2025 - Vol 9 - Num 1
La revue Arts et sciences présente les travaux, réalisations, réflexions, techniques et prospectives qui concernent toute activité créatrice en rapport avec les arts et les sciences. La peinture, la poésie, la musique, la littérature, la fiction, le cinéma, la photo, la vidéo, le graphisme, l’archéologie, l’architecture, le design, la muséologie etc. sont invités à prendre part à la revue ainsi que tous les champs d’investigation au carrefour de plusieurs disciplines telles que la chimie des pigments, les mathématiques, l’informatique ou la musique pour ne citer que ces exemples.
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Arts et sciences
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Rédactrice en chef
Marie-Christine MAUREL
Sorbonne Université, MNHN, Paris
marie-christine.maurel@sorbonne-universite.fr
Membres du comité
Jean AUDOUZE
Institut d’Astrophysique de Paris
audouze@iap.fr
Georges CHAPOUTHIER
Sorbonne Université
georgeschapouthier@gmail.com
Ernesto DI MAURO
Università Sapienza, Italie
dimauroernesto8@gmail.com
Jean-Charles HAMEAU
Cité de la Céramique Sèvres et
Limoges jean-charles.hameau
@sevresciteceramique.fr
Ivan MAGRIN-CHAGNOLLEAU
Chapman University, États-Unis
magrinchagnolleau@chapman.edu
Joëlle PIJAUDIER-CABOT
Musées de Strasbourg
joelle.pijaudier@wanadoo.fr
Bruno SALGUES
APIEMO et SIANA
bruno.salgues@gmail.com
Ruth SCHEPS
The Weizmann Insitute
of Science, Israël
rscheps@hotmail.com
Hugues VINET
IRCAM, Paris
hugues.vinet@ircam.fr
Philippe WALTER
Laboratoire d’archéologie
moléculaire et structurale
Sorbonne Université Paris
philippe.walter@upmc.fr
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Arts et Sciences, une longue alliance source de
réciprocité créatrice
Marie-Christine Maurel
Depuis l'Antiquité, Arts et Sciences sont congénialement liés. Aristote, déclarait l’art comme
esthétique dont : “Les formes les plus hautes du beau sont l'ordre, la symétrie, le défini, et c'est
là surtout ce que font apparaître les sciences mathématiques. » (Métaphysique, 1078b).
A la Renaissance, le lien épistémique de tout art se renforce encore, avec des figures telles
que Piero della Francesca, grand scientifique, mathématicien éminent, et artiste exceptionnel.
Pensons aussi au Perugino, à son penchant naturaliste et à son élève le génial Raphael. Les arts
visuels ont ainsi particulièrement servi de "passerelles" entre les différentes formes artistiques
et les disciplines scientifiques. Léonard de Vinci polymathe incarne parfaitement cet
universalisme en tant que peintre, sculpteur, mathématicien et poète. Bernard Palissy,
céramiste, sculpteur et savant, a tenté de fusionner l’art et les sciences de la nature à travers ses
représentations de « natures mortes », still life. Diderot a plus tard affirmé dans l’Encyclopédie,
combien l'histoire de la nature est incomplète sans celle des arts. Les exemples sont
nombreux… Malgré une certaine distanciation entre arts et sciences au XXe siècle, en partie
due à la ferveur industrielle, cette séparation s'estompe progressivement aujourd’hui, en
particulier avec l'émergence des arts numériques mais aussi par des lectures qui re-pensent la
modernité de textes dits « classiques ».
Il est essentiel de comprendre comment un scientifique peut aider un artiste, mais aussi
comment un artiste peut apporter sa contribution à un scientifique. Les méthodes, l'imagination
et l'invention sont au cœur des processus scientifiques et artistiques. Cette convergence est
évidente dans la création et dans la scénographie théâtrale, rappelant par exemple le visuel des
mises en scène extraordinaires de Jérôme Bosch, véritable retour à un paradis perdu ou à un
enfer selon les perspectives.
Au-delà des sujets abordés, la créativité commune entre l'art et la science est le fil
conducteur. Les écrits de Diderot Le Rêve de d’Alembert et La Lettre sur les Aveugles à l’usage
de ceux qui voient, les œuvres de Molière traitant de considérations politico-religieuses (voir le
Tartuffe ou l’imposteur) annonciateur de l’imposture créationniste, sont autant d'exemples de
l’actualité et de la convergence entre arts et sciences.
Enfin rappelons que pour Einstein la véritable source de tout art et science réside dans le
mystère et dans l’engagement commun envers l'inconnu : « La plus belle chose dont nous
puissions faire l’expérience est le mystère – la source de tout vrai art, de toute vraie science ».
Aristote Métaphysique, traduction (éd. de 1953) de J. Tricot (1893-1963) Éditions Les Échos du Maquis (ePub, PDF), v.:
1,0, janvier 2014
Diderot Denis. 1769. Le rêve de D’Alembert. GF – Philosophie. Poche, 2002.
Diderot Denis. 1749. Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Folio-Poche.
Molière. Le Tartuffe ou l’Imposteur. 1669. Librio-Poche.
Einstein, Albert. Textes écrits entre 1930-1935. Comment je vois le monde. Flammarion-Champs Sciences
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Raphael ou l’innovation artistique et scientifique dans : L’Ecole d’Athènes (1509-1511).
Fresque 550x770 cm(18x25ft) Salles Raphael, Musée-Cité du Vatican.
Les personnages représentés ont été identifiés comme suit : Au centre, Platon tenant le
Timée pointe le ciel, illustrant sa théorie des formes idéales et immuables qui existent au-delà
du monde physique. La connaissance, la transcendance va de la réalité à la vérité. A ses
côtés, Aristote, qui tient l’Ethique à Nicomaque, étend sa main vers le sol, symbolisant
l’immanence, la réalité concrète et les phénomènes naturels. La vérité ne peut résider qu’icibas,
dans la réalité.
Le visage de Platon est représenté par Raphael sous les traits de Léonard de Vinci.
A gauche au 1er plan et au bas de la fresque Pythagore et le groupe des géomètres.
Hypathie (philosophe, mathématicienne et astronome d’Alexandrie en Égypte
du IVe au Ve siècle), vêtue de blanc au centre est à proximité de Pythagore.
À l’opposé du côté d’Aristote, la géométrie représentée par la figure d'Euclide et son compas
est entouré d'étudiants. On reconnaît également l'architecte Bramante.
Au-dessus d’Euclide, les astronomes Ptolémée, et Zoroastre soutiennent chacun une
sphère céleste en hommage à leurs contributions en astronomie.
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Arts et sciences
2025 - Volume 9
Numéro 1
‣ Corneille de Lyon : géométrie interne de six portraits peints féminins .............................................1
Jean-Pierre Crettez
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2025.1240
‣ Le noir, une quête infinie ...................................................................................................................15
Ruth Scheps
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2025.1241
‣ Approches phénoménologiques et énactives en création artistique et en pédagogie .....................47
Ivan Magrin-Chagnolleau
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2025.1242
‣ Écologie et arts vivants : donner corps aux savoirs par la performance ............................................61
Damien Delorme, Darious Ghavami, Joanne Clavel
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2025.1274
‣ Témoignage – L’enfance d’un scientifique baigné dans l’art .............................................................74
Georges Chapouthier
DOI : 10.21494/ISTE.OP.2025.1304
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Corneille de Lyon : géométrie interne de six portraits
peints féminins
Corneille de Lyon: internal geometry of six painted female portraits
Jean-Pierre Crettez 1
1
Chercheur émérite à Télécom-Paris, jean-pierre.crettez@wanadoo.fr
RÉSUMÉ. Corneille de Lyon, célèbre portraitiste de la Renaissance, est connu pour ses nombreux portraits peints de
petites dimensions. L'analyse de six de ses portraits féminins montre que chacun d’eux possède une géométrie interne.
La démarche géométrique de Corneille de Lyon est proche de celle suivie par Jean et François Clouet.
ABSTRACT. Corneille de Lyon, a famous Renaissance portrait painter, is known for his many small-scale painted portraits.
Analysis of six of his female portraits shows that each of them has an internal geometry. Corneille de Lyon's geometric
approach is close to that followed by Jean and François Clouet.
MOTS-CLÉS. construction interne, géométrie interne, forme elliptique, excentricité, maillage harmonique, approche sérielle.
KEYWORDS. internal construction, internal geometry, elliptical shape, eccentricity, harmonic mesh, serial approach.
Chapitre 1. Introduction
Dès l’origine de la peinture occidentale, les peintres ont organisé leur composition à l’aide d’une
représentation graphique : la géométrie interne 1 . Celle-ci leur permet de donner la profondeur à la scène,
tracer les lignes directrices, établir les symétries, répartir les masses colorées, disposer les personnages,
distribuer la lumière. Le tracé de la géométrie interne d’une œuvre, nécessite au préalable, la mise en
place d’une structure linéaire réalisant une quantification de l’espace pictural : la structure linéaire la
plus souvent rencontrée est le maillage harmonique. Dans un maillage harmonique chaque maille est un
petit rectangle harmonique dont les côtés sont respectivement proportionnels à 1 et √2, et donc sa
diagonale à √3. Le maillage donne à l’artiste la possibilité de construire des courbes géométriques
idéalisant les contours des éléments picturaux. Léonard de Vinci fut probablement un des premiers à
utiliser cette démarche géométrique pour la réalisation de ses portraits féminins 2 mais aussi pour celui
du Salvator Mundi 3 : car pour le maître, les formes créées par la nature peuvent être modélisées de façon
parfaite, par des courbes géométriques simples : «Léonard cherche les formes au travers leur formation
et la forme achevée doit préserver cette dynamique originelle pour en transmettre le sentiment. 4 »
Ce savoir-faire géométrique fut peut-être apporté en France par Jean Perréal (1455 -1530) qui lors de
son séjour en Italie en 1499, avait rencontré Léonard de Vinci avec lequel « il a eu de nombreux échanges
théoriques... » 5 . Il a transmis ce savoir-faire à Jean Clouet (1480-1541) qui compléta sa formation avec
la venue de Léonard au Clos Lucé.
1
Charles Bouleau : La géométrie secrète des peintres. p. 73. Éditions du Seuil 1963
2
Crettez J-P : Les supports de la géométrie interne des peintres : de Cimabue à G. de La Tour. Editions ISTE (2017)
3
Crettez J-P. :– Géométrie interne du «Salvator Mundi». Openscience- Arts-et-Sciences 2019, Vol. 3, n°1.
4
D. Arasse : Léonard de Vinci, p. 17
5
Laure Fagnart: Léonard de Vinci et l’art du début du XVI ème siècle en France.
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Quelques années plus tard, Corneille, un jeune peintre venu de La Haye, s’installe à Lyon en 1533.
Où résident souvent François 1 er et sa cour. La ville de Lyon constitue la base arrière des expéditions
militaires en Italie, mais où le roi peut préparer d’autres opérations militaires ou diplomatiques à l’abri
d’une offensive de Charles Quint. Dès 1536, Corneille réalise les portraits des enfants du roi François
1 er : Henri, Charles et Madeleine de France, (l’aîné François de France est mort la même année en août
1536). Corneille devient peintre ordinaire du roi en 1541 et continuera à porter ce titre pendant les règnes
de Henri II, François II et Charles IX. Il est naturalisé en 1547. Il se convertit sous la contrainte à la
religion catholique en 1569. Corneille de La Haye restera à Lyon tout au long de sa vie, et ce n’est
qu’après sa mort (en 1575) qu’il sera nommé Corneille de Lyon.
L’art de Corneille
Formé à la culture flamande, Corneille sut s’adapter à la tradition artistique de Jean Perréal (1455-
1530) encore très vive à Lyon. Mais, alors que la tendance était de peindre les portraits grandeur nature,
comme chez les peintres Jean Clouet et son fils François Clouet (1505-1575), Corneille réalise de façon
très originale des portraits de petites dimensions, peints à l’huile sur des supports de bois. Seuls la tête
et le haut du buste du personnage sont représentés sur un fond abstrait non parfaitement uni, le plus
souvent vert tilleul ou vert olive, quelques fois marron ou bleu, rarement noir.
Corneille fut un artiste prolifique. Environ cent cinquante tableaux ont été répertoriés.6 La synthèse7
de son œuvre a été réalisée par Anne Dubois de Groër en 1996. Ses œuvres produites en grand nombre
se retrouvèrent à la Cour, mais aussi dans le public: et l’on appela ces petits portraits : des « Corneilles ».
Dans son atelier situé près de Notre-Dame-de-Confort à Lyon, Corneille exposait plusieurs de ses
tableaux représentant « tous les grands seigneurs, princes, cavalliers, et grandes roynes, princesses,
dames et filles de la court de France ». Brantôme relate qu’ ils firent « grand plaisir » à la reine Catherine
de Médicis lors de la visite de son atelier en 1564. « Avec les Clouet, il compose la triade qui conféra
ses lettres de noblesse à l’art du portrait8 »
Corneille ne nous a laissé aucun dessin. Aussi, certains supposent qu'il devait peindre directement sur
le bois, contrairement à la technique de cette époque et en particulier à la technique des Clouet où le
peintre commençait par effectuer l’esquisse du modèle (généralement assis et vu de trois quarts), en
transcrivant les caractéristiques physiques du personnage. L’esquisse permet en effet de raccourcir les
temps de pose des princes ou des princesses et de fixer l’expression du personnage à un instant donné.
Mais pour concevoir et réaliser un aussi grand nombre de portraits, Corneille a placé certains de ses
personnages dans une même position, le conduisant à effectuer des portraits de façon sérielle. Il a ainsi
été amené à mettre en œuvre un petit nombre de stratégies communes que nous avons cherché à dévoiler.
Pour répondre à cette question nous avons sélectionné parmi les plus connus, six portraits de femme
peints par Corneille de Lyon. Ce sont des dames qui ont fréquenté la cour au temps des Valois: Françoise
de Longwy, Jacqueline de Rohan, Anne de Pisseleu, Louise de Rieux, Gabrielle de Rochechouart, et
Louise d’Halluin.
Ces tableaux n’ont pas le même format. Ils sont de petite taille, et de dimensions différentes. Pour
expliquer notre démarche, nous commençons par l’analyse géométrique du portrait de Françoise de
Longwy, ensuite par comparaison nous analyserons en parallèle trois autres portraits dont les personnages
6
Patrice Béghain : Une histoire de la peinture à Lyon : de 1482 à nos jours, Lyon, S. Bachès.
7
Anne Dubois de Groër : Corneille de La Haye dit Corneille de Lyon, Paris, Arthena, 1996 , 311p
8
Mathieu Deldicque : -Les portraits au temps des Valois. Grande Galerie Journal du Louvre. Sept-oct-nov 2017
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sont représentés dans la même position, nous terminerons par l’analyse de deux autres portraits qui
présentent certaines différences avec les premiers.
Chapitre 2 : Portrait de Françoise de Longwy, comtesse de Chabot
Figure 2.1. Portrait de Françoise de Longwy
(Corneille de Lyon),
Musée national du Château de Versailles
Figure 2.2. Portrait de Françoise de Longwy
(Corneille de Lyon ) Museum of Fine Art de Boston)
Il existe deux versions du portrait de Françoise de Longwy, peintes par Corneille de Lyon : l'une
(figure 2,1) est conservée au Musée national du Château de Versailles : elle mesure 16 cm de haut et
13,07 cm de large. L’autre version (figure 2,2) est conservée au Museum of Fine Art de Boston et mesure
15 cm de haut sur 11,7 cm de large. Nous avons analysé la première version.
Françoise de Longwy est représentée sur fond marron foncé (figure 2.1). Sa tête est tournée vers sa
droite, comme la plupart des portraits féminins peints par Corneille de Lyon. Elle ébauche un sourire,
mais ne regarde pas le spectateur. Sur sa tête, le bandeau est bordé de rangées de perles sur le devant et
sur l’arrière.
Biographie
Françoise de Longwy est née vers 1510, elle est la fille de Jean IV de Longwy, et de Jeanne
d’Angoulême qui était la sœur illégitime de François 1 er . Elle était donc la demi-nièce du roi de France.
En 1526, elle épousa l’Amiral Philippe Chabot. Françoise était appelée « l’amirale ». Elle fut fille
d’honneur de Louise de Savoie et dame d’honneur de la reine Éléonore d’Autriche. Elle meurt en 1576.
Sa sœur Jacqueline de Longwy, duchesse de Montpensier, fut confidente de Catherine de Médicis.
Comment Corneille a-t-il composé ce portrait ? Sur quelle armature a-t-il bâti sa composition ? Nous
avons cherché à obtenir des indices en essayant de modéliser la partie principale du tableau : la tête du
personnage.
Le contour de la tête
Le contour de la tête partant de la limite des cheveux et du bandeau présente (figure 2.3) la forme
d’un arc d’ellipse de 160°. Le centre O de cette ellipse coïncide avec la pupille de son œil gauche.
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L’ellipse a pour paramètres : le demi-grand axe a = OA, et le demi-petit axe b = OB.
Figure 2.3. Le haut du contour de la tête a la forme
d'ellipse.
Figure 2.4. Détermination des paramètres
d'un arc de l’ellipse et du maillage.
Détermination des paramètres de l’ellipse
Par définition de l’ellipse, l’arc de cercle de centre B et de rayon a coupe l’axe vertical au foyer F. Or
pour cette ellipse (figure 2.4), le point F est situé au milieu du segment OA, déterminant ainsi la distance
focale : f = OF = a/2. Son excentricité vaut donc ε = f/a = 1/2. Corneille a choisi une ellipse particulière.
Le demi-petit axe b est tel que b 2 = a 2 – f 2 = a 2 – a 2 /4 = 3a 2 /4. Soit b = a√3/2 = f√3. Il est représenté
(figure 2.4) par la diagonale OB 2 du rectangle harmonique OPB 2 F qui a pour côtés : OF= f et B 2 F =f√2.
Détermination du maillage harmonique
Les points : O, A 1 , F 1 , B 2 , et P, coïncident (figure 2.4) avec les nœuds d’un petit maillage harmonique
vertical dont la maille a pour largeur mh et pour hauteur mv , avec mv = mh√2.
Valeur des paramètres de l’ellipse
Ce maillage permet de déterminer la valeur des paramètres de l’ellipse du contour de la tête. La
distance focale OF a pour valeur f = mv, soit la hauteur d’une maille. Le demi-petit axe OB qui a pour
valeur b = mv√3, correspond à la diagonale de deux mailles adjacentes. Et le demi-grand axe OA qui a
pour valeur a = 2mv, correspond à la hauteur de 2 mailles.
Maillage harmonique
Cette cohérence entre les paramètres de l’ellipse et du maillage, nous incite à étendre ce maillage
harmonique à l’ensemble du portrait (figure 2.5).
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Figure 2.5. Extension du maillage à tout le portrait.
Comparaison
Il est important de remarquer que Corneille a modélisé le contour de la tête de Françoise de Longwy,
par une ellipse de même excentricité ε = 1/2 que celle utilisée par Jean Clouet 9 pour modéliser le contour
de la tête de François 1 er en saint Jean-Baptiste, mais aussi celui de la tête de Madame de Canaples.
Dans ces deux derniers tableaux, l’arc d’ellipse est centré sur la pupille de l’œil le plus en avant : l’œil
droit. Quelques années plus tôt (en 1503-1506), Léonard avait entouré la tête de la Joconde par un arc
d’ellipse de même excentricité ε = 1/2, centré sur la pupille de son œil gauche, parce qu’elle regarde vers
sa droite, comme pour le Portrait de Françoise de Longwy. Ces trois arcs d’ellipse (figure 2.6), tracés
sur un maillage harmonique, possèdent les mêmes paramètres: f = mv, b = mv√3, et a = 2mv que l’ellipse
modélisant le contour de la tête de Françoise de Longwy.
Figure 2.6. Le contour elliptique (ε =1/2) de la tête de François 1er en saint Jean-Baptiste, celui de la tête de
Madame de Canaples (Jean Clouet) et celui de la tête de La Joconde (Léonard de Vinci).
9
Crettez J-P. : Jean Clouet : géométrie interne de cinq portraits peints : (deuxième partie), Openscience- Arts-et-Sciences 2023, Vol. 7
n°3.
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La coiffe
Françoise de Longwy, est coiffée avec la raie au milieu. Ses cheveux rejetés en arrière sont maintenus
par un escoffion qui est bordé sur le devant d’une fine rangée de perles, d’un bandeau, et à l’arrière d’une
rangée de grosses perles (figure 2.6).
Figure 2.7. Charlotte de France (Jean Clouet) les
bords du bandeau de l’escoffion
Figure 2.6. Géométrie de la coiffe de Françoise de
Longwy
Ces différents éléments sont séparés par 4 arcs d’ellipse qui sont de plus en plus espacés, et de plus
en plus inclinés. Ces arcs sont centrés sur la droite D 1 (la diagonale d’une maille partant du centre O) et
l’extrémité de leur demi-grand axe est située (sur une ligne du maillage) : la droite horizontale D 2 .
Chacun de ces arcs appartient à une même ellipse, celle du contour de la tête. Ils sont égaux. Ils sont
consonants 10 et résonnent à l’unisson.
On peut considérer que cette construction est une extension du procédé utilisé par Jean Clouet qui
avait dessiné les bords du bandeau de l’escoffion porté par Charlotte de France 11 par deux arcs d’ellipse
égaux, et dont l’excentricité est ε = 1/√2 (figure 2.7).
Le visage de Françoise de Longwy.
Le contour du visage présente (figure 2.8) la forme d’une ellipse assez allongée, dont le grand axe est
légèrement inclinée vers la gauche. L’ellipse est centrée au point O’, situé à l’angle intérieur de son œil
gauche. Le point O’ peut être considéré comme un nœud d’un autre maillage égal au premier, mais
décalé d’un tiers de maille vers la droite et d’un dixième de maille vers le bas.
10
Le terme "consonant" ne prend qu'un seul "n". Il signifie : "qui prend un peu de plaisir à entendre". Il existe un processus commun
entre les harmonie visuelles et les harmonies auditives : "les nombres qui ont le pouvoir de rendre l'harmonie des sons agréable à
nos oreilles sont exactement les mêmes que ceux qui comblent nos yeux et notre esprit d'un plaisir merveilleux..." Léon Battista
Alberti. Dans mon livre : "Les supports de la géométrie interne des peintres (2017) ", le trait le plus souvent observé dans les œuvres
postérieures au Trecento est assurément la présence de formes visuelles consonantes.
11
Crettez J-P. : –Jean Clouet : géométrie interne de cinq portraits peints : (deuxième partie), Openscience, Arts-et-Sciences 2023, Vol.
7 n°3.
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Figure 2.8. Le contour du visage.
À l'aide de ce deuxième maillage, il est facile d'évaluer les paramètres de l'ellipse du visage. Le demigrand
axe a a pour valeur 2mv, le demi-petit axe b a pour valeur √3mh correspondant à la diagonale d’une
maille. La distance focale est f= √(a 2 - b 2 ) = √5mh . L’excentricité de l’ellipse du visage vaut ε = f/a =
√(5/8)= 0,791.
En résumé, ces différents arcs d’ellipse tracés sur un maillage harmonique montrent que Corneille a
composer le Portrait de Françoise de Longwy à l’aide d’une construction géométrique très précise.
Chapitre 3 Géométrie du Portrait de Jacqueline de Rohan, du Portrait d’Anne de Pisseleu, et
du Portrait de Louise de Rieux.
Par comparaison avec l’analyse géométrique du portrait de Françoise de Longwy, nous analysons en
parallèle les trois autres portraits (Figure 3.1) que nous avons sélectionnés.
-Le Portrait de Jacqueline de Rohan,(18 × 15 cm) conservé à la Gemäldegalerie de Berlin, est peint
(vers 1555) sur panneau de chêne.
Jacqueline de Rohan, née en 1520, est la fille de Charles de Rohan et de Jeanne de Saint-Severin.
Elle fut dame d’honneur d’Eléonore de Habsbourg deuxième femme de François 1 er , puis de Catherine
de Médicis. Elle épousa François d’Orléans-Longueville. Elle meurt à Blandy-les-Tours en 1587.
-Le Portrait d’Anne de Pisseleu,(17,8 ×14,4 cm) (Metropolitan Museum of Art), vers 1535.
Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, est née vers 1508, et morte en septembre 1580. Elle fut la
favorite de François1 er . Elle était fille de Guillaume de Pisseleu d’Heilly. Elle avait dix-huit ans lorsque
le roi fit sa connaissance, au retour de sa captivité madrilène. Pour asseoir sa position à la cour, on lui fit
épouser en 1532 un grand seigneur ruiné, Jean IV de Brosse, qui reçut le comté d’Étampes, et que
François 1 er érigea en duché en 1536. Elle devient ainsi duchesse d’Étampes. La duchesse, dont
l'intelligence était louée par ses flatteurs pour qui elle s’avérait «la plus savante des belles et la plus belle
des savantes».
- Le portrait de Louise de Rieux (16 x 12 cm), conservé au Musée du Louvre, peint vers 1550.
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Louise de Rieux, comtesse d'Harcourt, dame d'Ancenis, née en1531, fille de Claude I er de Rieux et de
Suzanne de Bourbon-Montpensier. Elle épousa le 3 février 1554 René II de Lorraine-Guise ou d'Elbeuf.
Elle fut dame d’honneur de Marie Stuart (1560). Elle meurt le 1 er Janvier 1567.
Figure 3.1. Portrait de Jacqueline de Rohan (18x15cm), Portrait d’Anne de Pisseleu (17,8x14,4cm) et Portrait
de Louise de Rieux (16,5x12,5cm).
Ces trois portraits ont des tailles différentes et des fonds différents. Présentant la même attitude que
celle de Françoise de Longwy, les dames regardent vers la droite, vers la lumière (il n’y a pas d’ombre
sur leur visage). Elles ébauchent un sourire, et elles ne regardent pas le spectateur.
Le contour de la tête
Pour chacun des trois portraits, le contour de la tête partant de la limite des cheveux et du bandeau
présente (figure 3.2) la forme d’un arc d’ellipse. Le centre O de chaque ellipse coïncide avec la pupille
de l’œil gauche. Chaque ellipse a pour paramètres : le demi-grand axe a = OA, le demi-petit axe b =
OB. Procédant comme au chapitre 2, pour le Portrait de Françoise de Longwy, on vérifie que le foyer
F de chacune de ces ellipses est situé au milieu du demi-grand axe OA. Ces trois ellipses ont donc chacune
pour excentricité ε = f/a = 1/2, comme celle de l’arc d’ellipse du contour de la tête de Françoise
de Longwy.
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Figure 3.2. Le portrait de Françoise de Longwy (16x13,07cm), le portrait de Jacqueline de Rohan (18x15cm),
le portrait d’Anne de Pisseleu (17,8x14,4cm) et le portrait de Louise de Rieux (16,5 x 12,5cm). Pour chaque
portrait, le contour de la tête, limité par le bandeau, a la forme d’un arc d’ellipse centré sur la pupille de l’œil
gauche.
Détermination du maillage harmonique
S’appuyant sur les points : O, A 1 , F 1 , B 2 , et P de chacune de ces ellipses, il est possible de déterminer
pour chaque portrait le maillage harmonique et la valeur des paramètres : f = mv, b = mv√3, et a = 2mv .
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Figure 3.3. Le portrait de Françoise de Longwy (16x13,07cm) , le portrait de Jacqueline de Rohan (18x15cm),
le portrait d’Anne de Pisseleu (17,8x14,4cm) et le portrait de Louise de Rieux (16,5 x 12,5cm). Comme pour
Françoise de Longwy les éléments constituant la coiffe sont délimités par les mêmes arcs d’ellipse et sont
centrés sur la diagonale D1.
Valeur de la maille du maillage de chaque portrait
Les portraits ont des dimensions différentes, néanmoins nous avons observé que les maillages
harmoniques que nous avons détectés sont égaux. Nous avons estimé la valeur de la maille : mh = 1,14
cm. Autrement dit, Corneille a construit ces 4 portraits en s’appuyant sur un même maillage harmonique.
Par suite, les arcs d’ellipse qui modélisent le haut du contour de la tête de chaque personnage, sont des
arcs d’une même ellipse. Ils ont les mêmes paramètres : f, b, a.
La coiffe
Comme Françoise de Longwy, chaque personnage porte un escoffion qui maintient leurs cheveux
rejetés en arrière et qui recouvre un bandeau placé dessous, et dépassant sur le devant où il est bordé
d’une fine rangée de perles, et à l’arrière d’une rangée de perles plus grosses (figure 3.3).
Ces différents éléments sont séparés (figure 3.3) par des arcs d’ellipse qui sont de plus en plus espacés
et de plus en plus inclinés. Ces arcs d’ellipse ont même excentricité ε = 1/2 et même taille. Chacun de
ces arcs appartient à une ellipse qui est précisément égale à celle du contour de la tête.
Ces arcs sont centrés sur la droite D 1 (la diagonale d’une maille partant du centre O) et l’extrémité de
leur demi-grand axe est située (sur une ligne du maillage) : la droite horizontale D 2 (figure 3.3).
Chacun de ces arcs appartient à une même ellipse, celle du contour de la tête. Ils sont égaux. Ils sont
consonants et résonnent à l’unisson.
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Le visage
Pour chaque personnage, le contour du visage présente (figure 3,3) la forme d’une ellipse assez
allongée, dont le grand axe est légèrement inclinée vers la gauche. L’ellipse est centrée au point O’, situé
à l’angle intérieur de son œil gauche. Puisqu’elles sont tracées sur le même maillage, toutes ces ellipses
sont égales. Leur demi-grand axe a a pour valeur 2mv, leur demi-petit axe b a pour valeur √3mh ( la
diagonale d’une maille). La distance focale est f= √(a 2 - b 2 ) = √5mh . L’excentricité vaut ε = f/a = √(5/8)=
0,791.
Ainsi, Corneille a construit ces 4 portraits avec la même géométrie interne, tracée sur un même support
harmonique. Ils appartiennent à une même série . Néanmoins, en affinant le contour du visage, en
précisant les éléments du regard ..., Corneille a su développer la personnalité de chacun de ces modèles
afin de parvenir à une représentation ressemblante.
Chapitre 4 Géométrie d’autres portraits féminins : Le Portrait de Gabrielle de Rochechouart,et
le portrait de Louise d’Halluin
Pouvons nous généraliser l’existence de cette géométrie interne aux autres portraits féminins ? Pour
cela, nous analysons deux autres portraits (Figure 4.1).
-Le Portrait de Gabrielle de Rochechouart (17,4 × 14,6 cm) qui est conservé au musée Condé de
Chantilly : Gabrielle de Rochechouart, dame de Lansac (1530 1580).
-Le Portrait de Louise d’Halluin, (20,5 x 16,5 cm) (vers 1555) Art Institut of Chicago
Louise d’Halluin, est la fille d'Antoine d'Halluin et Louise de Crèvecœur, elle épousa en 1556
Philibert de Marcilly, seigneur de Cipierre. Elle fut dame d’honneur de Catherine de Médicis de 1564 à
1583.
La première regarde vers sa droite comme le faisait le personnage des portraits précédents, la
deuxième regarde de façon symétrique, vers sa gauche.
