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2025 - OCT - Ecologie de la mode CR - 10ième séance

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Les intervenants :

Nathalie Roelens, professeur, Université du Luxembourg et co-directrice du séminaire au Collège des

Bernardins

Gian Maria Tore, professeur, Université du Luxembourg

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Gian Maria Tore

Si l’habit ne fait pas le moine, fait-il l’artiste ? Courbet, franciscain cynique

Nathalie Roelens ouvre la séance en pointant deux concepts liés à des gestuelles vestimentaires : la

conversion et l’altération. Dans l’Épitre de Paul aux Éphésiens la notion de conversion suscite en effet

la métaphore du changement de vêtement ou de peau et se décline en se dépouiller, se renouveler, se

revêtir : « c’est en lui [Jésus] que vous avez été instruits à vous dépouiller, eu égard à votre vie passée,

du vieil homme qui se corrompt par les convoitises trompeuses, à être renouvelés dans l’esprit de votre

intelligence, et à revêtir l’homme nouveau, créé selon Dieu dans une justice et une sainteté que produit

la vérité. » (Éphésiens, VI, 21-24) Tandis que le latin convertere insiste sur le fait de tourner le dos,

retourner, changer, le grec ἀποθέσθαι, forme médiane de ἀποτίθημι, renvoie à se dépouiller, poser de

côté, en l’occurrence se débarrasser du vieil homme. Nathalie Roelens se pose alors la question de

savoir si, dans le cas de Courbet, il est question de conversion ou plutôt de conversion partielle à l’instar

des marranes, ces juifs convertis au christianisme par contrainte (Espagne, Portugal, XVe siècle) mais

qui continuaient à pratiquer le judaïsme en secret en signe de refus. Cette duplicité ramène également

à la théorie des Deux Corps du roi d’Ernst Kantorowicz (1957) qui, tablant sur une miniature de

l’empereur Othon II (Aix-la-Chapelle, vers 975) où le souverain est assimilé au divin par la mandorle et

la main de Dieu bénissant d’ordinaire réservées au Christ, développe l’idée que le roi possède un corps

terrestre et mortel, tout en incarnant le corps politique et immortel. Cette étude des symboles du pouvoir

dans les monarchies anglaise et française à l'époque moderne lui a valu le titre de « cérémonialiste ».

Puis Nathalie Roelens évoque le concept de l’altération, en arguant que le réalisme est toujours un

habillage du réel, une imposture, une métamorphose. Paul Valéry rappelle au sujet de Degas que dans

l’exécution il y a inévitablement un décalage entre les faits et le dessin, un hiatus entre le réel et sa

transcription, entraînant de grandes chances d’erreur qui seraient pourtant la condition pour qu’il y ait art

: « les morceaux du portrait infidèle sont bons, le tout étant détestable. » (« Voir et tracer » in Degas

danse dessin, 1938). Dans la réception cette altération opère également. Le récepteur est censé

habiller, habiter, animer à son tour l’œuvre donnée qui, même la plus réaliste, sera toujours informe, à

compléter par l’imaginaire. Un exemple est l’hétimasie, un motif iconographique de la peinture chrétienne

qui symbolise l’attente du retour du Christ, sa parousie, par le biais d’un trône vide, par exemple dans

les fresques de la vie de saint François d’Assise par Giotto (c. 1295), voire déjà dans l’art bouddhique

primitif qui recourait à ce motif durant la période aniconique (Ve-Ier siècle av. J.-C). Un autre exemple

est le vestige, la ruine, le reste, en l’occurrence dans l'ekphrasis de Johann Winckelmann, qui décrit le

Torse du Belvédère amputé et émoussé, invitant l’imagination à doter ce morceau informe de membres

héroïques mais aussi de sagesse est de majesté. (Cf. Le Beau dans l’art, 1764).

Forte de cette suspicion à l’endroit du réalisme, Nathalie Roelens se demande comment Gian Maria

Tore qui, en bon sémiologue, est censé défendre l’immanence, le primat du signifiant sur le signifié, de

l’embrayage sur le débrayage, de la persona poetica sur la persona biografica, du mondo scritto sur le

mondo non scritto, en vient à accorder du crédit à la vie de l’artiste pour expliquer son œuvre. Elle

Collège des Bernardins - 20 rue de Poissy - 75005 Paris

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souscrit toutefois au fait que le look de l’artiste ne serait pas neutre et qu’il n’est pas sûr que le textile

échappe à toute morale comme le prétend Bertrand Prevost dans La Peinture en actes (2007) :

« N’ayant pas d’âme, [textiles, cheveux et feuilles] ne sauraient être indignes, pas plus que dignes. Les

mouvements des êtres inanimés sont par définition amoraux. » Pour étayer ses dires, elle mentionne

des cas où l’habillage/déshabillage, demeure une affaire de morale irrévérencieuse, anarchiste non

seulement « à la ville » mais aussi « dans l’œuvre ». Ainsi, les Frères Limbourg, trois jeunes enlumineurs

hollandais auteurs Très Riches heures du Duc de Berry (1412- 1416, Chantilly), utilisent d’une part les

pigments les plus coûteux qui soient – le lapis-lazuli (outremer) venant d’Afghanistan et l’or pour le jaune

