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Etudes Corse 91 extrait

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Revue publiée avec le concours

de la Collectivité de Corse

et de la Ville de Bastia

En couverture :

Marie Susini, in YVIA-CROCE Hyacinthe, Anthologie des écrivains corses, T. III,

Ajaccio, Cyrnos et Méditerranée, 1987. D. R.

Jérôme Ferrari en dédicace, photographie d’Anna de Tavera, 2002.

ISBN : 978-2-8241-1446-0

ISSN : 0338-361-X

©Tous droits de publication, de traduction, de reproduction réservés pour tous pays.

Albiana, 2024


SOMMAIRE

Littératures pour une île

Introduction

Joseph Dalbera – Pascal Marchetti-Leca 5

Granite Island revisitée. Essai sur Dorothy Carrington

Francis Beretti 7

« La Corse qui n’existe plus » et « la fureur du désespoir »

selon Marie Susini

Sampiero Sanguinetti 21

Temporalités et altérités insulaires dans Murtoriu. Ballade

des Innocents de Marcu Biancarelli

Ferdinand Laignier-Colonna 33

Le regard de la jeunesse : Des figures littéraires marginales ?

Da Parighi sin’à tè de Philippa Santoni et Marche ou rêve

de Ferdinand Laignier-Colonna

Pauline Fabiani 49

Le théâtre corse : l’Aria, un incubateur de créations

Marie-Line Cau 67

Certains l’aiment froide : la fiction policière corse...

entre stéréotypes et re-création

Za Casta 87

Soit on fait la guerre, soit on écrit l’Iliade : regard sur

les cinq premiers livres de Gilles Zerlini

François-Xavier Renucci 109


Quelques aspects de la phrase dans la trilogie de Jérôme Ferrari

Eveline Su 133

Le présent photographique de Jérôme Ferrari dans À son image

Cécile Narjoux 157

Un film de Thierry de Peretti À l’image du livre de Jérôme Ferrari

Annick Peigné-Giuly – Thierry De Peretti 177

Index des noms et des œuvres 201


ÉTUDES CORSES, N° 91

ALBIANA/ACSH

DÉCEMBRE 2024

5

Littératures pour une île

Longtemps, nous y avons songé. Un numéro de la revue Études corses consacré

à l’Île en tant que sujet d’inspiration littéraire. Voilà qui – dans une production

pour le moins féconde et variée – est désormais effectif. L’exigence

première qui a orienté notre démarche a consisté à circonscrire avec précision le

champ de cette approche. De fait, il nous a fallu limiter, choisir et trancher.

Loin de vouloir exclure quelque forme d’expression que ce soit, nous avons

centré notre étude autour d’une littérature (essentiellement) francophone. Le

sujet est bien trop vaste pour embrasser l’ensemble des publications et convoquer,

en un seul volume, les langues qui, dans leur diversité, en ont rajeuni les

contours. La langue corse à elle seule n’offre-t-elle point l’argument et la

matière d’un numéro spécifique sur lequel les exégètes ne manqueront pas tôt

ou tard de se pencher ?

La Corse, il est vrai, s’est offert très tôt une incursion dans la littérature. À

moins que ce ne soit l’inverse… Quoi qu’il en soit, dès l’Antiquité, quitte à se

regarder en chien de faïence, toutes deux n’étaient pas étrangères. Et, imprimant

durablement les esprits, les siècles lui ont généreusement emboîté le pas

pour épancher parfois, il est vrai, une imagerie caricaturale et pesante avec

laquelle les jeunes générations issues du Riacquistu entreront en dissidence

définitive.

De fait, en une dizaine d’articles, on ne peut décemment aspirer à l’exhaustivité.

Pour cerner les contours d’une littérature en mouvement, nous avons pris

le parti de laisser la part belle à la jeunesse qui, en un foisonnement singulier,

réapprend les regards et revisite les rivages. Ainsi, en un espace restreint et

singulier, les premiers romans côtoient les autofictions, le polar cousine avec les

aventures théâtrales d’Olmi-Cappella, les variations sur auteur coudoient les

confrontations littéraire et cinématographique. Autant d’instantanés qui figent


6

l’instant présent et composent le kaléidoscope littéraire d’une île délibérément

tournée vers la modernité. Ce même kaléidoscope qui, à l’instar de François

Nourissier nous autorise à penser qu’il existe bel et bien « une littérature

corse » et que, par la convergence miraculeuse des photographies, le cliché

n’aura pas son dernier mot.

Joseph Dalbera et Pascal Marchetti-Leca,

coordinateurs

•••


ÉTUDES CORSES, N° 91

ALBIANA/ACSH

DÉCEMBRE 2024

7

FRANCIS BERETTI

Granite Island revisitée

Essai sur Dorothy Carrington

RÉSUMÉ

Le nom de Dorothy Carrington est familier aux yeux de ceux qui s’intéressent à la littérature

concernant la Corse. Nous nous proposons de concentrer notre attention sur son chefd’œuvre

Granite Island. A Portrait of Corsica. Nous examinerons deux volets : la réception

de cet ouvrage auprès du public anglophone, et la traduction en français. Dans le monde

anglophone, Granite Island a bénéficié d’un excellent accueil, attesté par la distinction

littéraire du Heinemann Bequest. En France, l’université de Corse Pascal Paoli lui a décerné

la distinction de docteur Honoris causa en 1991.