Le contour de la tête
Le contour de la tête de ces deux portraits, partant de la limite des cheveux et du bandeau présente
encore (figure 4.1) la forme d’un arc d’ellipse . Mais cet arc n’est plus vertical, il est placé
horizontalement pour la première, et il est fortement incliné pour la seconde. Cet un arc d’ellipse
d’excentricité ε= √(3/8), il est plus allongé que celui de la tête de Françoise de Longwy. Mais surtout, il
n’est plus centré sur la pupille de son œil gauche selon la règle observée dans les 4 portraits précédents
mais aussi dans les portraits peints par J. Clouet.
Détermination du maillage harmonique
Comme précédemment il est possible de déterminer pour chacun de ces deux portraits, le maillage
harmonique et la valeur des paramètres : f= √3 mh, b =√5 mh et a = 2mv .
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Figure 4.1. Portrait de Gabrielle de Rochechouart (17,4 × 14,6 cm) et Portrait de Louise d’Halluin
(20,5 x 16,5 cm). Le contour de la tête, limité par le bandeau, a la forme d’un arc d’ellipse.
Valeur de la maille du maillage de chaque portrait
Ces deux portraits ont des dimensions différentes, cependant, la valeur estimée de la largeur de la
maille mh est sensiblement la même ( 1,14 cm). Par suite, les ellipses qui modélisent le haut du contour
de la tête de ces deux personnages ont les mêmes paramètres : a, b, f , et ainsi sont égales. Bien plus
cette largeur de maille est la même que celle des 4 portraits précédents . Corneille a donc construit ces 6
portraits en s’appuyant sur le même maillage harmonique.
La coiffe
Comme précédemment, les différents éléments qui constituent la coiffe sont séparés (figure 4.2) par
des arcs d’ellipse : les deux premiers sont égaux à l’arc de l’ellipse de la tête et ont pour excentricité ε=
√(3/8), et les derniers ont pour excentricité ε = 1/2. Ils sont centrés sur une droite D 1 .
Figure 4.2. Le Portrait de Gabrielle de Rochechouart et le Portrait de Louise d’Halluin. Les éléments constituant
la coiffe sont délimités par des arcs d’ellipse et sont centrés sur une droite D1.
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Le visage
Pour chacun des deux personnages, le contour du visage présente (figure 4,2) la forme d’une ellipse
assez allongée, dont le grand axe est légèrement incliné, respectivement vers la gauche et vers la droite.
Son excentricité vaut ε = f/a = √(5/8)= 0,791. Le demi-grand axe vaut a = 2mv. Elle est précisément égale
à celle qui modélise le visage des 4 portraits précédents, elle est centrée au coin de l’œil situé le plus en
avant.
Il faut remarquer que pour ces deux portraits les ellipses de la coiffe (ε’ =√(3/8)) et celle du visage
(ε’’ =√(5/8)) sont complémentaires 12 . Elles sont telles que : ε’ 2 +ε’’ 2 = 1.
Ainsi, Corneille a composé ces deux portraits, comme les 4 précédents, à l’aide de la géométrie
interne. Si cette dernière présente plusieurs éléments communs avec celle des 4 premiers portraits comme
l’ellipse du visage, elle diffère notamment par l’arc du contour de la tête. Ces deux portraits sont donc
des éléments qui appartiennent à d’autres séries de portraits, confirmant la façon sérielle 13 avec laquelle
Corneille de Lyon a composé ses portraits.
Chapitre 5 : Discussion
En résumé, au cours de cette analyse, nous avons détecté un grand nombre d’arcs d’ellipse (environ
une trentaine). Comme nous l’avons précisé, tous ces arcs appartiennent à l’une ou l’autre de 3 ellipses
de base qui ont le même demi-grand axe a = 2mv, et qui ont respectivement pour excentricité : ε = 1/2, ε’
= √(3/8) et ε’’ = √(5/8) .
Hypothèse
Nous pouvons supposer, que pour tracer tous ces arcs et ainsi idéaliser les contours, Corneille a utilisé
trois gabarits en carton, de forme elliptique, qui correspondent respectivement à ces trois ellipses de base
(figure 5,1). Ces gabarits ont peut-être été confectionnés par Corneille lui-même, inspiré par les
méthodes du tracé des ellipses proposées par Léonard de Vinci 14 , dans son Codex Atlanticus. Pour les
positionner sur le maillage, chaque gabarit possède un petit trou au centre et une échancrure au sommet
du grand axe.
12
Est-ce un critère de beauté ?
13
Mathieu Deldicque : – Les portraits au temps des Valois. Grande Galerie Journal du Louvre. Sept-oct-nov 2017
14
Crettez .J.P. : – Léonard de Vinci et le tracé des formes elliptiques. Openscience- Arts-et-Sciences 2021, Vol. 5, n°2.
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Figure 5.1. Hypothèse des trois gabarits en carton. Ils ont un même grand axe de 6,44 cm. Un petit trou au
centre et une échancrure à l’extrémité du grand axe permettent de les positionner sur le maillage.
Conclusion
C'est grâce à la détection des arcs d’ellipse, riches de renseignements topographiques, que nous avons
pu remonter jusqu'au maillage et à la géométrie interne de la composition de chacun de ces 6 portraits
féminins. Corneille, d’abord influencé à Lyon par la compétence apportée par Jean Perréal, a visiblement
été persuadé par ses prédécesseurs Jean Clouet et Léonard de Vinci que la peinture est une science dont
le but est de re-créer le monde visible. “Comprendre le monde, mais aussi le représenter, c'est dès lors
comprendre et représenter son rythme et les lois qui l'organisent 15 ». Notre analyse a en effet montré les
similitudes, voire les accords entre les constituants géométriques rencontrés dans ces six tableaux peints
par Corneille de Lyon : le maillage, les formes elliptiques, les formes consonantes, et ceux présents dans
les tableaux de petit format peints par Jean Clouet qui avait lui-même été initié à la démarche picturale
de Léonard.
Comme Léonard de Vinci et Jean Clouet, Corneille de Lyon a vite compris l’importance du maillage
et en particulier du maillage harmonique pour servir de support à la géométrie interne, qui procure au
peintre un espace métrique. Dans cet espace harmonique, il est possible de tracer des courbes
géométriques simples, comme des arcs d’ellipses qui permettent de styliser les formes naturelles de façon
parfaite. Car connaissant les analogies entre les harmonies visuelles et les harmonies sonores, il a
introduit dans ses portraits féminins (et notamment dans les coiffures) de nombreuses formes
consonantes simples qui sont égales et qui résonnent à l’unisson.
Corneille de Lyon, largement reconnu comme l’un des plus importants portraitistes de la Renaissance,
peut aussi être considéré, dans le domaine de la géométrie interne, comme un digne successeur de Jean
Clouet et du maître florentin.
15
D. Arasse : Léonard de Vinci, p. 110
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Le noir, une quête infinie
Black, an infinite quest
Ruth Scheps 1
1
Docteure (Ph. D.) en génétique moléculaire (The Weizmann Institute of Science, Rehovot, Israël) ; productrice à France
Culture et journaliste à la Radio Suisse Romande jusqu’en 2009 ; rédactrice en chef de la revue Mikhtav Hadash / La
Nouvelle Lettre jusqu’en 2019 ; rscheps@hotmail.com
RÉSUMÉ. Partout et depuis toujours, le noir est énigmatique et paradoxal. Absence de lumière, donc non-couleur pour les
physiciens, il est bel et bien couleur pour les chimistes et les artistes. Matière ou énergie (encore sous forme de manque)
pour les astrophysiciens, il n’a par ailleurs jamais cessé d’inspirer les philosophes et les poètes. Cet article examine d’abord
l’évolution des disputes scientifiques et artistiques quant à la nature du noir. Il indique ensuite les formes de sa présence
terrestre (minérale, végétale et animale), puis décrit sa traque dans le cosmos (trous noirs, matière noire, énergie noire).
Revenant sur Terre, il s’intéresse aux procédés de fabrication de la couleur noire, jusqu’au Vantablack et à l’outrenoir. Il
retrace enfin les usages et fonctions artistiques du noir par rapport à la lumière et aux autres couleurs, et conclut sur la
quête infinie du noir dans ses résonances poétiques et métaphysiques.
ABSTRACT. Black has always been enigmatic and paradoxical. Absence of light, and therefore non-color for physicists, it
is indeed color for chemists and artists. Matter or energy (still in the form of lack) for astrophysicists, it has never ceased to
inspire philosophers and poets. This article begins by examining the evolution of scientific and artistic disputes over the
nature of black. It then looks at the forms of its presence on Earth (mineral, vegetable and animal), and describes its pursuit
in the cosmos (black holes, dark matter, dark energy). Returning to Earth, it looks at the processes involved in producing
the color black, up to and including Vantablack and outrenoir. Finally, it traces the artistic uses and functions of black in
relation to light and other colors and concludes with the infinite quest for black in its poetic and metaphysical resonances.
MOTS-CLÉS. Noir, couleur, lumière, nuit, corps noir, trou noir, matière noire, énergie noire, singularité, infini, charbon,
Vantablack, monochrome, outrenoir.
KEYWORDS. Black, color, light, night, black body, black hole, dark matter, dark energy, singularity, infinity, charcoal,
Vantablack, monochrome, outrenoir.
1. Introduction
L’énigme du noir concerne l’humanité entière depuis ses débuts. L’observation émerveillée ou
terrifiée du ciel nocturne en fut probablement une des premières manifestations ; la plus durable aussi,
comme en témoigne la peur de l’obscurité, omniprésente chez les enfants et largement répandue dans
nos sociétés.
Mais toute énigme ne suscite-t-elle pas le désir d’en venir à bout ? Celle du noir, en forme de paradoxe,
ne fait pas exception : en tant qu’absence de lumière, il est en effet non-couleur pour les physiciens mais
couleur pour les chimistes et les artistes, matière ou énergie (encore manquantes) pour les
astrophysiciens, et par ailleurs source inépuisable d’inspiration pour les philosophes et les poètes.
Cet article retracera tout d’abord la longue histoire des disputes qui agitèrent le monde des arts comme
celui des sciences quant à la nature du noir : couleur ou non-couleur ? Nous aborderons ensuite le noir
dans le monde minéral et chez les êtres vivants, recherché pour son mystère, sa rareté ou sa beauté. Puis
nous nous tournerons vers la longue traque scientifique des noirceurs cosmiques (trous noirs, matière
noire, énergie noire). Revenant sur terre, nous verrons alors comment certains chimistes et artistes
contemporains ont maîtrisé la chimie de la couleur noire jusqu’à la fabriquer, voire la dépasser. Nous
poursuivrons en examinant les rôles et usages artistiques du noir dans ses rapports avec les autres
couleurs et la lumière. Enfin, nous conclurons sur les résonances poétiques et métaphysiques appelées
par la quête infinie du noir.
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2. Couleur ou non-couleur
Il semble que le débat sur la nature du noir – couleur ou non-couleur – soit voué à ne jamais s’achever
entièrement. Tentons d’élucider les raisons de cette ambivalence, en précisant les tenants et aboutissants
de l’éternelle dispute entre ceux qui observent le noir à partir de la lumière (les scientifiques) et ceux qui
l’utilisent en tant que couleur matérielle (les peintres et les teinturiers).
2.1. Du noir couleur au noir non-couleur
L’histoire qui nous est parvenue commence avec Aristote (384-322 av. J.-C.), inspiré par les premiers
travaux de Pythagore (~580-~495 av. J.-C.). Selon Aristote, le noir est l’une des deux couleurs
fondamentales, la seconde étant le blanc. Entre les deux, il distingue le jaune, l’orange, le rouge, le violet,
le vert et le bleu, des couleurs produites par différents mélanges de blanc et de noir – en fait, un mélange
« parfait » et « total » de particules de blanc et de noir. Sa conception des couleurs les assigne à la matière
physique du monde et non à la lumière captée par l’œil et le cerveau. Pour Aristote, le blanc et le noir
contenus dans les corps naturels équivalent à la lumière et à l’obscurité contenues dans l’air. L’obscurité
est une absence de lumière, et la couleur noire de certains corps vient de ce qu’ils ne réfléchissent pas la
lumière. Dans son traité De la sensation et des choses sensibles 1 , il prône ainsi une méthode de recherche
fondée sur la comparaison des rayons réfléchis et non sur le mélange des couleurs caractérisant la
peinture, à laquelle il accorde fort peu d’intérêt.
Cette conception aristotélicienne du noir comme couleur s’est imposée pendant environ deux mille
ans, jusqu’aux découvertes décisives de Newton (1642-1727) sur la décomposition de la lumière blanche
par le prisme d’où il tirera sa théorie des couleurs, parmi lesquelles le noir ne figure pas. Dans son
ouvrage L’Optique 2 , Newton reliait en effet la couleur à la lumière, chaque couleur étant associée à une
longueur d’onde spécifique ; le noir n’ayant pas de longueur d’onde, il représentait l’absence de lumière
et ne pouvait donc pas être une couleur. Notons que de ce point de vue, le blanc n’était pas une couleur
non plus, la lumière blanche résultant du mélange de toutes les couleurs lumineuses primaires (chacune
pourvue d’une longueur d’onde spécifique), ce que Newton ne pouvait s’empêcher de trouver
« surprenant et merveilleux ». En termes modernes, nous dirons qu’avec la couleur lumière, la synthèse
est additive : le mélange de vert, de rouge et de bleu donne lieu à du blanc, le noir étant ici absence de
couleur ; en revanche avec la couleur matière, la synthèse est soustractive : le mélange de magenta, de
jaune et de cyan donne lieu à du noir, le blanc étant ici absence de couleur.
Le prisme de Newton a donné naissance à la notion de spectre des couleurs visibles, qui s’étend du
rouge au violet mais ne comprend ni le noir ni le blanc. La conception scientifique qui prévaut depuis
Newton est ainsi que le noir et le blanc ne sont pas des couleurs à proprement parler : le blanc est ce que
l’on observe quand toutes les longueurs d'onde de la lumière sont réfléchies sur un même objet, et le noir
est ce que l’on voit quand très peu de lumière est réfléchie sur un objet. Mais jusqu’à quel point ? Lorsque
nous sommes plongés dans le noir (éclairement lumineux inférieur à 0,01 lux 3 ) ou que nous fermons les
yeux, nous ne voyons pas du noir mais une couleur grise purement mentale, due à un courant électrique
produit automatiquement par la rétine et qui chemine le long du nerf optique même en l’absence de
1
Aristote, De la sensation et des choses sensibles, chap. III (complément de la théorie de la couleur exposée dans le Traité de l’Âme),
dans Psychologie d’Aristote, Forgotten Books, Londres, 2018.
2
Isaac Newton, Opticks, Londres, 1704. En français : Optique, Christian Bourgois, Paris, 1989.
3
Lux : unité de mesure de l'éclairement lumineux dans le Système international d'unités. Un lux est l'éclairement d'une surface qui
reçoit, d'une manière uniformément répartie, un flux lumineux d'un lumen par mètre carré.
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lumière. Baptisée Eigengrau (« gris intrinsèque ») par Gustav Theodor Fechner 4 , cette couleur autogénérée
est un gris intense parsemé de bleu. La notion de lumière noire 5 existe pourtant, et comporte de
nombreuses applications scientifiques, médico-légales, ludiques et artistiques (fig. 1). Parmi celles-ci,
l’œuvre du plasticien Lucio Fontana 6 Ambiente spaziale a luce nera (« Environnement spatial à lumière
noire ») présentée à la Galleria del Naviglio à Milan (1949) : au centre d’une pièce obscure, aux murs et
plafonds peints en noir, des blocs de formes abstraites, recouverts de peinture phosphorescente,
s’animent grâce aux lumières noires qui les font apparaitre. Dans son livre Noir : Histoire d’une couleur 7 ,
l’historien des couleurs Michel Pastoureau évoque « l’imaginaire en noir et blanc » qui s’est développé
en Occident après la naissance de l’imprimerie et avec l’essor de la gravure, amplifié par la photographie
en noir et blanc : le noir et le blanc ont progressivement quitté le nuancier, le noir étant alors réduit à un
code de représentation graphique, et le blanc à un simple fond.
Figure 1. Exposition d’art sous lumière noire
Jorge, CC BY-SA 3.0, 2007
domaine public par Wikimedia Commons
4
Gustav Theodor Fechner (1801-1887) : philosophe et psychologue allemand. Il est l'un des fondateurs de la psychologie
expérimentale et de la psychophysique. Il a notamment formulé la loi de Weber-Fechner, qui propose une relation générale entre la
grandeur physique d'un stimulus et la sensation.
5
Lumière noire (ou lumière de Wood) : composée de rayons violets et ultra-violets absorbés et réémis sous forme de lumière visible
par les substances fluorescentes, naturelles (par exemple les coraux) ou artificielles (tube fluorescent).
6
Lucio Fontana (1899-1968) : peintre et sculpteur argentin. Fondateur en 1950 du spatialisme associé à l’art informel, il s’est
détourné de « l’usage des formes connues de l’art » pour œuvrer au « développement d’un art fondé sur l’unité du temps et de
l’espace. »
7
Michel Pastoureau, Noir : Histoire d’une couleur, Le Seuil, Paris, 2008.
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2.2. Du noir non-couleur au noir couleur
Dans cette brève histoire des idées sur le statut chromatique du noir (couleur versus non-couleur), que
nous avons commencé à esquisser, nous sommes passés du noir couleur (Aristote) au noir non-couleur
(Newton). Ajoutons que Newton eut un précurseur à cet égard en Léonard de Vinci (1452-1519) : ayant
remarqué qu’en peignant les ombres avec de la peinture noire, il n’obtenait pas une vraie couleur noire,
il décréta que le noir n’est pas une couleur.
Pour que le noir pût gagner son statut de couleur en peinture (malgré son incapacité à figurer autre
chose qu’une absence), il fallait élargir la définition de la couleur : celle-ci ne se limiterait plus
uniquement aux couleurs du spectre visuel, mais s’étendrait aux diverses perceptions possibles de la
couleur et de la lumière, comme l’avait déjà proposé Goethe dans son Traité des couleurs (1810). Il
convient alors de distinguer la couleur au sens large (qualité de la lumière ou d’une surface), d’une part
de la luminance – grandeur correspondant à la sensation visuelle de luminosité d'une surface (elle évolue
entre zéro pour le noir et un pour le blanc pris comme référence) –, d’autre part de la chromaticité, une
grandeur servant à décrire la couleur (une chromaticité élevée désigne une couleur vive, une chromaticité
faible, une couleur terne ou pâle).
De nos jours, le noir matière est décrit comme un champ chromatique regroupant les teintes les plus
obscures, qui restent toutefois en deçà du noir absolu, inatteignable. En tant que couleur, le noir concerne
particulièrement les teinturiers, qui l’obtiennent à partir d’un matériau brut écru ou grège (sans couleur),
et les artistes peintres, qui peuvent soit le fabriquer par des mélanges de couleurs adéquats, soit l’acheter
en tube comme toutes les autres couleurs de leur palette, puis en apprécier les effets sur leurs tableaux.
Certains peintres accordent même au noir une valeur particulière, ce dont témoigne poétiquement le
fameux aphorisme de Gaston Bachelard : « Le noir est le refuge de la couleur » dans lequel on peut voir
un éloge du noir comme matrice de toutes les autres couleurs qu’il fait ressortir.
3. Noir minéral et noir vivant
Après avoir survolé les tenants et aboutissants du noir dans ses rapports à la lumière et la matière,
voyons à présent brièvement quelles sont les formes de sa présence sur notre planète.
Sur Terre, la répartition du noir est très inégale entre les mondes minéral, végétal et animal.
Cependant, où qu’elle se manifeste, la couleur noire confère presque toujours à la chose ou l’être vivant
qu’elle imprègne, une désirabilité particulière – souvent pour des raisons de mystère, de rareté ou de
beauté, plus rarement de fertilité.
Le noir minéral est présent au sein de diverses « terres noires » : dans certaines prairies et steppes de
climat tempéré continental, c’est le tchernoziom ou tchernozem (du russe tchyornaïa zemlia, « terre
noire ») 8 , sol riche en argile et humus. En Amazonie, c’est la terra preta (du portugais, « terre noire »),
riche en matière organique et nutriments, découverte dans les années 1950 autour des cités
amérindiennes précolombiennes ; les anciennes civilisations amazoniennes l’avaient produite il y a 2
000 ans, en ajoutant à la terre du charbon de bois, des déchets organiques et de la poterie cassée ; cette
technique améliorait la fertilité du sol et sa résistance à l’érosion. Comparée aux sols conventionnels, la
terra preta stocke davantage le carbone, ce qui réduit la quantité de CO2 atmosphérique et participe à la
lutte contre le changement climatique. D’autres terres noires existent également au Cambodge ainsi
qu’au Chiapas (Mexique).
8
Certaines jardineries vendent sous l’appellation « terre noire » ou « tchernoziom » de la tourbe noire (beaucoup moins chère), qui est
pauvre en minéraux et donc non fertilisante, voire toxique.
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Les régions volcaniques sont riches en pierres noires, recherchées pour leur rareté : onyx, agate noire,
obsidienne, opale noire, tourmaline noire. Le diamant noir, extrêmement rare et extrait des météorites,
pourrait être d’origine extraterrestre.
Sous terre, le noir règne sur des territoires vastes, mais difficiles d’accès : puits insondables, cavernes
et grottes ténébreuses, mines de charbon, gisements de pétrole…
Dans le monde végétal qui se donne à voir, le noir est quasiment absent. Il y a bien ces fleurs dites
noires (il en existe une vingtaine : roses, tulipes, iris, orchidées, etc.), mais qui ne le sont pas vraiment.
« Et pourtant, et pourtant… Devrait nous mettre en garde, à lui seul, le Radis noir ! Car il se pourrait
bien – le radis en témoigne – que l’essence vraie des fleurs, et des tiges, et des branches, et des feuilles,
soit ce qui les visse à la terre nourricière, cet immense réseau de captation de l’eau, des sucs, des bactéries
protectrices, des champignons tenus dans une féconde alliance parasitaire, bref la noirceur souterraine
des racines. » 9 Il y a enfin cette suie noirâtre appelée fumagine, induite par la présence de champignons
pathogènes microscopiques, qui se développe sur les feuilles et parfois les tiges de végétaux après
l’attaque d’insectes piqueurs-suceurs (pucerons, cochenilles, etc.) déposant du miellat.
Chez les animaux, en revanche, le noir apparent est largement représenté : exosquelettes d’insectes et
d’arthropodes, poissons 10 , oiseaux et vertébrés terrestres. Il peut caractériser une espèce (lézard noir,
caïman noir, corbeau, cygne noir, black angus, etc.), une race (chat, chien, cochon d’Inde, cheval, etc.)
ou certains individus atteints de mélanisme 11 (vipère péliade, canard, écureuil, panthère, renard, etc.).
4. Noirceurs cosmiques
4.1. Le noir de la nuit
Tout autour de la Terre, le ciel est noir la nuit pour la partie de la Terre qui est à l’opposé du Soleil,
et depuis le début du XVII e siècle, les savants achoppaient sur ce mystère : pourquoi la nuit est-elle noire
alors que tant d’étoiles devraient l’éclairer d’une lumière infinie ? L’écrivain Edgar Allan Poe en offre
une première explication approximative dans son texte Eureka (1848) : la distance du fond invisible de
l’univers est si grande que sa lumière n’a pas eu le temps de nous parvenir. Cette explication devait être
précisée par la suite : d’une part les étoiles n’ont pas toujours existé et elles ne sont pas éternelles, ce qui
limite aussi notre vision de leur lumière ; puis on a découvert en 1964 le fond diffus cosmologique, un
rayonnement fossile émis par l’univers au tout début de son évolution, alors qu’il était encore sous la
forme d'un plasma, un corps noir 12 d'une température de près de 3 000 K. Ce rayonnement est invisible
à nos yeux en raison de l’expansion de l’univers qui en décale le spectre vers le rouge, au-delà des
longueurs d’onde auxquelles nos yeux sont sensibles. Comme le dit joliment Étienne Klein, « En fait, la
nuit est brillante, mais nos yeux ne sont pas capables de le constater. C’est notre regard qui assombrit
la nuit. » 13 On sait aujourd’hui que les galaxies émettent un second fond diffus, de moindre intensité. Le
9
Alain Badiou, Le noir, éclats d’une non-couleur, Autrement, Paris, 2015, p. 97.
10
Quelques poissons noirs aux noms évocateurs : Poisson-ange noir, Tétra à jupe noire, Poisson-couteau fantôme noir.
11
Mélanisme : mutation génétique résultant en une production accrue de mélanine par l’organisme.
12
Corps noir : objet physique idéal qui absorbe toutes les longueurs d’onde de la lumière qu'il reçoit, mais n’en réfléchit ni n’en
transmet aucune, d’où sa qualification de « noir ». Cette absorption provoque une agitation thermique qui se manifeste par l'émission
d'un « rayonnement du corps noir » dont le spectre dépend uniquement de la température de l'objet. Cependant, si cette température
est suffisamment élevée, le rayonnement émis atteint le spectre de la lumière visible par notre œil. Le fond diffus cosmologique, à la
température actuelle de 2,728 K, reproduit presque parfaitement le rayonnement d'un corps noir.
13
Étienne Klein, https://www.radiofrance.fr/franceculture/pourquoi-la-nuit-est-elle-noire-par-etienne-klein-8366432
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noir de la nuit est ainsi tempéré par le rayonnement résiduel produit par tout ce que l’Univers a contenu
jusqu’à présent.
4.2. Les trous noirs
« Le ciel nocturne purifie la couleur noire de ses attachements terrestres. La noirceur du corps noir
transcende le spectre des couleurs ; avec le trou noir, un autre cap obscur est franchi : le noir prend une
terrible gravité. Non seulement nulle lumière ne peut dissiper cette noirceur, mais elle ne lui survit pas.
L’adjectif “noir” subit une telle intensification qu’il ne se contente plus de s’opposer à la lumière, il la
menace. Il ne signale plus une dérobade face à la lumière, mais que le trou noir la dévore… » 14
Le noir cosmique est donc multiple : le nocturne est d’un noir atténué par la faible brillance du fonds
diffus cosmologique ; a contrario, le noir du trou noir échappe à toute relativisation ; quant au noir de la
matière noire et de l’énergie noire, il désigne l’absence sous forme de manque, tant de la lumière visuelle
que des lumières de notre connaissance. Mais il y a plus : « Un lien mystérieux semble relier les trois
notes noires du triolet de notre ignorance, matière noire, énergie noire et trous noirs. Un lien
probablement lié à notre conception de la gravitation et donc aussi, selon la théorie de la relativité
générale, à celle des notions d’espace et de temps. » 15 Ce mystère, lié à toutes les connotations négatives
du terme « noir », explique probablement la fascination que ces énigmes exercent sur les esprits, bien
au-delà des cercles scientifiques.
Les trous noirs ont d’ores et déjà fait l’objet de plus d’une centaine d’ouvrages en anglais, et d’une
vingtaine en français. Le bref survol historique qui suit, donne les étapes clés qui ont conduit à leur
découverte et leur caractérisation. Loin d’être exhaustive, cette chronologie concerne uniquement les
découvertes avérées ; nous avons en effet préféré écarter les hypothèses (vraisemblables ou fantaisistes)
non confirmées à ce jour, bien que certaines d’entre elles, comme le trou de ver 16 , jouissent d’un grand
retentissement médiatique.
Des œuvres de science-fiction liées aux trous noirs et au fantasme d’échapper à la condition terrestre,
on pourra se faire une petite idée en consultant Les idées noires de la physique de Vincent Bontems et
Roland Lehoucq, qui en donnent une brève description 17 . Signalons enfin Une singularité, remarquable
premier roman de l’auteur suisse Bastien Hauser, dans lequel le narrateur met en parallèle deux trous
noirs qui l’obsèdent : le célèbre M87, photographié le 10 avril 2019, et celui qu’il découvre le même jour
dans son propre cerveau à la suite d’un AVC, jusqu’à halluciner la fin de tout : « Je regarde mon
ordinateur, mes mains, le canapé sur lequel je suis assis, j’imagine mon appartement et l’immeuble tout
entier se faire absorber. Je vois la matière se tordre et se tendre, s’allonger jusqu’à rompre, jusqu’à briser
14
Vincent Bontems, « La gravité du trou noir », dans Vincent Bontems et Roland Lehoucq, Les idées noires de la physique, Les
Belles Lettres, Paris, 2016, p. 107.
15
David Elbaz, À la recherche de l’univers invisible Matière noire, énergie noire, trous noirs, Odile Jacob Poches, Paris, 2022, p. 115.
16
Trou de ver (hypothèse formulée par Stephen Hawking, dans Brève histoire du temps) : idée selon laquelle il serait possible de
voyager dans l’espace et le temps en traversant la singularité centrale (le fond) d’un trou noir puis en ressortant par le fond d’un autre
trou noir jouant le rôle de « fontaine blanche ». Mais Hawking se ravisa lorsqu’il comprit que l’énergie que nécessiterait le passage
d’une particule refermerait aussitôt le trou de ver.
17
Vincent Bontems et Roland Lehoucq, Les idées noires de la physique, op. cit. Voir, 1° pour les livres : Dan Simmons, Ilium et
Olympos (1948), Frederick Pohl, La grande porte (1977), Carl Sagan Contact (1985), Charles Sheffield, Les chroniques de
McAndrew (1990) ; 2° pour les films : Le Trou noir de Gary Nelson (The Black Hole, 1979), Babylon 5 (série télévisée américaine de
Joe Michael Straczynski, diffusée du 22 février 1993 au 27 octobre 1997 en syndication (saisons 1 à 4), puis du 21 janvier au 25
novembre 1998 sur la chaîne TNT (saison 5), Contact de Robert Zemeckis (1997, adaptation du livre de Carl Sagan), Event Horizon
de Paul W. S. Anderson (1997), Interstellar (2014) de Sir Christopher Nolan.
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les connexions atomiques, jusqu’à ce que tout ça ne soit plus qu’une épaisse purée. Si le monde est
rempli de singularités, c’est comme ça que ça va se terminer, c’est obligé. » 18
Figure 2. Trou noir Messier 87
Première image télescopique, en fausses couleurs, du disque d’accrétion du trou noir supermassif M87 situé
au centre de la galaxie elliptique supergéante Messier 87 (dans la constellation de la Vierge), le 10 avril 2019.
Le trou noir lui-même est environ 2,6 fois plus petit que le disque sombre.
John Wheeler (1911-2008) a utilisé pour la première fois le terme « trou noir » (traduit de l’anglais
black hole) lors d’une conférence donnée en 1967, en référence au puits sans fond où tombe l’Alice de
Lewis Caroll 19 . L’histoire de la découverte des trous noirs commence cependant presque deux siècles
plus tôt, par une conjecture proposée indépendamment par le révérend John Michell (1783), puis Pierre
Simon de Laplace dans l’Exposition du système du monde (1796) : « Un astre lumineux, de la même
densité que la Terre, et dont le diamètre serait 250 fois plus grand que le Soleil, ne permettrait, en vertu
de son attraction, à aucun de ses rayons de parvenir jusqu’à nous. » Cette idée d’astre occlus, comme on
l’appelait alors, n’eut cependant aucun succès et il fallut attendre la théorie de la relativité générale
(1915) pour la voir ressurgir en lien avec la courbure de l’espace-temps 20 . L’année suivante, Karl
Schwarzschild (1873-1916) (dont le nom signifie « bouclier noir » !) propose le plus simple modèle de
trou noir : pour une sphère immobile et sans charge électrique, le rayon de Schwarzschild est celui endessous
duquel cette sphère est si compacte que s’en libérer exigerait une vitesse égale à la celle de la
lumière dans le vide ! Autrement dit, même la lumière ne peut s'en échapper. Au-delà de ce rayon
18
Bastien Hauser, Une singularité, Actes Sud, Paris, 2024, p. 52.
