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Dante en Corse
Bibliothèque de la
Corse médiévale
Collection dirigée par Vannina Marchi van Cauwelaert
Déjà paru
Lieux de Mémoire de la Corse médiévale,
Jean Cancellieri & V. Marchi-Van Cauwelaert, 2021.
La Corse médiévale de Giovanni Della Grossa,
Michèle Ferrara, 2024.
Cet ouvrage a reçu le soutien de l’UMR CNRS 6240 LISA
et de l’Università di Corsica Pasquale Paoli
Sous la direction de Françoise Graziani
Dante en Corse
Actes du Colloque interdisciplinaire
organisé en septembre 2021 à Bastia et à Corte
par la chaire Esprit méditerranéen - Paul Valéry
de l’université de Corse
Bibliothèque de la
Corse médiévale
5
SOMMAIRE
Table alphabétique des auteurs ........................................................................ 7
Remerciements ...................................................................................................... 9
Introduction ........................................................................................................ 11
Françoise Graziani, « E qui Calliopè alquanto surga » : la voix du poète ........... 13
Alberto Casadei, Discorso inaugurale del convegno ........................................... 21
PREMIÈRE PARTIE
PARCOURS ET LIAISONS DANTESQUES ....................................................... 23
Bruno Pinchard, Entrelacs et lacs d’amour chez Dante :
poétique de la giration .......................................................................................... 25
Gioachino Chiarini, Tempo e spazio nell’Inferno di Dante ................................... 35
Fabrizio Franceschini, « Corsi e Sardi », « Capraia e la Gorgona » :
Dante et/dans les îles ........................................................................................... 43
Giuseppe Giliberti, Dante et l’identité culturelle italienne .................................... 69
Antonietta Sanna, Le besoin de Dante chez Paul Valéry
et les écrivains français de sa génération ............................................................ 79
DEUXIÈME PARTIE
LE CHANT DU PEUPLE ...................................................................................... 93
Francis Biggi, Dante et la musique : consonances et dissonances
sur le thème « populaire » .................................................................................... 95
Andrea Simone, « Improvvisi » e recitals danteschi tra Ancien Régime
e Risorgimento : contesti, performers e pratiche a confronto.............................. 121
Giovanni Kezich, « Tra Cecina e Corneto i luoghi colti » : Dante e altri poeti
nella memoria di Riccardo Colotti (1900-1992), poeta contadino ....................... 131
6
Giovanni Ragni, La nécessité du chant : Dante et l’improvisation
poétique en Italie et en Corse ......................................................................... 155
Francescu Berlinghi, Chanter Dante in paghjella .............................................. 175
TROISIÈME PARTIE
LA CORSE ET DANTE ...................................................................................... 183
Vannina Marchi van Cauwelaert, La Corse au temps de Dante ........................ 185
Stella Retali-Medori, « Il bel idioma che fu di Dante » :
notes sur les liens entre corse, toscan et italien ................................................ 199
Annalisa Nesi, La Corse dans le commentaire de Nicolò Tommaseo
à la Commedia de Dante .................................................................................... 211
Jacques Fusina, Échos de Dante en Corse :
les Inferni parodiques du premier xx e siècle ...................................................... 221
François-Xavier Ajaccio et Françoise Graziani, L’Enfer peint
de Pastureccia : un programme iconologique dantesque dans la Corse
de la fin du Moyen Âge ....................................................................................... 231
Les fresques de San Tumasgiu di Pastureccia ............................................. 257
Index dantesque ................................................................................................ 273
Index des noms .................................................................................................. 275
7
TABLE ALPHABÉTIQUE DES AUTEURS
AJACCIO François-Xavier, docteur en histoire de l’art médiéval (université
de Corse, UMR CNRS 6240 LISA).
BERLINGHI Francescu, docteur en ethnomusicologie (université de Corse),
diplômé d’État pour l’enseignement du chant traditionnel, professeur au
conservatoire Henri Tomasi.
BIGGI Francis, professeur honoraire HES-SO, Haute École de musique de
Genève.
CASADEI Alberto, professeur de littérature italienne (università di Pisa),
coordinateur du Gruppo Dante nell’Associazione degli Italianisti (ADI).
