord est le lieu d’où viennent les envahisseurs vus comme des<br />
« barbares » – Goths, Ostrogoths et <strong>au</strong>tres Vandales. L’imaginaire de ce clivage,<br />
hérité de l’histoire, a <strong>la</strong> vie dure. Il doit impérativement être dépassé.<br />
Enfin, face à l’arrogance colossale des pays qui ont voulu mettre <strong>au</strong> pas l’Afghanistan<br />
puis ont déstabilisé l’Irak et <strong>la</strong> Lybie, <strong>la</strong> riposte des vaincus n’a pas été,<br />
comme on le dit ou comme on le croit, d’appeler l’Is<strong>la</strong>m de manière simpliste à<br />
se révolter contre l’Occident et <strong>la</strong> chrétienté. Nous ne sommes plus <strong>au</strong> temps du<br />
grand Sa<strong>la</strong>din. Leur stratégie a été de faire monter <strong>la</strong> peur et <strong>la</strong> haine de l’is<strong>la</strong>m<br />
chez les chrétiens et en Occident. Leur but était d’une part d’asseoir un leadership<br />
<strong>au</strong> sein du <strong>monde</strong> musulman et d’<strong>au</strong>tre part de pousser l’Occident à se radicaliser<br />
encore un peu plus dans ses erreurs.<br />
•‣•
PARTIE 1<br />
Le « système »<br />
méditerranéen<br />
Le « système »<br />
méditerranéen
Un <strong>monde</strong> ou une frontière ?<br />
La Méditerranée est-elle un <strong>monde</strong> ou une fronère ? La mer est un obstacle et, en<br />
ce<strong>la</strong>, <strong>la</strong> Méditerranée sépare. Mais <strong>la</strong> mer est <strong>au</strong>ssi un espace qui rapproche pour<br />
celui qui a appris à naviguer. Et, en ce<strong>la</strong>, sur mer et <strong>au</strong>tour de <strong>la</strong> mer apparaît un<br />
<strong>monde</strong> qui peut exister en soi.<br />
UNE MER QUI SÉPARE<br />
La première impression qui vient à l’esprit face à <strong>la</strong> mer, c’est que <strong>la</strong> mer sépare.<br />
Elle est un obstacle, une barrière, une frontière. Si je me remémore <strong>la</strong> manière<br />
dont, enfant, je concevais <strong>la</strong> mer, ma vision n’était pas, ce<strong>la</strong> est évident, ce qu’elle<br />
est <strong>au</strong>jourd’hui. La mer m’apparaissait comme un espace immense, un espace<br />
infini, parfois très périlleux, mouvant, imprévisible, à l’<strong>au</strong>tre bout duquel existent<br />
des rivages étrangers et lointains, sans doute également en partie mystérieux et<br />
porteurs d’aventure. Au bout de ce voyage, en Méditerranée, il pouvait y avoir<br />
l’Italie, l’Espagne, <strong>la</strong> Grèce, l’Égypte, l’Afrique du Nord. Plus loin, <strong>au</strong>-delà du<br />
détroit de Gibraltar, se trouvaient les Amériques ou encore les îles du Pacifique<br />
et <strong>la</strong> Chine. Une dimension supplémentaire existait pour moi. Lorsque j’étais<br />
sur le continent, <strong>au</strong> bout du voyage, il y avait <strong>au</strong>ssi <strong>la</strong> Corse et donc un morce<strong>au</strong><br />
de nous-mêmes. Et lorsque j’étais en Corse, il y avait <strong>au</strong> bout de <strong>la</strong> mer, ce que<br />
nous appelions le « Continent », c’est-à-dire <strong>la</strong> France. Avec le temps, j’appris<br />
que <strong>la</strong> Méditerranée séparait donc une gamme importante de pays se situant sur<br />
trois continents : l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Encore que je mis longtemps à<br />
conceptualiser l’existence d’une rive asiatique en Méditerranée. Je concevais bien<br />
que l’Afrique faisait face à l’Europe, mais sur le p<strong>la</strong>nisphère, <strong>la</strong> Méditerranée me<br />
paraissait à l’occident du <strong>monde</strong>. L’Orient, c’était <strong>la</strong> Chine. Il m’a fallu du temps,<br />
en apprenant l’histoire ou, mieux, en voyageant, pour comprendre le rapport à<br />
l’Asie sur les rives du Bosphore. L’Asie et l’Orient commençaient donc ici ?<br />
Une <strong>au</strong>tre réalité accentuait l’aspect clivant de <strong>la</strong> Méditerranée entre Europe<br />
et Afrique. C’est <strong>la</strong> réalité du climat et de <strong>la</strong> végétation. Certes, <strong>la</strong> mer et <strong>la</strong> <strong>la</strong>titude
