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ISULA CORSICA
ISULA CORSICA
Au cœur de la collection cartographique
du musée de la Corse
Direction scientifique
Dominique Gresle
Cullettività di Corsica
MUSEU DI A CORSICA
•
En couverture :
Gerard van Keulen, Nieuwe Paskaert van de Zee Kusten van /
Provence en Italiæ / […] van t’eylandt Corsica (détail, cf. p.
244-245).
Les initiales suivantes renvoient aux auteurs :
M. A. : Maurice Aymard
N. B. : Nathalie Bouloux
D. G. : Dominique Gresle
F. L. : Frank Lestringant
M.-V. O.-M. : Marie-Vic Ozouf-Marignier
P. M. : Paolo Militello
G. T. : Georges Tolias
Liste des abréviations
L’abréviation fig. suivie d’un nombre renvoie à un document
cartographique du fonds du musée de la Corse identifié
par un cartel détaillé.
L’abréviation ill. suivie d’un nombre renvoie à l’illustration
d’une œuvre ou d’une carte conservée au sein d’autres
institutions patrimoniales, identifiée par un cartel
sommaire.
•
Ont participé à la rédaction de cet ouvrage
Maurice Aymard
Historien, spécialiste de l’histoire économique et sociale à l’époque moderne
Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
Nathalie Bouloux
Maîtresse de conférences en histoire médiévale, CESR-Université de Tours
Dominique Gresle
Historienne, docteur en histoire et civilisations, École des hautes études
en sciences sociales (EHESS).
Catherine Hofmann
Conservatrice générale, Bibliothèque nationale de France, département
des Cartes et plans, site Richelieu
Paolo Militello
Professeur d’histoire moderne, Université de Catane, département des Sciences
politiques et sociales
Olivier Lazzarotti
Professeur des Universités, unité de recherche CHSSC et rhizome CHÔROS,
Université de Picardie-Jules-Verne
Frank Lestringant
Professeur émérite de littérature du XVI e siècle, Université Paris-Sorbonne
(Paris IV)
Marie-Vic Ozouf-Marignier
Directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
UMR Géographie-cités
Réalisation du musée de la Corse,
Direction du Patrimoine, Collectivité de Corse
Coordination éditoriale, iconographie et cartels
Clarysse Binet-Bartoli, documentaliste (musée de la Corse)
Relecture et corrections
Edwige Fontaine
Conception graphique et mise en page
Valérie Biancarelli, directrice artistique (Albiana)
CO-ÉDITION
Musée de la Corse / Éditions Albiana
Musée de la Corse – Museu di a Corsica
La citadelle – 20250 Corti
Tél. : 04 95 45 25 45
museudiacorsica@isula.corsica
www.museudiacorsica.corsica
Albiana
6, bd Fred-Scamaroni – 20000 Ajaccio
Tél. : 04 95 50 03 00
secretariat@albiana.fr
www.albiana.fr
Marie-Eugénie Poli-Mordiconi
Conservatrice en chef du patrimoine, responsable honoraire des collections
du musée de la Corse
Hélène Richard
Conservatrice générale des bibliothèques
Directrice honoraire du département des Cartes et plans, Bibliothèque nationale
de France
Georges Tolias
Directeur d’études, École pratique des hautes études, section des Sciences
historiques et philologiques
Emmanuelle Vagnon
Chargée de recherche, CNRS. LaMOP (UMR 8589), Université de Paris I,
Panthéon-Sorbonne
© Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour
tous pays – Musée de la Corse / Albiana – 2024
Sommaire
9 • PRÉFACE Pierre-Jean Campocasso
10 • INTRODUCTION Dominique Gresle
14 • PATRIMOINE ET COLLECTION Marie-Eugénie Poli-Mordiconi
•
20 • PANORAMA HISTORIQUE
Une île parmi d’autres, une île d’exception. Relisons Braudel
Maurice Aymard
33 • L’île parmi les îles
34 • [La Corse dans la cartographie ptoléméenne Georges Tolias]
36 • Les cartes de la Corse à la fin du Moyen Âge Nathalie Bouloux
48 • [Cartographie marine de la Corse à l’aube du XVI e siècle Emmanuelle Vagnon]
50 • La Corse en cartes Frank Lestringant
60 • Archétypes cartographiques.
La Corse dans les Isole de Leandro Alberti (1567)
68 • Variations sur un thème perdu.
Les cartes de la Corse du XVI e au XVIII e siècle
Paolo Militello
Georges Tolias
82 • [Johann Vogt, témoin et acteur des révolutions corses Dominique Gresle]
86 • [La Corse cartographiée et commentée par un Génois… Dominique Gresle]
92 • Les cartes de Corse dans l’édition européenne (1528-1831) Catherine Hofmann
104 • Les cartes marines de la Corse Hélène Richard
112 • Jacques-Nicolas Bellin, ingénieur, ingénieur-hydrographe,
ingénieur-hydrographe-cartographe
Dominique Gresle
120 • La départementalisation et la représentation
du territoire (1750-1850)
Marie-Vic Ozouf-Marignier
132 • L’invention d’une singularité : la Corse Olivier Lazzarotti
145 • La Corse « isolée » et en situation géographique
Une sélection de cartes
147 • Évoquer l’île
171 • Décrire la Corse
237 • Aborder l’île
269 • Administrer le territoire
293 • Annexes
294 • BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE
297 • GLOSSAIRE
299 • BIOGRAPHIES SÉLECTIVES DES AUTEURS
310 • INDEX DES CARTES ET ILLUSTRATIONS
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Préface
Pierre-Jean Campocasso
Direttore di u Patrimoniu
Cullettività di Corsica
Depuis l’incontournable ouvrage de Franck Cervoni Image de la Corse, 120 cartes de la
Corse des origines à 1831, édité en 1989 par La Marge, la cartographie insulaire n’a
pas donné lieu à un travail spécifique. Le museu di a Corsica avait évoqué le thème,
en 2008 dans Cartographier la Corse au temps de Pasquale de’Paoli et plus récemment avec
l’exposition E figure di a Corsica. Nous avons ainsi pu admirer des cartes et des plans de Corse
illustrant plusieurs expositions et publications, mais il manquait toujours un travail précis et
détaillé sur le sujet. C’est dans cette perspective et avec la volonté de valoriser une collection
publique exceptionnelle, conservée par notre institution, qu’un projet éditorial fut engagé.
Ce bel ouvrage sur la cartographie pose une interrogation ambitieuse sur l’espace et le temps,
plus particulièrement sur le sens du territoire. La Corse est une île, avec des frontières naturelles
incontestables. Ses contours sont clairement reconnaissables et sa silhouette un véritable
emblème.
Cette publication se structure en grandes unités chronologiques pour comprendre l’évolution
des cartes et plans. Depuis les Insulaires, qui permettent d’imaginer le monde, jusqu’aux cartes
marines, pour observer et mesurer, toute une histoire autour des sciences et des techniques,
depuis la Renaissance et un XVI e siècle particulièrement actif dans la diffusion et la circulation
des connaissances avec la grande révolution de l’imprimerie, et la généralisation de la gravure
durant le XVII e siècle. Avec le siècle des Lumières, celui des techniques et de leur diffusion –
pensons à la célèbre Encyclopédie de Diderot et d’Alembert – l’évolution économique s’accélère
entraînée par la multiplication des outils, machines et instruments.
Dans les nombreuses productions de la Méditerranée, les représentations de la Corse
soulignent l’importance de la présence des îles, ainsi que les rapports qu’elles entretiennent
avec les deux rives. Qu’il s’agisse d’histoire, d’économie, d’histoire de l’art, voire de géopolitique,
d’urbanisme et de littérature, ces nombreux champs appliqués à l’espace méditerranéen
convergent vers les grandes îles du Mare Nostrum.
Île de Méditerranée, la Corse baigne dans plusieurs mers entourées de terres aux cultures diverses
et variées, à l’histoire ancienne et mouvementée. Tantôt renfermée, tantôt ouverte, la Corse
cultive les changements d’échelles, intéressant les navigateurs, attirant la curiosité des explorateurs,
elle va jusqu’à fasciner de nombreux voyageurs depuis la plus haute Antiquité. Et la volonté
d’une rigueur scientifique pour appréhender cette île reste, en ces temps d’aménagement du
territoire, largement d’actualité. Les travaux sur le PADDUC montrent les enjeux politiques fondamentaux
entre des territoires figurés, des territoires voulus et des territoires vécus.
La cartographie c’est aussi et surtout du sens, pour comprendre et lire le monde, une carte
pour naviguer, repérer un amer, trouver un abri, mais aussi s’orienter sur un chemin, comprendre
un relief, traverser une vallée, gravir une montagne. Nous verrons à travers les textes et les
illustrations, l’évolution des représentations de la Corse. Pour voir se dessiner dans le dernier
tiers du XVIII e siècle, avec les ingénieurs du plan terrier et les techniques de la triangulation, le
contour fidèle de l’île et son positionnement en Méditerranée occidentale.
Enfin cet ouvrage c’est aussi le plaisir des yeux, des cartes et plans, des dessins, des couleurs, et
jusqu’à la découverte d’un détail, un nom de lieux, un cartouche, un monstre marin, pour
enrichir notre imaginaire et se cultiver de toutes ces connaissances maîtrisées et enrichies au
fil des siècles.
•
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Introduction
Dominique Gresle
« Il n’est de carte que dans le cadre d’une série, d’une production
collective qui s’échelonne dans le temps. Tout cartographe poursuit,
complète, prolonge et critique le travail de ses prédécesseurs. Il prépare
celui de ses successeurs. »
La naissance d’un livre
Christian Jacob, L’empire des cartes
Une vaste collection, deux décennies de travaux intermittents,
la persévérance partagée et une énergie collective
souvent ravivée, l’opiniâtreté de ceux qui partageaient
l'évidence de détenir un ensemble dont le caractère patrimonial
exigeait sa mise en lumière, autant de paramètres qui, réunis au fil
des années, auront participé à l’élaboration de ce livre.
