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Langue corse, construction, transmission et diffusion de normes

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Nicolas Sorba<br />

<strong>Langue</strong> <strong>corse</strong><br />

Construction, <strong>transmission</strong><br />

<strong>et</strong> <strong>diffusion</strong> <strong>de</strong> <strong>normes</strong><br />

UNIVERSITÉ DE CORSE


Nicolas Sorba<br />

<strong>Langue</strong> <strong>corse</strong> :<br />

<strong>construction</strong>, <strong>transmission</strong><br />

<strong>et</strong> <strong>diffusion</strong> <strong>de</strong> <strong>normes</strong>


Ouvrage publié avec le soutien<br />

<strong>de</strong> l’UMR CNRS 6240 LISA<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Università di Corsica Pasquale Paoli


C<strong>et</strong> ouvrage s’inscrit dans un long processus d’échanges <strong>et</strong> <strong>de</strong> collaborations scientifiques.<br />

Certains passages, rédigés à quatre mains, ont été délibérément insérés afin <strong>de</strong> marquer ma<br />

volonté <strong>de</strong> travailler en équipe. Les spéculations <strong>et</strong> les collaborations façonnent le travail d’un<br />

chercheur qui en bénéficie tout au long <strong>de</strong> sa carrière. Pour c<strong>et</strong>te raison, je suis profondément<br />

reconnaissant d’avoir rencontré, dans ma vie universitaire, plusieurs personnes qui ont su<br />

inspirer ma créativité, stimuler ma pensée critique <strong>et</strong> former mon regard scientifique. Les<br />

relectures faites, les conseils émis <strong>et</strong> les critiques exprimées sont inestimables. Il est impossible<br />

pour moi <strong>de</strong> tous les nommer, mais je suis sûr qu’ils se reconnaîtront à travers ces quelques<br />

mots. Je voudrais ici leur témoigner mon amitié <strong>et</strong> ma gratitu<strong>de</strong>. Faire ce chemin avec eux a<br />

été extrêmement précieux pour moi.


NOTICE<br />

Indications pratiques<br />

– Pour les citations <strong>de</strong> moins <strong>de</strong> quatre lignes, j’utilise les guillem<strong>et</strong>s à la française (« … »).<br />

Les guillem<strong>et</strong>s anglais (“….”) sont employés pour les citations imbriquées <strong>et</strong> les guillem<strong>et</strong>s<br />

qui seraient déjà présents dans lesdites citations.<br />

– Les citations <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> cinq lignes ne sont pas mises entre guillem<strong>et</strong>s, mais saisies en<br />

interligne réduit dans une police inférieure à celle du corps du texte.<br />

– Dans les citations, lorsqu’une indication qui n’est pas <strong>de</strong> l’auteur est insérée, j’utilise <strong>de</strong>s […].<br />

– Dans le corps du texte, la première fois qu’une personne est citée, son prénom est mentionné<br />

entièrement ; les fois suivantes, seule l’initiale du prénom apparaît.<br />

Abréviations <strong>et</strong> sigles<br />

– A<strong>de</strong>cec : Association pour le développement<br />

<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s archéologiques, historiques,<br />

linguistiques <strong>et</strong> naturalistes du centre-est<br />

<strong>de</strong> la Corse.<br />

– BDLC : Banque <strong>de</strong> données langue <strong>corse</strong><br />

– B3C : Boost cultural comp<strong>et</strong>ence in Corsica<br />

– Capes : Certificat d’aptitu<strong>de</strong> au professorat<br />

<strong>de</strong> l’enseignement du second <strong>de</strong>gré<br />

– CECR : Le Cadre européen commun <strong>de</strong><br />

référence pour les langues - Apprendre,<br />

Enseigner, Évaluer. Désigné aussi par l’abréviation<br />

CECRL. Nous utilisons ici la forme<br />

CECR employée par le Conseil <strong>de</strong> l’Europe.<br />

– CPER : Contrat <strong>de</strong> plan État-région<br />

– CRDP : Centre régional <strong>de</strong> documentation<br />

pédagogique<br />

– CTC : Collectivité territoriale <strong>de</strong> Corse.<br />

Je maintiendrai CTC lorsque celle-ci<br />

concerne une date antérieure au 1 er janvier<br />

2018. Effectivement, elle se nomme <strong>de</strong>puis<br />

« Collectivité <strong>de</strong> Corse (CdC) », conformément<br />

à la loi portant une nouvelle organisation<br />

territoriale <strong>de</strong> la République ayant<br />

engendré une collectivité territoriale unique.<br />

– CdC : Collectivité <strong>de</strong> Corse<br />

– ESPÉ : Écoles supérieures du professorat <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> l’éducation<br />

– FLLASHS : Faculté <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres, langues, arts,<br />

sciences humaines <strong>et</strong> sociales<br />

– HDR : Habilitation à diriger les recherches<br />

– INSEE : Institut national <strong>de</strong> la statistique <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s économiques<br />

– INSPÉ : Institut national supérieur du<br />

professorat <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’éducation<br />

– ISLFR : Institut supérieur <strong>de</strong>s langues <strong>de</strong> la<br />

République française<br />

– IUFM : Instituts universitaires <strong>de</strong> formation<br />

<strong>de</strong>s maîtres<br />

– LCC : <strong>Langue</strong> <strong>et</strong> culture <strong>corse</strong>s<br />

– LISA : Lochi, i<strong>de</strong>ntità, spazii è attività -<br />

Lieux, activités, espaces <strong>et</strong> activités. L’UMR<br />

LISA, Unité mixte <strong>de</strong> recherche, est placée<br />

sous la direction conjointe du CNRS <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’Università di Corsica.<br />

– MEEF : Métiers <strong>de</strong> l’enseignement, <strong>de</strong><br />

l’éducation <strong>et</strong> <strong>de</strong> la formation<br />

– SHS : Sciences humaines <strong>et</strong> sociales<br />

– TIC : Technologies <strong>de</strong> l’information <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

la communication<br />

– UMR : Unité mixte <strong>de</strong> recherche<br />

– Unesco : United nations educational, scientific<br />

and cultural organization. En français,<br />

Organisation <strong>de</strong>s Nations unies pour l’éducation,<br />

la science <strong>et</strong> la culture.


AVANT-PROPOS<br />

Avant <strong>de</strong> se plonger pleinement dans la lecture <strong>de</strong> ce livre, quelques lignes liminaires explicatives<br />

du processus réflexif, <strong>de</strong> son élaboration, me semblent nécessaires. C<strong>et</strong> ouvrage est<br />

issu, en gran<strong>de</strong> partie, d’un dossier présenté en vue d’une HDR, intitulé « Les processus<br />

normatifs <strong>de</strong>s langues minor(is)ées <strong>et</strong>/ou minoritaires ». Le dossier était constitué <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

volumes : un recueil d’articles sélectionnés pour illustrer mon parcours <strong>de</strong> recherche <strong>et</strong> une<br />

note <strong>de</strong> synthèse. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière détaille mon parcours <strong>et</strong> m<strong>et</strong> en articulation mes travaux<br />

<strong>de</strong> recherche avec <strong>de</strong>s activités aussi bien culturelles, d’enseignement, qu’administratives.<br />

Accompagne c<strong>et</strong>te synthèse un curriculum vitae qui présente, exhaustivement, mes activités<br />

<strong>de</strong> recherche <strong>et</strong> d’enseignement, mes responsabilités (scientifiques, pédagogiques <strong>et</strong> administratives)<br />

ainsi que mes publications.<br />

Le r<strong>et</strong>our réflexif <strong>de</strong> l’HDR doit perm<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> souligner la cohérence mais aussi l’originalité<br />

d’un parcours. C’est également l’occasion d’une mise en dynamique prospective<br />

pour <strong>de</strong>s orientations nouvelles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s proj<strong>et</strong>s singuliers.<br />

Publier un ouvrage tiré d’une HDR semble moins fréquent que le processus menant<br />

à la publication d’une thèse. Le document final d’un travail <strong>de</strong> thèse se rapproche peut-être<br />

plus d’un ouvrage que celui d’une HDR. En fait, un dossier d’HDR peut prendre plusieurs<br />

formes. Les diverses HDR lues pour comprendre la <strong>construction</strong> attendue témoignent d’une<br />

vraie diversité. Pourtant, les lectures ont été faites dans les disciplines qui me concernent, ce<br />

qui dénote une certaine latitu<strong>de</strong>. C<strong>et</strong>te souplesse, que l’on peut qualifier d’inhabituelle tant la<br />

recherche scientifique s’appuie sur <strong>de</strong>s processus rigoureux <strong>et</strong> stables, est due probablement<br />

à la brièv<strong>et</strong>é <strong>de</strong> l’arrêté interministériel relatif à l’HDR. La concision du texte, unique pour<br />

toutes les disciplines, offre donc un spectre plutôt large pour l’architecture du document <strong>et</strong> sa<br />

rédaction. Cela perm<strong>et</strong> également, <strong>et</strong> surtout, l’intégration <strong>de</strong> parcours qui sont souvent très<br />

distincts d’un docteur à un autre. La vie du chercheur correspond à <strong>de</strong>s réalités différentes<br />

selon les thématiques <strong>de</strong> recherche, les obj<strong>et</strong>s étudiés <strong>et</strong> les proj<strong>et</strong>s mis en œuvre. Dans ce<br />

panel, certains formats choisis se prêtent moins à la publication.<br />

Si c<strong>et</strong> ouvrage est tiré du dossier d’HDR, il ne le reprend pas à l’i<strong>de</strong>ntique. Il me semblait<br />

que trop souvent les ouvrages issus d’HDR compilaient <strong>de</strong>s articles avec un certain nombre<br />

d’éléments qui auraient mérité un nouveau traitement. Par exemple, trop souvent, j’ai constaté<br />

une contextualisation <strong>de</strong> la recherche ou un cadre épistémologique qui réapparaissent dans<br />

plusieurs articles. I<strong>de</strong>m pour les éléments bibliographiques. Les pages qui vont suivre ne sont<br />

donc pas le recueil d’articles sélectionnés ni la note <strong>de</strong> synthèse qui ont constitué l’HDR.<br />

Il s’agit en fait d’une agrégation <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux volumes. Un grand nombre <strong>de</strong> pages ont dû être<br />

r<strong>et</strong>irées, beaucoup d’autres actualisées <strong>et</strong> réécrites, pour construire un ouvrage avec une<br />

articulation homogène <strong>de</strong>stiné aux initiés comme au grand public.