22<br />
Le « système » méditerranéen<br />
expliquent l’existence, en ce lieu, d’un climat re<strong>la</strong>tivement clément. Un climat<br />
tempéré qui se reconnaît à des hivers doux et très souvent pluvieux et à des étés<br />
secs. Ce type de climat, dit « méditerranéen », est re<strong>la</strong>tivement rare <strong>au</strong>tour de <strong>la</strong><br />
p<strong>la</strong>nète. Au-delà des rivages de Méditerranée, il se rencontre <strong>au</strong> centre du Chili,<br />
en Afrique du Sud dans <strong>la</strong> province du Cap, <strong>au</strong> sud de l’Australie et en Californie.<br />
Quatre régions situées <strong>au</strong> nord ou bien <strong>au</strong> sud de <strong>la</strong> zone tropicale. La culture de<br />
l’olivier est souvent considérée comme définissant l’espace de ce climat. Mais <strong>au</strong><br />
nord et <strong>au</strong> sud de cette zone de climat méditerranéen, les contrastes sont re<strong>la</strong>tivement<br />
violents. Le climat est froid et humide <strong>au</strong> nord du bassin, en Europe, et<br />
il est ch<strong>au</strong>d et sec <strong>au</strong> sud, en Afrique. Le climat méditerranéen ferait le lien entre<br />
l’un et l’<strong>au</strong>tre.<br />
Le grand naturaliste suédois Carl von Linné 10 avait détecté l’existence d’un<br />
végétal qui pourrait être considéré comme un marqueur entre l’Europe et l’Afrique.<br />
Ce végétal, de l’espèce des palmes, c’est le palmier. Carl von Linné donne <strong>au</strong>x<br />
palmes une p<strong>la</strong>ce particulière dans le <strong>monde</strong> végétal. Ne sachant où les situer,<br />
il les p<strong>la</strong>ce en tête de sa nomenc<strong>la</strong>ture et les baptise « Principes ». En fait, les<br />
espèces de palmes, extrêmement nombreuses, marquent très c<strong>la</strong>irement, depuis le<br />
Tertiaire, une ligne de partage <strong>au</strong> nive<strong>au</strong> p<strong>la</strong>nétaire. La famille des Palmae était,<br />
à l’origine, présente sur une zone, tout <strong>au</strong>tour de <strong>la</strong> terre, qui al<strong>la</strong>it de l’Écosse à<br />
<strong>la</strong> pointe du Cap, du sud de l’A<strong>la</strong>ska jusqu’à <strong>la</strong> Terre de Feu. À <strong>la</strong> fin du Tertiaire,<br />
cette zone s’est rétrécie. Elle passe désormais <strong>au</strong> nord de l’Australie, <strong>au</strong> nord de<br />
l’Argentine et de l’Afrique du Sud et <strong>au</strong> sud de l’Europe, le long de <strong>la</strong> rive nord<br />
de Méditerranée 11 . Cette barrière de <strong>la</strong> rive nord de <strong>la</strong> Méditerranée pour l’extension<br />
des palmiers fait de ce végétal le marqueur entre deux climats, c’est-à-dire<br />
<strong>la</strong> frontière entre des conditions très différentes d’épanouissement des civilisations.<br />
Le Nord commencerait donc <strong>au</strong>x rives méditerranéennes de l’Europe, et <strong>la</strong><br />
Méditerranée appartiendrait bien <strong>au</strong> Sud. Si nous nous référons à ce marqueur de<br />
<strong>la</strong> limite d’expansion du palmier, toutes les grandes îles de <strong>la</strong> Méditerranée appartiendraient<br />
de fait plus <strong>au</strong> Sud qu’<strong>au</strong> Nord. Certes, le phénomène du changement<br />
climatique qui se profile <strong>au</strong> début du e siècle pourrait totalement modifier les<br />
données de cette description. Nous serions, par <strong>la</strong> f<strong>au</strong>te des humains, en train de<br />
revenir à ce que furent les limites d’extension du palmier avant le Tertiaire. En<br />
attendant les effets de cette révolution, notre mémoire a été forgée par des siècles<br />
et des millénaires d’une répartition dont nous éprouvons encore <strong>la</strong> réalité.<br />
La mer, les climats, <strong>la</strong> limite d’extension du palmier étaient donc les repères<br />
de basculement d’un <strong>monde</strong> dans un <strong>au</strong>tre.<br />
D’<strong>au</strong>tres signes, propres <strong>au</strong>x humains et <strong>au</strong> <strong>monde</strong> animal, semb<strong>la</strong>ient définir<br />
