2024 - Vol 8 - Num 2
La revue Arts et sciences présente les travaux, réalisations, réflexions, techniques et prospectives qui concernent toute activité créatrice en rapport avec les arts et les sciences. La peinture, la poésie, la musique, la littérature, la fiction, le cinéma, la photo, la vidéo, le graphisme, l’archéologie, l’architecture, le design, la muséologie etc. sont invités à prendre part à la revue ainsi que tous les champs d’investigation au carrefour de plusieurs disciplines telles que la chimie des pigments, les mathématiques, l’informatique ou la musique pour ne citer que ces exemples.
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La peinture, la poésie, la musique, la littérature, la fiction, le cinéma, la photo, la vidéo, le graphisme, l’archéologie, l’architecture, le design, la muséologie etc. sont invités à prendre part à la revue ainsi que tous les champs d’investigation au carrefour de plusieurs disciplines telles que la chimie des pigments, les mathématiques, l’informatique ou la musique pour ne citer que ces exemples.
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Arts et sciences
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toute activité créatrice en rapport avec les arts et les sciences. La peinture, la poésie, la musique, la littérature, la
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Rédactrice en chef
Marie-Christine MAUREL
Sorbonne Université, MNHN, Paris
marie-christine.maurel@sorbonne-universite.fr
Membres du comité
Jean AUDOUZE
Institut d’Astrophysique de Paris
audouze@iap.fr
Georges CHAPOUTHIER
Sorbonne Université
georgeschapouthier@gmail.com
Ernesto DI MAURO
Università Sapienza, Italie
dimauroernesto8@gmail.com
Jean-Charles HAMEAU
Cité de la Céramique Sèvres et
Limoges jean-charles.hameau
@sevresciteceramique.fr
Ivan MAGRIN-CHAGNOLLEAU
Chapman University, États-Unis
magrinchagnolleau@chapman.edu
Joëlle PIJAUDIER-CABOT
Musées de Strasbourg
joelle.pijaudier@wanadoo.fr
Bruno SALGUES
APIEMO et SIANA
bruno.salgues@gmail.com
Ruth SCHEPS
The Weizmann Insitute
of Science, Israël
rscheps@hotmail.com
Hugues VINET
IRCAM, Paris
hugues.vinet@ircam.fr
Philippe WALTER
Laboratoire d’archéologie
moléculaire et structurale
Sorbonne Université Paris
philippe.walter@upmc.fr
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Arts et Sciences, une longue alliance source de
réciprocité créatrice
Marie-Christine Maurel
Depuis l'Antiquité, Arts et Sciences sont congénialement liés. Aristote, déclarait l’art comme
esthétique dont : “Les formes les plus hautes du beau sont l'ordre, la symétrie, le défini, et c'est
là surtout ce que font apparaître les sciences mathématiques. » (Métaphysique, 1078b).
A la Renaissance, le lien épistémique de tout art se renforce encore, avec des figures telles
que Piero della Francesca, grand scientifique, mathématicien éminent, et artiste exceptionnel.
Pensons aussi au Perugino, à son penchant naturaliste et à son élève le génial Raphael. Les arts
visuels ont ainsi particulièrement servi de "passerelles" entre les différentes formes artistiques
et les disciplines scientifiques. Léonard de Vinci polymathe incarne parfaitement cet
universalisme en tant que peintre, sculpteur, mathématicien et poète. Bernard Palissy,
céramiste, sculpteur et savant, a tenté de fusionner l’art et les sciences de la nature à travers ses
représentations de « natures mortes », still life. Diderot a plus tard affirmé dans l’Encyclopédie,
combien l'histoire de la nature est incomplète sans celle des arts. Les exemples sont
nombreux… Malgré une certaine distanciation entre arts et sciences au XXe siècle, en partie
due à la ferveur industrielle, cette séparation s'estompe progressivement aujourd’hui, en
particulier avec l'émergence des arts numériques mais aussi par des lectures qui re-pensent la
modernité de textes dits « classiques ».
Il est essentiel de comprendre comment un scientifique peut aider un artiste, mais aussi
comment un artiste peut apporter sa contribution à un scientifique. Les méthodes, l'imagination
et l'invention sont au cœur des processus scientifiques et artistiques. Cette convergence est
évidente dans la création et dans la scénographie théâtrale, rappelant par exemple le visuel des
mises en scène extraordinaires de Jérôme Bosch, véritable retour à un paradis perdu ou à un
enfer selon les perspectives.
Au-delà des sujets abordés, la créativité commune entre l'art et la science est le fil
conducteur. Les écrits de Diderot Le Rêve de d’Alembert et La Lettre sur les Aveugles à l’usage
de ceux qui voient, les œuvres de Molière traitant de considérations politico-religieuses (voir le
Tartuffe ou l’imposteur) annonciateur de l’imposture créationniste, sont autant d'exemples de
l’actualité et de la convergence entre arts et sciences.
Enfin rappelons que pour Einstein la véritable source de tout art et science réside dans le
mystère et dans l’engagement commun envers l'inconnu : « La plus belle chose dont nous
puissions faire l’expérience est le mystère – la source de tout vrai art, de toute vraie science ».
Aristote Métaphysique, traduction (éd. de 1953) de J. Tricot (1893-1963) Éditions Les Échos du Maquis (ePub, PDF), v.:
1,0, janvier 2014
Diderot Denis. 1769. Le rêve de D’Alembert. GF – Philosophie. Poche, 2002.
Diderot Denis. 1749. Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Folio-Poche.
Molière. Le Tartuffe ou l’Imposteur. 1669. Librio-Poche.
Einstein, Albert. Textes écrits entre 1930-1935. Comment je vois le monde. Flammarion-Champs Sciences
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Raphael ou l’innovation artistique et scientifique dans : L’Ecole d’Athènes (1509-1511).
Fresque 550x770 cm(18x25ft) Salles Raphael, Musée-Cité du Vatican.
Les personnages représentés ont été identifiés comme suit : Au centre, Platon tenant le
Timée pointe le ciel, illustrant sa théorie des formes idéales et immuables qui existent au-delà
du monde physique. La connaissance, la transcendance va de la réalité à la vérité. A ses
côtés, Aristote, qui tient l’Ethique à Nicomaque, étend sa main vers le sol, symbolisant
l’immanence, la réalité concrète et les phénomènes naturels. La vérité ne peut résider qu’icibas,
dans la réalité.
Le visage de Platon est représenté par Raphael sous les traits de Léonard de Vinci.
A gauche au 1er plan et au bas de la fresque Pythagore et le groupe des géomètres.
Hypathie (philosophe, mathématicienne et astronome d’Alexandrie en Égypte
du IVe au Ve siècle), vêtue de blanc au centre est à proximité de Pythagore.
À l’opposé du côté d’Aristote, la géométrie représentée par la figure d'Euclide et son compas
est entouré d'étudiants. On reconnaît également l'architecte Bramante.
Au-dessus d’Euclide, les astronomes Ptolémée, et Zoroastre soutiennent chacun une
sphère céleste en hommage à leurs contributions en astronomie.
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Arts et sciences
2024 - Volume 8
Numéro 2
‣ Correspondance de Nice en 1856 : carnet de voyage illustré d’Ernst Haeckel ..................................1
Christophe Migon, John R. Dolan, Markus G. Weinbauer
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2024.1213
‣ From Nice in 1856: An Early Illustrated Travelogue Of Ernst Haeckel ...............................................20
Christophe Migon, John R. Dolan, Markus G. Weinbauer
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2024.1214
‣ Sainte Marie-Madeleine, redécouverte d’un chef d’œuvre oublié de Raphaël Sanzio .....................39
Stefano Fortunati, Nathalie Nolde, Jean-Charles Pomerol, Duong Thoaï N’Guyen, Alessandro Cassati
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2024.1217
‣ Le tempérament musical revisité.
Le premier mouvement de la sonate pour alto seul de Gyorgy Ligeti (1994) ....................................75
Alain Baldocchi, Laurent Mazliak
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2024.1233
‣ L’anthropologie structurale et les messages que l’art nous envoie du fond des temps ....................87
Ernesto Di Mauro
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2024.1234
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Correspondance de Nice en 1856 : carnet de voyage
illustré d'Ernst Haeckel
From Nice in 1856: An Early Illustrated Travelogue Of Ernst Haeckel
Christophe Migon 1,2 , John R. Dolan 1 , et Markus G. Weinbauer 1
1
Laboratoire d’Océanographie de Villefranche-sur-Mer, UMR 7093 CNRS et Sorbonne Université, Station Zoologique,
06230 Villefranche-sur-Mer
2
Auteur correspondant : christophe.migon@imev-mer.fr
RÉSUMÉ. Sont présentées ici deux lettres adressées à ses parents en 1856 du jeune Ernst Haeckel, figure majeure de
la biologie à la fin du XIX ème siècle mais aussi dessinateur et aquarelliste de talent. Cette correspondance, seulement
disponible en allemand jusqu’à présent, est ici proposée avec ses illustrations originales en français, conjointement à une
version en anglais (Dolan, Migon & Weinbauer). Ecrites alors que Haeckel était encore étudiant en médecine, ces lettres
décrivent ses premiers voyages à l'étranger avec ses impressions et ses réflexions. Elles révèlent un homme encore
incertain, impatient de partager ses expériences avec ses parents. Apparaît surtout un naturaliste avide de découverte,
inspiré par l’observation d’organismes vivants, et aussi, dans la deuxième lettre, un jeune homme éprouvé par la perte
récente d’un être cher.
MOTS-CLÉS. Histoire des sciences, Voyages artistiques et naturalistes, Alpes, Alpes-Maritimes.
Introduction
Ernst Haeckel (1834-1919) fut une figure scientifique majeure, voire dominante, de son époque, un
expert reconnu de l'anatomie, de la taxonomie et de la biologie du développement d'une grande variété
d'organismes. C'est à lui que nous devons le terme "écologie" et il a acquis une renommée considérable
avec sa loi biogénétique, résumée par lui-même par la phrase "l'ontogenèse récapitule la phylogenèse".
Cette "théorie de la récapitulation" prétendait que la série des stades de développement des organismes
reflétait la série des formes ancestrales. Controversée à l’époque, elle est aujourd’hui discréditée. À
l’instar de nombre de naturalistes du XIX ème siècle, Haeckel a reçu une formation de médecin, mais il
n'a exercé la médecine que brièvement. Ses premières études sur les radiolaires, organismes
microscopiques du plancton lui ont valu d'être nommé à l'université d'Iéna en 1862, où il est resté
jusqu'à sa retraite en 1909. Inspiré par Charles Darwin comme beaucoup de ses collègues, Haeckel a
été un fervent défenseur et vulgarisateur de la théorie de l'évolution. Tandis que lui-même a souvent
dessiné, avec un incontestable talent, les organismes qu’il étudiait, il a réussi à la fin de sa vie à attirer
l'attention des illustrateurs et des aquarellistes sur la beauté des organismes, en particulier ceux du
plancton marin, grâce à son ouvrage "Formes artistiques de la nature" (Kunstformen der Natur ;
Haeckel 1889-1904). Il semble que de nombreux artistes et artisans du début du XX ème siècle (Max
Ernst, Emile Gallé, Paul Klee, Gustav Klimt, Alfred Kubin, René Lalique, Gabriel von Max, Hermann
Obrist, Constant Roux, Louis Tiffany, Henry Van der Velde), voire des architectes (Hendrick Petrus
Berlage, René Binet, August Endell) aient été influencés à divers degrés par l’œuvre picturale de
Haeckel (Bossi 2021a ; Debourdeau 2016 ; Green 1987 ; Mann 1990 ; Williman 2019). Plus
récemment, certaines des illustrations de Haeckel sur les méduses et les radiolaires dans Art Forms of
Nature ont fait partie d'une grande exposition d'art en 2021, "Les Origines du Monde: L'invention de la
nature aux XIX e siècle", présentée au musée d'Orsay à Paris et au musée des Beaux-Arts à Montréal
(Bossi 2021b).
Cependant, sa réputation hors d'Allemagne a beaucoup souffert en 1914, lorsqu'il a brusquement
abandonné sa philosophie pacifiste et soutenu sans réserve l'agression de l'État allemand lors de la
Première Guerre mondiale. Il était, à bien des égards, une personnalité marquante, connue pour son
arrogance, son mépris des critiques et son dogmatisme (Anonyme 1919).
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La jeunesse de Haeckel est d’autant plus mal connue que son caractère et ses inclinations ont
considérablement évolué à la fin de sa vie. Il était pratiquement fils unique, car son frère Carl, son seul
frère, avait dix ans de plus que lui. Selon Pahnke (2018), le jeune Haeckel était sensible et
hypocondriaque. Sa passion, de l'âge de 6 ans jusqu'au début de ses études de médecine, était la
botanique. Ce n'est que pour plaire à son père, qui craignait que la botanique ne mène pas à une
carrière stable, qu'il poursuit des études de médecine, à partir d'avril 1852. L'inquiétude de Haeckel de
devoir abandonner la botanique pour la médecine apparaît clairement dans un dessin qu'il a envoyé
avec une lettre à ses parents le 1 er janvier 1853 (Fig. 1).
Fig. 1. Panneau de gauche : Ernst Haeckel avec sa mère Charlotte Haeckel et son père Carl Haeckel en
1853 ; image tirée de Haeckel & Schmidt (1921). Panneau de droite : Esquisse de Haeckel accompagnant
une lettre à ses parents datée du 1er janvier 1853, quelques mois seulement après le début de ses études de
médecine. L'esquisse représente Haeckel se voyant en rêve. Il décrit ainsi la scène à ses parents : "Pour
autant que je sache, la médecine n'est que dans un coin, cachée derrière l'arbre. L'arbre d'or de la vie" est et
reste la botanique ! Devant lui, sur la table, se trouvent une cellule galvanique, un aimant, une pince à épiler,
des lames, des tubes à essai et le matériel commun à toutes les sciences naturelles. À l'arrière-plan, à
gauche, une perspective d'avenir effrayante, un tableau noir sur lequel est écrite une formule mathématique
sans fin qui n'a pas encore été résolue...". À ses pieds se trouvent des piles d'herbiers de plantes pressées
(Pahnke 2019). Image : Ernst Haeckel Archives ID 39332.
Nous présentons ici deux lettres écrites à ses parents quelques années plus tard dans ses études de
médecine, à la fin de l'année 1856, lors d'un voyage d'étude à Nice. On découvre dans cette
correspondance une facette généralement inconnue de Haeckel, celle d'un écrivain de voyage très
observateur. Plus tard, il publiera des récits de ses voyages en Sicile (Haeckel 1860), aux îles Canaries
(Haeckel 1867), et des récits illustrés de voyages à Ceylan (Haeckel 1882), à Java et à Sumatra
(Haeckel 1901). Pour partager ses expériences avec ses parents, Haeckel se livre à de remarquables
descriptions de paysages et de peuples. Sa passion première pour la botanique transparaît encore dans
les descriptions et les listes de plantes qu'il collectionne. Il est fier d'être accepté, connu et même
apprécié par deux de ses mentors, Johannes Müller de Berlin, qui se trouve à Nice, et Rudolph
Kölliker, l'organisateur de l'expédition qui a amené Haeckel à Nice. Kölliker était professeur
d'anatomie et se rendait à Nice pour étudier les tissus des poissons. Il était l'un des professeurs préférés
de Haeckel à l'université de Würzburg. Haeckel est le seul étudiant du groupe et, pendant son séjour à
Nice, il espère étudier les tissus de crustacés pour sa thèse. Les autres membres du groupe sont
Heinrich Müller, un autre professeur d'anatomie à Würzburg, qui travaille sur les céphalopodes, et Karl
Kupffer, assistant d'un professeur à Dorpart, envoyé pour travailler sur les tissus des invertébrés
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marins. Sur les conseils de Karl Vogt, qui connaît bien Nice et Villefranche, Kölliker organise le
logement du groupe dans des appartements en bord de mer (voir Fig. 2), qui seront minutieusement
décrits par Haeckel dans l'une de ses lettres. Ils passent près de quatre semaines à Nice. Avant ce
voyage, Haeckel n'était allé qu'une seule fois à la mer, à Helgoland, une île au large de l'Allemagne,
dans la mer du Nord, et avait apparemment peu voyagé auparavant, d'après la biographie que Heinrich
Schmidt lui a consacré (Schmidt 1914). Le séjour de Haeckel à Nice en 1856 n'est mentionné qu'en
passant dans les deux biographies modernes de Haeckel sans qu’on lui accorde une importance
particulière (Di Gregorio 2005 ; Richards, 2008). En revanche, Haeckel lui-même, bien des années plus
tard (Haeckel, 1893), considère ce séjour comme un tournant dans sa carrière, sa première étude de
radiolaires vivants, où Johannes Müller lui a conseillé de poursuivre l'étude de ces organismes. Le
conseil était bon, puisque ses recherches dans ce domaine lui ont apporté une célébrité précoce. En
effet, Haeckel a également pu observer, pour la première fois, d'autres organismes zooplanctoniques,
tels les siphonophores que le naturaliste étudiera et l’artiste dessinera et peindra. Les illustrations de
Haeckel sur les radiolaires et les siphonophores ont été reproduites dans le livre Art Forms from the
Abyss (Williams et al. 2015) et dans un article intitulé récemment paru dans Arts et Sciences (Dolan
2024).
Il est important de noter que les lettres ont été écrites par un jeune étudiant en médecine prussien
(Haeckel avait 22 ans), pour ses parents âgés. Le jeune homme se montre souvent mélancolique,
parfois proche du désespoir, à cause de la perte prématurée et encore très récente de sa bien-aimée
Anna. Certaines des caractéristiques de Haeckel concernant certains peuples peuvent paraître
surprenantes aujourd'hui, mais elles étaient probablement courantes parmi les membres de la classe
professionnelle prussienne au milieu du XIX ème siècle. De brèves descriptions des principales
personnes mentionnées dans les lettres sont données à la suite de celles-ci.
Fig. 2. Panneau de gauche : portrait de l'étudiant en médecine Ernst Haeckel, vers 1856, avec ses
microscopes. Panneau de droite : plan de la ville de Nice de 1856, montrant l'emplacement idéal au bord de
l'eau du logement du groupe de Kölliker (panneau de droite), à quelques pas de la plage et du marché aux
poissons, décrits en détail dans la deuxième lettre de Haeckel.
Lettre 1. Ernst Haeckel à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Nice, 20 - 22 septembre 1856
Chers parents!
Je suis ici depuis trois jours et je me sens bien et joyeux. Le malheur qui a accompagné la première
partie de mon voyage jusqu'à Vevey et qui, notamment à cause du mauvais temps, a failli ruiner mon
envie de voyager, a pris fin à Vevey, d'où vous avez reçu ma dernière lettre. À partir de là, un tournant
s'est produit et le beau temps et la bonne humeur m'ont accompagné jusqu'à ce point. Comme je vous
l'ai déjà écrit, Claparède, dont la famille genevoise m'a si amicalement accueilli, m'a accompagné à
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Vevey, où il espérait parler à Koelliker, mais a été déçu, tout comme moi, par son absence. De Vevey,
le matin du 12 septembre, j'ai fait avec lui une courte mais très enrichissante excursion à Montreux, le
plus charmant coin du lac Léman et l'un des plus beaux de Suisse, dont les charmes ne se sont
cependant pas déployés dans toute leur splendeur, bien que le temps ait été très beau. De lourds nuages
bas s'étendaient sur la paroi rocheuse déchiquetée et enneigée de la Dent du Midi (au sud-est, en
direction des montagnes valaisannes), et le Jaman, au nord-est, était également recouvert d'une épaisse
couche de neige. En revanche, la masse rocheuse de la Dent d'Oche, qui s'élève en face, au-dessus de
St. Meillerie, se détache de façon pittoresque, presque à la verticale, de la surface bleu outremer du lac,
dont les rives luxuriantes et richement cultivées offrent l’image charmante d'une activité culturelle
florissante, mêlée à un paysage de montagne pittoresque.
À 11 heures de l'après-midi, après de chaleureux adieux à mon excellent Claparède, je montai à
l'intérieur de l'express pour me rendre d'une traite à Arona. La route mène à Saint-Maurice, sur la rive
droite du Rhône, et de là à Brieg, sur la rive gauche, à travers des paysages de vallées très variés. En
passant par Montreux et le château de Chillon, qui se dresse majestueusement sur un rocher dans le lac,
le chemin suit la belle rive du lac jusqu'à Villeneuve. Il pénètre ensuite dans la vallée du Rhône, fertile
et richement cultivée, entourée de part et d'autre de chaînes de montagnes vertigineuses. Avant Saint-
Maurice, un pont enjambant hardiment les rochers fait passer du pays de Vaud au Valais et, comme en
un instant, tout le caractère de la région change. Là, industrie, propreté, culture, prospérité,
protestantisme ; ici (en Valais) saleté, dépravation, misère, catholicisme. La vallée reste extrêmement
grandiose et pittoresque jusqu'à Martigny. De part et d'autre, de magnifiques parois rocheuses
dénudées, s'élevant brusquement à plus de mille pieds au-dessus du fond de la vallée et formant un
amphithéâtre colossal. Puis une zone complètement détruite par des éboulements et des coulées de
boue, de magnifiques cascades (Sallanche, Trient), des gorges sauvages, des glaciers déchiquetés
suspendus très haut. À Martigny, ma compagnie a changé. Au lieu d'un philistin hanovrien
d'Allemagne du Nord extrêmement sympathique (commerçant) avec une femme très gentille et un fils
sympathique, j'ai eu 3 Français (dont une dame dégoûtante) et 2 femmes russes dans la voiture, une
bande complètement dégoûtante, dont le comportement impudent et vantard ne pouvait être contré que
par un silence obstiné et, de temps en temps, une bonne grossièreté allemande. Heureusement, j'étais
tellement fatigué que, malgré leur bavardage incessant, je me suis rapidement endormi, j'ai dormi
pendant le trajet très ennuyeux depuis Sion et je ne me suis réveillé que le lendemain matin à Brieg.
13/9 sam. De Brieg à Domo d'Ossola. Traversée du Simplon. J'ai gravi le sommet du col de 6578
pieds depuis Brieg en 6 heures et j'étais donc au sommet une bonne heure plus tôt que la voiture
express qui était partie à la même heure. Malheureusement, la vue magnifique sur les Alpes de
l'Oberland bernois était en grande partie obscurcie par les nuages, bien que le temps ait été par ailleurs
assez clair et que les régions montagneuses environnantes et voisines aient été particulièrement belles.
La montée sur la belle et large route de campagne, qui serpente au-dessus de nombreux ponts et sous
des galeries, n'a rien de particulier et se situe loin derrière le Wormser Joch 1 . La descente vers le sud
est d'autant plus belle qu'elle descend très abruptement dans de nombreux virages à travers une série
ininterrompue de gorges de montagne magnifiques et sauvages, avec de superbes chutes d'eau, champs
de neige, glaciers, parois rocheuses, ravins forestiers, etc.
À mi-chemin, j'ai rencontré un médecin de Würzburg, Wilkens de Hambourg. Au sommet, je me
suis arrêté à l'hospice dirigé par des moines où j'ai vu deux magnifiques grands chiens. J'ai également
trouvé un certain nombre de belles plantes alpines rares en fleurs : Senecio incanus, Chenopodium
botrys, Achillea tomentosa, Centaurea nervosa, Campanula alpina, etc. À Isella, nous avons été
retenus pendant une heure par le contrôle du laissez-passer et du péage sardes, puis nous sommes
entrés dans la bella Italia, qui se manifestait déjà clairement dans toutes ses particularités sur le court
tronçon jusqu'à Domo d'Ossola. Nous y sommes restés deux heures, puis nous avons été entassés à
neuf dans une voiture postale sarde ressemblant à une ménagerie, dans laquelle il y avait légalement à
peine assez de place pour six passagers de taille moyenne. La caisse était si étroite que la position
adoptée devait être maintenue irrévocablement pendant les 7 heures du voyage et qu'il était hors de
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question de changer cette position pénible. La charrette présentait aussi l'agréable particularité d'avoir
un toit complètement troué en plusieurs endroits et des fenêtres qui ne fermaient pas correctement, si
bien que lorsqu'un violent orage éclata peu après notre départ, les jets de pluie pénétrèrent
confortablement à l'intérieur en jets épais et trempèrent tellement certains d'entre nous que nous
sortîmes d'Arona comme si nous venions d'être sortis de l'eau. Cette situation désespérée, de celles qui
paralysent tous les membres, aurait pu complètement détruire ma bonne humeur si les Français
n'avaient pas transformé cette tragédie en quelque chose de comique et d'amusant par leurs incessants
jurons et leur rage, et les Russes en invoquant tous les saints.
La pluie abondante s'est poursuivie le lendemain matin, dimanche 14/9, de sorte que je n'ai pu voir
ni le Lac Majeur ni Arona et que j'ai eu la chance d'obtenir un siège d'angle raisonnablement abrité
dans l'un des wagons de troisième classe ouverts et sans fenêtres, qui étaient également
systématiquement arrosés. La région n'offrait pas grand-chose de remarquable tout au long du trajet
entre Arona (5 heures du matin) et Turin (9 heures du matin). Il s'agit essentiellement de vastes champs
de maïs, entrecoupés d'arbres épars et entourés de haies et, ici et là, de guirlandes de vignes. La piste se
poursuit tout en douceur sur un plan horizontal jusqu'à Turin, qui se trouve au pied d'une chaîne de
collines vertes et ondulantes qui bordent cette zone au sud.
Dans l'ensemble, j'ai beaucoup aimé Turin, ce qui est dû en grande partie à l'accueil
extraordinairement amical que j'ai reçu grâce à la recommandation de Virchow et de Koelliker par le
très aimable et sympathique professeur d'anatomie, le Dr Filippo de Filippi, que j'ai trouvé. Mais la
ville elle-même, bien que très récente et moderne, reste très intéressante, notamment en raison de sa
situation unique et charmante, et aussi de sa vie folklorique très particulière. Après m'être enregistré à
l'Hôtel de la Ville, je me suis immédiatement promené dans les rues principales de la ville pour prendre
mes repères. Entre-temps, les nuages de pluie avaient disparu et le soleil radieux du dimanche avait
attiré une foule nombreuse et colorée dans les rues, de sorte qu'il ne manquait pas de matériel pour
l'observation comparative du folklore. Dans l'ensemble, les Sardes 2 sont un peuple très particulier, très
différent des autres Italiens, en particulier des Lombards. Ils sont plus sérieux, plus posés, plus
colériques, beaucoup moins bruyants, vifs et actifs que ces derniers. Même dans la foule la plus dense
des rues les plus animées, les choses étaient très calmes et sereines par rapport à Milan et Venise. Dans
l'ensemble, les hommes sont beaux et forts, même s'ils ne sont pas grands. En particulier, les soldats,
qui ont animé les rues de Turin en grand nombre dans toutes les branches de l'armée et qui étaient pour
la plupart décorés de la médaille anglaise de Crimée, avaient l'air très guerriers et virils. Les plus beaux
semblaient être les fameux chasseurs à courre, des gens pleins de vie, vêtus de longues tuniques
plissées, de larges culottes et d'un petit chapeau rond à larges bords avec un long panache. Les
cavaliers avaient eux aussi une allure majestueuse, vêtus de courtes vestes bleues, avec des casques
blancs bordés de peau d'ours, au-dessus desquels dépassait un cimier doré aux courbes audacieuses.
Les artilleurs portaient de longs manteaux noirs et des casquettes françaises, comme les fantassins.
Plus les hommes étaient beaux, plus les femmes semblaient laides en général, parmi lesquelles nous
n'avons pas encore vu un joli visage, des gens sales aux traits grossiers et au teint terreux. De tous ces
gens, ce sont les mendiants qui m'ont le plus amusé jusqu'à présent, une bande inépuisable et drôle, sur
laquelle Morillo aurait pu faire les plus belles études.
Après m'être promené dans la splendide rue principale de Turin, la Via di Po, et avoir vu la
cathédrale des Ducs de Savoie, avec ses beaux monuments de marbre blanc, ainsi que le palais royal,
j'ai visité la célèbre "Armeria reale" (l'armurerie royale), une très riche collection de belles armes
anciennes et d'autres curiosités historiques similaires. J'ai ensuite écouté une jolie fanfare militaire dans
le jardin du palais, à la fin de laquelle on a joué une grande scène de bataille de Crimée, pendant
laquelle on a fait un grand bruit en faisant brûler un grand nombre de pétards et d'allumettes en rythme
avec la musique. À 14 heures, je me suis rendu chez le professeur de Filippi, qui m'a reçu très
gentiment, m'a donné mes repères, puis m'a fait visiter son beau musée zoologique, où il y a une
grande sélection de mammifères excellemment empaillés, ainsi que de nombreux beaux spécimens de
cire et de très beaux fossiles. Parmi les fossiles, trois pièces sont particulièrement remarquables :
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Megatherium et Glyptodon de La Plata, et Mastodon angustidens de la région de Turin. La collection
compte peu de spécimens anatomiques. Elle comprend un squelette de baleine très bien arrangé
provenant d'un Balaenoptera échoué près de Nice. À 17 heures, l'heure habituelle du déjeuner, j'ai pris
un repas complètement italien mais très savoureux et abondant à la table d'hôte de l'hôtel, où j'ai appris
à connaître de nombreux plats particuliers. Pendant tout le repas, un pain creux et très savoureux, les
grissini, cuit en forme de branches de saule, est grignoté en grande quantité. Le soir, j'ai longuement
flâné dans la ville animée et colorée, j'ai dégusté un délicieux sorbet (crème glacée) dans l'un des
splendides cafés (dont on dit qu'ils sont les plus brillants d'Italie), puis j'ai voulu me reposer un peu à la
maison pour pouvoir aller à la gare le soir et voir Kölliker. Mais j'étais si fatigué que je me suis
endormi profondément et ne me suis réveillé que lorsque Kölliker et de Filippi sont entrés dans ma
chambre à 21 heures. Kölliker avait également eu beaucoup de mauvais temps en Suisse et avait
maintenant traversé directement le Gothard. Il fut immédiatement décidé de rester à Turin deux jours
de plus. Le lendemain matin, je me suis réveillé à 5 heures et j'ai immédiatement profité du ciel très
clair pour avoir une vue d'ensemble de la situation de Turin. J'ai traversé le pont du Pô pour rejoindre
la rive droite, puis j'ai gravi une petite pente jusqu'au monastère des Capucins, situé sur une colline
isolée. Du couvent et de la galerie qui s'y trouve, je jouis d'une vue magnifique. J'ai été enchanté par ce
magnifique panorama, mais ce n'était qu'un fragment imparfait de la vue panoramique incomparable
que nous allions avoir le lendemain matin depuis la Superga. La Chiesa di Sta. Margareta, qui se
trouve ¾ d'heure plus haut, n'offrait elle aussi que des fragments partiels de cette vue. Mais l'ensemble,
en particulier la chaîne des Alpes magnifiquement étirée et très claire, entourant la ville en demi-cercle,
était si magnifique qu'il m'a fallu plusieurs heures pour m'en détacher. De 10 heures à 12 heures, nous
étions, Kölliker et moi, avec Filippi. Nous avons ensuite visité la très riche collection de peintures
royales, qui contient de très belles pièces, notamment de Titien, van Dyk, Rembrandt, etc. L'aprèsmidi,
nous étions de retour chez Filippi, où nous avons rencontré le professeur de chimie, Piria. Puis
nous avons fait la connaissance d'un jeune histologiste, le Dr Gastaldi, qui nous a montré des
préparations de terminaisons nerveuses dans la muqueuse nasale. Avec ce dernier, nous nous sommes
rendus à 17 heures dans un restaurant, où Filippi avait organisé pour nous un splendide dîner dans le
style turinois le plus somptueux. Nous avons dîné très joyeusement jusqu'à 18 heures, puis nous
sommes allés aux Giardini publici, les promenades publiques très populaires, qui sont animées le soir
par de la musique, un théâtre de marionnettes, etc. La soirée s'est parfaitement déroulée autour d'un
sorbet et d'un fougueux vin italien.
Le lendemain matin, mardi 16/9, Kölliker et moi nous sommes levés à 5 heures. Comme le temps
était radieux, nous sommes partis du pont du Pô sur un petit bateau qui a descendu le Pô jusqu'à la
Madonna Pimmelone, et de là nous avons grimpé jusqu'à la Superga en une heure, principalement sur
un sentier assez ombragé et pas très intéressant. La Superga est l'église funéraire des rois de Sardaigne,
un bel édifice à coupole, situé sur la dernière (la plus orientale) et la plus haute montagne (2400 pieds
au-dessus du niveau de la mer) de la chaîne verte de collines qui s'étend au sud de Turin, sur la rive
droite du Pô, et au pied de laquelle la grande ville résidentielle s'étend directement sur le bord de la
plaine. La vue panoramique depuis la petite galerie supérieure, près du sommet du dôme, est
absolument magnifique et l'une des plus belles que j'aie jamais vues. Directement au pied de la
montagne, le Pô sinueux serpente sur son lit sablonneux. Au-dessus de lui s'étend la vaste plaine, la
plus fertile des plaines, ornée d'innombrables villas, villages, villes, tours, etc. dans les champs de maïs
et les vignobles les plus fertiles. Tout l'horizon nord est fermé en un beau demi-cercle par la chaîne des
Alpes, qui, d'ici, est tout à fait magnifique et semble si proche qu'on pourrait l'atteindre en quelques
heures. À l'extrême ouest se dresse le plus beau pic qu'il m'ait été donné de voir, la pyramide élancée
du Monte Viso. À l'est, la mer de neige du magnifique Mont Rose se dresse comme un contre-pilier,
auquel se rattachent les Alpes grisonnes, la Bernina, etc. sur les côtés et, dans le lointain bleu à l'est, les
montagnes tyroliennes, l'Ortler, etc. À l'ouest du Mont Rose, le Matterhorn (le Mont Cervin) s'élève
dans l'air bleu comme un petit pic pointu. À côté de lui se trouvent les Alpes valaisannes.
Malheureusement, le Mont Blanc lui-même est caché par de hauts contreforts. Les champs de neige et
de glace du Grand-Saint-Bernard, du Mont-Cenis, etc. n'en sont que plus magnifiques. Je n'ai jamais vu
un panorama alpin aussi charmant. La vue de la cathédrale de Milan n'est rien en comparaison. La vue
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vers le sud est complètement différente, où s'étend une véritable mer de collines verdoyantes et
ondulantes, couvertes de forêts denses, ornées d'une masse de petites villas blanches, de chapelles et de
villages. À l'ouest, la transition avec les Alpes est fermée par les Alpes maritimes, au-dessous
desquelles on aperçoit le col de Tende. À l'est, la plaine fertile et fleurie disparaît dans le lointain bleu.
La splendide capitale se niche au pied nord de la mer verte des collines, sur la rive gauche du Pô,
traversant le fleuve sur deux ponts, dans un contraste des plus charmants avec cet environnement
grandiose. C'est une place oblongue très régulière, formée de longues rues larges, parallèles et à angle
droit, avec les masses de magnifiques maisons neuves à six étages (quelques-unes seulement sont
encore anciennes), parmi lesquelles se distinguent de nombreux palais, églises, tours, etc. Les toits
plats et les longues cheminées rappellent beaucoup l'Italie. Tout autour de la mer blanche et brillante
des maisons se trouve un environnement vert des plus accueillants. Bref, l'ensemble était si charmant
qu'après des heures de plaisir, j'étais extrêmement réticent à suivre les recommandations répétées de
Kölliker de partir et je me serais volontiers épargné la visite de l'ennuyeuse crypte familiale décorée de
monuments en marbre ornés. À midi, nous étions de retour à Turin. Nous avons passé l'après-midi avec
Filippi et Gastaldi et avons eu un autre dîner somptueux. Filippi est une personne très gentille, très
allemande malgré son nom italien. Il aime aussi beaucoup l'Allemagne. À 18 heures, nous avons quitté
Turin en train pour Cuneo, au pied des Alpes-Maritimes, où nous sommes arrivés à 21 heures. La route
n'a rien de spécial, mais elle était très jolie dans le plus beau clair de lune et notre humeur joyeuse l’a
rendue encore plus belle à nos yeux.