PRÉFACE<br />

DE LA SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE CORSE<br />

À UNE CONCEPTION DÉMOCRATIQUE DES LANGUES<br />

ET DES SOCIÉTÉS<br />

Il est à la fois réjouissant <strong>et</strong> délicat d’accompagner par une préface un ouvrage important<br />

rédigé par un collègue <strong>de</strong> la génération suivante qui s’appuie notamment sur les travaux du<br />

préfacier. Fort heureusement, non seulement d’autres travaux sont mobilisés pour étayer<br />

ceux <strong>de</strong> Nicolas Sorba, mais surtout il s’appuie sur ceux <strong>de</strong> la génération qui m’a précédé<br />

<strong>et</strong> dont je me suis nourri moi-même. Je pense en particulier aux travaux <strong>de</strong> Jean-Baptiste<br />

Marcellesi <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’école <strong>corse</strong> <strong>de</strong> sociolinguistique à qui je dois beaucoup. Tout comme les<br />

langues que nous utilisons ou les musiques que nous jouons, les métho<strong>de</strong>s <strong>et</strong> connaissances<br />

sociolinguistiques sont faites pour être partagées, <strong>et</strong> nous sommes enseignés par celles <strong>de</strong><br />

nos prédécesseurs : ce processus <strong>de</strong> <strong>transmission</strong> / appropriation / innovation est finalement<br />

tout à fait commun. Le passage <strong>de</strong> relais est alors placé sous le signe <strong>de</strong> l’ héritage, du partage,<br />

<strong>de</strong> cheminements vers d’autres suites <strong>et</strong> pas sur telle ou telle personne.<br />

Par conséquent, si je peux me réjouir que les modèles théoriques que j’ai pu proposer<br />

s’avèrent efficaces pour analyser la situation sociolinguistique <strong>corse</strong> actuelle <strong>et</strong> en rendre<br />

compte, comme le fait N. Sorba, c’est surtout parce que je vois comment progressent les<br />

allers-r<strong>et</strong>ours entre <strong>de</strong>s terrains précis qui suscitent <strong>de</strong>s propositions <strong>de</strong> généralisation,<br />

réinvesties sur d’autres situations qui perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> les reprendre, <strong>et</strong>c. Grâce aux travaux<br />

<strong>de</strong> N. Sorba, je peux poursuivre <strong>et</strong> actualiser mon propre travail, <strong>et</strong> ainsi <strong>de</strong> suite…, dans<br />

un dialogue qui se poursuit, y compris par une préface.<br />

En eff<strong>et</strong>, voilà maintenant quatre décennies que j’étudie l’ histoire sociolinguistique <strong>de</strong>s<br />

groupes progressivement inclus dans la société française, <strong>de</strong> la place qui leur est faite – ou<br />

pas – dans l’organisation <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te société, <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te société sur les<br />

groupes en question (<strong>et</strong> les personnes qui les composent) <strong>et</strong> sur leurs langues, c’est-à-dire en<br />

fait sur leurs pratiques <strong>et</strong> représentations sociolinguistiques. Si j’observe <strong>de</strong> près, à ce titre, la<br />

situation <strong>corse</strong> <strong>de</strong>puis les années 1980, c’est aussi parce que les propositions <strong>de</strong> compréhension<br />

scientifique <strong>et</strong> d’intervention glottopolitique qui y ont été élaborées, <strong>de</strong> J.-B. Marcellesi<br />

à N. Sorba en passant par tous mes collègues <strong>de</strong>s universités <strong>de</strong> Corte <strong>et</strong> <strong>de</strong> Rouen, m’ont<br />

beaucoup aidé à comprendre une situation comparable, celle <strong>de</strong> la Provence, <strong>de</strong> sa langue


10<br />

LANGUE CORSE : CONSTRUCTION, TRANSMISSION ET DIFFUSION DE NORMES<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s sociolinguistiques <strong>de</strong> son annexion à la France, terrain <strong>de</strong>puis lequel je tire le<br />

fil conducteur <strong>de</strong> mon propre parcours scientifique.<br />

Il est frappant, à ce titre, <strong>de</strong> voir <strong>de</strong>s similarités <strong>de</strong> glottogenèse, d’analyses <strong>et</strong> d’interventions<br />

: une langue tendanciellement aspirée par une double satellisation autour du français<br />

<strong>et</strong> vers une autre langue qui n’est pas une langue dominante <strong>de</strong> la société française (l’italien<br />

pour le <strong>corse</strong>, l’occitan pour le provençal), <strong>de</strong>s pratiques <strong>et</strong> représentations sociolinguistiques<br />

spontanément polynomiques dans les <strong>de</strong>ux populations (inter-acceptation effective <strong>de</strong>s<br />

variétés, absence <strong>et</strong> même rej<strong>et</strong> d’un éventuel standard, individuation <strong>de</strong> l’ensemble comme<br />

langue distincte), une institutionnalisation <strong>de</strong> la reconnaissance-naissance polynomique (par<br />

l’Assemblée <strong>corse</strong> comme par le conseil régional <strong>de</strong> Provence). Il est également éclairant<br />

<strong>de</strong> voir <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong> trajectoires. D’un côté, on observe l’individuation du <strong>corse</strong>, son<br />

institutionnalisation, son image désormais massivement positive dans les représentations<br />

sociales, ses nouvelles formes <strong>de</strong> pratiques dans la vie publique, les nouvelles questions que<br />

cela pose <strong>et</strong> que traite ici N. Sorba. De l’autre côté, on constate une individuation régionale du<br />

provençal qui, bien que satisfaisant aussi pleinement que le <strong>corse</strong> aux critères d’individuation,<br />

bute sur une institutionnalisation étatique hésitante <strong>et</strong> partielle dont on dépend dans un État<br />

hypercentralisé si l’on n’a pas un statut particulier comme celui <strong>de</strong> la Corse, ainsi que sur les<br />

résistances <strong>de</strong> mouvements militants extérieurs attachés à leur volonté d’annexion <strong>et</strong> à leur<br />

glottopolitique normative, qui viennent parasiter la dynamique polynomique provençale<br />

largement majoritaire. Et si on peut établir l’existence d’une image sociale positive, celle-ci<br />

est plus littéraire <strong>et</strong> patrimoniale que tournée vers l’avenir <strong>et</strong> l’oralité quotidienne, parallèlement<br />

à un étiolement <strong>de</strong>s pratiques traditionnelles peu ou mal remplacées par <strong>de</strong>s pratiques<br />

contemporaines, dans un contexte démographique différent.<br />

N. Sorba abor<strong>de</strong> lui aussi c<strong>et</strong>te comparaison dans c<strong>et</strong> ouvrage. Constatant les critiques<br />

émises à l’encontre <strong>de</strong> l’originalité <strong>de</strong> la démarche <strong>corse</strong> par <strong>de</strong>s tenants occitanistes d’une<br />

approche irré<strong>de</strong>ntiste <strong>et</strong> standardisante, N. Sorba remarque :<br />

La critique incisive envers la trajectoire choisie pour le <strong>corse</strong>, dont les fautifs sont<br />

clairement i<strong>de</strong>ntifiés (Marcellesi <strong>et</strong> « sa » polynomie), dénote une méconnaissance à<br />

la fois du terrain, <strong>de</strong>s évolutions du <strong>corse</strong> ainsi que <strong>de</strong> la théorie marcellesienne ellemême.<br />

Si, à l’instar <strong>de</strong> Boyer, nous portions un regard critique à propos <strong>de</strong> l’occitan,<br />

nous constaterions que les avancées tant du point <strong>de</strong> vue normatif (incessants débats<br />

sur la graphie), que <strong>de</strong> la définition même <strong>de</strong> ce qu’englobe l’occitan (cf. positions<br />

<strong>de</strong> Blanch<strong>et</strong>, 2012), que <strong>de</strong> son enseignement (conflits invariables au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s écoles<br />

associatives <strong>et</strong> publiques), que d’une revitalisation effective (7 % <strong>de</strong> locuteurs en<br />

Nouvelle-Aquitaine, en Occitanie), que nous sommes face à <strong>de</strong> piètres résultats […]<br />

Doit-on en conclure que la sociolinguistique occitane n’a pas adopté la bonne stratégie<br />

ou, pire, n’a pas su influencer les choix glottopolitiques ni les discours épilinguistiques ?<br />

La volonté exacerbée <strong>de</strong> standardisation, visant en définitive à redéployer le modèle<br />

dominant, ne constituerait-elle pas une récurrence <strong>de</strong>s attitu<strong>de</strong>s diglossiques ?<br />

Les comparaisons sont toujours pertinentes pour vérifier les caractéristiques d’une<br />

situation par rapport à une autre <strong>et</strong>, en l’occurrence, pour montrer les résultats largement


PRÉFACE<br />

11<br />

positifs du choix original <strong>et</strong> audacieux <strong>de</strong> l’approche polynomique élaborée <strong>et</strong> adoptée en<br />

Corse. Les travaux ici réunis par N. Sorba le m<strong>et</strong>tent soli<strong>de</strong>ment en lumière, sans négliger pour<br />

autant les limites <strong>et</strong> les difficultés encore présentes. L’auteur montre même que la polynomie<br />

alimente la polynomie dans un cercle vertueux : « Mes travaux précé<strong>de</strong>nts (Sorba, 2019a)<br />

ont permis d’affirmer une tolérance accrue à la variation linguistique <strong>de</strong>s corsophones, quel<br />

que soit le lieu où le <strong>corse</strong> est utilisé, <strong>et</strong> dévoilé <strong>de</strong>s perspectives intéressantes dans le cadre<br />