19
Voir Jean-Pierre Luminet, Les Trous noirs en 100 questions, Taillandier, Paris, 2022, rééd. 2024.
20
Selon la théorie de la relativité générale, la force de gravitation manifeste la géométrie de l’espace-temps, qui se courbe sous
l’influence de la matière et de l’énergie. Ainsi la trajectoire de la lumière, qui est sensible à cette courbure, est déviée au voisinage
d’un corps massif, lequel au-dessous d’un certain rayon, ne laisse plus échapper la lumière.
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critique, l’astre continue à s’effondrer sur lui-même jusqu’à une vraie singularité gravitationnelle 21
centrale (Georges Lemaître, 1933). Si cet astre est une étoile à neutrons 22 de masse égale ou supérieure
à environ 3 masses solaires, la force gravitationnelle prend le pas sur toutes les autres forces et l’étoile
s’effondre en ce que l'on nomme aujourd'hui un trou noir (Robert Oppenheimer, 1939). Il faudra attendre
plus de trente ans pour qu’un objet astrophysique (le système stellaire Cygnus X-1) 23 soit identifié pour
la première fois comme un trou noir grâce au satellite Uhuru (1971). Quelques années plus tard, Jean-
Pierre Luminet réalise la première visualisation numérique réaliste d’un trou noir avec son disque
d’accrétion 24 (1979) et prédit que l’image simulée devrait s’appliquer au trou noir central de M87 (ce
qui sera vérifié en 2019).
Dans les années 2000, les découvertes se bousculent : en 2006, quatre grandes classes de trous noirs
sont distinguées en fonction de leur masse (nous y reviendrons). En 2015 a lieu la première détection
directe d’une onde gravitationnelle 25 impliquant la collision de deux trous noirs 26 . En 2019, les
scientifiques mettent en évidence l'existence d'un trou noir de 142 masses solaires, et la même année,
une collaboration internationale combinant les instruments d’une dizaine d’observatoires et de
radiotélescopes tout autour de la Terre, permet de disposer d’un télescope virtuel de la taille de la Terre
et d’obtenir ainsi la première image télescopique d’un trou noir géant entouré d’un disque de gaz chaud
au centre de la galaxie M87, à 50 millions d'années-lumière de la Terre (fig. 2). « Et le noir du centre de
l’image est le noir le plus noir qui soit. Ce n’est pas le noir de la couleur. C’est le noir du vide. Le noir
où rien ne se reflète jamais. » 27 Deux ans plus tard, c’est la première détection d’un trou noir isolé faisant
office de microlentille gravitationnelle 28 .
En 2022 et 2023, les données collectées par la sonde spatiale européenne Gaia permettent de découvrir
Gaia BH1 et Gaia BH2, qui appartiennent à une nouvelle catégorie de trous noirs : les trous noirs
dormants 29 . En mai 2022, la même collaboration internationale que précédemment donne lieu à la
première image du trou noir de notre galaxie (la Voie lactée) : Sagittarius A*. Enfin, en avril 2024, en
analysant à partir de Gaia la trajectoire oscillante d’une étoile géante située à 1926 années-lumière de la
21
Singularité gravitationnelle : en relativité générale, région de l'espace-temps au voisinage de laquelle certaines quantités décrivant le
champ gravitationnel deviennent infinies.
22
Étoile à neutrons : résidu compact, essentiellement composé de neutrons, issu de l'effondrement gravitationnel du cœur de certaines
étoiles massives ayant épuisé leur combustible nucléaire.
23
Cygnus X-1 : système d'étoiles binaires (une étoile géante + un trou noir en rotation) et source importante de rayons X, observé
pour la première fois en 1965. Situé à environ 7 000 années-lumière de la Terre dans la constellation du Cygne.
24
Disque d’accrétion : structure astrophysique formée par de la matière en orbite autour d'un astre central (jeune étoile, proto-étoile,
naine blanche, étoile à neutrons ou trou noir).
25
Onde gravitationnelle : infime ondulation de l'espace-temps qui se propage dans l'Univers à la vitesse de la lumière.
26
Cette détection a valu aux trois Américains Rainer Weiss, Barry Barish et Kip Thorne le prix Nobel de physique, en 2017. Ils ont
également mis au point l'instrument LIGO (Laser Interferometer Gravitational-Wave Observatory) qui a réalisé la mesure.
27
Bastien Hauser, Une singularité, op. cit., p. 37.
28
Lentille gravitationnelle : un objet massif (la lentille) courbe la course de la lumière émise par un objet en arrière de lui (la source),
générant ainsi des images de la source plus brillantes (ou tordues, ou agrandies). Depuis 1993, la microlentille permet d’observer les
objets peu ou pas lumineux (exoplanètes, étoiles binaires, disque de la Voie lactée, etc.), d’étudier la matière noire et, depuis 2021, de
trouver des trous noirs.
29
Les trous noirs dormants sont complètement sombres car, contrairement aux paires étoile-trou noir qui orbitent ensemble en émettant
des rayons X, ils sont beaucoup plus éloignés de leurs étoiles compagnes respectives. Il en résulte que seule l’observation des
mouvements de ces dernières par un instrument astrométrique très sensible, est apte à mettre en évidence une légère oscillation de leur
trajectoire, révélatrice de la présence d’un trou noir.
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Terre (constellation de l’Aigle), une équipe de chercheurs de l’université de Genève 30 découvre un
mouvement orbital induit par un trou noir dormant extraordinairement massif (environ 33 masses
solaires) baptisé Gaia BH3. Il s’agit désormais pour les astronomes de comprendre comment sont
apparus ces trous noirs dormants d’une masse égale ou supérieure à 30 fois celle du Soleil.
Au vu des connaissances actuelles, un trou noir peut être défini comme un cas extrême d’effondrement
gravitationnel où la courbure de l’espace-temps et l’énergie en son centre tendent vers l’infini, formant
une sorte d’entonnoir dont aucune particule matérielle ni aucun rayonnement ne peuvent s’échapper. Le
trou central est la singularité du trou noir. Les effets produits par cette masse concentrée permettent de
définir une sphère appelée horizon des événements, à l’intérieur de laquelle la lumière ne peut plus
s’échapper du trou noir et dont le rayon ne dépend que de la masse centrale. Ni solide ni gazeux, cet
horizon est purement géométrique, comme l’entrée d’un puits que l’on franchirait sans s’en rendre
compte, mais sans pouvoir faire demi-tour : « un gouffre sans fond (noir, profond, embrumé), qui se
resserre autour de nous à mesure que nous tombons, sans que jamais nous touchions le fond où se trouve
l’étoile qui lui a donné naissance. » 31
Comme tous les autres objets astronomiques, les trous noirs n’existent pas de toute éternité : ils se
forment, se transforment, s’endorment puis disparaissent. Leurs masses, d’une diversité extrême,
permettent de les classer en plusieurs catégories : les trous noirs stellaires, qui sont les plus nombreux,
ont des masses comprises entre environ 3 et 60 fois la masse du Soleil ; la plupart d’entre eux
engloutissent la matière d’une étoile compagne proche, laquelle devient très chaude lors de sa chute et
libère des rayons X. Ces systèmes appartiennent à la famille des binaires à rayons X. Les masses des
trous noirs intermédiaires font quelques centaines ou milliers de masses solaires et proviennent de la
fusion successive de trous noirs de plus en plus massifs. Les trous noirs supermassifs situés au centre de
la plupart des galaxies, ont des masses comprises entre plusieurs millions et plusieurs milliards de masses
solaires ! En s’aventurant au-delà des certitudes, « à ces trous noirs dont les observations astronomiques
semblent corroborer l’existence, il convient d’ajouter les hypothétiques trous noirs primordiaux formés
lors du Big Bang, avec un large spectre de masses allant du cent-millième de gramme à un million de
masses solaires ; la théorie de la relativité générale ne donnant aucune limite à la taille et à la masse des
trous noirs, il a été envisagé que notre univers lui-même puisse, dans un certain sens, être l’intérieur d’un
trou noir associé à un espace-temps bien plus grand que celui de notre univers observable. » 32
4.3. Matière noire, énergie noire
Contrairement aux légendes magnifiant l’éclair de génie auquel seraient dues les grandes découvertes
(Eurêka d'Archimède, pomme de Newton, rêve de l’Ouroboros par Kékulé, etc.), les avancées
scientifiques se font généralement par à-coups et impliquent plusieurs grands esprits. Ainsi a-t-il fallu
attendre plus d’un siècle pour voir l’idée d’astre occlus devenir réalité sous le nom de trou noir. De
même, le phénomène de la masse manquante, mise en évidence en 1933 par l'astronome suisse Fritz
Zwicky (1898-1974) et renommée depuis matière noire, continue à faire l’objet de recherches acharnées,
mais qui n’ont pas encore permis d’en percer la nature.
La masse manquante avait été ainsi nommée parce que la masse des galaxies et des amas de galaxies
semblait bien plus importante que celle de sa matière visible (étoiles, gaz et poussières). Alors qu’il
étudiait un petit groupe de sept galaxies dans l'amas de Coma (ou Chevelure de Bérénice), Fritz Zwicky
30
Gaia_detecte_un_trou_noir_dormant_dans_notre_galaxie.pdf. Communiqué de presse, Genève, 15 avril 2024.
31
Carlo Rovelli, Trous blancs, Flammarion, Paris, 2023, p. 54.
32
Jean-Pierre Luminet, Les Trous noirs en 100 questions, op. cit., p. 134.
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s’intéressa plus précisément à leurs vitesses de dispersion 33 , dans le but de calculer la masse totale de
l’amas. En comparant la masse gravitationnelle à la masse lumineuse (déduite de la quantité
de lumière émise par l'amas), Zwicky constata que la masse gravitationnelle de l’amas était 400 fois plus
grande que sa masse lumineuse. Il devait donc exister une matière invisible exerçant une attraction
gravitationnelle suffisamment massive pour maintenir les galaxies proches entre elles (faute de quoi elles
seraient éjectées). Mais à cette époque, les astronomes s’intéressaient en priorité à d’autres sujets et cette
piste ne fut pas suivie.
La question de la masse manquante ressurgira d’abord dans les années 1970 avec les travaux de
l’astronome Vera Rubin (1928-2016), qui s’attaque au même problème que Zwicky à partir de l’analyse
des spectres de galaxies, puis dans les années 1980, avec l’observation du fond diffus cosmologique. Ces
travaux confirmeront les résultats de Zwicky tout en les précisant : les grandes structures de l’Univers
ne peuvent être formées de la seule matière visible. La part manquante est désormais appelée matière
noire (ou matière sombre, traduction de dark matter) car le fait qu’elle n’absorbe, ne reflète ni n’émet
aucune lumière, la rend totalement invisible : « Le sens du noir de la matière noire va donc bien au-delà
du sens conventionnel du noir en physique, c’est un “noir plus noir que le noir”. On peut même se
demander si l’adjectif “noir” convient encore pour une matière qui est, en fin de compte, invisible,
impalpable et transparente. » 34 De plus, la matière noire n'interagissant pas, ou très peu, avec la matière
ordinaire, sa présence n'est détectée que par son influence gravitationnelle, qui peut être importante dans
certains modèles astrophysiques et cosmologiques. Nécessité de la matière noire que résume clairement
David Elbaz : « … on sait aujourd’hui qu’aucune galaxie ni aucune étoile n’existeraient sans matière
noire. La seule gravité de la matière normale ne pourrait pas engendrer de grumeaux dans l’univers si
elle ne bénéficiait pas des puits gravitationnels de la matière noire. » 35 Dans l’Univers actuel, la matière
noire représente une masse environ six fois supérieure à celle de la matière visible, et devrait constituer
27 % du contenu de l'Univers, la matière ordinaire n’en constituant que 5%. Les 68% manquants
correspondent à la quantité d’énergie noire qui serait nécessaire pour expliquer l’accélération de
l’expansion de l’univers mesurée par les supernovae 36 (fig. 3). Mais notons que pour un même volume,
avec l’expansion de l’univers, la quantité d’énergie noire augmente au détriment de la matière.
33
Un amas d'étoiles est comparable à un gaz, dont les particules seraient des étoiles. La vitesse de dispersion des particules est
d’autant plus grande que le gaz est plus chaud. Dans le cas extrême, les particules suffisamment rapides s'échappent de la masse
gazeuse.
34
Vincent Bontems, « Les alchimies de la matière noire », op. cit., p. 146.
35
David Elbaz, À la recherche de l’univers invisible. Matière noire, énergie noire, trous noirs, op. cit., p. 85.
36
Supernovae : étoiles qui explosent et deviennent pendant quelques jours aussi lumineuses qu’une galaxie entière. Elles sont visibles
de très loin et leur luminosité intrinsèque est remarquablement constante. De ce fait, elles sont d’excellents marqueurs de distance.
Observer leur luminosité apparente permet de déduire leur distance, et en la comparant à leur décalage vers le rouge, on mesure
directement le ralentissement ou l’accélération de l’expansion.
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Figure 3. Énergie sombre, matière noire, matière ordinaire.
Répartition de l’énergie sombre, de la matière noire et de la matière « ordinaire » d’après les observations du
satellite Planck, le 24 décembre 2014.
domaine public, via Wikimedia Commons
Diverses théories existent à ce jour quant à la nature de la matière noire. Les candidats à ce titre sont
nombreux : gaz moléculaire, étoiles mortes, naines brunes 37 , trous noirs, etc. Les estimations de la
densité de l'Univers suggèrent des particules non « baryoniques », c’est-à-dire différentes de la matière
ordinaire. Selon plusieurs théories physiques prolongeant le Modèle standard (telles que la supersymétrie
ou les dimensions supplémentaires), les particules de matière noire seraient assez légères pour être
produites dans le LHC (Grand Collisionneur de Hadrons) 38 et traverser les détecteurs sans être repérées ;
mais elles seraient porteuses d’énergie et d’impulsion, ce qui permettrait de déduire leur existence de
l'énergie et de l'impulsion manquantes après une collision ; l’hypothèse de telles particules nommées
axions 39 semble particulièrement prometteuse. D’autres théories suggèrent au contraire que la matière
noire pourrait être constituée de particules exotiques très lourdes appelées WIMPs pour Weakly
Interacting Massive Particles (wimp en anglais signifiant « mauviette » !), difficiles à détecter car
interagissant très faiblement avec la matière ordinaire. Enfin, selon d'autres propositions, la matière noire
pourrait être une forme modifiée de gravité, idée qui semble cependant poser plus de problèmes qu’elle
n’en résout.
Créer des particules de matière noire en laboratoire ne permettra pourtant pas d’élucider le mystère
de la « masse manquante » dans l’univers, à moins d’en trouver dans le cosmos à l’aide de nouveaux
télescopes tel Subaru 40 , grâce auquel une équipe de l’Université Yonsei de Séoul a détecté pour la
37
Naine brune : objet plus massif qu’une planète géante mais pas assez pour être considéré comme une étoile.
38
LHC (Large Hadron Collider) : le plus grand et le plus puissant accélérateur de particules au monde. Il a démarré le 10 septembre
2008 au CERN (Genève, frontière franco-suisse). Il consiste en un anneau de 27 kilomètres de circonférence formé d’aimants
supraconducteurs et de structures accélératrices qui accroissent l’énergie des particules circulantes. À l’intérieur de l’accélérateur,
deux faisceaux de particules circulent à des énergies très élevées et à une vitesse proche de celle de la lumière avant de rentrer en
collision l’un avec l’autre.
39
Axions : particules presque dépourvues de masse, postulées dans les années 1970 pour résoudre divers problèmes de physique
quantique. Contrairement aux particules couramment observées, leur faible interaction avec celles-ci leur permet de traverser la
matière sans être absorbées.
40
Télescope Subaru : construit à 4139 m, au sommet du volcan éteint Mauna Kea (Hawaï), il a été inauguré en 1999. C’est le plus grand
télescope de l’Observatoire national d’astronomie du Japon. Il est muni des technologies les plus avancées, dont le PFS (Prime Focus
Spectrograph), un spectrographe multi-objets en cours de tests sur le ciel.
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première fois des brins de matière noire au sein d’un vaste amas de galaxies 41 . Ces filaments forment ce
que l’on nomme la toile cosmique, à laquelle a conduit l’évolution de l’Univers à partir d’une répartition
homogène de la matière. Dans ce réseau qui couvre l’Univers tout entier, les filaments sont de la matière
noire, les nœuds sont des amas de galaxies et les fils reliant ces nœuds, du gaz intergalactique (constitué
surtout d’hydrogène et d’hélium). Entre les filaments et les amas de galaxies se trouvent de gigantesques
zones appelées bulles ou vides cosmiques, où la densité de matière est très faible, et dont il importe de
tenir compte pour modéliser la structure à grande échelle de la toile cosmique. Structure qui résulte de
l’interaction dynamique entre la matière noire et l’énergie noire (ou énergie sombre) dont il sera
brièvement question maintenant.
La matière noire exerce une attraction gravitationnelle sur la matière ordinaire et attire celle-ci vers
les régions les plus denses du cosmos, alors que l’énergie noire contribue à accélérer l’expansion de
l’Univers et influence ainsi la formation des superstructures cosmiques.
« L’expansion de l’univers vécut bien un ralentissement dans un premier temps mais, 7,6 milliards
d’années après le Big Bang, il s’interrompit. Puis quelque chose d’extraordinaire se produisit :
l’expansion se mit à accélérer ! On soufflait sur les galaxies comme sur des bateaux portés par un vent
de folie. Une énergie prodigieuse poussait l’univers à s’étendre de plus en plus vite ! Une énergie
d’origine inconnue et ne produisant aucune lumière détectable : une « énergie noire ». 42 L'appellation
énergie sombre (traduction de dark energy), également appelée énergie noire, date de 1998, quelques
mois après la découverte de cette accélération. Mais, comme souvent en science, l’idée avait précédé sa
nomination : en 1916 (on était encore dans le cadre d’un Univers statique), Einstein avait postulé
l’existence de la constante cosmologique, une « énergie du vide » constante et exerçant une gravité
répulsive capable, dans certaines conditions bien précises, de contrebalancer l'attraction gravitationnelle.
Cette explication, qui implique une densité d’énergie noire uniforme et invariable au cours du temps
dans l’Univers entier, est compatible avec les observations actuelles de l’Univers et reste la plus simple à
condition de donner à cette constante une valeur non nulle : le vide contiendrait un autre champ qui se
comporterait presque comme une énergie du vide, « un genre de fluide qui imprègnerait l'espace et aurait
une équation d'état 43 légèrement différente » 44 . Cependant d’autres hypothèses ont été proposées, qui
conduisent soit à modéliser différemment la matière (énergie fantôme 45 , dont la densité augmenterait
lors de l’expansion de l’Univers, quintessence, qui suppose des particules inconnues à l’origine de
l’énergie noire, modèles unifiés de matière et d’énergie noire…), soit à modéliser différemment la
41
« Première détection de matière noire suspendue à la toile cosmique » par Brice Louvet, 16 septembre 2024, 6 h 25 min.
https://sciencepost.fr/premiere-detection-de-matiere-noire-amas-du-coma/
42
David Elbaz, À la recherche de l’univers invisible. Matière noire, énergie noire, trous noirs, op. cit., p. 65.
43
Équation d’état : manière dont une substance se dilue à mesure que l'espace cosmique s'étend.
44
Sandrine Codis, dans « L'énergie noire, obscur moteur du cosmos », Les Indispensables de Sciences et Avenir n° 209, avril/ juin
2022.
45
Énergie fantôme : selon le modèle cosmologique du Big Rip, cette forme hypothétique d'énergie serait responsable d'un emballement
de l'expansion de l'Univers, qui causerait un éloignement arbitrairement grand des différents objets célestes les uns des autres en un
temps fini, puis leur dislocation.
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gravitation (gravité f(R) 46 , champs scalaires 47 , cosmologie branaire 48 ). Tous ces modèles restent
cependant hautement spéculatifs car « sont apparues, depuis plusieurs années, des tensions dans le
modèle cosmologique concernant le rythme de l'expansion, ou des contradictions entre différentes
mesures de la quantité de matière dans l'Univers » 49 .
Dans le but d’élucider la nature de l’énergie noire et de comprendre comment l’Univers s’est structuré
au cours des dix derniers milliards d’années où son expansion s’est accélérée, l’Agence spatiale
européenne (ESA) a lancé le 1 er juillet 2023 le télescope spatial Euclid, pour une mission de sept ans.
Durant cette période, il déterminera la forme de milliards de galaxies, ce qui lui permettra de
cartographier la distribution de matière noire à diverses époques de l’évolution de l’Univers. On verra
alors si l’énergie noire qui accélère l’expansion, reste constante ou bien change avec le temps, et
comment elle agit en différentes zones de l’Univers.
En fait, c’est l’évolution de l’énergie noire elle-même qui orientera le devenir de l’Univers, selon trois
scénarios possibles : si la densité de l'énergie noire augmente au cours du temps, toute la matière de
l’Univers se désintégrera en un vide infini (modèle Big Rip) : si elle n'augmente pas, les systèmes liés
par la gravitation – comme le Système solaire ou la Voie lactée – resteront dans leur état présent, tandis
que l'Univers au-delà de notre superamas local, paraîtra s'éloigner indéfiniment ; enfin, dans le scénario
le moins probable, l’énergie noire pourrait se diluer, voire s’inverser, et la gravité devenir dominante
dans un Univers qui se contracterait en un Big Crunch…
Anticiper ces futurs cosmiques est au cœur de recherches qui sont elles aussi en expansion accélérée,
et libèrent l’imagination bien au-delà des astrophysiciens qui s’y adonnent jour et nuit. La mort de
l’Univers a toujours inspiré les artistes, écrivains et philosophes, et à l’époque actuelle, l’énergie noire
est aisément assimilée à un vecteur de mort ou de disparition. On peut citer le colloque interdisciplinaire
« Mauvais genre ». L’énergie noire du système littéraire (Amiens, 2018), dont le texte introductif faisait
remarquer que : « La mauvaise littérature est condamnée à l’oubli. […] Mais le “mauvais”, ainsi refoulé
par le “bon goût”, ne pourrait-il pas être semblable à cette énergie noire, invisible mais fondamentale et
prédominante dans l’univers ? » 50 Pour le philosophe Vincent Bontems, il ne suffit plus aux
cosmologistes « de constater que l’univers se meurt. Ils veulent savoir qui l’a tué. Leur quête de l’énergie
noire évoque pour cette raison la trame des romans noirs. L’expression “roman noir” désigne deux genres
littéraires distincts : le roman gothique, apparu à la fin du XVIII e siècle en Angleterre (Horace Walpole,
Mary Shelley, etc.), où surviennent d’effrayantes créatures, et le roman policier américain d’après la
Première Guerre mondiale (Dashiell Hammett, Raymond Chandler, etc.), qui narre les enquêtes en eaux
troubles de “durs à cuire” (hard boiled). Il se trouve que la quête de l’énergie noire suggère un
rapprochement avec les deux formes de noirceur : fantastique et criminelle. » 51 Enfin, notre ignorance
quant à la nature de l’énergie noire permet au philosophe d’aller encore plus loin et de mettre en doute
son existence même : « Dans l’imaginaire, notre enquête n’a guère à se préoccuper de l’inexistence des
46
Gravité f® : théorie de la gravité modifiée, qui généralise la relativité générale d’Einstein.
47
Champ scalaire : il peut être visualisé comme un espace à n dimensions avec un nombre complexe ou réel attaché à chaque point de
l'espace.
48
cosmologie branaire (ou théorie des cordes et des branes) : modèle cosmologique selon lequel notre univers serait emprisonné dans
une structure appelée brane, qui serait incluse dans un « super-univers » doté de dimensions supplémentaires et pouvant abriter
d’autres branes (et donc d’autres univers).
49
https://www.sciencesetavenir.fr/espace/univers/qu-est-ce-que-l-energie-noire-ou-energie-sombre-qui-accelere-l-expansion-de-lunivers_168370
50
https://www.fabula.org/actualites/83904/colloque-interdisciplinaire-mauvais-genre-l-energie-noire-du-systeme-litteraire.html
51
Vincent Bontems, « Les mystères de l’énergie noire », op. cit., p. 178.
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créatures qui se cachent dans l’obscurité. Il nous suffit d’y croire pour qu’elles soient là. Il s’agit donc
de trouver un être imaginaire qui aurait le profil du coupable recherché : une créature noire, puissante,
maléfique, responsable de l’écartèlement du monde et capable d’anéantir jusqu’au souvenir de la
lumière. » 52
5. Faire du noir
5.1. Du pigment à la couleur
Les artistes ont toujours cherché à fabriquer des couleurs pour leurs peintures ; ceux de la Préhistoire
utilisaient des pigments naturels. Pour obtenir du noir ils récoltaient des pigments, soit minéraux (argile,
hématite 53 , oxyde de manganèse 54 ), soit organiques (charbons d’os ou de bois, formés à partir de la
dégradation partielle de la matière organique) dont la carbonisation donnait lieu à du noir de carbone 55
et du noir de fumée 56 .
En France, on sait depuis 2018 que les peintures rupestres de la grotte Chauvet (qui figure sur la Liste
du patrimoine mondial de l’UNESCO) ont toutes été réalisées avec des fusains issus de bois de pin, cet
arbre ayant peut-être été sélectionné pour la tendreté du fusain qui en résulte après carbonisation, et qui
convient le mieux à un tracé souple et bien noir 57 ; et en 2023, des tracés au charbon de bois ont été
découverts sous les bisons et rennes polychromes de la grotte ornée de Font-de-Gaume aux Eyzies 58 .
On ne connaît pas avec une grande précision les dates et lieux d'apparition des premières encres
d’écriture (Chine ou Inde). On a retrouvé des objets peints à l'encre de Chine vieux de 6 000 ou 7 000
ans. Selon les Chinois eux-mêmes, l’encre aurait été inventée aux monts Tian en 2697 av. J.-C. Ce fut
d’abord un genre de laque, que l’on déposait sur de la soie avec un bâton de bambou (calame), puis elle
fut remplacée par une pierre noire (bâton d’encre) trempée dans l’eau. On pouvait alors récolter le suc
noir exprimé par la pierre, ou bien la calciner en une poudre dont on faisait ensuite une encre liquide.
52
Ibid., p. 179-180.
53
Hématite : espèce minérale composée essentiellement d’oxyde de fer (III) de formule Fe 2O 3.
54
Oxyde de manganèse : composé chimique du manganèse et de l'oxygène. Il en existe plusieurs, qui diffèrent par le degré
d'oxydation du manganèse.
55
Noir de carbone (aussi appelé noir de fourneau, noir thermique, noir au tunnel, noir d'acétylène, ou autrefois noir de fumée ou noir
de lampe) : forme amorphe et élémentaire du carbone, plus homogène et plus fine que la suie. Ses utilisations sont nombreuses :
comme pigment, dans la fabrication des encres, dans certains vernis, laques, peintures, plastiques, fibres, céramiques, émaux...,
comme charge dans certains matériaux (caoutchouc pour les pneus), dans le papier carbone et les rubans noirs de machine à écrire,
puis dans les poudres électrostatiques noires des photocopieuses. En laboratoire, il augmente le point de fusion de certains produits en
solution, absorbe les impuretés colorées dissoutes et fixe la matière en suspension. Le noir de carbone est également utilisé comme
colorant alimentaire (E152). Dans le sol, il peut être source de coloration noire à la suite d’incendies. Enfin, il est utilisé pour
améliorer la résistance aux ultraviolets de certains polymères.
56
Noir de fumée : résidu carboné (suie) de la carbonisation de résines ou des bois résineux, pouvant être produit par la combustion
d'huile (dans une lampe) ou d'autres combustibles comme le gaz, les graisses, l'asphalte, la paraffine et les résines. Il est utilisé comme
pigment (référencé dans le Colour Index sous le code PBk6) et comme ingrédient pour la coloration en noir de divers cirages, encres,
peintures et crayons. Étant composé essentiellement de microparticules de carbone (diamètre inférieur à 2,5 micromètres), il ne peut
sédimenter par gravité et reste donc longtemps en suspension dans l’air. Il pénètre profondément dans les poumons et peut avoir des
effets cancérigènes ou mutagènes.
57
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-edito-carre/grotte-chauvet-que-disent-les-charbons-de-bois-4012208
58
https://www.hominides.com/charbon-de-bois-identifie-a-font-de-gaume/
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Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien 59 résume très précisément les diverses techniques de
fabrication du noir connues à son époque : « On fabrique, en effet, le noir de plusieurs façons, avec la
fumée que donne la combustion de la résine ou de la poix ; aussi a-t-on construit pour cela des
laboratoires qui ne laissent pas cette fumée s’échapper. Le noir le plus estimé se fait de cette façon, avec
le Pinus taeda ; on le falsifie avec le noir de fumée des fourneaux et des bains, et c’est de celui-là qu’on
se sert pour écrire les livres. Il en est qui calcinent la lie de vin desséchée ; et ils assurent que si la lie est
d’un bon vin, le noir ainsi obtenu ressemble au noir indien. Polygnote et Micon, très célèbres peintres
d’Athènes, en ont préparé avec du marc de raisin, le nommant tryginon (τρύξ, lie). Apelle a imaginé d’en
préparer avec l’ivoire brûlé, et lui a donné le nom d’elephantinum. On apporte aussi de l’Inde le noir
indien [encre de Chine ?], dont jusqu’à présent la composition m’est inconnue. Les teinturiers en font
avec une efflorescence noire qui s’attache aux chaudières de cuivre. On l’obtient encore en brûlant le
bois du Pinus taeda, et en triturant les charbons dans un mortier. Les sèches [sic], par une propriété
merveilleuse, ont un noir, mais on ne s’en sert pas. La préparation de tout noir se complète au soleil : du
noir à écrire, par l’addition de la gomme ; du noir à enduit par l’addition de la colle. Le noir, dissous
dans du vinaigre, s’efface difficilement. » 60
En 260 av. J.-C., les Chinois se mirent à faire, par combustion de laque avec du charbon de bois de
sapin (fig. 4), de l'encre noir de fumée ayant la forme d’une boule.
Figure 4. Collectant le noir de fumée de pin - Song Yingxing (1587-1666), dynastie Song
En 620 61 , le roi de Corée offrit à l’empereur de Chine des tablettes d’une encre composée de noir de
fumée et de gélatine de bois de cerf. L’éclat vernissé de cette encre inspira les Chinois, qui parvinrent à
l’imiter, créant ainsi la véritable encre de Chine. Par ailleurs sous la dynastie Tang (618-907), de très
beaux monochromes noirs de porcelaine furent produits dans les fours du nord de la Chine. Ce noir
provenait de la grande quantité de fer présent dans la couverte ; pour obtenir un noir dense, brillant et
59
Pline l’Ancien (1 er s. av. J.-C.-1 er s. ap. J.-C. ; meurt en 79, lors de l’éruption du Vésuve) : écrivain et naturaliste romain, adepte du
stoïcisme. Sa monumentale encyclopédie intitulée Histoire naturelle compile les savoirs de son époque sur les sciences naturelles,
l'astronomie, l'anthropologie, la psychologie et la métallurgie.
