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Muriel Peretti<br />
<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong><br />
<strong>du</strong> <strong>fleuve</strong>
<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong>
Muriel Peretti<br />
<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong><br />
Tra<strong>du</strong>it de l'italien par Isabel Violante<br />
avec le concours de l'auteur
Avertissement<br />
À l’exception des parties, essentielles, inspirées de la vie de<br />
lutte de Robert Giudicelli, ce roman est pure invention. Mon<br />
idée initiale était de rendre hommage (en français) à Robert, et<br />
à tous ceux qui combattent pour la liberté, mais une certaine<br />
Andreina est arrivée et a décidé de raconter une tout autre histoire<br />
(en italien). Je l’ai suivie.<br />
Muriel Peretti
« Tout homme, toute société voulant empêcher les<br />
humains d’avoir une part entière de lumière se<br />
déclarent l’ennemi de tous. »<br />
« Je ne suis pas de ceux qui désespèrent, de ceux qui<br />
pleurnichent et s’affaissent. » « Je fais partie de cette<br />
armée immense, de cette humanité qui espère, qui<br />
se tourne vers le levant, là où le soleil triomphe des<br />
brumes de la nuit. »<br />
Robert Giudicelli,<br />
résistant, né à Chisà le 14 octobre 1911,<br />
assassiné à Lyon, le 14 août 1944.
.<br />
Bastia, septembre 2005<br />
Il descendit sur le port par une de ces aubes paisibles qui laissent<br />
entrevoir de longues journées de calme, des vagues pleines de<br />
bonté, et un soleil tiède et jaune mêlé au bleu délavé des premiers<br />
jours de septembre. <strong>Les</strong> bars étaient fermés, ainsi que le marchand<br />
de journaux, et l’air portait encore les odeurs de la nuit, reconnaissables<br />
et pourtant indéfinies tellement elles étaient mélangées :<br />
<strong>du</strong> sel, toujours, et des éclats marins, et puis la pisse des quelques<br />
soûlards passés par là juste avant pour vider leurs nostalgies<br />
nocturnes, il aurait même pu les rencontrer, ces autres épaves,<br />
ces êtres ébranlés par de longues heures de boisson gaillardes et<br />
apparemment sans conséquence. <strong>Les</strong> médiocres se lèvent avant,<br />
ou bien plus tard. Et puis il y avait une autre odeur au loin, de<br />
brûlé, un brûlé acide qui prenait le dessus dans les narines ouvertes<br />
de l’homme, ses narines de chien de chasse, et même sur l’eau de<br />
Cologne forte qu’il n’oubliait jamais avant de sortir – les cuisses,<br />
l’aine, les bras, les joues, en passant les mains sur le costume pour<br />
conclure. Mais Guy Sabatini l’ignora. Ça ne pouvait pas être. Il<br />
descendit les marches irrégulières en granite gris, à petits pas<br />
tremblotants, légèrement exagérés, par habitude, bien qu’il fût<br />
seul. Exagérer était devenu sa façon d’être : difficile de changer<br />
maintenant, même lorsqu’il aurait voulu chalouper incognito,<br />
sans que l’on reconnaisse dans le vieil homme qu’il était, le jeune<br />
homme qu’il avait été. Plus que jamais épave parmi les épaves.<br />
Il brandissait – ses mains étaient restées fermes – la canne au<br />
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<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong><br />
pommeau d’argent, celle des grands jours – il en avait plusieurs,<br />
« et il n’y en aura pas une nouvelle » pensa-t-il joyeusement. Au<br />
seuil de la mort, il gardait la légère inconsistance de la jeunesse,<br />
« juste au seuil » se dit-il, boitillant mais soudain enhardi. L’appel<br />
<strong>du</strong> fils de son ami Albert, la veille au soir, l’avait bouleversé plus<br />
qu’il ne le pensait, malgré sa confiance aveugle en lui-même : il<br />
allait s’en remettre. Quoi qu’il arrive.<br />
La vieille femme qui dormait dans son lit ne cilla pas quand<br />
il vint se coucher après avoir tournicoté d’une pièce à l’autre,<br />
elle n’avait pas per<strong>du</strong> une once de lucidité et, à l’annonce de<br />
cette nouvelle, elle dit : « Si ton idée fixe pouvait cesser, peut-être<br />
vivrions-nous en paix. » De fait, elle le lui hurla. Guy en fut frappé :<br />
depuis quand cette femme avait-elle pris à ce point le dessus ? Il<br />
ne s’en souvenait pas. Pendant si longtemps, « cette femme » avait<br />
été « l’étrangère » et il avait été son « sauveur », sans besoin de dire<br />
les mots ; et maintenant il se sentait trop souvent à sa merci. En<br />
tous points. Des petits bobos et besoins <strong>du</strong> quotidien au fait qu’elle<br />
connaissait « trop de choses » sur lui. « À sa merci », ça le faisait<br />
rire, il n’était à la merci de personne, jamais. Méchant, si méchant<br />
au fond, car il l’était, Guy tra<strong>du</strong>isit « idée fixe » par « idiotie ».<br />
Alors qu’il s’allongeait aux côtés de sa femme, il se retint de dire<br />
à Andreina, une Candeli qui avait fait ce beau mariage Sabatini :<br />
« Faut pas croire qu’il nous reste beaucoup de temps » – ou peutêtre<br />
l’avait-il dit ? Elle n’entendait que ce qu’elle avait envie d’entendre,<br />
un peu sourde ma non troppo. Pas seulement ces derniers<br />
temps, pas seulement parce qu’elle avait accumulé dans l’arc de<br />
