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Le show beige - Programme de soirée

Programme de soirée de la pièce Le show beige, de Camille Giguère-Côté, présentée du 21 janvier au 1er mars 2025 au Théâtre La Licorne. Une production de La Manufacture.

Programme de soirée de la pièce Le show beige, de Camille Giguère-Côté, présentée du 21 janvier au 1er mars 2025 au Théâtre La Licorne.
Une production de La Manufacture.

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Théâtre La Licorne ∙ Le show beige

Ce n’est pas un hasard si, dans cette pièce, les didascalies

acquièrent le statut de personnages, les « didascalistes »

étant d’ailleurs les tout premiers à intervenir dans une

« Intro sans couleur ». Le renversement qui consiste

à rendre essentiel l’accessoire me semble hautement

révélateur : dans le monde créé par Giguère-Côté, les

gestes et les objets du quotidien ne s’abîment plus dans la

transparence de l’utile, ils prennent une sorte de densité,

demandent à exister. Je pourrais résumer la pièce ainsi :

attention, la banalité nous parle, il suffit de prêter l’oreille

pour l’entendre.

Le show beige interroge la parole ordinaire, cherche le

sens dans l’insignifiance, l’opacité dans la transparence,

question de nous rappeler que rien dans la vie ne va

de soi, que les gestes les plus mécaniques, ceux qu’on

accomplit sans même une pensée, contiennent toujours

une part de mystère et d’indécidabilité. À de nombreux

moments durant la pièce, des scènes de la vie courante

qui semblent vouloir obéir à des scripts écrits d’avance

— une discussion de couple, un échange autour d’un

comptoir à crème glacée, une réunion avec le comptable

— s’éloignent peu à peu de l’ordre prévisible. Les

formules et les gestes machinaux sont traversés par de

brefs éclairs d’étrangeté, par des fulgurances « autres »,

ils se dé-familiarisent jusqu’à ce que l’histoire « sorte »

de l’ordinaire. La banalité, on le découvre, contient des

possibilités dramatiques et philosophiques insoupçonnées,

elle a le pouvoir de conduire ailleurs.

Mais encore faut-il avoir le « don » de sentir ces possibilités

et de les désirer, ce qui n’est pas à la portée de tout

le monde. On le constate dans la remarquable scène du

magasin à rayons, où un employé perçoit dans le haut

des étagères vides et le plafond constellé de néons la

marque de l’infini, alors que son collègue ne voit rien

d’autre que le néant. Ou encore dans cette scène de

couple où la fille admire la « poésie » de ses doigts entremêlés

à ceux de son amant, alors que lui s’impatiente

en face d’évocations et de métaphores qu’il ne comprend

pas (« Nos mains sont pas éloquentes, c’est des câlisses

de mitaines de chair sur nos os »).

L’opposition entre ceux qui voient et ceux qui ne voient

pas (ou ne veulent pas voir), on la retrouve partout. Si

certains personnages se contentent de l’existence

prosaïque, d’autres opposent à cette vie une autre vie,

quelque chose de plus, dont ils n’ont pas toujours une

idée claire, mais qui leur semble absolument nécessaire.

Tout dans Le show beige fonctionne par couple d’opposés,

comme si chaque individu se trouvait en face de son

contraire, comme si la pièce elle-même était le double

inversé de ce qu’elle aurait pu être, ou dû être, qu’elle

devait sans cesse se mesurer à « une version magnifiée »

d’elle-même.

D’ailleurs, dans la préface à l’édition du texte de la pièce,

Giguère-Côté le confesse : « J’ai toujours voulu écrire

un show feu de Bengale. […] Je voulais tellement créer le

contraire du beige. » Elle aurait voulu échapper au beige,

au plat et au prosaïque, à l’insignifiance, pour trouver (ou

retrouver) le grandiose, pour renouer avec la plénitude

du sens, avec l’absolu, avec l’enchantement et la magie,

avec la poésie, « la criss de poésie ». Ce qui pourrait

n’être qu’un regret fait toute l’originalité du projet, dont

la force tient précisément dans cet aveu d’impuissance,

dans le tiraillement entre ce que l’autrice a écrit et ce

qu’elle aurait voulu écrire, entre la vie telle qu’elle est et

la vie telle qu’elle voudrait qu’elle soit.

Toutes les scènes donnent ainsi à voir la banalité et son

double, un double partout évoqué, partout recherché, à

l’aveugle et à tâtons, nommé avec les moyens du bord,

avec des mots imparfaits, à court de pouvoir, et qui pourtant

rendent compte du manque et de l’hésitation sur

la réponse à donner (« Faique ça se peut que ce soit

“ça” / Mais ça peut aussi être son contraire »). Giguère-

Côté place ainsi ses personnages en équilibre sur « un

mince fil entre la détresse et l’épiphanie », eux qui ne

savent pas bien si, à l’heure de la fin de l’Histoire, de

la fin des Grands Récits et des grandes espérances,

après la mort de Dieu, de l’idéal et de tout le reste, il est

encore possible d’attendre quelque chose de cette vie

qui transcende la vie même.

Et c’est peut-être, en définitive, par le rire — le rire

grinçant, désenchanté, jaune, et pourtant salutaire —

que les spectateurs parviennent à une sorte d’état de

grâce. Assis dans les estrades comme de petits dieux

juchés sur leur balcon métaphysique, ils assistent au

spectacle agité de ces drôles d’humains prisonniers

de leurs misères et de leurs insuffisances. Le rire qu’ils

laissent échapper leur permet de flotter momentanément

au-dessus d’eux-mêmes, ou à ces doubles d’eux-mêmes,

d’échapper, ne fût-ce qu’un instant, à l’insoutenable

pesanteur de l’existence. Au terme du Show beige, la

banalité n’a pas disparu, elle n’a pas été transfigurée, ce

serait trop demander; elle a plutôt été mise à l’épreuve,

malmenée, défigurée. Et chacun a pu sentir qu’il n’était

pas seul à vivre dans le vertige de son insignifiance, que

les désenchantés-pourtant-incapables-de-faire-ledeuil-de-la-transcendance

étaient encore nombreux

au pays de la vie ordinaire, qu’ils étaient peut-être même

appelés à former une communauté. Join the club…

MATHIEU BÉLISLE

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