MOTS- CLÉS

tourisme, Corse, littérature, lady Rose, Granite Island

Le nom de Dorothy Carrington (lady Rose) est familier aux yeux de

ceux qui s’intéressent à la littérature concernant la Corse. Les différents

épisodes de sa vie et la variété de ses publications sont tous intéressants,

mais nous nous proposons de concentrer notre attention sur son chefd’œuvre

Granite Island. A Portrait of Corsica. Nous examinerons deux

volets qui nous semblent avoir été insuffisamment étudiés, la réception de

cet ouvrage auprès du public anglophone, et la traduction en français. Dans

le monde anglophone, Granite Island a bénéficié d’un excellent accueil,

attesté par la distinction littéraire du Heinemann Bequest. En France, sa

publication a suscité de plus faibles échos. Retenons quand même que les

mérites de Dorothy Carrington ont été salués par l’Université de Corse

Pascal Paoli, qui lui a décerné la distinction de docteur Honoris causa en

1991. Nous retoucherons çà et là, la traduction de l’exemplaire publié en

français, et nous mettrons en relief des extraits qui nous paraissent particulièrement

significatifs et mémorables.


8 Francis Beretti

Auparavant, afin de mieux comprendre le mode de vie radicalement différent

qu’adopte Dorothy Carrington au moment où elle découvre la Corse en

1948, il nous paraît nécessaire d’évoquer son contexte familial et sa formation

intellectuelle.

Frederica Dorothy Violet Carrington naquit le 6 juin 1910 près de

Cirencester dans le Gloucestershire. Elle était l’une des deux filles du général

sir Frederick Carrington, qui avait fait la campagne d’Afrique du Sud contre

les Boers. Il mourut un peu plus de deux ans seulement après la naissance de

sa fille. La mère de Frederica 1 , Susan, née Elwes, était atteinte d’un cancer, et

elle mourut alors que Frederica n’avait qu’une dizaine d’années. À l’âge de

onze ans, après le décès de sa mère, des oncles et des tantes l’accueillent dans

un milieu de petite noblesse campagnarde où elle se sent terriblement seule.

Elle exprime ses états d’âme en une formule frappante par sa concision :

« Élevée dans un luxe où régnait le malheur 2 ». Pour s’en évader, elle lit, et

elle s’inscrit à l’université d’Oxford. Elle choisit la filière littéraire mais, en

1931, elle renonce à préparer un doctorat sur le roman anglais au xvi e siècle.

À Majorque, elle fait la connaissance d’un « merveilleux Autrichien », Franz

von Waldschultz, qu’elle épouse. Mais avec la montée de la menace hitlérienne,

et le coup de force de l’Anschluss du 12 mars 1938, elle s’aperçoit avec

horreur qu’elle est titulaire d’un passeport allemand. Elle divorce et rentre en

Angleterre. Elle épouse un homme dont le magnifique nom fleure bon les

romans de l’époque victorienne ou edwardienne, Darcy Sinclair Sproul-Bolton.

Peu de temps après, elle se retrouve veuve, avec peu de ressources. Elle se lance

dans le journalisme, rédige des chroniques de la vie sociale et des critiques d’art,

et organise des expositions comme celle sur « Imaginative Art since the War » ;

c’est à cette occasion qu’elle rencontre Sir Francis Cyril Rose, un peintre,

portraitiste décorateur, qui avait travaillé dans l’atelier de Picabia et de Fernand

Léger, dessiné en 1927 les décors et les costumes des ballets russes de Diaghilev,

et exposé ses œuvres à Paris en 1930, avec Salvador Dali dans la galerie de Marie

Cuttoli, qui accueillait des artistes d’avant-garde. Frederica épouse Francis Rose

le 22 février 1943. Gertrude Stein qui avait déjà reconnu le génie de Picasso,

écrivit en 1939 un hommage dithyrambique à la gloire de Rose, allant jusqu’à

1. Nous avons choisi l’un de ses deux prénoms pour la désigner, car « Lady Rose » nous paraît trop

formel, et « Carrington » est un pseudonyme.

2. [Collectif ], La Corse une affaire de famille, éditions du quai Jeanne Laffitte, Marseille, 1984, p. 46.


Granite Island revisitée

9

affirmer que c’était Rose « qui créait la peinture importante de son époque 3 ».

Il nous a paru important d’esquisser un portrait de Rose, parce qu’il indique

dans quel monde artistique avant-garde et créatif évoluait Frederica, et aussi

parce qu’il accompagna son épouse dans son premier voyage en Corse, en

1948, pour illustrer les étapes importantes de son expédition.

L’idée de ce voyage était née d’une rencontre, dans un petit restaurant de

Londres, avec un jeune Corse des Forces françaises libres démobilisé. Il

s’agit de Jean Cesari. « C’était un homme au regard vif et perçant, qui

captivait immédiatement son auditoire par le timbre de sa voix et la qualité

de son élocution. […] Communicatif et disert, Jean était intarissable d’anecdotes

et il excellait dans la transmission d’un savoir qui appartenait à une

Corse secrète, celle de son enfance partagée entre les vallées du Taravu et de

l’Ortolu 4 . » Une Corse dont l’intense vie nocturne était peuplée de

cortèges funèbres de fantômes à la recherche d’âmes, de signes prémonitoires

annonciateurs de mort. Ces récits rappelèrent à Frederica des légendes

similaires qui circulaient en Écosse, au Pays de Galles, en Bretagne. Plus

concrètement, Jean signale la présence mystérieuse, à Filitosa, dans la

propriété de son cousin Charles-Antoine, de géants de granit couchés sous

les oliviers, près du ruisseau de Varcaghjolu, au lieu-dit évocateur de Petre

zuccate, ou Petre sculpite. Ces récits enflamment l’imagination de Frederica,

et elle éprouve l’envie irrésistible d’examiner sur place ces curiosités, avec

l’intention de relater son expérience dans un récit de voyage. N’oublions pas

qu’en 1947 Frederica avait déjà publié une véritable anthologie de ce genre

littéraire, les écrits des voyageurs anglais, dont elle pensait que c’était « un

sujet captivant et négligé 5 ».