leur vie, et même avant, une perception aiguë et douloureuse de<br />
trop de mots, trop de mistral, trop de libecciu, et puis la tramontane<br />
: des rafales et des rafales de mots. La simple idée de l’avoir<br />
blessée avait réjoui Guy, qui dormit bien et fut tout heureux de<br />
quitter le lit conjugal tandis qu’Andreina ronflait, per<strong>du</strong>e dans ses<br />
rêves d’amours trop brèves peut-être pour être regrettées, qui sait,<br />
des amours que Guy ne connaissait pas. D’autre part, si l’on voulait<br />
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.<br />
parler d’amour, s’il fallait l’appeler ainsi, le leur était en sécurité, à<br />
l’abri de toute rafale de vent. Il avait été assez long pour pouvoir<br />
être embelli lorsque l’un des deux ferait naufrage – il approchait<br />
dangereusement ce naufrage, qui allait être le premier ?… mais<br />
oui, c’est leur amour que tout le monde retiendrait. Si c’était de<br />
l’amour. D’habitude, il n’y pensait pas et il chassa cette pensée,<br />
dédaigneux – « ah l’amour ! ». Tandis qu’il marchait vers le môle,<br />
il bomba le torse – sa poitrine se gonfla de nouveau, offerte au<br />
vent marin, et s’emplit de vanité. Il chassa, loin de Bastia, vers le<br />
continent en face, des larmes, peut-être d’orgueil, qui embuaient<br />
ses lunettes fumées, et il s’assit sur le premier banc qu’il trouva.<br />
<strong>Les</strong> barques voltigeaient déjà au large, petits points rapides<br />
puis lents : une danse quotidienne qu’il ne cessait de redécouvrir<br />
et d’admirer. Il apercevait la puissante langueur d’une barque de<br />
pêche, la folle vitesse d’un voilier dément, les couleurs sombres des<br />
embarcations qui se confondaient avec les teintes changeantes de<br />
la mer. Le journal était sorti, mais il n’avait pas encore réussi à le<br />
lire, le marchand… Il aurait peut-être dû attendre. La phrase <strong>du</strong> fils<br />
d’Albert l’obsédait, juste quelques mots et Guy avait raccroché très<br />
vite, pris par la frénésie <strong>du</strong> souvenir : « Monsieur Guy – il l’appelait<br />
ainsi depuis l’enfance –, on l’a trouvée, je tenais à vous le dire.<br />
L’épave. » Le jeune homme était enthousiaste : « Vous m’entendez,<br />
Monsieur Guy, on l’a trouvée », il insistait et le vieil homme se<br />
taisait. Il était l’un des rares qui croyaient qu’on la retrouverait<br />
un jour, il avait aussitôt voulu l’appeler. « Monsieur Guy » lui<br />
avait parlé si souvent de ce navire. « Robert était mon ami depuis<br />
toujours, le grand Robert Giudicelli, alias colonel Germain ; tu<br />
vois, petit, il était dans le groupe de partisans qui ont provoqué<br />
le torpillage de ce grand navire battant pavillon italien. J’en suis<br />
certain. Ils ont passé les coordonnées aux Anglais et voilà… Une<br />
torpille bien ciblée suffit, et c’est fini, un seul splash, c’est moche, je<br />
sais. Oui, bien sûr les partisans ne faisaient pas que des opérations<br />
glorieuses, bien sûr ils étaient si jeunes à bord ; mais ce fut <strong>du</strong> bon<br />
travail. Et puis la Patrie… il faut comprendre. Cinq cents hommes<br />
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.<br />
<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong><br />
à bord, dit-on, tout juste sortis de l’enfance. Mais les soldats sont<br />
tous pareils, et c’était la guerre… »<br />
La guerre était le sujet de conversation préféré de Guy. Il<br />
trouvait toujours moyen, qu’on parle d’un endroit à visiter dans<br />
la campagne environnante, ou d’un chien errant qui avait mor<strong>du</strong><br />
un passant, de placer un épisode « <strong>du</strong> temps jadis » disait-il avec<br />
coquetterie. « Oh, ça ne va pas vous intéresser, mais il faut savoir,<br />
pardonnez ce “il faut” mais c’est mon devoir, qu’en 1943, dans<br />
cette campagne, à cet endroit précisément, s’est déroulée une<br />
bataille contre des soldats italiens, les pauvres, eux qu’on avait<br />
envoyés ici sans qu’ils sachent pourquoi, et ils pensaient être nos<br />
frères… Ils étaient dix contre deux. Mais ces deux-là étaient parmi<br />
les combattants les plus courageux de notre résistance… » Ou bien :<br />
« En 1942, une horde de chiens affamés nous a poursuivis jusqu’à<br />
une maison abandonnée où nous avons dû nous cacher, et nous<br />
avons dû tirer… Je m’en souviens encore, les cris de ces chiens<br />
étaient presque humains… » Il ennuyait les vieux, il fascinait les<br />
jeunes. Cette histoire était infinie, il se l’était appropriée, dans le<br />
moindre détail. Tant qu’on ne trouverait rien. Mais même après.<br />
Rien ne pouvait arriver. Et quand bien même, ce serait un petit<br />
événement, et tout le monde s’en emparerait jusqu’au prochain,<br />
quelques jours, un mois au plus. Rien ne changerait, et l’histoire<br />
lui reviendrait, ou bien il saurait la réinventer. Il n’en perdait pas<br />
une, lui et les histoires, lui dans la grande Histoire, qui s’était drapé<br />
toute sa misérable vie dans le prestige de la guerre per<strong>du</strong>e, trouvée.<br />
Il n’y avait aucune raison pour qu’un navire coulé soixante-deux<br />
