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Giordani_extrait

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L’étrange monsieur <strong>Giordani</strong><br />

Vie et œuvre d’un armurier ajaccien de la Belle Époque


Ouvrage réalisé avec le concours de la Collectivité de Corse.<br />

2


Jean-Louis Leccia<br />

L’étrange<br />

monsieur <strong>Giordani</strong><br />

Vie et œuvre<br />

d’un armurier ajaccien<br />

de la Belle Époque


5<br />

Sommaire<br />

Introduction ................................................................. 7<br />

I. Le citoyen engagé et pédagogue, le sportif<br />

et tireur émérite ...................................................................... 9<br />

Le bataillon scolaire d’Ajaccio ................................... 9<br />

La contribution à l’effort de guerre ........................ 17<br />

Le tireur d’élite, lauréat de nombreux prix,<br />

coupes et médailles ..................................................... 22<br />

II. L’artiste épris de son île et versé<br />

dans l’ésotérisme .................................................................. 33<br />

L’inspiration corse ...................................................... 33<br />

Une fascination pour le mystère .............................. 36<br />

Le franc-maçon républicain ...................................... 45<br />

III. L’ingénieur armurier, industrieux et inventif ..... 47<br />

Les hausses dérivables pour fusils Lebel ................. 48<br />

Les pistolets et carabines de tir ................................. 53<br />

Le procédé de bronzage <strong>Giordani</strong> ........................... 57<br />

IV. Le commercant avisé, importateur d’armes<br />

en tous genres ........................................................................ 59<br />

Les armes de chasse et de défense ............................ 59<br />

Les armes de guerre et de récompense .................... 62<br />

V. Le spécialiste du stylet corse ........................................ 67<br />

Les lignes générales ..................................................... 69<br />

Les styles ........................................................................ 80<br />

Les matériaux ............................................................... 90<br />

Les lames ....................................................................... 92<br />

VI. Les Vendettas et leurs avatars.................................. 105<br />

Les Vendettas ............................................................ 105<br />

Les couteaux à tout faire ......................................... 114<br />

Les sceaux..................................................................... 118<br />

VII. Le collectionneur éclairé ........................................ 121<br />

L’uniformologue ...................................................... 121<br />

L’amateur d’armes anciennes ............................... 122<br />

Épilogue .................................................................... 125<br />

Appendice ................................................................ 129<br />

Les chasseurs à pied et alpins ................................. 129<br />

Les Corses et l’armée à l’époque de <strong>Giordani</strong> ... 132<br />

Glossaire ................................................................... 142<br />

Annexes ..................................................................... 145


6


Introduction<br />

Léon Émile <strong>Giordani</strong> naît le 29 juillet 1874 à Besançon de<br />

Catherine Truchot et de Jean-Baptiste <strong>Giordani</strong>, originaire de<br />