éducationnel. »<br />

On peut inscrire les travaux <strong>de</strong> N. Sorba dans une perspective plus longue, puisque,<br />

dans sa thèse <strong>de</strong> doctorat intitulée Évolution du concept <strong>de</strong> langue polynomique au sein <strong>de</strong><br />

la société <strong>corse</strong>, soutenue en 2016, il dressait le bilan nécessaire <strong>de</strong> trente ans d’une glottopolitique<br />

polynomiste <strong>et</strong> en montrait les eff<strong>et</strong>s positifs non seulement sur les pratiques <strong>de</strong><br />

la langue <strong>corse</strong> <strong>et</strong> sur les représentations dont elle fait l’obj<strong>et</strong>, sur la facilitation <strong>de</strong>s accords<br />

d’institutionnalisation, mais aussi, <strong>de</strong> façon plus transversale, dans la société <strong>corse</strong>, où une<br />

éducation linguistique polynomique contribue à développer une éducation humaniste à<br />

l’acceptation <strong>de</strong> la diversité : « Le concept [<strong>de</strong> polynomie] […], peu à peu, est <strong>de</strong>venu un<br />

véritable proj<strong>et</strong> sociétal. »<br />

À l’ heure où le débat quasi permanent en France entre <strong>de</strong>s conceptions uniformisatrices<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s conceptions décentralisatrices <strong>de</strong> la société est ravivé par les avancées <strong>corse</strong>s en<br />

matière d’autonomie politique, on comprend mieux la cohérence du proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> société <strong>corse</strong><br />

<strong>et</strong> on ferait bien <strong>de</strong> s’en inspirer largement pour renverser les croyances assimilationnistes<br />

selon lesquelles la diversité est un danger pour l’unité :<br />

la polynomie a joué incontestablement, à ce propos, un rôle fédérateur dans l’acception<br />

<strong>de</strong> ce qu’est le <strong>corse</strong> <strong>et</strong> corollairement dans sa dénomination unique. L’acceptation <strong>de</strong> la<br />

promotion <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s variétés du <strong>corse</strong> concomitamment à une diversification<br />

<strong>de</strong>s fonctionnalités sociales n’a pas fractionné la langue mais, bien au contraire, l’a<br />

soli<strong>de</strong>ment unifiée.<br />

Il apparaît que c’est l’uniformisation qui est un danger pour l’unité. L’exemple <strong>corse</strong>,<br />

tant sur le plan sociolinguistique que sur le plan sociopolitique, montre bien que pour qu’il<br />

y ait acceptation <strong>de</strong> faire société commune, il faut instaurer le respect <strong>de</strong> chacune <strong>de</strong>s parties<br />

distinctes (modèle fédéraliste). Et non tenter d’uniformiser l’ensemble sur le modèle <strong>de</strong> l’une<br />

<strong>de</strong>s parties (modèle dit jacobin), d’autant que, c<strong>et</strong>te uniformisation n’aboutissant jamais<br />

totalement, elle instaure <strong>de</strong> fait une hiérarchisation inégalitaire (une diglossie, sur le plan<br />

sociolinguistique), ce qui conduit à une volonté légitime <strong>de</strong> séparation <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s parties<br />

infériorisées sommées <strong>de</strong> se soum<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> <strong>de</strong> disparaître en tant que différentes. C’est dans<br />

c<strong>et</strong>te perspective seulement que peut se réaliser le « plébiscite <strong>de</strong> chaque jour » cher à Ernest<br />

Renan, le trop célèbre théoricien d’une « nation » française (<strong>et</strong> non d’un État commun) dont<br />

il avait une conception <strong>et</strong>hniciste (une nation, une langue, une culture, une histoire), en<br />

continuité du mépris <strong>de</strong> type raciste qu’il avait pour les Br<strong>et</strong>ons ou les Provençaux.<br />

N. Sorba, qui présente « la polynomie [comme] <strong>construction</strong> démocratique d’une<br />

langue », n’oublie pas <strong>de</strong> rappeler, d’ailleurs, que la proposition conceptuelle <strong>et</strong> interven-


12<br />

LANGUE CORSE : CONSTRUCTION, TRANSMISSION ET DIFFUSION DE NORMES<br />

tionniste <strong>de</strong> Marcellesi (présentée en 1983, publiée en 1984) s’inscrivait dès le départ dans<br />

son proj<strong>et</strong> Pour une politique démocratique <strong>de</strong> la langue, titre d’un p<strong>et</strong>it ouvrage qu’il avait<br />

rédigé en 1985 à l’intention du parti communiste <strong>corse</strong>, dont il était membre, afin <strong>de</strong> le<br />

convaincre <strong>de</strong> la cohérence <strong>de</strong> respecter les pratiques linguistiques populaires dans une<br />

conception démocratique <strong>de</strong> la société. Marcellesi, qui lisait bien sûr l’italien en tant que<br />

corsophone, connaissait le texte programmatique Per una educazione linguistica <strong>de</strong>mocratica<br />

du sociolinguiste italien Tullio De Mauro, paru en 1974 (comme quoi l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong><br />

langues distinctes n’empêche ni l’intercompréhension ni la circulation <strong>de</strong>s textes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s idées).<br />

Enfin, tout en établissant ici l’analyse, le bilan <strong>et</strong> le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> glottopolitique polynomique<br />

pour la langue <strong>corse</strong>, N. Sorba n’élu<strong>de</strong> pas les suites alternatives possibles : « C<strong>et</strong>te<br />

‘‘étape polynomique’’, perm<strong>et</strong>tant une décrispation <strong>de</strong>s débats, ne clôt évi<strong>de</strong>mment pas les<br />

travaux <strong>de</strong> revitalisation linguistique du <strong>corse</strong>, s’inscrivant eux-mêmes dans un processus<br />

social bien plus large, ni même le processus normatif. »<br />

Il envisage alors une étape suivante pour répondre aux nouvelles questions que soulève<br />

la place qu’occupe désormais la langue <strong>corse</strong> dans la société <strong>corse</strong>, notamment dans le cadre<br />

<strong>de</strong> sa coofficialité avec le français, jusqu’ici rej<strong>et</strong>ée par l’appareil d’État français, mais qui<br />

adviendra, ne serait-ce que <strong>de</strong> façon officieuse : « Un standard répondrait-il à ces enjeux<br />

actuels ? Possiblement », écrit N. Sorba, tout en rappelant quelques données soigneusement<br />

ignorées par l’idéologie dominante <strong>de</strong> la standardisation :<br />

Aucune étu<strong>de</strong>, pour le moment, ne prouve qu’avec un standard il serait plus<br />

facile d’apprendre le <strong>corse</strong>. […] Encore une fois, l’exemple <strong>corse</strong> confirme que<br />

l’institutionnalisation, étape primordiale à la normalisation, est envisageable sans<br />

l’ élaboration préalable d’un standard.<br />

À cela il convient d’ajouter, pour ne pas perdre <strong>de</strong> vue le proj<strong>et</strong> politique, au sens<br />

noble du terme, dans lequel s’inscrit l’approche polynomique : elle est probablement <strong>et</strong><br />

pour l’instant la seule alternative glottopolitique capable <strong>de</strong> se défaire <strong>de</strong>s dispositifs <strong>de</strong><br />

domination, voire d’ hégémonie, dans une conception globale <strong>de</strong>s rapports sociaux, dans<br />

un proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> société véritablement alternatif fondé sur une pensée <strong>de</strong> l’égalité dans <strong>et</strong> par la<br />

diversité linguistique <strong>et</strong> sociale.<br />

J’ai tenté par ces réflexions suite à la lecture <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage d’évoquer l’ampleur <strong>et</strong> la<br />

profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la réflexion <strong>de</strong> N. Sorba sur les processus sociolinguistiques à la fois historiques<br />

<strong>et</strong> en cours dans la société <strong>corse</strong>, mais il m’est impossible <strong>de</strong> les restituer pleinement. Dans<br />

ce livre, N. Sorba présente un bilan <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’ancrage <strong>de</strong> l’approche polynomique en<br />

Corse <strong>et</strong> une synthèse <strong>de</strong> modalités raisonnées <strong>de</strong> participation au Riacquistu, par différents<br />

leviers : l’enseignement bien sûr, mais aussi <strong>de</strong>s revues, la chanson, les usages du numérique.<br />

Y sont abordées en détail les questions <strong>de</strong> choix d’écriture, <strong>de</strong> <strong>transmission</strong>, <strong>de</strong> changements<br />

dans les variétés <strong>de</strong> <strong>corse</strong> pratiquées (avec la notion très intéressante <strong>de</strong> mixalecte), <strong>de</strong> choix<br />

didactiques <strong>et</strong> pédagogiques, <strong>et</strong> même d’enjeux à venir <strong>de</strong> l’intelligence artificielle. Ce livre<br />

s’apparente ainsi à un gui<strong>de</strong> méthodologique d’intervention sociolinguistique pour une<br />

langue minorée dans une société autrement plurilingue. Il m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce les apports


PRÉFACE<br />

13<br />

d’étu<strong>de</strong>s sociolinguistiques méthodiques <strong>et</strong> raisonnées, scientifiques pour tout dire, à l’élaboration<br />

<strong>et</strong> au suivi d’une glottopolitique, <strong>corse</strong> en l’occurrence. Mais, loin d’en rester là, il<br />

montre aussi les apports <strong>de</strong> l’inventivité <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’expérience <strong>corse</strong>s, transposables à d’autres<br />

situations sociolinguistiques comparables.<br />

Ce faisant, il apporte une pierre <strong>de</strong> taille à la sociolinguistique en général, à la fois par<br />

les étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> terrains qui doivent l’alimenter, par les propositions conceptuelles qu’on peut<br />

en inférer, par les modalités d’intervention glottopolitiques dont on peut s’inspirer.<br />