ans auparavant pût raconter une histoire différente de celle qu’il<br />
avait patiemment construite et colportée. À sa propre gloire. Le<br />
reste, des détails. Il aimait le regard des écoliers attentifs à ses<br />
récits, leur sollicitude lorsqu’ils l’aidaient à se lever de la chaise,<br />
sa claudication s’accentuait. Il n’en racontait jamais l’origine.<br />
Était-elle vraie d’ailleurs, cette sacrée claudication ? Il savait qu’ils<br />
étaient heureux de toucher un héros, mieux encore s’il boitille.<br />
Souvent, à la fin <strong>du</strong> récit, des trémolos dans la voix, il s’apercevait<br />
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.<br />
qu’un enfant avait les yeux pleins de larmes. Voilà son grand final.<br />
À sa fille Irène, qui se passionnait comme lui pour sa propre gloire,<br />
il racontait : « Un des enfants n’arrêtait pas de pleurer. C’est mon<br />
petit hommage à la mémoire de Robert et de tous les autres. » Il<br />
avait toujours eu le don de la parole, mais ce don ne l’avait pas<br />
complètement sauvé. Il toucha le bois de sa canne par superstition.<br />
Son optimisme le regagna tandis qu’il regardait le port comme si<br />
tout cela lui appartenait. Posséder. Il soupesa l’espace de la pointe<br />
de sa canne, comme s’il devait affronter un nouveau public. Tout<br />
autour régnait un grand calme, l’odeur de brûlé avait disparu,<br />
restait l’odeur de sel et de pisse. Aucun des noyés ou des brûlés de<br />
1943 n’allait remonter à la surface pour raconter une autre vérité,<br />
il n’était même pas sûr que l’un des cinq cents hommes environ<br />
qui composaient l’équipage sût quelque chose. « Environ. » Un<br />
de plus, un de moins. Et Robert. Il ferma les yeux. Si un câble<br />
avait eu le temps d’arriver avant que le sous-marin britannique<br />
ne torpille le navire, qu’aurait-il dit au fond ? Ne donnait-il pas<br />
trop d’importance à la mort d’un homme alors qu’il en était mort<br />
cinq cents. « Plus ou moins. »<br />
•••<br />
La nuit rarement, il entendait leurs cris, et ce n’étaient pas<br />
leurs cris qui le réveillaient, mais le goût <strong>du</strong> courage qu’il ambitionnait<br />
si fort. Le courage de certains qui étaient restés sur le<br />
navire, immobiles, prêts à mourir, et même fiers d’une telle mort,<br />
lui donnait des frissons. C’était un sentiment avec lequel il avait<br />
souvent joué et qu’il n’avait jamais expérimenté : l’abnégation,<br />
le dévouement absolu à la patrie, ce n’était pas pour lui. Il ne<br />
possédait pas cette âme noble et déterminée, à certains égards<br />
« trop sensible, eh oui, trop sensible » aimait-il à souligner, de<br />
son ami Robert. Il ferait dire une messe pour leurs âmes, il se<br />
tiendrait au premier rang, droit, altier ; sa femme à ses côtés. Il<br />
imaginait déjà ses lèvres tremblantes, pleines de mépris pour lui,<br />
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.<br />
<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong><br />
d’une infinie tendresse pour ces hommes. Il y aurait le nouveau<br />
maire, le petit-fils de Pierre Pirosi, qui fut le maire de la ville<br />
pendant tant d’années qu’on l’eût dit éternel et qui était mort<br />
depuis peu, et peut-être quelques autorités. Pauvres jeunes gens,<br />
aussi jeunes que lui et ses camarades : mais c’étaient des ennemis.<br />
Certains brûlés vifs, sous les yeux impuissants des autres, qui<br />
plongèrent. Splash. Ils étaient là pour « combattre la résistance<br />
sur l’île ». « Prenez place, messieurs », dit-il à voix haute. Il avait<br />
enten<strong>du</strong> dire que certains avaient été sauvés par des pêcheurs ;<br />
à l’époque, la chose ne l’inquiéta pas. Puis au fil <strong>du</strong> temps, un<br />
horrible soupçon avait pris forme. Le torpillage, il le sut beaucoup<br />
plus tard, avait été organisé par un groupe de valeureux<br />
résistants en lien avec les Anglais qui par la suite se dispersa sur<br />
le continent. Il ne les connaissait pas, et il doutait qu’ils eussent<br />
seulement connu son nom. Robert, lui, était connu, et Robert était<br />
leur contact. « Mon meilleur ami », s’obstinait-il à dire. C’est Robert<br />
qui paya. « Il l’aurait voulu, si grand était son dévouement à la<br />
cause », songeait Guy Sabatini. La parole de l’un contre la parole<br />
de l’autre, et en ces temps-là il y avait tellement de paroles traîtresses,<br />
de tentatives de les dresser, même eux, les justes, les uns<br />
contre les autres. Assis sur son banc, il ne comprenait même pas<br />
l’agitation qui le saisissait parfois. Tous les efforts qu’il avait dû<br />
faire pour la dominer. Sa honte se dissipait, et comme souvent,<br />
il recommença à exalter son propre courage, à se redire combien<br />
il avait été brave. Si un homme est mort, ce n’est pas pour rien :<br />
telle fut sa sentence. Cinq cents autres hommes étaient morts, et<br />
tant d’autres, et ce n’était pas de sa faute. Aucune faute. Ces morts<br />
étaient liées à la cause. S’il était un héros de pacotille, il serait le<br />
seul à le savoir. Avec « l’étrangère ». Tout resterait parfaitement<br />
identique. Quoi qu’il arrive. Une belle messe, promit-il.