Bastelica. Ce dernier est alors lieutenant au 60 e de ligne, comme<br />

d’autres membres de la famille. Il a combattu les Prussiens lors<br />

de la guerre de 1870 et se retirera avec le grade de commandant.<br />

Le jeune Émile reçoit naturellement une éducation dans<br />

laquelle le culte de la patrie et du drapeau est un marqueur fort.<br />

Sous la houlette de son père, qui se plaît à organiser compétitions<br />

et galas de gymnastique, il est inscrit très jeune à des<br />

concours de tir. Il devient ainsi très tôt une fine gâchette et<br />

un sportif accompli. S’il n’embrasse pas l’état militaire, il<br />

demeurera animé, sa vie durant, d’un fort esprit civique et<br />

entretiendra un goût prononcé pour les armes et leur pratique…<br />

Esprit curieux et inventif, Émile s’oriente vers des<br />

études d’ingénieur-armurier. En parallèle, il cultive des dons<br />

artistiques précoces pour le dessin et la peinture. À 20 ans, lors<br />

du conseil de révision, il déclare la profession d’artiste peintre.<br />

M me Peraldi qui, petite fille, a connu l’artiste précise avec une<br />

certaine emphase : « Il avait fait l’école polytechnique de<br />

Zurich. Mes parents, qui étaient ses amis, le qualifiaient ainsi :<br />

“Un homme d’une intelligence supérieure, hors norme !” ».<br />

Il œuvre un temps au sein de la Manufacture d’armes<br />

et de cycles de Saint-Étienne en qualité de contremaître. Il y<br />

approfondira ses connaissances techniques des armes.<br />

Mais sa soif d’indépendance le pousse à fonder sa<br />

propre entreprise. Au vu d’une carte de visite exhumée<br />

par Jean-Claude Fieschi, il dirige un temps, à Besançon,<br />

la fabrique de pneumatiques Cycles Vulcan. C’est probablement<br />

à partir de cette expérience qu’il développe un<br />

intérêt pour le travail des matières plastiques et synthétiques.<br />

Le 27 octobre 1898, L’Écho des mines et de l’industrie<br />

fait mention de la liquidation judiciaire de sa société, qu’il<br />

avait fondée en qualité de mécanicien constructeur.<br />

En 1901, il s’installe à Ajaccio pour se consacrer, sur<br />

la terre de ses ancêtres, à sa véritable passion pour les armes.<br />

Dès lors, il n’a de cesse d’en perfectionner, d’en créer, d’en<br />

recycler, d’en collectionner et de s’en servir avec maestria.<br />

C’est alors un jeune homme de 27 ans qui débarque dans<br />

la cité impériale au bras de sa seconde épouse, Clarisse Cazet,<br />

native de Dijon. Au naturel, ce parfait sportsman, marcheur<br />

infatigable, se distingue par un regard vif et clair, parfois malicieux.<br />

Il arbore dès l’adolescence une barbe rousse et fournie.<br />

Tout au long de sa vie, il cultivera<br />

une allure martiale. Rarement en tenue<br />

bourgeoise, il affectionne les culottes de<br />

golf et les vestes de tweed coupées pour la<br />

chasse. En hiver, il se drape dans de vastes<br />

capotes de style militaire. En général, il se<br />

coiffe d’un feutre mou ou encore d’une<br />

blanche casquette à pont qui lui confère<br />

un air de yachtman, vaguement tsariste.<br />

Ce type de couvre-chef, parfois constellé<br />

de breloques, était particulièrement en vogue parmi ces<br />

messieurs des sociétés de tir. Il se chausse de brodequins de<br />

marche qu’il assortit volontiers de houseaux ou de bandes<br />

molletières. Sa panoplie de nemrod se complète d’une canne,<br />

plus rarement d’une pipe. Face à l’objectif, il affecte selon les<br />

circonstances un air hardi, décidé ou nonchalant.


8<br />

L’uniforme du bataillon<br />

scolaire d’Ajaccio s’inspire<br />

directement de celui<br />

des chasseurs alpins.<br />

Détail uniformologique :<br />

la tarte est portée<br />

réglementairement,<br />

inclinée sur la gauche<br />

chez les chasseurs,<br />

alors que leurs cadets<br />

du bataillon scolaire<br />

l’inclinent le plus souvent<br />

sur la droite. Portrait<br />

de Dominique Sciutti,<br />

de Santa Lucia di Tallà,<br />

arrière-grand-père de<br />

l’auteur. Né deux ans<br />

après <strong>Giordani</strong>, ce diable<br />

bleu, père de cinq enfants,<br />

ne se déroba pas à la<br />

Grande Guerre. Grand<br />

patriote, il avait prénommé<br />

l’une de ses filles, née<br />

en 1914, Marie-Hélène-<br />

Guerrière ! 1 n<br />

1. Ces prénoms patriotiques,<br />

donnés pendant<br />

la guerre, étaient assez<br />

fréquents en Corse. Ma<br />

grand-tante Ninette De<br />

Peretti, née Camilli, en<br />

1916, était prénommée<br />

Victoire.