60
Pline l'ancien, Histoire naturelle ; trad. fr. É. Littré, T2, https://remacle.org/bloodwolf/erudits/plineancien/livre35.htm
61
Référence pour ce paragraphe : Au cœur de la couleur, chefs d’œuvre de la porcelaine monochrome chinoise (8 e -18 e siècles),
exposition du musée Guimet (12 juin – 16 septembre 2024).
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velouté, la température de cuisson devait être voisine de 1 200° C. L’apogée des monochromes noirs se
situe entre le 11 e et le 13 e siècle (dynasties Song et Jin). Ils connurent ensuite un déclin, puis ils
ressurgirent de façon remarquable au 18 e siècle, dans les ateliers Jingdezhen qui se mirent à reproduire
les couvertes anciennes. Ces nouveaux noirs, appelés noir miroir ou métal noir, contiennent, en plus du
fer, du cobalt et du manganèse.
À partir du IX e siècle, chez les Arabes puis en Occident, apparaissent les encres métallo-galliques 62 ,
dont la fluidité permet l’usage de plumes d’oiseau pour l’écriture. Ces encres seront couramment
utilisées en Occident tandis que la tradition des encres au noir de fumée s’est perpétuée en Orient par
l’usage du pinceau.
En résumé, la couleur noire peut être obtenue avec du noir de carbone ou de fumée, avec un colorant
noir fabriqué à partir de minéraux, de charbon végétal, d’encre de seiche ou de coquilles de noix bouillies
dans de l’eau, mais aussi en utilisant le verre noir, fabriqué en ajoutant certains métaux au verre fondu.
Notons également le mélange très particulier utilisé par le peintre Raphaël pour le fond de son tableau
Sainte Marie-Madeleine 63 . Au XIX e siècle, le pigment synthétique noir d'aniline a servi à fabriquer des
peintures et des encres lorsque le noir de carbone n'était pas bien adapté (peintures d'instruments de
musique ou d'optique). De nos jours, des noirs plus ou moins profonds peuvent être atteints à partir de
divers mélanges de couleurs 64 . Par exemple, pour sa peinture Nébuleuse (fig. 5), l’artiste Thirtsa
Ullmann 65 a fabriqué son noir à partir de rouge Magenta, vert émeraude, marron terre brûlée et blanc.
Les peintures noires du commerce, fabriquées à partir de colorants synthétiques, sont plus faciles à
appliquer et moins onéreuses mais offrent moins de nuances que les pigments.
62
Encre métallo-gallique : encre noire à violette, fabriquée à partir de sels métalliques et de divers tanins d’origine végétale.
Dépourvue de pigment ou de colorant, sa teinte noire lui est conférée par l’action de sels métalliques (sulfate de fer ou de cuivre)
ajoutés à la matière tannique (noix de galle ou écorce d’arbre associée à de la lie de vin). Cette encre corrosive dégrade le papier de
façon irréversible, ce qui a posé d’importants problèmes de conservation.
63
« Le fond noir de l’œuvre est marqué par la présence de noir d’os, de cuivre, et de terres/ocres. La présence notable de cuivre
suggère que Raphaël a créé cette teinte noire en combinant un pigment à base de cuivre avec du noir d’os pour obtenir une teinte
particulière. Une très légère quantité de vermillon/cinabre, connue pour sa capacité à réfléchir la lumière grâce à sa structure
cristalline a été également ajoutée. Ce mélange permet de créer un noir plus sophistiqué avec de la profondeur au lieu d’un simple
fond noir qui serait visuellement plat. En somme, l’intégration de pigments comme le mercure et le cuivre dans la création d’un noir
complexe est un exemple d’ingéniosité artistique et un témoignage du savoir-faire et de la créativité de Raphaël. » Annalisa di Maria
et coll., « La Marie-Madeleine de Raphaël ou quand l’élève dépasse le Maître », Arts et Sciences, vol. 7, n° 3, 4 octobre 2023.
64
Mélanges de couleurs pour obtenir du noir : les couleurs complémentaires vert et rouge, orange et bleu, jaune et violet ; les trois
couleurs primaires à parts égales : rouge magenta, bleu cyan et jaune primaire, ou brun (on obtient différentes nuances de noir en
faisant légèrement varier ces proportions) ; couleur terre d’ombre brûlée et bleu outre-mer (noir chaud et naturel) ; bleu outremer et
rouge de cadmium (beau noir/violet aux riches nuances) ; bleu de Prusse, Alizarine cramoisie, Sienne brûlée ou ombre brûlée (noir
presque pur).
65
Thirtsa Ullmann (née en 1947) : artiste peintre et art-thérapeute israélienne. A étudié à l’École nationale supérieure des arts
décoratifs de Paris (design textile et matière), où elle a vécu durant quarante ans. Depuis 2009, elle vit et travaille à Tel Aviv. Elle
dessine et écrit à l’encre et à la peinture à l’huile, sur divers supports (toile, papier très fin, gaze). Certaines de ses œuvres relèvent
d’un langage corporel qui prend la forme d’un cercle : couchée sur le dos, ses mains conduisent le trait autour de son corps, dans une
lente et ample gestuelle.
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Figure 5. Thirtsa Ullmann, Nébuleuse, 2022
bâton d’huile, papier aquarelle, 150 x 150 cm
Crédit : © Thirtsa Ullmann
5.2. Au-delà du noir
L’ambition humaine de fabriquer du noir matériel ne s’est pas arrêtée aux multiples techniques que
nous venons d’évoquer, lesquelles ont permis d’obtenir toutes sortes de nuances de noir – plus ou moins
naturelles, riches ou profondes – mais jamais le noir absolu.
L’idée de fabriquer un matériau ultra-noir (ne réfléchissant rigoureusement aucune lumière) est sans
doute très ancienne mais elle est longtemps demeurée à l’état de rêve ou d’utopie alchimique 66 , avant
que des avancées toutes récentes de la science des matériaux n’en fassent une quasi-réalité, aux
retombées impressionnantes : meilleure compréhension des interactions entre la matière et la lumière à
l’échelle atomique ; applications industrielles (camouflages militaires, suppression des reflets parasites
dans les télescopes, absorption accrue des rayons sur les panneaux solaires) ; enfin, défi heuristique pour
certains artistes.
Matière première de choix, la feuille de carbone, avec ses atomes arrangés en hexagone comme un
nid d'abeille, peut être utilisée telle quelle (le graphène) ou bien enveloppée autour d'une sphère, d’un
ellipsoïde, d’un anneau ou d’un tube (les fullerènes). Parmi les fullerènes, les chercheurs se sont d’abord
tournés vers les nanotubes de carbone 67 . Agencés en parallèle, ils forment une surface vide à 99% ; les
66
Cf. nigrium nigrius nigro, « le noir plus noir que le noir » recherché par les alchimistes.
67
Nanotubes de carbone (NTC) : découverts en 1991 par John Hagopian, spécialiste de l’optique à la NASA. Leur diamètre est de
l'ordre du nanomètre (un milliardième de mètre) et ils sont composés d'un ou plusieurs feuillets d'atomes de carbone enroulés sur euxmêmes
et formant un tube, fermé ou non à ses extrémités par une demi-sphère. Leurs applications déjà fonctionnelles sont
nombreuses : composants de batterie, composites polymères, amélioration des propriétés mécaniques, thermiques et électriques, et
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photons venant la frapper entrent à l’intérieur de ce tapis où ils sont piégés par l’absence de matière. Un
tel revêtement absorbe 99,5% des rayons lumineux. En 2012, les scientifiques de Surrey NanoSystems 68
ont réussi, en modifiant l’agencement de ces nanotubes, à créer un noir encore plus profond, une couleur
nommée Vantablack, dont le coefficient d’absorption est de 99,965% et qui rend quasi indiscernables le
relief et les contours des objets qu’elle recouvre.
Après les nanotubes, d’autres travaux de scientifiques ont porté sur les nanoparticules. Depuis 2014,
Andrea Fratalocchi, chercheur à la KAUST University (Djeddah, Arabie saoudite) s’intéresse ainsi à des
assemblages de tiges et de sphères en or : la lumière qui frappe cette matière est absorbée par les
nanoparticules comme par une éponge aux pores innombrables et ne parvient plus à en ressortir. Ce
revêtement absorbe plus de 99% de la lumière et se distingue des structures en nanotubes par une
épaisseur 100 fois plus fine pour le même résultat. Bien que restant en deçà des records d’absorption des
nanotubes, les nanoparticules sont plus stables à haute température : elles résistent à plus de 500°C,
température à laquelle les tubes s’oxydent, voire brûlent.
Cependant, l’aventure du Vantablack est loin d’être terminée : en 2016, le plasticien Anish Kapoor,
figure internationale de l’art contemporain, en dépose les droits d’utilisation exclusive. Il l’a notamment
utilisé pour son installation Descent into Limbo (« Descente dans les limbes »), un trou noir si noir qu’un
visiteur y est tombé… La riposte ne s’est pas fait attendre : ce monopole a scandalisé de nombreux
artistes et critiques, et l’artiste britannique Stuart Semple a aussitôt lancé sur Instagram une campagne
avec le hashtag #ShareTheBlack (« partageons le noir ») ; trois ans plus tard, il mettait en vente sur sa
page Kickstarter un autre pigment ultra-noir, qui absorbe entre 98 et 99 % de la lumière visible : le
“Black 3.0” – avec une version parfumée à la cerise – évidemment un peu moins noir que le Vantablack,
mais accessible à tous, sauf à Anish Kapoor et ses associés !
La quête du noir ultime ne s’arrête pas là : en 2019, le record d’absorption du Vantablack a été battu
par des scientifiques du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui ont inventé, toujours à partir
de nanotubes de carbone, un matériau réfléchissant, selon leurs propres termes, « 10 fois moins de
lumière que tous les autres matériaux super noirs, y compris le Vantablack » (détails de l’étude publiés
dans la revue ACS-Applied Materials and Interfaces). C’est en testant les propriétés thermiques et
électriques de nanotubes de carbone sur une surface de papier aluminium, que les chercheurs du MIT
ont remarqué à la surface de l’aluminium une fine couche d’oxyde, qui empêchait l’électricité ou la
chaleur de passer. Après avoir éliminé cette couche à l’aide d’une solution d’eau salée, ils ont laissé les
nanotubes de carbone croître sur l’aluminium. Cette procédure a non seulement amélioré les propriétés
thermiques et électriques du matériau, mais lui a fait prendre cette couleur super noire pour laquelle la
science manque encore d’explication optique mais qui pourrait se révéler utile en astronomie pour
protéger des télescopes spatiaux de la lumière parasite. Toujours en 2019, une recherche collaborative
entre des chercheurs du MIT (Brian Wardle et coll.) et l’artiste Diemut Strebe 69 a donné lieu à l’œuvre
The Redemption of Vanity : un diamant jaune naturel de 16,78 carats d’une valeur de 2 millions de dollars
une peinture noire hautement absorbante. En 2010, John Hagopian a développé avec Strephanie Getty des revêtements en NTC « plus
noirs que noirs » qui constituent des éléments clés pour la recherche d’exoplanètes. Parmi les innombrables applications des NTC en
cours de développement, on peut citer les transistors à effet de champ pour l'électronique, les tissus à haute résistance, les biocapteurs
pour les applications biomédicales et agricoles.
68
Surrey NanoSystems : fournisseur d'équipements industriels à Newhaven, Angleterre. https://www.surreynanosystems.com/
69
Diemut Strebe : artiste d'origine allemande ; vit et travaille à Boston. À travers divers styles et médias (matériaux biologiques,
montages expérimentaux, installations et vidéo), elle associe l'art et la science pour traiter de questions contemporaines, en
incorporant souvent des thèmes liés à la philosophie et à la littérature. Strebe décrit sa pratique comme l'utilisation de l'interface entre
la science et l'art, de la même manière que la lentille gravitationnelle a été utilisée pour retracer des matières invisibles. L’artiste
collabore avec des scientifiques, notamment dans les domaines de la génétique humaine et végétale, de la physique quantique et de
l'astrophysique, et de l'ingénierie. Elle est représentée par Ronald Feldman Fine Arts, New York.
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(le matériau le plus brillant sur terre) a été recouvert de nanotubes de carbone (le noir le plus noir sur
terre), donnant l'impression que le diamant disparaît… L’artiste considère cette dévaluation littérale d'un
diamant de 2 millions de dollars « comme un défi au marché de l'art et une déclaration sur les arts au
moyen d'une ascèse esthétique ». The Redemption of Vanity a été présentée à la Bourse de New York de
septembre 2019 à mai 2020.
Comment ne pas évoquer, à propos d’au-delà du noir, l’outrenoir de l’artiste Pierre Soulages 70 ? On
a affaire là à une tout autre quête : non pas quantitative – atteindre un noir toujours plus noir – mais
qualitative – comment illuminer le noir, autrement dit transmuer la matière en lumière. Nous reviendrons
sur « l’œuvre au noir » de Soulages dans la section 6 : « Le noir dans l’art ». Rappelons ici simplement
les grandes étapes du cheminement de l’artiste vers le « noir-lumière », qu’il baptisera par la suite
« outrenoir » pour indiquer qu’il recouvre, davantage qu’un phénomène optique, « un autre champ
mental que celui du simple noir ».
C’est en 1947 que Pierre Soulages expérimente pour la première fois la couleur noire dans toute son
intensité et son opposition chromatique au blanc. Dans les années 1950, l’artiste atténue le contraste
entre blanc et noir par de discrets aplats ocres et bleus. Il fabrique lui-même ses pinceaux et fait un usage
très personnel d’outils qui lui servent à travailler la matière à la surface de sa toile, jusqu’à la faire vibrer
de noir. À partir de 1959, il pose la couleur sur la toile en premier, avant de la recouvrir d’une épaisse
couche de noir ; puis il racle cette matière à l’aide d’une spatule à lame souple et la scarifie au couteau,
faisant partiellement réapparaître la couleur sous le noir. En 1979 il renonce à la couleur et recouvre
entièrement ses toiles d’une peinture noire. Mais celle-ci est sculptée par des creux et reliefs tantôt mats,
tantôt brillants. Pierre Encrevé qualifiera ces peintures de « monopigmentaires à polyvalence
chromatique 71 » puis, en 1990, Soulages forgera le terme « outrenoir ». À partir de 2004, l’utilisation
exclusive de la peinture acrylique noire lui permettra de tirer pleinement parti de ces jeux entre la lumière
et les couleurs. Dépassant le noir monochrome, purement matériel, Soulages en a dévoilé la luminosité
paradoxale.
6. Le noir dans l’art
Le « noir » dont chacun peut reconnaître l’omniprésence dans l’histoire de l’art, recouvre en fait une
multitude de réalités matérielles et visuelles, ne serait-ce que pour des raisons techniques liées à la
fabrication des pigments. Mais cette multiplicité a aussi des raisons anthropologiques (sociales,
culturelles, religieuses), comme l’ont bien montré depuis 2018 trois expositions françaises consacrées
au noir 72 .
À la fois vide et plein, le noir qui rassemble en lui toutes les teintes du cercle chromatique, est aussi
absence totale de lumière – absence que des peintres comme Soulages et Lee Bae parviendront cependant
70
Pierre Soulages (Rodez, 1919 - Nîmes 2022) : artiste peintre et graveur français. Lié depuis la fin des années 1940 à l’art abstrait ;
d’abord proche de l’action painting et de l’abstraction lyrique, il travaille ensuite en dehors de tout courant théorique mais peut
cependant être considéré comme une figure majeure de la peinture informelle. Il est célèbre pour son utilisation des reflets du noir
qu’il nommera « outrenoir ». L’extraordinaire fécondité de son œuvre (peintures sur toile et sur papier, estampes, vitraux de
l’abbatiale de Sainte-Foy de Conques) a perduré jusqu’à la fin de sa longue vie. Il est présent dans les collections des plus grands
musées européens et américains. En 2014, il a inauguré à Rodez, sa ville natale, un musée qui porte son nom.
71
Pierre Encrevé, dans Jean-François Lasnier, « L'art est la seule chose qui mérite qu’on lui consacre sa vie : Soulages, le noir pour
origine », Connaissance des Arts, 26 octobre 2022.
72
Peindre la nuit au Centre Pompidou-Metz (13 octobre 2018 – 15 avril 2019) avec des œuvres allant du XIX e siècle à nos jours. Le
modèle noir de Géricault à Matisse au musée d’Orsay (26 mars – 21 juillet 2019) sur la « représentation des Noirs » dans l’histoire de
l’art et les « black studies ». Soleils noirs au musée du Louvre-Lens (10 juin 2020 – 25 janvier 2021), qui se voulait une « ode à une
teinte capable de réconcilier les principes opposés ».
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à conjurer. Ambivalent à l’égard de la vie et de la mort, le noir a toujours représenté en Occident la nuit
et les peurs qu’elle engendre, comme au Moyen Âge chrétien la terreur de l’enfer peuplé de démons et
autres créatures monstrueuses ; mais dans l’Égypte antique, le noir était associé à la fertilité de la terre
et aux divinités funéraires dont les statuettes sculptées dans des roches volcaniques accompagnaient le
voyage des défunts.
Dans les lignes qui suivent, nous verrons comment les artistes de toutes époques se sont emparés de
la couleur noire, tantôt comme outil de contraste (du clair-obscur à la photographie noir et blanc), tantôt
pour en travailler la matière (degrés de compacité, opacité, rugosité) et en révéler la luminosité.
6.1. Marquer les contrastes
Depuis toujours, les peintres et les dessinateurs ont utilisé du noir pour accentuer la distinction entre
le fond et les formes : crayon noir, feutre noir ou encre de Chine, qui départagent nettement les formes
du fond ; ombre portée qui instaure un double contraste (ombre-forme, ombre-fond) ; fond noir qui fait
ressortir les formes, et inversement.
Figure 6. Caravage, Annonciation, entre 1608 et 1610
huile sur toile, 285 x 205 cm, Musée des beaux-arts de Nancy
domaine public par Wikimedia Commons
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Au XVII e siècle, les peintres du ténébrisme 73 et du clair-obscur 74 feront grand usage de cet effet, à
commencer par le Caravage (1571-1610), plus ténébriste que clair-obscur : « L'obscurité dans ses images
est quelque chose de négatif, l'obscurité est où la lumière n'est pas, et c'est pour cette raison que la lumière
se heurte sur ses figures et objets comme sur les formes pleines et impénétrables et ne les dissout pas,
comme cela se produit dans le travail du Titien, du Tintoret et de Rembrandt. » 75 Ainsi dans
L’Annonciation (fig. 6), œuvre tardive et très sombre du Caravage, le contraste est-il violent entre les
quelques parties lumineuses (dos et bras droit de l’ange Gabriel, mains et haut du visage de Marie) et la
majeure partie du tableau plongée dans la pénombre, cette violence étant encore accrue par la position
forcée de l’ange (épaule comme démise, poignet comme cassé) en opposition avec celle de Marie, toute
en retenue et soumission.
Figure 7. Francisco de Goya, Saturne dévorant son fils, entre 1820 et 1823
technique mixte et murale sur paroi et sur toile, 146 x 83 cm, musée du Prado
domaine public par Wikimedia Commons
73
Ténébrisme (en italien, tenebroso) : style de peinture d’art dans lequel la lumière directe, sans diffusion, produit des effets de
contraste avec les zones non éclairées servant de fond. Caractéristique du Caravage, cette pratique existait déjà avant lui (peinture
italienne et d’Europe du Nord) et lui survivra chez ses suiveurs caravagesques italiens, hollandais puis espagnols (El Greco, Francisco
Ribalta, José de Ribera, Georges de La Tour, Rembrandt, Zurbarán). Le ténébrisme renvoie aussi à la conception de la vie terrestre
dans la culture de la Contre-Réforme qui la voyait comme plongée dans les ténèbres, en opposition à la lumière divine.
74
Clair-obscur : dans une peinture ou une estampe, contraste entre zones claires et zones sombres. Si ce contraste est très marqué, on
parle de tableau « en clair-obscur ». Dans une œuvre figurative, l’emploi judicieux des valeurs pour imiter l’effet de la lumière sur les
volumes suggère le relief. Le procédé du clair-obscur était pratiqué dans la peinture de la Grèce antique, depuis la fin du IV e siècle
avant notre ère, avec la peinture hellénistique. Abandonné au Moyen Âge, il est à nouveau utilisé à la Renaissance. L'impressionnisme
y renoncera, se fiant surtout aux variations de teintes pour exprimer la lumière. Enfin, les années 1840 verront la photographie se
fonder elle aussi sur le « noir et blanc ».
75
Rudolf Wittkower, Art and Architecture in Italy, 1600-1750, 1958, 3 e édition 1973, Penguin, traduction française (de la 4 e éd. angl.)
par Claude F. Fritsch, Hazan, Paris, 1991 : Art et architecture en Italie.
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Dans la seconde moitié du XVIII e et le premier quart du XIX e siècle, le clair-obscur qui « fait sortir
les monstres de la nuit » 76 est encore à l’honneur : l’esthétique dramatique d’un Johann Heinrich Füssli
(1741-1825), précurseur du Romantisme noir 77 , inspirera jusqu’aux surréalistes ; Francisco de Goya
(1746-1828), lui, mettra la violence de ses clairs-obscurs au service de scènes historiques (l’Espagne
révolutionnaire) ou d’horreur, comme en témoigne le chef-d’œuvre Saturne dévorant son fils (fig. 7),
qui appartient aux Peintures noires de la fin de sa vie ; noir du fond sur lequel se détache le corps
musculeux et échevelé de Saturne, noir du gouffre de la bouche et des yeux exorbités… Sous couvert de
mythologie, ce portrait hallucinatoire et sanglant de folie cannibale renvoie sans doute aux propres
tourments du peintre romantique vieillissant. Rien de tel chez l’impressionniste Édouard Manet (1832-
1883), qui s’inspirait souvent de la vie quotidienne et résumait ainsi sa démarche : « Cherchez la grande
lumière et la grande ombre, le reste viendra naturellement, c’est souvent peu de chose… » ; la « grande
lumière » et la « grande ombre » dans lesquelles baigne par exemple la scène prosaïque de Clair de lune
sur le port de Boulogne (fig. 8) sont ici empreintes de mystère, et si un drame n’est pas à exclure, il est
simplement suggéré (noir des bateaux, ciel chargé de nuages que perce la lumière blafarde de la pleine
lune).
Figure 8. Édouard Manet, Clair de lune sur le port de Boulogne, 1868
huile sur toile, 82 x 101 cm, Musée d’Orsay, Paris
domaine public, via Wikimedia Commons
76
Philippe Dagen, https://www.lemonde.fr/culture/article/2008/04/28/toute-la-lumiere-et-le-gris-de-goya_1039327_3246.html
77
Romantisme noir : sous-genre pictural et littéraire du romantisme, qui explore les aspects sombres, mystérieux et surnaturels de
l'âme humaine. Dès ses débuts vers la fin du XVIII e siècle, le romantisme pictural est fasciné par le sublime d’une part, le macabre, la
folie et le crime d’autre part. Loin des canons néo-classiques alors en vogue, des peintres tels William Blake, Johann Heinrich Füssli
ou Francisco de Goya, puis Victor Hugo représentent des scènes d’une inquiétante étrangeté (êtres surnaturels, fantômes, vampires,
etc.). Voir https://www.musee-orsay.fr/fr/agenda/expositions/lange-du-bizarre-le-romantisme-noir-de-goya-max-ernst.
L’esthétique du romantisme noir influencera durablement les mouvements artistiques ultérieurs (littérature, cinéma, art
contemporain).
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Vers la fin du XIX e siècle, le peintre symboliste Odilon Redon (1840-1916) est fasciné par l’obscur
et tout ce qui s’y rattache. Dans les œuvres « noires » de sa première période (dessins et lithographies),
il donne libre cours à ses fantasmes, d’une manière qui rappelle certaines descriptions de Baudelaire et
Edgar Allan Poe. Au cours des années 1890, il passera progressivement du noir à la couleur, troquant le
charbon de bois noir pour l’huile et le pastel 78 . L’Araignée souriante (fig. 9), une de ses œuvres les plus
célèbres, est aussi l’une des plus dérangeantes : ses dix pattes et son corps velu réduit à une tête
humanoïde la signalent comme une impossibilité biologique, et son « sourire » carnassier est aussi
répugnant qu’hypnotisant. Face à un fond clair, l’araignée noire et bombée (finesse du dessin des poils !)
est suivie par une ombre envahissante à laquelle elle tente peut-être d’échapper... Les ombres et les noirs
admirablement texturés de Redon auront un grand impact sur l’art moderne, en particulier pour les
surréalistes.
Figure 9. Odilon Redon, L’Araignée souriante, 1887
lithographie, 26 x 21,5 cm, catalogue Mellerio (Paris, 1923), n° 72
domaine public par Wikimedia Commons
En réaction à l’impressionnisme et à la rigueur analytique du pointillisme, surgit à Pont-Aven le
cloisonnisme 79 , un mouvement porté essentiellement par Émile Bernard (1868-1941) et Paul Gauguin
(1848-1903). Le tableau d’Émile Bernard La Moisson (fig. 10) est un parfait exemple de cette esthétique
simplifiée dans laquelle le noir souligne les contours des vêtements blancs (coiffes et collerettes des
femmes, chemises des hommes) et fait ressortir les formes humaines sur le fond jaune des prés
moissonnés.
78
https://www.connaissancedesarts.com/arts-expositions/odilon-redon-noirs-et-lumineux-dessins-symbolistes-11137628/
79
Cloisonnisme : mouvement qui s’inspire de l’art primitif, du vitrail, des images d’Épinal et du japonisme. Il cherche à synthétiser la
réalité plutôt qu’à la représenter de façon réaliste. Les contours des motifs sont soulignés par des lignes noires et épaisses, les couleurs
appliquées ensuite en aplats vivement colorés. La perspective, l’ombre et le dégradé sont éliminés. En 1888, à Pont-Aven, Émile
Bernard, Paul Gauguin et Louis Anquetil élaborent le cloisonnisme lié à la synthèse picturale (formes simples et palette de couleurs
restreinte), d'où naît le symbolisme de Pont-Aven. Ils seront rejoints par d'autres artistes, tels Maurice Denis, Vincent van Gogh et Henri
de Toulouse-Lautrec. Cependant, faute de manifeste ou de théorie pour le soutenir, ce mouvement sera éphémère et se fondra dans le
symbolisme.
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Figure 10. Émile Bernard, La Moisson, 1888
huile sur panneau, 55 cm x 46 cm, Musée d'Orsay
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En cette période qui voit fleurir les courants artistiques les plus divers, le peintre Edvard Munch (1863-
1944) apparaît comme un pionnier de l’expressionnisme pictural. Son œuvre la plus connue est Le Cri,
dont il existe plusieurs versions ; dans sa version dessinée (fig. 11), le fond noir rend d’autant plus
saisissant le cri muet du visage à la bouche ouverte (noire elle aussi) et aux yeux écarquillés, entouré de
mains qui bouchent les deux oreilles et d’autres bras levés au ciel.
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Figure 11. Edvard Munch, Le Cri, dessin non daté (la peinture date de 1893)
Bergen Kunstmuseum
6.2. Le noir en tant que noir 80
La peinture abstraite qui nait en Europe entre 1910 et 1915 avec Vassili Kandinsky, Piet Mondrian et
Kasimir Malevitch n’a pas surgi d’un coup. De fait, plusieurs courants artistiques du XIX e siècle finissant
s’étaient déjà partiellement émancipés de l’art figuratif, comme le fauvisme qui met à l’honneur la
couleur pure, ou le cubisme qui détache les formes de la réalité. En renonçant à représenter fidèlement
la réalité visuelle, l’abstraction, qui perdure dans l’art contemporain, est désormais libre de présenter les
couleurs pour elles-mêmes, y compris le noir 81 . Chaque artiste attiré par le noir en fera alors ressortir la
matière ou la lumière, la puissance, la violence ou la pureté.
80
Clin d’œil à Art-as-Art (L’art en tant qu’art), titre des textes publiés d’Ad Reinhardt, qui résume ainsi son art : « L’objet unique de
cinquante années d’art abstrait est de présenter l’art en tant qu’art et rien d’autre […] en le rendant […] plus absolu et plus exclusif :
non-objectif, non-représentationnel, non-figuratif, non-imagiste, non-expressionniste, non subjectif. »
81
En 1882, l’œuvre du poète Paul Bilhaud Combat de nègres pendant la nuit est le premier monochrome présenté en tant que tableau
dans une exposition formelle des Arts incohérents, mouvement artistique conduit par Jules Lévy. Malevitch en a probablement eu
connaissance.
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Figure 12. Kasimir Malevitch, « Exposition 0,10 », Petrograd, 1915
(Le Carré noir sur fond blanc est dans l’angle supérieur de la pièce.)
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Avant de devenir un des chefs de file de l’abstraction, Kasimir Malevitch 82 a étudié auprès d’un maître
symboliste puis est passé par le cubisme. Son approche du noir – et du blanc – est dictée par une soif
d’absolu, qui le pousse à simplifier toujours davantage les couleurs et les formes, jusqu’à s’en tenir au
noir, gris et blanc pour les couleurs, et aux formes géométriques simples (carré, croix, etc.). En décembre
1915, pour la Dernière exposition futuriste de tableaux 0.10, il installe son Carré noir (ou Quadrangle)
en hauteur, dans un angle de la salle qui comprend d’autres œuvres de lui (fig. 12) – un accrochage non
conventionnel, qui rappelle celui des icônes protectrices dans les maisons paysannes russes. Pour
Malevitch, le quadrangle incarne le « degré zéro des formes » et symbolise son rejet de toute
représentation. Sa radicalité fait aussitôt scandale, et le tableau devient l'emblème du suprématisme.
Cependant, l’artiste ne s’est pas effacé derrière son œuvre : « La forme pure n’est jamais parfaite, le
82
Kasimir Malevitch (1879-1935) : peintre, dessinateur, sculpteur et théoricien, Malevitch est un des premiers artistes abstraits du
XX e siècle et le créateur du courant artistique qu'il appela « suprématisme ». Il se forme à la peinture en autodidacte, par l’observation
des divers courants artistiques de son époque. Vers 1910, il rejoint l’avant-garde russe et développe la tendance zaoum
(déconstruction de la langue en fonction des sons, et définition des dessins par leur titre). En 1915, il présente à l'« Exposition 0.10 »
(galerie Dobychina, Saint-Pétersbourg) 39 œuvres qu'il nomme « suprématies », dont Quadrangle, connu sous le nom de Carré noir
sur fond blanc, qui deviendra l’emblème du suprématisme. Il s’agit de faire table rase du passé pour proposer de nouvelles formes.
Toujours en 1915, il peint trois éléments qui contribueront à fonder le suprématisme : le Carré noir, la Croix noire et le Cercle noir.
En 1918, il peint Carré blanc sur fond blanc, considéré comme le premier monochrome de la peinture contemporaine. Stigmatisé par
le pouvoir soviétique puis tombé dans l’oubli durant des décennies, il sera pleinement reconnu à partir des années 1970 comme un
maître de l’art abstrait.