C’est l’un des trois grands mérites de l’œuvre de Frederica que l’on doit

saluer : le fait d’avoir été la première à attirer l’attention du public et des

savants sur l’importance, l’originalité et la spécificité des stèles anthropomorphes

de Filitosa. Il n’y avait pas, à l’époque de son voyage, d’archéologue

qualifié dans l’île. Ce fut seulement six ans plus tard que Frederica rencontra

Roger Grosjean au cours d’une mission que le CNRS avait confiée à ce

3. Voir Patrimoine d’une île – Patrimoniu insulanu, n° 6, « Hommage à Dorothée Carrington. Une

Lady passionnée de la Corse », éditions Alain Piazzola, 2018, p. 67.

4. Cesari Joseph, « Frederica Carrington-Rose et la révélation artistique des mégalithes corses », in

Patrimoine d’une île…, n° 6, « Hommage à Dorothée Carrington… », op. cit., p. 32.

5. Carrington Dorothy, The Traveller’s Eye, New York, Pilot Press, 1947, p. 3.


10 Francis Beretti

spécialiste. Étonné, puis enthousiasmé par ce qu’il avait vu : « Ce fut pour

moi, dit-il, le départ de l’étude d’une extraordinaire culture artistique

insulaire, propre à une civilisation mégalithique elle-même particulière à la

Corse 6 ». Voyons avec quelle sensibilité, quel sens de la mise en scène dramatique,

Frederica évoque une découverte capitale qu’elle a faite avec Roger

Grosjean à Filitosa :

We rolled over the long, apparently featureless stele lying under the olives. Hardly

impaired, a face that had lain pressed into the ground, perhaps for millenia, stared

up at us in the hard sunlight with earth-filled, deep-socketed eyes.

Nous renversâmes la longue stèle qui en apparence ne portait pas d’inscription,

et qui gisait sous les oliviers. À peine abîmé, un visage qui était resté face contre

le sol pendant des millénaires peut-être, nous fixa, sous le soleil ardent, de ses

yeux aux orbites profondes remplis de terre 7 .

On ne peut qu’admirer l’évocation saisissante de ce face-à-face émouvant,

magique et merveilleux entre deux types de représentants d’une humanité

séparés par des siècles et des siècles.

Le deuxième mérite de Frederica est d’avoir favorisé un progrès remarquable

dans l’historiographie de la période révolutionnaire en publiant en

1983 ses Sources de l’Histoire de la Corse au Public Record Office de Londres

avec 38 lettres inédites de Pasquale Paoli 8 . Un catalogue méticuleusement

présenté de documents couvrant la période 1793-1796 qui est une mine pour

les chercheurs intéressés par ce sujet. Comme l’écrit Antoine-Marie Graziani,

Frederica « s’engageait dans la seule voie possible pour renouveler l’histoire

de l’île, celle des pionniers du Bulletin de la Société des sciences historiques et

naturelles de la Corse, la constitution d’ensembles de sources solides 9 ».

Troisièmement, et c’est un aspect de cette production que nous voudrions

souligner, c’est le talent littéraire de Frederica. Remarquons, par exemple, que

6. Voir les citations de Pascal Santini et de Jean Jehasse dans les actes du colloque « Les statues-menhirs

de Corse : intérêt archéologique, problème de mise en valeur », in Bulletin de la Société des sciences

historiques et naturelles de la Corse, n° 654, 1988, p. 30 et 36.

7. Carrington Dorothy, Granite Island, Edition Penguin Travel Library, 1984, p. 28. La traduction

est la nôtre.

8. Carrington Dorothy, Sources de L’Histoire de la Corse, Ajaccio, Librairie La Marge, 1983, sous

l’égide de la Société des études robespierristes, p. 259-260.

9. Graziani Antoine-Marie, « Dorothy Carrington et la Corse de Paoli et de Bonaparte », in

Patrimoine d’une île…, n° 6, « Hommage à Dorothée Carrington… », op. cit, p. 74.


Granite Island revisitée

11

la rédaction de l’introduction des Sources est un exposé lumineux. Selon les

mots mêmes d’un spécialiste, Frederica a « renouvelé l’histoire de la famille

Bonaparte avec son Napoleon and his parents on the threshold of History 10 »,

publié en 1988. Un autre commentateur de cet ouvrage remarque : « on est

immédiatement frappé par la qualité de la prose », dont il admire les

connaissances brillantes, et le soin accordé à la structure du texte 11 .

GRANITE ISLAND. A PORTRAIT OF CORSICA (1982)

Dans son avant-propos à The Traveller’s Eye, l’un des tout premiers livres

de Frederica, publié en 1947, Maurice Collis, auteur de biographies, d’autobiographies,

d’ouvrages d’histoire et de pièces de théâtre, nous explique clairement

quelles sont déjà les qualités littéraires de l’auteur : une vaste culture,

du style, un sens de la composition d’ensemble : « Sa vision est solide, son

esprit est précis, son vocabulaire animé, son esprit tranchant 12 ».

