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Revue publiée avec le concours de

la Collectivité de Corse,

du Conseil départemental de Haute-Corse

et de la Ville de Bastia

En couverture :

De gauche à droite, César Campinchi, ministre de la Marine,

et Édouard Daladier, président du Conseil, sortant du palais de l’Élysée (novembre 1938).

ISBN : 978-2-8241-1388-3

ISSN : 0338-361-X

©Tous droits de publication, de traduction, de reproduction réservés pour tous pays.

Albiana, 2024


Nécrologie de Marie-Rose Guelfucci

SOMMAIRE

Varia

Giovanni della Grossa et l’influence du Quattrocento italien

Michèle Ferrara 9

À l’aube des sports en Corse (1840-1870)

Didier Rey 27

Marie-Dominique Loviconi, missionnaire laïque et patriote

Pascal Marchetti-Leca 49

Les revues irrédentistes sur la Corse du ventennio fascista :

une approche prosopographique

Vincent Sarbach-Pulicani 63

Il Partito comunista in Corsica negli anni del Fronte popolare.

La crescita, le divisioni e il decentramento dell’organizzazione

Lorenzo Di Stefano 83

Du local au national, familles et réseaux politiques :

l’exemple de César Campinchi

Jacques Bartoli 97

Quelle place pour la géographie et les sciences du territoire

dans la revue Études corses et méditerranéennes

à l’heure de son cinquantenaire (1973-2023)?

Joseph Martinetti 117

Études de terrains et sources

Chronique d’un diagnostic archéologique

sur le site d’Anghjulasca 1 (Monte, Haute-Corse)

Kewin Peche-Quilichini 143


Chroniques corses. Archives de la famille Bonavita

Laure Franek 153

Mons Nigeunus/Negeugnus et Cellae Cupiae :

une double énigme enfin résolue ?

Alain Venturini 157

Comptes rendus 165

À signaler 177


ÉTUDES CORSES, N° 90

ALBIANA/ACSH

JUIN 2024

9

MICHÈLE FERRARA

Giovanni della Grossa

et l’influence du Quattrocento italien

R ÉSUMÉ

Dans sa chronique, le notaire Giovanni della Grossa (1388-1464) a relaté l’histoire de la

Corse depuis les origines jusqu’à l’époque qui lui était contemporaine. Par sa longévité et

l’importance des charges qu’il a occupées au service des gouvernants, il a été un témoin

privilégié de la vie insulaire au XV e siècle. En outre, il a pu voyager à l’extérieur de l’île, plus

particulièrement dans la péninsule italienne, où il a eu l’occasion de rencontrer des acteurs

majeurs du mouvement humaniste, alors en pleine émergence. Une fois retiré de la vie

publique, il s’est attelé à la rédaction de son ouvrage, poussé par de multiples motivations

parmi lesquelles l’influence du Quattrocento italien ne doit pas être négligée.

M OTS- CLÉS

Corse, Moyen Âge, humanisme, chronique, Quattrocentro, Giovanni della Grossa.

La chronique médiévale de Giovanni della Grossa (1388-1464) a été rédigée

entre 1457 et 1464. Elle relate l’histoire de la Corse depuis les origines

jusqu’à l’époque du chroniqueur. Celui-ci se présente dans son récit comme

un scrivano, c’est-à-dire celui dont l’emploi consiste à écrire : notaire ou

greffier. Le terme est cependant ambigu car dans le même temps il lui donne

une dimension littéraire en se désignant comme un écrivain « digne de foi »

qui a longuement recherché des livres anciens à travers toute l’île :

« E in quello tempo dil conte, il anno mille e treciento octanta octo, nacque a

Goglermo da Grossa a ondici di diciembre un figlolo che si chiamò Iovanni di la

Grossa chi fu scrivano e molto degno di fede e quello che raccolse libri degni di fede

antiqui, per tutto Corsica li ricercava, che tractavano quello che inel presente sta

scripto di le cose socciesse in Corsica ; e scripse tutto quello che socciesse in tempo del


10 Michèle Ferrara

conte Arrigo, quel che socciesse in suo tempo come si anderà diciendo ; e lui imparò

gramatica di principio a Bonifatio e dopoi a Napoli 1 . »

Cette première introduction autobiographique ne cite pas toutes les charges

qu’il a remplies au cours de son existence. Dans un parcours professionnel qui a

duré près de 50 ans, Giovanni della Grossa a été au service des différents

pouvoirs qui se sont succédé en Corse pendant la première moitié du xv e siècle.

En ce qui concerne les seigneurs corses, il a travaillé pour les Cinarchesi

Francesco della Rocca, vicaire du peuple pour Gênes, et Vincentello d’Istria,

comte de Corse. Un seigneur capcorsin, Simone da Mare, l’a également

employé. Des représentants des puissances extérieures l’ont souvent sollicité

dont les gouverneurs de la Commune de Gênes, les envoyés de la papauté ou

encore les gouverneurs de l’Office de Saint-Georges. Il appartenait au corps des

officiers qui, au xv e siècle, commençait à prendre conscience de lui-même en

tant que groupe social 2 . En exerçant ses fonctions aux quatre coins de l’île,

Giovanni della Grossa peut afficher dans son texte, en toute sincérité, sa parfaite

connaissance du territoire et de la population insulaire.

Un parcours professionnel comparable à un cursus honorum n’étant pas de

mise à la période médiévale, les postes à responsabilités ont alterné avec des

postes de moindre importance. Ses emplois ont été variés, aussi bien dans un

cadre « administratif » que militaire – notaire au service des gouvernants,

greffier de tribunal, vicaire de justice, chancelier, ambassadeur ou encore lieutenant

menant des troupes, commissaire chargé du maintien de l’ordre et

intendant des camps militaires. Cela l’a amené à côtoyer longuement les

élites sociales de son temps, les seigneurs, les officiers qui occupaient comme

lui des charges importantes, les militaires, les notables ou les chefs populaires.