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carré n’est pas vraiment carré. La trace de la main de l’artiste est visible dans la texture de la peinture :
c’est une vibration, menant à “l’abîme libre” 83 afin de faire pénétrer l’être dans l’espace infini. » 84
Après Malevitch et surtout après la Seconde Guerre mondiale, bien d’autres artistes abstraits se
détourneront de la représentation en peinture, allant parfois jusqu’à contester la spécificité artistique de
celle-ci. L’un des premiers est Ad Reinhardt 85 , précurseur de l’art conceptuel et du minimalisme. Prônant
la pureté dans l’abstraction, il éliminera de ses toiles tout ce qui ne relève pas strictement de la peinture
monochrome 86 . De 1954 jusqu’à sa mort prématurée en 1967, il réalise la série des Black Paintings, qui
serait inspirée du Carré Noir historique de Malevitch. Mais ce noir d’apparence strictement monochrome
recèle des compositions subtiles aux nuances intensément sombres de rouge, de bleu et de vert,
perceptibles uniquement de visu… Avec ses Peintures noires, Reinhardt a trouvé ce qu’il affirmait
chercher : « la formule la plus stricte pour la liberté artistique la plus libre ».
Dans les années 1950, Ad Reinhardt est donc un maître du noir aux États-Unis – avec Franz Kline 87 ,
dont les œuvres en noir et blanc sont alors très proches de celles de Soulages. Mais contrairement aux
Outrenoirs de Soulages, les Peintures noires de Reinhardt, sont radicalement dépourvues de la brillance
et des traces de la main de l'artiste. L’extrait suivant de description d’une Peinture noire par Reinhardt
lui-même donne une idée de ce qu’il visait : « une surface peinte mate, plate, à main levée (sans brillance,
sans texture, non linéaire, sans bord dur, sans bord mou) qui ne reflète pas son environnement – une
surface pure, abstraite, non objective, intemporelle, sans espace, sans changement, sans relation,
désintéressée », autrement dit aux antipodes des surfaces de Soulages – texturées, brillantes,
réfléchissantes et dynamiques.
De son côté, Pierre Soulages a élaboré une typologie des différents usages du noir qu’il a
expérimentés, alternativement ou simultanément : « Dans ma peinture où [le noir] domine, depuis
l’enfance jusqu’à maintenant, je distingue objectivement trois voies du noir, trois différents champs
d’action : Le noir sur fond, contraste plus actif que celui de toute autre couleur pour illuminer les clairs
du fond ; [Le noir associé à] des couleurs, d’abord occultées par le noir, venant par endroits sourdre de
la toile, exaltées par ce noir qui les entoure ; La texture du noir (avec ou sans directivité, dynamisant ou
non la surface) : matière matrice de reflets changeants. » 88 Dans la photographie Fragment de peinture
83
Casimir Malévitch, « Le Suprématisme », Non-figuration et suprématisme, cat. exp., Moscou, 1919, dans Écrits, présentés par Andréï
Nakov, trad. russe André Robel, Paris, Ivréa, 1996, p. 227.
84
Sandra Adam-Couralet, dans Formes simples, dir. Jean de Loisy, cat. exp. au Centre Pompidou-Metz, 13 juin – 10 novembre 2014,
Centre Pompidou-Metz / Fondation d’entreprise Hermès, p. 64.
85
Ad Reinhardt (1913-1967) : peintre, graveur et théoricien de l’art américain. Membre du groupe des American Abstract Artists
(AAA). Il se tourne très tôt vers une abstraction de plus en plus radicale et à partir de 1953, il n’emploie plus qu’une peinture sombre,
proche du noir. Vers la fin de sa vie, ses œuvres relèvent du hard edge painting, une abstraction géométrique extrêmement radicale.
86
Monochrome : en peinture, œuvre non figurative réalisée en une seule couleur, bien que la nuance, les effets de texture, de brillance
ou de matière puissent changer.
87
Franz Kline (1910-1962) : peintre américain et l’un des représentants majeurs de l’expressionnisme abstrait et de l’action painting.
Fin des années 1940, il se tourne vers le noir et blanc et les grands formats qui caractériseront son style. Sa peinture est intense et
d’apparence spontanée, mais préparée par de nombreuses ébauches. Ses œuvres du début des années 1950 paraissent très inspirées par
Pierre Soulages. Les plus connues sont en noir et blanc et certaines semblent se référer à la calligraphie japonaise, ce que Kline a
pourtant nié, en revendiquant plutôt une inspiration d’ordre architectural.
88
Henri Meschonnic, Le rythme et la lumière avec Pierre Soulages, Odile Jacob, Paris, 2000.
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(15 mai 2022) de sa série « Outre Soulages » (fig. 13), Christophe Hazemann 89 , qui a longtemps côtoyé
Pierre Soulages et son œuvre, rend très perceptible cette « matière matrice de reflets changeants » qui
confère à l’image un relief quasi tactile et happe le regard du spectateur. Au sein de la triade artisteœuvre-spectateur
où chacune de ces instances construit l’autre, le spectateur répond ainsi à l’artiste « qui
sait faire le pas de côté / pour que surgisse la clarté / enfouie au cœur du néant » 90 .
Figure 13. Christophe Hazemann, Sans titre, série Outre Soulages : fragment de Peinture 102 x 130 cm,
15 mai 2022, crédit : © Christophe Hazemann
89
Christophe Hazemann (né en 1973) : directeur adjoint du musée Soulages des Rodez depuis 2017 ; photographe plasticien ;
commissaire d’exposition et enseignant. Co-auteur, avec le poète Jean-Yves Tayac, de Soulages. Le pas de côté, éditions Méridiane
(coll. Liber), Montpellier, 2024.
90
Jean-Yves Tayac, « Le pas de côté », Soulages. Le pas de côté, ibid., p. 48.
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Pierre Soulages n’a pas fait école à proprement parler, mais il a attiré nombre d’artistes contemporains.
André Marfaing 91 est l’un de ceux dont il a été le plus proche : « Avec Soulages, Hartung et Kline,
Marfaing est un des grands broyeurs de noir apparus après la dernière guerre, mais lui caresse cette
couleur avec prudence, tendresse et fermeté. On peut opposer Soulages, tempétueux, matériel, sensuel,
même sous la rigueur de ses dernières toiles, à la sévérité, à l'ascétisme de Marfaing. » 92 Un ascétisme
violent (ses coups de pinceaux ont été comparés à des coups de lame) au service d’une intense
exploration des contraires (noir et blanc, vide et plein, être et néant) où le noir prédominera longtemps –
un noir qui regorge de nuances : du carbone à l’ébène et au goudron ; bleuté, ocré ou doré, à l’instar des
monochromes de Soulages. Mais vers la fin de sa carrière, poursuivant sa quête ardente d’absolu et de
pureté, Marfaing accordera davantage d’espace à la lumière.
Autre artiste de premier plan dont la recherche de l’absolu par le noir et le geste, rejoint celle de
Soulages, Yu-ichi Inoue 93 est considéré comme l’un des représentants les plus créatifs de l’avant-garde
artistique japonaise de l’après-guerre, et l’un des premiers à avoir « libéré la calligraphie » pour en faire
un art contemporain. Il est surtout connu pour ses grands idéogrammes, dessinés debout avec de
gigantesques pinceaux aux crins longs et touffus. Par leurs formes simples et leurs tracés épais, d’un noir
intense, ils dégagent une énergie puissante et tranquille, comme si les mots avaient leur vie propre.
Fascinée par le noir, Pierrette Bloch 94 que ses amis peintres surnommaient la « reine de la nuit » a,
elle aussi, été durablement marquée par sa rencontre avec Pierre Soulages, jusqu’à affirmer sa préférence
pour le noir, dont elle joue de manière subtile et très personnelle. Ainsi, dans son Papier encré, découpé
et collé sur isorel n° 15 (fig. 14), le noir est-il tantôt fond, tantôt forme, voire les deux à la fois par
interpénétration ; des formes noires faussement géométriques (presque des taches) dialoguent avec des
fonds blancs ou beiges plus anguleux… À moins qu’il ne s’agisse là aussi de formes contribuant à la
structure de cette partition, certes non aléatoire, mais non linéaire et finalement indéchiffrable.
91
André Marfaing (1925-1987) : peintre et graveur français, associé à l'art abstrait et représentant de la peinture informelle. En 1949,
il quitte Toulouse pour Paris où il se consacre à la peinture, se tournant très tôt vers l’abstraction. Sous l’influence de Pierre Soulages,
il adopte le noir dans son œuvre de manière quasi exclusive. André Marfaing a reçu de nombreux prix et a représenté la France à la
Biennale de Venise (avec Poliakoff, Messagier, Guitet et Manessier).
92
Frédéric Edelmann, Le Monde, 18 octobre 1986.
93
Yu-ichi Inoue (1916-1985) : peintre et calligraphe japonais. En 1952, il est l'un des fondateurs du collectif de calligraphes japonais
Bokujinkai, qui explore de nouvelles idées en matière d’art, de philosophie et de littérature, en Orient et en Occident. Dès 1954,
nombreuses participations à des expositions internationales. Atteint d’une cirrhose du foie à partir de 1978, il se retire du groupe
Bokukinjai mais maintient son activité créatrice à un rythme soutenu et jusqu’à la fin de sa vie, sur de plus petits formats. Du 14
juillet au 15 septembre 2018, la Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP) lui consacre une rétrospective.
94
Pierrette Bloch (1928-2017) : artiste plasticienne suisse. Son œuvre, liée au minimalisme, utilise la peinture, le collage, le tissage et
la sculpture. Au début des années 1970, elle démarre son travail d’encre sur papier, qu’elle poursuivra toute sa vie, en y ajoutant le
pastel, la mine de plomb, le fusain et la craie. Parallèlement, elle se lance en 1973 dans des monochromes noir sur noir et dans un
travail sur fibres textiles, qui influera sur sa peinture : les formes d'écriture abstraite produites par le chanvre ou le crin noué ou feutré
se retrouveront sur le papier. En 2005 elle reçoit le Prix Maratier de la fondation Pro-mahJ (musée d’art et d’histoire du Judaïsme)
pour l’ensemble de son œuvre. De nombreuses expositions lui ont été consacrées.
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Figure 14. Pierrette Bloch, Collage n° 15
Papier encré, découpé et collé sur isorel, 1973
domaine public par Wikimedia Commons
Et voici encore un grand admirateur de Soulages, le Coréen Lee Bae 95 qui imagine le noir plus qu’il
ne le voit. Mais à la différence de Pierre Soulages, Lee Bae s’intéresse non seulement aux reflets de
surface du noir, mais aussi aux gouffres qu’il recèle : « Comme des puits sans fond où chacun va trouver
la profondeur qu’il veut bien voir et le vertige qu’il est prêt à ressentir. Comme un trou noir, au sens
astrophysique du terme, avec sa matière si dense et compacte que le noir rentre dans le noir jusqu’à
l’infini. Un au-delà du noir, en somme. » 96
Parmi les artistes contemporains habités par le noir, une place importante revient aussi à Joachim
Bandau 97 , qui réalise depuis 1983 des Black watercolors, aquarelles « noires » récemment exposées à la
95
Lee Bae (né en 1956) : artiste sud-coréen, vit en France depuis 1990. Pour expérimenter toutes les nuances de noir, il a longtemps
utilisé le charbon de bois : vers la fin des années 1990, sa « période charbon de bois », il a réalisé des tableaux, puis des installations
comme Suspens (énormes blocs de charbon suspendus à un mètre du sol dans la chapelle de Kerguéhennec en 2016). Le charbon a
permis à Lee Bae de voyager à l’intérieur du noir, mais aussi de renouer avec le noir de l’encre de Chine et sa formation de
calligraphe. Par la suite, il a quitté le charbon pour explorer d’autres territoires du noir, notamment dans ses contrastes avec le blanc.
Expositions personnelles à la galerie Perrotin (Paris) : Black Mapping (17 mars – 26 mai 2018) et Le noir en constellation (8 janvier –
26 février, 2022).
96
Henri-François Debailleux, https://www.leebae.art/text/1-review/la-matiere-noire/
97
Joachim Bandau (né en 1936) : peintre et sculpteur allemand. Il a étudié à l’académie des beaux-arts de Düsseldorf où se formèrent
notamment Gerhard Richter et Joseph Beuys. En 1986, il a reçu le prix Will Grohmann de l’académie des arts de Berlin. Depuis les
années 1990, il se sert de la peinture et de l’aquarelle pour donner forme à des blocs de matière noire auxquels il juxtapose plusieurs
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galerie Florent Maubert 98 . Pour atteindre les noirs les plus profonds, l’artiste dépose des couches
d’aquarelle gris clair (parfois plus d’une quarantaine) à l’aide de pinceaux plats japonais. Dans cette
superposition où la durée s’enregistre sur le papier comme dans la chronophotographie, chaque nouvelle
couche répond à la précédente, dans une temporalité étirée (parfois des mois ou des années) et un léger
décalage spatial. Alors, remarque Bandau, « le regardeur décode l’œuvre à l’envers. » Comme dans
Black watercolor de 2012-2021 (fig. 15) où le regard, d’abord monopolisé au centre par un rectangle
noir – le plus récent – s’aventure vers les parties visibles des rectangles précédents, sous-jacents et
décalés, dont la transparence croît avec la profondeur. L’imperceptible tremblé des lignes tracées à la
main, le détachement absolu de cette stratigraphie libérée de la pesanteur, enfin l’allusion au temps qui
vient à bout de la transparence, invitent à la méditation et suscitent l’émotion.
Figure 15. Joachim Bandau, Black watercolor, 2012 - 2021
aquarelle sur papier, 105 x 75 cm, 117 x 87 cm encadré
crédit : © Joachim Bandau
Pour clore ce bref panorama contemporain, jetons un dernier regard sur l’exposition La chaleur du
noir, qui s’est tenue à Lille en 2023 99 . Loin du vide glacial auquel le noir est souvent associé, il apparaît
ici dans ses multiples nuances comme une source de chaleur incandescente : pour Lucie Marchand,
filtres transparents rappelant la radiographie, mais aussi les compositions suprématistes de Malevitch. En France, il est représenté par
la galerie Maubert (Paris). Plusieurs de ses œuvres dont deux Aquarelles Noires ont été récemment acquises par le Centre Pompidou
et sont présentées au sein de l’exposition Pierre Bourdieu et Paul Virilio (14.10 2024 – 31.03.2025).
98
Exposition Le Ruisseau noir (16.12.2023 – 17.02.2024) : ce titre fait référence au tableau éponyme de Gustave Courbet (1865), une
gorge encaissée près d’Ornans nommée le Puits-Noir, emblématique de la géographie intime de Courbet. Tout comme ce dernier,
Bandau (qui a échappé de peu à plusieurs bombardements pendant la guerre) est attiré par les espaces sombres et clos, et plus
généralement par les formes de l’enfermement.
99
Exposition La chaleur du noir. Œuvres de Fabrice Cazenave, Lucie Marchand, Yosra Mojtahedi (16.06 – 14.10. 2023) : centre d’art
contemporain le 3Cinq (Lille), en résonance avec la Triennale Art & Industrie Dunkerque / Hauts-de-France.
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chaleur de l’asphalte, cet avatar moderne du pétrole ; pour Yosra Mojtahedi, chaleur du vivant et de
l’humain (« je sculpte l’ombre qui sort de la lumière ») ; pour Fabrice Cazenave, chaleur noire du fusain
captant l’essence des végétaux et l’énergie qui s’en dégage.
7. Conclusion
Si toute quête suppose un désir, l’intensité de ce désir dépend de son objet. Lorsque celui-ci est porteur
d’infini, comme le noir, le désir qu’il suscite, nécessairement infini, lui aussi, rejaillit sur la quête dans
toutes ses dimensions. Un corollaire de cette double infinitude est l’inachèvement, en l’occurrence
l’impossibilité de venir à bout d’une telle recherche (aussi obstinée soit-elle), qu’elle concerne la nature
matérielle ou lumineuse du noir, sa présence réelle ou manquante dans l’univers, ou ses fonctions dans
l’art. Parmi les œuvres contemporaines, les Outrenoirs de Pierre Soulages, qui ont inspiré tant de
commentaires, en témoignent à chaque instant. Pour le philosophe et écrivain Alain Badiou, « Au fond,
le noir, solitaire et compact de tout tableau de Soulages montre qu’il pourrait continuer, que la limitation
du tableau, et même son immensité, n’est qu’un moment de sa propre illimitation. C’est en quoi le noir
est le support de l’outre-noir. Le Sujet-peintre et le Sujet-spectateur partagent l’inachèvement dont seul
le noir peut témoigner. » 100 Et pour le philosophe et professeur d’esthétique Bruno Duborgel,
« L’expérience, toujours inachevée et fervente, d’approche de cet inconnu […] exigerait un au-delà du
langage pour l’expression de son mystère, un “outrelangage” faudrait-il dire. » 101 L’introduction de la
ferveur est importante ici, en ce qu’elle précise la nature du désir impliqué dans cette quête infinie du
noir. C’est bien d’un désir érotique qu’il s’agit – érotisme au sens large, qui n’exclut pas la libido
sciendi et dont seuls les poètes peuvent réellement parler. Baudelaire par exemple : « Comme tu me
plairais ô nuit ! sans ces étoiles / Dont la lumière parle un langage connu ! / Car je cherche le vide, et le
noir, et le nu ! » 102 Ou Jean Gabriel Cosculluela, quand sous sa plume, la nuit nue devient « nuidité » 103 .
Enfin, l’appel à l’au-delà (du langage) et au vide de la nuit indique la dimension eschatologique d’une
telle quête, vouée à se heurter au mystère indéchiffrable de l’Origine et de la Fin…, que Pierre Soulages
espère tout de même percer : « Nous cherchons le moment d’origine… » 104 , dit-il, comme si l’origine (à
ne pas confondre avec le commencement) n’était pas désespérément hors temps. De même que la Fin,
dont « La dernière vision » de Leconte de Lisle offre une description saisissante, en résonance avec la
Genèse biblique 105 : « Et, d’heure en heure aussi, vous vous engloutirez / Ô tourbillonnements d’étoiles
éperdues / Dans l’incommensurable effroi des étendues, / Dans les gouffres muets et noirs des cieux
sacrés ! / Et ce sera la Nuit aveugle, la grande Ombre / Informe, dans son vide et sa stérilité, / L’abîme
pacifique où gît la vanité / De ce qui fut le temps et l’espace et le nombre. » 106
100
Alain Badiou, Le noir, éclats d’une non-couleur, Autrement, Paris, 2015, p. 52.
101
Bruno Duborgel, Pierre Soulages, présences d’outrenoir, Le Réalgar, coll. l'Orpiment, Saint Étienne, 2019.
102
Baudelaire, « Obsession » (extrait), dans Les fleurs du mal, 1861.
103
Jean Gabriel Cosculluela, Nuidité du noir. Dialogue avec les outrenoirs de Pierre Soulages, L’Étoile des limites, 2024.
104
Pierre Soulages, extrait du film documentaire Pierre Soulages, dans lequel il s’entretient avec son ami le peintre et réalisateur
Jean-Michel Meurice (1981).
105
La Genèse, verset 2 : « La terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme… »
106
Leconte de Lisle, « La Dernière vision », Poèmes barbares (1862). Librairie Alphonse Lemerre, Paris, 1900, p. 247-249.
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Approches phénoménologiques et énactives
en création artistique et en pédagogie
Phenomenological and Enactive Approaches
in Artistic Creation and in Pedagogy
Ivan Magrin-Chagnolleau 1
1
Chapman University, California, États-Unis
RÉSUMÉ. Cet article explore les approches phénoménologiques et énactives dans les domaines de la création artistique
et de la pédagogie. L'auteur commence par partager son parcours personnel et professionnel, soulignant l'importance de
résister à la « capture disciplinaire » ainsi que l'interdisciplinarité dans son travail. Il décrit sa découverte de la théorie de
l'énaction de Francisco Varela et comment cette théorie a influencé sa pratique artistique et pédagogique. L'auteur donne
plusieurs exemples de pratiques énactives, tant dans le domaine artistique que pédagogique. Par exemple, il mentionne
l'utilisation du mindmapping comme une pratique énactive « sans le savoir », et une expérience pédagogique à l'université
d'Evry où il a laissé les étudiants créer une performance collective avec une grande autonomie. Il parle également de sa
pratique de la photographie dans la forêt de séquoias géants Muir Woods Monument Park, où il a expérimenté avec le
mouvement de l'appareil photo pour capturer l'énergie du lieu. Enfin, l'auteur discute de projets intentionnellement énactifs,
comme sa participation à un colloque de Cerisy sur le hasard et la création, et The Haiku Project, où il explore le concept
de haïku dans diverses pratiques artistiques.
ABSTRACT. This article explores phenomenological and enactive approaches in the fields of artistic creation and
pedagogy. The author begins by sharing their personal and professional journey, emphasizing the importance of resisting
"disciplinary capture" as well as the interdisciplinarity in their work. They describe their discovery of Francisco Varela's
enaction theory and how this theory has influenced their artistic and pedagogical practice. The author provides several
examples of enactive practices in both artistic and pedagogical domains. For instance, they mention the use of mind
mapping as an enactive practice "without knowing it", and a pedagogical experiment at the University of Evry where students
were given great autonomy to create a collective performance. They also discuss their photography practice in the giant
sequoia forest Muir Woods Monument Park, where they experimented with camera movement to capture the energy of the
place. Finally, the author discusses intentionally enactive projects, such as their participation in a Cerisy colloquium on
chance and creation, and The Haiku Project, where they explore the concept of haiku in various artistic practices.
MOTS-CLÉS. Création artistique, Création énactive, Pédagogie, Pédagogie énactive, Phénoménologie, Énaction,
Entretien d'explicitation, Explicitation, Auto-explicitation.
KEYWORDS. Artistic Creation, Enactive Creation, Pedagogy, Enactive Pedagogy, Phenomenology, Enaction, Explicitation
Interview, Explicitation, Auto-Explicitation.
1. Introduction
Je souhaite débuter en évoquant brièvement mon parcours et ma manière habituelle de me présenter,
inspiré par l'expression « résister à la capture disciplinaire » utilisée par Amy Varela dans son
introduction au colloque de Cerisy d'août 2022 consacré à la pensée de Francisco Varela. Cette
expression a particulièrement retenu mon attention, et je regrette de ne pas l'avoir découverte plus tôt
dans les écrits de Francisco Varela. Lorsque j'étais chercheur au CNRS, il m'a été souvent ardu de résister
à cette capture disciplinaire, même au sein du laboratoire interdisciplinaire PRISM à Marseille,
récemment constitué dans le dessein de tisser des liens entre les arts et les sciences, qui est le dernier
laboratoire du CNRS dans lequel j'ai travaillé. Bien que cette résistance puisse être opérée dans la
pratique quotidienne sur le terrain, elle demeure complexe à concrétiser en termes de publications et
d'évaluation académique.
Par ailleurs, je tiens à souligner que, avant d'embrasser le statut d'artiste chercheur, j'ai avant tout été
chercheur. Cela ne signifie pas que je n'avais pas de pratique artistique, mais j'avais alors opéré une
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séparation nette entre ces deux aspects de ma vie. Mon domaine de recherche portait sur le traitement de
la parole, et j'ai suivi une formation d'ingénieur avant de me consacrer à la recherche en sciences
fondamentales, en adoptant la méthode scientifique objective traditionnelle, louable en elle-même mais,
comme l'a judicieusement souligné Francisco Varela à de nombreuses reprises, non exclusive en matière
scientifique. En effet, d'autres approches sont nécessaires, et il arrive souvent que nous les combinions
en fonction de notre objet d'étude.
L'interdisciplinarité, pour moi, ne se limite pas à être un chercheur interdisciplinaire, elle se manifeste
également dans ma pratique en tant qu'artiste, où je m'aventure dans diverses disciplines artistiques. De
plus, elle se traduit par la porosité entre les différents aspects de ma vie, une caractéristique que l'on
retrouve également chez Francisco Varela.
Deux autres éléments sont devenus essentiels pour moi. Premièrement, une pratique contemplative,
bien qu'elle ne soit pas au centre de mes propos ici, imprègne néanmoins l'ensemble de mon travail et
revêt une importance capitale. Deuxièmement, le processus créatif 1 est devenu clairement le pivot de
mes recherches, étudié sous divers angles, dont l'angle phénoménologique 2 3 constitue l'un des aspects
majeurs de mon travail.
2. Ma découverte de Francisco Varela et de l’énaction
Je vais maintenant vous relater ma découverte fortuite de Francisco Varela et de la théorie de
l'énaction. Jusqu'à récemment, je prétendais avoir rencontré l'énaction par pur hasard. Je vais vous
exposer les circonstances de cette rencontre. Cependant, plus j'avance dans mon parcours, plus je suis
convaincu que ce n'était pas purement le fruit du hasard. Bien sûr, le moment précis où j'ai fait cette
découverte était le fruit du hasard. Cependant, si cela ne s'était pas produit à ce moment-là, j'aurais
inévitablement découvert cette théorie quelques mois plus tard, d'une manière ou d'une autre. Il était
pratiquement inévitable que je croise la route de Francisco Varela, de ses écrits, et que cela suscite mon
intérêt.
Je dois cette découverte à un collègue nommé Olivier Lussac, qui m'a transmis, en 2012, un appel
lancé par Xavier Lambert, invitant à réfléchir à l'application du concept d'énaction à la création artistique.
À cette époque, le terme et le concept d'énaction m'étaient totalement inconnus, donc je ne savais pas
du tout de quoi il s'agissait. Cependant, en lisant l'argumentaire, j'ai immédiatement été intrigué. Par
conséquent, j'ai ressenti le besoin d'en savoir plus sur l'énaction et sur la manière dont elle pouvait
s'appliquer à la création artistique. J'ai donc acheté The Embodied Mind 4 en anglais et j'ai entrepris de
lire cet ouvrage. C'est ainsi que j'ai modestement commencé à m'approprier le concept d'énaction et à
réfléchir à son application dans mes domaines d'intérêt, notamment la pratique artistique et la pédagogie.
Je souhaiterais simplement revisiter une définition tirée de The Embodied Mind que j'ai moi-même
traduite en français, car à l'époque je n'avais pas accès à la version française du livre. Cette définition est
l'une des phrases clés pour moi en ce qui concerne l'énaction :
1
Magrin-Chagnolleau Ivan, « L’énaction dans la création artistique : théâtre, cinéma et performance », in Action, Énaction, 213–24,
L’Harmattan, Collection « Ouverture Philosophique », 2017.
2
Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, 624 p.
3
Husserl Edmund, L’idée de La Phénoménologie, Paris, PUF, 1992, 140 p.
4
Varela Francisco, Thomson Evan et Rosch Eleanor, The Embodied Mind, Cambridge, The MIT Press, 1991, 328 p.
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L'organisme donne forme à son environnement en même temps qu'il est façonné par lui.
Cette phrase m'a servi de point de départ. J'ai choisi d'interpréter cette phrase de manière assez libre,
notamment en ce qui concerne son application dans mes domaines disciplinaires.
Par ailleurs, je souhaite également mentionner une autre citation. Je tiens à féliciter Michel Bitbol et
Amy Varela pour l'introduction du Cercle créateur 5 , que j'ai trouvé remarquablement claire et éclairante,
retraçant de manière précise le parcours de Francisco Varela. Une phrase de cette introduction me semble
en particulier essentielle :
De même qu'il y a co-détermination de l'être vivant et de son environnement dans
l'autopoïèse, il y a co-émergence d'un sujet sensible agissant et de ses objets de manipulation
dans l'énaction.
En lisant cette phrase, j'ai réalisé que dans mon interprétation relativement flexible de l'énaction, je
faisais également référence, peut-être sans le savoir, au concept d'autopoïèse. Ainsi, je navigue quelque
peu entre ces deux concepts, bien que l'énaction semble être, pour moi du moins, le plus opérationnel.
Cela illustre également le caractère énactif de ma découverte de l'énaction, ainsi que le caractère
énactif de ma découverte de Francisco Varela. En effet, je continue à les découvrir tous deux. À chaque
nouvelle rencontre avec l'énaction et Francisco Varela, je les appréhende différemment, car ce que je
suis est transformé par ces différentes interactions. Par conséquent, je suis en mesure d'accéder à d'autres
aspects de l'énaction ou de Francisco Varela auxquels je n'avais peut-être pas accès auparavant.
Une autre perspective que j'ai souvent adoptée pour résumer le concept d'énaction est celle du
couplage structurel entre le système et son environnement. Cette idée a également influencé ma manière
d'appliquer ce concept à divers domaines de recherche.
Dans mon application du concept d'énaction à la création artistique et à la pédagogie, en particulier à
la pédagogie de l'art, de la philosophie et de l'esthétique, je me heurte régulièrement à la question de la
définition du système et de l'environnement. Lorsque l'on aborde la cognition, le système est
généralement assimilé à l'individu, à la personne incarnée, et à son expérience, tandis que
l'environnement englobe tout ce qui l'entoure ainsi que les stimuli qu'il reçoit à travers ses interactions
avec ce dernier. Cependant, cette dualité système/environnement peut être transposée dans divers
contextes.
Dans le cadre de la création artistique, plusieurs questions se posent. Est-ce que le système désigne
l'artiste lui-même ? Ou bien est-ce l'œuvre en cours de création qui constitue le système ? Ou encore,
est-ce la relation entre l'artiste et son œuvre par rapport au contexte dans lequel elle est conçue ? Je
m'interroge et joue avec ces différentes interprétations.
De même, en pédagogie, des interrogations similaires surgissent. Est-ce que le système correspond à
l'enseignant, tandis que l'environnement englobe les étudiants, la salle de classe, etc. ? Ou bien est-ce
que le système est plutôt la dynamique entre l'enseignant et les étudiants, tandis que l'environnement
comprend tout ce qui les entoure ? Dans ma démarche, je tends à privilégier cette dernière option, que je
trouve plus nuancée et, à mon sens, plus captivante.
Ainsi, dans le domaine de la création artistique, je considère que le système est davantage la relation
entre l'artiste et son œuvre, tandis que l'environnement englobe tout le contexte qui les entoure. En ce
qui concerne la pédagogie, je tends à considérer que le système réside dans la relation entre l'enseignant
5
Varela Francisco, Le Cercle Créateur - Écrits (1976-2001), Paris, Seuil, 2017, 432 p.
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et les étudiants, et que l'environnement englobe l'ensemble des éléments qui les influencent. Je vais
illustrer ces concepts par quelques exemples concrets.
3. Quelques exemples de pratiques énactives sans le savoir
Voici maintenant quelques exemples de pratiques artistiques énactives et de pratiques pédagogiques
énactives que je vais diviser en deux catégories.
Il est intéressant de noter qu'Olga da Silva Marques, que j'ai rencontrée lors du colloque mentionné
précédemment, m'a rappelé avoir écrit dans un de mes articles que, lors de ma découverte du concept
d'énaction, j'avais l'impression d'avoir déjà des pratiques énactives avant même de connaître le concept.
C'est précisément ainsi que j'ai structuré les exemples. Certains exemples illustrent des pratiques
énactives sans le savoir, antérieures à la découverte du concept, tandis que d'autres exemples illustrent
des pratiques énactives en le sachant, c'est-à-dire après sa découverte et donc de manière davantage
intentionnelle.
3.1. Interlude - Activité No.1
Lors de mon intervention au colloque, j'ai proposé une activité aux participants, que je vais décrire
ici.
« Je vous invite à prendre un papier et un crayon. Nous allons jouer à un jeu d'association libre. Je
vais vous donner un mot, et vous écrirez la première chose qui vous vient à l'esprit en lien avec ce mot.