Notre hypothèse de travail est celle-ci : si Granite Island est une telle réussite,

cela est dû en grande partie au fait que Frederica avait déjà une bonne

maîtrise de l’écriture, par ses nombreux articles de presse, ses études dans le

domaine de l’archéologie et de l’histoire et par ses livres précédents. Ainsi,

par exemple, un ouvrage publié en 1962, et qui n’a pas été traduit en français,

This Corsica. A complete Guide, lui a servi en quelque sorte de brouillon.

Comparons les introductions des deux livres :

The first sight of Corsica, from the sea, may well seem like a mirage or hallucination.

Blue mountains surge out of the water, wreathed in mist, their summits,

snow-streaked, disappearing into clouds. This extraordinary impression of majestic

wildness holds good as you draw in to land. Square-topped turrets detach themselves

on the sky-line ; dense vegetation appears, furring the mountain slopes right

down to the sea, where the beaches, shining white and empty, lie curled between

craggy promontories, the rock more often rosy-tinted than grey. You can hardly

10. Godechot Jacques, compte rendu de Dorothy Carrington, Napoleon and his parents, on the

threshold of History, London, Viking, 1988, Annales historiques de la Révolution française, n° 275,

1989, p. 82 (traduit de l’anglais par Anghjulamaria Carbuccia, Napoléon et ses parents au seuil de

l’histoire, éditions Alain Piazzola & La Marge, 1993).

11. Miller Tom, The Napoleon Series, Archive, octobre 2005.

12. Carrington D., The Traveller’s Eye, op. cit.


12 Francis Beretti

believe it real, this untamed, unviolated island, so near the built-and swarmedover

French Riviera.

La première vue de la Corse, de la mer, peut bien ressembler à un mirage, ou

à une hallucination. Des montagnes bleues surgissent de la mer, enveloppées

de brume, leurs sommets enneigés disparaissant dans les nuages. Cette

extraordinaire impression d’un monde sauvage et majestueux vous saisit alors

que vous vous apprêtez à toucher terre. Des tours de rochers aux sommets

carrés se détachent de l’horizon : une végétation dense apparaît, recouvrant

comme de la fourrure les pentes des montagnes jusqu’à la mer, où les plages

étincelantes de blancheur et vides, serpentent entre des promontoires escarpés,

leurs rochers plus souvent rosés que gris. On a de la peine à croire qu’elle

est réelle, cette île indomptée, inviolée, si près de la Riviera couverte d’immeubles,

grouillant de monde 13 .

Notre hypothèse est confortée par un avertissement de 1962 qui prévoit

déjà un ouvrage qui serait intitulé Hot Granite Portrait of an Island. On

comprend que les éditeurs aient renoncé à l’adjectif « hot » qui, dans les

années 1970 aurait pris une connotation érotique dans le langage familier.

Ils ont donc condensé le titre en Granite Island. A Portrait of Corsica, qui

paraît une décennie plus tard (1972) :

Corsica came into view with the dawn. Almost colourless, its outlines uncertain,

it swam in the early morning mist, a creation half -materialised, an ectoplasm of

the sea in trance. I hurried out of my stifling cabin to find the couple I had been

talking to the previous night already at the rail. There we stood in silence,

watching the island taking substance between sea and sky. They had spent many

years in Madagascar, and at dinner, sailing out of Marseilles, they had been

eager to tell me about their colonial experience ; but now all that was forgotten :

they were coming home at last.

This first sight of Corsica allowed me to imagine the sensations of Captain Cook

discovering some marvellous, improbable South Pacific island. The mountains

surged into the sky, behind, beyond, above one another, ending in rows of cones

and spikes and square-topped knobs like gigantic teeth. Their lower slopes,

smothered in vegetation, looked uninhabited and impenetrable.

13. Carrington Dorothy, This Corsica a complete guide, London, Hammond, Hammond &

Company, 1962, p. 16.


Granite Island revisitée

13

La Corse m’apparut à l’aube. Presque incolore, aux contours incertains, elle

semblait flotter dans la brume matinale, création à demi matérialisée, ectoplasme

de la mer en trance. Je quittai précipitamment ma cabine étouffante

pour retrouver déjà accoudé au bastingage le couple que j’avais rencontré la

veille. Nous restions là en silence, contemplant l’île qui prenait corps entre la

mer et l’eau. Ce couple avait passé plusieurs années à Madagascar, et au cours

du dîner, en quittant Marseille, ils m’avaient parlé avec enthousiasme de leur vie

coloniale ; mais maintenant tout cela était oublié : ils rentraient enfin chez eux.

Cette première vision de la Corse me laissait imaginer les sensations du capitaine

Cook découvrant quelque île merveilleuse, improbable, du Pacifique

sud. Les montagnes surgissaient dans le ciel, derrière, au lointain, l’une pardessus

l’autre, culminant en rangées de cônes, de pics, et de protubérances

carrées qui ressemblaient à des dents gigantesques. Leurs flancs, submergés

par la végétation semblaient inhabités et impénétrables 14 .

On voit comment Frederica a bien amélioré son texte de départ. Par

exemple, dans le texte de 1972 l’expression « Corsica […] swam in the early

mist » est plus poétique que dans la version précédente : « surge out of the

water », et elle s’insère bien dans le champ sémantique de l’élément liquide

de la mer et des montagnes qui se fondent dans l’arrière-plan.