Pourquoi avoir constitué, à l’origine, parallèlement à la collecte
d’objets ethnographiques, un ensemble documentaire rassemblant
aujourd’hui plus de cinq cents cartes et plans représentatifs de la
Corse saisie individuellement, ou placée en situation géographique,
constituant ainsi une « galerie » de cartes, allusion au concept cher à
l’époque moderne : observer tout en parcourant un itinéraire imposé,
un cheminement établi. En quoi la finalité de l’accumulation de
représentations de l’espace insulaire procédait-elle, dès le début des
années 1990, à la constitution d’un savoir transdisciplinaire ? Quel
sentiment, animant plusieurs insulaires très antérieurement au
développement de l’institution muséale, les conduisit à collectionner
précocement et efficacement ces images de leur territoire ?
Le questionnement sur le lien à la carte, à son substrat, au médium
véhiculaire qu’elle forme, à son langage, à son pouvoir mémoriel, et
tant d’autres interrogations se posent immédiatement.
L’objet implique prioritairement une définition, opération à laquelle
nous procédons avec précaution et beaucoup par défaut. Classée
dans l’univers de l’image, la carte ne se définit pas par ce qu’elle
représente ni par le dispositif visuel qu’elle forme, pas plus par une
fonction unique et exclusive. De même, elle échappe au critère
d’exactitude, une propriété variable selon son contenu et les moyens
de représentation de ce contenu. Minutieux travail de construction,
usant de la symbolisation, de la miniaturisation et de la schématisation,
confondant le modèle et la réalité dans une sorte d’illusion, la
carte recourt à une pluralité de dispositifs graphiques, et notamment,
dans le cas qui nous concerne, reste attachée à la représentation
de l’espace, du territoire. Et au-delà, la carte entraîne à voir et à
penser l’invisible et l’impensable dans le cas où l’on se situerait d’un
point de vue spatial et temporel, dit « réel » ou effectif. Instrument de
pouvoir et de médiation dans un processus de communication
sociale, usant de codes de représentation qui s’agencent en un
authentique langage, la carte favorise la transmission visuelle et
mémorielle d’informations, et renseigne sur de multiples connaissances
; par la rhétorique muette et la métaphore, le discours de la
carte génère un champ du savoir, du connu et de l’inconnu, et
matérialise l’espace sous l’effet d’un double élan, intellectuel et
artisanal.
La simple lecture géographique se trouve distanciée ; les géographes
ont longtemps reproché aux cartes anciennes d’ignorer la norme
implicite des cartes contemporaines, leur absence de rigueur scientifique,
les accusant de soutenir des représentations hérétiques
empreintes de subjectivité et d’irrationalité, voire d’idéologie,
récusant ainsi la logique intrinsèque de la carte et son historicité.
Tandis que la carte de géographie appartient à l’ordre des constructions
rationnelles, elle ouvre au lecteur la voie d’une exploration
onirique. Examiné dans la longue durée, sous l’angle de l’histoire de la
cartographie, ce sujet de polémique, voire de discorde, pourrait
évoluer vers une conciliation. Identifiée peu à peu en tant que discipline
au sein des sciences humaines, elle concilie, à la lumière d’une
réflexion critique, un cumul des savoirs historiques, économiques,
sociologiques, géographiques, technologiques et autres. La carte est
un espace ; son territoire, un palimpseste culturel et historique se
prêtant au phénomène de réécriture.
Résultante d’un processus délibéré – voire arbitraire – de communication,
l’objet cartographique doit être soumis à des modes de consultation
variables et adaptés aux conditions de sa mise en scène, contrainte
par la nature de son support matériel, par le rapport spatial entre le
document et l’observateur, et par les nombreux gestes pragmatiques
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accomplis pour le manipuler. L’atlas, en ce sens qu’il rassemble, qu’il
associe, qu’il classe, concilie l’approche globale et la vision partielle. Les
feuilles cartographiques isolées imposent une classification et un
stockage minutieux et rationalisé. Et la carte à grande échelle, qui
détaille en plusieurs sections une image continue, ne facilite pas l’accès
à une vision générale mais privilégie la lecture du local. L’échelle
retenue par le dessinateur arbitrera le choix établi entre les formes
visibles et les informations lisibles. Langage et sémiologie graphique
ont connu, après le XVII e siècle, à la suite de constants échanges entre
cartographes, une mutualisation avec une tendance à l’uniformisation
du langage sémiotique par l’emprunt de termes, de signes et d’autres
modes d’expression, et la mise en œuvre d’équivalences.
La connaissance de nombreux vocables renvoyant aux principales
langues européennes ainsi que la maîtrise du latin – voire du grec
ancien – seront nécessaires pour accéder aux légendes et à l’ensemble
des écritures par lesquelles les cartographes ont tenté de suggérer ou
de représenter le réel. À défaut d’un lexique des termes géographiques
comme il en fut publié dans le dernier quart du XVII e siècle, la lecture
correcte et l’intelligence du document seront compromises.
Parfois « poussière », parfois « bribe » de continent, « terre environnée
d’eau de toutes parts », outil intellectuel pour penser l’espace et pour
réfléchir sur les origines et la variété du monde, également objet de
connectivité, l’île ponctue les voyages maritimes et procède ainsi à la
densification des réseaux sociaux, culturels et économiques. Et, quand
il s’agit de la Méditerranée, en tant que traits d’union, les îles participent
à vaincre les obstacles des zones liquides inhospitalières, favorisant
alors la liaison entre les deux bassins de la mer intérieure et
l’interaction, entre l’Orient et l’Occident.
Forts de ces approches généralisantes, il nous reste cependant à
prendre en compte deux particularités géographiques de la Corse : son
insularité et sa proximité avec l’Italie ; ces deux caractéristiques participent
amplement au long parcours diachronique dont sa représentation
fut l’objet. Présente dès le II e siècle de notre ère sur les planches
géographiques de Ptolémée, puis sur les portulans* médiévaux
toscans, elle participe des atlas d’îles, Insulaires ou Isolarii de la
Renaissance, chers aux Italiens dès le XV e siècle. Ensuite, l’Île n’échappera
pas aux pratiques irrévérencieuses des cartographes-copistes qui,
privés d’informations, se plaisent à reproduire les dessins fautifs de
leurs prédécesseurs, abandonnant la Corse, comme beaucoup d’autres
territoires, à l’incertitude, au mystère et à l’invention. Avec le XVIII e siècle,
à l’aune des événements politiques, voire belliqueux, qui se manifestent
dans l’espace méditerranéen occidental, les besoins en représentations
fiables des territoires trouvent leur auxiliaire dans la rigueur
scientifique émergente, élevant l’île au sein des thèmes favoris des
représentations cartographiques en Europe. Après son intégration
dans ce qu’il est convenu de nommer le « giron » de la France en 1768,
puis l’avènement de la Révolution et des transformations territoriales
qui s’en suivirent, sous le primat de la mesure et de la statistique, la
Corse poursuivit et enrichit son itinéraire cartographique.
La collection de cartes, partiellement publiée ici, réduite après avoir
subi une difficile sélection guidée et encadrée par des critères de
chronologie, de représentativité, de signification, de pédagogie, et,
bien évidemment, d’esthétique, joue un rôle patrimonial et identitaire
pour les Corses. Ce fut une raison prioritaire pour leur destiner un beau
livre, beau pour l’œil et très beau pour la mémoire, appelé à être feuilleté
et à être lu.
La transdisciplinarité affleure dans cet ouvrage. Tout au long de ces
deux dernières décennies, au gré des rencontres dans les milieux de
la recherche mêlant historiens, géographes, sociologues, souvent liés
au monde méditerranéen – et au-delà, car l’imaginaire intègre la
géographie, dont celle des îles, et en ignore les frontières –, des
représentants de cette jeune mais autonome discipline, par leurs
travaux, par les débats consécutifs à leurs interprétations, par les
interrogations et parfois les contradictions argumentées, par la
dialectique mise en œuvre au cours des discussions, furent les catalyseurs
humains et scientifiques indispensables pour forcer et enrichir
le projet d’une telle publication.
Le choix des auteurs sollicités pour participer à l’élaboration des
textes s’est établi avec évidence, certains pour leur compétence
dans une temporalité particulière, d’autres pour leur maîtrise d’une
ère culturelle définie, d’autres encore pour leur spécialisation dans
un champ précis du domaine cartographique. Ainsi auront collaboré
à cet ouvrage un historien de la Méditerranée, Maurice
Aymard, plusieurs historiens de la cartographie, médiévistes, telles
Nathalie Bouloux et Emmanuelle Vagnon, ou plus spécialement de
la cartographie insulaire comme Paolo Militello et Georges Tolias,
un professeur de littérature, seiziémiste, Frank Lestringant, plusieurs
membres de la BnF, protagonistes du département des Cartes et
plans et du Comité français de cartographie, Catherine Hofmann et
Hélène Richard, et encore une géohistorienne, Marie-Vic Ozouf-
Marignier et un géographe, Olivier Lazzarotti.
•
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Ill. 1
Pierre-Nicolas Huilliot (1674-1751)
Nature morte à la mappemonde (détail)
1 re moitié du XVIII e siècle
Huile sur toile
Paris, musée de la Musique – D.M.V.7263
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Patrimoine
et collection
Marie-Eugénie Poli-Mordiconi
La collection de cartes de géographie ►
du musée de la Corse est actuellement
constituée de 435 pièces
Fig. 1
Francesco Maria Levanto (vers 1625 ?-16.., actif
2 de moitié du XVII e siècle), capitaine, cartographe
(XV e -XX e siècles) grâce à une politique active
Vincenzo Maria Coronelli (1650-1718), géographe,
d’acquisitions menée par la collectivité territoriale
de Corse, depuis 1991. Le 6 février Parte Occidentale / Del / MEDITERRANEO / Dedicato /
cartographe, cosmographe
1992, l’assemblée de Corse vote l’acquisition All’Illustrissimo Sig. Conte / FABRRICIO ANTONIO /
MONSIGNANI / Dal / P. Cosmografo Coronelli /
de la collection « Corsicana » auprès de
MDCLXXXXVII
Georges Oberti (1913-2002), natif de Muro, Venise, 1697
en Balagne, et sous-directeur des musées de Taille-douce coloriée, 44 x 57,5 cm (f.)