Il a travaillé avec de nombreux individus non originaires de l’île qui, pour l’es-

1. Manuscrit Benelli, fol. 334 [désormais Ms Benelli], [site numérique : www.corsemedievale.huma-num.

fr] : « À l’époque du comte, l’année 1388 le onze décembre, Goglermo de Grossa eut un fils qui s’appela

Giovanni della Grossa et qui fut un greffier très digne de foi. À travers toute la Corse, il recherchait

des livres anciens dignes de foi où l’on traitait de ce qui est écrit aujourd’hui sur les événements

survenus en Corse. Il relata tout ce qui arriva au temps du comte Arrigo, ce qui arriva à sa propre

époque comme on le dira plus loin, et il apprit la grammaire d’abord à Bonifacio puis à Naples ».

2. Cf. Castelnuovo Guido, « Uffici e ufficiali nell’Italia del basso medioevo (metà Trecento-fine

Quattrocento) » in Salvestrini Francesco (dir.), L’Italia alla fine del medioevo: i caratteri originali

nel quadro europeo. Colloque international San Miniato, octobre 2000, Collana di studi e

ricerche, n° 9, Florence, Firenze University Press, 2006, p. 295-332 ; Contamine Philippe, « Le

Moyen-Âge occidental a-t-il connu des “serviteurs de l’État” ? » dans Actes des congrès de la Société

des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, n° 29, 1998, p. 9-20.


Giovanni della Grossa et l’influence du Quattrocento italien

11

sentiel, provenaient de Terre ferme, c’est-à-dire de l’Italie continentale. Il a servi

plusieurs gouverneurs qui sont devenus par la suite doges de Gênes. Alors qu’il

se trouvait auprès du comte de Corse Vincentello d’Istria lors du long siège de

Bonifacio en 1420, il a pu rencontrer l’entourage du roi d’Aragon Alphonse V

le Magnanime, voire croiser le souverain lui-même.

DES LIENS PRIVILÉGIÉS AVEC LA PÉNINSULE ITALIQUE

À cette époque, et ce depuis des siècles, la Corse était rattachée à la sphère

italienne comme en témoignent les événements marquants qui jalonnent son

histoire : longue présence romaine dans l’Antiquité, intégration de l’île dès le

viii e siècle aux États pontificaux, arrivée des seigneurs toscans au ix e siècle et

des marquis de Massa au xi e , domination pisane puis génoise avec l’implantation

au xii e siècle de seigneurs génois dans le Cap Corse, la deditio à la

Commune de Gênes au xiv e et l’administration de l’Office de Saint-Georges

au xv e . La présence sur le sol corse d’individus étrangers a contribué à développer

des échanges et des influences réciproques. Certes des érudits italiens

soulignaient les différences entre les habitants des grandes villes de la péninsule

et les Corses qu’ils jugeaient trop rustres, critiques qu’ils adressaient

d’ailleurs à d’autres montagnards et d’autres habitants des campagnes en

différentes contrées. Cependant les contacts réguliers finissaient par rapprocher

les hommes. Si la Corse agropastorale, non urbanisée et montagnarde,

était l’antithèse de l’univers génois, en se côtoyant, les hommes se découvraient,

les comportements évoluaient. Giovanni della Grossa souligne régulièrement

les imbrications entre les Génois et la population autochtone. Il

insiste sur la proximité entre les nouveaux arrivants et les Corses, qui se

rapprochaient ou qui s’éloignaient en fonction de leurs intérêts. Tandis que

les premiers cherchaient à décrypter la mentalité des Corses afin de mieux

imposer leur pouvoir, la bonne connaissance qu’avaient les seigneurs et les

caporaux corses du xv e siècle de la vie publique génoise transparaît dans son

récit. Un exemple illustre les rapides répercussions dans l’île des événements

se déroulant dans la cité marchande. Il a suffi que le doge Tommaso Fregoso

soit renversé et emprisonné en 1442 à Gênes pour que ses partisans insulaires

abandonnent immédiatement son représentant dans l’île et cherchent

d’autres alliés.


12 Michèle Ferrara

Depuis le milieu du xiv e siècle, les gouverneurs et les capitaines génois

envoyés sur le sol corse étaient issus des groupes familiaux les plus puissants

de la cité ligure : Zoagli, Adorni, Doria, Lomellini, Montaldi, Fregosi,

Squarciafico. Au contact de ces personnages influents, les insulaires suivaient

parfaitement les méandres de la vie publique à Gênes. Leur familiarité avec

des membres importants de ces lignées, qui ont gouverné dans l’île parfois de

père en fils ou d’oncle à neveu, a facilité l’acceptation de la présence génoise.

Les liens se tissaient au fil des générations. Raffaello de Montaldo, qui avait

déjà été gouverneur, revint en Corse en 1411 et pensa s’appuyer sur ses

anciennes connaissances pour combattre le gouvernement du comte

Vincentello d’Istria. Trois décennies plus tard, ses fils, bien connus dans l’île

pour y avoir gouverné ainsi que leur père, avaient conservé de nombreuses

amitiés et étaient capables de rassembler rapidement des partisans. En 1418,

Andria Lomellino invoqua sa « vieille amitié », antiqua amicitia, avec le

comte Polo della Rocca, pour requérir son aide. Le père du comte Polo,

Francesco della Rocca était en effet déjà très lié à Andria Lomellino dans les

toutes premières années du xv e siècle. Aspirant à devenir seigneurs suprêmes

de l’île, la lignée des Fregosi a donné à la Corse quatre gouverneurs entre 1416

et 1453 : Abramo, Giano, Lodovico et Galeazzo. À leur retour dans leur cité,

deux d’entre eux, Giano et Lodovico, ont accédé rapidement au dogat. En

outre, ils sont parvenus à faire acclamer l’un des leurs, Tommasino Fregoso,

comte de Corse en 1464.