Dès l’ouverture du récit, on perçoit deux traits récurrents : l’émerveillement

de la découverte de la Corse et les détails pris sur le vif.

À Ajaccio, « se détachant sur cet arrière-plan noble, les personnages sur

le quai étaient des silhouettes miniatures, comme celles que l’on voit dans

les marines de Guardi 15 ». Frederica passe des jours et des jours « à explorer

des églises ensevelies sous la poussière et leurs sacristies qui souvent se

révélaient être de véritables entrepôts d’art religieux ; nous en passions

d’autres à traverser des paysages si désolés que le son d’une voix qui flottait

à travers une vallée assumait la gravité d’un son de cloche 16 ».

Chez les Cesari, la voyageuse s’habitue à « rester assise sur des chaises

inconfortables et à vivre dans une maison sans eau courante et sans tout-àl’égout.

En fait, le corps semblait se réjouir dans de telles conditions,

comme si l’argent qu’on avait dépensé pour la rendre confortable avait été

14. Carrington Dorothy, La Corse, traduction de Madeleine Cheyrouze [que nous avons légèrement

modifiée], Paris, Arthaud, 1999 (1980 pour cette traduction), p. 7,

15. Ibid., p. 16.

16. Carrington D., Granite Island, op. cit., p. 17 (notre traduction).


14 Francis Beretti

gaspillé. Mes maux de tête continuels disparurent. Je dormis du sommeil

qui donne l’impression de retomber dans un sombre paradis perdu chaque

nuit 17 ».

C’est en deux mots que Frederica esquisse la silhouette de l’autorail

vieillot et pittoresque : « It was a pioneer’s train, a single coach with a trailer,

running on asingle track into the sunset through empty, arid hills »

(« C’était un train de pionniers, une seule voiture avec une remorque,

roulant sur une voie unique pour s’enfoncer dans le crépuscule à travers

des collines vides et arides 18 »).

C’est en des termes lyriques qu’elle évoque la transformation radicale

qui s’est opérée en elle depuis qu’elle a fait la connaissance de la Corse. Son

voyage en Corse n’était pas le simple interlude, comme celui d’une touriste

parmi des milliers d’autres, qu’elle avait envisagé au départ :

I had no need, to talk to strangers about the paperback they were reading, the

films they had seen at home. Since I had been in the island (the span, I felt, of a

reincarnation) I had touched life’s grain ; nothing after this journey, would seem

the same as before.

Je n’avais plus besoin, maintenant, de parler à des inconnus des livres de

poche qu’ils lisaient, des films qu’ils avaient vus chez eux. Depuis que j’avais

été dans l’île (j’avais l’impression qu’il s’agissait du temps d’une

réincarnation), j’avais touché la substance même de la vie ; après ce voyage,

rien ne serait plus comme avant 19 .

Curieusement, les éditions Arthaud ont réduit à quatre lignes une

description qui ne manque pourtant pas d’intérêt 20 . Nous restituons donc

ici l’intégralité de la traduction de ce passage. Il s’agit du théâtre de Bastia :

I found my way into the opera house by a back stage door. Trough the roof had

fallen walls were still standing almost to their full height. On the stage a young

man was sitting in a chaos of burnt beams and twisted iron, placidly repairing a

wheelbarrow. Some faded backdrops which he had draped overhead as a shelter

against the sun suggested the canopy of an impoverished oriental potentate. This

was his workshop, he proudly told me.But it paled in comparison with the audi-

17. Ibid., p. 62 (notre traduction).

18. Ibid., p. 210 (notre traduction).

19. Ibid., p. 212 (notre traduction).

20. Carrington D. La Corse, op. cit., p. 209.


ÉTUDES CORSES, N° 91

ALBIANA/ACSH

DÉCEMBRE 2024

21

SAMPIERO SANGUINETTI

« La Corse qui n’existe plus »

et « la fureur du désespoir » selon Marie Susini

RÉSUMÉ

En 2023, il y avait trente ans que Marie Susini nous avait quittés.

Née en 1916 à Renno, elle était morte un 22 aout 1993 à Ortebello en Italie et fut enterrée

à Vico face à la montagne de la Sposata.

La Corse occupe une place centrale dans son œuvre. Elle n’a jamais cessé de chercher

à comprendre pourquoi elle aimait et redoutait, dans le même temps et à ce point, son

île natale. C’est le mystère de cette contradiction que nous cherchons à décrire dans cet

article.

MOTS- CLÉS

Rennu, enfermement, Plein Soleil, non-dits, pays perdu, malamorte,

pinzutti, étrangers, touristes, la Sposata, le nid d’aigle, les mots

Interrogée depuis la citadelle de Corte en février 1982 dans le cadre d’une

émission de télévision intitulée « Journal d’en France » et réalisée par Raoul

Sangla 1 , Marie Susini confiait aux journalistes : « La Corse dont je parle dans

mes livres est une Corse qui n’existe plus ». Entre ce qu’a écrit Marie Susini

et le moment où elle dit que ce dont elle parle n’existe plus il s’est passé

cinquante ans… Il ne s’est passé que cinquante ans.