Mercredi 17/9 de Cuneo à Nice par le Col de Tende. L'une des plus belles excursions que j'aie
jamais faites et que nous, habitants de la plaine qui ne connaissons pas les mules, considérerions
comme impossible. À Cuneo, nous sommes montés dans le Corriere di Nizza, une petite navette
postale de montagne étroite, dans laquelle nous avons eu la chance d'avoir des sièges en compartiment,
que nous avons partagés avec une troisième personne, un avocat hollandais très sympathique, Lahm,
d'Utrecht. La voiture était tirée par 7 mules, attelées deux par deux, l'une derrière l'autre. De chaque
côté courait un muletier indestructible, qui ne cessait de frapper et de crier, de maudire, d'admonester,
de battre, de sauter et de hurler. À partir d'ici, la route vers Nice traverse constamment des montagnes
extrêmement désolées, sauvages, dénudées, rocheuses ; on traverse pas moins de trois très grandes
crêtes montagneuses (de 4 à 6000 pieds), dont la plus importante, le Col de Tende, de plus de 6000
pieds d'altitude, dont nous avons atteint le sommet tôt le matin, s'élève directement au-dessus de
Cuneo. À l'exception des deux dernières heures avant Nice, où le paysage déploie tous les charmes
luxuriants de la splendeur italienne et de la végétation méridionale, le caractère du paysage reste
partout le même : d'énormes masses calcaires blanc-gris ou jaunâtres s'élevant très abruptement à partir
de gorges et de vallées étroites, avec presque aucune trace de sources et seulement une végétation
désertique extrêmement pauvre et misérable, mais très caractéristique, sur le sol complètement
desséché. Des sous-arbrisseaux secs, gris-vert, épineux, poilus et feutrés, appartenant pour la plupart à
la famille des composées, forment la masse principale et rappellent fortement la végétation de steppe
des plateaux espagnols et nord-africains. Aucun insecte, aucun oiseau n'anime ce monde de roches
rigides, mortes et désolées, où aucune mousse ne peut trouver l'espace ou l'humidité nécessaire à son
existence. La route qui mène à ces trois cols (Col de Tende, le plus septentrional et le plus élevé, puis
Col de Braus et enfin Col de Brouis, le plus méridional et le plus bas (environ 4000 pieds)) est tout à
fait unique 3 .
À travers des centaines de virages en lacets, des plus audacieux et des plus raides, la large route,
sans murs, garde-fous ni parapets, ni aucun des dispositifs de protection habituels sur les cols de
montagne difficiles, s'élève de façon si incroyablement abrupte et raide de chaque côté des trois
montagnes qu'il serait, à mon avis, impossible de la traverser en voiture. Mais ce qui est impossible
pour les chevaux est réalisé par les excellents mulets avec leur pas extrêmement sûr et ferme, leur force
robuste et tendineuse et leur indestructible endurance, des qualités que nous avons eu ici l'occasion
d'admirer dans leur plus grande mesure et nous avons ainsi appris à vraiment apprécier la valeur de ces
inestimables animaux de montagne. La montée et la descente étaient plus ou moins les mêmes sur les
trois cols, mais le Col de Tende présentait le plus grand danger et a néanmoins été franchi avec la plus
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grande rapidité et une imprudence presque punissable. Nous sommes montés à pied sur quelques
tronçons et avons cueilli les riches trésors de cette flore très intéressante. Mais là aussi, les mules
allaient si vite, le plus souvent au trot, que nous ne pouvions les suivre qu'en coupant de grands
virages. Mais la descente était si folle que nous perdions vraiment l'ouïe et la vue, et Kölliker, qui était
assis au coin, était toujours prêt à bondir. Comme s'il s'agissait d'une course sur l'hippodrome le plus
plat, les mules ont dévalé au galop ou au trot les innombrables lacets, fortement incurvés et abrupts, de
sorte que la voiture était à moitié en l'air et qu'à chaque virage, nous avions l'impression de voler
directement dans les profondeurs de l'abîme. Je ne recommanderais en aucun cas cette route à une
dame et j'étais vraiment étonné que nous ayons réussi à parcourir cette route des plus étonnantes, qui
laisse toutes les routes alpines bien connues loin derrière en termes de danger, sans aucun accident ni
retard. À 16 heures, nous sommes arrivés sans encombre à Nice.
Nice, 22/9. J'ai laissé traîner cette lettre pendant deux jours dans l'espoir de pouvoir vous parler de
mon séjour ici jusqu'à présent. Malheureusement, je vois maintenant que je ne pourrai guère écrire une
description plus détaillée aussi rapidement en raison du manque de temps, alors je vous envoie ces
lignes qui vous parlent de mon voyage, et je garde le reste pour la prochaine lettre. L'essentiel est que
je me porte bien.
Nous vivons ensemble dans la joie et la bonne humeur : Koelliker, Heinrich Mueller, le Dr. Kupfer
de Dorpat 4 (assistant de Bidder) et moi-même. Johannes Mueller et sa famille sont également ici, et
presque tous les soirs, nous nous promenons avec lui sur la promenade pendant quelques heures, en
bavardant très agréablement et confortablement. La station balnéaire est absolument charmante et nous
ne manquons pas une seule journée. Les premiers jours, il y avait une pénurie d'animaux magnifiques,
car nous ne savions pas où les trouver, mais maintenant c’est l’abondance. Aujourd'hui, par exemple,
nous avons eu de magnifiques chaînes de Salpa maxima, de grandes holothuries et des oursins, des
Pelagia noctiluca, des pyrosomes, une masse de petits crustacés, de beaux poissons, etc. Notre
appartement est magnifique, en bord de mer, avec la vue la plus dégagée sur toute la baie de Nice.
Nous travaillons dur toute la journée. Le soir, nous nous baignons. Puis nous bavardons. La seule
chose qui me manque, et qui m'ennuie aussi beaucoup, c'est que je n'ai pas reçu de nouvelles de vous.
J'ai eu envie d'aller à la poste tous les jours, mais toujours en vain. Peut-être que vos lettres sont déjà là
et que la seule chose qui m'empêche de les recevoir, c'est l'adresse qui n'est pas clairement écrite. Dans
la prochaine lettre, demandez à Theodor ou à quelqu'un d'autre d'écrire l'adresse très clairement :
M. Haeckel, étudiant en médecine à Berlin
p. Adresse : M. Vial
Restaurant chez les Dames, au Cours No. : 32.
à Nice, Royaume de Sardaigne
Chaleureuses salutations à Carl et à tous les parents et amis. Ecrivez-nous très bientôt! Votre Ernst!
Je viens de recevoir la lettre que vous m'avez adressée à Berlin. 22/9.
NOTES
1 Aujourd’hui, en français : col de l’Umbrail, frontière entre l’Italie et la Suisse.
2 Turin appartenait à cette époque au royaume de Piémont-Sardaigne, mais les habitants de cette ville sont des Piémontais qui n’ont
culturellement et linguistiquement que peu de rapport avec les Sardes.
3 En réalité, le col de Brouis ne culmine qu’à 879 m et non 1219 (4000 pieds) et ce n’est pas le plus méridional des ces trois cols, il se
trouve au nord du col de Braus, le col de Tende étant en effet le plus septentrional.
4 Aujourd’hui Tartu (Estonie).
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Lettre 2. Ernst Haeckel à Charlotte et Carl Gottlob Haeckel, Nice, 1 er - 5 octobre 1856
Fig. 3. "Nice, Vue Prise du Col de Villefranche", première carte postale (lithographie) jointe à la lettre.
Nice, mercredi 1/10 1856.
Chers parents!
Aujourd'hui, 14 jours, la moitié de mon séjour à Nice, sont passés, et il est temps pour moi de vous
raconter enfin quelque chose de ma vie ici. Vous pouvez sans doute m'épargner une description écrite
détaillée, car je pourrai bientôt tout vous dire oralement beaucoup mieux et plus clairement. Je ne peux
également vous parler que de nos études zoologiques et anatomiques, car je n'ai malheureusement vu
que très peu du reste, qui vous intéresserait beaucoup plus, à savoir Nice elle-même et ses merveilleux
environs. C'est en grande partie la faute du mauvais temps persistant, qui a été particulièrement terrible
au cours des 8 derniers jours. Les premiers jours de notre séjour ont été très agréables.
Malheureusement, nous avons négligé d’en profiter pour des excursions dans les environs, car la masse
de créatures marines intéressantes que nous ne connaissions pas a absorbé tout notre intérêt. Nous
sommes donc restés assis derrière le microscope du matin au soir et n'avons fait que deux promenades
dans les environs, ce qui a suffi à stimuler au plus haut point mon envie de voyager et de me promener,
de sorte que j'ai pris la ferme résolution de profiter davantage de cette merveilleuse région à l'avenir.
Comme je vous l'ai écrit dans la dernière lettre, nous formons ensemble un trèfle zootomique à
quatre feuilles qui passe pratiquement toute la journée ensemble : Koelliker, qui effectue des études
histologiques comparatives, principalement sur les poissons, en particulier sur les canaux poreux des
parois cellulaires, le professeur Heinrich Mueller de Würzburg, qui s'occupe exclusivement de
l'anatomie fine des céphalopodes (calmars) et (s'il y en a) également des salpes, et enfin le Dr. méd.
Kupfer de Dorpat (assistant de Bidder), qui veut en savoir plus sur les créatures marines en général et
s'intéresse également à l'histologie des holothuries, et enfin ma chère personne, qui s'est donné pour
tâche d'étudier l'anatomie microscopique des crabes et y a consacré beaucoup de temps en vain. Nous
habitons tous dans la même rue, la Cité du Parc, la rangée de maisons qui s'étend le long de la baie, très
proches les unes des autres, séparées par une seule maison chacune, et nos fenêtres donnent toutes
directement sur la mer, dont nous ne sommes séparés que par une plage nue d'environ 20 à 30 pas de
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large. Ma chambrette est très petite et j’ai pu à peine y mettre mes affaires, comme le montre le plan
suivant et la description de cette localité classique :
Fig. 4. Croquis de Haeckel du plan de son appartement à Nice, expliqué ci-dessous avec ses mots.
(a) la grande et unique fenêtre, dans la niche de laquelle se trouve une table avec un microscope et
des lunettes, des couverts et d'autres instruments (b) à laquelle je travaille toute la journée et, comme
j'ai toujours la fenêtre ouverte, je peux aussi respirer l'air marin le plus frais et le plus pur. À côté se
trouve (c) une autre table, qui sert surtout à disséquer les bêtes victimes de mes envies zoologiques de
meurtre (d) la commode, dont les tiroirs abritent mes affaires les plus essentielles et sur le plateau de
marbre de laquelle reposent livres, verres, bouteilles, instruments, plantes, animaux et toutes sortes
d'autres choses dans un pêle-mêle coloré et dans le plus beau désordre. (h) est la porte qui me conduit
par un petit escalier dans la Via del Parco. (g) est un grand lit à baldaquin, avec des rideaux tout autour
pour se protéger des moustiques très gênants. Un petit lavabo (f) et trois chaises (e) complètent le
mobilier, qui est en soi très simple, mais auquel l'amoncellement de divers objets naturels posés les uns
sur les autres et les uns à travers les autres confère un aspect très charmant. En particulier, 2 longs
crabes de mer (Maja) qui sèchent sur le sol avec beaucoup d'autres petits crustacés et qui répandent une
odeur très intense dans toute la maison (à l'horreur de ma voisine hystérique, une dame grisâtre et
sèche) donnent à l'image de genre un caractère résolument typique. Quoi qu'il en soit, on ne pouvait
pas attendre mieux de l'atelier d'un naturaliste qui étudie les créatures marines dans un espace aussi
confiné.
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Fig. 5. Plan de Haeckel du front de mer de Nice montrant l'emplacement de son appartement. De gauche à
droite : k le port de Nice, i le château fort de Nice sur l'éperon rocheux séparant la baie du port, l le marché
aux poissons, m l'appartement de Haeckel, n l'appartement de Kölliker et Müller, o l'appartement de Kupfer, p
l'endroit où les hommes nageaient régulièrement.
Pour vous donner une meilleure idée de la situation favorable de l'appartement, j'ai également inclus
un plan des environs immédiats : (i) l'éperon rocheux qui sépare la baie du port (k), (l) le marché aux
poissons, (m) l’appartement n°8, le mien, (n) l’appartement n°12 de Kölliker et de Müller, (o)
l’appartement n°14 de Kupfer, (p) l'aire de baignade. Entre cette dernière et le fort (i) se trouve la plage
des pêcheurs, où leurs bateaux sont alignés. À part cela, on ne voit pratiquement aucun bateau dans
toute cette vaste baie, à part les voiles qui passent à l'horizon. Même dans le port, on ne voit que peu de
navires, et ce sont pour la plupart de petites choses insignifiantes, des deux-mâts tout au plus. D’une
manière générale, le trafic maritime semble très faible, surtout pour une si grande ville.
Ma routine quotidienne, que j'ai suivie très régulièrement jusqu'à présent, est la suivante : je me lève
à 6 heures et, si le temps le permet, je me précipite en général directement dans la mer, qui se trouve à
quelques pas. Un tel bain de mer, si frais après un lit chaud dans la pénombre de la chambre, est tout à
fait délicieux et je le préfère à la baignade du soir. Ensuite, je me promène un peu sur la plage et
j'achète à la poissonnerie la matière des recherches de la journée, surtout des crabes, notamment le
Palinurus quadricornis, qui me tient particulièrement à cœur, ainsi que diverses espèces de crevettes,
de beaux isopodes (Cymothoen), etc. Dans l'ensemble, le marché du poisson n'est pas très riche en ce
moment par rapport à l'abondante faune marine locale. En général, ce n'est pas la meilleure période de
l'année pour nos recherches, qui s'étendent de décembre à mars. Par exemple, je n'ai pas encore vu de
siphonophores, de ptéropodes et d'autres choses délicates et rares qui m'intéressent particulièrement. La
poissonnerie ne proposait pratiquement que des poissons et des crabes, avec un choix modéré.
Cependant, parmi les premiers, les raies et les requins sont bien représentés. Torpedo, Chimaera,
Squatina, Scymnus lichia, Myliobates aquila, etc. ne sont pas rares. En outre, il y a un grand choix de
labres, les perroquets des poissons, avec les couleurs les plus magnifiques et les plus vives. Le plus
commun, le plus consommé et le plus savoureux est le Mugil cephalus, appelé ici Longo ou Mugo.
L'aiglefin (Gadidae) et la plie (Pleuronectes) sont rares. Si nous devions nous limiter à ces produits
courants du marché du poisson, la matière serait certainement assez pauvre. Cependant, nous avons
également formé plusieurs pêcheurs qui nous apportent tout ce qui est intéressant. Cependant, nous
nous rendons régulièrement au marché aux poissons de bonne heure. De là, généralement à 8 heures,
nous nous rendons au Café Royal et buvons notre Chocolata à la Milanese, d'où nous nous mettons
immédiatement au travail. Si le travail est très intéressant et qu'il y a beaucoup de matière, nous restons
généralement là sans interruption jusqu'à 17 heures ou 17 heures 30 ; sinon, à 12 heures, nous prenons
un repas de midi très frugal chez M. Vial, le restaurant qui se trouve juste en face de nous et qui est
aussi notre hôte. En général, il s'agit de macaronis accompagnés d'un peu de vin rouge acide de Nice, et
souvent de poisson.
À 17h30, nous allons régulièrement nous baigner tous les quatre, un plaisir majeur de la journée. À
l'exception de quelques Anglais excentriques, nous sommes les seuls dans tout le grand Nice à nager
encore. Bien que l'eau soit encore très chaude, certainement une moyenne de 15°, elle est beaucoup
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trop froide pour les Italiens, et le fait que nous nagions maintenant si bien est une chose tellement
inouïe que tout le Quai du Midi est habituellement rempli de spectateurs. La baignade est tout à fait
délicieuse, les vagues sont généralement assez fortes jusqu'à présent. Mais elles sont loin d'être aussi
fortes qu'à Heligoland (qui est, il est vrai, beaucoup plus froide (11° en permanence)). En tout cas, cela
ne m'affecte pas le moins du monde, bien que je me baigne souvent deux fois par jour, toujours
pendant 10 à 15 minutes, alors que le petit bain à Heligoland m'a complètement ruiné. Bien sûr, il est
également possible que je sois devenu beaucoup plus fort depuis. Après la baignade, nous faisons une
petite promenade le long de la plage et observons le jeu merveilleux et changeant des vagues, dont
nous ne nous lassons parfois pas pendant des heures, en particulier le ressac déchaîné qui a sapé les
rochers en dessous du château et qui, par vent fort, projette des nuages blancs d'écume aussi hauts que
des maisons, avec un puissant tonnerre. Une fois la nuit tombée, nous prenons notre repas principal
chez M. Vial à 19 heures, après quoi nous nous rendons au Café Royal pour jouer une partie d'échecs
ou nous nous promenons sur la promenade (au Cours) pendant une heure ou deux et nous écoutons la
fanfare militaire. Jusqu'à la fin de la semaine dernière, nous rencontrions régulièrement Johannes
Mueller ici avec sa femme et sa fille, avec qui nous bavardions pendant quelques heures.
Cependant, ils ont disparu sans laisser de traces depuis plusieurs jours. À 9 heures, notre journée de
travail s'achève par un délicieux sorbet, une portion très large et bon marché d'une excellente glace aux
fruits, après quoi nous nous couchons, bien fatigués et endormis, et profitons d'un merveilleux sommeil
jusqu'au lendemain matin, à moins d'être réveillés de temps à autre par les infâmes moustiques qui,
malgré la chasse nocturne, se cachent encore dans les rideaux plissés du lit à baldaquin et nous font
d’affreux dégâts avec leur piqûre empoisonnée. Dès la première nuit, ils m'ont tellement blessé que
mon visage, mes bras et mes mains étaient entièrement couverts d'épaisses zébrures rouges très
douloureuses qui n'ont toujours pas disparu. Mis à part ce fléau et quelques autres insectes parasites des
humains, que l'on trouve en grand nombre et assortis partout dans le lit, le salon, l'auberge, etc. et qui
semblent particulièrement friands du doux sang allemand, mon cadavre est en exceptionnellement bon
état, comme on peut attendre de la délicieuse station balnéaire et de l'air marin tout aussi merveilleux.
Mais mentalement aussi, je suis plus frais et plus alerte que je ne l'ai été de tout l'été. Je m'entends très
bien avec mes trois compagnons, qui sont en fait extrêmement amicaux et gentils avec moi, bien plus
que je ne m'y attendais (surtout Kölliker), et nous sommes aussi heureux, gais et joyeux qu'on peut
l'être à chaque heure que nous passons ensemble. Je traite Kölliker et Müller comme Beckmann et
Call, et en général comme mes meilleurs amis de Würzburg, et nous sommes aussi ouvertement
intimes l'un avec l'autre que si nous étions ensemble depuis des années.
En outre, je leur fais tellement plaisir, surtout à Kölliker, avec diverses idées géniales, etc., dans
lesquelles je suis parfois très productif, que Kölliker m'appelle toujours "l’inestimable Haeckel" et
m'assure que je vaudrais à moi seul le voyage jusqu'à Nice. En fait, pense-t-il, vous devriez me laisser
aller à Paris avec lui maintenant, pour que je m'y montre pour de l'argent. Surtout le soir et quand nous
nous baignons, nous sommes si joyeux et gais que nous ne pouvons pas nous empêcher de rire pendant
des heures, et c'est assez important vu les longues soirées que nous avons maintenant. Pour ma part, j'ai
également appris à apprécier Kölliker. C'est au fond une très bonne âme allemande, très loyale, et les
nombreux défauts qu'on lui prête toujours ne sont pas si graves que cela et découlent simplement de
son principal défaut, un grand amour de l'argent, qui n'est pas excessif non plus. Heinrich Müller est
une personne très bonne et très gentille, juste un peu béotien, mais par ailleurs très aimable. Je
m'entends très bien avec Kupfer, bien qu'il soit très pédant, flegmatique, prudent et posé, et à d'autres
égards très différent de moi. Quoi qu'il en soit, cette charmante et constante compagnie allemande
contribue grandement à rendre mon séjour ici extrêmement agréable. Sans eux, les heures de loisir qui
ne sont pas consacrées à la recherche scientifique, surtout le soir, seraient tout à fait terribles. La
grande lacune causée par mon ignorance des langues française et italienne m’affecte peu, mais
suffisamment toutefois pour que j'aie pris la ferme résolution d'étudier à nouveau sérieusement les
langues vivantes après mon retour.
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Fig. 6. "Nice, Quai du Midi", deuxième carte postale (lithographie) jointe à la lettre. L’avancée vers la mer en
terrasse au premier plan est l’endroit où Haeckel disait que les gens s'arrêtaient pour regarder son groupe
nager dans la mer en octobre.
Nice. Dimanche 5/10 56.
Les belles journées qui ont mis fin au temps pluvieux et à la tempête de sirocco du 2 octobre nous
ont permis de faire quelques excursions hier et avant-hier, de sorte que je n'ai pu terminer cette lettre
qu'aujourd'hui. Mais je peux aussi vous dire quelques mots sur la région de Nice, dont j'ai maintenant
au moins une vue d'ensemble. En ce qui concerne le pays dans sa globalité, c'est-à-dire toute cette
partie de la côte méditerranéenne, pour ce que j'en ai vu jusqu'à présent, on ne peut pas dire qu'elle soit
belle en général selon nos critères. Jusqu'à la mer, il y a une chaîne de montagnes ou du moins des
collines très impressionnantes qui appartiennent au versant sud des Alpes-Maritimes. Il s'agit presque
exclusivement de falaises calcaires abruptes et déchiquetées, dont les sommets blancs et gris
s'avancent, secs et dénudés, dans le ciel bleu. La végétation est en effet très intéressante pour le
botaniste, une flore très méridionale d'arbustes à feuilles persistantes, notamment de très belles
composées et labiées, mais par ailleurs très insatisfaisante d'un point de vue esthétique, monotone,
sèche, aride, et pauvre et clairsemée en raison du grand manque d'eau et de l'absence d'humus. La forêt
ne recouvre que rarement le pied de ces montagnes rocheuses désolées et même là, il ne s'agit que du
gris-vert désolé des oliviers à feuilles argentées avec leur bois noir mélancolique et torsadé. Plus
l'ensemble des collines de la côte désolée apparaît désolé et triste, plus l'oasis apparaît charmante au
milieu de ce désert, au centre duquel se trouve Nice et qui présente essentiellement les particularités
suivantes :
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Fig. 7. Croquis de Haeckel de la région de Nice. De gauche à droite : 1 la baie de St. Jean, 2 le village de St.
Jean, 3 le phare de Villefranche sur le Cap Ferrat, 4 la baie de Villefranche, 5 le village de Villefranche, 6 le
château fort du Mont Alban, 7 la ville de Nice, 8 le port de Nice, 9 la colline du Château, 10 la baie de Nice, 11
la pointe d'Antibes, 12 le phare d'Antibes, 13 la ville d'Antibes, 14 le fleuve Var, 15 les collines de Bellet.
Le Var (14), fleuve sauvage et montagneux qui s'étend tout droit vers le sud et sépare les deux
royaumes de France et de Sardaigne, se jette dans la Méditerranée à quelques heures à l'ouest de Nice.
Il est entouré de part et d'autre de hautes collines, à l'ouest par les montagnes nues et désolées de la
Provence, et à l'est par une ligne de collines vertes et couvertes de forêts (15) qui s'élèvent depuis la
mer en un large arc autour de Nice au nord-ouest, et avec une série de montagnes calcaires plus hautes
et nues au nord et à l'est (parmi lesquelles se distingue le Mont Chauve, haut et blanc), forme un demicercle
dans lequel s'inscrit, protégée du nord et ouverte au sud, la large vallée verte, dont le bord
méridional est bordé par Nice.
Ce qui donne à cette large vallée son charme principal et lui a probablement aussi donné sa
réputation, c'est l'image luxuriante de la fertilité la plus florissante que son terrain verdoyant présente
en contraste frappant avec les roches calcaires désertes qui l'entourent. Toute la vallée apparaît comme
un grand jardin des Hespérides, dans lequel poussent en abondance les châtaigniers, les dattiers, les
cyprès, les orangers, les citronniers, les grenadiers, les lauriers, les caroubiers, les mûriers, les vignes,
etc. etc., bref tous les magnifiques arbres à feuilles persistantes de la flore méridionale, dont le nom
seul évoque un demi-paradis dans l'esprit des Allemands du Nord. Mais ce qui donne à l'ensemble son
charme particulier, c'est la grande ville brillante au bord de la mer, construite presque entièrement de
maisons à six étages, semblables à des palais, dans le style le plus récent, et surtout le troupeau infini
de plusieurs milliers de maisons, de villas et de domaines ruraux blancs et accueillants, qui sont
dispersés dans les groupements les plus charmants partout dans le sol et sur les murs du grand jardin
vert. La merveilleuse soirée au cours de laquelle j'ai vu pour la première fois ce paysage unique depuis
le Mont Alban restera inoubliable pour moi et me rappellera souvent tout le paradis de Nice.
Le Mont Alban (6) est le château situé au sommet de la crête qui s'avance dans la mer comme un pic
rocheux acéré, séparant la ville (7) de Villa Franca. Cette dernière (5) est un petit village italien avec
un château fort et le port de l'Arsenal, situé sur une charmante baie (4) complètement fermée, qui est le
paradis des zoologistes de décembre à mars, mais qui a maintenant donné peu de résultats pendant la
saison défavorable. À l'est, elle est fermée par un étroit promontoire, sur la pointe la plus avancée
duquel se trouve le phare de Villa Franca (3), sur le bord oriental duquel se trouve le petit village de
pêcheurs de St. Jean (2), et à l'est une nouvelle grande baie charmante est adjacente, sur la rive nord de
laquelle la Corniche ou Riviera di Ponente s'étend dans les courbes les plus audacieuses sur
d'immenses falaises de calcaire directement au bord de la mer, la grande route artificielle de renommée
européenne que Napoléon a fait construire de Nice à Gênes. Tous ces merveilleux attraits sont visibles
d'un seul coup d'œil si l'on se place sur les hauteurs du Mont Alban, point culminant entre Nice et Villa
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Franca, point de vue qui n'est surpassé en Europe que par Naples : au sud, la divine Méditerranée d'un
bleu profond avec ses deux grandes baies, à l'ouest de Nice, à l'est de St. Jean, entre les deux, la petite
baie de Villa Franca. Au nord, un magnifique univers de montagnes calcaires dénudées, des sommets
gris-blancs, rudes et désolés, qui plongent à pic dans la mer à l'est et étirent l'étroit éperon au sommet
duquel trône le phare de Villa Franca. Au premier plan, des oliviers gris. En revanche, quel contraste
avec la vue à l'ouest sur la mer verte la plus charmante, entrecoupée de milliers de maisons blanches,
enveloppée par la grande ville brillante au bord de la mer, surplombée par le fier château! Et puis, à
l'extrême ouest, la pittoresque chaîne de montagnes bleues de la Provence, devant laquelle la rangée
suivante de collines, l'étroit promontoire d'Antibes (11) s'étend loin vers le sud, avec la petite ville
allongée et scintillante sur son rivage oriental, et le phare (12) haut et lointain sur son sommet.
Il serait vain d'essayer de vous donner une image plus claire de cette image unique par écrit. Peutêtre
que l'image de couverture au-dessus de la première et de la troisième feuille de papier vous aidera
à la comprendre un peu. Pour le reste, je vous laisse à l'histoire orale. Il y a trois jours, nous avons
assisté pour la première fois à ce spectacle divin, par une soirée glorieuse, au coucher du soleil le plus
glorieux. Je regrettais de ne pas être monté plus tôt. La première fois que nous sommes allés à Villa
Franca, le tout premier jour de notre séjour, nous avons fait l'aller-retour en bateau. La seule autre
excursion que nous ayons faite au cours des 14 premiers jours a été au château bas (9) près du port,
d'où l'on peut jouir d'une assez belle vue, mais limitée à la baie au-dessous de Nice même. Avant-hier,
nous avons profité du temps magnifique pour faire une plus longue excursion dans la direction
opposée. Nous sommes allés dans les montagnes vertes de Bellet, la chaîne de collines (15) de ce côtéci
de la frontière avec le Var (14). Par un sentier ombragé mais très rocailleux et assez difficile,
traversant principalement des vignobles, des forêts d'oliviers et de pins, nous avons grimpé en deux
heures jusqu'à l'église de Bellet, du campanile de laquelle nous avons joui d'une vue très particulière,
en particulier d'une vue très remarquable vers le nord, dans la fente la plus profonde des montagnes
calcaires sauvages et nues, avec des formations rocheuses grotesques et fantastiques. À l'est, une crête
descendant du Monte Calvo bloquait notre vue sur le bassin de Nice. La vue vers l'ouest sur la
Provence était d'autant plus belle : un pays de montagne pittoresque et sauvage, avec ici et là des coins
de verdure sympathiques et des petits villages, en particulier une ville de montagne très pittoresque, St.
Jeannet, perchée sur le talus autour d'un colosse rocheux tombant à la verticale vers le sud.
Au sud, la mer bleue scintille au loin sous le soleil, avec une grande île large et basse derrière
Antibes 5 . À l'est, la montagne sur laquelle nous nous trouvions tombe à pic dans une vallée rocheuse
extrêmement étroite aux parois sombres et rugueuses.
Le prêtre du village nous a conseillé de revenir par ce ravin. Nous avons rencontré ce digne homme
avec son troupeau sur sa propriété, commandant les travaux des champs, l'une des figures les plus
classiques et les plus typiques que j'aie jamais vues. Un vieillard d'environ 70 ans, puissant, robuste,
trapu, extrêmement bien nourri et d'une musculature herculéenne. Des cheveux bouclés noirs et blancs
et les restes d'une barbe mal rasée, avec un filtre à priser noir dans le sillon de la lèvre supérieure. Une
cravate jaunie avec une blouse de prêtre pendait autour de son cou épais et dodu. La tête chauve du
colossal crâne romain carré est recouverte d'un bonnet de velours noir. Ses pieds sont simplement
chaussés de sandales à lacets. Le reste de ses vêtements consistait en une seule toge large et pliée, dans
laquelle il s'était enveloppé de la manière la plus pittoresque, avec la dignité d'un sénateur romain et un
véritable goût artistique. Il savait si bien dissimuler l'absence de chemise, de pantalon et d'autres
vêtements que ce n'est que dans la chaleur de son discours que la figure nue d'Adam apparaissait de
temps à autre. Les discours du vieillard, qui ne s'exprimait qu'en véritable patois provençal, étaient
d'une telle originalité naïve que nous eûmes une longue conversation avec lui. Il ressortait de tout cela
qu'il n'était en rien un piétiste ascétique, mais qu'il aimait la vie et qu'il était probablement le père de sa
congrégation, au sens plus que figuré. Un verre de vin à la main et une jeune fille dans les bras, le
vieux prêtre aurait produit un tableau de genre hollandais très caractéristique. Quel dommage que nous
n'ayons pas de Rembrandt ici! Saltando al pede juvenile, disait-il (en sautant avec nos jeunes pieds),
nous aurions un merveilleux chemin de retour à travers la vallée, malgré la molta aqua (beaucoup
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d'eau). Sur cette recommandation, nous avons traversé son magnifique jardin, dans lequel lauriers,
myrtes, arbousiers et grenadiers étaient magnifiquement exposés, pour descendre la paroi extrêmement
abrupte de la vallée jusqu'au fond de celle-ci, mais nous n'avons pas été peu surpris de n'y trouver
aucune trace de sentier, mais seulement un lit de rivière caillouteux d'environ 20 pieds de large, des
deux côtés duquel la paroi de la vallée s'élevait de manière extraordinairement abrupte sous la forme
d'une plaque de roche nue. Nous avons été contraints de marcher pendant environ deux heures le long
de ce lit jusqu'à l'endroit où il se jette dans la mer, au grand dam de mes compagnons et à ma plus
grande joie. Le chemin à travers ces ruisseaux n'était pas très confortable, car nous devions sauter ou
patauger toutes les cinq minutes dans le ruisseau sauvage de montagne qui zigzaguait constamment à
travers le lit graveleux de la rivière, car il était impossible de l'éviter en raison des parois rocheuses
verticales. Mais j'ai eu beaucoup de plaisir à sauter dans l'eau, dans laquelle nous tombions sans cesse,
et la végétation sur les parois rocheuses humides et ombragées était si luxuriante et splendidement
méridionale en abondance que j'ai complètement oublié la douleur de mes pieds égratignés par les
rochers tranchants. J'ai également oublié l'herbe, les buissons et le feuillage, et enfin le magnifique
cheveu de Vénus (Capillus veneris), une fougère extrêmement délicate et charmante, qui poussait
partout avec exubérance, sur les parois rocheuses sombres et ruisselantes. Il faisait déjà nuit lorsque
nous avons atteint la mer, mais la soirée était si belle qu'après notre retour à Nice à 8 heures, nous
sommes allés à la plage et avons pris un bain splendide dans la mer cristalline sous la plus belle
lumière des étoiles (la lune, maintenant nouvelle, s'était déjà couchée). Une fête vraiment délicieuse!
Aujourd'hui, par un beau dimanche matin, nous étions de nouveau dans la charmante baie de Villa
Franca avec la drague de Verany et son pêcheur Guacchino. Nous avons attrapé beaucoup de belles
holothuries, d'étoiles de mer rouge-orange, de moules perlières (Haliotis), d'oreasters coniques et de
nombreux autres vers. Nous avons également essayé la pêche pélagique pour la première fois
aujourd'hui avec les beaux filets de Johannes Mueller et avons attrapé de magnifiques petits animaux
de verre, comme le cristal, que je n'avais jamais vu auparavant, de jolis ptéropodes, des Chryseis et des
Firola (très jeunes, avec de beaux yeux et des nerfs), un jeune siphonophore, la plus remarquable
Thalassicolla et d'autres choses splendides.
Ces derniers jours, j'ai également été plus heureux dans mes recherches scientifiques. Après de
nombreux travaux infructueux, j'ai trouvé hier des détails histologiques très étranges et totalement
nouveaux sur les nerfs et les vaisseaux des crabes, qui pourraient fournir un bon matériel pour une
thèse. Dans l'ensemble, j'ai collecté très peu de choses et je me limiterai aux éléments les plus
importants. Les algues sont très rares ici et je n'ai pas encore examiné les quelques algues étranges qui
se trouvent à Villa Franca. Par contre, malgré la saison très avancée, j'ai eu une très riche récolte de la
magnifique flore terrestre des montagnes calcaires sèches, principalement des plantes très étranges et
caractéristiques du sud : par exemple, poussant à l'état sauvage sur le Monte Alban : lavande, myrte,
romarin, Centranthus, Scilla automnale, Smilax aspera, Euphorbia dendroides, Plumbago, Statice
cancellata, etc. Tout cela est très intéressant, même si j'ai complètement abandonné la botanique.
Il faudrait maintenant que je vous parle de Nice et de ses habitants. Mais il n'y a pas grand-chose à
dire. Nice elle-même est une grande ville très ennuyeuse dans le style résidentiel moderne, avec toute
l'opulence et le mobilier de luxe d'une telle ville et quelque 1 000 appartements splendides, palatiaux,
aujourd'hui vides, qui ne se remplissent que d'étrangers en hiver, presque tous anglais. La population
est donc extrêmement corrompue et dégénérée, moralement et physiquement en mauvais état. Les
femmes sont toutes d'une laideur atroce. On ne voit pas un seul visage tolérable. Je suis vraiment
heureux d'avoir vu de si jolies filles à Baden et en Suisse auparavant, sinon vous perdriez tout goût ici.
On voit des visages beaucoup plus jolis parmi les hommes, mais la plupart d'entre eux sont si négligés
et dépravés qu'ils semblent avoir rassemblé les escrocs et les fainéants de toute l'Europe. Même les
pêcheurs et les poissonnières que nous côtoyons tous les jours, et qui constituent certainement la
meilleure partie de la population, n'ont rien de bon ici. Les coutumes et la langue sont françaises,
même dans les classes inférieures. Nous n'avons fait que deux connaissances, à savoir les deux
naturalistes locaux, le zoologiste Verany et l'abbé Montolivo, qui est également botaniste : deux
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personnes très agréables qui m'aident beaucoup en me donnant de bons conseils pratiques. D'ailleurs,
nous les avons rarement vus, nous sommes le plus souvent confinés à nous-mêmes et nous en sommes
très contents et heureux.
Malheureusement, la dernière moitié de notre séjour à Nice est déjà terminée. Dans 10 jours, le 15
octobre, nous partons, Kölliker et Müller pour Paris, Kupfer et moi pour Gênes. J'y resterai deux jours,
puis je traverserai le lac Wallenstadt jusqu'à Mollis, où je rendrai visite à Schuler pendant quelques
jours. Ensuite, je passerai par Zurich pour me rendre à Lindau et de là, en une seule fois, à Berlin, où
j'arriverai à la fin du mois d'octobre ou au début du mois de novembre. Vous pouvez difficilement
imaginer à quel point je me réjouis de vous revoir et de vivre à nouveau avec vous. Chaleureuses
salutations à tous les parents et amis. À tante Bertha, mes vœux d'anniversaire les plus chaleureux et
mes meilleurs vœux pour le 20 octobre, si je ne peux pas écrire à nouveau d'ici là. Je ne vous écrirai
probablement plus d'ici, mais peut-être de Splügen. Mais si vous pouvez encore m'écrire d'ici le 19,
envoyez également la lettre à Splügen, p. adr. médecin généraliste Dr. Boner dans le village de Splügen
dans le canton de Graubündten, en Suisse. Sinon, je demanderai également à Gênes le 16 les lettres
restantes. J'ai en effet reçu votre dernière lettre du 18 septembre le 22 septembre, au moment où je
postais la précédente, que vous avez, je l'espère, reçue.
