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2024 - Octobre - Ecologie de la mode

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Ascèse, dépouillement, parcimonie : notions à réévaluer<br />

Bertrand Prévost<br />

Ascèses cosmétiques. Parure et nudité selon le christianisme primitif<br />

Bertrand Prévost est professeur d’histoire <strong>de</strong> l’art et d’esthétique à l’Université Bor<strong>de</strong>aux-Montaigne<br />

(département d’arts p<strong>la</strong>stiques).<br />

Il a publié entre autres La Peinture en actes: Gestes et manières dans l'italie <strong>de</strong> <strong>la</strong> Renaissance, 2007 ;<br />

Botticelli : le manège allégorique, 2011 ; Peindre sous <strong>la</strong> lumière, 2013 ; Marqueterie générale. Hubert<br />

Duprat, 2020.<br />

Résumé<br />

Cette séance permettra <strong>de</strong> comprendre les ressorts spirituels et esthétiques <strong>de</strong> cet étrange paradoxe<br />

chrétien par lequel <strong>la</strong> nudité constitue <strong>la</strong> plus somptueuse <strong>de</strong>s parures. De Tertullien à Saint Augustin,<br />

sans s’interdire <strong>de</strong> pousser jusqu'aux <strong>de</strong>rniers siècles du Moyen Age, il sera démontré que dépouillement<br />

et habillement doivent s’entendre dans un rapport inextricablement dialectique, au point que tout le<br />

christianisme – du moins peut-être toute l’anthropologie chrétienne – puisse se dire selon le rapport du<br />

vêtement et <strong>de</strong> <strong>la</strong> nudité.<br />

Bertrand Prévost déjoue d’emblée l’opposition entre cosmétique et ascèse. Si <strong>la</strong> condamnation<br />

chrétienne portait sur l’apparence mensongère <strong>de</strong>s atours du corps, en l’occurrence chez Tertullien avec<br />

La Toilette <strong>de</strong>s femmes qui oppose <strong>la</strong> bonne parure (mundus) à <strong>la</strong> souillure intramondaine (immundus) –<br />

<strong>la</strong> corruption entachant jusqu’aux métaux précieux contaminés par <strong>la</strong> sueur du mineur ou les perles <strong>de</strong><br />

nacre par l’io<strong>de</strong> –, c’est l’artifice (invention <strong>de</strong> Satan) qui est visé dans <strong>la</strong> mesure où il ajoute quelque<br />

chose à <strong>la</strong> Création. La parure positive <strong>de</strong>vra donc veiller à opérer non pas par adjonction ou<br />

« recouvrement » (Marie-José Mondzain) mais par soustraction, amoindrissement, selon une esthétique<br />

qui procé<strong>de</strong>rait par via di levare (Léonard), et ferait asseoir <strong>la</strong> cosmétique sur une pratique ascétique. Le<br />

vêtement serait dans ces conditions un rempart contre l’assaut du mon<strong>de</strong> (déjà le voile selon l’injonction<br />

paulinienne), non seulement façon <strong>de</strong> se dérober au regard concupiscent mais à <strong>la</strong> visibilité même (d’où<br />

l’apologie du « visuel » <strong>de</strong> Didi-Huberman) : aller jusqu’à se crever les yeux ou éviter que le voile par ses<br />

ornements n’attire l’attention. Cette étrange dialectique traverse l’iconographie <strong>de</strong> Marie-Ma<strong>de</strong>leine<br />

(notamment celle du Titien <strong>de</strong> 1533). L’imposante masse capil<strong>la</strong>ire fait office <strong>de</strong> voile en cachant le corps<br />

tout en <strong>de</strong>meurant dans le dépouillement cosmétique (en dépit <strong>de</strong> <strong>la</strong> suggestion auto-érotique <strong>de</strong> voir <strong>la</strong><br />

chevelure comme pubis dép<strong>la</strong>cé (Daniel Arasse), à l’instar <strong>de</strong> <strong>la</strong> Naissance <strong>de</strong> Venus <strong>de</strong> Botticelli).<br />

