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2023 - Vol 7 - Num 4

La revue Arts et sciences présente les travaux, réalisations, réflexions, techniques et prospectives qui concernent toute activité créatrice en rapport avec les arts et les sciences. La peinture, la poésie, la musique, la littérature, la fiction, le cinéma, la photo, la vidéo, le graphisme, l’archéologie, l’architecture, le design, la muséologie etc. sont invités à prendre part à la revue ainsi que tous les champs d’investigation au carrefour de plusieurs disciplines telles que la chimie des pigments, les mathématiques, l’informatique ou la musique pour ne citer que ces exemples.

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La peinture, la poésie, la musique, la littérature, la fiction, le cinéma, la photo, la vidéo, le graphisme, l’archéologie, l’architecture, le design, la muséologie etc. sont invités à prendre part à la revue ainsi que tous les champs d’investigation au carrefour de plusieurs disciplines telles que la chimie des pigments, les mathématiques, l’informatique ou la musique pour ne citer que ces exemples.

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Arts et sciences

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La revue Arts et sciences présente les travaux, réalisations, réflexions, techniques et prospectives qui concernent

toute activité créatrice en rapport avec les arts et les sciences. La peinture, la poésie, la musique, la littérature, la

fiction, le cinéma, la photo, la vidéo, le graphisme, l’archéologie, l’architecture, le design, la muséologie etc. sont

invités à prendre part à la revue ainsi que tous les champs d’investigation au carrefour de plusieurs disciplines telles

que la chimie des pigments, les mathématiques, l’informatique ou la musique pour ne citer que ces exemples.

Rédactrice en chef

Marie-Christine MAUREL

Sorbonne Université, MNHN, Paris

marie-christine.maurel@sorbonne-universite.fr

Membres du comité

Jean AUDOUZE

Institut d’Astrophysique de Paris

audouze@iap.fr

Georges Chapouthier

Sorbonne Université

georgeschapouthier@gmail.com

Ernesto Di Mauro

Università Sapienza, Italie

dimauroernesto8@gmail.com

Mickaël FAURE

Ecole des Beaux-Arts

mickael.faure@versailles.fr

Jean-Charles HAMEAU

Cité de la Céramique Sèvres et

Limoges jean-charles.hameau

@sevresciteceramique.fr

Ivan Magrin-Chagnolleau

Chapman University, États-Unis

magrinchagnolleau@chapman.edu

Joëlle PIJAUDIER-CABOT

Musées de Strasbourg

joelle.pijaudier@wanadoo.fr

Bruno SALGUES

APIEMO et SIANA

bruno.salgues@gmail.com

Ruth SCHEPS

The Weizmann Insitute

of Science, Israël

rscheps@hotmail.com

Hugues VINET

IRCAM, Paris

hugues.vinet@ircam.fr

Philippe WALTER

Laboratoire d’archéologie

moléculaire et structurale

Sorbonne Université Paris

philippe.walter@upmc.fr

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• pas d’abonnement ou de participation financière de l’auteur,

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semaines,

• les meilleurs articles sont sélectionnés par le comité éditorial et sont diffusés mondialement sous forme d’ouvrages

en anglais publiés en co-édition avec Wiley ou Elsevier.

Merci de contacter Ludovic Moulard – l.moulard@iste.co.uk – pour toutes questions sur la gestion éditoriale ou les

relations avec les comités.

Graphisme de couverture par Francis Wasserman

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Arts et sciences

2023 - Volume 7

Numéro 4

‣ Fleur de sel .........................................................................................................................................1

Joseph Zaccai

DOI : 10.21494/ISTE.OP.2023.1021

‣ Jean Clouet : géométrie interne de cinq portraits peints : (première partie) ....................................8

Jean-Pierre Crettez

DOI : 10.21494/ISTE.OP.2023.1050

‣ Jean Clouet : géométrie interne de cinq portraits peints : (deuxième partie) ...................................31

Jean-Pierre Crettez

DOI : 10.21494/ISTE.OP.2023.1051

‣ Le labyrinthe et l’attrapeur de pensées .............................................................................................57

Sébastien Lemerle

DOI : 10.21494/ISTE.OP.2023.1052

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Fleur de sel

Joseph Zaccai 1

1

Directeur de Recherche Émérite, Institut de Biologie Structurale, Grenoble, France

RÉSUMÉ. Mélanie et son époux, scientifique spécialisé dans la biologie de milieux hypersalins, partent en vacances

en Camargue pour observer les flamants roses et visiter les salins.

ABSTRACT. Mélanie and her husband, a scientist specialising in the biology of salt lakes, go on holiday to the

Camargue to observe pink flamingos and visit the saltworks.

MOTS-CLÉS. Mer Morte, Camargue, salin, flamants-roses, biologie-du-sel, archée, halophile.

KEYWORDS. Dead Sea, Camargue, saltworks, pink-flamingoes, salt-biology, Archaea, halophile.

Le blues de la rentrée. J’en souffrais même si depuis mon départ à la retraite je passais le mois

d’août dans ma maison et son petit jardin ombragé. Le blues de voir les autres revenir de vacances ;

d’entendre les voitures qui démarrent alimenter les bouchons et chasser le chant des oiseaux des

arbres de notre petite rue ; de la cacophonie des enfants dans la cour de l’école à côté. J’avais pris

l’habitude de m’enfouir la tête dans l’oreiller et de m’enrouler dans la couverture pour m’isoler… et

partir en rêves de vacances. Silence du désert, murmure de la mer. Dunes mouvantes, cimes

sculptées par le vent, pieds dans les vagues. Le kayak filait droit propulsé par la force de mes bras.

Torse nu rafraîchi par l’évaporation de ma transpiration dans le courant d’air de la course. Je

respirais le sel.

– Où es-tu ?

La voix de Mélanie pénétrait dans ma tanière. Je ne répondais pas. Je respirais plus

profondément, ronflais un peu. Pas dupe, elle insistait.

– Réveille-toi.

– Je ne suis pas là. Laisse-moi.

– Je t’ai apporté le café.

– Laisse-moi je te dis.

Et je repartais dans mon désert de sable et de sel au bord de mer.

Cette année, Mélanie m’a persuadé de partir pour de vraies vacances. Profitant de notre liberté de

retraités nous sommes partis le jour de la rentrée des classes passer quinze jours en Camargue.

Nous sommes arrivés devant les remparts d’Aigues Mortes au coucher du soleil, parmi les reflets

dorés sur les salins roses et les pyramides de sel, blanches comme neige. Le sel, ma passion, mon

obsession. Cependant, Mélanie n’était pas indifférente au choix de la Camargue pour notre

dépaysement. Peintre amateure de tableaux monochromes, elle espérait explorer les possibilités

artistiques de la couleur rose. Je me moquais d’elle.

– Tu deviendras célèbre, on t’appellera la Soulages du rose bonbon !

Elle ne daigna pas répondre.

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Vue des Salins d’Aigues Mortes.

Nous avions pris une chambre dans un Mas sur la route entre Aigues Mortes et Le Grau du Roi.

Une fois installés, j’étais impatient de me rendre aux salins où je connaissais le directeur, un ami de

longue date, mais il était tard. Ça attendrait le lendemain. Il faisait doux. On s’est baladé dans les

ruelles d’Aigues Mortes avant de déguster un repas de pâtes aux fruits de mer, arrosé d’une bouteille

correcte de rosé des sables.

Vue de la Mer Morte

Ma passion pour le sel en biologie date d’un séjour dans un laboratoire en Israël où on travaillait

sur la vie dans la Mer Morte. Le sel est utilisé pour préserver les aliments depuis l’antiquité. La

pourriture étant dû à l’action de moisissures et de bactéries, il est raisonnable de conclure que la vie

sera impossible dans des fortes concentrations en sel. Pourtant le sel, avec modération, est essentiel

à la vie, tout autant que l’eau, sans modération.

On n’était pas encore prêts à revenir au Mas et nous nous sommes posés à une terrasse de café de

la place Saint Louis pour prendre une glace. Mélanie me fixait avec un drôle de regard.

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– Oui ?

– Explique-moi pour le sel.

– Pourtant ça ne t’a jamais intéressée.

– Je sais. Ça m’intéresse maintenant.

– Tu le fais pour me faire plaisir ?

– Mais non. Tu es compliqué. Je veux comprendre... pour mon tableau. Vas-y, explique. Le sel,

pourquoi... ? Tu as dû le faire mille fois devant tes étudiants.

– Et bien. Ça commence avec la molécule d’eau.

– La molécule d’eau ?

– H 2 O, un atome d’oxygène lié à deux atomes d’hydrogène. Les hydrogènes portent une charge

électrique positive, l’oxygène, deux charges électriques négatives. Comme tu le sais les charges de

signe opposé s’attirent. Cela mène à une organisation moléculaire où chaque molécule d’eau est

entourée de quatre autres. Imagine la molécule d’eau comme un petit bonhomme ; ses bras sont les

atomes d’hydrogène de charge positive, ses jambes les charges négatives de l’oxygène.

– Je dois voir les molécules d’eau comme des petits bonhommes qui se tiennent par les pieds ?

– Tout à fait. Et maintenant, suis-moi bien. Dans la glace cette structure est ordonnée, figée,

dure ; dans la vapeur d’eau elle n’existe pas et les molécules s’envolent, indépendantes les unes des

autres ; en revanche, dans l’eau liquide les petits bonhommes ne se tiennent que pour une très, très

brève fraction de seconde avant de changer de partenaires. On dit que l’eau liquide est dynamique et

désordonnée C’est la danse de l’eau. Pas un menuet bien ordonné plutôt une danse primitive, libre,

une danse de rave party.

– Les bonhommes dansent en se tenant les pieds. Je vois. C’est ça que tu racontes à tes étudiants

et ils ne se barrent pas de l’amphi ?

– Les propriétés extraordinaires de l’eau par rapport à d’autres substances coulent de source, si

j’ose dire, de cette liberté chaotique au niveau moléculaire. Des propriétés à la base de la formation

des nuages et de la pluie et donc du climat. Des propriétés qui font que la glace, étrangement pour

un solide, soit plus légère que l’eau liquide. Dans les océans arctiques et les lacs en hiver, les

poissons peuvent vivre tranquilles sous la glace.

– Bien sûr. Je n’y avais pas pensé.

– Les propriétés de l’eau permettent également la mise en place spontanée de structures comme

les membranes qui entourent nos cellules, la double hélice de l’ADN ou encore le reploiement de la

forme active des enzymes. L’eau est essentielle à la vie.

– C’est pour cela que dans la recherche de vie extraterrestre on cherche d’abord la présence

d’eau.

– Oui.

– Et le sel ?

– Maintenant, Mélanie, ma chérie, le sel entre en scène. En solution dans l’eau, une molécule de

sel se sépare en deux ions — dans le cas du sel de table, NaCl, l’ion sodium, Na + , de charge

positive, et l’ion chlorure, Cl - , de charge négative. Dans cette forme les sels participent aux réactions

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biochimiques. Prenons l’exemple de la molécule d’ADN. Elle comporte des groupements phosphate

de charge négative. Les charges de même signe se repoussent. Or, dans la structure ordonnée en

double hélice de l’ADN, les phosphates sont proches les uns des autres ; comment font-ils pour ne

pas déstabiliser la double hélice en se repoussant ?

– Ils perdent leur charge négative ?

– Presque. Leurs charges sont neutralisées par des ions positifs recrutés de l’eau environnante,

notamment des ions magnésium, Mg ++ . Le milieu aqueux du vivant n’est pas de l’eau pure. Il est

constitué de solutions d’ions de types et concentrations spécifiques. La solution physiologique de

NaCl à 0.9% qu’on utilise en perfusion intraveineuse correspond à la composition du sérum, le

milieu extracellulaire du sang. À l’intérieur des cellules, l’ion sodium est remplacé par l’ion

potassium, K + . Cette différence de milieu ionique entre l’intérieur et l’extérieur des cellules est

vitale, dans le sens propre du mot. Elle participe aux processus énergétiques de la cellule, comme

dans une batterie. Si on se trompait et on injectait dans une veine une solution de KCl au lieu de

NaCl, le cœur s’arrêterait de battre.

– C’est effrayant.

– Voici un autre exemple de l’importance des ions concernant l’ADN. Pour remplir sa fonction

elle doit former des liaisons avec d’autres molécules. Des charges de signe opposé sur la molécule

contribuent aux liaisons.

– Et si la concentration environnante de sel est trop forte, les ions feraient écran...

– Bravo. Tu m’épates. De plus, les ions interagissent avec le réseau dynamique de molécules

d’eau, une perturbation qui à forte concentration de sel pourrait inhiber gravement les interactions

entre molécules biologiques.

– Donc, pas de vie dans la Mer Morte ou les salins parce que l’ADN et les autres molécules

biologiques ne pourront pas faire leurs jobs dans ces conditions ?

– Si. Déjà, Charles Darwin attribua à des microorganismes la couleur rouge des étangs salins

découverts pendant ses voyages. Au début du 20 e siècle, au Canada, l’apparition de taches rouges

dans les yeux de harengs conservés par salaison a également été attribuée à une pourriture due à des

microorganismes adaptés au sel. Tu te souviens de Fadel, mon étudiant sénégalais ; il nous avait

rapporté un bloc de sel coloré du Lac Rose. Nous avons d’abord cru que la couleur avait une origine

minérale, comme dans le sel de l’Himalaya. Après quelques mois la couleur avait disparu ; les

microbes halophiles sont morts quand le bloc a séché. Je t’expliquerai demain. Maintenant, je suis

fatigué. La journée a été longue.

Le flamant rose allongea le cou et sa tête disparut sous l’eau. Il n’était qu’à quelques mètres de là

où nous étions accroupis, cachés par les joncs qui entouraient l’étang. Mélanie prenait des photos

avec son téléphone. Plus loin, un vol de flamants roses s’était posé au centre de l’étang. Certains, se

tenaient immobiles sur une patte ; d’autres, avançaient lentement en pataugeant ou plongeaient le

corps dans l’eau pour se baigner puis s’allongeaient en battant des ailes pour se sécher les plumes ;

d’autres encore reprenaient leur vol comme des flèches. L’oiseau proche de nous avança de

quelques pas puis en courbant le cou, releva la tête, couverte de vase. Mélanie, ravie, le prenait en

vidéo.

*

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Flamant rose se nourrissant dans le marais salant.

– Que cherche-t-il à obtenir en enfonçant sa tête dans la boue ?

– Il se nourrit de petits crustacés, Artemia salina.

– Salina, eh.

– Tout à fait. L’eau de l’étang est très salée. Tiens, goutte.

J’ai plongé mon doigt dans une flaque et lui ai touché les lèvres.

– Beurk, c’est dégeu, arrête.

– La couleur rose de leur plumage est due à une petite molécule de la famille des caroténoïdes,

qu’ils obtiennent d’Artemia.

– Tu te souviens quand tu m’avais fait visiter ton laboratoire. J’ai été intriguée par les flacons

contenant un liquide rouge, les cultures de microbes halophiles, qui poussent dans des milieux

salins. Tu m’avais dit que la couleur provenait de caroténoïdes dans leurs membranes.

Flacon contenant une culture d’archées halophiles

– Tu me tends une perche. Artemia est incapable de produire des caroténoïdes. Elle se nourrit de

microbes halophiles ainsi que de microalgues du genre Dunaliella riches en caroténoïdes.

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– Elle est fascinante cette histoire ; la couleur rose passe des microbes et des algues aux crustacés

pour finir dans le plumage des flamants roses. On sait pourquoi ?

– Si ça a été sélectionné par l’évolution c’est que ça procure certains avantages.

– Peut-être tout simplement parce que c’est joli.

– Si tu veux.

Et j’ai souri, le scientifique concédant à l’artiste.

Mon ami le directeur du salin nous avait invité à déjeuner. Après, il nous montra sur un plan le

chemin à prendre pour voir les sauniers faire la cueillette de la fleur de sel. Les tas blancs

scintillaient au soleil comme si c’étaient des piles de petits diamants.

Nous sommes revenus au Mas pour prendre une douche et nous allonger un peu. J’ai pris un livre

pour m’aider à m’endormir. Mélanie, cependant n’avait pas fini de me questionner.

– La forte concentration en sel empêche la fonction normale des ions en biologie mais il y a de la

vie quand même. Comment ?

– Différentes solutions ont été adoptées. Dans Dunaliella, l’intérieur des cellules est fortement

concentré en glycérol, créant un environnement biocompatible. Dans la Mer Morte, Il y a des

cultures commerciales de Dunaliella pour en extraire le glycérol.

– Et dans tes bactéries rouges ?

– Ce ne sont pas des bactéries mais des archées. Un troisième royaume du vivant découvert après

ceux des bactéries, organismes unicellulaires dépourvus de noyaux, et des eucaryotes, organismes

unicellulaires ou pluricellulaires où l’ADN est clôturée par une membrane. Il est remarquable que

des organismes qu’on appelle extrémophiles, parce qu’ils habitent dans des milieux extrêmes, à

haute salinité, à hautes températures dans des sources chaudes ou encore à très hautes pressions dans

les grands fonds, font partie des archées.

– Tes archées contiennent du glycérol ?

– Pas du tout. L’intérieur des cellules est quasiment saturé en KCl. Cela pose un défi énorme aux

chercheurs.

– Ton sourire béat me suggère que vous l’avez relevé.

– On avance. Et ta réflexion artistique sur le rose ?

– « Dans Arles, où sont les Alyscamps,

Quand l’ombre est rouge, sous les roses,

Et clair le temps,

Prends garde à la douceur des choses.

Lorsque tu sens battre sans cause

Ton cœur trop lourd ;

Et que se taisent les colombes :

Parle tout bas, si c’est d’amour,

Au bord des tombes. »

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Contrairement à moi qui peux lire le même livre plusieurs fois sans me rappeler du dénouement,

Mélanie a une vaste bibliothèque dans la tête.

– C’est beau. De qui ?

– Toulet. Paul-Jean de son prénom... Je pense aussi aux couchers de soleil de Turner...

Pendant les semaines qui ont suivi notre retour de Camargue, Mélanie disparaissait dans son

atelier pour travailler sur sa peinture. Elle refusait de m’en parler et comme d’autres sujets de

conversation ne l’intéressaient plus, j’ai passé une période bien tranquille.

À la mi-décembre, elle m’a invité dans son atelier. Elle a levé le drap du chevalet pour me

présenter Carré rose. A première vue, le titre disait tout. Effectivement, un carré rose de soixante

centimètres de côté trônait sur le chevalet. Trois mois de travail ? J’étais tenté mais je me suis retenu

d’ironiser. Je me suis rapproché du chevalet. La surface du tableau était rugueuse, traversée de

bandes qui renvoyaient la lumière. L’œuvre n’était pas monochrome mais un dégradé complexe du

spectre des caroténoïdes dilué par du blanc pour produire des teintes de rose. Les couleurs se

déstructuraient en régions de minuscules cristaux blancs qui rappelaient la fleur de sel. Un

mouchetage de petits points, presque invisibles, couvrait l’ensemble de la surface. J’étais ébloui.

