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DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

102<br />

VILLE DES ARTISTES<br />

MAXIM LEO<br />

Cet article se présente davantage comme une réaction personnelle, une<br />

humeur subjective, que comme un panorama informatif. A ce titre il reflète<br />

assez bien l'état d'esprit des milieux artistiques berlinois en cette période de<br />

transition.<br />

B<br />

erlin, née de la fusion de différents villages, n’a jamais pu depuis renier<br />

totalement son origine. La construction du Mur a placé la ville dans une<br />

situation particulière : deux îles se faisaient face, séparées par une<br />

bande mortelle ; c’étaient deux formations artificielles, l'une trop récente pour<br />

être entièrement assimilée et l'autre qui avait peu de choses en commun avec<br />

leur environnement respectif.<br />

D’un côté, Berlin-Ouest, vitrine du capitalisme, menacée par le béton socialiste.<br />

Dans cette moitié de ville devenue le refuge d’une jeunesse souvent<br />

déçue par un aspect petit bourgeois et un certain contentement de soi s’étaient<br />

formées des structures de vie alternative ; les choses y étaient plus hautes en<br />

couleur à l'Est et plus folles que dans la patrie ouest-allemande.<br />

De l’autre côté, Berlin-Est, enseigne du socialisme réellement existant. La réalité<br />

de la RDA, ailleurs plutôt triste, y était enjolivée par une touche de glamour<br />

et une fausse note internationaliste.<br />

Entre les deux parties de la ville, chacune représentante d’un système, une<br />

lutte culturelle farouche s’était engagée. Des deux côtés affluaient les subventions<br />

: il s’agissait d’éclipser sur le plan culturel l’adversaire politique. Chaque<br />

mise en scène, chaque exposition représentaient des munitions dans cette<br />

guerre de tranchées politique. Les deux camps entretenaient de gigantesques<br />

réseaux d’institutions culturelles.<br />

La seule différence résidait en ce que, dans la partie ouest, des cultures parallèles<br />

croissaient à côté de l’art subventionné par l’État, conférant à la ville sa<br />

particularité et son attrait, tandis que, dans la partie est, l’art officiel dominait<br />

le terrain, même si des éléments de contre-culture se développaient à Prenzlauer<br />

Berg.<br />

Malgré l’instrumentalisation politique de l’art, notamment du côté de la RDA<br />

bien sûr, on a favorisé des deux côtés une grande richesse culturelle, une qualité<br />

et une diversité qu’on ne rencontre dans nulle autre ville allemande.<br />

La chute du Mur a rendu superflue la concurrence culturelle ; la ville réunifiée<br />

a dû affronter une normalité soudaine. Partie intégrante de celle-ci : la nécessité<br />

de reconnaître son unicité et de redéfinir son espace culturel, alors qu’elle<br />

avait été jusque-là pensée en double.


DOCUMENTS<br />

103<br />

Mais la réunification n’a pas entraîné des changements que pour les seules<br />

institutions culturelles : les artistes eux-mêmes se sont vus contraints de réagir<br />

face à la situation nouvelle.<br />

Un adieu difficile au globe protecteur et à l’ombre du Mur<br />

Après vingt-huit ans passés dans l’optique du ghetto, la majorité des artistes<br />

berlinois de l’Ouest s’était confortablement installée dans son isolement<br />

douillet. Berlin-Ouest vivait tout à la fois dans une intimité villageoise et au sein<br />

d’une subversion alternative, mélange de confort provincial et d’ambition internationale.<br />

A Berlin-Est, la mentalité de fonctionnaires à la saxonne et l’esprit petit-bourgeois<br />

honteux faisaient la teneur de l’art au service de l’État s’y rajoutait le réalisme<br />

socialiste. Parallèlement se développait une sorte de scène off tolérée<br />

par le Parti, infiltrée et utilisée par la Stasi, mais malgré tout souvent créative,<br />

intéressante et assez ignorée à l'Ouest.<br />

La chute du Mur a mis une fin brutale tant à la paisible vie de l’Ouest qu’à la<br />

pression politique unitaire de l’Est. Trouble et désarroi ont dominé la scène<br />

artistique, un vent froid a transpercé tout à coup les vieilles doublures. Finis<br />

l’isolement et l’existence insulaire : Berlin a été envahie par des artistes du<br />

monde entier qui s’installaient surtout à l’Est, dans l’ancien cœur de la ville.<br />

Entre Prenzlauer Berg et l’Oranienburgerstraße, un nouveau centre culturel<br />

est né. On voit toutefois se manifester les premiers points faibles de cette<br />

scène artistique qui a pour fonction alibi « l’essor de l’Est ». Et les médias<br />

comme la population s’en font largement l’écho : Prenzlauer Berg se transforme<br />

en pélerinage exotique pour artistes de l’Ouest atteints de perplexité car<br />

un début de décadence s'y fait jour.<br />

Néanmoins, l’Est devient de plus en plus le centre artistique berlinois ; sur les<br />

plus de cent galeries ouvertes depuis 1991, la majorité se trouve dans les quartiers<br />

du centre et de Prenzlauer Berg. Dans le domaine du théâtre, la prédominance<br />

de Berlin-Est – qui date d’avant le tournant – se confirme : le<br />

Deutsches Theater est désormais une scène nationale et la Volksbühne Place<br />

Rosa-Luxemburg (théâtre de 1993), reprise par Frank Castorf, le théâtre berlinois<br />

d’avant-garde. Les scènes « off », elles aussi, s’implantent plutôt à l’Est ;<br />

c’est un véritable déplacement du centre de gravité : l’Est devient le moteur<br />

de la créativité dans Berlin unifiée.<br />

Alors que l’unité allemande représente une rupture complète pour la partie Est<br />

de la ville, de l’autre côté, elle provoque moins de remous, du moins en apparence.<br />

Les autorités culturelles de Berlin-Ouest font preuve d'une certaine inertie.<br />

Leur secteur administratif s’est agrandi, mais le quantitatif ne remplace pas<br />

toujours le qualitatif. Les mêmes gens sont toujours dans les mêmes bureaux,<br />

on continue à penser selon des critères ouest-berlinois. Le statut insulaire et<br />

villageois demeure, vive la continuité ! Berlin, métropole artistique ? Oui, mais<br />

le confort d’abord. Des défis nouveaux ? Certes, mais jusqu’à présent,


DOCUMENTS<br />

104<br />

n’avons-nous pas maîtrisé les choses ? Un manque d’idées et de perspectives<br />

se fait jour. On semble oublier que, comme le dit Karl Schwarz (1), « les métropoles<br />

sont des lieux dont il faut vouloir l’avenir ». Peu de trace de cette volonté :<br />

le courage nécessaire au changement, qu’exigent certains artistes de l’Est<br />

comme si cela allait apparemment de soi, reste absent.<br />

L’illustration parfaite de ce manque d’imagination est le « rapport sur la situation<br />

des beaux-arts à Berlin » que les professeurs Beeren et König ont présenté<br />

en février 94 à la demande du ministre berlinois de la Culture. C’est un<br />

inventaire des institutions culturelles de la ville, une sorte de guide de musée.<br />

Tout doit être absolument conservé. Des changements ? Néant. Une administration<br />

du statu quo.<br />

Les artistes de l’Est et de l’Ouest :<br />

une histoire d’enfants de rois<br />

La chute du Mur n’a pas réuni les artistes de l’Est et de l’Ouest. Après une<br />

brève phase d’euphorie, chacun s’est retiré dans son coin. Entre les deux moitiés<br />

de la ville, la communication semble aujourd’hui plus difficile qu’au temps<br />

de la division. Barrières mentales, incompréhension et pure ignorance reproduisent<br />

une situation de Mur, handicap à une rencontre. Les artistes de l’Est<br />

ont le sentiment d’être menacés et méprisés par l’Ouest ou, dans le pire des<br />

cas, rejetés. A l’inverse, l’arrivée de trois mille artistes de l’Est est considérée<br />

à l’Ouest comme une intrusion ; la rivalité alimentaire fait passer à l’arrièreplan<br />

le débat artistique.<br />

En revanche, la compréhension fonctionne fort bien à un autre niveau : les<br />

conservateurs des deux systèmes s’embrassaient déjà avant même que<br />

Kreuzberg ne connaisse l’existence de Prenzlauer Berg. Le peintre de RDA,<br />

Wolfgang Mattheuer, à l’époque serviteur de l’État fidèle à la ligne du Parti, a<br />

reçu de Bonn en 1993 la Croix fédérale du Mérite, reconnaissance officielle<br />

de son œuvre en aucun cas apolitique. Voir Bernhard Heisig, lui aussi vaillant<br />

supporter du Parti, recueillir actuellement un grand succès au cours de sa tournée<br />

avec Mattheuer en Allemagne de l’Ouest (où il présente des tableaux et<br />

un cycle de dessins), montre à quel point on y accueille favorablement une<br />

conception de l’art et du monde à l’esthétique conventionnelle, véritable citation<br />

des temps passés. Contradictions, oppositions et conflits, tout est oublié.<br />

C’est un éloge du brave barbouilleur. Quel est le pessimiste qui a dit que les<br />

Allemands n’arriveraient pas à se rejoindre ?<br />

Chapitre intéressant et encourageant dans l’histoire du rapprochement des<br />

artistes issus des deux moitiés de la ville : la fusion des deux Académies des<br />

Beaux-Arts, celle du Conseil des ministres de RDA, et celle de Berlin-Ouest,<br />

organisée de façon libérale. Elles sont devenues l’« Académie des Beaux-Arts<br />

(1) Architecte allemand.


DOCUMENTS<br />

105<br />

de Berlin et du Brandebourg ». Conséquences de la guerre froide, la création<br />

et le développement de ces deux institutions ont donné naissance à deux<br />

modèles qui n’auraient pu être plus différents. Tandis que l’Académie de<br />

l’Ouest choisissait elle-même ses membres en toute autonomie, son pendant<br />

à l’Est restait une annexe culturelle du Parti officiel. Toutes deux devaient maintenant<br />

faire cause commune, entreprise difficile mais nécessaire, qui a fini par<br />

réussir. Au bout de quelles peines ! Il y a eu des démissions d’artistes de<br />

renom, comme Baselitz (2) et Heinz Mack (3), de longues discussions douloureuses,<br />

mais aussi enfin un véritable débat entre Est et Ouest, une rencontre,<br />

une collaboration et un intérêt réciproque jusque-là unique. Tout à<br />

coup, deux Iphigénies se faisaient face, habituées à tenir sans conteste le premier<br />

rôle. Rester en scène et continuer à jouer ensemble est véritablement un<br />

acte de tolérance et un signe de grandeur.<br />

On peut aller voir, à la Neue Nationalgalerie de Berlin, un autre exemple de<br />

réunion interallemande – celui-là mauvais. L’idée d’une réorganisation des<br />

œuvres du XX e siècle, en se vouant à la « réconciliation » Est-Ouest, a accouché<br />

sans le vouloir d’un gros mensonge historique. Obéissant à la célèbre stratégie<br />

du SED, on présente dans les axes centraux du rez-de-chaussée du<br />

musée des œuvres clefs du « réalisme socialiste » des jours anciens. En tête<br />

de toutes, l’une des illustrations idéologiques de la lutte des classes par Willi<br />

Sitte, membre du comité central du SED et président de l’Association des<br />

Artistes plastiques de RDA pendant des années. Consciemment non historique,<br />

cette mise en parallèle de l’art officiel de la RDA et de l’art institutionnel<br />

de l’Ouest masque justement la spécificité historique des œuvres. Sous le prétexte<br />

d’avoir affaire ici à une pure association de « qualités » cela représente<br />

une tromperie politique. La Neue Nationalgalerie traficote ainsi avec Sitte,<br />

Tübke, Heisig et Womacka qui essaient aujourd’hui de réinterpréter les<br />

grandes expositions de la RDA des années quatre-vingt pour en faire les aires<br />

de jeux d’individualistes non assimilés.<br />

Dans l’art de la RDA, il s’agit de faire la différence entre des positions au service<br />

de l’État et des positions qui ne le furent pas. Toute à son désir de retrouvailles,<br />

la Neue Nationalgalerie a omis de tenir compte de cette petite différence, souvent<br />

vécue douloureusement par de nombreux artistes. Comme le fait remarquer<br />

de façon très pertinente l'historien d’art Christoph Tannert, « jamais l’art officiel<br />

de la RDA n’est identifiable de manière autonome, mais toujours uniquement<br />

dans sa fonction. Exposer un art au service de l’État nécessite le soutien pédagogique<br />

du musée ». La Neue Nationalgalerie offre encore un exemple de cette<br />

alliance peut-être involontairement conservatrice Est-Ouest dans le domaine de<br />

l’art établi, déjà évoquée plus haut. Elle fonctionne à la perfection et, si elle se<br />

montre aussi efficace, c’est qu’elle mise sur l’oubli et relativise après coup l’Histoire<br />

– une démarche simple, mais dangereuse.<br />

(2) Georg Baselitz, né en 1938, artiste de l'ex-RDA de réputation internationale. Il est lauréat de nombreux prix.<br />

(3) Heinz Mack, né en 1931 à Giessen. Il fonda à Düsseldorf en 1957-58 avec Otto Piene le « Gruppe Zero » ;<br />

il fut un des représentants de l'art informel.


DOCUMENTS<br />

106<br />

« La scène » n’existe pas<br />

Il serait faux de parler à Berlin de « scène (4) de l’Est » et de « scène de<br />

l’Ouest », voire même d’« une scène artistique ». La ville est beaucoup trop<br />

grande et divisée pour cela. Il y a plusieurs scènes, qui résultent d’institutions<br />

ou de contextes géographiques, et qui se démarquent les unes des autres,<br />

constituant des systèmes relativement clos. Les deux anciennes Académies<br />

des Beaux-Arts de Berlin en sont des exemples caractéristiques. La HDK (5)<br />

de l’Ouest, dont l’ancien recteur est aujourd’hui ministre de la Culture, n’a pas<br />

d’orientation artistique arrêtée. C’est une école ouverte qui aime les expériences<br />

et qui est même si grande qu’elle court un risque de dispersion. L’Académie<br />

des Beaux-Arts de Berlin-Est à Weißensee est le fruit d’une tout autre<br />

tradition : sous la direction de son recteur, M. Womacka, on y enseignait un<br />

art plastique entièrement sous le signe du réalisme socialiste. Pour dépolitiser<br />

l’école après le tournant, on ne devait plus enseigner à Weißensee que la<br />

publicité et l’architecture. Aujourd’hui, avec la participation de personnels de<br />

l’Ouest, on en est toujours à chercher un concept. Les quelques kilomètres<br />

qui séparent les deux écoles s’avèrent infranchissables, il n’y a guère de rencontres<br />

ni d’échanges.<br />

On trouve aussi des scènes alternatives dans des institutions comme le<br />

« Tacheles » de l’Oranienburgerstraße, centre culturel interdisciplinaire, ou<br />

autour d’elles. Ainsi qu’à Bethanien, la Maison des Artistes de Mariannenplatz<br />

à Kreuzberg.<br />

L’impact de la chute de Mur sur la pratique artistique, sur les rapports avec<br />

l’héritage culturel et, pour finir, sur les artistes eux-mêmes n’est pas le même<br />

non plus dans les différents domaines de l’art. C’est au sein des arts plastiques<br />

que la plupart des changements ont eu lieu car, tout à coup, avec la fin de l’art<br />

officiel, des conditions de production entièrement nouvelles ont régné. Le système<br />

de concours en vigueur à l’Ouest pour les projets était nouveau pour les<br />

artistes de l’Est. Encore aujourd’hui, leur participation y est plutôt faible.<br />

Dans le domaine du théâtre, ce n’est pas la pratique artistique qui a changé,<br />

mais la signification de la scène, sa mission et ainsi l’identification de l’artiste<br />

avec son œuvre. En RDA, le théâtre avait une fonction de médiation sociale :<br />

ce qui était interdit de parution dans le journal pouvait s’exprimer sur scène<br />

de façon déguisée. Le débat public, ailleurs réprimé, s’y voyait transféré. Cet<br />

échange de rôles faisait une grande partie de l’intérêt du théâtre. La restauration<br />

de médias libres rend nécessaire une redéfinition du rôle du théâtre. Au<br />

cinéma et dans la littérature, on peut observer de semblables problèmes<br />

d’identification.<br />

(4) Scène : en allemand le terme Szene est de plus en plus employé aujourd'hui pour désigner un milieu culturel<br />

précis (ex. : la « scène musicale », la « scène théâtrale », etc.).<br />

(5) Hochschule der Künste (Institut des Arts modernes).