Hors de la Chronique, dans la correspondance des officiers de l’Office de

Saint-Georges, la trace des relations instaurées entre Génois et Corses est

bien visible. À propos des soldats, un trésorier écrit en 1484 : « Il faut

envoyer au plus tôt des continentaux car les autres ont tous des amitiés et des

relations dans le pays 3 . » En ce qui concerne la vie privée des Génois, les

Protecteurs s’inquiétaient même des liens entretenus entre leurs soldats et

des femmes insulaires. Leurs instructions sont éloquentes, comme celle adressée

au commissaire Raffaello Odone, en 1491 :

« On dit aussi que certains de nos mercenaires, et en particulier des cavaliers,

ont en Corse des femmes et des amies avec lesquelles ils sont si liés qu’ils

semblent avoir deux ménages. Vous vous renseignerez et vous nous direz si vous

3. Molard Francis, « Les archives de la Banque de Saint-Georges », Corse historique, n° 8, 1962, p. 57.


Giovanni della Grossa et l’influence du Quattrocento italien

13

pensez qu’il faut les renvoyer, comme aussi certains autres venus récemment des

zones rebelles 4 . »

Ayant une bonne connaissance de ces individus, fonctionnaires et soldats

venus de l’extérieur, Giovanni della Grossa a également eu l’occasion de voyager.

Comme de nombreux contemporains, son horizon ne se bornait pas aux

rivages de l’île. Les déplacements étaient fréquents dans la Corse médiévale.

Si les habitants transhumaient régulièrement avec leurs troupeaux, d’autres

motivations les obligeaient à parcourir de longues distances : religion, assemblées

communautaires, conflits, exils, soins, commerce. Outre leur propre

territoire, ils fréquentaient les contrées de la Méditerranée occidentale avec

une prédilection pour la Sardaigne ou la péninsule italienne. Les diasporas

étaient constituées par des paysans fuyant la misère ou la guerre mais aussi

par des commerçants, des pêcheurs, des pirates ou des soldats. Pour traiter

leurs affaires, les seigneurs et officiers avaient l’occasion de résider dans de

grandes cités qui contrastaient avec la ruralité de la Corse.

HUMANISME ET ÉVOLUTION SOCIÉTALE

Les séjours de Giovanni della Grossa à l’extérieur de l’île méritent d’être

attentivement replacés dans leur contexte. Dans son évolution personnelle,

les contacts, les échanges ont certainement eu une grande influence sur lui.

On constate qu’il a pu rencontrer des hommes de pouvoir parmi les plus

importants de son temps comme le marquis Leonardo Cubello en Sardaigne,

le doge génois Tommaso Fregoso ou le pape Eugène IV. Il faut souligner que

ces déplacements ont été effectués à une période charnière de l’évolution

sociétale en Italie, avec l’émergence du mouvement culturel humaniste.

Pour comprendre la démarche de Giovanni della Grossa dans l’écriture de

son livre, il faut rappeler la réalité du Quattrocento italien. Au tournant du

xv e siècle, dans des disciplines telles que la philosophie, la littérature ou l’histoire,

une vision novatrice se diffuse à travers la péninsule 5 . Contrastant avec les

attitudes chrétiennes de l’Occident médiéval, où Dieu était l’objet de toutes les

4. Gabrielli Évelyne, Père André-Marie, OFM (Valleix Claude), Instructions… 1491 pour

divers fonctionnaires en Corse, transcription et condensé français, Bastia, Association Franciscorsa,

1985, p. 74.

5. Voir Revest Clémence, « La naissance de l’humanisme comme un tournant du xv e siècle »,

Annales. Histoire, Sciences sociales, 2013/3, 68 e année, Éditions de l’EHESS, p. 665-696.


14 Michèle Ferrara

attentions, les humanistes vont mettre l’homme au centre du monde. Ils

cherchent à le connaître, à exprimer ses forces et ses faiblesses, n’hésitant pas à

le condamner ou à le sublimer. Au siècle précédent, des précurseurs avaient déjà

jeté les bases de ces changements en portant un regard neuf sur la condition

humaine, et ils l’avaient fait en utilisant une langue apte à être comprise par le

plus grand nombre. La Divine Comédie de Dante Alighieri (1267-1321) est

considérée comme la première œuvre littéraire en italien. L’auteur a montré la

beauté et la dignité de la langue vernaculaire, capable d’exprimer les plus nobles

sentiments. Dans une fresque saisissante de l’au-delà, son ouvrage a évoqué le

destin hors du commun d’individus célèbres. Chercheur enthousiaste de

manuscrits antiques, Francesco Petrarca (1304-1374) a transcendé l’amour

terrestre dans ses œuvres poétiques. Quant à Giovanni Boccaccio (1313-1375),

découvreur lui aussi de manuscrits anciens, il a voulu dépeindre tous les aspects

de la personnalité humaine dans la centaine de contes proposés par Le

Décaméron 6 . D’autres auteurs moins illustres vont tracer le même sillon et dès

les premières décennies du xv e siècle, ce que l’on a appelé plus tardivement l’humanisme,

s’impose en tant que tel. La connaissance est considérée comme un

outil privilégié de l’élévation spirituelle des hommes et la culture doit favoriser

la construction et l’épanouissement de l’individu. Cela est censé conforter le

bien-être de la société dans son ensemble.

La recherche et la découverte des manuscrits de l’Antiquité gréco-romaine

s’intensifient. En critiquant l’enseignement scolastique où l’on ne pouvait

remettre en cause les dogmes de la religion, les érudits prônent une connaissance

véritable des textes en retrouvant leur sens originel afin d’en faire une

lecture critique. Parmi les maîtres les plus appréciés se trouvaient le Byzantin

Manuel Chrysoloras (1355-1415), qui forma de nombreux étudiants à

Florence, et son disciple Guarino de Vérone (vers 1370-1460) qui enseigna le

grec et le latin à Ferrare. Après le concile de Bâle-Ferrare-Florence et Rome,

qui s’était déroulé de 1431 à 1445 et où s’était rendue une délégation

byzantine de plus de 700 personnes, l’enseignement du grec se développe.

Les traductions des ouvrages de l’Antiquité s’accroissent. De riches lettrés

cherchent activement à acquérir de précieux manuscrits. Parmi les plus

passionnés, l’aristocrate florentin Niccolò Niccoli (1364-1437) se constitua à

grands frais une somptueuse bibliothèque.