.<br />
Veillée – L’ultime affront<br />
Je n'ai pas été longtemps à l'école mais j’ai appris à observer.<br />
Peut-être parce que je parle peu. Beaucoup de choses, au lieu de les<br />
abîmer en les racontant à tort et à travers, je les conserve et je les<br />
ressasse dans ma tête. Mais là, je peux commencer. À part le fait<br />
que ma tête commence à être pleine, je crains presque qu’elles ne<br />
débordent toutes seules, ces histoires que j’ai à dire, et je ressens<br />
le devoir de les dire ; il y avait jusqu’à présent beaucoup de choses<br />
qu’il ne fallait pas raconter. Toutes ces histoires m’appartiennent,<br />
enfin pas qu’à moi… Nous sommes pleins de secrets inconfessables<br />
qui semblent dérisoires une fois dévoilés, lorsque la poussière <strong>du</strong><br />
temps, si fine mais toujours plus épaisse, immobilise tout dans des<br />
souvenirs plus ou moins sincères. Il n’y aura personne pour me<br />
contredire. Tant de choses que jusqu’à présent je m’étais imposé<br />
de taire, ou qui imposaient d’elles-mêmes de ne pas être racontées,<br />
qui voulaient rester secrètes, pour revenir me torturer de<br />
temps en temps à leur guise. Mais désormais… Ce que je voudrais<br />
raconter, donc, et il y aura beaucoup de digressions. <strong>Les</strong> sentiments<br />
humains, les bons, les mauvais, demeurent inchangés de<br />
génération en génération, ils se transmettent à d’autres personnes,<br />
inconnues ou familières, si bien que tous croient vivre de nouvelles<br />
choses, éprouver des sensations inédites et il vaut mieux qu’il en<br />
soit ainsi… La seule chose hors <strong>du</strong> commun dans cette histoire qui,<br />
somme toute, est très commune, c’est qu’elle croise l’Histoire, et<br />
qu’elle croise le chemin fort bref d’un être hors <strong>du</strong> commun, qui ne<br />
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<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong><br />
savait pas qu’il était un héros et qui restera tel. Ce n’est pas qu’en<br />
vieillissant il serait devenu différent : mais mourir jeune sanctifie<br />
les héros. Je ne le vois pas <strong>du</strong> tout Robert avancer en titubant<br />
vers le monument aux morts, tout courbé, la parole incertaine,<br />
sous les accolades d’une vingtaine de présidents de Région ou de<br />
la République, peu importe, tous en sueur – en Corse, en octobre,<br />
il fait encore chaud, et l’opération Vésuve qui amena la libération<br />
de l’île commença le 8 septembre pour s’achever le 4 octobre.<br />
Dommage que Robert ne l’ait pas vécue. <strong>Les</strong> cloches sonnant à la<br />
volée, les gens dans la rue, ce long assaut : j’en ai les larmes aux<br />
yeux, c’est une des rares choses qui me font pleurer. Je le vois,<br />
avec le large sourire qu’il avait avec ses camarades quand il était<br />
militaire à Carbini. Avec eux il s’ouvrait, il plaisantait, il était<br />
jeune. Ce n’était pourtant pas quelqu’un de très expansif. Ce n’était<br />
pas non plus un homme de pouvoir, Robert, c’était un stratège,<br />
un excellent technicien. Son intelligence était grande, ses idéaux<br />
encore davantage.<br />
« Malheureusement », ai-je pensé, une seule fois. Lorsque j’eus<br />
la certitude qu’il ne reviendrait pas. Robert n’était pas une tête<br />
brûlée – son nom, je le répète souvent, il me réconforte –, c’était<br />
quelqu’un qui allait droit vers son horizon, conscient des difficultés<br />
et des embûches, jamais il n’aurait abandonné son premier but, la<br />
justice, et il marchait avec assurance et force vers son autre but, la<br />
liberté. Pourtant, comme il était sensible. Je m’éparpille. <strong>Les</strong> gens,<br />
ceux qui le peuvent, savourent les sentiments : nous n’en avions<br />
pas le temps. Je veux la raconter, maintenant, et même en quelque<br />
sorte la savourer moi-même, cette histoire de résistance, pour une<br />
fois qu’il m’est possible de rester à l’écart, en silence. Voilà, il est<br />
question de résistance sous toutes ses formes, dans cette histoire,<br />
j’y réfléchis depuis longtemps. Tu peux beaucoup apprendre de<br />
la résistance, celle avec le grand « R » que tant parmi nous ont<br />
affrontée, et moi en particulier, en étant une Italienne ici… Donc<br />
oui, il y avait la Résistance, avec comme but suprême la liberté,<br />
et il y avait la résistance quotidienne, qui n’a ni le temps ni de<br />
16
.<br />
stratégies possibles, nous sommes en butte aux événements dans<br />
cette résistance-ci, mais c’est elle qui nous fait aller de l’avant.<br />
Qui ne l’a pas au-dedans de soi reste à l’arrière, ou meurt avant,<br />
au contraire de l’autre, celle avec le grand « R », pour laquelle tu<br />
dois te jeter dans la bataille, toujours de l’avant, et pour beaucoup,<br />
mourir jeune, c’est le prix de la liberté.<br />
Malgré mon âge, jamais mon esprit n’a été aussi lucide.<br />
J’imagine que vous serez curieux de comprendre dans laquelle<br />
de ces résistances je me plaçais. Celle de la guerre, celle « au jour<br />
le jour » ? <strong>Les</strong> deux. Et jamais par choix. Il faut la bonne distance<br />
pour bien les raconter, sans omissions. Je n’aurais pas pu me le<br />