DOCUMENTS<br />

107<br />

Perspective<br />

Berlin n’est plus une île musée. Le caractère exceptionnel de la ville doit se<br />

réaffirmer, et les artistes ont en l’occurrence une grande responsabilité. Le rang<br />

de métropole de Berlin a toujours été étroitement lié à sa puissance culturelle<br />

et à sa diversité. Le provincialisme qui semble aujourd’hui dominer n’est pas<br />

à la hauteur de cette ambition.<br />

Les artistes sont des êtres normaux qui ne réagissent pas autrement que leurs<br />

congénères face à l’unification des deux moitiés de la ville. C’est entre intérêt<br />

et ignorance, enthousiasme et crainte, que se décide la relation future de l’art<br />

de l’Ouest et de l’Est. Que ce soit en collaborant ou en s’opposant importe peu<br />

au fond. L’essentiel, c’est de ne pas passer les uns à côté des autres. ■<br />

(Traduction : Dominique Petit)


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

108<br />

IMAGES DE BERLIN<br />

Berlin au cinéma<br />

DANIEL SAUVAGET<br />

Les deux contributions de Daniel Sauvaget que nous publions dans ce numéro<br />

se complètent fort bien. La première traite de Berlin sujet de films, une personnalité<br />

grandiose et complexe qui est admirablement cernée dans la production<br />

des années Trente et de nouveau par quelques films de l'immédiat<br />

après-guerre.<br />

Filmstadt Berlin, Berlin ville de cinéma, le deuxième article, présente les structures<br />

et les implantations, les sociétés et les studios. L'on sait que Babelsberg,<br />

le Cinecittà berlinois, est à présent en partie sous contrôle français et que<br />

Babelsberg, appartenant au Land de Brandebourg, ne fait toujours pas administrativement<br />

partie de la ville de Berlin.<br />

erlin : une ville qui, depuis sa réunification, compte trois opéras et deux<br />

zoos ; c'est aussi une capitale de l'audiovisuel où l'on prend soin d'adapter<br />

les structures de production (en particulier les fameux studios de<br />

Babelsberg) à la nouvelle donne – ce qui ne veut pas dire simple adaptation<br />

au marché, mais surtout intégration à des projets d'envergure non pas seulement<br />

allemande mais européenne. Ces objectifs adoptés de la manière la plus<br />

sereine ne sont pas utopiques. Déjà dans les années 1920 les cinéastes de<br />

Berlin étaient les seuls à pouvoir concurrencer ceux de Hollywood.<br />

Depuis 1910, date de la création du premier studio moderne qu'on ait connu<br />

en Europe, le septième art a accompagné et fait éclore quelques-uns des<br />

mythes les plus connus qui restent attachés à la ville. Jusqu'à ce jour, malgré<br />

les tragédies du XXe B<br />

siècle (mais sans doute aussi à cause d'elles) le nom de<br />

Berlin est resté lié à l'éclosion de mouvements artistiques dont le cinéma a su<br />

rendre compte, et même les créer de lui-même en liaison avec les avantgardes<br />

des années 1920 ou avec des créations alternatives plus récentes en<br />

passant par les écoles du réalisme. Un film-clé de l'histoire des avant-gardes<br />

et de l'histoire du cinéma est ainsi Berlin-Die Sinfonie der Großstadt (Berlin,<br />

Symphonie d'une grande ville), (Walther Ruttman, 1927).<br />

Servie par une puissante industrie de l'image édifiée après la guerre 14-18 la<br />

ville a été l'une des plus abondamment filmées et elle a inspiré de nombreuses<br />

œuvres qui font date. Le talent des cinéastes berlinois des années weimariennes,<br />

leur aptitude à créer dans les studios et à s'en échapper, leur association<br />

avec les mouvements de l'art et de la société, sont à l'origine de films


DOCUMENTS<br />

109<br />

qui frappent par leur modernité. Ainsi Les hommes le dimanche (Menschen<br />

am Sonntag, 1930), description tendre et ironique des loisirs de quelques habitants<br />

de la grande cité, annonce par sa prestance les grands films réalistes et<br />

néo-réalistes produits ultérieurement par les grandes nations cinématographiques.<br />

La lecture du générique est édifiante puisqu'on y trouve le nom de<br />

quatre futurs émigrés qui feront carrière à Hollywood : Billy Wilder, Robert<br />

Siodmak, Fred Zinnemann et Edgar Ulmer. Tout aussi méconnu hors d'Allemagne<br />

le Berlin Alexanderplatz (diffusé en France à l'époque sous le titre Sur<br />

le pavé de Berlin) réalisé en 1931 par Phil Jutzi peu après la parution du livre<br />

d'Alfred Döblin (et avec son concours), émerveille encore par la dynamique<br />

de la mise en scène et le talent des prises de vues en décors réels qui nous<br />

restituent un Berlin aujourd'hui disparu.<br />

Ces deux films sont comme les points d'orgue d'un grand courant réaliste qui<br />

connut plusieurs tendances. L'une, très engagée à gauche, a conduit au<br />

fameux Kuhle Wampe, réalisé par Slatan Dudow avec le concours de Brecht<br />

pour le scénario et de Hanns Eisler pour la musique. Mutilé par la censure en<br />

1932 puis complètement interdit en 1933 c'est un manifeste pour un cinéma<br />

prolétarien, montrant les dures réalités du chômage, les vertus de l'action de<br />

groupe et aussi les vacillements idéologiques de quelques-uns, notamment<br />

dans le cadre de la « colonie » (en fait un village de toile peuplé de squatters)<br />

installée au lieu-dit qui donne son nom au titre du film. Le scénariste n'eut plus<br />

jamais l'occasion d'intervenir véritablement sur un film. Le réalisateur, bien<br />

qu'actif à Berlin aux premières années de la RDA, n'eut pas la possibilité, ou<br />

la volonté, de donner à cette œuvre un prolongement dans la société d'aprèsguerre.<br />

Et il faut noter en effet (et sans grand étonnement) la rareté des films<br />

produits par la RDA évoquant son propre peuple dans le cadre berlinois… La<br />

vie quotidienne et le cadre urbain ont toutefois inspiré quelques œuvres, dont<br />

celles de Gerhard Klein. Malheureusement son Berlin um die Ecke (Berlin au<br />

coin de la rue) de 1965 fut purement et simplement interdit pour « scepticisme<br />

petit-bourgeois », décision d'une censure politique brutale qui a privé la RDA<br />

d'un renouveau analogue à ce qu'ont connu à la même époque Pologne, Hongrie<br />

ou Tchécoslovaquie, et qui châtiait ceux qui avaient alors cru à une sorte<br />

de dégel (une quinzaine de films ont été interdits en décembre 1965).<br />

Il n'est pas surprenant de constater que c'est à Berlin-Ouest qu'un courant prolétarien<br />

a pu refaire surface aux environs de 1970 avec toute une série de films<br />

témoignant de la vie ouvrière et des luttes syndicales : citons les ouvrages de<br />

jeunes cinéastes établis à Berlin comme Christian Ziewer, Max Willutzki,<br />

Marianne Lüdcke, Ingo Kratisch, attachés au ton du documentaire, soucieux<br />

d'enquêtes préalables et de reconstitutions, qui après avoir témoigné sur le<br />

travail ouvrier et les conflits sociaux, ont travaillé en liaison avec les Comités<br />

de Citoyens et sont intervenus sur les problèmes du cadre de vie. Bien que<br />

militants, ces films à petits budgets relèvent plus du constat que de l'exhortation<br />

et témoignent de l'effervescence qui régnait dans le Berlin de ce tempslà,<br />

et des transformations sociales et urbaines alors en cours. On peut même<br />

trouver dans un de ces films Familienglück (Le bonheur en famille) une résurgence<br />

brechtienne, remise à la disposition de la banalité du réel.


DOCUMENTS<br />

110<br />

Les orientations réalistes<br />

Les orientations réalistes du cinéma berlinois ont connu d'autres itinéraires, dont<br />

celui du populisme qui trouva à s'exprimer dans des mélodrames sociaux. parfois<br />

pessimistes ou misérabilistes, conçus par des esprits de gauche et généralement<br />

tournés dans les décors authentiques de la ville, ce sont par exemple Cyankali<br />

(Sel de cyanure), de Hans Tintner (1930), sur le thème de l'avortement, ou Mutter<br />

Krausens Fahrt ins Glück (Le voyage de la mère Krausen vers le bonheur, diffusé<br />

en France à l'origine sous le titre L'Enfer des pauvres). Ce film fut réalisé par Phil<br />

Jutzi en 1929 d'après les récits et enquêtes d'Heinrich Zille, la personnalité incontournable<br />

du patrimoine poupulaire de Berlin au début du XXe siècle. Si le populisme<br />

de ces films indépendants prend un sens ambigu malgré la qualité des projets,<br />

celui des films des grands studios fusionne avec un romanesque facile. Il<br />

alimentera ensuite fort logiquement les desseins de l'usine de rêves encouragée<br />

et contrôlée par le ministre Goebbels jusqu'à la dernière seconde du régime nazi.<br />

Quelques films, néanmoins, offrent une image assez véridique de Berlin, ils ont<br />

depuis peu suscité une étude attentive chez les historiens du cinéma, et les historiens<br />

« généralistes » eux-mêmes, tels Großstadtmelodie (La mélodie de la<br />

grande ville), (Wolfgang Liebeneiner, 1943), Das Veilchen vom Potsdamerplatz<br />

(La violette de la place de Potsdam), (J.A. Hübler-Kahla, 1936), voire Krach in<br />

Hinterhaus (De la bagarre au fond de la cour), (1935), comédie dans l'esprit berlinois<br />

mise en scène à l'écran comme sur scène par Veit Harlan dont on rappellera<br />

ici qu'il était aussi un homme de la capitale.<br />

Bien des films réalisés au cours de l'âge d'or du cinéma allemand (1918-1933)<br />

doivent quelque chose au cadre de la ville. Mais, beaucoup d'entre eux, par<br />

exemple, Der letzte Mann de F.W. Murnau (Le dernier des hommes, 1924),<br />

Asphalt de Joe May (Asphalte, 1929), M.-Mörder unter uns de Fritz Lang (M. le<br />

maudit, 1931) doivent encore beaucoup plus à l'air du temps qu'à l'air de Berlin.<br />

On peut en dire autant de bien des films tournés à Berlin souvent en plusieurs<br />

versions destinées à différents pays étrangers comme les films où apparaissait<br />

l'actrice polyglotte Lilian Harvey, ou encore un curieux film diffusé sur Arte en<br />

1993, écrit et réalisé par Julien Duvivier et produit en Allemagne en 1932 Hallo !<br />

Hallo ! Hier spricht Berlin/Allo Berlin, ici Paris ! Tel n'est pas le cas du célèbre film<br />

de Sternberg produit à la UFA par Erich Pommer et qui révéla Marlene Dietrich :<br />

L'Ange bleu qui, on le sait, est le nom d'un cabaret situé dans une petite ville de<br />

province et non à Berlin, mais qui emprunte à l'univers des nuits berlinoises, sa<br />

tradition de revues, ses archétypes et ses acteurs, sa musique, etc… Lola Lola<br />

a connu des imitations et des remakes et aussi de superbes résurgences avec<br />

Cabaret (1972), de l'américain Bob Fosse (adapté du livre de Christopher Isherwood<br />

Adieu à Berlin, et si attentif à la reconstitution du Berlin pré-nazi), ou Lola<br />

de Fassbinder (1981 – qui se déroule dans une ville de Bavière en 1957).<br />

L'industrie cinématographique berlinoise et ses studios ont sombré brutalement<br />

dans la défaite des nazis. Le film de Helmut Käutner Unter den Brücken<br />

(Sous les ponts), tourné sous les bombardements de 1944 est un témoignage<br />

sur la fin de la guerre, et en même temps, curieusement, un essai de réalisme<br />

poétique assez peu fréquent dans le cinéma parlant allemand. Projeté à


DOCUMENTS<br />

111<br />

l'étranger (Suisse, Suède) dès 1946, le film ne fut autorisé en Allemagne (fédérale)<br />

qu'en 1950. Les ruines de Berlin avaient dans l'intervalle suscité une sorte<br />

de nouveau genre, le Trümmerfilm (Film des décombres), né essentiellement<br />

dans la zone d'occupation soviétique où les autorités s'étaient empressées de<br />

remettre en route la production.<br />

Ce décor de décombres devait inspirer aussi à Roberto Rossellini, alors un des<br />

maîtres du néo-réalisme italien, son célèbre Allemagne, année zéro tourné à<br />

Berlin-même en 1947. Après Die Mörder sind unter uns de Wolfgang Staudte<br />

(Les Assassins sont parmi nous, 1946), le premier film allemand d'après guerre,<br />

la DEFA (l'organisme de production crée par l'occupant soviétique avec ce<br />

qui restait des moyens de l'UFA) produit notamment Irgendwo in Berlin<br />

(Quelque part à Berlin), tourné par Gerhard Lamprecht dans les ruines de Berlin<br />

– un de ces films destinés à offrir à la jeunesse des perspectives optimistes.<br />

La division de Berlin dans les films de l'Ouest<br />

La division de Berlin a inspiré, bien sûr, beaucoup plus de films à l'Ouest qu'à l'Est.<br />

Toutefois Konrad Wolf, un des réalisateurs éminents de la RDA a pu réaliser Der<br />

geteilte Himmel (le Ciel partagé, 1964) un des rares signes d'un petit dégel ayant<br />

encouragé ceux qui seront sanctionnés peu après. La situation de Berlin-Ouest,<br />

analogue à celle d'une île, et développant le sentiment d'enfermement, a été traitée<br />

métaphoriquement par Helma Sanders-Brahms en 1986 dans Laputa (dont<br />

le titre est emprunté à un chapitre célèbre de Gulliver). Quelques cinéastes, rares,<br />

ont évoqué les événements qui ont marqué la division de l'Allemagne. C'est le<br />

cas de Thomas Brasch, l'écrivain venu de RDA qui a tourné à l'Ouest Engel aus<br />

Eisen (Les Anges de fer, 1980), dont l'intrigue est entièrement conditionnée par<br />

le blocus de Berlin. Il avait été précédé en 1948 par Berliner Ballade, film dans<br />

lequel R.A. Stemmle, dépositaire de la tradition du cabaret satirique, décrivait<br />

avec ironie la division de la ville. Il sera suivi en 1988 d'un film du réalisateur de<br />

RDA Frank Beyer et qui a la particularité d'avoir été co-produit par des sociétés<br />

de Berlin-Ouest et de Berlin-Est associées dans cette évocation des combines<br />

de l'immédiat après-guerre sous les nouvelles administrations et les polices mises<br />

en place par les vainqueurs : Der Bruch (Le Casse, 1989). Le Mur lui-même est<br />

devenu objet cinématographique dans les fictions, dès sa construction puisque<br />

B. Wilder, en tournage à Berlin pour Un, deux, trois, décida immédiatement de<br />

l'intégrer à son scénario qui, déjà, évoquait la situation très particulière qui était<br />

alors celle de l'Allemagne. Le Mur inspira aussi quelques films d'aventure, particulièrement<br />

américains. Mais, mis à part L'Espion qui venait du froid (1965, de<br />

Martin Ritt d'après le roman de Le Carré) la plupart ne voient pas plus loin que<br />

le bout de l'intrigue. Il appartenait à des cinéastes allemands et plus particulièrement<br />

à ceux de Berlin-Ouest d'affronter ce sujet singulier.<br />

Ce fut en général avec ironie, et loin des schémas dominants. Ainsi Der Mann<br />

auf der Mauer (L'Homme sur le mur, 1982) de Reinhard Hauff, d'après le<br />

roman de Peter Schneider (en France : Le sauteur de mur), mettant en scène<br />

un héros qui ne peut tolérer cette frontière maçonnée et dont la faculté de pas-


DOCUMENTS<br />

112<br />

ser alternativement d'un côté à l'autre perturbe le fonctionnement de deux<br />

polices, de deux États, de deux administrations. Quelques années avant cette<br />

comédie aussi profonde que « nonsensique », Helke Sander avait réalisé<br />

Redupers (Personnalité réduite de toutes parts, 1977), où le goût du paradoxe<br />

et le sens du montage à la Alexander Kluge dressait le portrait drôle et amer<br />

de Berlin et en même temps celui d'une femme qui tente d'échapper à des aliénations<br />

personnelles analogues à celles de la ville.<br />

La chute du Mur et la fin de la RDA ont inspiré principalement des documentaires<br />

plutôt que des fictions et, dans le second cas, celles qui ont été réalisées<br />

n'appartiennent pas en propre à l'environnement berlinois (Apfelbäume/les<br />

Fruits du paradis d'Helma Sanders-Brahms, 1991). Bien que l'auteur s'en<br />

défende, le film tourné à Berlin par Rudolf Thomé sous l'influence des contes<br />

moraux du Français Eric Rohmer et de son regard ironique, Liebe auf den ersten<br />

Blick (Le Coup de foudre, 1991) prend une signification symbolique : c'est<br />

la rencontre d'un homme de la RDA (archéologue au chômage) et d'une Berlinoise<br />

de l'Ouest (futurologue) dont l'amour devra résister aux préjugés et aux<br />

difficultés matérielles.<br />

Avant l'unification Berlin-Ouest était souvent présentée comme une ville en<br />

éternelle construction/reconstruction, comme le montre Wenders dans Les<br />

Ailes du désir, (dont il convient de rappeler le titre original Der Himmel über<br />

Berlin) (Le ciel au-dessus de Berlin). C'était déjà le décor de comédies telles<br />

que Die Frau gegenüber/La femme d'en face, 1978) de Hans Noever et de<br />

Rosi und die grosse Stadt (Rosi et la grande ville, 1981) de Gloria Behrens.<br />

Et aussi Berlin Chamissoplatz de Rudolf Thomé (1980), dont le héros, un architecte<br />

chargé d'intervenir dans le quartier alternatif de Kreuzberg, mesure l'écart<br />

entre l'utopie et la réalité. En 1976 Benno Trautmann achevait une comédie<br />

très réussie sur les mœurs des grandes sociétés immobilières intitulée Der<br />

Umsetzer (qu'il faut traduire par Le Videur).<br />

L'attitude critique généralisée face aux déménagements du territoire urbain et<br />

à la spéculation est en rapport avec l'importance du mouvement alternatif à<br />

Berlin – lequel a inspiré, suscité, produit de nombreux films à diffusion restreinte.<br />

Cette société parallèle a eu ses personnages emblématiques portés à<br />

l'écran, de Sous les pavés, la plage (Unter dem Pflaster ist der Strand, 1975)<br />

d'Helma Sander-Brahms, au Voyage (Die Reise, 1986) de Markus Imhoof –<br />

de même que ses désenchantements : Der subjektive Factor (Le facteur subjectif,<br />

1980) d'Helke Sander. Elle a même sa comédie musicale Linie Eins<br />

(Ligne 1) portée à l'écran par Reinhard Hauff en 1987. Le portrait ainsi tracé<br />

de Berlin (Ouest) au cours des années 70 et 80, restera un portrait critique.<br />