6. Sur ces auteurs et leurs œuvres consulter : Sapegno Natalino, Storia letteraria del Trecento, Milan-

Naples, Riccardo Ricciardi editore, 1963.


ÉTUDES CORSES, N° 90

ALBIANA/ACSH

JUIN 2024

27

DIDIER REY

À l’aube des sports en Corse

(des années 1840 à 1870)

R ÉSUMÉ

Contrairement à une idée répandue, certains sports se sont introduits en Corse assez

précocement, puisque les premiers pratiquants apparaissent dès la monarchie de

Juillet, même si la véritable sportivisation des pratiques n’intervient que plus tard, sous

le Second Empire et, plus encore, sous la III e République. Il n’empêche, les années 1840-

1870 marquent bien la première saison des sports insulaires sous l’influence des pionniers

anglais et allemands, plus rarement français, en lien avec le tourisme ; sans oublier la part

prise par les insulaires eux-mêmes.

M OTS- CLEFS

Alpinisme, hippisme, régates, tourisme, allemands, anglais

Dès les années 1820, à partir de l’Angleterre, leur berceau d’origine 1 ,

lentement d’abord puis de manière accélérée, les sports se propagèrent à l’ensemble

de la planète, ou peu s’en fallait ; non parfois sans une forte résistance

des sociétés d’accueil. Ils suivaient en cela la progression de la culture, du

capitalisme et de l’impérialisme victoriens, bref les voies de la mondialisation

2 . En Europe, les initiateurs en furent très souvent des Britanniques

1. Une première mouture de cet article, néanmoins plus courte et assez différente, est parue, en 2019,

dans le catalogue d’exposition du musée de Bastia consacrée à la Corsica imperiale. Napoléon III et

la Corse (1851-1870), sous le titre : « La première saison des sports insulaires ».

Même si certaines pratiques sont déjà perceptibles également en Europe continentale à la fin du

xviii e siècle notamment, voir à ce propos Dietschy Paul, « Le sport, objet d’histoire(s) », in

Beltramo Noémie, Brehon, Jean, Chovaux Olivier, Da Rocha Carneiro François (dir.),

Vingt ans après… Écrire l’histoire du sport, Limoges, PULIM, 2023, p. 15-34.

2. On pourra consulter sur le sujet Singaravelou Jean-Pierre et Sorez Jean-Julien, L’empire des

sports, une histoire de la mondialisation culturelle, Paris, Belin, 2010, ainsi que Turcot Laurent,

Sports et Loisirs. Une histoire des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2016.


28 Didier REY

installés à l’étranger, à demeure ou provisoirement, pour leurs loisirs, leurs

affaires ou leur emploi, avant que d’autres étrangers, notamment Allemands,

Autrichiens et Suisses, expatriés pour les mêmes raisons, ne prissent le relais.

Simultanément, il y eut également des nationaux rentrant du Royaume-Uni,

où ils avaient découvert les pratiques sportives, bien décidés à les implanter

dans leur pays.

La France fut très tôt atteinte par le phénomène, dès la Restauration, du

fait de la proximité géographique et des liens historiques et économiques

liant certaines régions de l’ouest, en particulier la Normandie, à l’Angleterre ;

sans oublier le pôle parisien, mais pour d’autres raisons. Ce nouveau mode de

sociabilité élitiste se répandit progressivement puis de manière conséquente

sous la monarchie de Juillet et surtout le Second Empire 3 , souvent en lien

étroit avec le tourisme, autre invention britannique du moment. La chasse,

les courses hippiques, les régates et la vélocipédie en furent les ambassadrices

les plus qualifiées. En 1840 naissait la Société des régates du Havre ; en 1855,

un journal pouvait écrire que Chantilly et ses courses donnaient l’illusion de

se trouver dans une petite ville anglaise alors que, en décembre 1867, se

déroulait la première course cycliste entre Paris et Versailles. Signe des temps

et des évolutions en cours, dès 1854, paraissait, à Paris, un périodique intitulé

Le Sport au sous-titre révélateur : « Journal des gens du monde. »

Pratiquement à la même période, la Corse, région périphérique mal francisée,

ne semblait pas devoir s’insérer dans le nouveau cours des choses.

Pourtant, dès la monarchie de Juillet, une certaine amélioration économique,

jointe à un véritable effort en termes de construction d’infrastructures

routières de la part de l’État et au dynamisme réel – notamment dans les

transports maritimes – d’une bourgeoisie locale 4 , encore largement tournée

vers l’Italie pré-unitaire, semblait engager l’île sur les chemins de la modernité.

Vers 1860, la Corse présentait au voyageur pressé un visage avenant avec

l’amorce d’une industrialisation, le développement de l’agriculture, l’amélioration

des transports, l’embellissement des villes, la naissance du tourisme, etc.

En fait, la réalité apparaissait bien plus contrastée – voire morose, si ce n’était

inquiétante – à l’observateur attentif.

3. Voir notamment Tétart Philippe (dir.), Histoire du sport en France. Du Second Empire au régime

de Vichy, Paris, Vuibert, 2007.

4. On pourra se reporter à Cini Marco, Une île entre Paris et Florence, Ajaccio, Albiana, 2003, et,

plus récemment, de nouveau à Cini Marco (a cura), Gli Studii critici di costumi corsi di Salvatore

Viale. Il processo di modernizzazione della Corsica nel XIX secolo, Torino, L’Harmattan Italia, 2018.


À l’aube des sports en Corse (des années 1840 à 1870)

29

Quoi qu’il en soit, dans ce panorama de la modernité apparemment

triomphante, il eût été très surprenant de ne pas voir s’allumer, de-ci de-là, les

premières lueurs sportives 5 . Et, de fait, ce fut bien le cas ; autrement dit, la

Corse n’a pas échappé à « l’anglomanie », terme encore souvent utilisé pour

caractériser les pratiques sportives en ce milieu du xix e siècle. Reste à savoir

quels sports furent les premiers concernés et pourquoi, et quelle place y occupèrent

les étrangers ? S’interroger également sur le moment et la manière

dont les pratiques sportives pénétrèrent dans l’île. Quant au Corses, furentils

aux premières loges ou se comportèrent-ils en simples spectateurs passifs ?

