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« L’Esprit et l’Épouse disent : Viens » La dimension eschatologique de la vie chrétienne<br />
Session de travail à l’abbaye de <strong>Saint</strong>-<strong>Wandrille</strong> les 14-16 mai 2022<br />
JEAN DUCHESNE<br />
SPIRITUALITÉ : QU’EST-CE À DIRE ?<br />
On parle aujourd’hui de spiritualité comme si tout le monde savait parfaitement de quoi il<br />
s’agit. Or ce n’est nullement évident. C’est en fait un terme qui s’est imposé il y a environ cent<br />
ans, dans une certaine effervescence, et le P. Bouyer a probablement été le premier à en proposer<br />
une définition un peu rigoureuse en 1961, dans sa Préface au premier volume de son Histoire<br />
de la spiritualité chrétienne.<br />
Son Introduction à la vie spirituelle, publiée l’année précédente, évitait le substantif<br />
« spiritualité », et le sous-titre rangeait l’ouvrage dans le genre déjà répertorié des Précis de<br />
théologie ascétique et mystique. C’était le nom d’un manuel de « vie spirituelle », dû à un<br />
sulpicien, M. Adolphe Tanquerey (1854-1932) 1 , en deux volumes parus en 1923 et 1924.<br />
L’ouvrage avait eu un grand succès, utilisé dans les séminaires et recommandé aux laïcs pieux.<br />
Pour Noël 2018, le pape François a encore tenu à offrir à tous les membres de la curie romaine<br />
ce « Tanquerey »… que le P. Bouyer avait eu l’ambition de remplacer quelque 57 ans plus tôt.<br />
Or au début des années 1960, juste avant Vatican II, mieux valait ne pas essayer de dépasser<br />
« le Tanquerey », et le P. Bouyer s’en est aperçu lorsque son Introduction à la vie spirituelle a<br />
été attaquée par les jésuites, et notamment par le P. Jean Daniélou – ce qui a donné lieu à une<br />
polémique publique 2 . Toujours est-il que, pour ouvrir son Histoire de la spiritualité qui<br />
commence bientôt à paraître, le P. Bouyer se donne la peine de définir ce dont il va présenter<br />
l’évolution – ou plutôt le développement et le perpétuel renouvellement au fil des siècles, en<br />
commençant par « Le legs du judaïsme « (c’est le substantiel premier chapitre, de près de 40<br />
pages). Mais une fois ce travail fait et le terrain ainsi balisé, le P. Bouyer ne jugera pas utile<br />
d’inclure un article « Spiritualité » dans son Dictionnaire théologique de 1963.<br />
1<br />
M. Tanquerey est une personnalité intéressante : formé au thomisme chez les dominicains de l’Angelicum à<br />
Rome, il est envoyé aux États-Unis de 1887 à 1902. Puis il enseigne à Issy-les-Moulineaux (la maison-mère des<br />
sulpiciens), devient même supérieur et publie, avant son traité de spiritualité, un Manuel de théologie dogmatique<br />
qui sera réédité jusqu’en 1959, ainsi qu’Une courte synopse de théologie morale et pastorale.<br />
2<br />
Voir les Mémoires de Louis Bouyer, Cerf, 2014, p. 173-178. Il était reproché au P. Bouyer d’avoir calomnié les<br />
Exercices (par définition ascétiques) de saint Ignace (1491-1556) pour exalter le mysticisme de Bérulle (1575-<br />
1629 et l’« École française » de spiritualité. Il est permis d’estimer que le P. Bouyer contestait surtout la distinction<br />
entre ascèse et mystique, ainsi que les différences, à son avis abusivement accentuées par des disciples trop zélés,<br />
entre les méthodes de prière enseignées par de grands maîtres, mettant de ce fait en cause la spécificité ignatienne.<br />
1
« L’Esprit et l’Épouse disent : Viens » La dimension eschatologique de la vie chrétienne<br />
Session de travail à l’abbaye de <strong>Saint</strong>-<strong>Wandrille</strong> les 14-16 mai 2022<br />
D’emblée dans cette présentation de son Histoire de la spiritualité chrétienne, il se situe par<br />
rapport non pas au Tanquerey (c’était fait dans son Introduction à la vie spirituelle), mais à une<br />
œuvre antérieure, déjà intitulée La Spiritualité chrétienne. Elle est due à un autre sulpicien, M.<br />
Pierre Pourrat, et comprend quatre volumes : I. Des origines de l’Église au Moyen Âge (1918) ;<br />
II. Le Moyen Âge (1921) ; III. Les Temps modernes, 1 : De la Renaissance au jansénisme<br />
(1925) ; IV. Les Temps modernes, 2 : Du jansénisme à nos jours (1928). M. Pourrat (1871-<br />
1957) est un personnage considérable : supérieur du grand séminaire de Lyon (haut-lieu<br />
historique du catholicisme français), ensuite retiré à la maison-mère de <strong>Saint</strong>-Sulpice à Issyles-Moulineaux,<br />
d’où il continue à former des générations de prêtres, qui eux-mêmes assureront<br />
la « direction des âmes » des fidèles 3 .<br />
Avant les sulpiciens<br />
Mais MM. Tanquerey et Pourrat étaient eux-mêmes les héritiers d’intérêts déjà manifestes<br />
pour « la vie spirituelle ». Les dominicains avaient créé en 1919 une revue appelée justement<br />
La Vie spirituelle, ascétique et mystique. Pour n’être pas en reste, les jésuites avait lancé en<br />
1920 la RAM, Revue d’ascétique et de mystique 4 , sous la direction du R.P. Joseph de Guibert<br />
(1877-1942), qui fut aussi le principal animateur du Dictionnaire de spiritualité. Ascétique et<br />
mystique. Doctrine et histoire, commencé en 1928 5 . Ce que l’on commençait alors à nommer<br />
« spiritualité » était aussi traité dans une autre revue jésuite, les RSR, Recherches de Sciences<br />
religieuses, qui depuis 1910, sous la direction du R.P. Léonce de Grandmaison (1868-1927),<br />
permettait de répondre plus aisément que dans les Études (revue de culture générale fondée en<br />
1856) aux objections de l’anticléricalisme et du modernisme qui tendaient à considérer les<br />
phénomènes mystiques comme névrotiques ou du moins pathologiques.<br />
À cette époque, jésuites et dominicains étaient unis dans le néothomisme dominant dans<br />
l’Église depuis Aeterni Patris de Léon XIII en 1879, la doctrine réputée intemporelle et donc<br />
définitive du « Docteur angélique » paraissant le meilleur antidote contre les remises en cause<br />
des philosophies sécularisées, voire antichrétiennes apparues depuis les Lumières du XVIII e<br />
siècle. Le principal et plus influent représentant de ce néothomisme était le R.P. Reginald<br />
Garrigou-Lagrange, o.p. (1877-1964), mais on peut citer aussi Jacques Maritain (1882-1973).<br />
3<br />
Cet éminent sulpicien a un homonyme peut-être plus célèbre que lui : Pierre Pourrat (1927-1981), « cerveau »<br />
du « gang des Lyonnais » dont les audacieux braquages et assassinats ont défrayé la chronique entre 1967 et 1977.<br />
Un autre Pierre Pourrat (1758-1835) est un révolutionnaire, plus tard sous-préfet et député.<br />
4<br />
La RAM est devenue en 1972 la Revue d’histoire de la spiritualité, avant de disparaître en 1977.<br />
5<br />
Les premiers fascicules du Dictionnaire de spiritualité sont parus en 1934 et il n’a été achevé qu’en 1995.<br />
2
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L’un et l’autre ont leurs idées sur la « spiritualité ». J’y reviendrai. L’opposition, à l’intérieur<br />
du catholicisme, est d’une part philosophique. Elle est menée par Maurice Blondel (1861-1949),<br />
qui attache bien plus d’importance à la « foi subjective » qu’au dogme.<br />
Mais la contestation de la conception thomiste de ce qui ne s’appelle pas encore franchement<br />
« la spiritualité » se trouve également au niveau littéraire : chez l’abbé Henri Bremond (1865-<br />
1933). À partir de 1918, dans sa fameuse Histoire littéraire du sentiment religieux en France,<br />
depuis la fin des Guerres de Religion jusqu’à nos jours, il n’emploie qu’assez rarement le mot<br />
« spiritualité » et préfère donc parler de « sentiment religieux ». Cette Histoire demeure<br />
inachevé : l’abbé meurt en ayant à peine dépassé la première moitié du règne de Louis XIV.<br />
Mais il est clair qu’il se passionne bien davantage pour les « états d’âme » lyriquement exprimés<br />
que pour la théologie censée en découler ou les alimenter, ou pour les « techniques » de prière<br />
utilisées par les personnages dont il exhume et présente les écrits.<br />
En amont de Bremond – anglophile, voire anglomane –, on trouve Newman, dont il a écrit<br />
une biographie qui a fait découvrir le futur saint au jeune Louis Bouyer 6 . On sous-estime trop,<br />
à mon humble avis, ce que Newman doit au romantisme qui imprègne toute la culture de sa<br />
jeunesse et qui met le « moi » au centre ou à la racine de la conscience. Myself and my Creator<br />
– « Moi et mon Créateur » : on connaît cette expression du premier chapitre de l’Apologia pro<br />
vita sua. Ce qui est à retenir est que le « moi » vient en premier, découvert à 16 ans, avant même<br />
le Créateur comme source d’être et sauveur. L’intuition est ici que la religion n’est pas affaire<br />
de culte formel et de rites, ni de structure sociale et hiérarchique, ni de croyances abstraites,<br />
mais aussi et peut-être d’abord ou plus fondamentalement d’intériorité, voire d’introspection et<br />
en tout cas de relation personnelle et directe avec Dieu, ou du moins avec un au-delà de<br />
l’expérience sensible et commune.<br />
Avant le romantisme à proprement parler, c’est ce qu’on peut discerner chez Chateaubriand<br />
et dans sa foi où l’esthétique est décisive. Mais on trouve un peu la même chose déjà chez<br />
Rousseau (1712-1778) : dans sa « Profession de foi », le vicaire savoyard de l’Émile (1762)<br />
veut qu’il n’y ait « rien entre Dieu et moi ». On peut dire que c’est déjà une spiritualité (même<br />
si le mot est absent) sans religion prédéterminée, c’est-à-dire que les dogmes, les rites et même<br />
la morale y sont secondaires par rapport aux « sentiments » et à leur expression lyrique.<br />
6<br />