Dans ce carré de soixante centimètres de côté, Mélanie avait réussi à exprimer toute la fascination

de la vie à haut sel.

*

Références

Microbiology: Rousing from a salty slumber. The Economist (November 18th-24th, 2023, p. 77).

TEHEI, M., FRANZETTI, B., MAUREL, M. C., VERGNE, J., HOUNTONDJI, C. & ZACCAI, G. 2002. The search

for traces of life: the protective effect of salt on biological macromolecules. Extremophiles, 6, 427-30.

TEHEI, M., FRANZETTI, B., WOOD, K., GABEL, F., FABIANI, E., JASNIN, M., ZAMPONI, M., OESTERHELT,

D., ZACCAI, G., GINZBURG, M. & GINZBURG, B. Z. 2007. Neutron scattering reveals extremely slow cell

water in a Dead Sea organism. Proc Natl Acad Sci U S A, 104, 766-71.

ZACCAI, G. 2017. Salt Survivors. The Biologist, 64, 24-27.

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Jean Clouet : géométrie interne de cinq portraits

peints : (première partie)

Jean Clouet: internal geometry of five painted portraits: (first part)

Jean-Pierre Crettez 1

1

Chercheur émérite à Télécom-Paris, jean-pierre.crettez@wanadoo.fr

RÉSUMÉ. Peintre officiel du roi François 1 er , Jean Clouet, rendu célèbre par ses nombreux portraits dessinés

(conservés au musée Condé à Chantilly), nous a laissé un petit nombre de portraits peints. L'analyse de cinq de ses

portraits peints montre que chacun d’eux possède une géométrie interne. La démarche géométrique suivie par Jean

Clouet est très voisine et même parfois identique à celle initiée par Léonard de Vinci pour effectuer ses portraits

peints.

ABSTRACT. Official painter to King François1st, Jean Clouet, made famous by his numerous drawn portraits (kept at

the Condé museum in Chantilly), left us a small number of painted portraits. The analysis of five of his painted portraits

shows that each of them has an internal geometry. The geometric approach followed by Jean Clouet is very similar

and sometimes even identical to that initiated by Leonardo da Vinci to create his painted portraits.

MOTS-CLÉS. construction interne, géométrie interne, forme elliptique, excentricité, maillage harmonique, consonance

visuelle.

KEYWORDS. internal construction, internal geometry, elliptical shape, eccentricity, harmonic mesh, visual

consonance.

1. Introduction

À la Renaissance, l’art du portrait se développe et s’épanouit dans toute l’Europe occidentale. En

effet, après tant de siècles d’un art consacré à la représentation de Dieu, de la Vierge et de son fils,

la Renaissance place l’homme au centre de l’univers. Les peintres vont représenter l’homme et

l’espace dans lequel il vit. Bien plus, le portrait devient une représentation picturale respectant la

ressemblance à la personne et dévoilant son état d’âme.

Même s’il remonte à l’antiquité, ce genre pictural a pris son essor au xv e siècle, depuis la Flandre,

avec les œuvres des peintres Jan Van Eyck (1390 -1441), les frères de Limbourg (1380 - 1416), et

Hans Memling (1433-1494).

Cependant, en France il y a eu des signes avant coureurs. L'un des premiers portraits peints

modernes est le portrait du roi de France Jean II le Bon (vers 1350) (conservé au musée du

Louvre). Le roi est représenté de profil sur un fond entièrement doré, souvenir du gothique

international.

L’influence italienne et léonardesque

Un siècle après, vient Jean Fouquet, né à Tours en1420. Il fut l’un des plus grands peintres de la

première Renaissance. De 1443 à 1447 il séjourna en Italie où il rencontra les peintres de la Pré-

Renaissance, en particulier Fra Angelico avec lequel il aurait collaboré. Il y apprit l’importance de la

géométrie dans l’art : la théorie des proportions, les principes de la perspective linéaire, l’utilisation

des polynômes réguliers et l’utilisation du nombre d’or. Rentré en France, il effectue (1450-1455) le

portrait de Charles VII représenté en buste et sans attributs royaux, et le visage vu de trois quarts.

Ce portrait constitue le prototype du portrait officiel tel qu'il se développera à la Renaissance. En

1452, Jean Fouquet peint pour Étienne Chevalier trésorier de Charles VII, le Diptyque de Melun

composé de deux tableaux se renfermant sur eux-mêmes : le premier représente le donateur avec

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Saint-Étienne, l’autre une Vierge à l’enfant. Le diptyque présente des lignes de perspective qui ont

été mises en évidence par Charles Bouleau 1 . Le cadre du diptyque était orné de médaillons parmi

lesquels figurait le portrait de l’artiste (musée du Louvre). Fouquet est donc l’auteur du premier

autoportrait connu de l’histoire de la peinture. Fouquet devient peintre officiel à la cour de Charles

VII, puis portraitiste et miniaturiste attitré du roi Louis XI (roi de France de 1461 à 1483). Il meurt à

Tours vers 1478-1480.

Deux peintres lui succèdent à la cour des rois de France : Jean Bourdichon et Jean Perréal. Le

premier Jean Bourdichon est né à Tours en 1456-1457. Il a fait son apprentissage dans l’atelier de

Jean Fouquet auprès de l’un de ses fils. En 1481, il devient peintre et valet de chambre du roi

Charles VIII. Il fit des portraits des membres de la famille royale. Mais peu de ses tableaux nous

sont parvenus. Il ne reste qu’un triptyque La Vierge à l’Enfant entre les deux saints Jean, montrant

ses connaissances de la perspective. J. Bourdichon est surtout connu comme enlumineur. Il a illustré

Les grandes heures d’Anne de Bretagne (1503-1508). La duchesse de Bretagne était veuve de

Charles VIII (1498) . Elle épousa Louis XII en 1499. J. Bourdichon aura été peintre en titre de

quatre rois de France : Louis XI, Charles VIII, Louis XII et François 1 er . Il meurt à Tours vers 1520.

Jean Perréal dit Jean de Paris, né vers 1460, commence sa carrière comme enlumineur à Bourges.

Il réside ensuite à Lyon où il est chargé d’organiser successivement les entrées princières de Charles

VIII (1494) et d’Anne de Bretagne (1494), de Louis XII (1499), et de François 1 er (1515). En 1496,

il est désigné à Lyon comme «varlet de chambre et commensal du roy». Louis XII lui demanda de

le suivre dans ces campagnes en Italie en 1499, 1502 et 1509 pour peindre les batailles. En 1499,

Jean Perréal prolongera son séjour en Italie pendant deux ans au cours desquels il voyage, et fait de

nombreux échanges avec des artistes italiens. En particulier il rencontre Léonard de Vinci avec

lequel « il a de nombreux échanges théoriques et de réflexions sur la hiérarchie des arts. L’intérêt

du maître italien pour le corps humain et l’étude des physionomies, son observation attentive de la

nature, l’examen des règles de la géométrie et de la perspective sont effectivement comparables aux

recherches que mène alors le portraitiste français 2 . »

Au cours de ces échanges 3 avec Léonard de Vinci, Jean Perréal lui a appris la peinture à sec. En

effet, Léonard en fait mention dans ses notes : «Fais-toi donner par Jean de Paris la méthode pour

peindre à sec, et la façon de fabriquer du sel blanc et du papier teinté, soit en feuilles détachées, soit

en rames, et aussi sa boîte à couleurs. Apprends à obtenir la couleur chair, à la détrempe. Apprends

à fondre la résine dans le vernis laqué. 4 » Ces quelques lignes évoquent l’utilisation des bâtonnets de

pastel, dont l’usage est associé au dessin à la pierre noire, la sanguine et la craie blanche que Jean

Perréal utilise dans ses portraits et qui seront par la suite utilisés par Jean Clouet.

Or c’est précisément à cette époque que Léonard après avoir quitté Milan, séjourne à Mantoue, où

il effectue le portrait 5 d’Isabelle d’Este, future épouse de François II Gonzague. Léonard a-t-il

expliqué à Jean Perréal comment construire les portraits à l’aide de la géométrie interne?

1 Charles Bouleau : [1], La géométrie secrète des peintres. p. 73. Éditions du Seuil 1963

2 Laure Fagnart: [11]: Léonard de Vinci et l’art du début du XVI ème siècle en France.

3 Paul Durrieu: [10], "Relations de Léonard de Vinci avec Jean Perréal". In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des

Inscriptions et Belles-Lettres, 63 e année, N. 3, 1919. p. 255.

4 Léonard de Vinci: [13], Codex Atlanticus.

5 Crettez J-P.: [6], Openscience – “D’ un simple dessin de Leonard de Vinci aux formes premières". Openscience- Arts-et-Sciences

2019, Vol. 4, n° 4.

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En 1514, Louis XII l’envoya en Angleterre pour effectuer le portrait de Marie Tudor future reine

de France et en 1519, François 1 er l’envoie pour peindre le portrait d'Henry VIII. Jean Perréal fut un

artiste actif dans tous les domaines, de la peinture et de l'enluminure à la décoration, à l'architecture

(réparation du château de Melun), et à la diplomatie. Il meurt à Paris, en juin 1530.

Jean Perréal a bien assimilé les connaissances apprises lors de ses rencontres avec Léonard,

néanmoins il ne semble pas les avoir appliquées lui-même, car ses portraits peints conservent le

style français de l’époque, bien qu’ils soient peints de trois quarts comme les portraits de Charles

VIII et d’Anne de Bretagne, ou encore celui de Louis XII, et celui de Marie Tudor.

À la cour du château d’Amboise, probablement sous le règne de Louis XII, ces deux peintres ont

vu l’arrivée à la cour d’un jeune portraitiste flamand venu de Valenciennes : Jean Clouet.

Biographie de Jean Clouet

À part quelques documents provenant des actes notariés, des comptes royaux et des registres

paroissiaux, peu d’informations nous sont parvenues sur la vie de Jean Clouet. Jean ( dit Janet ou

Jehannet) Clouet est probablement né à Bruxelles vers 1475. Issu d'une famille de peintres : les

Clauwet, il connaît bien la peinture flamande. Il entra directement au service des rois de France, où

il y côtoie les peintres Jean Perréal et Jean Bourdichon. Ils lui transmettront leurs connaissances

dans l’art du portrait qu’ils ont hérité de Jean Fouquet, mais aussi des maîtres de la Renaissance

italienne comme Léonard de Vinci.

Il est nommé peintre à la cour de France. En 1519 il devient valet de garde-robe extraordinaire du

roi. Il gagne 180 livres par ans. À la mort de J. Bourdichon, il gagnera 240 livres.

Au début de sa carrière, Jean Clouet habite à Tours (à 28 kilomètres d’Amboise). En 1522, il

épouse Jeanne Boucault fille d’un orfèvre. Ils auront trois enfants. L’aîné François lui succédera

comme peintre officiel de la cour de France. Plus tard, ils habiteront Paris. Il meurt en 1540 ou

1541. Jean Clouet laisse une œuvre importante, une série de 130 portraits dessinés6 conservés au

musée Condé de Chantilly représentant les membres de la famille royale et ceux de la "petite bande"

de François 1 er . Mais il nous laisse aussi un petit nombre de portraits peints qui peuvent être

considérés comme le prolongement de ses dessins. Parmi lesquels, figure le grand portrait de

François 1 er du Louvre.

Rencontre de Jean Clouet et de Léonard de Vinci

En octobre 1516, Léonard de Vinci, invité par François 1 er , s’installe au manoir de Cloux appelé

aujourd’hui le Clos Lucé, il est accompagné de son serviteur Battista de Villanis, et de son disciple

Francesco Melzi (1491-1570), (Salaï (1480-1554) ne les rejoindra qu’en 1517).

Peu après son arrivée Léonard se rend au château d’Amboise où il y rencontre les membres de la

famille royale, la reine mère Louise de Savoie, la reine Claude fille d’Anne de Bretagne, la sœur du

roi Marguerite de Navarre, mais il retrouve aussi Jean Perréal qu’il a connu à Florence. Ce dernier

lui présente un jeune dessinateur talentueux : Jean Clouet.

Curieusement, de ces années passées en France, Léonard nous a laissé aucun portrait, aucune

esquisse de son ami et protecteur le roi François 1 er . On peut supposer que faire le portrait du roi

était le privilège Jean Clouet : peintre officiel du roi. Léonard décède au Clos Lucé le 2 mai 1519.

Jean Clouet résidait à Tours. Il se rendait souvent à Amboise pour tracer, suivant les commandes

de François 1 er , les esquisses des personnages de la cour afin de réaliser leur portrait dessiné. En

6 Zvareva A. [14]., Le cabinet des Clouet au Château de Chantilly

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revenant, il passait probablement au Clos Lucé rendre visite à Léonard et à ses disciples. Il a pu y

observer les tableaux apportés d’Italie par Léonard, parmi lesquels figurent les 3 tableaux 7 que

Léonard présentera au cardinal d’Aragon en 1517 : la Joconde, Saint Jean-Baptiste dans le désert,

et la sainte Anne, la Vierge et l’Enfant, mais aussi d’autres tableaux : la Joconde dénudée, Léda et

l’Hercule.

Ces tableaux ont évidemment influencé Jean Clouet. Pour preuve, Mathieu Deldicque cite, deux

de ses futurs dessins 8 , conservés au musée de Chantilly : le portrait d’une Dame inconnue (1525)

(figure 1.1) et le portrait de Madame de Lestrange (1530) (figure 1.2) sont représentés de trois quarts

comme est représentée la Joconde. Toutes les deux regardent le spectateur.

Figure 1.1. Portrait d’une dame inconnue

par Jean Clouet (1525)

Figure 1.2. Portrait de Madame de Lestrange

par Jean Clouet (1520)

Nous ne possédons pas de tableaux peints par Jean Clouet, antérieurs à la venue de Léonard au

Clos Lucé. C’est peut-être le roi qui lui a demandé de profiter de la présence du maître italien pour

passer de son art des portraits dessinés et des portraits coloriés, à celui des portraits peints.

La démarche picturale de Léonard de Vinci

À cette époque, les portraits peints n’étaient pas exécutés sur le vif. Léonard, pour réaliser un

portrait peint, commençait comme les autres portraitistes, par effectuer l’esquisse du modèle

(généralement assis et vu de trois quarts), en transcrivant les caractéristiques physiques du

personnage : le visage, les cheveux, la forme des yeux, la direction du regard, parvenant rapidement

à la ressemblance. L’esquisse permet en effet de raccourcir les temps de pose et de fixer l’expression

du personnage à un instant donné, mais elle exige de la part du peintre une grande virtuosité dans

l'art du dessin.

Léonard transcrivait ensuite cette esquisse sur un autre support : soit sur un patron, soit

directement sur un panneau de bois. Pour effectuer cette transcription, il pouvait utiliser soit la

méthode du poncif en perçant finement les lignes de l’esquisse et en passant une fine poudre de

charbon, soit après avoir noirci le verso de l’esquisse au charbon, il passait sur les lignes avec une

7 Ces 3 tableaux sont cités par Antonio de Béatis, secrétaire du cardinal Louis d’Aragon.

8 Mathieu Deldicque: [9] , « Clouet Le Miroir des dames », Éditions Faton, 2019.

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pointe de métal. Mais ces deux procédés entraînent une dégradation de l’esquisse qui ne pouvait

plus être réutilisée, ni servir de référence.

Le mieux était d’utiliser la méthode de la ‟ mise au carreau‟ en posant sur l’esquisse une feuille

de papier transparent (ou une vitre) sur laquelle était tracé un maillage régulier. Léonard choisissait

le plus souvent un maillage harmonique que le maître plaçait en faisant correspondre un nœud de ce

maillage avec un point particulier du visage comme par exemple la pupille de l’œil placé le plus en

avant. La ligne verticale passant par ce point correspondait à l’axe vertical médian.

Il suffisait ensuite de tracer sur le nouveau support un autre maillage proportionnel, puis de

reporter les traits vus à l’intérieur de chaque maille du papier transparent, sur la maille

correspondante du nouveau maillage. De plus, ce processus permettait d’effectuer un changement de

taille et même parfois une légère rotation. Il fut probablement utilisé par Jean Clouet, car ses dessins

préparatoires ne sont pas dégradés, ils présentent seulement deux ou trois trous d’aiguille permettant

de fixer le papier transparent.

Ensuite, Léonard, pour parvenir à la pureté des lignes et parfaire le modelé, cherchait à styliser,

voire à structurer par des formes géométriques, les courbes ou plutôt les portions de courbe des

principales formes tracées sur cette reproduction de l’esquisse. Car Léonard considérait la peinture

comme une science dont le but est la re-création du monde visible. Il était persuadé que les formes

qui nous entourent sont le résultat géométrique de forces créées par la nature. Le peintre, amené à

recréer ces formes, doit comprendre leur formation. “.celui qui apprend la peinture doit posséder

des connaissances mathématiques. Cette façon de penser qui est très éloignée de la nôtre, mais qui

était fondamentale au temps de la Renaissance 9 .”.. Ces formes peuvent être en grande partie

modélisées, de façon parfaite, par des courbes géométriques simples. «Léonard cherche les formes à

travers leur formation... 10 ».

Il a donc cherché à modéliser par des formes géométriques certains contours tracés sur ce

nouveau support, comme le contour de la tête ou celui du visage du personnage.

Pour représenter ces formes, Léonard a préféré les formes elliptiques aux formes circulaires. En

effet le cercle présente une courbure unique, tandis que les arcs d’ellipse possèdent une courbure qui

varie d'un point à un autre, pouvant mieux s'adapter géométriquement aux contours (ou aux portions

de contour) des formes naturelles. Néanmoins, même si le nombre d’ellipses est infini, et si chacune

offre une excentricité différente, Léonard ne s’est intéressé qu’à un petit nombre d’entre elles 11 .

Inversement, lorsqu'une œuvre a été créée par un peintre à l’aide de la géométrie interne, la

détection des courbes particulières comme les arcs d’ellipse permet de préciser leur position, leurs

paramètres et le maillage sur lequel elles ont été construites. Grâce à ce maillage, il devient possible

de détecter les autres éléments picturaux, et de retrouver la géométrie interne de la composition,

faisant ainsi ressortir la démarche créatrice du peintre.

En appliquant cette méthodologie, nous avions pu mettre en évidence le maillage et la

géométrie interne de cinq portraits 12 de femme peints par Léonard de Vinci, dont celui de la Joconde

(figure 1.3), et celui de la Dame à l’hermine (figure 1.4), mais aussi la géométrie interne d’autres

9 K. Clarck : [2], p.160

10 D. Arasse : [1], Léonard de Vinci, p. 17

11 Crettez J-P., : [ 7], -Léonard de Vinci et le tracé des formes elliptiques. Openscience- Arts-et-Sciences 2021, Vol. 5, n

12 Crettez J-P., : [4], §. 8.2.3.

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portraits comme celui du Salvator Mundi 13 . Léonard possédait assurément une grande maîtrise de la

géométrie.

Figure 1.3. Géométrie interne de la tête de la

Joconde

Figure 1.4. Géométrie interne de la tête de de la

Dame à l’hermine.