Philippe Blanch<strong>et</strong> Lunati<br />

CELTIC-BLM / Université Rennes 2


Introduction générale<br />

INTRODUCTION GÉNÉRALE<br />

QU’EST-CE QU’UNE LANGUE ?<br />

La réponse à la question posée dans ce titre pourrait faire l’obj<strong>et</strong> d’un ouvrage compl<strong>et</strong> <strong>et</strong><br />

être protéiforme. Ici, l’objectif consiste à donner <strong>de</strong>s éléments précis <strong>de</strong> l’acception d’une<br />

langue dans ce livre.<br />

L’apparition <strong>de</strong> la sociolinguistique dans la secon<strong>de</strong> moitié du xx e siècle perm<strong>et</strong> une<br />

approche différente <strong>de</strong> l’obj<strong>et</strong> langue. Le paradigme <strong>de</strong> la sociolinguistique ai<strong>de</strong> à mieux<br />

comprendre qu’il est certainement naturel <strong>de</strong> parler, <strong>de</strong> communiquer, mais que la forme<br />

linguistique utilisée (langue, variété <strong>de</strong> langue ou autre) dépend uniquement <strong>de</strong> facteurs<br />

extralinguistiques, surtout sociaux. C<strong>et</strong>te nouvelle discipline résulte, en eff<strong>et</strong>, essentiellement<br />

d’une critique <strong>de</strong> la linguistique structurale qui n’attacherait pas assez d’importance aux<br />

phénomènes sociaux pour expliquer notamment la variation <strong>de</strong>s langues. C’est peut-être<br />

parce que la naissance <strong>de</strong> la sociolinguistique s’accompagne d’une remise en question <strong>de</strong> la<br />

linguistique qu’un débat s’invite inlassablement pour classer la sociolinguistique. Il est question<br />

<strong>de</strong> savoir si elle doit être insérée dans la linguistique ou bien si elle doit être considérée<br />

comme une science du langage à part entière. Très tôt, Jean-Baptiste Marcellesi avait mis<br />

un coup <strong>de</strong> pied dans la fourmilière en déclarant que « si la langue est chose éminemment<br />

sociale, n’est-on pas en droit d’estimer après Labov qu’il n’y a pas <strong>de</strong> véritable linguistique sans<br />

sociolinguistique <strong>et</strong> que <strong>de</strong> ce fait la sociolinguistique est la linguistique véritable » (Marcellesi,<br />

1981-1982, p. 66). Ma position à ce suj<strong>et</strong> est assez explicite. Au regard <strong>de</strong> la trajectoire <strong>de</strong> la<br />

sociolinguistique <strong>de</strong>puis plusieurs années, la considérer comme une discipline à part entière<br />

<strong>de</strong>vient une évi<strong>de</strong>nce. Ce vieux débat, pas encore clos donc malgré les diverses prises <strong>de</strong><br />

position <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années, n’a pas été sans conséquence, notamment dans le domaine <strong>corse</strong><br />

où la collaboration entre sociolinguistes <strong>et</strong> linguistes <strong>de</strong>meure imperceptible alors que pour<br />

bien <strong>de</strong>s problématiques (les néologismes ou les toponymes en sont, me semble-t-il, un bon<br />

exemple) <strong>de</strong>s travaux en commun seraient opportuns.<br />

La concrète prise <strong>de</strong> conscience d’une relation étroite, entre les phénomènes linguistiques<br />

<strong>et</strong> les faits sociaux, a été largement décrite dans la littérature scientifique (Blanch<strong>et</strong>,


16<br />

LANGUE CORSE : CONSTRUCTION, TRANSMISSION ET DIFFUSION DE NORMES<br />

2000 <strong>et</strong> 2018 ; Calv<strong>et</strong>, 1999a <strong>et</strong> 2005 ; Boyer, 2017). À partir <strong>de</strong> ce nouveau paradigme, une<br />

réflexion bien plus ample, <strong>et</strong> à la fois plus fine, <strong>de</strong> ce que peut représenter une langue émerge<br />

à travers l’analyse <strong>de</strong> diverses situations linguistiques. La sociolinguistique se diversifie<br />

alors par <strong>de</strong>s analyses plus variées. Des théories toujours plus précises sont élaborées. Elles<br />

apparaissent non seulement parce que les approches se diversifient mais aussi parce que les<br />

différents territoires offrent <strong>de</strong>s spécificités.<br />

Il convient d’emblée <strong>de</strong> préciser que les enjeux sociaux peuvent diverger fortement<br />

d’un lieu à un autre, d’une langue à une autre. Cependant, il est désormais clairement établi<br />

que tout résultat concernant une étu<strong>de</strong> à partir d’une langue peut, à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés forcément<br />

différents, trouver un écho ailleurs.<br />

Le fait <strong>de</strong> considérer la langue comme un fait social <strong>et</strong> que toute situation (socio)<br />

linguistique a <strong>de</strong>s similarités avec les autres situations signifie qu’il est nécessaire d’avoir un<br />

positionnement particulier. D’une part, la permanence <strong>de</strong>s changements sociaux exige une<br />

évaluation régulière <strong>de</strong>s contextes langagiers <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pratiques linguistiques sur le terrain,<br />

rem<strong>et</strong>tant inexorablement en question les précé<strong>de</strong>nts résultats <strong>et</strong> analyses. D’autre part, le<br />

chercheur ne doit pas se cantonner à son unique terrain mais n’aura <strong>de</strong> cesse d’échanger<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> collaborer avec <strong>de</strong>s spécialistes d’autres territoires afin, non seulement d’obtenir <strong>de</strong>s<br />

éléments <strong>de</strong> comparaison, mais aussi <strong>de</strong> développer <strong>de</strong>s outils d’analyse ou d’investigation<br />

utiles pour son propre terrain. Lorsqu’une collaboration naît entre un spécialiste du <strong>corse</strong><br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s chercheurs natifs africains, la mise en parallèle <strong>de</strong>s contextes étudiés peut sembler<br />

complexe au premier abord. Pourtant, malgré les divergences patentes, <strong>de</strong>s similarités<br />

apparaissent <strong>et</strong> <strong>de</strong>s méthodologies d’examen peuvent être utilisées dans bien <strong>de</strong>s situations.<br />

La direction d’un ouvrage, qui m’a été confiée (Sorba, 2021a), sur le français en Afrique,<br />

qui avait comme objectif principal <strong>de</strong> mesurer la place <strong>et</strong> le rôle <strong>de</strong> la langue française en<br />

Afrique, illustre parfaitement la complémentarité <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s sociolinguistiques. Entre colonisation,<br />

avec la relation inégalitaire <strong>et</strong> dominante que celle-ci sous-entend <strong>et</strong> ses aspects<br />

les plus néfastes, <strong>et</strong> atout pour les Africains <strong>et</strong> le développement <strong>de</strong> l’Afrique, la dualité<br />

représentée par le français sur le continent africain a été mise à l’épreuve. Il est rapi<strong>de</strong>ment<br />

apparu que « les représentations à l’égard <strong>de</strong>s langues endogènes dévoilent une récurrence<br />

<strong>de</strong>s perceptions négatives <strong>et</strong> perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> nous interroger sur l’ héritage idéologique du<br />

monolinguisme français qui a longtemps sévi en France » (Sorba, 2021a, p. 12). Le modèle<br />

d’éducation monolingue francophone provenant <strong>de</strong> l’Hexagone ou celui s’imposant dans<br />

l’Hexagone se ressemblent, ayant <strong>de</strong>s maux qui, eux aussi, se ressemblent. Il n’est plus alors<br />

inapproprié <strong>de</strong> penser que les solutions, elles aussi, peuvent concor<strong>de</strong>r.<br />

Ces solutions à trouver font partie intégrante <strong>de</strong>s missions <strong>de</strong> la recherche en SHS. À<br />

côté <strong>de</strong>s données <strong>de</strong>scriptives, le transfert vers la société doit en être un autre fon<strong>de</strong>ment. La<br />

sociolinguistique n’est sûrement pas innocente à l’implémentation dans le corps social d’une<br />

valorisation <strong>de</strong>s compétences linguistiques. Les représentations concernant les langues sont<br />

loin d’être immuables. Par exemple, si aujourd’ hui en Corse le bilinguisme, voire le biplurilinguisme,<br />

connaît une promotion, les témoignages <strong>de</strong>s élèves <strong>de</strong>s années 1960 montrent une<br />

n<strong>et</strong>te distance, avec l’idée prédominante que l’usage du <strong>corse</strong> était un frein à l’apprentissage


INTRODUCTION GÉNÉRALE<br />

17<br />

du français. En affirmant qu’une langue est essentiellement un fait social, l’obj<strong>et</strong> langue<br />

n’est plus uniquement un suj<strong>et</strong> linguistique ou <strong>de</strong> communication. Assurer cela signifie<br />

aussi que la langue, non seulement revêt un tas <strong>de</strong> fonctions (i<strong>de</strong>ntitaires, patrimoniales,<br />

politiques…), mais surtout relève d’une <strong>construction</strong> corrélative au mouvement social. La<br />

glottogenèse sous-entend qu’une même forme linguistique peut, selon les époques, donc<br />

les mouvements sociaux, être considérée comme une langue ou ne pas atteindre ce <strong>de</strong>gré<br />

<strong>de</strong> considération, allant <strong>de</strong> dialecte, ou patois, jusqu’à la négation <strong>de</strong> l’existence même <strong>de</strong><br />

la forme linguistique en question (Di Meglio, 2014a <strong>et</strong> 2 019). Et on peut aller encore plus<br />

loin, car ce que l’on nomme « langue » <strong>de</strong> nos jours, avec <strong>de</strong>s représentations frontalières<br />

ou grammaticales assez rigi<strong>de</strong>s, ne pouvait pas avoir les mêmes considérations auparavant.<br />