La liste des films recensés par la Cinémathèque de Berlin « Berlin im Film<br />

1965-1985 » est à cet égard impressionnante, même si des nombreuses<br />

œuvres (alternatives et avant-gardistes, contestataires ou revendicatives, ou<br />

encore de caractère homosexuel) n'ont connu qu'une faible diffusion. Cet<br />

inventaire n'en constitue pas moins un riche témoignage sur une époque qui<br />

s'éloigne – les cinéastes actuels sauront-ils, eux et à leur tour, rendre compte<br />

des changements en cours ? ■


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

113<br />

B<br />

FILMSTADT BERLIN<br />

erlin a été la première ville à se doter de studios de cinéma au sens<br />

classique du terme, munis de toute l'infrastructure technique du film et<br />

de plusieurs plateaux permettant des tournages simultanés. Plusieurs<br />

petits studios fonctionnaient déjà dans la ville lorsque Guido Seeber, directeur<br />

technique de la Bioscop, décida en 1911 de transférer ses installations de la<br />

Chausseestrasse sur 40.000 mètres carrés à Babelsberg, petite ville résidentielleentre<br />

Berlin et Potsdam : ses premières verrières (Glashaus) sont le début<br />

de la fameuse Filmstadt Babelsberg qui marqua l'histoire de l'Allemagne. Peu<br />

après, Paul Davidson, qui avait créé à Francfort une des plus importantes<br />

sociétés de production du pays, créa d'autres grands studios à Tempelhof –<br />

ceux-là mêmes qui incarnèrent la production de l'Ouest après que Babelsberg<br />

fut intégrée à la zone d'occupation soviétique. Jusqu'à aujourd'hui, Berlin a toujours<br />

produit des films, sauf au cours d'une brève période en 1945-46.<br />

Le goût bien connu des autorités de l'Empire pour la concentration des moyens<br />

de production amena en 19<strong>17</strong> la création de la UFA (Universum Film Aktien<br />

Gesellschaft) qui s'empara en 1923 des studios. Au temps du muet et aux<br />

débuts du parlant, la UFA et Babelsberg sont associés à quelques-uns des<br />

plus grands chefs-d'œuvre de l'histoire du cinéma allemand et mondial. Sous<br />

les nazis, la UFA, qui était dirigée depuis 1929 par Hugenberg (1), se mit au<br />

service du régime et devint la principale usine à rêves du Reich. La défaite provoque<br />

la mise sous séquestre de la UFA – mais les studios reviendront à la<br />

RDA : dès le mois de mai 1947 les autorités soviétiques favorisent la naissance<br />

de la DEFA (Deutsche Film Aktien Gesellschaft), qui produit les premiers<br />

films allemands d'après-guerre.<br />

80 % du potentiel allemand, studios, laboratoires et fabriques de pellicule se<br />

trouvaient à l'Est au lendemain de la guerre. D'où le développement des studios<br />

de Munich et Hambourg, qui ont pris très vite le virage de la télévision,<br />

et de Berlin-Tempelhof qui nécessita quelques aides indirectes pour maintenir<br />

une activité déclinante dans les années soixante-dix (c'est ainsi que le Sénat<br />

de Berlin créa la première aide régionale à la production cinématographique).<br />

La DEFA, qui exerçait officiellement en RDA le monopole sur la production,<br />

était structurée un peu à la manière des studios hollywoodiens de l'âge d'or :<br />

auto-suffisance technique, intégration des fonctions, salariat systématisé, etc.<br />

(1) Alfred Hugenberg (1865-1951), industriel, chef du parti nationaliste conservateur (DNVP-Deutsch-Nationale<br />

Volkspartei) sous la République de Weimar, fit alliance avec Hitler auquel il fournit les voix nécessaires lors du<br />

vote d'investiture au Reichstag. Ministre du Reich pour l'Économie, il fut écarté dès l'été 1934.


DOCUMENTS<br />

114<br />

La privatisation consécutive à la Réunification ne fut pas des plus faciles. Elle<br />

suscita des inquiétudes dans les milieux professionnels du cinéma en particulier<br />

chez les réalisateurs et les acteurs. Le souci du patrimoine et d'une histoire<br />

culturelle prestigieuse, le souhait de maintenir en activité une infrastructure<br />

et un potentiel de production exceptionnel, et aussi la solidarité qui<br />

s'exprima d'emblée entre professionnels de l'Ouest et de l'ex-RDA ont provoqué<br />

interpellations, campagnes de sensibilisation, voire formulation d'exigences<br />

précises quant à l'avenir de Babelsberg.<br />

Parallèlement – mais le phénomène était lié autant à l'actualité du retour des<br />

studios qu'à une Allemagne unie, voire à une réconciliation sereine avec un<br />

passé cinématographique contradictoire – se multipliaient les livres, les expositions,<br />

les reportages et les émissions de télévision évoquant les gloires passées<br />

de l'UFA et de Babelsberg.<br />

C'est au printemps 1992 que les biens de la DEFA furent privatisés. Le groupe<br />

Kirch reprenait le studio documentaire et les installations de doublage de<br />

Johannisthal.<br />

Le gros morceau, le mythique Babelsberg, revenait à deux très grandes entreprises<br />

associées pour l'occasion : l'allemand Bertelsmann, un des plus grands<br />

groupes de presse et d'audiovisuel européens, voire du monde, et la française<br />

Compagnie générale des Eaux par l'intermédiaire de sa filiale Phenix Immobilière.<br />

Bien que soutenue par quelques grands noms du cinéma allemand<br />

(Schlöndorff, Wenders, Fleischmann – tous trois déjà orientés dans leur carrière<br />

vers la coopération avec la France) cette solution a rencontré quelque<br />

méfiance, le partenaire français étant soupçonné de n'avoir dans l'affaire que<br />

des visées spéculatives. La CGE, il est vrai, n'intervient pas que dans le cinéma<br />

(UGC) et dans l'audiovisuel (câble, Canal +, production, etc…) mais aussi,<br />

on le sait, dans les travaux publics et la construction. Bertelsmann, plus discret<br />

dans l'intervention, est un empire de presse et d'édition détenant des parts<br />

importantes dans les principales chaînes privées d'Allemagne (RTL Plus, Première)<br />

ainsi que les 445 salles de cinéma de la UFA desservant 1<strong>17</strong> sites en<br />

Allemagne – c'est le deuxième réseau de salles en Europe.<br />

Avec à leur tête le cinéaste Volker Schlöndorff les nouveaux studios de Babelsberg<br />

(2) tentent d'assumer les enjeux d'une production européenne en s'efforçant<br />

de maintenir et de développer l'emploi. Sans parvenir tout à fait à tourner<br />

à pleine capacité, ils semblent intéresser un nombre croissant de<br />

partenaires et nourrir des projets de plus en plus ambitieux – dont en 1995 une<br />

vie de Marlene Dietrich, la star qui y fit ses débuts à l'occasion de l'Ange Bleu,<br />

et dont le rôle sera tenu par Patricia Kaas, la seule vedette de la chanson<br />

populaire à la fois en Allemagne et en France. ■<br />

D.S.<br />

(2) Plateau de tournage, construction de décors, costumes, énorme stock d'accessoires et archives, post-production,<br />

laboratoire, service marketing, etc.


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

115<br />

CAPITALE…DU CRIME<br />

Née à l’Est, une jeune maison d’édition<br />

renouvelle la littérature policière<br />

de l'Allemagne réunifiée<br />

FAUSTO GIUDICE<br />

Faute de place nous n'avons pas parlé de Berlin, ville d'éditeurs. Fausto Giudice<br />

y a cependant découvert un petit bijou, les éditions Monade, qui ont placé<br />

le polar sous l'invocation du philosophe Leibniz.<br />

La chute du Mur et la réunification allemande ont enclenché un processus<br />

qui verra, à terme, Berlin restaurée dans son statut de capitale politique.<br />

Cela prendra encore du temps. En attendant, Berlin est déjà<br />

devenue la « capitale du crime », en tout cas littéraire. Une nouvelle vague<br />

d'auteurs de littérature noire est en effet apparue : ils ont tous en commun de<br />

prendre l'ancienne « Athènes de la Spree » comme cadre, comme personnage<br />

même, de leurs romans. Et c'est une jeune maison d'édition née à l'Est qui est<br />

à l'origine de ce renouvellement du genre. S'il est encore trop tôt pour évaluer<br />

l'impact des petits volumes à bande jaune de la série « Berlin Crime », on peut<br />

déjà affirmer qu'il n'est pas du tout marginal. Au-delà du succès commercial<br />

avéré des éditions Monade, l'enjeu est important : il s'agit de réunifier l'imaginaire<br />

social et de forger une nouvelle identité collective berlinoise. Et une littérature<br />

populaire peut être un ingrédient décisif dans cette délicate alchimie.<br />

La littérature policière allemande, mal connue en France, est riche et diverse,<br />

en tout cas d'une qualité que ne laissent pas supposer les séries télévisées<br />

allemandes d'une médiocrité affligeante, qui sont infligées au public français<br />

(Derrick, Le Renard, Schimansky, Soko). Sans doute la méconnaissance de<br />

cette littérature, de ce côté-ci du Rhin, s'explique-t-elle aussi par l'impression<br />

laissée par ces indigestes produits télévisés.<br />

Cette littérature était jusqu'à présent à l'image de la réalité fédérale, polycentrique<br />

et « murée » vers l'Est. Polycentrique, parce que sans capitale : Bonn<br />

pouvait difficilement exciter l'imagination littéraire et Berlin-Ouest était une île.<br />

Les auteurs plantaient donc leurs décors entre Hambourg, Francfort, Cologne,<br />

la Ruhr et Berlin-Ouest. Aveugle à l'Est à cause du Mur et de la Guerre froide,<br />

et aussi parce que le modèle exclusif, pour la littérature policière européenne<br />

de l'après-guerre était exclusivement anglo-américain, alors que l'imaginaire<br />

de la société ouest-allemande faisait son deuil des racines culturelles situées<br />

à l'Est de l'Elbe.<br />

Il était une fois, dans Leipzig en ébullition, trois garçons qui avaient l'âge du<br />

Mur. Ils étudiaient le théâtre à l'Université, étaient férus de philosophie et


DOCUMENTS<br />

116<br />

rêvaient d'éditer des livres. Ils lancèrent donc dès 1990, dans leur appartement<br />

communautaire du Graphisches Viertel, le quartier branché de la grise métropole<br />

saxonne, Edition Monade. Un hommage au philosophe Leibniz qui exprimait<br />

leur désir de publier des livres de philosophie et de théâtre. Ils durent très<br />

rapidement déchanter : le marché n’était pas vraiment porteur. « Si vous voulez<br />

vendre des livres, faites des polars », leur dit alors une amie libraire. Les<br />

jeunes gens avaient des plumes alertes et il suffisait de puiser dans la chronique<br />

quotidienne des affres de la disparition de la RDA pour trouver des idées<br />

de polars. Monade lança donc une première série de livres, « Leipzig Crime,<br />

Thriller aus dem Chicago des Ostens ». Ça marchait ! Mais rapidement, une<br />

réalité s’imposa à Oliver Schwarzkopf et à ses amis : s’ils voulaient atteindre<br />

des lecteurs au-delà de la « ligne bleue » de la province saxonne, il fallait planter<br />

le décor de leurs petits livres à bande jaune dans une vraie métropole. Ce<br />

ne pouvait être que Berlin !<br />

Quatre ans et quatorze titres plus tard, le pari de Schwarzkopf semble réussi :<br />

la collection Berlin Crime offre désormais une palette de récits et de personnages<br />

sortis de l’imagination d’auteurs appartenant à trois générations : le<br />

vétéran, Heiner Rank, a soixante-trois ans et une carrière d’auteur à succès<br />

en RDA derrière lui – il a vendu plus de cinq millions de livres ; le plus jeune,<br />

Jörg Köhler, en a vingt-huit. Entre les deux, des auteurs autour de la quarantaine.<br />

Tous Berlinois de cœur, ils ne sont pas tous allemands. Ainsi Hans van<br />

Gulden, dont le héros Martin Roth est un journaliste américain, juif et homosexuel,<br />

est Néerlandais.<br />

Meilleure preuve que l’histoire de cette aventure éditoriale est une véritable<br />

« success story » de la réunification – sans aucune ingérence de la Treuhand !<br />

c'est que le plus prestigieux des auteurs policiers allemands a rejoint la collection.<br />

Horst Bosetzky, un sociologue de 55 ans qui a pour nom de plume « -ky », avait<br />

été consacré meilleur auteur policier de langue allemande en 1980 et reçu le prix<br />

Mystère de la critique en 1988. Son personnage emblématique, le commissaire<br />

Hans-Jürgen Mannhardt, démocrate convaincu et névrosé, est né à Berlin-Est<br />

et a grandi à Berlin-Ouest. Il était donc logique qu’il vienne prendre place dans<br />

la galerie de Berlin Crime, entre les commissaires Dietrich Kölling – héros de<br />

Frank Goyke – et Paul Fennek – héros de Heiner Rank –, aux côtés de Ziggy<br />

Oswald, le punk de Kreuzberg détective amateur inventé par Christian Tagger,<br />

Kasimir Kaspar, le journaliste désespérément épris de bière et de scoops créé<br />

par Wolfgang Bergmann, psychologue et auteur confirmé qui s’est mis à son tour<br />

au « Krimi », ou encore Sœur Vera Veltheim, religieuse, japanologue et…professeur<br />

d’aïkido, qui est l’héroïne de Jürgen Ebertowski.<br />

Espérons que des éditeurs de langue française auront la curiosité de découvrir<br />

et le courage de faire découvrir à leur public cette nouvelle littérature populaire<br />

et néanmoins de qualité. Leurs collègues nord-américains et japonais ont, eux,<br />

déjà manifesté leur intérêt. ■<br />

Schwarzkopf & Schwarzkopf Verlag - Edition Monade<br />

Schonhauser Allee <strong>17</strong>3 - 10119 Berlin.


DOCUMENTS<br />

1<strong>17</strong><br />

LE CENTRE MARC BLOCH DE<br />

RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES<br />

DOSSIER<br />

BERLIN ÉTIENNE FRANÇOIS<br />

Le 8 septembre <strong>1994</strong>, le jour où l'on célébrait le départ des soldats alliés (et<br />

cette date n'était pas due au hasard) a été officiellement inauguré le Centre<br />

Marc Bloch de Recherche en Sciences Sociales de Berlin, importante initiative<br />

franco-allemande dans un secteur-clé des Sciences humaines. Nous publions<br />

ci-dessous une présentation du Centre due à son directeur, notre ami et collaborateur<br />

le professeur Etienne François. L'espace restreint dont nous disposons<br />

nous contraint à abréger quelque peu la description des différents projets<br />

du Centre, tous fort intéressants. Nos lecteurs pourront, s'ils le désirent,<br />

obtenir des informations plus détaillées en s'adressant au Centre (1).<br />

Le Centre franco-allemand de Recherches en Sciences Sociales de Berlin<br />

a ouvert ses portes le 9 décembre 1992. Sa création, évoquée pour<br />

la première fois au sommet franco-allemand d'octobre 1990, avait été<br />

officiellement annoncée par le Président de la République à Weimar le 21 septembre<br />

1991. Depuis le 8 septembre <strong>1994</strong>, jour de son inauguration officielle,<br />

il porte le nom de Marc Bloch.<br />

La vocation du Centre est de développer la coopération franco-allemande<br />

dans le domaine des sciences sociales. Il se situe dans une perspective pluridisciplinaire<br />

: toutes les disciplines des sciences sociales – histoire, anthropologie<br />

sociale, sciences politiques, sociologie, économie, géographie,<br />

sciences culturelles – y sont représentées. Son champ d'investigation ne se<br />

limite pas à l'Allemagne ; le Centre s'intéresse également à l'évolution des<br />

sociétés européennes contemporaines et en particulier aux transformations<br />

en cours dans l'Europe Centrale et Orientale à la suite de l'effondrement du<br />

« bloc communiste ». Par ailleurs, le Centre ne s'interdit pas de monter ou soutenir<br />

des projets concernant le monde extra-européen, pour autant que ces<br />

projets s'inscrivent dans le cadre d'une coopération franco-allemande.<br />

Dans sa phase initiale, le Centre est un établissement qui relève du ministère<br />

des Affaires Étrangères et du ministère de l'Enseignement Supérieur et de la<br />

Recherche. Il est par ailleurs lié par conventions avec le CNRS et l'EHESS.<br />

Des conventions avec les Universités Paris IV, Bordeaux III et Strasbourg II<br />

et avec l'IEP de Paris sont en cours de négociation. Totalement franco-alle-<br />

(1) Centre Marc Bloch. Schiffbauerdamm 19 – 101<strong>17</strong> Berlin – Tél. (30) 308 74 295/296.


