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2020 - Vol 4 - Num 4

La revue Arts et sciences présente les travaux, réalisations, réflexions, techniques et prospectives qui concernent toute activité créatrice en rapport avec les arts et les sciences. La peinture, la poésie, la musique, la littérature, la fiction, le cinéma, la photo, la vidéo, le graphisme, l’archéologie, l’architecture, le design, la muséologie etc. sont invités à prendre part à la revue ainsi que tous les champs d’investigation au carrefour de plusieurs disciplines telles que la chimie des pigments, les mathématiques, l’informatique ou la musique pour ne citer que ces exemples.

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Arts et sciences

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La revue Arts et sciences présente les travaux, réalisations, réflexions, techniques et prospectives qui concernent

toute activité créatrice en rapport avec les arts et les sciences. La peinture, la poésie, la musique, la littérature, la

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Rédactrice en chef

Marie-Christine MAUREL

Sorbonne Université, MNHN, Paris

marie-christine.maurel@upmc.fr

Membres du comité

Georges Chapouthier

Sorbonne Université

georges.chapouthier@upmc.fr

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Ecole des Beaux-Arts

mickael.faure@versailles.fr

Jean-Charles HAMEAU

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Dubouché

Cité de la Céramique Sèvres

et Limoges jeancharles.hameau

@sevresciteceramique.fr

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Musées de Strasbourg

joelle.pijaudier@wanadoo.fr

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The Weizmann Insitute

of Science, Israël

rscheps@hotmail.com

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Laboratoire d’archéologie

moléculaire et structurale

Sorbonne Université Paris

philippe.walter@upmc.fr

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Arts et sciences

2020 - Volume 4

Numéro 4

‣ D’un simple dessin de Léonard de Vinci aux "formes premières"………………………………………….1

Jean-Pierre Crettez - DOI : 10.21494/ISTE.OP.2020.0557

‣ Folds and refolds of the matter: a complex of plasticity………………………………………………………16

Marc-Williams Debono - DOI : 10.21494/ISTE.OP.2020.0571

‣ Face aux racines………………………………………………………………………………………………………………….28

Ruth Scheps - DOI : 10.21494/ISTE.OP.2020.0574

‣ Une analyse non-substantialiste de l’architecture et du paysage………………………………….…….47

Louis Vitalis, Franck Li, Malvina Apostolou, François Guéna - DOI : 10.21494/ISTE.OP.2020.0575

‣ A Critical Examination of Disability and Agency through Art………………………………….…………….67

Theodore Albano - DOI : 10.21494/ISTE.OP.2020.0587

‣ Juger du Beau avec subjectivité : le défi de l’esthétique computationnelle…………..…………….80

Henri Maître - DOI : 10.21494/ISTE.OP.2020.0588

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D'un simple dessin de Léonard de Vinci

aux "formes premières"

From a simple drawing of Leonardo da Vinci to "first forms"

Jean-Pierre Crettez 1

1

Chercheur émérite à Telecom Paris

RÉSUMÉ. L'analyse géométrique d'un dessin représentant le profil d'une tête d'homme, nous laisse entrevoir

comment Léonard établissait sa démarche constructive des profils à partir d'une forme première. L'analyse

géométrique de trois autres profils de Léonard conforte cette approche. C'est avec cette même approche que Léonard

a réalisé ses cinq portraits féminins.

ABSTRACT. The geometric analysis of a drawing representing the profile of a man's head gives us a glimpse of how

Leonardo established his constructive approach to profiles from a first form. The geometric analysis of three other

Leonardo profiles confirms this approach. It is with this same approach that Leonardo produced his five female

portraits.

MOTS-CLÉS. commensurabilité, divine proportion, forme elliptique, forme première, géométrie interne, géométrie

secrète, maillage, nombre d’or, poncif, portrait, profil, stylisation des formes.

KEYWORDS. commensurability, divine proportion, elliptical form, first form, internal geometry, secret geometry, mesh,

golden ratio, pouncing pattern, portrait, profile, stylization of forms.

Introduction

Les conseils, préceptes et directives techniques qui émanent des nombreux écrits et dessins que

nous a laissés Léonard, nous conduisent à considérer la peinture comme une science dont le but est

la re-création du monde visible. ”Cette idée que l’art est une création amène Léonard à insister sur

le fait que le peintre doit être un esprit universel qui ne néglige aucun aspect de la nature. Il doit

être un savant, c’est-à-dire qu’il doit comprendre les mécanismes intérieurs de ce qu’il peint,

presque comme s’il en était le créateur.” 1

"Sachant, ô peintre que pour être excellent, tu dois avoir une aptitude universelle à représenter

tous les aspects des formes produites par la nature..." 2

Mais pour Léonard, les formes créées par la nature ne sont pas aléatoires, elles sont dues à la

Nécessité. “Nécessité est maitresse et tutrice de la Nature...” 3

“Necessity dictates the form always perfectly fits function in nature, with no insufficiency or

redundancy; it compels every force to expend itself in the most direct way available to it; it

prescribes that the simplest design to achieve a given end will be followed; and it must be respected

by any human contriver of artificial things... The universal architecture of Necessity is geometry.” 4

Ainsi, le peintre doit être un savant, il doit comprendre les lois internes de la Nature et les

principes de la Nécessité. Léonard conseille à ses élèves: “Celui qui apprend la peinture doit

1 Clark K.,[3], p.158

2 Léonard de Vinci, Ms. 2038 Bib. nat. 4 r.

3 Léonard de Vinci, Forster III, 43v.

4 Kemp M.,[7], p. 83

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posséder des connaissances mathématiques. 5 ”. Bien plus, il doit savoir établir la perspective: “la

perspective est la première chose qu'un jeune peintre doit apprendre pour savoir mettre chaque

chose à sa place, et pour lui donner la juste mesure qu'elle doit avoir dans le lieu où elle se

trouve 6 ”. Et il doit aussi savoir appliquer la théorie des proportions: “la peinture repose sur la

proportion des parties considérées les unes par rapport aux autres, et au tout qu'elles composent 7 ”.

Enfin, Léonard, influencé par Alberti, “... suggère pour la composition harmonieuse des formes

proportionnelles entre elles, un système d'équivalence avec certains intervalles musicaux 8 ”.

Malgré toutes ces recommandations à caractère géométrique, Léonard ne nous a pas transmis

d'exemples de construction géométrique des formes ni de leur évolution, ni comment ces formes

pouvaient être idéalisées. Nous pouvons supposer que Léonard réservait ces exemples pour son

traité: le “de pictura et movimenti humani” aujourd'hui disparu, ou encore pour un projet qui n'a

jamais vu le jour: le de ludo geometrico.

Pour tenter de retrouver certains indices concernant la démarche constructive de Léonard, nous

avons analysé un simple dessin représentant le profil d'une tête d'homme. Ce dessin est transcrit

dans un espace libre d'un des feuillets de son Manuscrit A. Par comparaison avec notre étude et pour

corroborer nos résultats, nous avons analysé une autre tête d'homme vue de profil, dessinée dans le

Codex Atlanticus. Enfin, nous avons complété notre étude avec l'analyse de deux profils féminins

célèbres: celui de la Belle Princesse (Bibliothèque Narodowa à Varsovie) et le portrait d'Isabelle

d'Este (Louvre).

Le profil du Manuscrit A

Le folio 9 2v du Manuscrit A (Figure 1 à gauche) est consacré à la description du principe de la

balance romaine. Il présente, sur la droite, un dessin sans commentaire représentant le contour d’une

tête d’homme vue de profil. Une ligne courbe (figure 2) entoure le devant de la figure. Tandis qu'à

droite, sur le folio 3r, Léonard a écrit un texte relatif à la science perspective. Cette diversité des

thèmes abordés que l'on retrouve dans tous ses carnets, réunissant plus de 6000 pages de notes, de

croquis, de réflexions et d'études scientifiques, reflète l'universalité de ses domaines d'intérêt.

Figure 1. Folio 2v et 3r du Manuscrit A de L. de Vinci, Bibliothèque de l’Institut de France

5 Léonard de Vinci[10], chapitre II

6 Léonard de Vinci[10], chapitre I

7 Léonard de Vinci[10], chapitre XLIX

8 Clark K.,[3], p.159,

9 Léonard de Vinci[9|], Folio 2v

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2


Le Manuscrit A, n'est pas le premier des 14 Manuscrits écrits par Léonard. Il date des années

1490–1492. Cependant, puisque le dessin a été inséré dans une partie laissée vide du manuscrit, il

est possible de supposer que ce dessin soit postérieur à l'écriture de ce manuscrit et même, puisqu'il

est sans commentaire, qu'il ne soit pas de Léonard.

Depuis 1482, Léonard se trouve à Milan à la cour du duc Ludovic Sforza. Ingénieur-architecte

militaire, inventeur, joueur de lyre, costumier, arrangeur de feste, sculpteur, Léonard est aussi un

peintre reconnu: il a réalisé L'Annonciation (1473-1475), La Madone à l'œillet (1473), le Portrait de

Ginevra de’Benci (1476-1478).

Dans ses portraits, il cherche à montrer le tempérament du modèle, et en particulier sa vie

intérieure. En effet, Léonard donne à ses élèves le conseil suivant: " Tu ne feras jamais les têtes

droites sur les épaules, mais tournées de côté, à droite ou à gauche, même si elles regardent en haut

ou en bas, ou tout droit, parce qu’il est nécessaire de faire en sorte que leurs mouvements aient l’air

d’être vivants et non figés 10 ." Par contre, à cette époque, les profils sont principalement réservés à la

représentation des princes ou des hommes d'état, figés dans une attitude dépourvue de sentiments,

comme sur les médailles antiques. C'est peut-être la raison pour laquelle, Léonard, nous a laissé peu

de dessins ou de tableaux représentant des têtes vues de profil.

Description de la tête vue de profil

Sur ce profil, on aperçoit plusieurs points qui ressemblent à des petits amas de poudre, (spolvero)

déposés lors de l’application d’un poncif (figure 3). Parmi ces points, certains correspondent au

contour du crâne. Un point particulier, situé au creux de l’oreille, peut être associé au centre O du

profil. Un autre point indique le bas de la nuque, et plus bas, un point esquisse la naissance du cou.

Visiblement, ce dessin a été transcrit à partir d'un poncif c'est-à-dire d'un patron percé de petits

trous. La méthode du poncif était courante dans l'atelier de Léonard. Plusieurs réflectographies

infrarouges de ses œuvres montrent des contours parsemés d'une série de points de spolvero 11 . À

partir de ces points, le transcripteur a dessiné le profil de la tête, et précisé le visage. Mais, il a aussi

reporté cette courbe régulière qui frôle le menton, le nez, le front, et le haut du crâne. Puis il a tracé

un arc de cercle allant de l'oreille à la pointe du nez, et un embryon de courbe esquissant l'arrière du

crâne, et un autre suggère la naissance du cou.

Figure 2. Une courbe régulière entoure le profil

de la tête.

Figure 3. Le profil de la tête et les points du poncif.

Comment était constitué ce patron transformé en poncif? Pourquoi comportait-t-il cette courbe

régulière qui entoure le profil? Quelles sont les propriétés de cette courbe? Comment a-t-elle été

construite? Pourquoi cette dernière a-t-elle été retracée dans ce dessin ?

10 Léonard de Vinci, Le traité de peinture, note 354, p. 149. Éditions Jean de Bonnot, Paris 1982.

11 Mottin B.,[8], Léonard de Vinci et l'art du dessin: une approche de laboratoire. Léonard de Vinci, Éditions Hazan 2019.

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Forme elliptique de la courbe

L'auteur du poncif semble avoir effectué son dessin à l'aide de la géométrie. En effet, cette courbe

régulière (figure 4), trop étirée pour être un arc de cercle, correspond précisément à un arc d’ellipse.

L’ellipse correspondante, centrée au point O, est orientée verticalement. Elle a pour demi-grand axe

a = OA, et pour demi-petit axe b = OB.

La distance focale de l'ellipse f = OF se détermine (figure 5) en traçant un arc de cercle de centre

B et de rayon BM = a. Cet arc de cercle coupe la droite OA au point F, définissant ainsi, la distance

focale f = OF. Par suite, les côtés du triangle rectangle OBF vérifient la relation de Pythagore,

propre aux ellipses : a 2 = b 2 + f 2 . L’autre foyer F’, tel que OF’ = f, s’obtient par symétrie par rapport

au point O.

On remarque (figure 6) que le rectangle OBM’F est un rectangle double-carré, et par suite que la

distance focale f est égale à la moitié du demi-petit axe : f = b/2. L'auteur du poncif a donc choisi

une ellipse particulière pour effectuer son dessin. Elle est telle que a 2 = 4f 2 + f 2 = 5f 2 . Son

excentricité est ε = f/a = 1/√5. C’est, suivant notre classification 12 , une ellipse arrondie de type 5.

(Cent trente ans plus tard, Georges de La Tour modélisera le bord de la toque de Joseph 13 dans

L’Adoration des bergers, par une ellipse de même excentricité). Cependant, même si l'auteur a

choisi ici, une ellipse particulière, la méthode exposée ci-dessous reste générale.

Figure 4. Le tracé de l’ellipse

Figure 5. Les 3 paramètres a, b, f de l’ellipse.

Maillage carré

Figure 6. Le maillage carré.

Figure 7. Valeur des paramètres de l’ellipse.

12 Crettez J-P.,[4], §. 2.4.4.

13 Ibidem, §. 2.4.5

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4


Ce rectangle double carré, appelé figure de diapason 14 , peut être considéré comme un maillage

carré élémentaire que l’on peut étendre à tout le dessin (figure 6). Nous avons pris pour unité de

mesure de ce dessin, la largeur 15 m de la maille.

Valeur des paramètres de l’ellipse

L'auteur a probablement construit l'ellipse sur ce maillage. La distance focale est égale à la

largeur de la maille : f = m. Le demi-petit axe b vaut deux largeurs de maille : b = 2m. Et le demigrand

axe a est égal (figure 7) à la diagonale de deux mailles superposées : a = m√5.

La divine proportion

Cette ellipse particulière a probablement été choisie parce qu'elle est associée au nombre d'or Φ =

1,618. En effet, sur l'axe vertical médian, le foyer F divise (figue 8), le segment AF' en deux

segments: FA et FF' selon la divine proportion 16 .

Nous avons : FA/FF' = FF'/F'A = 1/Φ, soit (√5 – 1)/2 = 2/(√5+1) = 1/Φ.

Figure 8. La divine proportion du segment AF'

Figure 9. Le rectangle d’or.

Rectangle d’or.

La distance AF’= f + a = m + m√5 = m(1+√5) = 2Φm. Elle vaut deux fois le nombre d’or

multiplié par l'unité de mesure m. Par suite, (figure 9), le rectangle pqrs de hauteur 2Φm et de

largeur 2m, placé symétriquement par rapport à l'axe vertical médian, a pour format Φ. C'est un

rectangle d’or. Il a pour centre le point R, et le segment RA=AF'/2 a pour valeur Фm.

La courbe du crâne et de la nuque

Dans le dessin du Manuscrit A de Léonard (figure 3), on aperçoit un début de courbe esquissant

l'arrière du crâne, et un autre suggérant la naissance du cou. Ces deux portions de courbe

14 Bouleau Ch.,[2], La géométrie secrète des peintres. Éditions du Seuil (1963).

15 Connaissant les dimensions du folio, nous pouvons estimer l'unité de mesure: m = 0,75 cm.

16 La proportion divine non donné par le moine franciscain et mathématicien Luca Pacioli, pour exprimer le partage d'un segment

en extrême et moyenne raison, selon la définition proposée trois siècles avant notre ère par le mathématicien Euclide. La divine

proportion partage un segment donné en deux autres segments, un grand et un petit, de telle façon que le rapport du plus petit

au plus grand est égal au rapport du plus grand à la somme des deux. Et ce rapport est égal à 1/Φ.

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correspondent à un contour bien structuré, tracé sur le patron, et constitué de deux arcs de cercle

(figure 10).

Un premier arc de cercle centré au point R, et de rayon r = RA= Фm, qui prolonge l'arc d'ellipse

au point A, fait le tour de l'arrière du crâne, en passant par un point du poncif et va jusqu'au point

d'inflexion I.

Et un deuxième arc de cercle situé dans le prolongement, centré en K et de rayon r '= KI =

(Ф+1)m = Ф 2 m, montre la nuque et la naissance du cou, en passant par un autre point du poncif.

Le segment KR est la diagonale du rectangle R'RHK qui a pour côtés: KH = (2+ Ф)m, et RH=

(1/Ф + Ф)m. Comme KH/RH = (2+ Ф)/((1+ Ф 2 )/Ф) = Ф, le rectangle R'RHK est un rectangle

d'or. Le point d'inflexion I divise le segment KR en deux segments: KI et IR selon la divine

proportion. Nous avons ainsi: IR/IK = IK/KR = r/r' = Ф/(Ф+1) = Ф/Ф²=1/Ф.

Figure 10. La courbe du crâne et de la nuque

Figure 11. Les trois points d'appui :X, Z, N

Ce contour (tracé en vert, figure 10) du crâne et de la nuque qui nous semble naturel, est

géométriquement parfait: on peut observer au point A, la continuité du premier arc avec l'arc de

l'ellipse du visage (même tangente), et aussi au point d'inflexion I, la continuité de ce premier arc

avec le second (même tangente).

Le devant du profil

À droite, la forme elliptique partant du haut du crâne, suit la courbure du front, passe par la pointe

du nez et le menton.

Le dessin (figure 3) présente un arc de cercle qui part du creux de l'oreille et passe juste sous le

nez. Cet arc de cercle est centré à la naissance du front, au point X, intersection de l'ellipse avec des

droites tracées sur le maillage (figure 11) et se termine au bout du nez Z. Le point X a pour

coordonnées (4m/3, 5m/3) et l'arc de cercle a pour rayon r'' = 2m.

L'extrémité N du menton, (figure 11) correspond à l'intersection de l'ellipse et de la diagonale

tracée sur le maillage, et issue de O.

Ainsi, pour tracer le devant du profil, l'auteur n'a défini que trois points d'appui, qui sont liés à

l'ellipse et au maillage et respectent donc les proportions. En s'appuyant sur ces trois points, l'auteur

a la possibilité de dessiner le devant du profil, en personnalisant le dessin. C'est une manière

d'adapter un modèle standard à la diversité des visages.

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Car, l'auteur, à la recherche d'un processus de formation standard, se heurte inévitablement, à

l'infinie diversité de la nature humaine. « Si la nature avait un canon fixe pour les proportions des

diverses parties, les traits de tous les hommes se ressembleraient tellement qu'il serait impossible de

les distinguer entre eux; mais elle a diversifié les cinq parties du visage, en sorte que tout en ayant

établi un canon presqu'universel quant à leur dimension, elle ne l'a pas observé dans chaque cas

particulier avec assez de rigueur qu'on ne puisse aisément différencier l'un de l'autre. 17 »

Discussion

Nous venons de voir que l'auteur, pour établir ce profil, a choisi une ellipse particulière associée

au nombre d'or. Puis, à partir de celle-ci, il a tracé le magnifique contour du crâne et de la nuque

(figure 10) en utilisant les propriétés de la divine proportion. Or, nous ne trouvons aucune trace de

la divine proportion dans les manuscrits de Léonard, ni dans son Traité de la peinture, ni dans ses

travaux mathématiques. Alors quel est l'auteur de ce poncif ?

En 1496, à la cour du duc Ludovic Sforza à Milan, Léonard a fait la rencontre du mathématicien

Luca Pacioli. C'est le moment où ce dernier rédige son traité De Divina Proportione (1496), pour

lequel Léonard va dessiner les 5 polyèdres réguliers, dont l'icosaèdre et le dodécaèdre qui

contiennent la divine proportion. Cette dernière ne lui était donc pas étrangère.

Mais pour le moine franciscain, Frère Luca Pacioli, la divine proportion, base de la construction

du dodécaèdre, ne pouvait qu'être identifiée à Dieu. En effet, les caractéristiques de la divine

proportion concordent avec les attributs divins 18 . Par suite, si l'homme a été créé à l'image de Dieu,

les différentes parties du profil de sa tête, doivent avoir été conçues en accord avec la divine

proportion.

Kenneth Clark 19 arrive à des conclusions semblables en faisant référence à Protagoras : « Si

l’homme est la mesure de toute chose, l’homme physiquement parfait devait être la mesure de toute

beauté, et ses proportions devaient pouvoir, d’une façon ou d’une autre, se réduire en expressions

mathématiques et rejoindre ces abstractions parfaites que sont le carré, le cercle et le nombre

d’or.»

On peut donc supposer que le poncif étudié ci-dessus, soit le fruit d'une étroite collaboration entre

Léonard et Luca Pacioli : le premier pour la recherche d'un processus universel de formation, le

second pour son savoir et sa rigueur mathématique.

Néanmoins, si l'on fait abstraction du tracé particulier de la courbure du crâne et de la nuque, la

genèse du dessin, obtenue à partir d'une ellipse, est conforme à la démarche créatrice de Léonard.

Daniel Arasse 20 explicite cette démarche de Léonard : «Son approche du réel est morphologique,

intéressée à la genèse des formes, concernée par l'analogie des lois fondées sur le principe de

proportions géométriques et l'irréductible et infinie diversité des aspects des choses.»

Définition de la forme première

Ce dessin transcrit dans le Manuscrit A ne comporte aucune explication, mais il possède cette

courbe ayant la forme d'un arc d'ellipse, dont la fonction n'est pas d’entourer le profil du visage,

mais de participer à sa construction. L'ellipse qui contient cet arc constitue ce que nous appelons la

forme première.

17 Léonard de Vinci, Codex Atlanticus 119 v. a.

18 Luca Pacioli,: "Comme Dieu elle est unique. Comme la Sainte Trinité est une substance en trois personnes, elle est une seule

proportion en trois termes. Comme Dieu elle est toujours semblable à elle-même..."

19 Clark K.,[3], p. 165

20 Arasse D.,[1], p.110

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Plus généralement, pour réaliser un portrait, Léonard, face au modèle, effectuait d'abord un dessin

préparatoire en traçant avec sa main gauche plusieurs esquisses du contour de la tête. En suite, le

maître cherchait à représenter la superposition de toutes ces lignes, par une courbe géométrique

simple à partir de laquelle il pouvait appliquer les lois internes de la Nature et engendrer ainsi la

forme recherchée. Daniel Arasse 21 précise: « un aspect essentiel de l'art de Léonard tient à ce qu'il

veut, en accord avec ce qu'il perçoit du monde, y faire sentir "la formation sous la forme"». Mais,

pour Léonard, la forme géométrique simple qui s'approche au plus près de l'esquisse est une ellipse.

Elle constitue la forme première.

La forme première possède plusieurs propriétés. Elle suggère au spectateur l’aspect global de la

tête. Son centre précise sa position, le grand axe indique son inclinaison, (la tête est droite ou

penchée) et l'excentricité indique si la tête est plutôt arrondie ou allongée.

Comme nous l'avons montré, la géométrie interne qui participe à la formation du profil ou du

portrait, se détermine précisément à partir de cette forme première et de ses paramètres. Les

éléments étant issus de la même forme, sont donc proportionnels entre eux.

Enfin, la pureté géométrique de la forme première contribue partiellement à la stylisation du

portrait.

Démarche du peintre.

Ce dessin, nous a indiqué la démarche suivie par l'auteur du poncif, pour effectuer le tracé du

profil. Il a d'abord tracé la forme première. Il a emprunté une partie de cette forme première, pour

tracer le contour du front et le haut de la tête; ensuite, à partir des paramètres de cette courbe, il a

construit, grâce à la géométrie interne, le contour de la nuque et à la naissance du cou ; puis il a

continué le contour en le faisant passer par les points d'appui situés sur la forme première et

déterminés eux aussi par la géométrie interne, comme l'extrémité du menton, la pointe du nez, le

milieu du front.

Léonard nous a-t-il laissé d'autres exemples de profil ?

La tête vue de profil du Codex Atlanticus.

Le Codex Atlanticus ainsi nommé pour son format grand atlas (64x43cm), est un recueil de

dessins et de notes de Léonard de Vinci, il est conservé à la bibliothèque Ambrosienne de Milan.

Figure 12. Le feuillet 239 recto du Codex Atlanticus

21 ibidem[1], p. 18

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Les dessins de Léonard ont été collés et rassemblés par le sculpteur Pompeo Leoni, en 12

volumes, contenant plus de 1119 feuillets. La rédaction des notes et des dessins s'étend de 1478 à

1519.

Sur le feuillet 239 recto, Léonard a dessiné, à la droite de plusieurs figures géométriques, le profil

d'une tête d'homme (figure 12). D'après les spécialistes, le feuillet daterait de 1517, l'année de la

mort de Pacioli. Le profil, avec ses ombres et ses lumières est plus achevé que celui du profil du

Manuscrit A. L'homme, tourné vers la gauche, regarde droit devant lui, il possède une belle

chevelure. L'arrière de sa tête n'est pas représenté. Le profil est visiblement différent de celui du

Manuscrit A.

Il n'y a pas de courbe tracée devant lui. Néanmoins, connaissant la démarche constructive de

Léonard, cherchant la "formation sous la forme". Nous pouvons supposer qu'il a été inspiré par la

méthode de construction du profil du Manuscrit A.

La forme première

Le profil (figure 13) plus haut que large, la courbure du front et le haut du crâne suggèrent une

forme première, constituée d'une ellipse d'axe vertical, centrée au creux de l'oreille. L'ellipse suit

l'arrondi du front, frôle la pointe du nez et l'extrémité du menton. L'ellipse est semblable à la forme

première du profil du Manuscrit A. Plus précisément, elle possède (figure 14) les mêmes paramètres

(b = 2f) et la même excentricité ε = f/a = 1/√5 que celle de la figure 5.

Figure 13. La forme première.

Figure 14. Les paramètres de l'ellipse

Les deux formes premières ne sont pas égales, mais elles sont proportionnelles puisque à cause du

format atlante du feuillet, la dimension du profil du Codex Atlanticus est plus grande que celle du

Manuscrit A.

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Dessin du profil

Figure 15. Le maillage carré.

Figure 16. La courbe hypothétique du crâne et de

la nuque

Pour réaliser son dessin, Léonard n'a donc pas pu utiliser le poncif créé en collaboration avec

Pacioli, il a reconstruit un autre poncif sur un autre patron. Sur ce patron, il a commencé par dresser

un maillage carré (figure 15), en prenant pour unité de mesure m' 22 la largeur de la maille, il a

déterminé les paramètres de l'ellipse : f = m', b = 2m' et a = √5m' (la diagonale de deux mailles),

puis il a tracé l'ellipse constituant la forme première. À partir de celle-ci, il a suivi la méthode

exposée ci-dessus.

Figure 17. La position des trois points de contact: X,Z, N.

En adaptant à la taille et à l'orientation gauche-droite, l'algorithme qui nous a permis d’analyser le

profil du Manuscrit A, nous pouvons l'appliquer au profil du Codex Atlanticus, et comparer les deux

profils.

Léonard aurait pu tracer la courbe du crâne et de la nuque (figure 16) qui continue la forme

première au point A. Mais il n'existe aucune trace de cette courbe sur le dessin. Léonard ne s'est pas

intéressé au crâne et à la nuque , mais seulement au-devant du profil.

22 En se basant sur les dimensions du feuillet, nous pouvons estimer l'unité de mesure: m' = 3,96 cm. ( m' ≈ 4m)

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Pour déterminer les éléments du visage, il a déterminé la position des trois points de contact X, Z

et N (figure 17), qui sont tous les trois situés sur la forme première.

-la naissance du front X,

-la pointe Z du nez, intersection de la forme première et de l'arc de cercle de centre X, issu du

centre O et de rayon 2m'.

-l'extrémité du menton N, intersection de la forme première et de la diagonale issue de O, tracée

sur le maillage.

Ainsi, bien que les deux visages soient d'aspect différent, les trois points d'appui, situés sur la

forme première, occupent respectivement une place identique dans les deux profils (figure 17). Tout

se passe comme si le processus de formation du profil, partant d'un canon presqu'universel, était

personnalisé par la diversification.

Diversification

Cette diversification se manifeste ici, par la commissure des lèvres, par la direction du regard,

mais aussi par la forme du nez. Léonard, conscient de cette diversification, énumère, dans son traité

de peinture, les différentes sortes de nez. «Il faut, pour cela, se bien souvenir des quatre parties

principales du visage, qui sont le menton, la bouche, le front et le nez; et premièrement à l'égard du

nez, il s'en trouve de trois différentes sortes; de droits, de concaves ou d'enfoncés, et de convexes ou

de relevés. De ceux qui sont droits, il y en a de quatre différentes formes; savoir de longs, de courts,

de relevés par le bout, de rabattus; les nez concaves ou camus sont de trois sortes, dont les uns ont

leur concavité ou leur enfoncement au haut, d'autres au milieu, et quelques-uns tout au bas; les nez

convexes ou aquilins, sont encore de trois sortes, les uns sont relevés vers le haut, quelques autres

au milieu, et d'autres en bas; enfin ceux dont la partie relevée est au milieu, peuvent l'avoir droite,

ou convexe, ou plate. 23 »

Ce processus de formation du profil de la tête d'un homme, qui se réalise en trois étapes : forme

première, géométrie interne et diversification, peut-il être généralisé aux profils féminins ?