Pourquoi cette activité ? Tout d'abord, j'aime lors des colloques sur l'énaction, tenter de faire vivre le
concept d'énaction de manière expérientielle aux participants. C'est ce que nous allons faire avec cette
première activité. De plus, dans l'énaction, il y a un aspect incarné, et il ne s'agit pas seulement d'en
parler, mais aussi de le vivre, ou du moins de l'expérimenter. Ainsi, écrivez simplement la première
chose qui vous vient à l'esprit en relation avec... Francisco Varela !
Maintenant, mettez-vous par deux. L'un d'entre vous dira le mot qu'il ou elle a écrit sur sa feuille, et
l'autre écrira à nouveau le premier mot qui lui vient à l'esprit. Ensuite, inversez les rôles. Maintenant, je
vous propose de partager quelques paires de mots : le premier mot que vous avez écrit lorsque j'ai dit «
Francisco Varela », et le deuxième mot en réaction au mot de l'autre.
(Voici par exemple deux paires de mots qui ont été produites lors de cette activité :)
Bouddhisme / Méditation
Profondeur / Éveil
Nous nous arrêtons ici, juste pour mettre en évidence quelque chose d'intéressant. Nous avons obtenu
deux paires de mots totalement différentes. Bien que nous soyons tous dans un environnement similaire,
nous sommes tous des individus uniques. Ainsi, dans ce couplage structurel entre la singularité de chaque
sujet et l'environnement, la cognition capture des éléments différents en fonction de qui nous sommes,
même si l'environnement reste relativement constant. Cette activité met donc en lumière la singularité
cognitive de chaque personne. »
3.2. Le mindmapping, une pratique énactive
Parmi les exemples de pratiques que je considère comme énactives sans le savoir, il y a la pratique du
mindmapping 6 , ou carte mentale. Le mindmapping consiste à représenter visuellement des idées et des
6
Buzan Tony and Buzan Barry, The Mind Map Book, New York, Dutton Adult, 1994, 320 p.
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concepts de manière non linéaire. On peut construire un mindmap pour faire du brainstorming, pour
préparer une présentation, ou encore pour prendre des notes. On commence par écrire un concept clé au
centre de la carte, puis on crée des branches pour représenter des idées associées. Cette approche
correspond étroitement à la manière dont notre cerveau organise l'information de façon associative plutôt
que linéaire. Cette pratique se révèle très énactive, car au fur et à mesure que l'on dessine cette carte
mentale, de nouvelles idées émergent, nourrissant ainsi le processus de pensée de manière dynamique.
Pour préparer cette présentation, j'ai moi-même utilisé un mindmap. Ce qui m'intéresse
particulièrement lorsque je travaille de cette manière, c'est de commencer par poser quelques idées de
base, puis de laisser reposer un moment. Ensuite, je reviens dessus. J'écoute et je lis diverses choses, puis
je reviens à ma carte mentale pour la compléter. Ce processus progressif me permet de construire un
mindmap qui récapitule les idées clés que je souhaite présenter, en m'appuyant sur ce que j'ai pu lire ou
entendre depuis le début d'un colloque, par exemple.
3.3. Un atelier de création performative : exemple de pédagogie énactive
Un autre exemple de pratique énactive sans le savoir est une expérience pédagogique que j'ai menée
à l'université d'Évry en 2008-2009, sur laquelle j'ai déjà rédigé un article en français 7 . On m'a confié la
responsabilité d'organiser un atelier de pratique créative avec des étudiants, et on m'a accordé une grande
liberté dans son organisation. La seule contrainte était de devoir évaluer chaque étudiant à la fin de
l'année.
J'ai alors décidé de mener une expérience. J'ai proposé aux étudiants de créer une performance
collective. Toutefois, j'ai choisi de leur laisser une grande autonomie, de les guider très peu, dans le but
de leur faire vivre l'expérience même du processus créatif, notamment les périodes où l'on se trouve dans
une impasse, où l'on a l'impression de ne plus avancer. Naturellement, face à ces situations, leur réflexe
initial était de me poser continuellement des questions, espérant obtenir des réponses. Face à mon refus
de leur fournir des réponses directes, ils ont d'abord insisté. Finalement, ils ont compris que je ne leur
donnerais pas de solution toute faite. Cette prise de conscience les a poussés à prendre en charge leur
propre démarche créative, à expérimenter les moyens de sortir de ces impasses et à prendre les décisions
nécessaires pour y parvenir.
Mais cette expérience était également énactive dans le sens où je n'avais jamais tenté une telle
approche en tant qu'enseignant. J'ai pris le risque de l'inconnu, de ne pas savoir exactement comment
cela se déroulerait et d'être amené à ajuster mon rôle au fur et à mesure de l'expérience. Heureusement,
tout s'est déroulé de manière très satisfaisante. Les étudiants ont produit une performance remarquable
de 40 minutes, malgré le fait que nous ne nous réunissions que trois heures toutes les deux semaines,
pendant toute l'année universitaire. De mon côté, j'avais promis aux étudiants qu'ils auraient un espace
pour présenter leur travail, et j'ai eu la chance de pouvoir organiser cet événement au théâtre de l'Agora
à Évry, un superbe théâtre. La salle était comble car un autre groupe présentait également des
performances théâtrales juste avant eux, ce qui nous a permis d'avoir un large public.
Cette expérience m'a fait beaucoup réfléchir. C'est pourquoi lorsque j'ai découvert le concept
d'énaction, cela a résonné immédiatement en moi. Par la suite, j'ai réalisé qu'il y avait déjà des chercheurs
7 Magrin-Chagnolleau Ivan, « Du chaos à la création : une expérience de pédagogie énactive pour expérimenter le processus créatif
en performance », p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 2, 2015.
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qui avaient travaillé sur la pédagogie énactive, des personnes comme Hélène Trocmé-Fabre 8 9 , Michèle
Duzert 10 , Joëlle Aden 11 .
3.4. Une pratique énactive de la photographie
Il y a un autre domaine où des processus de nature énactive ont également été à l'œuvre dans ma
pratique artistique, notamment dans les arts visuels, et en particulier en photographie. Bien que je n'aie
pas attribué de nom à mes premières expériences, je suis désormais volontiers enclin à les qualifier
d'énactives. Cela signifie que je m'engage maintenant pleinement dans cette interaction constante entre
le système (moi-même) et l'environnement. Je suis ouvert à l'imprévu, à l'accident, au hasard, ce qui
implique que l'environnement, tout comme moi, contribue à façonner la manière dont je mène mes
projets artistiques.
Muir Woods Spirits #16
Le premier exemple dont je souhaite parler est une expérience significative pour moi et qui reflète
mon intérêt pour le vivant, l'environnement, les forêts et les arbres. Il s'agit d'un travail que j'ai réalisé
dans la forêt de séquoias géants au nord de San Francisco, le Muir Woods Monument Park. Accompagné
d'un ami proche, photographe et chercheur, nous avons exploré cet endroit absolument remarquable.
Initialement, j'ai pris des photos assez classiques, avec des mises en perspective des arbres géants, suivant
en cela le schéma que de nombreux visiteurs avaient adopté avant moi dans ce parc. Cependant, je
ressentais une certaine dissonance entre les photos que je prenais et l'expérience que je vivais sur place.
Puis, à un moment donné, sans réelle raison apparente, j'ai décidé de bouger mon appareil photo tout
en prenant une photo. C'était une action délibérée, consciente, mais en même temps, elle était empreinte
d'une certaine spontanéité. C'était une décision prise dans l'instant, sans prévoir l'issue exacte. En
8
Trocmé-Fabre Hélène, J’apprends, donc je suis, Editions d’Organisation, 1987, 290 p.
9
Trocmé-Fabre Hélène, Réinventer le métier d’apprendre, Paris, Editions d’Organisation, 1999, 269 p.
10
Duzert Michèle, Vivre ensemble son autonomie, Paris, Editions L’Harmattan, 2016, 144 p.
11
Aden Joëlle, Clark Steven et Potapushkina-Delfosse Marie, « Éveiller le corps sensible pour entrer dans l’oralité des langues : une
approche énactive de l’enseignement de l’oral », Revue de linguistique et de didactique des langues, n o 59, 2019.
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examinant les résultats, j'ai été frappé par l'intérêt de ces photos. Elles semblaient capturer une forme
d'énergie propre à cet endroit, une énergie en résonance avec l'expérience que je vivais.
Muir Woods Spirits #24
Ensuite, ce fut une période d'expérimentation. À quelle vitesse devais-je bouger ? Comment devaisje
bouger ? Jouer avec le mouvement de l'appareil, le zoom, et ainsi de suite. C'est ainsi qu'est née cette
série de photos intitulée Muir Woods Spirits 12 13 . Ces photos illustrent parfaitement le caractère énactif
du processus créatif, dans la mesure où je n'avais pas du tout anticipé prendre ce type de clichés en me
rendant dans ce lieu. C'est véritablement l'environnement, le lieu lui-même, qui m'a poussé à explorer
autre chose, à adopter un autre geste créatif.
4. Quelques exemples de pratiques énactives en le sachant
Maintenant, je vais parler de quelques exemples où l'intentionnalité était davantage présente. Dans
ces cas, je connaissais déjà le concept d’énaction et je réfléchissais à la manière de l'intégrer davantage
dans mes expériences créatives et pédagogiques. C'est ce que j'appelle « le faire en le sachant ».
4.1. Hasard et Création : une participation énactive à un colloque de Cerisy
Le premier exemple intéressant concerne ma participation à mon premier colloque de Cerisy. J'y suis
allé pour observer le déroulement des événements dans l'idée d'en organiser un moi-même. J'avais
consulté le programme et, n'ayant pas beaucoup de disponibilités, les dates ont un peu décidé pour moi.
Je me suis donc retrouvé à assister à un colloque intitulé « Le hasard, le calcul et la vie », qui abordait
des sujets de biologie et de mathématiques. Ayant débuté ma carrière universitaire par les
mathématiques, je trouvais cela une manière sympathique de revenir à mes débuts.
Je n'y ai participé que les deux premiers jours. Cependant, dès le premier jour, l'une des directrices du
colloque, Marie-Christine Maurel, m'a identifié comme artiste et, après une discussion avec moi, m'a
demandé si je pouvais faire une présentation sur le lien entre hasard et création. Cela tombait
parfaitement bien, puisque cela était en phase avec mon travail sur le processus créatif. Initialement, je
12
Magrin-Chagnolleau Ivan, Muir Woods Spirits, Fontenay-sous-Bois, Aloha Edition, 2017, 88 p.
13
La série complète peut être vue au lien : https://www.ivanhereandnow.com/visual-arts/muir-woods-spirits.
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n'étais qu'un auditeur pour ces deux jours, mais je suis donc rapidement devenu contributeur. Non
seulement j'ai contribué, mais j'ai également écrit un chapitre pour le livre du colloque en français, qui a
ensuite été traduit en anglais. Finalement, deux articles ont été publiés : l'un intitulé « Hasard et Création
» 14 , et l'autre « Chance and the Creative Process » 15 .
Cette expérience illustre parfaitement le caractère énactif de certaines de nos expériences, où
l'environnement nous incite à faire des choses que nous n'avions pas prévues. En vivant ces expériences,
nous changeons également notre perspective sur divers sujets. En fin de compte, en discutant de hasard
et de création, je réalisais que je parlais également, indirectement, d'énaction et de création.
4.2. The Haiku Project : le haïku comme pratique énactive
Il y a un autre projet qui, pour moi, illustre parfaitement le caractère énactif de mon travail. En 2012,
j'ai démarré The Haiku Project. L'idée était de réfléchir au concept de haïku et à son application dans
diverses pratiques artistiques, en partant de la poésie que je pratique depuis longtemps, et en explorant
également d'autres formes artistiques. Qu'est-ce qu'un haïku photographique ? Qu'est-ce qu'un haïku
vidéo ? Qu'est-ce qu'un haïku sonore ou musical ?
Je rappelle que le haïku est à l'origine un poème japonais court de trois vers, le premier et le dernier
contenant 5 pieds, et celui du milieu 7. Il est aussi courant, lorsqu'on pratique le haïku, d'écrire les deux
premiers vers en lien avec l'environnement dans lequel on se trouve, et en référençant souvent les saisons
et la nature, puis d'écrire un troisième vers en rupture avec les deux premiers, mais souvent avec un lien
métaphorique. Cette pratique a néanmoins fortement évolué au cours du temps, et il y a au japon de
nombreuses écoles de haïku. On peut par exemple consulter l'anthologie publiée dans la collection Poésie
Gallimard 16 .
Le haïku est pour moi une excellente illustration d'une pratique énactive. Un des principes
fondamentaux du haïku est de créer quelque chose dans le moment présent, en interaction avec son
environnement et sans planification préalable. Cette approche est profondément énactive dans la mesure
où, lors de la fabrication même du haïku, des transformations internes se produisent et influencent la
suite du processus créatif. Ces interactions dynamiques entre l'artiste et son environnement incarnent
parfaitement le concept d'énaction.
14
Magrin-Chagnolleau Ivan, « Hasard et Création », in Le Hasard, La Calcul et La Vie, 161-175, Londres, ISTE Editions, 2021.
15
Magrin-Chagnolleau Ivan, « Chance and the Creative Process », in Chance, Calculation and Life, 169–83, Londres, ISTE Editions,
2021.
16
Atlan Corinne et Bianu Zéno, Haiku: Anthologie du poème court japonais, Paris, Gallimard, 2002.
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thehaikuproject#photo#18#01
À un moment donné, je décide de créer un haïku photographique. J'observe mon environnement et
choisis un élément qui attire mon attention. J'applique un principe formel similaire à celui du haïku
poétique, en optant pour une contrainte de format carré et une composition la plus minimaliste possible,
bien que cette règle soit respectée de manière variable selon les haïkus. Un livre que je viens de publier
contient de nombreux haïkus poétiques ainsi que quelques haïkus photographiques, illustrant cette
démarche 17 18 .
J'ai également décidé récemment de pratiquer le haïku poétique différemment, en les écrivant à la
main dans un carnet et en choisissant la couleur du feutre en fonction du moment. J'ai ainsi ajouté une
nouvelle contrainte formelle à ma pratique.
Voici deux exemples récents de haïkus que j'ai écrit sur ce carnet avec des feutres de couleurs :
17
Magrin-Chagnolleau Ivan, Haïku 1, Champigny-sur-Marne, Aloha Edition, 2023, 116 p.
18
Une partie de la série des haïkus photographiques peut être vue au lien : https://www.ivanhereandnow.com/visual-arts/haikus.
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4.3. Interlude - Activité No. 2
Maintenant, je vais vous proposer une activité pour expérimenter l’énaction par une pratique
artistique. Prenez un papier et un crayon et écrivez un haïku : trois vers qui s'inspirent du moment présent,
donc que vous écrivez sans l'avoir prémédité. J'ai écarté la structure formelle japonaise de cinq pieds,
sept pieds, cinq pieds, car en français, cela ne donnerait pas le même équilibre sonore. Cette contrainte
n'apporterait pas forcément en français la même chose qu’en japonais. J'ai donc laissé libre le nombre de
pieds pour chaque vers. Vous pouvez écrire ce que vous souhaitez, en gardant simplement la structure
des trois vers et l'idée que le haïku s'écrit dans le moment présent.
4.4. Critique et esthétique : un autre exemple de pédagogie énactive
En 2020, j'ai eu l'opportunité de donner un cours à Chapman University, un cours que j'ai
véritablement conçu pour être énactif. L'objectif était d'enseigner l'esthétique, mais à partir d'une activité
critique. Mon intention était d'amener les étudiants à assimiler et à élargir des concepts d'esthétique par
le biais d'une pratique concrète de critique artistique.
La première étape du cours consistait à demander aux étudiants de choisir des œuvres — ou de leur
en suggérer — sur lesquelles ils écriraient des réflexions basées sur leurs impressions initiales. Le point
de départ était simple : dépasser le « J'aime » ou « Je n'aime pas », en expliquant avec leurs mots le
pourquoi de leurs ressentis.
À mesure que les étudiants écrivaient leurs critiques, j'introduisais progressivement des notions
esthétiques en rapport avec ce qu'ils observaient et décrivaient intuitivement. Mon rôle était d'éclaircir
et de nommer les concepts qu'ils utilisaient sans en être conscients, afin qu'ils puissent approfondir et
élaborer davantage leurs analyses lors des travaux suivants.
L'interaction constante entre leurs critiques et mes retours permettait un apprentissage fluide et
progressif. C'était un va-et-vient continu entre leurs perceptions, leur capacité à les exprimer et
l'acquisition de nouveaux outils conceptuels pour enrichir leur discours. Cette méthode a mis en lumière
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le caractère énactif de l'apprentissage, où le savoir se construit par l'interaction dynamique entre l'étudiant
et l'enseignant, en réponse à l'environnement.
Lors de la pandémie du Covid-19, j'ai dû adapter ce cours au format distanciel. Cette transition a été
un défi, mais aussi une opportunité de tester la flexibilité de l'approche énactive. Nous avons maintenu
l'interactivité en utilisant des outils en ligne pour continuer les discussions et les retours critiques. Les
étudiants ont partagé leurs travaux via des plateformes numériques, et nous avons poursuivi l'exploration
des concepts esthétiques à travers des sessions de vidéoconférence.
Ce cours a été une expérience enrichissante pour les étudiants comme pour moi. En tant qu'enseignant,
je me suis autorisé à adapter et à faire évoluer le contenu en fonction des interactions et des besoins des
étudiants. Nous avons co-construit ce savoir ensemble, chaque séance apportant son lot d'adaptations et
de nouvelles découvertes.
L'objectif était de leur faire acquérir des notions esthétiques à partir de leurs propres pratiques
critiques. À la fin du cours, les étudiants avaient non seulement développé une compréhension profonde
des concepts esthétiques, mais avaient aussi amélioré leur capacité à analyser et à critiquer les œuvres
artistiques de manière informée et nuancée.
Ce cours à Chapman University reste pour moi un exemple marquant de pédagogie énactive, où
l'apprentissage émerge de l'interaction dynamique et de l'ajustement continu entre les participants et leur
environnement.
5. Conclusions
Je souhaite maintenant conclure cet article en deux parties distinctes. Dans la première partie, je vais
prendre du recul pour évaluer l'état actuel de ces recherches et proposer quelques axes pour approfondir
les questions de recherche qui me préoccupent. La seconde partie sera dédiée au futur de cette recherche
de manière plus large. Lorsque je parle de recherche, je fais référence à une exploration à la fois théorique
sur l'énaction et la phénoménologie, ainsi qu'une recherche pratique en tant que praticien dans les
domaines de la création artistique et de la pédagogie.
5.1. Questions de recherche autour de la création énactive
La première interrogation qui me vient à l'esprit, bien que j'aie déjà esquissé une réponse, est la
suivante : Est-ce que toute création artistique est énactive ? Autrement dit, est-ce que l'énaction est
présente dans toute création artistique ? Ce n'est pas nécessairement le cas. Il se peut que certaines phases
le soient, de manière consciente ou non. Mais si toute création n'est pas énactive, qu'est-ce qui caractérise
alors une création énactive ? J'ai déjà avancé quelques éléments de réponse à travers les exemples que
j'ai partagés. Lorsqu'une création est qualifiée d'énactive, qu'est-ce qui spécifiquement dans ce processus
créatif est énactif ? Cela nous ramène potentiellement à l'application du concept d'énaction à la cognition,
car le processus créatif est intrinsèquement un processus cognitif, mais dans un sens incarné, selon
l'approche de Francisco Varela. Ainsi, il s'agit d'adopter une perspective phénoménologique sur la
création artistique, l'énaction étant l'une des hypothèses explicatives pour éclairer certaines
caractéristiques de cette dimension phénoménologique.
Pierre Vermersch et ses contributions, notamment l'entretien d'explicitation 19 et l'auto-explicitation 20 ,
sont des outils que j'utilise dans ma propre pratique. Ces techniques d'entretien sont conçues pour
recueillir des informations subjectives chez l'interlocuteur. Elles soulèvent des questions sur la
19
Vermersch Pierre, L’entretien d’explicitation, Issy-les-Moulineaux, ESF Éditeur, 2014, 208 p.
20
Vermersch Pierre, « Bases de l’auto-explicitation (1) », Expliciter, no 69, 2007.
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perspective adoptée : s'agit-il de la première personne, le « je », de la deuxième personne, le « tu », ou
d'un mélange des deux ? Lors de l'analyse des entretiens, quelle est la position adoptée : est-on
véritablement à la troisième personne ? Cette méthodologie, bien établie, est particulièrement
intéressante. Claire Petitmengin, Michel Bitbol et Natalie Depraz 21 l'ont désignée en anglais sous le terme
de « micro-phénomenological interview ». Je préfère pour ma part garder une traduction plus littérale du
nom, "Explicitation Interview", qui ne fait pas tout à fait les mêmes présupposés théoriques au sujet de
ce qui se passe lors d'un de ces entretiens. Cette technique d'entretien permet d'explorer finement la
mémoire d'une expérience passée encore présente dans la mémoire du sujet, aidant ainsi à expliciter cette
expérience vécue. Il s'agit donc d'un geste phénoménologique qui vise à rendre manifeste une expérience
subjective.
5.2. Questions de recherche autour de la pédagogie énactive
Les questions que je me pose sur la pédagogie énactive résonnent avec celles concernant la création
artistique. Est-ce que toute pédagogie est énactive ? Probablement pas, ni consciemment, ni même
parfois inconsciemment. Alors, qu'est-ce qu'une pédagogie énactive exactement ? Et lorsque l'on qualifie
une pédagogie d'énactive, qu'est-ce qui est énactif dans cette pédagogie ? En d'autres termes, comment
applique-t-on l'énaction dans la pratique pédagogique ?
5.3. Quelques directions futures pour ma recherche
Pour approfondir cette recherche, une première direction serait de continuer à explorer le processus
créatif, en l'élargissant au-delà du domaine artistique. La créativité s'exprime par exemple également
dans la pédagogie et dans la recherche scientifique.
D'autre part, il existe un film dans lequel Francisco Varela parle des échecs. Ce film m'a profondément
touché, car je suis également joueur. Il se trouve que je suis particulièrement intéressé par la prise de
décision aux échecs et par les moments de créativité potentiels lors d'une partie. J'envisage d'explorer
cette dimension d'un point de vue phénoménologique.
Par ailleurs, un autre sujet qui me passionne est le lien entre l'outil d'explicitation et le concept
d'énaction. Pour moi, l'entretien d'explicitation est intrinsèquement énactif. J'aimerais donc étudier la
nature énactive de cette technique d'entretien.
Ensuite, je trouve essentiel d'approfondir la dimension phénoménologique dans mon travail, un
domaine déjà exploré par plusieurs chercheurs avant moi. Tout en n'étant pas un spécialiste de la théorie
phénoménologique, bien que je m'y plonge et m'y intéresse très régulièrement, je ressens le besoin de
mieux comprendre comment des figures telles que Francisco Varela ont articulé la phénoménologie avec
leur travail. De même, je suis intéressé par la manière dont Pierre Vermersch a abordé cette thématique,
et comment il s'en est éloigné par la suite. Cela éclaire également notre compréhension de ce que signifie
l'expérience vécue et comment la questionner. Ces réflexions sont aussi en lien avec le travail d'Alexis
Lavis, qui souligne l'importance de l'expérience, et aussi de la méditation comme outil pour explorer
l'intériorité.
Il y a également un sujet qui m'intéresse profondément : le caractère énactif de la relation
thérapeutique. J'ai eu l'occasion d'en discuter avec Amy Varela. Ce sujet a été un point sur lequel j'ai
commencé à réfléchir lors de mon travail en clinique, et il continue à m'attirer car il éclaire beaucoup sur
la dynamique de la relation thérapeutique, sur les asymétries possibles, et sur leurs implications. Amy
21
Voir par exemple : Depraz Nathalie, Varela Francisco et Vermersch Pierre, On Becoming Aware, Amsterdam, John Benjamins
Publishing Company, 2003, 289 p., ou encore Bitbol Michel et Petitmengin Claire, « Neurophenomenology and the Microphenomenological
Interview », in The Blackwell Companion to Consciousness, edited by Susan Schneider and Max Velmans, 2nd
Edition, 726–39, Oxford, Wiley-Blackwell, 2017.
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Varela a posé la question suivante : "What Does it Take to change a Mind?", se demandant quelles
conditions sont nécessaires pour provoquer un changement dans l'esprit (la psyché ?) d'un individu. Le
terme anglais "mind" est polysémique, mais il peut être traduit en français par « esprit ». Il me semble
que dans la dyade transfert/contre-transfert, pour qu'il y ait une possibilité de changement chez le patient,
le psychanalyste ou le thérapeute doit prendre le risque de changer lui-même ou elle-même. C'est une
condition sine qua none pour favoriser un changement en profondeur. Cette perspective ouvre une piste
de recherche qui me passionne particulièrement.
Une autre piste que j'explore et qui représente peut-être l'un des projets qui me tient le plus à cœur,
bien que je n'aie pas encore écrit dessus, est d'approfondir la dimension de l'éthique 22 , particulièrement
dans son rapport avec l'amour et la compassion. Que pourrait être une phénoménologie de l'amour ? Des
philosophes ont déjà exploré cette dimension, et je compte m'appuyer sur leurs travaux. C'est, à mon
sens, crucial de questionner cette dimension éthique aujourd'hui, étant donné un déficit notable de
réflexion dans nos sociétés à ce sujet. Je ressens fortement l'importance d'explorer cette direction en
utilisant le concept d'énaction, les outils de la phénoménologie, peut-être l'entretien d'explicitation, et
pourquoi pas la création artistique. Cette exploration est intimement liée à ma réflexion sur la
compassion, ainsi qu'à mon travail au service de la défense des arbres, des forêts, de la biodiversité, du
climat et de l'environnement que nous maltraitons bien trop souvent.
Bibliographie
Aden Joëlle, Clark Steven et Potapushkina-Delfosse Marie, « Éveiller le corps sensible pour entrer dans l’oralité des
langues : une approche énactive de l’enseignement de l’oral », Revue de linguistique et de didactique des langues, n o 59,
2019, https://doi.org/10.4000/lidil.6047.
Atlan Corinne et Bianu Zéno, Haiku: Anthologie du poème court japonais, Paris, Gallimard, 2002.
Bitbol Michel et Petitmengin Claire, « Neurophenomenology and the Micro‐phenomenological Interview », in The
Blackwell Companion to Consciousness, edited by Susan Schneider and Max Velmans, 2nd Edition, 726–39, Oxford,
Wiley-Blackwell, 2017.
Buzan Tony and Buzan Barry, The Mind Map Book: How to Use Radiant Thinking to Maximize Your Brain’s Untapped
Potential, 1st edition, New York, Dutton Adult, 1994, 320 p.
Depraz Nathalie, Varela Francisco et Vermersch Pierre, On Becoming Aware, Amsterdam, John Benjamins Publishing
Company, 2003, 289 p.
Duzert Michèle, Vivre ensemble son autonomie, Paris, Editions L’Harmattan, 2016, 144 p.
Husserl Edmund, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, 624 p.
Husserl Edmund, L’idée de La Phénoménologie, Paris, PUF, 1992, 140 p.
Magrin-Chagnolleau Ivan, « Du chaos à la création : une expérience de pédagogie énactive pour expérimenter le processus
créatif en performance », p-e-r-f-o-r-m-a-n-c-e, 2, 2015.
Magrin-Chagnolleau Ivan, « L’énaction dans la création artistique : théâtre, cinéma et performance », in Action, Énaction,
213–24, L’Harmattan, Collection « Ouverture Philosophique », 2017.
Magrin-Chagnolleau Ivan, Muir Woods Spirits, Fontenay-sous-Bois, Aloha Edition, 2017, 88 p.
Magrin-Chagnolleau Ivan, « Hasard et Création », in Le Hasard, La Calcul et La Vie, 161-175, Londres, ISTE Editions,
2021. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02425267v3/document.
Magrin-Chagnolleau Ivan, « Chance and the Creative Process », in Chance, Calculation and Life, 169–83, Londres, ISTE
Editions, 2021. https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03098739/document.
Magrin-Chagnolleau Ivan, Haïku 1, Champigny-sur-Marne, Aloha Edition, 2023, 116 p.
22 Voir le livre passionnant de Francisco Varela consacré à l’éthique : Varela Francisco, Ethical Know-How: Action, Wisdom,
and Cognition, Stanford, Stanford University Press, 1999, 96 p.
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Trocmé-Fabre Hélène, J’apprends, donc je suis, Editions d’Organisation, 1987, 290 p.
Trocmé-Fabre Hélène, Réinventer le métier d’apprendre, Paris, Editions d’Organisation, 1999, 269 p.
Varela Francisco, Thomson Evan et Rosch Eleanor, The Embodied Mind, Cambridge, The MIT Press, 1991, 328 p.
Varela Francisco, Ethical Know-How: Action, Wisdom, and Cognition, 1st edition, Stanford, Stanford University Press,
1999, 96 p.
Varela Francisco, Le Cercle Créateur - Écrits (1976-2001), Paris, Seuil, 2017, 432 p.
Vermersch Pierre, « Bases de l’auto-Explicitation (1) », Expliciter, n o 69, 2007.
Vermersch Pierre, Explicitation et Phénoménologie, Paris, PUF, 2012, 472 p.
Vermersch Pierre, L’entretien d’explicitation, Issy-les-Moulineaux, ESF Éditeur, 2014, 208 p.
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Écologie et arts vivants : donner corps aux savoirs par
la performance
Ecology and Performing Arts: Embodying Knowledge Through
Performance
Damien Delorme 1, 2 , Darious Ghavami 2 , Joanne Clavel 2, 3
1
Institut de Géographie et Durabilité, Université de Lausanne, Suisse, damien.delorme@unil.ch
2
La Manufacture HES-SO, Lausanne, Suisse, darious.ghavami@unil.ch
3
Chargée de Recherche CNRS au Laboratoire LADYSS, Université Paris Cité, Paris, France, joanne.clavel@cnrs.fr
RÉSUMÉ. L'article explore les interactions entre arts vivants et sciences écologiques à travers le cycle Imaginaire des
Futurs Possibles, organisé par le Théâtre Vidy-Lausanne et l'Université de Lausanne. Il met en lumière la manière dont les
performances théâtrales réinvestissent les savoirs scientifiques en les rendant sensibles et incarnés. Trois axes principaux
sont développés : la théâtralisation des savoirs écologiques (conférences performées, mise en scène du savoir), le deveniranimiste
du théâtre écologique (décentrement des perspectives, métamorphoses des corps) et la (re)politisation des
savoirs écologiques (justice environnementale, enjeux décoloniaux). L'article souligne comment ces rencontres artssciences
permettent de relier la connaissance avec l'expérience vécue, mobilisant les affects et l'imaginaire pour
transformer la perception et l'action face aux crises écologiques.
ABSTRACT. The article explores the interactions between performing arts and ecological sciences through the Imaginary
Futures cycle, organized by Théâtre Vidy-Lausanne and the University of Lausanne. It highlights how theatrical
performances reinvest scientific knowledge by making it tangible and embodied. Three main axes are developed: the
theatricalization of ecological knowledge (performed lectures, staging of knowledge), the animist transformation of
ecological theater (decentering perspectives, body metamorphoses), and the (re)politicization of ecological knowledge
(environmental justice, decolonial issues). The article emphasizes how these art-science encounters reconnect knowledge
with lived experience, mobilizing emotions and imagination to transform perception and action in response to ecological
crises.