CHIARINI Gioachino, professeur honoraire en littérature latine (università
di Siena).
FRANCESCHINI Fabrizio, professeur honoraire en linguistique italienne
(università di Pisa), Accademico della Crusca.
FUSINA Jacques, professeur émérite en études corses (université de Corse /
UMR CNRS 6240 LISA).
GILIBERTI Giuseppe, professeur honoraire en fondements du droit européen
(università di Urbino), membre de l’Istituto di Studi sul Mediterraneo
(ISMED / CNR) de Naples.
GRAZIANI Françoise, professeure émérite en littérature comparée (université
de Corse / UMR CNRS 6240 LISA / chaire Esprit méditerranéen Paul Valéry).
KEZICH Giovanni, docteur en anthropologie culturelle (université de Londres),
ancien directeur du Museo degli Usi e Costumi della Gente Trentina (San
Michele all’Adige).
MARCHI VAN CAUWELAERT Vannina, professeure en histoire médiévale
(université de Corse / UMR CNRS 6240 LISA).
NESI Annalisa, professeure émérite en linguistique italienne (università di
Siena), Accademica della Crusca.
PINCHARD Bruno, professeur émérite en philosophie (université de Lyon),
président de la Société dantesque de France.
RAGNI Giovanni, docteur en littérature comparée (université de Corse / UMR
CNRS 6240 LISA) et en histoire des arts et du spectacle (università di Firenze).
RETALI-MEDORI Stella, maîtresse de conférences habilitée à diriger des
recherches en sciences du langage (université de Corse / UMR CNRS 6240
LISA).
SANNA Antonietta, professeure de littérature française (università di Pisa),
membre associée de l’Institut des Textes et Manuscrits modernes (ITEM, Équipe
Valéry).
SIMONE Andrea, docteur en histoire des arts et du spectacle (università di
Firenze), chercheur post-doctoral à l’université Gabriele D’Annunzio de
Chieti-Pescara.
9
REMERCIEMENTS
Le colloque « Dante, la poésie et la musique en Corse » a bénéficié en 2021
d’un partenariat avec l’université de Pise et la Société Dante Alighieri de
Bastia, du patronage de l’Accademia della Crusca et de l’Associazione
degli Italianisti, ainsi que du soutien de la Fondation de l’Université et de
la Collectivité de Corse. Au nom de tous les participants, je renouvelle mes
remerciements à chacune de ces institutions.
Je remercie aussi les artistes qui ont enrichi ce colloque de leur
participation exceptionnelle : les chanteurs de A Ricuccata (Francescu
Berlinghi, Michel Bonis, Jean-Luc Ciccoli, David Cros-Piazzoli, Jacques
Filippi), les musiciens du Convivio Ensemble (Taghi Akhbari, Francis
Biggi, Massimiliano Dragoni, Patricia Esteban, Katalin Hrivnak, Maurizio
Montular, Giulia Valentini), Ghislaine Avan et Orlando Forioso.
Le concert Dante in paghjella a été accueilli en octobre 2021 par l’Institut
français de Florence et par l’Observatoire européen des ondes gravitationnelles
de Pise, grâce à la médiation de Paola Antolini et de Michela Landi,
puis à la Sainte-Chapelle de Paris grâce à la médiation de Michèle Gendreau-
Massaloux. Que chacune trouve ici l’expression de notre reconnaissance.
Je tiens également à exprimer ma profonde gratitude envers Carlo
Ossola, initiateur et soutien indéfectible du projet Dante in paghjella.
Je remercie enfin Alberto Casadei d’avoir accepté d’introduire cette
publication avec la transcription de l’allocution qu’il avait prononcée le
28 septembre 2021, en visioconférence depuis Pise, pour ouvrir le colloque.
INTRODUCTION
13
« E QUI CALLIOPÈ
ALQUANTO SURGA » :
LA VOIX DU POÈTE
Françoise Graziani
Au moment où, sortant de l’Enfer, Dante s’apprête à gravir la montagne du
Purgatoire, il invoque la « résurgence » de la Muse Calliope 1 :
Ma qui la morta poesi resurga,
o sante Muse, poi che vostro sono,
e qui Calliopè alquanto surga,
seguitando il mio canto con quel suono
di cui le Piche misere sentirò
lo colpo tal, che disperar perdono.