DOCUMENTS<br />

118<br />

mand dès l'abord dans sa pratique scientifique, il a vocation à devenir prochainement<br />

franco-allemand dans sa réalité institutionnelle.<br />

Le Centre est dirigé par Etienne François, professeur d'histoire à l'Université<br />

de Paris I, assisté par Emmanuel Terray, directeur d'études (anthropologie) à<br />

l'École des Hautes Études en Sciences Sociales et depuis début <strong>1994</strong> par trois<br />

nouveaux chefs de projet : Edouard Conte, chargé de recherche (anthropologie<br />

sociale) au CNRS, Yves Duroux, ingénieur de recherche au CNRS (histoire<br />

des sciences) et Rémy Leveau, professeur à l'IEP de Paris (politologie). Une<br />

trentaine de chercheurs font partie du Centre ou y sont rattachés, depuis l'étudiant<br />

de maîtrise jusqu'au professeur d'université ; toutes les disciplines des<br />

sciences sociales sont effectivement représentées. Depuis octobre 1993, le<br />

Centre est installé dans des locaux entièrement rénovés et mis à sa disposition<br />

par le Sénat de Berlin. Ces locaux sont situés en plein cœur du Berlin historique,<br />

donnent directement sur la Spree et se trouvent à moins d'un kilomètre<br />

du Reichstag et de l'Université Humboldt, mais aussi du Berliner Ensemble et<br />

de l'avenue Unter den Linden.<br />

Les axes de recherche<br />

Le Centre a défini trois axes principaux de recherche.<br />

Le premier porte sur les mutations qui s'accomplissent dans les sociétés du<br />

centre et de l'est de l'Europe (ex-RDA comprise), et sur les conséquences de<br />

ces mutations pour l'ensemble de l'Europe. Dans ce cadre s'inscrivent plusieurs<br />

projets de recherche déjà en cours d'exécution :<br />

En premier lieu celui dirigé par Emmanuel Terray ayant pour thème l'Anthropologie<br />

de la transition au capitalisme. Ce projet de recherche est le prolongement<br />

du séminaire « Anthropologie der Wende » (Anthropologie du tournant)<br />

qui s'est déroulé au centre depuis 1993 et a permis une première<br />

confrontation des résultats d'enquêtes sur le terrain.<br />

Le but du projet est donc d'analyser les transformations en cours telles qu'elles sont<br />

vécues, éprouvées et interprétées par des communautés restreintes, relevant de divers<br />

milieux sociaux ou professionnels (entreprises, écoles, hôpitaux, voisinages, associations<br />

culturelles ou sportives, etc.). Ces communautés seront observées sur une longue<br />

période. On s'intéressera d'abord à leur vision du passé et à son évolution dans le<br />

temps ; on s'efforcera de reconstituer l'image qu'elles se faisaient des sociétés occidentales<br />

avant 1989, et de dresser un bilan de leurs attentes, de leurs craintes et de<br />

leurs espérances à cette date ; on examinera ensuite comment cette image s'est modifiée,<br />

et comment la « vision du monde » des intéressés a réagi à l'expérience nouvelle<br />

qui leur était proposée ou imposée. On s'attachera tout particulièrement aux systèmes<br />

de valeurs : dans quelle mesure les valeurs revendiquées par le système socialiste<br />

étaient-elles assumées ? Ont-elles survécu au choc de 1989 ? Comment ont-elles été<br />

remplacées ou remaniées ? E. Terray.<br />

Ce projet s'inscrira tout naturellement dans les opérations de recherche prévues<br />

par le Verband (Groupement) « Anthropologie des sociétés indus-


DOCUMENTS<br />

119<br />

trielles », créé en juillet <strong>1994</strong> et animé par Birgit Müller, chercheur au CNRS,<br />

dont le centre est partie prenante aux côtés de partenaires aux différentes institutions<br />

d'enseignement supérieur et de recherche en sciences sociales de<br />

Berlin.<br />

Ces chercheurs membres du groupe ont mis sur pied un réseau, le groupe de<br />

recherche sur l'anthropologie sociale des sociétés industrielles, dont l'objectif est d'aider<br />

au développement des approches d'anthropologie sociale. Le bureau de coordination<br />

de ce réseau est financé par le Sénat de Berlin et rattaché au Centre Franco-Allemand<br />

de Recherche en Sciences Sociales, sa mission est d'organiser des cycles de conférences,<br />

des séminaires et des écoles d'été de recherche de terrain en Europe de l'Est<br />

comme en Europe de l'Ouest. Le groupe de recherches s'efforcera par ailleurs de<br />

mettre sur pied avec l'aide de financements extérieurs un programme de bourses destiné<br />

à des jeunes chercheurs en provenance de toute l'Europe.<br />

Parallèlement à ces projets, Edouard Conte et Christian Giordano (professeur<br />

à l'université de Fribourg/Suisse) animent un groupe de recherche sur le<br />

thème : « Propriété de la terre et devenir de la paysannerie en Europe<br />

centrale » auquel est associé un réseau de chercheurs allemands, bulgares,<br />

français, hongrois, italiens et polonais.<br />

Pour l'heure, ont été engagées les recherches de terrain suivantes :<br />

1) Techniques agraires et rapports sociaux en milieu rural est-allemand,<br />

2) L'agriculture bulgare post-communiste : une privatisation sans paysans ?<br />

3) La réforme foncière en Hongrie : restitution ou reconcentrations ?<br />

4) Pratiques rurales : terre et politique en Pologne. E. Conte.<br />

Plusieurs colloques et rencontres ont déjà été organisés sur cette thématique :<br />

une journée de travail (22 mars 1993) sur les transformations de l'agriculture<br />

et de la société rurale dans l'ex-RDA, un colloque international sur les « nouvelles<br />

mobilités » en Europe (avril), un troisième colloque international et pluridisciplinaire<br />

(11-13 novembre 1993) a enfin étudié les problèmes de la propriété<br />

de la terre et de la transformation des patrimoines dans l'Europe centrale<br />

et orientale.<br />

Le second axe prioritaire concerne l'histoire et la sociologie européennes<br />

comparées (XIXe et XXe siècles). Depuis 1993, le Centre a organisé, en collaboration<br />

avec des partenaires allemands et français, plusieurs journées<br />

d'étude ou colloques sur cette thématique : une journée d'étude sur les apports<br />

et les limites du comparatisme en histoire et en sociologie (12 février 1993) et<br />

une autre (28 juin 1993) sur l'évolution sociale comparée de la France et de<br />

l'Allemagne depuis 1945 ; du 27 au 29 mai, un colloque sur « 1968, année<br />

européenne » ; du 28 au 30 septembre 1993, un colloque sur « Lumières,<br />

Aufklärung et politique en France et en Allemagne dans la seconde moitié du<br />

XVIIIe siècle » ; du 14 au 16 octobre 1993, un colloque interdisciplinaire sur<br />

« Nation et Émotion » ; du 5 au 27 février <strong>1994</strong> deux journées d'étude sur<br />

« Voyages et savoir au XVIIIe siècle » ; une table ronde les 23 et 24 avril sur<br />

« Les revues européennes de l'Entre-deux-guerres » et enfin un colloque international<br />

du 5 au 7 septembre <strong>1994</strong> sur « Les quatre puissances occupantes<br />

et la culture à Berlin, 1945-1949 ».


DOCUMENTS<br />

120<br />

Dans ce cadre s'insère le projet de recherche animé par Etienne François :<br />

« Pour une archéologie de la mémoire historique allemande ».<br />

Ce projet se propose de susciter, d'encourager et de fédérer des études de cas portant<br />

sur la mémoire historique allemande et menées tant par des historiens que par des<br />

chercheurs d'autres disciplines. Il ne se limitera pas à l'étude des dimensions les plus<br />

facilement saisissables (« politique de la mémoire »), mais s'attachera également à saisir<br />

les rapports et les interférences entre mémoire individuelle et mémoire collective,<br />

mémoire privée et mémoire publique, les phénomènes de construction, de recomposition<br />

et d'appropriation, ainsi que les problèmes – particulièrement importants dans le<br />

cas allemand – liés aux ruptures de temporalité et aux conflits de mémoire. Préparé<br />

par un colloque d'octobre 1993 sur la « mise en scène de la nation », ce projet s'appuie<br />

sur un certain nombre d'enquêtes individuelles actuellement en cours dans le cadre<br />

du Centre ou en lien avec lui.<br />

Il se prolongera et précisera au cours des deux années à venir par trois séries d'initiatives<br />

: un séminaire de réflexion méthodologique, de comparaison franco-allemande<br />

et de recherche empirique organisé en commun avec l'École des Hautes Études en<br />

Sciences Sociales ; un projet de recherche organisé en commun avec l'Université Libre<br />

de Berlin et réunissant historiens et politologues autour de l'examen des rapports entre<br />

culture politique, démocratie et rapport au passé en France, en Allemagne et en<br />

Pologne ; la préparation enfin, en liaison avec le Centre de Recherches d'Histoire du<br />

Temps Présent de Potsdam, d'un colloque comparatiste sur les épurations dans l'Europe<br />

au XXe siècle, prévu pour 1996. E. François<br />

C'est également dans cet axe de recherche que se situe le projet animé par<br />

Yves Duroux ayant pour thème « Histoires des sciences et épistémologies<br />

comparées ».<br />

Le projet prend pour point de départ la reconnaissance d'un conflit des épistémologies<br />

en fonction de leur soubassement national : il y a lieu de distinguer, et le cas échéant<br />

d'opposer, une tradition anglo-saxonne qui se réclame d'un empirisme, même logique ;<br />

une tradition française inscrite dans un rationalisme historique ; et enfin une tradition<br />

allemande qui reste marquée par l'analyse kantienne des conditions de possibilité de<br />

la science. A ces trois courants est venue s'ajouter depuis une dizaine d'années une<br />

sociologie des sciences qui déclare périmée l'approche épistémologique. Entre ces<br />

diverses tendances, le dialogue est malaisé et semé de malentendus tenaces.<br />

Le projet vise donc à dresser une cartographie du paysage actuel dans le domaine des<br />

« Études sur les Sciences », afin de contribuer, pour sa part, à une recomposition des<br />

modes d'analyse. Y. Duroux<br />

Enfin , le Centre s'est donné avec l'arrivée de Rémy Leveau en mars <strong>1994</strong> un<br />

troisième axe de recherche sur l'Islam contemporain.<br />

Dans le prolongement des contacts pris et du travail effectué avec les équipes universitaires<br />

et les Fondations de recherches allemandes depuis 1986, ce programme de<br />

travail est centré sur l'Islam transplanté, lié aux migrations et sur l'évolution du monde<br />

arabe musulman contemporain en relations directes avec l'Union Européenne.<br />

Le champ moyen oriental requiert une priorité à la fois comme domaine de recherche<br />

collectif et comme domaine d'approfondissement d'une équipe franco-allemande qui<br />

travaillerait à la mise en place d'ici une année d'une École doctorale centrée sur l'étude<br />

de l'Islam et du monde arabe contemporain, croisant l'approche orientaliste avec les


DOCUMENTS<br />

121<br />

méthodes d'analyse empruntées aux disciplines des sciences sociales (sociologie,<br />

science politique, économie).<br />

Ce champ d'investigation qui devrait être redéfini à la suite d'un séjour au Moyen-Orient<br />

en novembre <strong>1994</strong> servirait à la fois à former sur le monde arabe contemporain des<br />

jeunes chercheurs allemands appartenant à diverses universités et centres de<br />

recherche installés à Berlin. Ce projet devrait être soutenu par un accord passé avec<br />

l'IEP de Paris dans un premier temps, puis par un accord-cadre à définir, permettant<br />

l'intégration dans les centres de recherche français au Moyen-Orient de jeunes Allemands<br />

francophones et la participation de scientifiques allemands aux conseils scientifiques<br />

ainsi qu'aux équipes de direction de ces centres. R. Leveau<br />

Les activités de formation<br />

Dans le domaine de la formation, le Centre poursuit une double activité : d'une<br />

part il organise tous les quinze jours un séminaire de méthode à l'intention des<br />

jeunes chercheurs et allocataires de recherche en sciences sociales présents<br />

à Berlin ; ce séminaire permet à chaque chercheur de présenter l'état d'avancement<br />

de sa recherche et de susciter ainsi les questionnements et les<br />

remarques qui le feront progresser. D'autre part, deux séminaires « transversaux<br />

» devraient être organisés au cours des deux prochains semestres. Ces<br />

séminaires abordent par priorité des thèmes communs à plusieurs disciplines<br />

et permettent une confrontation des méthodes de travail utilisées en France<br />

et en Allemagne (exemples de thèmes déjà abordés : « Les sciences sociales<br />

et le religieux », « Le rapport au passé dans l'Allemagne réunifiée », « Jeunesse<br />

et éducation dans l'Allemagne d'après 1989 »). Pour <strong>1994</strong>-1995 les<br />

sujets retenus sont « Les redéfinitions en cours de la politique de défense allemande<br />

», « La formation des élites en Europe centrale et orientale, approche<br />

comparée ».<br />

Le Centre est par ailleurs, en tant que tel, partie prenante de l'École doctorale<br />

sur le comparatisme en sciences sociales (Graduiertenkolleg Gesellschaftsvergleich)<br />

organisée conjointement par des historiens, des sociologues et des<br />

anthropologues de l'Université Libre et de l'Université Humboldt.<br />

Les publications<br />

Le Centre est d'origine trop récente pour que ses publications soient nombreuses.<br />

Le premier titre mis à la disposition des chercheurs est un guide des<br />

archives de l'ex-RDA. Rédigé par Cyril Buffet (historien français spécialiste de<br />

différents dépôts d'archives de l'Allemagne de l'Est, avec leurs caractéristiques<br />

et une description sommaire de leurs fond, ce guide peut être commandé au<br />

Centre.<br />

Deux autres sont en préparation : - Un guide des structures de recherches en<br />

Histoire des Sciences et des Techniques à Berlin


DOCUMENTS<br />

122<br />

- Un guide des archives rurales de la RDA<br />

Pour l'année universitaire <strong>1994</strong>-1995, le Centre prévoit d'enrichir sa série de<br />

publications avec la parution de plusieurs volumes : ils auront respectivement<br />

pour titre « 1968, année européenne » en prolongement du colloque qui s'est<br />

tenu en mai 1993 à Leipzig ;<br />

« Lumières, Aufklärung et politique » qui reprendra les actes du colloque de<br />

Potsdam ; « Nation et Émotion » (publié en allemand comme livre de poche)<br />

dans le prolongement du colloque d'octobre 1993 ;<br />

« Les quatre puissances occupantes et la culture à Berlin – 1945-1949 » actes<br />

du colloque de septembre <strong>1994</strong>.<br />

Les projets<br />

Outre la poursuite des activités évoquées précédemment, les projets du<br />

Centre sont les suivants :<br />

- Monter (toujours en collaboration avec des équipes de chercheurs de France,<br />

d'Allemagne et si possible d'autres pays) un certain nombre de colloques et<br />

rencontres :<br />

En décembre <strong>1994</strong>, une table ronde sur « les politiques linguistiques en France<br />

et en Allemagne » ; une table-ronde sur « Les partis politiques, les syndicats<br />

et les associations dans l'Allemagne contemporaine » (janvier 1995) ; une journée<br />

d'étude sur « Les stratégies humanitaires dans la politique étrangère de<br />

la France et de l'Allemagne : approche comparée » (février 1995) ; un colloque<br />

sur « Régulation et restructuration des protections sociales en France et en<br />

Allemagne » (avril 1995) ; un colloque international sur « Le wagnérisme dans<br />

la vie et la culture musicales françaises – 1861-1914 » (juin 1995) ;<br />

- Renforcer ses liaisons avec les pays d'Europe Centrale et Orientale, en particulier<br />

avec la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque et la Slovaquie. ■


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

16<br />

BERLIN DE GAUCHE À DROITE<br />

Henri Ménudier, l'un des meilleurs connaisseurs de la vie politique en Allemagne<br />

contemporaine nous présente ici les résultats des élections berlinoises<br />

du 16 octobre <strong>1994</strong> en les situant dans la tradition historique d'une ville qui,<br />

depuis 1848 et à l'exception de l'époque nazie, a toujours eu le cœur et le vote<br />

à gauche.<br />

Le Land de Berlin s'est distingué aux élections fédérales du 16 octobre<br />

<strong>1994</strong> en élisant directement quatre députés communistes « réformateurs<br />

» du Parti du Socialisme démocratique (PDS), qui a succédé à<br />

l'ancien parti communiste est-allemand, le SED. Cette élection ne surprendra<br />

guère si l'on se souvient que les communistes ont toujours été très présents<br />

dans la vie politique de Berlin depuis la fin de la Première Guerre mondiale et<br />

que fonctionnant de 1945 à 1990, l'occupation soviétique et le régime communiste<br />

à Berlin-Est et en RDA ont laissé un héritage idéologique qui n'est pas<br />

prèsde se dissiper. Aux oppositions traditionnelles entre la droite et la gauche<br />

s'ajoutent donc à Berlin des rapports complexes et même souvent très tendus<br />

entre les différentes composantes de la gauche (1).<br />

Tradition de Gauche<br />

HENRI MÉNUDIER<br />

Sous l'Empire, succédant aux libéraux, le SPD s'affirme comme la première<br />

force politique à Berlin. Ce fait explique peut être que le chancelier Otto von<br />

Bismarck n'aimait pas beaucoup Berlin ; la ville ne l'oublia pas, à tel point qu'elle<br />

refusa, en 1895, de le féliciter pour son 80e anniversaire. Amorcée dès 1912,<br />

la création du « Grand Berlin » est adoptée par la loi du 27 avril 1920 qui autorise<br />

la fusion entre le Berlin historique d'une part et 7 villes de sa banlieue, 59<br />

communes rurales et 27 domaines d'autre part. Le Grand Berlin sera géographiquement<br />

plus étendu que l'actuelle Ile de France. Avec 4 millions d'habitants,<br />

c'est une des grandes capitales de l'Europe.<br />

Au début de la République de Weimar, Berlin connaît une vie politique très<br />

tourmentée : troubles révolutionnaires à la fin de la guerre, tentative de la ligue<br />

(1) Si tant est qu'on peut situer à gauche les communistes et leurs successeurs plus ou moins bien travestis<br />

(N.d.l.R.).