LA MONTAGNE, ESPACE PIONNIER DES SPORTS EN CORSE

Mutations en tout genre

La Corse ne pouvait rester à l’écart du phénomène sportif, d’abord, parce

que le tourisme s’y développait progressivement, en particulier sous la forte

impulsion du régime impérial, à travers, notamment, le comte Félix Baciocchi,

Grand chambellan de l’Empereur, qui se trouva en charge de réaliser des

cottages et un grand hôtel à Ajaccio. Il en sortit « le quartier des Étrangers »,

peuplé de ressortissants de Sa Gracieuse Majesté, au point de voir bientôt

s’installer quasiment à demeure une petite communauté 6 , à l’instar de ce que

connaissaient d’autres stations climatiques du pourtour méditerranéen ; or,

les pratiques sportives demeuraient étroitement liées au tourisme, les adeptes

en étant souvent les mêmes. Ensuite, dans la lignée du Grand Tour, l’île continuait

de recevoir la visite de voyageurs et d’intellectuels désireux d’étudier sa

nature, sa culture et son peuple et qui ne rechignaient pas, pour ce faire, à

quelques activités physiques lorsque nécessaire. Enfin, parce que, sous le

Second Empire, les élites insulaires, étroitement liées au régime impérial,

s’empressèrent d’adopter les nouveaux modes de sociabilité, du reste largement

diffusés par des proches de l’empereur, à l’image peut-être du plus

célèbre d’entre eux, le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III, grand

adepte de l’hippisme, créateur de Deauville et membre du Jockey-Club. Dès

5. Nous laisserons de côté, ici, la gymnastique et l’enseignement des pratiques corporelles dans les

établissements scolaires, qui relèvent d’une tout autre logique.

6. En 1878, la communauté était suffisamment étoffée pour voir la construction, à l’initiative de

Thomasina Campbell, d’un lieu de culte anglican.


30 Didier REY

lors, comme presque partout ailleurs en Europe, l’apparition des sports dans

l’île se fit par la conjonction d’initiatives extérieures et de prises de décisions

locales sans, toutefois, ici, que les deux se rencontrassent. Elles évoluaient, en

effet, sur des terrains trop éloignés les uns des autres pour cela.

Cette pratique sportive accompagnait une autre révolution culturelle à

l’échelle européenne qui donna à la montagne – et donc à la montagne corse

également – un tout autre sens. En effet, sous diverses influences, notamment

médicales, sociales et culturelles – on pensera ici, entre autres, au Romantisme–,

la montagne acquit un nouveau statut. Progressivement, à l’instar du rivage,

elle cessa d’être un « territoire du vide 7 » (A. Corbin) pour devenir « un objet

de désir » (M. Boyer). On passa alors, en quelques décennies, d’une montagne

« maudite, inconnue, symbolique 8 », habitée par des populations peu

recommandables – au point de voir Mary Shelley, en 1817, y situer le refuge du

monstre créé par le docteur Frankenstein –, à « une montagne sublime et

tonique […] qui introduit au sublime 9 ». En 1871, Sir Leslie Stephen voulait

voir dans les écrits de Rousseau la cause lointaine de cette métamorphose :

We may say, then, that before the turning-point of the eighteenth century a civilised

being might, if he pleased, regard the Alps with unmiijgated horror […]. It required as

much originality to dislike as it had previously required to admire. If wa ask by what

avenues the beauty of the Alps succeeded in first revealing itself to an unpoctical generation,

we shall find two or three leading trains of sentiment which gradually became

popular. Housseau, whose ’’Nouvelle Heloïse” was first published in 1759, must, as I

have said, be considered as the main exponent of the rising sentiment 10 .

La naissance de l’alpinisme demeurait certainement l’exemple le plus

marquant de cette véritable révolution dans la perception de l’espace montagnard.

En quelques années, les principaux pays européens se dotèrent de

7. Corbin Alain, Le territoire du vide. L’Occident et le désir de rivage, 1740-1840, Paris, Aubier,

Collection historique, 1988.

8. Boyer Marc, Histoire générale du tourisme. Du xvi e au xxi e siècle, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 119.

9. Ibid., p. 222-223.

10. « On peut donc dire qu’avant le tournant du xviii e siècle, un être civilisé pouvait, s’il le voulait,

considérer les Alpes avec une horreur non feinte […]. Il fallait autant d’originalité pour détester

qu’il en avait fallu pour admirer. Si l’on se demande par quelles voies la beauté des Alpes a réussi

à se révéler à une génération impie, on trouvera deux ou trois courants de pensée qui se sont peu

à peu imposés. Rousseau, dont la Nouvelle Héloïse fut publiée pour la première fois en 1759, doit,

comme je l’ai dit, être considéré comme le principal représentant de ce sentiment naissant »,

SirStephen Leslie, The Playground of Europe, Londres, Longmans, Green and co, 1871, p. 43.


À l’aube des sports en Corse (des années 1840 à 1870)

31

clubs alpins : à la suite des précurseurs anglais de l’Alpine Club (1857),

vinrent les Autrichiens de l’Österreichischer Alpenverein (1862), les Suisses

du Schweizer Alpenclub et les Italiens du Club Alpino d’Italia (1863), en

attendant les Allemands du Deutscher Alpenverein (1869) 11 . De nouveaux

sommets étaient vaincus, tel le Cervin en juillet 1865 12 , clôturant ainsi l’âge

d’or de la conquête des Alpes, moins d’un siècle après L’invention du Mont

Blanc 13 (1786). Le phénomène prit une telle ampleur que, en 1871, Sir Leslie

Stephen pouvait assimiler les Alpes au Playground of Europe, titre de son

ouvrage paru à Londres et consacré à l’alpinisme 14 . D’ailleurs, une partie de la

presse insulaire elle-même n’avait pas manqué d’évoquer indirectement cette

métamorphose, ainsi que son éventuel impact sur les débuts du développement

touristique de l’île : « Aime-t-on les excursions périlleuses ? [la Corse] a ses pics

escarpés comme ceux des Alpes et des Pyrénées 15 . » C’est donc du côté de la

montagne que les sports firent leur véritable apparition en Corse.