Musée de la Corse – 2020.1.1
France. Initiée par son père en 1920, celle-ci
Carte publiée dans Prima parte dello specchio del mare, nel
doit son nom « Corsicana » au comte Emeryk quale si descrivono tutti li porti, spiagge, baje, isole, scogli,
e seccagni. Del Mediterraneo, [...] arricchito di carte marine,
Hutten-Czapski, trésorier de l’ordre de Malte costrutte dal famoso capitano Francesco Maria Levanto,
et ami de la famille ; riche de plus de cinq e nuovamente publicato dal padre maestro Coronelli [...] :
Dedicato all’illustrissimo, [...] don Pietro Manuel Colon de
cents œuvres (dessins, estampes, peintures, Portugal [...], in Venetia, 1698.
photographies, cartes postales et livres
anciens), elle est représentative de l’iconographie
de la Corse du XVI e au XIX e siècle.
Grand amateur d’art et proche de graveurs,
illustrateurs et peintres comme Albert Decaris, Jean Chièze, Pierre-Yves Trémois et Yves Brayer,
Georges Oberti est correspondant de l’Institut pour les beaux-arts et un fervent défenseur de la
xylographie * en France. Dans le domaine de la cartographie, il s’intéresse davantage à la qualité
de l’estampe, à sa rareté, au contexte historique qu’à la description scientifique de la carte et à
son évolution au cours des siècles. Dans ce fonds, 125 cartes de géographie vont constituer la
base de la collection des cartes du musée : des pièces rares, à l’enseigne de la première carte
gravée dans un recueil d’îles par Benedetto Bordone en 1528 ; celle de Matthias Quad en 1589,
où figure pour la première fois le blason de la Corse ; un bel ensemble du XVI e siècle avec les
emblématiques cartes de Joan Blaeu et Johannes Janssonius ; et, bien sûr, pour le XVIII e , période
de prédilection du collectionneur, la carte anonyme qui accompagne l’édition de 1764 de la
Giustificazione della rivoluzione di Corsica ou encore la Carte générale de l’Italie de Cassini de 1793,
considérée par Georges Oberti comme la pièce majeure de sa collection.
En 1997, le musée de la Corse acquiert la bibliothèque du médecin général Pascal Santini, riche
de 1 700 ouvrages, de manuscrits, d’imprimés et de 41 cartes de géographie essentiellement
datées du XIX e siècle, et dont la pièce la plus remarquable est la Carte topographique de l’île de
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Corse de Pierre Jacotin, de 1824, l’un des ingénieurs géographes qui a participé à la réalisation du
plan terrier de la Corse (1770-1795).
Rappelons que le musée d’anthropologie de la Corse, lors de sa création en 1989, s’impose
comme le premier musée régional en France. Comme son nom l’indique, il a pour vocation
première de représenter la Corse d’un point de vue historique, social, culturel et économique,
ainsi qu’en témoignent les nombreuses expositions temporaires réalisées depuis son ouverture
au public, en 1997. La mise en place récente d’une collectivité unique renforce le rôle de l’établissement
dans sa vocation régionale.
La collection ethnographique composée de 3 500 objets, rassemblée par le révérend père
Louis Doazan entre 1951 et 1978, constitue le fonds initial du musée. Elle témoigne des usages,
des pratiques, des savoir-faire et des croyances de la Corse du XVIII e au XX e siècle. Ce fonds est
enrichi par l’ensemble des collections iconographiques et tout particulièrement cartographiques.
En raison de leur antériorité, à une époque où l’on ne dispose pas encore d’images de
la Corse, la carte de géographie est d’un apport fondamental. À titre d’exemple, en 1556,
Sebastian Münster, dans sa Cosmographia universalis, accompagne sa carte de la Corse d’une
représentation, certes imaginée, des habitants de l’île. En 1555, Fabio Licinio, dans une carte très
décorative, nous offre des vues perspectives de villes, des scènes de chasse, des représentations
de la faune sauvage et des modes de cultures. Comme nous l’avons souligné précédemment, la
carte de géographie ancienne est un remarquable outil de connaissance d’un pays, de sa langue,
de son histoire, un moyen d’appréhender un peuple et un territoire dans sa globalité et sa
complexité au cours des siècles. La collection cartographique actuelle et à venir du musée
occupera une place de choix dans une iconothèque que l’on souhaite, à terme, régionale.
Dans un premier temps, la politique d’enrichissement a consisté à compléter des séries
commencées par Georges Oberti avec les plans de Joseph Roux, de Jacques Ayrouard ou
ceux de Jacques-Nicolas Bellin. Puis, pour développer le fonds du XIX e siècle, constitué par le
général Santini, 142 cartes, provenant du Dépôt de la guerre, du Dépôt général de la Marine
ou de différents atlas des ports de France, sont acquises ultérieurement. Les expositions
temporaires annuelles donnent aussi l’occasion de rechercher des pièces en lien avec le
thème traité. Enfin, nous essayons de doubler notre fonds de cartes historiques afin de pallier
d’éventuelles dégradations, de répondre favorablement à des prêts et de pouvoir les
présenter dans les galeries permanentes.
L’enrichissement de cette collection publique, que l’on souhaite représentative de la Corse, se
heurte néanmoins à certaines difficultés.
La première est celle du marché de l’art, révélateur des tendances et des demandes des
amateurs et des collectionneurs de l’île. Ainsi, les cartes du XVII e et du XVIII e siècle (notamment
celles de la période des guerres de Corse, du généralat de Pascal Paoli et du royaume anglocorse)
sont particulièrement prisées, donc rares et chères, entraînant une hausse des prix
excessive.
En second lieu, en raison du statut juridique des collections, un musée ne pouvant ni vendre ni
échanger, les possibilités d’acquisition en sont restreintes. Les donations, quant à elles, sont
fréquentes dans le domaine de l’ethnographie, mais rares dans celui de la cartographie. Nous
sommes actuellement favorables à l’achat direct auprès de collectionneurs, de marchands
spécialisés en France et en Italie pour diversifier les choix, limiter les risques inhérents à une vente
aux enchères et veiller à la régulation des prix.
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La Corse, en raison de l’insularité, de son positionnement stratégique en Méditerranée occidentale,
de sa proximité avec d’autres îles, de son histoire militaire et politique tumultueuse, a été
certainement plus cartographiée qu’un territoire enclavé. Afin de constituer, à terme, une collection
de référence, nous devons désormais définir des critères selon lesquels le fonds ancien
existant sera enrichi : montrer dans une chronologie la façon dont la Corse a été imaginée, décrite,
nommée et représentée ; montrer les enjeux économiques, stratégiques et militaires dont elle a
été l’objet ; témoigner des techniques de représentation et de leur évolution depuis les éditions
de Ptolémée jusqu’aux cartes numériques.
Aujourd’hui, à l’heure du Géoweb, dont l’infrastructure logicielle s’appuie sur des services
cartographiques comme Google Map, la carte n’est plus seulement un support d’information
statique, réservé à des amateurs et à des initiés, elle est également un support d’information
dynamique et interactif, mis à la disposition du grand public qui devient lui-même
un acteur à part entière. Une nouvelle manière de cartographier le monde est apparue, qui
utilise d’autres signes et instaure un langage différent. Ceci doit nous conduire à réfléchir à
ce que doit être la politique d’acquisition de la cartographie pour les décennies à venir : quel
support acquérir et conserver et quel statut donner à ces collections numériques immatérielles
parmi toutes celles du musée ?
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PANORAMA HISTORIQUE
Une île parmi d’autres,
une île d’exception
Relisons Braudel
Maurice Aymard
« Dis donc, Braudel… au fond, la Méditerranée : c’est des îles, beaucoup d’îles, des tas d’îles, une
multitude d’îles, avec autour, un tout petit, tout petit peu d’eau. »
Ces lignes figurent dans une lettre non datée, mais écrite, semble-t-il, entre la fin de
décembre 1941 et le début de janvier 1942, depuis Paris, par Lucien Febvre à Paule Braudel,
repliée avec ses deux filles depuis l’automne 1939 chez ses parents, à Tiaret, en Algérie. Elles
résument le récit que viennent de faire à Febvre deux camarades de captivité de Fernand
Braudel à l’Oflag XII-B de la forteresse de Mayence : Maurice Rouge, diplômé de l’Institut
d’urbanisme, et Gaillard, inspecteur primaire, à peine libérés, vraisemblablement pour raisons
de santé. Febvre donne le ton de l’atmosphère dans laquelle Braudel écrit son livre sur la
Méditerranée – dont il vient de lui envoyer une première version de cinq cents pages, rédigée
en moins d’un an et demi –, tout en ne cessant d’en parler, de la raconter à haute voix autour de
lui, pour la faire partager, pour tester les réactions de son public, pour vérifier que le message,
poussé jusqu’à la provocation mais toujours vivant, atteint son but. Une atmosphère dont
Febvre résume, dans ses termes à lui, l’enthousiasme ambiant :
La Méditerranée est célèbre dans le camp entier, on ne parle que d’elle, avec tout un cortège de
blagues et de galéjades qui traduisent l’admiration de ces gens pour tant de force d’esprit et de
caractère […] Un entrain endiablé. Une autorité et une puissance sur tous : sur les camarades qu’il fait
travailler, sur les surveillants qu’il empaume. Et qu’il fait travailler aussi, à l’occasion, ce qui lui vaut une
cote sans bornes. Le général qui est le commandant français du camp est son élève dévot… Il lit du
reste beaucoup ; si je ne le savais par ses camarades, je le saurais par lui, je veux dire par ses cahiers
d’extraits et de notes critiques.