Jean Clouet, dessinateur talentueux et d’une très grande finesse, avait été initié à la géométrie par

Jean Perréal. A-t-il complété sa formation dans d’hypothétiques échanges scientifiques effectués lors

de ses visites au Clos Lucé ? Pour répondre à cette question nous avons interrogé cinq de ses 10

portraits peints : François 1 er en saint Jean-Baptiste, Charlotte de France, Madame de Canaples,

Dauphin François de France, et François 1 er (Louvre).

Ces cinq tableaux possèdent des dimensions très différentes, le plus grand (Portrait de François

1 er en saint Jean-Baptiste) mesure 79 x 120,5 cm et le plus petit (Portrait du Dauphin de France

enfant) mesure 16x13 cm. Ils ont été peints entre 1518 et 1527. Ce sont des portraits d’ homme,

d’une femme et des enfants. Ils constituent une bonne représentation de l’œuvre peinte de Jean

Clouet.

2. Portrait de François 1er en saint Jean-Baptiste

Le tableau (figure 2.1) est une huile sur bois mesurant 79 x 120,5 cm. Il a commencé à être peint

vers 1518 pendant la présence de Léonard de Vinci au Clos Lucé. C’est un très grand format

comparé à ses portraits dessinés. Ce n’est pas seulement un portrait de François 1 er , c’est aussi une

représentation politique et religieuse symbolisant la relation entre le royaume de France et la

papauté. En effet, lorsque François 1 er monte sur le trône de France en 1515, le pape Léon X (pape

de 1513-1521) voit en lui, le défenseur de la Chrétienté contre les Turcs. En 1516, un concordat est

signé à Bologne, et une guerre Sainte est envisagée pour libérer le tombeau du Christ à Jérusalem.

13 Crettez J-P., :[ 5] -Géométrie interne du «Salvator Mundi». Openscience- Arts-et-Sciences 2019, Vol. 3, n°1.

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Figure 2.1. François 1er en saint Jean-Baptiste

(1518) (Jean Clouet, Musée du Louvre)

Figure 2.2. Saint Jean-Baptiste

(situé dans un paysage) (L. de Vinci).

Lors d’une de ses visites à Léonard de Vinci au Clos Lucé, François 1 er a été probablement

influencé, lui aussi, par l’un des trois tableaux que le maître avait apportés en France : le Saint Jean

Baptiste (situé dans un paysage) (figure 2.2) qui avait été peint par Léonard pendant son séjour à

Rome et qui était probablement une commande du pape Léon X. Inspiré par ce thème, François 1 er a

dû passer commande de ce tableau à Jean Clouet devenu son peintre officiel.

François 1 er est représenté (figure 2.2) de manière très idéalisée montrant une forte constitution,

loin de celle du prophète Jean Baptiste qui menait une vie ascétique. Seule une peau de panthère

partant de son épaule droite évoque la vie menée par le prophète dans le désert. Jean Clouet a

représenté le roi avec les attributs traditionnels de saint Jean Baptiste : deux morceaux de bois

formant la croix, l’agneau divin qu’il montre du doigt, et en haut à gauche un perroquet

annonciateur de la vérité divine.

Comment Jean Clouet a-t-il composé son tableau ? Sur quelle armature a-t-il bâti sa

composition ?

Nous avons cherché à obtenir des indices en essayant de modéliser la partie principale du

tableau : la tête du personnage.

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Géométrie de la tête de François 1 er

Figure 2.3. Le contour de la tête d'un arc d'ellipse.

Figure 2.4. Détermination de la distance focale

de l’ellipse.

Le contour du haut de la tête présente (figure 2.3) la forme d’un arc d’ellipse de 190°. Le centre

O de cette ellipse coïncide avec la pupille de son œil droit. L’ellipse a pour paramètres : le demigrand

axe a = OA , le demi-petit axe b = OB. Le grand axe de cette l’ellipse est orienté vers la

gauche selon un angle α d’environ 10° par rapport à l’axe vertical. Le demi-petit axe passe

précisément par les pupilles des deux yeux.

Pour déterminer le paramètres de cet arc d’ellipse, nous avons reporté le demi-grand axe OA = a

(figure 2.4) sur l’axe vertical en OA 1 , à l'aide d'un arc de cercle centré en O et de rayon a. De même,

nous avons reporté le demi-petit axe OB en OB 1 sur l’axe horizontal.

Par définition de l’ellipse, le cercle de centre B 1 et de rayon a coupe l’axe vertical au foyer F 1 . Or

pour cette ellipse, ce point F 1 est situé au milieu du segment OA 1 , déterminant ainsi la distance

focale : f = OF 1 = a/2.

En résumé, pour dessiner le contour de la tête de François 1 er , Jean Clouet a choisi une ellipse

particulière puisque que la distance focale vaut la moitié du demi-grand axe : f = a/2. Son

excentricité vaut ε = f/a =1/2.

Détermination des paramètres de l’ellipse et du maillage

Le demi-petit axe b est tel que b 2 = a 2 – f 2 = a 2 – a 2 /4 = 3a 2 /4. Soit b = a√3/2 = f√3. Il est

représenté (figure 2.4) par la diagonale du rectangle harmonique OPMF 1 qui a pour côtés : OF 1 = f

et MF 1 =f√2. Les points : O, A 1 , F 1 , M, et P, coïncident (figure 2.5) avec les nœuds d’un petit

maillage harmonique vertical dont la maille a pour largeur m h et pour hauteur m v , avec m v = m h √2.

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Figure 2.5. Détermination des paramètres de

l’ellipse et du maillage.

Figure 2.6. Extension du maillage à toute la tête.

Valeur des paramètres de l’ellipse

La distance focale OF = OF 1 a pour valeur f = m v , soit la hauteur d’une maille. Le demi-petit axe

OB qui a pour valeur b = m v √3, correspond à la diagonale de deux mailles adjacentes. Et le demigrand

axe OA = OA 1 qui a pour valeur a = 2m v , correspond à la hauteur de 2 mailles.

Maillage harmonique

Cette cohérence entre les paramètres de l’ellipse et du maillage, nous incite à étendre dans un

premier temps ce maillage à la tête de François 1 er (figure 2.6). Le grand axe de l’ellipse est orienté

selon la diagonale d’un rectangle vertical formé par quatre mailles superposées, soit un angle α tel

que tg α = 1/4√2, soit α = 10°02, ou le petit axe orienté selon la diagonale d’un rectangle formé par

huit mailles disposées horizontalement avec le même angle α tel que tg α = √2/8. La distance entre

les deux pupilles (figure 2.6) est égale à la diagonale d’une maille soit : √3m h .

Deuxième maillage harmonique

Physiquement, le centre de la tête est différent de celui du visage. Pour esquisser la forme du

visage, J. Clouet a utilisé un second maillage harmonique, (figure 2.7), entrelacé avec le premier et

orienté suivant l’angle α. Ces deux maillages ont un point commun le point I (situé à gauche de la

tête). Dans ce second maillage, la nouvelle maille a une largeur m' h égale à la diagonale de

l’ancienne maille, soit m' h = √3m h et une hauteur m’ v égale à la diagonale de deux anciennes mailles

mises côte à côte, soit m’ v = √6m h = √3m v , de telle sorte que la nouvelle maille est √3 fois plus

grande, et sa surface 3 fois plus grande.

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Figure 2.7. La maille du nouveau maillage est √3

fois plus grande.

Figure 2.8. Le contour du visage.

Le visage de François 1er.

Le contour du visage présente (figure 2.8) la forme d’un arc d’ellipse, dont le grand axe est

incliné comme celui de la tête. L’ellipse est centrée au point O’, situé sur un nœud du nouveau

maillage, sur la droite II’ passant par le point O.

A l'aide de ce deuxième maillage, il est facile d'évaluer les paramètres de l'ellipse du visage. Le

demi-grand axe a' a pour valeur m’ v la hauteur de la nouvelle maille, et le demi-petit axe b’ a pour

valeur la largeur m’ h de la nouvelle maille. La distance focale f’ est égale au demi-petit axe b’,

comme le montre l’arc de cercle centré en O’ et de rayon m’ h . Son excentricité vaut ε = f’/a’ = m’ h/

m’ v = 1/√2 . C’est une ellipse particulière puisque b’ = f’.

Conclusion

Léonard de Vinci était encore en vie au moment où Jean Clouet a commencé à peindre ce tableau.

Nous pouvons faire deux hypothèses : soit Jean Clouet a peint ce tableau sur une étude préparatoire

dessinée par Léonard, soit il a déjà bien assimilé sa technique géométrique comme nous le verrons

dans les autres tableaux.

3. Portrait de Charlotte de France

Le tableau peint vers 1522 est une huile sur bois mesurant 17,78 x 13,34 cm. Une variante de ce

petit tableau existe à Chicago dans une collection particulière.

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Figure 3.1. Portrait de Charlotte de France par Jean Clouet (1522)

(Minneapolis Institute of Arts)

Charlotte de France est représentée (figure 3.1) sur fond noir. Sa tête est tournée de trois quarts

vers la droite (contrairement à la plupart des portraits dessinés par Jean Clouet qui ont la tête tournée

vers la gauche, comme se présente la Joconde). Elle ébauche un sourire, mais ne regarde pas le

spectateur. Elle tient ses mains croisées, égrainant un collier de perles entre ses doigts. Elle porte

une sorte de coiffe que l’on appelle un escoffion. L’escoffion 14 est composé d’un bandeau qui

avance sur l’avant et d’une résille contenant tous ses cheveux rejetés en arrière. Le bandeau est

bordé de rangées de perles sur le devant et sur l’arrière.

Biographie de Charlotte de France

Charlotte de France est est née le 23 octobre 1516 dans le château d'Amboise. Elle est la

deuxième fille de François 1 er et de Claude de France. Elle meurt de la rougeole à l’age de huit ans.

Ses cheveux roux très clairs sont hérités de sa grand-mère Anne de Bretagne (1477- 1514). Elle était

une belle enfant, avec des yeux bleus verdâtres et des cheveux roux lumineux, trait hérité de sa

grand-mère Anne de Bretagne. Elle vit une enfance heureuse jusqu'en mars 1519 dans le château

d'Amboise, puis au château de Saint-Germain-en-Laye jusqu'à son décès le 18 septembre 1524.

Son père François 1 er , étant parti vers la future bataille de Pavie, Charlotte se retrouve alors seule

avec sa tante Marguerite d’Angoulême sur son lit de mort. Dans les jours qui avaient précédé sa

mort, Marguerite était la seule personne de la famille à veiller à son chevet. La mère de la petite, la

reine Claude, était morte deux mois plus tôt, sa grand-mère Louise était malade et son père François

était en campagne. On était quelques semaines avant la défaite de Pavie et la capture du roi par les

Espagnols.

Composition

Jean Clouet a peint ce tableau trois ans après la mort de Léonard de Vinci. Comment a-t-il

composé son tableau ? Sur quelle armature a-t-il bâti sa composition ?

14 De l’italien scuffia, cuffia («coiffe»)

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Il n’y a aucun élément linéaire. Nous avons donc cherché à obtenir d'autres indices en essayant de

modéliser la partie essentielle du tableau : la tête du personnage.

Contour de la tête

Figure 3.2. Le contour de la tête a la forme d'un arc d'ellipse.

Le contour de la tête partant de la limite de ses cheveux roux et du bandeau présente (figure 3.2)

la forme d’un arc d’ellipse de 160°. Le centre O de cette ellipse coïncide avec la pupille de son œil

droit. Le grand axe de cette l’ellipse est orienté vers la gauche selon un angle d’environ 70° par

rapport à l’axe horizontal. Elle a pour paramètres : le demi-grand axe a = OA, le demi-petit axe b =

OB, et la distance focale f = OF.

Détermination des paramètres de l’ellipse et du maillage

Le demi-grand axe OA peut être reporté (figure 3.3) sur l’axe horizontal en OA 1 , à l'aide d'un arc

de cercle centré en O et de rayon a. Les arcs de cercle centrés en O de rayon b et f coupent

respectivement le demi-cercle de diamètre OA 1 selon les points B 1 et F 1 , formant deux triangles

rectangles dont les côtés vérifient la relation propre aux 3 paramètres de l’ellipse : a 2 = b 2 + f 2 .

Les points : A, B 1 , F 1 , A 1 , et O, coïncident (figure 3.4) avec les nœuds d’un petit maillage

harmonique dont la maille a pour largeur m h et pour hauteur m v , avec m v = m h √2.

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Figure 3.3. Les paramètres de l’ellipse sont les

côtés d’un triangle rectangle.

Figure 3.4. L’ellipse du contour de la tête a été

tracée à partir d’un petit maillage harmonique.

Valeur des paramètres de l’ellipse

La distance focale OF a pour valeur f = √3m h , elle correspond à la diagonale d’une maille. Le

demi-petit axe OB a pour valeur b = √6m h , il correspond à la diagonale de deux mailles adjacentes.

Et le demi-grand axe OA a pour valeur a = 3m h . L’ellipse a pour excentricité ε = f/a = 1/√3. Le

grand axe est orienté selon la diagonale de deux mailles situées l’une au-dessus de l’autre, soit un

angle α =70°52 dont la tangente vaut 2√2.

Maillage harmonique

Cette cohérence entre les paramètres de l’ellipse et du maillage, nous incite à étendre ce maillage

à l’ensemble du tableau (figure 3.5).

Figure 3.5. Le maillage harmonique.

Elle nous permet ainsi de déterminer rapidement le maillage harmonique vertical (12x12) qui sert

de support à la composition. La hauteur de la maille vaut m v = 1,67 cm, et sa largeur vaut m h = m v

/√2 =1,18 cm.

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Contour du visage

Figure 3.6. Le contour du visage.

Le contour du visage présente aussi (figure 3.6) la forme d’un arc d’ellipse, dont le grand axe est

vertical. L’ellipse est centrée au point O’, situé au tiers de la hauteur et de la largeur d'une maille,

plus à droite et plus bas que le point O.

Figure 3.7. Un deuxième maillage harmonique superposé au premier,

permet de déterminer les paramètres de l’ellipse du visage.

Pour tracer cette forme elliptique, J. Clouet a utilisé un second maillage harmonique, entrelacé

avec le premier. Ce second maillage (figure 3.7) est obtenu par l’intersection de deux faisceaux de

droites. Le premier faisceau de droites est orienté selon la diagonale de la maille du premier

maillage, le second faisceau perpendiculaire est orienté suivant la diagonale de deux mailles de ce

premier maillage, placées côte à côte. Dans ce second maillage, la maille a pour largeur m' h = √3/2

m h , et pour hauteur m’ v = √3/2m v de telle sorte que la surface de la nouvelle maille est égale aux 3/4

de celle du premier maillage.

A l'aide de ce deuxième maillage, il est facile d'évaluer les paramètres de l'ellipse du visage. Le

point O’ est situé sur un nœud de ce nouveau maillage, il est décalé par rapport au point O. L'arc de cercle de

centre O' et de rayon f' passe par le nœud F 1 '. La distance focale f' a pour valeur O'F 1 ' = √3m' h Elle

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correspond à la diagonale de la nouvelle maille. L'arc de cercle de centre O' et de rayon b' passe par

le nœud F 1 '. Le demi-petit axe b' a pour valeur O'B 1 ' = √6m' h . Il correspond à la diagonale de deux

nouvelles mailles placées côte à côte. Et l'arc de cercle de centre O' et de rayon a' passe par le nœud

A 1 '. Le demi-grand axe a' a pour valeur O'A 1 ' = 3m' h . L’ellipse a pour excentricité ε' = f'/a' = 1/√3.

Consonance visuelle

Ces deux ellipses (celle de la tête et celle du visage) qui ont même excentricité ε = 1/√3, sont

semblables. Leurs dimensions sont dans le rapport a’/a = m' h /m h =√(3/2). Le rapport de leur surface

est égal à 3/4. Elles sont consonantes et résonnent à la quarte

Modélisation du bandeau de l’escoffion

Les bords du bandeau de l’escoffion sont limités (figure 3.8) par deux rangées de perles, l’une à

l’avant, l’autre à l’arrière.

Le bord avant du bandeau de l’escoffion

Figure 3.8. Le bord avant du bandeau de l’escoffion la forme d’un arc d’ellipse.

Le bord avant de l’escoffion présente (figure 3.8) la forme d’un arc d’ellipse, dont le grand axe

est incliné à 30° (par rapport à l’horizontal). L’ellipse est centrée au point O 1 , situé à droite du point

O, à une demi largeur de maille.

Il est possible de décaler le maillage de la moitié d’une maille. A l'aide de ce maillage, il est facile

d'évaluer les paramètres de cette ellipse. Le point O 1 est situé sur un nœud de ce nouveau maillage.

L'arc de cercle de centre O 1 et de rayon b passe par le nœud B 1 . Le demi-petit axe b a donc pour

valeur O 1 B 1 = 2m v . De même l'arc de cercle de centre O 1 et de rayon f passe aussi par le nœud B 1 .

La distance focale f est égale à b. Elle vaut f = 2m v . Et l'arc de cercle de centre O 1 et de rayon a

passe par le nœud A 1 . Le demi-grand axe a a pour valeur O 1 A 1 = 4m h . C’est une ellipse particulière.

Elle a pour excentricité ε' = f/a = 1/√2. D’autre part, (figure 3.8) la distance entre les deux pupilles

est égale à 1,5 fois la largeur de la maille.

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Le bord arrière du bandeau de l’escoffion

Le bord arrière du bandeau de l’escoffion présente aussi (figure 3.9) la forme d’un arc d’ellipse,

dont le grand axe est incliné à 30° (par rapport à l’horizontal). L’ellipse est centrée au point O’ 1 ,

situé à gauche du point O, à un tiers largeur de maille.

Il est possible de décaler le maillage d’un tiers de maille. A l'aide de ce nouveau maillage, il est

facile d'évaluer les paramètres de cette ellipse. Le point O’ 1 est situé sur un nœud de ce nouveau

maillage. L'arc de cercle de centre O’ 1 et de rayon b’ passe par le nœud B’ 1. Le demi-petit axe b’ a

donc pour valeur O’ 1 B’ 1 = 2m v . De même l'arc de cercle de centre O’ 1 et de rayon f’ passe aussi par

le nœud B’ 1 . La distance focale f’ est égale à b’. Elle vaut f’= 2m v . Et l'arc de cercle de centre O’ 1 et

de rayon a’ passe par le nœud A’ 1 . Le demi-grand axe a’ a pour valeur O 1 A’ 1 = 4m h . C’est une

ellipse particulière. Elle a pour excentricité ε' = f’/a’ = 1/√2.

Figure 3.9. Le bord arrière du bandeau de l’escoffion présente également une forme elliptique.

Ces deux arcs d’ellipse des bords du bandeau de l’escoffion sont égaux. Ils sont consonants et

résonnent à l’unisson.

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4. Portrait de Madame de Canaples, Marie d’Acigné de Boisjoly

Figure 4.1. Madame de Canaples porte une résille

qui contient ses cheveux ( National Portrait Gallery

of Scotland, Édimbourg.)

Figure 4.2. Madame de Canaples, dessin de Jean

Clouet ( Musée de Chantilly).