Le citoyen engagé<br />

Chapitre 1<br />

et pédagogue, le sportif et tireur émérite<br />

Le bataillon<br />

scolaire d’Ajaccio<br />

Patriote, imprégné d’un esprit revanchard, Émile <strong>Giordani</strong><br />

dirige et encadre, peu avant la Grande Guerre, la Société<br />

de gymnastique et de préparation militaire. Cette dernière<br />

a probablement succédé au bataillon scolaire 2 d’Ajaccio,<br />

dont elle porte encore les attributs et sans doute le nom. Les<br />

gamins et adolescents qui le composent revêtent, spécificité<br />

locale, non pas l’uniforme de l’infanterie mais une tenue<br />

bleu marine, inspirée de celle des chasseurs alpins. Ce détail<br />

marque déjà à l’époque le souci des Ajacciens d’être à la pointe<br />

de la modernité et de la mode, car il s’agit d’un corps prestigieux<br />

de création récente (1888).<br />

2. Les bataillons scolaires sont institués par décret du 6 juillet 1882 pour<br />

préparer les enfants au service militaire et dans le but final de réduire la durée de<br />

ce dernier. Il est possible d’en créer dans les établissements de plus de 200 élèves.<br />

L’encadrement est assuré par les instituteurs, quand ils présentent les aptitudes<br />

nécessaires, et reçoit les ordres d’un instructeur en chef désigné par l’autorité<br />

militaire. Les entraînements ont lieu le jeudi ou le dimanche. Aucun règlement<br />

ne définit l’uniforme qui est à la charge des municipalités. Le plus souvent, il<br />

s’inspire de celui de l’infanterie et, notamment en région parisienne, de celui de<br />

la marine : les enfants portent une vareuse bleue, un pantalon gris et sont coiffés<br />

d’un bâchi avec pompon rouge et bande frontale portant le nom de la ville. En<br />

revanche, il est stipulé que les fusils doivent être conformes aux modèles réglementaires<br />

mais inaptes au tir. Pour les plus jeunes, les pointes de baïonnettes doivent<br />

être émoussées. Selon les classes d’âge et les municipalités, l’armement s’étend<br />

de simples fusils de bois à de parfaites répliques à culasse mobile des fusils Gras<br />

1874 puis Lebel 1886, en tailles plus ou moins réduites. En Corse, les enfants les<br />

plus âgés étaient dotés d’armes pouvant tirer à balles réelles et les baïonnettes<br />

n’étaient pas émoussées ! De telles dérogations à la règle générale ont été observées<br />

dans d’autres départements.<br />

Les élèves soldats portent une curieuse vareuse/<br />

chemise, à demi boutonnée et garnie d’un large col chevalière,<br />

à l’instar de celle des chasseurs alpins. Sur chaque rabat du col<br />

en jaune, ou plus précisément « jonquille », selon la terminologie<br />

des chasseurs, figurent les initiales « B S » (bataillon<br />

scolaire). En lieu et place du képi, ils sont coiffés de l’imposante<br />

« tarte alpine », portant à gauche le numéro 579. C’est<br />

probablement pour arborer ces trois chiffres que les cadets<br />

ajacciens inclinent leur tarte à gauche, à l’anglaise et à l’inverse<br />

du règlement de l’armée française. Des chevrons de grade,<br />

des insignes de spécialité, parfois même des cors de chasse de<br />

tireur d’élite, sont cousus sur les manches des uniformes de<br />

certains des adolescents. Les plus jeunes portent des culottes<br />

s’arrêtant au-dessus du genou et sont dotés du fusil Gras 1874<br />

de taille réduite, spécifique aux bataillons scolaires, ainsi que<br />

de sa baïonnette à pointe non émoussée. Les plus âgés portent<br />

les pantalons serrés dans des bandes molletières et des fusils<br />

d’adulte. Tous ont la taille prise dans une bande de toile.<br />

Cette taillole semble être d’un bleu moins soutenu que celui<br />

de l’uniforme, à moins qu’elle ne soit rouge ?<br />

Il est très vraisemblable que l’entretien, si ce n’est la fourniture<br />

de l’armement de ces enfants soldats, était supervisé par<br />

l’excellent M. <strong>Giordani</strong> et qu’il dirigeait aussi les séances de<br />