permettre il y a quelques jours encore. Mais il n’y a plus que moi.<br />
Si j’omets quelque chose, admettons-le, ce sera parce qu’il<br />
est impossible de tout retenir, et chacun dans ses souvenirs<br />
effectue des choix qui lui conviennent, pour les amis, pour les<br />
ennemis. Nous voudrions ne jamais voir souffrir les personnes<br />
que nous aimons. Et pourtant. Si j’en suis là, c’est peut-être parce<br />
que j’ai su me tenir à distance. C’est aussi pour cela que cette<br />
histoire, je la raconterai à la troisième personne.<br />
Du <strong>fleuve</strong>, de la truite, je parlerai plus loin.<br />
L’enterrement de Guy, mon mari, a <strong>du</strong>ré trois jours, y compris<br />
les nuits de veille bien sûr – il n’était pas à tel point important qu’il<br />
faille lui faire des obsèques de trois jours. Mais il était assez important<br />
pour prolonger la veillée, voir entrer chez nous toute la ville<br />
et d’autres personnes encore, venues d’autres villages, et d’autres<br />
exprès <strong>du</strong> continent – elles auraient pu s’épargner le voyage,<br />
j’aurais alors pesté contre leur indifférence, mais puisqu’elles<br />
étaient là, je les ai jugées : trop nombreuses. Je n’avais pas le<br />
temps de souffler. Heureusement, j’étais trop vieille pour préparer<br />
le café, sinon je serais devenue un automate, une machine à café,<br />
voilà, étant donné les litres de café qui furent préparés au cours<br />
de cette longue attente. Au début, j’étais impatiente qu’on en<br />
finisse. J’étais soulagée qu’il soit parti, enfin, mais également un<br />
peu en colère. Il aurait pu prévenir. Avec l’âge, Guy était toujours<br />
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.<br />
<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong><br />
plus pesant. Oui, pesant. Mais il prévenait toujours : « Je vais à tel<br />
endroit, je reviens à telle heure. » Quoi qu’il arrive. Une occasion<br />
en or, ai-je pensé. Rester à l’écart, en silence, j’ai toujours fait ça,<br />
mais ici et maintenant c’était ma grande occasion, et personne<br />
ne m’y obligeait. Il n’y avait plus Guy et je n’avais plus aucune<br />
inhibition, de celles qui m’amenaient à rester presque toujours<br />
silencieuse, toute à mes pensées. Là, c’était ma décision. Tout<br />
comme la Résistance. Tue à tout le monde, et racontée aujourd’hui<br />
comme ma petite légende personnelle à distiller. Deux doigts<br />
d’eau-de-vie, je n’aurais pas dit non… Ça m’allait enfin de fanfaronner.<br />
J’avais été à bonne école avec un mari comme Guy… Et<br />
lui, le voici dans son lit, à l’écart, en silence. Nous avons fini par<br />
nous ressembler avec le temps.<br />
<strong>Les</strong> voilà. Parmi les mille visages qui passèrent nous saluer<br />
dans la chaleur de la pièce, se tenaient des vivants très vivaces et<br />
des silhouettes anciennes disparues depuis longtemps. Je restais<br />
les yeux fermés, des vivants et des âmes me frôlaient les joues,<br />
certains trébuchaient et risquaient de me tomber dessus, plutôt<br />
les vivants ; les disparus flottaient, leurs visages m’apparaissaient<br />
dans la semi-obscurité à laquelle étaient ré<strong>du</strong>its la pièce et mon<br />
cerveau. <strong>Les</strong> morts me sont toujours apparus, pour le moins depuis<br />
la mort d’Ado, avant non. Ils ne m’inspirent aucune crainte. Il<br />
arrive que je sois dans ma chambre, en train de me brosser les<br />
cheveux, et une main apparaît à la fenêtre. Mais c’est surtout le<br />
soir, lorsque je me couche, à l’orée <strong>du</strong> sommeil : ils défilent, se<br />
forment et se déforment dans mon esprit, sous mes paupières<br />
closes, je les vois, je les devine, quelques-uns très nets, d’autres<br />
juste une moustache, un œil, une voilette. Toujours très gentils.<br />
Aucun pour me tirer la langue ou avec les oreilles pointues – c’est<br />
ainsi que j’imagine les diables. Ils sont peut-être morts, mais le<br />
visage plein et les vêtements en ordre ; ils ne sont pas décomposés,<br />
cela me rassure. Ado est entier. Robert aussi. Ado vient rarement,<br />
Robert toujours plus souvent. Je n’aime pas les mettre sur le même<br />
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.<br />
plan, ce sont deux hommes différents, deux vies différentes. Ado,<br />
Robert, le <strong>fleuve</strong>, la truite, le couteau, je raconterai tout cela.<br />
Je reconnaissais certains visiteurs, d’autres pas. Certains me<br />
prenaient le bras, touchaient mes mains, les leurs étaient moites,<br />
les miennes froides, ils chuchotaient mollement : « Tu devrais sortir<br />
un peu prendre l’air, ou pour le moins passer dans la cuisine. »<br />
Je me taisais, je souriais comme il fallait sourire, me semblait-il,<br />
dans ces circonstances. Un sourire soumis et las, la commissure<br />
des lèvres vers le bas, la tête penchée en avant, ployant sous les<br />
pensées et la douleur. On eût dit que j’avais toujours été ainsi, donc<br />
l’effort était minimal. Tout me paraissait assez normal. Sauf Guy.<br />
Son corps était allongé, héroïque et raide comme s’il était encore<br />
debout, mais l’inhabituelle couleur cireuse disait combien il était<br />
loin, par son âme <strong>du</strong> moins. Et dire qu’il avait toujours ses cheveux,<br />