Madame de Canaples, est représentée (figure 4.1) sur fond noir. Sa tête est tournée de trois quarts

vers sa gauche. Ses mains croisées sont posées sur un parapet. Et ses doigts ornés de bagues tiennent

une pomme de senteur. Elle porte un escoffion qui maintient ses cheveux noirs rejetés en arrière. Il

recouvre un bandeau placé dessous et qui dépasse sur le devant. L’escoffion ici est bordé sur le

devant d’une rangée de perles.

Le tableau est proche du dessin (préparatoire) de Jean Clouet (conservé au musée de Chantilly)

(figure 4.2) qui porte en haut à droite l’inscription Madame de Canaples en écriture chancelière.

Biographie de Madame de Canaples

Marie d’Acigné (1502-1556) est une dame de la cour de François 1 er . Elle faisait partie de la

«petite bande» du roi. Elle fut dame d’honneur de la reine Claude de France, avant de passer à la

mort de cette dernière en 1524, au service de Louise de Savoie, puis d’Éléonore d’Autriche. Elle

épousa en 1525, Jean de Créqui, sire de Canaples. C’est probablement à cette occasion que le

tableau fut commandé.

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Contour de la tête

Figure 4.3. Le contour de la tête d'un arc d'ellipse

Figure 4.4. Détermination de la distance a la forme

focale de l’ellipse

Le contour du haut de la tête limité par le bandeau présente (figure 4.3) la forme d’un arc

d’ellipse de 170°. Le centre O de cette ellipse coïncide avec la pupille de son œil droit. Ce contour

ressemble à celui qui idéalise le contour de la tête de François 1 er en saint Jean-Baptiste. Pour

analyser ce contour nous procédons de la même façon qu’au chapitre 2. L’ellipse a pour paramètres

: le demi-grand axe a = OA, et le demi-petit axe b = OB. Le grand axe de cette l’ellipse est orienté

vers la gauche selon un angle α de 45°.

Nous avons reporté le demi-grand axe OA = a (figure 4.4) sur l’axe vertical en OA 1 , à l'aide d'un

arc de cercle centré en O et de rayon a. De même, nous avons reporté le demi-petit axe OB en OB 1

sur l’axe horizontal, à l'aide d'un arc de cercle centré en O et de rayon b.

Par définition de l’ellipse, le cercle de centre B 1 et de rayon a coupe l’axe vertical au foyer F 1 .

Or ce point F 1 est situé au milieu du segment OA 1 , déterminant ainsi la distance focale : f = OF 1 =

a/2.

Ainsi pour dessiner le contour de la tête de Madame de Canaples, Jean Clouet a choisi la même

ellipse que celle choisie pour idéaliser la tête de François 1 er en saint Jean-Baptiste. Sa distance

focale vaut la moitié du demi-grand axe : f = a/2. Son excentricité vaut ε = f/a =1/2.

Détermination des paramètres de l’ellipse et du maillage

Le demi-petit axe b est tel que b 2 = a 2 – f 2 = a 2 – a 2 /4 = 3a 2 /4. Soit b = a√3/2 = f√3. Il est

représenté (figure 4.5) par la diagonale du rectangle harmonique OPMF 1 qui a pour côtés : OF 1 = f

et MF 1 =f√2.

Les points : O, A 1 , F 1 , M, et P, coïncident (figure 4.5) avec les nœuds d’un petit maillage

harmonique vertical dont la maille a pour largeur m h et pour hauteur m v , avec m v = m h √2.

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Figure 4.5. Détermination des paramètres de l’ellipse et du maillage.

Valeur des paramètres de l’ellipse

La distance focale OF = OF 1 a pour valeur f = m v , soit la hauteur d’une maille. Le demi-petit axe

OB qui a pour valeur b = m v √3 , correspond à la diagonale de deux mailles adjacentes. Et le demigrand

axe OA = OA 1 qui a pour valeur a = 2m v , correspond à la hauteur de 2 mailles.

Extension du maillage harmonique

Cette cohérence entre les paramètres de l’ellipse et du maillage, nous incite à étendre dans un

premier temps, ce maillage à la tête de Madame de Canaples (figure 4.6).

Figure 4.6. Extension du maillage à toute la tête.

Comme dans la géométrie de François 1 er en saint Jean-Baptiste, la distance entre les deux

pupilles (figure 4.6) est égale à la diagonale d’une maille soit : √3m h .

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Contour du visage

Figure 4.7. Le contour du visage.

Pour représenter le contour du visage, J. Clouet a tracé un second maillage harmonique identique

au précédent (figure 4.7) mais décalé d’une demi-maille vers la droite et d’une demi- maille vers le

bas. Le contour présente la forme d’un arc d’ellipse de centre O’. L’ellipse est placée verticalement.

A l'aide de ce deuxième maillage, il est facile d'évaluer les paramètres de l’arc d’ellipse qui

modélise le visage. Le demi-grand axe a' a pour valeur 2m v , et le demi-petit axe b’ a pour valeur la

largeur 2m h de la nouvelle maille. La distance focale f’ est égale au demi-petit axe b’, comme le

montre l’arc de cercle centré en O’ et de rayon 2m h . Son excentricité vaut ε’ = f’/a’ = 2m h /2m v =

1/√2 . C’est une ellipse particulière puisque b’ = f’, comme celle de l’ellipse du visage de François

1 er en saint Jean-Baptiste.

Contour interne de la rangée de perles

Le bord de la rangée de perles présente (figure 4.8) la forme d’un arc d’ellipse, également centré

en O sur la pupille de son œil droit. Le grand axe de cette l’ellipse est orienté vers la gauche selon

un angle d’environ 40°.

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Figure 4.8. Le contour du bord interne de la rangée de perles.

L’arc de cercle de centre O et de rayon b’’ = OB passe par le point B 1 et par le foyer F. C’est une

ellipse particulière puisque f’’ = b’’ = √6m h . L’arc de cercle de centre O et de rayon a’’ = OA passe

par le point A 1 . Le demi-grand axe a’’ vaut √12m h . L’excentricité de l’ellipse vaut ε’’ = f’’/a’’ =

√6m h /√12m h = 1/√2. C’est une ellipse de même type que celle du visage.

Les dimensions de ces deux ellipses (celle du visage et celle de la rangée de perles) sont dans le

rapport a’’/a’ = 2√3m h /2√2m h = √(3/2). Le rapport de leur surface est égal 3/2. Elles sont

consonantes et résonnent à la quinte.

Contour avant de l’escoffion

Figure 4.9. Le contour du bord avant de l’escoffion

Le contour du bord avant de l’escoffion présente aussi (figure 4.9) la forme d’un arc d’ellipse,

dont le grand axe est orienté à 40°. L’ellipse est centrée au point O’, situé à gauche du point O à une

demi largeur de maille. L’auteur a probablement utilisé le même maillage mais décalé vers la

gauche, représenté ici en orange. L’arc de cercle de centre O’ et de rayon f passe par le nœud F 1 . La

distance focale f = O’F = OF 1 est égale à la largeur de deux mailles et vaut f = 2m h. . L’arc de cercle

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de centre O’ et de rayon b passe par le nœud B 1 . Le demi-petit axe b = O’B = O’B 1 est égal à 2m v .

L’arc de cercle de centre O’ et de rayon a passe par le nœud A 1 . Le demi-grand axe a =O’A= O’A 1

est égal à deux fois la diagonale d’une maille et vaut : a = 2m h √3. L’excentricité de l’ellipse vaut ε =

f/a =2m h. /2m h √3 = 1/√3.

Contour du bord arrière de l’escoffion

Le contour du bord arrière de l’escoffion présente également (figure 4.10) la forme d’un arc

d’ellipse, dont le grand axe est orienté à 27°. L’ellipse est centrée au point O’’, situé plus haut à une

demi-hauteur de maille et à gauche du point O à une largeur de maille. L’auteur a probablement

utilisé le même maillage mais décalé vers la haut, représenté ici en orange.

Figure 4.10. Le contour du bord arrière de l’escoffion.

L’arc de cercle de centre O’’ et de rayon f’ passe par le nœud F 1 . La distance focale f’= O’’F=

O’’F 1 est égale à la largeur de deux mailles et vaut = 2m h. . L’arc de cercle de centre O’’ et de rayon

b passe par le nœud B 1 . Le demi-petit axe b’=O’’B= O’’B 1 est égal 2m v . L’arc de cercle de centre

O’’ et de rayon a passe par le nœud A 1 . Le demi-grand axe a’ = O’’A = O’’A 1 est égal à 2 fois la

diagonale d’une maille et vaut : a’ = 2m h √3. L’excentricité de l’ellipse vaut ε’ = f’/a’ =2m h. /2m h √3

= 1/√3.

Consonance visuelle

Les deux ellipses de l’escoffion ont respectivement les mêmes paramètres et donc même

excentricité. Elles sont consonantes et résonnent à l’unisson.

Conclusion

Évidemment, il n’existe aucune ressemblance entre Madame de Canaples et François 1 er en saint

Jean Baptiste, néanmoins Jean Clouet a utilisé les mêmes arcs d’ellipse pour modéliser le contour de

la tête et celui du visage. Mais ces éléments sont orientés différemment, et ils sont de taille

différente.

Bibliographie

[1] Arasse D., Léonard de Vinci, le rythme du monde, Editions Hazan, Paris, 2011.

[2] Bouleau Ch., Charpentes. La géométrie secrète des peintres. Éditions du Seuil 196

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[3] Clarck K., Léonard de Vinci, Librairie Générale Française.

[4] Crettez J-P., Les supports de la géométrie interne des peintres de Cimabue à Georges de La Tour. Arts et Sciences.

ISTE Éditions 2017.

[5] Crettez J-P., Openscience - Géométrie interne du «Salvator Mundi». Openscience- Arts-et-Sciences 2019, Vol. 3,

n°1.

[6] Crettez J-P., Openscience – D’un simple dessin de Léonard de Vinci aux formes premières Openscience- Arts-et-

Sciences 2019, Vol. 4, n° 4.

[7] Crettez J-P., Openscience – Léonard de Vinci et le tracé des formes elliptiques. Openscience- Arts-et-Sciences

2021, Vol. 5, n°2.

[11] Fagnart L.,: Léonard de Vinci et l’art du début du XVIème siècle en France. Actes du 131ème congrès national

des sociétés historiques et scientifiques. Grenoble, 2006.

[8] Crettez J-P., Openscience -Léonard de Vinci : de l’esquisse à la géométrie interne du Carton de Burlington House.

Openscience- Arts-et-Sciences 2022, Vol. 6 n°4.

[9] Deldicque M. : « Clouet Le Miroir des dames », Éditions Faton, 2019.

[10] Durrieu P. :"Relations de Léonard de Vinci avec Jean Perréal". In: Comptes-rendus des séances de l'Académie des

Inscriptions et Belles-Lettres, 63 e année, N. 3, 1919. p. 255.

[11] Fagnart L.,: Léonard de Vinci à la cour de France. Presses universitaires de Rennes. 2019.

[12] Fagnart L.,: Léonard de Vinci et l’art du début du XVI ème siècle en France. Actes du 131 ème congrès national des

sociétés historiques et scientifiques. Grenoble, 2006.

[13] de Vinci Léonard : C. A. 139 r. d, Codex Atlanticus, conservé à la Bibliothèque Ambroisienne de Milan.

[14] Zvareva A., Garnier Pelle N. : Le cabinet des Clouet au château de Chantilly. Renaissance et portrait de cour en

France. 2011.

Avis au lecteur

Dans la deuxième partie de cet article, l’analyse de deux autres portraits peints, dont le célèbre

portrait de François 1er du Louvre, confirme l’utilisation par Jean Clouet d’une géométrie interne.

Elle est suivie d’une étude comparative de la démarche géométrique de J. Clouet et de celle de

Léonard de Vinci.

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Jean Clouet : géométrie interne de cinq portraits

peints : (deuxième partie)

Jean Clouet: internal geometry of five painted portraits: (second part)

Jean-Pierre Crettez 1

1

Chercheur émérite à Télécom-Paris, jean-pierre.crettez@wanadoo.fr

RÉSUMÉ. Peintre officiel du roi François 1 er , Jean Clouet, rendu célèbre par ses nombreux portraits dessinés

(conservés au musée Condé à Chantilly), nous a laissé un petit nombre de portraits peints. L'analyse de cinq de ses

portraits peints montre que chacun d’eux possède une géométrie interne. La démarche géométrique suivie par Jean

Clouet est très voisine et même parfois identique à celle initiée par Léonard de Vinci pour effectuer ses portraits

peints.

ABSTRACT. Official painter to King François1st, Jean Clouet, made famous by his numerous drawn portraits (kept at

the Condé museum in Chantilly), left us a small number of painted portraits. The analysis of five of his painted portraits

shows that each of them has an internal geometry. The geometric approach followed by Jean Clouet is very similar

and sometimes even identical to that initiated by Leonardo da Vinci to create his painted portraits.

MOTS-CLÉS. construction interne, géométrie interne, forme elliptique, excentricité, maillage harmonique, consonance

visuelle.

KEYWORDS. internal construction, internal geometry, elliptical shape, eccentricity, harmonic mesh, visual

consonance.

Avis au lecteur

La première partie de cet article a été consacrée à l’influence italienne et léonardesque sur la

formation de Jean Clouet. L’analyse de trois premiers portraits peints nous a permis de déceler

dans chacun d’eux les éléments d’une géométrie interne. Dans cette deuxième partie l’analyse de

deux autres portraits peints dont le célèbre portrait de François 1 er du Louvre confirme l’utilisation

par Jean Clouet d’une géométrie interne. Elle est suivie d’une étude comparative de la démarche

géométrique de J. Clouet et de celle de Léonard de Vinci.

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5. Portrait du Dauphin François de France

Figure 5.1. Portrait du Dauphin de France enfant

(vers 5-7ans) (1520-1530) (Musée royal des Beaux-

Arts d’Anvers) par Jean Clouet. Huile sur bois de

petites dimensions : 16x13 cm.

Figure 5.2. Portrait du Dauphin de France enfant,

dessin de Jean Clouet (Musée de Chantilly)

Biographie du Dauphin de France.

Le dimanche 28 février 1518, Claude de France, duchesse de Bretagne et reine de France, met au

monde son premier fils François. Il a le titre de dauphin. Il est le futur héritier du trône de France.

Claude de France meurt en 1524, et le dauphin devient héritier du duché de Bretagne. Six ans plus

tard, en 1525, c'est la bataille de Pavie. François1er, est fait prisonnier par Charles Quint. Il n'est

libéré qu’en laissant en Espagne deux otages : le dauphin François et son frère cadet Henri. Les deux

princes, y resteront quatre ans, de 1526 à 1530.

François fut couronné duc de Bretagne en 1432. Il fut connu sous le titre de François III de

Bretagne, dauphin de France. En août 1536, François est pris d'un malaise après avoir bu un verre

d'eau glacée. Il meurt quelques jours plus tard le 10 août 1536 au château de Tournon. Il avait dixhuit

ans. Son frère Henri lui succéda comme dauphin et duc de Bretagne.

Présentation

Le portrait idéalisé a été peint lorsque le dauphin François avait quatre ou cinq ans. Comme dans

la plupart des portraits de J. Clouet, le personnage est vu de trois quarts, regardant dans le lointain.

Le dauphin est revêtu d'un justaucorps de soie. Il porte sur la tête une toque noire à larges bords

relevés, ornée de plumes d’autruche. Sur son front, apparaissent quelques cheveux blonds.

Composition

Le tableau est proche du dessin (préparatoire) de Jean Clouet (conservé au musée de Chantilly)

(figure 5,2) représentant le Dauphin de France enfant.

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Nous avons cherché à obtenir des indices en essayant de modéliser les parties essentielles du

tableau : la tête du personnage et les contours de la toque.

Contour du visage

Figure 5.3. La partie droite de son visage présente la forme d'un arc d'ellipse.

Sous la toque, un bandeau maintient ses cheveux, il passe sous le menton. Le bord de ce bandeau

forme une courbe naturelle qui délimite la partie droite de son visage (figure 5.3).

J. Clouet a idéalisé cette courbe par un arc d’ellipse d’environ 130°. Le centre O de cette ellipse

coïncide avec la pupille de son œil droit. Le grand axe de cette l’ellipse est orienté vers la gauche

selon un angle d’environ 14° par rapport à l’axe vertical. L’ellipse a pour paramètres : le demi-grand

axe a = OA, le demi-petit axe b = OB, et la distance focale f = OF.

Détermination des paramètres de l’ellipse et du maillage

Le demi-grand axe OA peut être reporté (figure 5.4) en OA 1 sur l’axe vertical, à l'aide d'un arc de

cercle centré en O et de rayon a. De même avec l’arc de cercle de rayon b, le demi-petit axe OB

peut être reporté en OB 1 sur l’axe horizontal. Les côtés OA 1 et OB 1 sont tels que OA 1 = OB 1 √2,

comme on peut le vérifier (figure 5.4) à l’aide de la diagonale OH du carré GHOB 1 . Par suite, le

rectangle OA 1 DB 1 est un rectangle harmonique. Et puisque a = b√2, on en déduit que f = √(a 2 - b 2 )

= b. Il s’agit ainsi d’une ellipse particulière.

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Figure 5.4. Les paramètres de l’ellipse sont les

côtés d’un triangle rectangle.

Figure 5.5. La forme elliptique du contour de la

partie droite du visage a été tracée à l’aide d’un petit

maillage harmonique.

La subdivision 3x3 de ce rectangle OA 1 DB 1 détermine (figure 5.5) un petit maillage harmonique

vertical dont la maille a pour largeur m h et pour hauteur m v , avec m v = m h √2. La pupille de son œil

droit et celle de son œil gauche coïncident respectivement avec les nœuds O et L de ce maillage. La

distance entre les deux pupilles est égale à 2m h .

Valeur des paramètres de l’ellipse

Le maillage (figure 5.5) permet de déterminer la valeur de cette ellipse. La distance focale f et le

demi-petit axe b sont égaux et ont pour valeur 3m h . Le demi-grand axe OA a pour valeur a = 3m v .

L’ellipse a pour excentricité ε = f/a = 1/√2.

Maillage harmonique

Cette cohérence entre les paramètres de l’ellipse et du maillage, nous incite à étendre ce maillage

à l’ensemble du tableau (figure 5.6). Elle nous permet ainsi de déterminer rapidement le maillage

harmonique vertical (15x14) qui sert de support à la composition. La hauteur de la maille vaut m v =

1,13 cm, et sa largeur vaut m h = 0,80 cm.

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Figure 5.6. Le maillage harmonique qui sert de support au tableau.

Maillage harmonique oblique

Figure 5.7. Maillage harmonique oblique.

Pour dessiner le contour intérieur de la toque, J. Clouet a utilisé un maillage harmonique oblique

(figure 5.7), entrelacé avec le premier. Un nœud du maillage oblique coïncide avec le point O. Dans

ce second maillage, la nouvelle maille a une largeur m' h égale au tiers de la diagonale de deux

mailles m' h = √6/3 m h = √2/√3 m h , et la hauteur m' h est √2 fois plus grande, soit m' v = 2/√3 m h . La

nouvelle maille a une surface égale au 2/3 de la première.