Chaleureuses salutations aux habitants de Freienwalde. Si Karl écrit à Stettin, il pourra dire à Bertha
et Anna que Kölliker parle presque tous les jours des jolies cousines qui ont fait une telle furore à
Würzburg et qu'il me parle constamment et me taquine à ce sujet. En fait, les taquineries mutuelles
durent toute la journée ici.
NOTE
5 En réalité il y a deux îles : les îles de Lérins.
Principales personnes mentionnées dans les lettres de Haeckel de 1856 (EH = Ernst Haeckel)
Beckmann, Otto Carl (1832-1860) - étudiant ami de EH en 1856, Göbel et al. 2019
Bertha, Sethe (tante Bertha), sœur de la mère d'EH, Richards 2009
Bidder, Georg Friedrich Karl Heinrich (1810-1894), Professeur de physiologie, Université de Dorpat
Call, Roman von - étudiant ami d'EH en 1856, Göbel et al. 2019
Claparède, René-Edouard (1832-1871) - Zoologiste et ami de longue date d'EH, Dolan 2021
Filippi, Filippo de (1814-1867) – Professeur de zoologie à l’Université de Turin, Göbel et al. 2019
Gastaldi, Biagio (1821-1864) – Professeur à l’Université de Turin, Göbel et al. 2019
Guacchino - Pêcheur niçois et collectionneur de spécimens, également connu sous le nom de Jacquin
ou Joachim. A travaillé avec Jean-Baptiste Vérany, le naturaliste de Nice et Karl Vogt de l'Université
de Genève, Dolan 2022
Kölliker, Rudolphe Albert (1817-1905) – Professeur d’anatomie et de physiologie à l’Université de
Würzburg, conseiller de EH (voir Richards 2009)
Kupfer, Karl Wilhelm Ritter von (1829-1902) - assistant de G. F. Bidder
Vial, N. N. - restaurateur, aubergiste et poissonnier de Nice, Göbel et al. 2019
Montolivo, Justin-Ignace (1809-1881) - Abbé et naturaliste (botaniste) de Nice, bibliothécaire en chef
de la Bibliothèque municipale de Nice, Gandioli & Gerriet 2019
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Murillo, Bartolomé Esteban (1618-1682) Artiste baroque espagnol, connu pour ses peintures de la vie
de la rue, Wikipedia
Müller, Heinrich (1820-1864) – Professeur d’anatomie à l’Université de Würzburg, Göbel et al. 2019
Müller, Johannes (1801-1858) - Professeur de médecine à l'Université de Berlin, Professeur et mentor
d'EH, Richards 2009, et reconnu par EH pour l'avoir incité à se tourner vers l'étude du plancton,
Haeckel 1893
Piria, Raffaele (1814-1865) – Professeur de chimie à l’Université de Turin, Göbel et al. 2019
Vérany, Jean -Baptiste (1800-1865) - naturaliste renommé de Nice, Dolan 2022
Virchow, Rudolphe ( 1821-1902) - Professeur à l’Université de Würzburg, professeur d'EH, Richards
2009
Wilkens, M. (1834-1897) - étudiant ami de EH en 1856, Göbel et al. 2019
Approche et moyens
Les textes (en allemand) des lettres de Haeckel ont été copiés à partir du site web donnant accès aux
transcriptions de la correspondance de Haeckel (https://haeckel-briefwechsel-projekt.unijena.de/de/search).
Les textes transcrits ont d'abord été traduits à partir de l'original allemand à l'aide de
moteurs de traduction automatique. Les traductions ont été légèrement révisées (pour la clarté,
l'orthographe et la ponctuation), puis vérifiées pour la précision et la fidélité par le locuteur allemand
Markus Weinbauer. Les noms de lieux sont donnés ici dans leur version française, mais le style
épistolaire de Haeckel a été strictement respecté, y compris en conservant un certain nombre de
répétitions ou approximations. Les versions des croquis de la lettre 2 sont reproduites, avec
autorisation, à partir du livre de Göbel et al. (2019) qui présente la correspondance de Haeckel avec les
membres de sa famille, d'août 1854 à mars 1857. Les archives Ernst Haeckel (Jena) ont fourni une
copie de l'esquisse de la lettre de Haeckel de 1853 ainsi que des images des cartes postales de la lettre 2
de 1856.
Remerciements
Nous remercions le Dr Thomas Bach, directeur des archives Ernst Haeckel à la Friedrich-Schiller-
Universität Jena, pour son aide dans l'obtention de copies des lettres et de l'autorisation de reproduire
les images qui s'y trouvent, ainsi que celles de la version du livre de Göbel et al. (2019).
Références
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Bossi, L (2021b) Les origines du monde : l’invention de la Nature au XIX ème siècle. L. Bossi (ed.), Gallimard, Paris.
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doi:10.21494ISTE.OP.2022.0830.
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Villefranche. Arts et Sciences, 8: doi:10.21494/ISTE.OP.2024.1185
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From Nice in 1856: An Early Illustrated Travelogue Of
Ernst Haeckel
Correspondance de Nice en 1856 : carnet de voyage illustré d'Ernst
Haeckel
John R. Dolan 1, 2 , Christophe Migon 1 , and Markus G. Weinbauer 1
1
Laboratoire de Océanographie de Villefranche-sur-Mer, UMR 7093 CNRS et Sorbonne Université, Station Zoologique,
06230 Villefranche-sur-Mer
2
Corresponding author: john.dolan@imev-mer.fr
ABSTRACT. Here are presented two letters by a young Ernst Haeckel, who became a major figure of biology, as well as
recognized as a scientific artist, in the late 19th century. The letters, previously available only in German, are given here
with his illustrations, in English. They were written when he was a medical student, addressed to his parents, describing
his travels and impressions during one of his first voyages abroad. They show Haeckel with a character distinct from his
latter years, somewhat insecure, eager to share his experiences with his parents. Haeckel's talent as a storyteller and
travel writer were evident early on. During his stay in Nice he saw, for the first time, living specimens of organisms that
would later be the subjects of iconic illustrations. In a companion article (Migon et al. 2024), the letters are presented and
discussed in French.
KEYWORDS. history of science, scientific and artistic voyages, Alpes Maritimes, Piedmont.
Introduction
Ernst Haeckel (1834-1919) was a major, even dominating, scientific figure in his time (Goldschmidt
1956). He was a recognized expert on the anatomy, taxonomy, and development biology of a wide
variety of organisms. To Haeckel, we owe the term "ecology", and he gained considerable fame with
his controversial (and now discredited) biogenic law, "ontogeny recapitulates phylogeny". It purported
that the series of development stages of organisms reflect the series of ancestral forms. Haeckel was
trained as medical doctor, as were many naturalists in his time, but he only briefly practiced as a
physician. His early studies on radiolaria, microscopic organisms of the plankton, conducted shortly
after passing all the examinations to practice medicine, won him appointment to the University of Jena
in 1862, where he remained until his retirement in 1909. For much of his life, Haeckel acted as a
fervent advocate, defender, and popularizer of Charles Darwin's theory of evolution. Late in life, he
quite successfully brought the beauty of organisms, particularly those of the marine plankton, to the
attention of artists and artisans with his "Art Forms of Nature", Kunstformen der Natur, (Haeckel
1889-1904). Numerous artists, artisans, and architects of the early 20th century are said to have been
influenced by Haeckel's 'scientific artwork'. These include René Binet, Hendrick Petrus Berlage,
August Endell, Max Ernst, Emile Gallé, Paul Klee, Gustav Klimt, Alfred Kubin, René Lalique, Gabriel
von Max, Hermann Obrist, Constant Roux, Louis Tiffany and Henry Van der Velde (Bossi 2021a;
Debourdeau 2016; Green 1987; Mann 1990; Williman 2019). In more recent times, Haeckel's plates of
medusa and radiolaria from Art Forms of Nature were part of a major art exhibition in 2021, "The
Origins of the World, The Invention of Nature", shown in both the Musée Orsay in Paris, and the
Musée des Beaux-Arts in Montreal (Bossi 2021b, annexe, 'Liste des Oeuvres'). His reputation outside
of Germany considerable suffered damage in 1914 when he abruptly abandoned his pacifist
philosophy, and whole-heartedly supported the aggression of the German state in World War One. He
was, in many ways, a larger than life personality, known to be arrogant, dismissive of critics, and
dogmatic (Anon. 1919).
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Unknown to most of us is Ernst Haeckel as a young man, and he had apparently tastes and a
character quite unlike of his latter years. He was, virtually, an only child as his only sibling, his brother
Carl was 10 years older. According to Pahnke (2018), the young Haeckel was sensitive, and given to
hypochondria. His passion, from age 6 to the beginning of his medical studies, was botany. It was only
to please his father, who feared botany was unlikely to lead to a stable career, that he pursued medical
studies, beginning in April 1852. Haeckel's anxiety at having to abandon botany for medicine, and his
talent as an artist, are evident in a drawing he sent with a letter to his parents on January 1st, 1853 (Fig.
1).
Fig. 1. Left panel: Ernst Haeckel with his mother Charlotte Haeckel, and father Carl Haeckel in 1853; image
from Haeckel & Schmidt (1921). Right panel: The sketch by Haeckel accompanying a letter to his parents
dated January 1st 1853, just a few months into his medical studies. The sketch depicts Haeckel seeing himself
in a dream. He described the scene to his parents thusly "As far as I can tell, medicine is only in a corner,
hidden behind the tree. The "golden tree of life" is and remains botany! In front of him on the table is a
galvanic cell, a magnet, a pair of tweezers, slides, test tubes, and the equipment common to all natural
sciences. In the background on the left is a frightening future perspective, a blackboard on which is written an
endless mathematical formula that has yet to be solved....". At his feet are herbarium piles of pressed plants
(Pahnke 2019); image from Ernst Haeckel Archives ID 39332.
Here, we present two letters written to his parents a few years later into his medical studies, in late
1856, during a field trip to Nice. We reveal a side of Haeckel that is generally unknown, that of a very
talented travel writer, early on. Later he would publish accounts of his travels to Sicily (Haeckel 1860),
the Canary Islands (Haeckel 1867), and illustrated accounts of voyages in Ceylon (Haeckel 1882,
1922), and in Java and Sumatra (Haeckel 1901). To share his experiences with his parents, Haeckel
poured out remarkable descriptions of landscapes and peoples. His devtion to botany, is still apparent
his descriptions and lists of plants he collected. He also showed himself to be not yet arrogant, but
proud to find acceptance, familiarity, and even appreciation of two of his mentors, Johannes Müller of
Berlin, who happened to be in Nice, and Rudolph Kölliker, the organizer of the expedition that brought
Haeckel to Nice. Kölliker was a Professor of Anatomy, and traveled to Nice for his studies of fish
tissues. He was one of Haeckel's favorite professors at the University of Würzburg. Haeckel was the
only student in the party and while in Nice, he hoped to study crustacean tissues for his Dissertation.
The others members of the party were Heinrich Müller, another Professor of Anatomy at Würzburg,
who worked on cephalopods, and Karl Kupffer, an assistant to a Professor in Dorpart, sent to work on
the tissues of marine invertebrates. On the advice of Karl Vogt, to whom Nice and Villefranche were
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familiar, Kölliker arranged lodgings for the party in waterfront apartments (see Fig. 2), which would be
admirably described by Haeckel in one of his letters. They spent nearly four weeks in Nice. Before this
in trip, Haeckel had only been to the sea once before, in Helgoland, an island off the coast of Germany,
in the North Sea, and had apparently traveled little before, according to Heinrich Schmidt's biography
of Haeckel (Schmidt 1914). Haeckel's 1856 stay Nice is mentioned only in passing in biographies of
Haeckel, and not given any particular significance (Bölsche & McCabe 1906; Di Gregorio 2005;
Richards, 2008). In contrast, Haeckel himself, many years later (Haeckel 1893), credited the stay as a
turning point in his career, his first experience seeing living radiolaria, and where he was advised by
Johannes Müller to pursue studies of the organisms, which brought him fame at an early age with his
first monographic study (Haeckel 1862). During his visit, Haeckel also saw other remarkable
organisms of the marine zooplankton, siphonophores, living for the first time, which would, like the
radiolaria, be the subject of later important studies (e.g., Haeckel 1887, 1888) and famous illustrations.
Haeckel's plates of radiolaria and siphonophores were reproduced a few years ago in the book Art
Forms from the Abyss (Williams et al. 2015), and recently in an article 'Jewels of Scientific
Illustration...' (Dolan 2024).
It is important to note that the letters were written by a young Prussian medical student (Haeckel
was 22 years old), for his elderly parents. Some of Haeckel's characterizations of certain peoples may
appear surprising today, but were likely common among members of the Prussian professional class in
the mid-19th century. Short descriptions of the principle people mentioned in the letters are given
following the letters.
Fig. 2. A portrait of the medical student Ernst Haeckel, ca. 1856, with his microscopes (left panel), and an
1856 map of the city of Nice, showing the ideal waterfront location of the lodgings of Kölliker's party (right
panel), a few steps from the beach and the fish market, described in some detail in Haeckel's second letter.
Letter 1. Ernst Haeckel to Charlotte and Carl Gottlob Haeckel, Nice, 20–22. September, 1856
Dear parents!
I have been here for three days now and am feeling well and cheerful. The misfortune that
accompanied the first part of my journey to Vevey and which, particularly due to bad weather, almost
ruined my desire to travel, came to an end in Vevey, from where you will have received my last letter.
From then on, a turning point occurred and fine weather and good spirits accompanied me to this point.
As I have already written to you, Claparède whose family in Geneva gave me such an extremely
friendly welcome, accompanied me to Vevey, where he hoped to speak to Kölliker, but was
disappointed by his non-appearance, just as I was. From Vevey, on the morning of September 12, I
made a short but very rewarding trip with him to Montreux, the most charming corner of Lake Geneva
and one of the most beautiful in Switzerland, whose charms, however, did not unfold in all their glory,
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although the weather was very nice. Heavy, low-lying clouds were lying on the jagged, snow-covered
rock wall of the Dent du Midi (southeast, towards the Valais mountains), and the Jaman in the
northeast was also covered in deep snow. In contrast, the rock mass of the Dent d’Oche, towering
opposite, above St. Meillerie, stood out quite picturesquely almost vertically from the ultramarine-blue
surface of the lake, whose lush, richly cultivated shores presented a delightful picture of flourishing
cultural activity, mixed with picturesque mountain landscape background.
At 11 o’clock in the afternoon, after a warm farewell to my excellent Claparède, I got into the
interior of the express coach to travel in one go to Arona. The route leads to St. Maurice on the right
bank of the Rhone, and from there to Brieg on the left bank, through very varied valley landscapes.
Through Montreux, past the Chillon Castle, which stands majestically on a rock in the lake, the path
stays on the lovely lakeshore as far as Villeneuve. Then it enters the fertile, richly cultivated Rhone
valley, surrounded on both sides by sky-high mountain ranges. Before St. Maurice, a bridge boldly
leaping over rocks leads from the Vaud region into the Valais and, as if in an instant, the whole
character of the region changes. There, industry, cleanliness, culture, prosperity, Protestantism; here (in
the Valais) dirt, depravity, misery, Catholicism. The valley remains extremely grandiose and
picturesque as far as Martigny. On both sides, magnificent bare rock faces, rising abruptly more than
thousand feet above the valley floor and forming a colossal amphitheater. Then an area completely
destroyed by landslides and mud flows, magnificent waterfalls (Sallenche, Trient), wild gorges, jagged
glaciers hanging high above. In Martigny, my company changed. Instead of an extremely friendly
North German Hanoverian philistine (merchant) with a very good-natured wife and a nice son, I got 3
Frenchmen (including a disgusting lady) and 2 Russian women in the car, a completely disgusting
bunch, whose impudent and boastful behavior I could only counter with stubborn silence and now and
then a good German rudeness. Fortunately, I was so tired that despite their incessant chatter, I soon fell
asleep, slept through the very boring stretch from Sion and only woke up again the following morning
in Brieg.
13/9 Sat. From Brieg to Domo d’Ossola.
Crossing the Simplon. I climbed the summit of the 6578 foot high pass from Brieg in 6 hours and
was thus at the summit a good hour earlier than the express car that had left at the same time.
Unfortunately, the wonderful view of the Alps of the Bernese Oberland was largely obscured by
clouds, although the weather was otherwise quite clear and the surrounding and neighboring mountain
areas looked particularly good. The way up on the beautiful, wide country road, which winds its way
up over numerous bridges and under galleries, is not particularly special and is far behind the Wormser
Joch 1 . The southern descent is all the more beautiful, leading down very steeply in numerous bends
through an uninterrupted series of magnificent and wild mountain gorges, with magnificent waterfalls,
snowfields, glaciers, rock faces, forest ravines, etc.
Halfway up the mountain I met a doctor from Würzburg, Wilkens from Hamburg. At the summit I
stopped off at the hospice run by monks where I saw two magnificent large dogs. I also found a
number of beautiful, rare alpine plants in bloom: Senecio incanus, Chenopodium botrys, Achillea
tomentosa, Centaurea nervosa, Campanula alpina etc. In Isella we were held up for an hour by the
Sardinian pass and toll inspection, then we drove into la bella Italia, which was already clearly evident
in all its peculiarities on the short stretch to Domo d’Ossola. We stayed for two hours and were then
packed into a cage-like Sardinian mail coach, nine of us, in which there was legally barely enough
room for six passengers who were only of a moderate size. The compartment was so narrow that the
position once taken up had to be maintained irrevocably for the entire 7-hour journey and changing the
painful position was out of the question. The cart also had the pleasant feature that the roof was
completely riddled with holes in several places and the windows did not close properly, so that when a
heavy thunderstorm broke out shortly after our departure, the rain streams penetrated the interior in
thick jets quite comfortably, and soaked some of us so thoroughly that we got out in Arona as if we
had just been pulled out of the water. The desperate situation, which paralyzed all my limbs, could
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have completely destroyed my good spirits if the French had not turned the tragedy into something
comical and amusing by their incessant cursing and raging and the Russians by calling on all the saints.
The heavy rain continued the next morning, Sunday 14/9, so that I could see neither Lago Maggiore
nor Arona and was lucky to get a reasonably sheltered corner seat in one of the windowless, open third
class carriages, which were also systematically 'watered'. The area offered little of note along the entire
route from Arona (5 a.m.) to Turin (9 a.m.). Mostly nothing but extensive cornfields, interspersed with
scattered trees and surrounded by hedges, and here and there also garlands of vines. The track
continues completely smoothly on a horizontal plane to Turin, which lies at the foot of a green,
undulating chain of hills bordering this area to the south.
On the whole, I liked Turin very much, which is largely due to the extraordinarily friendly reception
I received by Dr. Filippo de Filippi, through Virchow and Kölliker's recommendation of me, to the
very kind and friendly professor of anatomy. But the city itself, although very new and modern, is still
quite interesting, especially because of its unique, charming location, and also because of its very
peculiar folk life. After I checked into the Hôtel de la Ville, I immediately went for a walk through the
main streets of the city to get my bearings. The rain clouds had meanwhile disappeared, and the bright
Sunday sun had attracted a large, colorful crowd onto the streets, so there was no lack of material for
comparative folk observation. On the whole, the Sardinians 2 are a very peculiar people, very different
from the other Italians, especially the Lombards. They are more serious, more sedate, more choleric,
much less loud, lively and active than the latter. Even in the densest throng of the busiest streets, things
were very quiet and sedate compared to Milan and Venice. The men are on the whole handsome,
strong, although not tall people. In particular, the soldiers, who enlivened the streets of Turin in large
numbers in all branches of the military and were mostly decorated with the English Crimean medal,
looked very warlike and manly. The best-looking fellows seemed to be the famous running huntsmen,
lively people in long, folded tunics, wide breeches and a small, round, wide-brimmed hat with a long
plume. The cavalrymen also looked very stately, in short blue jackets, with white helmets bordered
with bearskin, above which protruded a boldly curved, gilded crest. The artillerymen wore long black
coats and French caps, like the infantrymen. The prettier the men, the uglier the women seemed in
general, among whom we have not yet seen a pretty face, dirty people with coarse features, and earthy
complexions. Of all the people, the beggar boys have given me the most fun so far, an inexhaustibly
funny bunch, on whom Morillo could have made the most beautiful studies.
After strolling along the splendid main street of Turin, Via di Po, and looking at the cathedral of the
Dukes of Savoy, with their beautiful white marble monuments, as well as the royal palace, I visited the
famous "Armeria reale" (the royal armory), a very rich collection of beautiful, old weapons and similar
historical curiosities. Then I listened to a pretty military band in the palace garden, at the end of which
a great battle scene from the Crimea was played, during which a great noise was let off by burning a
large number of firecrackers and matches in time with the music. At 2 o'clock I went to Professor de
Filippi, who received me very kindly, gave me my bearings, and then showed me around his beautiful
zoological museum, where there is a large selection of excellently stuffed mammals, as well as many
fine wax specimens and very beautiful fossils. Among the fossils, three pieces in particular are very
noteworthy: Megatherium and Glyptodon from La Plata, and Mastodon angustidens from the Turin
area. The collection has few anatomical specimens. The latter includes a very beautifully arranged
whale skeleton from a Balaenoptera that was stranded near Nice. At 5 o'clock, the usual lunch hour, I
had a completely Italian but very tasty and plentiful lunch at the hotel's table d'hôte, where I got to
know a lot of peculiar dishes. During the whole meal, a hollow, very tasty bread, grissini, baked in the
shape of willow branches, is nibbled in large quantities. In the evening I strolled around the colorfully
bustling city for a long time, sipped a delicious sorbet (ice cream) in one of the splendid cafes (which
are said to be the most brilliant in Italy) and then wanted to rest a little at home so that I could go to the
train station in the evening and see Kölliker. But I was so tired that I fell fast asleep and only woke up
when Kölliker and de Filippi came into my room at 9 p.m. Kölliker had also had a lot of bad weather in
Switzerland and had now travelled directly over the Gotthard Pass. It was immediately decided to stay
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in Turin for another two days. The next morning I woke up at 5 a.m. and immediately took advantage
of the very clear sky to get an overview of Turin's situation. I crossed the Po Bridge to the right bank of
the Po, and then climbed a small slope to the Capuchin monastery, which is situated on an isolated hill.
From the convent and the gallery on it I enjoyed a magnificent view. I was delighted by the
magnificent panorama, but it was only an imperfect fragment of the incomparable panoramic view that
we were to have the following morning from the Superga. The Chiesa di S. Margaretha, which is ¾
hour higher up, also only offered partial fragments of this view. But the whole thing, especially the
magnificently stretched out, very clear chain of the Alps, surrounding the city in a semicircle, was so
magnificent that it took several hours for me to tear myself away. From 10 a.m. to 12 p.m. we, that is,
Kölliker and I, were with Filippi. Then we visited the very rich royal painting collection, which
contains many very good pieces, especially by Titian, van Dyk, Rembrandt, etc. In the afternoon we
were back at Filippi's, where we met the professor of chemistry, Piria. Then we made the acquaintance
of a young histologist, Dr. Gastaldi, who showed us preparations of the nerve endings in the nasal
mucous membrane. With the latter we went to a restaurant at 5 o'clock, where Filippi had arranged a
splendid dinner for us in the most sumptuous Turin style. We dined very happily until after 6 o'clock,
and then went to the Giardini publici, the very popular public promenades, which are animated in the
evenings by music, puppet theater, etc. The evening was perfectly spent with sorbet and fiery Italian
wine.
The next morning, Tuesday 16/9, Kölliker and I were up at 5 a.m. Since the weather was glorious,
we set off from the Po Bridge on a small boat down the Po to the Madonna Pimmelone, and from there
climbed up to the Superga in an hour, mostly on a fairly shady, not very interesting path. The burial
church of the kings of Sardinia, a handsome domed building, on the last (easternmost) and highest
(2400' above sea level) mountain of the green chain of hills that stretches south of Turin on the right
bank of the Po, and at the foot of which the large residential city lies directly on the edge of the plain.
The panoramic view from the top small gallery, near the top of the dome, is absolutely delightfully
magnificent and is one of the most beautiful I have ever seen. Directly at the foot of the mountain the
winding Po meanders along its sandy bed. Above it stretches the broad, wide plain, the most fertile
flatland, adorned with countless villas, villages, towns, towers, etc. in the most fertile cornfields and
vineyards. The entire northern horizon is closed off in a beautiful semicircle by the Alpine chain,
which is extremely magnificent from here, seemingly so close that you could reach it in a few hours. In
the far west rises the most beautiful peak that I have ever seen, the slender pyramid-shaped Monte
Viso. In the east, the sea of snow of the magnificent Monte Rosa rises as a counter-pillar, to which the
Graubünden Alps, Bernina etc. are attached on the sides and in the blue distance to the east the
Tyrolean mountains, Ortler, etc. To the west of Monte Rosa the Matterhorn (Mont Servin) rises into
the blue air as a small, pointed peak. Next to it are the Valais Alps. Unfortunately, Mont Blanc itself is
hidden by high foothills. This makes the snow and ice fields of the Great St. Bernard, Mont Cenis, etc.
all the more magnificent. I have never seen such a delightful Alpine panorama. The view from the
Milan Cathedral is nothing compared to it.
The view to the south is completely different, where a veritable sea of undulating green hills
covered in dense forest, adorned with a mass of small white villas, chapels and villages, stretches out.
In the west, the transition from there to the Alps is closed by the Maritime Alps, below which the Col
di Tenda is visible. To the east, the fertile, flowering plain disappears into the blue distance. In the
most charming contrast to this magnificent surroundings, the splendid capital nestles at the northern
foot of the green sea of hills, on the left bank of the Po, crossing the river on two bridges. It is a very
regular oblong square formed by long, parallel and right-angled, wide streets, with masses of
magnificent, six-story, brand new houses (only a few are still old), among which numerous palaces,
churches, towers, etc. stand out. The flat roofs and long chimneys are very reminiscent of Italy. All
around the white, shining sea of houses is the friendliest green surroundings. In short, the whole thing
was so charming that after hours of enjoyment I was extremely reluctant to follow Kölliker's repeated
admonition to leave and would have gladly saved myself a visit to the boring family crypt decorated
with ornate marble monuments. At 12 o'clock we were back in Turin. We spent the afternoon with
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Filippi and Gastaldi again, and had another sumptuous dinner. Filippi is a very nice person, a very
German person, despite his Italian name. He also loves Germany very much. At 6 p.m. we left Turin
by train for Cuneo, at the foot of the Maritime Alps, where we arrived at 9 p.m. The route is nothing
special, but it was quite pretty in the most wonderful full moonlight and seemed very beautiful to us in
our very contented mood.
Wed 17/9 from Cuneo to Nice over the Col di Tenda.
One of the greatest tours I have ever done and which we flatlanders who do not know mules would
consider impossible. In Cuneo, we boarded the Corriere di Nizza, a small, narrow mountain mail
coach, in which we were fortunate to have been given compartment seats, which we shared with a third
person, a very nice Dutch lawyer, Lahm from Utrecht. The cart was pulled by 7 mules, which were
harnessed in pairs, one behind the other. Alongside each side ran an indestructible mule driver,
constantly banging and screaming, cursing, admonishing, beating, jumping and howling. From here on,
the road to Nice leads constantly through extremely desolate, wild, desolate, bare, rocky mountain
country; you cross no less than three very large mountain ridges (from 4 to 6000 feet), the most
important of which, the more than 6000 foot high Col di Tenda, whose summit we reached early in the
morning, rises directly above Cuneo. With the exception of the last two hours before Nice, where the
landscape unfolds all the luxuriant charms of Italian splendor and southern vegetation, the character of
the landscape remains the same everywhere: enormous, white-grey or yellowish limestone masses
rising very steeply from narrow gorges and valleys, with almost no trace of springs and only extremely
poor and miserable, but very characteristic desert vegetation on the completely parched ground. Dry,
grey-green, prickly, hairy and felty subshrubs, mostly belonging to the composite family, form the
main mass and are vividly reminiscent of the very same steppe vegetation of the Spanish and North
African plateaus. No insect, no bird animates this rigid, dead, desolate rock world, where no moss can
find space or moisture to exist. The highway that leads over these three passes (Col di Tenda, the
northernmost and highest, then Col di Braus and finally the southern and lowest (about 4000 feet) Col
di Bruas) is quite unique 3 .
In hundreds of the boldest and steepest, spiral-shaped curves, the broad road, without any walls,
railings or breastworks, without galleries, barriers, or other protective structures common on difficult
mountain passes, rises so incredibly abruptly and steeply on each side of the three mountains that, in
our opinion, it would be impossible to drive across. But what is actually impossible for horses is
achieved by the excellent mules with their extremely sure and firm stride, their tough, sinewy strength
and their indestructible endurance, qualities which we had the opportunity to admire in their greatest
extent here and thus also learned to really appreciate the value of these invaluable mountain animals.
Both the ascent and the descent were more or less the same on all three passes, but so that the Col di
Tenda posed the greatest danger and was nevertheless crossed with the greatest speed and an almost
punishable recklessness. We went uphill on foot for some stretches and collected rich treasures of the
very interesting flora. But here too the mules went so quickly, mostly at a trot, so that we could only
keep up with them by cutting across large curves. But the descent was so crazy that we really lost our
hearing and sight, and Kölliker, who was sitting on the corner, was always ready to jump out. As if it
were a race on the flattest racetrack, the mules raced at full gallop or trot down the countless, strongly
curved and steep spiral bends, so that the carriage was half in the air and at every bend we felt as if we
were flying straight into the depths of the terrible abyss. I would not recommend this route to a lady
under any circumstances and I was really amazed that we had successfully covered this most amazing
of all roads, which leaves all the well-known Alpine roads far behind in terms of danger, without any
accidents or delays. At 4 o'clock in the afternoon we arrived safely in Nice.
Nice 22/9
I left the letter lying around for two days in the hope of being able to tell you something about my
stay here so far. Unfortunately, I now see that I will hardly be able to write a more detailed description
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so quickly due to the lack of time, so I am sending the lines inside, which tell you about my journey,
while saving the rest for the next letter. The most important thing is that I am well.
We live together very happily and contentedly: Kölliker, Heinrich Müller, Dr. Kupfer from Dorpat
(Bidder's assistant), and me. Johannes Müller and his family are also here, and almost every evening
we walk up and down the promenade with him for a few hours, chatting very pleasantly and
comfortably. The seaside resort is absolutely delightful and we don't miss a single day. There was a
shortage of magnificent sea creatures in the first few days, when we didn't know where to find them,
but now there is an abundance of them. Today, for example, we had magnificent chains of Salpa
maxima 4 , large holothurians and sea urchins, Pelagia noctiluca 4 , pyrosomes 4 , a mass of smaller
crustaceans, beautiful fish, etc., so that you don't know where to start. Our apartment is lovely, right on
the beach, with the most unobstructed view over the whole bay of Nice. We work hard all day. We
swim in the evening. Then we chat. The only thing I miss, which also bothers me a lot, is that I haven't
received any news from you. I have been longing to go to the post office every day, but always in vain.
Perhaps letters from you are already here and perhaps the only thing that is preventing me from getting
them is the unclearly written address. In the next letter, have Theodor or someone else write the
address very clearly:
Mr. Haeckel, medical student from Berlin
Postal Address: Mr. Vial
Réstaurant chez les Dames, au Cours No. 32.
in Nice, Kingdom of Sardinia
Warmest greetings to Carl and all relatives and friends. Write very soon! Yours Ernst!
I have just received the letter from you in Berlin. 22/9
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Letter 2. Ernst Haeckel to Charlotte and Carl Gottlob Haeckel, Nice, 1–5. October, 1856
Fig. 3. "Nice, Vue Prise du Col de Villefranche", the first postcard (lithograph) included with the letter.
Nice, Wednesday 1/10 1856.
Dear parents!
Today 14 days, half of my stay in Nice, are over, and it is time for me to finally tell you something
about my life here. You can hopefully forgive me for a detailed written description of it, as I will soon
be able to tell you everything much better and more clearly orally. I can also only tell you mainly about
our zoological and anatomical studies, as I have unfortunately only seen very little of the rest, which
would be of much more interest to you, namely Nice itself and its wonderful surroundings. This is
largely the fault of the persistent bad weather, which was particularly awful in the last 8 days. The first
few days of our stay were very nice. Unfortunately, we neglected to use it for excursions into the
surrounding area, as the mass of interesting sea creatures that were new to us absorbed all our interest.
So it came to be that we sat behind the microscope non-stop from morning to evening and only went
for a walk in the surrounding area twice, which was just enough to stimulate my wanderlust and desire
to wander to the highest degree, so that I have firmly resolved to enjoy the wonderful area more from
now on.
As I wrote to you in the last letter, together we form a four-leaf zoological clover that spends pretty
much the whole day together: Prof. Kölliker, who carries out comparative histological studies, mostly
on fish, in particular on the pore channels of the cell walls, Prof. Heinrich Müller from Würzburg, who
deals exclusively with the fine anatomy of cephalopods (squid) and (if there are any) also of salps, and
thirdly Dr. med. Kupfer from Dorpat (assistant to Bidder), who wants to learn more about sea creatures
in general and is also interested in the histology of holothuria, and finally my dear person, who has set
himself the task of studying the microscopic anatomy of crabs and has wasted a lot of time on it in
vain. We all live in one street, the Citè du Parc, the row of houses that stretches along the bay, very
close to each other, separated by only one house each, and our windows all look directly out onto the
sea, from which we are only separated by a bare beach about 20-30 paces wide. My little room is very
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small, so I could barely fit my belongings in it, as the following floor plan and description of this
classic locality will show:
Fig. 4. Haeckel's sketch of the floor plan of his apartment in Nice, explained below in his words.
(a) is the large, only window, in the niche of which stands a table (b) with a microscope and glasses,
cutlery and other instruments at which I work all day long and, as I always have the window open, I
can also breathe in the freshest, purest sea air. Next to it is (c) another table, which is used mainly for
dissecting the beasts that fall victim to my zoological desire to murder, (d) is the chest of drawers,
whose drawers house my most essential belongings and on whose marble top books, glasses, bottles,
instruments, plants, animals and all sorts of other things lie in a colorful jumble in the most beautiful
disorder. (h) is the door that leads me down a small staircase into the Via del Parco. (g) is a huge fourposter
bed, with curtains all around to protect against the very annoying mosquitoes. A small
washstand (f) and 3 chairs (e) complete the furniture, which is in itself very simple, but is given a very
charming appearance by the mass of various natural objects lying on top of and through each other. In
particular, 2 long sea crabs (Maja) which are lying on the floor to dry along with many other smaller
crustaceans and which spread a very intense smell throughout the whole house (to the horror of my
hysterical neighbor, a grayish, dry lady) give the genre picture a decidedly typical character. In any
case, one could not expect anything better from the workshop of a naturalist studying sea creatures in
such a confined space.
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Fig. 5. Haeckel's map of the waterfront in Nice showing the location of his apartment. From left to right: k the
harbor of Nice, i the chateau fort of Nice on the rocky outcrop separating the bay from the harbor, l the fish
market, m Haeckel's apartment, n Kölliker and Müller's apartment, o Kupfer's apartment, p the area where the
men swam regularly.
To give you a better idea of the apartment's favorable location, I have also included a map of the
immediate surroundings: (i) is the rocky outcrop that separates the bay from the harbor (k), (l) the fish
market, (m) the apartment number 8 mine, (n), the apartment number 12 Kölliker's and Müller's, (o),
the apartment number 14 Kupfer's apartment, (p) the bathing area. Between the latter and the fort (i)
lies the fishermen's beach, where their boats are lined up in rows. Apart from that, you can hardly see a
ship in the whole of the large bay, apart from the passing sails on the horizon. Even in the harbor you
can see few ships, and they are mostly small, insignificant things, two-masters at most. In general, sea
traffic seems very light, especially for such a large city.
My daily routine, which I have followed very regularly up to now, is as follows: I get up at 6 o'clock
and, weather permitting, usually rush straight into the sea, which is just a few steps away. A sea bath
like this, so fresh and cool after a hot bed in the dank room, is quite delicious and I prefer it to an
evening swim. Then I stroll along the beach for a bit and buy the material for the day's research at the
fish market, mostly crabs, particularly the Palinurus quadricornis, which is particularly dear to my
heart, as well as various species of shrimp, beautiful isopods (Cymothoen), etc. On the whole, the fish
market is not very rich at the moment compared to the abundant local marine fauna. In general, this is
not the best time of year for our research, which is from December to March. For example, I have not
yet seen siphonophores 4 , pteropods 4 and other delicate, rare things that I had been particularly
interested in. The fish market supplied almost only fish and crabs, and only a moderate selection.