L’alpinisme, une pratique impulsée de l’extérieur

Si, en 1866, Edward William Lewis Davies intitulait l’un de ses romans

Paul Pendril or Sport and adventure in Corsica 16 , son héros, tout en parcourant

les contrées du Monte Rotondu et celles « known by the names of Punta

della Capella, Monte d’Oro and dell’Incudine », n’en venait pas moins sur

place avant tout pour tenter d’atteindre « the most inaccessible and the least

disturbed ground frequented by the mouflon 17 » ; bref pour pratiquer la chasse,

activité bien connue dans l’île et qui commençait à peine à être effleurée par

les pratiques nouvelles. Lewis Davies ne s’en faisait pas moins l’écho d’une

vision encore négative de l’espace montagnard : « they soon left Vivario

behind them, a village overhung by dark forests […] and notorious for the fierce

11. Il fallut attendre 1874 pour voir la création du Club alpin français.

12. De manière particulièrement tragique il est vrai, puisque quatre des sept membres de l’expédition

britannique conduite par Edward Whymper (1840-1911) y perdirent la vie.

13. Voir à ce propos l’ouvrage devenu classique de joutard Philippe, L’invention du Mont Blanc, Paris,

Archives Gallimard/Julliard, 1986.

14. Sir Stephen Leslie, The Playground of Europe, op. cit.

15. L’Avenir de la Corse, 15 mai 1863 Archives de la Collectivité de Corse Ajaccio (ACCA), 4PER 1 ;

notons néanmoins que ce périodique paraissait à Paris.

16. Lewis Davies E. W., Paul Pendril, or Sport and adventure in Corsica, London, Richard Bentley,

1866.

17. Ibid., p. 83.


32 Didier REY

truculence of its vendetta feuds 18 » (« ils laissèrent bientôt derrière eux

Vivario, un village surplombé de sombres forêts […] et connu pour la truculence

féroce de ses querelles de vendetta »).

Par conséquent, plus que de la chasse, c’est du côté de l’alpinisme qu’il

faut chercher une première activité sportive clairement identifiée. Quelques

militaires français de passage furent peut-être précocement tentés par l’aventure

montagnarde, du moins si l’on en croit ce récit d’une « Excursion en

Corse » publié par le Journal de la Corse aux mois d’octobre-novembre 1832,

où l’on pouvait notamment lire : « J’aurais bien désiré profiter de mon séjour

à Corte pour faire une ascension au mont Rotondo ; mais la crainte d’entreprendre

un trajet au-dessus de mes forces m’a empêché d’accomplir ce

vœu 19 . » Il fallut encore patienter une vingtaine d’années pour voir se réaliser

cette ascension. Bien que d’origine britannique, l’alpinisme fut introduit

en Corse par un Allemand – plus exactement un Prussien – puisque, en

1852, Ferdinand Gregorovius accomplissait l’ascension du Monte Rotondu

(2 622 m), considéré alors comme le point culminant de l’île. En effet, du

Dictionnaire de Géographie de Vosgien (1829) au Dictionnaire universel d’Histoire

et de Géographie de Bouillet (1861) en passant par l’Abrégé de géographie

de la Corse de Marmocchi 20 (1852), tous les ouvrages scientifiques adoubaient

le Monte Rotondu ; néanmoins, dès le début des années 1870, les

premiers doutes se firent jour quant à la réalité de cette primauté 21 . Dans le

même temps, le Prussien rendait bien compte de ces mutations où la

montagne, espace apparemment répulsif et inquiétant : « Une gorge horrible

et profonde sert de lit à ce beau torrent […] il se resserre et les eaux coulent

entre deux noires rives abruptes qui se dressent à pic […] on frémit en regardant

le gouffre », savait, en fait, récompenser celui qui avait su se dépasser

pour atteindre le sommet : « J’embrassai du regard la plus grande partie

18. Ibid., p. 64.

19. Journal de la Corse, 3 novembre 1832, ACCA, 1PER 4.

20. Hubatschek Irmtraud, Jenin Joël, La Corse des premiers alpinistes 1852-1972, Ajaccio, Éditions

Alain Piazzola, 2021, p. 183. Rappelons que le point culminant de l’île est le Monte Cintu

(2 710 m).

21. Ainsi, en 1872, dans la traduction française du livre de Thomasina Campbell, le Monte Cintu était

déjà indiqué comme le plus haut sommet de l’île, Campbell Thomasina, Notes sur l’île de Corse

en 1868 dédiées à ceux qui sont à la recherche de la santé et du plaisir, Ajaccio, Imprimerie Pompeani

et Lluis, 1872, p. 273 (BnF, Gallica). Douze ans plus tard, dans sa traduction de l’ouvrage de

Gregorovius, Pierre Luciani faisait de même, Gregorovius Ferdinand, Corsica, traduction de

Pierre Luciani, BSSHNC, fascicules 45-47, septembre-novembre 1884, p. 146 (BnF, Gallica).


ÉTUDES CORSES, N° 90

ALBIANA/ACSH

JUIN 2024

49

PASCAL MARCHETTI-LECA

Marie-Dominique Loviconi,

missionnaire laïque et patriote

RÉSUMÉ

Née à quelques lieues d’Ajaccio, dans une famille de propriétaires terriens, Marie-Dominique

Loviconi (1870-1931) mène, par les hasards de la vie, une carrière d’institutrice dans le nord

de la Corse. Nommée directrice de l’école des filles de Calvi en 1906, au moment où entre en

application la loi de séparation des Églises et de l’État, elle assume ses fonctions avec une

droiture qui force le respect. C’est avec la même fermeté qu’elle envisage la tourmente de

1914 à laquelle les siens paieront un lourd tribut. Cette contribution s’appuie essentiellement

sur les nombreuses archives de sa famille (Eccica-Suarella / Calvi) présentées pour la première

fois par le biais de cette étude.