Lire, écrire, raconter à haute voix, réécrire ensuite : ces quelques lignes résumant le récit de
deux de ses auditeurs non-historiens nous plongent au cœur de l’écriture de La Méditerranée 1 ,
reprise de façon plus ou moins complète sept ou huit fois durant ses presque cinq années de
captivité. Un livre pour lequel son auteur avait accumulé, au fil de ses lectures dans les archives
et les bibliothèques, pendant une douzaine d’années, des dizaines de milliers de fiches. Mais un
livre qu’il n’avait vraiment commencé à concevoir et construire dans son esprit qu’au cours de
l’année qui avait précédé sa reddition, le 29 juin, près du col du Bonhomme : d’abord pendant
l’été 1939, passé à Saint-Amour, dans le Jura, dans la maison de campagne des Febvre, durant
lequel il avait relu, classé et annoté tout son fichier ; puis, à partir de septembre, au cours des
longs mois d’attente et d’inaction de la « drôle de guerre », passés dans le poste fortifié de la
batterie de 75 qu’il commandait comme lieutenant au nord de Strasbourg, sur les terrasses de
►
Fig. 2
Jeremiah Seller (1671-1720) et Charles Price (1679-
1733), éditeurs, cartographes [d’apr.]
Herman Moll (1654 ?-1732), cartographe, graveur
Mount and Page, imprimeurs
A new chart of the coast of the Mediterranean sea
Londres, 1703-1704 (création) – vers 1730 ? (édition)
Taille-douce coloriée, 45,5 x 117 cm (f.)
Musée de la Corse – Inv. 2020.1.9
Carte à l’origine publiée dans The English Neptune: or, a New Sea
Atlas […] with the nature and property of the trade winds,
monsoons, &c. in all the known parts of the world. By Jer. Seller
and Cha. Price. London, Printed for Jer. Seller and Cha. Price […].
MDCCIV [1704].
1. La Méditerranée et le monde méditerranéen à
l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, 1 re éd.,
1949, et 2 e éd. en 2 vol., 1966 (celle-ci est la base
des rééditions ultérieures, et de la très grande
majorité des traductions, exception faite de
celles en italien de 1953 (Turin, Einaudi) et de
1954 en espagnol.
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Soufflenheim, et pendant lesquels il avait commencé à écrire des pages, semble-t-il, perdues
lors de la retraite.
Ce livre, nous l’avons tous découvert plus ou moins longtemps après, quand il avait désormais
acquis l’évidence achevée d’un classique : ce double témoignage nous permet de le saisir en
train de se construire. La grande nouveauté, qui frappait ceux qui l’écoutaient alors, était la
place qu’il avait choisi de donner aux îles. Celle, non pas d’un chapitre à part écrit par acquit
de conscience pour montrer qu’il n’avait rien oublié, mais de personnages clefs d’une histoire
de longue durée, dans leur relation complexe avec d’autres acteurs : la mer elle-même, le
littoral, les arrière-pays avec leurs plaines, leurs collines, leurs montagnes et les routes qui les
traversaient. Ces personnages devaient lui permettre de faire vivre la Méditerranée qu’il voulait
recréer, d’abord pour lui-même, ensuite pour ses auditeurs de l’Oflag XII-B de Mayence puis de
celui de Lübeck, dont il testait oralement les réactions au texte qu’il était en train d’écrire, et
enfin pour nous, ses lecteurs.
Ces îles, le premier paradoxe est qu’il les avait, à l’époque, découvertes à travers ses lectures,
dans les archives – témoignages directs des acteurs de cette histoire – et dans des livres plus
récents – récits de voyageurs et analyses d’historiens, de géographes et d’ethnographes – bien
plus que par ses voyages personnels. Il les avait en fait imaginées plus encore que vécues.
Parmi les expériences directes qui l’avaient marqué, celles, dès son arrivée à Alger en 1923, des
minuscules îles du littoral de la côte algérienne comme le peñón de Vélez et celui d’Alger, dont
il découvrit ensuite, aux archives de Simancas, la place qu’elles avaient prise dans les préoccupations
de la monarchie espagnole au XVI e siècle. Puis Tabarka – dont le corail a si longtemps
été exploité par la famille génoise des Lomellini – sur la côte tunisienne et, à l’approche de
Trapani, les trois principales îles Égades (ou « îles aux chèvres ») – Favignana, Levanzo et
Marettimo –, aperçues de l’hydravion volant très bas sur l’eau, qu’il n’avait pas résisté à la tentation
de prendre pour se rendre d’Alger à Palerme. Donc, de façon répétée, un premier « groupe
de petites îles », proches de la côte, avant d’aborder la plus grande, la Sicile, la seule qu’il ait
vraiment parcourue et où il ait pu faire une première reconnaissance des bibliothèques et des
archives, avant de gagner Messine par le train, en laissant sur sa gauche un second « groupe »
avec « Stromboli, les îles sous le Vent, les îles Lipari » (117 ; 137 2 ), puis de passer « sur le continent
» et de suivre de bout en bout la côte tyrrhénienne : Naples (avec Capri, Ischia et Procida),
Rome, Livourne et Pise (en apercevant, à la hauteur de Piombino, l’île d’Elbe et, dans le lointain,
la Corse) et, enfin, Gênes.
Quelques années plus tard, fin 1935–début 1936, sa seconde grande expérience avait été son
long séjour à Raguse (Dubrovnik) : à l’origine un simple îlot rocheux, rattaché à la terre ferme au
XII e siècle par le comblement du canal qui l’en séparait – aujourd’hui Placa, la longue place-promenade
qui constitue, depuis la porte de Saint-Blaise jusqu’au port, l’axe de la ville –, devenu
le centre d’une petite république marchande, recrutant dans les petites îles qui l’entourent,
comme Lopud (isola di Mezzo), l’essentiel des capitaines de sa flotte de gros navires, devenue
la flotte de transport la plus importante de la Méditerranée. Puis son voyage vers Venise, qu’il
découvrira en y arrivant par mer, après avoir suivi « tout au long du littoral balkanique… les îles
dalmates… qui allongent leur convoi, ligne de vaisseaux disposés les uns derrière les autres,
avec en poupe le pavillon de Saint-Marc » : un convoi dont l’arrière-garde se situe dans les îles
Ioniennes, avec, à l’entrée de l’Adriatique, Corfou, qui « tient la clef de la maison ». Cette chaîne
insulaire se prolonge d’ailleurs vers l’est, « la suite de leurs relais, ajoutés les uns aux autres,
mène de Venise à la Crète, et, de la Crète, une grande route marchande rejoint Chypre et la
Syrie. Sur le grand axe de sa puissance, ces îles sont la flotte immobile de Venise » (117 ;136).
2. Toutes les citations faites dans ce texte viennent
de la seconde section (« Les bordures continentales
») du chapitre II (« Au cœur de la
Méditerranée ») de la première partie du livre,
intitulée « La part du milieu ». Leurs pages sont
indiquées entre parenthèses par référence à la
première édition (1949) de sa thèse soutenue
deux ans plus tôt, puis au premier volume de la
seconde édition (1966) où ce second chapitre,
désormais intitulé « Au cœur de la Méditerranée.
Mers et littoraux » est subdivisé lui-même en trois
sous-sections, pour distinguer « les îles » des
« bordures continentales ».
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Ill. 2
Sur le Bosphore — Dessin exécuté par un prisonnier italien des
deux châteaux qui commandent le détroit. En fond de
l’illustration, celui d’Anatolie (Anadolu Hisarı) ; en bas, au
premier plan, celui de Roumélie en Europe (Rumeli Hisarı), vers
1573, Mantoue, Archivio di Stato di Mantova – Archivio Gonzaga,
busta 795, carta 215 (M. A.).
Une flotte appuyée, dans l’Adriatique, par le contrôle direct d’une bande côtière, étroite et
discontinue, du littoral dalmate.
L’intérêt de ces souvenirs accumulés au cours de ses voyages est de lui fournir le cadre concret
où resituer les observations ponctuelles, les détails saisis sur le vif, les multiples petits faits de la
vie quotidienne, transcrits, « en passant », comme autant d’évidences, qu’il avait recueillis dans
ses lectures des témoins des siècles passés, et derrière la banalité desquels il voyait émerger
des continuités plus profondes. Confronter ainsi le passé au présent, pour saisir à la fois des
permanences et des changements, mais en recourant toujours, plus encore qu’aux atlas
actuels, aux portulans* et aux cartes et plans des XVI e et XVII e siècles, dont la Bibliothèque nationale
lui offrait une large collection, ou aux plans de villes et de fortifications urbaines de la série
Estado ou des Mapas, planos y dibujos des archives de Simancas : il y trouvait les témoignages
des représentations de l’espace – en fait de véritables prises de possession à la fois savantes
et symboliques de celui-ci, produites par une petite élite professionnelle, cultivée, visant les
nouveaux publics que la gravure, associée à l’imprimerie, leur permettait d’atteindre –, souvent
à l’échelle de la Méditerranée tout entière, mais plus souvent encore à une échelle plus réduite,
qui était celle des acteurs de cette histoire vieille de plusieurs siècles. Mais tout aussi évocateur
encore était sans doute, à ses yeux, le dessin du Bosphore [ill. 2], à la fois précis et naïf, fait vers
1573, avec, face à face, les deux forteresses d’Anadolu et Rumeli Hisarı, et les bateaux transitant
entre la mer de Marmara et la mer Noire, par un prisonnier italien sans doute capturé à Lépante,
et accompagnant la lettre qu’il adresse, le 15 mai 1574, semble-t-il au duc de Mantoue, pour
qu’il intercède en faveur de sa libération (tome I, 1966, p. 128).