However, of the former, rays and sharks are well represented. Torpedo, Chimaera, Squatina, Scymnus
Lichia, MyliobatesaAquila, etc. are not rare. In addition, there is a large selection of labroids, the
parrots of fish, with the most magnificent, bright colors. The most common, most frequently eaten, and
very tasty is the Mugil cephalus, called Longo or Mugo here. Haddock (Gadoids) and plaice
(Pleuronectes) are rare. If we were to restrict ourselves to these common products of the fish market,
the material would certainly be rather poor. However, we have also trained several fishermen who
bring us everything of interest. However, we regularly visit the fish market early. From here, usually at
8 o'clock, we go to the Café Royal and drink our Chocolata à la Milanèse, from where we immediately
get to work. If the work is very interesting and there is plenty of material, we usually stay there
uninterrupted until 5 or 5:30; otherwise, at 12 o'clock, we have a very frugal midday meal at Mr. Vial's,
the restaurant directly opposite us, which is also our host. Usually just macaroni with a little sour red
wine from Nice, and often fish too.
At 5:30 (17:30), all four of us regularly go swimming together, a major pleasure of every day. With
the exception of a few eccentric Englishmen, we are the only people in the whole of great Nice who
still swim. Although the water is still very warm, certainly an average of 15°, it is much too cold for
the Italians, and the fact that we are now swimming so well is such an unheard of thing that the whole
Quai du Midi is usually full of spectators. The bathing is quite delicious, the waves are mostly quite
strong up to now. But it is not nearly as strong as in Helgoland (which is admittedly much colder
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(constantly 11°).) At least it does not affect me in the slightest, although I often bathe twice a day,
always for 10-15 minutes, whereas the short bath in Helgoland completely ruined me. Of course, it is
also possible that I have become so much stronger since then. After swimming, we take a short walk
along the beach and watch the wonderful, ever-changing play of the waves, which we sometimes
cannot get enough of for hours, especially the raging surf that has undermined the rocks below the
castle and, in strong winds, hurls up white clouds of foam as high as houses with a mighty thunder.
When it has become completely dark, we have our main meal at Mr. Vial's at 7 p.m., after which we
either go to the Café Royal and play a game of chess or stroll up and down the promenade (au Cours)
for an hour or two and listen to the military band. Until the end of last week, we regularly met
Johannes Müller here with his wife and daughter, with whom we then chatted for a couple of hours.
However, they have disappeared without a trace for several days. At 9 o'clock our day's work is
concluded with a delicious sorbet, a very large and inexpensive portion of excellent fruit ice cream,
after which we go to bed, quite tired and sleepy, and enjoy a wonderful sleep until the next morning,
unless we are woken up now and then by the infamous mosquitoes, which, despite the nightly hunt,
still hide in the pleated curtains of the four-poster bed and do us miserable damage with their
poisonous bite. I was so badly injured by them the very first night that my face, arms and hands were
completely covered with thick red welts that were very painful and have not completely disappeared
even now. Apart from this plague and a few other human parasitic insects, which are found in large
numbers and assorted everywhere in bed, living room, inn, etc. and seem to be particularly fond of the
sweet German blood, my corpse is in exceptionally good condition, as is to be expected from the
delicious seaside resort and the equally wonderful sea air. But mentally, too, I am fresher and more
alert than I have been all summer. I get on very well with my three companions, who are in fact
extremely friendly and kind to me, much more so than I expected (especially Kölliker), and we are as
happy, cheerful and merry every hour we are together as one can be. I treat Kölliker and Müller just
like Beckmann and Call, and generally like my best friends in Würzburg, and we are as unashamedly
intimate with each other as if we had been together for years.
Furthermore, I give them, especially Kölliker, so much pleasure with various great ideas etc., in
which I am sometimes very productive, that Kölliker always calls me the "priceless Haeckel" and
assures me that I would be worth the trip to Nice alone. Actually, he thinks, you should let me go to
Paris with him now, to show myself there for money. Especially in the evenings and when we are
bathing, we are so merry and cheerful that we can't stop laughing for hours, and that is quite important
given the long evenings that are now. For my part, I have also grown fond of Kölliker here. He is
basically a very good and loyal German soul, and the many faults that people always say he has are not
nearly as bad and are simply derived from his main fault, a great love of money, which is not excessive
either. Heinrich Müller is a very good and nice person, just a little philistine, but otherwise very
amiable. I get on very well with Kupfer, although he is very pedantic, phlegmatic, cautious and
composed, and in other respects very different from me. In any case, this constant, lovely German
company contributes a great deal to making my stay here extremely pleasant. Without them, the leisure
hours not filled with scientific research, especially in the evenings, would be quite terrible. The great
deficiency caused by my ignorance of the French and Italian languages is also only very slightly
noticeable to me, although always to the extent that I have firmly resolved to study the modern
languages seriously again after my return.
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Fig. 6. "Nice, Quai du Midi", the second postcard (lithograph) included with the letter. The viewpoint shown in
the foreground is that where Haeckel said that people would stop to watch his party swimming in the sea in
October.
Nice. Sunday 5/10 56.
The beautiful days that put an end to the miserable rainy weather and Sirocco storm on October 2nd
allowed us to go on a few excursions yesterday and the day before, so that I have only got around to
finishing the letter today. But I can also tell you a few things about the area around Nice, of which I
have now at least gained a basic overview. As far as the country as a whole is concerned, namely this
entire stretch of coast of the Mediterranean, as far as I have seen it so far, it cannot be called beautiful
in general by our standards. Right up to the sea there is a chain of mountains or at least very impressive
hills that belong to the southern slopes of the Maritime Alps. They are almost entirely steep, jagged
limestone cliffs, which with their white-grey bare peaks protrude, dry and bare, into the blue sky. The
vegetation is indeed very interesting for the botanist, a very southern flora of evergreen shrubs, namely
very beautiful composites and labiates, but otherwise very unsatisfactory from an aesthetic point of
view, monotonous, dry, arid, and poor and sparse due to the great lack of water and the lack of humus.
Forest only rarely covers the foot of these desolate rocky mountains and even then it is mostly just the
desolate grey-green of the silver-leafed olives with their melancholy, twisted black wood. The more
desolate and sad the whole hilly country of the desolate coast appears in general, the more charming
and lovely the oasis appears in the middle of this desert, in the center of which lies Nice, surrounded by
the following features:
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Fig. 7. Haeckel's sketch of the region of Nice. From left to right: 1 the Bay of St. Jean, 2 the village of St. Jean,
3 the lighthouse of Villefranche on the Cap Ferrat, 4 the Bay of Villefranche, 5 the village of Villefranche, 6 the
castle fort of Mount Alban, 7 the city of Nice, 8 the port of Nice, 9 the Castle Hill, 10 the Bay of Nice, 11 the
headland of Antibes, 12 the lighthouse of Antibes, 13 the city of Antibes, 14 the river Var, 15 the Bellet Hills.
The wild mountain river Var (14), which runs straight south and separates the two kingdoms of
France and Sardinia, flows into the Mediterranean a few hours west of Nice. It is surrounded on both
sides by high hills, to the west by the bare, desolate, naked mountains of Provence, and to the east by a
green, forest-covered line of hills (15) which rises from the sea in a wide arc around Nice to the
northwest, and together with a series of higher, bare limestone mountains to the north and east (among
them the high, white Monte Calvo stands out above all) forms a semicircle in which, protected from
the north and open to the south, the wide green valley is embedded, the southern edge of which is
bordered by Nice.
What gives this wide valley its main charm and has probably also mainly given it its reputation is
the lush picture of the most flourishing fertility which its green terrain presents in stark contrast to the
deserted limestone rocks all around. The whole valley appears as one big Hesperides garden, in whose
flowering, rich area chestnuts, date palms, cypresses, oranges, lemons, pomegranates, laurels, carob
trees, mulberry plantations, vineyards etc., etc., in short all the magnificent evergreen trees of the
southern flora, whose name alone conjures up a half-paradise in the minds of northern Germans, grow
in luxuriant abundance. But what gives the whole picture its own specific charm is the large, shining
city on the seashore, built almost entirely of 6-story, palace-like houses in the latest style, and above all
the endless herd of many thousands of friendly, white houses, villas and country estates, which are
scattered in the most charming groupings everywhere in the ground and on the walls of the wide green
garden. The wonderful evening on which I first saw this unique landscape from Mont Alban will
remain unforgettable to me and will often bring the whole paradise of Nice to mind.
Mont Alban (6) is the castle fort on the top of the ridge which juts out into the sea as a sharp rocky
peak, separating the town (7) from Villa Franca. The latter (5) is a small Italian village with a fortified
castle and the arsenal harbour, situated on a charming, completely enclosed bay (4), which is the
Elysium of zoologists from December to March, but has now yielded little in the way of the
unfavourable season. To the east it is enclosed by a narrow headland, on the foremost point of which is
the lighthouse of Villa Franca (3), on the eastern edge of which lies the small fishing village of St. Jean
(2), and to the east a new large charming bay adjoins, on the northern shore of which the Corniche or
Riviera Ponente stretches out in the boldest curves on huge limestone cliffs directly by the sea, the
great artificial road of European fame that Napoleon had built from Nice to Genoa. All of these
wonderful attractions can be seen at a glance if you stand on the heights of Mont Alban, the highest
point between Nice and Villa Franca, the vantage point that is only surpassed in Europe by Naples: to
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the south the divine deep blue Mediterranean with its two large bays, west of Nice, east of St. Jean, in
between the small bay of Villa Franca. In the north, a magnificent, bare limestone mountain world,
rugged, desolate, grey-white peaks that plunge steeply into the sea in the east and stretch out the
narrow spur, on whose peak the lighthouse of Villa Franca stands enthroned. In the immediate
foreground, grey olive groves. In contrast, what a contrast the view to the west into the most charming
green sea of foliage, interspersed with many thousands of white houses, wreathed by the large, shining
city on the seashore, towered over by the proud castle! And then in the far west, the picturesque blue
mountain range of Provence, in front of whose next row of hills the narrow headland of Antibes (11)
stretches out far to the south, with the shimmering, elongated little town on its eastern shore, and the
tall, far-reaching lighthouse (12) on its peak.
It would be futile to try to give you a clearer picture of this single image in writing. Perhaps the
cover picture above the first and third sheets of paper will help you understand it a little. For the rest, I
will leave you to the oral story. It was three days ago when we enjoyed this divine spectacle for the
first time on a glorious evening, at the most glorious sunset. I was sorry I had not climbed up earlier.
The first time we were in Villa Franca, on the very first day of our stay, we made the trip there and
back by water. The only other excursion we made in the first 14 days was to the low castle (9) by the
harbor, from where you can enjoy a pretty nice view, but limited to the bay below Nice itself. The day
before yesterday we took advantage of the glorious weather for a longer excursion in the opposite
direction. We went into the green mountains of Bellet, the chain of hills (15) on this side of the border
river Var (14). On a shady but very rocky and rather difficult path, mostly through vineyards, olive and
pine forests, we climbed up to the church of Bellet in two hours, from whose tower we enjoyed a very
peculiar view, in particular a very remarkable view deep to the north into the innermost cleft of the
wild, bare limestone mountains, with grotesque, fantastic rock formations. To the east, a ridge running
down from Monte Calvo blocked our view of the Nice basin. The view to the west into Provence was
all the more beautiful: a picturesque, wild mountain country, here and there with friendly green spots
and small villages, in particular a very picturesque mountain town, Saint Jeannet, perched on the
embankment around a rocky colossus falling vertically to the south. To the south, the blue sea
shimmered far away in the sun, with a large, wide, low island behind Antibes 5 . To the east, the
mountain on which we stood fell extremely steeply into an extremely narrow, rocky valley with dark,
rugged walls.
The village priest advised us to return through this ravine. We met this worthy fellow with his flock
on his property, commanding the work in the fields, one of the most classic, typical figures I have ever
seen. A powerful, sturdy, stocky, extremely well-fed, but at the same time Herculean-muscular old
man of about 70 years. Black and white curly hair and the remains of an unshaven beard, with a black
snuff filter in the groove of his upper lip. A yellowed tie with a priest's smock hung around his thick,
plump neck. The bald head of the colossal, square Roman skull was covered by a black velvet cap. His
feet were simply booted with laced sandals. The rest of his clothing consisted of a single wide, folded
toga, in which he had wrapped himself in a most picturesque way with the dignity of a Roman senator
and with genuine artistic taste. He knew how to cover up the lack of a shirt, trousers and other items of
clothing so skillfully that only in the heat of his speech did the naked figure of Adam peek through
now and then. The old man's speeches, who only spoke in genuine Provencal patois, were so extremely
naively original that we had a long conversation with him. It was clear from everything that he was by
no means one of the ascetic pietists, but enjoyed his life and was probably the father of his
congregation in more than a figurative sense. With a glass of wine in his hand and a girl in his arms,
the old priest would have produced a highly characteristic Dutch genre picture. What a pity we didn't
have a Rembrandt here! Saltando al pede juvenile, he said (jumping with our young feet), we would
have a wonderful way back through the valley, despite the molta aqua (lots of water). On this
recommendation we then climbed through his magnificent garden, in which laurels, myrtles,
strawberry trees and pomegranates were magnificently displayed, down the extremely steep valley wall
to the bottom of the valley, but were not a little surprised to find no trace of a path here, but only a
stony riverbed about 20 feet wide, on both sides of which the valley wall rose up extraordinarily
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steeply as a bare slab of rock. We were forced to walk for about 2 hours along this riverbed to where it
flows into the sea, to the great chagrin of my companions as well as to my greatest joy. The path
through these streams was not very comfortable, as we had to jump over or wade through the wild
mountain stream, which constantly zigzagged across the gravelly riverbed, every five minutes, as it
was impossible to avoid it due to the vertical rock faces. But I had a lot of fun jumping through the
water, in which we kept falling into it, and the vegetation on the damp, shady rock faces was so lush
and splendidly southern in abundance that I completely forgot the pain of my feet being scratched by
the sharp rocks. I also forgot about the grass, bushes and foliage, and finally about the magnificent
Venus hair (Capillus veneris), an extremely delicate, charming fern, which grew luxuriantly
everywhere, on the dark, dripping rock faces. It was already dark when we reached the sea, but the
evening was so beautiful that after our return to Nice at 8 o'clock we went to the beach and took a
splendid swim in the crystal-clear sea under the most beautiful starlight (the moon, now new, had
already set). A really delicious party!
Today, on a beautiful Sunday morning, we were again in the lovely bay of Villa Franca with
Vérany's dragnet and his fisherman Guacchino, catching a lot of beautiful holothuria, orange-red
starfish, pearl mussels (Haliotis), conical oreasters, and many other worms. We also tried pelagic
fishing for the first time today with Johannes Müller's fine nets and caught some really wonderful little
glass animals, like crystal, which I had never seen before, lovely pteropods 4 , chryseis and firola 4 (very
young, with beautiful eyes and nerves), a young siphonophore 4 , the most remarkable Thalassicolla 4
and other splendid things.
I have also been happier with my scientific research in the last few days. After much fruitless work,
yesterday I found some very strange and completely new histological details on the nerves and vessels
of crabs, which could provide quite good material for a dissertation. Overall, I have collected very little
and will only limit myself to the most important. Seaweed is very rare here and I have not yet
examined the few, strange ones that occur in Villa Franca. On the other hand, despite the very
advanced season, I have had a very rich harvest of the magnificent land flora on the dry limestone
mountains, mostly very strange, characteristic plants of the south: for example, growing wild on Monte
Alban: Lavender, myrtle, rosemary, Centranthus, Scilla autumnale, Smilax aspera, Euphorbia
dendroides, Plumbago, Statice cancellata, etc. All of this is extremely interesting, even though I have
completely given up botany.
Now I should really tell you about Nice and its inhabitants. But there is very little to say. Nice itself
is a very boring big city in the modern residential style with all the opulence and luxury furniture of
such a city and some 1,000 splendid, palatial, now empty apartments that only fill up with foreigners in
the winter, almost all of them English. The people are accordingly extremely corrupt and degenerate,
morally and physically in a bad state. The women are all murderously ugly. You don't see a single
tolerable face. I am really glad that I had seen such pretty girls in Baden and Switzerland before;
otherwise you would lose all taste here. You see much prettier faces among the men, but they mostly
look so slovenly and depraved that they seem to have brought together the crooks and idlers from all
over Europe. Even the fishermen and fishwives with whom we deal every day, who are otherwise
certainly the best part of the population, are no good here. The customs and language are French, even
among the lower classes. We only made 2 acquaintances, namely the two local naturalists, the
zoologist Vérany and Abbé Montolivo, who is also a botanist: both very pleasant people who are very
helpful to me with good practical advice. Incidentally, we rarely saw them, we are mostly confined to
ourselves and are very content and happy with that.
Unfortunately, the last half of our stay in Nice is already over. In 10 days, on October 15, we are
leaving, Kölliker and Müller to Paris, Kupfer and I to Genoa. I will stay there for 2 days and then go
across Lake Wallenstadt to Mollis, where I will visit Schuler for a few days. Then via Zurich to Lindau
and from there in one go to Berlin, where I will arrive at the end of October or the beginning of
November. You can hardly imagine how much I am looking forward to seeing you again and living
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with you again. Warm regards to all relatives and friends. To Aunt Bertha, my warmest birthday
greetings and best wishes for October 20th, if I can't write again myself by then. I probably won't write
to you from here anymore, maybe from Splügen. But if you can still write to me by the 19th, send the
letter to Splügen too, p. adr. general practitioner Dr. Boner in the village of Splügen in the canton of
Graubünden, Switzerland. Otherwise I will also ask in Genoa on the 16th for any remaining letters. I
actually received your last letter from September 18th on September 22nd, just as I was posting the
previous one, which I hope you received.
Warmest regards to the people of Freienwalde. If Karl writes to Stettin, he can tell Bertha and Anna
that Kölliker speaks almost daily about the pretty cousins who made such furore in Würzburg and
constantly talks to me and teases me about it. In fact, the mutual teasing goes on all day here.
unsigned
NOTES
1. Now known as Col de l'Umbrail
2. Haeckel refers to the inhabitants of Turin as Sardinian. Turin, in the Piedmont region, was part of the Kingdom of
Sardinia. However, Piedmont peoples were culturally distinct from those of the Island of Sardinia
3. The Col de Brouis is actually at 879 m, not 1219 (4000 feet) and not the southernmost, it is north of the Col de Braus.
4. Organisms of the marine zooplankton
5. There are two islands: Îles de Lérins
Principle Persons Mentioned in Haeckel's 1856 letters (EH = Ernst Haeckel)
Beckmann, Otto Carl (1832-1860) - student friend of EH in 1856 (Göbel et al. 2019)
Bertha, Sethe (aunt Bertha), sister of EH's mother (Richards 2008)
Bidder, Georg Friedrich Karl Heinrich (1810-1894), Professor of Physiology, University of Dorpat
Call, Roman von - student friend of EH in 1856 (Göbel et al. 2019)
Claparède, René-Edouard (1832-1871) - Zoologist and long-time friend of EH (Dolan 2021)
Filippi, Filippo de (1814-1867) - Professor of Zoolology, University of Turin (Göbel et al. 2019)
Gastaldi, Biagio (1821-1864) - Professor of Anatomy, University of Turin (Göbel et al. 2019)
Guacchino - fisherman of Nice and specimen collector, also known as Jacquin or Joachim, who
worked with Jean-Baptiste Vérany, the naturalist of Nice and with Karl Vogt of University of Geneva
(Dolan 2022)
Kölliker, Rudolphe Albert (1817-1905) - Professor of Anatomy and Physiolgy, University of
Würzburg, advisor of EH (see Richards 2009)
Kupfer, Karl Wilhelm Ritter von (1829-1902) - assistant of Bidder (Göbel et al. 2019)
Vial, N. N. - restaurant/inn owner, and fishmonger of Nice (Göbel et al. 2019)
Montolivo, Justin-Ignace (1809-1881) - Abbé and naturalist (botantist) of Nice, head librarian of the
City Library of Nice (Gandioli & Gerriet 2019)
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Murillo, Bartolomé Esteban (1618-1682) Spanish baroque artist, known for paintings of street life,
Wikipedia
Müller, Heinrich (1820-1864) - Professor of Anatomy, University of Würzburg (Göbel et al. 2019)
Müller, Johannes (1801-1858) - Professor of Medicine University of Berlin, teacher & mentor of EH
(Richards 2009) and credited by EH for inspiring his turn to studies of plankton, especially radiolaria
(Haeckel 1893)
Piria, Raffaele (1814-1865) - Professor of Chemistry, University of Turin (Göbel et al. 2019)
Vérany, Jean-Baptiste (1800-1865) - renown naturalist of Nice who aided many visiting naturalists
(Dolan 2022)
Virchow, Rudolphe (1821-1902) - Professor of Pathology, University of Würzburg, teacher of EH
(Richards 2009)
Wilkens, M. (1834-1897) - student friend of EH in 1856 (Göbel et al. 2019)
Ways & Means
The texts of Haeckel's letters, in German, were obtained from the website providing access to
transcriptions of the correspondence of Haeckel (https://haeckel-briefwechsel-projekt.unijena.de/de/search).
The transcribed texts were first translated from the original German using
automated translation engines (Google Translate). The translations were lighted edited (for clarity,
spelling, and punctuation), and then verified for accuracy and fidelity by one of us who is a native
German speaker (M.G.W.). In the translations, we opted to retain Haeckel's narrative style, including
in some instances, repetitions, simplifications, etc. The versions of the sketches in the letter 2 are
reproduced, with permission, from the book by Göbel et al. (2019) that presented the correspondence
of Haeckel with members of his family, from August 1854 to March 1857. The Ernst Haeckel Archive
(Jena) provided a copy of the sketch in Haeckel's 1853 letter as well images of the postcards in the
1856 letter 2.
Acknowledgements
We gratefully acknowledge the help provided by Dr. Thomas Bach, Director of the Ernst Haeckel
Archives at the Friedrich-Schiller-Universität Jena, in obtaining copies of the letters and permission to
reproduce the images therein, and those in the Göbel et al. (2019) book version.
References
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Bossi, L (2021b) Les Origins du Monde: L'Invention de la Nature au XIX e siécle. L. Bossi (ed.), Gallimard, Paris.
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Sainte Marie-Madeleine, redécouverte d’un chef
d’œuvre oublié de Raphaël Sanzio
Saint Mary Magdalene, Rediscovery of a forgotten masterpiece by
Raphael Sanzio
Stefano Fortunati 1 , Nathalie Nolde 2 , Jean-Charles Pomerol 3 , Duong Thoaï N’Guyen 4 ,
Alessandro Casati
5
1
Expert en documents anciens et en calligraphie ancienne à Florence
2
Conservatrice-Restauratrice de peintures, diplômée de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et de l’École du Louvre
3
Professeur Émérite à Sorbonne Université
4
Professeur de Physique-Chimie, Académie de Versailles
5
Professeur spécialisé dans la Peinture, Institut Supérieur Alberti-Dante à Florence
RÉSUMÉ. Cette étude porte sur une peinture de la Renaissance italienne qui représente Sainte Marie-Madeleine, datée
vers 1505/1506. En croisant leur expertise, l’historien de l’art, la restauratrice, le scientifique et le spécialiste en peinture,
apportent chacun leur savoir-faire pour approfondir la compréhension de cette œuvre et de son contexte historique. Les
investigations entreprises ont permis de raviver la mémoire d’un portrait de Raphaël Sanzio considéré comme perdu depuis
1631 et qui avait sombré dans l’oubli.
ABSTRACT. This study focuses on an Italian Renaissance painting depicting Saint Mary Magdalene, dated circa
1505/1506. By combining their expertise, the art historian, the scientist, the restorer and the painting expert each contributes
their know-how to deepen the understanding of this artwork and its historical context. The investigations undertaken have
revived the memory of a portrait by Raphael Sanzio, considered lost since 1631 and which had sunk into oblivion.
MOTS-CLÉS. Raphaël, Marie-Madeleine, attribution des œuvres d’art, Renaissance.
KEYWORDS. Raphael, Mary Magdalene, Works of art attribution, Renaissance.
1. L’Odyssée de ce portrait en buste de Marie-Madeleine
1.1. La résurgence de l’œuvre en Angleterre
Figure 1. Marie-Madeleine, 46,3 cm x 33,7 cm
Huile sur Panneau de peuplier, vers 1505/1506
Raphaël Sanzio, collection privée
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Ce portrait de Marie-Madeleine (Figure 1), acheté par des collectionneurs français à une galerie
anglaise, a une histoire fascinante. Anciennement conservé dans une collection privée au nord de
Londres, il avait été acquis par un galeriste londonien lors d’une vente publique à Surrey. Lors de cette
enchère, l’œuvre avait été à tort cataloguée comme étant du XIX ème siècle en raison d’un parquetage
ajouté au dos d’un panneau de peuplier aminci à 2/3mm (Figure 2), un détail que la maison de vente
n’avait pas remarqué, ce qui les avait conduit à une mauvaise datation.
Figure 2. Panneau de peuplier (flèche rouge)
Marie-Madeleine, Raphaël Sanzio
Le galeriste, à la différence des autres, a discerné le support d’origine et il a réintégré l’œuvre dans
son juste contexte historique en tant que portrait de l’école de Léonard de Vinci, en raison de
caractéristiques techniques qui témoignent d’une influence du maître toscan. C’est ainsi que les
collectionneurs français ont acquis l’œuvre.
Christie’s a reconnu avoir vendu le tableau il y a plusieurs décennies, comme l’atteste le tampon
apposé sur le parquetage (Figure 3) et les archives de la vente conservées sous forme de microfiches qui
remontent à une période antérieure à l’ère d’internet. Toutefois, ces archives ne sont pas accessibles au
public, depuis 2021, et la maison de vente refuse de dévoiler la date de cession et l’historique de l’œuvre.
Les tampons apposés par Christie’s étaient surtout réservés aux œuvres issues de grandes collections
pour faciliter leur suivi et garantir leur provenance. En dépit de sa virtuosité, l’oeuvre n’a pas pu être
vendue à sa juste valeur, en raison de la confusion générée par l’existence d’une version qui se trouve à
la galerie Palatine.
Figure 3. Dos de l’œuvre
Marie-Madeleine, Raphaël Sanzio
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La localisation de ce portrait en Angleterre n’est pas surprenante compte tenu du fort intérêt que ce
royaume avait pour l’art et particulièrement pour la peinture italienne de la Renaissance. Entre 1625 et
1649, sous le règne de Charles 1 er , une élite composée de grands personnages de l’aristocratie, s’attachait
à constituer de remarquables collections. Ils amassaient des œuvres d’art lors de leurs voyages dans
toutes les cours d’Europe, notamment en Italie. Les relations diplomatiques sont une des raisons de
circulation des œuvres. Les dons et les échanges sont, à l'époque, monnaie courante. Les États
pontificaux cherchaient alors à̀ privilégier les liens politiques avec l'Angleterre dans l'espoir de ramener
celle-ci dans le giron de l'Église catholique. Divers exemples en témoignent : le cardinal Barberini offrit
des œuvres d'art à la reine Henriette-Marie, épouse du roi Charles 1 er ; le jeune roi d'Espagne Philippe
IV offrit au même Charles, la Vénus du Pardo du Titien, lorsqu’il lui rendit visite à Madrid en 1623. Le
Cardinal Aldobrandini offrit deux tableaux du Cavalier d'Arpin à Henri IV lors de sa visite à̀ Paris en
1600. La question sur les échanges et les dons tout autant que l’enthousiasme pour l’art italien manifesté
par la plupart des mécènes à l’époque de Charles 1 er pourraient expliquer les raisons de l’entrée de la
Sainte Marie-Madeleine peinte par Raphaël dans l’île britannique.
Rappelons que Charles 1 er était l’un des plus grands collectionneurs de tous les temps [1]. Il avait
amassé en vingt ans une fabuleuse collection des plus grands artistes, des Léonard de Vinci, des Raphaël,
des Titien, des Van Dyck, Rembrandt, Rubens… Le 30 janvier 1649, il fut condamné pour haute trahison
et décapité dans son immense palais de Whitehall. Dès le lendemain de sa mort, sa collection fut vendue
et dispersée à travers l’Europe. Le Parlement vendit les œuvres à l'encan pour des sommes dérisoires
afin de rembourser les lourdes dettes laissées par le monarque.
1.2. Les archives
Une partie de l’historique de la provenance du portrait en buste de Sainte Marie-Madeleine peinte par
Raphaël a pu être retracée. Dans les archives de l’État de Pesaro [2], un acte notarié daté de 1565 (Figure
4) mentionne une Marie-Madeleine de Raphaël et son autoportrait (Figure 5), qui se trouve aujourd’hui
au musée des Offices, comme appartenant à la famille Fontana, producteurs de majoliques [3]. Cette
riche et célèbre famille cultivait le goût des arts. Elle était sous la protection du duc d’Urbino Guidobaldo
II Della Rovere pour lequel elle travaillait, ainsi que pour le duc Francesco Maria II.
Figure 4. « De nombreux tableaux dans différentes chambres. Deux grands tableaux de paysage dans le
salon, deux petits tableaux avec une Madeleine et Raffaello d’Urbino… »
Archives de l'État de Pesaro Urbino AN 525, p. 310-314
Comme l’ont suggéré les historiens d’art et archivistes du XIX eme siècle, L. Pungileoni [4] et J-D.
Passavant [5], la mention « une Madeleine » correspond sans doute à une Marie-Madeleine de Raphaël
et « Raphaël d’Urbino » à son autoportrait. Deux œuvres que l’on retrouve, des décennies plus tard, dans
la collection du duc d’Urbino comme l’indique l'inventaire [6] de 1623 de la garde-robe du Duc Della
Rovere (Figures 6).
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Figure 5. Autoportrait, 47,5 cm x 33 cm, vers 1504/1506
Raphaël Sanzio, musée des Offices
« Un portrait de Raphaël de sa main »
Figures 6. « Un tableau de taille moyenne d’une Marie-Madeleine de Raphaël sur panneau, cadre en bois de
noyer avec au dos les armes du Duc Francesco Maria II et de la Duchesse Lucretia d’Este... »
Inventaire des armoires du Palais ducal d’Urbino, dressé en 1623 et conservé à la Bibliothèque Oliveriana de
Pesaro (MS 460)
Dernière descendante de la famille Della Rovere, Vittoria Della Rovere hérita en 1631 de la collection
d'œuvres d'art de son grand-père. À cette époque, la Sainte Marie-Madeleine de Raphaël figurait encore
dans l'inventaire du Palais ducal d’Urbino [7] (figure 7). La collection fut ensuite envoyée à Florence où
Vittoria, épouse de Ferdinand II de Médicis, résidait.
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Figure 7. « Un tableau d’une Sainte Marie-Madeleine de la main de Raphaël. »
Inv. N/43 - Duché d'Urbino - Classe III Filza XXIV (a.c.87) 1631
Un autre inventaire [8] des œuvres transférées d'Urbino à Florence a été dressé (Figure 8). La liste
comprend toujours la Sainte Marie-Madeleine de Raphaël d'Urbino, caisse n°81, ainsi qu’une copie dans
la liste des œuvres transférées d’Urbino à Florence, caisse n°141, non mentionnée dans la liste des
œuvres originales [9].
Figure 8. « Un tableau d’une Sainte Marie-Madeleine de la main de Raphaël »
Inv. N/43 - Duché d'Urbino - Classe II Filza III int. 4, 1631
Le duc d’Urbino, Francesco Della Rovere, avait pour habitude de faire réaliser des copies des œuvres
dont il offrait l’original à de grands personnages influents. Par exemple, il offrit Le Christ sur la Croix
de Barocci à la reine d’Espagne en 1631, tandis qu'une copie quittait Urbino pour Florence avant que
l’on perde sa trace.
Le palais ducal avait également une copie du Saint Jean-Baptiste de Raphaël commandée par le Duc
d’Urbino, Francesco Maria II. La genèse de cette réplique peut être retracée dans les papiers roveresques.
En mars 1610, le duc paya 25 écus pour une copie du Saint Jean-Baptiste de Raphaël à Florence [10].
La copie roveresque, conservée au musée des Offices, est attribuée à l’atelier de Raphaël. L’œuvre
originale, commandée par le cardinal Pompeo Colonna, est considérée comme perdue.
Les archives d’État de Florence révèlent en effet que de nombreuses œuvres ont été perdues lors du
transfert d’Urbino à Florence en 1631, et que certaines ont été vendues à la même époque en vente
publique. En 1647, le surintendant des affaires de la grande-duchesse Vittoria à la légation d'Urbino,
Averardo Ximenes, fut chargé de dresser un inventaire comprenant les biens allodiaux de la grandeduchesse.
C'est pourquoi il demanda à Pavolozzi une copie des inventaires dressés par lui en 1631 à
Urbino. Pavolozzi écrit que, même si beaucoup de temps s'est écoulé (16 ans), il rappelle qu'une partie
des marchandises avait été envoyée à Florence dans 268 caisses, tandis que d'autres marchandises avaient
été vendues publiquement à plusieurs enchérisseurs « dans la grande salle ». Une autre partie fut en
revanche donnée par ordre du Maître Sérénissime à la duchesse Livie le 27 juin 1631. Il termine la lettre
en disant qu'en cas de besoin, il fournirait une copie de l'inventaire qu'il avait heureusement conservé,
même s'il est très long. La lettre, signée par Flavio Pavolozzi, est datée de Rome le 23 octobre 1647.
Averardo Ximenes rédigea un inventaire [11], daté du 23 octobre 1648, qui se trouve aujourd’hui dans
les archives de l’État de Florence, dans le fonds Miscellanea Medicea (Figure 9).
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Figure 9. Lettre datée du 23 octobre 1647, Rome, signée par Flavio Pavolozzi
Archives d’État de Florence, fonds Miscellanea Medicea (164 ins.8 cc. 5-62, 63-100)
Pour mieux comprendre la confusion créée autour de l’immense héritage ducal d’Urbino et un certain
manque de contrôle effectif sur les biens qui étaient localisés dans quatre lieux différents, il est important
de souligner que les émissaires Médicis en charge de l'inventaire des papiers d'Urbino et dirigés par
Pavolozzi mirent beaucoup de temps à achever leur tâche, de sorte que les papiers n'arrivèrent à Florence
qu'en 1638 et de nouveau en 1646 de manière incomplète. Une partie était restée à Pesaro, dans un fonds
spécialement créé appelé scrittoio qui contenait toute la partie administrative du patrimoine allodial des
Della Rovere. Compte tenu de ce qui précède, on peut donc facilement comprendre comment l'héritage
de Vittoria s’est appauvri ainsi que les raisons pour lesquelles la Sainte Marie-Madeleine de Raphaël
n’est jamais arrivée dans les collections de la duchesse. Cela peut expliquer pourquoi, il était coutume
au XVII ème de considérer des copies comme des originaux, et que la version de la galerie Palatine a pu
être considérée comme une œuvre originale pendant des siècles.
Le Portrait du Pape Jules II conservé au musée des Offices est un bon exemple de ces confusions.
Pendant de nombreuses années, cette version fut considérée comme une œuvre originale de Raphaël.
Cependant, en 1970, des analyses approfondies ont renversé cette perception en faveur de la version
conservée à la National Gallery de Londres. La version de la galerie des offices a été réévaluée comme
une œuvre d’atelier bien qu’aucune preuve ne l’atteste. Il est également plausible qu’il s’agisse d’une
copie réalisée après la mort de Raphaël, plutôt qu’une œuvre issue de l’atelier de Raphaël, comme la
version de la Galerie Palatine réalisée par le Titien, après la mort de Raphaël, vers 1545/1546.
En l’absence d’informations historiques et scientifiques précises, les spécialistes du XVII ème se sont
appuyés sur des critères d’attribution qui ne tenaient pas compte des possibilités qu’une œuvre puisse
être une copie. C’est la raison pour laquelle un doute a subsisté quant à l’auteur de la Marie-Madeleine
de la version de la galerie Palatine et qu’un flou continue de planer autour de cette attribution modifiée
à plusieurs reprises. Il est important de préciser que les archives ne mentionnent dans aucun inventaire
de la collection Della Rovere ou dans celle des Médicis, ou dans la liste des œuvres qui devaient être
transférées d’Urbino à Florence, une Marie-Madeleine peinte par le Pérugin, ni un portrait du Pape Jules
II réalisé par Raphaël.
1.3. La version de la Galerie Palatine attribuée au Pérugin sans élément factuel
La version conservée dans la Galerie Palatine a fait l'objet, au fil des siècles, d'attributions diverses
[12]. Elle fut inventoriée en 1641 comme une œuvre du Pérugin qui se retrouve dans l'inventaire de la
Villa del Poggio Imperiale de 1654, dans l'appartement de Vittoria Della Rovere [13]. Précisons
qu’aucun portrait de la Sainte peinte par le Pérugin ne figure dans les archives de Florence [14],
provenant des Médicis ou d’Urbino, à l’origine des collections du musée des Offices et de la Galerie
Palatine. L'attribution au Pérugin, en 1642, ne repose sur aucun élément factuel. À l’époque, l’attribution
fut motivée par la ressemblance physique avec Chiara Fancelli, l’épouse du Pérugin, car dans ses
peintures celui-ci emprunte les traits de son épouse pour ses Madones d’une douceur naïve. Nous
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pouvons l’admirer dans ses œuvres : La Crucifixion, La Déposition, Le Christ en piété (Figures 10) et
La Vierge à l'Enfant entre les saints Jean-Baptiste et Catherine d'Alexandrie.