L’adage chrétien « Nudus nudum Christum sequi » allie en effet dénuement et pureté. De même, selon<br />

Pseudo-Denys, les séraphins sont libérés <strong>de</strong> toute addition extérieure. Ce geste <strong>de</strong> dépouillement du<br />

corps lui-même, parure décorporée (circoncision ou écorchement) va revêtir un sens cosmétique, <strong>de</strong><br />

sublime exfoliation. Lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> Chute, Dieu a ôté à Adam son « vêtement <strong>de</strong> grâce » (saint Augustin). La<br />

nudité originelle est en effet innocente, nescience, tout sauf honteuse, tandis que ce sont les pagnes et<br />

les tuniques <strong>de</strong> peau qui <strong>la</strong> transforment en nudité coupable. Qui plus est, dès lors que <strong>la</strong> peau <strong>de</strong> bête<br />

est d’ordinaire arrachée à <strong>la</strong> dépouille d’un animal dépecé, elle respire <strong>la</strong> mort, si bien qu’à partir <strong>de</strong> là,<br />

l’homme a « revêtu » <strong>la</strong> mortalité.<br />

Ce qui mène Bertrand Prévost à distinguer entre nature humaine (innocente) et condition humaine<br />

(coupable) et à envisager <strong>la</strong> réversibilité <strong>de</strong> <strong>la</strong> parure et <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépouille. Le vêtement tellement adhérent<br />

(ontologique) d’avant <strong>la</strong> Chute <strong>de</strong>vient un vêtement que l’on porte (non ontologique) avec lequel on ne se<br />

confond pas. Grégoire <strong>de</strong> Nysse invite ainsi à retirer cette tunique externe. Chez saint Barthélémy <strong>la</strong><br />

réversibilité du vêtement et <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépouille s’observe dans le geste d’arracher <strong>la</strong> peau pour faire affleurer<br />

une nouvelle peau martyrologique, ce qui est re<strong>la</strong>yé dans Nudités <strong>de</strong> Giorgio Agamben, par le fait que le<br />

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damné, nu pour l’éternité, retrouve une nature, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute forme d’amovibilité. Celle-ci détermine<br />

en effet <strong>la</strong> logique chrétienne du vêtement : l’homme ne cesse <strong>de</strong> porter et <strong>de</strong> retirer le vêtement. Devenir<br />

chrétien c’est changer <strong>de</strong> vêtement, à l’instar du paon, du serpent qui mue, du caméléon (« On ne naît<br />

pas chrétien, on le <strong>de</strong>vient »). Il s’agit donc <strong>de</strong> condamner les parures ou les atours au nom d’une<br />

cosmétique supérieure. Ainsi dans La Toilette <strong>de</strong>s femmes (II. 13. 07), Tertullien invitera-t-il à rejeter les<br />

ornements <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre au profit <strong>de</strong> ceux du ciel :<br />

Il est temps <strong>de</strong> vous montrer rehaussées <strong>de</strong>s onguents et ornements <strong>de</strong>s prophètes et <strong>de</strong>s apôtres.<br />

Prenez à <strong>la</strong> simplicité votre b<strong>la</strong>nc, à <strong>la</strong> pu<strong>de</strong>ur votre rouge. Peignez vos yeux <strong>de</strong> retenue et votre bouche<br />

<strong>de</strong> silence. Passez dans vos oreilles <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> Dieu, fixez à votre nuque le joug du christ. Soumettezvous<br />

à vos maris et vous serez assez parées ; occupez vos mains au travail <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ine, gar<strong>de</strong>z les pieds<br />

à <strong>la</strong> maison et vous p<strong>la</strong>irez plus que dans l'or. Ayez pour vêtements <strong>la</strong> soie <strong>de</strong> l'honnêteté, le lin <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

pureté, <strong>la</strong> pourpre <strong>de</strong> <strong>la</strong> pu<strong>de</strong>ur. Ainsi fardées, c'est Dieu que vous aurez pour amant.<br />