Lorsque, dès juillet 1940, à peine enfermé à Mayence, Braudel se jette dans l’écriture de son livre
qu’il avait commencé tout au long de l’année précédente, il est seul face à ce pari. Matériellement
coupé de son fichier, resté en France, il ne peut compter que sur sa mémoire. Tout au plus
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pourra-t-il y ajouter les lectures des ouvrages de la remarquable bibliothèque de Mayence, qu’il
avait l’autorisation de faire emprunter pour son compte. Il va consacrer à l’écriture ses presque
cinq années de captivité à Mayence puis à Lübeck. Il choisit, non sans avoir un temps hésité,
d’en consacrer la première partie à la présentation, sous le titre « La part du milieu », non d’une
simple géographie, mais de ce qu’il définira comme une géohistoire : une histoire replaçant la
géographie au cœur de l’histoire, et se l’appropriant. En fait, une histoire de très longue durée,
presque immobile, de la Méditerranée – saisie et présentée dans son ensemble –, alimentée par
la géographie et, dans une moindre mesure, par l’ethnographie : la façon dont les hommes et les
sociétés humaines, au cours des siècles et des millénaires, ne se sont pas contentés de subir les
contraintes du milieu – celles du climat, de la géologie, de la terre et de la mer, des distances –
mais se sont adaptés à elles pour mieux les maîtriser, en élaborant tout un système de règles.
Des règles le plus souvent non écrites, fondées sur l’expérience et la répétition silencieuse, et
souffrant de multiples exceptions tout en permettant des écarts et des innovations susceptibles,
en cas de succès, de déboucher sur de véritables transformations infléchissant, le plus souvent à
la marge, mais parfois de façon plus profonde, un cadre général doté d’une remarquable capacité
de résistance.
Le cadre des terres qui l’entourent et auquel elle doit son nom une fois fixé – « Montagnes,
plateaux, plaines » – place la mer « au cœur de la Méditerranée ». Une mer dont le contrôle se
partage entre trois acteurs principaux aux destins étroitement associés, et aux rôles complémentaires
: le littoral que longe, jusqu’au début du xixe siècle, la majorité des navigations, les métropoles
commerciales et politiques qui organisent et maîtrisent les échanges à moyenne et longue
distance, et les îles. Celles-ci ont pour elles de nombreux avantages. Leur nombre : des centaines
d’îles de toute taille si l’on tient compte, à côté des cinq plus grandes (Sicile, Sardaigne, Corse,
Crète et Chypre), de tous les îlots qui les entourent. Leur position – à la fois proche du littoral et
distincte de lui – qui les rend plus faciles à défendre, mais en fait aussi de très utiles verrous. Les
« groupes » ou « familles » qu’elles constituent, les plus grandes cherchant à imposer leur autorité
aux plus petites, et qui leur permettent de dominer d’un côté des espaces maritimes (ainsi
« l’archipel » de la mer Égée, ou les îles Ioniennes de l’Albanie à l’entrée du golfe de Corinthe)
et des routes suivies par les navires dont elles constituent les escales obligées : à l’exemple des
îles de la Dalmatie vénitienne, il suffit de penser aux Baléares, qui permettent aux Catalans de
s’éloigner du littoral du golfe du Lion et de « naviguer par les îles » vers la côte occidentale de la
Sardaigne, et de là vers la Sicile d’abord, puis vers Naples et d’en prendre le contrôle politique,
que l’Espagne ne perdra qu’en 1713.
Mais ces routes, souvent anciennes, peuvent aussi changer. Deux exemples suffiront ici. Le
premier, celui des Anglais, arrivés en Méditerranée dans les deux dernières décennies du
XVI e siècle. Maîtres de Gibraltar – un simple rocher – depuis 1704, ils se font concéder, en 1713,
Minorque – une position importante pour eux sur la route de Livourne, devenue rapidement,
dès le début du XVII e , la base principale de leurs échanges à l’importation comme à l’exportation
en Méditerranée occidentale : leur première escale importante à l’aller, la dernière à leur retour
du Levant. Ils y resteront jusqu’en 1782, en dehors d’une brève parenthèse française (1756-1763),
mais pour s’emparer de Malte dès 1802, puis se faire attribuer, en 1815, les îles Ioniennes (l’Heptanèse)
– dont Corfou qui commande l’accès à l’Adriatique –, qu’ils avaient commencé à occuper dès
1809, et qu’ils allaient gouverner, constituées en une « République » placée sous leur protectorat,
pendant un demi-siècle, jusqu’à leur rétrocession au royaume de Grèce en 1864 : un recul pour
mieux sauter, compensé par l’occupation, en 1878, avec l’accord du Sultan, de Chypre, remarquablement
placée pour leur permettre d’intervenir au Proche-Orient, et protéger la nouvelle route
des Indes empruntant désormais le canal de Suez (1869) et la tutelle anglaise de fait sur l’Égypte
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(1882). L’axe Gibraltar-Malte-Chypre assurait à l’Angleterre, avec la vapeur qui avait libéré le trafic
maritime de la proximité des côtes et généralisé en Méditerranée la navigation en droiture, mais
avait aussi privé de nombreuses îles de leur rôle d’escales indispensables, un contrôle de type
nouveau sur l’ensemble de la mer. Malte et Chypre devront à la longue tutelle britannique d’être
devenues aujourd’hui les deux seuls États insulaires indépendants de la Méditerranée.
Contre-exemple, au milieu du XIX e siècle, cette fois en mer Égée : celui de Syros. Idéalement située
au cœur de l’archipel, l’île, qui avait accueilli pendant la guerre d’indépendance de nombreux
réfugiés de Chios, devient pour quelques décennies, avec la ville nouvelle d’Ermoúpolis,
construite sur le front de mer – et dominée par l’église de la Résurrection du Sauveur (1874),
comme Marseille l’est par Notre-Dame de la Garde (1853-1864) –, le premier port du nouveau
royaume indépendant (Salonique restant sous l’autorité ottomane jusqu’en 1912) et aussi son
premier centre industriel. Une place qu’elle perd à la fin du siècle, avec l’ouverture du canal de
Corinthe (1893-1894) qui donne définitivement l’avantage au Pirée et à Athènes. La parenthèse
avait été brève : une fois encore le littoral et la terre ferme l’emportaient sur une île pour fixer une
métropole économique et politique qui restait alors, pour l’essentiel, à créer, devenue aujourd’hui
une mégapole regroupant un tiers de la population du pays. Restait à Syros, en souvenir, la devise
proposée au touriste d’aujourd’hui : more than an island.
Si nombreuses soient-elles, les îles sont très inégalement distribuées dans l’espace de la mer,
comme l’a encore justement rappelé le préhistorien Cyprian Broodbank, dans le dernier grand
livre « braudélien » consacré à la Méditerranée, qu’il envisage dans une plus longue durée de
1,9 million d’années pour l’abandonner, et nous la « confier » vers - 3500, quand commence ce
que nous avons appris depuis l’enfance à considérer comme « notre histoire » : The Making of the
Middle Sea 3 . Témoins de la formation géologique de la mer, les îles donnent l’avantage à ses rives
nord, et tout particulièrement aux « golfes ». Des golfes qui pénètrent le plus profondément vers
le nord, jusqu’au pied des montagnes proches des rivages qui marquent les premières limites
d’un monde méditerranéen, et où se construit « l’association entre économie montagnarde et
vie maritime » (111 ; 132). Les îles ont joué et continuent aujourd’hui à jouer, avec les péninsules
qui les bordent – Braudel reprenant à Maurice Legendre (130 ; 147), pour la péninsule Ibérique,
l’expression de « plusqu’île »)–, un rôle essentiel dans le partage de la mer. Une par sa géographie
physique, la Méditerranée est multiple par l’histoire des hommes, depuis leur « sortie d’Afrique »,
et des civilisations qui s’y sont développées.
3. Cyprian Broodbank, The Making of the Middle Sea.
A History of the Mediterranean from the Beginning
to the Emergence of the Classical World, London,
Thames and Hudson, 2013.
Au sud donc, au sortir de la « Manche » méditerranéenne, entre littoral oriental du Maghreb et côte
sud de l’Andalousie, un couloir maritime largement ouvert : la route qui avait constitué l’axe de
la Méditerranée phénicienne contrôlée par Carthage, puis celle de la Méditerranée musulmane,
de la Syrie et de l’Égypte à El-Andalus, et qui relie au XVI e siècle le Levant ottoman à Tripoli, Tunis,
Bône et Alger, longe sans s’en écarter la côte, scandée au Maghreb par de petits îlots rocheux, en
n’y rencontrant que deux îles de dimensions moyennes, Djerba (l’île de l’huile) et Tabarka (l’île du
corail). Mais la flotte ottomane, lorsqu’elle quitte Istanbul et sort de l’archipel, emprunte le plus
couramment la route de la mer Ionienne, longe le littoral du golfe de Tarente puis, de préférence,
évitant le détroit de Messine, la côte orientale de la Sicile pour gagner Tunis : elle ne se risque
que plus rarement à « s’engoulfer » pour traverser la mer Ionienne entre le Péloponnèse et la
Sicile, comme elle le fait par exemple en septembre 1565, après l’échec ottoman devant Malte,
pour regagner au plus vite Istanbul – ce qui empêchera les galères chrétiennes de l’intercepter
sur la route du retour. Seule voie maritime qui traverse régulièrement en droiture, à l’époque
moderne, cette mer ouverte est en revanche celle qu’empruntent chaque année, sous bonne
garde, les convois de la « caravane d’Alexandrie », reliant l’Égypte à Istanbul, que les galères de
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Malte viennent, jusqu’au XVIII e siècle, tenter d’intercepter sur le chemin du retour, à l’approche de
Rhodes, avant qu’ils ne puissent se placer sous la protection de la côte d’Anatolie et des îles qui
la bordent pour poursuivre jusqu’à la capitale ottomane. Mais le temps est loin où la Crète et la
Cyrénaïque avaient pu être regroupées pendant deux siècles dans la même province romaine,
avec Gortyne pour capitale.