Le contour intérieur de la toque

L’ellipse peut être considérée comme la projection orthogonale sur un plan horizontal, d’un

cercle situé dans un plan incliné. Si l’on suppose que la toque est circulaire, les bords intérieur et

extérieur seront représentés sur la surface du tableau selon des formes elliptiques. Ainsi, le contour

intérieur de la toque englobant le bandeau et le front, présente (figure 5.8), la forme d’un arc

d’ellipse allongé, dont le grand axe est presque horizontal. L’ellipse est centrée sur le point O,

centre de l'ellipse du visage.

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Figure 5.8. Le contour intérieur de la toque.

Valeur des paramètres du contour intérieur de la toque

Le demi-petit axe OB peut être reporté sur l’axe vertical en OB 1 à l’aide d’un arc de cercle de

centre O et de rayon b (Figure 5.9). Le point B 1 est un nœud du maillage. Ainsi, le demi-petit axe b

= OB a pour valeur 2m v = √6 m’ v .

De même le demi-grand axe OA peut être reporté, à l’aide de l’arc de cercle de centre O et de

rayon a (figure 5.9), en OA 1 . -Le demi-grand axe a vaut a = OA 1 = 4m’ v .

La distance focale est telle que f = √(a 2 – b 2 ) = √(16 - 6) m’ v = √10 m’ v . Elle est représentée par le

segment de droite ON = √(OM 2 + NM 2 ) = √(18 +2) m’ h = √10m’ v . L’ellipse a pour excentricité : ε =

f/a = √10/√16 = √5/√8 = 0,791. C‘est une ellipse allongée.

Figure 5.9. Paramètres du contour intérieur de la toque

Contour du bord extérieur de la toque

Le bord de la toque est entouré de plumes d’autruche. Ce contour présente (figure 5.10) la forme

d’un arc d’ellipse.

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Figure 5.10. Contour du bord extérieur de la toque : paramètres de l’ellipse

Valeur des paramètres du contour des plumes d’autruche

Le demi-petit axe O’B’ peut être reporté à l’aide d’un arc de cercle de centre O’ et de rayon b’ sur

l’axe horizontal en O’B’ 2 (Figure 5.10). Le point B’ 2 est un nœud du maillage. Ainsi, le demi-petit

axe b = O’B’ 2 a pour valeur 4m h = √24 m’ h .

Comme précédemment, le demi-grand axe O’A’ peut être reporté, à l’aide de l’arc de cercle de

centre O’ et de rayon a’, en O’A’ 1 , sur une droite du nouveau maillage, de telle sorte que a = O’A’ 1

= 8m’ h . La distance focale est telle que f = √(a 2 – b 2 )= √(64 -24)m’ h = √40 m’ h .. Elle est représentée

par le segment de droite O’N’ = √(OM’ 2 + NM’ 2 ) = √(36 +4)m’ h = √40m’ h .

L’ellipse des plumes d’autruche a pour excentricité ε' = f'/a' = √40/√64 = √5/√8 = 0,791. C‘est

une ellipse allongée du même type que la précédente. Les bords intérieur et extérieur de la toque

sont naturellement représentés par des arcs d’ellipse de même excentricité.

Consonance visuelle

Ces deux ellipses sont donc semblables. Leurs dimensions sont dans le rapport: a’/a = 8m’ h /4m’ v

=√2. Le rapport de leur surface est égale à 2. Elles sont consonantes et résonnent à l’octave.

Médaillon

Figure 5.11. Le médaillon a la forme d’une ellipse.

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Sous le bord de la toque, on peut apercevoir un médaillon qui présente une forme elliptique

(figure 5.11). C’est une ellipse particulière. Elle a la même excentricité ε = 1/√2 que l’ellipse du

bord du visage.

Conclusion

Malgré son très petit format, Jean Clouet a doté ce tableau d’une géométrie interne.

6. Portrait de François 1 er

Figure 6.1. Portrait de François 1 er par Jean Clouet (1527-1530). (Musée du Louvre)

Ce tableau (figure 6.1) est une huile sur bois de chêne mesurant 74 x 96 cm. Il est conservé au

Louvre depuis sa création en 1793. Jean Clouet a représenté François 1 er de face (figure 6,1), la tête

tournée de trois quarts vers la gauche, ce qui ne l’empêche pas de fixer le spectateur. Ce portrait a

été peint d'après l’un de ses dessins conservé au musée de Chantilly (figure 6,2). Sa carrure

imposante est amplifiée par la chamarre, manteau à manche bouffante fait de satin doré traversé par

des bandes de velours noir. Il possède un grand nez, des yeux en amande et une barbe soignée. Il

porte une toque de velours noir ornée d’une plume d’autruche blanche. Il ne présente pas les

attributs de sa fonction - ni couronne, ni sceptre, mais il porte un collier de l’ordre de saint Michel

dont il était grand maître. et ses mains sont posées sur la garde d’une épée.

Biographie de François 1 er

François 1 er , fils de Charles d'Angoulême et de Louise de Savoie est né à Cognac le 12

septembre 1494. Il est cousin du roi Louis XII, dont il a épousé la fille Claude de France, le 7 avril

1514. et auquel il succède en 1515. Il meurt à Rambouillet le 31 mars 1547.

François 1 er est considéré comme le roi emblématique de la période de la Renaissance française.

Son règne a permis l’ important développement des arts et des lettres en France.

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Le haut de la tête de François 1 er

Figure 6.3. Tête de François 1er (détails).

Figure 6.2. Portrait de François 1er dessin de J.

Clouet (Musée de Chantilly).

Comme le montre le dessin de la figure 6.2, la partie visible du haut de la tête de François 1 er est

en partie définie par la toque de velours noire. Elle peut être définie par un contour qui présente

(figure 6.4) la forme d’un arc d’ellipse assez prononcé. Le centre O de cette ellipse coïncide avec la

pupille de son œil droit. Le grand axe de cette l’ellipse est orienté selon un angle α d’environ 20°.

L’ellipse a pour paramètres : le demi-grand axe a = OA, le demi-petit axe b = OB, et la distance

focale f = OF.

Figure 6.4. Le haut de la tête de François 1 er

Pour déterminer le paramètres de cet arc d’ellipse, nous procédons comme au chapitre 2. Nous

reportons le demi-grand axe OA = a (figure 6.5) sur l’axe vertical en OA 1 , à l'aide d'un arc de cercle

centré en O et de rayon a. De même, nous reportons le demi-petit axe OB en OB 1 sur l’axe

horizontal.

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Figure 6.5. Détermination de la distance focale de l’ellipse.

Appliquant la propriété de l’ellipse, le cercle de centre B 1 et de rayon a coupe l’axe vertical au

foyer F 1 . Nous observons que pour cette ellipse, le point F 1 se trouve situé au milieu du segment

OA 1 , déterminant ainsi la distance focale : f = OF 1 = a/2. Cette relation f = a/2 montre qu’il s’agit

d’une ellipse particulière. Son excentricité vaut ε = f/a =1/2. C’est une ellipse de même type que

celle qui modèle la tête de François 1 er en saint Jean-Baptiste (figure 2.4).

Détermination des paramètres de l’ellipse et du maillage

Figure 6.6. Détermination des paramètres de l’ellipse et du maillage

Le demi-petit axe b est tel que b 2 = a 2 – f 2 = a 2 – a 2 /4 = 3a 2 /4. Soit b = a√3/2 = f√3. Il est

représenté (figure 6.6) par la diagonale du rectangle harmonique OPMF 1 qui a pour côtés : OF 1 = f

et MF 1 =f√2.

Les points : O, A 1 , F 1 , M, et P, coïncident (figure 6.4) avec les nœuds d’un petit maillage

harmonique vertical dont la maille a pour largeur m h et pour hauteur m v , avec m v = m h √2.

Valeur des paramètres de l’ellipse

La distance focale OF = OF 1 a pour valeur f = m v , soit la hauteur d’une maille. Le demi-petit axe

OB qui a pour valeur b = m v √3, correspond à la diagonale de deux mailles adjacentes. Et le demi-

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grand axe OA = OA 1 qui a pour valeur a = 2m v , correspond à la hauteur de 2 mailles. La distance

OP entre les deux pupilles (figure 6.6) est égale à la largeur de deux mailles, soit : 2m h .

Maillage harmonique

Cette cohérence entre les paramètres de l’ellipse et du maillage, nous incite à étendre dans un

premier temps ce maillage à la tête de François 1 er (figure 6.7). Le grand axe de l’ellipse est orienté

selon la diagonale d’un rectangle vertical formé par quatre mailles adjacentes, suivant un angle α tel

que tg α = √2/4, soit α = 19°47.

Figure 6.7. Extension du maillage à toute la tête.

Deuxième maillage harmonique

Pour esquisser les contours de la toque de velours J. Clouet a utilisé un second maillage

harmonique (figure 6.8), entrelacé avec le premier et orienté suivant l’angle α. Ces deux maillages

ont un point commun, le point O, centre de la pupille de l’œil droit.

Dans ce second maillage, la nouvelle maille a une hauteur m' v égale à la moitié de la diagonale de

deux anciennes mailles superposées, soit m' v = 3/2m h et une largeur m’ h égale au quart de la

diagonale de quatre anciennes mailles mises côte à côte, soit m’ h = √18/4m h = 3/2√2m h , de telle

sorte que la nouvelle maille est 3/2√2 =1,06066 fois plus grande que l’ancienne maille, et que sa

surface est 9/8 = 1,125 fois plus grande.

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Figure 6.8. Deuxième maillage harmonique

Contour de la plume d’autruche

Figure 6.9. Le contour de la plume d’autruche. Paramètres de l’ellipse

Le contour de la plume d’autruche présente (figure 6.9) la forme d’un arc d’ellipse. Jean Clouet a

déterminé cette forme elliptique à l’aide de ce nouveau maillage. L’ellipse est centrée au point I, sur

un nœud de ce nouveau maillage. Son grand axe orienté selon l’angle α, coïncide avec une droite de

ce nouveau maillage.

Paramètres de l’ellipse de la plume d’autruche

L‘ellipse (figure 6.9) est aussi tangente à une droite de ce maillage de telle sorte que le petit axe b

est tel que b =IB= 2m’ v . L’arc de cercle de centre I et de rayon a passe par le nœud A 1 du nouveau

maillage (figure 6.8) de telle sorte que a = 2√6m’ h . = 2√3m’ v . Enfin par définition l’arc de cercle de

centre B de rayon a coupe l’axe IA au point F. Pour cette ellipse, le point F se trouve sur un nœud

du maillage et la distance focale f = IF vaut 4m’ h . En effet IF 2 = a 2 - b 2 = 12m’ v

2

- 4m’ v

2

= 8m’ v

2

=

16 m’ h 2 .

L’excentricité de cette ellipse vaut ε = f/a = 4/2√6 = √2/√3.

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Le bord de la toque de velours

Figure 6.10. Le contour du bord de la toque de velours

À l’intérieur de la plume d’autruche, le bord de la toque présente (figure 6.11) la forme d’un arc

d’ellipse. L’ellipse est centrée au point I’, sur un nœud du nouveau maillage. Son grand axe orienté

selon l’angle α, est confondu avec le grand axe de l’ellipse du contour de la plume d’autruche.

Paramètres de l’ellipse du contour du bord de la toque.

Figure 6.10, le grand axe a’ = I’A’ mesure 4m’ h , ou a’= 3√2m h . L’arc de cercle de centre I’ et de

rayon b’ coupe une droite du maillage en B 1 au milieu d’une ancienne maille. De même l’arc de

cercle de centre I’ et de rayon f’ coupe une droite du maillage en F 1 au milieu d’une ancienne

maille.

Par suite, le petit axe b’ = I’B 1 = PN = √6 m h . Il a pour valeur la diagonale de deux anciennes

mailles. Et la distance focale f’ = I’F 1 = PM = 2√3 m h . Elle a pour valeur deux diagonales d’une

ancienne maille. L’excentricité de cette ellipse vaut ε’ = f’/a’ = 2√3 / 3√2 = √2/√3.

Consonance visuelle

Ces deux ellipses (celle de la plume d’autruche et celle de la toque de velours) qui ont même

excentricité ε’=√2/√3, sont semblables. Leurs dimensions sont dans le rapport a/a’= 2√6m’ h /4m' h =

√3/√2. Le rapport de leur surface est égale à 3/2. Elles sont consonantes et résonnent à la quinte.

Le contour du visage

Le contour du visage (figure 6.11) présente la forme d’une ellipse. Cette forme correspond à

l’ovalité observée par Jean-Marie Le Gall dans la description de ce tableau de Jean Clouet:

« ... Enfin l’ovalité du visage renvoie au canon contemporain de la beauté masculine. Le visage

incarne donc une majesté grave et bienveillante. 1 »

1 Jean-Marie Le Gall, : [6], « François I er , roi de France », Histoire par l'image

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L’ellipse est centrée au point J, à la hauteur d’une demi-maille du nouveau maillage.

Figure 6.11. Le contour elliptique du visage.

Paramètres de l’ellipse du visage

L’arc de cercle de centre J et de rayon a est tangent en A 1 à une droite du nouveau maillage

(figure 6.11), de telle sorte que le demi-grand axe a = JA = JA 1 = 3m’ h . Le demi-petit axe b = JB

est égal à la demi-diagonale d’un rectangle formé par 4 nouvelles mailles placées côte-à-côte. Ainsi

b =JB = √18 m’ h /2 = 3/√2 m’ h..

La distance focale f est telle que f = √( a 2 - b 2 ) = √(9 – 9/2) m’ h. = 3/√2 m’ h. . C’est une ellipse

particulière, puisque f = b. Son excentricité vaut ε = f/a= 3/3√2 = 1/√2. C’est une ellipse semblable

à celle qui idéalise le contour du visage de François1 er en saint Jean-Baptiste (figure 2.8).

La barbe de François 1er

François 1 er fut le premier roi à porter la barbe. Lors d’une bataille, le roi François 1 er a reçu une

bûche enflammée au visage. Après être tombé dans le coma, il s'en tire avec seulement des cicatrices

sur les joues. Il décide alors de se laisser pousser la barbe pour les masquer. Il lance alors une mode

imitée dans toutes les cours d'Europe et même en Angleterre, avec Henri VIII. Cette mode durera un

siècle.

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Figure 6.12. Le contour de la barbe présente une forme elliptique.

Le contour de la barbe présente aussi (figure 6.12) la forme d’un arc d’ellipse, dont le grand axe

est incliné à 35° (par rapport à l’horizontal). L’ellipse est centrée au point K, sur l’axe vertical

médian passant par le point O.

Paramètres de l’ellipse du contour de la barbe

L’arc de cercle de centre K et de rayon a passe (figure 6.12) par le point B. Le demi-grand axe a

est égal à la diagonale du rectangle formé par deux mailles adjacentes du nouveau maillage : a = KA

= KB = √6 m’ h .

L’arc de cercle de centre K et de rayon b passe par le point B 1 . Le demi-petit axe b est égal à la

diagonale d’une nouvelle maille : b = KB 1 = √3 m’ h .

La distance focale f est telle que f = √( a 2 - b 2 ) = √(6 – 3) m’ h. = √3 m’ h. . C’est une ellipse

particulière, puisque f = b. Son excentricité vaut ε = f/a= 3/3√2 = 1/√2. C’est une ellipse de même

type que celle du visage.

Consonance visuelle

Ces deux ellipses (celle du visage et celle de la barbe) qui ont même excentricité ε = 1/√2, sont

semblables. Leurs dimensions sont dans le rapport a/a’ = 3m' h /√6m' h = √3/√2. L’ellipse du visage

est √3/√2 plus grande que l’ellipse de la barbe et leur rapport de surface est égal à 3/2. Elles sont

consonantes et résonnent à la tierce.

7. La démarche géométrique de Jean Clouet

Ces cinq tableaux possèdent des dimensions très différentes, le plus grand (Portrait de François

1 er en saint Jean-Baptiste) mesure 79 x 120,5 cm et le plus petit (Portrait du Dauphin de France

enfant) mesure 16x13 cm, néanmoins notre analyse a montré qu’ils présentent tous les cinq, une

géométrie interne. Mise à part le premier, ces tableaux ont été peints après la mort de Léonard de

Vinci. Quelle a été la démarche personnelle de Jean Clouet pour dresser la géométrie interne ? Quels

sont les points communs entre sa démarche et celle menée plusieurs années plus tôt par l’auteur de

La Joconde? Examinons ces questions maintenant.

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L’établissement de la géométrie interne nécessite plusieurs éléments: le point de référence, le

maillage, la stylisation des formes naturelles par des formes géométriques, et enfin la recherche de

consonances entre certaines de ces formes.

Le point de référence

Le point de référence permet d’assurer la relation entre le tableau et l’esquisse ou la scène à

représenter.

Figure 7.1. Léonard de Vinci: (Ginevra de’ Benci, La Dame à l’hermine, La Joconde): le point de référence.

Figure 7.2. (François 1er en saint Jean-Baptiste, Charlotte de France, Madame de Canaples, Dauphin de

France, et François 1er): Jean Clouet a pris pour ces cinq tableau la pupille de l’œil droit comme point de

référence.

Dans ses portraits féminins 2 vus de trois quarts, Léonard a le plus souvent choisi comme point de

référence la pupille de l’œil 3 situé le plus en avant : la pupille de l’œil droit de Ginevra de’ Benci,

celle de l’œil droit de la Dame à l’hermine, car toutes les deux regardent vers leur gauche ; la pupille

de l’œil gauche de La Joconde qui regarde vers sa droite (figure 7.1).

Appliquant le même principe, Jean Clouet a peint ses cinq personnages de trois quarts. Tous les

cinq tournent la tête vers leur gauche, et pour chacun d’eux, il a pris pour point de référence la

pupille de l’œil droit (figure 7.2). La ligne verticale passant par ce point correspond le plus souvent

à l’axe vertical médian.

2 Crettez J-P.,[2], §. 8.2.3.5

3 L’œil (fenêtre de l’âme) est assurément le point le plus « sensible » de la composition.

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Le maillage

Ensuite, pour servir de support au tracé de la géométrie interne, il est nécessaire de tracer une

trame régulière que nous avons appelée un maillage. Il est constitué de mailles et de nœuds. L’un

des nœuds coïncide avec le point de référence.

Figure 7.3. Léonard de Vinci a tracé un maillage carré pour Ginevra de’ Benci, et un maillage harmonique

pour la Joconde et pour le Salvator Mundi.

Le maillage permet de donner une structure géométrique aux éléments picturaux.

Réciproquement lorsqu’un élément pictural possède une une forme géométrique, il est possible

comme nous l’avons montré, de calculer ses paramètres et de retrouver le maillage. Léonard a utilisé

un maillage carré pour Ginevra de’ Benci 4 , puis il a préféré utiliser un maillage harmonique pour ses

autres tableaux comme La Joconde 5 ou le Salvator Mundi 6 (figure 7.3) (pour ce dernier portrait vu

de face, il a pris le bout du nez comme point de référence).