Initier un travail réflexif sur les processus normatifs équivaut à se pencher sur <strong>de</strong>s enjeux<br />

majeurs au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’avenir <strong>de</strong> la langue. C’est aussi entrer mécaniquement en connexion,<br />

comme souvent en sociolinguistique, avec <strong>de</strong>s facteurs qui sont généralement éloignés <strong>de</strong><br />

la linguistique. Pour les langues minor(is)ées1 <strong>et</strong>/ou minoritaires, toutes ces considérations<br />

perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> comprendre certaines difficultés <strong>de</strong> genèse. Concevoir une langue comme<br />

une <strong>construction</strong>, c’est poser les jalons d’un positionnement épistémologique qui englobe<br />

les travaux d’une discipline qui étudie les corrélations entre les phénomènes sociaux <strong>et</strong><br />

linguistiques. C’est aussi s’insérer dans la sociolinguistique <strong>corse</strong> qui, en un temps somme<br />

toute assez court, a apporté beaucoup à c<strong>et</strong>te discipline (concepts <strong>et</strong> notions issus directement<br />

<strong>de</strong> l’examen du contexte <strong>corse</strong>) <strong>et</strong> à la <strong>construction</strong> <strong>de</strong> ce que l’on nomme désormais<br />

communément, <strong>et</strong> sans aucun parti pris, « langue <strong>corse</strong> ».<br />

NOMMER L’IDIOME<br />

Cécile Canut indique que « donner un nom résulte d’un processus constructiviste :<br />

c’est faire exister une réalité qui ne l’était pas auparavant » (Canut, 2001, p. 444). Pour J.-B.<br />

Marcellesi (Sorba, 2019a), l’importance <strong>de</strong> la dénomination, au suj<strong>et</strong> du <strong>corse</strong>, a joué un rôle<br />

central pour élaborer le concept <strong>de</strong> langues polynomiques (qui sera largement présenté dans<br />

la première partie <strong>de</strong> l’ouvrage <strong>et</strong> fréquemment évoqué dans ce livre). C<strong>et</strong>te dénomination<br />

propre a aussi permis, grâce à une <strong>construction</strong> originale <strong>et</strong> mo<strong>de</strong>rne, en quelques années<br />

seulement, que la variation linguistique du <strong>corse</strong>, considérée comme un obstacle au développement<br />

<strong>de</strong> certaines pratiques, se transforme en une richesse à maintenir. L’intervention<br />

<strong>de</strong> la sociolinguistique <strong>corse</strong> a été fondamentale dans ces changements. À côté du concept<br />

<strong>de</strong> langues polynomiques, les concepts d’individuation linguistique <strong>et</strong> <strong>de</strong> reconnaissancenaissance<br />

ont également été élaborés par J.-B. Marcellesi à partir du terrain <strong>corse</strong>, pour<br />

définir <strong>et</strong> comprendre l’ histoire sociolinguistique du <strong>corse</strong>. Dans un premier temps, il y a<br />

les contacts du <strong>corse</strong> avec les langues dominantes, le toscan <strong>et</strong> le français. J’utilise le terme<br />

« toscan » puisque quand l’Italie se constitue en nation unifiée, au milieu du xix e siècle, la<br />

Corse appartient déjà à la France. L’éclat littéraire <strong>de</strong> la ville <strong>de</strong> Florence (avec P<strong>et</strong>rarca, Dante<br />

1 Habile contraction empruntée à C. Alén Garabato, H. Boyer <strong>et</strong> K. Djordjevic Léonard (2021).


18<br />

LANGUE CORSE : CONSTRUCTION, TRANSMISSION ET DIFFUSION DE NORMES<br />

ou encore Boccaccio) perm<strong>et</strong> au toscan d’avoir un vrai prestige <strong>et</strong> d’être maîtrisé bien au-<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> la Toscane. Les Génois ne rédigeaient-ils pas l’administration <strong>de</strong> la Corse en toscan ? À la<br />

création <strong>de</strong> l’unité italienne, le toscan <strong>de</strong>vient la base <strong>de</strong> la norme standard <strong>de</strong> l’italien. C<strong>et</strong>te<br />

aura du toscan que l’on constate en Italie résonne jusqu’en Corse <strong>de</strong>puis bien longtemps.<br />

Après la pério<strong>de</strong> pisane <strong>de</strong> toscanisation, les Génois utilisaient aussi le toscan, <strong>et</strong> la langue <strong>de</strong><br />

la nation <strong>corse</strong> indépendante est encore le toscan. C<strong>et</strong>te histoire entre la Corse <strong>et</strong> le toscan<br />

s’estompera au fil <strong>de</strong>s décennies avec la francisation <strong>de</strong> l’île. Il faudra attendre la secon<strong>de</strong><br />

partie du xx e siècle pour que la Corse <strong>et</strong> le <strong>corse</strong> dénouent les liens avec l’Italie <strong>et</strong> le toscan.<br />

Le processus d’individuation linguistique décrit par J.-B. Marcellesi est une théorisation<br />

d’un phénomène <strong>de</strong> distanciation qui apparaît entre <strong>de</strong>ux formes linguistiques préalablement<br />

considérées comme un ensemble qui, par le biais <strong>de</strong> faits sociaux, se scin<strong>de</strong>nt. Les<br />

éléments <strong>de</strong> dénomination évoqués précé<strong>de</strong>mment ont évi<strong>de</strong>mment une valeur centrale<br />

<strong>et</strong> font également partie intégrante <strong>de</strong> ce processus. Dans le cas insulaire 2 , la distanciation<br />

prise par le <strong>corse</strong> vis-à-vis <strong>de</strong> l’italien ne suffit pas, selon J.-B. Marcellesi, pour le considérer<br />

comme une langue à part entière. Une autre étape, nommée « reconnaissance-naissance »,<br />

doit intervenir pour pouvoir i<strong>de</strong>ntifier une genèse :<br />

selon <strong>de</strong>s processus dits d’émergence-individuation, soit parce qu’on constate /<br />

on élabore une distanciation par rapport à d’autres pratiques linguistiques avec<br />

lesquelles on ne veut pas ou plus être confondu / amalgamé, soit parce que la gran<strong>de</strong><br />

majorité <strong>de</strong>s utilisateurs <strong>de</strong> ces pratiques (les locuteurs effectifs ou symboliques)<br />

affirment qu’elles constituent une langue distincte d’autres langues pour <strong>de</strong>s<br />

raisons culturelles, sociales, historiques, politiques… ce <strong>de</strong>uxième processus est<br />

appelé processus <strong>de</strong> reconnaissance-naissance (la langue “naît” parce qu’elle est<br />

reconnue “langue”). (Blanch<strong>et</strong>, 2012, p. 18.)<br />

À la conquête <strong>de</strong> la Corse, le français <strong>de</strong>vient langue officielle sur l’île, d’abord aux<br />

côtés du toscan, puis à l’approche <strong>de</strong> l’unité italienne, seule langue officielle. En <strong>de</strong>venant la<br />

langue <strong>de</strong> contact du <strong>corse</strong> dans le rapport diglossique, la présence du français a vraisemblablement<br />

été un facteur non négligeable ayant facilité l’éloignement du <strong>corse</strong> <strong>de</strong> l’italien,<br />

linguistiquement bien plus proche. Autrement dit, le <strong>corse</strong> a connu, durant ladite pério<strong>de</strong>,<br />

trois types <strong>de</strong> rapports diglossiques. Un premier avec l’italien, une diglossie telle que Charles<br />

A. Ferguson (1959) l’a définie, avec <strong>de</strong>ux variétés d’une même langue dont une endosse le rôle<br />

<strong>de</strong> variété haute (usages administratifs, scolaires…) <strong>et</strong> l’autre celui <strong>de</strong> variété basse (usages<br />

familiers, privés…). Dans c<strong>et</strong>te première relation, on ne relève aucune volonté apparente<br />

<strong>de</strong> modifier ce rapport. Par la suite, une secon<strong>de</strong> diglossie naît, telle que l’entendait Joshua<br />

Fishman (1971), entre le <strong>corse</strong> <strong>et</strong> le français. La seule différence avec la première diglossie<br />

est qu’il s’agit <strong>de</strong> langues d’une aire linguistique différente (italo-roman <strong>et</strong> gallo-roman).<br />

Un troisième rapport diglossique, du type dit catalan, se fait jour lorsqu’une revendication<br />

2 Tout au long <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage, nous employons le terme « insulaire » comme synonyme <strong>de</strong> « <strong>corse</strong> »<br />

ou « Corse » dans le but d’éviter les répétitions.