Au nord, en revanche, la situation qui domine est celle, à l’abri des rivieras et des îles, d’une
circulation maritime plus dense d’embarcations de dimensions différentes. Celles-ci vont
des plus petites, souvent de simples barques – qui l’emportent par le nombre et assurent la
majorité des transports à courte distance pour les besoins du quotidien – aux navires de haut
bord utilisés pour transporter au loin le blé, le sel, le bois et autres produits pondéreux. Mais
cette circulation contribue à compartimenter la mer en une série de sous-ensembles soumis
au contrôle des métropoles commerciales et des pouvoirs politiques. Vérité pour la mer Noire,
où Génois et Vénitiens avaient réussi à s’imposer après 1204 : mais le pouvoir ottoman, après
1453, leur en interdit peu à peu l’accès, pour la réserver à l’approvisionnement de la capitale,
assuré en large partie par les marins grecs de l’archipel et de la côte nord de l’Anatolie, jusqu’à
ce que la pression victorieuse de la Russie ne contraigne ce même pouvoir à rouvrir les détroits.
Vérité aussi pour l’archipel, dont la prise de Candie au milieu du XVII e siècle achève l’exclusion
de Venise de son ancien domaine où elle s’était longtemps sentie chez elle. Vérité enfin pour
l’Adriatique, où Venise maintient jusqu’en 1797 toutes ses anciennes positions, tout en devant
accepter, au XVIII e siècle, la concurrence maritime de Trieste au moment où l’Autriche amorce sa
poussée en direction des Balkans : mais, parallèlement à leur choix de Livourne, à partir de la
fin du XVI e siècle, comme principal entrepôt pour leurs ventes et leurs achats en Italie du Nord,
les Anglais avaient déjà pris depuis le siècle précédent l’habitude de venir charger directement
les raisins secs des îles Ioniennes et avaient mis la main sur les exportations, vers l’Atlantique,
de l’huile des Pouilles et de Calabre.
En Méditerranée occidentale, le jeu est resté longtemps plus ouvert. Catalans et Aragonais ont
choisi très tôt d’utiliser la route des Baléares pour s’établir durablement en Sardaigne, dont la
conquête s’achève en 1420, puis en Sicile, et s’emparer enfin, en 1442, avec la victoire d’Alphonse
le Magnanime, du royaume de Naples, définitivement arraché à la dynastie angevine, que les
rois de France, de Charles VIII à François I er , tenteront en vain de reprendre. Et surtout, après la
victoire de Gonzalve de Cordoue sur les troupes françaises (1503), les souverains aragonais
renoncent à leur vieille pratique successorale, qui était d’utiliser leurs conquêtes personnelles
pour établir leurs cadets et même parfois des bâtards, comme l’avait fait encore Alphonse
pour Naples à sa mort en 1458, quitte à en programmer ensuite le retour ultérieur dans le
« patrimoine » dynastique par le jeu des alliances matrimoniales 4 . Les noms hérités de l’époque
du royaume normand de Sicile et les textes continuent à distinguer la Sicile « en-deçà » (citra
Farum) du phare de Messine, c’est-à-dire l’île elle-même, de la Sicile « au-delà » (ultra Farum) du
même phare – le royaume de Naples. Mais les deux royaumes sont confirmés comme deux
entités distinctes, quoique définitivement soumises au même souverain qui se définit comme
Rex utriusque Siciliae, roi des Deux-Siciles, et dont le poids relatif joue à l’avantage du royaume
continental, beaucoup plus étendu et quatre fois plus peuplé.
Reste donc, à la fin du XV e siècle, une seule des trois grandes îles qui marquent la limite de la
Tyrrhénienne à l’ouest et au sud, la troisième aussi par sa superficie et sa population, à échapper
à la domination directe de la couronne d’Aragon : la Corse, arrachée non sans peine, entre les
XIV e et XV e siècles, par les Génois aux Pisans et aux Aragonais, mais qu’ils ne contrôleront jamais
dans sa totalité. À la « Corse utile » du Nord, réputée pour ses marins et ses vignes, plus proche
4. Henri Bresc, « Majorque et Trinacrie, deux branches
de la dynastie d’Aragon, royaumes composites et
mondes des contacts », e-Spania [en ligne],
28 octobre 2017. URL : http://journals.openedition.org/e-spania/27035
; DOI : 10.4000/e-spania.
27035.
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de Gênes et définie pour cela comme le « Deçà des Monts », s’oppose celle du Sud, le « Delà des
Monts », ces « monts » constituant une sorte de frontière intérieure durable, malgré le choix,
en 1492, d’Ajaccio, reconstruite et renforcée, pour servir de centre urbain et administratif à la
partie méridionale de l’île. Mais cette opposition est doublée par une autre, si courante autour
de la Méditerranée : celle entre le littoral, sous la protection duquel se fait la circulation des
barques transportant les marchandises et les hommes, et l’intérieur, à la fois isolé et protégé
par son relief montagneux aussi bien contre les prétentions politiques des autorités que contre
les razzias des pirates venus de la mer. Cette situation n’avait rien pour surprendre les Génois,
tant elle leur était familière chez eux – coincé comme l’était leur propre territoire entre la mer
et les Apennins, où leur quotidien était fait de compromis entre l’autorité centrale et les faide
e parentele qui se disputaient le contrôle local du territoire 5 . Peu soucieux d’établir et de gérer
directement un « Stato da Már » dont l’idée même leur était étrangère, ils avaient choisi de
répéter en Corse l’expérience faite à Chios qu’ils vont garder jusqu’en 1568, et d’en affermer
l’administration, l’exploitation, la perception des taxes, la défense et l’ordre intérieurs à une
association « privée » de représentants de quelques grandes familles qui attendaient un profit
des capitaux qu’elles y avaient investis : une « Mahona », ultérieurement remplacée en 1453
par la « Casa di San Giorgio ». Créée en 1407 pour gérer la dette publique de la République et
les revenus et recettes destinés à en payer les intérêts, celle-ci allait devenir, sous le nom de
« Banco di San Giorgio », une véritable banque, à la fois centrale et internationale.
Gênes pouvait ainsi affirmer son autorité sur un espace maritime à elle, la Mare Ligusticum (ou
mer Ligurienne), ainsi nommée sur les premières cartes qui, au tournant du XV e et du XVI e siècle,
prennent le relais des portulans* limités à la description détaillée des côtes. Même si une part
d’entre elles estimait, sans doute à juste titre, que le coût de la défense de l’île dépassait largement
les profits qu’elle en retirait, ses élites politiques avaient en fait pris conscience, dans leur
majorité, que l’île était indispensable à la survie de l’autonomie de Gênes. D’où les choix faits
par elles à la fin des années 1520. Elles avaient dû renoncer à leurs dernières ambitions sur la
Sardaigne. Il leur fallait les limiter à la Corse, et interdire qu’elle passe sous le contrôle des deux
rivaux immédiats de la république.
Le premier est le plus ancien : la Toscane, où Florence avait pris le relais de Pise, et dont la prise
de Sienne, en 1555, allait parachever la transformation de la vieille république citadine en un
État territorial, reconnu comme tel par les puissances européennes. L’une des premières initiatives
prises par les Médicis fut alors de doter leur duché puis grand-duché, d’un véritable port,
Livourne, ouvert à tous les commerces méditerranéens et à toutes les différentes minorités
ethniques et religieuses, et capable de concurrencer sur le plan commercial, mais non financier,
Gênes et Venise. Mais ils durent accepter, en 1557, de concéder à l’Espagne un territoire
détaché de celui de Sienne, minuscule, mais d’une importance militaire décisive, puisqu’il
permettait de surveiller à la fois la route maritime longeant le littoral italien, et les États pontificaux
: le petit État des Présides de Toscane, placé sous l’autorité du vice-roi de Naples – en
fait, de la péninsule de l’Argentario, Orbetello, Porto Ercole, Santo Stefano, l’île de Giglio, puis
Porto Longone sur l’île d’Elbe – dont Français et Espagnols se disputeront la maîtrise deux ans
de suite en 1646-1647.
5. Osvaldo Raggio, Faide e parentele. Lo stato genovese
visto dalla Fontanabuona, Turin, Einaudi, « Microstorie
18 », 1990.
Le second rival, et ancien partenaire commercial, Marseille, désormais bien intégrée, ainsi que la
Provence, au royaume de France, et bénéficiant de son soutien, vise à imposer sa participation
aux multiples trafics de blé, de sel et de salaisons (viande et poisson), de vin, d’huile et de fruits
secs en tout genre qui animent la vie commerciale de la Tyrrhénienne, mais aussi à atteindre la
Sicile, la Berbérie et le Levant. D’où l’aide qu’elle apporte aux tentatives françaises, entre 1553
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et 1558, pour soutenir les révoltés corses, et tenter, en vain finalement, de prendre la Corse
aux Génois. Ceux-ci la garderont en 1559, pour deux bons siècles, avec la paix finalement
conclue entre les deux monarchies espagnole et française.
Cette paix marque la fin des guerres d’Italie et ouvre aussi le « siècle des Génois », celui de
leur domination sur les finances de l’Espagne, sur les flux d’arrivée de l’argent du Potosí et de
sa redistribution dans toute l’Europe, mais aussi en direction de l’Asie, et celui d’un marché
des changes et du crédit international qu’ils organisent alors, avec les foires de Besançon
puis Plaisance, à l’échelle de l’Europe occidentale. Gênes a fait le choix, très moderne,
d’un compromis avec la monarchie espagnole dont les profits économiques étaient, eux,
très largement supérieurs au prix politique à payer en retour – celui d’une dépendance et
même d’une soumission aux intérêts et aux choix stratégiques de celle-ci, finalement très
bien rémunérées, et pas seulement au plan économique et financier : elles ont aussi garanti
l’acceptation durable, par les mêmes élites génoises, des principales réformes institutionnelles,
qui, comme celle de 1528, imposée par Andrea Doria, puis celle de 1576, au terme
d’une guerre civile, ont permis la naissance puis la continuité de la République jusqu’en 1797.
Mais aussi, dans un contexte international différent, la cession à titre provisoire, en 1768, par
Gênes de la souveraineté sur la Corse à la France, à charge pour celle-ci de pacifier l’île, et ce
jusqu’au remboursement des dépenses militaires et administratives qu’elle aurait engagées 6 .