Le portrait d'Isabelle d'Este

Figure 18. Le portrait d'Isabelle d'Este (Musée du Louvre).

23 Léonard de Vinci[10], chapitre CLXXXIX

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Entre décembre 1499 et début mars 1500, Léonard de Vinci a réalisé le portrait d'Isabelle d'Este

(Figure 18). C'est un carton conservé au département des arts graphiques du musée du Louvre. Le

dessin, de dimensions 63x46,5cm, en mauvais état de conservation, est réalisé au fusain, à la

sanguine, à l'estompe et à la craie ocre, avec des rehauts de blanc.

Isabelle d'Este, marquise de Mantoue, est représentée grandeur nature, les mains croisées, le buste

légèrement tourné vers la droite, la tête vue de profil. Ayant eu connaissance du portrait de Cecilia

Gallerani,maîtresse de Ludovic le more, effectué par Léonard,elle aurait insisté durant plusieurs

années auprès du maître pour qu'il réalise un portrait à son effigie.

La forme première

Figure 19. La forme première.

Figure 20. Les paramètres de l'ellipse.

Le contour de la tête, partant du front, passant par le haut de la tête, et entourant le crâne, présente

(figure 19) une forme elliptique : c'est la forme première. L'ellipse passe ensuite sous le menton. Le

centre O de cette ellipse se trouve à la hauteur de la pupille de son œil droit. Elle a pour demi-grand

axe a = OA, et pour demi-petit axe b = OB.

Le grand axe de cette ellipse est incliné d’un angle β = 35°26 par rapport à l’axe horizontal. Cet

angle β dont la tangente vaut √2/2 est caractéristique du maillage harmonique.

En effectuant une rotation des axes de l'ellipse (figure 20), le point A vient en A 1 , le point B vient

en B 1 . Le rectangle OB 1 CA 1 est un rectangle harmonique, car OA 1 est égale à la diagonale OD du

carré OB 1 DE. La relation entre les paramètres de l'ellipse est telle que : a 2 = b 2 + f 2 = 2b 2 . Par suite f

= b, c'est une ellipse particulière. Son excentricité est ε = f/a = 1/√2. C’est, suivant notre

classification, une ellipse de type 1.

La subdivision (2x2) du rectangle harmonique OB 1 CA 1 détermine un petit maillage harmonique

que l'on peut étendre (figure 21) à toute l'image. La maille24 a pour largeur m h et pour hauteur m v .

Le demi-grand axe a est égal à la hauteur de deux mailles : a = 2m v . Le demi-petit axe b et la

distance focale f sont égaux à la largeur de deux mailles : b = f =2m h .

Sur ce maillage, le centre de la pupille de son œil droit coïncide précisément avec un nœud du

maillage et les lèvres sont situées une hauteur de maille en-dessous.

24 En se référant aux dimensions du carton, nous estimons mh = 4,59cm et mv = 6,55cm

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Dans cette ellipse de type 1, qui possède des propriétés particulières 25 , on peut inscrire un cercle

passant par les foyers (figure 21). Le cercle part du haut du front au point B, passe par l'extrémité du

nez et le bout des lèvres.

Ensuite, Léonard, s'appuyant sur la forme première et la géométrie interne, a pu, en appliquant

toute sa virtuosité, dessiner le pourtour du visage, et même donner au personnage sa ressemblance.

La Belle Princesse (1496)

Quatre ans plus tôt, Léonard a réalisé à la demande de Ludovic Sforza, un dessin 26 représentant sa

fille Bianca Sforza (1482-1497), dite La Belle Princesse. Le dessin a été effectué sur vélin de

dimensions (33 x 24 cm), au moyen de trois crayons (la pierre noire, la craie blanche et la sanguine),

et aussi avec de l'encre.

Figure 21. Le maillage harmonique et la valeur des

paramètres de l'ellipse

Figure 22. La tête de la Belle Princesse possède la

même forme première que celle d'Isabelle d'Este

Bianca Sforza est représentée de profil. Son regard fixe est dirigé vers la gauche. Elle ne sourit

pas. Cette œuvre, fait partie des cinq portraits féminins que nous avions analysés dans une étude

précédente 27 . Le haut de la chevelure satin claire de la jeune fille (14 ans) présente une forme

elliptique qui continue, en passant par le dessous du menton (figure .22). Cette forme elliptique

tracée sur un maillage harmonique, correspond à une forme première. Elle présente la même

excentricité que la forme première du profil d' Isabelle d'Este. Comme cette dernière, elle est

inclinée d'un angle de 35°26. Les deux formes premières sont semblables et disposées de façon

symétrique. Cependant les dimensions 28 de La Belle Princesse sont deux fois plus petites.

Léonard n'a donc pas pu utiliser le même poncif. Mais là encore, le centre de la pupille de son œil

droit coïncide précisément avec le même nœud du maillage et les lèvres sont situées une hauteur de

maille en-dessous. De la même façon, le cercle inscrit partant du front au point B, passe par

l'extrémité du nez et le bout des lèvres.

25 Crettez J-P. ,[6]

26 Le dessin est actuellement conservé à la bibliothèque Narodowa à Varsovie.

27 Crettez J-P.,[4], $ 8.2.3

28 En se référant aux dimensions physiques du vélin nous pouvons estimer m h = 2,65cm et m v =3,75cm

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Ainsi, bien que les deux personnages soient différents par leur âge, leur état et leur condition, les

deux profils de femme ont été construits à partir de la même forme première selon la même

démarche. Bien plus, c'est la même démarche que celle utilisée pour dessiner les profils masculins.

Figure 23. Le portrait d'Isabelle d'Este et sa forme

première

Figure 24. La tête de la Dame à l'hermine et sa

forme première.

Extension de la démarche aux portraits

La Dame à l'hermine (1488-1490) est un tableau considéré comme le portrait de Cecilia Gallerani

(1473-1536). Il fait partie des cinq portraits que nous avions analysés dans cette étude précédente.

Ce n'est pas le dessin d'un profil, mais un portrait peint, vu de trois quarts. Néanmoins, nous avons

montré que le contour du crâne présente (Fig. 23) une forme elliptique que l'on peut associer à une

forme première. Cette dernière possède la même excentricité ε = 1/√2 que la forme première du

profil d'Isabelle d'Este. Son grand axe est incliné d’un angle α = 54°74 par rapport à l’axe

horizontal. Il est perpendiculaire au grand axe de la forme première de La Belle Princesse.

Nous avons également montré pour chacun des trois autres portraits que nous avons analysés, le

contour supérieur de la tête de chacun de ces cinq personnages correspondait de façon précise à un

arc d’ellipse qui appartenait comme ci-dessus à une forme première. Ces formes premières ont des

excentricités différentes. Par exemple, le portrait de Ginevra de’ Benci possède une forme première

dont l'excentricité est égale à 0,6. Il a été peint vers (1474-1476), bien avant sa rencontre avec

Pacioli.

Forme première composée

Ainsi, la démarche de Léonard semble être restée la même pendant toute sa carrière de peintre,

depuis le portrait de Ginevra de’ Benci jusqu’au portrait de la Joconde. Cependant dans les dernières

années de sa carrière artistique, Léonard réalise ses portrait avec une forme première composée,

constituée de deux formes elliptiques. Mais pour respecter l'harmonie des proportions, ces deux

formes elliptiques doivent être semblables, c'est-à-dire avoir même excentricité. Dans le portrait de

la Joconde, la forme elliptique de la tête et celle du voile de gaze ont pour excentricité ε = 1/2. La

deuxième est √2 fois plus petite que la première, et sa surface vaut la moitié. Les deux formes

elliptiques, sont consonantes entre elles. Elles résonnent à l’octave.

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C'est aussi le cas du Salvator Mundi 29 , où la forme première composée est constituée de la forme

elliptique de la tête et de celle du visage. Elles ont pour excentricité ε = 1/√2. Là encore, les deux

formes elliptiques, sont consonantes entre elles. Elles résonnent à l’octave.

Conclusion

L'analyse de ce simple dessin dépourvu d'explications, nous a permis d'entrevoir la démarche

géométrique suivie par Léonard pour réaliser les 4 profils que nous avons analysés. Le maître, à la

recherche des mécanismes de création des formes procédait en trois étapes. Il commençait par tracer

sur un maillage carré ou harmonique, une ellipse constituant la forme première, qui initialisait une

partie du profil cherché, lui donnait sa forme globale, mais aussi, sa position, sa taille et son

orientation. Puis, à partir des paramètres de cette ellipse et du support sur laquelle elle a été tracée, il

établissait avec précision la géométrie interne qui permettait de préciser d'autres formes spécifiques

au profil recherché, et de définir les points d'appui. Enfin, il personnalisait le dessin en adaptant le

reste du tracé à la particularité de la tête du personnage, tout en conservant les proportions.

Généralisant cette démarche, nous avons montré qu'il était possible d'assimiler à une forme

première chacune des formes elliptiques que nous avons mises en évidence lors de l'analyse des 5

portraits féminins 30 que nous avions étudiés précédemment, mais également lors de l'analyse du

Salvator Mundi. Ainsi, la forme première (représentation géométrique de l'esquisse) serait bien à la

base de la démarche constructive de Léonard pour réaliser ses portraits.

Mais si la géométrie permet de simuler les mécanismes qui donnent forme aux produits de la

nature, la peinture doit montrer la perfection de ses produits :" La peinture ne se contente donc pas

de "refaire" la nature en se fondant sur la connaissance de ses lois, elle "achève" la nature et le

"tableau est le seul moyen d'obtenir la collaboration intégrale des formes et d'en dégager l'accord

final." 31

Bibliographie

[1] Arasse D., Léonard de Vinci, Édition Hazan, Paris, 1993.

[2] Bouleau Ch., Charpentes : La géométrie secrète des peintres, Le Seuil, Paris, 1963.

[3] Clark Kenneth., Léonard de Vinci Librairie générale française 1967

[4] Crettez J-P., Les supports de la géométrie interne des peintres : de Cimabue à G. de La Tour. Éditions ISTE

(2017).

[5] Crettez J-P., Openscience -Géométrie interne d’une "Nuit" de G. de La Tour : "L’Apparition de l’ange à saint

Joseph" (musée des beaux-arts, Nantes), vol 2 -Numéro 1

[6] Crettez J-P., Openscience – Art et science- Géométrie interne du "Salvator Mundi" , vol 3 -Numéro 1

[7] Kemp Martin., Leonardo, Oxford University Press, 2004

[8] Mottin, Bruno., Léonard de Vinci et l'art du dessin: une approche de laboratoire. Léonard de Vinci, Éditions

Hazan 2019

[9] Léonard de Vinci., Manuscrit A, Bibliothèque de l’Institut de France

[10] Léonard de Vinci., Traité de la peinture. Chez Deterville, rue du Battoir, Paris

[11] Léonard de Vinci, Le traité de peinture, note 354, p. 149. Éditions Jean de Bonnot, Paris 1982

29 Crettez J-P.,[6]

30 Crettez J-P.,[4], $ 8.2.3

31 Arasse.,[1], p. 215

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Folds and refolds of the matter: a complex of plasticity 1

Plis et replis de la matière : un complexe de plasticité

Marc-Williams Debono 1

1 Neurobiologist, President of the Plasticities Sciences Arts Research Group, Head of the Art & Science Pole of the

Collective Culture 91 (Essonne Department, Paris-Saclay, France)

ABSTRACT. Plasticity is a fundamental property of the matter, among which the self-folding or the adaptability reflect

some laws inherent to the mechanical behaviour of materials, space-time geometry, biochemical processes or

morphogenesis at the interface between developmental biology and physics. Contrarily to elasticity, it does not, however,

limits itself to it, dressing a high predictive value of the dynamic behaviour of complex systems, what makes it a founding,

and not only an emergent or purely systemic property of the matter and the evolution of living systems. Matter-form

complexes from which folds are expressions are then defined as aggregates of bound couples directly acting at the

anchor of irreducible dimensions or expressions by including the subject in the plasticity of the world.

KEYWORDS. form, fold, plasticity concept, living systems, brain, plant electrome, morphogenesis, mesology.

I. INTRODUCTION

Figure 1. Dalí i Domènech, Salvador "Queue d'aronde" et violoncelles” (from Disaster series, 1983, Oil on

canvas, 73,2 x 92,2 cm. Theater-Museum Dalí Work of art inspired by René Thom’s catastrophe theory

Plastir 2 means distinguishing a shape. Just like biodiversity, epigenetics and cognitive abilities,

plasticity describes at the same time a property of a system and its own dynamics, joining the metaphor

of the folded code of the DNA, but also at the level of the human brain, that of a space of thought and

creativity co-meant by the fundamentally plastic evolutionary dynamics in which it is immersed (Fig. 1),

what we define as a plasticity of thought or of the mind (Debono, 2012, 2015).

We shall describe here more particularly three terms of this interaction (namely, the epistemic

concept of plasticity): i/ the active binding of fundamental pairs (space vs time, formed vs informed,

1. This paper reviewed and widely augmented was presented by the author as a poster at the National School of Decorative Arts of

Paris (EnsAD, Paris) during an art-science conference entitled "The fold",Paris, 20-21 September 2016.

2. Plastir is the name of the Transdisciplinary Review of Human Plasticity founded and directed by the author since 2005.

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form vs matter), ii/ the action at the anchor point of dimensions or intractable expressions (experience

vs consciousness, subject vs object), iii/ the formation of complexes 3 of plasticity (like STP or NMP:

space-time or neural-mental couples where P is the plastic process spawning the complexion), to show

the prominence of the 3U: Ubiquity, Uniqueness and Universality of this functioning and to wonder

about its meaning in term of systems of code, information or representation.

Indeed, the development of the concept of plasticity as a new epistemological paradigm (Debono

1996, 2005) opens new transdisciplinary attitudes opposing to the fragmentation of reality and

particularly relevant for art-science relationships 4 .

Folds and refolds of brain convolutions including developmental or memory processes can be one of

the described examples, as well as tectonic plates or plant morphogenesis and sensibility, in connection

with the stimuli of the environment as well as their mesological context (Debono 2019, 2020 : Fig. 2).

Figure 2. Magritte’s Hat (1976)

Indeed, this dynamic coupling observable at different levels of organization of the matter

(landscape, geomorphology, links between living beings and their milieu or between imprint & matrix,

ecumene..) is very well described by Berque (2008, 2014) as vector of the principles of mediation and

structural moment on the basis of the work of Uexküll (Umwelt) and Watsuji (Fûdosei), but also as a

trajective way of expression. I described it as a mesological plasticity at the level of plant perception

and plastic interfaces (PIs) where plasticity appears as the only entity able to form operational ternary

complexes (Debono 2016, 2018).

II. FOLDS & PLASTICITY

Plasticity derived from the Greek word πλασσευν (put in form) is a fundamental property of the

matter that concerns metals, stones, plastic and biomaterials. The pliability or ductility appoints the

capacity of a material to deform plastically without breaking (Fig.3). These residual deformations are

permanent. Folding and unfolding are not elastic but plastic phenomena.

It means that they imply active or dynamic processes contrarily to passive mechanisms observed in

elastic behaviours (the skin for living systems, glasses, ceramic, etc..).

3. Not meaning here a complexification but an aggregation of matter or a complexion.

4. More details on the basic concept and its evolution (including links to current publications) can be found on the website

of the Plasticités Sciences Arts association.

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Figure 3. Earthquake resistance, Sciencedirect

MECHANICS: Difference between plasticity and elasticity

Figure 4. Grain-oriented electrical steel without coating showing the polycrystalline structure.

Image 6.0 x 4.8 cm. © Zureks 2007, Wikipedia

– Permanent deformation (thermodynamics of irreversible processes).

– Thresholds & ruptures are at elastoplastic structures)

– Non-linear behaviour of solid materials (at the micro- & macroscopic level. ex: polycrystals:

Fig. 4)

– Constraints & singularity of constraints (linked to the form & tenacity of materials or structures)

– Dissipation of energy (potential energy, propagation…)

– Not time-dependant

Dynamic (plasticity) vs passive process (elasticity, ductility, malleability)

GEOLOGY: Fold as a curved structure due to the ductile deformation of the rock

Parts of a fold: hinge (chamela), chest (flanco), crest (cresta). Tensors of deformation can be

directed according to a cup of fold, being able to involve shearing or cutting phenomena and several

kinds of folds in geology (Fig. 5).

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Figure 5. Left: CC BY-SA 3.0File:Pliegue.PNG Création, 1Jan. 2007. Right: From E.

Couturier thesis (see refs).

BIOLOGY: Plasticity of living systems

The complexity of the folds during morphogenesis and structural development of neuronal

structures from animal or human brains, plant leaves or other biological systems in connection with

epigenetic processes are well described in the literature.

Plants: Leaf folding, morphology & electrogenesis

The morphogenesis of leaves and of the various plant structures (stem, root, pistil, leaflets, etc.) has

long been studied anatomically and histologically. At the morphogenetic level, the leaves are organs

specialized in the photosynthesis of vascular plants. They can present a structure in scale, in needles,

flat, simple or complex shapes, palmate or pinnate, with or without leaflets and different arrangement

on the twig and veins which run through the blade (Fig. 6).

Figure 6. Left: Skeleton of a leaf with ramifications of its veins L. Ly (Wikimedia Commons)

Right: Leaf blade with pinnately venation. J. Sullivan (Wikimedia Commons)

More generally, it is now experiencing renewed interest in the context of the numerous current

studies on the sensibility or communication abilities of plants (Debono, 2020). As previously evoked,

the self-organization of living systems results from the occurrence of a form or structure unrelated to a

code system or algorithm. According to this theory, SOCs or self-organized critical systems initially

described by Bak (1987) concern dissipative structures constantly in the vicinity of a critical state or

attractor (for example, the magnitude of earthquakes: Fig. 3), the onset of avalanches, fractal

formations, solar flares or biological evolution. They link the frequency and amplitude of a given event

according to a power law (scale invariance) and describe well the evolution of non-linear dynamic

systems. The amplitude of avalanches is for instance inversely proportional to its frequency.

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Figure 7. Spontaneous and evoked low voltage bioelectrical activities recorded in plants by

electrophytography (From Debono, Perceptive levels in plants, TJES, Vol. 4, 21-39, Atlas, USA, 2013)

We recently report that, as classically observed for animal or human EEGs 5 , some long-term

correlation studies of spontaneous low voltage activities (Fig. 7) called electrophytograms (EPGs)

being part of what we call the plant electrome in analogy to the genome or the biome (i.e. the overall

bioelectrical activity originated from ionic channels and electric fields of a living organism) obey the

same laws, namely that they push the electrome towards a relatively stable self-organized critical state

due to the permanent stimuli to which the plants are subjected in their natural environment (anchoring

to the ground, hypersensitivity to their singular milieu) which can be broken by the occurrence of

asynchronous and irregular oscillations showing energy dissipation, multicoloured noises and

measurable power density spectra. (Debono et al. 2013, 2019, Saraiva et al. 2017, Souza et al. 2017,

2018).

Brain: folds and refolds during the formation of convolutions

Figure 8a. Purkinje cell arborescence (cerebellum) & intracellular recording from laboratory data

(Crepel et al., 1981).

The folding of the brain occurs as soon as the 20 th week of foetal gestation. The physical process is

linked to a mechanical compression (growth of the brain in an intra-cranial restricted space. Unfolding

1-2m2 for a vol. of 1500 cm3 on average), designing the circonvolutive spaces.

5. EEGs (electroencephalograms), the complexity of which is greatly reduced during epileptic seizures or Alzheimer's

disease. FIG. 8a shows, unlike macroscopic recordings of the EEG type, a recording carried out at the intracellular scale

in an adult PC.

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1/ Folding perturbations could be schizophrenia’s markers

Observations at patients with minor neurological signs: "We observed subtle disturbances of the

wrinkling of the cortex", explains Arnaud Cachia in FuturaSciences. They possess on average folds

slightly less marked than the others. "We deduct that from it there would have been disturbances

during the key stages of the development of the brain. The differences seem little marked. But later, the

scientists hope that this discovery will allow adapting better the therapeutic strategies by taking into

account the individual peculiarities of the patients. One of the next stages will be the identification of

the genes of the neurodevelopment which are involved", they conclude (Fig. 8b).

Figure 8b. Anatomic IRM. 3D Morphology of cortical folding, Left: Folds from a schizophrenic patient with

minor neurological signs, Right: The same from another without minor signs © INSERM

2/ Folds as markers for autism?

Figure 9. © SCALP / INT team

A crease in the brain: anomaly located in the area of Broca, a marker of autism. A mapping of the

depth of the cortical furrows shows here this anomaly. In green, sulcal pits (the deepest points of every

furrow). In red, localization of the anomaly detected in the area of Broca at the autistic children

(Fig. 9).

3/ Mouse vs Human brain folds

One of the working steps of a recent publication on the implantation of a human gene in monkeys in

order to increase the size of their brain was to show that under the influence one of the specific human

genes ARHGAP11B (Florio et al, 2015), mouse embryos were able to fold their neocortex (which is

unfolded in normal mice), thereby confirming the key role of this gene in the expansion of the human

neocortex.

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4/ During the foetal period, the brain takes its characteristic form: the cortex complies. It's the

same thing at the “small brain”, i.e. the intestine.

Total length of intestines estimated ≈ 6 and 8 m, among which 5 to 7 m for the small intestine. “This

one covers to it only an average surface of 250 m 2 . The intestinal wall is finely wrinkled. The role of

these folds is to increase the contact area with food, so favouring the absorption capacity of nutriments

in the blood.” (Fig. 10)

Figure 10. Small intestine in section from intrascience.com

PHILOSOPHY: Some contemporary Philosophical or theoretical Concepts about the Fold

Figure 11. Left: The fold, G. Deleuze by Tom Conley, Right: The folds of Memory, in Plastir, The

Transdisciplinary Review of Human Plasticity, Special issue, Nov.2015

Many contemporary philosophers or thinkers have approached the notion of folds, including

Deleuze about the transhistorical concept of the baroque concerning Leibniz and the monadologies

(1988) or Malabou about the plastic forms with a post-hegelian posture (1996). More generally, it is

the metaphor of the fold, the geometry or the topology of forms (L. Boi, in Debono 2020) and their

deployment in the life sciences or art including architecture and the human memory that have

questioned man since always (Fig. 11).

III. THE ART OF THE FOLD

Origami, sculpture, design, architecture, so many derivations of the art of the fold which today cover

different expressions of the contemporary artistic field. Thus, this literary origami : Crizus’foldes

books from Bukurama (Fig. 12 on the left), the architectural work of Franck Gehry (Fig.13) who said:

“Human intervention, the brain that turns it into a work of art, is necessary to overcome the

identifiable language of software. This is what I think, this is my manifesto" or again these origami of

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different sizes and sources (in Trebi, 2012, Fig. 14). Art and science intertwine in these polymorphic,

trompe-l'oeil or provocative creations which try to lure our brain in the grip of the vertigo of folds,

convoluted shapes and mazes in which, like parallel universes, the poetic variations of our perceptions

represented on this authentic brain woven of multicolored networks (Fig.15).

Figure 12. Crizus’foldes books from Bukurama

GO BEYOND BORDERS

So many connections to explore that question a now obsolete knowledge that wanted to be

peremptory on the relations between poetry and science or art and science. However, research in art

today echoes scientific research when it tackles in pairs a problem or a common angle of discovery.

Where one experiments in the hard, the reproducible observable, the other interprets the signifier, the

hidden face, the alternative and the transversality of the proven scientific fact. However, both work

with the matter in the first degree and their meeting by mutual appropriation leads to the development

of a work that goes beyond each point of view to find itself in the inherent observation, the aesthetics

of the gesture, a scientific reality magnified without being distorted.

Figure 13. Frank Gehry : Wall Disney Concert Hall - Los Angeles, by Jon Sullivan, Wikimedia Commons

This unified reality shows researchers where otherness leads and how this deconstruction leads them

to a new vision, new space-time to explore. It’s about grabbing the catwalk, to play on liminarities

(Oltra, 2020) and to go beyond borders through scores for two or more voices. Actions today favoured

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23


and supervised by transdisciplinary structures dedicated to the development of art-science relations as

the Exoplanète Terre initiative bringing together around ten structures having common concerns

around the future of our planet in the Ile-de-France region (IdF) and the transversal arts science

networks (TRAS) at the national and European level.

Figure 14. Different Origami illustration the Trebi’s book (2012)

Figure 15. Brain Software www.freesurfer.net

IV. FOLDS & COMPLEXES OF PLASTICITY

As previously evoked, the formation of irreversible plastic interfaces (PI) is the first step conducing

to future complexions where plasticity plays the rule of a universal catalyser. Plastic complexes (CPs)

are then essential for the construction of dynamic complex systems, particularly the living ones. The

plasticogenesis emerging from the epistemic theory of plasticity (Debono, 1996-2012) comes then in

three terms:

1/ Natural formation of plastic interfaces (PI)

ARTICULATION / Fundamental couples & bond of irreversible forms

Formed vs unformed

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Form vs matter

Plasm vs Plast

Space vs time

Folded vs unfolded

Determined vs Undetermined…

2/ Action at the anchor point of dimensions or intractable expressions:

ACTIVE LINK / Reciprocity

Innate vs acquired

Experience vs consciousness

Percept vs concept

Subject vs object,

Matter vs mind…

3/ Aggregations or complexion (CP formations)

COMPLEXION / Ternearity, transversal process, trajection

Body-Environment-World (BEW)

Neural-Mental-Plasticity (NMP)

Percept-Affect-Concept (PAC)

Metaplasticity…

Bonding of fundamental PIs & formation of complexes of plasticity (CP) showing the prominence

of the 3U (Ubiquity, Uniqueness and Universality) and the 3C (Chiasma or Ontological Crossroad,

Complexion, Co-implication) configurations of this functioning and question us about their meaning in

term of systems of code, information or representation (Table 1).

Ubiquity

Complexion

Uniqueness Universality Chiasma Co-implication

The 3U

The 3C

Table 1. The ternary organization of plastic processes

Then, following our epistemic point of view:

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i/ any determined plastic or metaplastic system is the fruit of a mutual exchange within the same

system: (reciprocity : ascendant-descendant networks, neuroplasticity, epi-, morpho- and ontogenesis)

or of interactive systems (plasm-plast, i.e. formed vs forming beings, brain-mind, innate-acquired);

ii/ show that the ternary cycle <interfacing–active binding–complexion > entails a process of coadvenance,

co-implication or co-meaning, the outcome of which is always transverse, trajective,

ternary (brain-body-world, percept-affect-concept..) and define a plasticogenesis (Table 2, Debono,

2000).

Generic Principle Articulation Semiotics Translation

Fundamental

property of the

matter-energy

Plastic

Interfaces

Universal Processes

Active Binding

Complexion

The Plastic

Code of Life

Dynamic

Processes

Co-inherence

Co-implication

Co-evolution

Ontological

crossroads

Co-signification

Processes

Noetic Epicentre

Active Plasticity of the

world

Imaginaries

metalanguages

Individuation

Metaplastic

processes

Plasticity Irreversibility Metaplasticity Transversality

Table 2. The plasticogenesis (Debono 2012)

V. CONCLUSION: the Fold, an uninhibited FORM

The fold takes part among the essential dynamic plastic interfaces acting at the biophysical and/or

biosemiotic level, including physical deformation, morphogenesis, information theory and memory

processes. As other fundamental processes described by our epistemic concept of plasticity, it plays a

rule at the unformed-formed / unfolded-folded interfaces, questioning the emergence of the form and

being able to form complexes translating a bound or entangled system, whichever is its level of

organization or of observation. This articulation, describing both a system property and its own

dynamic and acting directly at the anchoring point of irreducible dimensions or expressions, constitutes

the unique property of plasticity and differentiates it from elasticity or malleability which are not

dynamic processes.

Our objective will be to bring back this working hypothesis (irreversible complexes of plasticity and

a necessary inclusion of the subject in the active plasticity of the world) in the paradigm of the fold

with the project to advance the dialogue between fundamental sciences, art and philosophy and to

promote an epistemic paradigm regarding more generally what we call “the plasticity of the mind”, i.e.

the ability we have as humans to directly convert our brain plasticity into plastic behaviours

(metaplastic experiences or co-meaning, brain mind interactions), life attitudes (transdisciplinarity,

mesological point of view) or creativity (matter-form PI, aesthetics, art and philosophy of art).