La Crucifixion, vers 1495 La Déposition, 1504/07 Christ en piété, 1497
Figures 10. Œuvres du Pérugin
Cette femme d’une grande beauté était aussi un modèle pour Raphaël, disciple du Pérugin, qui devint
rapidement son collaborateur [15]. C’est ainsi que, touché par la beauté de Chiara, Raphaël la représente
sous les traits de Sainte Marie-Madeleine vers 1505 (Figures 11). L’étude d’un dessin de Raphaël,
Portrait d’une jeune femme, en atteste par sa ressemblance frappante avec la Marie-Madeleine : une
bouche pincée, une fossette au menton, un visage ovale caractérisé par un doux regard naïf aux larges
paupières légèrement tombantes. Elle est coiffée d’un ruban que l’on retrouve sur la Sainte.
Étude, portrait d’une jeune femme
Huile sur panneau, Sainte Marie-Madeleine
Figures 11. Chiara Fancelli par Raphaël Sanzio
Dans l'inventaire dressé en 1692/1695 (Figure 12), la Sainte Marie-Madeleine de la Galerie Palatine
fut attribuée à Raffaello Sanzio car les historiens de l’époque savaient que le jeune prodige avait peint
un portrait de la Sainte considéré comme perdu depuis 1631. Cependant, le descriptif de la Sainte Marie-
Madeleine de Raphaël dans l’inventaire du Palais ducal mentionne la présence au dos des armes du Duc
Francesco Maria II et de la Duchesse Lucretia d’Este, absentes sur la version de la Galerie Palatine, ce
qui ne concordait pas. En 1797, l’œuvre fut envoyée à Palerme sous l’attribution au peintre Francabigio.
Mais l’historien Luigi Lanzi considérait cette œuvre comme une création de Léonard de Vinci. Dans les
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inventaires de 1810, 1815 et 1829, elle fut attribuée à Jacopo Francia puis de nouveau au Pérugin. Aucune
trace historique ne pouvait rattacher cette œuvre au Pérugin de manière certaine, ce qui explique ces
changements successifs d’attribution [16].
Le descriptif détaillé de la Sainte Marie-Madeleine de la Galerie Palatine, dans l’inventaire de
1692/1695, révèle que le nom du donateur était alors inscrit sur le buste. L’inscription « S. MARIA
MADALENA », n’est pas évoquée.
Figure 12. Description de l’inventaire daté de 1692/1695, Sainte Marie-Madeleine de la Galerie Palatine
1.4. L'inscription S. MARIA MADALENA en « Vulgario »
Figure 13. Version Galerie Palatine aujourd’hui
Dans l’analyse objective de la version attribuée au Pérugin se trouvant à la galerie Palatine, il est
essentiel d’accorder une attention particulière à l’inscription située sur la poitrine de la figure féminine
représentée (Figure 13). Entre les lignes dorées décoratives de la robe, on peut lire les mots « S. MARIA
MADALENA », où le S, en pointillé, est surmonté d'une ligne horizontale. Il est surprenant de constater
que l’artiste a choisi d’utiliser la langue vulgaire [17] ou vernaculaire au lieu du latin, pour inscrire le
nom de la Sainte. Cette particularité est d’autant plus inhabituelle que, dans les œuvres contemporaines
attribuées au Pérugin, aucune trace d’écriture en langue vulgaire n’a été relevée. Par exemple, dans les
œuvres telles que le retable d'Ansidei de Raphaël, le Christ de Salaï ou encore le Portrait du moine
Baldassare du Pérugin lui-même, les inscriptions sont systématiquement en latin, conformément aux
usages de l'époque. Cela renforce l’idée que l’utilisation de la langue vulgaire est une anomalie notable.
La raison pour laquelle le latin était privilégié pour les légendes ou inscriptions dans les œuvres d’art
trouve ses racines dans l'histoire de la langue italienne. Bien que l'usage de l'italien
vulgaire se soit largement répandu entre le XV ème et le XVI ème siècle, s’affirmant progressivement
dans divers domaines, commercial, littéraire, artistique et religieux, dans la seconde moitié du XVI ème
siècle, il convient de rappeler que le mouvement humaniste, dès le XV ème siècle, avait instauré une
véritable hégémonie littéraire. L'humanisme rejetait l'usage de la langue vulgaire, la cantonnant aux
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échanges de la vie courante, tout en élevant le latin au rang de langue suprême, utilisé dans les milieux
littéraires, ecclésiastiques et donc aussi dans l'hagiographie.
Ainsi, au début du XVI ème siècle, il aurait été impensable pour un peintre de choisir l’italien vulgaire
pour inscrire le nom d'un Saint dans une œuvre. Une telle démarche aurait été stylistiquement incongrue
et fermement déconseillée, tant par le commanditaire que par l'Église elle-même, qui considérait l’usage
du vulgaire dans ce contexte comme une offense. De ce fait, il est hautement improbable qu’un peintre
tel que le Pérugin ait utilisé un langage familier pour légender le portrait de Sainte Marie-Madeleine.
Les céramiques de Deruta [18] du XVI ème siècle illustrent bien cette distinction. Si le vulgaire a été
employé pour décrire des personnages tels que la Giulia Bella ou la Madalena Bella, dès qu’il s’agissait
d’un saint, l’inscription était systématiquement en latin comme Sancta Chiara. Cela reflète l’usage
formel et sacré du latin pour les figures religieuses, tandis que la langue vulgaire était réservée aux sujets
profanes ou ordinaires (Figures 14).
« Sancta Chiara » « La Madalena Bella » « La Giulia Bella »
Figures 14. Céramique de Deruta XVIème siècle
Dans l'analyse de l'écriture S. MARIA MADALENA, sur le buste de la copie de la Galerie Palatine,
deux détails extrêmement significatifs ressortent et nous montrent que celle-ci est sans aucun doute en
italien vulgaire. Le premier détail est donné par la lettre S qui, comme on peut le constater, est surmontée
d'une ligne droite horizontale ce qui indique, dans les écrits anciens, la présence d’une abréviation de
contraction. Dans ce cas, l’auteur a certainement voulu indiquer la contraction du mot « Sainte ». Mais
si l'écriture avait été en latin, la lettre S n'aurait pas suffi, car le mot contracté « Sancta » aurait dû être
représenté, quoique rare, par les lettres « SCA » surmontées d'un trait horizontal et non par la lettre S
seule. Il est clair que l’auteur de cette inscription a emprunté, par erreur, l’usage de l’abréviation par contraction
aux codes de la fin du Moyen Âge.
Le deuxième détail, sans doute le plus frappant, est donné par le mot « Madalena ». Si le nom de la
Sainte avait été écrit en latin, il aurait dû faire figurer la lettre G, Magdalena. L'absence du double D
saute immédiatement aux yeux car dans la langue italienne actuelle, ce prénom s’écrit avec deux D
« Maddalena ». Cette particularité confirme qu'il s'agit d'un mot écrit en italien vulgaire et non en latin.
Cela s’explique par la transition du latin à l'italien vulgaire, marquée par une complexité notable dans
l’adaptation de l’écriture à la nouvelle langue. La maturation graphique jusqu'à son écriture définitive a
été un processus très long et compliqué, qui a commencé au XIII ème siècle et s'est terminé à la seconde
moitié du XVI ème siècle avec le succès de l'imprimerie à caractères mobiles. L’utilisation de la langue
appelée « vulgario » dans cette inscription indique que l'écriture ne peut pas être datée du début du
XVI ème siècle, écartant ainsi la possibilité qu’elle soit de la main du Pérugin qui utilisait exclusivement
le latin. Ce détail tend à prouver que la version apparue dans les collections de la Villa Borghese de
Rome en 1693, qui porte la même inscription « S. Maria Madalena », est une copie de l'œuvre de la
Galerie Palatine, datée de la fin du XVII ème siècle.
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En revanche, comme il était coutume dans les œuvres de la Renaissance, la Sainte Marie-Madeleine
de Raphaël a des motifs géométriques et floraux qui décorent le galon de sa robe (Figures 15). Ce même
type de motifs se retrouve également dans la décoration de la robe de la Vierge du fragment du Retable
de Baronci peint par Raphaël (Figures 15). L'absence de sources littéraires rend difficile l'explication de
l’utilisation de ces motifs dans la culture italienne de ce temps. Sans qu'il soit aujourd'hui possible de
suivre en détail le développement de ces motifs, le mouvement humaniste de la Renaissance, inspiré de
l’Antiquité, a sans doute contribué à cet usage. Les origines de ces motifs sont difficiles à identifier, mais
l’influence de l'Antiquité gréco-romaine [19] es probable. L’Italie de la Renaissance connaissait un fort
engouement pour les symboles et la géométrie qui furent utilisés comme un moyen d’expression par les
humanistes florentins.
Motifs, Marie-Madeleine
Motifs, fragment du Retable de Baronci
Figures 15. Œuvres de Raphaël Sanzio
1.5. Le petit portrait en pied de Sainte Marie-Madeleine peinte par Raphaël
Il existe également une autre version de Marie-Madeleine peinte en pied par Raphaël Sanzio, où la
Sainte est représentée avec des cheveux longs tombant jusqu’aux pieds (Figure 16). Cette œuvre avait
été acquise par le marchand d’art Alessandro Contini Bonacossi (1878-1955) et vendue à un
collectionneur américain, Spencer A. Samuel. Elle a ensuite été revendue par la maison de vente
Christie’s, le 26 mai 2000, et appartient aujourd’hui à une collection américaine. Authentifiée au XX ème
siècle comme étant de la main du jeune prodige, elle a un pendant qui représente Sainte Catherine. Lors
de la vente publique par Christie’s, la provenance de l’œuvre avant Alessandro Contini Bonacossi,
n’avait pas été retrouvée. Cependant grâce aux recherches récentes sur le portrait en buste de Marie-
Madeleine (Figure 1), nous avons pu retrouver la trace également de ce petit tableau (Figure 16).
Figure 16. Ste Marie-Madeleine
39 cm x 15 cm, 1502/1503
Raphaël Sanzio, collection privée
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Les récentes recherches menées dans les archives italiennes ont permis de retracer l’origine de cette
version de Marie-Madeleine en pied. Elle appartenait au Cardinal Alessandro d’Este et figure dans
l’inventaire dressé à sa mort, en 1624 [20] (Figure 17).
Figure 17. Extrait de l’inventaire du Cardinal d’Este, 1624
« Sainte Marie-Madeleine sur panneau, avec cadre doré de la main de Raphaël. »
2. La restauration de la peinture par l’Atelier Nolde @
La restauration de cette peinture a été confiée à Nathalie Nolde, habilitée à travailler pour les Musées
de France et les Monuments Historiques, avant que des analyses scientifiques soient menées par un
laboratoire spécialisé dans l’étude des œuvres d’art, en Italie.
Par la connaissance privilégiée des matériaux constitutifs de l’œuvre, qu’il acquiert lors du constat
d’état et durant tout le temps des interventions, le restaurateur développe un regard qui va au-delà de
l’image peinte pour tenter d’en comprendre l’histoire matérielle et d’en mesurer les dégradations afin de
pouvoir les traiter. Car aussi touchante soit-elle par sa beauté, son message ou son histoire, une peinture
reste un objet fragile qui subit les outrages du temps. En intervenant directement sur les matériaux de
l’œuvre le restaurateur doit répondre à deux objectifs principaux : assurer la pérennité de l’objet et lui
restituer un aspect satisfaisant, le plus proche possible de celui d’origine, dans le respect de son histoire.
Figure 18. Marie-Madeleine avant restauration
Dans le cas de la peinture représentant Marie-Madeleine attribuée à Raphaël, l’état structurel de
l’œuvre est bon. La couche picturale, composée d’une préparation claire et de plusieurs couches colorées
posées en demi-pâte et glacis, ne présente aucune fragilité particulière. En effet le constat d’état mené
avant l’intervention n’a relevé aucun défaut majeur d’adhérence ou de cohésion de la matière picturale.
Seules quelques usures du vernis et des couches colorées ont été localisées sur les bords du panneau où
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elles ont été provoquées par le frottement du cadre. Quelques griffures peu profondes, marquant les
strates superficielles de vernis sont également relevées. L’examen met en évidence un réseau de fines
craquelures d’âge correspondant par leur morphologie au vieillissement naturel d’une peinture sur bois
datant de plusieurs siècles. Des craquelures dites « prématurées » car de formation plus précoce,
d’apparence moins profonde et plus large, sont aussi visibles dans quelques zones sombres. Elles peuvent
être en lien avec le pigment utilisé localement, la nature chimique ou la granulométrie de celui-ci
interférant dans le séchage du feuil. Plusieurs anciens repeints de restauration, invisibles à l’œil nu, ont
été révélés par la fluorescence ultraviolette. Ces repeints de restauration, témoignant d’une ou plusieurs
campagnes antérieures, étaient pour la plupart localisés sur le fond du panneau, d’autres sur la manche
de fourrure, côté senestre. Le support, un panneau de peuplier aminci par le passé pour la pause d’un
parquetage, présente un bon état structurel également. Le constat d’état mené sur l’œuvre conclue donc
à un état sanitaire satisfaisant.
En revanche, la présentation de l’œuvre est fortement dégradée par plusieurs couches de vernis non
originels, irréguliers et jaunis par l’oxydation, ainsi que par un encrassement important. Ces différentes
strates exogènes à la peinture, déposées au cours d’interventions de restauration antérieures et par
l’œuvre du temps, dénaturent la perception des couleurs sous-jacentes, masquent la finesse d’exécution
des détails peints, altèrent la délicatesse du rendu des carnations et affaiblissent l’intensité du clair-obscur
(Figure 18). On ne perçoit quasiment plus les couleurs de la robe et certains détails, comme l’auréole
dorée, les motifs géométriques du corsage ou bien les reflets de lumière sur les ongles, semblent amortis.
L’objectif principal de l’intervention de restauration est donc d’ordre esthétique : nettoyer la peinture,
de manière à lui redonner toute sa lisibilité et rendre justice à son auteur en révélant toutes ses qualités
artistiques.
Figure 19. Décrassage de la Sainte Marie-Madeleine en cours, par l’Atelier Nolde ©
Le nettoyage de la peinture s’est déroulé en deux temps : un décrassage mené au bâtonnet de coton
imbibé d’une solution aqueuse a d’abord permis de retirer les salissures superficielles (Figure 19). Puis
l’épaisse couche constituée de vernis superposés a été délicatement amincie, également aux bâtonnets
de coton imbibés d’un mélange de solvants. Les solvants ont été choisis en fonction de tests menés au
préalable afin d’en contrôler l’action sur la résine des vernis à retirer. Seule une très mince pellicule de
vernis a été conservée pour ne pas prendre le risque d’emporter avec elle les glacis que le peintre a posés
en touches finales pour nuancer ses couleurs et qui peuvent aussi être sensibles aux solvants. Le
nettoyage d’une peinture comprend également la suppression des anciens repeints de restauration,
lorsqu’ils sont devenus dissonants avec le temps. Dans le cas de cette peinture, les repeints de
restauration n’étant pas visibles en lumière naturelle, seuls ceux sensibilisés par les solvants utilisés ont
été remplacés par des retouches moins débordantes, après la pose d’un premier vernis venu isoler les
matériaux d’origine. Des retouches ont également été posées sur les zones d’usure en bordure du
panneau. Le vernis « d’isolation » a été choisi parmi les résines naturelles traditionnelles pour respecter
l’ancienneté de la peinture et pour ses grandes qualités optiques, son rôle étant aussi de saturer les
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couleurs afin que l’image retrouve toute sa profondeur. Profondeur de lecture particulièrement
importante pour cette représentation de Marie-Madeleine en buste devant un fond sombre, dont le visage
au modelé délicat semble mis en relief par la lumière. Le second vernis, de nature synthétique, a été
choisi pour ses qualités de stabilité aux ultra-violets, son rôle étant de protéger la peinture de la lumière
et des pollutions diverses. En mesure de conservation préventive également, des mousses ont été collées
sur la feuillure du cadre afin de prévenir les usures de la couche picturale en bordure du panneau.
Les examens visuels menés en amont de l’intervention ont conclu à un bon état sanitaire du tableau,
grâce à la qualité de ses matériaux constitutifs, à la qualité de leur mise en œuvre et à des conditions de
conservation favorables. Aucune intervention lourde n’a donc été engagée. Le défaut d’aspect de la
peinture, attribuable à la dégradation des vernis et à un encrassement important, nous a conduit à la
nettoyer pour permettre l’appréciation de ses qualités artistiques. Le décrassage superficiel de la peinture
et le remplacement des anciens vernis oxydés ont en effet restauré la lisibilité des détails graphiques, la
juste perception de la gamme chromatique et des effets de clair-obscur. Ce nettoyage aura donc permis
de révéler les hautes qualités techniques et esthétiques de l’œuvre.
3. La science dans l’appréciation d’une œuvre originale et d’une copie
Dans le passé, le recours à la science pour l’expertise d’une œuvre d’art était marginal car peu
développé, les experts se contentaient de leur propre savoir. Aujourd’hui, les méthodes scientifiques au
service de l’art sont reconnues comme des recours essentiels pour la recherche de l’authenticité d’une
œuvre et sont devenues pour les experts le pendant de l’approche stylistique permettant de confirmer une
authentification.
3.1. Comparaisons visuelles entre la version de la Galerie Palatine et celle de Raphaël
Le comparatif met en évidence de grandes similitudes dans l’exécution du portrait de Marie-
Madeleine de la version de la Galerie Palatine et celle récemment redécouverte (Figure 20). Ce même
constat s’impose pour les portraits de Jules II exposés à la galerie des Offices et à la National Gallery
(Figures 20). Il est difficile de déterminer à l’œil nu laquelle de ces deux versions est l’originale et
laquelle est la copie. L’apport de la science, notamment grâce aux photographies prises dans le spectre
non visible (ultra-violet, infra-rouge et rayons X en particulier), est indispensable pour tenter d’établir
cette distinction.
Marie-Madeleine, 47 cm x 34 cm
Attribuée au Pérugin
Galerie Palatine, Palais Pitti à Florence
Marie-Madeleine, 46.3 cm x 33,7 cm
Attribuée à Raphaël Sanzio
Collection Privée
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Pape Jules II, 108,5 cm x 80 cm
Attribuée à l’atelier de Raphaël
Galerie des Offices
Pape Jules II, 108 cm x 80,7 cm
Attribuée à Raphaël Sanzio
National Gallery
Figures 20
Giorgio Vasari a écrit que Raphaël avait réalisé un portrait du Pape Jules II d’une telle finesse et d’un
tel réalisme qu’il provoquait chez ceux qui le contemplaient des frissons, comme s’ils se trouvaient face
à l’homme vivant. C’est justement cette qualité saisissante qui distingue les œuvres de Raphaël des autres
versions, révélant par son intensité et son souci du détail toute sa grandeur.
3.2. Imageries scientifiques réalisées sur la version de la Galerie Palatine
Le service de restauration du musée des Offices a fourni le rapport scientifique réalisé sur la version
de la Galerie Palatine, notamment l’étude multispectrale qui a permis de pénétrer sous les couches
visibles de la peinture afin de mieux en comprendre les étapes d’exécution. Le rapport de restauration
établi par Loredana Gallo, restauratrice d’œuvres d’art, indique que le panneau a été coupé sur trois
parties (de chaque coté et sur la partie haute) afin de s’adapter à un format (Figure 21). Ce n’est pas le
cas pour le panneau de la Sainte Marie-Madeleine de Raphaël dont les bords n’ont pas été coupés.
Figure 21. Dos, Marie-Madeleine, Galerie Palatine
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Le cliché infra-rouge de la Marie-Madeleine de la Galerie Palatine révèle un dessin difficile à
interpréter mais qui semble maladroit et d’une grande raideur au niveau du buste (Figure 22).
Figure 22. Réflectographie infrarouge, Marie-Madeleine, Galerie Palatine
La radiographie d’une œuvre permet de comprendre la structure de la peinture et nous apporte des
informations sur la technique de l’artiste, les matériaux utilisés et le processus créatif. Cet examen a été
réalisé sur la version de la Galerie Palatine (Figures 23). Le cliché révèle des traces de coups de pinceau
qui manquent de finesse dans l’application de la couche préparatoire du support. Par ailleurs, comme
l’indique le rapport de restauration de la Galerie des Offices, aucun repentir ne vient suggérer l’évolution
créatrice de l’auteur entre l’étape du dessin et celle de la peinture.
Radiographie, Marie-Madeleine, galerie Palatine
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Figures 23. Radiographie, Marie-Madeleine, Galerie Palatine
Étude multispectrale réalisée sur la Marie-Madeleine de la Galerie Palatine
Une photographie en lumière rasante de la Marie-Madeleine de la galerie Palatine (Figures 24) révèle
que le film pictural n’est pas lisse et contient des masses granuleuses, incompatible avec la technique
affirmée du Pérugin [21] un des plus grands maîtres de la Renaissance.
Buste Marie-Madeleine, Galerie Palatine
Visage Marie-Madeleine, Galerie Palatine
Figures 24. Photographies en lumière rasante
Il existe plusieurs exemples d'œuvres qui, après des discussions et des analyses approfondies, ont été
reclassées comme des copies ou des œuvres d'atelier dans des musées du monde entier, y compris en
Italie. Cette réévaluation peut survenir en raison de nouvelles techniques d'analyse scientifique, de
recherches historiques approfondies, ou d'une meilleure compréhension du contexte artistique.
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Les différences stylistiques et techniques notables par rapport aux œuvres confirmées du Pérugin ont
conduit à des doutes sur l'attribution de certaines œuvres. La radiographie, l'imagerie infrarouge, la
spectroscopie des pigments, et d'autres technologies permettent de voir sous la surface de la peinture et
de comprendre les techniques utilisées, révélant parfois des différences significatives avec le travail
original de l'artiste. La comparaison d’une œuvre avec d’autres œuvres confirmées d'un artiste permet
également de détecter des différences stylistiques subtiles mais significatives. La provenance et
l'historique d'une œuvre peuvent parfois révéler qu'elle a été produite dans un contexte où la copie était
une pratique courante. Ces réattributions soulignent l'importance des recherches continues et de l'analyse
scientifique dans la conservation et l'étude des œuvres d'art.
3.3. Imagerie scientifique réalisée sur la Sainte Marie-Madeleine peinte par Raphaël
Juste après avoir subi un nettoyage par L’Atelier Nolde @ , une vaste campagne de diagnostic
multitechnique a été réalisée par Art& Co @ , Spin-off de l’université de Camerino en Italie. Grâce à
l'imagerie élémentaire, il a été possible de déterminer non seulement la composition générale du tableau,
mais aussi de trouver des éléments « cachés » comme par exemple, les repentirs (peintures sous-jacentes
à l'œuvre, preuves de révision par l'artiste).
Contrairement à la version de la Galerie Palatine, l’imagerie scientifique réalisée sur la Sainte Marie-
Madeleine de Raphaël révèle que la direction et l’épaisseur des coups de pinceau apparaissent dans de
rares cas. Le film pictural est plat, à l’exception de quelques petites touches subtiles de blanc qui, sous
la lumière rasante, prennent une tridimensionnalité́ (Figure 25). Cette technique, employée par Raphaël,
lui permettait de créer des points de lumière délicats, donnant à l’œuvre une profondeur et une luminosité
particulières.
Figure 25. Lumière rasante
Marie-Madeleine, Raphaël Sanzio
La réflectographie en infra-rouge de la Sainte Marie-Madeleine de Raphaël (Figures 27 à 29) met en
évidence un riche dessin sous-jacent. Raphaël ne se limite pas à tracer les contours de la figure [22], mais
il dessine également, avec précision, les détails anatomiques à l’aide un médium sec, probablement du
fusain. Les lignes apparaissent d'épaisseur constante, sombres et très contrastées comme sur de
nombreuses œuvres de Raphaël, notamment celle représentant le Pape Léon X. De plus, la vigueur du
trait témoigne d’une exécution spontanée et libre [23]. Sur certaines peintures de Raphaël, la pression
exercée lors du dessin est si marquée que même la densité de la peinture ne parvient pas à le dissimuler
complètement, comme en témoigne le dessin visible sur les mains de l’enfant dans la petite Madone
Cowper (Figure 26).
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Figure 26. Petite Madone Cowper, vers 1505/1508
Raphaël Sanzio
Marie-Madeleine, Raphaël
Infrarouge
Sainte Marie-Madeleine, Raphaël Sanzio, vers 1505
Infrarouge
Figures 27
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Outre ce dessin préparatoire délicat, qui rappelle ceux de Raphaël déjà connus [23] (figure 30),
l’imagerie réalisée avec une camera InGaAs (900-1700 nm), a révélé plusieurs repentirs, témoignant
d’une création personnelle. Parmi ces ajustements, on remarque une mèche de cheveux esquissée à la
naissance de l’épaule droite, qui ne sera pas reprise en peinture, un dessin initial d’une bouche plus large,
des modifications subtiles de la forme des yeux et de l’arcade sourcilière, ainsi que des cheveux
supplémentaires au bord du visage, transformés en ombres dans la composition finale.
Figure 28. Infrarouge (repentir, mèche de cheveux)
Figures 29. Imagerie multispectrale réalisée sur la Marie-Madeleine de Raphaël
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Figure 30. Dessin au fusain, étude préparatoire pour une muse de la fresque « Le Parnasse »
Raphaël Sanzio, vers 1510
La réflectographie infra-rouge a par ailleurs mis en évidence la technique du poncif (spolvero). Cette
méthode consiste à transférer un dessin sur un panneau de bois, une fresque ou une toile. Le peintre
utilise une aiguille ou un outil similaire pour percer de petits trous le long du contour du dessin qui est
souvent très détaillé. Ces perforations permettent de créer un modèle. Pour le transférer, il utilise un sac
rempli de poudre (charbon de bois ou craie) qu’il soupoudre à travers les trous. Cela laisse une série de
points posés en repère du dessin, notamment visibles en bordure du visage de Marie-Madeleine (Figures
31). Raphaël et le Pérugin utilisaient fréquemment cette méthode, également utilisée par Léonard de
Vinci dans l’élaboration de La Joconde [24] mais absente sur la version de la Galerie Palatine. Après le
transfert, Raphaël affine les contours et ajoute des détails supplémentaires avant de commencer à
peindre.
Détail, points noirs au charbon (bordure du visage)
Technique de transfert (spolvero)
Réflectograhie infra-rouge
Art&co, spin-off de l’Université Ascoli Piceno
Marie-Madeleine, Raphaël
Détail, points noirs au charbon (épaule)
Technique de transfert (spolvero)
Réflectograhie infra-rouge
National Gallery, London
Sainte Catherine d’Alexandrie, Raphaël
Figures 31
Pour une meilleure conservation de l’œuvre, le panneau de bois de peuplier des œuvres de Raphaël
Les Trois Grâces et l’Allégorie [25] a été aminci à 2/3mm pour la pose au revers d’un parquetage de
style florentin comme cela a été réalisé pour le portrait de Marie-Madeleine. Il est intéressant de noter
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une fluorescence d’image identique dans la radiographie du portrait de Marie-Madeleine et des Trois
Grâces. Le blanc lumineux qui est du blanc de plomb transparaît. On distingue des traces blanches, sur
les deux œuvres, qui sont des bulles d’air du gesso qui a servit à la préparation du panneau (voir les
flèches rouges, Figures 32, 33).
Figure 32. Radiographie Marie-Madeleine
Figure 33. Radiographie Les Trois Grâce
Œuvres de Raphaël Sanzio
L’imagerie multispectrale de ce portrait retrouvé de Sainte Marie-Madeleine témoigne donc, par le
repentir, la technique du poncif et la subtilité du dessin, d’une création personnelle et d’une œuvre
originale. Ces éléments viennent renforcer les conclusions des archives historiques des États de Florence
et de Pesaro, qui mentionnent la présence d’une Marie-Madeleine de Raphaël et d’une copie dans la
collection du Duc d’Urbino, probablement celle conservée à la galerie Palatine, selon l’historique et les
analyses réalisées sur l’œuvre.
3.4. Préparation du support
La plupart des panneaux de bois des peintures de Raphaël ont été préparés avec un fond de colle
constitué de gypse « gesso » [26]. Autrefois, le gesso pour la peinture était traditionnellement composé
de sulfate de calcium minéral mélangé à une colle animale. Cependant, certains artistes de la Renaissance
italienne, inspirés par la technique des flamands, avaient expérimenté et utilisé un gesso plus rare,
composé de carbonate de calcium provenant de la craie ou de marbre réduit en poudre, qui a l’avantage
d’absorber les excès de pigments et d’offrir une meilleure stabilité à long terme. Léonard de Vinci est
un exemple notable de ce choix technique, comme le montre l’analyse de la fresque de la Cène, où il a
utilisé un gesso à base de carbonate de calcium.
Depuis le Moyen Âge, le gesso servait à préparer les supports destinés à être peints et à obtenir un
rendu lisse, plus adhérent, tout en réduisant l’absorption de la peinture [27]. Il s’applique par une
première couche fine, légère et uniforme qu’on laisse sécher. Une fois sèche, il faut poncer légèrement
et répéter ce processus plusieurs fois pour une préparation optimale. Cela crée une base, lisse comme du
marbre, qui accueille parfaitement la peinture pour permettre de capturer chaque détail de l’œuvre. Cette
technique fut utilisée par les plus grands Maîtres de la Renaissance comme Raphaël, Léonard de Vinci
et le Pérugin qui la maîtrisaient parfaitement. Ces artistes de la Renaissances peignaient donc ainsi sur
un fond blanc.
Comme sur La Déposition [28] peinte par Raphaël, vers 1507, la composition du gesso utilisée sur le
portrait de Marie-Madeleine contient également du strontium. Le gesso fut ensuite recouvert d’un apprêt
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« imprimatura » contenant du blanc de plomb, une petite quantité d’étain, de la colle animale et de la
poudre de verre qui contribuaient aux qualités siccatives de l’apprêt. La composition de cette
« imprimatura » se retrouve dans plusieurs de ses peintures et semble être typique des artistes italiens
qui travaillaient à cette époque.
La poudre de verre a été fréquemment utilisée dans les peintures de Raphaël, mais sa présence n’a pas
pu être attestée dans La belle Jardinière [29]. Cet additif était produit à partir de silice, provenant
généralement de sable ou de cailloux, et d'un fondant riches en sodium. Cependant, des analyses de la
National Gallery sur des œuvres de Raphaël ont révélé des exceptions. Sur des échantillons de peintures
de Raphaël, La Madone Ansidei, La Prédication de Saint Jean-Baptiste, un panneau du même retable
daté autour de 1505 et la Madone Garvagh de 1510, la composition du verre étaient riche en quartz et
en aluminium et contenait comme fondant du potassium issu du sable toscan comme dans la Marie-
Madeleine.
Le manganèse (Mn), présent dans le verre, agit comme un décolorant pour neutraliser la teinte claire
causée par le fer dans les matériaux de fabrication du verre. Dans les zones riches en manganèse (Mn),
du potassium (K) et du calcium (Ca) ont été détectés, éléments que l’on retrouve dans les poudres de
verre que Raphaël a utilisées dans certaines de ses peintures. La présence de potassium (K) peut
également indiquer l'utilisation d'alun, caractéristique des laques.
3.5. Analyses réalisées sur des œuvres de Raphaël Sanzio
Aujourd’hui, de nombreuses méthodes d’analyse sont disponibles pour définir les matériaux utilisés
par les artistes, Parmi ces techniques, la fluorescence X (XRF) permet de réaliser des mesures in situ non
invasives avec une grande précision. Au fil des ans, cette méthode a évolué d’une simple analyse de
composition élémentaire, produisant des spectres, vers une approche de cartographie capable de générer
des cartes de distribution élémentaire, offrant ainsi des images détaillées des matériaux présents dans
une œuvre.
Dans cette étude, deux œuvres de Raphaël Sanzio analysées à l’aide de la même méthodologie XRF
par un laboratoire universitaire à Florence ont été sélectionnées afin d’offrir un cadre idéal pour une
analyse comparative détaillée : La Muta [30], portrait de femme également sur fond noir, qui partage des
caractéristiques stylistiques et temporaires similaires et le Pape Léon X [31], sur fond sombre, daté vers
1518/1520 (Figures 34).
Marie-Madeleine La Muta Pape Léon x
Figures 34. Œuvres de Raphaël Sanzio
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3.6. Résultats des analyses pigmentaires sur le portrait de Marie-Madeleine
L'analyse XRF réalisée sur le portrait de Marie-Madeleine, a donné des informations sur les matériaux
employés qui ont été utilisés à la Renaissance (figure 36), tels que le blanc de plomb, le cinabre, la
terre/ocre, le vert de gris, le giallorino ou « jaune de Naples », le noir d’os, et des laques pour les glacis.
L’analyse en microscopie électronique à balayage (MEB) réalisée sur un prélèvement a révélé que la
poudre de verre a été utilisée dans la composition de l’apprêt et dans la recette de différents pigments
comme le montre la carte du manganèse (Mn) et du potassium (K) (Figure 35).
Map de distribution de la silice
Map de distribution de l’aluminium
Figures 35. Micro-analyse MEB sur la Marie-Madeleine de Raphaël
Couleurs Éléments détectés Pigments couleurs
Blanc Pb Blanc de plomb
La bouche et de la joue
Le fond noir
Carnations
Hg, Fe, Cu, Pb
Cu, Ca, Fe
Hg, Fe, Cu (Ca), Pb, Sn
Vermillion/Cinabre
Terre/Ocre
Composant à base de cuivre
Blanc de plomb
Composant à base de cuivre
Noir d’os, Terre/Ocre
Terre/Ocre, Vermillion/
Cinabre,
Composant à base de cuivre,
Blanc de plomb
Motifs (tissage) Au, Pb-Sn, Fe, Cu Or, giallorino, Fe, Cu
Ombres Fe, Mn Manganèse, Terre/ocre
Vert
Cu, Ca, Fe
Terre/Ocre
Composant à base de cuivre
Noir d’os
Figures 36. Tableau d’éléments chimiques et couleurs détectées sur la Marie-Madeleine de Raphaël
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L’analyse de l’œuvre montre des différences dans la répartition du calcium entre les zones examinées.
Le calcium est moins présent dans les zones où il y a une forte concentration de plomb (points 1,2,3,8).
Sur les autres points d’analyse qui correspondent aux parties plus sombres de l’œuvre, les niveaux de
plomb sont plus faibles et la quantité de calcium augmente. Le plomb détecté de manière omniprésente
dans l’œuvre suggère son emploi dans la couche d’apprêt « imprimitura » mais sa répartition hétérogène
indique qu’il a été utilisé en tant que pigment ou mélangé à d’autres pigments sur la couche picturale
afin d’accentuer certaines zones, particulièrement les zones claires, et pour donner plus de relief aux
couleurs en les rendant plus vibrantes et lumineuses. Comme sur de nombreuses œuvres de Raphaël,
l’apprêt est composé d’une petite quantité d’étain (Sn) mélangé avec du plomb (Pb), certainement pour
donner plus d’éclat et avoir un rendu plus opaque.
Après avoir appliqué le gesso et l’apprêt, le peintre a transféré le dessin au charbon en utilisant la
méthode du « spolvero », fréquemment utilisée par Raphaël, pour le transfert de la composition du dessin
préparatoire au support définitif. Sur ce dessin, le clair-obscur a été défini en travaillant avec de légères
couches brunes constituées d’ocres riches en fer, de blanc de plomb et de laques. On obtient alors un
monochrome à partir duquel transparaît encore le dessin sous-jacent qui constitue la structure
fondamentale de l’œuvre sur laquelle les couleurs ont été posées en fines couches translucides composées
de glacis.
3.7. Les carnations
Les carnations de ce portrait sont principalement caractérisées par la présence de plomb (Pb) mais
également par des distributions de mercure (Hg), suggérant l’utilisation de pigment blanc de plomb avec
du vermillon/cinabre (HgS) pour le rouge. La combinaison et la concentration de fer (Fe) et de potassium
(K) suggèrent la présence d’ocre, un pigment naturel composé d’oxyde de fer. L’ocre était souvent utilisé
pour ajouter de la profondeur et de la chaleur aux ombres. Le fait que des zones plus sombres du tableau
montrent une concentration de fer (Fe), peut indiquer que l’ocre a été utilisé pour les ombres.