Mais l’accord passé avec l’Espagne, tout en garantissant la domination de Gênes sur la Corse,
n’a ni permis ni contraint la première à défendre la seconde contre la seule menace qui
comptait réellement pour ses habitants : celle des razzias des corsaires, surtout musulmans,
« turcs » ou « maures », qui en visitaient régulièrement les côtes et y multipliaient les coups
de main et les captures de prisonniers, aux dépens surtout de cette Corse « utile » du littoral,
des villes et des trafics maritimes à court rayon, assurés par les Capocorsini. La Tyrrhénienne
restait trop « ouverte », à l’ouest comme au sud, pour y parvenir, à la différence de Venise
dans « son golfe », l’Adriatique, dont elle tenait les entrées et où les seules vraies menaces
auxquelles elle a dû faire face furent celles de Uscoques, soutenus ou tolérés par l’Autriche,
et des Chevaliers de Malte, toujours prêts à saisir les marchandises des « juifs » et des « Turcs »
sur les navires vénitiens et ragusains. La tâche était sans doute impossible, et Gênes n’y a ni
mieux ni sans doute plus mal réussi que l’Espagne en Sardaigne, en Sicile et sur les côtes du
royaume de Naples où celle-ci a transféré sur les habitants la charge de construire les tours de
guet le long de la côte pour avertir les habitants du danger et les inviter à se réfugier dans les
montagnes, ou de financer les travaux de fortification des villes. Tout au plus Gênes aura-t-elle
tenté de recourir plus systématiquement, par souci d’économie à court terme, à l’inféodation
de la construction et de la défense de ces tours. Mais la chronologie de ces attaques corsaires,
proposée par A.-M. Graziani 7 , confirme et précise utilement celle avancée par Braudel, avec en
particulier ses deux temps forts. Le premier, celui des quatre décennies centrales du XVI e siècle,
scandées par les deux grandes confrontations maritimes de la Préveza (1538) et de Lépante
(1571), est celui de la domination ottomane sur la mer, encore accentuée, notamment dans le
cas de la Corse, par l’alliance franco-turque et la guerre sur l’île, un moment, presque entièrement
occupée. Le second, celui des décennies qui suivent Lépante, où la course prend le relais
de la guerre, tant du côté musulman (avec Alger, Bizerte et Tunis) que chrétien (avec Malte et la
Sicile). Pendant toutes ces années, la Corse a vécu, sur ce plan, à l’heure de la Tyrrhénienne et,
plus largement, de la Méditerranée centrale.
La logique qui l’a emporté alors est celle qui s’était définie et peu à peu imposée au
cours des deux derniers siècles du Moyen Âge aux dépens des royaumes insulaires et
6. Lucien Bély, Recueil des commémorations nationales,
France-Archives, 2018
7. Antoine-Marie Graziani, La Corse génoise. Économie,
Société, Culture. Période moderne, 1453-1768,
Ajaccio, Éditions Alain Piazzola, 2000.
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de l’indépendance des îles, et au profit des États qui maîtrisaient la côte proche et prétendaient
contrôler, en leur donnant leur nom, la mer qui les borde, seuls les plus grands et les
plus puissants pouvant prétendre à dominer durablement des secteurs plus larges de la mer
intérieure, mais jamais la totalité de celle-ci, qui reste une « mer partagée ». Les lecteurs de La
Méditerranée ont justement privilégié, dans la présentation braudélienne de la vie insulaire,
tous les contrastes, toutes les oppositions qui rythment celle-ci : l’isolement mais l’ouverture
sur la mer et l’extérieur, l’archaïsme des traditions mais l’accueil des nouveautés qu’atteste leur
rôle d’intermédiaires et de relais dans les transferts culturels, la précarité de leur approvisionnement
ordinaire mais les booms successifs des monocultures d’exportation répondant à la
demande des marchés urbains : le mastic de Chios, les raisins secs et les vins riches en sucre et
en alcool des îles grecques de la côte anatolienne et ionienne, l’huile de Djerba, le blé et la soie
de Sicile, le coton de Chypre, la canne à sucre dont la « marche d’est en ouest » traverse toute
la Méditerranée, puis gagne, au-delà de Gibraltar, les îles de la « Méditerranée atlantique » –
Madère, les Canaries, le Cap-Vert – avant de traverser, une fois épuisés les sols et les réserves de
bois, l’océan et de s’implanter en force dans les Caraïbes avec les conséquences que l’on sait. À
chaque fois, ou presque, si les îles ont pris l’initiative de ces cultures nouvelles et montré la voie,
celles-ci se sont diffusées ensuite sur le littoral et la terre ferme : ainsi pour la soie en Calabre, en
Sicile, puis en Italie du Nord-Est, mais aussi à Murcie et en Languedoc, jusqu’à la crise ouverte
par la pébrine à la fin des années 1850, ou pour les raisins secs dans le Péloponnèse, qui constituent,
jusqu’à la fin du XIX e siècle, la principale exportation du royaume de Grèce, ou encore
pour l’huile dans les Pouilles et en Calabre.
Rien de tel dans le cas de la Corse, même si l’on ne prend pas pour argent comptant le sombre
bilan final, dressé au début des années 1530, à la fin de sa Description de l’île par monseigneur
Agostino Giustiniani 8 , évêque de Nebbio, des performances de son agriculture : acceptables
en qualité, mais insuffisantes en quantité pour toute la gamme des céréales, davantage satisfaisantes
pour l’élevage (les fromages, meilleurs que ceux de Sardaigne) et les produits de
la forêt et de la cueillette (miel, cire et, surtout myrte, utilisés pour le traitement des cuirs et
qui s’exportent en « terre ferme »), ainsi que de la mer (corail et thon, surtout), mais d’une
médiocrité selon lui coupable pour l’ensemble des cultures arbustives caractéristiques du
paysage de « jardin méditerranéen » cher à Emilio Sereni 9 – oléastres et châtaigniers non
greffés, mûriers plantés en nombre très insuffisant et ainsi de suite, seuls les vins, surtout les
blancs, en deçà des Monts, et les rouges, au-delà des Monts, et dans une certaine mesure
l’huile, faisaient exception – et pas d’intérêt pour les cultures nouvelles (riz, coton, ni même
canne à sucre) malgré « l’excellence » des terres qui auraient pu les accueillir. Comme si
tous ces choix avaient été ceux des Corses eux-mêmes, et non de Gênes, en fonction de ses
intérêts commerciaux.
8. Agostino Giustiniani, Description de la Corse,
préfaces, notes et traductions d’Antoine-Marie
Graziani, Ajaccio, Éd. Alain Piazzola, 1993,
p. 290-319 (citations ultérieures données entre
parenthèses).
9. Emilio Sereni, Storia del paesaggio agrario italiano,
Bari, Laterza, 1961 (trad. fr., Histoire du paysage
rural italien, Paris, Julliard, 1964).
Ce bilan exprime ouvertement, aux limites de la caricature, le point de vue du « dominant »
génois sur les « dominés », appelés Corsi nostri tout comme l’île est appelée Corsica nostra,
et permet au premier d’imputer à la seule pigritia e poltroneria (paresse et fainéantise) des
seconds « pour travailler et cultiver la terre », la responsabilité de leur propre pauvreté
(maisons, vêtements, nourriture) : une pauvreté encore aggravée par leurs comportements
individuels (inimitiés, haines, parjures, vols) et par les abus des caporali, institués pour
protéger les populations et devenus leurs oppresseurs. Défauts dont le complément culturel
est présenté dans les mêmes termes : ceux d’une ressource potentielle laissée à l’abandon.
D’un côté, les qualités exceptionnelles d’une langue que son vocabulaire, par ses emprunts
au grec et au latin, et son degré inégalé de précision, très utile dans l’exercice de la controverse,
placent au premier rang des langues d’Italie (296 ; 297) ; mais, de l’autre une « très
29 |
grande ignorance des lettres », dont font preuve aussi bien les prêtres et les moines que les
notaires, et que confirme le fait qu’on « n’ait pas le souvenir que l’on ait envoyé un fils ou un
neveu pour apprendre les lettres » (304 ; 305).
De la Sicile, dans les correspondances officielles de vice-rois espagnols, aux îles Ioniennes,
dans celles des provéditeurs vénitiens, on trouverait des exemples de jugements comparables
qui illustrent eux aussi la distance séparant deux sociétés et deux cultures qui se
côtoient sans vraiment se comprendre ni chercher à le faire. Mais l’essentiel se situe ailleurs,
qui permet de prendre la mesure de l’exceptionnalité de la Corse à l’époque moderne, retenue
comme un trait distinctif par F. Braudel (126-129 ; 144-146). Gênes ne s’est pas vraiment
saisie en profondeur de l’économie de l’île pour la réorganiser dans son ensemble, selon
le schéma colonial classique, autour d’une ou plusieurs productions dominantes, destinées
aux marchés extérieurs lointains, à l’échelle de la Méditerranée et au-delà. Inversement, ce
sont les Corses qui se sont saisis à leur façon de l’ensemble de la Méditerranée et de toutes
les possibilités qu’elle leur ouvrait, pour y exporter leurs hommes. Et pas seulement ces
« fantassins, tant capitaines que “piétons” », parmi lesquels Gênes pouvait recruter, moyennant
finances, les troupes dont elle avait besoin, comme le souligne Giustiniani (296 ; 297),
mais qui n’hésitaient pas, avec ou sans son accord, à s’enrôler ailleurs pour servir d’autres
maîtres. Car ceux-ci ne représentent qu’une part saisonnière d’une émigration infiniment
plus importante, « essaimant dans toutes les directions », à tel point, souligne Braudel, « qu’il
n’y a sans doute pas un événement méditerranéen où un Corse ne se trouve mêlé » (126 ;
145). Une émigration qui touche tous les secteurs d’activité, rurale ou urbaine, terrestre ou
maritime, et ignore les frontières politiques ou religieuses, et dont les barques et autres
embarcations des Capocorsini ont été l’un des vecteurs privilégiés. On les retrouve aussi
bien comme paysans dans la Maremme toscane, qu’en Sardaigne, en ville à Gênes, Venise,
Livourne, Rome, Valence, Séville, mais aussi à Marseille, à Alger, que renégats ou captifs – les
premiers s’enrichissant en organisant le rachat des seconds –, où ils servent d’intermédiaires
ou d’agents aux diverses puissances chrétiennes, et jusqu’à Constantinople.