De même, le martyre <strong>de</strong>vient le plus grand pourvoyeur <strong>de</strong> cosmétique : le carcan du supplice se mue en<br />

bracelet ornemental. Il faut enfin situer dans ce matérialisme mystique Ma<strong>de</strong>leine pénitente dont <strong>la</strong> parure<br />

inférieure sera drapée <strong>de</strong> son essence (parure supérieure).<br />

Le débat a interrogé l’iconographie <strong>de</strong> Marie-Ma<strong>de</strong>leine, son chromatisme, <strong>la</strong> texture : celles-ci sont-elles<br />

affectées par le passage <strong>de</strong> <strong>la</strong> pécheresse (matité) à <strong>la</strong> sainte (bril<strong>la</strong>nce) par exemple ? Dans un <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux panneaux <strong>de</strong> Carlo Crivelli (1471-1476) <strong>la</strong> fiole <strong>de</strong> parfum (pot d’onguent) se dissout en effet dans<br />

le fond doré comme pour montrer l’assomption <strong>de</strong> <strong>la</strong> sainte dans un mon<strong>de</strong> supérieur. D’autres questions<br />

portaient sur l’eau comme secon<strong>de</strong> peau <strong>de</strong> pureté dans les ablutions ou les sacrements, sur <strong>la</strong> kénose<br />

(Dieu/le Christ se dépouille <strong>de</strong> ses attributs divins) ou sur l’is<strong>la</strong>m ottoman où les <strong>de</strong>rviches tourneurs<br />

opèrent une Aufhebung <strong>de</strong> <strong>la</strong> dialectique entre visible et invisible.<br />

Massimo Leone<br />

L’œuf à repriser.Une sémiotique <strong>de</strong> <strong>la</strong> parcimonie<br />

Massimo Leone est professeur <strong>de</strong> philosophie <strong>de</strong> <strong>la</strong> communication, <strong>de</strong> sémiotique culturelle et <strong>de</strong><br />

sémiotique visuelle au Département <strong>de</strong> Philosophie et <strong>de</strong> Sciences <strong>de</strong> l’Éducation <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Turin,<br />

professeur <strong>de</strong> sémiotique à temps partiel au département <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue et <strong>de</strong> littérature chinoises <strong>de</strong><br />

l’Université <strong>de</strong> Shanghai, membre associé du Cambridge Digital Humanities <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong><br />

Cambridge, directeur <strong>de</strong> l’Institut d’Étu<strong>de</strong>s Religieuses <strong>de</strong> <strong>la</strong> « Fondation Bruno Kessler » <strong>de</strong> Trente et<br />

professeur adjoint <strong>de</strong> l’Université UCAB <strong>de</strong> Caracas. Il est membre <strong>de</strong> l’Académie d’Europe. Il a été<br />

professeur invité dans plusieurs universités <strong>de</strong>s cinq continents.<br />

Il est l’auteur <strong>de</strong> dix-sept livres, a dirigé plus <strong>de</strong> soixante volumes collectifs et a publié plus <strong>de</strong> six cents<br />

articles dans les domaines <strong>de</strong> <strong>la</strong> sémiotique, <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s religieuses et <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s visuelles. Il est <strong>la</strong>uréat<br />

d’une bourse <strong>de</strong> consolidation <strong>de</strong> l’ERC en 2018 et d’une bourse <strong>de</strong> preuve <strong>de</strong> concept <strong>de</strong> l’ERC en 2022.<br />

Il est rédacteur en chef <strong>de</strong> Lexia, <strong>la</strong> revue sémiotique du Centre <strong>de</strong> recherche interdisciplinaire sur <strong>la</strong><br />

communication <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Turin (Italie), co-rédacteur en chef <strong>de</strong> Semiotica (De Gruyter) et corédacteur<br />

en chef <strong>de</strong>s séries <strong>de</strong> livres « I Saggi di Lexia » (Rome : Aracne), « Semiotics of Religion »<br />

(Berlin et Boston : Walter <strong>de</strong> Gruyter) et « Advances in Face Studies » (Londres et New York : Routledge).<br />