Il est surtout intéressant de noter la présence surprenante d’un pigment à base de cuivre dans les
carnations de Marie-Madeleine comme sur le Pape Léon X [31]. Le cuivre mélangé à d’autres pigments
peut créer des variations de teinte supplémentaires, apporter une légère teinte verte ou bleutée qui peut
accentuer les ombres ou des reflets subtils contribuant à la tridimentionnalité du visage. Cela peut
permettre aussi de rendre les carnations plus vivantes en créant un contraste avec les tons ocres rouges
et jaunes. Les pigments à base de cuivre résistent à la décoloration. La présence d’un composant à base
de cuivre dans les carnations de Marie-Madeleine a certainement contribué à la vivacité des pigments
sur le long terme, garantissant leur pérennité même après des siècles. L’utilisation de ce pigment est une
démarche qui n’était pas courante. Il fallait une réelle expertise pour comprendre et manipuler les
pigments de cette manière. Cette approche témoigne de l’esprit d’artiste-chercheur, quasi-chimiste de
Raphaël qui expérimente afin d’atteindre des résultats non seulement esthétiquement supérieurs, mais
aussi techniquement durables.
3.8. Le bordeaux de la robe
La couleur bordeaux de la robe a été réalisée en jouant principalement avec un ocre rouge utilisé
comme base, identifiable par sa teneur en oxyde de fer, une petite quantité de noir d’os suggérée par la
présence notable de calcium pour assombrir la teinte, une très légère modulation de blanc de plomb pour
ajuster la luminosité, l’ajout d’un pigment à base de cuivre (Cu) qui apporte des nuances subtiles et de
la profondeur pour éviter un bordeaux trop uniforme. Une infime quantité de vermillon/cinabre a été
rajoutée dans ce mélange afin de saturer l’ensemble et rendre le bordeaux plus vibrant.
La difficulté d’obtenir cette teinte précise réside dans le dosage minutieux de chaque pigment et la
technique d’application employée. Il faut donc une très grande connaissance de l’interaction des
pigments entre eux. La capacité à manipuler les justes proportions pour obtenir une teinte spécifique
n’est pas seulement une question de recette mais aussi d’intuition artistique et d’expérience. Ces
mélanges ont souvent été utilisés par Raphaël et soulignent sa maîtrise et sa cohérence dans l’application
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des pigments pour obtenir des effets de profondeur et de tonalité. Il aurait pu choisir des pigments plus
simples et plus directs comme le cinabre/vermillon pour établir la base des nuances de bordeaux. Ce
pigment bien que vibrant et puissant, était largement disponible et souvent utilisé à la Renaissance pour
son intensité et sa facilité d’application. Cependant Raphaël, en véritable maître, choisissait des chemins
plus complexes, démontrant ainsi son génie et sa maîtrise des matériaux. Le choix d’une telle méthode
pour créer un bordeaux, illustre son approche méthodique et visionnaire qui dépasse celle de la majorité
des artistes de son époque.
3.9. Le fond noir de l’œuvre et la bande verte de la robe
Le fond noir de l’œuvre est marqué par la présence de noir d’os, de cuivre, et de terres/ocres. La
présence notable de cuivre suggère que Raphaël a créé cette teinte noire en combinant un pigment à base
de cuivre avec du noir d’os pour obtenir une teinte particulière. Une très légère quantité de
vermillon/cinabre, connue pour sa capacité à réfléchir la lumière grâce à sa structure cristalline, a été
également ajoutée. Ce mélange permet de créer un noir plus sophistiqué avec de la profondeur au lieu
d’un simple fond noir qui serait visuellement plat. En somme, l’intégration de pigments comme le
mercure et le cuivre dans la création d’un noir complexe est un exemple d’ingéniosité artistique et un
témoignage du savoir-faire et de la créativité de Raphaël.
Outre la composition de ce noir, l’analyse du point 4 révèle une concentration en potassium et en
manganèse, ce qui est un indicateur de la présence de poudre de verre. Cependant, le manganèse est
également présent dans les terres/ocres, ce qui pourrait prêter à confusion. Mais dans ce cas, le
manganèse ne semble pas être associé uniquement aux terres, car dans le point d’analyse 7 où la
concentration en fer (Fe) est plus élevée, la quantité de manganèse est plus faible.
L’utilisation de la poudre de verre sur ce fond noir a des propriétés siccatives et des qualités
esthétiques. Elle permet aussi de stabiliser ce fond noir composé d’un pigment à base de cuivre, sujet à
l’oxydation et à la dégradation. Cela est également le cas pour la bande de couleur verte de la robe qui
est composée des mêmes pigments mais avec un dosage différent pour chaque élément. En l’occurrence,
la quantité de cuivre est plus importante, ce qui peut expliquer une plus grande concentration de
manganèse et de potassium.
3.10. Les motifs d’or
Comme le montre la carte élémentaire (point 5), le tissage de la broderie aux formes géométriques est
composée d’or (Au). Raphaël appliquait une sous-couche pour permettre une meilleure adhésion de ce
jaune si précieux, et lui assurer une couverture uniforme en cas d’effritement. Cette sous-couche [29] est
composée de jaune de plomb et d’étain « Giallorino » mélangé à un composant à base de cuivre (vert de
gris), qui permet de réduire l’éclat excessif du giallorino afin d’obtenir une sous-couche plus équilibrée
pour l’application de l’or (Figure 37). Cette technique illustre, une fois de plus, la capacité de Raphaël à
nuancer les couleurs avec une précision remarquable.
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Figure 37. Photographie binoculaire des motifs sur le buste
3.11. La présence de traces de zinc (Zn)
À la Renaissance, les méthodes pour purifier les pigments étaient limitées et ne permettaient pas
toujours d’éliminer toutes les impuretés naturelles, ce qui peut expliquer la présence de traces de zinc
(Zn). Cependant, il fut aussi utilisé en tant qu’additif (sulfate de zinc- vitriol blanc [32]) afin d’améliorer
certaines propriétés des pigments. Sa présence, bien que modeste, améliorait la stabilité, la texture et la
durabilité des pigments employés. Dans l’œuvre de Raphaël, Portrait du Pape Léon X », des traces de
zinc ont été détectées par XRF [31] comme sur la Marie-Madeleine.
Des études récentes [32] ont montré que des traces de zinc ont été détectées dans de nombreuses
peintures de la Renaissance. Dans des portraits de Jan van Eyck, une petite quantité de zinc a été trouvée
dans un mélange de pigments composé de laque rouge et d’outremer ainsi que dans le noir. Le zinc a
très probablement été ajouté sous forme de sulfate de zinc comme sur un portrait d’homme peint par
Titien. Le zinc fut aussi un ingrédient d’une recette de laque rouge dans le manuscrit allemand du XV ème
siècle de Tegernsee.
Le vitriol blanc (sulfate de zinc) possède de nombreuses qualités : il accélère le séchage des peintures
à l’huile, il aide à minimiser les effets du jaunissement que les huiles peuvent subir au fil du temps et
favorise une meilleure réticulation, c’est-à-dire un réseau stable de molécules dans le film pictural qui
permet de réduire la formation de craquelures. L’usage du vitriol blanc dans la Renaissance italienne,
emprunté aux maîtres flamands, peut avoir contribué à la remarquable conservation de plusieurs œuvres
de Raphaël telle que la petite Madone Cowper (Figure 38) qui présente, pour l’époque, des craquelures
discrètes et peu prononcées.
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Figure 38. Petite Madone Cowper, Raphaël Sanzio, vers 1505
Nos récentes recherches sur les matériaux utilisés par Raphaël avaient pour objectif de parvenir à
comprendre le rôle de chaque élément chimique ainsi que les combinaisons possibles pour obtenir
différentes teintes. Nous avons découvert que le sulfate de zinc aurait pu être utilisé en tant que
composant dans une recette de poudre de verre. D’ailleurs, le sulfate de zinc porte bien son nom de
« vitriol blanc » qui vient du latin vitriolum, signifiant « vitreux » ou « verre », en raison de son
apparence cristalline et translucide. La présence de zinc permet à la poudre de verre de mieux s’intégrer
dans les pigments. Une meilleure adhérence renforce l’intégrité du film pictural et protège mieux contre
les problèmes de décollement et de craquelures. Cependant, cela dépend aussi des autres matériaux
utilisés et des conditions environnementales de conservation de l’œuvre.
Il ne serait pas étonnant que le sulfate de zinc ait pu être également utilisé comme ingrédient dans une
recette de poudre de verre car Raphaël était connu pour son esprit d’innovation et son goût pour
l’expérimentation. Son usage aurait été une avancée logique tant sur le plan esthétique que pour accroître
la longévité des œuvres d’art. Il serait intéressant d’approfondir cette question car à ce jour l’emploi du
sulfate de zinc à la Renaissance n’est pas assez documenté.
L’emploi d’un composant à base de cuivre dans la recette des pigments ainsi que l’usage de sulfate
de zinc, a probablement amélioré la conservation des œuvres de Raphaël. Les œuvres de Raphaël de la
période romaine sont particulièrement surprenantes, donnant l’impression qu’elles sont plus récentes
comparées à d’autres œuvres d’artistes du XVI ème siècle, en raison de leur état impeccable et de leurs
craquelures minimes (Figures 39).
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Portrait de jeune femme
vers 1514/16
Portrait de Bindo Altoviti,
vers 1514
Portrait du Pape Jules II,
vers 1511/12
Figures 39. Œuvres de Raphaël Sanzio
Bien que les expérimentations chimiques de Raphaël aient contribué à la singularité de ses œuvres,
l’usage excessif d’un composant à base de cuivre, particulièrement dans ses portraits au fond vert de sa
dernière période artistique (Figures 39) ont pu avoir un impact néfaste sur sa santé. Lors de la préparation
des pigments contenant du cuivre, l’inhalation de poussières peut causer des maladies pulmonaires. Dans
ses écrits, Giorgio Vasari, peintre et biographe, mentionne que Raphaël est décédé après avoir souffert
de fièvre et de complications respiratoires.
3.12. L’oxydation des pigments de la Renaissance
À la Renaissance, les artistes utilisaient des pigments à base de cuivre pour obtenir des teintes vertes.
Ces pigments peuvent parfois se décomposer ou réagir avec d’autres éléments présents dans la peinture
ou des contaminants [33]. Comme constaté dans le portrait deLla Muta peinte par Raphaël, le vert de
gris, ce pigment à base de cuivre, peut se transformer, à certains endroits, en oxyde de chrome vert sous
certaines conditions (Figure 40). Les conditions de conservation, telles que la lumière, l’humidité et la
qualité de l’air peuvent également nuire à la stabilité du pigment et accélérer des réactions chimiques
complexes [34] menant à la formation de chromates. Outre une restauration, l’oxydation peut donc
expliquer la présence insignifiante de chrome sur la Marie-Madeleine de Raphaël.
Les impuretés naturelles présentes dans les pigments à base de cuivre de la Renaissance, bien que
relativement courantes, ont été peu étudiées jusqu’à présent. Une récente étude [35] a démontré des
traces d’impuretés d’arsenic dans un pigment de la Renaissance à base de cuivre (vert de gris ou
malachite), ayant provoqué par oxydation une dégénérescence pigmentaire entrainant la transformation
de l’infime quantité d’arsenic en arséniate de cuivre. Cela souligne l’importance de comprendre le
processus de vieillissement des matériaux pour bien interpréter les résultats des analyses chimiques dans
les œuvres d’art anciennes.
Cependant, ces transformations peuvent être détectées lors de l’analyse en observant la texture du
pigment. Si l’arséniate de cuivre ou l’oxyde de chrome vert provient de l’oxydation d’un pigment de la
Renaissance, les particules seraient irrégulières, en raison du broyage manuel d’origine. En revanche, un
pigment d’arséniate de cuivre ou d’oxyde de vert de chrome synthétique, produit au XIX ème siècle
industriellement, présente une granulométrie plus uniforme.
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Figure 40. Spectres XRF et cartes élémentaires détaillant les mains et les anneaux de La Muta
Les analyses pigmentaires réalisées dans le portrait de Marie-Madeleine ont révélé l’irrégularité des
grains, témoignant d’un broyage artisanal des pigments, réalisé à la main. Cette observation met en
lumière une technique traditionnelle employée à l’époque de la Renaissance, où la précision du geste de
l’artiste influençait directement la texture et la qualité des matériaux utilisés. De plus, la stratigraphie de
l’ensemble des couches de peinture, qui ne dépasse pas le millimètre, témoigne d’une finesse
remarquable et d’un travail d’une rare délicatesse comme sur de nombreuses œuvres déjà étudiées de
Raphaël [40]. Cela illustre le soin minutieux qu’il apportait à chaque détail, révélant une maîtrise
exceptionnelle des glacis et une habileté singulière dans la gestion des matériaux et des pigments.
La stéréoscopie effectuée sur la partie supérieure de la bouche du portrait (Figure 41) révèle la
technique du sfumato où les contours ne sont pas définis mais suggérés par des transitions subtiles de
lumière et de couleurs, créant un effet visuel bien plus réaliste et vivant. Contrairement aux méthodes
modernes où les contours sont souvent tracés de manière plus nette, rendant les formes plus plates et
moins naturelles, Raphaël parvenait à donner de la profondeur et une fluidité qui donnent l’impression
que ses sujets émergent doucement du support.
Figure 41. Photographie binoculaire partie supérieure de la bouche
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Les éléments apportés par l’étude scientifique menée en laboratoire sur la Marie-Madeleine
confirment des matériaux et une mise en œuvre compatibles avec le contexte de la Renaissance italienne
et, plus particulièrement, conformes aux procédés et techniques de Raphaël [28]. Les pigments
découverts sur ce portrait révèlent à quel point Raphaël se distingue par sa capacité à exploiter leur
potentiel, laquelle témoigne d’une profonde connaissance des interactions chimiques et des effets
visuels. Il orchestrait une symphonie de couleurs complexes pour manipuler la lumière et la profondeur
avec une sophistication qui transcende les méthodes conventionnelles de son temps. Ces approches
innovantes, presque alchimiques, placent Raphaël à l’avant-garde des artistes de la Renaissance mais
aussi en tant que pionnier dans l’expérimentation pigmentaire dont l’ingéniosité continue à fasciner.
4. Particularités techniques chez Raphaël Sanzio
Pour approfondir encore l'analyse de ce portrait en buste de Marie-Madeleine (Figure 1), il est
essentiel de plonger plus en profondeur dans les subtilités de la technique picturale de l'artiste et
d'explorer les dimensions psychologiques et symboliques de l'œuvre. Cette peinture, comme tant d'autres
de Raphaël, dépasse la simple représentation.
Ce portrait représente Sainte Marie-Madeleine, premier témoin de la résurrection du Christ, Apôtre
des apôtres qui fut un des thèmes artistiques majeurs de la Renaissance. Malgré certains traits
caractéristiques, la Sainte apparaît sous des formes très diverses, comme pénitente ou femme du monde.
Elle nourrit les fantasmes d’artistes qui la dessinent et la sculptent sous les traits d’une femme à la beauté
absolue et aux charmes envoûtants. Elle est souvent représentée avec ses attributs : le vase à parfum, une
longue chevelure dorée dissimulant son corps ou tenant un crucifix et un crâne comme symboles de
vanité. Raphaël, quant à lui, la représente de manière réaliste, à la fois sophistiquée et vertueuse,
sensuelle et pudique. Ce portrait de femme, au regard doux et profond, est une révolution artistique qui
incarne la pensée humaniste de la Renaissance : la beauté idéale [36].
L'un des aspects les plus captivants de cette œuvre est la façon dont Raphaël parvient à capter
l’émotion du sujet. Contrairement à d'autres représentations plus dramatiques de Marie-Madeleine
chargées de symboles explicites et de nombreux détails, Raphaël adopte ici une approche plus
minimaliste. La simplicité de la composition renforce le message spirituel de l'œuvre dans une émotion
contenue et introspective. Il n'y a pas de paysages élaborés, ni d’objets symboliques complexes autour
de Marie-Madeleine. Cette réduction de la scène aux éléments essentiels met en lumière l'aspect narratif
de la peinture. L'histoire de Marie- Madeleine n'est pas racontée par des objets, mais par l'expression et
la posture.
Ses yeux aux paupières alanguies, légèrement baissés, et sa bouche à la courbe délicate, suggèrent une
méditation silencieuse où elle semble absorbée dans ses pensées, ce qui confère à l'œuvre une dimension
psychologique intense. La douceur du regard, combinée à une légère mélancolie, transmet une émotion
sincère et touchante, rendant la figure plus humaine et accessible tout en maintenant une aura de sainteté
et de mystère.
Sa beauté physique, rendue avec une délicatesse extrême, contraste avec l’intensité de ses sentiments
intérieurs, signalant une transition de la sensualité à la spiritualité. Cette transformation est un thème
central dans l'œuvre de Raphaël, qui cherche souvent à exprimer la capacité humaine à transcender les
faiblesses terrestres pour atteindre un état de grâce plus élevé [37].
Raphaël maîtrise l'art de créer un lien entre le spectateur et le sujet représenté. Dans cette œuvre,
Marie-Madeleine, bien qu’absorbée dans sa propre méditation, semble établir un dialogue silencieux
avec le spectateur. Ce lien est renforcé par la composition centrale et l’utilisation subtile de la lumière
où le regard du spectacteur se dirige vers son visage et ses mains. Cet aspect transforme l’observation en
un moment de contemplation.
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Le visage de Marie-Madeleine est rendu avec une grande douceur, typique du style de Raphaël
(Figures 42). Ses traits sont délicatement arrondis, sans angle marqué, ce qui renforce l'impression de
sérénité́ et de grâce [38]. Les contours de son visage sont adoucis, créant une transition fluide entre les
ombres et les zones éclairées. Cette douceur des traits contribue à̀ l'idéalisation du personnage, la
présentant comme une figure de pureté́ et d'élégance.
Madone Terranuova Marie-Madeleine Madone Bridgewater
Figures 42. Œuvres de Raphaël Sanzio
Les vêtements, la fourrure, et le buste de Marie-Madeleine, tels que représentés par Raphaël, sont des
éléments essentiels de l'œuvre qui renforcent la profondeur du personnage. La simplicité du sujet,
contrastant avec la richesse de la fourrure, exprime la dualité de son parcours spirituel, entre son passé
terrestre et sa quête de rédemption. Le buste, idéalement proportionné et gracieusement posé, reflète la
transformation intérieure de Marie-Madeleine, où la pureté spirituelle se manifeste à travers la beauté
physique. L'ensemble de ces éléments contribue à faire de cette œuvre une représentation complète et
harmonieuse de la Sainte, à la fois humaine et divine.
4.1. Effet de transparence et de lumière :
Dans ce portrait, Raphaël utilise la lumière et la transparence de manière magistrale. Cette lumière
qui transcende la matière n'est pas simplement un élément esthétique pour modéliser la forme, mais guide
vers une compréhension plus profonde du personnage. Contrairement à une lumière crue et dure, celle
que Raphaël emploie est diffuse, enveloppant délicatement la figure de Marie-Madeleine. Cette diffusion
crée une atmosphère calme et sereine, évitant les contrastes trop marqués qui pourraient distraire de la
contemplation. Cela reflète également sa profonde compréhension des techniques flamandes de peinture
à l'huile, qu'il a adaptées à son propre style.
Comme beaucoup de maîtres de la Renaissance, il utilisait une technique de superposition de couches
fines de peinture, appelées glacis, ce qui lui permettait d’exalter la forme et de donner une
tridimentionnalité à ses portraits [39] (Figures 43). Ces glacis permettent de créer des nuances subtiles
de couleur et de lumière qui ajoutent une profondeur et une luminosité particulières à l’œuvre. Dans la
Marie-Madeleine, cette technique est particulièrement visible dans le traitement de la peau, qui semble
presque lumineuse de l'intérieur, et dans les gradations délicates des ombres. Ce procédé permet aux
rayons lumineux de traverser chacune des couches de glacis pour se réfléchir sur le support avant de
parvenir à nos yeux créant ainsi un sentiment de profondeur comme si la source lumineuse se trouvait
de l’autre côté. Raphaël maîtrisait parfaitement ce phénomène physique par le jeu interne des lumières,
tout autant que par l’aspect d’un modelé doux et très lisse, sans trace de coup de pinceau.
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La Petite Madone
Marie-Madeleine,
Portrait d’Agnolo
La Belle Jardinière,
Cowper, vers 1505
vers 1505
Doni, vers 1506
vers 1505/1508
Figures 43. Œuvres de Raphaël Sanzio
Inspiré de la technique du « sfumato » [40] (estompe des contours) de Léonard de Vinci, Raphaël
avait inventé́ une méthode ingénieuse pour laisser une certaine incertitude sur la terminaison des
contours. En regardant de plus près la technicité́ de ses portraits du début du XVI ème siècle (figures 44),
on distingue une forte concentration de pigments qui semblent être appliques de manière irrégulière dans
les contours du visage de ses portraits leur conférant une profondeur et une rondeur qui les rendent
réalistes. Les contours, bien que définis, ne paraissent jamais durs car ils sont adoucis par ces glacis
successifs qui unifient l’ensemble. Les pigments utilisés par Raphaël dans les sous-couches étaient
souvent denses et sombres, servant à poser les ombres profondes et à structurer les traits. Une fois ces
bases établies, il ajoutait progressivement des pigments plus clairs, jouant sur les transparences et les
dégradés pour donner vie au portrait. Cette stratification successive permettait de créer une peau
d’apparence vivante, avec une texture et une luminosité que peu d’autres artistes de son temps ont réussi
à égaler. Bien que cette méthodologie soit moins subtile que celle de Léonard, elle représente l’empreinte
d’artiste avec laquelle Raphaël est parvenu à̀ donner une expressivité unique à ses œuvres.
La Femme enceinte,
vers 1505/1506
Saint Sébastien, vers 1501/1502
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Marie-Madeleine, vers
1505/1506
Saint Sébastien, vers 1501/1502
Figures 44. Œuvres de Raphaël Sanzio
Portrait d’Agnolo Doni, vers
1506
4.2. La particularité du regard et des mains
La macrophotographie des yeux réalisée par Art&Co a permis de décrire en détail la manière dont les
yeux de Marie-Madeleine ont été́ peints (figure 45). Les détails sont caractérisés par des pupilles noires
à moitié visibles car partiellement recouvertes par les paupières supérieures respectives : dans les deux
yeux, il y a des nuances verdâtres au-dessus ou autour des pupilles; l'iris est brun orangé ; la scolaire
blanche avec de légères nuances gris-bleu clair ; le coin médial est souligné́ de petits coups de pinceau
rose vif ; le bord de la paupière inferieure est rose clair, tandis que celui de la paupière supérieure est
marqué de coups de pinceau violet foncé et noirs. De minuscules coups de pinceau blancs sont insérés
par le peintre entre la pupille et l'iris afin de simuler les reflets de la lumière. Une manière très détaillée
et particulière de peindre les yeux qui constitue un élément de comparaison avec d'autres œuvres de
Raphaël où se retrouve exactement le même procèdé dans ses portraits tels que Baltazar Castiglione et
Bindo Altoviti (Figures 46). Cette technique confère aux œuvres de Raphaël une profondeur émotionnelle
saisissante. Raphaël parvient à saisir non seulement les détails anatomiques des yeux, mais aussi une
qualité presque hypnotique dans leur regard [41].
Figure 45. Macrographie, Marie-Madeleine, Raphaël Sanzio
Portrait de Baltazar Castiglione, Raphaël Sanzio
Portrait de Bindo Altoviti, Raphaël Sanzio
Figures 46
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La lumière douce qui éclaire les mains posées l’une sur l’autre de Marie-Madeleine, caresse
délicatement les contours des doigts, mettant en valeur la courbure naturelle des phalanges et créant un
effet de modelé́ qui rend les mains presque palpables (Figure 47). Les doigts sont longs et finement
dessinés, suggérant à la fois la grâce et la noblesse. Les ongles sont traités avec une précision
remarquable qui montre une attention particulière aux détails et une gestion habile de la lumière et des
reflets qui se retrouvent dans d’autres œuvres de Raphaël [42] comme la Madone Pasadena (Figure 48).
Les touches de blancs, sur les parties saillantes des ongles, captent et réfléchissent la lumière. Elles ne
se limitent pas à de simples éclats lumineux mais elles suivent la courbure naturelle des ongles, ce qui
révèle le remarquable souci du détail de Raphaël.
Figure 47. Détail, Sainte Marie-Madeleine, Raphaël
Figures 48. Madone Pasadena, 1503 Norton, Simon museum, Raphaël Sanzio
Conclusion
Le séjour de Raphaël à Florence, enrichi par l’enseignement qu’il a reçu de Léonard de Vinci, reflète
une période charnière où le jeune artiste, tout en s’imprégnant de l’influence des grands maîtres, parvient
progressivement à imposer sa propre vision artistique. Raphaël évolue au-delà des contraintes
stylistiques de ses débuts pour embrasser un nouveau style plus expressif et personnel. La rencontre avec
Léonard marque un nouveau tournant où ses portraits deviendront une confession intime et émouvante
de l’âme. Raphaël insufflait à ses créations une essence singulière qui caractérisé son style par un sens
exceptionnel de l'harmonie, des proportions, et une grâce sans pareille. Sa Marie-Madeleine incarne non
seulement la virtuosité́ technique de Raphaël, mais aussi sa capacité à insuffler une force émotionnelle
intense. Cette peinture ne se contente pas de représenter le beau, elle engage le spectateur dans un
dialogue profond sur la nature humaine qui incarne bel et bien le rêve humaniste de l’équilibre et de la
beauté́ idéalisée.
Bibliographie
[1] D. S. Taylor, Charles I: King and collector, Royal Academy, London, 2018.
[2] Archives de l'État de Pesaro Urbino, Inventaire AN 525, p. 310-314, Pesaro, 1623.
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[6] Archive de l’État de Pesaro, Inventaire des armoires du Palais ducal d’Urbino, conservé à la Bibliothèque Oliveriana
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dell’eredità Della Rovere, 1631.
[8] Archivio di stato di Firenze, Inventario N/43 - Ducato di Urbino - Classe II Filza III int.4, beni in partenza di Urbino
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[9] G. Gronau, Documenti Artistici Urbinati, Accademia Raffaello, Urbino, 2011.
[10] F. Sangiorgi, Documenti Urbinati, inventario del Palazzo Ducale di 1582 a 1631, Accademia Raffaello, Urbino, 1976.
[11] Archives d’État de Florence, fond Miscellanea Medicea (164 ins.8 cc. 5-62, 63-100).
[12] P. De Vecchi, E. Cerchiari, I tempi dell'arte, volume 2, Bompiani, Milano, 1999.
[13] Ministero dell’Interno, Publicazioni degli archivi di stato, Archivio Mediceo avanti il principato, Inventario, volume
primo, XXIX- 413 pages, Roma, 1951.
[14] Ministero dell’Interno, Publicazioni degli archivi di stato.I. Archivio di stato di Firenze ; Archivio Mediceo del
Principato. Inventario sommario, XXXIII-290 pages, Roma, 1951.
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[16] A. Renaudet, Les archives de Florence, Annales, 1953.
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[18] D. Hamilton., E. Helman Minchelli, S. Cushner, Deruta: A tradition of Italian Ceramics, Chronicle Books, 1998.
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[20] G. Campori, Raccolta di Cataloghi e inventarii inediti,di quadri, statue, disegni, bronzi, dorerie, smalti, dal secolo XV
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[21] C. Ricci, I. Borgia, B. Brunetti, C. Miliani, “The Perugino’s palette: Integration of an extended in situ XRF study by
Raman spectroscopy”, Journal of Raman Spectoscopy, August 2014.
[22] Collectif, Raffaello a Firenz, Dipinti e disegni delle collezioni fiorentine, Electa, Milano, 1984.
[23] C. Whistler, Raphael: The Drawings, Ashmolean Museum, reprint edition, 2017.
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[26] G .Paris, « Le cycle du soufre, un acteur essentiel dans le contrôle de la composition chimique du système océanatmosphère
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[27]G.-W.-R. Ward, The Grove Encyclopedia of Materials and Techniques in Art, page 229, Oxford University Press, 2008.
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[29]A.Roy, M .Spring, C. Plazzotta, “Raphael’s Early Work in the National Gallery: Paintings before Rome”, National
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[30] A. Mazzinghi, L.Giuntini, C. Ruberto, P.A. Mandó, M. Massi, “Mapping with Macro X-ray Fluorescence Scanning of
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[31]A. Mazzinghi, L.Castelli, C.Ruberto, L. Giuntini, P.A .Mandò, F. Taccetti, “Mapping with Macro X-ray Fluorescence
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[32] M. Spring, “New insights into the materials of fifteenth- and sixteenth-century Netherlandish paintings in the National
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[33] M. Vermeulen, J. Sanyoya, K. Janssens, G. Nuyts, “The darkening of copper- or lead-based pigments explained by a
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[34] C. Bouvier, Étude du vieillissement de peintures anciennes par imagerie par spectrométrie de masse 3D, Chimie
analytique, Sorbonne Université, 2022.
[35] S . Svorovà Pawelkowicz, B. Wagner, J. Kotowski, G. Zukowska, B. Golebiowska, R. Siuda, P. Jokubauskas,
“Antimony and Nickel impurities in blue and green copper pigments”, Minerals, 7/11/2021.
[36] S. Frommel, U. Pfisterer, La forme idéale à la Renaissance, Campisano, 2023.
[37] E. Müntz, Raphaël, sa vie, son œuvre et son temps, Hachette, Paris, 1886.
[38] P. Landon, Raphaël Sanzio, Firmin Didot, Paris, 1844.
[39] A. Gruyer, Raphaël peintre de portraits, Librairie Renouard, Paris, 1881.
[40] Ph. Walter, F. Cardinali, L’art-chimie, Enquête dans le laboratoire des artistes, Paris, Édition Michel de Maule, 2013.
[41] P. De Vecchi, Raffaello : la pittura, Florence, 1981.
[42] C. Beuzelin, Comment parler de Raphaël aux enfants, Le Baron perché, Courbevoie, 2012.
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Le tempérament musical revisité.
Le premier mouvement de la sonate pour alto seul
de Gyorgy Ligeti (1994)
Musical temperament revisited.
The first movement of the sonata for solo viola by Gyorgy Ligeti (1994)
Alain Baldocchi 1 , Laurent Mazliak 2
1
Altiste - directeur du Conservatoire à Rayonnement Départemental de Cannes
2
LPSM, Sorbonne-Université, Paris
RÉSUMÉ. La question du tempérament, façon d'accorder les instruments à claviers, a traversé pendant des siècles la
musique occidentale. L'article expose les principaux aspects de cette question et présente la manière très originale dont le
compositeur Ligeti l'a exploitée dans une composition contemporaine pour alto.
ABSTRACT. The question of temperament, the way in which keyboard instruments are tuned, has permeated western
music for centuries. This article sets out the main aspects of this question and presents the highly original way in which the
composer Ligeti has exploited it in a contemporary composition for viola.
MOTS-CLÉS. Tempérament musical, Harmoniques, Consonances, Ligeti, Alto.
KEYWORDS. Musical temperament, Harmonics, Consonances, Ligeti, Viola.
L'ethnomusicologue 1 John Blacking (1928-1990) définit la musique par une belle formule : du son
humainement ordonné. Le choix de cet ordre a pour but d'élaborer un système fonctionnel et hiérarchique
dans lequel un compositeur choisit de déployer sa création : par exemple le système tonal 2 sur lequel la
musique occidentale s’est développée pendant des siècles, ou, toujours pour le cas occidental, le système
dodécaphonique 3 que l’école de Vienne autour de Schönberg a proposé au début du 20ème siècle.
L'invention d’instruments à claviers (positifs, orgues, clavecins, piano…) à partir du Moyen-Âge a
nécessité de décider d'une manière de les accorder : contrairement au cas d’autres instruments (par
exemple ceux de la famille des cordes comme le luth, la harpe ou le violon), le son correspondant à une
touche est fixé une fois pour toute lors d'une exécution musicale. Derrière ce problème en apparence
simple se dissimule une question qui a traversé toute l’histoire de la musique occidentale depuis
longtemps. C'est là ce qu'on appelle le problème du choix d'un tempérament pour accorder un instrument
1
L'ethnomusicologie est une discipline relativement récente qui consiste à étudier le phénomène musical présent dans des
populations qui ont été invisibles dans le passé pour les musicologues des grands pays développés. Blacking fut un pionnier qui
n'hésita pas à soulever un certain scandale dans le Londres académique des années 1945 en osant étudier la musique de peuplades
d'Afrique noire.
2
On appelle système tonal le système théorique sur lequel à partir de la fin du Moyen-Âge s'est fondée la composition musicale en
Europe occidentale. Ce système demande au compositeur de choisir à l'avance pour un morceau une tonalité, c'est à dire une note
et une gamme privilégiée autour de laquelle il va hiérarchiser toute la composition.
3
Au contraire du système tonal, le système dodécaphonique (c'est à dire des douze sons) élaboré à Vienne dans les années 1910
par le compositeur Arnold Schönberg et ses disciples Alban Berg et Anton Webern (qui ont formé ce qu'on a qualifié de "deuxième
école de Vienne"), ne privilégie pas une note et une gamme mais est fondé sur le concept de série qui consiste à choisir un ordre
spécifique dans lequel émettre les douze sons présents dans une octave d'un piano (voir plus loin quand nous parlerons du total
chromatique).
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à clavier et les interrogations sur la bonne manière de calibrer cet accord devinrent progressivement
cruciales au fur et à mesure de l'apparition de difficultés. L'objectif du présent article n'est pas d'exposer
en détail cette question traitée de nombreuses fois dans des publications, dont certaines très bien faites,
auxquelles nous renvoyons le lecteur 4 . Nous allons nous contenter de rappeler quelques éléments de base
qui nous permettront de commenter la très originale exploitation du tempérament que propose le
compositeur hongrois György Ligeti (1923-2006) dans le premier mouvement de sa sonate pour alto seul
composée en 1994.
1. Consonances 5 et tempérament musical
1.1. Le son, phénomène vibratoire
La vibration d'une corde est communiquée au corps d'un instrument (par exemple une guitare) qui
l’amplifie beaucoup, au point d’être en capacité de faire entrer en vibration l’air qui se trouve à son
contact, notamment à l'intérieur de l'instrument (qui sert de caisse de résonance). Cette vibration de l’air
se transmet de proche en proche et finit par faire vibrer nos tympans. Le mouvement mécanique des
petits os de l’oreille moyenne engendre un processus physico-chimique qui transforme la vibration en
courant électrique transmis au cerveau qui l’interprète et nous fait «entendre» un son.
On voit donc qu’il y a, au départ de tout, la vibration de la corde de la guitare. La façon dont cette
vibration se déroule a été étudiée depuis longtemps (dès l’Antiquité, certains aspects fondamentaux en
étaient identifiés). C’est surtout au 18ème siècle que la résolution mathématique du problème des cordes
vibrantes (notamment par le mathématicien français Jean-le-Rond d’Alembert (1717-1783)) permit de
décrire le mécanisme précis de cette vibration. Il se présente comme la superposition d’une infinité de
vibrations périodiques 6 élémentaires toutes liées entre elles de façon étroite. L'une d'elle est la vibration
dite fondamentale, qui vibre avec une fréquence f, et toutes les autres vibrations élémentaires ont des
fréquences qui sont des multiples entiers de la fréquence f : 2f, 3f, 4f etc. dites fréquences harmoniques.
En outre, la fréquence fondamentale peut être calculée à partir des données physiques de la corde : sa
longueur, son diamètre, la matière dans laquelle elle est fabriquée, et la tension à laquelle elle est
soumise. Une relation très simple montre que pour une corde d’une matière donnée soumise à une tension
donnée, la fréquence fondamentale est inversement proportionnelle à la longueur de la corde. De ce fait,
une corde avec une fondamentale f étant donnée, si on ne laisse vibrer que la moitié de la corde (sur une
guitare, cela veut dire qu’on appuie le doigt au milieu de la corde), la fréquence fondamentale de
vibration sera 2f. Si on appuie au tiers de la corde, on se retrouve donc avec une corde en vibration de
longueur 2/3 de la longueur initiale et la fréquence devient donc 3/2 f. Et ainsi de suite. En outre, le fait
de poser le doigt à l’endroit indiqué mais en effleurant juste la corde sans appuyer, va entraîner l’émission
d’une note à la fréquence indiquée (donc par exemple 2f si le doigt est au milieu de la corde) mais avec
un son très particulier: plus doux, plus «aérien» en quelque sorte, que les instrumentistes à cordes
nomment une harmonique. L’utilisation de ces sons spécifiques est une technique de composition très
exploitée 7 . Nous y reviendrons plus loin.
4
Par exemple, (Lattard, 2003).
5
On qualifie de consonance la manière dont l'oreille perçoit l'émission simultanée de plusieurs sons.
6
On parle de phénomène périodique pour signifier que ce phénomène est constitué par la répétition régulière dans le temps d'un
même motif appelé période. Le nombre de fois par seconde où la période se répète est ce qu'on appelle la fréquence.
7
Un exemple extraordinaire se trouve dans le troisième mouvement du premier quatuor à cordes de Borodine dont la partie
centrale surexploite les harmoniques des quatre instruments : voir la partie "Trio" de l'enregistrement :
https://www.youtube.com/watch?v=Ae36DGDv2Bs (à partir de 1'40).