MOTS-CLÉS. Arts vivants, Écologie, Théâtre, Sciences, Performativité, Animisme, Politisation, Sensibilité, Imaginaires,
Transdisciplinarité.
KEYWORDS. Performing Arts, Ecology, Theater, Sciences, Performativity, Animism, Politicization, Sensibility, Imaginaries,
Transdisciplinarity.
Introduction : des écologues en quête d’art ?
L’intérêt croissant des scientifiques et en particulier des écologues ou des biologistes de la
conservation pour les questions artistiques est une tendance qui se confirme depuis quelques années 1 .
Parmi les raisons qui peuvent justifier cet intérêt, on peut noter des raisons pragmatiques et des raisons
épistémologiques : du côté pragmatique, force est de constater un relatif échec des mesures et politiques
strictement scientifiques à influer massivement sur les tendances d’érosion de la biodiversité et de
dégradation des milieux de vie pour de nombreuses espèces et populations dans un contexte de
transgression des limites planétaires (IPBES 2019). Du côté épistémologique, la remise en question du
rationalisme triomphant de la modernité, associé à l’intégration progressive des savoirs critiques issus
des sciences sociales et de la philosophie aux sciences naturelles, et à l’ouverture vers une forme de
pluralisme épistémique par l’intégration progressive de savoirs vernaculaires et autochtones tendent à
1
On peut citer à titre d’exemple la structuration de collectifs plus ou moins institutionnels comme le groupe thématique « Arts et
Sciences de l’écologie et de l'évolution » (ASE) de la Société Française d’Écologie et d’évolution crée en 2023, le groupe de travail
Sciences-Arts-Mer (SIAM) du GDR OMER du CNRS crée fin 2024 ou encore la nouvelle section disciplinaire du CNRS « littérature,
arts, esthétiques et création », mettant en avant la recherche-création dans ses missions et qui sera ouverte au concours en 2025. Voir
https://sfecologie.org/actions/groupes/art-ecologie-evolution/ ; https://ocean.cnrs.fr/groupes-de-travail/ ;
https://www.cnrs.fr/fr/actualite/evolution-des-perimetres-des-sections-du-comite-national-de-la-recherche-scientifique
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contester le rationalisme étroit et sa prétention hégémonique (Harding 1996 ; Pierron 2023 ; Plumwood
2024). De façon plus générale, dans les domaines touchant aux enjeux écologiques, la connaissance ne
semble jamais être un levier suffisant pour mobiliser les foules, activer des collectifs, transformer les
comportements et infléchir les trajectoires politiques et sociales dans ce Nouveau Régime Climatique
(Latour 2015 ; Latour et Schultz 2022 ; Hess 2023).
Pour tenter de contester le primat impérialiste des sciences et des technologies (Snow 1993), pour
dépasser le schisme entre sciences et humanités, celui récent qui produit d’un côté des « instruits
incultes » et de l’autre des « cultivées ignorants », ainsi que le diagnostiquait Michel Serres (1991, p 92 ;
2009, p. 109), de nombreuses initiatives explorent les rencontres arts-sciences. Mais quelles parts les arts
peuvent-ils avoir dans ces luttes pour la défense des milieux de vie et des vivants qui les habitent ? Quels
sont les défis des collaborations arts-sciences et comment évaluer leurs effets ?
Un signe parmi tant d’autres de cet intérêt croissant pour les questions artistiques au sein des mondes
de l’écologie scientifique est l’organisation, au sein du World Biodiversity Forum 2024 à Davos, de
panels sur les questions artistiques 2 , les croisements arts-sciences et les initiatives tentant de joindre les
forces affectives de l’art avec la puissance des alertes du savoir écologiques académique pour contribuer
à un changement culturel ou systémique dans les rapports entre les humains et le vivant.
Mais d’autres initiatives tentent d’activer ces rencontres, de mobiliser des forces communes et de
tenter de produire des effets différents de ce que chaque approche isolée (les arts et les sciences) pourrait
espérer produire chacune dans son champ propre.
Pour contribuer à la réflexion sur ces questions, le présent article s’appuie sur le corpus du cycle de
rencontres et d’expérimentations collectives Imaginaires des futurs possibles. Porté par le Théâtre Vidy-
Lausanne et l’Université de Lausanne, il a donné lieu à trois éditions successives, qui se sont déroulées
à Lausanne 3 . Sous la houlette des scientifiques, philosophes et artistes Dominique Bourg (édition 19/20),
Vinciane Despret (édition 20/21), Claire de Ribaupierre et Faustin Linyekula (édition 21/22), se sont
tenus chaque année un séminaire rassemblant un groupe de sept artistes romand·es et sept jeunes
chercheur·euses UNIL et des rencontres publiques (conférences, assemblées participatives et balades
urbaines thématiques). Chaque édition s’est clôturée par le Théâtre des futurs possibles, un temps fort
performatif où étaient présentés, le temps d’une journée entière, des formes arts-sciences de
collaborations entre les séminaristes. Au travers des trois saisons, ce sont vingt jeunes chercheur·e·s de
l’UNIL de disciplines différentes liées aux questions environnementales (cinq en humanités
environnementales, trois biologistes, trois anthropologues, deux littéraires, deux juristes, deux
sociologues et politologues, une historienne, une économiste, une criminologue) et vingt jeunes artistes
émergent·e·s des disciplines des arts vivants (douze comédien·nes/metteur·ses en scène de théâtre, deux
danseuses/chorégraphes, deux musiciens, une autrice, une performeuse, un circassien, une vidéaste) qui
se sont réunis lors du séminaire arts/sciences.
En 2023, le programme s’est transformé en un appel à projet à l’attention des séminaristes en vue de
la production de deux spectacles art-science abordant les enjeux transversaux des trois cycles des
Imaginaires des futurs possibles à savoir : les fondements des crises écologiques et leurs conséquences,
2
https://worldbiodiversityforum2024.org/art-and-science/
3
L'intention du Théâtre de Vidy était de promouvoir une expérience art-science, qui contribuerait à son positionnement de théâtre
conerné par les questions écologiques tout en soutenant des artistes émergents. Pour l'UNIL, dans la continuité de la programmation de
son théâtre universitaire La Grange, il s'agissait de remplir sa mission de service à la cité par une médiation originale, tout en offrant
une expérience à de jeunes chercheur.euse.s en quête davantage de sensible. Il s'agit donc, pour ces deux institutions, chacune à son
niveau, de contribuer à la transformation collective qu'exige l'urgence écologique. L'une des hypothèses fondatrices de cette initiative
est l'exploration des rencontres fructueuses et d'une fertilisation croisée entre les mondes de la science et de l'art. Voir (Barneaud,
Pannatier et Ghavami 2021) https://www.europeantheatre.eu/news/our-experiments-a-radical-international-collaboration.
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la durabilité sociale et environnementale, les enjeux de la décolonisation, l’articulation local – global,
les nouveaux futurs et récits possibles et les liens aux vivants 4 .
Le présent article vise à analyser la dialectique entre les savoirs (écologiques), les œuvres
(théâtralisées) et les publics. Comment, au sein de ces propositions théâtrales, les savoirs à propos des
vivants sont-ils mobilisés et mis en scène ? Quels types de transformations s’opèrent dans cette
théâtralisation des sciences écologiques ? Qu’apporte le théâtre par rapport aux informations
scientifiques ?
Conférences performées et mise en scène du savoir scientifique
Une première modalité la plus évidente de mise en scène des savoirs (universitaires) écologiques 5 sont
les « conférences performées ». Il s’agit d’ordinaire de personnalités issues du monde académique qui,
devenant figures publiques, ajoutent certains traits performatifs à leur exposé (des éléments de décors,
une gestuelle, parfois des modes narratifs décalés par rapport au ton de la conférence, une forme de
poétisation du savoir ou de l’appel à agir) (Bardiot 2019). Ce devenir-performer de certaines figures
intellectuelles des humanités environnementales est bien présent chez des personnalités importantes du
cycles (Vinciane Despret notamment), et certains ateliers proposés aux chercheur·euses a pu encourager
ce type d’écriture et de mise en scène. Parler de “devenir-autre” c’est, à la suite de Deleuze et Guattari
(1980), penser des dynamiques d’altération de soi et des fonctions que l’on incarne. Ces transformations
passent souvent par le risque de l’ouverture à l’altérité et par des formes de minorisation ou de
déstabilisation de fonctions stabilisées (majoritaires ou premières). Deleuze et Guattari saisissent cette
dialectique à travers les concepts de « déterritorialisaiton » et « reterritorialisation ». Ici, on a bien des
figures universitaires, autorités savantes en un sens, qui, une fois devenue figure publique par la
répétition et la médiatisation de leur prises de paroles, jouent le jeu de la mise en scène de soi et de la
pluralisation des formes d’adresses (humoristique, prophétique, poétique). Si les scientifiques parlent
d’abord la langue de la rationalité, de la démonstration, de la preuve et de la reconnaissance par les pairs,
l’incursion sur le terrain de l’adresse tout public, de la mise en corps d’une parole, de la poétique, voire
d’une forme même minimale et souvent stéréotypées de mise en scène constitue « un devenir-mineur
de la langue majeure » (Deleuze et Guattari 1980, p. 132).
On peut noter que la collaboration avec des professionnels des arts-vivants a eu tendance à dépasser
ce premier genre de performativité. Ce qui s’en rapproche le plus mais le décale est la proposition
Auréliens (2020), du metteur en scène François Gremaud, qui fait interpréter par le comédien Aurélien
Patouillard, le texte d’une conférence d’Aurélien Barrau réalisée en 2020 à l’Université de Lausanne et
intitulée Le plus grand défis de l’histoire de l’humanité. L’intention est explicitement de « rendre
sensible » la connaissance et le discours scientifique, en mobilisant les savoirs faire d’incarnation et de
mise en corps propres aux interprètes-comédiens 6 . Le dispositif soulève d’abord une série de questions
sur l’effet ou l’utilité incertaine de la redondance (étant donné qu’Aurélien Barrau lui-même incarne ou
joue à sa façon ses propres textes et que la performance de Aurélien Patouillard est réalisée à l’oreillette
4
De cet appel à projet sont nés : Derborence, de la biologiste Amaranta Fontcuberta et du plasticien Simon Senn (la mise en scène et
en récit du travail de recherche doctorale d’Amaranta sur l’évolution d’une espèce de fourmis de la vallée de Derborence en Valais) ; et
La révolte des zozios, de la metteuse en scène Nina Negri, en collaboration avec Amaranta Fontcuberta à nouveau et la musicienne
Annick Roddy (une conférence performée chantée pour les classes de primaires sur notre lien aux oiseaux).
5
Les savoirs écologiques excèdent la production de la connaissance au sein des universités. Il y a un ensemble de savoirs, c’est-à-dire
de compétences et de puissance d’agir, liées aux questions écologiques qui se constituent et circulent plus ou moins loin des milieux
académiques, dans des métiers en prise avec les autres qu’humains, des pratiques de subsistance, des savoirs du corps, des pratiques
thérapeutiques et militantes.
6
Dans la note d’intention du spectacle, on peut lire « S’adressant à nos cœurs plus encore qu’à nos raisons, il permet peut-être – c’est
le pari – d’entendre autrement (sensiblement) un discours que les scientifiques du monde entier répètent inlassablement depuis plus de
30 ans sans que nous ne soyons capables de les entendre. »
https://www.artcena.fr/sites/default/files/medias/Magazine/Portrait/Gremaud%20Fran%C3%A7ois/DPprod_aureliens_2b_company.pdf
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restituant et incarnant au plus vif le texte et les rythmes d’Aurélien Barrau), comme sur le parti pris d’une
transposition sans transformation d’un type de texte qui n’est pas écrit pour le théâtre (qui ne mobilise
qu’une petite partie des potentialités dramatiques et performatives pour incarner une connaissance).
Cependant le dispositif est intéressant à plus d’un titre : il révèle d’abord le type de performativité propre
aux conférences performées. En neutralisant le rapport direct aux figures savantes, il rend attentif, moins
à l’autorité détentrice d’un savoir dont on viendrait écouter la parole instruite que l’on espère toujours
en même temps parole sage, qu’au texte même, et à son élocution dramatisée. Ce qui est joué dans une
conférence performée n’est donc pas seulement une communication ou une vulgarisation du savoir. C’est
peut-être aussi la mise en scène de la révélation de la vérité scientifique dont les experts savants, dans
des prises de paroles publiques, deviendraient comme des passeurs ou des oracles. Mais en faisant jouer
par un comédien le texte, ce dispositif, en creux, met au jour à la fois la spécificité et l’expertise propre
du métier d’acteur (incarnation d’un texte, mouvements de corps, variations de rythmes de tons, incarner
un rôle, être passeur d’un texte, etc.) qui parfois, fait défaut, au scientifique-performer.
Une façon d’enrichir la présence en scène des scientifiques est de proposer un véritable travail de mise
en scène et de co-construction de l’écriture du spectacle, lors d’une collaboration entre artistes et
scientifiques à des fins performatives. C’est précisément de ce type de rencontre, ou d’altération
réciproque, qu’est né Derborence d'Amaranta Fontcuberta et Simon Senn, lors du dernier cycle 2024-
2025. Derborence est le lieu en Valais où Amaranta Fontcuberta a fait son doctorat sur le polymorphisme
social d’une espèce de fourmis. Elle a transformé sa thèse en une conférence performée où elle vulgarise
les connaissances biologiques mais raconte aussi son doctorat comme une expérience transformatrice.
Elle invite le public à réfléchir aux enjeux de la connaissance de la biodiversité. Mais elle met surtout en
scène la possibilité de passer d’un savoir objectif en 3 e personne, savoir d’autant plus impersonnel qu’il
doit pouvoir satisfaire aux normes de l’objectivité scientifique, à un savoir vécu en 1 ère personne,
expérience vécue, recontextualisée, située dans des expériences affectives et des réseaux techniques et
sociaux de production de la connaissance.
Amaranta, la biologiste-performeuse, insiste sur le fait que l'ensemble du processus qu'elle a traversé
relève d'autre chose qu'un travail de « communication scientifique » 7 . Elle tient à ce que sa proposition
performative soit reçue comme autre chose qu'une simple « médiation » ou « vulgarisation
scientifique ». Car dans la mise en théâtre de sa recherche, elle a vécu une expérience non seulement
créatrice mais aussi « réparatrice », une expérience qui lui a permis de « renouer avec sa passion première
pour le questionnement et la recherche sur la grande question de l'évolution de la vie », alors même que
la thèse avait été une expérience d’isolement, d’insertion dans une compétition internationale brutale, de
manque de reconnaissance, de multiplication de gestes techniques et d’opérations dont le sens n’était pas
évident. Expérience traumatique donc au sens où Amaranta ne voulait plus et ne pouvait plus, avant ce
travail théâtral, supporter le sujet même de sa thèse, devenu à nouveau simple « objet », pratiquement
inerte, d’une recherche révolue. Ce passage de l’écologie évolutive à l’écologie en première personne a
produit des effets affectifs inattendus sur le public notamment le partage de commentaires émouvants de
la part de collègues biologistes (en particulier des femmes) qui sont venu·es voir la biologisteperformeuse,
en larmes après la représentation et l'ont remerciée très chaleureusement – ce qu'Amaranta
interprétait comme une fonction cathartique potentielle par laquelle elle s'autorisait à révéler et à dire ce
qui est d'ordinaire tu (les doutes, les errements, les actes concrets qui sous-tendent les résultats
notamment la mise à mort de nombreuses fourmis pour récolter leur ADN, les tensions internes, les luttes
de pouvoirs, la lassitude et la perte d’intérêt quant au sujet, l’interrogation de la fonction sociale de la
recherche universitaire internationale confrontée aux savoirs locaux et ancestraux, ancrés dans les
problèmes territoriaux, etc.).
La traduction théâtrale de la thèse en biologie évolutive d’Amaranta a donc permis de renouer avec
les puissances affectives qui font que la connaissance n’est pas une information parmi d’autres, mais une
expérience aussi vécue et incarnée, située et contextualisée, d’autant plus intéressante et puissante qu’elle
7
Entretien réalisé le 11.06.2024.
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parvient à être transmise comme expérience d’une transformation de soi, du rapport aux autres et du
rapport au monde.
Une dernière variation sur la conférence-performé consiste à rompre sa théâtralité ordinaire, frontale,
scientifique au pupitre, public silencieux et immobile. Un exemple pourrait être Slow, always on my mind
de Cédric Djédjé, Louis Schild, Andrea Mathez, Violante Torre et Mathilde Vandaele qui s’est présenté
comme une performance participative où les membres du public étaient invité·es à danser des slows sur
des musiques dont les paroles étaient entièrement tirées d’extraits de divers textes scientifiques. Du
rapport du GIEC à l’Afrotopia de l’intellectuel Felwine Sarr, ces textes étaient incarnés et chantés par
deux interprètes sur une composition musicale live de Louis Schild au piano et son batteur. Avec une
grande boule à facette accrochée au plafond comme unique source de lumière tel un écho à la planète
Terre qui tourne et brille singulièrement de vie, chacun.e devenait danseur.euse le temps d’une boom.
Ainsi, cette performance collective emprunte les codes du bal populaire adaptable dans des salles
municipales de village comme les garages ou salon privés. Un concert d’une heure interrogeait alors les
différentes réceptions des savoirs scientifiques notamment par son interprétation artistique (chanté, dansé
et musicalisé) ou encore par la temporalité de sa transmission où le format « slow » convoquait le templong
qu’appelle les mouvements écologistes slow work, slow food ou slow science. La danse du slow
propice à l’écoute de la musique et de l’autre, dans un mouvement où les corps se rapprochent et
s’enlacent, offre un dispositif de soin affectif propice à recevoir les constats alarmants du monde et
trouver refuge dans la chaleur d’un partenaire. Ainsi, le dispositif offrait l’occasion d’une incorporation
des savoirs écologiques tant par les interprètes musiciens que par les amateurs.rices danseur·euses.
De nombreuses propositions intègrent des citations de connaissances scientifiques (par exemple des
alertes du GIEC ou d’experts de la biodiversité sur les ravages en cours) que ce soit sous forme de
citations, de lectures théâtralisées et performées, ou de réappropriations plus libres. La motivation
commune semble de retrouver ou d’activer par la mise en scène (interprétation, jeu, adresse,
scénographie, effets de lumière, son, vidéo…), le pouvoir affectant des connaissances écologiques qui
sont en même temps des signaux d’alerte et des appels à l’action. La théâtralisation de la connaissance
sort donc la connaissance du simple transfert d’information pour la faire entrer dans les sphères
esthétiques, c’est-à-dire aussi incarnées et affectives.
Devenir-animiste du théâtre écologique
Une deuxième modalité, la plus représentée dans les propositions du cycle, semble relever de ce que
nous proposons d’appeler un « devenir-animiste » du théâtre écologique. L’animisme est entendu ici à
la suite de l’anthropologue Philippe Descola, c’est-à-dire, non pas comme un rapport au monde prérationnel
et de type religieux, mais comme une ontologie, ou vision du monde, ayant opté pour une autre
considération des rapports entre humains et autre qu’humains que le naturalisme Moderne Occidental.
Sa caractéristique commune « est l’imputation par les humains à des non- humains d’une intériorité
identique à la leur. Cette disposition humanise les plantes, et surtout les animaux, puisque l’âme dont ils
sont dotés leur permet non seulement de se comporter selon les normes sociales et les préceptes éthiques
des humains, mais aussi d’établir avec ces derniers et entre eux des relations de communication. »
(Descola 2005, p. 229) 8 . Mais insister sur le devenir-animiste permet de se situer moins au niveau des
structures stabilisées et institutionnalisées, telles les ontologies décrites par Descola, mais plutôt du côtés
des « ontogénèses » (Descola et Ingold 2014, p. 36), des expériences incarnées dans lesquelles se
construisent et se déconstruisent les manières de composer le monde et de penser les relations entre les
entités et les processus. Ainsi, cette approche semble trouver davantage de résonances théoriques avec
la démarches de l’anthropologue Tim Ingold, qui explicite ainsi son approche des phénomènes
animiques : « En me concentrant sur l'étude de ce processus, je me suis davantage intéressé à distinguer
les ontogénies (c'est-à-dire les différents chemins de développement) que les ontologies (ou philosophies
de l'être). J'essaie de ne plus penser en termes d'animisme, de naturalisme ou d' analogisme (autant de
8
Voir aussi (Harvey 2013, Astor-Aguilera et Harvey 2018)
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philosophies déjà définies), mais plutôt en termes de processus animiques (ou non-animiques) en
développement. » (Descola et Ingold 2014, p. 37). Parler de devenir-animiste, c’est aussi souligner la
dimension expérimentale, tâtonnante et instable de cette remise en question des ontologies dominantes,
depuis l’intérieure des cultures occidentales, au sein d’expériences minoritaires ainsi que la résistance et
l’opacité qui peuvent être rencontrées face à ce type d’expérience d’altération de soi.
Le devenir-animiste du théâtre écologique désigne l’idée que les caractéristiques propres de la
performance permettent de contester un présupposé de la vision du monde naturaliste moderne
occidentale. Cela serait en particulier pertinent pour contester l’idée que les êtres autres qu’humains
seraient exclusivement inertes ou mû par une causalité mécanique, et en ce sens pourraient être à
disposition de la seule agentivité humaine. Le devenir-animiste du théâtre écologique permettrait donc
de pluraliser et de complexifier la compréhension des agentivités de la nature au-delà des préjugés
anthropocentrés 9 . C’est précisément en ce sens que l’anthropologue-performeur Jérémy Damian (2017)
parle de « weird animisms » pour désigner cette tendance collective dans les arts de « nourrir des formes
d'attention et de sensibilité qui [...] participent à la ré-animation de nos mondes » (p.12).
Deux opérations principales semblent réaliser ce devenir-animiste du théâtre écologique : le
décentrement et la métamorphose.
Le décentrement
Les connaissances écologiques peuvent être mobilisées pour enrichir la compréhension que l’on peut
avoir des modes de vie autre qu’humains. Ainsi l’éthologie permet de déchiffrer certains signes et
d’interpréter certains comportements d’un cheval, d’un loup ou d’un poulpe (Renck et Servais 2002 ;
Reader and Laland 2003 ; Despret 2019, 2021). Ainsi la physiologie végétale permet d’accéder à certains
fonctionnements des plantes et des arbres, et de découvrir leur façon propre de réaliser des opérations
communes aux vivants : le métabolisme (respiration, nutrition, croissance, reproduction) et le
mouvement Une des puissances des arts vivants consiste à pouvoir rendre palpable d’autres mondes,
d’autres manières d’être vivant dans des personnages via des corporéités vivantes ou des artifices
(marionnettes, robots, décors, etc), des gestes et des discours faisant entendre ces voix inouïes. Il y a
dans cette opération plus qu’un partage d’information scientifique. Car le jeu scénique conteste un
présupposé de l’épistémologie moderne qui est la désanimation de la nature et son objectivation par les
savoirs scientifiques (souvent relayée au titre de simple « décors » pour les agents humain·es
jouissant·es). La personnification des savoirs naturalistes, éthologiques ou botaniques réanime la nature
au sens où elle crée un espace où semble autorisée, par hypothèse au titre de la fiction théâtrale, la
reconnaissance d’agentivités autre qu’humaines.
Dans Les arbres parlent (2020), la comédienne, metteuse en scène, réalisatrice Laetitia Dosch a créé
une pièce dans laquelle les personnages sont des arbres. Le charme, le hêtre, l’érable, le pin et le lierre
que le public peut observer depuis la grande paroi vitrée de la salle René Gonzalez du théâtre de Vidy,
revêtent des caractéristiques individuantes (un ton, des qualités, des ethos distincts). C’est dans ce
paysage à distance et cadré, où il ne se passe à priori pas grand-chose d’autre que le bruissement des
feuilles de ces végétaux immobiles et stoïques, que soudain ils se mettent à parler, dialoguer, échanger
plaçant d’emblée le public dans l’ambiance d’une communauté forestière constituée de points de vue
singuliers et distincts, d’aspirations et de rythmes propres, de désirs et de d’interprétation multiples. Le
public est ainsi invité par le texte à imaginer une autre perception du rythme temporel avec leur sens du
9
Pour des analyses analogues en contextes Néozélandais, voir (Braddock 2017).
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ralenti et du temps long 10 , mais aussi l'explosion érotique du printemps 11 et la perspective séculaire sur
l'avenir et l'humanité, espèce adolescente et chaotique 12 . Le dispositif occulocentré, voir scopique,
plaçant frontalement les spectateur·rices de la proposition artistique dans une « technique de
l’observateur » (Crary 2016) altère d’autres modalités de relations plus immersives et multisensoriels,
que les corps à corps en présences permettent. Les enjeux énactifs, c’est-à-dire infra-langagiers et
affectifs, offrant des modes de participation commun aux humains et à d’autres êtres vivants sont ici peu
présents (Hess 2023). Cependant, donner une voix et un discours humains aux arbres est naturellement
un anthropomorphisme 13 , mais c’est un anthropomorphisme stratégique, qui permet non seulement de
contester la désanimation de la nature par la science moderne (Plumwood 2024) et les conséquences
extractivistes qui peuvent en découler au sein du capitalisme mondialisé, mais aussi d’élargir le champ
de l’attention et de la considération en suivant la variation des points de vue narratifs pour, finalement,
accéder à un niveau empathique (Hess 2023, p. 107-157). La voix prêtée aux autres qu’humains permet
de sortir de l’illusion anthropocentrée et à ce titre on peut défendre l’anthropomorphisme et reconnaitre
la valeur des approches dialogiques avec Val Plumwood : « Dans le contexte de destruction écologique
actuel, où nous avons désespérément besoin d’accroître notre sensibilité et notre capacité à communiquer
avec les autres terrestres, devons-nous persister à défendre des méthodologies monologiques et des
sophismes comme le mythe de l'anthropomorphisme, alors même que ceux-ci ont été conçus pour
faciliter l'exploitation ? Dans un contexte où nous avons la possibilité de développer un récit plus
généreux et une forme dialogique de rationalité qui permettrait d’être plus sensible à l'autre, devons-nous
infléchir nos facultés de raisonnement de telle sorte que nos options soient limitées à celles qui nous sont
offertes par les vieux modèles réductionnistes ? » (2024, p. 141) La mise en scène de personnes humaines
et autres qu’humaines est l’un des ressorts de la performance qui permet de faire vivre les autres
qu’humains, au sein des cultures occidentales modernes (Kubiak 2012).
La métamorphose
Un deuxième type de dispositif pouvant être interprété dans une perspective animiste est la
mobilisation de métamorphoses.
La métamorphose se situe au cœur des dynamiques animistes. Descola explique ainsi que le passage
d’une forme à l’autre permet de souligner à la fois la continuité des intériorités et la variation des modes
d’êtres liés aux discontinuités dans les apparences ou les formes corporelles. Il écrit : « Omniprésente
dans les mythes, mais aussi réputée commune dans la vie ordinaire, la métamorphose est l’épreuve par
excellence de l’animisme puisqu’elle révèle avec une grande clarté la clé de voûte qui assure solidité et
cohérence à cette ontologie : non seulement les sujets, humains comme autres-humains, jouissent d’une
10
Nous reproduisons dans les prochaines notes des extraits des dialogues de la pièce, illustrant ces points :
L : [...] le lierre il vient qu’à moitié sur toi.
F : Ha oui oui… en fait j’avais prévu le coup.
Et… très tôt je me suis dit, il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier. Alors j’ai tenté le tout pour le tout. A un moment
donné je me suis fait un peu grignoter par un écureuil et il me restait deux solutions : j’ai pris les deux. Et voilà, le lierre n’en a pris
qu’une. Donc là je suis tranquille pour quelques centaines d’années si tout se passe bien.
11
« L : De l’eau, de l’eau.
N : Je la sens ! Elle monte, elle descend, elle est partout ! Elle est partout ! Elle monte ! Elle est en train de détendre toutes mes parties
crispées, toutes mes feuilles qui étaient toutes contractées… Olala! Les amis ! Ho merci les amis !
CS : [...] Et si on baisait ? »
12
« E: Notre corps c’est de la lumière, c’est le soleil. Notre corps est cette énergie que nous insuffle jour après jour la chère lumière
de cette planète. Vous êtes nous, nous sommes vous.
L Et vous vivez grâce à nous.
S Il est temps de l’accepter. [...]
S Vous êtes NOTRE sol ! Et nous sommes, votre moyen de vous nourrir. Vos poumons.
[début chanson]
L Nous vous survivrons »
13
L’anthropologue Marshall Sahlins (2014), contestant la quadripartition ontologique proposée par Descola, fait de
l’anthropomorphisme la structure commune à toutes les cultures, exceptées le naturalisme occidental moderne, qui sous-tend aussi
différents animismes.
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intériorité comparable, mais celle-ci, mobile, peut venir habiter des enveloppes corporelles très
diverses » (2021, p. 117).
Le schème de la métamorphose peut être repéré dans les propositions performatives où le corps
humain des acteurs·rices se transforme pour incarner les altérités notamment animales. Dans Dog
Streams, par exemple, une pièce de la metteuse en scène et chorégraphe Nina Negri, issue d'un atelier
proposé par Vinciane Despret et inspiré·es par l'écoféminisme et la science-fiction, des comédien·nes
ont joué, dans les formes du théâtre d'improvisation, des injonctions qui pourraient être communes aux
chiens et aux femmes dans une société patriarcale et anthropocentrique. Différentes scénettes sont ainsi
proposées dans lesquelles on peut reconnaître différentes situations telles que pratiquer de manière
frénétique et inlassable la posture du « chien tête en bas » de yoga , être récompensée pour une
performance gestuelle parfaitement chorégraphiée et réussie la pratique de l’« agility » dans le milieu du
dressage canin est comparée aux injonctions des « bonnes manières » (esthétiques et comportementales)
attendues en société que l’on reproduit par automatisme mais aussi l’assujettissement par l’hyper
contrôle d’un individu sur un autre), aboyer pour exprimer la haine lors d’un conflit de conquête d’un
seul et même partenaire mâle et laisser transparaître de manière si impulsive le molosse, le sauvage, le
possessif en nous, caresser et être caressé·es et montrer un corps nu dont on attend telles ou telles formes
et postures et qu’on soumet aux regards et aux désirs. L’humour est mobilisé comme distance critique
par rapport à ces injonctions coercitives mais aussi comme écran-facilitateur permettant au public
d’accepter de façon provisoire d’entrer dans la perspective décalée par le prisme des comportements
canins.
En mobilisant les puissances expressives du corps, ces propositions permettent d’incarner l’agentivité
autre qu’humaine et favorisent les expériences empathiques, c’est-à-dire les expériences qui
reconnaissent une intériorité à d’autre entités et interprètent les comportements de ces entités comme des
expressions de cette intériorité. Ce n’est pas seulement l’âme qui habille différents corps, ce sont aussi
les corps qui déterminent les puissances des âmes pouvant s’exprimer différemment et de manière
inattendue en fonction des entités métamorphiques qui prennent corps sur scène.