tir. Précédés par une fanfare miniature, ces gamins et adolescents,<br />

qui s’entraînent le jeudi et le dimanche, défilent dans<br />

les rues d’Ajaccio flanqués par un superviseur militaire issu du<br />

116 e puis du 173 e d’infanterie et de l’increvable <strong>Giordani</strong> (ce<br />

qui est la moindre des choses pour un ex-fabricant de pneus !).


10<br />

Gamin d’une dizaine d’années, membre du bataillon scolaire d’Ajaccio. Il porte<br />

encore les culottes courtes et la baïonnette de son petit mousqueton Gras n’est<br />

pas émoussée. Il arbore sur le bras gauche un insigne de spécialité. On distingue<br />

assez mal une pelle et une hache croisées, qui pourraient refléter des compétences<br />

techniques (sapeur ?). n<br />

Un peu plus âgé que le précédent, ce jeune garçon porte des culottes serrées<br />

dans des bandes molletières et sa vareuse/chemise est prise dans une taillole<br />

probablement bleue, sur laquelle se boucle un large ceinturon à plateau lisse,<br />

similaire à celui de l’infanterie. n


Le citoyen engagé et pédagogue, le sportif et tireur émérite<br />

11<br />

En sus de son rôle au sein du bataillon scolaire, Émile<br />

exerce de longues années durant la fonction de professeur de<br />

gymnastique et d’éducation physique dans les deux écoles<br />

normales et, pendant plus de trente ans, celle d’inspecteur<br />

de l’enseignement technique. Son engagement pédagogique<br />

sera couronné par les Palmes académiques.<br />

Avec les titres d’armurier et d’officier d’académie, Il<br />

figure en bonne place en 1912 sur une liste de notables ajacciens<br />

briguant des postes de conseillers aux élections municipales<br />

du 5 mai. En bon Corse, sous l’étiquette du parti<br />

républicain, <strong>Giordani</strong> s’est donc laissé tenter, à 38 ans, par<br />

le démon de la politique. Le Courrier de la Corse qualifie les<br />

membres de cette liste de « concentration républicaine 3 »<br />

d’être parmi « les plus honorables citoyens de notre ville,<br />

estimés de tous ».<br />

Ce jeune homme est équipé d’un Lebel 1886 et de sa baïonnette : la bientôt célèbre<br />

Rosalie. Au collet, les initiales « B S » sont bien visibles en jonquille (jaune) de même<br />

que le numéro du bataillon d’Ajaccio (579) cousu sur la droite de la tarte alpine.<br />

On distingue les trois boutons de métal fermant le haut de la vareuse/chemise.<br />

Sur ces clichés de cadets, on note l’inclinaison de la tarte à l’inverse du port<br />

réglementaire des chasseurs alpins. n<br />

3. Sous la iii e République, les listes dites de « concentration républicaine » réunissaient<br />

schématiquement des républicains de différentes tendances, d’abord face<br />

aux monarchistes, puis face aux socialistes.


12<br />

Les enfants d’Ajaccio encore trop jeunes pour rallier le bataillon scolaire précèdent<br />

leurs aînés sur le cours Grandval. n<br />

Musique en tête, le bataillon fait halte. À droite de la photo, <strong>Giordani</strong> en pantalon de<br />

golf, la canne à la main. Les membres de la musique se distinguent<br />

par une soutache, probablement jaune, bordant le grand col chevalière<br />

de la vareuse/chemise. n


Le citoyen engagé et pédagogue, le sportif et tireur émérite<br />

13<br />

Le bataillon, toujours escorté par des gamins, progresse en bon ordre vers les<br />

terrains de manœuvre. <strong>Giordani</strong> et un acolyte, au pas, le flanquent par sa gauche. n