ils encadraient encore, certains blonds, le visage cendré. Il restait<br />
là, blond et gris, tout raide, avec un je ne sais quoi de pompeux qui<br />
lui avait toujours été propre. Et il s’entêtait à ne pas m’apparaître.<br />
Je savais parfaitement ce qu’il pensait. Je m’y connais en voiles<br />
qui se déchirent. Et lorsqu’on meurt, il se peut que se déchirent<br />
tous ces voiles beaux ou pudiques que nous avons laissé voleter<br />
sur certains épisodes de notre vie. Étant mort, il gagnait une force<br />
surnaturelle, il pouvait lire mes pensées, et me pardonner, tout<br />
comme j’avais fait mine de le pardonner. Il pouvait m’apparaître,<br />
je le savais : mais rien. Cela ne m’étonnait pas, c’était son ultime<br />
affront. Je lui demandais : « Pourquoi est-ce que tu ne m’apparais<br />
pas ? » Et lui, rien. Des morts, même totalement inconnus,<br />
m’apparaissent. Mais lui, rien. Notre fille Irène sanglotait sans<br />
trêve, petite musique lassante et pourtant si sincère, entrecoupée<br />
de gémissements aigus qui me cassaient les oreilles. Pour elle, son<br />
père, c’était dieu. J’avais envie de rire et je ne pouvais pas. Peutêtre<br />
aurais-je pu. On aurait imputé cela au strrrrresss. On aurait<br />
dit « pauvre Andreina, elle déraille ». Mais je ne voulais pas rire.<br />
Je voulais qu’il m’apparaisse pour lui dire son fait. Je récitais le<br />
rosaire : c’est ce qu’on croyait. J’avais commencé à remonter les<br />
19
.<br />
<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong><br />
souvenirs, et comme j’aimais me souvenir, je ne voulais plus sortir<br />
de cette pièce, étrange n’est-ce pas…<br />
Je me souvenais pour eux. Pour Robert surtout ; et il vint.<br />
Il se tenait debout devant moi, dans son complet gris, celui<br />
que sa mère lui avait fait faire par mon beau-père à Bastia,<br />
avant qu’il ne parte faire ses études à Marseille. À l’époque, je<br />
ne le connaissais pas, mais il portait souvent ce costume, qu’il<br />
considérait comme un « talisman ». Tu parles, il ne l’a pas assez<br />
protégé. Il ne souriait pas mais il posait sa main sur ma tête,<br />
puis sur une oreille, puis sur l’autre, il n’avait guère changé.<br />
<strong>Les</strong> morts ne changent pas, une fois morts ils restent comme ils<br />
étaient de leur vivant, c’est impressionnant.<br />
Depuis quelque temps, j’ai un peu honte quand il vient me<br />
voir, car je suis de plus en plus faible et ma peau est toute molle,<br />
même celle des oreilles. Mais il n’y prête pas attention, et il me<br />
caresse le lobe comme si c’était encore les plus beaux lobes <strong>du</strong><br />
monde – ils étaient délicats et aristocratiques disait-on, et les<br />
perles avec diamants que ma belle-mère m’offrit juste après les<br />
fiançailles m’allaient à ravir ; je ne les ai plus enlevées, si bien que<br />
mes lobes s’allongent et tombent, si fins, si fins. La peau si molle<br />
de mes lobes sous la main de Robert était tellement tendre… elle<br />
fondait comme si ce toucher léger, évanescent, était un baiser. J’ai<br />
ouvert les yeux un instant, le voir m’emplissait toujours d’une<br />
chaleur qui rayonnait dans tout mon corps, sans doute ai-je eu<br />
quelque soupir de plaisir, et je n’y voyais rien de mal. Je crois que<br />
Marie l’a compris. Elle, Robert ne lui apparaissait jamais. Je le lui<br />
demandais parfois, en passant, et elle « non, c’est des bêtises tout<br />
ça, ne me dis pas que tu crois dans les apparitions Andreina ? » ;<br />
et moi, pour la rassurer : « Mais non, c’est que même le curé en a<br />
parlé, il y a longtemps, et ça m’a marquée » ; et elle, en me regardant<br />
de travers : « Le curé ? Jamais enten<strong>du</strong> parler. » Comme si le<br />
curé n’appartenait qu’à elle. Marie sacrifiée pour le reste de sa<br />
vie à son amour pour Robert, aussi naïve qu’idiote. Marie, ma<br />
« meilleure amie ». En lettres capitales dans l’esprit de tous : « les<br />
20
.<br />
meilleures amies, Andreina et Marie ». Mais à un moment, je crois<br />
qu’elle a vraiment tout compris. On bien c’est juste parce que j’ai<br />
murmuré « Robert », avec un long soupir, tandis que lui, toujours<br />
en passant, avait relevé ma tête avec un sourire de béatitude. Ou<br />
peut-être pas. Il était resté là à me regarder longtemps, comme<br />
il ne l’avait jamais fait, pour regarder derrière l’Andreina au dos<br />
toujours bien droit, sans une ombre, la véritable Andreina, la folle<br />
Andreina qui crut qu’un autre amour était possible…<br />
Beaucoup de voiles se sont déchirés. Même s’il était tard<br />
désormais, je pense qu’elle a compris. Après être restée des années<br />
sans savoir. Ou bien donnait-elle le change ? Lorsqu’un homme de<br />
leur village était revenu, chancelant, le dernier résistant, qui peutêtre<br />
savait quelque chose de mes faits et péchés, j’avais frémi. Il<br />
avait un œil tombant, et l’autre tout à fait fermé, et cet œil tombant<br />
mi-clos me fixait toujours, je frissonnais quand j’y songeais la<br />
nuit. Sottises ! Qui pouvait se souvenir si ce n’est en inventant. Il<br />
n’y avait rien à reprocher ni à Robert ni à moi, à moins que l’on<br />
puisse reprocher l’amour de la patrie et quelques faux pas sur les<br />