L’analyse de ces cinq tableaux nous a permis de retrouver pour chacun d’eux le maillage

harmonique utilisé par Jean Clouet (figure 7. 4). Ce dernier connaissait bien son importance et ses

propriétés pour servir de support à la construction de la géométrie interne.

4 Crettez J-P. : [2], $ 8.2.3.1

5 Crettez J-P. : [2], $ 8.2.3.5

6 Crettez J-P.: [3], Openscience – Géométrie interne du «Salvator Mundi». Openscience- Arts-et-Sciences 2019, Vol. 3, n°1

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Figure 7.4. Jean Clouet : les maillages des tableaux (François 1er en saint Jean-Baptiste, Charlotte de

France, et François1er).

Les formes elliptiques

Dans ces 5 tableaux que nous venons d’analyser, Jean Clouet a cherché comme Léonard, à

styliser, voire à structurer le contour des formes naturelles par des formes elliptiques. Les formes

elliptiques sont définies par un arc d’ellipse qui s’ouvre sur plusieurs degrés.

L’ellipse correspondante à chaque arc est définie par ses trois paramètres : le demi-grand axe a, le

demi-petit axe b et la distance f du centre aux foyers, et par son excentricité ε = f/a.

Figure 7.5. Les ellipses les plus souvent rencontrées chez les peintres. Les ellipses supérieure et inférieure

sont complémentaires : ε 2 + ε’ 2 = 1.

Nous avons répertorié 7,8 (figure 7.5) les ellipses que nous avons le plus souvent rencontrées, en

particulier dans les œuvres de Léonard de Vinci. Nous les avons classées par type, et subdivisées en

7 Crettez J-P.,[2], §. 8.2.3.5

8 Crettez J-P. [5], Openscience – Léonard de Vinci et le tracé des formes elliptiques.

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deux familles : celles de la ligne supérieure sont plutôt arrondies ε <1/√2, et celles de la ligne

inférieure ont plutôt allongées : ε>1/√2. Les ellipses situées sur la même verticale sont

complémentaires : ε 2 + ε’ 2 = 1.

Dans ses cinq tableaux, Jean Clouet n’a utilisé qu’un petit nombre de formes elliptiques, et

parfois les mêmes. Elles sont représentées par des arcs d’ellipse de type : 4, 3, 2, 2’, 3’ qui ont

respectivement pour excentricité : 1/2, 1/√3 , 1/√2, √5/√8, √2/√3.

Les arcs d’ellipse de type 4: ε =1/2 = 0,5.

Figure 7.6. Le contour elliptique (ε =1/2) de la tête de François 1er en saint Jean-Baptiste, celui de la tête

de Madame de Canaples (Jean Clouet) et celui de la tête de La Joconde (Léonard de Vinci).

Jean Clouet a modélisé le contour de la tête de François 1 er en saint Jean-Baptiste (figure 2.5) et

celui de la tête de Madame de Canaples (figure 4.7) par un arc d’ellipse arrondie d’excentricité ε =

1/2. Dans ces deux tableaux, l’arc d’ellipse est centré sur la pupille de l’œil droit (le point de

référence).

Quelques années plus tôt (en 1503-1506), Léonard avait entouré la tête de la Joconde par un arc

d’ellipse de même excentricité ε = 1/2, centré sur la pupille de son œil gauche. Ces trois arcs

d’ellipse, tracés sur un maillage harmonique (figure 7.6), possèdent les mêmes paramètres: f = m v , b

= m v √3, et a = 2m v .

Les arcs d’ellipse de type 3 : ε =1/√3 = 0,577

L’ellipse qui a pour excentricité ε = 1/√3 est une ellipse particulière. Ses paramètres f, b, a sont

respectivement proportionnels à √1, √2, √3 : soit, la largeur, la hauteur et la diagonale d’une maille

harmonique. Jean Clouet a choisi cet arc d’ellipse ε = 1/√3, moins arrondi que l’arc précédent pour

styliser le contour de la tête, mais aussi celui du visage de Charlotte de France. L’ellipse du visage

est √3/2 fois plus petite que celle qui entoure la tête (figure 3.6).

Vers les années 1495-1497, Léonard de Vinci avait donné la même forme elliptique au contour de

la tête de La belle Ferronnière 9 (figure 7.7).

9 Crettez J-P.,[2], §. 8.2.3.5

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Figure 7.7. Le contour de la tête et celui du visage de Charlotte de France sont idéalisés par un contour

elliptique de même excentricité ε = 1/√3 que celui donné par Léonard de Vinci au contour de la tête de la

Belle ferronnière.

Les arcs d’ellipse de type 1 : ε =1/√2 = 0,707

L’ellipse d’excentricité ε = 1/√2 se situe à la limite entre les ellipses allongées et les ellipses

arrondies. Sa distance focale f est égale au demi-petit axe b, et le demi-grand axe est tel que a = b√2.

Autrement dit, si f = b = km h , le demi-grand axe a est égal à km v . Elle peut être ainsi inscrite dans

un rectangle harmonique. C’est une ellipse particulière, fréquemment rencontrée.

Nous avons décelé sa présence dans chacun de ces 5 tableaux. En particulier, Jean Clouet a

configuré avec cette forme elliptique ε = 1/√2, le contour du visage de François 1 er en saint Jean-

Baptiste, celui de Madame de Canaples, celui du Dauphin François de France enfant et celui de

François 1 er (Figure 7.8).

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Figure 7.8. Un arc d’ellipse d’excentricité ε = 1/√2, modélise le contour du visage de François 1er en saint

Jean-Baptiste, celui de Madame de Canaples, celui du Dauphin François de France enfant et celui de

François 1er

Figure 7.9. Les arcs d’ellipse d’excentricité ε = 1/√2, modélisent les bords du bandeau de l’escoffion de

Charlotte de France et la rangée de perles de l’escoffion de Madame de Canaples.

Avec cette forme elliptique ε = 1/√2, Jean Clouet a aussi élaboré les bords du bandeau de

l’escoffion de Charlotte de France et la rangée de perles de l’escoffion de Madame de Canaples

(figure 7.9).

Léonard connaissait bien cette ellipse d’excentricité ε = 1/√2, puisque en 1499, il avait dressé

avec cette ellipse, le contour de la tête d’Isabelle d’Este 10 , puis en 1495, le contour de la tête de la

10 Crettez J-P. : [4], Openscience – D’un simple dessin de Léonard de Vinci aux formes premières. Openscience- Arts-et-Sciences

2019, Vol. 4, n° 4.

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Belle Princesse 11 , et en 1506 , il avait donné cette forme, au contour de la tête et à celui du visage du

Salvator Mundi 12 (figure 7.10).

Figure 7.10. Les arcs d’ellipse d’excentricité ε = 1/√2, modélisent les bords de la tête d’Isabelle d’Este, le

contour de la tête de la Belle Princesse, et le contour de la tête et celui du visage du Salvator Mundi

Les arcs d’ellipse de type 2’ : ε’ = √5/√8 = 0,790

L’ellipse d’excentricité ε’ = √5/√8 est une ellipse allongée. Ses paramètres b’, f’, a’ sont

respectivement proportionnels à √3, √5, √8. La distance focale f’ est supérieure au demi-petit axe b’.

Jean Clouet a choisi cette ellipse pour déterminer les contours intérieur et extérieur de la toque du

Dauphin de France enfant.

Les arcs d’ellipse de type 3’ : ε’ = √2/√3 = 0,816

L’ellipse d’excentricité ε’ = √2/√3 est une ellipse plus allongée. Elle complémentaire de l’ellipse

d’excentricité ε = 1/√3, puisque ε 2 + ε’ 2 = 1. Jean Clouet a utilisé cette forme d’ellipse pour

modéliser les contours de la toque de François 1 er

Consonance visuelle

Comme tous les grands peintres, Léonard de Vinci très sensible à l'analogie entre les harmonies

visuelles et les harmonies sonores a cherché à modéliser certains éléments picturaux par des formes

visuelles consonantes. Par définition, deux formes visuelles sont consonantes 13 lorsqu'elles sont

semblables et lorsque le rapport de leur surface est égal à l'un des rapports musicaux (1, 1/2, 2/3,

3/4) : l'unisson, l'octave, la quinte, la quarte.

Cette consonance visuelle recherchée par Léonard se retrouve en effet dans certaines de ses

œuvres. Dans l’étude de la géométrie interne 14 de la Joconde, nous avions mis en évidence deux

formes elliptiques qui étaient tracées sur un maillage harmonique : l’une pour modéliser le contour

de la tête, l’autre pour délimiter (figure 7.11) le bord du voile de gaze transparent qui recouvre sa

tête, et qui passe par la commissure des lèvres. Elles sont semblables, présentent une même

11 Crettez J-P. : [2], $ 8.2.3.3

12 Crettez J-P. : [3], Openscience – Géométrie interne du «Salvator Mundi». Openscience- Arts-et-Sciences 2019, Vol. 3, n°1.

13 Crettez J-P.,[2], $ 1.1.

14 Crettez J-P.,[2], $ 8.2.3.5

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excentricité : ε = ε' = 0,5. La seconde est √2 fois plus petite que la première, et sa surface est deux

fois plus petite. Les deux formes sont consonantes entre elles, et résonnent à l’octave.

Figure 7.11. La Joconde, le Salvator Mundi : Léonard de Vinci a introduit dans chacun de ces deux

tableaux une consonance visuelle. Chacune d’elles résonne à l’octave.

De la même façon, la géométrie interne du Salvator Mundi présente deux formes elliptiques :

celle de la tête et celle du visage (figure 7.11). Elles sont semblables. Leurs excentricités vérifient :

ε 2 + ε' 2 = 1 : elles sont complémentaires. La seconde est √2 fois plus petite que la première. Sa

surface est deux fois plus petite. Elles sont consonantes entre elles, et résonnent à l’octave.

Dans chacun des 4 derniers tableaux que nous avons analysés, Jean Clouet, a lui aussi créé des

formes présentant une consonance visuelle.

Les deux arcs d’ellipse modélisant les bords avant et arrière du bandeau de l’escoffion de

Charlotte de France sont égaux. Ils ont même excentricité ε = 1/√2. Ils sont consonants et résonnent

à l’unisson (figure 7.12).

De même, les deux arcs d’ellipse modélisant les bords avant et arrière du bandeau de l’escoffion

de Madame de Canaples ont respectivement les mêmes paramètres et donc même excentricité ε =

1/√3. Ils sont consonants et résonnent à l’unisson (figure 7.12).

Figure 7.12. Consonance visuelle des bords de l’escoffion de Charlotte de France et consonance visuelle

des bords de celui de Madame de Canaples.

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Figure 7.13. Consonance visuelle des bords de la toque du Dauphin François de France enfant et

consonance visuelle des bords de la toque de François 1er.

Les arcs d’ellipse modélisant les bords intérieur et extérieur de la toque du Dauphin François de

France enfant ont même excentricité ε = √5/√8. Ils sont consonants et résonnent à l’octave. De

même, le bord intérieur et le bord extérieur formé par la plume d’autruche de la toque de François

1 er sont représentés par des arcs d’ellipse de même excentricité ε’=√2/√3. Le rapport de leur surface

est égale à 3/2. Ils sont consonants et résonnent à la quinte (figure 7.13).

Figure 7.14. Consonance visuelle de l’ellipse de la tête Charlotte de France et celle de son visage.

Consonance visuelle de l’ellipse du visage de Madame de Canaples et celle de la rangée de perles.

L’ellipse de la tête Charlotte de France et celle de son visage qui ont même excentricité ε = 1/√3,

sont semblables. Le rapport de leur surface est égal à 3/4. Elles sont consonantes et résonnent à la

quarte.

Enfin, l’ellipse du visage de Madame de Canaples et celle de la rangée de perles qui ont même

excentricité ε = 1/√2, sont semblables. Le rapport de leur surface est égal à 3/2. Elles sont

consonantes et résonnent à la quinte (figure 7.14).

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8. Conclusion

C'est en partie grâce à la détection des arcs d’ellipse, riches de renseignements topographiques,

que nous avons pu remonter jusqu'au maillage et à la géométrie interne de chacune de ces 5 portraits

peints de Jean Clouet.

Notre analyse a montré les nombreuses similitudes, voire les accords entre les constituants

géométriques rencontrés dans les cinq tableaux peints par Jean Clouet et ceux peints par Léonard de

Vinci : le point de référence, le maillage, les formes elliptiques, et les consonances. Elle montre que

la démarche géométrique de Jean Clouet est très voisine et même parfois identique à celle initiée par

Léonard de Vinci.

L’artiste initié à la géométrie par Jean Perréal, et probablement persuadé par Léonard que la

peinture est une science dont le but est de re-créer le monde visible, adopta sa démarche

géométrique : “Comprendre le monde, mais aussi le représenter, c'est dès lors comprendre et

représenter son rythme et les lois qui l'organisent 15 .

Comme Léonard de Vinci, Jean Clouet a vite compris l’importance du maillage et en particulier

du maillage harmonique pour servir de support 16 à la géométrie interne, en particulier le double rôle

du maillage harmonique, qui permet la transcription de l’esquisse sur un autre support, et qui

procure au peintre un espace métrique. Dans un maillage harmonique, les mesures sont partout

présentes, discrètes, quantifiées, les orientations également. Grâce au maillage il n’y a nullement

besoin d’instrument de mesure pour évaluer les distances ou de rapporteur pour apprécier les

inclinaisons. Les paramètres de ces courbes se déterminent graphiquement sans aucun calcul. Il est

facile d’établir les relations entre les éléments picturaux du portrait, et dessiner avec précision les

formes stylisées.

C’est probablement lors de ses visites au Clos Lucé où il rencontre Léonard que Jean Clouet a pu

comprendre et s’initier à la démarche picturale de Léonard. Mais à cette époque Léonard a 64 ans, il

est paralysé de la main droite, il ne s’adonne pratiquement plus à la peinture, mais il peut encore

écrire et dessiner de sa main droite. De plus, il est très sollicité : la reine mère Louise de Savoie lui

demande de diriger les travaux de rénovation de la ville de Romorantin, et François 1 er le charge

d’organiser des grandes fêtes. C’est peut être aussi auprès de Francesco Melzi «gentilhomme

milanais qui travaille très bien», disciple de Léonard depuis 8 ans, que Jean Clouet a pu compléter

sa formation. En effet depuis huit ans, Francesco Melzi fait partie de son atelier. Il dessine

actuellement le portait de Léonard vu de profil et commence même à travailler à son propre tableau

Vertumne et Pomone, montrant qu’il avait acquis depuis son entrée au service de Léonard en 1508 la

compétence de son maître, et en particulier la maîtrise du sfumato. Mais Francesco Melzi retourne

en Italie vers les années 1520.

Par ses nombreux portraits dessinés, Jean Clouet est largement reconnu comme l’un des plus

importants portraitistes de la Renaissance. Dans le domaine de la géométrie interne, il peut aussi être

considéré comme un digne successeur du maître florentin.

Bibliographie

[1] Arasse D., Léonard de Vinci, le rythme du monde, Editions Hazan, Paris, 2011.

15 D. Arasse : [1], Léonard de Vinci, p. 110

16 Crettez J-P., : [2]. Les supports de la géométrie interne des peintres .§..2

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[2] Crettez J-P., Les supports de la géométrie interne des peintres de Cimabue à Georges de La Tour. Arts et

Sciences. ISTE Éditions 2017.

[3] Crettez J-P., Openscience - Géométrie interne du «Salvator Mundi». Openscience- Arts-et-Sciences 2019, Vol. 3,

n°1.

[4] Crettez J-P., Openscience – D’un simple dessin de Léonard de Vinci aux formes premières Openscience- Arts-et-

Sciences 2019, Vol. 4, n° 4.

[5] Crettez J-P., Openscience – Léonard de Vinci et le tracé des formes elliptiques. Openscience- Arts-et-Sciences

2021, Vol. 5, n°2.

[6] Le Gall J.-M., « François I er , roi de France », Histoire par l'image. 2015.

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Le labyrinthe et l’attrapeur de pensées

The Maze and the Thought-Catcher

Sébastien Lemerle 1

1

Université Paris-Nanterre / Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa)

RÉSUMÉ. Cet article traite de deux œuvres traitant du cerveau et des sciences qui le prennent pour objet : The Maze

(1953), du peintre canadien William Kurelek et The Various Lives of Thoughts (2009-2010) de l’artiste britannique Sue

Morgan. Le premier est un tableau recourant à une imagerie cérébrale pour parler d’une intériorité tourmentée, le

second une installation mettant en scène les sciences du cerveau dans leur ambition d’expliquer les ressorts de

l’esprit. Au-delà des différences d’approche, nous verrons que la comparaison de ces deux œuvres met en lumière

l’influence du référent scientifique dans chacun des cas : alors que le tableau de Kurelek est nettement influencé par

une certaine histoire des sciences du cerveau, relevant de la phrénologie, de la psychiatrie et de la neurologie,

l’installation de Sue Morgan témoigne de l’importance culturelle acquise par les neurosciences depuis quelques

décennies ainsi que de celle du regard porté sur elles par les science and technology studies. Ces deux œuvres

manifestent la richesse que recèle la notion de culture scientifique quand elle est considérée comme un processus

dynamique allant des discours scientifiques aux appropriations qu’en font les producteurs symboliques en fonction de

logiques et de trajectoires qui leur sont propres.

ABSTRACT. This article looks at two works that deal with the brain and the sciences that take it as their object: The

Maze (1953) by Canadian painter William Kurelek and The Various Lives of Thoughts (2009-2010) by British artist

Sue Morgan. The former is a painting that uses cerebral imagery to speak of a tormented interiority, while the latter is

an installation showcasing the brain sciences as they seek to explain the workings of the mind. Beyond the differences

in approach, we will see that a comparison of these two works highlights the influence of the scientific referent in each

case: while Kurelek's painting is clearly influenced by a certain history of the brain sciences, relating to phrenology,

psychiatry and neurology, Sue Morgan's installation bears witness to the cultural importance acquired by the

neurosciences over the last few decades, as well as to the way in which they are viewed by science and technology

studies. These two works demonstrate the richness of the notion of scientific culture when it is seen as a dynamic

process ranging from scientific discourse to the appropriations made of it by symbolic producers according to their

own logic and trajectories.

MOTS-CLÉS. William Kurelek, Sue Morgan, neurologie dans l'art, phrénologie dans l'art, neurosciences dans l'art,

Bethlem Gallery (Royaume-Uni), Museum of the Mind (Royaume Uni).

KEYWORDS. William Kurelek, Sue Morgan, neurology in art, phrenology in art, neuroscience in art, Bethlem Gallery

(UK), Museum of the Mind (UK).