14<br />

Les plus grands, encadrés par l’instructeur et <strong>Giordani</strong>, sont<br />

en position de tir dans la tranchée. Photographie prémonitoire :<br />

quelques années plus tard, la plupart d’entre eux, y compris<br />

les plus jeunes, passeront quatre ans dans la boue des immenses<br />

boyaux du front. Beaucoup ne reverront jamais la Corse. n<br />

Les enfants prennent une pose belliqueuse et mettent en joue<br />

le photographe. À gauche de la photo, en képi, assis près d’un<br />

tout jeune, l’instructeur détaché du 116 e ou du 173 e . n


Le citoyen engagé et pédagogue, le sportif et tireur émérite<br />

15<br />

<strong>Giordani</strong> et l’instructeur posent à gauche du bataillon. n<br />

Sur les musettes des enfants du premier rang, quarts et bidons réglementaires.<br />

Sur le bras gauche des jeunes assis aux 1 er et 2 e rangs à gauche, le cor de chasse des tireurs d’élite. Le second arbore en outre, en bas de la manche gauche,<br />

un chevron de grade. <strong>Giordani</strong> pose entre le cycliste et le chef de musique, l’instructeur en képi se tient au centre, au dernier rang. n


16<br />

Émouvante photo aux portes de la guerre.<br />

À gauche, un sous-officier du 173 e d’infanterie. Le groupe d’hommes mûrs<br />

est composé de réservistes du 373 e commandés par un vieux capitaine décoré<br />

de la Légion d’honneur.<br />

Devant, deux jeunes du bataillon scolaire 4 . À l’instar de leurs anciens, ils sont équipés<br />

du fusil Lebel et de la Rosalie. Bientôt, ces gamins et ces moustaches grises seront<br />

jetés dans la tourmente. En Corse, les réservistes et même les territoriaux furent<br />

envoyés en première ligne. n<br />

4. Sur ce cliché, la tarte est portée inclinée sur la gauche, à la façon réglementaire<br />

des chasseurs alpins. Est-ce dû à la présence des anciens, qui ont su ramener leurs<br />