DOCUMENTS<br />

<strong>17</strong><br />

spartakiste d'instaurer une république des Conseils en janvier 1919, assassinat<br />

ce même mois des chefs spartakistes Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht,<br />

putsch d'extrême droite en 1920. Les grèves, le chômage, l'inflation et les<br />

assassinats assombrissent le climat.<br />

En 1919 et 1920, à Berlin, le SPD « majoritaire » (MSPD) est dépassé par<br />

les sociaux-démocrates indépendants issus de l'aile gauche (USPD) qui<br />

avaient quitté le parti pendant la guerre. Le SPD retrouve sa première place<br />

en 1921 puis il recule après la crise de 1929 au profit du parti communiste,<br />

le KPD. Aux élections présidentielles de 1925, Berlin vote pour le candidat<br />

d'union républicaine, Wilhelm Marx (Zentrum) à 52,6 % et ne donne que<br />

37 % au maréchal von Hindenburg. En guise de représailles, le vainqueur<br />

de Tannenberg ne rendit officiellement visite à la mairie de Berlin que dixhuit<br />

mois après son élection comme président de la République. Aux élections<br />

municipales du 24 avril 1932, le SPD vient en tête, suivi du NSDAP et<br />

du KPD. Un an plus tard, aux élections municipales organisées par les nazis,<br />

le NSDAP domine (38,2 %) mais le SPD (22 %) reste devant le KPD<br />

(19,5 %). Aux élections pour le Reichstag en 1930 et 1932 (31 juillet et<br />

6 novembre), le KPD dépasse le SPD et le NSDAP, respectivement en<br />

deuxième et troisième position.<br />

Ces brèves indications rappellent que, divisée mais forte d'une longue tradition,<br />

la gauche l'a toujours emporté à Berlin y compris en 1932 et 1933. La<br />

capitale du Reich n'était pas une ville nazie et Hitler n'aimait d'ailleurs par y<br />

résider.<br />

L'âge d'or du SPD<br />

Après l'effondrement de 1945, Berlin est occupé par les quatre vainqueurs qui<br />

lui donnent un statut particulier. Aux élections municipales du 20 octobre 1946,<br />

les seules élections à peu près libres de l'immédiat après-guerre dans l'ensemble<br />

de la ville, la gauche recueille plus des deux tiers des voix (68,5 %),<br />

dont 48,7 % au SPD (51,7 % à Berlin-Ouest) et 19,8 % au SED. La guerre froide<br />

provoque en 1948 la division de la ville et de sa municipalité. Installé dans<br />

la Mairie du Grand Berlin, rouge par la couleur des briques (d'où le nom de<br />

« Mairie rouge ») le SED règne sans partage à l'Est jusqu'en 1989/90. Le SPD<br />

va connaître des fortunes changeantes à l'Ouest où le maire siège à l'Hôtel<br />

de ville d'ailleurs majestueux de l'Arrondissement de Schöneberg.<br />

Aux élections de Berlin-Ouest, le 5 décembre 1948, le SPD recueille 64,5 %<br />

des voix – son score le plus élevé de l'après-guerre, alors que la CDU n'atteint<br />

que 19,4 %. Aux élections suivantes, en 1950, le SPD revient à des proportions<br />

plus normales avec 44,7 % (CDU : 24,7 %). La domination électorale du<br />

SPD va ainsi durer jusqu'en 1971 (SPD : 50,4 % ; CDU : 38,2 %) ; avec une<br />

nouvelle pointe en 1963 (SPD : 61,9 % et CDU : 28,8 %). Pendant toutes ces<br />

années, de grands maires SPD se succèdent à Berlin-Ouest : Ernst Reuter<br />

(1948-1953), Otto Suhr (1955-57) et Willy Brandt (1957-66).


DOCUMENTS<br />

18<br />

Berlin-Ouest s'est donné une constitution en 1950, l'assemblée élue s'appelle<br />

Chambre des Députés (Abgeordnetenhaus), le maire prend le titre de<br />

Regierender Bürgermeister (maire gouvernant). Le Senat est le gouvernement,<br />

les Senatoren sont les ministres. Berlin-Ouest est considéré comme<br />

un Land de la République fédérale, avec des droits plus réduits que les<br />

autres Länder.<br />

Percée CDU<br />

Comme dans les Länder de l'Ouest, la CDU renforce ses positions à Berlin-<br />

Ouest au cours des années 1970. En 1975, elle obtient 43,9 % et dépasse<br />

pour la première fois le SPD (42,6 %) ; elle conservera cette position de premier<br />

parti au moins jusqu'en 1995. Richard von Weizsäcker, CDU, devient<br />

Regierender Bürgermeister en 1981, après avoir conduit un gouvernement<br />

minoritaire, il forme une coalition avec le FDP. Il se retire en 1984 pour se faire<br />

élire président de la République fédérale ; Eberhard Diepgen, CDU, le remplace.<br />

Aux élections régionales du 29 janvier 1989, la CDU recule, le FDP perd<br />

ses députés et l'extrême droite représentée par les Républicains fait une<br />

entrée fracassante avec 7,5 %. La CDU (37,7 %) devance de peu le SPD<br />

(37,3 %) ; sous la direction de Walter Momper, celui-ci décide de former pour<br />

la première fois un gouvernement avec les Alternatifs (11,8 %), présents à la<br />

Chambre des Députés depuis 1981 ; cette alliance avec les gauchistes de<br />

l'écologie sera très conflictuelle.<br />

Les effets de l'unité<br />

L'ouverture du Mur de Berlin, le 9 novembre 1989, et l'unité allemande en 1990<br />

bouleversent la situation politique. Aux élections libres à la Chambre du Peuple<br />

de RDA, le 18 mars 1990, Berlin-Est donne la majorité relative au SPD<br />

(34,8 %), suivi de près déjà par l'héritier du SED, le PDS (30,2 %), la CDU n'obtenant<br />

que 18,3 %. Le 6 mai, Berlin-Est élit librement une nouvelle municipalité<br />

dirigée par Tino Schwierzina, SPD ; les rapports de force sont du même ordre<br />

que ceux du 18 mars : SPD : 32,9 % ; PDS : 29,9 % ; CDUw : 18,2 % ; Verts<br />

(Alternatifs) : 13,3 % ; FDP : 2,2 % et autres : 3,6 %.<br />

Avant 1990, il n'y avait pas d'élections fédérales à Berlin-Ouest en raison du<br />

statut quadripartite. Aux première élections fédérales dans l'ensemble de<br />

Berlin en décembre 1990, la CDU (39,4 %) vient nettement en tête devant<br />

le SPD (30,6 %). Le même jour, les élections à la Chambre des Députés pour<br />

l'ensemble de Berlin confirment la première place de la CDU (40,4 %),<br />

devant le SPD. La droite, toutes tendances confondues avec la CDU<br />

(40,4 %) le FDP (7,1 %) et les Républicains (3,1 %) l'emportent avec 50,6 %<br />

devant la gauche dont les 48,9 % se répartissent entre le SPD (30,4 %), le<br />

PDS (9,2 %), les Verts et Alliance 90 (9,3 %). Mais comme la CDU et le FDP<br />

n'obtiennent pas la majorité absolue en sièges, les chrétiens-démocrates,<br />

une nouvelle fois sous la houlette d'Eberhard Diepgen, forment un gouver-


DOCUMENTS<br />

19<br />

nement de grande coalition renouant avec la tradition antérieure à 1963. Les<br />

scrutins de 1990 montrent bien que la CDU et le FDP sont plus faibles à l'Est<br />

qu'à l'Ouest.<br />

Eberhard Diepgen est un véritable Berlinois, né en 1941 dans cette ville où<br />

il a fait ses études de droit et où il est devenu avocat. Membre de la CDU<br />

depuis 1961, élu à la Chambre des Députés de Berlin-Ouest en 1971, il siège<br />

également au Bundestag en 1980-81. Regierender Bürgermeister de Berlin-<br />

Ouest de 1984 à 1989, il occupe de nouveau ces fonctions à partir de janvier<br />

1991 mais dans un Berlin réunifié. Réélu dans sa circonscription de Neukölln,<br />

il y a obtenu aux élections régionales de Berlin 59,5 % des voix, contre 28,4 %<br />

au SPD.<br />

De façon symbolique, le gouvernement de Berlin réunifié s'installe le<br />

1er octobre 1991 à la Mairie rouge, au centre de la capitale jusqu'alors détenu<br />

par les communistes. Situées au même endroit, les origines architecturales<br />

de la mairie de Berlin remontent au XIVe siècle. Construite par l'architecte Hermann<br />

Friedrich Waesemann entre 1861 et 1869, agrandie en 1920, partiellement<br />

détruite en 1945, reconstruite entre 1951 et 1956, rénovée en 1990-91,<br />

la « Mairie rouge » a été le témoin de bien des bouleversements politiques.<br />

Depuis avril 1993, les députés ont quitté Schöneberg pour prendre possession<br />

de l'ancien Landtag (Diète) de Prusse, appelé Chambre des Députés avant<br />

1933. Inauguré en 1989, ce bâtiment situé dans la Prinz-Albrecht-Straße se<br />

trouve symboliquement entre la Stresemann-Straße et la Wilhelm-Straße. A<br />

la fin de l'année 1918, les nouveaux dirigeants politiques décidèrent dans ses<br />

locaux de renoncer à une République des Conseils et de s'engager sur la voie<br />

de la démocratie parlementaire. Complètement détruit en 1945 et laissé à<br />

l'abandon, le bâtiment a fait l'objet d'une reconstruction soignée avec une salle<br />

des séances plénières très lumineuse, faite de verre et d'acier. Madame<br />

Hanna-Renate Laurien, CDU, préside la Chambre depuis janvier 1991.<br />

Élections fédérales à Berlin en % (*)<br />

Parti Total Total Ouest Est<br />

1990 <strong>1994</strong> <strong>1994</strong> <strong>1994</strong><br />

CDU 39,4 31,4 38,7 19,5<br />

SPD 30,6 34,0 34,6 33,1<br />

PDS 9,7 14,8 2,6 34,7<br />

FDP 9,1 5,2 7,2 1,9<br />

B. 90/Verts 3,9 10,2 12,3 6,9<br />

REP 2,5 1,9 2,0 1,7<br />

Autres 4,8 2,5 2,6 2,2<br />

(*) Résultats non définitifs pour <strong>1994</strong>. Les % indiqués sont ceux des secondes voix.


DOCUMENTS<br />

20<br />

Les tendances de <strong>1994</strong><br />

L'année <strong>1994</strong> amorce-t-elle le retour à la prépondérance du SPD et de la gauche<br />

en général ? Aux élections européennes du 12 juin, la CDU (28,4 %) devance<br />

légèrement le SPD (28,1 %), le PDS prend la troisième place (15,9 %) devant<br />

Alliance 90/Les Verts (14,3 %) ; les Libéraux (3,2 %) sont dépassés même par<br />

les Républicains (3,3 %). Tous les partis obtiennent de meilleurs résultats à<br />

l'Ouest qu'à l'Est, sauf le PDS qui n'engrange que 2,3 % des voix à l'Ouest mais,<br />

bénéficiant d'une faible participation, obtient 40,1 % à l'Est.<br />

Aux élections fédérales du 16 octobre, les forces du centre et de la droite reculent<br />

nettement par rapport à 1990, surtout la CDU (- 8 %) et le FDP (- 3,9 %)<br />

mais aussi les Républicains (- 0,6 %) et les divers (- 2,3 %), soit un recul total<br />

pour l'ensemble de ces forces de - 14,8 %. A l'inverse la gauche progresse de<br />

+ 14,8 %, avec + 3,4 % pour le SED, + 6,3 % pour les Verts et + 5,1 % pour le<br />

PDS.<br />

Ces résultats montrent que le SPD passe devant la CDU et que les Sociauxdémocrates<br />

ont pour la première fois des pourcentages assez équilibrés entre<br />

les deux parties de la ville. Les autres partis, à l'exception des Républicains<br />

complètement marginalisés, connaissent au contraire des écarts très marqués<br />

entre les deux parties de la ville. Les forces de droite sont nettement distancées<br />

par celles de gauche, sauf à Berlin-Ouest.<br />

Treize circonscriptions<br />

Écart gauche/droite en %<br />

Élections fédérales à Berlin, <strong>1994</strong><br />

Total Ouest Est<br />

SPD+PDS+B. 90/Verts 59,0 49,5 74,6<br />

CDU+FDP+REP 38,5 47,9 23,1<br />

Différence 20,5 1,6 51,5<br />

Sur les 27 sièges de députés à Berlin (13 circonscriptions, 13 mandats de liste<br />

et un mandat supplémentaire), 9 reviennent à la CDU, 9 au SPD, 4 au PDS,<br />

3 aux Verts et 2 au FDP.<br />

La CDU se maintient dans 6 circonscriptions sur 13, toutes à l'Ouest, elle en<br />

perd deux en faveur du SPD. Le mieux élu de tous les députés berlinois est<br />

le professeur Rudolf Scholz, CDU, ancien ministre fédéral de la Défense, qui<br />

(2) Au sujet de cet écrivain qui avait quitté les États-Unis pour la RDA après la guerre, voir <strong>Documents</strong> N° 5/89,<br />

p. 43.


DOCUMENTS<br />

21<br />

obtient à Tempelhof 51,2 % contre 34,8 % au SPD ; les écarts avec le SPD<br />

sont assez nets, sauf à Spandau ou le CDU Heinrich Lummer (43,3 %), ne<br />

devance le SPD que de 0,4 %. Le SPD, qui enlevait quatre circonscriptions<br />

en 1990, en a trois en <strong>1994</strong> mais au prix de plusieurs changements. A l'Est,<br />

il conserve la circonscription de Köpenick/Treptow (36,0 %) suivi de près par<br />

le PDS (33,2 %). Le SPD prend deux circonscriptions au profit de la CDU, celle<br />

de Tiergarten/Wedding/Charlottenburg-Nord et celle de Kreuzberg Schöneberg<br />

mais il perd aussi trois mandats « directs » en faveur du PDS.<br />

A l'Est, dans la circonscription de Berlin Centre, Prenzlauer Berg, l'écrivain Stefan<br />

Heym, 81 ans, bat nettement le député sortant Wolfgang Thierse, vice-président<br />

fédéral du SPD, par 40,6 % contre 37,2 %. Né le 10 avril 1913 à Chemnitz,<br />

Stefan Heym sera le doyen d'âge du Bundestag (2). Dans la<br />

circonscription de Friedrichshain/Lichtenberg, l'ex-ministre de l'Économie du<br />

gouvernement Modrow (octobre 1989-avril 1990), le professeur Christa Luft,<br />

s'impose nettement avec 44,4 % contre 30,7 % au SPD ; économiste de formation,<br />

elle est née en 1938 dans le Mecklembourg. De façon tout à fait inattendue,<br />

dans la circonscription de Hohenschönhausen/Pankow/Weissensee,<br />

le syndicaliste Manfred Müller (né à Berlin en 1943) devance avec 36,8 % le<br />

candidat SPD, le pasteur Konrad Elmer (32 %), député sortant ; en 1990, dans<br />

cette même circonscription, K. Elmer s'imposait avec 36,4 % contre 26,3 %<br />

au PDS. Outre ces trois nouveaux sièges directs, le PDS conserve l'unique<br />

circonscription gagnée en 1990, celle de Hellerdorf/Marzahn, par le très médiatique<br />

Gregor Gysi ; en 1990 il obtenait 31,7 % contre 26,9 % au SPD et 25,5 %<br />

à la CDU. En <strong>1994</strong> les écarts se creusent nettement en faveur du PDS (48,9 %,<br />

soit + <strong>17</strong>,2 %), contre 26,8 % au SPD et <strong>17</strong>,2 % seulement à la CDU. Gregor<br />

Gysi a été président fédéral du PDS jusqu'en janvier 1993, il reste président<br />

du groupe parlementaire au Bundestag. Avec plus de trois sièges directs, le<br />

PDS a droit à être représenté au Bundestag en fonction de son pourcentage<br />

de secondes voix, ses 4,1 % lui donnant 30 députés.<br />

Face au recul de la CDU et du FDP, les forces de gauche ont nettement progressé<br />

à Berlin en <strong>1994</strong>. Si la CDU ne parvient pas à rétablir la situation aux<br />

élections à la Chambre des députés, à l'automne 1995, elle perdra la direction<br />

du gouvernement au profit du SPD, le parti déjà dominant au Brandebourg,<br />

le Land qui entoure Berlin avec lequel il envisage de fusionner en l'an<br />

2000. ■


DOCUMENTS<br />

22


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

22<br />

UNE CAPITALE PAUVRE<br />

La situation budgétaire de Berlin<br />

depuis la réunification<br />

JACQUES BERNARD<br />

Longtemps suralimentée par les aides fédérales, quand les secteurs Ouest<br />

étaient l'avant-poste du monde libre, Berlin va être une capitale pauvre, en<br />

attendant d'attirer les investisseurs du monde entier qui viendront peu à peu<br />

occuper les vides actuels de la métropole au cœur de l'Europe.<br />

La capitale de l'Allemagne réunifiée se trouve confrontée à des difficultés<br />

budgétaires majeures. Elle doit en effet consentir des investissements<br />

importants pour rattraper le retard pris par les infrastructures après des<br />

années de division, alors que les aides de l'État fédéral, justifiées jusqu'alors<br />

par le statut particulier de la ville, diminuent lentement mais sûrement. L'aide<br />

fédérale, qui atteignait encore 14 Milliards de DM (48 Milliards de Francs) en<br />

1991, ne s'élève plus en <strong>1994</strong> qu'à 5,6 Milliards (19 Milliards de Francs). Et<br />

encore a-t-elle été réduite de 641 Millions (2,2 Milliards de Francs) en cours<br />

d'année, le Sénat de Berlin se voyant ainsi obligé à rectifier le tir in extremis.<br />

La part de l'aide fédérale dans le budget de Berlin est passée de 24 % à 13 %<br />

en un an, ce qui revient pratiquement une diminution de moitié. Parallèlement,<br />

Berlin commence à honorer le remboursement de la dette contractée auprès<br />

du Fonds pour l'Unité allemande (1), remboursement qui s'échelonnera jusqu'en<br />

l'an 2045. Or, même ce lourd endettement ne suffira pas, d'après les<br />

experts, à combler le besoin de financement de la capitale. Une note sectorielle<br />

des Services français de l'Expansion Économique en Allemagne (mai<br />

<strong>1994</strong>) nous apprend en effet que l'endettement représente déjà 87 % du budget,<br />

et que de nouveaux emprunts sont d'ores et déjà prévus dans les deux<br />

prochaines années. Ainsi, le déficit de la balance entre le montant des dettes<br />

et celui des recettes fiscales est deux fois plus élevé à Berlin que dans les<br />

autres Länder. Autant dire que Berlin pourrait, s'il s'agissait d'une entreprise<br />

privée, être prochainement acculée à la cessation de paiement.<br />

Les autorités politiques doivent adapter leur recherche d'une solution à deux<br />

impératifs qui ne facilitent pas les choses : les prélèvements obligatoires doi-<br />

(1) Ce fonds a été constitué en 1990 par des versements provenant de la Fédération et des Länder.