Voir Mémoires, p. 49. Le livre de Bremond s’intitule Newman : essai de biographie psychologique (1906).<br />
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Bremond est par ailleurs influencé par l’Américain William James (1842-1910), inventeur<br />
du concept d’« expérience religieuse » 7 , et mentor du jeune Henri Bergson (1859-1941), qui<br />
joue un rôle dans l’émergence du spirituel dans la culture profane avec son Essai sur les données<br />
immédiates de la conscience (1889) et dont les conférences depuis 1911 sur ce que l’on<br />
commence à appeler la « spiritualité » seront réunies et publiées ne 1936 dans L’Énergie<br />
spirituelle. Et puis, de façon générale, les conditions de vie de plus en plus sures et même<br />
confortables et la démocratisation donnent du temps libre qui favorise l’individualisme,<br />
l’introspection, l’intériorité dans la culture profane, où le « spirituel » est bien admis par les<br />
incroyants qui ne vont pas jusqu’au matérialismes, parce que c’est l’activité de l’« esprit »,<br />
lequel est moins religieusement connoté qu’« âme ».<br />
Le découplage ascèse-mystique<br />
Bien sûr, tout cela n’est pas étranger au christianisme depuis ses origines. C’est ce<br />
qu’explorent M. Pourrat puis le P. Bouyer dans leurs étude historiques. Déjà saint Paul dans ses<br />
lettres n’hésite pas à parler de lui-même, à faire part de son « vécu » intime. Il y a évidemment<br />
saint Augustin (354-430) et ses Confessions où il se raconte et (si l’on peut dire) s’autoanalyse.<br />
Plus tard, il y a l’Itinerarium mentis ad Deum 8 (1259) de saint Bonaventure (1217-1274). Entre<br />
deux, il y a en Orient le Pseudo-Denys, pour qui la connaissance de Dieu est au-delà du<br />
concevable dicible et donc de la rationalité. En simplifiant outrageusement, on peut dire que sa<br />
Théologie mystique inspire, à la fin du Moyen Âge en Occident où l’on en a des traductions<br />
depuis le IX e siècle, la devotio moderna, dont une des caractéristiques est qu’elle est aussi<br />
laïque, et non exclusivement cléricale ou monastique, et souvent féminine 9 .<br />
7<br />
The Varieties of Religious Experience (1901-1902). Plus célèbre en son temps que son jeune frère romancier<br />
Henry (1853-1916), William James est aussi l’inventeur des notions de pragmatisme (bien plus radical, dans son<br />
anti-intellectualisme, que l’empirisme qui se contente de soumettre les théorisations aux vérifications par<br />
l’expérience) et de pluralisme (selon lequel deux vérités incompatibles entre elles peuvent fort bien être également<br />
vraies ou en tout cas utiles).<br />
8<br />
Les versions anciennes donnent aussi bien in que ad Deum. La différence n’est pourtant pas négligeable : ad<br />
(vers) insiste sur le cheminement, donc les étapes, la progression, les moyens, autrement dit les exercices ou<br />
l’ascèse ; in (en, jusqu’en) met davantage l’accent sur la fin, l’engloutissement, presque la « néantisation »<br />
mystique de l’esprit intellectuel et psychologique (mens), absorbé et dissout en Dieu infiniment plus grand.<br />
9<br />
Si saint Bonaventure est un représentant de la mystique franciscaine et si Maître Echkardt (1260-1328), Henri<br />
Suso (1296-1366) et Jean Tauler (1300-1361) sont dominicains et prêtres, tandis que Jan Van Ruysbroeck (1293-<br />
1381) est chanoine augustin, Gerard Groote (1340-1384), considéré comme l’initiateur de la devotio moderna, est<br />
un clerc non ordonné et tout le mouvement du béguinage attire quantité de laïcs. En Angleterre, Richard Rolle<br />
(1290-1349) n’était probablement pas prêtre, ni Walter Hilton (1340-1396). Les mystiques féminines – Hadewijch<br />
d’Anvers (née vers1200), Julienne de Norwich (1342-1416) et Margery Kempe (1373-1330) – n’appartiennent à<br />
aucun ordre religieux et sainte Catherine de Sienne (1347-1380) n’est que tertiaire dominicaine.<br />
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Elle culmine au XV e siècle avec L’Imitation de Jésus-Christ, attribuée à Thomas a Kempis<br />
et qui devient immensément populaire. Dieu, dont on ne peut rien dire et encore moins voir ou<br />
sentir, y demeure inaccessible. Il ne reste que le renoncement, le retrait du monde et l’union à<br />
la Passion du Christ, mais pas à sa proximité avec le Père des cieux ni à sa gloire. L’idée de<br />
Dieu est si haute que la connaissance mystique (c’est-à-dire du mystère divin) est jugée<br />
impossible ou illusoire si ce n’est par grâce spéciale ou initiation élitiste, ce qui aboutit à ne<br />
laisser au commun des mortels que l’ascèse, autrement dit (d’après le grec askèsis : exercice,<br />
entraînement), discipline de purification par privation, dans une austérité à dimension<br />
pénitentielle. Le jansénisme accentue d’une certaine manière cette tendance ascétique, avec la<br />
doctrine de la prédestination (inconsciemment ou du moins involontairement partagée avec les<br />
calvinistes et se réclamant de saint Augustin) qui exclut toute relation personnelle d’ordre<br />
expérimental avec Dieu : les élus n’y auront droit qu’« au ciel » et les autres, jamais.<br />
Tout cela n’autorise guère à parler de « spiritualité ». Dans son fameux dictionnaire (autour<br />
de 1870), Émile Littré (1801-1881) donne deux définitions du mot : « 1 . Qualité de ce qui est<br />
esprit. 2. Tout ce qui a rapport aux exercices intérieurs ». La première est une substantivation<br />
de l’adjectif « spirituel », largement utilisé par saint Paul pour qualifier ce qui est inspiré par<br />
l’Esprit <strong>Saint</strong>. Le terme apparaît parfois, mais non systématiquement, au Moyen Âge où la<br />
scolastique est friande de conceptualisations et d’abstractions. La « spiritualité » est<br />
participation à une transcendance et penche donc vers la mystique ou connaissance du mystère<br />
de la vie divine, immatérielle ou incréée (en grec zoé – tandis que la vie animale, physique, est<br />
appelée bios).<br />
Mais Littré signale une seconde acception, qui tire davantage du côté de l’ascèse, chez des<br />
prédicateurs du « Grand Siècle » : Bossuet (1627-1704), Bourdaloue (1632-1704), Fléchier<br />
(1632-1710. Et il donne comme exemple : « la nouvelle spiritualité de Mme Guyon ». Le mot<br />
a ici le sens de « théorie sur la vie spirituelle ou intérieure ». Cette dame (1648-1717), soutenue<br />
par Fénelon (1651-1715), promeut en effet quelque chose à l’exact opposé du jansénisme : le<br />
quiétisme. L’idée est qu’une passivité sereine totale (quies, c’est-à-dire repos en latin) assure<br />
un état continuel d’union à Dieu, au point que l’âme devient indifférente à tout, et même à son<br />
salut. C’est une façon, d’un simplisme à l’évidence excessif et qui conduit à une impasse, de<br />
surmonter la tension entre mystique et ascèse : on ne fait rien pour que Dieu fasse tout. Si<br />
« l’exercice intérieur » consiste à faire le vide en soi, il n’y a bientôt plus d’action, donc plus<br />
d’ascèse, mais il n’y a plus de mystique non plus, puisqu’il n’y a plus de ressenti ni même de<br />
désir.<br />
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La solution de l’oraison<br />
Le problème a en fait été résolu en Espagne au siècle précédent avec la réforme du Carmel<br />
initiée par sainte Thérèse d’Avila (1515-1582). Sa réponse tient en un mot : l’« oraison ». Elle<br />
la définit comme suit : « L’oraison est un échange d’amitié où l’on s’entretient souvent seul à<br />
seul avec Dieu dont on se sent aimé » 10 .<br />
Les mots « échange » et « entretien », « souvent », « seul à seul avec Dieu », « amitié, être<br />
aimé » et « se sentir » laissent entendre une relation personnelle, réciproque, pas du tout<br />
extraordinaire, éprouvée, affective et non essentiellement cérébrale avec Dieu. « Faire<br />
oraison », c’est dès lors parvenir à une expression libre et spontanée devant Dieu dont on<br />
« sait » qu’il écoute et même réagit. C’est bien différent de l’ascèse, entendue en son sens<br />
premier d’effort au départ unilatéral (et pas nécessairement pénitentiel). Outre une vie<br />
matérielle simplifiée autant qu’il est possible, celle-ci comporte des exercices de lecture et<br />
récitation de prières ou des pratiques dévotionnelles à l’aide de manuels, missels, images ou<br />
objets comme le chapelet, pèlerinages, neuvaines, etc. – comportements déjà induits dans le<br />
respect de la discipline sacramentelle et liturgique.<br />
La mystique espagnole ne rejette donc pas l’ascèse, comme moyen ou voie d’accès, ou plutôt<br />
d’ouverture à Dieu. Dans son réalisme, sainte Thérèse n’ignore pas qu’il y a un cheminement,<br />
des progrès à faire, une volonté à exercer avec patience contre l’inertie de la « chair » qui n’est<br />
plus en communion avec Dieu. Tout ceci fait que l’idéal de l’oraison, qui est un mode de relation<br />
mystique avec Dieu, donne lieu chez ses disciples à l’élaboration de toutes sortes de<br />
« techniques » et d’exercices préparatoires et introductifs, autant dire à de l’ascèse.<br />
Mais cette dernière ne comporte pas que des exercices volontaires. Car elle implique des<br />
épreuves pour la foi. C’est un aspect inhérent à la vie spirituelle, que connaissent les prophètes<br />
et le Christ lui-même, puis les moines qui, indépendamment des persécutions, se retirent au<br />
désert. Et c’est là qu’il expérimentent le silence, et même l’absence, voire l’indifférence de<br />
Dieu. L’originalité de la mystique espagnole du XVI e siècle est d’exprimer cette apparente<br />
dérobade du Tout-Puissant en termes de lumière sans laquelle aucune vision n’est possible : la<br />