cadets à la relative rigueur en vigueur dans l’armée française ?<br />

Beaucoup<br />

de très jeunes<br />

gens devancèrent<br />

l’appel, comme<br />

mon grand-oncle<br />

Anghjulinu Leccia,<br />

engagé à 16 ans<br />

au 22 e régiment<br />

d’infanterie<br />

coloniale,<br />

en trichant<br />

sur son âge. Il sera<br />

tué à l’ennemi, un<br />

an plus tard,<br />

Herbécourt, dans<br />

la Somme. n


Le citoyen engagé et pédagogue, le sportif et tireur émérite<br />

17<br />

La contribution<br />

à l’effort de guerre<br />

À travers son engagement pour les œuvres patriotiques et<br />

son indéfectible dévouement à la formation militaire et sportive<br />

des jeunes ajacciens, Émile cherchait-il à compenser ses propres<br />

faiblesses ? J’ai poussé la curiosité jusqu’à me pencher sur son<br />

dossier militaire, et cette consultation s’est avérée déconcertante.<br />

Ce gaillard châtain clair de un mètre soixante et onze,<br />

ce qui est grand pour l’époque, a 20 ans quand il se présente en<br />

1894 au conseil de révision à Besançon. D’emblée, on peut lire<br />

« classé dans les services auxiliaires pour l’armée d’active (lésion<br />

du coude gauche, arthrite chronique) ». L’absence de mention<br />

dans la rubrique d’active et dans celle de la réserve d’active laisse<br />

penser qu’il n’a jamais reçu d’affectation ni effectué de période<br />

de rappel ! Il est versé dans la territoriale le 1 er novembre 1908<br />

avec une affectation théorique au 7 e régiment d’artillerie à pied,<br />

qui compte un détachement en Corse.<br />

« Affecté à l’activité » à la mobilisation générale et<br />

arrivé au corps le 3 août 1914, il est employé à la direction de<br />

l’artillerie. Il est réformé n o 2 le 4 décembre 1914 à Ajaccio ;<br />

renvoyé dans ses foyers et rayé des contrôles le 17. On découvre<br />

ensuite que la décision de réforme ayant été annulée, il est à<br />

nouveau réformé n o 2 par la commission de réforme d’Ajaccio<br />

du 12 juin 1915, pour « sénilité avancée et fracture vicieusement<br />

consolidée du coude gauche ».<br />

Ce charabia médico-militaire nous laisse perplexe !<br />

Émile a-t-il été un « embusqué » ayant cherché à échapper<br />

à la guerre ou a-t-il, à contrecœur, été exclu de l’armée qu’il<br />

chérissait, pour une raison médicale sérieuse ? La mention<br />

Toussaint Guglielmi, chansonnier corse et poilu, stigmatise ici ceux qu’il nomme<br />

« les embusqués ». Dans une petite ville comme Ajaccio, une telle étiquette<br />

aurait été insuportable. Sans doute la réforme d’Émile était-elle justifiée. n<br />

finale – « Campagne contre l’Allemagne du 3 août au<br />

17 décembre 1914 » –, même si elle concerne des services<br />

effectués dans les bureaux, nous rassérène un peu.


18<br />

Stylet moderniste à l’aspect aérodynamique, conçu pour un poilu corse. Lame à la<br />

génoise, dépourvue de noix, et montée à plate semelle avec des plaquettes de cerf<br />

et trois rivets de cuivre. Fourreau de métal blanc à goutte de cuivre et chape<br />

rapportée garnie de deux pontets de cuivre. Comme <strong>Giordani</strong>, cette arme robuste<br />

ne semble pas avoir servi à sa redoutable vocation. n<br />

Si <strong>Giordani</strong> ne monte pas lui-même au front, il songe aux<br />

combattants de première ligne. En 1916, la pénurie de poignards<br />

de combat, indispensables pour le corps à corps, va conduire<br />

l’armée à distribuer les premiers modèles réglementaires dans<br />

les tranchées. En attendant, les poilus utilisent ce qu’ils ont<br />

sous la main, et les Corses ont souvent des stylets. Émile en<br />

conçoit un à la génoise, d’allure très moderniste, à lame montée<br />

à plate semelle et dépourvue de noix 5 . Ce stylet est dédié à un<br />

fantassin du 173 e d’infanterie. Ce régiment emblématique, à<br />

recrutement majoritairement corse, sera décimé plusieurs fois<br />

et s’illustrera par sa fougue et sa pugnacité. L’arme, du fait de<br />

sa qualité, était destinée probablement à un officier.<br />

5. Les mots relevant du vocabulaire technique, en particulier dans le domaine de<br />

la coutellerie, sont définis dans le glossaire en fin d’ouvrage (voir p. 143).<br />

La lame porte sur une face la mention de l’année et du régiment corse et, sur l’autre,<br />

le poinçon d’Émile <strong>Giordani</strong> Armurier (AEG), au-dessus de son classique poinçon<br />

ovale. Clichés J.-A. Bertozzi/Association Sintinelle. n


Le citoyen engagé et pédagogue, le sportif et tireur émérite<br />

19<br />

Projet d’un autre couteau de combat de même type,<br />

aux plaquettes de cerf montées à plate semelle. n<br />

De même, pendant la guerre, Émile, qui aime à personnaliser<br />

ses couteaux Vendettas, fait dessiner ou graver sur<br />

certains d’entre eux des symboles et devises patriotiques. On<br />

m’en avait ainsi promis un au manche de corne noire, dont<br />

la lame était gravée à l’acide « Mort aux Boches », mais sans<br />

que la promesse fût tenue.<br />

En revanche, un ami fiable m’a fait parvenir les photographies<br />

d’une Vendetta assez classique dont le manche d’os<br />

s’orne d’une Croix de guerre dessinée aux sels d’argent. Il<br />

est très vraisemblable que <strong>Giordani</strong> ait produit un certain<br />