MOTS-CLEFS

École publique, valeurs républicaines, guerre de 1914-1918, patriotisme, famille, sens du

devoir, dignité morale et sociale

« La vie passée est une feuille sèche, craquelée, sans sève ni chlorophylle,

criblée de trous, éraillée de déchirures, qui, mises à contre-jour, offre tout au

plus le réseau squelettique de ses nervures minces et cassantes. Il faut certains

efforts pour lui rendre son aspect charnu et vert de feuille fraîche, pour restituer

aux événements ou aux incidents cette plénitude qui comble ceux qui les vivent

et les garde d’imaginer autre chose 1 . » Marguerite Yourcenar a rarement tort.

Puissent toutefois ces mots jetés à la face de l’oubli honorer la mémoire de ceux

qui, au mépris de toute indifférence, ont accepté de tirer un trait sur leurs rêves

1. Yourcenar Marguerite, Souvenirs pieux, « Le labyrinthe du monde », trois vol., Paris, Gallimard

1974, p. 110.


50 Pascal Marchetti-Leca

pour accompagner de noirs destins. À défaut de la vérité de l’instant, concédons-leur

un instant de vérité.

À vous, Paula, nièce et filleule de M lle Loviconi, là où vous ne m’entendez

plus tout en sachant, par anticipation élective, que j’y serais quand même. Parce

que je vous le dois. Parce que, aussi loin que je remonte, vous avez posé de si

jolies lumières sur mon chemin. Donc, je suis là. Et vous n’êtes pas absente non

plus. Si vous y êtes, par quel mystère Lucie, votre maman, et sa mère Barberine,

votre « Grand-mère Valle », l’aïeule-très-aimée, se déroberaient-elle à ses

retrouvailles balafrées ? Déférentes comme l’encens, toutes trois ne manquerez

pas alors d’avancer un siège à Marie-Dominique Loviconi, que dans la confidence

du salon familial, vous appeliez plus volontiers « Tante », « Tante

Mémé » ou bien encore « Maninou ». Au rendez-vous du temps, nous avons

toujours su que nous nous retrouverions. Avec vous donc, Paula, Lucie,

Barberine, Marie-Dominique, la mémoire des héros de la famille, les

« Grands » Pierre, Paul et Antoine, et celle de la cohorte d’inconnus que vous

avez soutenus, confortés, honorés. Quel que soit l’autel, profane ou sacrée, la

communion est toujours un acte de foi. Avec vous, oui, mais pour vous.

Fille de Paul et de Marie Lucie, née Poggi, Marie Dominique Loviconi pose

son premier regard sur le monde le 8 mai 1870, au sud d’Ajaccio, dans le riant

hameau de Suarella, blotti au creux de la vallée du Prunelli, à quelques dizaines

de mètres de l’église Saint-Thomas et de son clocher carré. Après elle, Marie

Barberine (1872), Pierre (1873), Marie Jéromine (1877), Marie Jacomine

(1879) et Marie Catherine (1880) viennent égayer le foyer de ces propriétaires

terriens pétris de rigueur morale et de dignité. Malheureusement, les larmes,

toujours celées, le disputent très vite à la joie, toujours contenue, ainsi que la

pudeur et le bon ton l’exigent. Comme cela arrive fréquemment alors, les deux

cadettes ne franchiront pas le cap de la prime enfance et, institutrice au pensionnat

Ottavy d’Ajaccio, la benjamine au chignon sage et au regard velouté, s’en

ira à pas feutrés, le 31 janvier 1901, au printemps de son existence. Rescapés

d’une fratrie de six enfants, seuls les trois aînés livreront donc durablement

bataille avec la vie. Tant au sens propre qu’au figuré : ce sera, hélas, le triste

apanage de tout une génération marquée au double fer de la capitulation et du

déchirement. Car, du baptismal et printanier encens du baptême de Marie

Dominique Loviconi aux relents de poudre de Sedan, il n’y a qu’un été. Le

1 er septembre 1870 sonne, en effet, le glas du Second Empire : Napoléon III y


Marie-Dominique Loviconi, missionnaire laïque et patriote

51

laisse sa couronne et la France la face. Rien de tel pour forger tempéraments et

résistances. D’autant que la jeune République, déjà, pose les jalons d’une imparable

vengeance. Ainsi, directrice d’école chevronnée, Marie-Dominique

Loviconi s’empressera-t-elle de retranscrire, un jour, dans ses « Glanes

pédagogiques et littéraires », le discours prémonitoire que Victor Hugo

prononce dès le 1 er mars 1871, à l’Assemblée nationale de Bordeaux : « Oh !

Une heure sonnera, nous la sentons venir, cette revanche prodigieuse ! Nous

entendons dès à présent notre triomphant avenir marcher à grands pas dans

l’Histoire. Oui, dès demain, la France n’aura plus qu’une pensée : se recueillir, se

reposer dans la rêverie redoutable du désespoir, reprendre des forces, élever des

enfants, nourrir de saintes colères ces petits qui deviendront grands, forger des

canons et former des citoyens, créer une armée qui soit un peuple, appeler la

Science au secours de la guerre, étudier le procédé prussien comme Rome a

étudié le procédé punique, se fortifier, s’affermir, se régénérer, redevenir la

grande France, la France de 92, la France de l’Idée et la France de l’Épée. Puis,

tout à coup, au jour, elle se redressera ! Oh ! Elle sera formidable, on la verra,

d’un bond, ressaisir la Lorraine, l’Alsace… Est-ce tout ? Non ! Non ! Saisir –

écoutez-moi ! – Trèves, Mayence, Cologne, Coblenz, Toute la rive gauche du

Rhin… Et on entendra la France crier : “C’est mon tour, Allemagne, me

voilà” ! » Plus qu’un viatique, un catéchisme, une profession de foi. Pour

l’heure, nourrie au lait de la revanche au sein d’une famille patriote, la fillette

au regard droit fait montre d’une intelligence rare et témoigne d’un goût

prononcé pour l’étude. Et ce n’est pas parce que Paul Loviconi s’éteint prématurément