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Face aux racines

Facing roots

Ruth Scheps 1

1

docteur en génétique moléculaire (The Weizmann Institute of Science, Rehovot, Israël) ; productrice à France

Culture et journaliste à la Radio Suisse Romande jusqu’en 2009 ; rédactrice en chef de la revue Mikhtav Hadash / La

Nouvelle Lettre jusqu’en 2019. rscheps@hotmail.com

RÉSUMÉ. Jusqu’au milieu du XX ème siècle, les racines végétales ont très peu intéressé les arts et les sciences : tout

comme les peintres, les botanistes se focalisaient sur les parties visibles des plantes. Dès le début du XIX ème siècle

cependant (en tout cas en France), les écrivains témoignent d’une réelle fascination pour les racines – plus horrifiée

qu’admirative. Dans la première moitié du XX ème siècle, sans doute influencés par la naissance de l’art abstrait, les

artistes visuels commencent à les aborder moins comme des formes à apprivoiser que comme des processus à

déchiffrer ou à transposer. Certains de ces processus, qui suscitent de nos jours un immense intérêt chez de

nombreux botanistes et philosophes, sont examinés ici dans une perspective à la fois scientifique et artistique :

l’enracinement ; la transition chez un arbre entre l’unicité du tronc et la multiplicité des racines ; l’interconnexion des

racines entre elles et avec divers symbiontes. La dernière partie est consacrée aux rapports entre les racines et

diverses modalités de la pensée : d’une part les rêves qu’inspirent les racines aux artistes et aux poètes, d’autre part

les théories et réflexions qu’elles éveillent de nos jours chez certains scientifiques, écrivains et philosophes.

ABSTRACT. Until the middle of the 20th century, plant roots were of very little interest to the arts and sciences: just

like painters, botanists focused on the visible parts of plants. From the beginning of the 19th century, however (at least

in France), writers showed a real fascination for roots - more horrified than admiring. In the first half of the 20th

century, no doubt influenced by the birth of abstract art, visual artists began to approach them less as forms to be

tamed than as processes to be deciphered or transposed. Some of these processes, which nowadays arouse

immense interest among many botanists and philosophers, are examined here from both a scientific and an artistic

point of view: rooting; the transition in a tree between the unicity of the trunk and the multiplicity of roots; the

interconnection of roots among themselves and with various symbionts. The last part is devoted to the relationship

between roots and various modalities of thought: on the one hand, the dreams that roots inspire to artists and poets,

and on the other hand, the theories and reflections that they arouse today in certain scientists, writers and

philosophers.

MOTS-CLÉS. Racines, fascination, ambivalence, obscurité, enchevêtrements, arbres, enracinement, ramification,

mycorhize, intelligence végétale, rêve, radicalité.

KEYWORDS. Roots, fascination, ambivalence, darkness, tangle, trees, rooting, branching, mycorrhiza, plant

intelligence, dream, radicality.

1. Introduction

Les plantes terrestres sont nées il y a 420 millions d’années ou plus 1 . Pendant très longtemps, la

botanique et plus généralement, toutes les théories scientifiques sur l’évolution, ont insisté sur la

photosynthèse pourvoyeuse d’oxygène atmosphérique, et donc déterminante dans l’apparition de la

vie animale. De leur côté, les grands mythes fondateurs de la conscience occidentale, ont surtout

traité des fleurs et des arbres porteurs de fruits, au moins depuis le récit biblique du jardin d’Éden.

Quant aux artistes inspirés par les plantes, jusqu’au milieu du XX ème siècle, ils en ont

essentiellement représenté les parties visibles. Souterraines, les racines restaient doublement dans

l’ombre, et étaient vues au mieux comme des quasi objets, mystérieux et figés. Les peintres ne les

représentaient presque jamais en tant que telles mais en connexion avec le tronc, et les botanistes se

contentaient d’en décrire les formes et fonctionnements directement observables.

1 L’apparition des premières plantes terrestres daterait de - 420 MA selon les archives fossilifères, mais peut-être de - 500 MA si

l’on se fonde sur les horloges moléculaires.

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Cependant, nombre d’écrivains des XIX ème et XX ème siècles ont témoigné d’une réelle fascination

pour les racines, qui n’est sans doute pas étrangère à leur complexité, leur étrangeté et leur

ambivalence. La main ou l’esprit qui voudrait s’en saisir en totalité, se heurte à leurs structures et

fonctions complexes (innombrables ramifications et échanges nutritifs) autant qu’à leur

diversité (elles sont souterraines, superficielles ou aériennes ; pivotantes, fasciculées, adventives,

etc.). Généralement invisibles, ternes et d’aspect nu, elles constituent pour le philosophe Emanuele

Coccia « les formes les plus énigmatiques du monde végétal » 2 . Elles incarnent une ambivalence

dérangeante vis-à-vis de la vie et de la mort : bien qu’étant l’organe le plus vital de la plante (elles la

nourrissent et la stabilisent), leur aspect souvent noueux voire pétrifié évoque plutôt la mort. La

sidération causée par cette contradiction vivante, s’exprimera par des voies elles aussi contrastées :

les artistes et les écrivains se tourneront vers l’aspect mortifère des racines, les botanistes, vers leurs

manifestations vitales.

En partant du premier saisissement issu de l’observation spontanée des racines, nous tenterons de

nous frayer un chemin à travers les multiples approches dont elles ont fait l’objet, de la botanique à

la philosophie en passant par les arts visuels et la littérature. Au fil de notre cheminement, nous

ferons état de confrontations de plus en plus intimes : entre les racines et la terre, qui se nourrissent

mutuellement ; entre les racines et le tronc des arbres à leur collet ; entre les racines et leurs

symbiontes (mycorhizes et bactéries). Jusqu’aux rêves fusionnels des artistes et des poètes qui se

sont vus devenir racines, et jusqu’aux pensées radicales qu’elles ont inspiré à certains philosophes.

2. Fascinations

2.1. Les racines et le mal

À partir de la seconde moitié du XIX ème siècle et jusqu’à la fin du XX ème , l’Europe connaît un

engouement littéraire sans précédent pour les racines – sur le mode négatif. Pour la plupart des

écrivains et des philosophes de cette époque, les racines ont partie liée avec tous les visages du mal :

la contradiction, l’obscurité, la monstruosité, le malheur, la peur, le vice ou la mort.

Hippolyte Taine note ainsi : « Les racines tordues s'accrochent entre les cailloux comme des

pieds désespérés […] » 3 et Victor Hugo – « Et la racine affreuse et pareille aux serpents / Fait dans

l’obscurité de sombres guet-apens 4 » – ajoute à la laideur visible, la noirceur des intentions, dans

une personnification dramatique dont usera également Valéry, un demi-siècle plus tard. Jean-Paul

Sartre associe également la racine au serpent, pour sa relation prédatrice à la terre, qui relève de

“hiérarchies enchevêtrées 5 ” » : « Le vrai mangeur de terre, le serpent le plus terrestre de tous, c’est

la racine. […] La racine mange la terre, la terre mange la racine 6 . » Une formulation que l’on peut

rapprocher du constat lapidaire de Nietzsche : « La nourriture du serpent, la terre 7 ! ».

2 Emanuele Coccia, La vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, éditions Payot & Rivage, « Bibliothèque Rivages »,

2016, p. 99

3 Hippolyte Taine, Voyage en Italie, vol. 2. 1866. 5 ème édition en 1884 à Paris, Librairie Hachette et C ie

4 Victor Hugo, Dieu. La fin de Satan, Paris, Nelson, 1914, p. 80. Première édition, 1891 (création dès 1855)

5 Dans Douglas Hofstadter, Gödel, Escher, Bach : les brins d’une guirlande éternelle, 1999 en anglais ; traduction française, Paris,

Dunod, 2000

6 Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant. Essai d'ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, première parution en 1943, p. 673.

Nouvelle édition Gallimard, collection Tel (n° 1), corrigée par Arlette Elkaïm-Sartre en 1994, suivie d'un index, 1976

7 Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1901, p. 19

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Comment ne pas citer ici ce fameux passage de La Nausée, dans lequel Sartre, d’abord abattu et

effrayé par sa contemplation hallucinée d’une racine, accède soudain à une nouvelle compréhension

existentielle ? L’existence comme simple être-là matériel et excessif, inexplicable et en-deçà de

toute individualisation : « J'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait

dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. [...] J'étais

assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse, entièrement brute et

qui me faisait peur. [...] Et puis voilà : tout d'un coup, c'était là, c'était clair comme le jour :

l'existence s'était soudain dévoilée. [...] Cette racine, avec sa couleur, sa forme, son mouvement figé,

était... au-dessous de toute explication. Chacune de ses qualités lui échappait un peu, coulait hors

d'elle, se solidifiait à demi, devenait presque une chose ; chacune était de trop dans la racine, et la

souche tout entière me donnait à présent l'impression de rouler un peu hors d'elle-même, de se nier,

de se perdre dans un étrange excès 8 . » Ce tropisme littéraire pour la face obscure des racines est

encore confirmé par le poète François Solesmes : « Déraciné, l’arbre livre l’envers du tapis végétal,

voile jeté sur les lourds secrets de famille, les forfaits domestiques ; sur les monstres intimes : / pris

en flagrant délit d’étreintes et de chevauchements, et de violence indéfinie, un amas de racines

reptiles, saillant de rotules raidies et de muscles tétanisés, / dresse le répertoire de la torsion et du

ressaut, de la capture et du contournement, et de toute figure et procédure d’extorsion des aveux. /

Dans l’expansion d’un sauve-qui-peut, un délire ligneux d’anastomoses et de nodosités ; obscène,

un spasme inextricable 9 . » Violemment dénudées par leur déracinement, les racines exhibent ici

leurs formes tourmentées comme autant de pulsions coupables et folles.

Dans son essai La terre et les rêveries du repos (écrit en forme de contrepoint à La Terre et les

rêveries de la volonté), Gaston Bachelard consacre tout un chapitre à « La Racine » (chapitre IX, qui

fait suite à celui sur « Le Serpent »). Il remarque d’emblée que ses « valeurs dramatiques se

condensent dans cette seule contradiction : la racine est le mort vivant 10 » : morte en apparence,

mais éminemment vivante dans son fonctionnement. Une dissonance cognitive que surmonte la

botanique exclusivement tournée vers la richesse des processus racinaires. Bachelard lui-même ne

s’est d’ailleurs pas arrêté aux aspects négatifs des racines dont les paradoxes nourrissent son

imagination : « La racine est toujours une découverte. On la rêve plus qu’on ne la voit. Elle étonne

quand on la découvre : n’est-elle pas roc et chevelure, filament flexible et bois dur ? Avec elle, on a

un exemple de contradictions dans les choses 11 . »

Enfin nous ne pouvions conclure ce tour d’horizon sans citer le Dialogue de l’Arbre 12 de Paul

Valéry – texte merveilleusement poétique dont le passage suivant suffirait presque à résumer les

formes et les forces de toute la dramaturgie racinaire : « Un fleuve tout vivant de qui les sources

plongent dans la masse obscure de la terre les chemins de leur soif mystérieuse. C’est une hydre, ô

Tityre, aux prises avec la roche, et qui croît et se divise pour l’étreindre ; qui de plus en plus fine,

mue par l’humide, s’échevèle pour boire la moindre présence de l’eau imprégnant la nuit massive où

se dissolvent toutes choses qui vécurent. Il n’est bête hideuse de la mer plus avide et plus multiple

8 Jean-Paul Sartre, La Nausée, Paris, Gallimard, première publication, 1938. Coll. « Folio », 2014. pp. 180-181

9 François Solesmes, Éloge de l’arbre, Paris, Encre marine, 1995, pp. 16-17

10 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, chap. IX, « La Racine », pp. 290-322. Paris, Librairie José Corti, 1948, p. 290.

Rééd. 1982

11 Ibid., p. 292

12 Paul Valéry a écrit Dialogue de l’Arbre en 1943, sous l’Occupation. Le 25 octobre 1943, il présente lui-même ce poème en

prose rythmée, écrit en référence aux Bucoliques de Virgile, comme une « fantaisie en forme de dialogue pastoral… Des

discours, plus ou moins poétiques, consacrés à la gloire d’un Arbre, s’échangent entre un Tityre et un Lucrèce, dont j’ai pris les

noms sans les consulter. »

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que cette touffe de racines, aveuglément certaines de progrès vers la profondeur et les humeurs de la

terre. Mais cet avancement procède, irrésistible, avec une lenteur qui le fait implacable comme le

temps. Dans l’empire des morts, des taupes et des vers, l’œuvre de l’arbre insère les puissances

d’une étrange volonté souterraine 13 . » C’est une volonté schopenhauerienne que le poète de l’idée

convoque ici, un vouloir-vivre inconscient et premier d’où découle le monde entier car : « Tout

aspire et s’efforce à l'existence, et si possible à l’existence organique, c’est-à-dire la vie, et, une fois

éclose, à son plus grand essor possible 14 . »

Figure 1. Arcimboldo, L'Hiver, 1573. Huile sur toile, 76 x 63,6 cm

Musée du Louvre, Paris

13 Paul Valéry, « Dialogue de l’Arbre », dans Eupalinos ; L’âme et la danse ; Dialogue de l’Arbre, Paris, NRF Poésie / Gallimard,

1944. Rééd. 2008, pp. 160-161

14 Volker Spierling, Arthur Schopenhauer, un abécédaire, Paris, éd. du Rocher, 2003. Extrait : Le monde comme volonté et comme

représentation, chap. XXVIII, 339, p. 284

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Parallèlement à toutes ces manifestations littéraires et négatives de la fascination pour les racines,

voyons à présent comment celle-ci s’est répercutée dans l’histoire de la peinture occidentale. Disons

d’emblée que rares sont les grands peintres d’arbres inspirés par les racines en tant que telles. C’est

l’arbre tout entier qui les intéressait, ou plutôt sa structure aérienne immédiatement visible, à

l’exclusion des parties souterraines. Tout au plus celles-ci étaient-elles données à deviner par

quelques départs racinaires issus du collet. Ce constat admet toutefois certaines exceptions

remarquables, à commencer par le célèbre tableau d’Arcimboldo 15 intitulé Hiver (Fig. 1), un des

quatre portraits composés de sa série allégorique des Quatre saisons 16 . C’est la tête (vue de profil)

d’un vieillard ridé dont le visage et le cou sont formés par une vieille souche d’arbre, les cheveux

par des branches décharnées et entremêlées sur lesquelles pousse du lierre, et la barbe par des

racines chétives et clairsemées. Seuls deux citrons (rappel de l’Italie où ils mûrissent en hiver)

ornent le plastron et apportent quelque lumière à ce portrait olivâtre et boursouflé. Il faudra attendre

encore un siècle pour voir poindre chez quelques peintres un début d’intérêt envers les racines 17 .

Même au XVIII ème siècle, l’arbre n’a qu’une fonction ornementale dans la peinture de paysages, et

ses racines sont totalement absentes. Seules importent sa forme globale et sa place au sein du

tableau, qui reste marginale. Vers la fin du XIX ème siècle, les peintres, qui suivent de près les

écrivains, commencent à considérer les racines comme dignes d’intérêt en elles-mêmes. En

témoigne notamment le dernier tableau de Vincent Van Gogh (1853 – 1890), une toile inachevée

intitulée Racines 18 (Fig. 2), peinte le 27 juillet 1890, jour de la mort de Van Gogh (il aurait travaillé

toute la journée devant ces racines avant de se suicider). Dans une lettre adressée à son frère Théo

en 1882, évoquant deux de ses travaux similaires de l’époque, Vincent écrivait : « Je voulais

exprimer, tant dans cette figure de femme blême et mince que dans ces racines noires et bougonnes

avec leurs nœuds, quelque chose de la lutte pour la vie. » Il est significatif qu’au seuil d’une mort

choisie, Van Gogh ait mis ainsi toute son énergie vitale dans la figuration de ce combat ultime et

torturé entre la vie (les frondaisons vertes) et la mort (les racines noueuses aux couleurs

cadavériques et plus ou moins confondues avec les troncs et les branchages). Malgré la portée

métaphorique de ce tableau, c’est encore de réalisme qu’il s’agit ici : le peintre expressionniste

représente à la fois le paysage qu’il a sous les yeux, et son propre paysage intérieur.

15 Arcimboldo (1526 – 1593) : peintre italien qui connut la gloire à la cour des Habsbourg. En 1562, invité à Vienne à la cour de

l’empereur Ferdinand I er par son fils Maximilien, il y composa ses fameuses têtes composées – dont Hiver (1573) – tout en

organisant les divertissements de la cour. Tombé dans l'oubli après sa mort, il fut redécouvert au XX ème siècle par les Surréalistes.

16 La série des Quatre saisons est en correspondance symbolique avec la puissance du souverain (par la diversité des végétaux

représentés) et avec la série des quatre éléments, l’Hiver étant lié à l’eau par la figure mythologique de Proserpine (divinité de la

mythologie romaine : reine des Enfers et déesse de l’hiver durant les six mois qu’elle y passe sous terre, par ailleurs épouse de

Neptune, le dieu de l'Eau.

17 Par exemple une estampe du peintre néerlandais Karel Dujardin (1626 – 1678), Les arbres à racines découvertes (visible au

musée du Louvre), dans laquelle les racines des arbres au premier plan semblent mener leur vie exploratoire de manière

quasiment autonome ; un dessin du peintre de paysages et graveur italien Crescienzo Onofri (1632 – 1698 ou 1712), Paysage

arboré, où les racines des deux arbres principaux sont explicitement dans la continuité des troncs qu’elles prolongent.

18

Racines de Vincent Van Gogh : le lieu précis où ce tableau a été peint – une petite route à quelques pas de la mairie d’Auverssur-Oise

– a été récemment découvert, et dévoilé au public à l’occasion des 130 ans de la disparition de l’artiste, suscitant une

grande effervescence chez les historiens d’art.

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Figure 2. Vincent Van Gogh, Racines, 27 juillet 1890, huile sur toile, 50,3 cm x 100,1 cm. Licence Creative

Commons CC0, © Musée Van Gogh, Amsterdam (Fondation Van Gogh)

2.2. Énigmes racinaires

Dans la première moitié du XX ème siècle, la naissance de l’art abstrait influence également les

peintres inspirés par la nature. Libérés de la contrainte que représentait l’imitation du réel, ils se

donnent d’autres objectifs, plus intérieurs : pénétrer les rouages intimes des choses et les secrets

inavouables des êtres – leurs fonctionnements voire leurs rêves. Il ne s’agit plus désormais de

montrer le visible tel qu’il est ou qu’il apparaît, mais d’en dévoiler la part la plus profonde.

Dès lors, les artistes visuels abordent les racines moins comme des formes à apprivoiser que

comme des processus à déchiffrer voire à transposer. Chez Pierre Alechinsky 19 , la racine devient

même la clé de son processus créateur. Hélène Cixous l’affirme d’entrée de jeu dans Le voyage de

la racine alechinsky : « Alechinsky entre en art par la racine » – en l’occurrence un rhizome de

bambou que le peintre garde dans un tiroir –, « un vieux bout de racine conservée dans une boîte

pleine de temps depuis la haute époque de ses premiers commencements. J'en ai le souffle coupé. La

racine dort. Vieille. Brunâtre. Ridée. Dessiccée. Je regarde la racine. Elle respire. On dirait son père.

On dirait ma mère 20 . » De cette racine originaire, coupée et ravinée mais vivante dans ses

circonvolutions, Hélène Cixous fait le cordon ombilical jamais oublié à partir duquel se déploie la

dynamique formelle d’Alechinsky. Plus que toute étude scientifique, cette évocation sidérée confère

à la racine apparemment momifiée et vivante, une aura ancestrale.

19 Pierre Alechinsky (né en 1927) : peintre et graveur belge. Après sa rencontre avec le poète Christian Dotremont, il crée le

mouvement Cobra dont le slogan est : « L’imagination au pouvoir ». Son œuvre mêle l’expressionisme au surréalisme. Le thème

de l’arbre y est récurrent. Une image centrale est souvent entourée, sur un ou plusieurs côtés, d'une série de vignettes

complétant le sens du tableau. Son œuvre intitulée Racines (encre de Chine rehaussée à l'aquarelle sur papier vergé, 318 x 476

mm), avec deux grandes vignettes et trois plus petites, présente ainsi cinq variantes de « l’en-mouvement des êtres » (Hélène

Cixous) qui renvoient à la quasi animalité des racines.

20 Hélène Cixous, Le voyage de la racine alechinsky, Paris, éditions Galilée, 2012

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Figure 3. Éric Guglielmi, série « PARADIS PERDU », Cameroun, Lomié, Biba II, juin 2018.

Tirage platine Palladium. © Courtesy Galerie Maubert-Eric Guglielmi

Il arrive aussi, dans certaines œuvres littéraires ou visuelles, que des éléments végétaux semblent

hésiter sur leur propre statut. Le texte « Images terre à terre » du critique d’art Georges Didi-

Huberman, met en scène des racines qui n’en sont peut-être plus : « Ici (à Rio de Janeiro) on ne va

pas à la racine : ce sont les racines qui deviennent lianes dansantes, troncs excentriques, branches

innombrables, ramures obsidionales, et qui viennent à nous, courent de partout, nous prennent dans

leurs nœuds rythmiques 21 . » Certaines œuvres visuelles contemporaines (dessins, peintures,

photographies, sculptures) donnent lieu à des interrogations similaires : le photographe Éric

Guglielmi 22 , dans Cameroun Lomié Biba II (Fig. 3), présente un ensemble de ramifications issues

d’un tronc mort, témoignage désolé de déforestation intensive – branchages que l’imaginaire

pourrait fantasmer en racines lignifiées. Dans sa série des « Enchevêtrements » (Fig. 4), la céramiste

Claire Lindner 23 , s’inspirant de racines noueuses observées en 2016 dans les forêts canadiennes, a

21 Georges Didi-Huberman, « Images terre à terre », La besogne des images, sous la direction de Léa Bismuth et Mathilde Girard,

co-production Filigranes, Labanque-Béthune, 2019. Non paginé.

22 Éric Guglielmi : photographe et éditeur français, né en 1970 à Charleville-Mézières (Ardennes). Vit et travaille à Paris,

représenté par la galerie Maubert. Les photographies issues de ses nombreux voyages relèvent du documentaire engagé. Éric

Guglielmi donne à voir les incohérences et les angles morts de réalités géopolitiques qu’il connaît bien. Les êtres et les objets

ainsi photographiés, par-delà leur beauté propre, font mémoire des violences humaines qui les ont atteints. Publications :

Touba, voyage au cœur d’un islam Nègre, éd. Alternatives, 2007 ; Je suis un piéton rien de plus, éd. Gang, 2011 (sur les traces de

Rimbaud) ; What Happens, éd. Gang, 2015 (sur les problématiques des accords transfrontaliers).

23 Claire Lindner : céramiste française née en 1982 à Perpignan (Pyrénées-Orientales). Depuis 2006, participe à des expositions

collectives, notamment la « Scène française contemporaine » au Musée des Arts décoratifs de Paris (2011) et « Le Banquet » au

Grand Palais (2015), dans le cadre du Salon Révélations. En 2013, représente la France à la « Triennale européenne de la

Céramique et du Verre » du WCC-BF de Mons, en Belgique. Ce même lieu la choisit en 2016 pour le commissariat d’exposition

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assemblé des boudins de céramique qui s’enchevêtrent et se soutiennent délicatement. Le regard qui

les parcourt ne peut qu’hésiter : sont-ils en croissance ou en train de se replier ? Et d’ailleurs, s’agitil

de racines attirées par la terre, de tiges alanguies ou bien de tentacules, voire de doigts ? Auquel

cas on serait en présence d’une œuvre à la fois minérale (sa matière), végétale (son inspiration) et

animale (son attribution). Toutes ces représentations artistiques font écho aux ambiguïtés botaniques

des racines : rhizomes souterrains, mais qui sont des tiges et non des racines ; racines aériennes

comme des tiges ; racines d’arbres, dites longues ou de structure, qui se lignifient comme des

branches, tandis que d’autres, dites fines, ont plusieurs caractères rappelant ceux des feuilles 24 .

Figure 4. Claire Lindner, série « Enchevêtrements », Enchevêtrement n° 5, 2017, Grès chamotté émaillé,

20 x 31 x 23cm. Collection particulière.

sur le thème du « Nuage » – en résonance avec sa première exposition personnelle à la Galerie de l’Ancienne Poste en 2014,

intitulée « Measuring Clouds ».

24

Francis Hallé, « Des feuilles souterraines ? », Alliage n° 64, mars 2009, pp. 90-95

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35


3. Explorations

3.1. L’enracinement

La présence de racines n’est pas toujours nécessaire à la vie végétale : certaines plantes

aquatiques, épiphytes ou saprophytes n’en possèdent pas du tout, et certaines mousses ne se fixent

que par des poils fins et courts, les rhizoïdes. Par ailleurs rappelons que les organes souterrains

d’une plante ne sont pas toujours des racines : chez certains végétaux, les organes souterrains sont

des tiges 25 . Dans la grande majorité des cas cependant, ce sont de vraies racines qui poussent,

attirées par la terre, l’humidité et l’obscurité. Le géotropisme positif caractérise toutes les racines

souterraines ainsi que de nombreuses racines aériennes, qui poussent donc de la plante vers le sol.

Une radicule se forme, qui constituera la racine principale, puis des racines secondaires, qui

prendront plus ou moins d’importance selon les systèmes racinaires. Cependant, comme Darwin

l’avait déjà remarqué : « Le géotropisme […] détermine l’incurvation de la radicule vers le bas ;

mais cette force, très peu considérable, est tout à fait insuffisante pour perforer la terre. Cette

pénétration s’effectue parce que l’extrémité appointée (protégée par la pilorhize 26 ) est pressée vers

le bas, par suite de l’expansion longitudinale, ou de la croissance de la portion terminale rigide ;

cette dernière se trouve encore aidée par la croissance transversale, et l’action cumulative de ces

deux forces est considérable 27 . » Loin de subir passivement la gravité terrestre, les plantes déploient

donc des moyens considérables pour s’enraciner de plus en plus profondément. Elles croissent ainsi

en inventant leurs propres chemins, et sont sensibles 28 aux obstacles avant même d’être à leur

contact, ce qui leur permet de les contourner ; par ailleurs elles forment des systèmes racinaires qui

évoluent différemment selon la qualité du sol et la nature des plantes voisines.

Dans la nature, si les conditions sont favorables, une plante vivante s’enracine (activement) ;

dans le cas contraire, elle est déracinée (passivement). L’enracinement d’une plante est donc

caractérisé par l’accroissement de sa substance racinaire et par suite, de son rayon d’action

souterrain. Pour la philosophe Florence Burgat, « son enracinement se produit en un lieu qu’elle ne

détermine pas à partir d’elle-même et dont elle ne peut s’échapper 29 » mais cette affirmation est à

nuancer car, bien que la plante ne puisse jamais quitter son lieu d’origine, les extrémités de ses

racines ne cessent de s’en éloigner du fait de leur croissance indéfinie, et parfois de phénomènes de

réitération à partir de tiges, de branches ou de racines. Un dessin de cep de vigne ancienne par

l’artiste Raffi Kaiser 30 (Fig. 5) montre ainsi (sur la droite) une branche du cep en train de

s’enraciner.

25 Tiges souterraines : il en existe de plusieurs types : le drageon, rejet naissant sur racines ; le tubercule, organe de réserve à

l’extrémité d’une tige ou d’un entre-nœuds ; le rhizome, tige parfois tubérisée, garnie de racines adventives ; le bulbe, organe de

réserve formé de plusieurs couronnes de gaines foliaires charnues entourant une très courte tige qui émet quelques racines

adventives.

26 Pilorhize, ou coiffe : capuchon qui protège les tissus embryonnaires du méristème apical

27 Charles Darwin, La faculté motrice dans les plantes (trad. de l’anglais, annotations et préface par le Dr. Édouard Heckel), Paris,

Reinwald, 1882, p. 200

28 Sensibilité (biologique) : propriété (d'un être vivant, d'un organe) de réagir d'une façon adéquate aux modifications du milieu

29 Florence Burgat, Qu’est-ce qu’une plante ? Essai sur la vie végétale, Paris, Seuil, 2020, p. 103

30 Raffi Kaiser : artiste franco-israélien né en 1931 à Jérusalem. A étudié à Jérusalem, à Paris et à Florence. Après une retraite de

trois ans dans les déserts d’Israël (Judée et Néguev, 1978), il passe de la peinture de sujets imaginaires et colorés, au dessin de

paysages naturels en noir et blanc. En 1987, il fait un séjour de six mois en Chine ; les dessins qu’il en rapporte (Suite chinoise)

seront exposés au musée Guimet (1990). En 1991, il passe un an au Japon (montagnes et Kyoto), voyage qui donnera lieu à une

deuxième série de dessins (Suite japonaise) et à plusieurs expositions au Japon. Entre 1995 et 1997, il retourne dans le désert du

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Figure 5. Raffi Kaiser, Sans titre (Toscane), encre et plume, 76 x 56 cm, 2006. Photographie Francis

Wasserman. Collection de l'artiste © Raffi Kaiser

3.2. Entre tronc et racines

Les racines entretiennent avec la tige ou le tronc des rapports diversifiés : la plupart des racines

croissent sous terre, en une structure globalement symétrique de l’ensemble aérien de la plante.