Depuis plusieurs décennies, de nombreuses théories sur l’art et la culture sont apparues dans le

sillage du développement remarquable des sciences de l’esprit et du cerveau tant en Europe qu’en

Amérique du Nord 1 . Rares semblent en revanche les études rendant compte du regard porté par les

artistes sur le cerveau et les sciences qui le prennent pour objet. Cet article se propose d’en donner

une idée au travers de deux œuvres, The Maze (1953), du peintre canadien William Kurelek et The

Various Lives of Thoughts (2009-2010) de l’artiste britannique Sue Morgan, qui ont pour point

commun d’être exposées au sein d’institutions rattachées au Bethlem Royal Hospital, établissement

1 La littérature sur la neuroesthétique abonde depuis près de quarante ans, du volume collectif Beauty and the brain (Rentschler,

Herzburger et Epstein 1988) à la « neuronale Ästhetik » (Breidbach 2013) et l’ « aesthetic brain » de Chatterjee (2014), etc.. En

français, on peut citer, entre autres, l’essai sur l’art du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux (1994) et la théorie neurocognitive

de la culture de l’anthropologue Dan Sperber (1996), qui ont influencé la théorie de la « culture des neurones » de Stanislas

Dehaene (2009). Pour un point de vue critique, voir (Vidal 2011).

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psychiatrique historique au Royaume-Uni 2 . Le premier est un tableau recourant à une imagerie

cérébrale pour parler d’une intériorité tourmentée, le second une installation mettant en scène les

sciences du cerveau dans leur ambition d’expliquer les ressorts de l’esprit. Au-delà des différences

d’approche, nous verrons que la comparaison de ces deux œuvres met en lumière l’influence du

référent scientifique dans chacun des cas : alors que le tableau de Kurelek est nettement influencé

par une certaine histoire des sciences du cerveau, relevant de la psychiatrie et de la neurologie,

l’installation de Sue Morgan témoigne de l’importance culturelle acquise par les neurosciences

depuis quelques décennies. Ces deux œuvres manifestent les multiples dimensions que peut receler

la notion de culture scientifique, si, au lieu de la définition restrictive la réduisant à une diffusion des

savoirs scientifiques, elle est considérée comme un processus dynamique allant des connaissances

émanant de la recherche et de la clinique aux appropriations qu’en font les producteurs symboliques

en fonction de logiques et de trajectoires qui leur sont propres.

1. Deux œuvres reposant sur une vision du cerveau

The Maze de William Kurelek : une objectivation cauchemardesque

William Kurelek est né en 1927 au Canada au sein d’une famille de fermiers et d’éleveurs

d’origine ukrainienne (Kear 2017, p. 3 et suiv.). Ayant grandi dans un contexte familial marqué par

les difficultés matérielles du fait de la Grande Dépression et une éducation très sévère, il poursuit

des études supérieures entre 1946 et 1949, d’abord à l’université du Manitoba, où il assiste à des

cours de psychologie, d’histoire de l’art et de littérature, à la suite desquels il décide de devenir

artiste. Il complète ses études à l’Ontario College of Art, où il développe un intérêt pour les œuvres

de Pieter Bruegel et Jérôme Bosch, ainsi pour les muralistes mexicains comme Diego Rivera. Il

commence aussi, à partir de cette période, à souffrir de différentes pathologies (épuisement

physique, insomnie, anxiété sociale, dépression, manque d’estime de soi). Au début des années

1950, désireux de trouver de l’aide en dehors du Canada pour ce qu’il appelle sa « dépression et

dépersonnalisation » (Kear, p. 9), il se fait admettre à l’hôpital psychiatrique Maudsley de Londres,

mondialement connu pour ses traitements des vétérans de la Seconde Guerre mondiale. Les

médecins de Maudsley, qui prêtent alors une attention grandissante aux arts thérapeutiques (Morley

1986, p. 91), l’encouragent à peindre. Entre 1952 et 1953, il alterne séjours à l’hôpital, visites de

l’Europe, et divers emplois en Angleterre. C’est au cours de cette période qu’il peint certaines de ses

œuvres les plus marquantes, telles que The Maze (Le labyrinthe, 1953), et I Spit on Life (Je crache

sur la vie, 1953-1954). Après un autre séjour dans un hôpital du Surrey, où il commet notamment

une tentative de suicide, il connaît une crise mystique qui le conduit en pèlerinage à Lourdes en

1956. Il rentre définitivement au Canada en 1959. Il travaille comme encadreur dans une galerie et

commence à être exposé. Mais ses tableaux figuratifs, narratifs et souvent religieux apparaissent en

décalage avec le monde artistique torontois, sous l’influence de l’expressionnisme abstrait de

Pollock et d’un néo-Dadaïsme inspiré par Marcel Duchamp. Les expositions de Kurelek connaissent

cependant un grand succès auprès du public, d’abord à la galerie Isaacs à Toronto, puis au sein

d’institutions publiques comme la Winnipeg Art Gallery (1966), l’Edmonton Art Gallery (1972), le

musée des Beaux-Arts du Canada (Ottawa, 1992), etc. (Baker 2015). Il acquiert aussi une certaine

réputation grâce à son travail pour des livres illustrés très populaires. Artiste prolifique, auteur de

plus de 2000 œuvres, il décède d’un cancer en 1977.

Son œuvre la plus connue, The Maze , est une forme d’autoportrait montrant l’artiste allongé sur

le flanc dans un champ de blé du Manitoba, au-dessus duquel plane une horde de sauterelles,

symbolisant les différents fléaux ayant tourmenté sa famille durant les années 1930. Il illustre

2 Fondé en 1247, le Bethlem Royal Hospital est situé à Beckenham, au sud-est de Londres, depuis 1930. Cf.

https://museumofthemind.org.uk/projects/european-journeys/asylums/bethlem-royal-hospital, dernière consultation le 30

novembre 2023.

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surtout de façon saisissante le combat de Kurelek avec la maladie mentale. On y voit une coupe de

crâne occupant la majorité de l’espace de la toile et divisée en dix-sept compartiments dont chacun

contient « soit une vignette qui relate un épisode de son enfance, soit une allégorie visuelle qui

exprime son état d’esprit torturé et sa perception négative de la science, de la sexualité et de la

politique mondiale. » (Kear p. 24).

William Kurelek, The Maze, 1953

Production moins sombre et plus humoristique que d’autres au sein de son œuvre, The Maze est

une gouache à laquelle Kurelek a consacré six semaines de travail entre juillet et août 1953. Dans

son autobiographie, il la décrit comme

« a kind of pictorial package of all my emotional problems in a single painting… it

was my firm belief that my problems stemmed in the main from my father’s farm

failures, his habit of taking his frustrations out on me because I was so useless at farming.

My helpless dependence on the doctors was represented symbolically by a white rat

knotted up in the middle of the maze. I had picked up that idea from the two-unit course

in psychology I took at the University of Manitoba. » (cité par Morley, p. 87).

Le plan général du tableau s’inspirerait donc d’un dessin trouvé dans un manuel de médecine. La

coupe transversale semble un labyrinthe sans issue, aux compartiments remplis de scènes d’horreur

passées et présentes. Sur la droite, l’autre moitié correspondante est raccourcie et vide, tandis qu’on

voit des objets symboliques du monde extérieur au travers des orbites des yeux, de la bouche et du

nez.

Kurelek a lui-même décrit ce labyrinthe dans un texte autobiographique. Le rat blanc au centre

« represents my Spirit (I suppose)… curled up with frustration from having run the passages so long

without hope ». En haut à droite, les compartiments consacrés à l’univers familial (“Home”) montre

les violences d’une figure adulte sur un enfant et une bagarre entre enfants. En haut à gauche, des

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compartiments désignés sous le terme de « Politics » montre de façon saisissante une figure

représentant l’Ukraine violentée par des soldats russes, et ainsi que des slogans orwelliens (« War is

Peace », « Slavery is Freedom », « Wrong is Right »). Les compartiments au centre à gauche,

consacrés au “Sex”, figurent un manège de poupées en chiffons ainsi qu’un taureau enchaîné

s’efforçant d’atteindre des vaches que Kurelek décrit comme « en chaleur ». Juste en-dessous, la

zone appelée par l’artiste « Social relations » représente un lézard harcelé par un essaim de corbeaux

ainsi que Kurelek en tant que patient entouré de figures médicales étranges, voire menaçantes, soit

enfermé dans un tube et scruté par des visages dubitatifs chaussés de lunettes, soit alité et épié par

des médecins cachés derrière des paravents. Kurelek qualifie ces dernières scènes de

« conspirations » bienveillantes et malveillantes, dont la dimension satirique inclut des portraits de

médecins de Maudsley. Mais ces scènes voisinent avec d’autres plus sinistres, sur la partie droite :

un homme accroché à un escalier roulant l’emmenant inexorablement vers le « rouleau de la mort »

(roller Death) ; un « musée du désespoir » (museum of Hopelessness) comprenant le tableau d’un

nuage atomique ou une statue d’homme en train de se frapper la tête contre un mur ; enfin un

autoportrait sinistre du peintre se découpant la chair de son propre bras gauche.

On pourrait longuement commenter et expliciter les autres symboles de ce tableau (notamment

ceux parsemés à l’extérieur du crâne), qui a fortement impressionné l’équipe médicale de l’hôpital

et est longtemps resté accroché dans le bureau du gouverneur de Maudsley House (Morley p. 90).

Reflétant une vision pessimiste de l’existence, il aurait aussi été conçu par Kurelek pour « attirer

l’attention à laquelle il croyait que sa condition lui donnait droit », dans une « stratégie “miconsciente”

pour “impressionner” ses soignants » (Kear, p. 24).

La réputation actuelle de Kurelek, artiste canadien reconnu et célébré dans son pays (Baker

2015), reposerait en grande partie sur ce tableau, qui a connu une diffusion assez large en Amérique

du Nord et en Grande-Bretagne grâce à un documentaire produit en 1969 par le réalisateur étatsunien

Robert M. Young, également intitulé The Maze. Ce film explore la vie de Kurelek et son

combat avec son père et avec la maladie mentale (Kear, p. 24, Morley, p. 230 et suiv.). Young a pris

connaissance de l’art de Kurelek grâce à James Maas, psychologue à l’Université Cornell. Maas est

alors sous contrat avec la firme Houghton Mifflin pour produire une série de films et des matériaux

d’enseignement pour des cours d’introduction à la psychologie. Sa recherche le conduit à Maudsley

et sa collection d’art psychiatrique. Il y découvre The Maze et contacte Kurelek 3 . Après avoir

rencontré à Londres les médecins présents à Maudsley à l’époque du séjour du peintre, il se rend

ensuite au Canada avec son équipe filmer Kurelek et ses œuvres, ainsi que les parents de ce dernier

dans leur ferme. Sorti en 1970, le film, d’une durée de 30 minutes, traite de la crise de Kurelek au

début des années 1950 et de sa guérison. Il obtient la deuxième place au palmarès de l’American

Film Festival Awards de 1972 et remporte l’International Culture and Psychiatry Festival la même

année. Il connaît ensuite plusieurs diffusions télévisées 4 . En 2011, il bénéficie d’une nouvelle sortie

dans une version étendue.

The Various Lives of Thoughts, de Sue Morgan : l’irréductible opacité de l’être

Sue Morgan est née en 1960 en Grande-Bretagne. Elle a suivi des études en histoire et

philosophie des sciences à l’université de Cambridge où elle a soutenu une thèse sur Schelling. Elle

débute une carrière d’avocate spécialisée dans la fiscalité des entreprises dans les années 1990.

Souffrant d’importants troubles mentaux à partir de la fin de la décennie, elle est contrainte d’arrêter

son activité et fait plusieurs séjours en établissements psychiatriques. Durant cette période, elle

3 D’après Kear, ce serait Young qui, après avoir vu une diapositive The Maze, aurait incité Maas, dont l’intention aurait d’abord

été de réaliser un documentaire éducatif sur l’art et la psychose, d’orienter le film exclusivement sur Kurelek (Kear p. 24).

4 Au moins trois jusqu’au milieu des années 1980, sur la chaîne états-unienne PBS (Morley, p. 239).

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commence des études d’art, qu’elle achève en 2008. Elle acquiert alors des compétences en

céramique, en métallurgie, en menuiserie et en gravure, suivant notamment des cours au Morley

College, un établissement d'enseignement pour adultes à Londres. À l’issue de la présentation de

son travail de fin d’études, elle est invitée en 2009 par la galeriste Sarah Myerscough à exposer

l’installation The Various Lives of Thoughts à la London Art Fair, puis l’année suivante dans la

galerie de cette dernière, située dans le quartier de Mayfair à Londres 5 . Moins active durant la

décennie 2010 en raison de problèmes personnels, elle travaille actuellement à un nouveau projet,

intitulé The Philae Settlements. Son œuvre fera l’objet d’une rétrospective à la Bethlem Gallery en

février 2024.

The Various Lives of Thoughts se présente comme un assemblage d’objets métalliques, en cire ou

en argile, et de divers supports principalement en acier et en bois (images 1, 2, 3 et 5).

Image 1

Image 2

Image 3

Image 4

Les objets métalliques figurent l’appareillage des neurosciences – scanners, imagerie par

résonance magnétique, etc. : des machines désignées comme des « attrapeurs de pensées » (thoughts

5 Pour un aperçu des œuvres de Sue Morgan, voir https://www.suemorgan209.com, dernière consultation le 9 novembre 2023.

Sur l’installation proprement dite, voir aussi le livre The Various Lives of Thoughts. Fictional machines, thought droppings &

mental maps, 2022. Les sources sur la trajectoire de Sue Morgan proviennent de son site web, ainsi que d’un entretien réalisé en

visioconférence le 13 octobre 2023 et d’un échange de courriels durant l’automne 2023.

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catchers), dont le prototype est le neural tube (image 4) (Morgan 2022, p. 37). Un fois attrapées, les

pensées sont « cristallisées » sous la forme de petits personnages en argile seulement pourvus de

deux yeux qui soit sont enfermés dans des bocaux, soit envahissent l’installation (images 5 et 6).

Image 5 Image 6

Selon Sue Morgan, l’ensemble a pour but d’être une sorte de caricature de certaines ambitions

scientistes manifestant un idéal de transparence encouragé par la neuroimagerie (image 7), à ses

yeux incompatibles avec l’approche plus phénoménologique dont elle se réclame.

« You go in and you press the button and things happen (…), the things light up in

different areas of the brain and stuff. So, you're mapping it all out, but you can't conclude

anything about the mind and the body (…). » (entretien)

La satire repose sur une représentation à la fois grossière et peut-être grotesque de la machinerie

neuroscientifique occupée à traquer de malicieux petits personnages qui par leur représentation

même soulignent la lourdeur de l’appareillage conçu pour les capturer (images 1, 3 et 4). Quand elle

commente son travail, Sue Morgan souligne à de nombreuses reprises l’opposition à ses yeux entre

la démarche objectivante de la méthode scientifique partant de l’extérieur et cherchant, vainement à

ses yeux, à saisir l’intériorité (« from the outside to the inside ») et sa propre démarche consistant à

partir de l’intériorité et de l’objectiver (« from the inside to the outside ») sous forme de « cartes

mentales » :

« And so I invented a technique of capturing my thought from the inside. So these are

called mental maps. (…) You can't catch thoughts (…) The advantage of my machine is

not only can I crystallize out thoughts, but it's much cheaper. It doesn't cost millions of

pounds to make one. So yeah, I was just a little bit, yeah, tongue in cheek. » (entretien)

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Image 7

Image 8

Image 9

Une autre machine imaginée par Sue Morgan (images 8 et 9) attrape ainsi des pensées à partir du

marais (swamp) de l’esprit, du « tissu neural » représenté comme une cire molle 6 . Elle les cristallise

en configurations neuronales, mais sans avoir réellement prise sur la signification de l’intérieur

mental : les petits personnages (images 5 et 6) n’ont symptomatiquement pas de bouche, signifiant

la persistance de l’opacité de la conscience et des pensées, en dépit des promesses de transparence

de la neuroimagerie.

L’installation est accompagnée d’un essai d’une dizaine de pages, reprenant le contenu de la

dissertation de fin d’étude de Sue Morgan. Le texte traite de la question plus générale des

neurosciences et de leur histoire, de la conscience et de sa « conquête » par ces dernières, des doutes

quant à celle-ci et de la conception mécaniste de la conscience, de l’esprit, etc. La conclusion est

qu’en dépit des avancées et des intentions des neurosciences, la subjectivité demeure quelque chose

d’opaque :

« The subject, so to speak, remains inviolate, invisible, and non-spatial, housed

somehow in a bow that has been rendered as glass by the probes of neuroscience. (…)

Despite the mechanistic inventions of contemporary neuroscience, there is as yet no

consensus on the mind-body problem: a scanner, with all its enabling transparency, will

not solve it. The new machines may have rendered consciousness visible in terms of

spatio-temporal patterns of neural networks, but there is still much dispute as to whether

6 « code=wax » (Morgan 2022, p.26)

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establishing neural correlates for mental states explains consciousness because it does not

satisfactorily address the question of the status of the first-person phenomenal mind and

the interiority of consciousness. It is as if the door of mind has opened, but behind it is

another door which cannot be opened by objective procedure. » (Morgan, 2009, p. 9)

La récurrence de la métaphore de la porte restant à ouvrir définit du reste l’intention générale à

l’origine du projet de l’artiste.

« Despite the opening of doors into the contemporary mind enabled by machines and

the theoretical neurosciences, there still remain one door-closed to the natural sciences.

Behind it is the intricate life of the conscious mind, which leaves behind itself a record of

its extraordinary workings in the form of human artefacts.” (Ibid., p. 10)

Cette mise au point épistémologique ne doit cependant pas occulter la suggestivité de l’œuvre,

dont nombre de détails, par exemple les différentes sortes de pensées collectées par les machines,

aux noms intrigants (fat ideas, latent mother thoughts, frontal lobers and spinals, etc.) 7 , mériteraient

un commentaire plus détaillé.

2. Deux œuvres conditionnées par une vision scientifique du cerveau

Ces deux œuvres témoignent à la fois de l’influence d’une certaine vision des connaissances sur

le cerveau, liée à la trajectoire des artistes, mais aussi au contexte scientifique plus général de

l’époque au cours de laquelle ces projets ont été conçus. Leurs propositions esthétiques dénotent

l’influence à la fois d’un certain style de pensée concernant le fonctionnement cérébral et de sa

popularisation auprès de non-spécialistes.

Des œuvres en dialogue avec des représentations scientifiques du cerveau

Le tableau de Kurelek évoque une représentation de l’organisation cérébrale qu’on peut rattacher

explicitement à l’histoire des sciences du cerveau. La structure de la figure principale de The Maze

est celle d’un cerveau subdivisé en autant de compartiments ou d’aires représentant des domaines de

l’esprit du peintre. Elle fait écho aux schémas qui abondent dans les traités de craniologie ou de

phrénologie de la première moitié du XIXe siècle (Renneville 2020, Clarac et Ternaux 2008, chap.

4), dont la diffusion a largement touché l’Europe et l’Amérique du Nord.

7 Morgan, 2022, p. 48-52, ainsi que la taxonomie p. 64. Voir aussi l’attention portée aux caisses en bois dans lesquelles sont

exposés les différents composants de l’installation, en particulier les cristallisations de pensées, que l’artiste nomme des

« caisses d’expédition » (shippping crates), introduisant par-là l’idée d’un voyage au sein de l’esprit, amplement traitée dans le

livre tiré de ses expositions, en relation avec l’idée de son projet de « cartographie neuronale » et de « voyage dans les mers

corticales » (neural mapping, voyage in the cortical seas - voir par exemple Morgan 2022, p. 1, 91-93).