Résumé<br />

La conférence propose une nouvelle approche sémiotique pour conceptualiser le vi<strong>de</strong>, le silence et<br />

l’absence, en présentant ces notions non seulement comme <strong>de</strong>s manques ou <strong>de</strong>s vi<strong>de</strong>s à combler, mais<br />

aussi comme <strong>de</strong>s espaces potentiels et significatifs qui méritent d’être explorés et valorisés plus<br />

profondément dans notre ère numérique hyperconnectée. S’appuyant sur <strong>la</strong> métaphore <strong>de</strong> l’œuf à<br />

repriser—un objet qui symbolise <strong>la</strong> réparation et <strong>la</strong> restauration aussi bien que <strong>la</strong> vie—il p<strong>la</strong>i<strong>de</strong> pour une<br />

sémiotique <strong>de</strong> <strong>la</strong> parcimonie, une retenue réfléchie et une conservation dans nos engagements et nos<br />

expressions. Cette approche est profondément liée à l’étymologie <strong>de</strong> « parcimonie » (« parcere », en <strong>la</strong>tin<br />

« épargner ») enracinée dans <strong>la</strong> pratique <strong>de</strong> l’utilisation parcimonieuse et <strong>de</strong> <strong>la</strong> gestion pru<strong>de</strong>nte, qui<br />

s’étend au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s contextes financiers pour englober nos empreintes et nos interactions numériques.<br />

En réévaluant <strong>la</strong> signification sémiotique <strong>de</strong> l’absence et du silence, <strong>la</strong> conférence remet en question <strong>la</strong><br />

contrainte dominante <strong>de</strong> <strong>la</strong> présence et <strong>de</strong> <strong>la</strong> production continues, suggérant que dans les espaces que<br />

nous choisissons <strong>de</strong> ne pas remplir, dans les mots que nous décidons <strong>de</strong> ne pas prononcer et dans les<br />

territoires numériques que nous choisissons <strong>de</strong> ne pas coloniser, se trouve une forme profon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

communication et d’existence. Il p<strong>la</strong>i<strong>de</strong> en faveur d’un cadre sémiotique qui apprécie <strong>la</strong> valeur <strong>de</strong><br />

l’inoccupé, du non-dit et <strong>de</strong> l’inexprimé, en tant que choix actifs qui en disent long sur nos i<strong>de</strong>ntités<br />

culturelles et individuelles dans le paysage contemporain. Dans cette optique, le recyc<strong>la</strong>ge dans <strong>la</strong> mo<strong>de</strong><br />

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<strong>de</strong>vient un acte <strong>de</strong> revalorisation sémiotique, qui donne une nouvelle vie et un nouveau sens à l’absence<br />

et au vi<strong>de</strong> en tant qu’engagements délibérés et significatifs avec le mon<strong>de</strong>.<br />

Massimo Leone se propose <strong>de</strong> corréler le statut <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière à <strong>la</strong> perception du temps et <strong>de</strong> restituer à<br />

<strong>la</strong> première une dignité. Il retrace pour ce faire une généalogie du mépris culturel pour le travail manuel,<br />

l’artisanat. Les Grecs opposaient Πόνος (peine, <strong>la</strong>beur, souffrance) à ἔργον (travail) et πρᾶξις (effort<br />

pratique). Si Socrate louait l’oisiveté comme sœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> liberté, pour Anaxagore l’homme est un animal<br />

intelligent parce qu’il a <strong>de</strong>s mains. Qui plus est, le travail d’Ulysse est source d’honneurs personnels et<br />

Jean-Pierre Vernant <strong>de</strong> citer Héphaïstos, le dieu forgeron au corps déformé. Progressivement le<br />

travailleur occupera toutefois un rang inférieur par rapport au guerrier et au légis<strong>la</strong>teur. Déjà chez Aristote<br />

(Éthique à Nicomaque), <strong>la</strong> sagesse est dotée <strong>de</strong> supériorité par rapport aux industrieux mais, chez<br />