La « morte poésie » que Dante rappelle avec force à la mémoire de ses
lecteurs est ici celle d’Ovide, le second poète après Virgile dont la lecture l’aide à
affronter les épreuves du présent. Le cinquième livre des Métamorphoses d’Ovide
est entièrement consacré à la rencontre des Muses et de Minerve sur l’Hélicon, une
des montagnes que les anciens poètes consacraient aux Muses et qui ressemble au
Purgatoire, au sommet duquel Dante situe le Paradis terrestre. C’est sur l’Hélicon,
où le sabot de Pégase vient tout juste de faire jaillir une source nouvelle, que
les Muses racontent à la déesse qui préside aux inventions de l’esprit humain
comment elles ont été jadis défiées par les Piérides à une de ces joutes poétiques
que tous les poètes de Méditerranée pratiquaient encore au temps de Dante, et dont
la forme agonistique originelle s’est conservée en Corse dans le chjam’è rispondi.
Les Piérides sont neuf sœurs qui, du fait de leur nombre, prétendent remplacer le
chœur des Muses chez les modernes, et c’est pourquoi elles lancent la joute sur
le thème des conflits entre les dieux en dénigrant les anciens mythes. Le chant de
Calliope répond à leur arrogance en racontant le rapt de Proserpine par Pluton et
1. Purg. I, 7-12 (« Mais qu’ici resurgisse la morte poésie, / Ô saintes Muses, puisque je suis à vous
/ et qu’ici Calliope se lève encore / accompagnant mon chant de sa musique / qui frappa si fort les
misérables Pies / qu’elles désespérèrent du pardon »). Je traduis toutes les citations.
14 Françoise Graziani
le désespoir de Cérès, la déesse des moissons, qui cherche vainement sa fille sur
toute la terre jusqu’à ce que la source Aréthuse lui révèle qu’elle règne désormais
sur les Enfers. Cérès, en qui le chant de Calliope célèbre la première bienfaitrice
de l’humanité 2 , obtient alors du roi des dieux que sa fille revienne sur terre une
fois l’an, pour que la nature puisse se renouveler. C’est donc fort à propos que
Dante met ici à l’impératif le verbe associé à Calliope par Ovide, « surgit 3 », pour
demander à la Muse d’accompagner le récit de sa traversée du monde des morts
au moment où il vient lui-même de resurgir de l’Enfer, comme Proserpine, et
s’apprête à parcourir « ce second royaume où l’esprit humain se purge et devient
digne de monter au ciel 4 ». L’obscurité de la parole poétique n’avait rien d’artificiel
ou de douteux chez les anciens poètes, elle était au contraire la manière la plus
efficace d’exprimer avec la voix humaine des pensées fortes et difficiles.
C’est au Purgatoire que Dante rencontre des poètes et des musiciens
contemporains et qu’il s’interroge sur la valeur de peintres tels que Giotto,
comme pour signifier que c’est par l’art et la poésie que se révèle et s’accomplit
la « dignité » de l’humain. Inversement, les fausses Muses que sont les Piérides
sont vouées à l’Enfer parce qu’elles refusent de reconnaître leur défaite et
méprisent la divine parole des Muses, c’est pourquoi Ovide dit que Minerve ne
répond pas à leur appel quand, changées par Calliope en pies « bavardes », elles
cherchent à apitoyer la déesse en imitant la voix humaine 5 . Pour Dante, cette
parabole résume bien le juste sort de la multitude de faussaires et de flagorneurs
qui peuplent le fond de l’Enfer et ne peuvent espérer obtenir par leurs paroles
trompeuses un pardon qu’ils ne méritent pas.