–, et d’autre part sont assez facétieux et espiègles pour « décaleçonner » maints personnages, pied de

nez cynique à la commande d’un livre d’heures (de prières) par l’opulent duc de Berry. Dans les travaux

de Février, une femme et un couple de jeunes gens réchauffent leurs parties « honteuses » devant le

feu dans une bergerie ; dans les travaux de Juillet, les moissonneurs se rafraîchissent en soulevant leur

tunique. Au rebours de Daniele da Volterra qui prit le sobriquet de « braghettone », car il avait caleçonné

Adam et Eve chassés du Paradis de Masaccio ou le Jugement Dernier de Michel-Ange à la chapelle

Sixtine (au XVIe siècle après le concile de Trente), les Frères Limbourg déculottent. Ils sont « culottés »

pourrait-on dire, ajouter ! Un autre exemple serait Auguste Rodin, invité en 1891 par la Société des gens

de lettres à représenter Balzac en robe de chambre, tenue que l’écrivain affectionnait. Soucieux d’un

rendu fidèle, Rodin décide de le sculpter nu (1893), à l’instar de Jacques-Louis David qui dessinait les

députés prêtant serment tels des gladiateurs brandissant leur glaive, avant de les habiller en peinture

dans Le Serment du jeu de paume. Rodin se heurte rapidement au refus de la Société des gens de

lettres pour qui un Balzac gros, petit et trapu est inenvisageable. Rodin remet en 1898 un grand

plâtre (habit vide dont le drapé monumental s’est inspiré entre autres d’une robe de moine) que la

Société juge inabouti. Après la mort de Rodin (1917), c’est ce grand moule qui servira pour les fontes

en bronze exposées aujourd’hui. Le Musée Rodin a d’ailleurs consacré à ce processus de création une

exposition qui a donné lieu à un ouvrage de Marine Kisiel, Dérobades, Rodin et Balzac en robe de

chambre, 2024.

Gian Maria Tore amorce ensuite son intervention par une question : dans quelle mesure doit-on prendre

en compte la vie d’un artiste pour expliquer son art, et jusqu’à quel point ? Gustave Courbet est brandi

comme un cas exemplaire de l’extériorité exhibée – look et poses, prises de paroles et actions publiques

– considérée comme un grand ensemble sémiotique façonné par certains artistes pour accompagner sa

production, et plus précisément pour chercher d’une manière frontale son propre public – le provoquant.

Aussi lance-t-il l’hypothèse de l’importance historique d’une lignée philosophique cynique (passée aussi

par le christianisme radical) qui exhorte à changer de vie. De Diogène le Cynique, le philosophe

« chien », le « Socrate fou » (Platon), l’initiateur des philosophies comme « techniques de soi »

(Foucault), en passant par Jésus et par le christianisme le plus christique, cette lignée arriverait jusqu’à

une série de philosophes hétérodoxes, tels Rousseau, Kierkegaard ou Nietzsche. Il s’agit à chaque fois

de véritables penseurs performeurs. Car leur pensée consiste précisément en ceci : un style affirmé

d’autoprésentation et d’action, une déception spectaculaire et en quelque sorte agressive des attentes

du monde, une incarnation cynique (au sens philosophique) d’un changement radical de vie. Diogène

comme Nietzsche, mais également Jésus ou François d’Assise, tous incarnent, exhibent et exhortent à

la fois le changement de vie. Avec l’auto-exil jusqu’à la pauvreté assumée, avec l’aspiration à la perte

de « décence » en s’approchant de l’animal ou de l’enfant, bref en s’éloignant de l’« Homme », avec

l’affirmation de l’autarcie aux airs bouffons… il faut que ce soit visible.

Dès lors, une telle lignée pourrait intéresser aussi l’histoire de l’art. Elle doit être prise en compte chez

les artistes qui, de Rembrandt à Duchamp, ont accompagné leur œuvre de manière inédite, la voulant

radicalement nouvelle. Courbet est assurément l’un des cas les plus exemplaires : l’exemplum de

l’artiste qui se construit en personnage. Au cœur de la Capitale, il se veut illettré, il s’habille et parle de

manière décidément rustique, il voudrait éliminer toute institution, tout « temple ». Mais voici le problème

pour qui veut en faire une clé de lecture de son art : alors que ce dernier est le moins rhétorique qu’il

soit, le personnage Courbet est on ne peut plus bavard, bruyant, à la limite fanfaron. Y aurait-il ainsi

deux outrances distinctes et contradictoires dans le monde du paraître que Courbet a tellement cultivé :

en peinture (« réaliste », s’attaquant le premier à toute fiction, iconographique comme académique) et à

la ville (avec son masque anarchiste, ses mises en scène calculées contre le monde) ? Ou au contraire

– poussant à l’extrême la question du paraître incarné – y aurait-il une seule énormité de son corps : de

ses autoportraits (nombreux comme chez peu d’artistes) jusqu’à la taille qu’il a pris de manière notoire,

et surtout dans ses exploits herculéens vantés (boire, chasser, peindre énormément) ? Dans tous les

cas, on pourrait relancer, et déplacer, la distinction d’Umberto Eco entre l’intentio operis et l’intentio

auctoris : oui, il est des cas où il est difficile d’ignorer la tunica auctoris. Ce sont notamment les cas où

celle-ci est mise à mal publiquement, comme chez Diogène ou chez François d’Assise, ou encore chez

Courbet.

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