INTRODUCTION GÉNÉRALE<br />

19<br />

apparaît pour enclencher une relation conflictuelle, dans laquelle la langue basse (le <strong>corse</strong>)<br />

envisage <strong>de</strong>s fonctionnalités ordinairement réservées à la langue haute.<br />

À travers l’exemple <strong>corse</strong>, on comprend que la représentation mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> ce qu’est<br />

une langue n’est pas celle qui a prévalu dans les siècles précé<strong>de</strong>nts. On saisit bien aussi<br />

qu’une même forme linguistique, sans éprouver <strong>de</strong> changements majeurs, peut connaître<br />

<strong>de</strong>s considérations bien distinctes. En eff<strong>et</strong>, au cours du xx e siècle, le <strong>corse</strong> est considéré<br />

comme un dialecte <strong>de</strong> l’italien, puis comme une langue. À la promulgation <strong>de</strong> la fameuse<br />

loi Deixonne, <strong>de</strong> janvier 1951, relative à l’enseignement <strong>de</strong>s langues <strong>et</strong> dialectes locaux, le<br />

<strong>corse</strong> fut écarté, car il était soutenu alors qu’il figurait parmi les dialectes <strong>de</strong> l’italien. C<strong>et</strong><br />

aspect institutionnel ne <strong>de</strong>vait pas être si éloigné <strong>de</strong>s considérations plus populaires puisque,<br />

dans les archives journalistiques <strong>de</strong> 1951, cela ne trouble apparemment pas le grand public.<br />

En revanche, si une extension apparaît, d’abord <strong>de</strong> façon partielle en 1973, puis par décr<strong>et</strong><br />

définitivement, l’année d’après, intégrant le <strong>corse</strong> à la loi Deixonne, lui conférant <strong>de</strong> nouvelles<br />

considérations institutionnelles, c’est parce que le grand public, justement, n’a certainement<br />

plus le même égard vis-à-vis du <strong>corse</strong>. Face à une acculturation achevée pour la Corse, le<br />

mouvement <strong>de</strong> réappropriation culturelle <strong>et</strong> linguistique, communément appelé Riacquistu 3 ,<br />

prenant conscience d’une baisse <strong>de</strong>s pratiques.<br />

C<strong>et</strong>te réciprocité dynamique <strong>de</strong>s influences institutionnelles, <strong>de</strong>s représentations<br />

populaires <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pratiques qui en fin <strong>de</strong> compte s’influencent mutuellement, comme dépeint<br />

ici dans le cas <strong>corse</strong>, a été théorisée par Philippe Blanch<strong>et</strong> qui décrit un fonctionnement<br />

en « “hélice complexe” à trois pôles où <strong>de</strong>s pratiques, <strong>de</strong>s représentations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s institutionnalisations<br />

interagissent pour <strong>de</strong>ssiner ces “unités multiplexes” [les langues]. C’est ce qui<br />

distingue une approche glottopolitique (qui intègre les acteurs) d’une politique linguistique<br />

(qui pourrait être imposée d’en haut). » (Blanch<strong>et</strong>, 2004, p. 35.) Si la recherche menée sur<br />

une langue ambitionne une application par une implication du chercheur, aucun <strong>de</strong> ces trois<br />

pôles ne doit alors être négligé.<br />

SITUATION SOCIOLINGUISTIQUE DU CORSE<br />

Afin <strong>de</strong> centrer notre propos, voici un bref aperçu du contexte sociolinguistique du <strong>corse</strong>.<br />

<strong>Langue</strong> romane du groupe italo-roman, le <strong>corse</strong> se pratique majoritairement sur l’île<br />

<strong>de</strong> Corse <strong>et</strong> dans la zone septentrionale <strong>de</strong> la Sardaigne. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière évolue toutefois<br />

vers une distanciation avec les variétés <strong>de</strong> la Corse, tant du point <strong>de</strong> vue intrinsèquement<br />

linguistique 4 que sociolinguistiquement. En Corse, la langue <strong>corse</strong> se définit comme une<br />

3 Je vous renvoie, si vous êtes intéressé par c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong>, à l’excellente analyse d’Anne Meistersheim<br />

(2008), qui non seulement décrit c<strong>et</strong>te pério<strong>de</strong> charnière dans le processus <strong>de</strong> revitalisation linguistique<br />

du <strong>corse</strong>, mais s’interroge par ailleurs sur l’actuelle normalisation <strong>de</strong> la société <strong>corse</strong> <strong>et</strong> la crise<br />

morale qui l’accompagne.<br />

4 Un travail d’élaboration pour donner une graphie standard au g allurais (variété <strong>de</strong> <strong>corse</strong> parlée en<br />

Sardaigne) est, au moment <strong>de</strong> l’écriture <strong>de</strong> ce livre, en cours avec une approche qui ne prend pas en<br />

considération <strong>de</strong>s fondamentaux <strong>de</strong> l’écriture du <strong>corse</strong>.


20<br />

LANGUE CORSE : CONSTRUCTION, TRANSMISSION ET DIFFUSION DE NORMES<br />

unité composée <strong>de</strong> trois régiolectes avec une tendance à la création, interne à la langue, <strong>de</strong><br />

formes linguistiquement hybri<strong>de</strong>s, que l’on nomme mixalecte, qui sera explicitée dans la<br />

première partie <strong>de</strong> l’ouvrage. L’influence du français ne modifie pas en profon<strong>de</strong>ur la langue<br />

<strong>corse</strong>. Les changements les plus notables, résultant du contact avec la langue française,<br />

sont l’évolution <strong>de</strong> l’accent <strong>et</strong> les néologismes empruntés, <strong>de</strong> nos jours, majoritairement au<br />

français. Ces <strong>de</strong>ux facteurs <strong>et</strong> le manque d’échanges <strong>de</strong> toutes sortes (contribuant aussi à<br />

ces <strong>de</strong>ux facteurs) sont, à n’en pas douter, à l’origine <strong>de</strong> la distance prise entre les variétés<br />

<strong>de</strong> Corse <strong>et</strong> celles <strong>de</strong> Sardaigne.<br />

Depuis 1974, le <strong>corse</strong> est, comme indiqué précé<strong>de</strong>mment, enseigné dans les écoles<br />

publiques grâce à l’extension <strong>de</strong> la loi Deixonne, votée initialement en 1951, qui prévoyait<br />

l’enseignement <strong>de</strong>s langues régionales. Cependant, en 1951, le <strong>corse</strong> n’entrait pas dans c<strong>et</strong>te<br />

loi, car coupable à la fois d’appartenir à une aire linguistique étrangère (l’aire italienne)<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> ne pas avoir atteint un <strong>de</strong>gré suffisant d’unification <strong>et</strong> <strong>de</strong> codification pour aspirer à<br />

être enseigné dans les écoles. Un sort similaire fut réservé à l’alsacien <strong>et</strong> au flamand pour<br />

les mêmes raisons. Ces prétextes linguistiques ne masquent qu’en partie le motif éminemment<br />

politique. En France, toutes les langues régionales ont subi une n<strong>et</strong>te diminution<br />

<strong>de</strong>s pratiques linguistiques au cours du xx e siècle.<br />

On peut affirmer que « la question <strong>de</strong> la langue <strong>corse</strong> est donc socialement vive <strong>et</strong><br />

intègre régulièrement le débat sur l’avenir politique <strong>de</strong> l’île » (Di Meglio, 2009, p. 84),<br />

<strong>et</strong> ce, <strong>de</strong>puis le Riacquistu <strong>de</strong>s années 1970 puisque, auparavant, Fernand Ettori relevait<br />

que : « L’omission du <strong>corse</strong> dans la Loi Deixonne <strong>de</strong> 1951 ne provoqua sur le moment<br />

aucune réaction ni dans la population ni chez les parlementaires <strong>de</strong> l’île qui votèrent la<br />

loi sans formuler aucune réserve. » (Ettori, 1975, p. 104.) Malgré la vivacité <strong>de</strong> la question<br />

linguistique, les pratiques informelles <strong>et</strong> usuelles sont n<strong>et</strong>tement en baisse <strong>de</strong>puis une<br />

cinquantaine d’années alors que son élaboration linguistique progresse régulièrement.<br />

La situation sociolinguistique actuelle laisse apparaître un n<strong>et</strong> recul <strong>de</strong> la <strong>transmission</strong><br />

intergénérationnelle. La réaction « pour r<strong>et</strong>rousser la diglossie » (Lafont, 1984), guidée<br />

par la sociolinguistique <strong>corse</strong>, n’a pas (encore) eu (ou peu eu) <strong>de</strong> conséquences favorables<br />

pour les pratiques linguistiques dans la sphère privée. En revanche, dans l’espace public, les<br />

r<strong>et</strong>ombées sont notables. À côté du recul <strong>de</strong>s pratiques dans la sphère privée, on observe<br />

une hausse <strong>de</strong>s pratiques du <strong>corse</strong> dans l’espace public, notamment les médias (Sorba,<br />

2014) <strong>et</strong> l’école publique (Di Meglio, 2009). On note également un consensus autour <strong>de</strong><br />

la question du <strong>corse</strong>. Les <strong>de</strong>ux enquêtes sociolinguistiques <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> ampleur réalisées<br />

en Corse (CTC, 2013a ; CdC <strong>et</strong> MSC, 2021) révèlent <strong>de</strong>s résultats quasi i<strong>de</strong>ntiques au<br />

suj<strong>et</strong> <strong>de</strong>s langues qui <strong>de</strong>vraient être parlées à l’avenir en Corse. En 2013, 90 % <strong>de</strong>s sondés<br />

pensent qu’à l’avenir, il faudrait parler <strong>corse</strong> <strong>et</strong> français sur l’île, contre 86 % en 2021 ; 7 %,<br />

uniquement français en 2013 <strong>et</strong> 6 % en 2021 ; enfin, 3 % ne souhaiteraient entendre que<br />

le <strong>corse</strong> en 2013 alors qu’ils sont 8 % en 2021. Parallèlement à ces chiffres, dire que les<br />

représentations linguistiques collectives interprètent explicitement le <strong>corse</strong> comme une<br />

langue à part entière, aujourd’hui, c’est pratiquement énoncer un truisme. Ajoutons à cela<br />

la volonté <strong>de</strong> doter le <strong>corse</strong> d’un statut <strong>de</strong> langue officielle. Le 17 mai 2013, l’Assemblée <strong>de</strong>


INTRODUCTION GÉNÉRALE<br />

21<br />

Corse a adopté la proposition <strong>de</strong> statut pour la coofficialité <strong>et</strong> la revitalisation <strong>de</strong> la langue<br />

<strong>corse</strong> par trente-six voix pour <strong>et</strong> onze non-participations au vote.<br />

Avec l’accès inédit aux responsabilités politiques régionales <strong>de</strong>s nationalistes <strong>corse</strong>s,<br />

à l’issue <strong>de</strong>s élections territoriales <strong>de</strong> 2015, <strong>de</strong> 2017, puis <strong>de</strong> 2021, qui ont toujours prôné<br />

un statut d’officialité pour le <strong>corse</strong>, on aurait pu s’attendre à un renforcement <strong>de</strong>s revendications<br />

concernant l’officialité <strong>de</strong> la langue <strong>corse</strong>. Cependant, l’État français n’a pas changé<br />

d’avis, <strong>et</strong> les nationalistes au pouvoir semblent moins obsédés par la question. Le prési<strong>de</strong>nt<br />