Marie Susini est née en 1916 à Rennu. Elle a vécu son enfance en Corse et

une partie de son adolescence entre la Corse et Marseille avant de partir vivre

à Paris. Lorsque les Allemands entrent dans Paris, elle choisit de rester dans la

capitale : « C’est de mon plein gré que je suis restée à Paris à l’entrée des

Allemands… Je connaissais le vertige de la liberté dans une grande ville, même

si de cette liberté je ne pouvais guère profiter parce que là aussi j’étais

1. Raoul Sangla, 1930-2021, figure et pionnier de la télévision française. Réalisateur, scénariste et journaliste,

formé par Marcel Carné et Sacha Guitry. Fondateur de l’Institut européen du cinéma et

de l’audiovisuel.


22 Sampiero Sanguinetti

pensionnaire, du moins peut-on passer inaperçu dans une ville, personne n’a

les yeux sur vous. J’ai su alors que ce que je redoutais le plus, c’était l’enfermement

dans l’île 2 ». Le sentiment qu’elle eut de cet enfermement peut sans

doute être qualifié de traumatique. « Loin de la Corse, et après tant d’années…

le souvenir de l’étouffement vécu dans mon enfance est resté si vif

qu’il m’arrive d’en souffrir encore aujourd’hui 3 » écrit-elle en 1981. Ce

sentiment de l’enfermement résulte bien sûr de la double contrainte qui pèse

sur les individus : celle de l’insularité et celle de la montagne. Mais pour bien

comprendre son malaise, il faut aller plus loin. La Corse était entrée, depuis

le xix e siècle, dans une spirale du déclin. Un déclin dont les citoyens n’avaient

pas nécessairement conscience et dont les conséquences étaient vécues

comme une fatalité, voire comme une particularité constitutive de l’âme

corse. La vérité profonde de l’île serait donc là, et bon nombre de lecteurs ont

interprété ainsi son message. Elle-même l’a peut-être pensé durant un certain

temps. Mais de Plein soleil 4 à La renfermée, la Corse, l’écriture et l’introspection

l’ont sans doute aidée à analyser ce qui la tourmentait. Albert Camus,

que Marie Susini eut l’opportunité de rencontrer en ce temps-là, a senti au fil

de leurs conversations, le poids du fardeau qu’elle portait en elle. Il lui a

conseillé d’écrire, de raconter. C’est donc ce qu’elle a fait.

Lorsqu’elle parle de la Corse, elle n’est pas d’abord « une autrice » de

roman. Elle ne raconte pas des « histoires », elle n’invente pas, elle ne brode

pas. Elle témoigne. Elle décrit la Corse des années de son enfance, durant

l’entre-deux-guerres. Elle décrit cette Corse qui l’habite mais qu’elle a quittée.

Elle en parle avec la proximité du cœur et de l’expérience mais avec la

distance du temps et de l’espace. Un regard qu’elle porte en elle, des années

après s’en être écartée, depuis ce Paris de l’après-guerre. Le regard d’une

femme sur la Corse du dix-neuvième siècle depuis la France du vingtième.

Quand je parle de la Corse du dix-neuvième siècle, je ne parle pas du « vrai

dix-neuvième siècle », bien sûr, mais d’un dix-neuvième siècle prolongé,

enkysté, pathologique. « Toutes les valeurs morales, sociales et religieuses

qui faisaient la culture corse sont restées immuables jusqu’en 1960. Et une

enfance passée là-bas était presque en tout point pareille à celle vécue sur

2. Susini Marie, La renfermée, la Corse, Paris, Éditions du Seuil, 1981, p. 34.

3. Ibid., p. 88.

4. Susini Marie, Plein soleil, Paris, Éditions du Seuil, 1953 (1 re édition).


« La Corse qui n’existe plus » et « la fureur du désespoir » selon Marie Susini

23

cette même terre à la fin du siècle dernier 5 ». C’est donc cela qu’il faut

essayer de comprendre. Car l’histoire peut ainsi nous conduire à enjamber le

temps. Notre courte vie peut nous conduire parfois à embrasser, à vivre

même, des histoires très largement supérieures au temps réel des humains.

La Corse, au vingtième siècle, va parcourir en cinquante ans le chemin

que d’autres, en Europe, ont parcouru en deux siècles et demi. C’est le poids

de cette contraction et de tout ce qu’elle contient qui hante les récits de

Marie. Ce sont des vérités dont elle peut ne rien savoir mais dont elle sent les

tonnellate, tout le poids. Les tonnes de ce fardeau qui lui assombrit la pensée,

lui mange la mémoire. L’extrême sensibilité de l’artiste qu’elle est, lui permet

de comprendre que l’étonnant spectacle qui émane de ces villages, de ces

chemins, de ces pentes abruptes, de ces maisons, de cette lumière, les rituels

d’une société, les peurs et les obsessions de ces hommes et de ces femmes, ne

disent qu’une part infime de la vérité. Elle perçoit, elle devine, les tombereaux

de non-dits qui planent en permanence entre les murs des bergeries, des

pagliaghji, des demeures, et dans l’air des vallées qui rident les montagnes. Je

ne parle pas de mensonges. Certes, ils existent aussi, ces mensonges, comme

partout, mais ce ne sont que des mensonges. Je parle des non-dits qui ne sont

justement ni mensonges, ni tromperies. Qui sont bien plus que cela. Qui sont

en eux-mêmes la vérité. Une vérité enfouie depuis si longtemps qu’on en a

oublié la signification et pourquoi même il fallait la taire. C’est cette vérité

qu’elle cherche à éclairer, dont elle cherche les mots.