le passage d’un <strong>monde</strong> dans un <strong>au</strong>tre.<br />
10. Carl von Linné, 1707-1778.<br />
11. Voir cartes en annexe I – P<strong>la</strong>nche 1-1.
Un <strong>monde</strong> ou une frontière ? 23<br />
Au nord de <strong>la</strong> Méditerranée, les humains ont <strong>la</strong> pe<strong>au</strong> excessivement b<strong>la</strong>nche,<br />
alors que les pigments de <strong>la</strong> pe<strong>au</strong> s’obscurcissent progressivement lorsqu’on se<br />
dirige vers le sud. Les cheveux sont couramment blonds <strong>au</strong> nord et plutôt noirs<br />
<strong>au</strong> sud. Enfin, des espèces animales marquent <strong>la</strong> différence. Si le lion a désormais<br />
disparu de l’Afrique du Nord, sa présence <strong>au</strong>trefois était l’un des marqueurs<br />
du continent africain. <strong>De</strong> même, le chame<strong>au</strong> est un animal que l’on rencontrait<br />
couramment de Smyrne à Marrakech, c’est-à-dire sur les côtes asiatiques et africaines,<br />
alors qu’il était absent en Europe. Enfin, si l’élevage du porc a globalement<br />
disparu des pays africains et asiatiques de <strong>la</strong> Méditerranée, c’est que <strong>la</strong> consommation<br />
de viande porcine offrait de réels dangers dans les pays plus ch<strong>au</strong>ds, alors<br />
que cette consommation offrait <strong>au</strong> contraire des avantages notables en Europe. Le<br />
porc est donc devenu un marqueur très important de différenciation entre l’Europe<br />
d’une part, l’Afrique et l’Asie méditerranéennes d’<strong>au</strong>tre part. Il ne s’agit pas d’un<br />
phénomène naturel, certes. C’est une conséquence des modes de vie dus <strong>au</strong> climat.<br />
À travers toutes ces observations, <strong>la</strong> Méditerranée est donc bien une mer qui<br />
sépare. D’<strong>au</strong>tres facteurs pourtant atténuent ce clivage.<br />
UNE MER QUI RAPPROCHE<br />
La Méditerranée, comparée <strong>au</strong>x océans, sur <strong>la</strong> carte du <strong>monde</strong>, peut sembler<br />
étroite. Ses dimensions et son aspect fermé ont conduit certains à parler d’un <strong>la</strong>c.<br />
Je savais et nous savions ce que ce qualificatif avait d’absurde et de dangereux.<br />
La houle, certes, est moins longue en Méditerranée que sur l’océan, mais elle est,<br />
de manière différente, tout <strong>au</strong>ssi dangereuse. Les vents y sont plus capricieux,<br />
les tempêtes, plus soudaines, et les n<strong>au</strong>frages, tout <strong>au</strong>ssi dramatiques. Cette mer,<br />
comme <strong>la</strong> mer de Chine, <strong>la</strong> mer des Caraïbes et <strong>la</strong> Baltique, a <strong>la</strong> particu<strong>la</strong>rité<br />
d’avoir été parcourue et explorée plus tôt que les océans par des marins. Malgré les<br />
dangers, les hommes ont découvert très vite que les dép<strong>la</strong>cements sur mer étaient<br />
plus rapides et plus simples que sur <strong>la</strong> terre ferme. Une fois maîtrisées les techniques<br />
fondamentales de <strong>la</strong> navigation et de <strong>la</strong> conception des navires, les routes<br />
sont plus directes et les obstacles moins nombreux. Les hommes se sont donc mis<br />
très vite à sillonner <strong>la</strong> Méditerranée, d’abord en longeant les côtes et en pratiquant<br />
ce qu’on appelle le « cabotage », puis en traçant tout droit d’une rive à une <strong>au</strong>tre.<br />
Cette activité maritime est devenue un facteur de rapprochement permanent des<br />
rives, et donc des civilisations, des peuples et des pays. Rapprochement qui s’est<br />
traduit par des échanges, une influence réciproque, mais <strong>au</strong>ssi des conflits.<br />
Cette commun<strong>au</strong>té existait en quelque sorte à l’état naturel. Nous avons parlé<br />
des végét<strong>au</strong>x et des espèces animales qui permettaient de différencier c<strong>la</strong>irement les<br />
trois rives. Il existe <strong>au</strong>ssi des végét<strong>au</strong>x et des espèces animales qui tendent à démontrer<br />
l’existence d’une sorte d’unité. Si le lion, le porc et le chame<strong>au</strong> définissent<br />
des territoires, l’âne en tant que bête de somme et le t<strong>au</strong>re<strong>au</strong> en tant qu’animal<br />
symbolique véhiculent un imaginaire commun. L’olivier, le micocoulier, le chêne<br />
vert, dans le domaine des végét<strong>au</strong>x, sont des arbres que l’on trouve tout <strong>au</strong>tour