Mais certaines racines, elles-mêmes aériennes, reviennent auprès du tronc de l’arbre support

qu’elles enserrent et étouffent, comme dans le cas emblématique du figuier étrangleur (voir le dessin

de Francis Hallé en Fig. 6).

Néguev, d’où il tirera sa Suite israélienne (dessins visibles dans le livre Paysages des origines, catalogue de l’Exposition du musée

de Cologne, Römisch Germanisches Museum, 1999-2000). L'œuvre de Raffi Kaiser est aujourd'hui exposée dans les musées et les

galeries du monde entier.

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Figure 6. Francis Hallé, Ficus étrangleur, forêt de Pakitza, Amazonie péruvienne, 2012. Crayon et encre

sur papier, 42 × 30 cm. Collection de l’artiste ©Francis Hallé

Dans un article paru en 2014, le philosophe Dov Bernard Hercenberg questionne la nature des

rapports qu’entretiennent tronc et racines au niveau du collet d’un arbre à cernes. Entreprise

difficile s’il en est, car la transition qui s’opère dans le collet entre le tronc et les racines, est

invisible : tout se joue à l’intérieur de la matière ligneuse, elle-même complexe en raison des

nombreuses racines imbriquées les unes dans les autres. Pour tenter de suivre le passage de l’unité

d’un fût (texture à cernes mono-centrée) à la pluralité de ses racines (chacune dotée de son propre

tissu à cernes), on a débité en tranches le collet d’un épicéa à plusieurs fûts 31 . Dans la Figure 7

(photographie d’une tranche de bois de 5 cm), des motifs circulaires et ovoïdes témoignent de

processus d’individuations racinaires : cinq ou six côté fûts (ici), une dizaine côté terre. Chez cet

arbre à cernes, le rapport de l’unique (le tronc) au multiple (les racines ou les branches) est

particulier car la structure des cernes reste partout la même. Dans une vision descendante, on

s’intéressera au passage entre le motif unique des cernes du tronc préexistant, et ce même motif,

répété à l’identique dans toutes les racines émergentes. Dans une vision ascendante au contraire, on

31 Travail de Ben Barman au Val Ferret (Valais, Suisse)

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prêtera attention à ce qui gouverne l’enracinement des racines en tant que tel, c’est-à-dire leur

manière tâtonnante et insistante de se frayer leur propre chemin. Les réflexions de l’auteur sur le

collet en tant que lieu de passage et espace partagé, sont inspirées en partie par la méditation

heideggérienne sur la vie comme volonté d’indépendance autant que coexistence. Comment le motif

des cernes peut-il « à la fois se ra ifier varier dans ses di ensions se r orienter et conserver sa

sp cificit structurelle » 32 ? Nous ne pouvons, dans le cadre de ce travail, faire droit à tous les

développements philosophiques mobilisés par Hercenberg à partir du collet de l’arbre, et aux

réflexions qu’il lui inspire en tant que cas particulier d’une réalité complexe et de mise à l’épreuve

de nos possibilités cognitives. À ce propos, l’auteur met le doigt sur la situation paradoxale où nous

place l’observation du collet, que nous avons l’impression de pouvoir saisir en totalité, alors même

que tout ce qui fait son être-ensemble est invisible car intérieur. De là, il en appelle à un

dépassement de l’expérience, motivé par le fait que le savoir, venant aussi de la culture dont nous

héritons, est plus vaste et antérieur à l’expérience sensible que nous tirons de nos perceptions.

Figure 7. Ben Barman (tronçonnage et polissage) et Dov Bernard Hercenberg (photographie),

Suivi des passages côté tronc, 2012

3.3. Anastomoses et symbioses

Une racine ne reste jamais seule. Pour vivre, elle a besoin de se démultiplier, de se ramifier en

radicelles qui forment un système racinaire étendu et plus ou moins enchevêtré. Il arrive aussi que

les racines de deux plantes fusionnent entre elles, formant des anastomoses qui leur permettent

d’échanger matières et signaux. Le plasticien Hubert Duprat 33 a utilisé cette figure dans son œuvre À

32

Dov Bernard Hercenberg, « Invisibilité de l’être-ensemble. Des racines et d'un arbre à cernes », entre vres Archives de

Philosophie, Tome 77, 2014/3, p. 512. Article disponible en ligne à l'adresse : https://www.cairn.info/revue-archives-dephilosophie-2014-3-page-507.htm

33

Hubert Duprat : artiste français né en 1957 à Nérac (Lot-et-Garonne), vit dans le sud de la France. Son œuvre est à la croisée de

l’art et de la science. L’histoire de l’artisanat et de l’artefact, le geste et le rapport à l’outil sont ses champs d’intérêt récurrents.

En 1983, il propose deux types de travaux bien différents : 1° des larves d’insectes aquatiques (trichoptères), qui ont pour

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la fois, la racine et le fruit (Fig. 8), un entrelacs de deux branches d’arbre ramifiées, serties de fines

plaquettes d’os polis évoquant l’ivoire, et clouées par des pointes. La matière principale de cette

sculpture (bois) est doublement occultée : par les lamelles osseuses qui la recouvrent, et par son titre

même, lié à la racine et au fruit. Ce sont bien des branches, mais qui ressemblent à deux racines

anastomosées. Le fruit annoncé est absent, sauf à le rapporter à l’œuvre elle-même…

Figure 8. Hubert Duprat, À la fois, la racine et le fruit, 1997-1998, bois et plaquettes d’os de bovins, 380 x

60 x 60 cm. Collection Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris,

© Hubert Duprat, ADAGP, Paris, 2020

Les racines aiment à se mélanger, non seulement entre elles mais avec toutes sortes d’éléments de

leur entourage, à commencer par la terre. Racines et terre sont d’ailleurs si inséparables que

déraciner totalement une plante s’avère impossible ! Plus précisément, certaines racines 34 établissent

des associations symbiotiques avec divers êtres vivants – microorganismes, bactéries et

champignons. Une des symbioses les mieux connues a lieu à l’intérieur des nodules racinaires de

légumineuses, qui hébergent des bactéries rhizobium ; celles-ci peuvent fixer une grande quantité

d’azote à partir de l’air, contribuant ainsi à la croissance des plantes. Encore plus importantes car

répandues dans l’ensemble du monde végétal, les mycorhizes (du grec mûkes/champignon et

rhiza/racine) ont été décrites pour la première fois en 1885 par le botaniste allemand Albert Frank

mais leur rôle n’est connu que depuis les années 1950. Ce sont des symbioses mutualistes entre

particularité d’utiliser des matériaux de leur environnement pour se construire un étui protecteur ; en plaçant dans leur

aquarium des perles, des paillettes d'or et des pierres précieuses, il les contraint à fabriquer de l’orfèvrerie. 2° des photographies

qui reproduisent la projection d'une portion de l'espace extérieur sur un mur de l'atelier de l'artiste, suivant la méthode de la

camera obscura. Au cours des années suivantes, il entame une réflexion sur la fragmentation et la recomposition. Le maître mot

de son œuvre est la marqueterie, par laquelle il fait se répondre des matières animales, végétales et minérales. Du 18 septembre

2020 au 10 janvier 2021, le Musée d’Art moderne de Paris lui consacre une première exposition rétrospective.

34 Il y a lieu de distinguer entre les « racines de structure » et les « racines fines » (voir Francis Hallé, « Des feuilles souterraines

? », dans Alliage n° 64, mars 2009). Seules les racines fines sont concernées par la symbiose mycorhizienne, qui existe dans 90%

des plantes.

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racines et champignons microscopiques du sol. Dans ces échanges de bons procédés (dans lesquels

on se gardera toutefois de voir de l’altruisme ou de la bienveillance), les racines fournissent aux

champignons le carbone dont ils ont besoin, et les champignons apportent à la racine de l’eau, des

sels minéraux (potassium, phosphore) et de l’azote.

Cette hybridation particulièrement intime – l’un des deux organismes pénétrant dans les tissus de

l’autre, voire même dans ses cellules – concerne l’immense majorité des plantes actuelles,

auxquelles elle apporte encore bien d’autres bénéfices. Grâce au réseau très étendu de leurs

filaments mycéliens microscopiques (hyphes), les champignons multiplient par cent ou mille la zone

explorée par les racines ; un seul champignon peut s’associer aux racines fines de nombreuses

plantes d’espèces différentes, et un seul gramme de sol forestier peut contenir près de 200 mètres

d’hyphes ! La mycorhize densifie également le système racinaire, ce qui accélère la croissance

végétale et enrichit la floraison et la fructification. Enfin les champignons renforcent les défenses

des plantes contre les attaques de pathogènes, parasites ou ravageurs, et leur permettent de mieux

résister aux stress dus à la pollution et au manque d’eau. Ce maillage interspécifique, que l’on a

comparé au réseau Internet, a encore d’autres effets surprenants : un même champignon

mycorhizien est capable par exemple d’interconnecter les systèmes racinaires de deux plantes en

transférant des molécules carbonées de l’une à l’autre ; et dans les sous-bois, les plantes qui

manquent de lumière, peuvent puiser leur nourriture chez les arbres environnants qui leur font de

l’ombre.

Toutes ces interconnexions ont inspiré le plasticien Fabrice Hybert 35 , frappé depuis quelques

années par tout ce que les arbres mettent en œuvre en termes de communications racinaires. Son

œuvre Paysage de mesures (Fig. 9), qui appartient à sa série de « peintures rhizomatiques », est une

sorte d’état des lieux aussi poétique que scientifique, une riche interprétation des contacts

« intelligents » entre racines issues d’arbres différents – contacts tactiles entre les extrémités de

racines multicolores paraissant se donner la main (au premier plan) ; contacts bioélectriques

représentés par un tracé ondulatoire entre les bases des deux troncs les plus centraux, chaque

sommet du tracé étant lui-même relié à l’arbre de l’arrière-plan. Cette interconnexion généralisée

des systèmes racinaires est redoublée par celle des troncs, chaque tronc d’un même groupe d’arbres

fusionnant avec les autres par sa base. D’autres ondes, venues du ciel, se ramifient comme des

branches ou des racines pour atteindre les divers arbres jusqu’en bas. Ce paysage conceptuel est

hors temps, les arbres de gauche, peints en gris, seraient plutôt nocturnes alors que ceux de droite,

verts, assument seuls la synthèse chlorophyllienne, tout en étant dépourvus de feuilles.

35

Fabrice Hybert ou Hyber : plasticien français né en 1961 à Luçon (Vendée), vit et travaille à Paris et en Vendée. Artiste

prolifique, Fabrice Hyber se déplace entre la peinture, le dessin, la sculpture, l'installation, la performance, la photographie et la

vidéo. Sensible aux sciences biologiques, astronomiques, mathématiques et physiques, il traduit leurs questionnements dans ses

œuvres. Ses Peintures homéopathiques montrent ainsi tout ensemble le sujet traité (paysage, corps ou objet) et les étapes du

processus créatif (calculs, documents de recherches, croquis, ou états d’esprit de l’artiste), qui font partie intégrante de l’œuvre.

Nombreuses expositions personnelles en Europe, aux États-Unis et en Asie. Lion d'or à la Biennale de Venise en 1997, Officier

dans l'Ordre des Arts et des Lettres depuis janvier 2012, Fabrice Hybert est élu à l’Académie des beaux-arts en 2018. Une dizaine

d’ouvrages lui sont consacrés.

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Figure 9. Fabrice Hyber, Paysage de mesures, 2019. Huile et fusain sur toile, 150 × 250 cm.

Collection de l'artiste © Fabrice Hyber

4. Devenir racine

4.1. Rêves fusionnels

Avant même que les botanistes ne voient dans les racines les plus formidables des messagers

souterrains, les poètes et les artistes les ont rêvées de diverses manières, voire se sont rêvés en elles.

Dans les années 1830, l’écrivain Maurice de Guérin s’imagine ainsi fusionner avec les vies

minuscules qui colonisent les racines : « Je voudrais être l’insecte qui se loge et vit dans la radicule,

je me placerais à la dernière pointe des racines et je contemplerais l’action puissante des pores qui

aspirent la vie ; je regarderais la vie passer du sein de la molécule féconde dans les pores qui,

comme autant de branches, l’éveillent et l’attirent par des appels mélodieux. Je serais témoin de

l’amour ineffable avec lequel elle se précipite vers l’être qui l’invoque et de la joie de l’être.

J’assisterais à leurs embrassements 36 . » Dans cet extrait, l’exaltation romantique propre à cet auteur,

va de pair avec une exactitude botanique remarquable pour son époque.

Dans une veine similaire, citons un nouvel extrait du Dialogue de l’Arbre de Paul Valéry, dans

lequel le poète et philosophe Lucrèce se voit fusionner, par-delà la racine, avec la plante tout

entière : « … Je voulais te parler du sentiment que j’ai, parfois, d’être moi-même Plante, une Plante,

qui pense, mais ne distingue pas ses puissances diverses, sa forme de ses forces, et son port de son

lieu. Forces, formes, grandeur, et volume, et durée ne sont qu’un même fleuve d’existence, un flux

dont la liqueur expire en solide très dur, tandis que le vouloir obscur de la croissance s’élève, éclate,

et veut redevenir vouloir sous l’espèce innombrable et légère des graines. Et je me sens vivant

l’entreprise inouïe du Type de la Plante, envahissant l’espace, improvisant un rêve de ramure,

plongeant en pleine fange et s’enivrant des sels de la terre, tandis que dans l’air libre, elle ouvre par

degrés aux largesses du ciel des milliers verts de lèvres... Autant elle s’enfonce, autant s’élève-t-elle

36 Maurice de Guérin, Le cahier vert, Paris, éd. Le Divan, I, 1832-1835, p. 246

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: elle enchaîne l’informe, elle attaque le vide ; elle lutte pour tout changer en elle-même, et c’est là

son Idée !... Ô Tityre, il me semble participer de tout mon être à cette méditation puissante, et

agissante, et rigoureusement suivie dans son dessein, que m’ordonne la Plante 37 ... » Par cette

merveilleuse vision onirique, le poète saisit la totalité de la plante dans son élan vital indivis ; avec

elle et en elle, il participe, de façon aussi rigoureuse que mystique, aux mouvements aériens et

souterrains du grand « fleuve de la vie ». C’est enfin un rêve de fusion au-delà des formes, que nous

offre François Solesmes, une identification aux conditions obscures de la vie racinaire : « Pénétrer le

dédale. Se faire nuit enclose et sève aveugle que l’on exhorte et fourvoie de fourche en fourche 38 . »

4.2. Pensées radicales

De nombreux auteurs – philosophes, écrivains, plasticiens, botanistes de toutes les époques – ont

usé de l’analogie entre l’homme et la plante : l’arbre en particulier, figure emblématique de

l’homme debout. Par ailleurs, l’altérité de la vie végétale au regard de la vie animale (humaine ou

non) fait l’objet d’un large consensus. Nous voici donc contraints de penser aux plantes en termes de

similitude et d’opposition par rapport aux humains que nous sommes… Cette situation inconfortable

constitue le point de départ des débats contemporains sur le statut philosophique des plantes en tant

qu’êtres vivants.

Tentons brièvement de cerner plus précisément l’altérité supposée des végétaux et ses

conséquences sur les regards et les comportements humains envers le monde végétal. L’autotrophie

qui résulte de la synthèse chlorophyllienne, est sans conteste la spécificité majeure des plantes, et

leur altérité à cet égard est en effet radicale. Concernant l’individualité, la sensibilité et

l’intelligence, plusieurs thèses s’affrontent. Notre propos est simplement d’en indiquer les grandes

lignes et les principaux enjeux, dans la mesure où elles retentissent sur les diverses manières de

concevoir les racines.

Pour la plupart des auteurs, la plante n’est pas un individu : elle germe mais ne nait pas, et sa

mort n’est jamais due à une nécessité interne ; elle est dépourvue de centre intégrateur tel que le

système nerveux central des animaux, responsable de la vie vécue par un organisme ; la plante « ne

sait pas, elle n’utilise rien, elle n’a ni besoins, ni projets, ni buts. Nous parlons un langage

d’animaux qui se prête mal à la relation d’une vérité végétale 39 . » S’il faut donc renoncer à dire

scientifiquement une « vérité végétale », celle-ci peut être approchée par d’autres voies – une

science poétisée, comme sous la plume du botaniste Jacques Tassin : « Tout en l’arbre est ouvert et

offert au monde. […] L’arbre concilie les contraires, transcende les frontières, multiplie

l’intersubjectivité en connectant entre eux les êtres vivants 40 . » ; la littérature, comme dans cet

extrait de L’arbre-monde de Richard Powers : « Les arbres de Patricia sont bien plus sociables

qu’elle-même n’aurait pu le soupçonner. Il n’y a pas d’individus. Il n’y a même pas d’espèces

séparées. Tout ce qui est dans la forêt est la forêt. La concurrence n’est pas séparable des multiples

saveurs de la coopération 41 . » ; la philosophie, quand Raymond Ruyer se demande, dans une étude

consacrée à l’individualité 42 , s’il est possible d’être « plus ou moins un individu », et conclut qu’en

37 Paul Valéry, op. cit., p. 177-178

38 François Solesmes, op. cit., p. 27

39 Francis Hallé, Éloge de la plante. Pour une nouvelle biologie, Paris, Seuil, 1999, p. 324

40 Jacques Tassin, Penser comme un arbre, Paris, Odile Jacob Poches, 2018, p. 34

41 Richard Powers, L’arbre-monde, traduit par Serge Chauvin, Paris, Cherche Midi 10/18, 2018, p. 221

42 Raymond Ruyer, « L’individualité », Revue de métaphysique et de morale, n° 47, vol. 3, 1940, p. 286

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biologie, « l’individualité est un caractère flottant » et que les organismes multicellulaires, dans leur

diversité, montrent « tous les degrés possibles d’individualité ».

Au début des années 2000, de nouvelles recherches, portant sur la communication végétale,

postulent l’existence d’une sensibilité multiple se déployant en authentique « intelligence végétale ».

Le professeur Stefano Mancuso, de l’université de Florence, signe en 2006, avec cinq

collaborateurs, un article destiné à fonder une nouvelle discipline scientifique, la « neurobiologie

végétale » 43 . De nombreux ouvrages et films ont émergé récemment autour de ces questions, et sont

souvent devenus des best-sellers (pour le meilleur et pour le pire) ; dus aux biologistes eux-mêmes 44

mais aussi à un ingénieur forestier 45 , à des écrivains 46 , à des philosophes 47 et des réalisateurs 48 (liste

indicative), ils ont fortement contribué au débat public, toujours vigoureux à l’heure actuelle.

Pour nous en tenir aux racines, l’analogie fonctionnelle entre la racine et le cerveau a une longue

histoire : au Moyen Âge, pour Guillaume de Conches, la tête de l’homme « est comme sa racine » ;

au XIX ème siècle, Darwin le dira lui aussi, avec cette précaution de langage : « Il est à peine exagéré

de dire que la pointe radiculaire […] agit comme le cerveau d’un animal inférieur. » Notons

cependant qu’à la même époque, Lorenz Oken attribue la fonction cérébrale à la fleur et non à la

racine : « La fleur est le cerveau des plantes, le correspondant de la lumière, qui reste ici sur le plan

du sexe. On peut dire que ce qui est sexe dans la plante est pour l’animal cerveau, ou que le cerveau

est le sexe de l’animal 49 . » De nos jours, les promoteurs de l’intelligence végétale ont renchéri sur

l’analogie racine-cerveau, qu’ils ont transformée en réelle équivalence – au prix d’une réduction de

la polysémie originelle du terme intelligence (celle-ci étant alors définie uniquement comme la

capacité des êtres à communiquer entre eux et à s'adapter à leur environnement), et au risque

d’utiliser à propos des plantes un langage truffé de termes psychologisants (instinct maternel,

solidarité, émotions, conscience, etc.) qui suggèrent une intériorité peu adaptée aux organismes

végétaux. Notons cependant l’approche subtile de Jacques Tassin : « S’il faut leur reconnaître une

intelligence, c’est d’abord dans leur capacité, en se décentrant, à composer en permanence avec le

monde 50 » et la position audacieuse d’Emanuele Coccia, qui, tout en adhérant à la thèse de

« l’intelligence végétale », vise plus spécifiquement à « élargir le sens des notions de savoir et de

pensée, dans une direction opposée à celle de l’aristotélisme. Non pas faire de l’intellect un organe

séparé, mais bien de le faire coïncider avec la matière 51 . »

Tout comme le monde végétal dans son ensemble, les racines, qui inspirent aux humains tant de

rêves et de créations, suscitent aussi en eux des pensées articulées voire des théories quant à leurs

43 Anthony Trewavas, Plant Behaviour and Intelligence, Oxford University Press, 2014 : Stefano Mancuso et Alessandra Viola,

L’Intelligence des plantes, Paris, Albin Michel, 2018. Voir aussi Jacques Tassin, Penser comme un arbre, Paris, Odile Jacob, Essais,

2020.

44 Jacques Tassin, À quoi pensent les plantes ? Paris, Odile Jacob, 2016, p. 120

45

Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres, Paris, Les Arènes, 2017

46 Richard Powers, op. cit.

47

Florence Burgat, op. cit. ; Emanuele Coccia, op. cit.

48 L’intelligence des arbres, documentaire de Julia Dordel et Guido Tölke, 2017

49

Lorenz Oken, Lehrbuch der Philosophie, 3 ème éd., Zürich, Friedrich Schultheiss, 1843, p. 218

50

Jacques Tassin, op. cit., p. 43

51

Emanuele Coccia, op. cit., p. 134

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44


fonctions biologiques et leur statut philosophique. Au-delà des controverses dont nous avons

brièvement fait état, il est incontestable à l’heure actuelle que la plante n’est pas cantonnée à la vie

passive dont on l’a longtemps créditée. Par son propre enracinement, elle s’unit à la terre dont elle

devient inséparable : ses racines, qui ne cessent de croître et de se ramifier, voire de se réitérer,

étendent son terrain d’action et déjouent son apparente immobilité.

Pour Emanuele Coccia, cette « immersion est une relation plus profonde que l’action et la

conscience – elle est en deçà de la praxis comme de la pensée. […] En cela, les plantes nous

donnent à voir la forme la plus radicale de l’être-au-monde. » Une radicalité qui agit sur le monde

sans « nul besoin de fabriquer un objet différent de soi (en déversant de la matière en dehors de sa

peau) ni de percevoir, de reconnaître, de viser directement et consciemment une portion du monde et

vouloir le changer 52 . » En bonne logique, il n’y aurait donc pas plus radical que les racines, et leur

radicalité renverrait à la profondeur même de l’exister, autrement dit à ce qu’on pourrait se hasarder

à appeler une vérité racinaire. Et pourtant, c’est en vain que l’on chercherait dans un dictionnaire, à

la rubrique « Botanique », le terme radicalité ; en s’appropriant le sens fondamental et originaire de

radical, les sciences humaines en ont dépossédé les racines… Leurs éléments peuvent bien être

radicaux, à condition d’oublier leur radicalité même 53 ! Quant à l’adjectif racinaire, il n’appelle

aucune « racinarité »… Autre étrangeté lexicographique, dans la famille des termes apparentés à

racine, le verbe radicaliser semble en être encore plus éloigné que radicalité : les racines végétales

ne se radicalisent pas plus qu’elles ne sont susceptibles d’être radicalisées… On voit ici comment un

champ lexical peut migrer en se détournant de son domaine originel.

Dans son texte « Images terre à terre », Georges Didi-Huberman tente pourtant de définir ce que

pourrait être une radicalité des racines : « ce serait justement qu’elles sont là et non pas au-delà,

juste sous nos pas, tout autour de nous, et non pas dans le ciel des idées, et pas plus au fond

archétypique de quelque source “véritable” ou antiquité “inaccessible”. De l’inaccessible, il y en a,

bien sûr. Les racines, nous ne pouvons jamais les voir tout à fait, les saisir – maîtriser leur logique –

ou les tenir entièrement entre nos mains. Elles sont faites de latences, d’oublis, de destructions,

d’intermittences 54 … » On retrouve bien dans cette vision de la radicalité racinaire, la vie ancrée ici

et maintenant, mais du fait de sa discontinuité, cette vie est vouée à nous échapper partiellement.

Poursuivant sa réflexion, Didi-Huberman revient sur le sens du verbe radicaliser et s’interroge :

« Radicaliser, est-ce vraiment aller à la racine des choses ? Ma petite promenade dans la forêt fait à

cela deux objections. Premièrement, on ne va pas “à la racine” parce que la racine n’existe pas : il

n’y a que des racines, une quantité nécessairement indéfinie, pullulante et incalculable, vivace et

monstrueuse quelquefois, de racines. Une seule racine, à supposer que l’on puisse l’isoler, produit le

plus souvent d’innombrables bifurcations radiculaires. Freud avait un mot pour cela, le mot

“surdétermination”. Sans compter le “rhizome” selon Deleuze et Guattari. J’ai l’impression, ici, que

si je tirais très fort un seul brin, un seul bout de ce réseau, c’est toute la forêt, peut-être même toute

la montagne qui sortiraient d’elles-mêmes 55 . »

Toujours est-il que l’origine végétale de radicaliser est incontestable, ce qui nous invite à

concevoir la pensée radicale comme étant réellement à l’image des racines – enracinée mais

mouvante, audacieuse et connectée à d’autres pensées. Didi-Huberman, encore : « Parce que les

52 Ibid., p. 56

53

En botanique, « radical » se dit d'un élément lié aux racines de la plante, par exemple des feuilles qui naissent au collet de la

plante. Mais la « radicalité » botanique est introuvable…

54

Georges Didi-Huberman, « Images terre à terre », op. cit.

55 Ibid.

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45


racines ne font pas que fixer l’arbre à la terre mais lui assurent aussi quelque chose comme un

mouvement migratoire qui le fait “toucher” d’autres arbres – selon un processus dit d’anastomose –,

la pensée radicale serait donc une pensée capable de migrer hors d’elle-même, une pensée capable

de mettre en question ses propres fondements […] Être radical, ne serait-ce pas, alors, être capable

de se déraciner soi-même, de faire migrer son propre terrain de pensée, de s’inventer des sortes de

“radicaux libres” ? Être radical, ne serait-ce pas, tout simplement, savoir changer de radical 56 ? »

Les botanistes contemporains nous avaient déjà invités à assumer des « vertus végétales » telles que

l’humilité, la patience, la coopération… Georges Didi-Huberman est à la fois plus prudent et plus

novateur, comme s’il avait fait sienne non seulement la part incertaine de la vie racinaire mais aussi

ses percées libératrices.

56 Ibid.

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Une analyse non-substantialiste de l’architecture et

du paysage

A non-substantialist analysis of architecture and landscape

Louis Vitalis 1 , Franck Li 2 , Malvina Apostolou 3 , François Guéna 4

1 Docteur en architecture, enseignant-chercheur au laboratoire de Modélisations pour l’Assistance à l’Activité

Cognitive de Conception (MAACC-MAP) à l’ENSA de Paris-La-Villette

2 Doctorant au laboratoire MAACC-MAP à l’ENSA de Paris-La-Villette

3 Doctorante au laboratoire MAACC-MAP à l’ENSA de Paris-La-Villette

4 Professeur à l’ENSA de Paris-La-Villette et Directeur du laboratoire MAACC-MAP

RÉSUMÉ. Un paysage dès lors qu’il est aménagé soulève la question de sa conception. L’architecture est également

concernée par la conception spatiale, théorisée par l’architecturologie. Ces recherches peuvent-elles profiter aux

études du paysage ? Cet article vise à tester l’opportunité d’un croisement entre ces deux arts : architecture et

paysage. Le but est de permettre une étude scientifique des processus créatifs, qui analyse les caractères communs

en se détachant des évidences substantielles. Afin d’y parvenir, l’idée que le paysage puisse entrer dans le champ de

l’architecturologie est développée dans un premier temps. Un travail effectif d’interprétation architecturologique

s’ensuit dans un deuxième temps, à travers trois situations paysagères : le cas du concours du parc de La Villette de

1982, le jardin chinois traditionnel de Suzhou et le nouveau quartier de Clichy-Batignolles organisé autour du parc

Martin Luther-King. Enfin, après avoir repéré des similitudes et différences témoignant de cet apport, un croisement

avec la mésologie d’Augustin Berque est réalisé dans le but d’enrichir la compréhension des différences entre ces

conceptions paysagères dans leur rapport avec leurs milieux respectifs. Ainsi, l’architecturologie offre une description

abstraite de la conception paysagère sans pour autant en exclure d’autres.