DOCUMENTS<br />

23<br />

vent rester constants, une hausse des impôts ayant été exclue essentiellement<br />

pour des raisons politiques, et le niveau des prestations sociales ne doit pas<br />

diminuer, en particulier dans les secteurs sensibles de la scolarité et de la garderie<br />

des enfants. En revanche, le système de péréquation financière (Finanzausgleich)<br />

(2) entre les Länder devrait profiter à Berlin, considéré comme Land<br />

pauvre. En outre, le Sénat berlinois prévoit de réduire son train de vie et de<br />

faire des économies draconiennes sur le fonctionnement du gouvernement<br />

local. Il est également prévu de réduire le personnel public (suppression de<br />

25.000 postes dans les trois prochaines années), tout en augmentant la durée<br />

hebdomadaire du travail pour les fonctionnaires. Il ne saurait bien entendu<br />

s'agir de licenciements, mais de mesures classiques comme la non reconduction<br />

de postes devenus vacants, le non renouvellement de contrats à durée<br />

limitée, ou les primes au départ anticipé. Les subventions publiques (culture,<br />

enseignement, transports en commun) ont été diminuées de plus d'1 Milliard<br />

de DM (3,4 Milliards de Francs), et ce sont 350 Millions de DM (1,2 Milliard<br />

de Francs) d'investissements prévus pour les chantiers de construction qui ont<br />

été supprimés.<br />

Le maire-gouverneur Eberhard Diepgen (CDU) ne paraît pas disposé à<br />

prendre le risque de mesures impopulaires à un an des élections locales. Pourtant,<br />

il se trouve devant des choix douloureux. Il devra vraisemblablement augmenter<br />

le loyer des logements sociaux, qui est actuellement de 7,5 DM du<br />

mètre carré par mois (25,80 Francs, soit 25 % de moins qu'à Hambourg par<br />

exemple ; à Paris il est de 250 F de surface corrigée par an). Quant au prix<br />

des places de théâtre, de concert, d'opéra, et à celui des tickets de métro et<br />

de bus, une augmentation est également à l'étude, de même qu'il est prévu<br />

de rendre payant le prêt de livres dans les bibliothèques publiques. Enfin, on<br />

envisage de vendre des propriétés immobilières de la ville, ce qui devrait rapporter<br />

2,9 Milliards de DM (9,9 Milliards de Francs) en deux ans.<br />

Le défi de la transformation de la ville<br />

Berlin s'achemine vers une période décisive de son histoire, où elle devra se<br />

transformer en profondeur pour combler le retard de la partie est de la ville,<br />

faire face au transfert des institutions fédérales de Bonn vers la nouvelle capitale,<br />

et assurer l'ouverture de la métropole vers l'Europe de l'Est. C'est un véritable<br />

défi pour les urbanistes, mais aussi pour les gestionnaires et les financiers.<br />

L'Institut Économique Allemand (DIW) (Deutsche Wirtschaftsinstitut)<br />

estime à 150.000 le nombre de logements devant être construits d'ici à l'an<br />

2000 pour remédier aux manques en la matière. La majeure partie de ces nouvelles<br />

constructions est prévue dans les banlieues (Spandau, Altglienicke,<br />

Karow, etc.), mais le Sénat souhaite également qu'il y ait moins de place per-<br />

(2) Système de répartition de l'aide fédérale entre les Länder, classés entre Länder « pauvres » et Länder<br />

« riches » selon un ratio entre la capacité financière du Land et sa population.


DOCUMENTS<br />

24<br />

due à Berlin même, et que l'habitat y soit plus dense. Mais cette densification<br />

ne doit pas s'exercer au détriment des nombreux espaces verts. De même,<br />

on évalue à 14.000 le nombre de places manquant dans les jardins d'enfants,<br />

lacune ressentie cruellement, en particulier dans les quartiers populaires.<br />

Quant aux écoles, elles devront être adaptées pour accueillir de plus en plus<br />

d'enfants : la rénovation des installations des établissements existants et la<br />

construction de nouvelles écoles devront presqu'à coup sûr avoir recours au<br />

financement privé.<br />

Des indices récents (une étude de la Fondation Konrad Adenauer, un document<br />

de travail du ministère fédéral de l'Économie) montrent que la tendance<br />

actuelle en Allemagne est à la réduction du champ d'intervention de l'État et<br />

à la privatisation de services publics ou collectifs. C'est ainsi que des domaines<br />

tels que l'éclairage public, le traitement des ordures, les pompes funèbres, l'exploitation<br />

des installations sportives, l'entretien des espaces verts et de la voirie,<br />

la construction des parkings et le traitement des eaux usées, pourraient<br />

progressivement quitter le domaine du financement d'État. Mais il reste à<br />

savoir si les hommes politiques seront prêts à prendre de telles décisions. En<br />

attendant, différents moyens sont à l'étude pour tenter de modifier la répartition<br />

des rôles entre le public et le privé. Il s'agit principalement de favoriser la création<br />

et le développement des Eigenbetriebe (régies autonomes de droit public),<br />

qui utilisent des méthodes de gestion privée dans le cadre du droit public ; du<br />

leasing (location-vente, concession à un exploitant privé d'une infrastructure<br />

publique, la propriété revenant à la ville à l'issue de la période de leasing), des<br />

Aktiengesellschaften (Sociétés anonymes par actions : c'est désormais le cas<br />

de la société de gaz berlinoise Berliner Gaswerke) et des GmbH (Sociétés à<br />

Responsabilité limitée). Cette dernière solution est la plus fréquemment envisagée<br />

car elle permet à la Ville de gérer les services concernés avec plus de<br />

souplesse tout en gardant 100 % du contrôle de son exploitation. Ainsi, parmi<br />

les secteurs proposés pour une privatisation partielle ou totale, le Sénat de<br />

Berlin envisagerait le logement, les parkings, les piscines et centres de loisirs,<br />

le zoo municipal, les installations sportives municipales, les écoles de musique<br />

et l'office des poids et mesures.<br />

Les projets, toutefois, rencontrent de vives résistances, en particulier de la part<br />

du puissant Syndicat de la Fonction publique (ÖTV). C'est en partie devant ces<br />

résistances que la Lyonnaise des Eaux a dû renoncer à participer à la transformation<br />

de l'Office berlinois des Eaux en société anonyme. Il y a donc fort<br />

à parier que, si certains secteurs sont appelés à gagner sensiblement en autonomie,<br />

le pas de la privatisation effective d'une vaste partie du service public<br />

n'est pas près d'être franchi à Berlin. Même si, comme cela semble être le cas,<br />

le Sénateur aux Finances de la Ville ne paraît pas défavorable à cette solution,<br />

aucun décideur politique ne devrait pouvoir s'engager sur une telle voie avant<br />

les élections d'octobre 1995, qui verront le renouvellement du Abgeordnetenhaus<br />

(Chambre des députés) de Berlin. Toutes les imaginations n'en sont pas<br />

moins convoquées pour tenter d'alléger le surendettement d'une ville qui se<br />

trouve à bien des égards à un tournant de son histoire. ■


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

25<br />

UNE CAPITALE FACE A SON DESTIN<br />

Berlin, capitale de la toute nouvelle Allemagne ? Mais bien sûr, quelle autre<br />

ville pourrait l'être aussi légitimement ? Lieu des gloires de l'Allemagne mais<br />

aussi de ses déchéances historiques, lieu de désir d'y vivre entouré d'une verdure<br />

flamboyante. Lieu de tous les phantasmes culturels : la fin de siècle avec<br />

ses écoles de peinture, d'architecture, de danse, de théâtre et de littérature<br />

naissante et « révolutionnaire », elle est aussi cette ville où mon ancêtre Hans<br />

von Bülow créa le premier grand orchestre symphonique. Certes les rêves<br />

mégalomanes d'un Hitler, et de son architecte Albert Speer, ont laissé de mauvais<br />

souvenirs. Mais n'est-ce pas à Berlin que 30.000 juifs ont été cachés par<br />

la population et sauvés de l'extermination ? Vivant dans un fief traditionnel<br />

de la gauche, le Berlinois n'a jamais été un citoyen indifférent et docile (1)<br />

Ville d'eau où les rivières et les lacs invitent les promeneurs à de longues<br />

échappées du centre urbain pour fuir les odeurs d'une métropole surchargée<br />

de voitures ou d'usines anciennes qui, avec le temps, ont lentement disparu<br />

pour céder la place à de nouveaux quartiers d'habitation. Ville de randonnées<br />

où, au tournant d'une large avenue, débouchant sur une clairière le visiteur<br />

aperçoit un monument oublié, signe d'une histoire ancienne, et sur lequel la<br />

moisissure due à la météorologie plus qu'à l'intervention de l'homme a déposé<br />

une couche sur notre mémoire. Qu'ils sont beaux nos châteaux et nos statues<br />

qui se sont sournoisement soustraits à la folie meurtrière et destructrice de nos<br />

gouvernants. Retrouver le cœur palpitant de l'ancienne capitale en descendant<br />

du train, Bahnhof Zoo ou à la Friedrichstraße qui rappelle si bien la déchirure<br />

infligée à la ville par un régime tyrannique mais dont l'histoire nous restitue<br />

aujourd'hui la propriété.<br />

Longer une des rues parallèles au Kurfürstendamm dans la partie ouest de la<br />

ville où l'on retrouve les si belles façades de l'époque des pères fondateurs avec<br />

leur décor du plus pur Jugendstil. Ville où, au Bloc de la Bendlerstraße, le<br />

complot contre le tyran Hitler a été fomenté et où ses auteurs ont payé de leur<br />

vie l'audace de vouloir sauver l'Allemagne.<br />

Berlin métropole aux mille distractions truffée de grands musées, de galeries<br />

de peinture à n'en plus finir, de cabarets multiples, d'un foisonnement de petits<br />

et grands théâtres, de bistrots, de restaurants, et de ces quartiers réservés à<br />

telle ou telle avant-garde. Ville cosmopolite bien sûr où tous les réfugiés du<br />

monde se concentrent en un étrange ballet de cultures et de langues différentes.<br />

(1) Cf. L'article de Henri Ménudier, p 16.


DOCUMENTS<br />

26<br />

Les cendres de Frédéric le Grand et les costumes de Marlene Dietrich sont revenus.<br />

Babelsberg ne produira plus ces grands films d'autrefois qui ont fait la gloire<br />

de l'Allemagne,car les anciens metteurs en scène sont partis en Amérique sauvant<br />

leur judaïté à New York tout comme nos savants de l'École de Francfort<br />

ou de celle du Bauhaus, mais ses studios revivent sous une direction franco-allemande<br />

au nom de Volker Schlöndorff. D'anciens trésors de nos musées restent<br />

introuvables certes, mais l'Ile des Musées existe à nouveau. Schinkel est mort<br />

et avec lui beaucoup de nos monuments, mais pas notre mémoire. Alors de nouveaux<br />

architectes sont venus et se disputent par concours interposés la reconstruction<br />

de cette ville. Le gouvernement reviendra s'installer dans des bâtiments<br />

parfois anciens, parfois rénovés seulement, souvent reconstruits. La Potsdamer<br />

Platz, la Friedrichstraße font l'objet de convoitises multiples. Et comme toute<br />

les grandes villes, Berlin trouve ses mafiosi, avides et sans scrupules. Les Berlinois<br />

votent à nouveau à gauche, s'énervent, protestent, mais y vivent , chacun<br />

fier de son quartier. Le maire Eberhard Diepgen, qui est CDU, s'arrache les cheveux<br />

pour faire face à tous ces problèmes quasiment insolubles. La bataille sera<br />

rude, les investissements nécessaires énormes, la patience du citoyen sera mise<br />

à rude épreuve devant le plus grand chantier du siècle. Mais Berlin vivra ! En<br />

l'an 2000, de multiples casse-tête auront trouvé une solution, comme par miracle,<br />

parce que ni les habitants, ni leurs dirigeants, ni même la population du reste<br />

de l'Allemagne n'auront eu le choix.<br />

Berlin a déjà été et sera de nouveau la capitale de l'Allemagne. Carrefour<br />

entre l'Est et l'Ouest de l'Europe, elle reviendra ce qu'elle a toujours été : ville<br />

artistique, ville de misère du petit peuple si bien décrit dans le livre de Hans<br />

Fallada : Kleiner Mann, was nun ? ville de luxe pour les grands de ce monde<br />

et lieu de pélerinage de tous les touristes de l'univers curieux de voir ou de<br />

revoir cette cité monstre si étalée géographiquement qu'il faut bien quelques<br />

jours pour la sillonner d'un bout à l'autre en dépit d'une infrastructure routière<br />

et ferroviaire impressionnantes.<br />

D'un ordre marécageux et simple de la nature a surgi la régularité forcée<br />

d'une grande ville impatiente de retrouver son unité. Voilà ce que sera Berlin<br />

dans vingt ans, une capitale réparée par la passion de ceux qui y vivront et y<br />

œuvreront pour le meilleur et pour le pire.<br />

D'un monstre bicéphale naîtra une géante aux pieds d'argile, mais les Berlinois<br />

l'ont toujours accepté avec cet humour intraduisible qui est le leur et que l'on<br />

ne trouve nulle part ailleurs.<br />

Berlin, capitale de l'Allemagne ? Mais bien sûr. Notre numéro spécial vous donnera<br />

quelques aperçus des enjeux financiers, artistiques, esthétiques et économiques<br />

que l'avenir réserve à cette ville mais que personne n'osera refuser.<br />

Katharina von Bülow


DOCUMENTS<br />

27


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

27<br />

LE DÉFI URBAIN<br />

L'INSAISISSABLE MÉTROPOLE<br />

Se refaire une culture de grande ville.<br />

Spéculations immobilières et spéculations artistiques<br />

CORINNE JAQUAND<br />

Cinq ans après la chute du Mur, la multitude des grues qui se découpent<br />

sur le ciel de Berlin annonce enfin l'amorce de transformations<br />

urbaines importantes. Les rues de la ville se retrouvent bizarrement<br />

zigzaguées par de gros tuyaux suspendus au-dessus des trottoirs, et par lesquels<br />

est pompée l'eau de la nappe phréatique qui affleure dans les fondations<br />

des immeubles en construction. Les baraques de chantier débordent sur les<br />

trottoirs, bouleversant les pistes cyclables. Les matériaux sont entreposés à<br />

même la chaussée, sans égards pour les automobilistes, provoquant des<br />

embouteillages supplémentaires. Dans tous les quartiers, à l'Est comme à<br />

l'Ouest, on répare les rues et les ponts, on modernise les canalisations, on<br />

réaménage les voies ferrées pour faire passer de nouvelles lignes de train rapide.<br />

Le plus grand chantier d'Europe tant attendu a enfin commencé, pour le<br />

plus grand désordre de la circulation.<br />

Les bâtiments et les infrastructures aujourd'hui en construction sont cependant<br />

modestes comparés aux projets colossaux qui se préparent pour accueillir les<br />

fonctions gouvernementales. Ainsi un énorme tunnel autoroutier et ferroviaire<br />

doit passer sous le futur quartier du Parlement, en face du bâtiment du Reichstag,<br />

avec pour conséquence d'éventrer sur une centaine de mètres de large<br />

le magnifique parc du Tiergarten, lieu de promenade dominicale privilégié des<br />

Berlinois. Mais aussi la construction de nouveaux centres d'affaires de Daimler-Benz<br />

et de Sony sur la Potsdamer Platz, de gratte-ciel sur l'Alexanderplatz<br />

ou les villes nouvelles de Wasserstadt et de Karow, laissent perplexe par leur<br />

échelle et leur ambition. Les détracteurs des grands projets, qui se recrutent<br />

autant à Bonn qu'à Berlin, à l'Est qu'à l'Ouest, ont tôt fait de taxer les changements<br />

en cours de « Nouvelle Teutonie », terme qui exprime autant une<br />

méfiance envers les grands projets monumentaux, invariablement associés<br />

dans les mémoires au traumatisme des grands plans d'aménagement d'Hitler,<br />

qu'une critique de la tendance architecturale en vogue aujourd'hui à Berlin. Le


DOCUMENTS<br />

28<br />

mouvement post-moderne étant dépassé, on assiste en effet à un retour à des<br />

formes sobres avec des matériaux nobles apparents, des percements répétitifs<br />

un brin ennuyeux, un certain classicisme tout prussien qui se revendique de<br />

l'héritage de Schinkel ou de certains modernes, mais que certains critiques<br />

associent au style du III e Reich.<br />

De Athènes sur la Spree à Chicago sur la Spree<br />

Berlin traverse une crise de croissance que beaucoup comparent aux années des<br />

Gründerjahre de l'empire allemand unifié sous la houlette de Bismarck. La formidable<br />

croissance démographique et industrielle qu'elle connut alors ne trouvait<br />

de parallèle que dans celle des villes américaines. A la « Athen an der Spree »<br />

de la période romantique, avec les œuvres d'art subtiles et délicates laissées par<br />

Kleist, Caspar David Friedrich et Schinkel, avait fait suite la « Chicago an der<br />

Spree », l'époque des capitaines d'industries comme Siemens et Borsig. La ville<br />

industrielle et bourgeoise s'était alors développée à un rythme inégalé, mais d'une<br />

façon relativement contrôlée grâce à un plan d'extension bien supérieur dans son<br />

échelle à celui d'Haussmann pour Paris. Berlin s'enrichissait d'équipements<br />

publics, de blocs résidentiels et de parcs populaires. Certes, les idées hygiénistes<br />

au tournant du siècle avaient cloué au pilori les « casernes à loyer », ces<br />

immeubles denses sur cour qui avaient rempli au fur et à mesure les cases du<br />

damier des quartiers d'extension. Certes, les réformateurs sociaux avaient dénoncé<br />

la surpopulation des petits appartements ouvriers. N'empêche, Berlin avait déjà<br />

réussi, avant la Première Guerre mondiale, à se transformer en une métropole<br />

moderne, disposant de réseaux de métro (U-Bahn) et de lignes de chemins de<br />

fer régionaux (S-Bahn) très avancés pour l'époque et le long duquel se développèrent<br />

des banlieues vertes idylliques qui contribuent encore au charme de la ville.<br />

Enfin, l'annexion des communes périphériques et la création du Grand Berlin,<br />

juste après la Grande Guerre, dotèrent l'ensemble de l'agglomération d'un outil<br />

de planification et de contrôle à sa mesure.<br />

Mais la « Chicago an der Spree », n'a plus grand-chose à voir avec le Berlin<br />

d'aujourd'hui. Les grands groupes industriels traditionnels comme Siemens,<br />

AEG, ont commencé à déplacer leur production dans les régions voisines de<br />

la Pologne ou de la Tchéquie. La mise au chômage menace certaines<br />

branches d'activités comme le textile, qui à l'Ouest souffrent de la suppression<br />

des subventions accordées du temps du Mur. Berlin mise sur sa reconversion<br />

comme pôle de service, tourné vers les médias et la haute technologie. A long<br />

terme, elle entend retrouver son rang de grande métropole de la<br />

« Mitteleuropa » et profiter de l'ouverture de ce nouveau marché. Mais dans<br />

l'immédiat, on compte sans doute trop sur l'arrivée des fonctionnaires de Bonn,<br />

dont le nombre est abusivement gonflé par les bruits répandus dans la presse<br />

locale. Avec ou sans institutions gouvernementales, Berlin doit faire les<br />

preuves de sa compétitivité vis-à-vis des autres grandes villes allemandes. A<br />

l'heure actuelle, sans base économique claire, l'avenir de la ville semble devenu<br />

insaisissable.