La Corse de ces années-là est officiellement une île de 280 000 à

290 000 habitants. Or le premier malaise, nous le savons maintenant, est dans

la banalité de ces chiffres. L’officialité pourrait être une garantie de vérité, elle

ne l’est pas. Les chiffres nous diraient-ils déjà la différence entre le non-dit et

le mensonge ? Ils ne sont pas colossaux (ce n’est pas énorme 290 000 habitants

pour une île de cette taille). Cela représente une trentaine d’habitants

au kilomètre carré. Le problème c’est que tout officiels qu’ils soient, les

chiffres sont faux. Ceux-là mêmes qui les ont produits le révéleront plus

tard 6 . Ils n’avoueront pas un mensonge mais une erreur plus ou moins provoquée.

Provoquée avec l’idée de bien faire.

5. Susini M., La renfermée, la Corse, op. cit., p. 86.

6. INSEE, Économie corse, n o 25, avril 1983.


24 Sampiero Sanguinetti

Il ne faut pas prendre à la légère cette falsification. Et s’il ne s’agit pas

d’un mensonge, de quoi s’agit-il ? Ce sont les chiffres d’une fiction. La fiction

ne ment pas, elle dit une autre vérité. Une vérité à laquelle les individus ont

envie de croire ou à laquelle ils croient vraiment, à laquelle ils ont besoin de

croire pour donner un semblant de dignité à ce qu’ils vivent. Une fiction à

laquelle Marie répondra elle aussi, dans la forme, par de la fiction.

La réalité du peuplement de la Corse oscille alors plus sûrement entre

170 000 et 190 000 habitants. Une Corse qui compte non pas une trentaine

d’habitants au kilomètre carré mais une vingtaine, ce qui est très faible. Une

Corse que ses forces vives ont quittée, dans laquelle depuis le dix-neuvième

siècle la quasi-totalité des petits métiers d’antan ont périclité, une Corse « en

marge des grands marchés » disent les économistes, comme si la Corse était

la seule à n’être pas au cœur des grands marchés. Comme si la Sardaigne et la

Sicile n’étaient pas elles aussi des îles en Méditerranée. Une Corse où « il n’y

a rien à faire » disent tous ceux qui l’ont quittée et veulent se persuader de

l’inéluctabilité du choix qu’ils ont fait. L’abbé Alberti, curé de Calenzana, a

écrit dans un petit opuscule qu’un « Corse ne quitte jamais sa patrie, il l’emporte

dans son cœur et il est fier d’en parler ». Manière de dire que la

présence des absents est tangible et qu’il n’est peut-être pas attentatoire à la

vérité de les comptabiliser au nombre des habitants.

Celui qui part le fait contraint et forcé. Un choix dicté, selon la narratrice

dans La Fiera 7 , par le désir « de tirer ses parents de la misère ». Et parce que

« dans ce pays perdu on a souvent besoin de quelqu’un de bien placé,

là-bas 8 ». Ce quelqu’un dans La Fiera était devenu capitaine, « un personnage

considérable, ce capitaine, non seulement parce qu’il avait une automobile

et des décorations, mais aussi parce qu’il avait du pouvoir là-bas, là-bas

où l’on règle toutes les affaires » (p. 112). Ce là-bas mythifié loin de la misère

et du pays perdu. Mais pour devenir capitaine il faut du temps. Dans l’espace

de ce temps, les parents sont morts. « Alors le fils ne pensa plus qu’à une

chose : revenir au village, y revenir en homme puissant et que chacun s’incline

sur son passage comme son père et lui-même s’étaient inclinés devant

7. Susini Marie, La Fiera, Paris, Éditions du Seuil, 1954 (1 re édition).

8. Ibid., p. 138 (sauf indication contraire, les numéros de pages renvoient désormais à l’édition

suivante : Marie Susini, L’île sans rivages, Paris, éditions du Seuil, 1989, qui rassemble sous ce titre

les œuvres Plein soleil, La Fiera, Corvara ou la Malédiction et La renfermée, la Corse).


« La Corse qui n’existe plus » et « la fureur du désespoir » selon Marie Susini

25

les autres » (p. 130). Ces autres qui eux aussi, le plus souvent, sont partis et

qui reviennent parfois planter dans le décor des villages assoupis ou du

maquis invasif les preuves de leur insolente réussite ailleurs : demeures de

prestige, châteaux paradoxaux ou maisons d’Américains. Et puis il y a les

vielles femmes esseulées, qui ont survécu, dont le mari ou les fils ne sont pas

revenus de la guerre, des colonies ou des affaires, et qui n’en finissent plus de

demander pardon à Dieu pour ce qu’elles ont fait ou n’ont pas fait, pardon

pour les offenses qu’elle lui ont sûrement infligées. Sinon pourquoi Dieu leur

imposerait-il la glue de tout ce mal-être, de tout ce chagrin ? Une Corse où les

plus anciens pèsent de tout leur poids sur les petits enfants. Une Corse où

l’on meurt plus qu’ailleurs. Ce n’est pas seulement la violence qui conduit à

penser que la mort est tapie un peu partout sur le chemin des humains. La

surreprésentation sociale des personnes âgées donne également à la mort un

statut plus important que dans toute autre société comparable. « Il faut laisser

la maison prête, telle qu’on voudrait que les gens la trouvent, parce qu’on

part vivant et qu’on peut rentrer mort » (p. 90). « Il y a toujours une menace

de deuil dans ces midis torrides et cruels » (p. 108).