ABSTRACT. Landscape as a planning activity, raises the question of its design process. Spatial design concerns also

architecture, and has moreover been studied by architecturology, a french design theory. Can this research benefit

landscape studies? This article aims to test the relevance of a crossover between these two arts: architecture and

landscape. The purpose is to enable a scientific study of creative processes that analyses the common features

detached from the substantial evidence. First, we will explore the applicability of the architecturological theory to other,

non-architectural objects. Second, we pursue an empirical architecturological interpretation of three landscape

situations: the competition for the park of La Villette in 1982, the traditional Chinese garden of Suzhou and the Clichy-

Batignolles district organised around the Martin Luther-King park. This work allows to identify similarities and

differences between these landscape designs and thus supports the relevance of a landscape architecturology.

Finally, to better understand the role of cultural context in design, a crossover with Augustin Berque's mesology is

carried out. Thus, architecturology enables an abstract analysis of landscape design among others possible.

MOTS-CLÉS. conception, architecturologie, mésologie, échelle, parc, jardin, paysage.

KEYWORDS. design, architecturology, mesology, scale, park, garden, landscape.

Introduction

« Ni en architecture, ni en géographie, en principe on ne peut faire abstraction du monde

sensible et de l‘existence humaine, qui en est la mesure. Non seulement l‘on ne peut pas en

faire abstraction mais c‘est l‘étude ou l‘aménagement de cette échelle même — de ce rapport

entre l‘humain et le terrestre — qui motive et la géographie et l‘architecture ! » 1

Cette remarque d‘Augustin Berque nous intéresse parce qu‘elle met sur le même plan géographie

et architecture. Il suggère dans son livre que la question de l‘échelle est importante pour se saisir de

la question du paysage, mais qu‘elle est aussi affaire d‘« aménagement ». C‘est-à-dire non pas d‘un

1 Berque, 2010, 114-15

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paysage déjà là, donné, mais conçu. Pour ces raisons il nous apparaît qu‘une théorie de l‘échelle à

même de décrire des processus de conception serait utile à la recherche en paysage. Or il existe une

telle théorisation : l‘architecturologie 2 . En se focalisant sur le processus de conception, elle se

détache d‘une analyse de l‘architecture comme substance réalisée. Mais elle porte apparemment sur

l‘architecture. Est-ce un obstacle ? Voilà la question que pose cet article.

Deux mots sur l‘architecturologie : l‘échelle y est définie comme une opération d‘attribution de

mesure. Le réel de l‘architecte n‘est pas donné, mais construit. Il ne saurait prendre les mesures de

son architecture puisque celle-ci n‘existe pas encore. Il lui faut d‘abord les lui donner. Mais il y a

avant tout une pluralité d‘échelles qui résulte des différentes modalités d‘attribuer des mesures à

l‘espace. Les échelles opèrent selon des référents extérieurs qui jouent le rôle de « mesurant »

permettant d‘attribuer des mesures à des dimensions, soit des entités de l‘espace mentalement

découpées. En fonction des références (vue, usage, structure porteuse…) des classes d‘échelles sont

définies (échelle de visibilité, fonctionnelle, technique…). La conception est alors

architecturologiquement décrite comme le jeu complexe de relation entre différentes échelles. Pour

situer l‘ambition de ce travail théorique, il faut comprendre qu‘il vise une certaine généralité.

Chaque projet d‘architecte est singulier c‘est entendu. Mais l‘architecturologie s‘attache à déceler ce

qui peut être commun dans les manières d‘opérer des concepteurs. Il s‘agit in fine d‘un langage

conceptuel permettant d‘enseigner la conception ou encore de comparer des conceptions malgré les

distances historiques et culturelles 3 .

Ce langage peut-il alors déceler quelque chose de commun entre le paysage et l‘architecture

indépendamment de leur substance ? Si l‘idée d‘une architecturologie du paysage a pu être

aperçue 4 , nous chercherons ici à la développer. Nous établirons, dans un premier temps, pourquoi

l‘on peut considérer l‘architecturologie de jure utile pour parler du paysage. Dans un second temps,

l‘on envisagera comment de facto cela peut avoir lieu.

I. Architecturologie – au-delà de l’architecture

L’interprétation axiomatique

Il nous faudra d‘abord clarifier la situation discursive en posant la question suivante : pourquoi

l‘architecturologie ne concernerait que l‘architecture ? Il s‘agit de revenir sur l‘évidence verbale de

cette association, sur ce qui semble acquis : la raison principale de l‘association architecturearchitecturologie,

repose sur le terme. L‘étymologie « architecturo-logie » indique la présence de

l‘architecture. Mais cette présence est-elle uniquement étymologique ?

Si l‘on pose la question de savoir pourquoi l‘architecturologie se nomme architecturo-logie, on

s‘interroge finalement sur ce que l‘architecturologie est susceptible de nommer architecture. Il

semble que ce soit un problème de définition (qu‘est-ce qu‘on appelle architecture en

architecturologie ?) que l‘on voudrait toutefois distinguer d‘une question essentialiste du type

2 Initiée par Philippe Boudon aux débuts des années 1970, elle est le fruit d’un collectif de chercheurs des ENSA de Nancy et de

Paris-La Villette.

3 Pour compléter cette brève présentation, se référer au manuel (Boudon, Deshayes, Pousin, & Schatz, 1994/2000) ou à

l’ouvrage introductif (Boudon, 1992).

4 Catherine Chomarat-Ruiz s’est penchée sur l’architecturologie dans le but de construire sa « paysagétique ». Elle conclut qu’« il

n’existe pas une approche des sciences de la conception qui *...+ pourrait être transposée au paysage de façon satisfaisante »

(Chomarat-Ruiz, 2014, p. 199). Philippe Boudon pour sa part considère que l’interprétation de Catherine Chomarat-Ruiz procède

d’« une fausse interprétation de l’échelle » (Boudon, 2015). Pour sortir de cette impasse, cet article veut proposer de

reconsidérer la question.

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« qu‘est-ce que l‘architecture ? » (question à laquelle on n‘a jamais fini de répondre, parce que

n‘ayant pas de cadre).

Pour comprendre ce que l‘architecturologie sous-entend par architecture, il faut rappeler sa

question scientifique principale, celle d‘expliciter comment l‘architecte donne des mesures à

l‘espace. Car le système conceptuel qu‘elle a construit pour éclairer cette question donne en creux

une idée de ce qu‘elle entend par architecture. Cette question repose sur la conjonction de deux

postulats fondamentaux : toute architecture est conçue et toute architecture est mesurée.

S‘il y a architecture donc, ce n‘est que par ces deux aspects ; « l‘architecte », du point de vue

architecturologique, n‘est architecte que parce qu‘il donne des mesures et n‘importe quel individu en

ce sens est architecte dès lors qu‘il donne des mesures, quels que soient son titre ou sa formation

(l‘architecturologie ne vise pas une connaissance sociohistorique, à chaque théorie son objet).

L‘architecturologie n‘aurait-elle alors pas gagné à s‘appeler spatiologie, designologie… ? face à

cette question de mots, un anti-essentialisme poppérien fournit une issue thérapeutique : les

querelles de mots sont sans importance, ce qui compte ce sont les faits. Peut-être alors

qu‘architecturologie est un très mauvais mot, peu importe.

Le problème qui nous importe est alors curieusement similaire à celui qui s‘est posé dans la

réflexion sur les axiomatiques, ces constructions logiques qui cherchaient à représenter la structure

de théories pour notamment évaluer leur cohérence indépendamment de leur contenu substantiel.

Comme l‘indique le logicien Robert Blanché, la question est de se détacher d‘intuitions naturelles

pour se limiter à ce qui est explicitement énoncé dans la structure d‘une théorie. Il s‘agit donc de ne

pas faire dire plus à la théorie que ce qu‘elle contient ou que la combinaison de ses éléments permet

d‘énoncer. Ainsi la logique raisonne sur des propositions abstraites, symbolisées par des lettres, pour

évacuer un sens vague véhiculé par les mots d‘usage courant. Le sens est fixé par les postulats, «

lesquels énoncent quelles relations logiques soutiennent entre elles ces notions » (Blanché [1955]

1990, 37-38).

Ces relations logiques vont alors structurer ce que Blanché appelle des définitions implicites.

Cette notion nous permet alors d‘échapper au problème qui concerne la définition et le sens, en les

faisant reposer non sur ce que ces mots signifieraient en eux-même, mais sur ce qu‘un système

conceptuel définit de manière implicite. Il sera alors fécond de suivre cette perspective axiomatique

et en particulier l‘idée suivante : « Considérons maintenant une seule de ces multiples axiomatiques

d‘une théorie concrète. Puisque le sens de ses termes, et par conséquent de toutes ses propositions,

n‘est fixé par les postulats que de façon équivoque, on pourra toujours, si l‘on trouve plusieurs

systèmes de valeurs qui satisfont également à l‘ensemble des relations énoncées par les postulats, en

donner des interprétations concrètes diverses ou, autrement dit, choisir entre plusieurs réalisations.

Ces réalisations concrètes d‘une axiomatique sont appelées ses modèles » (Blanché [1955] 1990, 45-

47). Il y a donc trois niveaux qui peuvent être schématisés selon la Figure 1 :

Figure 1. Les trois niveaux de la réflexion axiomatique (schéma L.Vitalis d’après Blanché, 1955/1990)

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Si l‘on applique à l‘architecturologie cette distinction en se limitant ici au rapport de la théorie à

ses interprétations 5 , la situation est alors décrite par la Figure 2 :

Figure 2. Le rapport architecturologie/architecture en tant que rapport théorie/interprétation

(schéma L.Vitalis)

Ce qui importe ici est l‘idée que l‘architecture n‘est qu‘une des interprétations concrètes de

l‘architecturologie (un de ses modèles). Dès lors, d‘autres modèles sont possibles et il existe, en

droit, une multitude d‘interprétations possibles de l‘architecturologie. Et si l‘on s‘interroge alors sur

les raisons pour lesquelles l‘architecturologie pourrait intéresser d‘autres domaines, il est possible

d‘arguer que, repartant des postulats, c‘est le cas pour tout domaine concerné par la conception et la

mesure. Voici deux de ces domaines :

Architecturologie du Testament d’un excentrique de Jules Verne

Ce roman de Jules Verne, qui raconte les péripéties de six héritiers potentiels à travers les USA, a

pour sujet le pays lui-même en quelque sorte. En cela il pose une question de conception littéraire

puisqu‘il tente de faire entrer un immense territoire… en 250 pages. Lorsque l‘auteur se pose cette

question, il est face au problème de devoir transformer un espace à (au moins) deux dimensions, en

une narration linéaire d‘une dimension. La solution trouvée est celle d‘un jeu de l‘Oie, où chaque

case est un état. Le notaire déplace les pions représentant les héritiers et leur télégraphie l‘endroit où

se rendre.

Ce choix de conception a pu être architecturologiquement décrit comme une échelle de modèle

(Boudon 1988), le jeu de l‘Oie étant pris comme modèle pour réutiliser sa structuration linéaire de

l‘espace dans celle des chapitres du livre. Le concepteur du roman par ce choix met également en

place une échelle extension, car faisant jouer les coups de dés qu‘il désire au notaire, il pourra

agrandir à souhait le roman pour ajuster le nombre de pages. Cette structure faisant correspondre un

coup de dés à un chapitre, et donc à une histoire dans l‘histoire simplifie le travail de l‘écrivain par

une échelle économique qui permet de découper le travail d‘écriture complexe en fragments

simples.

5 La question de la construction axiomatique formelle de l’architecturologie sera laissée de côté ici. Si une première base a été

posée dans (Boudon, Decq, Deshayes, de Gandillac, & Schatz, 1975, p. 72‐91), les débats qu’elle appelle — du fait notamment de

son inspiration wittgensteinienne et de l’état précoce de la théorie en 1975 — engageraient à des développements qui ne sont

pas l’objet de cet article.

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Figure 3. Le noble jeu des États-Unis d’Amérique (Jules Verne)

Architecturologie du poème optique de Man Ray

Cette œuvre de Man Ray se présente comme un texte où les mots et phrases ont été représentés

par des traits qui marquent simplement la série prosodique des unités signifiantes en les vidant de

tout signifié. En considérant ce « poème » comme la mise en œuvre d‘une échelle optique (Boudon,

2004) l‘architecturologie permet de décrire comment des dimensions – les mots du poème – sont

mesurées en fonction de références, ici le rythme visuel, et pour une pertinence rythmique

(accélération ralentissement…).

Figure 4. Poème optique à la manière de Man Ray (source : L. Vitalis)

Certes cette opération de conception ne suffira pas à la conception complète du poème (il manque

des mots), mais de même que l‘architecturologie ne prétend pas décrire l‘architecture complètement,

elle permet de se focaliser ici sur un aspect particulier de la poésie. L‘architecturologie permet de

décrire une phase précoce de la conception dans laquelle il s‘agit d‘« intentionner un poème avant

même qu‘il y ait poème » (Boudon 2004, 20).

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Dès lors d‘autres exemples d‘échelle optique pourront être trouvés dans le poème de Mallarmé,

« Un coup de dés jamais n‘abolira le hasard », qui, par les mesures qu‘il attribue à la taille des mots,

à leur distance et leur position sur la feuille, évoque visuellement le lancer de dé et l‘apparition du

hasard. À partir de cet exemple un travail systématique a proposé des hypothèses d‘application de

14 échelles architecturologiques à des poèmes et romans divers (Boudon 2004, 21-22).

Ces deux cas indiquent qu‘en plus de l‘architecture, la littérature et la poésie sont des domaines

d‘interprétation possibles pour l‘architecturologie. Si le paysage peut être considéré comme un objet

artificiel spatial (artificiel au sens de Herbert A. Simon : qui est conçu), il semble être alors un

domaine opportun pour l‘architecturologie. Cela ne signifie alors aucunement de faire du paysage

une architecture. L‘architecturologie n‘implique pas, selon nous, de substance architecturale.

II. Quelques descriptions architecturologiques de projets de paysage

Maintenant que la possibilité d‘une architecturologie du paysage est établie en droit, nous

envisagerons comment elle fonctionne empiriquement. Soit des situations paysagères différentes,

éloignées historiquement et culturellement : comment pouvons-nous les comparer ? L‘expérience

qui est proposée est de produire une interprétation architecturologique de ces paysages. Le fait que

les concepts de l‘architecturologie permettent d‘exprimer des différences et des similitudes de ces

cas sera considéré comme signifiant un apport possible de l‘architecturologie à l‘analyse de la

conception paysagère. Pour ce faire nous analyserons trois cas : le concours du parc de La Villette

de 1982, le jardin chinois traditionnel de Suzhou et le nouveau quartier de Clichy-Batignolles

organisé autour du parc Martin Luther-King.

A. Parc de la Villette

Le concours pour le parc de La Villette de 1982 proposait aux concepteurs de réfléchir à un parc urbain

de 55 ha. À l‘issue d‘un premier tour du jury 9 prix ex-aequo sont décernés dont plus de la moitié des

mandataires sont architectes : Van Gessel, Ariola, Gouvennec, Koolhaas et Tschumi, et presque autant de

paysagistes : Vexlard, Anderson, Lassus et A. Chemetoff (EPPV 1982). Voyons maintenant trois extraits de

leurs projets :

Les haies du parc de Bernard Tschumi

Focalisons-nous sur la couche dite des « lignes » dans la fameuse axonométrie éclatée pointslignes-surfaces

du projet de Bernard Tschumi. Les lignes représentent du végétal ; pourtant les

différentes représentations (cf. Figure 3) montrent des dessins très géométriques dont l‘abstraction

ne correspond pas à l‘idée d‘une nature libre. Cette façon de dessiner le végétal interroge sur la

manière dont les concepteurs ont appréhendé le paysage.

Le fait que les haies sont dessinées comme des lignes ne peut être tout à fait fortuit, mais révèle

une intention. L‘architecturologie permet alors de décrire ce cas de conception comme un

découpage général en trois niveaux de conception : points, lignes et surfaces. Ce découpage procède

de la surdétermination d‘une échelle sémantique (référence aux mots de Kandinsky dans son livre

Point et ligne sur plan), d‘une échelle géométrique (en référence à des qualités géométriques

prédéfinies) et d‘une échelle fonctionnelle (en référence à des usages : des promenades dans les

lignes, des buvettes, kiosques et abris divers dans les points), des surfaces appropriables par des

activités sportives par exemple.

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Figure 5. Extraits des différentes axonométries du projet de Bernard Tschumi (source : extraits de Bernard

Tschumi Architects, montés à partir de (Tschumi 1982, 11), (Tschumi 2014, 43), (Tschumi 1989, 17, 7)).

Chaque niveau est ensuite conçu de manière relativement indépendante. Les lignes sont

notamment à nouveau découpées selon une échelle fonctionnelle : traversée rapide, lente, ou

promenade sinueuse. Enfin, la conjonction des trois niveaux a pour pertinence de produire des

situations de rencontres inédites entre espaces et activités. L‘idée de « patiner dans la serre tropicale

au son du piano » (Tschumi 1984, 34) en est un exemple.

Le caractère géométrique du traitement du végétal trouve ainsi une explication au niveau de la

conception : le découpage général du projet selon des références géométriques permet de traiter

l‘ensemble du programme (références fonctionnelles) malgré sa complexité en une suite

d‘opérations selon une pertinence globale : celle de rencontres inédites.

Certes, le fait que la description architecturologique fonctionne pour ce cas peut être lié au fait

que les concepteurs approchent le paysage en architectes. Ainsi, l‘architecte Luca Merlini, le

collaborateur de Bernard Tschumi lors du concours, affirme lors d‘un entretien : « Le programme

n‘était pas le programme d‘un parc, mais c‘était peut-être le programme d‘un morceau de ville, […]

le végétal, n‘était pas… était un matériau de construction, comme l‘étaient d‘autres matériaux de

construction. C‗est-à-dire que l‘on pouvait faire des murs de végétaux comme on pouvait faire des

murs de briques » (Merlini & Vitalis, 2018)

La forêt ronde du parc de Rem Koolhaas

Pour prendre alors un cas où le végétal est traité pour sa spécificité et non comme analogue à un

bâti, envisageons maintenant le projet du parc de Rem Koolhaas et en particulier, la forêt ronde. De

manière similaire, le projet de Rem Koolhaas superpose quatre couches : les bandes

programmatiques, les confettis, les circulations et les grands éléments dont fait partie la forêt ronde.

Ces grands éléments sont censés contrebalancer la présence de grands éléments bâtis présents sur le

site (la Grande Halle et la Cité des Sciences) par des éléments architecturaux.

L‘intérêt principal de la forêt circulaire est qu‘elle est conçue pour permettre au cours de sa

croissance d‘offrir une variété d‘états dont tous offrent des qualités et non seulement les états de

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maturité des arbres. Pour cela, la forêt est constituée d‘une alternance régulière de cyprès et de

cèdres du Liban (Lucan 1990, 63).

Figure 6. Les essences et la croissance de la forêt ronde (source : L. Vitalis, d’après Koolhaas, 1990, 63)

D‘un point de vue architecturologique, on retrouve ici l‘échelle géométrique, qui fait jouer le

rond comme forme pure évoquant une nature maîtrisée. Ce cas peut aussi être décrit comme un cas

emblématique d‘échelle d‘extension. C‘est-à-dire que plusieurs mesures sont attribuées ici : un

découpage définit d‘abord deux types d‘essences à déterminer, essences qu‘il faut ensuite disposer

et espacer... et ce qui guide ces attributions de mesure, c‘est la référence au devenir de la forêt.

Différencier les essences est pertinent pour varier les qualités spatiales en jouant sur deux

croissances végétales différenciées. Les cyprès offrent une expérience intéressante dès 1987,

rappelant les jardins à la française, tandis que le développement horizontal plus tardif de la ramure

des cèdres du Liban aboutit à une « majestueuse rangée de colonnes coiffés d‘un toit vert sombre »

(Koolhaas 1983, 98).

La pente du parc de Bernard Lassus

Pour en terminer avec le parc de La Villette, prenons la proposition d‘un paysagiste, le projet de

Bernard Lassus. Plus particulièrement, arrêtons-nous sur la grande « pente » avec laquelle il couvre

la presque totalité du site.

Cette pente reprend la déclivité naturelle de la vallée de la Seine du site de La Villette, que les

aménagements urbains ont effacée : « il nous semblait pertinent de reproduire, à l‘aide d‘un grand

plan incliné, la pente initiale du site » dit Bernard Lassus (entretien in Orlandini, 1999/2003, p. 146).

Cette idée de reproduction indique d‘un point de vue architecturologique la présence d‘un modèle et

donc du point de vue des opérations de conception d‘une échelle de modèle.

Figure 7. La vallée de la Seine mise à l’échelle du parc de La Villette

(source : L. Vitalis, d'après Lassus, 1998, p. 123)

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La pente de la Vallée de la Seine sert de modèle à Bernard Lassus, qui travaille à la mettre à

l‘échelle du site de La Villette. La pertinence de ce modèle est de créer pour l‘utilisateur une

« perception géographique » selon les mots du concepteur. La pente ainsi reproduite sur le site

« opère, comme une jonction, entre la porte de La Villette au nord et la porte de Pantin au sud et

comme métaphore visuelle de la pente de Belleville » (Lassus 1983, 135). Cette dernière déclaration

indique bien que la référence de l‘opération de conception est la vue. Une échelle optique vient donc

prendre le relai de l‘échelle de modèle. En faisant disparaître une partie de la Grande Halle, la pente

constitue visuellement un horizon. Cette situation optique est le moyen de produire la « perception

géographique ». Notons que cette pente était artificielle et abritait en fait une quantité de

programmes prévus pour le parc.

B. Jardin de la Politique des Simples, Suzhou

Le jardin de la Politique des Simples (ou jardin de l‘Humble Administrateur) situé dans la ville de

Suzhou, en Chine, a été conçu et construit à partir de 1509 bien que réaménagé à plusieurs reprises

au cours de son histoire. Il s‘agit d‘un jardin bien conservé et documenté offrant de multiples scènes,

éléments caractéristiques des jardins classiques chinois. Cette notion de scène peut être comprise

comme un espace conçu, pour être perçu et interprété par le promeneur laissant alors « son esprit

vagabonder » 6 au-delà du réel (Jie et Xin 2017, 336). Nous étudierons le regard que porte

l‘architecturologie sur la conception relative à la perception dans le cadre de ces scènes paysagères.

Voir et être vu

Intéressons-nous d‘abord à l‘aspect visuel de la perception à travers l‘idée d‘emprunt de scène,

décrit dans le Yuanye 7 comme un dispositif majeur des jardins. Il est au premier abord défini par le

fait que point de vue et élément scénique soient associés. L‘élément mis en scène peut être situé en

dehors du jardin d‘où le terme d‘emprunt (Fung, 1999). En l‘occurrence, dans le jardin du simple

politicien, nous pouvons considérer que la scène vue depuis le Pavillon-Bambou, illustrée par la

figure 8, emprunte la Pagode-du-nord, un objet de l‘espace extérieur au jardin. Cet emprunt de la

pagode peut être compris architecturologiquement comme une échelle de visibilité au sens d‘une

« opération de conception par laquelle est constitué un point de vue » (Boudon 1983, 150). À

Suzhou, le concepteur tient compte de la Pagode-du-nord pour créer un point de vue en positionnant

le Pavillon-Bambou et son ouverture circulaire.

6 Traduit de l’anglais « mind-wandering »

7 Traité du jardin rédigé par Ji Cheng au 17 e siècle, abordant la conception du jardin classique chinois

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Figure 8. Esquisse de la scène empruntant la Pagode-du-nord (source : F. Li d’après Colson & Sullivan,

2010, p.188). PB : Pavillon-bambou, PN : Pagode-du-nord, PP : Porte-pavillon-d’un-pavillon-au-charmeexceptionnel

Sur la figure 8, une porte-pavillon se situe également dans l‘axe de vision. Ainsi l‘échelle

visibilité a tenu de deux références. Cette porte-pavillon se trouve être également un point de vue

sur le Pavillon-bambou. L‘emprunt de scène fonctionne ici à double sens : le Pavillon-bambou est

emprunté par la Porte-pavillon. Nous pouvons déceler la présence d‘une échelle optique, soit

« l'opération ayant pour objet ce qui est regardé » (Boudon 1983, 150).

Il est remarquable que cet emprunt de scène fasse intervenir deux points de vue en situation de

réciprocité. Néanmoins, en distinguant échelle de visibilité et échelle optique, l‘architecturologie

indique qu‘il y a dans la conception quatre situations distinctes : le positionnement du Pavillon

bambou tient ici compte de deux points de vue, mais ceci est également vrai pour la porte-pavillon.

Ces quatre opérations de conception peuvent être résumées dans la figure 9. Un même pavillon est

alors positionné selon deux points de vue, celui qu‘il offre et celui depuis lequel il est vu.

L‘architecturologie désigne cette relation de relance entre échelles comme une codétermination.

En outre, d‘autres éléments (pavillons, belvédères, ouvertures) forment un jeu relationnel entre

une multiplicité de points de vue. Cette complexité des points de vue peut être représentée par le

diagramme de la figure 10.

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Point de vue

Porte-pavillon

(PP)

Pavillon-bambou

(PB)

Echelle optique

« est vu par » PP < (PB) PB < (PP)

Echelle de visibilité

« voit » (PP) < PB (PB) < PP

Figure 9. Schéma des quatre opérations de conception liées à la vue (source : F. Li)

Tableau 1. Tableau associé à ces quatre opérations distinctes (source : F. Li)

Figure 10. Diagramme des relations entre divers points de vue du Jardin de la Politique des Simples

(source : F. Li). PPL : Pavillon-des-parfums-lointains, PB : Pavillon-bambou, KP : Kiosque-du-parfum-de-laneige-et-des-nuages-bénéfiques,

PP : Porte-pavillon-d’un-pavillon-au-charme-exceptionnel, PM : Pavillond’où-l’on-voit-les-montagnes,

PN : Pagode-du-nord

Pour autant, l‘emprunt de scène et la conception de la perception de ce jardin ne peut se résumer à

son aspect visuel. En effet, le jardin sollicite nos sens au-delà d‘une simple perception visuelle :

l‘ouïe, l‘odorat.

Et les autres sens ? : l’ouïe et l’odorat

L‘emprunt de scène fait également appel à nos autres sens comme l‘évoque Ji Cheng dans son

traité à son propos : « En été. […] Lotus émergeant de l‘onde, fraîcheur éclatante ; des gouttes de

pluie légères sur les feuilles de bambou, sonorité de jade. Contempler un bosquet de bambous au

creux d‘un torrent, observer les poissons depuis une digue […]. En automne. Le vêtement en ramie

ne protège plus contre la fraîcheur récente, alors que l‘étang de lotus en retient encore la fragrance. »

(Ji 1997, 285-87)

Dans le cadre du jardin de la Politique des Simples, prenons l‘exemple du patio jouxtant le

Pavillon-à-l‘écoute-de-la-pluie (PE) (figure 11). Ce patio est planté de bambous qui, lorsqu‘il pleut,

produisent le son affectionné par Ji Cheng. L‘architecturologie ne dispose pas apparemment

d‘échelle pour décrire la conception de ce dispositif sonore, faisant référence à l‘ouïe. Serait-il

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possible d‘ajouter à son système conceptuel, une échelle sonore ? Pour cela il faudrait la distinguer

de celles déjà existantes susceptibles d‘expliquer ce phénomène.

Figure 11. Plan du patio près du Pavillon-à-l’écoute-de-la-pluie (Liu 2005, 315)

L‘échelle fonctionnelle consiste en l‘attribution de mesures à un espace selon un usage. Mais

contrairement à cet usage, la sollicitation de l‘ouïe ne répond pas à une action intentionnelle de

l‘utilisateur. L‘échelle acoustique récemment proposée par Dominique Raynaud s‘apparente à une

première conceptualisation du phénomène de conception qui nous intéresse. Il désigne par cette

échelle le fait de « donner forme ou mesure à un édifice afin de maîtriser l‘incidence des sons sur

l‘homme » (Raynaud 2017). Dans ce cas, nous pouvons nous interroger sur sa distinction avec

l‘échelle technique attribuant des mesures selon des considérations d‘ordre mécanique et physique.

Par souci de clarté, le terme de sonore sera employé afin d‘éviter la confusion avec la technicité à

laquelle renvoie la discipline acoustique. De plus Dominique Raynaud ne fait pas, la distinction

entre « entendre » et « être entendu » à l‘image des échelles optique et de visibilité. Sous ses

conditions, nous pourrions parler d‘échelle sonore lorsqu‘il s‘agit d‘attribuer des mesures à un objet

destiné à être entendu en tenant compte d‘un point d‘audition. Il faudrait alors imaginer l‘échelle

d‘audibilité décrivant la constitution d‘un point d‘audition en tenant compte d‘une source sonore

(figure 12).

Figure 12. Schéma analogique entre échelle de visibilité et d’audibilité (source : F. Li)

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Une démarche similaire effectuée sur l‘odorat, permettrait d‘expliquer la conception relative au

parfum des lotus par exemple ; débouchant sur des échelles d‘olfaction et de perception olfactive.

Afin d‘éviter une extension du nombre d‘échelles, il est envisageable de les regrouper sous deux

échelles plus englobantes (figure 13).