progression de l’orant n’est pas linéaire. Car plus il approche, et plus Dieu semble se soustraire,<br />
jusqu’au point où l’obscurité semble totale et irréversible. Or c’est alors, selon saint Jean de la<br />
Croix (1542-1591), collaborateur plus jeune et soutien de sainte Thérèse d’Avila, qu’au comble<br />
10<br />
Cette définition se trouve au chapitre 8 de la Vida, la première partie (1566) de l’autobiographie de la sainte, la<br />
seconde partie étant intitulée Fondations (1593-1582).<br />
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du désemparement et de la déréliction, Dieu se manifeste : « Quand l’âme est arrivé à l’époque<br />
où se font sentir les sécheresses de la nuit sensitive, Dieu la tire de la vie des sens à la vie de<br />
l’esprit, c’est-à-dire qu’il la fait passer de la méditation à la contemplation » 11 .<br />
Distinguos<br />
La distinction entre « méditation » (entreprise tout humaine et par conséquent ascétique) et<br />
« contemplation » (vision de Dieu, donc mystique) s’apparente à d’autres distinguos subtils<br />
dans la théologie post-scolastique. Ainsi, on différencie deux types de contemplation :<br />
« naturelle » (il suffit que l’attention humaine se concentre et se fixe) et « infuse » (offerte par<br />
Dieu à un sujet qui reste passif). On sépare aussi les grâces « sanctifiante » (dispensée<br />
habituellement dans les sacrements) et « actuelle » (qui agit et transforme exceptionnellement<br />
et surnaturellement). Il y a encore des symétries analogues entre dons de Dieu « créés » et<br />
« incréés », « coopérants » et « opérants », « suffisants » et « efficaces » : dans chacune de ces<br />
oppositions, le premier terme suppose un effort humain de disponibilité qui permet de faire un<br />
pas en direction de Dieu avec son aide, mais sans toucher au but ; le second implique<br />
l’« inhabitation » du <strong>Saint</strong>-Esprit dans la personne de l’orant, au point que la volonté de celuici<br />
est pleinement conformée et associée au dessein de Dieu, même si ce ne peut en ce monde<br />
être ni total, ni durable, ni un droit acquis par le simple baptême ou l’intention personnelle.<br />
Tout cela ne concerne pas que la relation individuelle et même privée avec Dieu, et se<br />
retrouve dans ce que l’on pourrait aujourd’hui appeler « la spiritualité des sacrements », c’està-dire<br />
la façon dont ils sont « vécus ». Car la vie chrétienne forme un tout indivisible entre<br />
l’individuel et le collectif, ou entre le sensible et le spirituel pur. On discrimine en effet<br />
sacramentum tantum (le rite en soi), par rapport à res tantum (la réalité de l’action de la grâce,<br />
même si elle est ignorée) et à res et sacramentum (prise de conscience dans et par la foi de ce<br />
que les gestes et les paroles accomplissent). Au niveau pas encore identifié comme de la<br />
« spiritualité » inhérente à la nature humaine comme non exclusivement animale, sacramentum<br />
tantum correspond aux formes extérieures de la prière. Res tantum est comparable à la<br />
participation (même incomplète et inconsciente) à la vie divine que procurent les actes de piété<br />
et de dévotion. Enfin, res et sacramentum est d’un ordre assimilable à la connaissance mystique.<br />
Tout cela aboutit à la fin du XIX e siècle à une distinction assez radicale entre ascèse (de<br />
l’ordre des moyens à la portée de tous) et mystique (fin hors d’atteinte, sauf privilège tout à fait<br />
11<br />
Nuit obscure (1578), chapitre 10 : « La nuit des sens ».<br />
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spécial, étant entendu que les exaltations où l’on s’imagine que Dieu se manifeste sensiblement<br />
ont toutes les chances d’être soit des illusions suscitées par le Diable, soit des phénomènes<br />
pathologiques). Ces deux pôles antagoniques, dont l’écart définit un espace que l’on ne nomme<br />
pas encore « spiritualité », donnent alors lieu à des accusations réciproques sous formes de mots<br />
en -isme : d’un côté l’« ascéticisme » (formés sur l’adjectif « ascétique », et non le substantif<br />
« ascèse ») est dénigré comme religiosité essentiellement extérieure ; de l’autre le<br />
« mysticisme » (« mystique » étant aussi bien qualificatif que nom) est soupçonné de n’être<br />
qu’un subjectivisme sans religion et dangereusement illusoire. Ce dualisme sous-tend des<br />
oppositions ou incompatibilités présumées entre contemplation et action, vertical et horizontal,<br />
amour de Dieu et amour du prochain, abstraction et réel concret, etc., où à chaque fois le premier<br />
terme relève de la mystique et le second de l’ascèse.<br />
Les religieux (dominicains, jésuites et sulpiciens) contemporains de la crise moderniste<br />
sentent confusément que ces dichotomies ne sont pas sans risques. Le « et » entre « ascèse » et<br />
« mystique » évite un « ou » qui obligerait à choisir. Mais l’ordre des mots trahit l’idée que<br />
l’ascèse (toujours citée en premier) est commune, banale, tandis que la mystique ne peut venir<br />
qu’ensuite et éventuellement, pour de rares privilégiés. M. Pourrat est peut-être un des premiers<br />
à tenter de contourner la difficulté, qui condamne les fidèles à une discipline formelle en les<br />
invitant à se méfier de toute exaltation : il parle globalement non plus de « vie spirituelle » (le<br />
« vécu » intérieur des fidèles et comment il est concrètement alimenté), mais de « spiritualité »<br />
(catégorie abstraite). Il en fait une troisième branche de la théologie, déclarée « spirituelle »,<br />
après celles qui sont « dogmatique » et « morale ». Mais cette petite dernière bifurque toujours<br />
en deux rameaux : « ascétique » et « mystique ». Quarante ans plus tard, Louis Bouyer conteste<br />
cette séparation dans la Préface à sa propre Histoire de la spiritualité chrétienne : « La vie<br />
mystique se réduit-elle à “l’extraordinaire” ? » 12 .<br />
La querelle des deux Auguste<br />
Cependant, l’opposition entre ascétique et mystique se fait directe, même si les deux mots<br />
ne sont pas expressément utilisés, au tout début du XX e siècle, avant la Première Guerre<br />
mondiale, dans ce que je trouve plaisant d’appeler « la querelle des deux Auguste ». C’est certes<br />
un peu forcé, car l’un des deux protagonistes est en réalité prénommé Augustin (et même<br />
Augustin-François). Mais, à l’époque, on se contente souvent de l’initiale du nom de baptême<br />
et donc d’à-peu-près. Ainsi, la Bibliothèque nationale de France répertorie « A. Poulain<br />
12<br />
Histoire de la spiritualité, I : La Spiritualité du Nouveau Testament et des Pères, p. 9.<br />
8
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Session de travail à l’abbaye de <strong>Saint</strong>-<strong>Wandrille</strong> les 14-16 mai 2022<br />
(jésuite) », comme « Auguste Poulain ». Son adversaire est le chanoine angevin (et même plus<br />
tard « monsignorisé ») Auguste (incontestablement) Saudreau.<br />
C’est un affrontement bizarre, parce que Saudreau (1859-1946) est bien plus jeune que<br />
Poulain (1836-1919), que ce dernier n’est pas vraiment spécialiste de « spiritualité », et que<br />
c’est le cadet, lequel publie déjà sur « la vie spirituelle », qui vole dans les plumes de l’aîné. Le<br />
R.P. Augustin-François Poulain avait fait carrière en effet comme professeur de mathématiques<br />
dans divers collèges jésuites et y avait aussi servi comme préfet et supérieur, quand, à la surprise<br />
de ses confrères, il publia en 1901 Des grâces d’oraison. Traité de théologie mystique. En<br />
scientifique bien de son temps, il considérait les expériences mystiques, notamment dans les<br />
exercices d’oraison, comme extraordinaires et irrationnelles. Et simultanément, en bon<br />
religieux catholique soucieux d’orthodoxie, il y voyait des grâces, c’est-à-dire des dons<br />
purement gratuits et immérités, qui ne pouvaient être accordés que très exceptionnellement.<br />
Au contraire, Saudreau, prêtre diocésain, d’abord vicaire à Saumur jusqu’en 1895, puis<br />
aumônier des Sœurs du Bon Pasteur à leur maison-mère d’Angers, était devenu l’auteur<br />
d’ouvrages appréciés de dévotion privée : Les Degrés de la vie spirituelle (1896), La Vie de<br />
l'union à Dieu et les moyens d'y arriver, d'après les grands maitres de la spiritualité (1900).<br />
Après la publication du livre du P. Poulain, il sortit encore L'État mystique, sa nature, ses causes<br />
(1903) et La Voie qui mène à Dieu (1904). Dans un souci manifestement pastoral, il expliquait<br />
aux âmes pieuses que si, dans leurs prières et méditations, elles avaient conscience de faire des<br />
progrès et éprouvaient quelques consolations, voire des « douceurs », ce n’était pas fatalement<br />
peccamineux ni forcément l’œuvre du Tentateur, parce que la grâce n’est pas nécessairement<br />
sans effets sensibles : un ange vient bien réconforter Jésus pendant son « agonie » à Gethsémani<br />
(Luc 22, 43).<br />
Mais en 1908, dans Les Faits extraordinaires de la vie spirituelle et dans son Manuel de<br />
spiritualité (le mot était enfin lâché et mis en avant, après être apparu dans le sous-titre de son<br />
ouvrage de 1900), Saudreau s’en prend franchement à Poulain qui, d’après lui, non seulement<br />
décourage les fidèles, mais encore soutient une position théologiquement des plus discutables.<br />
Le jésuite répond et ses confrères prennent son parti, parce qu’après tout, les Exercices ignatiens<br />
c’est, par définition, de l’ascèse 13 et le mysticisme n’est pas sans dangers.<br />
13<br />
Il est piquant de voir qu’un demi-siècle plus tard, à la veille de Vatican II, rien n’a tellement changé : le P.<br />