L’enseignement que, sous la conduite d’un poète mort, Dante tire de
« l’expérience de la mort 6 » est ici résumé en deux vers si allusifs qu’ils nous sont
devenus incompréhensibles. Mais ces allusions étaient tout à fait intelligibles
2. « Prima Ceres unco glaebam dimovit aratro, / Prima dedit fruges alimentaque mitia terris, /
Prima dedit leges ; Cereris sunt omnia munus ; / Illa canenda mihi est ; utinam modo dicere possim
/ Carmina degna dea ! certe dea carmine digna est. » (Ovide, Métamorphoses V, 341-345 : « La
première Cérès souleva la glèbe d’un soc recourbé, la première elle donna aux habitants de la terre
le blé et une alimentation adoucie, la première elle leur a donné des lois. Tous les bienfaits viennent
de Cérès, c’est elle qu’il me faut chanter. Que mes chants soient dignes de la déesse, car assurément
la déesse est digne de mes chants ! »).
3. « Surgit […] / Calliope querulas praetemptat pollice chordas / Atque haec percussis subjungit
carmina nervis » (ibid. 338-340 : « Calliope se lève […] et touche d’abord de son pouce les cordes
plaintives, puis elle accorde son chant à l’instrument »).
4. Purg. I, 4-6 (e canterò di quel secondo regno / dove l’umano spirito si purga / e di salire al ciel
diventa degno).
5. « Des voix adressant des salutations retentissaient dans les ramures. La déesse lève les yeux et
cherche d’où viennent ces voix qui parlent si distinctement qu’elle les croit humaines. C’étaient des
oiseaux : au nombre de neuf, se plaignant de leur sort, des pies sachant tout imiter étaient installées
dans les arbres. » (Ovide, Métamorphoses, XV, 295-299.)
6. Inf. XXVIII, 46-48 (« Mort ne l’a pas saisi encore, dit mon maître, et aucune faute ne le conduit
au châtiment, mais pour lui en donner pleine expérience, c’est à moi qui suis mort qu’il convient de
le conduire pour traverser l’enfer »).
« e qui calliopè alquanto surga » : la voix du poète
15
pour les anciens lettrés qui partageaient une culture « humaniste » dont « la morte
poésie » était le fondement et dont Dante fut le plus efficace promoteur. Mais les
lettrés « dantophiles » n’ont pas toujours été éduqués par l’école et l’université 7 ,
et en Corse comme dans les campagnes romaines ou toscanes, beaucoup étaient
bergers, meuniers ou artisans, des illettrés au sens propre auxquels on n’avait
sans doute pas appris à lire, mais qui étaient nourris de fables et de poésie depuis
l’enfance. Ce n’est là qu’un paradoxe apparent, car en réalité la transmission de
la poésie, qui a d’abord été orale, s’est perpétuée ainsi au moins jusqu’au milieu
du xx e siècle, au sein des familles et dans des milieux intellectuels qui n’étaient
pas prédéterminés socialement. De cette transmission souterraine, la tradition
corse du chant improvisé porte un éclatant témoignage, même si plus personne
aujourd’hui ne s’y réclame de Dante, d’Homère ou d’Ovide. Le Moyen Âge a
été une des étapes essentielles de cette transmission, car la frontière entre poésie
savante et populaire n’était pas alors aussi étanche qu’aujourd’hui 8 . Et l’héritage
médiéval permet encore d’entrevoir les liens fondamentaux qui ont existé autrefois
entre poésie et société, philosophie naturelle et morale, arts et sciences, et
sur lesquels l’opposition moderne entre nature et culture a fini par imposer un
point de vue réducteur.