Échelle de perceptibilité

Définition

Sous-échelles

Constitution d‘un point de perception dans l‘espace de manière à

percevoir un objet donné

- échelle de visibilité (vue)

- échelle d‘audibilité (ouïe)

- échelle d‘olfactibilité (odorat)

Échelle de perception

Définition

Tenir compte d‘un point de perception pour situer un objet dans

l‘espace

- échelle optique (vue)

Sous-échelles

- échelle sonore (ouïe)

- échelle d‘olfaction (odorat)

Tableau 2. Proposition d’une nouvelle catégorisation des échelles dites « sensorielles »

Ces exemples illustrent la création de nouveaux outils architecturologiques pour décrire la

conception des scènes du jardin de la Politique des Simples. Toutefois, ces scènes ne se limitent pas

à une conception de leur perception. Dans la scène principale, la vue sur des « montagnes

artificielles est ainsi mobilisée dans le but d‘évoquer des références d‘ordre géographique (le mont

Xian, la nature sauvage), socio-culturel (expressions picturales, poétiques du shanshui 8 ) et

symbolique (l‘érémitisme) (Escande 2005, p. 193 et 241).

C. Projet de Clichy-Batignolles

Le secteur d‘aménagement de Clichy-Batignolles (Paris XVIIème arr.) est porteur d‘objectifs

énergétiques très ambitieux. Se proclamant comme une référence du développement urbain durable (Rougé

2015), cette opération témoigne d‘un urbanisme contemporain structuré autour du parc Martin Luther-King

de 10 ha. La paysagiste Jacqueline Osty déclare que « le parc Martin Luther-King épouse la ville et

inversement. On emprunte le parc comme on emprunte une rue » (Osty 2013). Ainsi, il est intéressant de se

pencher sur la relation que les concepteurs établissent entre le parc et le bâti au sein du quartier.

La conception du parc Martin Luther-King

L‘acte fondateur du projet de l‘écoquartier de Clichy-Batignolles repose sur la création d‘un

grand parc urbain dédié aux loisirs et à la détente au milieu du site autour duquel se développent les

bâtiments. Ce parc se veut un espace de rassemblement et de réunion des quartiers alentours

(Dossier de réponse, 2009, p. 17) : ses limites s‘étendent aux immeubles limitrophes et sont

visuellement fluides.

8 Traduit littéralement « montagnes et eaux », terme signifiant paysage.

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Cette insertion du parc dans les îlots était pensée par les concepteurs du quartier François Grether,

Jacqueline Osty et associés 9 par l‘idée « d‘ouvrir des vues directes et étendues depuis la profondeur

des îlots » mais également « d‘agrandir les dimensions par des vues vers les espaces intérieurs des

îlots » (Cahier des Prescriptions Architecturales et Paysagères, cité in Dossier de réponse, 2009, p.

33). Les nombreux cheminements, qui le traversent en prolongeant la trame urbaine, contribuent

ainsi à la continuité et à l‘insertion du paysage environnant à l‘intérieur du parc (cf. Figure 14).

Figure 14. Le parc traversé par des axes (a) et conçu comme un espace de liaison où la nature se

prolonge aux cœurs d’ilots et sur l’espace public (b) (source : M. Apostolou)

Cette idée d‘extension du parc vers la ville renvoie « à l‘image de la ville contemporaine et

durable, au Paris du 21 ème siècle » (Dossier de réponse, 2009, p. 29). Plutôt que les modèles

haussmanniens du 19 ème siècle qui isolent une nature domestiquée à l‘image du parallélépipède du

square des Batignolles, la paysagiste a créé « des entrées végétalisées pour faire une « couture »

avec les quartiers environnants » (Osty 2013).

Ce choix de conception pourrait être architecturologiquement décrit par la mise en place d‘une

échelle de visibilité de pertinence globale, qui fabrique une façon de voir la ville sans discontinuité

depuis le parc. De plus, les limites du parc sont brouillées d‘abord visuellement : de multiples points

de vue sont constitués en profondeur dans les cœurs des îlots sur le parc mais aussi sur les parties

communes végétalisées des immeubles. Il s‘agit d‘une échelle optique qui est aussi accentuée par

une géométrique : le contour général du parc ne dessine pas une forme clairement identifiable. La

forme dentelée des entrées végétalisés génère des excroissances du parc qui s‘insèrent au milieu du

bâti.

Les concepteurs disent également avoir pris en compte l‘entourage du parc. Ainsi, les axes -

allées et cheminements - le traversent en prolongeant la trame urbaine prévue à l‘intérieur. Des

bassins biotopes ont été créés dans un souci d‘économies en irrigation et de développement de la

biodiversité. Enfin, les traces du passé ferroviaire du site sont dites intégrées au parc de manière à

mettre en scène leur histoire : les lignes des rails portants la mémoire se remodèlent en s‘insérant au

nouveau paysage qui émerge en particulier dans le « jardin du rail ».

Ces aspects de la conception interne du parc peuvent être architecturologiquement interprétés. La

continuité spatiale est induite relativement à des éléments appartenant du voisinage et relèvent ainsi

de l‘échelle de voisinage qui soulève la question de ses propres limites. Le découpage de l‘espace

par la présence des bassins relève d‘une échelle économique qui concerne ici le recyclage et la

9 Le parc Martin Luther King est réalisé et entretenu par la Direction des Espaces Verts et de l’Environnement de la Ville de Paris,

avec Atelier Jacqueline Osty et associés (paysagistes), Atelier François Grether (architectes urbanistes), OGI (Bureau d’études)

et Concepto (concepteurs lumière).

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récupération des eaux à des fins écologiques et environnementales. La taille du bassin et son

positionnement central sont induits par la pertinence de l‘économie en eau et de sa gestion.

L‘expression « jardin du rail » (petit jardin thématique) agit comme une échelle sémantique qui

découpe un espace dans lequel une échelle symbolique devient dominante : cette partie est conçue

en référence à la mémoire du site. « Nous avons pris le parti d'intégrer cet aspect au paysage. Au

lieu d'en faire une contrainte, nous avons cultivé l'aspect industriel du site » (Osty in Sérès, 2011).

Ainsi, la taille et l‘orientation des lignes ferroviaires sont conservées comme structure des allées.

Cette échelle est relayée par une échelle optique qui conduit à laisser les rails visibles et à réutiliser

les pavés de l‘ancien site ferroviaire.

La conception du bâti par rapport au parc

Cette forte volonté globale de prolonger le parc dans les îlots et les espaces environnants impacte

non seulement la conception du parc mais aussi celle des bâtiments autour de lui. Dans cette partie

on se focalisera sur la conception du bâti par rapport au parc à travers la mise en place des

interactions visuelles de « voir et être vu » réalisées dans plusieurs lots (cf. Figure 15). Via l‘échelle

de visibilité, les espaces de végétation à l‘intérieur des lots sont dessinés pour donner à voir la

végétation du parc. Cette échelle est mise en place soit par un découpage de l‘espace bâti par la

végétation (lot o4b et e2) ; soit par un découpage du lot eu égard aux chemins visuels provenant du

parc ainsi qu‘au positionnement et à l‘orientation du bâti en manière qui les poursuit (o8, o6a) ; soit

par le placement des limites végétalisés autour des lots (o6a) ou à leur intérieur dans des niveaux

différents (o6b) qui pourrait renvoyer à une échelle parcellaire degré zéro.

Figure 15. Prolongement du parc dans des îlots (source : M. Apostolou).

Le parc est prolongé de diverses manières dans les îlots : un potager aromatique en toiture à R+1

avec vue sur le parc et un jardin collectif au cœur d'îlot (o6b) ; aménagement des chemins visuels

qui suivent le parc à l‘intérieur de l'îlot et l‘amènent à la rue (o8) ; un jardin découpe la parcelle en

créant un prolongement du paysage et une porosité entre la rue et le parc (o4b) ; découpage de

l‘espace et faille visuelle pour la perception du paysage de parc depuis la rue – placement d‘un banc

végétal au long du mur pour poursuivre le paysage végétalisé du parc (o6a) ; positionnement du

bâtiment pour inviter le parc et une cour intérieure liée visuellement au parc par la transparence du

rdc (e2).

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Mises en scène de l’échelle de visibilité vers une ville paysage

Ces exemples témoignent de diverses manières de la mise en place d‘une échelle de visibilité

dans la conception de cet espace. Le paysage urbain se veut ici aménagé par la nature, qui, comme

une « percée visuelle » s‘infiltre sur tous les axes du quartier (arbres de l‘espace public, murs

végétalisés, terrasses plantés, façades, jardins à l‘intérieur des îlots) en créant des prolongements

visuels en lien avec le parc. Ces relations poreuses entre extérieur et intérieur se manifestent par des

recherches de transparences et de perspectives qui s‘articulent autour du « voir et être vu ». Si la

mise en scène du paysage passe ici par des relations visuelles, le quartier veut se proclamer comme

une ville paysage où la fusion des objets artificiels spatiaux se construit au-delà de l‘usage de la

nature comme élément décorateur.

Conclusion de l’expérience

Cette analyse montre comment l‘architecturologie est susceptible d‘interpréter différents cas de

conception paysagère. Le fait que des échelles architecturologiques peuvent être repérées dans

l‘analyse, montre que la conception des trois paysages envisagés procède par attribution de mesures.

Les concepteurs de paysages conçoivent leur parcs et jardins en leur attribuant des mesures. Les

modalités de ces mesures sont diverses, néanmoins on peut remarquer que l‘échelle optique

intervient dans chacun des cas d‘étude. Bernard Lassus détermine la pente et la hauteur de la dalle

couvrant La Villette de manière à simuler un ―horizon‖. Dans les jardins de Suzhou, les maîtres

concepteurs positionnent des pavillons de manière à créer des scènes vues depuis des points clés de

parcours. La forme irrégulière du parc de Clichy-Batignolles s‘insère dans le bâti, multipliant ainsi

les relations visuelles et donc la présence de la nature en ville.

Mais les cas présentent aussi des différences notables : La Villette semble être un parc

d‘architecte tant par les réponses que par la commande. Les jardins de Suzhou ont l‘esthétique

traditionnelle inspirée d‘une spiritualité orientale. Clichy-Batignolles apparaît comme un quartier

urbain qui veut renouveler le rapport des citadins à la nature. L‘interprétation architecturologique

observe en effet des échelles différentes ayant des rôles clés : l’échelle géométrique semble

prégnante chez les architectes Bernard Tschumi et Rem Koolhaas. Des échelles de perception

auditive et olfactive caractériseraient le jardin de la Politique des Simples. L‘échelle économique

intervient dans le parc Martin Luther-King inspiré par un espace de référence écologique 10 . De plus,

la même échelle optique, repérée dans les trois cas, opère de trois manières différentes. Ces

différentes modalités de mise en œuvre 11 de l‘échelle peuvent être architecturologiquement décrites

notamment au niveau des références à partir desquelles elles opèrent : la « vue » n‘a pas le même

sens pour Bernard Lassus, les jardiniers chinois du XVII ème ou pour Jacqueline Osty.

Ainsi nous pouvons conclure cette expérience en proposant que le repérage de ces similitudes et

différences par le moyen de l‘interprétation architecturologique témoigne d‘un apport possible pour

l‘analyse de la conception paysagère. L‘architecturologie, permet une description procédurale de la

conception, en cela elle opère un déplacement des paysages réalisés vers leur mode de réalisation.

Elle n‘exclut pas la perception, mais l‘intègre en tant qu‘un des points de vue actifs de la

conception. Néanmoins, nous pouvons penser à raison que l‘architecturologie n‘épuise pas la

description du paysage. En particulier les différences entre nos trois cas relèvent notamment de

questions culturelles qu‘une autre théorie, la mésologie, semble pouvoir saisir et vers laquelle nous

souhaitons maintenant nous tourner.

10 Cette interprétation est bien entendue relative à l’aspect partiel de l’étude des cas. Elle serait à étayer par une analyse plus

exhaustive.

11 L’architecturologie désigne le produit d’une échelle comme étant un scalème, il y a une infinité de scalèmes pour une même

échelle.

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III. Architecturologie et mésologie ?

En premier lieu, rappelons que la mésologie se définit selon Augustin Berque comme une science

des milieux étudiant la relation entre êtres humains et environnement (Berque 1986, 15). La notion

de milieu permet d‘aller au-delà de la distinction entre sujet et objet, entre culture et nature. Cette

dualité est souvent convenue en Occident ; l‘être humain doté de pensée et de culture se détacherait

de son environnement naturel concret. Au contraire, la mésologie considère la nature comme

empreinte d‘une expression culturelle de même que la culture puise ses racines dans la nature. La

trajectivité exprime le fait qu‘une réalité, un paysage n‘est ni strictement objectif, ni subjectif, mais

trajectif (Berque 1986, 94 et 164). Ainsi, un objet, un paysage physiquement matérialisé est toujours

saisi dans une interprétation par l‘être, il est saisi « en tant que » quelque chose.

À partir de cette réflexion sur les milieux, nous posons une complémentarité avec l‘architecturologie

pour affiner le travail précédemment effectué. Nos trois cas peuvent être alors plus particulièrement

observés sous le prisme de cette trajectivité. Pour comparer, restreignons-nous aux échelles optiques

et économiques mobilisées dans les cas :

Dans le parc de La Villette de Bernard Lassus, l‘échelle optique est utilisée comme un moyen de

prendre conscience de l‘idée de géographie à travers une pente topographique. Elle cherche à aller

au-delà de l‘histoire récente afin de révéler sa grande histoire, son territoire. Économiquement, ce

projet représente délibérément un budget conséquent qui est investi pour la collectivité.

Dans la conception du jardin de la Politique des Simples, l‘échelle optique s‘exprime comme un

moyen de lier l‘homme à une géographie sensible, un moyen d‘être en prise avec la nature et de

catalyser la méditation du visiteur. Elle reflète également une connexion forte avec l‘histoire

culturelle chinoise et ses arts. L‘échelle économique s‘illustre notamment lors de la création de «

montagnes » artificielles, qui implique un budget conséquent pour des individus privés.

Quant au quartier de Clichy-Batignolles, l‘échelle optique est employée pour lier les différents

îlots au parc à travers une continuité végétale. De plus, les concepteurs font ici référence à une

géographie entendue comme naturelle ou « libre, » qui suggère des activités de loisirs. Sur le plan

économique c‘est une économie de moyens qui est recherchée et qui se traduit par une conservation

de la topographie.

Au premier abord, chacun de ces paysages sollicite la vue. Cette vue, à savoir le fait de percevoir

les rayons lumineux de longueurs d‘ondes variées du spectre visible, est l‘objet réel en mésologie. Il

en est de même pour l‘économie qui possède une réalité à travers le coût de réalisation de ces

projets. Pour autant il ne s‘agit ici que d‘une description objective, partielle, du milieu qui est

trajectif.

En effet, nous remarquons à travers l‘échelle optique qu‘il y a une trajection de ce qui est vu en

tant que géographie naturelle. Chez Bernard Lassus, cette géographie est perçue en tant que concept

métaphysique. Du point de vue des maîtres jardiniers chinois, la géographie est un concept

occidental et la nature est appréciée plutôt en tant que scène ; cette dernière étant elle-même conçue

comme un moyen de favoriser la méditation. Enfin, au XXI ème siècle la nature apparaît comme

quelque chose avec laquelle les citadins cherchent à reprendre contact. Ainsi, la nature pensée par

Jacqueline Osty comme « libre » s‘oppose à celle de l‘urbanité haussmannienne ; elle encourage des

activités de relaxation. Dans les deux cas sus-cités, la relaxation à Clichy-Batignolles et la

méditation à Suzhou diffèrent, du fait de leurs milieux distincts. D‘un côté il s‘agit d‘une pratique

occasionnelle accessible à tous dans un mode de vie urbain. Au sein du jardin traditionnel chinois,

elle correspond à une forme d‘érémitisme lié à une pratique régulière seulement ouverte aux lettrés,

soit une classe sociale éduquée.

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La prise en compte économique dans la conception paysagère peut, quant à elle, être comprise

comme la trajection d‘un coût, alloué en tant que bien collectif du côté des projets contemporains,

en tant que bien privé dans les jardins de Suzhou. A nouveau, ces biens nécessitent d‘être saisis dans

leur milieu social. A Suzhou, la réalisation de ses jardins privés correspond à une période prospère

dans une région en plein essor économique. De même, les investissements importants accordés au

projet du parc de la Villette sont cohérents avec un gouvernement socialiste de « grands projets ».

Au contraire, le parc Martin Luther-King s‘inscrit, lui, dans un contexte économique moins

favorable concomitant à la montée du discours écologique. Un projet de dalle à la manière de

Bernard Lassus aurait été culturellement déconnecté du contexte.

Ces exemples illustrent que la mésologie permet dans une certaine mesure d‘affiner l‘analyse de

la conception paysagère effectuée par le biais des échelles architecturologiques. La vue et

l‘économie ont leurs propres trajections au milieu de chacun des projets, situé tout autant

spatialement que temporellement. Cette étude ne demande qu‘à être étayée par d‘autres cas, qui

permettront de mieux comprendre l‘apport du milieu pour la prise en compte mutuelle de la nature

et de la culture dans la conception du paysage.

Conclusion

Cette exploration a permis d‘envisager que le rapport de l‘architecturologie à une spécificité

architecturale reposait in fine sur l‘habitude des chercheurs architecturologues plutôt que sur la

structure de la théorie elle-même. Les postulats que sont la mesure et la conception sont alors

susceptibles de s‘appliquer à la conception paysagère de la même manière qu‘ils s‘appliquent à la

conception architecturale. Une fois posé de manière théorique, cela a été envisagé à travers plusieurs

cas d‘études de paysages. Nous avons montré que l‘architecturologie ouvre une piste de travail

permettant de comparer trois cas de paysages grâce à un cadre d‘analyse commun qui permet de

repérer ce qui leur est commun et ce qui les distingue. D‘autres cas auraient pu être traités pour

renforcer ce constat. Cela ne fait pas de l‘architecturologie un outil absolu qui épuiserait toute la

connaissance du paysage, pas plus qu‘elle n‘épuise la connaissance de l‘architecture. Il est alors

possible d‘envisager comment elle s‘articule avec d‘autres théorisations déjà développées dans les

études sur le paysage. Nous avons ainsi indiqué l‘opportunité d‘un croisement avec la mésologie

d‘Augustin Berque. Une connaissance plus fine des rapports nature-culture permet en effet

d‘enrichir la compréhension des différences entre les conceptions paysagères. Elle met en lumière la

manière dont les références mobilisées dans les projets sont déterminées par un contexte culturel qui

influencent les concepteurs sans qu‘ils en soient toujours conscients. L‘architecturologie de son côté

permet de comprendre le rôle actif des concepteurs qui mobilisent ces références dans la conception

d‘espaces paysagers.

On pourra toujours arguer que la lecture architecturologique transforme les paysages en les

approchant comme des architectures. On pourrait penser que l‘essence végétale par exemple

échapperait à la focalisation sur la mesure et donc à l‘architecturologie. Pourtant, il faut considérer

une perspective bachelardienne pour laquelle l‘abstraction est un gain dans les sciences. La mesure

peut être alors comprise comme une notion abstraite. Plutôt que la penser uniquement en mètres,

mètres carrés ou cubes, nous avions déjà décrit le choix de matières comme des attributions de

mesures (Vitalis et Guéna 2016). Ne peut-on pas alors, considérer le choix d‘une essence végétale

comme une attribution de mesure au sens qu‘en donne l‘architecturologie ? Décrire

architecturologiquement un parc, ne conduit pas selon nous à penser le parc comme une

architecture, simplement à proposer une description abstraite, ou non-substantialiste de sa

conception qui n‘en exclut pas d‘autres.

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A Critical Examination of Disability

and Agency through Art

Réflection critique sur le handicap et l’autonomie qu’apporte l'art

Theodore Albano 1

1

Arteïa: UK Managing Assistant, The Art Identification Standard Consortium: Membership Coordinator, 2019 MLitt.

Film, Visual Culture and Arts Management, The University of Aberdeen, 2014 B.A Art History, The University of British

Columbia

ABSTRACT. Throughout history and the historical canons of western art, disability and the afflicted human form have

often been marginalized and used as manifestations of iniquity, social malfeasance and mental degradation. It is not

until the 20 th and 21 st centuries that changing social attitudes, as well as rapidly transforming scientific and medical

advancements have reshaped how disability is framed, shown and discussed. In this article the author delves into the

artistic, medical, scientific, and social complexities surrounding this topic to shed light on its multipart, shifting

narratives.

KEYWORDS. Prosthetics, disability, agency, Capua Leg, Otto Dix, Pieter Breughel, The Card Players, The Cripples,

Metropolis, Konrad Biesalski, Francis Derwent Wood, Rosi Braidotti, Vivian Sobchak, Janine Thewatt-Bates, Raoul

Hausmann, Sophie de Oliveira Barata, Posthumanism, Fritz Lang, Sola Fide, New Objectivity, Neue Sachlichkeit,

Dada, Protestant Reformation.

One of the great inevitabilities of the human condition is the inherent frailty of our corporeal

body, concomitant with the irony of our obsession with immortality and the super body. The great

equalizer of all humanity can be essentialized to the sobering fact that one day our human form will

crumble. No human is impervious to the ravages of age, disease or affliction. Almost one billion

people today, or roughly fifteen percent of the world‟s population, live with a disability, whether it

be mental or physical. 1 Throughout history we as people have developed to co-exist with these

realities. Disability and the use of prosthetics stretches back many millennia, and both have been

present in art and practical application; however, people with disabilities have been represented in

art more often as “visual and cultural objects” 2 rather than active participants in their own selfdefinition.

Throughout all the historical examples we see disability used as a symbol of moral

corruption, of social corruption, or as a political tool. It is only now in contemporary 20 th and 21 st

century society that we are trying to move beyond this in order to highlight the individual as

someone not defined solely by the disability. With an historical examination of this subject,

particularly of the late medieval and post-World War One periods, as well as contemporary writings

by civilians Rosi Braidotti, Vivian Sobchak, Janine Thewatt-Bates and interviews with a war

veteran amputee and a contemporary artist working with prostheses‟ designs, we can see how

attitudes surrounding disability in art and culture have changed in a positive and transformative way.

Today we are entering an age of greater understanding about prosthetics and technology, and greater

agency is now given to the disabled, which frames and changes our understanding of humanity as a

whole.

1 Martin, E, Disability Studies in Art History, 2018

2 Martin, 2018

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Currently the earliest known and dated prosthetic is a c. 2000 B.C wooden toe found on a

mummy in Luxor, just recently in 2009. 3 There are many mentions of prostheses in ancient texts,

including Pliny and Herodotus, as well as additional transformative discoveries such as the famed

“Capua Leg” 4 dated to approximately 300 B.C., which is thought to be one of the earliest fully

functional leg prosthetics. It is not until the medieval period and late medieval period, specifically,

that images of prosthetics and physical disability become more prominent, with heavy underlying

social, ethnographical and religious subtexts.

The works of the renowned 16 th century Flemish artist Pieter Breughel are perhaps some of the

best to explore these intertwined relations, specifically his 1568 painting alternately known as The

Beggars or The Cripples. 5

To understand the implications of this piece it is important to have a grasp of the quickly

changing ideologies in Northern Europe during this time. The Protestant Reformation was in full

sway, and its disavowment and rejection of public religious imagery had shifted many artists

towards the philosophy of humanism and reason and an advancement into empirical science.

In earlier medieval and Catholic thought, the disabled and the blind were considered as physical

manifestations of the necessity for charitable works of mercy such as the giving of food and alms.

These good works, tied with faith, helped to ensure the salvation of the giver. Prior to the late

medieval period, depictions of those with physical disabilities are shown almost exclusively in the

context of a saint performing miracles to heal them or a saintly figure doling out alms. Perhaps the

only exception to this are some small marginalia images of men with crutches in illuminated

manuscripts, though even these while nominally secular are still in the context of a religious book.

The Protestant doctrine of sola fide, popularized in Northern Europe by Martin Luther in the 1520s,

rejected the idea of good works acting as the key to eternal glory, arguing (somewhat callously) that

faith alone was necessary. 6 It was during this period that charity, and the status of charity, for the

infirm saw a downturn and beggars saw their lot in life begin to descend even further.

During the 12 th century, the Church administered a 10 percent tax on Europe‟s total annual

production (known as the tithe) to the help of the poor and disabled. 7 By Breugel‟s time, about 20

percent of the total population of late medieval Europe was destitute or homeless. 8 This vast rise of

destitute individuals was created by constant war and shifting economic opportunity, and they

roamed the roads of Europe looking for work or charity. Often these beggars found themselves in

three categories: the mentally infirm, the halt and aged, or the deformed and physically incompetent.

As the population grew, so did the number of these displaced and vulnerable individuals. As moral

and religious ideologies shifted, the infirm became targets of ridicule and symbols of foolishness

and depravity. The physical deformities were felt to represent an inwardly present moral

decrepitude. 9

3 Figure 1

4 Figure 2

5 Figure 3

6 Stainton, T., Reason's other: the emergence of the disabled subject in the Northern renaissance, 2004

7 Hernigou, P., Crutch Art Painting in the Middle Ages as Orthopaedic Heritage, 2014

8 Hernigou, 2014

9 Stainton, 2004

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While the formerly Catholic view of the disabled was by no means perfect, objectifying these

figures as mere symbols of charity and disassociating them from their personal identity, the more

secular Protestant vision was more complex. In a cruelly ironic way, the figures themselves became

more personalized in their depiction of affliction, while they were now branded with the decidedly

more sinister label of inherent deviancy.

The painting The Cripples, to our knowledge, is the smallest ever completed by Breughel

measuring at only 7.5” by 8.5”, yet stands as one of his most engrossing and enigmatic. We see a

ring of five figures in an ouroborean cluster, reeling and writhing with sunken eyes and mouths

agape. Each figure wears a crudely constructed hat, which suggest imitations of a burgher, a bishop,

a peasant, a soldier and a king. 10 The figures sport prosthetics and wooden legs common at the time:

crutches, bent knee-pegs, and handheld pole legs. Each man also wears attached to him a fox tail,

which was a symbol of the leper. 11 Historians have proposed that the group represents members of a

procession of lepers from the traditional Twelfth Night Carnival procession, one which was created

as a tradition that mocks the folly of man. Perhaps most enigmatic is the cloaked female figure to

the right. She appears to be a nun withdrawing from the group, while holding a large empty food

bowl. The cripples appear to have been worked into a frenzy by their feeding. Perhaps this is meant

as a metaphor representing the vanity and uselessness of feeding and providing alms to a group of

untouchables. This notion of disability was increasingly associated with moral defects, and the study

of physical abnormality as indicators of character was a pseudo-science so popular that even

contemporary, so called enlightened figures such as Erasmus espoused it. 12

This thematic connection between physical disability and moral turpitude after taking hold in the

late medieval period would go on to be the fundamental association with the physically disabled

until arguably the second half of the 20th century. Take for example this quote from the 1888

screed On the Scientific Propagation of the Human Race by Victorian eugenicist Victoria Woodhull

Martin:

Thou shalt not marry when malformed or diseased

Thou shalt not produce His image in ignorance

Thou shalt not defile His Temple. 13

This biblically structured quote, harshly defines the “uncleanness” and moral decrepitude

associated with disability.

Before arriving at a 21 st century discussion of theory and contemporary viewpoints related to

disability and body modification in art and society, one more historical period cries for attention. At

no time in world history has the prevalence of prosthetics and disability been more present in art,

culture and society than that of post-World War One Europe. The writing of this period is also

unarguably the genesis for the modern understanding of a combined nature of man and machine,

“posthumanity” and an automated world. The horror, destruction and dehumanization of the First

World War, aided in no small part by the advancement of modern machinery, caused mankind to

10 Stainton, 2004

11 Stainton, 2004

12 Stainton, 2004

13 Andree, C., Reproducing Disability and Degeneration in the Victorian Fin de siècle, 2016, p.236

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confront itself with difficult and often unanswerable questions regarding its place in the world and

technology‟s seat in that world. Millions were killed, and millions more were physically maimed,

mentally unhinged or displaced by the vortex of calamity which swept much of the globe in the

second decade of the 20 th century. Yet, in the ironic happenstance that seems to follow all great

conflict, this war also opened up and advanced tremendous knowledge and complexity regarding

medical technology and machine invention. Great advancements were made in orthopedics,

reconstructive surgery, vaccine use, X-Ray technology, anti-bacterial treatment and hospital

organization. 14

It is the post-World War One milieu of Germany that provides the most fertile ground for an

understanding of the changing dynamics and attitudes which originated in the earlier discussed

period and morphed into today‟s contemporary attitudes. While the presence of “crippled beggars”

on the streets recalled the aforementioned figures in Bruegel, many other disabled people received

competent and even compassionate medical care, rehabilitation for work and education in regular

schools so as to become as self-supporting as possible. 15 In Germany 2.7 million soldiers returned

home with permanent disabilities. 16 This massive influx of people could not be ignored, and both the

soldiers themselves and exhibitions about them brought their plight to the general public. An

exhibition entitled “The Wartime Care of the Sick and Wounded Soldiers” at the Reichstag in Berlin

drew over 100,000 visitors in the winter of 1914. 17

Dusseldorf based orthopedic doctor and teacher Konrad Biesalski became a critical figure in

helping to change general social awareness around disability. In 1915 he published his seminal work

“War Cripple Care. An enlightened word for comfort and a reminder” (Kriegskrüppelfürsorge: Ein

Aufklärungswort zum Troste und zur Hahnung). This important document sought to normalize and

develop compassion for disabled individuals in the German Republic. The text was widely

published and included 85 images that depicted the normalization of disability: such as this image of

a man with no hands with complex prosthetics working in a factory. 18 These images were often

reprinted in newspapers and magazines and acted as an important part of the changing visual

narrative that demonstrated the modern accomplishments of prosthetic technology.