Daniélou est chargé par ses supérieurs d’accuser le P. Bouyer d’avoir dénigré l’« ascéticisme » ignatien pour<br />
valoriser le « mysticisme » de Pierre de Bérulle et de l’« École française ».<br />
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Le débat ne s’envenime cependant point. D’abord parce qu’aucun des deux Auguste n’est<br />
un polémiste féroce et que Poulain vieillit. Ensuite parce que déjà la crise moderniste, puis<br />
bientôt la Grande Guerre monopolisent déjà amplement les énergies. Enfin et peut-être surtout<br />
parce que les autorités théologiques de l’époque – jésuites et dominicains – sont d’accord pour<br />
considérer la spiritualité comme secondaire par rapport à la saine doctrine, de laquelle découle<br />
une morale que la piété peut accessoirement entretenir, mais ne suffit pas à motiver.<br />
Échos et prolongements dans les années 1920<br />
Ainsi, pour le P. Garrigou-Lagrange, qui intervient prudemment sans prendre parti, les<br />
sensations mystiques n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles font remonter intuitivement<br />
aux vérités objectives de foi. Les jésuites, non moins néothomistes en ce temps-là, pensent de<br />
même, les PP. de Grandmaison et de Guibert en tête. La vie spirituelle consiste essentiellement<br />
en exercices et est donc ascétique, ne procurant normalement pas des expériences mystiques.<br />
Elle est le fruit et l’auxiliaire de la théologie dogmatique et aide à respecter les règles de la<br />
théologie morale, c’est-à-dire à éviter de pécher et à mériter le salut. C’est ce que le P. Bouyer<br />
retrouve chez M. Pourrat. C’est aussi ce que maintient le chanoine Saudreau, à ceci près qu’il<br />
demande qu’on exclue pas a priori la grâce réconfortante d’effusions surnaturelles, tandis que<br />
le P. Poulain engage à une méfiance systématique.<br />
Ces positions sont relativement précaires, dans la mesure où elles reposent sur des bases<br />
relativement limitées, quoique précises et prestigieuses, dans la tradition de l’Église. Le P.<br />
Garrigou-Lagrange lui-même ne trouve de références que dans quatre questions (179 à 182) de<br />
la seconde moitié de la deuxième partie (IIaIIae) de la Somme théologique de saint Thomas<br />
d’Aquin, et complète par La Nuit obscure de saint Jean de la Croix et le Traité de l’amour de<br />
Dieu de saint François de Sales 14 . Dans Perfection chrétienne et contemplation (1923), le maître<br />
dominicain définit la mystique chrétienne comme « la pleine floraison de la grâce du baptême,<br />
préparée par une méditation de la foi vive de l’Évangile, nourrie par la pratique sacramentelle,<br />
et développée par toute une vie livrée aux exigences de la charité divine répandue dans nos<br />
cœurs par l’Esprit » 15 .<br />
14<br />
On peut se demander pourquoi ce Traité de l’amour de Dieu (1616) dispensait de prendre en compte<br />
l’Introduction à la vie dévote (1609).<br />
15<br />
Résumé donné par le P. Bouyer dans Le Métier de théologien (réédition de 2005), p. 132, renvoyant aussi à<br />
L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus (1929) du même P. Garrigou-Lagrange.<br />
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L’ennui est qu’on ne peut guère tirer de tout cela une séparation radicale entre ascèse et<br />
mystique. Maritain trouve une solution élégante dans un livre intitulé Primauté du spirituel 16 ,<br />
où il fait observer que nombre de bienheureux et de saints étaient des « actifs », et non de purs<br />
mystiques, tout en concédant qu’« il n’y a de mystique authentique que surnaturelle » 17 . C’est<br />
bien sûr Bremond qui, dans la publication progressive de son Histoire du sentiment religieux…<br />
à partir de 1918, mais aussi dans son débat avec Paul Valéry (1871-1945) sur « la poésie pure »<br />
et dans son livre Prière et poésie (1926), mène le combat pour le « mysticisme » contre<br />
l’« ascéticisme » 18 , en faisant ressortir les ressources des capacités suprarationnelles de l’âme.<br />
L’abbé académicien exalte délibérément des jésuites des XVII e -XVIII e siècles qui sont<br />
marginaux dans la Compagnie parce que nettement plus « spirituels » que leurs confrères :<br />
Louis Lallemant (1588-1635), Jean-Joseph Surin (1600-1665), Jean-Pierre de Caussade (1675-<br />
1751), et il les intègre dans l’« École française ».<br />
Popularisation de la mystique au XX e siècle<br />
L’enthousiaste radicalité de Bremond lui vaut de se faire tancer par son ami aixois Maurice<br />
Blondel (1861-1949). Celui-ci s’oppose par ailleurs à Jacques Maritain, qui va faire chez lui à<br />
Aix-en-Provence, cette même année 1926, une conférence intitulée : « Expérience mystique et<br />
philosophie ». En gros (et pour simplifier jusqu’à la caricature), Blondel reproche à Maritain de<br />
croire, en bon thomiste, que toute connaissance est nécessairement conceptuelle (« pensée<br />
noétique), alors qu’est plus profonde et réelle la conscience intuitive qui permet de<br />
« communier du dedans avec les êtres ou les choses » 19 (« pensée pneumatique »).<br />
On n’est pas si loin de la distinction de Paul Claudel (1868-1955) et de Carl Gustav Jung<br />
(1875-1961), avec ses connotations sexuées, entre animus (l’esprit intellectuel, volontariste,<br />
masculin – en un mot : ascétique) et anima (l’âme féminine, ouverte à la transcendance, au<br />
surnaturel – autrement dit à la mystique). On a déjà vu, en philosophie, le rôle de William James<br />
et de Bergson. Il faut ajouter le courant dit du « spiritualisme français » 20 , qui a contribué à<br />
16<br />
Ouvrage écrit en 1927 contre le « politique d’abord » de Charles Maurras (1868-1952).<br />
17<br />
Article « Expérience mystique et philosophie », dans Revue de philosophie, n° 33 (1926), p. 571-618.<br />
18<br />
Le jésuite belge Louis Peeters critique Bremond en 1928 dans la Nouvelle Revue théologique (n° 55), avec un<br />
article intitulé : « Une hérésie orthodoxe : l’ascéticisme ».<br />
19<br />
Définition de Paul Archambault (1883-1950), disciple de Blondel, dans Vers un réalisme intégral : L'œuvre<br />
philosophique de Maurice Blondel, 1928, p. 43. Dans Qu’est-ce que la mystique ? (1925), Blondel montre qu’il y<br />
a continuité de la nature et de la surnature, de la raison et de la mystique.<br />
20<br />
On situe d’ordinaire dans cette ligne Félix Ravaisson (1813-1900), Jules Lachelier (1832-1918), Émile Boutroux<br />
(1845-1921), Pierre Duhem (1861-1916, scientifique ouvert à la métaphysique), Édouard Le Roy (1870-1954, ami<br />
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donner au mot « spiritualité » le sens non plus seulement de « qualité de ce qui est de l’ordre de<br />
l’esprit (ou spirituel) », ou de « théorie sur la vie intérieure », mais encore de désignation de ce<br />
« vécu » lui-même. Il y a aussi le Du spirituel dans l’art (1912) de Vassily Kandinsky (1866-<br />
1944), qui donne à ce que l’on nomme bien vaguement « l’esprit » une place de choix dans les<br />
audaces de l’abstraction moderniste.<br />
Dans le domaine littéraire, indépendamment du très catholique Claudel et l’agnostique mais<br />
pas matérialiste Valéry déjà cités 21 , la relation personnelle avec Dieu, et donc la « spiritualité »,<br />
a une importance primordiale pour les « convertis de la Belle Époque » 22 . Tout n’est pas<br />
idyllique, pourtant, dans ces milieux d’écrivains catholiques, et ce que l’on commence à appeler<br />
« spiritualité » peut diviser. L’exemple le plus flagrant est sans doute le roman de Georges<br />
Bernanos (1888-1948), L’Imposture, en 1927 : on ne reconnaît que trop Henri Bremond dans<br />
la figure du sinistre abbé Cénabre, grand spécialiste mondain de la mystique, qui doit, pour sa<br />
réputation, dissimuler qu’il a perdu la foi et se demande même s’il l’a jamais eue.<br />
Sur le plan de l’« actualité religieuse » de l’époque, il faut signaler l’impact presque<br />
immédiat et durable de « la petite Thérèse » (de Lisieux). Son autobiographie spirituelle,<br />
significativement intitulée Histoire d’une âme, paraît en 1898, un an après sa mort, et devient<br />
un best-seller. Elle est béatifiée en 1923 et canonisée en 1925. Quand, en 1997, Jean-Paul II la<br />
nomme Docteur de l’Église, cela mesure le chemin parcouru en un siècle : la spiritualité est<br />
désormais reconnue de même niveau référentiel que la théologie dogmatique ou morale ou que<br />
le rayonnement apostolique 23 . Il convient de mentionner également le succès des livres du<br />
de Bergson et du P. Teilhard de Chardin, 1881-1955), Jacques Chevalier (1882-1962, qui réalise l’édition de Pascal<br />
dans la bibliothèque de la Pléiade), Louis Lavelle (1883-1951)…<br />
21<br />
On pourrait évoquer aussi de la « religiosité naturelle » que reconnaît Stéphane Mallarmé (1842-1898).<br />
22<br />
Cette appellation collective est le titre d’un livre d’Henriette Psichari (1884-1972, petite-fille de l’« apostat »<br />
Ernest Renan, 1823-1892), paru en 1971 aux Éditions rationalistes. Elle y « démythifie » avec un zèle tout<br />
bultmannien la conversion de son frère Ernest (1883-1914) et de ceux qu’elle a connus (pas tous) parmi les<br />
nombreux autres écrivains de la même génération venus ou revenus au catholicisme – à savoir (outre Claudel et<br />
Maritain) : François Coppée (1842-1908), Léon Bloy (1846-1917), Joris-Karl Huysmans (1848-1907), Ferdinand<br />
Brunetière (1849-1906), Paul Bourget (1852-1935), Charles de Foucauld (1858-1916), Francis Jammes (1868-<br />
1938), Charles Péguy (1873-1914), Max Jacob (1876-1944), Charles Du Bos (1882-1939), Louis Massignon<br />