Tout un réseau de connexions reliant poésie, arts et sociopolitique n’est plus
accessible désormais que par de savantes recherches interdisciplinaires, et ce
sont précisément ces relations complexes que les études réunies dans ce volume
explorent de divers points de vue pour expérimenter les effets, ici et maintenant,
de la « résurgence » de Dante. Ici, c’est-à-dire en Corse comme ailleurs. Il ne
s’agit pas de prétendre que les Corses, comme les Piérides, détiendraient par
nature un savoir supérieur en matière de poésie, mais de prendre au sérieux le
fait que la société rurale corse a été une des dernières dans les temps modernes
où s’est transmis oralement un patrimoine poétique et linguistique qui était déjà
considéré ailleurs comme désuet, ou qui, comme l’œuvre de Dante, était devenu
le domaine réservé de l’exégèse et de la réécriture savante. Mais aujourd’hui que
Dante lui-même fait partie de « la morte poésie » (comme me l’a candidement
avoué en 2021 un jeune journaliste s’étonnant qu’on puisse célébrer en Corse
la mémoire de « ce poète que personne ne connaît »), comment se réapproprier
un patrimoine dantesque qui n’est pas plus négligeable en Corse qu’ailleurs
? L’objet de ce livre n’est pas d’en dresser l’inventaire, mais de mettre en
perspective différentes manières de rendre justice aux savoirs singuliers qui y
furent déposés par les Muses. Le cuntrastu entre les Muses et les Piérides a la
fonction d’une parabole dont l’interprétation reste ouverte, bien qu’il soit certain
qu’aujourd’hui le choc produit par le chant de Calliope ne risque plus d’envoyer
personne en enfer. Mais qui, ici et maintenant, peut encore recevoir la parole
7. Voir F. Graziani, « L’humble dantophile : continuités et ruptures d’une tradition poétique », dans
P. Guérin (dir.), Dante d’hier à aujourd’hui en France, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2025.
8. Voir P. Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983.
16 Françoise Graziani
puissante de Calliope comme un choc moral, capable de lui rendre espoir ou
de le faire « désespérer du pardon », selon son choix de vie ? Les poètes n’ont
plus la prétention de changer le monde comme Dante, qui s’en glorifiait tout en
sachant la chose impossible, avec pour seule ambition d’offrir en exemple a la
futura gente sa virtù possente de poète 9 .
Ce que Dante appelle de ses vœux en invoquant le retour de Calliope, c’est
la reconnaissance de la stratification de savoirs et d’expériences, de pensées et
de mythes qui se transmet dans les langues et dans les noms. Calliope, dont
le nom n’évoque plus pour les modernes qu’une « belle voix » figée dans sa
fonction célébrative, n’était pas seulement pour les anciens la Muse de la grande
poésie épique, sa voix portait toute la force de suggestion d’un chant poétique
capable de « gouverner les peuples en les guidant par la persuasion, et non par la
force, vers le but recherché 10 ». Ovide et Virgile ont été après Homère la voix de
Calliope, et c’est par leur entremise que « la morte poésie » des vieux rhapsodes
grecs a déjà resurgi plusieurs fois pour donner sens au présent.
Ce que transporte le nom de Calliope, ce sont des traditions poétiques et
musicales qui ont longtemps été communes à la Corse, à la Toscane, à la Grèce
et aux autres îles de Méditerranée et d’ailleurs où confluaient plusieurs civilisations.
La voix de Dante s’accorde avec celles des anciens poètes pour composer
une polyphonie dans laquelle les Corses peuvent reconnaître les troix voix du
chant en paghjella (la haute, la basse et au milieu la seconda qui tient la mélodie).
Depuis au moins le Moyen Âge, cette manière de chanter la poésie n’a cessé de se
perpétuer en se démultipliant, car ces trois voix élémentaires ne sont pas mathématiquement
portées par trois chanteurs, elles se font entendre bien plus efficacement
à cinq voix dont la variation compose un chœur. De même, chacune des
neuf Muses antiques avait sa voix et sa fonction propres, mais ne chantait pas
seule, car leur indissociable harmonie formait un réseau de variations savamment
interconnectées. Calliope n’est « la meilleure » des Muses que parce que sa voix
concentre et répercute la science de chacune en assurant la cohésion musicale de
l’ensemble. Les sciences figurées par les Muses sont nécessairement multiples et
leur parole est polysème, comme Dante lui-même l’a dit et démontré 11 – et même
si ce n’est pas Dante qui l’a dit le premier mais Boccace, comme le pensent les
érudits d’aujourd’hui, c’est parce que Dante le savait et l’a magistralement mis en
9. « Poeta che mi guidi / guarda la mia virtù s’ell’è possente / prima ch’a l’alto passo tu mi fidi (Inf.
II, 11) ; O somma luce / […] / fa la lingua mia tanto possente / ch’una favilla sol della tua gloria /
possa lasciare a la futura gente » (Par. XXXIII, 72).