DOCUMENTS<br />

29<br />

Déjà la crise immobilière<br />

Une première crise immobilière se fait déjà sentir. La masse des bureaux que<br />

l'on achève de construire sont à des prix de location trop élevés, comparables<br />

à ceux pratiqués dans les métropoles internationales comme Paris ou Londres.<br />

Les rénovations coûteuses sur des immeubles du Kurfürstendamm doivent déjà<br />

revoir les loyers à la baisse. Les promoteurs se sont laissés griser par la perspective<br />

d'un réajustement trop rapide de l'économie berlinoise. Sans réel développement<br />

des services et de la consommation, les immeubles des Friedrichstadtpassagen,<br />

opération de bureaux et de commerces où des grands groupes<br />

français comme Bouygues, SGE, les Galeries Lafayette se sont impliqués, risquent<br />

fort de rester sous occupés. La fuite scandaleuse du promoteur immobilier<br />

de Francfort, Jürgen Schneider, a jeté un doute en Allemagne sur l'authenticité<br />

des fortunes affichées dans cette branche de l'économie. L'octroi<br />

d'allègements fiscaux, pour encourager l'investissement immobilier dans les<br />

nouveaux Länder et à Berlin, a en partie contribué à gonfler l'offre dans un marché<br />

artificiel.<br />

Spéculation immobilière, spéculations d'images, dans un contexte économique<br />

international et régional qui reste difficile malgré la reprise observée. Bien<br />

malin celui qui peut avec assurance prédire la réalisation dans les temps voulus<br />

de telle ou telle opération annoncée à grand renfort de vidéos et de<br />

maquettes d'architecture. Les experts immobiliers, pourtant grands vendeurs<br />

d'optimisme, reconnaissent entre eux que le marché berlinois est une affaire<br />

de croyance. Les architectes se demandent à la sortie de chaque nouveau projet<br />

s'il a des chances de voir le jour. L'image virtuelle, et surtout les images d'architecture,<br />

de gratte-ciel à l'américaine, de façades lumineuses et immatérielles<br />

à la japonaise, jouent un rôle quasi incantatoire face à l'avenir<br />

économique incertain de la ville.<br />

Tout se passe comme si l'image future de Berlin échappait de plus en plus à<br />

l'idée que l'on s'en était faite. Les questions fondamentales et les problèmes<br />

liés à la réunification des deux moitiés de la ville ont pourtant été longuement<br />

analysés, maintes fois débattus parmi les experts et dans l'opinion publique,<br />

avant de déboucher sur tout un arsenal de déclarations de principe et de plans<br />

d'aménagement. Le « Stadtforum », plate-forme de discussion mise en place<br />

depuis 1991 par le Sénateur chargé de l'Urbanisme, Volker Hassemer, a ainsi<br />

joué un rôle exemplaire pour la transparence et la concertation publique. Mais<br />

le discours a pris assez vite ses distances vis-à-vis des réalités économiques.<br />

Ces débats sur l'avenir de la ville, qui ont surtout été le fait d'administrateurs,<br />

de politiques, d'experts et d'architectes, ont souffert de l'absence d'acteurs<br />

économiques de taille comme les investisseurs privés ou la Treuhandanstalt.<br />

Cette dernière particulièrement, l'organisme chargé de gérer et de privatiser<br />

les entreprises et les immeubles étatisés sous l'ancien régime communiste,<br />

représente à elle seule le tiers du patrimoine immobilier de Berlin-Est. La plupart<br />

des politiques de la coalition SPD-CDU, qui contrôlent l'administration du<br />

Sénat, ont par ailleurs fait leurs armes du temps du Mur, dans une économie<br />

artificiellement entretenue par des subventions fédérales. Leurs formules rhé-


DOCUMENTS<br />

30<br />

toriques bien rôdées sur la reconstruction « critique » du tissu urbain, la reconversion<br />

de la ville en centre de services et de haute technologie, dérapent au<br />

contact des mécanismes du marché, de la concurrence exercée par les autres<br />

centres urbains d'Allemagne de l'Ouest. Ainsi, malgré la profusion des images<br />

et des plans qu'ils agitent, les hommes politiques berlinois se voient-ils reprocher<br />

leur manque de vision, voire des ambitions médiocres. Les Hambourgeois,<br />

les Rhénans et certains cosmopolites berlinois se plaisent à rappeler<br />

la faiblesse structurelle de l'élite berlinoise, dont les plus actifs représentants<br />

ont quitté la ville après la construction du Mur.<br />

Renouer avec la culture métropolitaine n'est pas si facile<br />

Complexé par un certain provincialisme, Berlin essaie de renouer avec une<br />

culture métropolitaine. Mais quels en sont les véritables signes ? Suffit-il de<br />

projeter des gratte-ciel à l'américaine sur les immenses espaces légués par<br />

l'urbanisme socialiste pour se redonner l'impression de restituer une<br />

métropole ? Au début du siècle, le grand sociologue berlinois Werner Sombart<br />

avait développé, depuis la belle banlieue-jardin de Grunewald où il habitait,<br />

une thèse très provocatrice sur l'essence de la « Großstadt », laquelle tirait<br />

son origine, selon lui, non pas de la production et du travail, mais de la dépense<br />

non-productive et du luxe liés aux grandes cours d'Europe, et précurseur de<br />

la consommation de masse. Si une métropole se mesure à une certaine abondance,<br />

au superflu qui se reflète dans des vitrines luxueuses de rues discrètement<br />

éloignées des grandes artères marchandes, que dire du Berlin d'aujourd'hui<br />

dont les habitants, à quelques exceptions près, brillent par leur<br />

inélégance et sont soumis aux implacables horaires d'ouverture des magasins,<br />

qui interdisent tout shopping après 18 heures trente et tout le samedi aprèsmidi.<br />

Et même dans le domaine culturel, dans lequel Berlin, par son festival<br />

annuel du cinéma, la qualité de ses théâtres, de ses concerts et de ses<br />

musées, n'a rien à envier aux autres métropoles européennes, il manque<br />

cependant un l'on-ne-sait-quoi d'effervescence, un l'on-ne-sait-quoi qui ferait<br />

toute la différence entre une interprétation intéressante et une création qui<br />

fasse véritablement événement. Peut-être ce petit rien d'absent n'est-il qu'un<br />

brin de légèreté, de frivolité, telle que les Berlinois ont pu la connaître avant<br />

la guerre, et qui réapparaît timidement de nouveau dans les cabarets, les fêtes<br />

foraines et populaires sur l'Unter den Linden ou les grands carnavals de rue<br />

comme la « Love parade » de l'été.<br />

Cette culture métropolitaine, inévitablement phénomène de masse et d'anonymat<br />

dans les rapports sociaux, rentre en conflit avec la culture du « Kiez »,<br />

du pâté de maisons, sur laquelle se sont développées à partir des années 70<br />

les luttes urbaines et les sub-cultures berlinoises depuis les punks, en passant<br />

par les alternatifs, les minorités turques, et récemment ce mélange hybride de<br />

jeunes issus de l'Est comme de l'Ouest qui se définissent principalement par<br />

rapport à un engagement anti-raciste. A l'heure actuelle, squatters ou simples<br />

habitants résistent ponctuellement à la gentrification de certains quartiers.


DOCUMENTS<br />

31<br />

Exemplaire de ce phénomène, le maintien par la municipalité du centre culturel<br />

underground du « Tacheles » dans les ruines d'un ancien passage commercial<br />

du début du siècle sur l'Oranienburger Straße, qui a fini par repousser aux<br />

calendes grecques la réalisation du projet d'un groupe immobilier danois<br />

acquéreur du terrain.<br />

Des Berlinois attachés à leur ville<br />

C'est que Berlin tire aussi sa richesse et son identité de cette culture de quartier,<br />

de la possibilité réelle dont dispose chaque citoyen de s'exprimer sur la définition<br />

de son environnement. Chacun apprécie différemment le nouveau statut<br />

de capitale de Berlin et les grands projets qui se préparent, selon qu'il est de<br />

l'Ouest ou de l'Est, qu'il profite des opportunités offertes par la réunification ou<br />

qu'il arrive tant bien que mal à tirer son épingle du jeu de la crise économique<br />

actuelle. En particulier, les tensions entre « Ossis » et « Wessis » se cristallisent<br />

sur la question de la conservation du patrimoine légué par la période communiste.<br />

Lors d'une concertation publique sur l'aménagement de l'Alexanderplatz,<br />

les habitants du quartier s'insurgeaient contre le projet de l'architecte Hans Kollhoff<br />

(un des chefs de file de la « Nouvelle Teutonie ») qui faisait table rase des<br />

barres et des tours de bureaux existantes, également du grand magasin<br />

« Kaufhof » héritier de l'ancien « Konsum am Alex », qui draine sa clientèle<br />

jusque dans les grands ensembles « Plattenbau » des cités dortoirs de l'Est,<br />

mais aussi d'immeubles d'habitation. Certains de leurs habitants parmi les plus<br />

âgés les avaient reconstruits de leurs propres mains avec les briques récupérées<br />

sur les maisons bombardées. « Que m'importe une belle place à l'italienne,<br />

si je ne peux plus y vivre parce que les loyers y sont trop chers » avait déclaré<br />

une vieille dame, pointant ainsi le doigt sur le formalisme du projet et sur l'attitude<br />

colonisatrice des donneurs de leçons venus de l'Ouest.<br />

En effet, le Sénat de la Construction de Berlin, sous la houlette de son secrétaire<br />

d'État Hans Stimman, a fixé les règles urbaines pour la reconstruction du<br />

centre-ville, qui selon lui sont les seules conformes à l'esprit du lieu. Selon son<br />

initiateur, il s'agit de refaire la ville « bourgeoise » sur la base d'îlots réguliers,<br />

d'une hauteur de vingt-deux mètres marquée par une corniche, et de façades<br />

variées tous les vingt mètres, même si dans la réalité il arrive le plus souvent<br />

que les différentes parties d'un bloc soient construites par un seul et même<br />

investisseur. L'architecture high-tech où joue le verre et l'acier n'est pas particulièrement<br />

appréciée par les autorités communales. Le Sénat de la Construction<br />

soutient ainsi, sans ambiguïté, les chefs de file de la « Nouvelle Teutonie »,<br />

comme les architectes J.P. Kleihues, O.M. Ungers et H. Kollhoff, lesquels<br />

mènent les discussions dans les jurys des concours d'architecture publique.<br />

Que ces problèmes d'esthétique occupent à ce point les politiques a de quoi<br />

surprendre. Mais c'est sous-estimer l'importance de la mémoire et de l'identité<br />

pour cette ville traumatisée par les destructions de la guerre et de la rénovation<br />

urbaine d'il y a vingt ans. Cette polémique sur le fondement d'une nouvelle


DOCUMENTS<br />

32<br />

architecture « berlinerisch », c'est-à-dire encore plus berlinoise que « Berliner<br />

», prend des tournures intéressantes lorsqu'il s'agit des concours pour les<br />

futurs bâtiments des institutions gouvernementales. Là, il devient particulièrement<br />

clair qu'un modèle « bonnien » s'oppose à un modèle « berlinois ». Le<br />

modèle bonnien se décline pour ainsi dire en négatif du précédent. L'architecture<br />

« démocratique » des institutions fédérales sises à Bonn se veut avant<br />

tout transparente. Malgré les impressionnantes mesures de sécurité contre les<br />

attentats, la volonté affichée est en effet de rester « proche du citoyen ». Le<br />

cadre doit être si possible naturel, en tout cas isolé de la vie urbaine. C'est une<br />

architecture sans caractère, banale, qui tend à s'effacer. D'ailleurs la plupart<br />

des Allemands sont incapables de s'imaginer le visage de leur capitale encore<br />

en exercice. Aucune carte postale, sauf celle qui représente une ville de province<br />

assez quelconque au bord du Rhin, ne leur vient en aide. Les intrigues<br />

menées contre le projet lauréat d'Axel Schultes pour la question du Parlement<br />

(Spreebogen) sont exemplaires de ces divergences fondamentales entre Bonn<br />

et Berlin sur le modèle urbain à adopter. Le projet de l'architecte berlinois délimitait<br />

très sobrement le quartier des institutions parlementaires et de la chancellerie<br />

vis-à-vis du Parc du Tiergarten et du reste de la ville. Cette sorte d'enceinte<br />

n'était pas du goût de Bonn qui exerça diverses pressions. Le Sénateur<br />

de l'Urbanisme de Berlin, Wolfgang Hassemer dut reconvoquer une deuxième<br />

fois les membres du jury international afin qu'ils confirment leur choix.<br />

Une capitale en manque de monuments<br />

La question de la fabrication de nouveaux « monuments » est en effet essentielle<br />

pour la nouvelle capitale. A Berlin, seule la Brandenburger Tor peut prétendre<br />

au statut de monument à portée nationale, surtout grâce aux événements<br />

récents de 1989 qui en ont fait un emblème de l'Unification, une image télévisuelle<br />

retransmise régulièrement au rythme des manifestations spontanées et<br />

des commémorations qui s'y déroulèrent depuis. Berlin doit surmonter une fatalité<br />

qui veut que, depuis l'Unité allemande réalisée au siècle dernier, l'histoire des<br />

grands projets représentatifs du pouvoir ait été une suite de tentatives avortées,<br />

de projets mégalomanes ou de destructions intempestives pour des motifs idéologiques.<br />

Sous l'Empire des Guillaume la silhouette de la ville s'enrichit de trois<br />

coupoles représentant la trilogie soit l'Église, la Monarchie et le Parlement bourgeois<br />

sur laquelle se fondait le consensus social des décennies de progrès social<br />

et économique qui précédèrent la Première Guerre mondiale. La coupole<br />

baroque plutôt inélégante de la cathédrale, bombardée pendant la guerre, a été<br />

restaurée seulement pour le jubilé de Berlin en 1987. A disparu la coupole octogonale<br />

qui couronnait le château des Hohenzollern, et qui fut dynamitée avec<br />

le reste du bâtiment en 1950. Enfin, la coupole de verre, moderne et transparente<br />

qui coiffait le Reichstag, brûla en même temps que s'effondra la démocratie de<br />

Weimar. Seule période sans tâche de l'Allemagne unifiée, la République de Weimar,<br />

n'a d'ailleurs pas réussi à réaliser le nouveau quartier des ministères qu'elle<br />

projetait. En vain, deux concours d'architecture eurent lieu dans les années vingt


DOCUMENTS<br />

33<br />

pour le site de la boucle de la Spree, au nord du Reichstag. Des architectes<br />

modernes devenus fameux, comme Hans Poelzig, Hans Scharoun, Mies van<br />

der Rohe, Hugo Häring, laissèrent des esquisses pour des monuments qui ne<br />

furent jamais édifiés. Ainsi le Berlin républicain s'identifie aux Siedlungen, aux<br />

logements de masse de la périphérie, mais pas à ses monuments.<br />

La mémoire sélective de l'histoire dont fit preuve la jeune République Démocratique<br />

allemande en démolissant le château, coupable d'incarner le militarisme<br />

et l'expansionnisme prussien, trouve son pendant à l'heure actuelle dans<br />

les projets de démolition du bâtiment du Staatsrat (Conseil d'État), dans lequel<br />

siégèrent, assez rarement d'ailleurs, Honecker et ses prédécesseurs, ainsi que<br />

celle du Palast der Republik, qui abritait le Parlement plutôt fictif du régime communiste,<br />

mais qui servait surtout de grand centre culturel, Maison du peuple,<br />

et dont le souvenir est resté cher aux Berlinois de l'Est. Du côté des nouveaux<br />

décideurs, tous les arguments techniques, fonctionnels et économiques sont<br />

avancés pour hâter leur démolition. Les conservateurs des Monuments historiques<br />

qui prennent en compte en Allemagne non seulement la valeur architecturale<br />

d'un bâtiment mais aussi l'histoire événementielle qu'il incarne, d'une<br />

certaine façon sa valeur affective, restent discrets sur la question.<br />

Pourtant, le projet choisi entre mille esquisses pour le futur quartier des Ministères<br />

sur l'île de la Spree, à l'emplacement du Palast der Republik et du Staatsrat,<br />

ne soulève pas l'enthousiasme des foules, c'est le moins qu'on puisse dire.<br />