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1.2. Consonances et cycle des quintes
Il faut d’abord examiner la question des consonances, liée au phénomène physique produit par
l’émission simultanée de plusieurs sons provenant de sources différentes. Par simplicité, nous nous
contenterons de considérer l’émission de deux sons, émis en même temps par exemple par deux guitares.
Si l’on considère deux sons de fréquences respectives f et 2f, il est relativement aisé de constater
«visuellement» que le mouvement moins rapide s’insère relativement bien à l’intérieur du mouvement
plus rapide.
Figure. Comparaison de deux mouvements périodiques réguliers de fréquences f et 2f.
Figure. Comparaison de deux mouvements périodiques réguliers de fréquences f et 3/2.f.
Bien entendu, ce n’est qu’une insertion approximative, mais si on la compare par exemple avec la
juxtaposition d’un phénomène de fréquence f avec un phénomène de fréquence 3/2f, il est clair que cette
insertion est nettement plus intime.
De ce fait, on observe que le cerveau humain a tendance à associer fortement deux sons émis
simultanément de fréquence f et de fréquence 2f (et plus généralement deux sons de fréquence f et 2 n f).
On dira que les deux sons en question sont séparés par une ou plusieurs octaves. Comme il s’agit de sons
fortement appariés par le cerveau, au moment où l’on nommera le son de fréquence f en lui donnant le
nom d’une note, on décidera de donner le même nom aux différentes notes distantes d’une ou plusieurs
octaves de cette note.
L’oreille va par contre opérer une différentiation beaucoup plus consistante entre deux sons de
fréquence respective f et 3/2 f émis simultanément. On dira qu’il s’agit de deux sons distants d’une quinte
ascendante. Partant d’un son de fréquence f, en multipliant la fréquence à chaque fois par 3/2, on peut
donc construire une suite de sons distants les uns des autres d’une quinte ascendante. Partons d’un son
de fréquence f auquel par convention nous donnons le nom «fa» : on a un son de fréquence 3/2 f, que
nous appelons «do». Un son de fréquence (3/2) 2 f que nous appelons «sol». Un son de fréquence (3/2) 3 f
que nous appelons «ré». Un son de fréquence (3/2) 4 f que nous appelons «la». Un son de fréquence (3/2) 5
f que nous appelons «mi». Un son de fréquence (3/2) 6 f que nous appelons «si». Un son de fréquence
(3/2) 7 f que nous appelons «fa#». Un son de fréquence (3/2) 8 f que nous appelons «do#». Un son de
fréquence (3/2) 9 f que nous appelons «sol#». Un son de fréquence (3/2) 10 f que nous appelons «ré#». Un
son de fréquence (3/2) 11 f que nous appelons «la#». Un son de fréquence (3/2) 12 f que nous appelons
«mi#».
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Figure. Le cycle des quintes.
Les nombres en bleu indiquent la valeur approchée de la puissance de 3/2 qui multiplie
la fréquence fondamentale.
A priori, cette construction (dite cycle des quintes) n’a pas de raison de s’arrêter et on construit par ce
procédé, au moins en théorie, une infinité de sons dont on montre mathématiquement qu’aucun n’est
distant d’une ou plusieurs octaves d’un autre 8 . Si l’on réfléchit à ce qui a été dit plus haut concernant les
cordes vibrantes, comme il est clair que sur une corde on peut poser son doigt n’importe où (au moins
en théorie), on voit qu’il sera possible d’émettre tous les sons du cycle infini des quintes.
1.3. Total chromatique
On observe un phénomène intéressant dans la suite des sons qu'on a construits selon le procédé
précédent. L'oreille a du mal à faire la différence entre le son mi# obtenu comme 12ème quinte à partir
du fa de base de fréquence (3/2) 12 f , et la septième octave de ce fa, de fréquence et 2 7 f. L'explication
vient du fait que (3/2) 12 = 129,74... et 2 7 = 128, nombre plutôt proche du précédent. On voit donc que la
note que nous avons appelé mi# a une fréquence de vibration qui est très rapprochée de la note que nous
obtenons en partant du fa initial de fréquence f et en passant sept fois à l’octave supérieure.
Formellement, il s’agit bien de deux notes différentes mais leur proximité de vibration va créer une sorte
de difficulté de gestion pour le cerveau humain quant au fait de les différencier parfaitement.
De ce fait, on voit que si on «fait comme si» les deux notes de fréquence (3/2) 12 f et 2 7 f sont en fait
identiques, le cycle des quintes se referme sur lui-même et on peut donc considérer l’ensemble des douze
notes construites plus haut (qu’on qualifie de total chromatique) comme un ensemble clos pour le
passage de quinte en quinte. C’est ce système clos qui va permettre de construire les instruments à
clavier. En regardant les douze notes construites, il est facile de montrer qu’on peut diviser leur fréquence
par une puissance de 2 adéquate pour obtenir une fréquence entre f et 2f. En vertu de notre convention
de donner le même nom à des notes distantes d’une ou plusieurs octaves, on voit donc qu’on obtient une
répartition des notes du total chromatique avec des fréquences entre f et 2f. En ordonnant ces notes par
fréquence croissante (du plus grave au plus aigu) on obtient la suite
fa-fa#-sol-sol#-la-la#-si-do-do#-ré-ré#-mi
Sur cette échelle, dite échelle pythagoricienne on voit que si la fréquence de fa est f, celle de do
(quinte) est 3/2 f ; celle de la (tierce pythagoricienne) est 1/4.(3/2) 4 etc. On remarque que la tierce
pythagoricienne a donc une fréquence environ égale à 1,26 f. Tout cela est très bien mais c'est là qu'un
nouveau problème surgit. Une harmonique naturelle de fréquence 5 f peut être obtenue sur une corde de
fréquence fondamentale f en plaçant son doigt au cinquième de la longueur : la note obtenue est alors la
même (au sens qu'elle a le même nom) que celle située deux octaves plus bas, de fréquence 5/4 f = 1,25
8
Car aucune puissance de 3 n'égale une puissance de 2.
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f qui est donc très proche du la pythagoricien sans être pour autant identique: elle est légèrement plus
grave. On la désigne comme tierce naturelle.
1.4. Claviers et tempéraments
C’est en tenant compte de ces particularités qu’on accorde un instrument à clavier, qui bien sûr,
contrairement à un instrument à cordes comme le violon ne permettra pas d'émettre tous les sons
possibles. Attribuons une touche à chacune des notes du total chromatique : cela fait donc un total de 12
touches. Et répétons le même schéma une octave au-dessus et une octave au-dessous et ainsi de suite.
On reconnaît la structure du clavier d’un piano (ou d’un clavecin ou d’un orgue) où les 12 notes
constituent une sorte de frise qui se répète à l’identique plusieurs fois, l’idée étant qu’une touche ayant
la même position dans la frise correspond à une même note (à une distance d’une ou plusieurs octaves).
C'est ici que surgit précisément le problème du tempérament. En effet, il est formellement impossible
de maintenir simultanément des rapports de quinte (par lesquels les différents degrés du total
chromatique ont été construits) et des distances d’octaves entre les différentes notes. C’est d'ailleurs
normal qu’il y ait un problème puisqu’on a, pour ainsi dire, fait «comme si» 128 = 129,74… La question
qui se pose est donc de savoir comment faire pour gérer au mieux cette erreur (volontaire): comment
choisir l'accord des différentes touches pour que l’erreur ne produise pas trop d’effets sonores collatéraux
? Le risque est en effet que lors de l’émission simultanée de plusieurs sons (les accords, qui sont un des
principaux intérêts dans le fait d’avoir un clavier) des écarts de fréquences étranges aient du mal à être
interprétés par le cerveau et résultent en un effet (involontairement) désagréable. Il s’agit donc de décider
comment choisir les écarts entre les différentes notes du total chromatique sur une octave. On reportera
ensuite par passage à l’octave sur les différentes parties du clavier.
Un choix possible, qui semble a priori le plus simple, est ce qu’on appelle le tempérament égal.
Puisqu’il s’agit de répartir les écarts de fréquence de douze intervalles pour passer d’une note de
fréquence f à une note de fréquence 2f , on peut décider que le passage d’une touche de la frise à la touche
immédiatement supérieure est obtenu en multipliant sa fréquence par 2 1/12 . Le problème est qu’il s’agit
d’un choix totalement artificiel dans lequel les rapports «naturels» de quinte ont purement et simplement
disparu (ce qui fait que, pour ainsi dire, tout sonne faux…).
Un autre choix consiste à privilégier dans le choix du tempérament une base de tonalité spécifique.
Plus précisément, supposons qu'on parte de la tonalité de base construite sur un fa de fréquence f. Les
notes qu'on privilégie pour une telle base sont la quinte supérieure (dominante) donc do et la dominante
de la dominante donc sol. Ces deux notes sont fixées à leur fréquence 3/2 f et 4/3 f. Ensuite, on suppose
que les tierces de ces trois notes (donc la, mi et si) ont les fréquences des tierces naturelles (rapport de
fréquence 5/4). On complète ainsi -- tierce naturelle (5/4) et quinte (3/2) -- jusqu'à remplir le total
chromatique. On parle de tempérament juste ou naturel. Une remarque importante est que dans le
tempérament égal, la quarte et la quinte d'une fréquence fondamentale f sont minuscules par rapport au
tempérament juste : la fréquence de la quinte du tempérament égal est par exemple donnée par 2 7/12 f ≈
1,498. f au lieu de 1,5. f, différence absolument indistinguable.
Les musiciens ont souvent testé d’autres tempéraments plus en adéquation avec la conservation de
certains de ces rapports dans la circulation entre toutes les tonalités. L’exemple le plus emblématique et
le plus célèbre est sans nul doute donné par Jean-Sébastien Bach (1685-1750) et son «clavier bien
tempéré», œuvre théorique 9 (mais dont l’exécution est ô combien magnifique) où le compositeur
allemand a voulu illustrer comment le choix adéquat d’un tempérament pour le clavier pouvait permettre
9
https://www.youtube.com/watch?v=WQXxJLsA92A&t=2511s
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une circulation satisfaisante entre les différentes tonalités majeures ou mineures. Bach a d’ailleurs luimême
exploré différents tempéraments possibles en s’appuyant sur les travaux théoriques du musicien
Andreas Werckmeister (1645-1706).
2. «Hora Lunga»
On voit donc que la question du tempérament musical n’est véritablement cruciale que pour le réglage
des instruments avec clavier. Il appartient au musicien hongrois Györgi Ligeti d’avoir revisité cette
question d’une façon extrêmement originale à la fin du vingtième siècle sur un instrument à cordes sans
clavier, à savoir un alto 10 .
Györgi Ligeti
2.1. Györgi Ligeti (1923-2006)
Commençons par dire quelques mots sur ce compositeur majeur de notre temps 11 . Györgi Ligeti est
né en 1923 en Transylvanie, région qui avait été rattachée à la Roumanie en 1919 lors de la dislocation
de l'Empire Austro-Hongrois à la suite de la Première Guerre mondiale. La Transylvanie comportait de
ce fait une très forte minorité hongroise particulièrement dans les classes intellectuelles juives et c'est de
ce milieu que fait partie la famille Ligeti. Installée à Cluj (l'ancienne ville universitaire de Koloszvar)
quand le jeune Györgi a six ans, ce dernier peut recevoir une solide éducation musicale renforcée par de
nombreux cours particuliers avec le musicologue Pal Kadosa (1903-1983) à Budapest. En 1940, la
Hongrie, alliée de l'Allemagne nazie, occupe la Transylvanie, et en 1944, le chef d'état hongrois, l'amiral
Miklós Horthy (1868-1957), cède aux pressions de Hitler et promulgue des lois racistes visant la
population juive, jusque-là relativement épargnée. Györgi est interné dans un camp de travail et réussit
miraculeusement à échapper à la déportation massive des juifs hongrois en 1944, tragédie dans laquelle
tout le reste de sa famille est emporté et dont seule sa mère reviendra.
En 1945, Györgi reprend ses études et est diplomé en 1949 de l'Académie Franz Liszt. Après son
diplôme, il s'intéresse de près à la musique populaire des hongrois de Transylvanie et enseigne l'harmonie
à Budapest. Le jeune musicien s'imprègne profondément de l'héritage de Bartok et Kodaly et des
folklores populaires hongrois et roumain. Il a une conscience aiguë du fait que le régime communiste
désormais en place rend compliqué l'accès aux développements récents des styles musicaux jugés
bourgeois et décadents. Il écrit par exemple :
10
Sur cet instrument méconnu, on pourra consulter l'intéressant livre (Lainé, 2010).
11
On trouvera des compléments dans (Beffa, 2016) et (Gallot, 2011).
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Jusqu’en 1952, je ne savais pas qu’il existait une musique électronique, une musique
sérielle, et en Amérique un compositeur appelé John Cage 12 … Il faut comprendre ce qu’était
alors la situation de la Hongrie. Nous étions totalement isolés.
Et à un autre endroit :
Il y eut une opposition intérieure qui consistait à s’intéresser à Stravinsky, à Berg, à étudier
quelques partitions de Schönberg qui existaient mais qu’on ne pouvait entendre… À la fin,
j’en vins à me dire: tout cela ne vaut pas la peine. Pourquoi devrais-je maintenant, avec vingt
ou trente années de retard, suivre un style qui existe déjà, et est accompli ?
Dès le début de sa carrière, Ligeti est alors soucieux de se construire un langage propre. Il garde par
exemple de la théorie sérielle le souci du choix méticuleux des matériaux de base et de la nécessité d’un
système formel pour les agencer.
Après les événements dramatiques de 1956, ayant fui la Hongrie avec sa femme, il s'installe à Cologne
où il rencontre les compositeurs Stockhausen et Kœnig qui travaillent alors sur la musique électronique 13 .
Enthousiaste, il se joint à eux, mais les abandonnera trois ans plus tard après une production somme toute
assez mince, éprouvant un certain sentiment d'échec aussi bien à cause de l'atmosphère à Cologne qu'il
trouve trop dogmatique à son goût, qu'en raison de la prise de conscience d'une forme de retard accumulé.
Il décide alors de nouveau de se forger sa propre voie originale, sur des instruments acoustiques mais en
exploitant des textures sonores inspirées par les sons obtenus par ordinateur. Ligeti adopte une sorte de
conception platonicienne de l’univers sonore qui devient programmatique: le compositeur va chercher
dans toute sa vie créative à allier un univers sonore traditionnel avec les découvertes les plus récentes
des recherches acoustiques.
Je m’imagine la musique comme quelque chose de très loin dans l’espace, qui existe depuis
toujours, et qui existera toujours, et dont nous n’entendons qu’un petit fragment.
Il a notamment une véritable obsession pour la question du timbre. Il explore la micro-polyphonie (où
les octaves sont plus divisées que par les douze sons du total chromatique). On a pu dire de lui qu’il
voulait faire cohabiter obstinément l’infiniment grand avec l’infiniment petit, aussi bien que le
raffinement extrême et le trivial. Son opéra Le Grand Macabre (1977) 14 notamment, dont la thématique
mélange avec volubilité réflexion philosophique et obscénité à la limite de la pornographie lui donne
l’occasion de déployer toute sa créativité dans ce sens.
Comme l'écrivit avec ferveur le compositeur :
Seul l’esprit créateur qui se renouvelle peut éviter et combattre ce qui est raide et figé, le
nouvel Académisme. Ni le repos ni le retour en arrière ne sont possibles sans succomber à
l’illusion d’un terrain ferme qui n’existe pas.
2.2. Un folklore savant
C'est dans cet intérêt pour la musique folklorique hongroise et roumaine côtoyée dans sa jeunesse que
Ligeti va puiser l'inspiration du premier mouvement de sa sonate pour alto composée dans les années
12
John Cage (1912-1992), un des principaux compositeurs américains du 20ème siècle, a été l'élève d'Arnold Schönberg, Il s'est livré
à de nombreuses expérimentations musicales radicales qui accompagnaient notamment les chorégraphies du danseur Merce
Cunningham.
13
Par exemple https://www.youtube.com/watch?v=vdIe2CrorMM.
14
https://www.youtube.com/watch?v=sOO_Z_TGYMA
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1990 15 . Laissons la parole au compositeur qui a écrit lui-même une consistante préface à sa partition, où
il révèle bien l'original alliage de tradition et de recherche novatrice qui constitue le credo de sa démarche
artistique.
Il paraît que l'alto n'est rien d'autre qu'un gros violon, accordé une quinte plus bas. En
réalité, cependant, il y a des mondes qui séparent les deux instruments. Ils ont trois cordes
en commun les cordes de la, ré et sol. La corde supérieure de mi confère au violon un son
lumineux et une stridence nostalgique qui manquent à l'alto. Le violon conduit, l'alto reste à
l'ombre. En contrepartie, la corde inférieure de do donne à l'alto une âcreté particulière,
compacte, légèrement enrouée, avec un arrière-goût de bois, de terre et de tannin.
Deux œuvres de musique de chambre ont, depuis de nombreuses années, éveillé en moi
l'amour pour cette corde de do. Dans le dernier quatuor à cordes de Schubert (en sol majeur)
et dans le mouvement lent du quintette avec piano de Schumann l'élégance un peu sombre de
l'alto monte à la surface - et par la suite assez souvent dans les œuvres pour orchestre de
Berlioz. Ce fut en 1990 lors d'un concert du WDR que j'entendis Tabea Zimmermann jouer
de l'alto.
Sa corde de do particulièrement vigoureuse et énergique - restant cependant à tout moment
douce - fit naître en moi des visions d'une sonate pour alto seul.
J'écrivis en 1991 la petite pièce pour alto loop (maintenant deuxième mouvement de la
sonate) comme cadeau d'anniversaire pour Alfred Schlee, le magnifique éditeur. Cependant
j'avais toujours en tête l'idée de composer une sonate. L'année 1993 vit la naissance de
Facsar (maintenant troisième mouvement) en mémoire de mon professeur de composition
vénéré Sandor Veress, qui mourut à Berne. Il est un compositeur oublié à tort - sa musique
doit être jouée à nouveau ! Ce fut de même en 1993 que Klaus Klein me demanda de préparer
une création mondiale pour [le festival de] Gütersloh et Tabea Zimmermann accepta de jouer
la Sonate entière. Les mouvements 1, 4, 5, et 6 sont par conséquence nouveaux. J'ai dédié le
premier et le dernier mouvement à Tabea Zimmermann, le quatrième à Klaus Klein et le
cinquième à ma collaboratrice depuis de nombreuses années, Louise Duchesneau.
1er mouvement, Hora lunga : il évoque l'esprit de la musique folklorique roumaine, qui
m'a fortement marquée au cours de mon enfance en Transylvanie, au même titre que la
musique hongroise et celle des gitans. Je n'ai cependant pas écrit de musique folklorique et
je ne me sers pas de citations de cette musique, il s'agit plutôt d'allusions. Hora Lunga signifie
textuellement "danse lente", dans la tradition roumaine il ne s'agit pourtant pas de danses,
mais de chansons folkloriques chantées (dans la province la plus au nord du pays,
Maramures, en plein milieu des Carpates); elles sont pleines de nostalgies et de mélancolie,
avec des ornements très riches. Il existe une similitude frappante avec le "Cante Jondo" en
Andalousie et également avec la musique folklorique du Rajastan. Il est difficile de savoir
avec certitude si ceci est dû aux migrations des populations tziganes ou s'il s'agit d'une vieille
tradition diatonique et mélodique indo-européenne. Ce mouvement est entièrement joué sur
la corde de do, je me sers d'intervalles naturels (tierce majeure juste, septime mineure juste
et onzième harmonique).
2.3. Alto et tempérament artificiel
Pour donner à sa composition une atmosphère tout à fait particulière, Ligeti invente un système de
répartition des sons -- d'ordre des sons pour faire référence à la formule de Blacking citée au début de
cet article -- tout à fait singulier. Il faut noter que ce choix est purement artificiel, au sens où il ne prétend
15
https://www.youtube.com/watch?v=HBKqt98l5cs
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faire référence à aucun système réellement employé dans les élaborations musicales spécifiques à
certaines régions. Ce n'est donc en rien un emprunt, notamment au folklore de Maramures, la région
d'origine traditionnelle de la danse Hora, mentionnée par le compositeur dans sa préface. Mais Ligeti
réussit le tour de force, en s'appuyant sur sa construction, à donner une impression d'authenticité à sa
pièce parce que la familière étrangeté de certains choix mélodiques peuvent évoquer chez le nonspécialiste
(c'est-à-dire quasiment chez tous les auditeurs) des éléments d'une musique faisant appel à
des tournures qui semblent (faussement) moins sophistiquées que la musique dite savante qu'on s'attend
à entendre lors d'un concert "classique". Les sonorités un peu rauques qui se dégagent du choix
d'ajustement des hauteurs peuvent faire penser à une certaine forme d'approximation (notamment de la
justesse) que se permettent des musiciens populaires pour qui la réussite expressive de la musique
provient moins de la précision que d'une forme de sincérité spontanée de l'exécution.
Le principe de réglage des notes mis en place par Ligeti se fonde sur les déviations des fréquences par
rapport au tempérament égal. Supposons une corde dont la fréquence fondamentale est un fa. Sur cette
corde, comme on l'a expliqué, il est possible de jouer des harmoniques naturelles correspondant au fait
de placer le doigt sur la corde sans appuyer à une position correspondant à la moitié, au tiers, au quart
etc. de la longueur de la corde. Ces harmoniques ont une fréquence qui est plus ou moins déviée par
rapport à la fréquence obtenue si on imagine "régler" les sons de la corde de fa comme si on avait affaire
à un clavier qu'on accorderait en tempérament égal. Les harmoniques naturelles de la corde de fa
apparaissent alors déviées par rapport au tempérament égal de la façon suivante :
Rappelons qu'a priori, dans le tempérament égal "tout sonne faux" mais les déviations sur la quinte
et la seconde, do et sol en l'occurrence, sont minuscules donc ces notes sont laissées inchangées. Pour
les différentes harmoniques naturelles de la corde de fa, Ligeti a indiqué les déviations par rapport au
tempérament égal.
Seulement, une grosse difficulté apparaît. Il n'y a pas de corde de fa sur un alto. Du coup, Ligeti
demande à l'interprète une subtile gymnastique : dans la première moitié de la pièce, il doit calquer sur
la corde de do (sur laquelle l'ensemble de la pièce doit être exécutée) la répartition des différents degrés
suivant les déviations correspondant à celles de la corde fictive de fa.
Sur la partition, Ligeti a indiqué à l'interprète les notes sur lesquelles opérer les déviations …
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…avec une mention explicative :
Les déviations sont mesurées en cents (utilisés dans la mention précédente pour indiquer des écarts
par rapport aux notes du tempérament égal). Cette unité correspond à une échelle logarithmique des
rapports de fréquences. Précisément, si on a deux notes de fréquences f1 et f2, le rapport de fréquences
de l'une à l'autre est f2/f1, et correspond à une déviation de 1200.log2 f2/f1. Avec cette mesure d'écart, la
distance d'une octave est de 1200 cents et le tempérament égal prend la forme très simple d'une déviation
de 100 cents entre une note et la suivante dans le total chromatique.
2.4. Modes musicaux utilisés par le compositeur et répartition sur la pièce
En examinant de plus près la structuration de cette pièce, essayons de mieux expliquer la difficulté à
laquelle l’interprète est confronté lorsqu’il doit aborder concrètement son travail.
La phrase musicale que Ligeti développe progressivement sur les 37 mesures de ce morceau repose
sur ce qui est appelé en musique une échelle basée sur un fa du début de la partition jusqu’à la 27 e
mesure. Les 7 sons de ce mode, éventuellement déviés par rapport au tempérament égal, vont donc
s’étager, dans le sens ascendant, de la manière suivante :
Fa, sol, la (dévié de 14 cents), si (dévié de 49 cents), do, ré, mi (dévié de 31 cents).
À partir de la 28 e mesure, Ligeti opère une transition (ce qu'on peut appeler une « modulation ») qui
va permettre de terminer le morceau en basant le point de départ du mode sur la note do et non plus fa
comme au début. Cette modulation permettra notamment d’utiliser les harmoniques naturelles de la
corde de do dans l’aigu.
Mentionnons ici ce qui semble être un trait particulièrement spirituel du compositeur avec sa partition
(à propos duquel Ligeti n'a cependant laissé aucun commentaire qui étayerait cette hypothèse). On
remarque que l'indication de mesure (le 12 et le 16 superposés) qui figure au début du morceau n’est pas
à sa position habituelle : les conventions de gravure musicale demandent ordinairement qu’elle soit
placée dans la portée et non au-dessus comme ici. Par ailleurs, cette indication implique pour tout
musicien et compositeur une segmentation des mesures toutes les 12 unités de la valeur rythmique
indiquée par le dénominateur (16, soit la double-croche 16 ). Généralement, elle conditionne aussi une
16
L'indication de mesure au début d'un morceau se présente comme une fraction. Le dénominateur indique la valeur de base pour
le décompte des temps ; ce nombre est par convention celui qui correspond à la fraction d'une ronde. Ainsi la blanche est notée 2
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organisation de la phrase musicale qui va faire apparaître sa « ponctuation », c’est-à-dire ses suspensions
et ses repos, grâce à des systèmes de cadences à des endroits précis.
Or, si le nombre d’unités de valeur rythmique que peut comporter une mesure à 12/16 reste
scrupuleusement respecté sur tout le morceau, cette segmentation n’a pas de sens musical identifiable :
les phrases sont toutes de longueur différente et ne tombent pas « juste » dans les mesures par rapport à
la ponctuation qu’elles imposent. Les compositeurs -- dont Ligeti lui-même -- auraient plutôt utilisé des
changements d’indications de mesure pour y faire coïncider le discours musical ou bien s’en seraient
carrément affranchis.
On peut soupçonner que Ligeti a souhaité faire référence à la douzième note qui apparaît dans la suite
des harmoniques de fa, à savoir un do, de même hauteur que la seizième note qui apparaît dans la suite
des harmoniques de do en conservant l’intervalle de quarte entre le fa et le do tel que la partition le
présente.
Cette note do revêtira tout au long de la pièce une importance cruciale : c’est celle par laquelle la pièce
commence, c’est pendant de nombreuses mesures celle de la suspension et du repos de la phrase, c’est
enfin celle sur laquelle la pièce se termine. C’est aussi grâce à elle, par son rôle de pivot donc, que
s’articule le positionnement du mode à déviations micro-tonales sur fa puis sur do. Sur l’échelle de fa,
la note do en est le cinquième degré, la « dominante ». Dans la musique tonale, a fortiori la musique
écrite dite « savante », la dominante est très souvent la note pivot qui permet la bascule d’une tonalité à
une autre, d’un mode à un autre.
2.5. Travail de la pièce par l’interprète
L’interprète est confronté à la difficulté de pouvoir entendre précisément les déviations demandées
par le compositeur, auxquelles il n’est pas habitué, sur les deux échelles du mode employé : celle de fa,
utilisée au début de la pièce, puis celle de do pour la terminer. Son travail va donc consister à se
familiariser avec les déviations produites par les harmoniques pour les reproduire ensuite à la hauteur
demandée dans la partition.
Comme on l'a dit plus haut, dans la technique instrumentale des instruments à cordes, les harmoniques
dites « naturelles » sont produites en effleurant avec un doigt la corde à vide, c’est-à-dire libre de sa
vibration sur toute sa longueur, à l’endroit précis du nœud sur lequel se trouve l’harmonique à entendre
(la moitié, le tiers, le quart, etc.)
En l'absence de corde de fa, (l’alto étant traditionnellement accordé, du grave vers l’aigu, do, sol, ré
et la) il est impossible pour l’altiste de faire sonner les harmoniques naturelles de cette fondamentale
sans recourir à diverses méthodes qui peuvent être panachées :
– accorder la corde de sol de l’alto un ton plus grave, pour qu’elle produise un fa et en écouter les
harmoniques naturelles ;
– produire des harmoniques artificielles en appuyant de façon fixe avec un doigt la corde sur la note
fondamentale souhaitée (selon le principe du capodastre sur une guitare) et en effleurant d’un autre doigt
de la même main les nœuds qui lui sont accessibles. Sur un instrument comme un alto, en fonction de la
taille de leur main, les interprètes ont la possibilité de reproduire avec cette technique les notes dès la
deuxième harmonique. Mais celles au-delà de la 5 ème s’avèrent quasiment impossible à faire sonner ;
(car il y a deux blanches dans une ronde), la noire est notée 4 (car il y a quatre noires dans une ronde) etc. Et donc 16 représente
une double-croche. Le numérateur indique le nombre de valeurs de bases qui remplit la mesure. Ainsi 12
signifie que chaque
mesure est composée de la valeur de 12 doubles-croches.
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16
– transposer (par imitation des écarts) sur l’échelle de fa les sonorités des harmoniques naturelles
entendues sur une autre corde ;
– faire appel à une tierce personne qui, pour faire sonner les harmoniques, va effleurer la corde alors
que l’interprète conservera la fondamentale appuyée (ou inversement).
Conclusion : une incontestable réussite
Il s'agit donc, pour ainsi dire, d'une vraie "prise de tête" pour l'interprète... Mais le résultat est
époustouflant. Le mouvement se développe dans une atmosphère à la fois recueillie, mystérieuse et
poignante qui à la première audition fait irrésistiblement penser à une pièce qui proviendrait
effectivement d'une source populaire. Jamais l'extrême sophistication de la construction n'entrave le
sentiment de liberté et de simplicité qui se dégage de l'ensemble. Comme dans la plupart de ses pièces,
le compositeur réussit à allier sa profonde connaissance de la puissance expressive de la musique avec
une réflexion théorique sur les formes et les structures. Lors d'un colloque sur "mathématiques et
musique" organisé à Lyon par Yann Orlarey du GRAME 17 dans les années 1990, j'avais (L.M.) eu
l'occasion d'assister à un exposé de Ligeti qui avouait son grand intérêt pour la façon dont les
mathématiques permettaient de construire des outils pour explorer des structures formelles. On peut
sûrement voir dans l'élaboration de Hora Lunga un produit de cet intérêt, dont la puissance artistique du
musicien réussit une magnifique transfiguration sonore.
Notule (par Laurent Mazliak) : Le présent texte trouve sa lointaine source dans un module
transdisciplinaire "Sciences et Musique" que nous avions mis en place au début des années 2000 à
l'université Pierre et Marie Curie avec Nathalie Delprat, qui était alors enseignante-chercheuse en
acoustique dans l'UFR de Mécanique. J'enseignais dans ce module au niveau L2 les bases de l'analyse
de Fourier et des considérations sur la production du son par les instruments à cordes frottées. L'année
de l'inauguration de ce cours, mon ami Alain Baldocchi passait son prix au Conservatoire National
Supérieur de Musique et de Danse de Lyon (CNSMDL) où le programme incluait justement Hora Lunga.
Nous avons alors décidé de préparer ensemble une séance du module : Alain venait à Jussieu pour
expliquer des aspects techniques de la pièce et de l'instrument, et bien sûr jouer le morceau (devant des
étudiants dont le silence recueilli était impressionnant !).
Bibliographie
BEFFA K. György Ligeti. Éditions Fayard, 2016.
BLACKING J. Le sens musical. Coll. Le sens commun. Éditions de Minuit, 1980.
GALLOT S. György Ligeti et la musique populaire. Éditions Symétrie, 2011.
GENEVOIS H. et ORLAREY Y. Le son & l'espace : 1ères Rencontres musicales pluridisciplinaires, Lyon, 1995. Éditions
Aléas, 1998.
LAINÉ F. L'alto. Éditions Anne Fuzeau, 2010.
LATTARD J. Intervalles, échelles, tempéraments et accordage musicaux. Éditions L’Harmattan, 2003.
LIGETI G. Neuf essais sur la musique. Éditions Contrechamps, 2010.
17
La publication (Genevois et Orlarey, 1996) a été issue de ce colloque.
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L’anthropologie structurale et les messages que l’art
nous envoie du fond des temps
Structural anthropology and the messages that art sends us from the
depths of time
Ernesto Di Mauro 1
1
Università Sapienza, Italie
RÉSUMÉ. L'art est un moyen de communication et d'expression de messages importants qui doivent et veulent être
partagés. Cette relation sous-jacente peut être utilisée pour comprendre certaines règles profondes de l’anthropologie
structurale de l'individu et des structures de la société, et pour en indiquer les changements. Nous avons sous les yeux les
objets qui sont vraiment importants à ce sujet : ceux que nous ont laissés nos ancêtres, des messages clairs qu'il faut
apprendre à lire dans leur perspective propre. Il s’agit de représentations du corps féminin qui, selon les mots de Marija
Gimbutas, « incarnaient le principe féminin divin qui a survécu plusieurs milliers d’années, et qui sont immédiatement
visibles dans les artefacts qui nous sont parvenus du Paléolithique supérieur ». Ces figures présentent toujours une vision
unitaire d’un noyau ontologique problématique et de la réponse cohérente apportée par différentes cultures à différentes
époques. Dans l’art moderne, l’unité est perdue et la représentation de l’essence féminine est devenue fragmentaire et
partielle. Que signifie cette perte ?
ABSTRACT. Art is a means of communication and expression of important messages that need and want to be shared.
This underlying relationship can be used to understand certain deep rules of the structural anthropology of the individual
and of the structures of society, and to indicate changes. We have before our eyes the objects that are really important on
this subject: those left to us by our ancestors, clear messages that we must learn to read in their true perspective. We are
dealing with the representations of the female body that, in the words by Marija Gimbutas, “embodied the divine feminine
principle that has survived several thousand years, which are immediately evident in the artifacts that have come down to
us from the Upper Paleolithic”. Those figures always present a unitary vision of an ontological problematic core and of the
coherent answer provided by different cultures in different times. In modern art the unity is lost and the representation of
the female essence has become fragmentary and partial. What does this loss mean?
MOTS-CLÉS. anthropologie structurale, Vénus préhistoriques, Déesse Mère, corps féminin, unité, body shaming.
KEYWORDS. structural anthropology, prehistoric Venuses, Mother Goddess, female body, unity, body shaming.
Une relation naturelle sous-jacente existe entre la représentation artistique et les structures mentales
de l’individu partagées dans sa société. L’être humain étant un individu essentiellement et profondément
social, la représentation artistique est une sorte de calligraphie de l’esprit, un moyen de communication
et d’expression de messages importants qui doivent et veulent être partagés. Il est donc intéressant
d'essayer de comprendre si cette relation sous-jacente peut servir à comprendre les règles profondes de
l’anthropologie, en indiquant ses changements.
Kandinsky soutenait que plus la société devient complexe et difficile à appréhender, plus l’art devient
abstrait. Kandinsky croyait aussi à quelque chose qui nous intéresse ici de près : « L’art dépasse les
limites dans lesquelles son époque voudrait le forcer et annonce le contenu de l’avenir. » (Kandinsky,
Point, Ligne, Plan ; 1926). Ces mots sont très généraux et très clairs. Certains aspects de l’art expriment
le futur contenu dans le présent.
Cette discussion nécessite que l'observateur soit dans une position qui lui permet de regarder de loin
; il est important de réfléchir sur la représentation des objets, des sujets et des faits fondamentaux, de
s'éloigner le plus possible des détails trompeurs et de portée court-termiste, de se tenir en dehors.
Autrement dit, il est nécessaire d’identifier des sujets et des thèmes généraux et d’aborder des sujets
fondamentaux. Le thème de l’évolution de la figuration peut ainsi être abordé. Si elle est centrée sur le
bon sujet, cette approche permet également d'identifier les questions importantes. Nous avons sous les
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yeux celles qui le sont vraiment : elles sont fournies par les objets que nous ont laissés nos ancêtres,
messages clairs que nous devons apprendre à lire dans une perspective large.
Si l'on regarde les vitrines d'un musée d'art préhistorique, on se rend compte que la représentation de
l'être humain concernait en grande partie ce que l'Académie contemporaine définirait plus tard comme
la « Déesse Mère ». Celle-ci va ensuite se diversifier au fil des millénaires jusqu'à prendre des valeurs
plus spécifiques et dédiées, comme celle initiale de « Terre Mère ». De nombreuses autres
diversifications se sont ensuite succédé jusqu'à nos jours. Regardons donc à l'intérieur de la Déesse Mère
et de la Terre Mère, puis jetons un coup d'œil rapide à ce que nous voyons autour de nous.
La Déesse Mère
Le tableau anthropologique de la Déesse Mère a été dressé par Marija Gimbutas, archéologue et
linguiste lituanienne, qui a rassemblé données et idées et a fourni une vision globale, cohérente et
convaincante. Le nom de Marija Gimbutas est lié à l'étude de la culture Kurgan et à ses relations avec le
concept « indo-européen » (1-3) et, surtout, à la trilogie dans laquelle elle examine et établit le concept
de Mère Déesse (3-5). Il convient de clarifier ses concepts dans ses propres termes : « ... Les sculptures
miniatures de figures féminines sculptées dans l'ivoire et la pierre tendre ne sont pas des Vénus, comme
on avait tendance à les identifier dans la littérature spécialisée, ni conçues comme des "fétiches de
fertilité" pour exciter la sexualité masculine. Leurs fonctions sont bien plus importantes : donner la vie
et la protéger, mais aussi accompagner la mort et la régénération. La Déesse personnifie le
renouvellement cyclique éternel de la vie sous toutes ses formes et manifestations. Une interprétation
des fonctions naît de l'étude minutieuse des attributs particuliers de ces sculptures primitives : postures,
gestes, coiffures et symboles religieux qui leur sont liés. De nombreuses expressions d’un principe
féminin divin qui a survécu plusieurs milliers d’années sont immédiatement évidentes dans les artefacts
qui nous sont parvenus du Paléolithique supérieur… » (3). Marija Gimbutas identifie dans les
représentations féminines du Paléolithique et du Néolithique l'expression d'une seule Grande Déesse
universelle dans ses multiples manifestations.