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Extraits de (Vimont 1831-1835, pl. LXXXVII)

Le tableau renvoie aussi à la représentation localisationniste de l'organisation du cerveau très

courante dans l’espace académique à l’époque de Kurelek. Nous avons vu que celui-ci a formé

l’idée de son tableau à partir des cours en psychologie qu’il avait suivis à l’université du Manitoba.

Toutefois, les sources disponibles ne permettent pas de savoir précisément de quel document il s’est

inspiré, ni s’il a consulté d’autres sources lors de son séjour à Maudsley. Mais il suffit de parcourir

quelques manuels de neurologie, de psychiatrie et de psychologie de la période, en français ou en

anglais, pour se rendre compte du caractère très répandu de cette manière de figurer le cerveau.

Rimbaud 1948, p. 276 Rimbaud 1950, p. 13

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65


Lévy-Valensi 1948, p. 78 Zangwill 1950, p. 98

Si le tableau de Kurelek paraît reprendre une représentation courante de l’organisation et du

fonctionnement du cerveau, il faut évidemment ajouter que le peintre ne fait que s’en inspirer d’un

point de vue formel, empruntant cette représentation très diffusée pour en quelque sorte la

réinterpréter, voire la détourner, à l’aide d’une symbolique et d’un langage pictural non réaliste,

influencé par Bosch ou Breughel, ainsi que par l’art médiéval (Kear p. 62). Recourant à deux

registres visuels distincts (l’un faisant référence à la science de son temps, l’autre se référant à un

univers fantastique), The Maze se présente comme une tentative de rendre présents une détresse et

un mal-être existentiel au moyen d’une imagerie familière. Même si le contenu peut sembler une

critique de l’approche psychiatrique, qui enclorait la pleine expression de la souffrance mentale,

Kurelek n’en inscrit pas moins cette dernière dans une représentation-cadre neuropsychiatrique. À

ce titre, on peut noter aussi une sorte d’écho entre l’ambition scientiste d’une cartographie

exhaustive et définitive des zones de l’anatomie cérébrale et de leurs fonctions associées, et « l’élan

de la construction » que manifeste The Maze, qui « tend vers l’horror vacui, une “peur de l’espace

vide” menant à une surcharge visuelle, qui communique la vie intérieure du peintre – sa mémoire

hantée et son sentiment d’isolement » (Kear p. 65).

De son côté, Sue Morgan traite du projet des neurosciences d’explorer l’intériorité subjective.

Son intérêt pour ce domaine de recherches provient de sa trajectoire biographique, et la

connaissance qu’elle en a acquise, essentiellement par ses lectures et ses rencontres en tant que

patiente avec des psychiatres, en même temps que de ses projets artistiques et philosophiques

personnels.

Sue Morgan: « As I get better, obviously I'm very interested in the brain neuroscience,

what is it that's going on with me. And so, that's led me into neuroscience, becoming

interested in it (…)

Sébastien Lemerle: And did you meet with neuroscientists?

Sue Morgan: Psychiatrists.

Sébastien Lemerle: Psychiatrists, of course.

Sue Morgan: But as a patient. No, I didn't meet any neuroscientist. No, I wasn't sure…

how far to take the science because it was an aesthetic project. I was doing a degree in

art, so I didn't want to make it too technical, although I was reading the neuroscience. I'm

trying to work out how things function, but I'm also all the time thinking about the

philosophy and the sort of the sociological aspect of using these machines and these

techniques to make conclusions, draw conclusions about the nature of reality. »

(entretien)

Son œuvre met en scène les efforts, qu’elle considère comme dérisoires ou paradoxaux, de

l’entreprise des neurosciences visant à expliquer la pensée. Elle s’appuie pour cela sur approche

savante. Non seulement elle se réclame de références littéraires et artistiques, citant en exergue de

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son livre des écrivains comme Cormack McCarthy, Jorge Luis Borges, W. G. Sebald, Thomas

Pynchon ou l’artiste conceptuel Marcel Broodthaers (Morgan 2022, p. 3-4) et de travaux sur les

avant-gardes artistiques (Marcel Duchamp, etc.), mais elle s’appuie aussi sur des ouvrages en

neurosciences (Dehaene et Naccache, Edelman, Kandel), en philosophie des sciences et en

philosophie de l’esprit (Bachelard, Dennett, Searle, Wittgenstein), issus de la mouvance

postmoderne (Deleuze et Guattari, Foucault), ainsi que des Science & Technology Studies (STS)

(Latour, Shapin) 8 . The Various Lives of Thoughts peut être ainsi considéré comme l’expression d’un

point de vue informé et critique sur les neurosciences recourant à une forme esthétique, en d’autres

termes, une position épistémologique formulée avec des moyens artistiques.

Des dialogues porteurs d’un message global mais aux finalités divergentes

Tandis que la structure formelle des deux œuvres est redevable au discours scientifique au sens

large, la façon dont elles sollicitent le spectateur, ainsi que leur visée thématique, est très différente.

Comme on l’a vu, la majeure partie de la toile dans The Maze est organisée selon des principes

largement inspirés de la tradition « cartographique » des sciences de l’âme, de l’esprit et du cerveau,

dont on peut trouver des traces au moins jusqu’à la Renaissance 9 . Le tableau mélange une attention

aux contours, à la ligne, cernant nettement la séparation des espaces et des formes, mais en même

temps, la surcharge des scènes, les détails parfois peu nets des dessins, la multiplicité de ces

derniers, le tout dans un cadre majoritairement fermé (même si des détails existent en dehors de la

coupe de crâne) aboutissent à un style plutôt pictural, pour reprendre une catégorie de Wölfflin

(1952), qui conduit à considérer le tableau dans son ensemble et à distance pour pleinement

apprécier son effet. Le propos est unitaire et exprime la vision pessimiste, voire désespérée, de

Kurelek quant à sa propre situation. The Various Lives of Thoughts repose sur une structure encore

plus instable, mouvante, ouverte, jouant sur la profondeur de l’installation, la juxtaposition et la

multiplicité des objets et des situations, la profusion des détails. L’éparpillement des scènes est

encore plus prononcé et rend la saisie globale de l’œuvre plus difficile que dans The Maze, qui

recherche quand même une forme d’unité sous la diversité des vignettes qu’il propose. Tandis que la

démarche de Kurelek relève d’une conception traditionnelle de la peinture, celle de Morgan, à un

demi-siècle de distance, se situe clairement du côté d’une dissolution de ces principes au bénéfice

d’une approche plus intellectualisée, même si elle n’exclut pas la recherche de l’effet ou du choc

visuel.

Critique dans les deux cas, la tonalité des œuvres n’en diffère pas moins également. Alors que

The Maze exprime un pessimisme existentiel radical, The Various Lives of Thought se situe dans le

registre d’un scepticisme ludique. Tableau de la lutte d’un individu contre la maladie mentale, The

Maze aurait d’abord été conçu, comme nous l’avons dit, pour attirer l’attention à laquelle Kurelek

croyait que sa condition lui donnait droit : une sorte de « stratégie consciente » pour

« impressionner » ses soignants (Kear 2017, p. 24). Nous avons aussi vu que, de l’aveu même de

Kurelek, le rat au centre de la composition représente sa « dépendance impuissante vis à vis des

docteurs » (Morley 1986, p. 89). L’œuvre peut aussi être interprétée comme une critique de

l’oppression sociale à l’encontre des individus en souffrance, voire de l’institution psychiatrique

elle-même. Elle témoigne de l’émergence d’un nouveau regard culturel sur la maladie mentale, qui

fait par exemple écho à l’essai, paru en 1948, d’Antonin Artaud sur la folie de Van Gogh (Artaud

2001). De son côté, le travail de Sue Morgan témoigne, sur un mode qu’elle qualifie elle-même de

« tongue in cheek », d’un relativisme épistémologique qui conteste les prétentions de la pratique

8 Toutes ces références figurent dans la bibliographie de son ouvrage, reprenant celle de sa dissertation de fin d’études

accompagnant l’installation. Certaines d’entre elles ont encore été citées spontanément lors de l’entretien.

9 Lemerle 2021 p. 49-50.

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savante à dire le vrai 10 . Dans les commentaires qu’elle en fait, il exprimerait aussi une forme de

plaidoyer pour un « pluralisme des visions du monde » inspiré par Nelson Goodman, longuement

cité dans la dissertation d’accompagnement et opposé à tout réductionnisme, en particulier

physicaliste :

« The pluralist, far from being anti-scientific, accepts the sciences at full value. His

typical adversary is the monopolistic materialist or physicalist who maintains that one

system, physics, is preeminent and all-inclusive, such that every other version must

eventually be reduced to it or rejected as false or meaningless. (…) To demand full and

sole reducibility to physics or any other one version is to forego nearly all other versions.

The pluralists' acceptance of versions other than physics implies no relaxation of rigor

but a recognition that standards different from yet no less exacting than those applied in

science are appropriate for a praising what is conveyed in perceptual or pictorial or

literary versions. » (Goodman 1978, p. 4-5, cité in Morgan 2009, p. 9)

Ce scepticisme s’appuie sur la conviction de l’existence d’une forme de dualisme, distinguant

fortement l’indépendance de l’esprit vis-à-vis de son soubassement organique, à partir de l’argument

de sa réalité en dépit de son inexistence matérielle ou spatiale. Développant une idée familière aux

artistes depuis Dürer 11 , Sue Morgan estime que les humains sont des sortes de dieux dans la mesure

où ils ont le pouvoir de faire advenir matériellement des choses qui n’existaient pas jusque-là.

Sue Morgan : « We are like little gods because if you think of mentality as something

uniquely different from spacetime and matter and then you have this thought, and then

you're drawing it or writing it, you are making something physical out of something

mental (…) it's a creation out of nothing. The mind is nothing in terms of spaceship. It's

not spatial, but it exists (…) » (entretien)

Dans cette perspective, la science lui semble avoir été inventée par les humains pour se

comprendre eux-mêmes. La reconstruction qu’ils feraient de l’univers serait étroitement liée aux

explications qu’ils peuvent en faire (« We are creating a universe and its explanations through us.

So, (…) I suppose I'm very relativist”) 12 , proposant une interprétation personnelle et plutôt non

réaliste du manuel de neuroscience dirigé par Eric Kandel, régulièrement réédité au long des années

1980 et 1990, selon lequel :

« The brain constructs representations of external events based on its functional

anatomy & the molecular dynamics of populations of nerve cells. (…) So perceptions are

not records of the world but are constructed internally according to the constraints

imposed by the architecture of the nervous system & its functional abilities.” (Kandel et

al. 2000, cité in Morgan 2022, p. 17)

L’interprétation relativiste de Sue Morgan de ce passage dénote une position anti-réaliste dans la

mesure où, comme le rappelle Pascal Engel, le réalisme, au sens épistémologique du terme, est « la

thèse selon laquelle il y a un monde extérieur à notre esprit, indépendant de notre connaissance, par

opposition à l’idéalisme selon lequel ou bien le monde extérieur n’existe pas, ou bien n’existe que

10 Pour un panorama de l’émergence des STS dans les années 1970-1990, voir Lamy 2023.

11 « (…) Dürer explique que l’artiste, qu’il compare à Dieu, a le pouvoir de “créer”, c’est-à-dire créer “dans son âme” ce qui n’a

encore jamais été conçu dans l’esprit d’autrui » (Kantorowicz 2004, p. 53). Voir aussi Panofsky 2004, p. 398-399. Une différence

essentielle entre la position de Sue Morgan et celle de Dürer réside toutefois dans la disparition de la notion de Beauté ou

d’harmonie dans la discussion.

12 Entretien.

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relativement à notre connaissance et notre pensée ». Dans ce cadre, le réalisme implique aussi que

« la science décrit effectivement la réalité » et que « les entités qu’elle postule dans ses théories ont

une référence réelle (…) » (Engel 2015).

La mise en scène ironique des instruments d’investigation des neurosciences rappelle l’attention

spécifique des STS à la description de l’appareillage scientifique et à leur analyse de l’influence de

son utilisation dans la production des théories et des concepts. Elle oppose en outre à la lourde et

quelque peu grotesque représentation de la machinerie de laboratoire des matériaux d’une haute

teneur symbolique. Ainsi trouve-t-on, au milieu des tubes, plaques et grillages de ferraille, des amas

grumeleux de cire ramollie puis figée, et d’innombrables petites créatures en argile peintes en blanc.

La cire, symbole cartésien par excellence de l’apparence mouvante des choses (Descartes 1962, p.

108-109), s’avère une métaphore de l’organe cérébral, au fonctionnement insaisissable malgré la

conviction de l’existence de la pensée :

Sebastien Lemerle: « What about the wax ? What is it ?

Sue Morgan: There's something about, I mean, the human brain… I read it has the

consistency of a soft creamy egg… and I had this idea, it's all sort of squidgy. I never

used wax, but I liked the way it was working and I felt that it could look a little bit – the

texture, the way it operates and dries from the living brain to the dead brain, but it's only

a very, very loose metaphor. It was partly because I just loved using it. » (entretien)

Une fois attrapée par le thought-catcher, la pensée se matérialise en petits personnages

cylindriques, dépourvus de membres et de bouche et pourvus seulement d’une paire d’yeux rouges.

Là encore, il n’est pas indifférent qu’ils soient en argile, autre réminiscence, biblique cette fois,

cohérente avec les remarques de Sue Morgan sur les capacités de création de l’esprit humain

assimilables à celles d’un dieu 13 . Même si, à l’époque de la conception de l’œuvre, Sue Morgan

déclare qu’elle n’avait aucune compétence de céramiste et se livrait à des expérimentations dans de

multiples directions différentes, on ne peut qu’être frappé par la résurgence de tels registres

symboliques en contre-point de l’imaginaire techno-scientifique.

Conclusion

Ces deux œuvres singulières pourraient être considérées comme des projets de nouveaux entrants

sur la scène artistique et s’emparant de thématiques à la fois relevant de leurs dispositions

personnelles et de thèmes en vogue dans les deux époques concernées : la maladie mentale, la nature

de l’esprit et de la pensée, et les tentatives de la science pour les expliquer. Les différences entre

elles tiennent autant à l’idiosyncrasie propre à chaque artiste, résultant de leur trajectoire

biographique, de leur formation, de leur projet artistique, etc., qu’au contexte intellectuel et

scientifique de leur temps, dont l’influence est retraduite dans la structuration même des œuvres.

D’un côté, l’utilisation métaphorique d’une représentation localisationniste du cerveau empruntée

aux sciences dans le cadre d’une mise en images de souffrances mentales personnelles, de l’autre la

mise en scène d’une thèse épistémologique inspirée par les STS, portant sur l’ambition jugée vaine

des neurosciences à comprendre la nature de la pensée.

Elles manifestent aussi l’influence de contextes institutionnels, relatifs à l’essor et à la diffusion

d’une forme de culture scientifique autour de la maladie mentale au Royaume-Uni. Depuis sa

création, The Maze n’a cessé de susciter l’intérêt des cercles psychiatriques, d’abord à Maudsley,

puis plus largement à partir de la fin des années 1960 avec la production du film qui lui a été

13 « Cependant, Seigneur, notre père c’est toi ; / C’est nous l’argile, c’est toi qui nous façonnes, / tous nous sommes l’ouvrage de

ta main. », Esaïe, 64-7 (TOB). Voir aussi Job 10-9, etc.

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consacré, et ce jusqu’à nos jours (Bottéro 2008, p. 327-331). Il est peint durant la période charnière

de l’ascension de l’art-thérapie au sein du champ psychiatrique en Grande-Bretagne, sous

l’influence de la psychanalyse jungienne ou des théories de Klein et Winnicott sur la théorie du

clivage de l’objet (objet relation theory). Les psychiatres commencent alors à valoriser dans leur

travail le recours aux arts visuels, ainsi qu’à la musique et au théâtre. Cette valorisation bénéficie

aussi de l’essor de la psychologie positive dans le sillage des travaux de Moreno, Rogers et Maslow,

qui conduit les médecins à encourager l’expression personnelle et la créativité des patients. Ces

nouvelles perspectives sont étroitement liées à une attention croissante portée aux besoins des

vétérans de guerre, avec en arrière-plan le développement de communautés thérapeutiques

(therapeutic communities) et l’ascension du courant de la psychiatrie sociale 14 . Comme on l’a vu, un

tel contexte était en grande partie celui de l’hôpital Maudsley. The Maze, avec le film qui lui est

consacré, est même cité et étudié comme exemple pionnier d’art-thérapie dans les premiers bilans

du mouvement au début des années 1980 (Niswander 1980, p. 37). De son côté, The Various Lives

of Thoughts a en partie pour arrière-plan la valorisation, au sein du champ de la santé mentale

britannique, de la multiplicité des points de vue, de l’inclusion de celui des patients, et de leur

recherche d’autonomie dans la définition de soi. Cette valorisation a été influencée par des courants

de pensée post-modernistes influents dans cet espace social depuis plusieurs décennies. Elle s’est

notamment manifestée avec la reconnaissance par les pouvoirs publics britanniques de l’art-thérapie

en 1982, qui s’est par la suite institutionnalisé et professionnalisé, sous l’égide du National Health

Service (NHS) (Karkou et al., 2011). La promotion de l’œuvre de Sue Morgan s’inscrit elle aussi

dans ce contexte plus général, puisque celle-ci a intégré les collections de la Bethlem Gallery, lieu

d’exposition créé en 1997 et hébergé, avec le Museum of the Mind où est exposé The Maze, au sein

du Bethlem Royal Hospital, lié de nos jours au Maudsley Hospital au sein du South London and

Maudsley NHS Foundation Trust 15 .

Remerciements

Cet article a bénéficié de l'aide de Rebecca Raybone, conservatrice au Bethlem Museum of the

Mind, de David Tuck, directeur de la Wynick/Tuck Gallery (Toronto), de Sue Morgan et de Vincent

Cordonnier, ISTE Editions (Londres). Qu'elles et ils en soient sincèrement remerciés.

Crédits photographiques

The Maze – reproduit avec l’aimable autorisation de the Estate of William Kurelek, courtesy of

the Wynick/Tuck Gallery, Toronto.

The Various Lives of Thoughts – photographies prises par l’auteur à la Bethlem Gallery,

Beckenham, Royaume-Uni, le 15 février 2023, à l’exception des images 4 et 9, tirées de (Morgan

2022) - reproductions autorisées par l’artiste.

Schémas p. X-Y : source BnF

Bibliographie

Artaud, Antonin, Van Gogh, le suicidé de la société, Paris, Gallimard, 2001.

14 Pour une évocation du contexte d’émergence de l’art-thérapie au Royaume-Uni, voir (Karkou et Sanderson 2006, p. 12-15).

15 Les deux hôpitaux sont liés depuis la création du NHS en 1948 et depuis 1999 au sein d’un ensemble plus large regroupant

aussi d’autres institutions du sud de Londres dédiées à la santé mentale. Voir https://bethlemgallery.com,

https://museumofthemind.org.uk et https://slam.nhs.uk, dernières consultations 23 et 30 novembre 2023.

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