Biesalski would later petition the German government successfully to institute the “Prussian Law

on Cripples‟ Welfare” which was the first German law to guarantee medical treatment, education

and vocational training to young people with physical disabilities. 19 This law was adopted in

different forms in many other countries across Europe and was an important step to disability law

today. Biesalski described the law‟s purpose:

14 Clarke, O., Medical advances from horrors of war, 2014

15 Heynen, Degeneration and Revolution, 2015

16 Heynen, 2015

17 Heynen,2015

18 Figure 4

19 Heynen, 2015

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No one in Prussia should become cripple if this can be avoided. No cripple who can be

healed or improved should have to do without the possibility of healing or improvement.

No cripple should have to live in the future without love, care and attention. 20

We can see this unprecedented law that promoted independence, self-reliance and acceptance by

others as one of the progenitors of modern disability thought, law and discourse. 21 This

advancement in legal definition allowed the disabled to gain a greater control of their own narrative

and independence. It is important to differentiate this attitude from those held by the Catholics and

later the Protestants during the pre and post Reformation period. The law promoted by Biesalski is

one that seeks to promote social democratization in a secular manner, i.e., charity for the good of all

people and society as opposed to religious charity that sought to elevate the individual giver in

regard to Catholicism and the cynical pragmatism of Sola Fide held by the Protestants. This idea of

social democratization is the key element that would go on to develop into contemporary discourse.

This was not met without criticism, however; Dadaist writer Raoul Hausmann wrote a scathingly

satirical journal article entitled The Prosthetic Economy: Thoughts of a Kapp Officer. Here

Hausmann‟s fictional narrator blusters about the importance of Germany needing workers with

prostheses because the artificial limbs will never tire. Man would now be able to work twenty-four

hours a day. Technology was now producing the perfect worker. Hausmann, moreover, had a point:

In 1919, the German Institute of Psychotechnics had advocated redesigning industrial machinery in

order to fit prosthetic limbs better and had claimed that factories might actually become more

efficient by integrating technologically enhanced workers‟ bodies into the production line. 22 .

It was in this period that the idea of the melding of man and machine was drawn to the forefront

of people‟s minds, many perceived the social trend toward the functionalizing of the body in the

service of industry, perhaps most notably in Fritz Lang‟s scathingly critical 1927 film Metropolis, 23

which presented one of the enduring robotic machine/man figures that is still recognizable to us

today. This theme was repeated often in visual art, most notably in Otto Dix‟s 1920 painting The

Card Players 24 . The three men are hideously deformed, all sporting impossibly complex prosthetics,

with metal jaws, long tubular hearing devices and articulated hand prosthetics. Their metal legs mix

with the legs of the table, and it is impossible to tell where the men end and the table begins. The

Iron Cross seen on the man at the right is an ironic gesture that implicates the wounded men in their

own disability. Despite his horrendous wounds, the man still finds a disturbing pride in the army and

in the war that disfigured him.

Interestingly enough, the depiction of disability in much of the art of the period sought in many

ways to undermine the precedent that was being set by sympathetic public opinion and law. The

veteran with prosthetics and crutches became an iconic figure in this new period of art, in very

different ways than the noble figure heralded by Biesalski. Neue Sachlichkeit, or ”New Objectivity”

as it is known in English, became a prominent mode of expression of artists of the period. This style

sought to move away from the idealistic notions of the Expressionism of the earlier period and

desired a return to unsentimental reality and a focus on the objective world. Often incorporating

20 Heynen, 2015

21 Heynen, 2015

22 Heynen, 2015

23 Figure 5

24 Figure 6

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aspects of Dada, the New Objectivists, including Otto Dix, Max Beckmann, George Grosz and

others, mercilessly lampooned and satirized public opinion and governmental practice.

Although the majority of disabled veterans were provided for by the state 25 , the New Objectivists

often chose to depict veteran amputees as beggars (almost in the manner of Brueghel and Bosch),

and relegated to the lowest social status. This was done in order to attack the militaristic system that

had created such pain and misery, but also to remind the public that even though the government

was providing, there was still disdain for the unfortunate and for the militaristic and ruthlessly

capitalistic government that had created them. 26 By putting the disabled on the same sociological

plane as those figures seen in Brueghel‟s work, the New Objectivists sought to cut through what

they found to be the disingenuous veneer of empowerment organized by the government through

their social programs and work programs.

The work of Otto Dix encapsulated the complex ideology surrounding the disabled during this

period perhaps more effectively than any other artist, an exceptional example being the 1928

triptych Großstadt (Metropolis) 27 . The central panel depicts the debauchery of the “Roaring

Twenties” in grotesque irony, with a group of scantily dressed women dancing with men to the

music of a jazz band. This scene is ironically juxtaposed with its two side panels, depicting

amputated war veterans and prostitutes. In the right hand panel, we see expensive prostitutes

marching past a grand theatre display and visibly ignoring a war amputee sitting on the ground, who

displays the stumps of his amputated legs and wears a small black patch over the missing portions of

his face. He holds a hat and begs for alms. Depicted as an outcast because of his disability he looks

down at the ground in shame rather than at the nude women. The left hand panel acts in direct

contrast, showing a morbid cobblestone street under a railway trestle. Cheap prostitutes point out the

way to a brothel while an incapacitated drunk lies comatose in the street. Above the drunk is another

amputee; unlike the other cripple in the right panel he is fitted with crude prosthetics and supports

himself with a crutch. Also unlike the man in the right panel, he stares unashamedly and intently at

the prostitutes and his surroundings.

There is a duality of meaning in this painting. On one hand the disabled veterans are victims,

excluded from the erotic and materialistic world around them. 28 A key detail however shows another

side: the cripple in the left hand panel is painted as a self-portrait of Dix, who himself was a combat

veteran of the First War, and his gaze extends across the entire triptych. This identification with the

disabled puts the veteran‟s perspective as the main perspective in the whole piece, validating his

existence and perseverance in the face of an indifferent environment. His disability at once excludes

him from the world around him while simultaneously enabling him to see beneath the surface of

current reality.

The advancements of the post-World War One period also led to some transformative synthesis

of art and technology to create empowering pieces of prosthetics which aimed to give individuality

and dignity to the disabled and whose positivist themes would be echoed later in the 20 th century

and today‟s contemporary period. The work of Sculptor Francis Derwent Wood is critical to

examine as a progenitor of the work of contemporary artist Sophie de Oliveira Barata, discussed

25 Heynen, 2015

26 Heynen

27 Figure 7

28 Heynen, 2015

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later. Derwent Wood created intricately painted metal masks which mimicked the skin tone, hair and

face shape of wounded soldiers with face disfigurements. 29 In a 1917 edition of “The Lancet”

Derwent Wood describes his process:

My work begins where the work of the surgeon is completed…I endeavor by the

means of the skill I happen to possess as a sculptor to make a man‟s face as near as

possible to what it looked like before he was wounded….the patient acquires his old selfrespect,

self-assurance, self-reliance and can take pride once more in his personal

appearance. 30

This phrase “can take pride once more” is a key one that is echoed both in the wording of

disabled legislature as well as literature by disabled artists. We can see from Derwent Wood‟s words

and in later writings from the 20 th and 21 st century a push for an advancement of dignity among the

disabled that is lacking in previous centuries‟ contexts.

The overarching theme of the 21 st century is best summed up in the words of Vivian Sobchak (an

amputee): “Not only do I see myself as fully human, but I also know intimately my prosthetic leg‟s

essential inertia and lack of motivating volition.” 31 This sentiment is reaffirmed by Reid Albano, a

veteran of the war in Afghanistan, who also is missing a leg: “Though I know full well my false leg

is a part of me, I am not defined by my false leg and never will be.” 32 This sentiment is in line with a

quote by theorist Steven Kurzman (also an amputee): “Artificial limbs do not disrupt amputee‟s

bodies, but rather reinforce our publicly perceived normalcy and humanity.” 33 It is this overarching

agency of the individual that resonates from these comments and is something that is missing from

the earlier historical narrative. Part of this, however, may be due to a lack of representation, due to

many amputees and disabled people being pushed to the margins of society and records of their

thoughts and beliefs about their own condition marginalized. Albano further accentuates this

increased contemporary narrative of agency in regards to identity and prosthetics:

I‟d venture that becoming an amputee has made me vastly more self-confident than I

otherwise might be, if for no other reason than the fact that people rarely expect me to be

able to perform since I am a cripple, and then are tremendously astonished and impressed

that I can basically do everything I did prior to my injury. 34

When dealing with the phenomenon of the integration of technology and human beings, it is

important to define briefly the relevant and poignant theory of “posthumanism”. Rosi Braidotti

broaches this subject by defining the tragedies that have unfolded since the dawn of the conception

of “humanism” as philosophical thought. 35 She argues that while nominally promoting freedom and

equality, humanism has also “sexualized, racialized and naturalized the „others‟ to disposable

29 Figure 7

30 Derwent Wood, F, The Lancet, 1917, p.949

31 Sobchak, V, A Leg to Stand on: Prosthetics, Metaphor and Materiality, 2006, p.17

32 Interview with Reid Albano, 2019

33 Sobchak, 2006

34 Interview with Reid Albano,2019

35 Braidotti, The Posthuman, 2011

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bodies”. 36 We can read this in the marginalization of the disabled figures mentioned earlier, the

cripples of Brueghel, and the broken and disturbed men in the post-World War One world fabric. In

a way, these figures help to prove the point that Braidotti is making, showing that these are the

casualties of a humanism, which has failed. Braidotti does not want to present this idea as one of

“anti-humanism” but rather is interested in exploring alternative conceptualizations of the human

body, the human subject and the way they can be interfaced with reality. Raoul Hausmann‟s

aforementioned conception of the machine-melded man written about in Der Aktion, who was in

service to the capitalist overlords working twenty-four hours a day, can be read as a twisted

approach to the dark side of the posthuman. Instead of liberating itself from the trappings of the

capitalist patriarchy of industry, the posthuman falls into its clutches. Jeanine Thewatt-Bates

highlights this fact in her book dealing with posthumanity Cyborg Selves: “We must not ignore the

possible posthuman representation of an invasion of bodily integrity as well as political exploitation

and oppression.” 37

Sobchak, who is actually physically affected by the issue of disability and not merely positioned

from a theoretical perspective, in some ways fundamentally disagrees with these ideas of

posthumanism. She claims it mitigates the independence and agency of the individual body by

focusing too much on the thing that propels the individual into posthumanity, in this case the

prosthetic device. In an ironic way, by pushing this integration of new modes of being, Sobchak

claims a merely theoretical and rhetorical conception posthumanism in some ways removes the

agency it aspires to gives, Sobchak writes:

Indeed most of the scholars far too quickly mobilize their fascination with artificial

and “posthuman” extensions of “the body” in the service of rhetoric (and in some cases

poetics) that is always located elsewhere. 38

Though not denying the importance of conceptualizing the idea of “posthumanity”, Sobchak

enforces the belief that the affected and corporeal individual must not be lost to the rhetorical

umbrella of the posthuman ideology. In this way she demands that agency be given to the

individual, which follows the earlier tenants of Biesalski, as well as the works of Oliveira Barata.

The work of Sophie de Oliveira Barata, the founder of the Alternative Limb Project c. 2009, is

perhaps the best example showing how prostheses and disability can be transformed into a mode of

personal agency. Her work is a critically important artistic step in the development of prosthetics

and deals with these themes of body image and evolution while simultaneously promoting positive

conversations around disability and body diversity. Oliveira Barata utilizes innovative technology

and her extensive background in film special effects to create individualized prosthetic art works.

Oliveira Barata found her work in special effects to be lacking in a sense of personal connection and

wished to create something more meaningful. She mentions the specific advancements of

technology as a motivating factor: “I saw the incredible advancements that were being made with

silicon technology to create realistic skin, as well as things like 3-D printers coming into use. I

wanted to utilize these amazing new technologies to create something more meaningful that would

help to individually change people‟s lives.” 39

36 Braidotti, 2011,

37 Thewatt-Bates, Cyborg Selves, 2016, p.3

38 Sobchak, 2006, p. 20

39 Interview with Oliveira Barata, 2019

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Each one of her works is an unique piece of art that is made in collaboration with a trained

prosthetist and the amputee. 40 Oliveira Barata states: “I want to create pieces that are coming

directly from people‟s souls and directly from their imagination….unless the piece is being worn by

the person it was intended for it doesn‟t mean anything….they create a conversation about the limb

and they open up dialogue…instead of seeing what‟s missing, you see what‟s there.” 41 This last

sentence perhaps best encapsulates this idea of giving agency, by literally describing and talking

about what is there in front of you. Oliveira Barata states: “I want to give agency to social

interactions, and allowing the amputee to make a statement without a spoken word. The idea is to

draw people in, and not just having them stare, but to create a dialogue with the amputee.” 42

Albano has a similar sentiment about open dialogue being one of the crucial elements to fostering

normalcy and autonomy: “I‟m always happy to talk about my prosthetic if people are curious, it

turns it into something not so alien to people. Most people I have found do not have any negative

attitude towards it at all, but merely they are unsure how to broach the subject. 43

It is through this open discussion with people who have prosthetics that we can more openly

understand and perceive this idea of posthumanity. Through these interactions with our

technologically altered humans, we can see more clearly how the body and the mind perceives itself

reflexively. and through this clearer perception we can better build the global sense of interconnectedness

which Braidotti hypothesizes will be a key concept in the dawn of posthumanity. 44

While Braidotti casts the warning signs that society in the future will deny the body after having

denied the soul for so many centuries, the more in-depth look and understanding of those whose

bodies have truly been denied, such as Sobchak and Albano, can act as a counteraction to this trend.

The species is entering a new epoch, that of the Anthropocene, and is affecting the world around

us and ourselves in unprecedented ways. The position of reimagining and recasting the situation of

disabled people is an example of this. The contemporary increase in agency of the disabled shows

that subjectivity is rapidly changing, and we must think harder about what the status of a human

being means. Posthumanism calls for the need to invent new forms of ethical relations, and through

the more complex understanding of those who are affected by the use of prosthetics these relations

can be and are being built more strongly.

40 Figure 9

41 Interview with Oliveira Barata, 2019

42 Interview with Oliveira Barata, 2019

43 Interview with Reid Albano, 2019

44 Braidotti, 2011

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Images

Figure 1. Wooden False Toe, c. 2000 BC, found Luxor Egypt

Figure 2. The Capua Leg, 300 BC, Capua Italy

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Figure 3. Pieter Brueghel, The Cripples, 1568

Figure 4. Man with no hands working in a factory, from Konrad Biesalski’s, Kriegskrüppelfürsorge:

Ein Aufklärungswort zum Troste und zur Hahnung, 1915

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Figure 5. Otto Dix, Metropolis, 1926

Figure 6. Still from Metropolis, 1927, Fritz Lang

Figure 7. Otto Dix, The Card Players, 1920

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Figure 8. Derwent Wood, Masks, 1919

Figure 9. Anatomical Leg, Sophie de Oliveira Barata, 2016

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Juger du Beau avec subjectivité : le défi de l’esthétique

computationnelle

Assessment of Beauty with subjectivity: a challenge for

computational aesthetics

Henri Maître 1

1 LTCI, Télécom Paris, Institut Polytechnique de Paris, France, henri.maitre@telecom-paris.fr

RÉSUMÉ. Les techniques à base d’intelligence artificielle dont l’objectif est d’évaluer automatiquement la qualité esthétique

d’une photographie, ont reçu une attention notable ces dernières années et peuvent se targuer de performances

prometteuses. On constate cependant que la plupart d’entre elles souffrent de limitations en raison de leur paradigme

de base emprunté à l’esthétique platonicienne, qui attribue tous les critères de beauté à l’objet ou à la personne belle. A

partir du très volumineux corpus consacré à l’esthétique depuis 25 siècles, ces limitations auraient pu être anticipées. Le

reproche le plus fréquemment exprimé est que le jugement porté sur l’image ne prend pas en compte l’observateur et sa

subjectivité. Sans surprise, plusieurs travaux très récents s’attaquent ce point délicat, adoptant des approches diverses.

Nous les discutons ici.

ABSTRACT. Artificial Intelligence based photography beauty assessment have received a great attention in the last 25

years. They may now claim noticeable performances in replacing the human observer. However, they face limitations which

are rooted in the basic choices of the machine learning stage, borrowed from the old Platonism, i.e. the poor place let to

a specific observer in the assessment value. Several tracks are explored to short-cut these limitations, based on very

different approaches. This paper is presenting an overview of these proposals to re-introduce subjectivity in computational

aesthetic assessment and to discuss their foundations.

MOTS-CLÉS. Esthétique, beauté, photographie, réseaux de neurones, subjectivité, évaluation.

KEYWORDS. Aesthetics, beauty assessment, artificial intelligence, subjectivity, photography, recommandation.

La beauté est souvent regardée comme un attribut mineur et superflu d’un monde grave. L’intérêt

qu’on y porte est fréquemment tenu pour futile et mondain. Le jugement de Pâris nous rappelle qu’il

a pu pourtant avoir de lourdes conséquences en dehors du champ de l’esthétique. On n’est pas surpris

alors devant l’ampleur des commentaires qui se sont attachés, tout au long des siècles, à la désignation

d’Aphrodite, bien au-delà de l’enjeu du bénéfice d’une pomme. "Jugement de goût" dirait Kant. Voire!

Ce n’était pas la mode du temps des Grecs. La beauté était affaire d’harmonie et de symétrie (non pas

notre symétrie géométrique, reflet à l’identique, mais une proportion accordée entre le tout et les parties).

Le jugement n’y était pour rien ; le beau était affaire de nombres et s’imposait à chacun. Nul besoin d’un

pâtre pour en décider. Voire sur ce point encore, puisque ce pâtre, (par hasard ?) était lui-même fort beau

et réputé amateur d’un sexe qui était encore faible! On a dit qu’il y avait d’autres valeurs que la beauté

dans les arguments du débat : des promesses de victoires militaires, des espoirs de règne magnifique,

l’amour exceptionel de la femme la plus enviée. Ces arguments contournent l’obstacle, comme le fait

l’argutie qu’il fallait en venir à la guerre et que le chemin le plus court ne pouvait qu’être le meilleur.

On sait le choix de Pâris, mais comment a-t-il tranché? A-t-il mesuré pour chaque déesse l’accord de

ses formes aux canons de Polyclète? A-t-il, comme le pensent Descartes ou Hegel, usé de réflexion

pour conclure rationnellement sur les arguments de ses sens? S’est-t-il plutôt, comme le suggère Kant,

laissé envahir par l’intuition d’un sens commun impartialement éprouvé? Ou envahi par la jouissance

dionysiaque des trois déesses comme l’aurait fait Nietszche ?

Vingt-cinq siècles d’esthétique en débattent longuement entre Objectivistes ("l’objet est beau par ses

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vertus propres") et Subjectivistes ("l’objet est beau dès que je le vois beau"). Les psychologues expérimentaux

[Fechner, 1871, Leder et al., 2004, Hurlberg and Ling, 2012], les sociologues [Elridge, 2015,

Ray, 2020], puis les neuro-biologistes [Di Dio and Vittorio, 2009, Brown et al., 2011, Ishizu and Zeki, 2011]

ont apporté leurs voix à ce débat et depuis peu les informaticiens se sont joints à eux, qui ont fait du jugement

esthétique un nouveau défi pour leurs algorithmes déjà fortement sollicités par le jeu d’échecs,

la prédiction boursière ou le diagnostic médical.

1. Que fait l’informatique pour la beauté ?

Les premières propositions d’utiliser les sciences dures au service de l’esthétique remontent à Charles

Henry, mais son Introduction à une esthétique scientifique de 1885 n’a guère fait d’émules. Il n’en est

pas de même des travaux du mathématicien George Birkhoff [Birkhoff, 1933] qui ont donné naissance

à une longue lignée de recherches attachées à formaliser une "équation de la beauté", travaux qui ont

bénéficié de divers progrès de nos connaissances au cours du XX e siècle : théorie de la Gestalt, morphologie

mathématique, reconnaissance des formes, traitement des images [Eysenck, 1941, Moles, 1957,

Bense, 1969, Rigau et al., 2008].

Nous allons ici nous intéresser spécifiquement à la mesure de la beauté des photographies pour trois

raisons essentiellement. D’une part les photos ont pris dans notre société une place exceptionnelle en

raison des progrès et de la prolifération des systèmes d’acquisition ainsi que de la popularité des réseaux

sociaux. D’autre part la photographie a accédé à la reconnaissance d’un art de plein droit doté de tous les

attributs exigibles : musées, expositions, experts, marché et cotation, revues . . . Enfin, une forte demande

sociale et sociétale appelle la mise en place de techniques d’évaluation rapides et efficaces de la beauté

des photographies, tant pour les besoins individuels de gestion de ses archives personnelles que pour

des secteurs économiques qui font très abondamment appel aux images : édition, publicité, agences de

voyage, d’immobilier, de mode . . .

Nous allons nous pencher particulièrement sur ces approches, nées à la fin du siècle dernier, qui, au lieu

de mettre en place une formule explicite de la beauté comme l’ont fait Birkhoff et ses successeurs, s’appuient

sur les techniques d’apprentissage automatique et d’intelligence artificielle et mettent à profit des

bases de données d’images annotées par des jugements esthétiques. Deux séries de travaux se sont succédé,

explorant cette piste. Tout d’abord, de 1994 à 2015 environ, des travaux pionniers ont mis en œuvre

la détection de primitives pertinentes (appelées souvent handmade features 1 ), et de techniques simples et

robustes de classification. La plupart de ces travaux utilisaient des connaissances explicites des règles de

la photographie et des recommandations formulées par les spécialistes (composition de la scène, mise au

point, harmonie des couleurs . . . ) [Datta and Wang, 2010, Luo and Tang, 2008, Dhar et al., 2011] mais

des approches moins expertes ont mis à profit les primitives issues du traitement de l’image (textures,

contours . . . ) [Lo et al., 2013] ou de la vision par ordinateur (SIFT, SURF . . . ) [Marchesotti et al., 2011,

Marchesotti et al., 2015] avec des performances aussi bonnes. Ces techniques à base de primitives ont

laissé la place, vers 2015, à des techniques à base de réseaux de neurones profonds, qui font l’impasse

sur l’extraction de primitives et ignorent les savoirs qui ont conduit à les choisir. Les images à tester sont

1. Handmade features pourrait se traduire par primitives artisanales; ce sont des configurations particulières des pixels (lignes,

contours, coins, couleurs . . . ) qui seraient des signatures locales de certaines recommandations photographiques (règle du tiers,

contraste objet/fond, distribution des points d’intérêt, construction, etc.).

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placées à l’entrée du réseau qui a été entraîné pour évaluer l’esthétique de l’image et le résultat s’affiche

en sortie : image belle ou image banale dans le cas fréquent d’un classement binaire, ou évaluation selon

une échelle de 1 à 10 dans les cas d’un jugement continu. Les performances des techniques à base de

réseaux de neurones profonds ont très largement surpassé celles des primitives artisanales et aujourd’hui

ces seules techniques survivent pour proposer à l’utilisateur d’éliminer des images médiocres de grandes

collections ou de sélectionner celles qui émergent.

Revenant au débat qui fait l’objet des premières lignes de ce texte, il faut constater que l’approche

"objectiviste" s’impose dans ces deux démarches. Le diagnostic de l’algorithme, quel qu’il soit, est universel

: l’image est belle ou non, indépendamment de l’observateur, par ses seules propriétés internes : sa

composition, ses textures, ses couleurs, l’assemblage de ses lignes, etc. L’observateur n’a pas de rôle dans

cette décision et ne sait quels critères l’ont emporté. L’algorithme adopte une esthétique platonicienne :

la beauté appartient à l’image, non à celui qui en fait l’expérience.

Expliquons la méthodologie suivie par les auteurs de ces travaux. Tout d’abord une collection d’images

est rassemblée, chacune - et cela est important - dotée d’une évaluation censée exprimer sa qualité esthétique.

Les sites spécialisés en photographie ont été abondamment utilisés à cet effet (Flickr, Photo.net,

Instagram, DpChallenge). Selon le public auquel ils s’adressent (grand public, amateurs éclairés, professionnels),

ils proposent des photos de toute qualité et de toute nature : du novice à l’expert, du reportage,

de la mode, de l’art, du sport, etc. Ils sont fréquemment associés de jugements, soit sous forme de

votations lors de compétitions thèmatiques, soit d’expertises de professionnels, soit encore de simples

commentaires postés par des internautes. Ainsi ont été créées quelques bases de données rassemblant

au moins des dizaines de milliers de photos auxquelles sont attachées leur note et parfois les commentaires

qu’ont posté les internautes. Elles ont pour noms AVA, AADB ou BEAUTY (voir le tableau 1.1)

[Murray et al., 2012, Schifanella et al., 2015, Redi et al., 2017].

Ces bases de données servent à entraîner un réseau neuromimétique, généralement l’un de ceux qui

ont fait leurs preuves dans les compétitions de reconnaissance des formes (ResNet, VGG, Mobile-Net,

GoogLeNet, Inception) en présentant successivement chaque photo à l’entrée du réseau et en imposant sa

note associée en sortie. Après avoir figé les paramètres du réseau, on peut procéder à l’évaluation d’une

photo inconnue en la plaçant à l’entrée du réseau. On lit alors en sortie son évaluation.

1.1. Les bases de données et l’expertise

Elles sont brièvement présentées dans le tableau 1.1. et plus longuement détaillées dans [Maître, 2021].

C’est sur la base de données AVA que les algorithmes sont généralement testés [Murray et al., 2012].

AVA regroupe plus de 250 000 photos, chacune accompagnée de notes comprises entre 0 et 10 attribuées

par les internautes et issues du site DpChallenge un site spécifiquement dédié aux photographes. Seules

les photos ayant reçu au moins 200 notes sont retenues dans AVA, et à chacune est généralement attribuée

pour note définitive la moyenne de ces notes.

De la base AVA sont déduites la base AVA-2 et la base CUHK-DB en ne retenant que les meilleures et

les plus mauvaises images, ainsi que la base AVA-PD (AVA-Photographer Demographic) en ne retenant

que les seules images de certains photographes dont on connait quelques informations (genre, âge, pays).

BEAUTY et la base de Redi et ont été évaluées par crowdsourcing, c’est-à-dire par une consultation

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critères BEAUTY AADB Base de AVA AVA-2 AVA-PD Uni Psycho Flickr

Redi CUHK-DB Tübingen Flickr AES

taille (×1000) 15 10 100 250 50 120 380 60 40

qualité esthétique faible faible faible haute haute haute faible haute faible

score esthétique 3 5 4 10 10 / 2 10 10 5 5

classes sémantiques 4 non oui 44 44 44 non oui oui

étiquettes de style non 11 non 14 14 14 non non non

annotation non oui oui oui oui oui non non oui

origine Flickr Flickr web DP Chal. AVA AVA Flickr Flickr Flickr

Tableau 1.1.: Quelques bases de données fréquemment utilisées pour l’étude esthétique des images avec certaines de

leurs propriétés. La taille est exprimée en milliers d’images. La qualité esthétique est considérée comme ”haute” si les

images proviennent de professionnels ou d’amateurs éclairés, comme “faible” si elles sont issues de réseaux sociaux. Le

score représente l’excursion de la notation. Les annotations sont composées des commentaires littéraux qui accompagnent

parfois les avis.

rémunérée des internautes. AADB a été évaluée par 5 experts qui ont attribué le score esthétique lorsque

leurs avis convergeaient raisonnablement. Flickr-AES a sélectionné des photos de Flickr qui ont été

annotées sur des critères esthétiques, par crowdsourcing. Psycho-Flickr a sélectionné des images de

Flickr produites par des photographes (300 photographes « professionnels » de Flickr) pour lesquels

ont été dressés les profils psychologiques (émetteur et récepteur) à l’aide des Cinq Majeures (voir cidessous).