<strong>de</strong> la République française, Emmanuel Macron, lors <strong>de</strong> sa venue sur l’île en début d’année<br />

2018, a, en eff<strong>et</strong>, opposé une fin <strong>de</strong> non-recevoir à la coofficialité <strong>de</strong> la langue <strong>corse</strong>. Il s’est<br />

dit « tout à fait favorable à l’esprit du bilinguisme », mais contre l’officialité <strong>de</strong> la langue<br />

<strong>corse</strong>, affirmant, à l’instar <strong>de</strong> tous ses prédécesseurs : « dans la République française, il y a<br />

une langue officielle, le français 5 » (AFP, 2 018). Propos venant confirmer son discours <strong>de</strong><br />

campagne du 7 avril 2017, pour la prési<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> la République : « Il faut ai<strong>de</strong>r à ce qu’on<br />

enseigne le <strong>corse</strong> à l’école. Mais sortons <strong>de</strong>s débats théoriques <strong>de</strong> la coofficialité. La République<br />

a une langue : le français ! Cela ne doit pas changer, mais ça n’interdit pas qu’on enseigne<br />

<strong>de</strong>s langues qui font partie <strong>de</strong> la culture <strong>et</strong> <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> chacun. L’existence <strong>de</strong> langues<br />

régionales est compatible avec l’esprit <strong>de</strong> la République <strong>et</strong> sa force. » Au moment <strong>de</strong> la<br />

rédaction <strong>de</strong> ce livre, <strong>de</strong>s pourparlers entre l’État <strong>et</strong> les élus insulaires vont bon train pour<br />

une révision constitutionnelle proposant l’autonomie <strong>de</strong> la Corse au sein <strong>de</strong> la République.<br />

Si les négociations pour définir les contours <strong>de</strong> ce que sera c<strong>et</strong>te autonomie sont, forcément,<br />

complexes, l’officialisation du <strong>corse</strong> ne fait déjà plus partie <strong>de</strong> ces discussions. Pourtant,<br />

lors d’une session extraordinaire <strong>de</strong> l’Assemblée <strong>de</strong> Corse, tenue le 5 juill<strong>et</strong> 2023, <strong>et</strong> après<br />

<strong>de</strong>ux jours <strong>de</strong> débats intenses, un document, intitulé « Autonomia », définissant le proj<strong>et</strong><br />

d’autonomie souhaité, a été validé par quarante-six <strong>de</strong>s soixante-trois élus. Un statut <strong>de</strong><br />

coofficialité <strong>de</strong> la langue <strong>corse</strong> fait alors encore clairement partie du proj<strong>et</strong> <strong>et</strong> est même<br />

parmi les trois « revendications fondamentales » : « la langue <strong>corse</strong> […] doit avoir un statut<br />

<strong>de</strong> langue coofficielle sur le territoire <strong>de</strong> l’Île <strong>de</strong> Corse » (CdC, 2023, p. 7). Par la suite, la<br />

proposition d’« un service public <strong>de</strong> l’enseignement en faveur du bilinguisme », émis par<br />

E. Macron, le 28 septembre 2023 à l’Assemblée <strong>de</strong> Corse, paraît satisfaire les élus <strong>de</strong> la<br />

majorité territoriale qui s’expriment non sans résignation : « La coofficialité, aujourd’ hui,<br />

on sait très bien que c’est impossible à avoir… en Realpolitik lorsque, par le concours <strong>de</strong>s<br />

négociations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s circonstances, il y a une proposition commune qui peut émerger <strong>de</strong><br />

tous les groupes <strong>de</strong> l’Assemblée pour une forme d’officialité <strong>et</strong> <strong>de</strong> service public <strong>de</strong> la<br />

langue <strong>corse</strong> en Corse, <strong>et</strong> bien, moi, je dis : “je prends” ! 6 »<br />

C’est en s’appuyant sur c<strong>et</strong>te conjoncture que les parties <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ouvrage sont construites<br />

<strong>et</strong> que les recherches les ayant nourries ont été réalisées. La situation sociolinguistique du<br />

5 Consultable en ligne : https://www.lepoint.fr/soci<strong>et</strong>e/macron-contre-la-co-officialite-<strong>de</strong>-la-langue<strong>corse</strong>-07-02-2018-2193163_23.php#11<br />

6 Propos <strong>de</strong> Marie-Antoin<strong>et</strong>te Maupertuis, prési<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> l’Assemblée <strong>de</strong> Corse, lors <strong>de</strong> l’émission<br />

Cuntrastu, diffusée sur France 3 Corse ViaStella, le 20 décembre 2023.


22<br />

LANGUE CORSE : CONSTRUCTION, TRANSMISSION ET DIFFUSION DE NORMES<br />

<strong>corse</strong> sera donc présente tout au long <strong>de</strong> l’ouvrage avec <strong>de</strong>s focus sur les points qui cristallisent<br />

ma recherche. Ainsi, les éléments <strong>de</strong> c<strong>et</strong> aperçu seront repris <strong>et</strong> approfondis plus loin.<br />

ÉTUDIER LES MINORITÉS LINGUISTIQUES ET UNE<br />

LANGUE MINORITARISÉE EN PARTICULIER<br />

Il existe plusieurs approches <strong>et</strong> critères utilisés pour classer les langues. La catégorisation<br />

<strong>de</strong>s langues (familles <strong>de</strong> langues, groupes linguistiques, langues officielles, groupement géographique…),<br />

lorsqu’elle émane d’un intérêt scientifique, apporte <strong>de</strong>s éclaircissements <strong>et</strong> perm<strong>et</strong><br />

souvent une meilleure lecture <strong>de</strong> la situation sociolinguistique. L’effervescence <strong>de</strong>s recherches<br />

dans ce domaine engendre une catégorisation <strong>de</strong>s situations <strong>et</strong> une terminologie, aidant à les<br />

décrire, qui diffèrent légèrement selon les acceptions choisies, les spécialisations, les cadres<br />

épistémologiques sur lesquels on s’appuie, les lieux étudiés ou simplement les habitu<strong>de</strong>s langagières.<br />

C’est ainsi que l’on rencontre pour traiter d’obj<strong>et</strong>s quasiment semblables une série <strong>de</strong><br />

termes j<strong>et</strong>ant finalement beaucoup <strong>de</strong> confusion : langue minoritaire, langue minorée, langue<br />

minorisée, langue minoritarisée, pour ne r<strong>et</strong>enir que les plus communs.<br />

Julie Boissonneault <strong>et</strong> Christian Guilbault indiquent qu’« il est question <strong>de</strong> minorité<br />

linguistique dès lors qu’une communauté se voit imposer, dans la vie publique, l’usage d’une<br />

langue autre que la sienne » (Boissonneault <strong>et</strong> Guilbault, 2010, p. 13). Les travaux hexagonaux<br />

sur les minorités linguistiques ont fleuri ces vingt <strong>de</strong>rnières années. Les processus <strong>de</strong> recherche<br />

s’inscrivant, peu ou prou, dans <strong>de</strong>s volontés <strong>de</strong> revitalisation <strong>de</strong> ladite minorité linguistique.<br />

Les langues dites « <strong>de</strong> France » s’inscriraient alors dans c<strong>et</strong>te définition. Il est pourtant difficile<br />

d’affirmer pour ses défenseurs que, aujourd’ hui, le français ne serait pas « leur langue » ou la<br />

langue du territoire. Il faut donc aller plus loin dans les interprétations <strong>et</strong> se pencher plus avant<br />

sur les contextes socio-politico-historiques.<br />

La Charte européenne <strong>de</strong>s langues régionales ou minoritaires (traité européen <strong>de</strong> 1992),<br />

rédigée pour protéger ces langues <strong>et</strong> leur apporter un soutien <strong>de</strong> développement dans la vie<br />

publique <strong>et</strong> privée, donne une valeur juridique à une catégorisation <strong>de</strong>s langues. Dans ce même<br />

document, il est précisé que « par l’expression “langues régionales ou minoritaires”, on entend<br />

les langues : I/ pratiquées traditionnellement sur un territoire d’un État par <strong>de</strong>s ressortissants<br />

<strong>de</strong> c<strong>et</strong> État qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste <strong>de</strong> la population <strong>de</strong><br />

l’État ; <strong>et</strong> II/ différentes <strong>de</strong> la (<strong>de</strong>s) langue(s) officielle(s) <strong>de</strong> c<strong>et</strong> État ». Ici, il est difficile <strong>de</strong> saisir<br />

la nuance, s’il y en a une, entre le « ou » <strong>de</strong> « langues régionales ou minoritaires », du titre <strong>de</strong><br />

la charte, face au « <strong>et</strong> », que l’on r<strong>et</strong>rouve dans la précision terminologique. En revanche, ce<br />

qui est explicite, c’est que la conceptualisation <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux notions s’appuie sur la quantité <strong>de</strong>s<br />

locuteurs selon les territoires. Cécile Jahan apporte sa lecture <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux adjectifs « minoritaires »<br />

<strong>et</strong> « régionales » :<br />

[Les <strong>de</strong>ux adjectifs] se réfèrent aux situations où soit la langue est parlée par <strong>de</strong>s<br />

personnes qui ne sont pas concentrées sur une partie déterminée d’un État, soit<br />

elle est parlée par un groupe <strong>de</strong> personnes qui, bien que concentré sur une partie


INTRODUCTION GÉNÉRALE<br />

23<br />

du territoire d’un État, est numériquement inférieur à la population dans c<strong>et</strong>te<br />

région qui parle la langue majoritaire <strong>de</strong> l’État. Par conséquent, les <strong>de</strong>ux adjectifs<br />