Impossible de chiffrer avec précision le volume de cette émigration omniprésente ni son
pourcentage par rapport à une population totale qui reste incertaine. Une seule quasi-certitude,
même si les 30 000 feux et les 100 000 âmes évoqués pour l’île entière par Giustiniani,
et régulièrement repris jusqu’au milieu du XVIII e , ne correspondent pas à la réalité : l’île ne
semble pas avoir connu la croissance démographique de la Sicile par exemple, doublant sa
population, au XVI e siècle, en passant d’un demi-million à un million, tout en continuant à
attirer des immigrants de l’extérieur, venus aussi bien de Calabre que des Alpes lombardes.
Cette émigration aurait-elle servi de régulateur à la société corse ? En proposant, pour la
qualifier (126 ; 145), que « la façon la plus commune qu’ont les îles de se mêler au monde,
sont encore d’organiser leurs émigrations. Toutes les îles (comme toutes les montagnes…)
sont exportatrices d’hommes », et en soulignant, à propos de Gasparo Corso, qu’il « a un
frère à Alger, un ou plusieurs autres à Marseille, un autre à Carthagène et que sa correspondance
avec eux insère ainsi toute la Méditerranée occidentale » – mais sans utiliser le
terme de « réseau » qui ne s’est imposé que plus récemment dans la langue des historiens –,
Braudel avait déjà répondu à la question. Il avait anticipé la transformation, au cours des
dernières décennies, du regard porté par les sciences sociales sur les émigrations du passé
comme du présent : une transformation désormais envisagée, non plus (ou plus seulement)
comme une « émigration de la misère », mais comme une ressource, gérée et organisée avec
soin, génération après génération, avec toute sa dimension culturelle, par les communautés
rurales de départ. Cette transformation a accompagné, et ce n’est pas un hasard, celle de
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la transition vécue depuis quatre décennies par les principaux pays de la rive nord de la
Méditerranée (Grèce, Italie, Espagne et Portugal), avec le passage de l’émigration de masse à
l’immigration, venue cette fois de la rive sud. Mais elle a aussi suivi de peu celle de la promotion
des mêmes îles de la Méditerranée, Corse comprise, comme les nouveaux paradis d’un
tourisme de masse, devenus les destinations d’une immigration saisonnière dont les rivieras,
de Nice à Taormine, avaient donné à la fin du XIX e siècle l’exemple, mais au profit de l’hiver,
et non de l’été comme aujourd’hui. L’histoire continue, mais sans jamais cesser d’innover, et
sans jamais se répéter totalement à l’identique.
•
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L’ÎLE
PARMI LES ÎLES
« Les îles sur le chemin des puissantes routes maritimes
participent aux grandes relations. Un secteur de grande
histoire se surajoute à leur existence ordinaire. »
Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde,
t. 1, Paris, Armand Colin, 2017
La Corse
dans la cartographie ptoléméenne
Georges Tolias
Composée à Alexandrie au II e siècle, la Géographie de Claude
Ptolémée faisait partie d’un vaste projet à la fois astronomique,
astrologique et géographique, qui visait à procurer
les outils nécessaires à l’intelligence de la cohérence mathématique
de l’univers. L’ouvrage est un guide pour la confection de
la carte du monde habité par le moyen des « projections » et des
coordonnées de longitude et de latitude de quelque 8 000 localités
(villes, ports, montagnes, promontoires et estuaires) des
provinces et des îles du monde connu des Anciens. La Géographie
était complétée par la répartition de la carte de l’œkoumène en
vingt-six cartes régionales disposées par continents, dix pour
l’Europe, quatre pour l’Afrique, et douze pour l’Asie, proposant
ainsi un premier atlas systématique. L’ouvrage a été introduit en
Occident au tournant du XIV e siècle, par Manuel Chrysoloras. Il
fut aussitôt traduit en latin et imposa la cartographie mathématique
comme la « nouvelle » manière de représenter le monde.
►
Ill. 3
Claude Ptolémée (II e siècle apr. J.-C.), astronome,
géographe, astrologue [d’apr.]
Cirni insula quae et Corsica (détail)
Florence, milieu du XV e siècle
Manuscrit sur parchemin
Rome, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. lat. 5698, f o 11 v o
La Corse, détail de la VI e carte de l’Europe comprise dans
la plus ancienne copie conservée de la traduction en latin
des cartes ptoléméennes, vers 1420-1430 (G. T.).
La Corse (Cyrnus) apparaît avec la péninsule italienne sur la
sixième carte de l’Europe. Ptolémée énumère cinquante-trois
localités sur l’île, dont trente villes et ports : Urcinium, Pauca,
Titianus, Ficaria, Marianum, Palla, Syracusanus portus, Rubra,
Alista, Philonii portus, Aleria colonia, Diana portus, Mariana,
Mantinon, Clunium, Centurinum, Canelata, Ropicum, Cersunum,
Lurinum, Aluca, Osincum, Sermigium, Talcinum, Venicium,
Cenestum, Opinum, Mora, Matisa et Albiana. Il énumère aussi
les douze peuples qui habitaient l’île : les Cervini, les Tarabeni,
les Titiani, les Balatini, les Vanacini, les Celebenses, les Licmini,
les Macrini, les Opini, les Symbri, les Coymaseni et les Subasani.
Il évalue la position de la Corse entre les parallèles 39°10’
et 41°35’ et les méridiens 30°00’ et 31°40’, donnant ainsi à l’île
une forme rectangulaire. Il aplatit le littoral méridional de l’île et
reconnaît au littoral septentrional deux promontoires d’égale
importance, le Tilox promontorium (capo Martello) avançant
vers le nord-ouest, et le Sacrum promontorium (capo Corso)
avançant vers le nord-est.
L’autorité dont jouissait l’œuvre de Ptolémée au XV e et au
XVI e siècle imposa cette figure déformée de la Corse comme modèle
cartographique de l’île. Cependant, comme la Géographie servit
de laboratoire pour la construction de l’image moderne du
monde, les cartes anciennes de l’ouvrage ont été assez tôt
complétées ou remplacées par des cartes modernes. Ainsi, dans
un manuscrit de la Géographie compilé à Venise vers 1440 et
aujourd’hui conservé à la British Library, les cartes anciennes
sont remplacées par des cartes modernes, inspirées de la cartographie
marine. Parmi elles, on trouve une petite carte moderne
de la Corse, la plus ancienne carte indépendante de l’île connue à
ce jour [ill. 4].
•
| 34
◄
Ill. 4
Claude Ptolémée (II e siècle apr. J.-C.), astronome,
géographe, astrologue [d’apr.]
Corsicae seu Cirnui Insule Situs
Venise, 2 e quart du XV e siècle
Manuscrit sur papier
Londres, British Library, Harley MS 3686, f o 31 v o
Carte moderne de la Corse vers 1440, provenant d’une copie
de la version latine de la Géographie, ornée des cartes
modernes (G. T.).
35 |
Les cartes de la Corse
à la fin du Moyen Âge
Nathalie Bouloux
L’île de Corse, comme d’autres îles ►
méditerranéennes, a bénéficié d’une Ill. 5
Grazioso Benincasa (1400 ?-1482 ?), cartographe
cartographie propre précoce, en
[Atlas nautique de l’océan Atlantique Nord-Est,
relation avec la diffusion des insulaires ou
de la mer Méditerranée et de la mer Noire]
les livres d’îles, dont le modèle est le Liber Rome, 1467
insularum archipelagi de Cristoforo Buondelmonti.
Indépendamment des insulaires, CPL GE DD-1988 (RES)
Manuscrit sur vélin
Paris, Bibliothèque nationale de France, Cartes et plans,
en tant qu’île, la Corse est aussi facilement
identifiable sur des cartes de nature différente,
mappemondes, cartes marines* ou cartes ptoléméennes. Avant d’examiner l’émergence
d’une cartographie autonome* de l’île, en relation notamment avec les travaux du florentin
Henricus Martellus, il convient de présenter les divers types de cartes à partir desquels un
lecteur pouvait forger une représentation cartographique de l’île.
La Corse sur les cartes du XV e siècle
Les cartes marines (qu’il ne faut pas confondre avec les portulans*, textes qui recueillent des
instructions nautiques et décrivent les accidents des côtes), apparues dans les milieux des
gens de mer sans doute dès le XII e –début du XIII e siècle, se stabilisent au cours du XIV e siècle
et se perpétuent sans grands changements formels jusqu’à la fin du XVIII e siècle. Très tôt,
cette cartographie est passée du milieu des gens de mer (marins, mais aussi marchands,
notaires, armateurs…) à celui des lettrés et des savants. Au XV e siècle, leur utilisation dans des
documents de natures variées (descriptions géographiques, cartes, etc.) est devenue chose
commune.
Ces cartes fournissent une représentation graphique de l’espace méditerranéen, fondée sur
le dessin du littoral, associé à des toponymes en langue vulgaire disposés perpendiculairement
au rivage. Elles comportent une ou plusieurs échelles de distance et un réseau de
lignes de vents, fondé sur la rose des vents des marins, en vue d’indiquer les directions principales.
Elles sont structurées par un ou deux cercles, du centre duquel partent les lignes de
vents (les huit vents principaux et les huit vents collatéraux). Elles dessinent la Méditerranée
et le bassin de la mer Noire. À partir du XIV e siècle, certaines s’étendent à l’Europe du Nord et
à la Baltique, puis aux littoraux de l’Afrique atlantique. Deux grands types de cartes peuvent
être définis : celles qui se limitent aux tracés des littoraux, ne donnant que des informations
très partielles, voire aucune, sur l’intérieur des terres ; celles qui donnent au contraire
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