rochers <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong>, qui sont glissants surtout à l’aube et le soir,<br />
lorsque les yeux grands ouverts se referment et découvrent des<br />
lumières jamais imaginées. Guy, certes, on aurait pu lui reprocher<br />
d’avoir maintes fois péché par urgogliu… Cependant, Marie<br />
soudain s’est levée en faisant grand bruit, m’a regardée de travers,<br />
pour autant que ça lui était possible, sainte femme, et a quitté la<br />
pièce. Elle a tourné les talons brusquement, une attitude qui m’a<br />
frappée parce qu’elle semblait de nouveau jeune et capricieuse<br />
comme elle savait l’être. Elle avait pas mal de qualités, mais jamais<br />
les caprices n’avaient quitté sa tête de linotte tourmentée. Très<br />
gâtée par sa grand-mère, ignorée par sa mère, <strong>du</strong> moins le croyaitelle,<br />
si bien qu’on lui passait tous ses caprices, elle était toute lisse,<br />
Marie, et elle glissait partout. Voilà, si elle avait été un galet de la<br />
rivière, elle n’aurait eu aucune aspérité, une pierre polie entre le<br />
gris clair et le vert pâle, presque transparente. La voir tourner les<br />
talons, avec son mouvement de tête et sa grimace sur des lèvres qui<br />
21
.<br />
<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong><br />
n’étaient plus celles d’une jeune fille, a suscité une tension pendant<br />
quelques minutes, suspen<strong>du</strong>e dans l’air, et tout le monde qui me<br />
regardait, je le sentais, et moi penchée, répétant de mes lèvres<br />
une prière que moi seule connaissais, le rosaire engourdi par mes<br />
mains noueuses qui savaient encore serrer si fort. Un rosaire, un<br />
couteau. Un couteau, un rosaire. Elle n’est plus revenue dans cette<br />
pièce. En me laissant trois jours ou presque avec mes souvenirs.<br />
<strong>Les</strong> gens entraient et sortaient, continuellement, car Guy avec<br />
u magazenu et a pulitica, les deux pivots de sa vie, connaissait<br />
beaucoup de monde. Il avait beaucoup de connaissances, mais<br />
des amis, je peux le dire, aucun. Il ne se confiait jamais jusqu’au<br />
bout et peut-être moi seule en savais la raison, tandis que Marie<br />
l’avait perçue, juste perçue. <strong>Les</strong> gens sont habitués à la mort. Ou<br />
s’y sont habitués. Nous sommes peu nombreux sur l’île. Alors ce<br />
ballet, ils l’ont répété des centaines de fois. On entre et on sort<br />
par ces chambres mortuaires. Tout comme de nos vies, amours,<br />
douleurs. Pour les jeunes, passées la répugnance initiale et la curiosité<br />
infinie de voir un mort, et pour la famille, passée la première<br />
douleur suraiguë, c’est une idée fixe : garder les vivants tout contre<br />
soi. Ensuite, tous se disposent, plus ou moins respectueusement,<br />
autour <strong>du</strong> lit. Surgissent certaines scènes… « Chjinatevi » dit à un<br />
certain moment Irène à un monsieur. Ce monsieur très grand, entre<br />
deux âges (mais qui le connaît ?), fit signe que non de la tête. Irène<br />
insista. Ses lèvres tremblaient, il était très embarrassé, il regarda<br />
le lit avec répugnance. « Laisse tomber Irène, il vient <strong>du</strong> Sud. »<br />
Ma langue, l’italien, Irène n’a jamais voulu l’apprendre, et même<br />
celle de son père, le corse, elle n’en connaît que quelques mots.<br />
Guy le parla avant le français, ensuite à l’école on lui interdit de<br />
le parler comme si c’était une langue mauvaise, comme si savoir<br />
le corse et connaître l’histoire de son pays étaient un tort. C’est<br />
idiot, vu l’enrichissement qu’on tire des langues, des peuples qui<br />
se mélangent, j’espère que les nouvelles générations en prennent<br />
conscience. Moi, le corse, je l’ai appris, et j’étais fière de l’apprendre.<br />
Dans le sud de l’île, « chjinatevi » ne signifie pas « asseyez-vous »,<br />
22
.<br />
mais « allongez-vous, couchez-vous ». Cet homme racontera cet<br />
épisode comme une blague. Voilà : un enterrement est une blague<br />
un peu comique et très triste. On n’entendait que des murmures<br />
et des commentaires empathiques, quelques échanges émus sur<br />
le défunt, ou plutôt sur sa vie : « c’est fou la vie qu’il a eu », dans<br />
le cas de Guy, héros local jamais démenti ; ou bien : « son heure<br />
était venue, pourtant il aurait pu… » ; « quelle injustice » si l’âge<br />
ou la façon n’était pas « juste ». <strong>Les</strong> gens arrivaient à la maison <strong>du</strong><br />
défunt comme s’ils étaient la partie lésée, offensée. Ensuite, dans<br />
tous les cas, le ton de la voix montait, et les gens quittaient la<br />
chambre mortuaire pour « faire de la place », l’air contrit. Dehors,<br />
ils poursuivaient des conversations qui n’avaient rien à voir avec le<br />
mort, ils voulaient revenir à la vie, ils pouvaient échanger quelques<br />
médisances sur les parents ou simplement parler de leurs affaires<br />
ou de pêche ou de chasse. Ils étaient vivants. Quelle puissance.<br />
« Faites silence ! » aurait été une exhortation appropriée, mais<br />
comment empêcher les vivants d’être vivants. Et puis ce bruit<br />
de fond au lieu de me déranger me tenait compagnie, tandis que<br />
je reparcourais la vie passée.