10. C’est en ces termes que Cornutus, un mythographe romain écrivant en grec sous Néron, interprète
le nom de Calliope (Theologia graeca, 14).
11. Dante, Épître à Cangrande, vii, 20 (istius operis non est simplex sensus, ymo dici potest
polisemos, hoc est plurium sensuum : « le sens de cette œuvre n’est pas simple, mais peut être dit
polysemos, c’est-à-dire de plusieurs sens »).
« e qui calliopè alquanto surga » : la voix du poète
17
œuvre que Boccace a pu interpréter cette polysémie comme la condition première
de la « parole exquise » (exquisito parlare) du poète 12 .
La tradition mythographique qui traverse le Moyen Âge en reliant Antiquité
et Renaissance n’a pas sans raison fait de Calliope la mère d’Orphée, le plus
archaïque des poètes auquel Dante assigne dans les Limbes la place qui lui revient
de droit parmi les sages, celle d’un philosophe reliant la physique et la morale en
tant que principes communs de civilisation 13 . Pour Dante comme pour les anciens
poètes dont la renommée a traversé le temps parce qu’ils n’étaient pas des pies
bavardes, la « vertu puissante » de la poésie a le pouvoir de relier les sciences de
la nature, sans lesquelles l’humain ne peut se connaître lui-même, et la philosophie
morale sans laquelle il ne peut y avoir de justice sociale. Que les civilisations
sont mortelles, le poète Paul Valéry l’avait compris avant que la première guerre
mondiale ne vienne le confirmer dramatiquement, parce qu’il savait qu’Orphée
en est le symbole et que sa propre vocation poétique, comme celle de Dante, a
été irriguée et mûrie par ce savoir. La Comédie de Dante démontre qu’il ne suffit
pas d’avoir connaissance des principes de civilisation pour les rendre durables,
mais qu’il faut aussi reconnaître les menaces et les perversions qui les empêchent
d’opérer durablement, ainsi que les moyens de les faire « resurgir » comme une
plante irriguée souterrainement par des sources qui semblent taries.
Dante se conçoit lui-même comme une nouvelle résurgence, une source qui
relie les vivants et les morts parce qu’elle vient d’ailleurs et d’un autre temps, et qui
fait écho à la résurgence d’Aréthuse, la source souterraine capable de se déplacer
d’Arcadie en Sicile, et à la résurrection annuelle de Proserpine qui ramène le
printemps et permet la fructification des semences plantées en terre. Les symétries
ainsi posées par Dante sont l’image d’une loi « naturelle » qui gouverne la diffusion
et la transmission d’une parole poétique assez puissante pour être entendue
par-delà le temps et l’espace. Mais encore faut-il comprendre ce que dit la voix du
poète, sans la réduire à n’être que porte-parole de vérités théologiques ou philosophiques
et sans condamner la poésie à n’être que bavardage.
Fort de sa mémoire de poète, Dante a pu faire au présent l’expérience
de l’enfer avant de commencer à gravir en imagination la montagne de purgation
qui ressemble à la montagne des Muses 14 , puis de parcourir le ciel jusqu’à
regarder Dieu en face. Aujourd’hui comme hier, nous avons besoin de Dante
pour sortir de l’enfer, et il est bon qu’au moins une fois par siècle le rite des
commémorations dantesques nous le rappelle. C’est donc pour commémorer les
12. G. Boccaccio, Esposizione sovra la Commedia, III, 69-78 et V, 21. Étymologiquement, l’adjectif
latin exquisitus signifie « recherché ».
13. Inf. IV, 109-147. Voir à ce propos F. Graziani, « O tu ch’onori scienza e arte : Dante à l’école
d’Homère et d’Aristote », in N. Arico, M. S. Barberi, F. P. Campione, E. Di Stefano, S. Tedesco
(dir.), Estetiche e poetiche tra antico e moderno, Modena, 2023, p. 407-424.
14. Purg. XXVIII, 136-141 (Quelli ch’anticamente poetaro / l’età de l’oro e suo stato felice / forse
in Parnaso esto loco sognaro : « les poètes antiques qui ont chanté l’âge d’or et son état de bonheur
ont peut-être rêvé ce lieu sur le Parnasse »).