à l’âge de trente-quatre ans que son épouse Marie-Lucie va rabattre

ses exigences en matière d’éducation. Loin s’en faut. La clef de la liberté, la

jeune veuve en demeure convaincue, c’est l’instruction. Aussi Marie-Lucie

Loviconi-Poggi retrousse-t-elle les manches pour, plus que jamais, s’atteler au

rude travail de la campagne. Soucieuse d’ouvrir aux humanités les quatre orphelins

qu’elle doit, seule, accompagner à l’âge adulte, elle veille avec une opiniâtreté

et une vigilance sans défaut au rendement des propriétés. Au prix de mille

et un sacrifices, elle saura se montrer à la hauteur de ses attentes : tous – les deux

enseignantes, la rentière et l’officier qui ont grandi sous son toit – feront

honneur à des ambitions qui, il faut bien l’admettre, ne sont tout de même pas

règle générale dans la Corse rurale de l’époque. Le 3 juillet 1885, sous la férule

de M me Flori, institutrice à Suarella, Marie-Dominique Loviconi décroche ainsi

son certificat d’études primaires. Dans la foulée, le 9 juillet 1886, elle satisfait,

sans la moindre difficulté, aux épreuves du brevet élémentaire et intègre, deux


52 Pascal Marchetti-Leca

ans après, l’école normale d’institutrices d’Ajaccio qui, plus que toute institution,

excelle à tamiser les mérites et s’impose comme vivier intellectuel de l’Île.

Elle en sort en 1891, auréolée d’un brevet de capacité pour l’enseignement

primaire, plus familièrement appelé brevet supérieur qui, successivement, l’autorise

à exercer ses talents de pédagogue à San-Martino-di-Lota, Saint-Antoine

de Ghisonaccia, Vescovato et Belgodère. En 1906, au moment où – non sans

cafouillages et heurts – entre en application la loi de séparation des Églises et de

l’État, le vice-recteur de la Corse, qui a pris bonne note de son idéal républicain,

de son énergie farouche et de sa rigueur inflexible, la sollicite pour diriger

l’école des Filles de Calvi. Les institutrices publiques sont donc vouées à

remplacer au pensionnat des sœurs de Saint-Joseph, les religieuses qui y dispensaient

un enseignement payant aux jeunes filles aisées de Balagne. Laïque par

éducation et par conviction, bien que catholique sincère et pratiquante, Marie-

Dominique Loviconi accepte avec enthousiasme la charge que sa hiérarchie lui

a proposée et s’attelle de toute son âme à la rude tâche qui vient de lui échoir.

Par sa fonction, elle se trouve, d’emblée, au cœur d’une lutte âpre et passionnée

que mènent, à grand bruit, les conservateurs de la région, cléricaux par tradition,

déchaînés dans leur refus de l’école publique et de la promiscuité qu’elle

impose à leurs enfants. Jour après jour, elle affronte leur mépris hautain, subit

de basses vexations et fait face à leurs attaques, écrites ou verbales, avec une

autorité sèche mais polie. On ira jusqu’à lui offrir un bouquet de roses au cœur

piqué d’épingles ! Pourtant, alliant à la hauteur de ses principes, la majesté de

son attitude et une distinction qui force le respect, elle traverse dignement ces

épreuves et sort grandie de ce long combat. Les Calvais n’ont-ils d’ailleurs pas

remarqué que M lle Loviconi est la seule personne que, drapé dans une imperturbable

conscience de classe, le très aristocrate juge Marini a honorée de sa visite ?

Du reste, ses supérieurs ne s’y trompent guère. Ils sont unanimes à louer chez

cette directrice, qui n’a pas trente ans, un incontestable don d’organisation

(« La classe et l’école ont changé du tout au tout sous la direction de

M lle Loviconi ; il convient de reconnaître l’application et le dévouement de la

directrice qui a su obtenir ce résultat : éveiller et entretenir l’émulation chez les

élèves tout en modifiant l’esprit de la discipline, de l’éducation, dans le meilleur

des sens ») et une incorruptible fermeté (« La discipline, difficile au début de

la laïcisation, s’est peu à peu établie : préventions et préjugés ont disparu, sans

aucun doute, de l’esprit des jeunes filles |…] ; je remarque un changement très

grand dans les élèves : les rires niais et les silences obstinés, qui nous avaient tant

choqué, il y a un an, lors de notre visite avec M. le Vice-recteur, ont fait place à


Les auteurs

Jacques Bartoli, professeur certifié en histoire géographie. Doctorant en histoire

contemporaine à l’université Côte d’Azur de Nice.

Lorenzo Di Stefano, docteur en histoire contemporaine de l’université de Corse.

Assegnista di ricerca, Sapienza, Università di Roma 1.

Michè le Ferrara, docteure en histoire médiévale de l’université de Corse.

Laure Franek, directrice des Archives nationales du monde du travail (ancienne

directrice des archives de la Collectivité de Corse).

Pascal Marchetti-Leca, professeur de lettres à l’université de Corse, écrivain.

Joseph Martinetti, maître de conférences en géographie à l’université

Côte d’Azur de Nice. Chercheur au Centre de la Méditerranée moderne

et contemporaine (CMMC UPR 1193).

Kewin Peche-Quilichini, directeur du musée de l’Alta Rocca (Levie),

Collectivité de Corse. Chercheur associé à l’UMR 5140 «Archéologie des sociétés

méditerranéennes», CNRS, MCC, Université Paul-Valéry, Montpellier.

Didier Rey, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Corse.

UMR LISA (Lieux, Identités, eSpaces et Activités) 6240.

Vincent Sarbach-Pulicani, doctorant allocataire en histoire contemporaine à

l’université Côte d’Azur de Nice. Thèse de doctorat en cotutelle

avec l’université de Pise.

Alain Venturini, Conservateur général honoraire du patrimoine.

Directeur honoraire des Archives départementales de l’Aveyron.

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