(1883-1962), Jacques Rivière (1886-1925), Alain-Fournier (1886-1914), Pierre Reverdy (1889-1960), Gabriel<br />
Marcel (1889-1973), Julien Green (1900-1998)… René Bazin, Henry Bordeaux (1870-1963), François Mauriac<br />
(1885-1970), Georges Bernanos, Stanislas Fumet (1896-1983) naissent et restent catholiques. André Gide (1869-<br />
1951) et Jean Cocteau (1889-1963) résistent aux efforts pour les convertir. Le zèle religieux de Paul Verlaine<br />
(1844-1896) ne dura pas et il reste discuté qu’Arthur Rimbaud (1854-1891), assez nettement anticlérical dans sa<br />
jeunesse et bien que Claudel ait reconnu en lui une espèce de mystique, soit mort en chrétien.<br />
23<br />
D’autres saintes mystiques sont mises au rang des Docteurs de l’Église : Thérèse d’Avila et Catherine de Sienne<br />
en 1970 par Paul VI, ainsi que Hildegarde de Bingen (1098-1179) en 2012 par Benoît XVI.<br />
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bénédictin irlandais Columba Marmion (1858-1923), abbé en Belgique : Le Christ, vie de l’âme<br />
(1917), Le Christ en ses mystères (1919), Le Christ, idéal du moine (1923). La première<br />
biographie de Charles de Foucauld (1858-1916), due au romancier catholique René Bazin<br />
(1853-1932), paraît en 1921 24 . En 1925, le livre de Jean Baruzi (1881-1953, successeur au<br />
Collège de France du moderniste et « défroqué » Alfred Loisy, 1857-1940) sur saint Jean de la<br />
Croix fait sensation. Le carme espagnol est proclamé Docteur de l’Église l’année suivante.<br />
Tout ceci accompagne la diffusion des revues déjà mentionnées (RSR, La Vie spirituelle,<br />
RAM) et la publication des volumes successifs des travaux de M. Pourrat et de l’abbé Bremond,<br />
ainsi que du Tanquerey, le lancement du Dictionnaire de spiritualité, etc. On peut dire que la<br />
mystique gagne peu à peu droit de cité, n’est plus réputée inaccessible au vulgum pecus, se<br />
laïcise (si l’on peut dire), et devient la compagne ou le complément plutôt que l’opposé de<br />
l’ascèse, dans un domaine indivisible dénommé « spiritualité ». On pourrait relever les<br />
contributions à ces débats de divers autres religieux, notamment le jésuite philosophe belge<br />
Joseph Maréchal (1878-1944), dont les recherches sont publiées dans ses Études sur la<br />
psychologie des mystiques (1937) 25 . Et il faut, pour finir, relever l’influence du bénédictin<br />
allemand Anselm Stolz (1900-1942) et de sa Théologie de la mystique qui, publiée en allemand<br />
en 1936 et traduite en français dès l’année suivante, va nous permettre d’arriver à celui qui nous<br />
réunit aujourd’hui, et qui est sans doute le premier en 1961 à définir sérieusement ce qu’il<br />
convient d’entendre par « spiritualité » en dépassant la dialectique ascèse-mystique.<br />
Les douze apports de Louis Bouyer<br />
Une des originalités de Dom Stolz, prématurément décédé et auteur également d’un traité de<br />
L’Ascèse chrétienne, édité posthumément en italien en 1943 et en français en 1948, est qu’il ne<br />
se contente pas de se référer aux Pères de l’Église et aux témoignages de mystiques dûment<br />
béatifiés et canonisés. Car, parmi les lectures qui nourrissent la méditation et conduisent à la<br />
contemplation par-delà l’épreuve de la « nuit obscure », il privilégie celle de la Bible – ou,<br />
comme on dira après Vatican II, la Parole de Dieu, qui est bien plus que le texte d’un<br />
témoignage, mais le Verbe divin et vivant, qui se manifeste et s’adresse immédiatement à qui<br />
l’écoute en le lisant.<br />
24<br />
Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara.<br />
25<br />
Outre le P. Maréchal, on peut mentionner ,parmi les auteurs ecclésiastiques en français sur la spiritualité et la<br />
mystique dans l’entre-deux-guerres, le sulpicien Albert Farges (1848-1926), le dominicain Ambroise Gardeil<br />
(1859-1931), lejésuite Maurice de la Taille (1872-1933)… Il faut également signaler plus tard l’utilisation de la<br />
« nouvelle histoire », de la psychanalyse et de la linguistique par le jésuite Michel de Certeau(1925-1986).<br />
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Mais ce n’est là qu’un des douze apports du P. Bouyer à la compréhension et à la pratique<br />
de la spiritualité que je vais, pour terminer, essayer de dégager et de présenter 26 .<br />
1. La source biblique<br />
Le premier apport de Louis Bouyer à la définition de la spiritualité est donc l’insistance sur<br />
sa source biblique (Ancien et Nouveau Testaments). Les Écritures n’alimentent pas seulement<br />
la méditation, car elles contiennent aussi les mots que Dieu lui-même donne pour lui répondre,<br />
dans l’expression lyrique, la louange et la contemplation : les psaumes et toutes les prières que<br />
l’on trouve dans tous ces livres. La redécouverte de la Bible par les catholiques, dans la prière<br />
personnelle comme dans la liturgie, est probablement un des événements majeurs de l’histoire<br />
de l’Église au XX e siècle et est bien sûr inséparable de l’avènement simultané de la spiritualité 27 .<br />
2. Pas de « mystique » sans « mystère »<br />
Dans son Dictionnaire théologique (1963), à l’article « Mystique et mysticisme », le P.<br />
Bouyer confirme que les Écritures sont source de la mystique chrétienne : il note que, chez les<br />
Pères de l’Église, Clément et Origène, puis le Pseudo-Denys et Grégoire de Nysse qualifient de<br />
« mystique » le discernement du « mystère » de Dieu fait homme, mort et ressuscité, tel qu’il<br />
est exposé en particulier chez saint Paul qui se réfère à toute la tradition biblique. Mais ce terme<br />
ne désigne pas ici, comme dans les « cultes à mystères » de l’Antiquité, des secrets dont on<br />
pourrait avoir connaissance par initiation, et bien plutôt l’événement historique de Jésus-Christ,<br />
auquel il s’agit d’avoir part. C’est la thèse qui est développée en 1986 dans Mysterion.<br />
3. La place des rites et de la liturgie<br />
Dans ce même premier volume de sa trilogie finale, le P. Bouyer note que le grec mysterion<br />
a significativement été traduit en latin par sacramentum. Il ne fait donc pas de la spiritualité et<br />
de la mystique chrétiennes une affaire purement privée et immatérielle : elle a au contraire et<br />
nécessairement des dimensions collectives et publiques, objectives et concrètes. Le mystère<br />
n’est pas désincarné et requiert bien un culte, comme dans les antiques « religions à mystères ».<br />
Mais ce culte n’est pas secret, même s’il est initiatique (en commençant par le baptême).<br />
Autrement dit, les sacrements, les célébrations et l’appartenance formelle à l’Église font partie<br />
intégrante de la vie spirituelle chrétienne. Que l’expression soit d’abord formelle et préétablie,<br />
26<br />
Il faudrait bien sûr étayer chaque point par des références aux œuvres du P. Bouyer. Je me contenterai ici de<br />
souvenirs synthétiques accumulés au fil des ans et de quelques références retrouvées sans chercher.<br />
27<br />
Je me permets de renvoyer à ce sujet à ma contribution au colloque des 10-11 octobre 2014, dans La Théologie<br />
de Louis Bouyer, Parole et Silence, 2016, p. 179-181.<br />
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et non pas spontanée ni improvisée, n’empêche pas qu’elle stimule et même requiert l’ouverture<br />
et l’adhésion intérieures. La spiritualité ne dispense pas de religion, mais s’en nourrit et y<br />
conduit. Ce sont même là des critères de son authenticité, sans lesquels il n’y a que spéculations<br />
et affects. La liturgie est par essence prière, et à concevoir comme non pas simplement un<br />
moyen de « faire son salut », mais en quelque sorte un entraînement, une préparation, une<br />
anticipation de l’éternité bienheureuse où il ne s’agira plus que de chanter la gloire du Très-<br />
Haut dans une allégresse sans mélange. On a donc là une synthèse entre l’ascèse (participation<br />
humaine) et la mystique (union à Dieu).<br />
4. La spiritualité, propre de l’humanité<br />
Du fait que la spiritualité est en quelque sorte inhérente à toute religiosité, comme ce qui en<br />
est intimement vécu, elle n’est bien sûr pas propre au christianisme. C’est une caractéristique<br />
distinctive de l’humanité. C’est même quelque chose qui déborde du cadre des religions<br />
instituées, soit en s’en passant complètement pour être une activité strictement intérieure et<br />
individuelle 28 , soit en empruntant de façon syncrétique et plus ou moins originale à plusieurs<br />
systèmes de croyances et de rites. Sur ce point, le P. Bouyer se réfère au luthérien Rudolf Otto<br />
(1869-1937), dont l’ouvrage le plus célèbre : Le Sacré (1917) influencera aussi Paul Tillich<br />
(1886-1965) et Mircea Eliade (1907-1986). Au-delà de l’anthropologie, de la psychologie et de<br />
la philosophie religieuses, le terme « spiritualité » fait (si l’on peut dire) fortune au XX e siècle<br />
pour englober d’une part toutes sortes d’ésotérismes (puisque ésôtéros signifie « intérieur » en<br />
grec) : occultisme, franc-maçonnerie, théosophie, Rose-Croix, etc. 29 , et d’autre part les<br />
religiosités et « sagesses » asiatiques, sans Dieu personnel et relativement peu structurées. Par<br />
ailleurs, un certain nombre d’auteurs plus ou moins contemporains de l’avènement de la<br />
spiritualité au sein du catholicisme et dans la culture ont un certain succès en jetant des ponts<br />
entre le christianisme et l’islam (Khalil Gibran, 1883-1931 ; Louis Massignon, 1883-1962), ou<br />
l’hindouisme (Jules Monchanin, 1895-1957 ; Henri Le Saux, 1910-1973) 30 , tandis que René<br />
Guénon (1886-1951) « ratisse » encore plus large en intégrant en plus le bouddhisme, le taoïsme<br />