(régionales <strong>et</strong> minoritaires) se rapportent à <strong>de</strong>s données <strong>de</strong> fait <strong>et</strong> non à <strong>de</strong>s notions<br />

<strong>de</strong> droit, <strong>et</strong> se réfèrent, en tout cas, à la situation existant dans un État déterminé (par<br />

exemple une langue minoritaire dans un État peut être majoritaire dans un autre État).<br />

(Jahan, 2005, p. 146.)<br />

En France, <strong>de</strong>ux termes s’imposent pour évoquer les autres langues que le français parlées<br />

sur le territoire : « langues régionales » <strong>et</strong> « langues <strong>de</strong> France ». On notera que la locution<br />

« langues <strong>de</strong> la France » est niée par les institutions. La formulation r<strong>et</strong>enue pour l’article 2 <strong>de</strong> la<br />

Constitution française, qui définit les principaux symboles <strong>et</strong> le principe <strong>de</strong> gouvernement <strong>de</strong> la<br />

République française, ne laisse guère <strong>de</strong> place aux autres langues : « La langue <strong>de</strong> la République<br />

est le français. » C<strong>et</strong>te phrase, premier alinéa <strong>de</strong> l’article, a été ajoutée par la loi constitutionnelle<br />

du 25 juin 1992. Lors du vote sur l’ajout <strong>de</strong> c<strong>et</strong> alinéa, le ministre <strong>de</strong> la Justice a indiqué<br />

aux députés <strong>et</strong> sénateurs que c<strong>et</strong>te précision ne nuirait aucunement aux langues régionales. Le<br />

terme « régionales » étant lui-même ambigu. Il ne s’agit pas ici <strong>de</strong> régions administratives mais<br />

plutôt d’une définition historique du terme « région » qui <strong>de</strong>meure très floue. Les langues dites<br />

<strong>de</strong> France peuvent, quant à elles, comprendre les langues issues <strong>de</strong> l’immigration.<br />

Le site « vie-publique.fr », produit, édité <strong>et</strong> géré par la Direction <strong>de</strong> l’information légale<br />

<strong>et</strong> administrative, administration publique française, développe explicitement que « la France<br />

s’est construite autour <strong>de</strong> sa langue, le français. Dès le xvi e siècle, le pouvoir royal a entrepris<br />

d’élaborer l’unité d’un pays par la compréhension <strong>de</strong> ses lois, “en françois”. Depuis c<strong>et</strong>te époque,<br />

jamais les dirigeants français n’ont abandonné la volonté d’unifier, <strong>de</strong> réguler – ou d’interdire<br />

– par la langue. » C<strong>et</strong>te idée d’unité nationale qui serait subordonnée à la langue unique <strong>et</strong> à<br />

son monolinguisme se r<strong>et</strong>rouve quelques lignes plus bas sur le même site officiel : « La nation<br />

française a bâti son unité sur le monolinguisme. D’abord contre le latin utilisé dans les actes <strong>de</strong><br />

justice <strong>et</strong> par le clergé, avec François I er , puis contre les langues régionales, avec la Révolution<br />

française puis la III e République <strong>et</strong> l’instruction obligatoire en français. »<br />

Si l’on compare les textes relatifs à l’unité <strong>et</strong> indivisibilité <strong>de</strong>s nations française, italienne<br />

<strong>et</strong> espagnole, pour citer les plus proches <strong>de</strong>s territoires auxquels appartient le <strong>corse</strong>, on observe<br />

<strong>de</strong>s conceptualisations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s textes très différents. En France, l’article 1 assure que « la France<br />

est une République indivisible, laïque, démocratique <strong>et</strong> sociale. Elle assure l’égalité <strong>de</strong>vant la<br />

loi <strong>de</strong> tous les citoyens sans distinction d’origine, <strong>de</strong> race ou <strong>de</strong> religion. Elle respecte toutes<br />

les croyances. Son organisation est décentralisée. » En Espagne, l’article 2 <strong>de</strong> la Constitution<br />

garantit l’indivisibilité ainsi : « La Constitution a pour fon<strong>de</strong>ment l’unité indissoluble <strong>de</strong> la<br />

Nation espagnole, patrie commune <strong>et</strong> indivisible <strong>de</strong> tous les Espagnols. Elle reconnaît <strong>et</strong> garantit<br />

le droit à l’autonomie <strong>de</strong>s nationalités <strong>et</strong> <strong>de</strong>s régions qui la composent <strong>et</strong> la solidarité entre<br />

elles. » En Italie, c’est l’article 5 <strong>de</strong> la Constitution qui relate l’indivisibilité : « La République,<br />

une <strong>et</strong> indivisible, reconnaît <strong>et</strong> favorise les autonomies locales ; elle réalise dans les services qui<br />

dépen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> l’État la plus large décentralisation administrative ; elle adapte les principes <strong>et</strong> les<br />

métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sa législation aux exigences <strong>de</strong> l’autonomie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la décentralisation. » L’accent


24<br />

LANGUE CORSE : CONSTRUCTION, TRANSMISSION ET DIFFUSION DE NORMES<br />

mis par les Constitutions sur l’autonomie <strong>de</strong>s régions italiennes <strong>et</strong> espagnoles ne se r<strong>et</strong>rouve<br />

pas dans les principes <strong>de</strong> la Constitution française.<br />

Si l’on pousse le comparatif <strong>de</strong>s textes à ceux relatifs aux langues, on observera, là aussi,<br />

une distance dans la conceptualisation, notamment concernant l’appartenance <strong>de</strong>s langues à la<br />

nation. La réforme <strong>de</strong> la Constitution française <strong>de</strong> 2008 a introduit un article 75-1 qui précise<br />

que « les langues régionales appartiennent au patrimoine <strong>de</strong> la France ». C<strong>et</strong> article n’institue<br />

pas un droit ou une liberté que la Constitution garantirait. La question peut se poser <strong>de</strong> savoir<br />

où se situe l’intérêt d’un tel texte. L’annulation par le tribunal administratif <strong>de</strong> Bastia d’une<br />

délibération, datant du 16 décembre 2021, <strong>de</strong> l’Assemblée <strong>de</strong> Corse, consacrant l’usage <strong>de</strong> la<br />

langue <strong>corse</strong> au sein <strong>de</strong> l’ hémicycle <strong>de</strong> l’île, est un bon exemple <strong>de</strong> l’inefficacité, pour ne pas<br />

dire <strong>de</strong> l’inutilité, <strong>de</strong> l’article 75-1. Pour rej<strong>et</strong>er la délibération <strong>de</strong> l’Assemblée <strong>de</strong> Corse, dans<br />

son jugement rendu le 9 mars 2023, le juge administratif s’est appuyé uniquement sur l’article 2<br />

<strong>de</strong> la Constitution sans jamais évoquer l’article 75-1.<br />

En Italie, l’article 6 indique que « la République protège par <strong>de</strong>s <strong>normes</strong> particulières<br />

les minorités linguistiques ». En Espagne, l’article 3 <strong>de</strong> la Constitution, relatif aux langues du<br />

pays, va encore plus loin dans la précision <strong>de</strong> la protection :<br />

« 1. Le castillan est la langue espagnole officielle <strong>de</strong> l’État. Tous les Espagnols ont le <strong>de</strong>voir<br />

<strong>de</strong> la savoir <strong>et</strong> le droit <strong>de</strong> l’utiliser.<br />

2. Les autres langues espagnoles seront également officielles dans les Communautés<br />

autonomes respectives, conformément à leurs statuts.<br />

3. La richesse <strong>de</strong>s différentes modalités linguistiques <strong>de</strong> l’Espagne est un patrimoine<br />

culturel qui doit être l’obj<strong>et</strong> d’une protection <strong>et</strong> d’un respect particuliers. »<br />

Ce (trop) court comparatif <strong>de</strong>s textes constitutionnels relatifs aux langues a pour but<br />

<strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en lumière qu’il existe bien diverses conceptualisations <strong>et</strong> acceptions <strong>de</strong> la notion<br />

d’appartenance nationale <strong>de</strong>s langues d’un territoire. Ces textes constituent, bien souvent, <strong>de</strong>s<br />

freins ou <strong>de</strong>s moteurs à la promotion <strong>de</strong>s langues concernées.<br />

Quand le terme « langue » s’accompagne d’un adjectif pour la qualifier, théoriquement,<br />

une gradation implicite apparaît. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s réponses aux débats sur la pertinence <strong>de</strong><br />

l’opposition entre langue nationale <strong>et</strong> langue régionale (certaines régions ne connaissent-elles<br />

pas <strong>de</strong>s revendications pour être reconnues comme nations ?), les différentes écoles ont donc<br />

élaboré la série <strong>de</strong> dénominations évoquées précé<strong>de</strong>mment. P. Blanch<strong>et</strong> (2005) apporte un<br />

éclaircissement à ces termes à l’ai<strong>de</strong> d’une modélisation <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong> minoritarisation <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> majoritarisation. En fait, les termes sont mis en opposition pour expliquer les phénomènes :<br />

minoration/majoration (aspect qualitatif) ; minorisation/majorisation (aspect quantitatif) ;<br />

minoritarisation/majoritarisation (aspects qualitatif <strong>et</strong> quantitatif).<br />

Le terme « minoritarisé » choisi en sous-titre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te introduction con<strong>de</strong>nse donc les<br />

<strong>de</strong>ux aspects, qualitatif <strong>et</strong> quantitatif, afin d’exprimer <strong>et</strong> <strong>de</strong> définir la domination du français<br />

sur le <strong>corse</strong>.<br />

Et ce, même si, à raison, James Costa s’interroge sur la situation actuelle <strong>de</strong> la minoration<br />

du <strong>corse</strong> : « peut-on encore parler <strong>de</strong> minoration dans le cas <strong>de</strong> langues qui sont <strong>de</strong> moins en<br />

moins l’expression <strong>de</strong> voix socialement condamnées, <strong>et</strong> <strong>de</strong> plus en plus apprises par choix

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