Sénèque (De Otio), l’oisiveté rime avec liberté. Les arts vulgaires seront dévalorisés par rapports aux arts<br />

récréatifs et surtout libéraux (dépositaires <strong>de</strong> vertu). Dans l’Évangile une « éthique du travail » est certes<br />

mise en avant : Joseph est charpentier, les apôtres <strong>de</strong>s pêcheurs. Le péché originel fait <strong>de</strong> l’homme un<br />

ouvrier <strong>de</strong> Dieu. Il faudra attendre le moyen âge pour que le rééquilibrage entre contemp<strong>la</strong>tion et <strong>la</strong>beur<br />

se fasse, à savoir dans les règles monastiques, par exemple le Ora et <strong>la</strong>bora <strong>de</strong> saint Benoît, tandis que<br />

Thomas d’Aquin valorise <strong>la</strong> vie active et contemp<strong>la</strong>tive (cette <strong>de</strong>rnière jouissant néanmoins <strong>de</strong><br />

supériorité). Un nouveau tournant s’opère à <strong>la</strong> Renaissance : l’on prône l’engagement actif et l’on rejette<br />

<strong>la</strong> subordination <strong>de</strong> l’actif par <strong>la</strong> contemp<strong>la</strong>tion, ce qui permet au droit et à <strong>la</strong> mé<strong>de</strong>cine <strong>de</strong> monter en<br />

gra<strong>de</strong>. Leon Battista Alberti est décisif dans cette filiation dans <strong>la</strong> mesure où il met l’accent sur <strong>la</strong> gestion<br />

du temps, valorisant l’engagement actif. On retrouve celui-ci chez Tommaso Campanel<strong>la</strong> qui, dans sa<br />

Cité du soleil, conçoit l’industrie sous l’angle d’une distribution collective du temps <strong>de</strong> travail.<br />

Massimo Leone passe ensuite à l’époque contemporaine où cet impératif temporel s’avère crucial. De <strong>la</strong><br />

Renaissance à aujourd’hui, <strong>la</strong> finitu<strong>de</strong> du temps a une inci<strong>de</strong>nce sur <strong>la</strong> finitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière, <strong>de</strong> sorte que<br />

les ressources se voient dotées <strong>de</strong> <strong>la</strong> même dignité que le temps. Autrement dit, <strong>la</strong> frugalité nous est<br />

imposée <strong>de</strong>puis peu par <strong>la</strong> contrainte du temps.<br />

Or quelle frugalité adopter ? Faut-il épouser les utopies <strong>de</strong> <strong>la</strong> décroissance (recyc<strong>la</strong>ge) ou préconiser <strong>la</strong><br />

parcimonie (upcycling) ? Selon le « principe <strong>de</strong> parcimonie » ou rasoir d’Ockham (Pluralitas non est<br />

ponenda sine necessitate), l’on peut obtenir le même résultat avec moins <strong>de</strong> moyens et, partant,<br />

conserver l’élégance en valorisant <strong>la</strong> matière, en adoptant une utilisation minimale mais cohérente <strong>de</strong>s<br />

ressources, voire transformer les limitations en opportunités, le quantitatif en qualitatif. L’on assiste <strong>de</strong><br />

nos jours à <strong>de</strong>s exemples <strong>de</strong> parcimonie dans le numérique : en compressant <strong>de</strong>s données, on optimise<br />

<strong>la</strong> computation et on économise <strong>de</strong> l’énergie ; dans l’architecture durable, <strong>de</strong>s déchets sont transformés<br />

en objets précieux, <strong>de</strong> vieilles palettes en bois en meubles fonctionnels, <strong>de</strong>s conteneurs abandonnés en<br />

unités d’habitation ; le patrimoine est réutilisé, une ancienne gare convertie en musée (le Tate mo<strong>de</strong>rn) ;<br />

dans l’industrie textile, <strong>de</strong>s jeans usagés sont retravaillés en vestes, sacs et robes patchwork. En somme,<br />

l’idée <strong>de</strong> finitu<strong>de</strong> qui remonte à <strong>la</strong> Renaissance nous impose une nouvelle esthétique adaptative : obtenir<br />

plus avec moins. La rareté du temps nous oblige à une reformu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière : le surcyc<strong>la</strong>ge<br />