et le bon vieux gnosticisme contre lequel saint Irénée de Lyon mettait en garde au II e siècle.<br />
28<br />
On peut citer à cet égard l’œuvre de Marcel Proust (1871-1922), contemporain de Charles Péguy, qui révèle une<br />
vie intérieure, voire spirituelle, mais (comme chez Valéry à la même époque) non religieuse.<br />
29<br />
Je ne ferai qu’une mention marginale du spiritisme, appelé de façon ambiguë spiritualism en anglais, dont un<br />
des adeptes fut Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930), créateur du positiviste Sherlock Holmes : très affecté par la<br />
perte de sa première épouse et de son fils, il était persuadé de pourvoir entrer en contact avec leurs « esprits ».<br />
30<br />
On pourrait ajouter deux bénédictins anglophones : l’Anglais Bede Griffiths (1906-1993) et l’Américain Thomas<br />
Merton (1915-1968), ainsi que le Catalan Raimon Panikkar (1918-2910).<br />
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5. La Croix, originalité de l’ascèse chrétienne<br />
La question est alors de savoir ce qui distingue des autres la spiritualité chrétienne. Le P.<br />
Bouyer juge sa spécificité la plus manifeste non pas dans l’union personnelle à Dieu au lieu une<br />
dissolution au sein d’une transcendance, mais dans l’ascèse : celle-ci ne consiste pas au fond en<br />
privations, voire mortifications, ni en un rejet du monde et mépris de la chair, afin de parvenir<br />
à une libération et à la maîtrise de soi, mais en une plongée, une immersion dans le mystère de<br />
la Croix, où il s’agit du don de soi pour prendre part à la vie divine qui se donne la première et<br />
ne peut être pleinement reçue que si l’on ne se l’approprie pas et la remet au contraire à la<br />
disposition du Donateur afin de l’offrir et la transmettre comme lui, avec lui et grâce à lui. C’est<br />
une perspective qui a été bien étudiée par le P. Nicolas Delafon dans la séance du 8 février 2021<br />
à Paris du Groupe Louis-Bouyer des Bernardins à <strong>Saint</strong>-Jacques-du-Haut-Pas 31 .<br />
6. Conceptualisation éclectique (à la fois platonicienne, thomiste et phénoménologique)<br />
Pour définir la spiritualité dans sa dimension mystique de connaissance de Dieu et même<br />
d’union, le P. Bouyer retient l’approche thomiste du P. Garrigou-Lagrange : « L’expérience<br />
mystique chrétienne est en germe dans la grâce baptismale. Lorsque cette grâce se développe<br />
normalement, elle conduit à l’expérience mystique qui est comme un avant-goût, une initiation<br />
ici-bas à la vie de l’éternité » 32 . On voit bien appliquée ici la thèse fameuse selon laquelle « la<br />
grâce (en l’occurrence baptismale) ne supprime pas la nature (expérimentée), mais la mène vers<br />
sa perfection (l’union à Dieu ») 33 . Cela n’empêche cependant pas le P. Bouyer de faire<br />
explicitement appel, dans sa Préface à son Histoire de la spiritualité chrétienne (p. 10), à une<br />
tout autre approche philosophique : la phénoménologie qui, « en rappelant l’impossibilité où<br />
l’on est de séparer dans le concret la psychologie subjective des objets sur lesquels elle<br />
s’oriente, a produit une saine réaction » à la théorie que l’activité spirituelle est « naturelle » et<br />
toujours la même, quelles que soient par ailleurs les croyances. Autrement dit, l’esprit humain<br />
ne se tourne pas vers Dieu spontanément, mais avec une intention 34 motivée par ce qu’il sait<br />
déjà de lui. Dans son « œcuménisme philosophique », le P. Bouyer ne méprise pas non plus le<br />
31<br />
Accessible par https://media.collegedesbernardins.fr/content/pdf/formation/etudier-louis-bouyer/2021-02-08-3-<br />
N.Delafon-Ascese-et-vie-chretienne.pdf .<br />
32<br />
Le Métier de théologien, op. cit., p. 132.<br />
33<br />
Somme théologique, IIaIIae, q. 47, art. 1.<br />
34<br />
Voir aussi l’article « Intentionnalité » du Dictionnaire théologique.<br />
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« L’Esprit et l’Épouse disent : Viens » La dimension eschatologique de la vie chrétienne<br />
Session de travail à l’abbaye de <strong>Saint</strong>-<strong>Wandrille</strong> les 14-16 mai 2022<br />
platonisme 35 qui survit chez les Pères de l’Église 36 , dans la mystique rhéno-flamande 37 , mais<br />
aussi dans le protestantisme et dans la tradition hésychaste 38 des orthodoxies grecque et slave.<br />
7. La spiritualité est œcuménique<br />
Il s’ensuit que le catholicisme n’a pas l’exclusivité de la spiritualité chrétienne. En dépit des<br />
schismes (et d’hérésies dans le cas des protestants), les mystiques des Églises d’Orient et<br />
réformées ont une vie spirituelle authentiquement chrétienne, dont il est possible de tirer profit<br />
dans la dynamique de la communion des saints 39 . Il y a du « positif » même chez Luther et<br />
Calvin 40 . Dans son Histoire de la spiritualité chrétienne 41 , le P. Bouyer fait donc place aux<br />
byzantins d’après la rupture avec Rome – notamment Grégoire Palamas (1296-1359) et Nicolas<br />
Cabasilas (1322-1391) –, puis aux Russes – de Serge de Radonège (1313-1392) à Païssy<br />
Velitchkovsky (1722-1784) et Séraphin de Sarov (1754-1833), sans oublier les Récits d’un<br />
pèlerin russe (publiés pour la première fois en 1880), fleuron de la littérature hésychaste. Et il<br />
est encore plus prolixe sur « la spiritualité protestante et anglicane », avec de belles pages sur<br />
les mystiques puritains, les poètes métaphysiques 42 et le méthodisme des frères Wesley – John<br />
(1703-1791) et Charles (1707-1788) – en Angleterre, et en Europe continentale le piétisme et<br />
la figure de Gerhard Tersteegen (1697-1769). Un peu comme les arts, la spiritualité est<br />
œcuménique encore plus sûrement qu’interreligieuse, et transcende les divisions théologico-<br />
35<br />
C’est, selon Platon, par le « retour en soi » que l’on peut accéder aux « idées » dont la réalité ne dépend pas de<br />
la perception que l’on peut en avoir : « Si nous devons jamais savoir purement quelque chose, il nous faudra nous<br />
séparer de lui (notre corps) et regarder avec l’âme en elle-même les choses en elles-mêmes » (Phédon, 66 d).<br />
36<br />
Aux Clément (150-215) et Origène (185-254) d’Alexandrie, Grégoire de Nysse (335-395) cappadocien et Denys<br />
l’Aréopagite (vers 500) syrien, déjà cités, il faut ajouter bien sûr en Occident latin Augustin d’Hippone (354-430).<br />
37<br />
Voir ci-dessus la note 9.<br />
38<br />
« Hésychaste » vient du grec hésukhadzö : « être en paix ». Cette tradition se concentre dans la prière dite « du<br />
cœur » ou « de Jésus », répétitive et perpétuelle : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur »,<br />
et des « philocalies » (anthologies) de conseils. Ceux-ci visent à recentrer inlassablement l’esprit en l’empêchant<br />
de vagabonder, et invitent donc à la vigilance (nepsis – d’où le nom de « neptiques » donné aux maîtres spirituels).<br />
L’hésychasme n’a ainsi rien à avoir avec l’inertie, la passivité ou le vide du quiétisme de la fin du XVII e siècle.<br />
39<br />
En latin, sanctorum peut être le génitif pluriel soit de sancti (les personnes sanctifiées), soit de sancta (les choses<br />
saintes, autrement dit les biens spirituels).<br />
40<br />
Voir Du protestantisme à l’Église (1959), où il est question la religion « vécue » ou « des âmes » et aussi<br />
couramment de « spiritualité » dans les communautés réformées.<br />
41<br />
Dans la partie finale du tome II (La Spiritualité du Moyen Âge), dont l’essentiel est rédigé par deux bénédictins :<br />
Dom Jean Leclercq (1911-1993) pour les VI e -XII e siècles, et Dom François Vandenbroucke (1912-1971) pour les<br />
XII e -XVI e siècles, le P. Bouyer assure lui-même « La spiritualité byzantine » (VIIe-XIVe siècles), p. 647-694. Le<br />
premier volume du tome III, La Spiritualité orthodoxe & la spiritualité protestante et anglicane, est entièrement<br />
de son cru.<br />
42<br />
Qualificatif attribué à des auteurs anglais de diverses confessions dans la première moitié du XVII e siècle par le<br />
catholique John Dryden (1631-1700) et repris par T.S. Eliot (1888-1965), pour caractériser une facilité prémoderne<br />
à discerner du spirituel au sein du sensible profane sans l’en séparer.<br />
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Session de travail à l’abbaye de <strong>Saint</strong>-<strong>Wandrille</strong> les 14-16 mai 2022<br />
ecclésiales : les catholiques peuvent apprécier les créations de Rembrandt (1606-1669) dans un<br />
milieu calviniste et de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), luthérien convaincu.<br />
8. La spiritualité a une histoire<br />
Du fait que la spiritualité est « vie », elle se déroule dans le temps et a donc une histoire, que<br />
le P. Bouyer entreprend de raconter, à la suite de M. Pourrat. La différence, comme on vient de<br />
le voir, est qu’il ne s’arrête pas aux seuls auteurs catholiques, et qu’il avait l’intention d’aller<br />
jusqu’au présent d’alors 43 . Le sulpicien n’envisageait pas qu’il pût y avoir du nouveau au XX e<br />
siècle. Mais, en raison des circonstances, les publications de l’histoire mise à jour par l’oratorien<br />
ne vont pas au-delà de ce que couvre Bremond, qui ne commence qu’à la fin du XVI e siècle et<br />
ne couvre même pas cent ans 44 . Il faut relever qu’en cela, la spiritualité est logée par le P.<br />
Bouyer à la même enseigne que la théologie. Dans la plupart des ouvrages de son opus magnum,<br />
il commence toujours par passer en revue les différentes approches successives (y compris<br />
hétérodoxes) du sujet traité, depuis les fondement bibliques jusqu’à la période contemporaine,<br />