1.2. Résultats

Les stratégies divergent quant aux résultats recherchés. Certains algorithmes visent à reproduire une

évaluation continue entre 0 et 10, certains cherchent à retrouver la distribution des évaluations qu’ont

données les internautes, d’autres enfin - et ce sont les plus nombreux - proposent un choix binaire : image

« belle » ou « pas-belle » et là encore divers choix sont faits. On choisit souvent de séparer « belles » ou

« pas-belles » selon la note attribuée, à l’aide d’un paramètre δ par rapport à la valeur moyenne M de

l’ensemble des 250 000 photos; si la note est supérieure à M + δ l’image est belle, si elle est inférieure à

M −δ, elle n’est pas belle. Lorsque δ = 0, plusieurs équipes obtiennent plus de 80 % de résultats corrects

sur la base AVA [Sheng et al., 2018, Ma et al., 2017, Talebi and Milanfar, 2017, Deng et al., 2017b] (en

séparant bien sûr les photos servant à l’apprentissage de celles qui serviront à la vérification) et ces

performances augmentent encore si l’on utilise, en plus de l’image, quelque information sémantique sur

le thème concerné par la photographie (portrait, paysage, vie quotidienne, etc.) de façon à spécialiser un

peu le traitement.

Ces résultats sont indéniablement intéressants puisqu’ils permettent de trier rapidement, parmi des

milliers de photographies, celles qui présentent de bonnes qualités esthétiques, sans trop en laisser de

côté, mais ils s’exposent cependant à des critiques diverses. Elles peuvent concerner la pertinence des

bases d’apprentissage qui reflètent un genre photographique très actuel répondant à des codes sociaux

précis (abondance des photos d’animaux, des portraits, ...) et utilisant une forme rendue très accessible

par la technologie qui fait souvent appel à des jeux de couleurs, de haute résolution, d’incrustations

ou d’effets spéciaux. Elles peuvent concerner les avis donnés qui souffrent, comme la plupart des avis

collectés sur internet, de biais et de dispersion [Reagle, 2013, Pasquier et al., 2014, Cochoy, 2011]. Mais

un reproche plus profond s’attache à l’hypothèse que toute photo est jugée identiquement, belle ou non,

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par tous les observateurs. Cette hypothèse objectiviste que la base de données annotée des jugements des

internautes reflète une propriété caractéristique de chaque photo, propriété qui conduit à un « jugement de

goût » unique, partagé par tous, qui permet de paramétrer un réseau capable de reproduire ce « jugement

de goût » universel, fait l’objet d’objections nombreuses et a suscité nombre de travaux qui ont cherché

à y échapper. Ce sont ces tentatives que nous voulons décrire ici qui ont pour but d’introduire de la

subjectivité dans cette automatisation de l’esthétique.

2. La subjectivité du goût, c’est quoi ?

Mais il nous faut tout d’abord essayer de cerner un peu ces concepts d’objectivité et de subjectivité

qui se fondent subtilement l’un en l’autre. Tout commence avec la vision. Il est bien établi aujourd’hui

que c’est de l’objet que partent les rayons lumineux qui atteignent la rétine et qu’ils ne jaillissent pas

de l’œil comme on a pu le croire un temps. Ce sont eux qui portent le signal de beauté dans une vision

platonicienne. Dans cette pensée, les rayons « sont » beaux et le seront pour tout observateur : la Victoire

de Samothrace reste belle une fois les portes du Louvre fermées. Captés par la rétine où ils reçoivent

de premiers traitements, ces signaux suivent alors les nerfs optiques et rejoignent les aires visuelles où

ils sont mis en forme selon des traitements aujourd’hui assez bien connus : sélections chromatiques,

sélections fréquentielles spatiales et temporelles, filtrages, amplifications, groupements multiéchelles,

etc. C’est la « vision simple » de Dretske [Dretske, 1969]. Le modèle computationnel de Marr en rend

compte assez bien dans son primal sketch [Marr, 1982], tandis que la formulation psycho-physiologique

de la Gestalttheorie en explique de nombreux mécanismes [Wertheimer, 1938]. A ce point, nous perdons

un peu trace de leur parcours et nous n’avons plus qu’une information a posteriori sur leur action

dans les diverses aires du cerveau. S’il y a beauté, on convient aujourd’hui de le décider car il

y a plaisir et activation de zones en charge de récompense (probablement dans le cortex préfrontal)

[Berridge and Kringelbach, 2013], mais beaucoup d’autres aires sont également activées, qui sont ordinairement

concernées lorsqu’on sollicite la mémoire, la prise de décision, l’anticipation de l’action, etc.,

[Brown et al., 2011, Chatterjee and Vartanian, 2016]. On distinguerait ce plaisir issu de la beauté car à la

différence de beaucoup d’autres il ne semble pas provenir de la satisfaction d’un besoin de notre être :

faim, soif, désir sexuel ...

Comment est-on passé de ce signal optique à ce plaisir attesté par notre conscience ? Comment les

associations de lignes, de formes, de couleurs deviennent-elles pour nous harmonie, élégance, grâce,

poésie? Comment passe-t-on d’une information objective, mesurable, partageable et potentiellement

universelle à un ressenti intime, éminemment personnel et, disons-le, subjectif? Dans cette transition,

les avis divergent largement et les théories se contredisent. De Kant et Schopenhauer qui affirment que

cette perception du beau est spontanée, intuitive, impartageable, inaccessible au raisonnement et néanmoins

commune à tous, de Descartes et Hegel qui font de cette conviction le fruit de la raison, de Henry

ou Séailles qui invoquent la spécificité de la « machine » cérébrale à extraire le beau comme l’oreille

capte le son, de Bell, Zemach ou Arnheim qui voient, à travers l’assemblage des signaux optiques la

construction de « formes signifiantes », de « prédicats esthétiques », de « qualia » qui, sous des conditions

favorables seront décodés justement par des consciences convenablement équipées.

L’affaire est complexe et la compréhension de ce qui reste pour nous une alchimie est lointaine encore.

Les schémas qui tentent d’associer nos diverses facultés dans l’élaboration de cette conscience sont

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nombreux [Chatterjee, 2004, Brown et al., 2011, Leder et al., 2004, Redies, 2015, Koelsch et al., 2015,

Hsu, 2009] mais encore largement débattus (voir les figures 1 et 2). Dans tous ces schémas, le jugement

du goût est en grande dépendance d’éléments étrangers à l’image perçue, qu’il s’agisse des éléments de

contexte transmis par nos sens (ambiance, cadre), des éléments de contexte de notre état interne à l’instant

particulier (humeur) ou de façon plus permanente (tempérament), ainsi que des éléments acquis : notre

éducation, notre culture, notre expérience, l’information dont on dispose sur l’objet observé, etc, tous

ces éléments que l’on doit appeler subjectifs puisqu’ils sont étroitement attachés à un observateur, et

que que certains disent uniquement acquis, tandis que d’autres supposent en partie innés. Ces schémas

accordent très généralement le rôle de jugement du beau aux couches les plus évoluées de notre système

cérébral. Seul, peut-être, le modèle neuro-géométrique de Petitot [Petitot, 2008] permet d’expliquer notre

capacité d’intuition ou de « survenance » qui semble au cœur de nombreuses expériences esthétiques par

des structures câblées très proches des aires visuelles.

Figure 1.: L’un des modèles fonctionnels de la perception esthétique : celui de A. Chatterjee. Deux fonctions différentes

concernent l’une l’attention, l’autre la représentation. Elles sont en interaction bi-univoque. L’attention réagit sur l’étage

de vision précoce en dirigeant l’exploration. Elle est en partie influencée par la réponse émotionnelle qu’elle contribue à

élaborer et elle agit sur notre décision en particulier à travers les réactions réflexes. La représentation est en relation avec nos

modèles du monde et intervient également dans la prise de décision (la justification du jugement esthétique) et la réponse

émotionnelle (adapté de [Chatterjee, 2004]).

3. Quelles approches pour introduire de la subjectivité dans le jugement de goût ?

En l’absence d’un schéma subjectiviste définitivement établi, il n’est pas simple de proposer un algorithme

pour accomplir ces tâches de jugement de goût. En comparaison, l’approche objectiviste qui

attribue tous les mérites du beau au seul objet et fait partager à tous les observateurs un identique jugement

semble triviale, surtout si l’on dispose d’une machine « magique », le réseau neuro-mimétique

profond apte à reproduire toute déduction pour peu qu’on la nourrisse d’assez d’exemples.

Voyons, à travers les travaux récents, comment peut être abordée cette subjectivisation du jugement du

beau par ordinateur.

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Figure 2.: Un autre modèle de perception esthétique, celui de Li-Hsiang Hsu, déduit du modèle de A. Damasio. C’est

le stimulus extéroceptif (par l’intermédiaire des voies visuelles) qui constitue l’entrée du signal qui distribue les informations

vers une représentation du monde extérieur d’une part (la perception physique de l’objet) et vers une représentation

proprioceptive (modification de l’état de l’observateur) qui exprime les émotions ressenties à la vue de l’objet. La voie souscorticale,

vers le système limbique (hippocampe, amygdale, gyrus singulaire, hypothalamus), est courte, tandis que l’autre,

vers le néo-cortex (vers les zones occipitales des aires visuelles d’une part, vers les zones préfrontales et orbitofrontales

d’autre part) est longue. C’est la voie cognitive qui est associée à une valuation (d’après [Hsu, 2009]). Notons que les deux

modèles présentés ici sont encore en concurrence avec d’autres et qu’aucun n’a véritablement été validé.

3.1. Les systèmes de recommandation

Les techniques les plus répandues aujourd’hui pour adapter une offre à une demande non explicitement

formulée est de recourir aux systèmes de recommandation. Ils sont particulièrement efficaces pour proposer

à un client des produits répondant à ses goûts dans le domaine du cinéma, de la musique, de l’achat

en règle générale et du loisir en particulier [Deldjoo et al., 2016, Elahi et al., 2017, Deldjoo et al., 2018].

Pour cela on recueille des achats passés du demandeur, ainsi que toute information pertinente sur son

âge, son lieu de vie, son statut social, voire ses goûts dans des domaines connexes. A partir de ces informations

on classe ce client dans un groupe dont les pratiques sont semblables. On peut alors lui proposer

des offres que ce groupe a unanimement appréciées, ou, si on souhaite prédire ses réactions à venir sur

un produit particulier, on lui attribuera l’avis moyen des autres membres du groupe ou celui de l’autre

client qui lui ressemblera le plus au sein du groupe.

Ces techniques sont mal adaptées pour prédire le jugement de goût en matière de photographie à moins

d’avoir pu constituer auparavant des mesures de goûts de grandes populations sur de mêmes images.

Rappelons que, si la base de données AVA collecte des appréciations, elle ne sait pas qui les attribue et

n’est pas à même de construire ces groupes aux goûts semblables. Par ailleurs il est difficile de recueillir

les éléments pertinents des goûts esthétiques d’une personne sans la soumettre à un questionnement qui

n’aurait pas vraiment sa place ici. Extraire de quelques images déjà appréciées des caractéristiques permettant

une catégorisation rapide de l’observateur, est autrement difficile que le faire à partir d’une liste

de films ou de morceaux de musiques. Dans ces derniers cas, la catégorie s’appuiera probablement sur

des propriétés sémantiquement très riches : sujet du film, nom du producteur, des acteurs, type d’action,

ou du morceau musical : genre, interprète, orchestration, etc., propriétés auxquelles on ne peut généralec○

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ment accéder à partir de simples photos.

Dans le domaine de la vente d’œuvres d’art en ligne, des services de recommandation existent également

[Dominguez et al., 2017, Benouaret, 2017, Messina et al., 2018, He et al., 2016], qui semblent

s’approcher de notre problème. Dans ces systèmes, il apparaît cependant que, si la peinture ou la photo

entrent bien en ligne de compte dans la recommandation par leur style et leur composition, le rôle de

ces informations issues de l’image reste mineur face au rôle considérable de données plus sémantiques

comme le nom de l’auteur, sa cote dans le marché, le prix de l’œuvre, ou les achats antérieurs du client.

3.2. Rechercher un profil social

Dans les systèmes décrits ci-dessus, le profil recherché est avant tout un profil social : âge, genre,

profession, environnement familial, hobbies, etc. [Kosinski et al., 2013, Kosinski et al., 2014]; il est très

probable que ces déterminants interviennent dans les goûts de l’usager, mais peu d’études ont aujourd’hui

établi de liens exploitables pour en déduire les préférences esthétiques de l’internaute. Certains

chercheurs prennent en compte les pratiques de l’internaute sur les réseaux sociaux pour modifier l’ordre

des images proposées par les moteurs de recherche à ses requêtes [Cui et al., 2014]. Aucun critère de

goût n’est ici utilisé, seules les pratiques (adhésions, connexions, activités) sont prises en compte.

Les travaux rapportés dans [Kairanbay et al., 2019] montrent quelle information on peut tirer d’images

postées sur son site par un photographe. Pour cela, ils exploitent un sous-ensemble de photos, très spécifique,

issu de la base AVA, pour lequel on dispose exceptionnellement de données sociales (âge, genre,

pays d’origine) sur les photographes qui les ont prises (la base appelée AVA-PD, Photographer Demographic).

Les auteurs montrent alors qu’un profil réduit à ces seules données peut être en partie déduit

des photos qu’il poste. Ils montrent ensuite que l’on peut, dans une certaine mesure, prédire l’évaluation

qu’il portera à une photo donnée à partir des photos que poste ce photographe. Pour obtenir ce résultat,

les auteurs adoptent un schéma classique d’évaluation du goût par transfert d’apprentissage complété

d’une étape de réglage fin (fine tuning) à l’aide des images postées par le photographe.

D’autres auteurs ont cherché à exploiter les images postées sur les réseaux sociaux (le plus souvent

Flickr, Instagram ou Pinterest) par un internaute pour cerner ses centres d’intérêt en examinant le style et

le contenu de ces images [Lovato et al., 2013, Yang et al., 2015, You et al., 2016]. Ces travaux diffèrent

par leurs approches, mettant l’accent soit sur les caractéristiques de l’image, soit sur ses thématiques.

Ils conduisent à des résultats assez convaincants quant à la capacité des techniques d’apprentissage à

prédire l’intérêt que portera un photographe à une photo donnée, mais ces travaux ne montrent pas le

rôle du jugement esthétique dans cet intérêt.

3.3. Définir un profil psychologique de l’utilisateur

3.3.1. Personnalité et Cinq Majeures

Le profil psychologique de l’observateur est souvent considéré comme l’un des déterminants fondamentaux

du goût esthétique, avant la culture, l’humeur ou le contexte [Konecni, 1979, Jacobsen, 2010].

De nombreuses études classiques se sont penchées sur la catégorisation des profils de personnalité

[Eysenck, 1991], d’autres sur des façons rapides de déterminer le profil d’un sujet au moyen de tests aussi

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courts que possibles [John et al., 1991, Costa and McCrae, 1992, Rammstedt and John, 2007]. L’usage

de cinq dimensions majeures de la personnalité (les Big Five [Goldberg, 1990]) s’est progressivement

imposé, en particulier pour les études en ligne. Les cinq dimensions les plus importantes sont (en respectant

le jargon qui tente de s’installer) : l’Ouverture d’esprit, la Conscienciosité, l’Extraversion, l’Agréabilité,

le Névrosisme.

L’image, et en particulier l’image postée sur son site par un internaute, est une façon objective d’exposer

sa personnalité. Elle peut être analysée, comme tout échange lors d’interactions entre humains,

à l’aide de modèles statistiques éprouvés [Brunswick, 1956]. Ainsi les auteurs de [Cristani et al., 2013]

ont associé des photos postées et le profil psychologique du photographe. Ils ont tout d’abord constitué,

à l’aide d’un protocole supervisé assez complexe, la base de données, PsychoFlickr, associant les

images postées par 300 usagers « professionels » du réseau Flickr, ainsi que les profils psychologiques

« auteur » et le profil « récepteur » pour chacun de ces usagers. Ces profils sont constitués des Cinq Majeures.

Le profil émetteur représente ce que l’auteur pense présenter, tandis que le profil récepteur est

ce que perçoit un visiteur du site. Puis, à partir de primitives extraites des photos du site, on procède à

l’apprentissage d’un classifieur qui relie propriétés des images et profil psychologique du photographe.

Ce classifieur permet alors de dresser le profil d’un internaute inconnu à partir des photos qu’il a postées.

Ces travaux, menés à l’aide de primitives artisanales et de régression, ont été poursuivis et étendus

dans [Segalin et al., 2016, Segalin et al., 2017] avec des réseaux de neurones, améliorant en particulier

la qualité des prédictions.

3.3.2. Cinq Majeures et esthétique

Dans [Li et al., 2020], on trouve comment mettre à profit un profil individuel pour obtenir un jugement

esthétique subjectif. Lors d’une phase d’apprentissage, deux réseaux sont mis en parallèle, l’un chargé

de donner une note d’esthétique, « générique » selon les auteurs, (« objective » selon nos termes), l’autre

de mesurer le profil d’un utilisateur à partir de sa représentation sur les Cinq Majeures. Ces réseaux sont

identiques dans leurs premières couches (réseaux siamois) mais se distinguent dans les couches de sortie.

Le premier est entraîné à l’aide de la base universelle AVA pour donner une note esthétique à toute image

en entrée. Le second est entraîné à l’aide de PsychoFlickr. Il apprend à noter le profil d’un photographe

d’après les images qu’il a prises, mais aussi, aidé du premier réseau, à déterminer comment ce profil

intervient dans le jugement esthétique (figure 3).

Lors de l’étape d’évaluation subjective d’une nouvelle photo, une note d’esthétique « générique » est

mesurée dans la première branche, tandis que le profil de l’internaute à partir de ses photos est déterminé

dans la seconde branche. Les sorties des deux réseaux sont ensuite combinées : la note générique est

modifiée linéairement par cinq termes correctifs introduisant la contribution subjective propre au profil

de l’internaute. Chaque terme exprime la contribution d’une majeure comme produit d’une sensibilité à

cette majeure de l’observateur par un poids de la majeure dans l’image (figure 4).

3.4. Apprendre les goût de l’utilisateur par des tests

Les travaux présentés jusque-là exploitent des photos postées par l’utilisateur reflétant ses goûts esthétiques.

Cette situation est cependant assez rare car peu d’utilisateurs dont on veut prédire le jugement

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Figure 3.: Architecture du système développé par Li et al.. Il utilise deux branches d’un réseau siamois : sur celle du haut

est mesurée une beauté générique identique pour tous les observateurs; sur celle du bas est déterminé le profil en termes de

Cinq Majeures (représentées par les 5 notes OCEAN), puis les deux évaluations sont fusionnées dans une étape qui fournit

un score unique personnalisé [Li et al., 2020].

Figure 4.: Poids des Majeures dans des images : deux images projetées dans l’espace des Cinq Majeures. Les 5 notes sont

comprises entre -4 et +4 : O = Ouverture d’esprit, C = Conscienciosité, E = Extraversion, A = Agréabilité, N = Névrosisme,

d’après [Li et al., 2020].

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disposent de cette source d’information. Le recours à une étape préalable de tests (comme on l’a fait par

exemple pour déterminer les Cinq Majeures) est parfois proposé. Ces tests consistent très généralement

à juger un petit nombre d’images. Comme ces tests sont fastidieux, on cherche à les réduire. La littérature

retient aujourd’hui deux niveaux de tests : l’un rapide se fait à partir de 10 images, l’autre, plus

lourd, avec 100 images. Les résultats ne concordent pas sur l’intérêt de mettre en œuvre un test lourd.

Si l’intuition semblerait favoriser des tests longs, certains auteurs ont constaté que leurs performances se

dégradent vite, probablement en raison de la chute d’attention de l’observateur.

L’idée de nombreux travaux qui procèdent de cette façon est de spécialiser un réseau de beauté « générique

» en réalisant un réglage fin des dernières couches neuronales à l’aide des résultats des tests. On

obtient ainsi, à faible coût, un réseau de jugement esthétique, spécialisé dans le goût de l’utilisateur qui

a répondu au test.

Dans [Zhu et al., 2020], on tire profit d’une technique de méta-apprentissage par optimisation. Pour

cela il nous faut disposer d’une base de données annotée, pour laquelle on a gardé trace des personnes

qui l’ont annotée (c’est le cas de deux bases Flickr-AES et AADB). Un réseau est entraîné pour chacun

des observateurs et l’on détermine ainsi d’une part les règles partagées par tous les observateurs

pour juger les images et d’autre part les paramètres qui permettent de raffiner ce modèle pour chaque

observateur. Lorsqu’un nouvel usager inconnu se présente, on détermine à l’aide d’un jeu de tests de

quel observateur connu il s’approche et on le fait bénéficier du réseau spécialisé par cet observateur

pour juger de nouvelles photos. Des tests d’évaluation de la méthode montrent que l’on atteint 70 % de

classification correcte à 2 classes lorsque l’apprentissage se fait avec une série de 100 images de test,

mais le taux de bonnes réponses chute à 56 % avec 10 images seulement. En comparaison, des travaux

comparables mais utilisant une factorisation matricielle et l’analyse latente de Dirichlet à la place du

réseau de neurones, plafonnent à 52% dans ces deux situations (annotation de 10 ou de 100 images)

[O’Donovan et al., 2014].

Les travaux présentés dans [Park et al., 2017] proposent à l’observateur de classer les images de test

par préférence (et non un choix binaire belle/non belle). Pour accélérer cette étape, on lui offre des choix

binaires : choisir la plus belle au sein de paires d’images (une dizaine de paires), puis un algorithme

ordonne l’ensemble des images de test de façon à respecter ces choix. Ce tri accompli sur le petit nombre

d’images de test est propagé sur la totalité de la base d’apprentissage selon un principe de plus proche

voisin. Enfin, pour évaluer une nouvelle image, un compromis est fait entre une note objective obtenue

par régression à la sortie d’un classifieur générique et un classement par ordonnancement selon l’ordre

personnel de l’observateur. Ce compromis est géré par une fonction objective unique optimisant conjointement

la partie subjective et la partie objective du système.

Dans [Lv et al., 2018], on procède à l’apprentissage à travers un petit nombre d’images proposées par

l’utilisateur. Un réseau permet alors d’extraire de la base de données d’images celles qui s’approchent

le plus des choix de l’utilisateur. Par l’intermédiaire d’une boucle de réaction interactive (apprentissage

par renforcement) l’utilisateur peut améliorer itérativement ce choix jusqu’à la constitution d’une base

de données spécialisée rendant compte de ses goûts esthétiques. L’enchaînement de 3 à 5 étapes de corrections

semble suffisante pour un apprentissage efficace; la phase d’interaction est donc relativement

courte. Cette base de données est alors disponible pour créer un réseau spécialisé, adapté à l’esthétique

de l’utilisateur (figure 5). Il semble que les résultats (mesurés par la corrélation entre l’ordonnancement

d’une série de photos par le réseau et par l’observateur) soient bons (supérieurs à 0,8) et qu’un

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apprentissage sur un tout petit nombre d’images soit préférable à un long apprentissage. Ce n’est pas le

cas des travaux présentés dans [Ren et al., 2017], assez semblables dans leur objectif, mais utilisant une

fonction discriminante (ici un support vector regressor utilisant des fonctions de base radiales) au lieu

d’un réseau. Contrairement au cas précédent, il apparaît que les performances croissent régulièrement et

sensiblement avec le nombre d’images utilisées pour qualifier l’utilisateur, au moins jusqu’à 100. Pour

prendre en compte cette propriété, les auteurs développent une approche incrémentale qui s’améliore au

fur et à mesure des réponses de l’utilisateur.

Figure 5.: Le système développé par Lv et al. utilise une boucle d’apprentissage qui peut être parcourue itérativement.

Le système fournit à l’utilisateur des images de la base de données annotées proches d’un petit jeu d’images appréciées

de l’utilisateur. L’utilisateur confirme la pertinence de ces images ou les rejette, de façon que l’ensemble finalement retenu

corresponde bien à ses goûts. Ce sont ces images qui vont servir à entraîner le système [Lv et al., 2018].

Certains travaux combinent des tests sur les goûts de l’observateur (apprentissage par un petit jeu de

tests où les images sont ordonnées) et une analyse de son profil social à partir de ses connexions sur

le réseau [Deng et al., 2017a]. L’image à évaluer reçoit deux notes, l’une reflétant les goûts personnels

(déterminés par ses réponse aux tests et sa participation aux réseaux sociaux), l’autre pour sa conformité

au goût générique. Ces deux évaluations sont combinées de façon assez complexe.

3.5. Multiplier les expertises concurrentes

Une façon de briser l’objectivité esthétique du RNP est d’introduire explicitement une subjectivité à

l’aide d’experts en charge de représenter des voies concurrentes d’esthétique. C’est une voie qui est

également en partie explorée dans les travaux de [Zhu et al., 2020] vus plus haut.

Cette démarche a été abordée par S. Kong et al. [Kong et al., 2016] qui confient l’évaluation de leur

base AADB à un petit nombre de vrais experts d’esthétique dont ils gardent trace dans l’expertise. Chaque

expert exprime une sensibilité différente. On peut ainsi être amené à n’utiliser que les notes d’un seul

expert pour évaluer une image (si un internaute se sent en plus grande concordance avec l’un d’eux) ou

au contraire plusieurs d’entre eux.

Plus ambitieux sont les travaux rapportés dans [Hong et al., 2016] qui essaient de déterminer des communautés

de goûts parmi la population des abonnés à Flickr. Pour cela sont utilisés, pour chaque image,

deux types de descripteurs : des descripteurs sémantiques d’une part (issus de légendes fournies avec

chaque image), des descripteurs de bas niveau d’autre part (couleur, contraste, contours, textures). Dans

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Figure 6.: Détection de communautés dans des nuages de descripteurs par une technique d’allocation latente de Dirichlet

puis partitionnement de graphe. Les communautés sont identifiées par des ellipses de couleur. En rouge : les “designers”,

en bleu : “les couleurs”, en vert : “l’architecture”, en jaune : “le Noir et Blanc”. Les 3 représentations sont des projections

particulières du nuage, d’après [Hong et al., 2016]. On voit qu’il y a un important recouvrement entre ces communautés et

les thématiques des photos.

l’espace de ces descripteurs, chaque image est traitée comme un mot par un algorithme d’allocation

latente de Dirichlet (LDA). Les mots sont regroupés en « phrases » (une phrase représente un photographe)

qui fournissent donc des sujets (topics) latents définissant des communautés (un topic représente

une communauté). Les communautés partagent des sujets voisins dans l’espace des descripteurs. Si la

démarche est très intéressante, l’outillage mathématique mis en jeu est considérable et les premiers résultats

ne sont pas totalement convaincants. Le poids respectifs des divers descripteurs est délicat à trouver

et il est difficile de séparer les rôles des goûts esthétiques et de l’intérêt pour un thème photographique

(voir la figure 6).

On aimerait pouvoir regrouper ces deux dernières approches pour construire des communautés incontestables

autour d’experts pertinemment choisis pour exprimer des tendances esthétiques bien établies

mais cette démarche de classification des esthétiques dans le domaine de la photographie ne semble pas

avoir à ce jour été entreprise.

3.6. Conclusion

La démarche adoptée par la communauté d’esthétique computationnelle pour échapper à un cadre

purement objectiviste résulte des critiques qu’ont justement rencontrées, malgré des résultats évidents,

les travaux menés dans ce cadre objectiviste à l’aide de méthodes à base de réseaux de neurones profonds

entraînés sur de vastes bases établies une fois pour toutes.

La multiplicité et la diversité des approches engagées pour apporter une note de subjectivité dans le

jugement de goût reflètent la complexité du projet. L’étendue et la variété des déterminants du jugement

esthétique, la méconnaissance de leurs rôles et de leurs influences réciproques rendent les démarches extrèmement

incertaines et expliquent ces essais tâtonnants, généralement sensés mais finalement bien peu

convaincants. L’absence de référentiel unanimement accepté, aussi bien dans le champ de l’esthétique

philosophique que dans ceux de la neuro-biologie ou de la psychologie expérimentale, laisse l’informaticien

désorienté face aux voies à suivre. Les démarches engagées sont parfois habiles, elles sont toujours

techniquement très élaborées; elles convoquent des schémas d’intelligence artificielle souvent très raffinés,

mais elles reflètent aussi un parti pris pour des pistes étroites qui contribuent probablement au choix,

mais n’expliquent que très imparfaitement le jugement de goût. Ainsi, elles peinent à convaincre. Leurs

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prémisses esthétiques sont trop fréquemment indigentes. Leurs références s’alignent souvent sur des pratiques

sociologiques dont la validité dans le champ du goût n’est pas établie car les autres déterminants

du choix n’ont pas été suffisament écartés. Les critères de succès qu’elles affichent nous interpellent autant

par leur modeste signification que par l’étroitesse de leur validité. On n’a certes pas épuisé toutes les

ressources que la technique ne cesse de produire dans le champ des algorithmes mais on attend surtout

les résultats que la neuro-biologie pourra dégager avec les outils modernes de l’exploration fonctionnelle

en réduisant les échelles temporelles des mesures, en accroissant les sensibilités, en étendant la portée

des suivis des signaux cérébraux de façon à mieux comprendre la chronologie de la décision humaine.

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