Le tableau d’ensemble qu’elle dresse est très solide et ne prête à aucun désaccord. Cependant, en
regardant toutes les Vénus dans leur ensemble, on s'aperçoit qu'il y a souvent quelque chose de plus,
parfois quelque chose de différent. Ce quelque chose en plus appartient à la métaphysique et à
l’esthétique. Le mot « métaphysique », attribué à Aristote, fut en effet utilisé pour la première fois par
son éditeur pour désigner les écrits faisant suite à ceux traitant de sujets spécifiquement physiques. La
métaphysique concerne des intuitions invérifiables, des problèmes sans solution, des raisonnements
circulaires du type : « Je pense donc je suis ». Pour comprendre ce qu'étaient les Vénus il faut donc
s'appuyer avant tout sur une évaluation esthétique.
Le mot « esthétique » vient du grec aisthètikos, la perception par les sens. À l’origine, l’esthétique
n’est pas une partie distincte de la philosophie, mais l’aspect de la connaissance qui concerne l’usage
des sens. Le sens utile dans notre domaine est le sens aristotélicien : Aristote a mis en évidence la manière
dont la création de l'œuvre d'art permet la matérialisation de l'idée et donc sa manifestation. Cette idée
naît exclusivement de l'esprit de l'artiste et ne correspond pas à la conception platonicienne de la beauté
absolue.
La trilogie de Marija Gimbutas développe le concept selon lequel les sociétés classiques de l'Europe
historique dérivent de la fusion des éléments matriarcaux et gynocentriques du substrat européen
gravettien et magdalénien, avec la culture patriarcale des Indo-Européens guerriers de l'âge du Bronze
venus de l'Est. Cette conceptualisation se fonde sur la vision d'une Déesse Mère, socle d’une société
solidement matriarcale, et sur l'interprétation paléographique à travers une approche archéomythologique
originale.
L’analyse critique et le débat académique et culturel qui en résulte au sens large sur le rôle des figures
masculines et féminines dans la Préhistoire sont (naturellement) très complexes et passionnés. Il y a 30
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000 ans, la situation culturelle en Sibérie était très différente de celle qui se présentait sur les rives de la
mer Ligure il y a 10 000 ans. L’espace temporel de l’archéo-mythologie de la Déesse Mère est très large
; les statuettes dont s'occupe Marija Gimbutas peuvent aller du Moustérien (-350 000 à -35 000 ans) au
Magdalénien supérieur (-17 000 à -14 000 ans) ; on comprend aisément comment l'esprit qui les animait
pouvait être différent et varié. Les cheminements de l'esprit humain se déroulent parallèlement à ceux de
son évolution génétique. Force est également de constater que certaines interprétations données sont
assez « libres », celle des signes néolithiques interprétés comme des idéogrammes (6, 7) par exemple ;
ou encore celle des spirales, des cercles et des points sur certaines figures, assimilés à des yeux (6, 7).
Tel que nous voyons le problème aujourd'hui, 50 ans après la formulation de la théorie de la Déesse
Mère et 30 ans après la mort de Marija Gimbutas, les preuves sur lesquelles repose le culte global de la
Grande Mère consistent avant tout dans le fait que la présence de statuettes d'individus féminins dans les
sites préhistoriques couvre une très longue période, même si la plupart des Vénus peuvent être datées du
Gravettien (-30 000 à -22 000 ans) et du Magdalénien (-19 000 à -14 000 ans). Le nombre de figurines
d'individus masculins est beaucoup plus petit.
Ce sont des représentations d'une figure à laquelle on attribue généralement des connotations
religieuses et/ou magiques, appelons-la Déesse, dans son aspect de source de vie et d'image de fertilité.
La principale indication à cet égard est donnée par les traces rouge ocre, qui les ramènent à un usage
rituel magico-religieux. Parfois, les traces des rituels sont claires ; les Vénus de Kostienki, par exemple,
étaient placées sous des omoplates de mammouth. Elles semblent souvent enterrées la tête face à un
foyer. Avec cette connotation, leur valeur ne doit pas être considérée comme épuisée ; elle est
certainement plus ouverte que ce que permet de concevoir le réductionnisme qui caractérise la pensée
contemporaine. L’interprétation unique (8) est, dans ce cas, particulièrement trompeuse.
Leurs caractéristiques archéologiques et stylistiques : petite taille (10-20 cm) ; une structure pour
faciliter son insertion au sol ; la déformation programmée des formes du ventre, des seins, des cuisses,
des fesses. Les Vénus sont toujours nues, mais la présence d'ornements, bijoux, ceintures, bracelets,
soutiens-gorge, vêtements est fréquente, peut-être ajoutée aux figurines elles-mêmes, souvent gravées.
Les représentations de la dernière période, le Magdalénien, perdent la valeur unificatrice des références
à la fécondité et acquièrent des significations diversifiées et une esthétique qui n'est plus univoque.
De ces arguments, on a déduit que les Vénus étaient l’objectivation des spéculations humaines autour
de la relation entre la naissance de la vie et le corps de la femme ; une chose en quelque sorte naturelle
et pouvant facilement être étendue aux cycles naturels, à la fécondité récurrente de la nature, à la relation
entre la vie et la mort. Le cœur du mystère étant le corps féminin, sa représentation était incontournable.
Cela explique que celle-ci soit à la fois fortement réaliste et fortement abstraite, amulette de fertilité,
chevauchement entre les capacités génératrices de la femme et de la terre, articulation complexe des
significations. Peut-être serait-il raisonnable de résumer le sujet en considérant que les représentations
féminines de ce type à déformation programmée (qui sont de loin majoritaires) faisaient référence au
mystère de la vie et à sa physicalité féminine. Considérant également la valeur spéculaire de la sexualité,
alors oui, nous pouvons donner le nom de Déesse Mère à ce type d'idée représenté. Il devient donc
opportun de rejeter le sens univoque de telles représentations, et il serait encore plus instructif, pour un
sujet aussi vaste, variable et complexe, de suivre autant que possible l'évolution des formes et des
significations des Vénus.
Le terme « Vénus » a des connotations géographiques et historiques, tandis que le terme « Déesse
Mère » est à la fois ambigu et caractéristique du vocabulaire New Age. Nous parlons de la représentation
féminine dans la sculpture préhistorique et un synonyme utile pourrait simplement être sculpture, artefact
ou fétiche. Le terme « Vénus » est préférable car il s’inscrit dans une manière de voir qui se fonde sur la
perception esthétique.
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Terre Mère
Dans l’Antiquité classique et préclassique, la personnification mythique de la Terre Mère était
Déméter. La composition du nom est clarifiée en (10). Le nom est hybride : Dé dérive de de- (avec la
variante ge-, d'où les mots indiquant la Terre, Gaia, Gea), d'origine pré-grecque. L'autre partie méter est
d'origine indo-européenne et représente la mère. Déméter signifie alors exactement la Terre Mère, et la
philologie du mot indique tant la continuité du mythe au-delà des barrières historiques que la profondeur
de ses racines. Le mythe raconte comment Déméter rejoignit le mortel Jason sur le champ sacré qu'il
avait labouré trois fois, et comment de leur union naquit Pluton, dieu de la richesse. Le mythe était déjà
revécu en Crète à l’époque minoenne – le hiéros gamos, le mariage sacré, étant dramatisé et revécu
chaque année. L'étude du canon religieux de la société agricole crétoise, des rituels destinés à assurer la
fertilité et de la disparité des rôles entre la déesse et son partenaire humain ont fait l'objet d'analyses
approfondies (10). De nombreuses découvertes archéologiques, sceaux, camées et bagues crétoises
illustrent la diffusion du mythe et des rites associés, dans lesquels l'enfant divin apparaît souvent. Le
mythe est resté un élément fondateur de la religiosité grecque et romaine, et les dons de Déméter à
l'humanité sont évoqués, entre autres, par Hésiode dans Les Travaux et les Jours et par Virgile dans
l'Énéide.
L'art, quelle que soit sa raison d'être, qu'il soit social, politique, psychologique, didactique, religieux,
ou même purement et librement expressif, est lié à la sphère spirituelle. L’art relie, on le sait bien, le
présent et le passé. Cela est particulièrement vrai pour les représentations du corps féminin. Dans les
représentations anciennes du corps féminin, la sexualité, la pensée, la prière et l’art ne faisaient qu’un.
Qu’est-ce qui inspire les représentations contemporaines ? Que cachent ces formes souvent très
similaires ? (Figure 1)
Figure 1. Grotte de Cussac, 25 000 av. J.-C., Gravettien, Dordogne. Sandro Botticelli,
La Naissance du printemps, 1480, détail.
Les Vénus de l'art paléolithique sont magnifiques. C'était une « première fois » pour ces hommes qui
exprimaient leur vision du corps féminin. Ils l’ont fait sans tous les filtres que la culture imposerait plus
tard. Retracer jusqu'à nous l'évolution de leurs images permet d'entrer dans une pensée unitaire où le
sexe, le mystère de la vie et l'angoisse de la reproduction ont longtemps constitué un sentiment unique
et cohérent dans sa simplicité et sa franchise.
Nos ancêtres s’exprimaient beaucoup plus directement que nous. Lire leur art à travers son apparente
naïveté est utile pour comprendre des choses que l’on a aujourd’hui tendance à cacher et que l’on ne
perçoit pas facilement. La conclusion est que la pulsion sexuelle, noyau de l’angoisse de survie et de
reproduction, et racine profonde de l’instinct religieux, est née comme un tout et s’est longtemps
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exprimée à travers la représentation du corps féminin. Les objets que nos ancêtres ont conçus et fabriqués
(ce que nous appellerons plus tard « art paléolithique ») étaient une manière d’exprimer cet ensemble
unique et ils sont un moyen pour nous de le comprendre, et de mieux nous comprendre. Puis, à un
moment donné, les choses ont changé, le corps féminin a commencé à être représenté de manière plus
complexe. Peut-être l’ancienne méthode pourra-t-elle revenir.
Exemples
La représentation du corps féminin suit depuis des dizaines de milliers d’années un canon bien
caractérisé et apparemment immuable. L'analyse des exemples survivants, issus de cultures différentes
éloignées les unes des autres dans le temps et dans l'espace, confirme cette affirmation et montre quelles
sont les règles de représentation. Quelques exemples, parmi tant d’autres possibles.
Berekhat Ram (230 000 avant J.-C.)
La Vénus de Berekhat Ram (« Lac de Ram »), un objet en tuf rouge de 35 mm de long découvert en
1981 sur les hauteurs du Golan.
Figure 2. La Vénus de Berekhat Ram, 230 000 av. J.-C. (11).
Il porte trois incisions pratiquées à sa surface par une pierre pointue, marquage possible du cou et des
bras. Trouvé entre deux couches de cendres et daté d'au moins 230 000 ans aujourd'hui, s'il s'agissait
d'une véritable œuvre humaine (ce qui fait encore l’objet de débats), il aurait été réalisé par un Homo
erectus, et non par un sapiens.
Willendorf (25 000 avant J.-C.)
La plus connue des Vénus préhistoriques, et à juste titre. Figurine de 11 cm trouvée en 1908 près de
Willendorf in der Wachau, en Autriche, sculptée dans du calcaire oolithique 1 et peinte en ocre rouge,
elle a été datée avec précision entre 25 000 et 26 000 avant J.-C. Il est intéressant de noter que le matériau
dont elle est faite n’est pas originaire de la zone de découverte.
1
Oolithe : concrétion géologique de petites structures minérales sphériques régulières (de 0,5 à 2 mm), constituées de
lamines concentriques, lors d'un processus particulier de sédimentation.
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Figure 3. La Vénus de Willendorf, 26 000 - 25 000 av. J.-C. (12).
Éléments d'interprétation : les bras fins qui se rejoignent sur la poitrine, et le visage qui n'est pas
visible ; la coiffe qui cache le visage est très semblable à celle des Vénus d'Amiens, de Parabita et de la
Dame de Brassempouy ; la vulve, qui en théorie sur une telle figure ne pourrait pas être vue de cette
façon ; seins gonflés et très prononcés ; la couleur ocre rouge avec laquelle la statuette est peinte.
Interprétation actuelle : les seins prononcés représentent un sens de prospérité, la vulve le souhait de
reproduction ; la couleur rouge est un symbolisme de la passion et du sang menstruel du renouvellement
cyclique. La statue s'inscrit donc dans le culte de la Terre Mère et du Féminin.
Grimaldi (23 000 av. J.-C)
Découvertes dans la grotte Grimaldi à Menton, à la frontière franco-italienne, par Louis Alexandre
Jullien entre 1883 et 1895, les 15 statuettes appelées Vénus de Grimaldi, toutes mesurant entre 4 et 7 cm,
constituent une véritable collection. Leur particularité réside dans leur appartenance à un seul gisement
et dans leur diversité et variété : Vénus de Menton est en stéatite jaune, Le Losange et Polichinelle sont
en stéatite verte, Abrachiale en ivoire brun, Janus en chlorite noire, Ochre Lady en ivoire de mammouth,
Doublet en serpentine jaune, Innominata en hématite, Masque en chlorite jaune. Daté de 23 000 avant
J.-C, Gravettien.
Parmi les nombreuses raisons de la fascination suscitée par ces figurines, j'en souligne une, celle de
l'ambiguïté. Certaines figurines semblent signifier autre chose, en plus du message qu'elles véhiculent
toutes clairement. Comme le note R. White (13), La Femme au cou troué a deux visages et un corps ;
La Femme au goitre a une seule tête et un seul torse, mais a deux triangles pubiens et deux jambes en
opposition ; La Femme à deux têtes présente deux têtes émergeant d’un seul corps. Un autre fait notable
est la manière de représenter les fesses qui peuvent parfois être très saillantes, comme chez Polichinelle
ou Abrachiale. Il n'y aurait rien de spécial, si ce n’est que cette façon de faire demande beaucoup plus
de travail (il faut partir d'une pierre beaucoup plus grosse, et n'oublions pas qu'ils n'avaient pas d'outils
métalliques, juste d'autres pierres), donc c'était un effet recherché ; et que cette représentation revient
ailleurs, voir par exemple Monpazier. D'autres fois, comme pour Le Losange, on est dans la stéatopygie
la plus classique.
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Figure 4. Grimaldi, Le Losange, 23 000 av. J.-C (14).
Avdeevo (20 000 av. J.-C)
À Avdeevo, en Russie, dans la région de Koursk, un ensemble de 10 figurines semblables les unes
aux autres mais caractérisées par des postures différentes a été retrouvé. La datation du site est de 21 000
à 20 000 av. J.-C et des liens étroits avec les sites d'Europe centrale et orientale ont été mis en évidence.
Quant au style des figures trouvées, il est assez varié ; tantôt les bras semblent soutenir un ventre de
femme enceinte, tantôt le visage est esquissé, tantôt il n'y a aucune trace de visage sur la tête ronde, tantôt
les figures semblent porter une coiffe. Cependant, les représentations sont toujours plus ou moins
nettement callipyges, l'attention de l'artiste s’étant portée sur les seins, les fesses, le ventre, comme pour
les géométries composites rencontrées des Pyrénées aux plaines du Danube.
Figure 5. Une des Vénus d'Avdeevo, 21 000 - 20 000 av. J.-C (15).
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L’objet montré en Figure 5, réalisé en ivoire comme tous les autres, mesurant 9,5 cm, possède une
magie particulière. Il est bien conservé, mais une partie du visage est endommagée, empêchant de lui
attribuer toute expression. L'impression que nous donne la tête penchée vers l'avant est que cette femme
communique d'une manière ou d'une autre quelque chose ; que ce décor de cadrillage, le même que l'on
a vu à Willendorf et ailleurs, lui fournit un masque derrière lequel elle se cache et présente en même
temps sa grossesse nue, sa raison d'être. La bande de peau ou de tissu au-dessus du sein apporte une
dimension culturelle. Le réalisme de la figuration du ventre, saillant vers l’avant et vers le bas, est
étonnant. Le triangle pubien est court et plat. Les accumulations de graisse à la base des hanches forment
un profil incontestablement féminin. L'équilibre/contraste entre le torse et les jambes libres de poids
d'une part, et les masses des seins et du ventre de l'autre indiquent une capacité d'observation et de
reconstruction à jamais perdue. Nos Vénus modernes résistent peut-être à la comparaison sur le plan
technique, certainement pas sur le plan poétique.
Figure 6. Détail d'une Vénus d'Avdeevo, 21 000 - 20 000 av. J.-C.
Particulièrement remarquable est le fragment (Figure 6) (New Avdeevo Avd-N 87-88. N. 105)
mesurant 8,8 x 8,0 cm, constitué de la recomposition de deux éclats résultant de la rupture mécanique
d'un original qui, à en juger par les pièces, était une figure d'environ 20,0 cm, parmi les plus grandes de
celles trouvées sur le site. Ce qui reste, c'est la face avant, des épaules jusqu'au triangle pubien. Les seins
asymétriques et légèrement séparés, en forme de goutte, reposent sur la partie supérieure de l'abdomen
dépassant vers l'avant. Des avant-bras et des mains à peine visibles émergent de derrière les seins,
poussés pour reposer sur l'abdomen. La protubérance la plus prononcée se situe au centre de la structure
et coïncide avec le nombril légèrement échancré. La qualité de l'exécution est extraordinaire. La statuette
est d'un style défini comme Kostienkian, et la culture de ce site typique de la plaine russe a été définie
comme Avdeevo-Kostienkian, pour la distinguer de la culture parallèle mais en quelque sorte
différenciable appelée Kostienki-Willendorf, plus occidentale et essentiellement contemporaine.
Çatalhöyük (9 000 av. J.-C)
Çatalhöyük n'est que la pointe de l'iceberg. Depuis que le croissant fertile a commencé à s’étendre et
à enseigner à l’humanité affamée comment cultiver, les témoignages des cultures correspondantes
deviennent plus éphémères et plus rares. L'exception est Çatalhöyük. La culture qui correspond à cette
« première structure urbaine » se concentre vers 9 000 av. J.-C. dans le sud-est de l'Anatolie, entre le
Taure et l’Antitaure.
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Figure 7. Çatalhöyük : la Dame de Çatalhöyük, 9 000 av. J.-C. (16, 17).
Cette statuette en marbre de 17 cm a été trouvée sous le sol d'une maison, peut-être dans le cadre d'une
déposition rituelle étant donné qu'elle se trouvait sous une couche de plâtre, peut-être un acte de culte et
de vénération d'une femme de pouvoir (âgée ? peut-être pas). Peut-être une personnification extrême
d’une Vénus et/ou d’une Déesse Mère. Pourtant, elle est parfaitement conservée, et possède une
prestance rarissime et fascinante. L’absence de pieds est similaire à de nombreuses représentations du
même type, antérieures et ultérieures ; il y avait un morceau d'obsidienne à côté d’elle. Parler de maîtrise
de l’exécution et d’attention aux détails revient presque à minimiser la capacité artistique du créateur.
De nombreuses autres figurines similaires ont été retrouvées, montrant qu'à Çatalhöyük la Dame n'était
pas seule, même si elle reste la plus belle.
Bracciano (8 000 - 5 000 av. J.-C)
Bracciano est le nom d'un grand lac volcanique au nord de Rome. Son niveau est sujet à des variations
et ses rivages évoluent en conséquence. Aujourd’hui, le niveau est plus élevé qu’il ne l’était lors de la
Préhistoire et les campagnes de recherche archéologique se déroulent souvent sous l’eau. Lors de
recherches de ce type menées en 2 000 par la Surintendance Spéciale du Musée Ethnographique National
« Luigi Pigorini », la Vénus a été trouvée sous le sol d'une cabane-sanctuaire d'un village néolithique
appelé de La Marmotta, du nom de la localité proche d'Anguillara. Le village est à 360 mètres de la
plage, 8 mètres de profondeur, et sa datation néolithique est confirmée par des mesures au radiocarbone.
La Vénus est un objet en stéatite verte mesurant 4,8 x 2,2 cm, datant de 8 000 à 5 000 av. J.-C.,
Néolithique. Très tard donc, toujours de l'époque gravettienne et magdalénienne. La datation a été
réalisée en fonction du contexte de découverte, dans une structure particulière avec des éléments pouvant
être liés aux pratiques de culte et de dédicace typiquement néolithiques. La petite statue représente en
ronde-bosse une figure féminine présentant les caractéristiques typiques de la Vénus gravettienne :
formes fleuries accentuées, quelques parties spécifiques du corps mises en évidence. De profil, la tête
est conique, le visage dépourvu de détails. L'état de conservation est excellent, au point qu'on pense qu'il
a été placé sur le lieu de découverte immédiatement après sa fabrication. La ressemblance avec la statue
appelée Le Losange ne pourrait être plus grande. Si ce n’est que ces deux Vénus sont séparées de 20 000
ans, et que la datation des deux ne laisse aucune place à l'incertitude. Sommes-nous confrontés à un cas
de conservation extrême des formes (et des idéologies correspondantes) ? Ou à leur retour ? Ou à une
(très improbable) réoccupation indépendante du même site après si longtemps ?
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Figure 8. La Vénus de Bracciano, -8 000 à -5 000 av. J.-C, (18).
D’innombrables autres exemples sont possibles : des Vénus de la Grèce continentale à celles
de la première période de l'art cycladique ; des Vénus qui se sont succédé dans les cultures ayant
évolué sur les terres qui sont aujourd'hui la Syrie, jusqu'aux idoles de Malte ; et bien d’autres, de
la côte atlantique à l’Asie centrale, de ses origines aux temps historiques. Les images présentées
suffisent à étayer l’idée selon laquelle ces figures sont apparues sur une très longue période pour
exprimer un besoin commun et universel. Les sociétés se sont alors complexifiées. La période de
transition de la Déesse unique aux Déesses qui représentaient des aspects particuliers et
spécialisés fut certainement longue. Leur naissance a nécessité des millénaires durant lesquels
l’écriture a été inventée et les villes se sont formées. Peut-être le mythe du jugement de Pâris estil
lié d’une manière ou d’une autre à cette situation ?
Pâris était Troyen, un Anatolien donc, lié à un monde antique. La Vénus de ses ancêtres
contenait encore toutes les significations. De ce côté de la mer Égée on adorait Zeus, Héra, Athéna
et Vénus qui vivaient désormais sur l'Olympe et auxquels étaient attribués des formes, des rites,
des pouvoirs et des significations très distincts. Dans laquelle de ces déesses la véritable Déesse
Mère était-elle cachée ? Lorsqu'il fut appelé à choisir l'une de ces significations et à offrir la
pomme, Pâris le fit en choisissant Aphrodite qui d'ailleurs, selon les mots d'Homère, était la
déesse aux belles hanches opulentes.
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Figure 9. Enrique Simonet, Le Jugement de Pâris (19).
Des 4 Déesses à l'auto-Annonciation
Le pouvoir de la Vénus Magna Mater primordiale sera finalement, dans la société gréco-romaine
complexe et mature, divisé en quatre rôles en harmonie les uns avec les autres : Déméter (fertilité de la
terre), Héra (mariage, naissance), Athéna
Figure 10. Les quatre déesses : Déméter (20), Héra (21), Athéna (22), Aphrodite (23).
(art, sagesse), Aphrodite (amour), s'étendant également à de nombreuses autres déesses mineures tout
aussi puissantes et évocatrices ; pour ensuite se condenser à nouveau, dans notre culture occidentale,
dans l’unique pouvoir de la Vierge Marie (24).
Le chemin parcouru entre la Vénus primordiale et la Vierge Marie est long. Cela signifie-t-il que nous
et nos projections avons vraiment beaucoup changé ? Probablement pas : l'Annonciation est l'assomption
du statut divin, mais dans ce cas-ci la divinité est attribuée par un agent extérieur, comme ce fut le cas à
l'origine d'un dieu dont nous ne connaissons pas le visage, à Berekhat Ram, à Willendorf, à Grimaldi, à
Çatalhöyük, à Avdeevo, à Bracciano.
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Figure 11. Giovanni Bellini, Vierge à l'Enfant entre deux saints (25).
Picasso avait probablement raison lorsqu'il plaçait son modèle Marie-Thérèse Walter enceinte devant
le miroir et dessinait un halo ambigu autour de sa tête. Est-ce elle qui s'annonce à elle-même, enfin
autonome ?
Figure 12. Pablo Picasso, Fille devant le miroir (1932).
Au-delà de l'angoisse, de la solitude, du narcissisme et du body shaming
Au temps jadis, la Vénus de Brassempouy, celle de Hohle Fels, celle de Willendorf et celle de
Bracciano étaient chacune une image kaléidoscopique entière et complète en soi, obtenue sans recourir
aux techniques intellectuelles de l'Oulipo ou du cadavre exquis. L’esthétique qui se dégage de ces
figurines était une manière plus libre de voir le monde.
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L'art contemporain transmet ses messages expressifs et critiques à travers la confluence des œuvres
d'artistes séparés et individuels, chacun avec son fragment illuminé du kaléidoscope. La société moderne
a découvert l’étude de l’âme à travers la psychanalyse depuis près de deux siècles, et cette étude a
contracté une dette envers ses artistes. C’est de la combinaison de toutes leurs œuvres que se forme
l’image que nous avons de notre société, une propriété émergente qui leur doit beaucoup. Mieux :
aujourd’hui, l’exploration des profondeurs de l’âme humaine semble avoir pris le dessus (Figure 13, côté
gauche). Nous n’avons abandonné que récemment la voie ancienne. Est-il possible de la retrouver et
de la retracer ?
Figure 13. Gauche : Gustav Klimt, Les Trois Âges de la Femme, détail (1923) (26). À droite : une Vénus de
Gagarino, 23 000 av. J.-C. (27).
Parmi les images les plus représentatives de l’autoreprésentation contemporaine figurent celles de
Cindy Sherman (Figure 14). Ses œuvres nous réunissent avec le thème de l'autoreprésentation dans les
figurines féminines du Paléolithique supérieur et avec la possibilité que la production des figurines l’ait
été par des femmes. Si l'on considère ses œuvres comme une référence représentative d'un mouvement
récurrent de l'âme, représentation de l'idée de soi à travers l'un de ses aspects perçus, on se rend compte
que nous sommes confrontés à un narcissisme filtré et historicisé.
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Figure 14. Une œuvre de Cindy Sherman.
Ambiguïté du narcissisme
Narcisse, personnification du double, est né à Thespis, la ville d'origine des acteurs de la Grèce
ancienne. Narcisse était le fils de Liriopé, une nymphe naïade de la mer de Phocide, et de Céphise, le
dieu fleuve de l'estuaire, double aquatique. L'eau de mer était un symbole de vie, l'eau stagnante symbole
de mort ; et Narcisse, beau, dédaigneux et renfermé sur lui-même, meurt en essayant de saisir le visage
reflété dans l'eau d'une source, le sien, dont il était tombé amoureux, le dernier double qui clôt son
histoire.
Entre 1 et 2 % de la population souffre d'un « trouble de la personnalité narcissique », techniquement
divisible en « vulnérable » et « grandiose ». Dans ce cas, je supprimerais le mot « trouble », introduisant
la notion de « variante naturelle ». À tel point que les études sur les jumeaux montrent que dans ce cas
la composante génétique est forte, même si les gènes responsables n’ont pas été identifiés.
Dans la Grèce antique, une croyance répandue voulait que les sources fussent habitées par des
nymphes tombées amoureuses des jeunes gens qui allaient puiser de l'eau, qui les saisissaient pour les
aimer, provoquant leur mort et, en même temps, leur admission dans la sphère du divin, leur conférant
ainsi immortalité et jeunesse éternelle. Cette croyance, dont il reste encore des traces aujourd'hui, était
si répandue qu'il existait même un mot pour désigner cette situation : νυµφóληπτοι (numpholeptoi), ceux
qui sont kidnappés par les nymphes. Selon le mythe, Hylas, également un beau jeune homme, fils de
Théiodamas, était amant d'Héraclès lors de l'expédition des Argonautes en Colchide. Pendant le voyage,
Hylas descendit à terre pour puiser de l'eau dans le fleuve Ascagne et fut kidnappé par les nymphes qui
l'entraînèrent au fond des eaux. Les nymphes alors, effrayées par les appels d'Héraclès, transformèrent
Hylas en écho de son nom, empêchant ainsi toute possibilité de découverte. Héraclès oublia Hylas et son
amour, abandonna l'expédition et préféra rester chez la fascinante Omphale, reine de Lydie. Omphalos
est un nom symbolique : l'omphalos est le nombril du monde, la pierre qui le symbolise est conservée à
Delphes, où atterrirent les deux aigles envoyés par Zeus.
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Figure 14. Un ouvrage de Jenny Saville (https://gagosian.com/artists/jenny-saville/ >).
La chose la plus intéressante dans le mythe d'Hylas est la métamorphose, rare dans la mythologie,
d'une personne en son propre écho. Ce mythe est peut-être l’exemple le plus extrême, le plus pur d’un
narcissisme libéré des déchets du corps, réduit à un symbole de lui-même. Et le flottement continu d’Éros
tout au long de son histoire est également intéressant, comme c’est le cas dans les œuvres de Cindy
Sherman. Où en sommes-nous entre elle avec son corps représenté, et Narcisse qui s'admire ? La distance
qui sépare Cindy de Narcisse n’est peut-être qu’apparente, c’est le prix à payer à l’atténuation des
instincts primaires par le temps.
Le naturel de cette réalité que nous essayons de plier à des règles temporaires, à des choix esthétiques
d'exclusion, à des canons formels éphémères mais qui refont continuellement surface, est à la base des
processus créatifs, par exemple, de Jenny Saville et Brenda Oelbaum (Figures 14 et 15).
Jenny Saville, de l'école Young British Artists, travaille sur l'obésité et est connue pour ses portraits
féminins hyperréalistes. L'hyperréalisme n'est pas un terme dénigrant même au sens surréaliste, et le
même terme s'impose pour la statuette gravettienne La Poire de -27 000 ans, à laquelle Édouard Piette
applique pour la première fois le terme de Vénus. Le message véhiculé sarcastiquement par Jenny Saville
est que, dans le naturel de la physicalité, des termes tels que « décoratif », « support », « délicat », qu'elle
a légèrement graffés dans l'une de ses peintures les plus connues (Branded, 1992), sont mal placés.
On connaît bien le projet de Brenda Oelbaum qui, à travers le message contenu dans la Vénus de
Willendorf, met en lumière les traits psychologiques exploités par l'industrie du régime alimentaire.
Compte tenu de l'extrême fascination que suscitent la liberté et la cohérence émanant de cette figurine,
la Vénus « par excellence », on pourrait dire sans porter atteinte au même message véhiculé par des
centaines de figures similaires, que Brenda a le jeu facile. Mais ce ne serait pas juste, car sa démarche
est claire et tranchante, et ce que Brenda met en évidence est simplement la vérité, accompagnée du
mérite de démontrer que nos ancêtres savaient voir, en plus de regarder.
Figure 15. Une œuvre de Brenda Oelbaum. Tirée du blog de Lynne Murray: “The Willendorf Project: Brenda
Oelbaum goes national with the Goddess at her Back”.
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Visions partielles et partiales
Les exemples pourraient être multipliés encore longtemps, en embrassant tout l'art contemporain.
Mais les images rapportées suffisent à démontrer que Cindy Sherman, Jenny Saville et Brenda Oelbaum,
chacune avec son intuition, sa sensibilité et ses neurones façonnés par ses contacts sociaux et son
expérience, mettent en lumière un seul des fragments du kaléidoscope qui constituent une Vénus ou l'une
de ses dérivations historiques ; des fragments de plus en plus subdivisés, de plus en plus éloignés de
l'unité sémantique des origines, de l'âge d'or de l'esthétique qui, selon les mots d'Aristote, doit mettre en
évidence la manière dont la création de l'œuvre d'art permet la matérialisation de l'idée et donc sa
manifestation. L'art contemporain transmet ses messages expressifs et critiques à travers la confluence
des œuvres d'artistes séparés et individuels, chacun avec son propre message partiel. Sans entrer dans
quelque évaluation esthétique que ce soit, on est forcé de noter la partialité de la motivation de ces
figures.
Il serait utile de s'efforcer de considérer chacune de ces œuvres individuelles d’art contemporain selon
la distinction que Merleau-Ponty faisait entre « mots parlants » et « mots parlés » (28a). Merleau-Ponty
distinguait entre « expression première » et « expression seconde » (28b), parfois reprenant ces termes
comme « langage parlant » et « langage parlé » (28c). Le langage parlant est la mise en forme d’un
sens, est l’avènement de la pensée qui incarne un sens. Le langage parlant est le langage du moment et
de l’occasion. Le langage parlé est l'héritage culturel que nous avons avec nous, dans notre esprit et dans
notre ADN, acquis par transmission épigénétique ; le langage parlé est l’ensemble de rapport de signes
et de significations. Une distinction similaire entre les deux types de langages a son précédent dans le
discours intérieur et le discours proféré de Montaigne (Apologie, II, 2), et dans le logos endiathètos
(intérieur) et logos prophorikòs (proféré) des Stoïciens grecs. Les Romains faisaient cette distinction par
les mots modus intelligendi et modus inveniendi. Les œuvres modernes que nous avons vues sont des
œuvres parlantes, essayons de les faire devenir des œuvres parlées. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons
espérer réunir les morceaux de la mosaïque perdue. Et nous approprier enfin le message de Kandinsky
qui nous indique le « principe fondamental de la nécessité intérieure » (29).
Conclusion à la Kant
Le terme critique est défini par Kant dans la Critique de la raison pure (1781) comme l'examen
permettant de distinguer les prétentions légitimes et illégitimes de la raison. Dans son fonctionnement,
la raison réfléchit sur les structures, l'étendue, les limites, la validité, les sources et surtout sur elle-même.
En l’absence d’exercice critique, la métaphysique n’acquiert pas de validité, contrairement aux
mathématiques et à la physique qui reposent sur des fondements solides et intuitifs. La critique ne se
borne pas à tracer les limites de la connaissance factuelle, mais va jusqu'à délimiter ses possibilités de
principe. En pratique, la tâche critique consiste à prouver qu’un usage pur de la raison est possible ; il
s’ensuit que la volonté et l’action peuvent être déterminées indépendamment de tout conditionnement
empirique. La fonction critique détermine donc, selon Kant, une possibilité de liberté individuelle et
prédit, en quelque sorte, la fin des idéologies. Selon ses mots : « Notre époque est la véritable ère de la
critique, à laquelle tout doit se soumettre. La religion, par son caractère sacré, et la législation, par sa
majesté, veulent généralement échapper à la critique. Mais dans ce cas, ils éveillent tout simplement des
soupçons à leur encontre. »
Raymond Boudon, dans son Tocqueville aujourd’hui (30, cité par 31) souligne que le mot « critique »
au sens kantien « compris comme l'effort de distinguer méthodiquement entre le vrai et le faux, le juste
et l’injuste, le légitime et l’illégitime, le bon et le mauvais, ce qui a ou n’a pas de valeur artistique, ce
qui est utile et ce qui ne l’est pas […] disparaisse du langage de la communauté et soit désormais à peine
compris, car, puisque “tout est bon” et “tout est égal”, ces questions n’ont plus de sens ».
Selon cette opinion (que je partage), nous vivons désormais à une époque dépourvue de cadres de
référence idéologiques. Cela est certainement vrai pour les structures facilement identifiables : la
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religion, les convictions politiques absolues, et en général l’esprit de clocher. La nôtre est une époque
d’idéologies appauvries, avec toute la fragmentation et la frustration des attentes que cela entraine.
La perte de sens de l’esprit critique et de l’évaluation critique se produit parallèlement à la diffusion
des opinions au mètre, fondées sur le politiquement correct, la pensée unificatrice et la manifestation du
besoin de ne pas penser de manière critique en tant qu’individus. Plus rien ne relève désormais de « ce
qui a ou n'a pas de valeur artistique », puisque plus rien n'exprime une réalité générale, rien n'est plus
une réponse, qui ne soit pas seulement locale, à des questions formulées ici et maintenant, et à la crise
des idéologies qui en résulte.
L'analyse de l'art contemporain implique que des pensées fragmentaires, riches en émotions et pauvres
en arguments généraux, affaiblissent l'attitude critique. Tout comme Kant l’avait prévu.
Références bibliographiques et iconographiques
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(23) www.museicapitolini.org
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