avant de proposer une synthèse qui ne se veut aucunement définitive. L’histoire de la spiritualité<br />
chrétienne continue donc de se développer et il est possible de continuer à l’écrire : avec tout<br />
ce qui s’est passé et se poursuit depuis le dernier tiers du XX e siècle, il y a du grain à moudre…<br />
9. La spiritualité chrétienne est indivisible – et (en un certain sens) féminine<br />
Si la vie spirituelle s’avère diversifiée selon la façon dont elle est vécue selon les époques et<br />
si elle se renouvelle sans cesse, comme y veille l’Esprit <strong>Saint</strong>, il ne s’ensuit pas qu’il y ait, à<br />
tout moment donné, plusieurs spiritualités chrétiennes. Le P. Bouyer maintient donc fermement<br />
qu’il n’y a pas de spiritualités distinctes et particulières des grandes « familles » religieuses, ni<br />
propres aux différents « états de vie » (baptismale, consacrée, sacerdotale), et encore moins<br />
spécifiques aux « milieux » sociologiques, comme le rêvait l’Action catholique « spécialisée ».<br />
L’argument qu’il donne est « sainte Thérèse (d’Avila), la grande carmélite, cherchant la<br />
direction spirituelle de franciscains ou de jésuites sans leur demander autre chose qu’une<br />
43<br />
De même, le P. Bouyer ne se contente pas, comme le P. Garrigou-Lagrange, de Thomas d’Aquin, Jean de la<br />
Croix et François de Sales : c’est toute l’histoire de la spiritualité qu’il tient à prendre en compte.<br />
44<br />
Le dernier volume paru (en 1933) de L’Histoire littéraire du sentiment religieux… aborde le quiétisme. Le<br />
deuxième volume, sur La Spiritualité moderne, du tome III de l’histoire bouyérienne est dû à l’abbé Louis Cognet<br />
(1917-1970) et couvre les années 1500-1650. Après le décès prématuré de ce grand ami du P. Bouyer au collège<br />
oratorien de Juilly et à l’Institut catholique de Paris (voir Mémoires, p. 142-145, 163, 171, 177), il ne lui est pas<br />
trouvé de successeur. Le P. Bouyer se contentera de quelques monographies : Philippe Néri (1946), Antoine du<br />
désert (1950, où pour la première fois le mot « spiritualité » apparaît dans le titre), Newman, sa vie, sa spiritualité<br />
(1952), Dom Lambert Beauduin (1964), Sir Thomas More (1984) et les Figures mystiques féminines (1989).<br />
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doctrine pleinement catholique et pleinement vécue ! » 45 . Pas question non plus de discriminer<br />
entre les sexes, sous prétexte que la masculinité serait plus rationnelle que la féminité, laquelle<br />
serait moins terre-à-terre et donc plus ouverte au « spirituel ». Mais la position du P. Bouyer est<br />
ici bien plus subtile. S’il s’intéresse aux femmes mystiques, comme le manifeste son livre de<br />
1989 46 , c’est parce que, d’une certaine manière, l’humanité tout entière, indépendamment du<br />
« genre » des individus, est vis-à-vis de Dieu dans une situation féminine – d’épouse, et non<br />
d’époux. C’est ce qui transparaît dans Mystère et ministères de la femme (1976, réédité en<br />
2019), mais aussi déjà dans Le Trône de la Sagesse (1957), sous-titré Essai sur la signification<br />
du culte marial, premier volet (anthropologique) de la première trilogie de l’opus magnum,<br />
avant la sociologie (L’Église de Dieu, 1970) et la cosmologie (Cosmos, 1983) : l’humanité telle<br />
que Dieu la veut a son prototype en la Vierge Marie. La spiritualité est ainsi une activité à la<br />
fois filiale et féminine par rapport à Dieu masculin parce que père.<br />
10. Lien avec la théologie<br />
La théologie spirituelle se distingue de la théologie dogmatique, mais en est inséparable :<br />
« Au lieu de décrire immédiatement et comme dans l’abstrait les objets de la croyance, elle<br />
étudiera les réactions que ceux-ci suscitent dans la conscience religieuse » 47 . C’est donc la<br />
doctrine qui, au moins pour une part, inspire l’« intentionnalité » à l’origine de toute quête<br />
spirituelle, laquelle n’est donc pas une fin en soi, mais vise à la sanctification et finalement à<br />
l’union à Dieu – et du théologien aussi bien que des fidèles. On retrouve ici la « théologie à<br />
genoux » préconisée par Hans Urs von Balthasar en 1948 dans le numéro 12 de la revue Dieu<br />
vivant à laquelle Louis Bouyer collaborait activement. Cette même exigence reparaît en 1975<br />
45<br />
Préface au tome I de l’Histoire de la spiritualité chrétienne, p. 13.<br />
46<br />
Ces « figures mystiques féminines » sont Hadewijch d’Anvers, Thérèse d’Avila et Thérèse de Lisieux déjà<br />
citées, ainsi qu’Élisabeth de la Trinité (1880-1906) et Edith Stein (1891-1942), qu’évidemment M. Pourrat ni<br />
aucun de ses contemporains ne connaissent. Le P. Bouyer signale qu’il aurait pu ajouter Julienne de Norwich<br />
(mentionnée ci-dessus note 9), Catherine de Gênes (1447-1510) et Adrienne von Speyr (1902-1967) dont Hans<br />
Urs von Balthasar (1905-1988) fut le confident.<br />
47<br />
Histoire de la spiritualité chrétienne, I, p. 13. La théologie spirituelle se différencie également de la théologie<br />
morale, en ce qu’au lieu d’« examine[r] l’ensemble des actes humains référés à [leur] fin ultime [définie par la<br />
théologie doctrinale], la spiritualité se concentre sur ceux dont la référence à Dieu est non seulement explicite mais<br />
immédiate, c’est-à-dire avant tout sur la prière et sur tout ce qui s’y rattache dans la vie ascétique et mystique,<br />
autrement dit dans les exercices religieux aussi bien que dans les expériences religieuses » (Ibid., p. 14).<br />
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Session de travail à l’abbaye de <strong>Saint</strong>-<strong>Wandrille</strong> les 14-16 mai 2022<br />
dans le premier numéro de Communio en français 48 . Même affirmation dans Le Métier de<br />
théologien : « Si la théologie est authentique, elle tend d’elle-même vers la spiritualité » 49 .<br />
11. La dimension trinitaire<br />
La spiritualité chrétienne a ceci singulier qu’elle ne vise pas à une immersion, voire une<br />
dissolution dans une transcendance innommable, ni même à un face-à-face avec un Dieu unique<br />
et personnel, mais entraîne dans le jeu des relations entre le Père, le Fils et l’Esprit. Il s’agit<br />
d’être incorporé au Fils qui s’est fait homme pour que ce soit possible, en se laissent animer par<br />
l’Esprit qui l’unit au Père, pour devenir enfant adoptif. La Croix de Jésus ne se place pas en<br />
dehors de cette dynamique qui en est la source, où les personnes constituées (si l’on peut dire)<br />
par les dons réciproques entre elles ne s’imposent pas et n’imposent rien, bien que cette activité<br />
soit féconde et créatrice et consiste en une vie sans limite parce que sans peur de se perdre en<br />
s’offrant.<br />
Autrement dit, le Christ dans sa Passion ne fait en substance rien d’autre que ce qu’il fait de<br />
toute éternité dans sa relation avec son Père et par leur Esprit : il se reçoit en se redonnant et en<br />
entrant ainsi dans le mouvement de transmission qui est comme l’essence même de la Vie –<br />
c’est-à-dire de l’être non pas abstrait et théorique, mais actif et fécond. Sa condamnation, sa<br />
mort et sa Résurrection apparaissent alors comme une transposition ou une traduction dans le<br />
domaine du créé de ce qu’il est et vit de toute éternité. Et ces événements historiques ont une<br />
valeur absolument décisive de délivrance dans le cadre « mondain » du temps, de l’espace et<br />
de la matière (dont la chair) où ils surviennent, car ils y subvertissent les lois en vigueur.<br />
L’abaissement qui s’est déjà manifesté dans la révélation biblique et dans l’Incarnation du Fils,<br />
et qui, dans sa radicalité, est à la fois le propre paradoxal et la gloire de Dieu 50 , est poussé au<br />
point paroxystique où est mise en échec l’implacable logique destructrice où s’était enfermée<br />
48<br />
« Situation de la théologie », dans Revue catholique internationale Communio, I, 1, p. 45-46 : « Un théologien<br />
qui ne travaille pas sérieusement n’a pas droit à ce titre, mais y a encore moins droit, s’il se peut, celui qui ne<br />
comprend pas, ou ne comprend plus, que ce travail doit s’opérer comme à l’intérieur d’un effort de prière et de<br />
sanctification personnelles ; effort qui ne vaudra lui-même que dans la mesure où le “docteur” aspirant se laissera<br />
enseigner par l’Église priante et vivante, et d’abord au cœur eucharistique de sa prière et de sa vie tout entière ».<br />
49<br />
Op. cit., p. 147.<br />
50<br />
Philippiens 2, 9 dit clairement que l’humiliation du Christ jusqu’à une mort d’esclave est la cause ou la<br />
justification – le premier mot du verset est en grec diò : « c’est pourquoi » – de son exaltation, laquelle n’est donc<br />
pas du tout la réparation ou la compensation d’une déchéance.<br />
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l’humanité (et avec elle le monde) en abusant de la liberté qui lui avait été octroyée et dont elle<br />
avait fait une autonomie perpétuellement menacée et angoissée par sa finitude 51 .<br />
Il en découle que la vie partagée avec le Christ – et donc la spiritualité chrétienne – consiste<br />
essentiellement, là où l’on est et dans les conditions où l’on se trouve, avec l’aide indispensable<br />
de l’Esprit qu’il envoie, à épouser son attitude d’oblation filiale – non seulement à Gethsémani<br />
et au Golgotha, mais encore dans toute sa vie terrestre, aussi bien « cachée » que publique, et<br />
même de toute éternité, puisque Noël, la Croix et Pâques n’introduisent aucune rupture ni<br />