18 Françoise Graziani
sept cents ans de la mort de Dante que la chaire Esprit méditerranéen - Paul
Valéry de l’université de Corse a organisé au cours de l’année 2021, dans le
cadre du projet Calliope, divers événements visant à réveiller la mémoire de
l’héritage dantesque. Le colloque interdisciplinaire dont est issu ce livre en était
le point focal : associé à des productions musicales inédites, il avait pour objectif
de situer la poésie de Dante dans le temps long de l’histoire, pour en répercuter
les échos dans la langue et la culture corses. Faire chanter la Comédie dans le
texte original adapté aux modes polyphoniques traditionnels a été une des réalisations
les plus stimulantes du projet Calliope 15 , dont le nom a été choisi pour
rappeler la fidélité de Dante envers « la morte poésie ». Depuis 2014, nombreux
sont les témoignages qui nous parviennent, attestant que le poème de Dante a eu
en Corse un parcours aussi secret et souterrain que celui de l’Aréthuse d’Ovide,
et qu’il est encore capable d’irriguer de nouvelles créations remettant la poésie
au cœur des questions de société.
En 2021, une quinzaine de chercheurs reconnus pour leurs travaux dans
diverses disciplines ont donc été invités à dialoguer en français et en italien
pour croiser les points de vue de la littérature, de l’histoire, de la philosophie,
du droit, de la linguistique, de la musicologie et de l’iconologie. Le livre issu
de ces premiers échanges rend compte expérimentalement d’une nouvelle
manière d’interroger le passé à la manière de Dante, en analysant les possibilités
de renouer avec le pouvoir de liaison de la poésie. Il se compose d’une
suite coordonnée de trois ensembles à cinq voix, sur le mode des compositions
polyphoniques médiévales, pour faire entendre des résonances internes
entre la lecture de la Comédie et la réception de Dante dans les milieux savants
et populaires, du Moyen Âge à nos jours. En reconnectant ainsi le passé et le
présent, cette large contextualisation vise à éclairer les enjeux des parcours et
liaisons dantesques, leurs effets musicaux, artistiques et sociaux, et leur impact
sur l’identité linguistique et culturelle de la Corse.
Autour de la notion dantesque de legame musaico (B. Pinchard), le
premier quintette met en résonance la représentation du temps dans la Comédie
(G. Chiarini), le contexte géographique, historique et linguistique de la conception
et de la réception médiévale du poème (F. Franceschini), l’impact du
« vulgaire illustre » de Dante sur la construction de l’identité italienne moderne
(G. Giliberti) et l’impérieux « besoin de Dante » des écrivains français de la
génération de Paul Valéry (A. Sanna). Le deuxième ensemble, spécifiquement
dédié à la musique et au chant « populaire », interroge les rapports de Dante
15. Le projet « Calliope. Renaissance des traditions poétiques méditerranéennes dans le chant
corse », soutenu par la Collectivité de Corse (CPER), dispose d’un site où sont archivés l’enregistrement
intégral du colloque et toutes les opérations réalisées entre 2014 et 2021 (https ://calliope.
universita.corsica/). L’enregistrement intégral du disque Dante in paghjella chanté par A Ricuccata
peut être téléchargé gratuitement sur le site https://www.aricuccata.fr/dante-in-paghjella (voir ici
même F. Berlinghi, p. 175).
« e qui calliopè alquanto surga » : la voix du poète
19
avec les poètes et musiciens de son temps (F. Biggi), la réception de la Comédie
chez les poètes improvisateurs des xix e et xx e siècles en Europe (A. Simone), en
Italie (G. Kezich) et en Corse (G. Ragni), et la méthode choisie par l’ensemble
polyphonique A Ricuccata pour chanter Dante in paghjella (F. Berlinghi). Le
programme du troisième ensemble se focalise sur l’étude des rapports entre Dante
et la Corse, du double point de vue de la contextualisation et de la réception. Sur
le fond des liens historiques entretenus par la Corse médiévale avec la Toscane
et la Sardaigne (V. Marchi van Cauwelaert), et qui ont durablement laissé des
traces dans la langue vivante (S. Retali-Medori et A. Nesi), sont évoqués pour
finir deux exemples majeurs de la réappropriation du poème de Dante en Corse,
les Inferni satiriques échangés par des poeti contadini au début du xx e siècle (J.