Marie nous décrit donc ce qu’elle a vu, ce qu’elle a vécu. La lumière noire

du soleil qui vous aveugle, la chaleur de l’été qui vous écrase, la croix du

Christ omniprésente : « Nous passions devant des croix, et encore des croix.

Des croix au carrefour des chemins, des croix sur les maisons des morts disséminées

le long de la route 9 ». La mort, le sentiment de la mort, l’attente de la

mort, le souvenir des morts, et le glas qui rythment la vie. Il n’y a pas à discuter,

il n’y a pas à douter, il n’y a pas à contester, c’est la réalité. Et cette réalité

est donc aussi la vérité de l’île et la vérité de la petite Marie lorsqu’elle se

souvient de son enfance, du pays de son enfance. Une île engluée dans l’éternité

de ses vérités. Dans la mémoire obsessionnelle des envahisseurs, les

barbaresques, musulmans bien sûr, sur le dos desquels on a même mis les

souffrances de la passion du Christ à travers les chemins de croix dans les

églises. Qu’importe au fond la vérité historique. La mémoire des razzias, des

massacres, de la malamorte, des vindete, ou plus récemment des morts de la

Grande Guerre, du malheur et de l’injustice qui ont englouti tout le reste, qui

ont relégué au rang des anecdotes le souvenir éventuel des moments de joie

ou des moments de bonheur. Tout s’est figé dans cette idée de l’éternité. La

9. Susini M., Plein Soleil, op. cit., 1989, p. 12.


26 Sampiero Sanguinetti

vie c’est le mouvement, c’est le renouvellement, c’est le temps. L’éternité c’est

le contraire du temps et du mouvement, c’est la mort. La conviction enfantine

du fait que la vie doit être l’éternité brouille les esprits. La vie dès lors

n’était pas faite pour le plaisir ou l’insouciance. « Sans doute faut-il remonter

à l’ancienne Grèce pour trouver des règles de vie aussi rigides et d’une logique

aussi implacable. Tout avait la force de l’interdit, du tabou, la moindre faute

devenait sacrilège et était suivie de sanction. Ces règles rigoureuses devenaient

plus intransigeantes encore si on avait le malheur d’être née fille…

Jamais enfance ne fut plus recluse et sévère, plus austère que la mienne 10 ».

Elle observe cette Corse qui, depuis le dix-neuvième siècle, s’est figée dans

une sorte de fatal renoncement et semble encore cultiver le charme périlleux

d’un immobilisme destructeur. Elle, Marie, elle a sauté le pas. Comme

d’autres. Elle a rejoint le vingtième siècle avec ses avantages, mais aussi ses

folies, ses horreurs, ses drames qui sont toujours moins dangereux que le

renoncement. Elle observe ce reste nostalgique du dix-neuvième siècle depuis

la folie conquérante du vingtième. Lorsqu’elle décide de rester à Paris, craintelle

moins les bruits de bottes des Allemands que le silence ponctué d’Ave

Maria de son île natale ? L’énormité de la question vient à l’esprit. Comme

Sylvie, la pinzutta 11 de La Fiera, elle ne voulait pas rester « au village avec

ceux qui attendent la mort 12 ». Elle ne peut pas, non plus, accepter la condition

de femme que lui imposerait cette société si elle avait choisi d’y demeurer.

Cela ne se discute pas, car comme Sylvie, elle en serait morte

prématurément.

Marie Susini avait deux frères, Pierre et Jean. Tous deux ont choisi de

rester en Corse. Le premier, médecin, était devenu maire de son village de

Rennu, l’autre, Jean, fut directeur de la chambre d’agriculture de Corse du

Sud. Pierre était un homme plutôt sévère, un peu taciturne. Jean était enjoué,

plus facile d’abord. Les relations entre les deux frères et leur sœur, lorsque

Marie revenait en Corse, étaient souvent houleuses. Elle ne leur en voulait

pas d’être restés, d’être devenus les gardiens d’un monde dans lequel elle ne

pouvait plus vivre mais qui lui offrait encore, parce qu’il existe, la chance de

se situer. Ses sentiments à leur égard sont tout simplement semblables à ceux

10. Susini M., La renfermée, la Corse, op. cit., 1981, p. 82.

11. Marie Susini écrit ainsi ce mot que les dictionnaires de corse aujourd’hui proposent avec la graphie

pinzuta.

12. Susini M., La Fiera, op. cit., 1989, p. 93.


Les coordinateurs

Joseph Dalbera, maître de Conférences HDR à l’université de Corse

Pascal Marchetti-Leca, professeur de lettres à l’université de Corse, é crivain.

Les auteurs

Francis Beretti, professeur émérite. UMR LISA

Za Casta, professeure émérite à l’université d’Arras, Labo Textes et Cultures,

EA 4028.

Marie-Line Cau, enseignante lettres et théâtre au lycée Laetitia-Bonaparte

Pauline Fabiani, université de Corse/université Paris-Nanterre

Ferdinand Laignier-Colonna, université de Corse, UMR CNRS 6240 LISA

Cécile Narjoux, professeure des Universités, Paris-Cité, CERILAC

Annick Peigné-Giuly, journaliste, présidente Documentaire sur grand écran,

directrice artistique Corsica.Doc

François-Xavier Renucci, professeur de lettres, écrivain

.

Sampiero Sanguinetti – Journaliste, écrivain, auteur d’ouvrages sur la Corse

et le Second Empire

Éveline Su, doctorante à l’université Paris Cité, CERILAC, ED131

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