altération en Dieu ni dans l’accomplissement de son dessein généreux, et seulement dans<br />
l’histoire du monde, en y frayant le chemin d’un retour vers son Créateur qui se révèle aussi<br />
son Sauveur.<br />
12. Dépassement de l’alternative ascèse-mystique<br />
Si la vie spirituelle chrétienne consiste à « imiter » le Christ en s’ouvrant à l’Esprit qui l’unit<br />
au Père, et s’il n’y a, entre le Crucifié et le Fils éternel, aucune discontinuité dans l’attitude,<br />
l’orientation et l’activité intérieures et conscientes 52 , cela achève de disqualifier la<br />
différenciation entre ascèse (immersion dans le mystère de la Croix où Dieu paraît absent) et<br />
mystique (participation personnelle immédiate aux relations entre le Fils, le Père et l’Esprit).<br />
Le P. Bouyer argumente même que l’ascèse véritablement chrétienne est d’ordre mystique,<br />
51<br />
Cette vision de la Croix rédemptrice, de l’abaissement divin, de l’identité ou continuité entre le Verbe créateur,<br />
Jésus crucifié et le Ressuscité « assis à la droite du Père » et de la dimension trinitaire de la vie spirituelle doit<br />
autant (sinon plus) à Balthasar qu’à Bouyer. Dans sa christologie (Le Fils éternel, 1974), celui-ci se méfie des<br />
théologies basées sur la « kénose ». Mais il admet « avec Hans Urs von Balthasar » que « la forme de [l]a<br />
conscience de soi humaine [qu’a le Christ] est l’expression terrestre de sa conscience éternelle de Fils » (p. 509).<br />
52<br />
On trouve ici un écho de la théorie bérullienne de la perpétuité des « états » (intérieurs, distingués des<br />
« actions » : gestes et paroles rapportés dans les évangiles) de Jésus : le Christ ressuscité et monté aux cieux<br />
continue d’éprouver les mêmes « sentiments » que lorsqu’il était bébé et enfant : voir « De la perpétuité des<br />
mystères de Jésus-Christ », dans les Opuscules de piété édités par le R.P. Gaston Rotureau, de l’Oratoire, chez<br />
Aubier en 1944. De ce point de vue, le reproche fait par le P. Daniélou au P. Bouyer n’est pas totalement injustifié.<br />
Mais cela n’est point étranger à saint Ignace : dans l’Anima Christi qu’il a popularisée, l’ascétique (« lave-moi »)<br />
est inséparable de la mystique (« enivre-moi »). L’attention aux « états » que garde dans l’éternité le Christ<br />
ressuscité et toujours humain, de même que les plaies de sa Passion n’ont pas disparu, est d’ailleurs à l’origine du<br />
culte du Sacré-Cœur, qui se développe au XVII e siècle et dont les jésuites sont les principaux promoteurs au XIX e<br />
(décision de la Congrégation générale en 1883), avec notamment le R.P. Jean-Vincent Bainvel (1858-1937). Mais<br />
c’est en s’attachant aux révélations à Paray-le-Monial de Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690) qui avait un<br />
confesseur jésuite (Claude La Colombière, 1681-1692), et donc au symbole du cœur de chair transpercé et blessé,<br />
alors que l’« École française » s’intéresse aux dispositions intérieures du Fils fait homme. Leur permanence<br />
inaltérable se discerne mieux en se ne fixant pas uniquement sur sa Passion. À partir de 1959, Mgr Maxime Charles<br />
(1908-1993), ami du P. Bouyer, s’efforce d’instaurer au Sacré-Cœur de Montmartre, dont il devient le recteur<br />
après avoir été le fondateur du Centre Richelieu (aumônerie de la Sorbonne), un culte explicitement plus<br />
« bérullien », et aussi biblique : les « sentiments » qui animent en son Cœur Jésus réellement présent et exposé<br />
dans le <strong>Saint</strong>-Sacrement se découvrent exprimés dans les passages des Écritures proposés aux adorateurs.<br />
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puisque ce n’est jamais qu’inspiré par l’Esprit <strong>Saint</strong>, donc déjà « surnaturellement » relié à<br />
Dieu, que l’on peut entreprendre le moindre effort de purification, et que l’union mystique dès<br />
ici-bas comporte toujours une dimension ascétique 53 , non seulement dans l’épreuve passive de<br />
la « nuit obscure » (l’adversité, voire les persécutions n’étant que des modes extrêmes en ce<br />
monde de l’expérience de la Croix), mais encore jusque dans l’union temporairement la plus<br />
totale et « extatique », où la volonté n’est pas abolie mais ne cesse pas de s’exercer (askéïn),<br />
puisque (encore une fois) « la grâce n’abolit pas la nature mais la parfait » 54 et qu’être aimé ne<br />
paralyse pas et stimule plutôt la liberté d’aimer en réciprocité : la créature n’est pas l’égale du<br />
Créateur, mais « à son image et à sa ressemblance » (Genèse 1, 26), et Dieu se révèle un Père<br />
attentionné (et pas uniquement Seigneur et Maître tout-puissant) déjà à Moïse (Deutéronome<br />
32, 10), avant que son Messie invite à un comportement filial, aussi bien intérieurement que<br />
concrètement, en reconnaissant nommément en son Père le nôtre (Matthieu 6, 9 et Luc 1, 2).<br />
Pour conclure<br />
L’avènement de la spiritualité est à inscrire dans un contexte qui voit également l’apparition<br />
de concepts jusque-là non banalisés, qui s’imposent peu à peu et dont elle est inséparable dans<br />
le champ de la connaissance de la conscience humaine : psychologie, psychiatrie,<br />
psychanalyse… Mais on peut en dire autant d’autres « inventions » de la fin du XIX e siècle et<br />
du début du XX e : l’économie, la sociologie, l’ethnologie, de même que des nouvelles branches<br />
des sciences « dures », tant du côté de l’infiniment grand (astrophysique, Big Bang…) que de<br />
l’infiniment petit (sub-nucléaire, mécanique quantique…). Le mot « culture » lui-même, qui<br />
inclut tout cela, n’est couramment et souvent cavalièrement employé (et sans nécessairement<br />
désormais de rapport dialectique avec la notion non moins floue de « nature » – ou d’autonomie<br />
53<br />
Le P. Alexander Gibbs m’a aimablement indiqué un passage confirmant cette complémentarité entre ascèse et<br />
mystique dans Le Sens de la vie monastique (1950) – sans doute l’ouvrage du P. Bouyer qui contient déjà en germe<br />
tout son enseignement sur la spiritualité jusqu’à son Histoire (à partir de 1961), en passant par Le Sens de la vie<br />
sacerdotale et l’Introduction à la vie spirituelle (1960), puisque, s’il agit du monachisme, « la vocation du moine,<br />
c’est et ce n’est que la vocation du baptisé. Mais c’est la vocation du baptisé parvenue, dirais-je, au maximum<br />
d’urgence » (Préface, p. 7). On trouve donc, p. 236 : « Loin qu’il y ait donc opposition, il faut nous rendre compte<br />
de l’interaction nécessaire entre la vraie prière [mystique] et la vraie pénitence [ascèse].Notre prière ne sera ce<br />
qu’elle doit être que dans la mesure où nous sentirons en nous le besoin de la grâce. Mais nous ne l’éprouverons<br />
que dans la mesure où nous serons pénitents. Inversement, d’ailleurs, notre pénitence ne sera généreuse, et surtout<br />
ne sera efficace que dans la mesure où la grâce elle-même nous ouvrira les yeux du cœur sur ce que nous sommes<br />
sans elle. Et cela, la prière seule peut l’obtenir ».<br />
54<br />
<strong>Saint</strong> Thomas d’Aquin, loc. cit. note 33.<br />
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de la création) qu’à partir des années 1870 55 , pour englober la gamme des phénomènes humains<br />
qui ne peuvent pas être directement attribués à l'héritage génétique. La culture se décale de la<br />
civilisation un peu comme la spiritualité se démarque de la religion : c’est à la fois le « vécu »<br />
et le principe actif des éléments visiblement constitutifs et plus ou moins institutionnalisés.<br />
D’une certaine façon, la spiritualité fait partie de la culture, avec toutes les approximations<br />
qu’autorise sa racine « esprit », à laquelle Littré ne reconnaît pas moins de vingt-neuf acceptions<br />
distinctes. La confusion engendrée par cette polysémie est aggravée par une succession de<br />
dérivés qui sont autant d’écrans : substantivation abstraite (désinence -ité, et pas -isme, qui<br />
serait trop prosélyte), accolée non pas au mot lui-même, mais au qualificatif « spirituel ». Le<br />
mérite du P. Bouyer apparaît dès lors double : d’une part il a donné une consistance à un terme<br />
galvaudé dans la culture commune et reflétant la privatisation du religieux dévalué dans un<br />
climat de sécularisation ; d’autre part il a précisé aussi exactement que possible comment ce<br />
phénomène pouvait et devait être assumé sans syncrétisme ni passéisme par la foi chrétienne.<br />
L’enjeu interne au catholicisme n’est pas négligeable et toujours actuel. L’ascèse n’est plus<br />
à la mode, et l’union mystique n’est pas devenue l’ambition culturellement la plus répandue 56 .<br />
La peur de l’enfer ne motive plus la multiplication des exercices de piété, et l’amour qui a<br />
désormais la priorité semble porter plus à l’action assaisonnée d’introspection qu’à la<br />
contemplation et à son partage. C’est pourquoi la lecture de Louis Bouyer demeure non<br />
seulement éclairante, mais encore salutaire.<br />
Jean Duchesne<br />
55<br />
Notamment en Allemagne, dans le cadre du Kulturkampf à partir de 1871. Les ecclésiastiques sont contraints à<br />
passer des examens de Kultur (nationale et sécularisée) et refusent. Cent ans avant, Rousseau connaît « la nature »<br />
et est un des premiers à évoquer « la société », mais ne parle pas de « culture » et les romantiques pas davantage.<br />
56<br />
Le Portrait de l’artiste en jeune homme (1904-1916) de James Joyce (1882-1941) est éloquent : le héros ne peut<br />
adhérer à la foi ascétique de ses maîtres jésuites et prend conscience de la complexité sa propre vie intérieure.<br />
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