Fusina) et la fresque de l’Enfer peinte à la fin du Moyen Âge dans la chapelle San
Tumasgiu de Pastureccia par un artiste inconnu (F.-X. Ajaccio et F. Graziani).
Tout un champ de recherche nouveau s’ouvre ainsi sur le terrain corse pour
compléter les données recueillies depuis longtemps en Italie et ailleurs par les
ethnomusicologues, mais qui sont encore trop souvent déconnectées de la poésie
savante depuis qu’ont été oubliés les liens originels entre musique, mythe et
poésie, qu’Ovide et le Virgile des Bucoliques avaient maintenus noués et que,
treize siècles après eux, Dante s’est exercé à renouer. Sept siècles seulement
nous séparent de Dante aujourd’hui, mais l’écart s’est encore creusé depuis que
nous avons perdu l’usage des facultés mentales qui en assuraient la transmission,
la mémoire poétique et l’intelletto d’amore. La source antique que Dante fait
resurgir n’est pourtant pas un circuit fermé réservé à des élites cultivées, elle
déborde jusque dans les milieux populaires et suit un libre cours, même si son
flux n’est pas continu. S’intéresser à la manière dont Dante resurgit en Corse
aujourd’hui, ce n’est donc pas se replier sur une identité supposée exclusive,
c’est au contraire ouvrir les yeux sur ce qui relie une île située en Méditerranée
à d’autres lieux et à d’autres temps. Dante assumait d’être florentin, toscan et
européen, mais se proclamait d’abord citoyen d’un monde connecté par la voix
des poètes 16 qui s’entend à distance, vient de loin et parle pour le futur.
Le vieux poeta contadino que Giovanni Kezich a rencontré dans le Latium
vers la fin des années 1970 ne connaissait pas seulement Dante par cœur, le
commentant et s’en inspirant fidèlement pour composer ses propres improvisations
poétiques, il connaissait tout aussi bien Ovide dont il était capable d’expliquer les
allusions mythologiques, et il collectionnait aussi d’anciens livres très savants,
comme un traité de mythographie de la Renaissance que seuls quelques spécia-
16. « Nos cui mundus est patria velut piscibus equor » (De vulgari eloquentia I, 6 : « Nous dont le
monde est la patrie comme l’eau pour les poissons »). Voir à ce propos F. Graziani, « Le pouvoir
de la poésie », dans L. Boi, U. Curi, L. Maffei, L. Miraglia (dir.), In difesa dell’umano. Problemi e
prospettive, vol. II, Frascati, 2022, p. 1171-1185.
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listes connaissent encore 17 . Parce qu’il pratiquait la science des Muses, ce discret
lettré saurait sans hésiter, s’il rencontrait au purgatoire un nouveau Dante, expliquer
pourquoi les « misérables Pies » n’ont pas droit au pardon. Dans l’ancienne
tradition poétique où le poeta contadino était reconnu de plein droit, l’interprétation
des mythes n’était pas une affaire d’érudition, ni d’insconscient collectif.
Chaque interprète était parfaitement conscient de devoir connaître les fondements
de la philosophie morale et politique pour pouvoir « dire ce qui est, ce qui sera
et ce qui fut », selon la définition de la parole poétique donnée par Hésiode, le
premier berger-poète de la tradition savante 18 . Et la voix des rhapsodes qui, comme
Homère, accordaient d’anciens mythes à des paroles formulaires pour chanter la
geste des héros et le malheur des vaincus, résonne encore parfois plus dignement
dans les chants populaires qui en ont été continûment abreuvés, que dans certaines
poésies savantes qui ne sont que des imitations.
17. Vincenzo Cartari, Imagini degli dei degli Antichi, Venise, 1580 (voir G. Kezich ici même,
p. 145).
18. Hésiode, Théogonie, 38.