(upcycling).<br />

Leone oppose à ce sta<strong>de</strong> un minimalisme quantitatif véhiculé par les apôtres <strong>de</strong> <strong>la</strong> décroissance – Ivan<br />

Ilitch (La Convivialité, 1973, qui blâme le « suroutil<strong>la</strong>ge ») et Serge Latouche (Le Temps <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

décroissance, 2010) –, à un minimalisme qualitatif du philosophe américain pragmatique John Dewey<br />

(chaque acte <strong>de</strong>vient porteur <strong>de</strong> sens). Si le premier minimalisme impose l’abstinence comme vertu pour<br />

pallier <strong>la</strong> surconsommation et le déclin écologique, le second réévalue en revanche l’harmonie,<br />

l’élégance, l’esthétique. L’éthique <strong>de</strong> l’action doit donc être tempérée par une esthétique <strong>de</strong> l’élégance.<br />

C’est ici que <strong>la</strong> sémiotique vient à <strong>la</strong> rescousse comme outil conceptuel pour déco<strong>de</strong>r <strong>la</strong> texture concrète<br />

<strong>de</strong>s objets (pointer par exemple que <strong>de</strong>s conteneurs pour mégots redonnent du sens à ces objets a priori<br />

au rebut, les resémantise en matière première). Toutefois, afin d’accompagner ce tournant matériel, cette<br />

transformation parcimonieuse et sublime, il convient <strong>de</strong> resacraliser les ressources matérielles : pas <strong>de</strong><br />

parcimonie sans transcendance, pas <strong>de</strong> parcimonie immanente ; l’optimisation technique ne suffit pas. À<br />

cet égard le « Cantique <strong>de</strong>s créatures » <strong>de</strong> François d’Assise converti en Laudato si’ par le pape François<br />

nous encouragent à percevoir chaque objet partie intégrante d’un système plus vaste.<br />

L’œuf à repriser s’invite enfin dans les propos <strong>de</strong> Leone, comme avatar couturier <strong>de</strong> l'œuf d’oie à l’aplomb<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> Vierge à l’Enfant en majesté dans <strong>la</strong> Pa<strong>la</strong> di Brera (1472) <strong>de</strong> Piero <strong>de</strong>l<strong>la</strong> Francesca. L’œuf, symbole<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> perfection divine ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> naissance, contribue à <strong>la</strong> réparation humaine, à <strong>la</strong> recréation d’une<br />

nouvelle forme <strong>de</strong> beauté, au raffinement et à l’élégance <strong>de</strong> l’économie créative.<br />

Le débat a soulevé <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s spoglia (dépouilles), par exemple les marbres romains colorés<br />

capturés (capture) comme trophées géologiques que l’on peut opposer au port (où <strong>la</strong> chose maintient<br />

son extériorité). Il importe <strong>de</strong> conserver l’hétérogénéité pour faire autre chose, <strong>de</strong> respecter <strong>la</strong> pierre, le<br />

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matériau, le potentiel d’objet singulier. La question <strong>de</strong> l’esc<strong>la</strong>vage est posée également, <strong>de</strong>s êtres<br />

considérés comme <strong>de</strong>s biens meubles, tandis <strong>de</strong>s fleuves <strong>de</strong> nos jours se voient attribuer une<br />

personnalité juridique. Gaston Bache<strong>la</strong>rd est également évoqué car celui-ci repérait un tropisme<br />

parcimonieux chez les animaux, en l’occurrence le bernard-l’hermite qui squatte <strong>de</strong>s coquilles vi<strong>de</strong>s. Et<br />

enfin où situer <strong>la</strong> ligne « Replica » <strong>de</strong> Martin Margie<strong>la</strong> qui réutilise <strong>de</strong>s matières non recyc<strong>la</strong>bles ?<br />

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