titre coura<br />
Premier jour<br />
de veillée
.<br />
Le voile<br />
C’était le voile. Depuis que Guy avait commencé à le peindre,<br />
quelque chose n’allait pas pour Andreina. Pas qu’il peignît en<br />
cachette. Elle n’avait rien eu à redire lorsque, un soir, en dînant,<br />
Guy avait proposé à Eva de faire son portrait. Elle avait refusé de<br />
façon assez sèche. Ça n’avait pas été plus loin. Andreina en avait<br />
éprouvé <strong>du</strong> soulagement : elle estimait qu’Eva était en premier<br />
lieu son amie, même si les couples se fréquentaient assidûment<br />
depuis longtemps. Le talent de Guy s’était révélé dans sa maturité,<br />
mais c’était un vrai talent. Beaucoup qui le connaissaient<br />
s’étonnaient qu’il eût l’idée de devenir peintre. Et pas « un peintre<br />
<strong>du</strong> dimanche », aimait-il préciser avec orgueil, en citant les noms<br />
d’amateurs venus « <strong>du</strong> continent » pour voir les expositions que de<br />
temps un temps une commune corse organisait en son honneur :<br />
« grand résistant avant d’être peintre », précisait la biographie<br />
rédigée par sa fille Irène. « Grand résistant. » Le voile. « C’est peutêtre<br />
le voile », pensa Andreina un peu lasse mais plutôt désorientée<br />
que lasse. Elle ne s’y faisait pas. Était-ce le pli sur la gauche, qui<br />
ne coïncidait pas avec la joue lisse et rebondie, la raison de cette<br />
sensation obscure ? Elle était passée devant « l’atelier », comme<br />
son mari l’appelait pompeusement, pour aller étendre le linge<br />
dans le jardin. La porte était ouverte, chose insolite. La porte était<br />
ouverte et Andreina en fut foudroyée. « Je ne suis pas d’accord ! »<br />
s’exclama-t-elle, et elle se corrigea aussitôt, même si elle était<br />
toute seule, car s’exclamer n’était pas dans ses habitudes ; elle<br />
27
.<br />
<strong>Les</strong> <strong>attitudes</strong> <strong>du</strong> <strong>fleuve</strong><br />
baissa la tête pour éviter le regard de la femme <strong>du</strong> tableau, puis<br />
la releva tout doucement. Elle aurait préféré ne pas le voir. Mais<br />
c’était trop tard. Elle devait décider quoi faire. Après tout, il ne<br />
faut pas craindre les sentiments contradictoires. « Je ne suis pas<br />
d’accord ! » dit-elle entre ses dents, tandis qu’elle était la proie<br />
d’une rage incommensurable. Elle retrouva peu à peu ses esprits.<br />
Elle était toujours là, debout, en train d’espionner l’atelier de Guy.<br />
« C’est peut-être le voile, ou le pli, ou le bleu. Le bleu est délavé, ça<br />
ne va pas. On pourrait imaginer autre chose. Mais pas ce bleu. Ou<br />
peut-être c’est le pli <strong>du</strong> voile. Il faudrait un pli plus souple. Ce pli<br />
fait penser à un couteau caché, à une blessure. » Et cette joue lisse<br />
et rebondie, et ce pli. « C’est peut-être le regard. La douceur de la<br />
joue et la <strong>du</strong>reté <strong>du</strong> regard. Il a dû le faire exprès. » Elle s’assit sur<br />
un tabouret à l’extérieur de l’atelier, tout ça l’épuisait.<br />
•••<br />
L’atelier se trouvait dans l’ancien garage. À la fin de la<br />
guerre, Guy décida qu’il n’avait plus besoin de protection pour<br />
ses trois voitures, et peu à peu, tandis qu’il accumulait des livres<br />
de cours de dessin et des couleurs, son garage devint « l’atelier ».<br />
Désormais, les tableaux s’entassaient, couverts d’un drap fleuri<br />
qu’elle avait ramené de la boutique et coupé expressément. Elle le<br />
lui dit avec les joues qui s’empourpraient : « Je t’ai coupé quelques<br />
bouts de draps, nous ne les vendons plus, des tissus vieux mais de<br />
bonne qualité, tu auras un cadre de protection pour tes tableaux. »<br />
Il avait répon<strong>du</strong> sèchement « pas besoin » et, à voix basse, il avait<br />
répété « un cadre de protection… ». Ensuite, ça lui fit plaisir de<br />
remarquer qu’il s’en servait. Même si elle n’était pas autorisée<br />
à entrer dans l’atelier, sauf quand il l’invitait pour une « visite<br />
guidée », disait-il, les jours où il était de bonne humeur. Toujours<br />
plus rares, bien qu’il ne s’en rendît pas compte, croyant être un<br />
homme « d’humeur égale ». Alors, il lui prenait la main avec<br />
un air faussement cérémonieux, et elle faisait mine de devoir<br />
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