nombre de couteaux de ce type. Les familles des combattants<br />

comme les trop rares permissionnaires<br />

devaient en être friands 6 .<br />

Bien qu’indéfectiblement attachés à la<br />

France, <strong>Giordani</strong> et la très grande majorité<br />

des Corses de l’époque étaient tout aussi<br />

conscients de leur particularisme et vouaient à<br />

la Corse un amour encore plus viscéral. En fait, la<br />

patrie n’étant pas toujours la meilleure des mères, les Corses<br />

se considéraient à la fois comme « Français à part entière<br />

et Français entièrement à part 7 ». En témoigne le revers du<br />

manche du couteau ci-dessous où on ne lit pas « France »<br />

mais « Corsica ». Petite et grande patrie sont à<br />

l’époque imbriquées comme des cercles<br />

concentriques.<br />

Vendetta portant<br />

sur la lame le poinçon ovale<br />

« <strong>Giordani</strong> Ajaccio » et la devise « Vendica<br />

l’Honore ». Son originalité réside<br />

dans le dessin du manche sur lequel les dates<br />

1914-1915 encadrent une représentation<br />

naïve de la Croix de guerre. (CBC) n<br />

6. Une réglementation très inique a réduit sensiblement le nombre de permissions<br />

des Corses par rapport à celui de leurs camarades continentaux. Rapidement,<br />

alors que les continentaux rentrent tous les trois mois, les Corses n’ont plus<br />

qu’une permission par an.<br />

7. Les Corses de plus de 46 ans ainsi que les pères de familles nombreuses combattaient<br />

en première ligne, comme mes arrière-grands-pères Beraldinu Leccia (47 ans<br />

en 1918, sept enfants) et Domenicu Sciutti (42 ans, cinq enfants), respectivement<br />

au 173e régiment d’infanterie et au 6e bataillon alpin de chasseurs à pied dans<br />

une compagnie de mitrailleuses. Ayant déjà effectué quatre et deux ans de service<br />

militaire, ces cultivateurs se rembarquèrent à nouveau pour la durée de la guerre. Ils<br />

combattirent quatre ans sur les théâtres d’opérations les plus exposés, notamment :<br />

Les Éparges, Verdun, Craonne, le Chemin des Dames, l’Hartmannswillerkopf…<br />

Les continentaux du même âge servaient à l’arrière dans la territoriale.


20<br />

Autre exemple de la forte volonté identitaire de nos anciens, ce poncif de carton,<br />

destiné à supporter les médailles, fut conçu spécialement pour les poilus corses.<br />

On peut y lire « Honneur aux Glorieux Combattants de la Corse ». (CDA) n<br />

Pour en revenir à <strong>Giordani</strong>, durant toute la durée du<br />

conflit, il continue à veiller sur ses pupilles encore trop jeunes<br />

pour combattre. Il les oriente vers des actions philanthropiques.<br />

Ainsi peut-on lire dans un numéro du Colombo de janvier 1915 :<br />

« Le président de la société de tir a l’honneur de présenter ses<br />

remerciements aux habitants d’Ajaccio pour l’accueil qu’ils<br />

ont réservé aux pupilles B.S. de la société lors des quêtes qui ont<br />

eu lieu du 26 au 30 décembre au profit des réfugiés serbes. Il<br />

est heureux de faire connaître que les dons recueillis s’élèvent à<br />

893 F et 85 centimes augmentés de nombreux objets en nature.<br />

Le président délégué départemental de l’union des sociétés de<br />

tir de France (USTF) GIORDANI. »<br />

<strong>Giordani</strong> poursuit aussi l’entraînement au tir et l’instruction<br />