Ce devenir-animiste du théâtre écologique est donc informé de sciences (éthologie, anthropologie,
etc.), mais élargit les expériences légitimes au-delà des approches étroitement objectivantes. La scène
théâtrale devient un espace créatif où les artistes et les publics explorent le changement de perspective,
le partage de la voix et les métamorphoses des corps, avec des êtres vivants, humains et autresqu’humains,
considérés comme animés et ayant une intériorité similaire à celle des humains. Cela
suppose les puissances du corps-conscient capable de participer à l’expérience d’autres êtres de la nature,
selon des modalités sensibles, imaginantes et herméneutiques, qui ont été précisément décrites par
l’écophénoménologue Gérald Hess, en particulier sous les catégories de « participation empathique »
avec certains animaux et de « participation énactive » avec l’ensemble des vivants (Hess 2023).
(re)politisation des savoirs écologiques
Une troisième modalité de rencontre entre arts vivants et savoirs écologiques concerne plus
spécifiquement les sciences sociales de l’environnement. Un des apports de ces approches critiques a été
de dénoncer la séparation, illusoire ou idéologique, entre les problèmes de protection ou de préservation
de la nature, d’un côté, et, de l’autre, les problèmes de types politiques et sociaux (les inégalités sociales,
le non-respect des droits humains, la colonisation et ses effets, etc.) (Guha et Martínez-Alier 2012,
Martínez-Alier 2014, Cronon 2016, Escobar 2018).
Un certain nombre de propositions du théâtre des futurs possibles ont ainsi interrogé la dépolitisation
potentielle des questions écologiques qui insistent sur le vivant. Par exemple la pièce vidéo intitulée
Pleurnicher le vivant de Mélina Martin et Clémence Demay, faisait entendre des extraits d'un article
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éponyme de Frédéric Lordon 14 , qui au nom d’une approche marxiste brocardait les philosophies du
vivant (Latour, Despret, Morizot, etc.) des approches fautives sur le plan du diagnostic (politique) des
problèmes écologiques et impuissantes à indiquer les leviers d’actions pour mettre à bas le capitalisme
extractiviste, colonial et patriarcal.
Certaines propositions ont, au contraire, exploré la re-politisation explicite d'espèces végétales. Ainsi,
lors de la troisième édition en 2022, l’auteur de Sagesses des lianes, Dénétèm Touam Bona a proposé
une lecture itinérante permettant de reconsidérer, dans une perspective décoloniale liant le poétique et le
politique, les lianes. A partir d’une réflexion sur les « écologies de la plantation » (ce que Haraway
(2020) et Tsing ont nommé Plantationocène) et les « écologies marronnes » (Malm 2018) l’auteur prend
la liane, espèce végétale captée dans l’imaginaire coloniale comme une figure du sauvage à laquelle se
suspend Tarzan, et la reclaim (la revendique et la répare suivant le mot d’ordre des écoféministes) comme
le symbole végétal d’une dynamique d’alliance entre subordonné·es, mue par une tendance à enrouler
les obstacles, à se déployer par la torsion, le zigzag et le recours aux marges plutôt que par la rectitude
et l’érection par le centre. « La liane dispose d’une formidable puissance d’entrelacement. Son échappée
vers les cieux n’est possible que parce qu’elle compte sur les autres, parce qu’elle se mêle aux autres,
tout en les entremêlant. » (Touam Bona 2018). En plus du contenu politisé de la prise de parole, l’acte
politique, intentionnellement voulu par Faustin Lyniekula, consistait, de la part du théâtre de Vidy, à
faire entendre la voix de l’auteur en personne, dans une déambulation dans le parc attenant sur fond de
critique des invisibilisations des voix minorisées et des différentes formes d’appropriation.
On peut aussi mentionner Une invitation, une proposition de Marc Oosterhoff et Faustin Linyekula :
un duo de danseurs – un blanc, un noir – qui, dans les frottements et confrontations improvisés de leur
corps à corps au sein du grillage d’un court de tennis abandonné au milieu d'une friche, racontait, sans
mots, l’histoire coloniale, fondement de la dette écologique des nations colonisatrices (Hornborg 2013).
Le choix du lieu évoquait la tension entre espèces autres qu’humaines (la friche) et groupes humains
marginalisés. On pouvait y lire une critique des processus politiques qui tentent de contrôler la nature et
certains humains rejetés hors de la sphère de la communauté politique, dont l’histoire, l’éthique
environnementale et l’anthropologie ont montré qu’ils sont au cœur des visions du monde et des
processus colonisateurs ayant contribué aux ravages écologiques et sociaux (Ferdinand 2019).
Les savoirs écologiques mis en scène ou mobilisés permettent de visibiliser cette intrication des
questions environnementales avec les questions mentales, sociales et politiques (Sermon 2021). Le
théâtre est aussi le lieu où peuvent résonner les interpellations relatives aux dettes écologiques inscrites
dans l’histoire coloniale et les appels à dépasser le superficiel des actes verts et vertueux (tels le
recyclage) (Monsaingeon 2017) pour interroger les racines économiques et politiques des injustices
environnementales et écologiques. Et plus profondément, c’est la négociation sous-jacente des
conditions de la visibilité, audibilité et sensibilité collective, qui est en jeu chaque fois que se joue la
mise en scène des autres-qu’humains et des défis écologiques et sociaux dans un perspective de justice
environnementale.
Écologisation du théâtre, théâtralisation de l’écologie et incarnation des savoirs.
Dans les rapports entre le monde des arts vivants et les savoirs de l’écologie, de grandes tendances
semblent se dégager et impliquer des transformations mutuelles.
[1] La théâtralisation de l'écologie. Elle consiste à traduire les connaissances scientifiques en discours
public et les interpréter en expérience esthétique. Il s’agit de citer sur scène des savoirs, de relayer les
alertes, d'incarner des points de vue contradictoires du débat public ou scientifique sur des questions
polémiques. Cela peut prendre la forme, comme nous l’avons vu, de conférences-performées, de la
14
Pour le texte de Lordon voir, https://blog.mondediplo.net/pleurnicher-le-vivant. Pour une réponse d’un éco-marxiste qui dépasse
précisément les termes de la controverse voir (Guillibert 2021)
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« dramatisation » de la connaissance par divers moyens tels que des chansons, des chorégraphies et des
histoires, des citations et des incarnations de discours de type scientifique. Nous avons pu mettre en avant
que la théâtralisation réitère les codes de la conférence tant pour mettre en scène des chercheur.es que
des acteur·rices pour en proposer de véritables performances, mais elle peut également passer par le jeu
scénographique et sa construction de mondes possibles. Cet artifice, où opère la magie du théâtre, offre
des changements d’échelle et de percpective à l’image des mondes vécus par les autres qu’humains (que
ce soit l’immensité de la montagne ou la petite fourmis). Il y a, dans ce mouvement, l’occasion pour des
chercheur·euses, comme pour les publics, de désobjectiver la connaissance scientifique, de reconnecter
la science et l'expérience personnelle. Ces dispositifs s’autorisent à mobiliser la puissance des affects et
réintègrent cette dimension fondamentale de l’expérience comme complémentaire et non opposée à la
production de connaissance. Ils ouvrent aussi de nouvelles possibilités de faire vivre les savoirs. C’est
donc une déconstruction performative du dualisme moderne rationalité/émotions, science/croyance qui
parvient à être à la fois émouvante et édifiante.
[2] L'écologisation du théâtre. En utilisant les normes, les outils et les possibilités du monde des arts
du spectacle, un autre mouvement rassemble des tentatives d'incarner les interdépendances écologiques,
les vulnérabilités naturelles et de rappeler les questions sociales liées aux dévastations écologiques dans
l'espace scénique/créatif offert par les arts vivants. L'écologisation du théâtre peut explorer des virtualités
et des futurs imaginaires en racontant des fictions, des utopies ou des dystopies. Elle joue avec les
puissances d’incarnation et de fiction pour proposer une expérience décentrée et multi-perspectiviste
mettant en scène des personnages autres qu’humains pour créer d’autres récits et d’autres imaginaires
sur le registre de l’affect, de la poésie, du risque, de l’interprétation subjective, de l’abstraction théâtrale
et non du savoir dit objectif comme vecteur principal du propos. Certains spectacles tirent parti de la
dimension cérémonielle de l'expérience esthétique pour explorer les dimensions existentielles et écospirituelles
à travers diverses formes de rituels et l'utilisation d'un anthropomorphisme stratégique pour
assouplir l'anthropocentrisme moral et métaphysique 15 .
[3] L’incarnation de l’écologie. Enfin, dans ce processus de rencontres entre arts vivants et recherches
scientifiques, se dessine un processus d’incarnation et d’incorporation (embodiment) des connaissances,
la traversée corporelle et l’exploration par des techniques du corps mènent à des déplacements du jeu de
l’interprète et de potentiels métamorphoses des performeur·euses. S’entrevoit alors une des formes des
multiples « devenir animiste » possibles qui tend à réanimer les vivant·es par les arts. Ce travail produit
aussi de nouvelles esthétiques et des propositions expérientielles aux spectateur·rices. Ces dernier.es
peuvent devenir eux même participant·es à l’œuvre collective, ou jouer un rôle différent de celui
traditionnellement assigné au théâtre. Se jouent à cet endroit un autre rôle des arts vivants qui floutent
les places et les hiérarchies – amateurs/professionnels ; experts/novices ; boite noire/in situ ;
événementiel/ordinaire.
Bien que non développée dans cet article, une autre écologisation du théâtre est en cours, elle a trait à
l’éco-conception et les transformations socio-économiques qui accompagnent la « transition
écologique » tant dans une injonction de décarbonation de la croissance que d’une radicale descente
énergétique.
Conclusion : arts et écologie en première personne
L'expérience proposée aux artistes et aux publics par les arts vivants est une expérience qui tend à
toucher la dimension sensorielle, émotionnelle et imaginative de leur existence. La connaissance n'est
plus un discours abstrait et objectif. Elle devient quelque chose de concret, incarné de diverses manières,
et donc quelque chose de potentiellement lié à des préoccupations existentielles et personnelles (c’est-àdire
aussi toujours collectives). Les expériences art/science ici considérées contribuent donc à ce que
15
L’anthropocentrisme moral désigne le préjugé selon lequel seuls les êtres humains appartiennent à la communauté morale en raison
d'un statut ontologique extraordinaire. Voir (Hess 2013).
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nous appelons « l'écologie de la première personne » (Arcos, Delorme et Hess 2024) qui n'est pas une
écologie égotique, mais au contraire l'insistance sur le fait que la connaissance écologique abstraite
globale doit se connecter à une dimension existentielle profonde pour permettre aux gens dans la société
occidentale de « croire ce qu'ils savent », selon la formule du philosophe Jean-Pierre Dupuy, et d'agir à
la fois à un niveau collectif et individuel. Ce cadre de l'écologie de la première personne nous permet de
comprendre et de questionner le pouvoir de transformation potentiel des rencontres arts-sciences à un
niveau dramaturgique, épistémologique et existentiel profond.
Au niveau dramaturgique, si la crise écologique est présentée comme un phénomène global aux
dimensions systémiques, elle n'en demeure pas moins plurielle, produisant des effets variés, diffus et
inégaux. C’est sur le plateau de théâtre, lieu de fiction, de monstration et d’expérimentation, qu’il est
possible de visibiliser et faire voir, entendre, sentir, toucher, raconter, goûter, incarner les « autre
manières » de faire et d’être et lutter ainsi contre « l’isolement monadique » (Kohn 2017, p. 42) des
collectifs qui courent le risque de ne voir et montrer plus que l’image d’eux-mêmes. C’est cette approche
perspectiviste – c’est-à-dire ici qui valorise la possibilité d’adopter par empathie d’autres points de vue
que le sien propre (qu’il soit égotique ou spécifique) – qui peut conduire à déconstruire les récits
hégémoniques et (tenter de) proposer de nouvelles lectures idéelles voire des bifurcations de trajectoires.
Au niveau épistémologique, si la connaissance scientifique est abstraite, globale et objective, les
médiations artistiques peuvent la traduire en une connaissance concrète, localisée et émotionnellement
ancrée dans un contexte spécifique, et surtout éprouvé. La connaissance peut alors participer d'une
transformation d'une vision du monde, et susciter un attachement profond aux enjeux écologiques, qui
peuvent s'exprimer ensuite au sein d'une éthique des vertus écologiques (une valorisation de disposition
morale qui sous-tendent la responsabilisation et l’action militante, telles que l’attention, l’humilité ou la
sobriété) et d'une politique qui met en son cœur les enjeux de justices. C'est à la fois un enjeu éducatif
de développement de cette puissance d'être affecté par les enjeux environnementaux et un enjeu culturel
de transformation de la production des savoirs jugés légitimes en temps de bouleversements radicaux.
Au niveau politique, en-deçà des politisations explicites et partisanes de certains, se joue une
politisation plus implicite mais potentiellement tout aussi importante, qui interroge le théâtre et ses
limites, en particulier dans ses formes traditionnelles (frontalité, immobilité des spectateur·ices, écoute
d’un texte, divertissement bourgeois, etc.). A la suite du philosophe Jacques Rancière (2008, 2021), on
peut, en effet, reposer la question : qu’appelle-t-on politique dans les arts écologiques ? Ce n’est pas
seulement le contenu idéologique des messages véhiculés. Ce sont aussi les pratiques et les formats de
transmissions. Or les savoirs qui viennent des arts, qu’ils explorent les imaginaires, les savoirs du corps
et du sensible au-delà de l’oculo-centrisme, mais aussi l’invention de nouveaux formats et de nouvelles
transmissions (variations sur les conférences performées, devenir-animistes, (re)politisations), telles que
celles explorées dans ce cycle au sein du théâtre de Vidy, constituent une politique du sensible
écologique, à bas bruit mais radicale.
Au niveau existentiel enfin, si notre époque, anxiogène, encourage des formes de fuite de sa
responsabilité et de son pouvoir de réagir collectivement (Gardiner 2011), si elle produit ce double effet
d'oscillation entre « la panique et l'ennui » (Latour et Schultz 2022), alors l'art peut avoir la fonction
d'aligner les affects avec la connaissance pour permettre une action collective dans le contexte du
« Nouveau Régime Climatique » (Latour 2015), et de « l’intrusion de Gaïa » (Stengers 2019, Pignarre
2023). Exprimer les émotions et les affects pour les prendre en charge collectivement, à travers une sorte
de processus cathartique, pourrait-il ainsi redevenir potentiellement un des "rôles" de l'art sur une terre
dévastée ?
Il ressort de l'expérience du cycle Imaginaire des futurs possibles que les personnes sont affectées à
la fois par l'expérience, par la beauté comme par la violence, et par les incarnations des propositions
performatives. C'est peut-être cela que les arts (vivants) apportent en propre par rapport au discours
scientifique objectivant. Ils permettent de retrouver la dimension affective et émotionnelle des processus
d'enquête et d'élaboration de la connaissance. Ils permettent de les reconnecter avec les profondeurs
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existentielles réactivées par les enjeux écologiques, et avec les enjeux politiques du « partage du
sensible » (Rancière 2021). Les plateformes et processus arts-sciences peuvent donc avoir pour fonction
de reconnecter la science et l'expérience incarnée. Elles ont ainsi des fonctions existentielles et politiques
fondamentales : faire exister des explorations sensibles et affectives, riches de potentiels transformateurs,
et contribuer ainsi aux transformations culturelles écologiques de nos sociétés, présentes et à venir.
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Arts et sciences
2025, vol. 9, n° 1, 74-77 pages, DOI : 10.21494/ISTE.OP.2025.1304 ISTE OpenScience
Témoignage – L’enfance d’un scientifique baigné
dans l’art
Testimonial - A scientist's childhood steeped in art
Georges Chapouthier 1
1
Directeur de Recherche Emérite au CNRS, georgeschapouthier@gmail.com
RÉSUMÉ. Des rencontres originales durant l’enfance ou la jeunesse peuvent contribuer à faire adopter par un scientifique
une grande appétence pour la poésie.
ABSTRACT. Original encounters during childhood or youth can contribute to a scientist's great appetite for poetry.
MOTS-CLÉS. Education artistique, Enfance, Rencontres personnelles, Science.
KEYWORDS. Art education, Childhood, Personal encounters, Science.
L’adulte se crée durant son enfance et sa jeunesse. Si nous sommes d’abord les fruits de nos gènes,
nous devenons très vite ceux des mûrissements et des empreintes que la vie nous imprime dès la plus
petite enfance et qui se poursuivent tout le long de notre adolescence. Nous sommes très largement les
créations de notre milieu de vie et notamment les fils spirituels des personnes que nous y avons
rencontrées. C’est ce que je voudrais souligner ici.
Depuis l’enfance je suis passionné d’animaux 1 et c’est probablement la raison pour laquelle je suis
devenu chercheur en biologie au CNRS, où j’ai effectué toute ma carrière professionnelle 2 . Mais j’ai
aussi la particularité d’être fortement intéressé par l’art et notamment je suis, depuis de nombreuses
années, poète 3 . J’ai déjà amplement analysé cette double activité dans quelques articles antérieurs 4 dont
le présent texte se présente comme un complément. Dans mon parcours, j’ai été particulièrement
influencé, durant mon enfance et ma jeunesse, par quelques rencontres marquantes. Ce sont elles que je
voudrais présenter brièvement ici, car elles expliquent sans doute une part des raisons pour lesquelles un
scientifique peut aussi devenir poète.
1
G. Chapouthier, De l’ours en peluche au singe moqueur – Souvenirs d’un passionné d’animaux, Pippa éditeur, Paris, 2024.
2
G. Chapouthier, F. Tristani-Potteaux, Le chercheur et la souris, CNRS Editions, Paris, 2013.
3
Un adage affirme que « quand on écrit de la poésie à vingt, ans, on a vingt ans », mais que « quand on écrit de la poésie à quarante
ans, on est poète ». Quant à mon pseudonyme (Friedenkraft), je l’ai pris au début de ma carrière à Strasbourg pour éviter les
éventuelles conséquences négatives de mon activité poétique dans les commissions du CNRS qui déterminent les carrières des
chercheurs. Faire savoir à des collègues mal disposés qu’un chercheur en biologie écrit de la poésie aurait été la meilleure façon de
renoncer à des promotions !
4
G. Chapouthier, Du danger d’être scientifique et poète, dans : Souvenirs du Quartier Latin, Pippa Editeur, Paris, 2016, pp 63-69. G.
Chapouthier, Comment on devient (à la fois) scientifique et poète. How to be a scientist and a poet at the same time. Première
partie. Arts et Sciences (en ligne), 2023, 7 (3), p 8-15 ; seconde partie Arts et Sciences, 2023, 7 (3), p 16-22
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Déclamer avec Patrice Chéreau
Mon grand copain du collège et du lycée fut le futur metteur en scène Patrice Chéreau 5 . Parmi de
nombreux professeurs marquants dont nous bénéficions au Lycée Montaigne à Paris, l’un d’eux, notre
professeur d’allemand Audoin, eut sans doute une influence particulière et fut peut-être à l’origine du
choix de Patrice pour les études d’allemand après le bac et en parallèle avec sa carrière de metteur en
scène.
Patrice Chéreau, fils de deux artistes peintres, était beaucoup plus ouvert à l’art que moi-même. Lors
d’une invitation à son domicile, il me familiarisa à la fois aux tableaux abstraits de son père, à la musique
moderne du cithariste Anton Karas, à quelques tours de prestidigitation et à la manière de se grimer avec
un faux nez ! Nous étions tous les deux demi-pensionnaires et, durant les longues périodes passées dans
la cour de récréation, nous répétions ensemble les pièces de théâtre du programme. En donnant ainsi la
réplique à Patrice, j’avais appris tout un acte du Cid de Corneille. Je pense que ces déclamations scolaires
ont eu une influence majeure sur mon goût ultérieur pour la poésie, alors même que mon appétence pour
les sciences naturelles se développait et que je commençais à accumuler dans ma chambre des collections
d’insectes et de fossiles !
Les animaux de Pierre-Yves Trémois
Je devais avoir une douzaine d’années. Mon père était déjà mort depuis plusieurs années et je me
promenais avec ma mère sur un de ces grands boulevards qui font le charme de Paris. Ma mère parut
soudain surprise par l’annonce de l’exposition sur notre parcours d’un jeune artiste : Pierre-Yves
Trémois. « Tiens, me dit-elle, Trémois était un ami de ton père. Entrons dans cette exposition ! » Par
chance l’artiste était présent si bien que je me demande, après coup, si l’étonnement de ma mère n’était
pas feint et si elle n’avait pas elle-même préparé cette rencontre. Trémois exposait des dessins qui
m’intéressaient particulièrement, moi le futur biologiste et dès l’enfance passionné d’animaux. Trémois
venait de dessiner, pour un livre à venir 6 avec le naturaliste Jean Rostand, un « Bestiaire d’amour » où il
présentait de nombreux animaux lors de leur accouplement et de leur reproduction. Ma mère me présenta
à l’artiste qui allait devenir un de mes dessinateurs favoris et avec qui j’allais entretenir, durant les années
ultérieures, et malgré la différence d’âge, une amitié indéfectible. Devenu adulte, j’assistai à une
exposition de sculptures où il mêlait le charme des corps humains à des formes animales et j’écrivis,
sous mon pseudonyme, un petit article à ce sujet 7 pour une revue de poésie et de culture à laquelle je
collaborais. Pour moi , Trémois fur un artiste qui gérait harmonieusement ses aptitudes de dessinateur
ou de sculpteur et des intérêts marqués pour la science des êtres vivants ; Il me semblait très proche de
ma propre démarche.
Des années plus tard aussi, quand j’étais en classe préparatoire de biologie au Lycée Saint-Louis, j’eus
la chance de rencontrer personnellement Jean Rostand lors d’une conférence sur les grenouilles, qu’il
avait accepté de donner dans notre lycée.
Une empreinte libanaise
Mon père était helléniste et archéologue, une profession probablement à la croisée des lettres et de
sciences. Son grand ami, c’était un autre archéologue, Henri Seyrig, le père de l’actrice Delphine Seyrig.
Celui-ci était directeur de l’Institut d’Archéologie à Beyrouth au Liban. Alors que j’étais adolescent et
en classe de quatrième à Paris, il décida, pour parfaire ma formation d’orphelin privé de père et en accord
5
G. Friedenkraft, Patrice avant Chéreau, Nouvelles Rive Gauche, 1990, 154, pp 16-17. Voir aussi l’émission de télévision de Paris
Première, Recto-Verso, de P. Amar, consacrée à Patrice Chéreau, 25 Mars 2001.
6
J. Rostand, P.-Y. Trémois, Bestiaire d’amour, Robert Laffont, Paris, 1958.
7
G. Friedenkraft, Trémois sculpteur, Revue de l’Acilece, 1978, 73, 20-21.
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avec ma mère, de m’inviter à passer une année à Beyrouth, auprès de lui et de sa femme. Ce fut pour
moi une expérience irremplaçable. En biologie, on appelle « empreinte » un apprentissage acquis
spontanément durant la jeunesse et très puissant, voire indélébile. Le séjour au Liban constitua pour moi
une empreinte à vie. Il est bien clair, comme on le dit, que les voyages forment considérablement la
jeunesse.
A cette époque, le Liban était un pays merveilleux, économiquement riche (on l’appelait « la Suisse
du Moyen-Orient »), au climat exceptionnellement doux, plein de senteurs de pins, de fleurs et
d’agrumes, et, sur le plan politique, relativement paisible 8 . C’était aussi un cocktail éblouissant d’ethnies,
de religions, de langues et de coutumes différentes, propres à provoquer l’ouverture intellectuelle d’un
petit parisien comme moi, qui n’avais connu qu’un milieu bourgeois français très classique. L’éducation
proposée par le lycée français de Beyrouth, où j’allais poursuivre ma scolarité, posait cependant quelques
problèmes. Je suivais, à Paris, un cursus traditionnel qui comportait, comme langues, l’allemand, le latin
et le grec ancien. Or il n’y avait au lycée français de Beyrouth ni allemand, ni grec. Pour l’allemand, je
dus aller à un institut privé, l’Institut Goethe. Pour le grec, un élève de Seyrig, qui séjournait aussi à
l’Institut d’Archéologie, accepta de me donner des cours privés pour me maintenir à flot. Il s’agissait de
Georges Le Rider, qui devint plus tard le directeur de la Bibliothèque Nationale à Paris. Si je manquai à
Beyrouth, de cours de certaines langues, je fus, en revanche, gâté en sciences : dès la quatrième
commençaient des cours de physique et chimie, alors qu’en France ces disciplines n’étaient enseignées
qu’en seconde. Je dus, ici aussi, m’adapter à un nouvel univers. Tous ces chamboulements radicaux de
vie lors de l’adolescence me préparaient sans doute à cette empreinte libanaise indélébile où allaient se
mêler sciences et lettres.
Une bonne part de mon éducation libanaise reposa sur les rapports que n’entretins avec Seyrig et avec
sa femme. Seyrig m’apprit cette chose essentielle : comment prendre le cours de la vie avec sagesse en
y acceptant, à la manière de Kipling, les succès comme les défaites. Il m’ouvrit aussi sur une grande
tolérance envers les religions et les cultures autres que le mienne, y compris bien sûr dans leurs
réalisations artistiques. Sa femme, qui était une descendante de la célèbre famille suisse des De
Saussure 9 , prit soin de moi avec une gentillesse maternelle, en me soignant quand j’étais malade, en me
promenant les week-ends dans les sites fossilifères du Liban et, à l’occasion, en m’apprenant à jouer aux
échecs. Bref, avant mon séjour à Beyrouth, j’étais un petit garçon ; après mon séjour, j’étais largement
devenu un adulte.
Je dois ajouter, dans cette évolution, un élément important concernant l’art et la poésie. Seyrig était
particulièrement intéressé par l’art moderne. Son appartement était plein de peintures, de sculptures ou
de mobiles, non seulement des tableaux de son gendre, le peintre américain abstrait Jack Youngerman,
mais aussi de oeuvres de ses innombrables amis artistes. Mais il s’intéressait aussi beaucoup à la poésie
et était l’ami du grand écrivain libanais Georges Schéhadé, qui venait souvent diner chez lui à
Beyrouth. A mon arrivée à Beyrouth, bien que déjà passionné par la lecture des poètes, je ne concevais
de poème que totalement rationnel, c’est-à-dire comme une sorte de prose mise en rythmes et en rimes.
Seyrig ouvrit mon esprit à une approche métaphorique, imaginaire, voire irrationnelle, celle qui esquisse
une fleur ou un arbre derrière le sens rompu des mots, celle qui, par des ellipses ou des allitérations,
déguise les femmes en chimères ou en fées, celle qui brise la structure de phrase pour en faire jaillir la
moelle la plus savoureuse. Il m’initia aux merveilles du symbolisme et du surréalisme, et fonda ce qui
devait devenir le socle de mon appétence poétique, le choc incongru de mots et des rythmes. Avant mon
séjour à Beyrouth, j’étais un petit lecteur de poèmes ; après mon séjour, j’étais largement devenu un
poète et je le suis resté.
8
Malgré quelques troubles sociaux qui commençaient et devaient, à terme, ruiner le pays.
9
Et autrice notamment d’un récit sur une croisière en Méditerranée, accomplie par elle et une amie, à une époque où des femmes
seules ne se lançaient pas dans une telle entreprise. M. Oulié, H. de Saussure, La croisière de Perlette - 1700 milles dans la mer Egée,
Hachette, Paris, 1926.
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Une rencontre inattendue en Chine
C’est le 27 janvier 1964 que le général De Gaulle, au nom de la France, reconnut la République
Populaire de Chine. Cette décision historique eut pour moi une conséquence inattendue.
En 1965, j’étais en première année à l’Ecole Normale Supérieure et, à cette époque les normaliens
étaient un peu les chouchous de la nation. Tous les ans, ils organisaient, durant les vacances d’été, un
grand voyage ouvert à tous ceux qui le souhaitaient, un voyage parfois fortement aidé financièrement
par les pouvoirs académiques ou publiques. En 1965, le choix se porta sur la Chine et c’est presque par
hasard que j’y participai. Lors d’un repas de midi au réfectoire, un des organisateurs qui se trouvait à ma
table, me posa spontanément la question: « Pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous en Chine cet été ? »
Comme nous étions le premier groupe d’étudiants à aller en Chine après l’échange d’ambassadeurs,
le voyage fut largement « arrosé » financièrement par le gouvernement de Georges Pompidou, lui- même
ancien élève de l’Ecole Normale. Notre groupe comportait une trentaine de normaliens, plus quelques
voyageurs adoptés par les organisateurs, comme le futur médecin et président du Comité Consultatif
National d'Ethique Didier Sicard. Nous fîmes par avion le trajet de Paris à Moscou, puis à Irkoutsk en
Sibérie, puis ensuite, par le train, un voyage de plusieurs jours qui devait nous mener de d’Irkoutsk à
Pékin par la Mongolie. Notre séjour en Chine incluait les visites de Pékin, Hangzhou, Suzhou (la Venise
de l’Est), Shanghai et Nankin. Ce fut, bien sûr, un voyage inoubliable, riche de formation pour un jeune
homme, mais c’est une rencontre à Pékin que je voudrais évoquer ici.
Nous étions invités à l’ambassade de France à Pékin et quelle ne fut pas notre surprise d’y rencontrer
l’un des ministres du général De Gaulle, qui était de passage en Chine, l’écrivain André Malraux, dont
la célébrité internationale était déjà grande. J’eus l’occasion d’échanger quelques mots avec lui, rien de
bien percutant certes, mais pour un jeune homme de vingt ans, quel souvenir tout de même !
Suite à cette rencontre, même brève, avec un écrivain prestigieux, je me suis promis, pour ma part,
d’écrire, à mon retour de Chine, mon premier livre. Ce que je fis, mais mon petit ouvrage sur mes
impressions chinoises, illustré de photos en noir et blanc et que je soumis à quelques éditeurs parisiens,
n’y trouva guère de succès ! Ce fut mon premier effort de publication littéraire, certes peu brillant, mais
j’allais persister et m’orienter alors davantage vers l’écriture de ma passion naissante, la poésie.
Conclusion
En parallèle avec ma profession scientifique, la poésie a constitué une grande part de mon activité 10 ,
un morceau essentiel de ma vie. J’ai écrit, parfois sous mon nom, souvent sous mon pseudonyme, de
nombreux poèmes et j’ai pu les publier dans de nombreuses revues françaises et internationales. Bien
sûr, écrire de la poésie appelle à une diversité d’écriture et conduit aussi à d’autres productions littéraires.
Hors de mon champ scientifique, j’ai écrit beaucoup de choses dans des domaines variés, depuis des
articles sur les collections de mode féminine, en collaboration avec ma femme malaisienne, jusqu’à de
nombreux textes de vulgarisation scientifique dans les revues Pour la Science, La Recherche, Cerveau
et Psycho… et même dans la grande presse, où j’eus la chance de participer au Journal de Mickey 11 .
Mais, dans ce parcours double de scientifique devenu écrivain et poète, je voulais témoigner, comme
je l’ai fait dans cet article, du rôle important joué durant la jeunesse par des rencontres individuelles aux
conséquences essentielles.
10
H. Bouraoui, Dossier de poète IV – Georges Friedenkraft, CMC Editions, Toronto, Canada, 2019.
11
Interview de G. Chapouthier par E. Leroy-Terquem sur « Les émotions mode d’emploi », Le Journal de Mickey, 17 Juin 2015, N°
3287, p 38.
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