militaire des classes 1916 et 1917. Si l’on en croit A.<br />

Violet qui signe une rubrique dans Le Tir national, les pioupious<br />

d’Émile sont bien plus aguerris que la plupart de leurs<br />

homologues du continent ! La scène se situe lors du concours<br />

international de Rouen, en mai-juin 1914.<br />

Quand je suis arrivé à Rouen, une des premières rencontres<br />

que j’aie faites fut celle de quatre jeunes gens qui arpentaient<br />

la terrasse du stand en causant. Ils avaient un costume<br />

complet de chasseur alpin, vareuse, molletières, béret planté<br />

sur l’oreille, baïonnette au côté et sur le collet… deux lettres<br />

jaunes B.S… Ces oiseaux-là, Monsieur, viennent décrocher<br />

le challenge de la jeunesse et vous ne serez pas le dernier à les<br />

féliciter… Quelqu’un me dit : Ah vous regardez les pupilles<br />

de <strong>Giordani</strong> ? Comment dites-vous ? C’est <strong>Giordani</strong> qui a<br />

fondé ça et qui traîne ça avec lui ? Est-ce qu’il ne devient pas<br />

maboul ? Non, non et quand vous les aurez vus à l’œuvre vous<br />

changerez. Et bien j’ai vu, j’ai entendu et j’ai approuvé… Il<br />

leur a fait comprendre que le premier devoir de celui qui<br />

porte un uniforme c’est de le respecter et je dois dire que<br />

tant que par ce que j’ai vu que par ce que j’ai entendu dire à<br />

tous mes vieux camarades et amis, les B.S de <strong>Giordani</strong> se sont<br />

acquis les sympathies par leur correction, leur tenue… Et voilà<br />

pourquoi j’ai félicité <strong>Giordani</strong> et ses pupilles. Ils jouent aux<br />

soldats c’est évident, mais ils y jouent bien… Garçons jouez<br />

au soldat, courageux, dévoué, prêt à se sacrifier pour son pays<br />

et pour ses frères… Ces jeux-là feront de vous, jeunes garçons<br />

de bons citoyens… Mais il faut que le jeu soit joué selon les<br />

règles, il ne faut pas de tricheries. Le jouent-ils correctement le<br />

jeu ? ces autres jeunes gens que nous avons vus, certains jours<br />

de concours où ils sont venus bottés, éperonnés, galonnés,<br />

torsadés et mettant à peine quelques balles en cible.<br />

J’en ris, mais j’en ris jaune ; parce que je pense qu’avant<br />

tout, ce sont des petits Français ; et que le jour de la bataille,


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jour qui viendra, qui vient ; ce jour-là pendant que les B.S.<br />

de <strong>Giordani</strong> défendront utilement et victorieusement leur<br />

peau ; beaucoup des autres périront faute d’avoir appris à<br />

se servir adroitement de l’arme qui leur est remise. C’est<br />

cette raison qui me dicte souvent des paroles amères à<br />

l’adresse des apologistes du panache. Ce qu’ils donnent<br />

à la jeunesse c’est une parodie d’instruction, un semblant<br />

de talent défensif, une ombre de sécurité.<br />

Se servir du panache, c’est-à-dire de l’agréable pour faire de<br />

l’utile, c’est très bien. Mais se borner à s’empanacher en négligeant<br />

le travail nécessaire que le pays réclame, c’est déplorable.<br />

Que n’avons-nous quelques milliers de <strong>Giordani</strong> !<br />

Cette bouffarde d’un chasseur corse du 116 e bataillon de réserve aurait sûrement<br />

plu à Émile. « Souvenir de la guerre 1914-15-16 » est gravé dessus. Ce soldat a-t-il<br />

été démobilisé ou a-t-il malheureusement cassé sa pipe en 1916 ? (CDA) n<br />

Émouvant hommage d’un poilu<br />

corse à son père… Un musicien,<br />

fidèle au Sacré Cœur ! n

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