Son auteur, un jeune architecte berlinois encore inconnu il y a quelques mois,<br />

Bernd Niebuhr, reconnaît d'ailleurs sans fausse modestie qu'il ne croit pas en<br />

sa réalisation. La pièce maîtresse en est un grand rectangle devant accueillir<br />

un centre culturel et dans la masse duquel se découpe une cour oblongue à<br />

la façade travaillée comme les colonnades du Cirque Maxime. Les plus<br />

méchantes critiques le comparent à la forme d'un bidet. Reproche d'autant plus<br />

grave si l'on prend en compte la valeur éminemment symbolique que doit<br />

prendre ce bâtiment dans la ville, et sa signification future comme monument<br />

de portée nationale. Il se trouve en effet, à l'emplacement de l'ancien château<br />

des Hohenzollern, au débouché de l'avenue monumentale Unter den Linden,<br />

exactement là où l'axe historique est-ouest partant de chaque côté de la Brandenburger<br />

Tor fait un léger coude vers le nord, à l'épicentre, si l'on peut dire<br />

du Berlin prussien. En dehors des tergiversations toutes luthériennes sur l'opportunité<br />

de dépenser autant d'argent pour un Grand Projet culturel, peut-on<br />

vraiment se permettre de construire un « bidet » au centre névralgique de la<br />

ville, quasiment au centre névralgique de l'Allemagne réunifiée ?<br />

Une bien curieuse capitale<br />

Berlin est finalement une bien curieuse capitale, la seule en Europe qui n'ait<br />

pas encore fini sa reconstruction, qui n'ait pas encore pansé complètement les<br />

plaies de la dernière guerre mondiale. Berlin a relevé le pari difficile de reconstruire<br />

son centre-ville en dix ans et de redevenir la grande métropole du Nord


DOCUMENTS<br />

34<br />

de l'Europe qu'elle était. Depuis le jour même où le Mur « est tombé », Berlin<br />

est entrée dans une crise d'identité urbaine qui n'est autre que le reflet exarcerbé<br />

du malaise des autres villes européennes. « Faire la ville » n'est pas<br />

une des tâches les plus naturelles et des plus consensuelles qui soient. La<br />

fin du millénaire n'est pas à l'euphorie, ni sur le plan de l'économie, ni sur le<br />

plan de valeurs communautaires partagées par tous les groupes d'individus.<br />

D'une façon exagérée, Berlin a été souvent considérée par les intellectuels<br />

d'Europe de l'Ouest comme le miroir des catastrophes de ce siècle. Sans dramatiser<br />

à l'excès, on peut avancer cependant que Berlin représente le cas<br />

extrême des villes européennes, de l'inadéquation des modèles de planification,<br />

des dangers d'exclusion sociale qui menacent certains de leurs quartiers.<br />

Évitant le Potsdamer Platz, où des files de voitures passent au ralenti au<br />

milieu d'un désert urbain asphalté et ponctué d'une forêt de panneaux de circulation<br />

– spectacle burlesque que ces embouteillages au milieu de terrains<br />

vagues en attente de chantier – j'atteins le Tiergarten au rond-point de la<br />

colonne de la Victoire. Piquant tout droit vers le soleil, je rejoins l'Avus au<br />

bout de la Bismarckstraße, à cette heure sans encombre. A la sortie de l'autoroute,<br />

derrière la forêt, enfin la plage de sable fin au bord de l'eau. Rien<br />

ne vaut un pique-nique sur la Havel par un jour d'été finissant. Là me vient<br />

une citation de Giraudoux à la mémoire : « Berlin n'est pas une ville de jardin,<br />

c'est un jardin »…<br />

Nous décidons d'un commun accord avec mes amis, que peu nous importe<br />

ce qui se prépare, du moment qu'il nous reste les lacs, les couchers de soleil<br />

et du vin…(1) ■<br />

(1) Ou, dans la véritable couleur et culture locales, la « Weiße mit Schuß », la légère bière blanche acidulée,<br />

agrémentée d'un « coup » de sirop de framboise. (N.d.l.R.)


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

3<br />

INTRODUCTION<br />

<strong>Documents</strong> s'est lancé dans la production d'un numéro tout entier consacré à<br />

Berlin. La ville qui fut et redevient la capitale de l'Allemagne, la ville qui est<br />

située au cœur de l'Europe entre Nord et Sud, entre Est et Ouest, justifiait certainement<br />

un effort, pour nous exceptionnel. Nous avons confié la conception<br />

de cet ensemble à celle d'entre nous qui avait le plus de connaissances et d'affinités<br />

avec une métropole qu'elle a connue enfant avant de devenir parisienne<br />

et qui fut pour beaucoup de ses parents et ascendants un lieu privilégié, je<br />

parle de Katharina von Bülow. A Berlin un Bülow fut chancelier et un autre<br />

l'un des plus grands chefs d'orchestre de son temps. Katharina a été le chef<br />

d'orchestre de ce volume, toute l'équipe de <strong>Documents</strong> lui en sait un très grand<br />

gré (*).<br />

Notre cahier comporte quatre parties. La première s'efforce avant tout de tracer<br />

un cadre politique. J'y réfléchis moi-même à la manière dont Berlin village<br />

de pêcheurs slaves au XIIe siècle est devenue le chef-lieu des Allemagnes, suivant<br />

une voie très différente de celle qui fit de la Lutèce gauloise la capitale<br />

des Capétiens. Et à présent, ou plutôt demain, vers la fin du siècle, une capitale<br />

pour quoi faire dans l'Europe en voie d'unification ? Vient ensuite une grande<br />

contribution du Maire « gouvernant » de Berlin, Eberhard Diepgen, qui nous<br />

parle de sa ville en mutation. Henri Ménudier, avec son exactitude et sa précision<br />

habituelles, analyse, à l'occasion des élections du 16 octobre, l'état des<br />

forces politiques, alors que Jacques Bernard, l'un de nos plus jeunes collaborateurs,<br />

analyse la situation financière d'une ville qui doit apprendre à se passer<br />

des subventions nationales, mais qui se sait promise, à plus long terme, à<br />

une fusion avec le profond « Hinterland » brandebourgeois.<br />

Les trois parties suivantes s'intitulent « Le défi urbain », « Berlin, lieu de<br />

mémoire » et « Berlin, ville des arts et de la culture ». Elles sont présentées<br />

par Katharina von Bülow dans un bel « envoi » qui est aussi une déclaration<br />

d'amour. Les contributions de cette partie traitent de l'architecture, de la<br />

reconstruction de l'Est, des travaux immenses que met en route la perspective<br />

du déménagement du Gouvernement et du Parlement, de Bonn à Berlin. Nous<br />

parlons longuement de la difficile question – restitution ou indemnisation –<br />

des biens confisqués par les nazis et les communistes. Cette partie se termine<br />

par un éloge du bien-être berlinois.<br />

(*) Ce numéro a été réalisé avec le concours de Françoise Potier.


DOCUMENTS<br />

4<br />

Dans la troisième partie c'est la mémoire qui est à l'honneur, celle des monuments<br />

et celle des lieux de société (les « salons » de Dominique Bourel). L'on<br />

y sent battre les pulsations de l'attente, et je raconte la fête des adieux le 8 septembre<br />

dernier, lors du départ des Alliés qui furent les protecteurs de la liberté<br />

berlinoise, des adieux qui furent aussi le souhait d'un « au revoir ». Et nous<br />

publions ici, nous republions (car il parut dans nos pages en 1954), un grand<br />

et beau poème à la gloire de Berlin ville ouverte (aux Huguenots, aux Juifs, à<br />

toutes les aventures de l'esprit).<br />

Notre quatrième partie traite du théâtre, de la musique, des musées, du cinéma,<br />

elle touche à l'édition et se termine par l'évocation du nouveau Centre francoallemand<br />

de recherches en sciences sociales qui fleurit à présent à Berlin. Une<br />

vaste bibliographie (mais nous n'avons pas eu le temps de faire traduire les<br />

titres en français, dommage…, mais le temps presse), et un plan de la ville terminent<br />

le numéro.<br />

Je le disais déjà, ce numéro n'est pas une encyclopédie. A le relire je constate<br />

que nous aurions dû parler davantage de l'économie berlinoise, des grandes<br />

firmes qui y prirent leur essor et de celles qui vont venir s'y installer mais aussi<br />

de la ville qui fut la capitale du mouvement ouvrier allemand. Nous aurions<br />

dû parler des médias et surtout des étrangers, des Turcs depuis longtemps installés,<br />

de gens de l'Est, Roumains, Russes, Polonais dont la plupart cherchent<br />

un travail honnête et dont certains font partie, avec des « collègues » allemands<br />

», des réseaux criminels que les Berlinois ont raison de redouter de plus<br />

en plus. Nous tâcherons de remplir ces vides bientôt, mais nous pensons que,<br />

tel quel, notre « Berlin » devrait intéresser beaucoup de lecteurs français, et<br />

les inciter à se rendre sur place pour voir de leurs propres yeux.<br />

Notre prochain numéro sera consacré aux élections qui en Allemagne ont marqué<br />

l'année <strong>1994</strong>, en aboutissant au renouvellement du Bundestag le 16<br />

octobre dernier.<br />

Joseph Rovan


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

35<br />

LE MYTHE D'UNE<br />

« ARCHITECTURE INDÉPENDANTE »<br />

JEAN-PIERRE LE DANTEC<br />

De Hegel au Bauhaus Jean-Pierre Le Dantec qui fut un révolutionnaire et<br />

demeure un enseignant mêlé d'un praticien, montre, à l'aide de l'exemple berlinois,<br />

que l'architecture doit rester un art de service.<br />

Capitale du royaume de Prusse, et à ce titre parée de bâtiments prestigieux<br />

et de tracés urbains baroques, Berlin commençait tout juste<br />

d'entrer dans l'ère du prodigieux développement qui allait la conduire,<br />

en moins d'un siècle, à décupler sa population, lorsque Hegel y a dispensé<br />

ses fameuses Vorlesungen über die Aesthetik (Leçon sur l'esthétique) rassemblées<br />

un an après sa mort (1831) par son disciple Hotho. Est-ce d'avoir vu<br />

naître, proches du bâtiment de la future (1) université, construite peu après<br />

<strong>17</strong>50 par von Knobelsdorf (1699-<strong>17</strong>53), la plupart des édifices conçus par<br />

Schinkel (<strong>17</strong>81-1841) qui conduisit le philosophe à énoncer, comme si la chose<br />

allait de soi, que « la première place appartient, par la nature même des<br />

choses, à l'architecture » ? C'est peu probable au regard des développements<br />

qu'il tire de cette prémisse. Mais ce qui me semble assuré, depuis la lecture<br />

lumineuse qu'a proposée Denis Hollier (2) des pages de l'Esthétique consacrées<br />

à l'architecture c'est que celles-ci constituent une « mise en abîme » du<br />

système hégélien tout entier. Relativement à la logique et à l'histoire, donc aux<br />

deux ordres de relèves (Aufhebungen) que constituent les séquences menant<br />

de l'art symbolique à l'art romantique et de l'« architecture indépendante » à<br />

la poésie, l'architecture est toujours première : art de l'enfance de l'humanité<br />

et enfance de l'art. A ce double titre par conséquent, faire la démonstration qu'à<br />

l'origine fut conçu un édifice architectural purement symbolique, c'est-à-dire<br />

« indépendant » de fins « extérieures » à la visée artistique, devenait un enjeu<br />

stratégique dans la construction de l'édifice hégélien ; à tenter de l'établir, il<br />

me semble que le philosophe s'est quelque peu emmêlé les pieds, puisqu'il a<br />

d'abord choisi pour « simple commencement » la pyramide avant de jeter son<br />

dévolu sur la Tour de Babel.<br />

(1) L'université de Berlin ne fut fondée qu'en 1810 par Wilhelm von Humboldt comme élément central des<br />

réformes de l'enseignement qu'il avait entreprises sous les auspices de Stern et Hardenberg après la défaite<br />

de 1806/7. (N.d.l.R.)<br />

(2) Dans mon essai sur Georges Bataille intitulé La prise de la Concorde, Gallimard, 1974.


DOCUMENTS<br />

36<br />

Ce qu'il y a de fascinant dans ces pages, outre l'outil critique fabuleux qu'elles<br />

constituent pour réfuter l'idéologie fonctionnaliste d'une certaine architecture<br />

moderniste, c'est le double oubli qu'elles dénotent : celui de l'usage, bien sûr,<br />

qui se lit dans la négation de l'espace intérieur (trop présent encore, aux yeux<br />

de Hegel, dans la pyramide égyptienne !) et celui de la ville, sans laquelle il n'est<br />

guère d'altérité possible pourtant, et donc de rapports à établir entre un édifice<br />

et son contexte – ce qui est à mes yeux une condition de l'architecture. Mais<br />

quoi : le principal est qu'elles aient donné à Victor Hugo, via sans doute Victor<br />

Cousin, l'occasion de prophétiser la mort de l'architecture dans le célèbre chapitre<br />

« Ceci tuera cela » de Notre Dame de Paris ; et que par contrecoup la lecture<br />

de ce texte ait enflammé le jeune Frank Lloyd Wright au point de le pousser<br />

à relever, en romantique encore mais déjà en moderne, le défi prométhéen<br />

consistant à créer une architecture à la hauteur du XX e siècle.<br />

Deux capitales, deux rivales ?<br />

A ce seul titre, Berlin mériterait déjà sa réputation de centre de la pensée architecturale<br />

moderne. Mais le fleurissement en son sein du Werkbund (L'Union<br />

pour le travail), du Bauhaus (3) et des Siedlungen (Cités) à l'époque de la<br />

République de Weimar ont donné à cette ville un rayonnement urbain et architectural<br />

d'avant-garde tel qu'on n'en verra plus, sans doute, avant longtemps.<br />

Est-ce dire que Berlin fut jamais comparable en beauté à sa grande rivale<br />

européenne continentale, Paris ? Je ne le pense pas. Tant il est vrai que<br />

quelques dizaines de grands architectes mettant en œuvre des théories radicales<br />

fondées sur l'esprit de système, la célébration de la machine et l'illusion<br />

du progrès – soit sur les présupposés idéologiques communs à toutes les composantes<br />

du « mouvement moderne » en architecture – ne sauraient remplacer<br />

ce premier bâtisseur de villes qu'est le Temps, générateur tout à la fois de<br />

complexité spatiale, d'histoire inscrite dans le vide comme dans le bâti, de<br />

mœurs et de pratiques vraiment urbaines. C'est là ce qu'a bien vu un autre<br />

Berlinois génial, Walter Benjamin (4). Dans ses notes consacrées au Flâneur,<br />

il remarque que, par différence avec les Berlinois « les Parisiens habitent leurs<br />

rues » de telle sorte que « les rues de Paris sont l'appartement du collectif ».<br />

Observation superbe qui revient à énoncer que l'espace public parisien possède<br />

une domesticité si fluide que, par une ruse topologique rappelant la<br />

bande de Moebius ou la bouteille de Klein (5), il devient le prolongement de<br />

l'espace privé. Pourquoi ? C'est difficile à dire. Mais il me semble qu'un facteur<br />

(3) École d'architecture et d'art constituée en 1919 à Weimar par Walter Gropius et qui dut déménager à Berlin<br />

en 1932 lors de l'arrivée au pouvoir des nazis ; elle fut finalement fermée.<br />

(4) Voir le texte le concernant dans <strong>Documents</strong> n° 3/92.<br />

(5) August Ferdinand Möbius (<strong>17</strong>90-1868), mathématicien et astronome allemand. Il fut un des pionniers de la<br />

topologie avec la découverte en 1880 de la « Bande de Möbius », surface n'ayant qu'un seul côté que l'on peut<br />

réaliser en collant l'une sur l'autre les extrémités d'un ruban après l'avoir tordu d'un demi-tour.<br />

Felix Klein (1849-1925), chef de l'école mathématique allemande. Sa découverte en 1882 d'une surface à un seul<br />

côté appelée « Vase de Klein » ou « Bouteille de Klein » est l'équivalent de celle de Möbius en trois dimensions.


DOCUMENTS<br />

37<br />

concourant à cette vertu est le fait que, alors que Berlin est à bien des égards<br />

une « ville américaine » où l'on se déplace d'un point à un autre en se désintéressant<br />

de l'entre-deux, Paris reste une ville « qu'on marche », c'est-à-dire<br />

qu'on regarde, respire et s'approprie, lors même qu'on la parcourt à la vitesse<br />

du métro ou de l'automobile. De là qu'appartements, cafés, boutiques ou restaurants<br />

y sont moins vastes, moins confortables et moins soignés intérieurement<br />

qu'à Berlin ; mais de là aussi qu'ils y sont plus ouverts, au point de souvent<br />

déborder sur la rue – négligé généreux qui, depuis des siècles, charme<br />

touristes et flâneurs.<br />

Sans doute, à cette opposition, les différences climatiques et géographiques<br />

ne sont pas étrangères. Mais elles sont loin d'être premières. Car si Paris existe<br />

depuis (presque) toujours, l'essor prodigieux de Berlin, lui, est contemporain<br />

de celui de Chicago – d'où le qualificatif de « ville américaine » dont je me suis<br />

permis de l'affubler. Et sa destruction quasi complète en 1944/1945 n'a fait<br />

qu'accentuer son caractère de ville nouvelle poussée très (trop) vite. Si l'on<br />

excepte en effet les quelques quartiers anciens dont la restauration, à l'Ouest<br />

comme à l'Est, a été longtemps différée et les avenues de prestige construites<br />

à l'Ouest en style international et à l'Est en style pompier stalinien, le principal<br />

de l'agglomération actuelle (dans laquelle j'inclus bien évidemment les gigantesques<br />

grands ensembles bâtis à l'Est) a été conçu suivant les principes –<br />

généreux à l'Ouest, pauvres et mal réalisés à l'Est – de l'urbanisme moderne.<br />

Or ces principes, au nom d'idéaux hygiénistes ou fonctionnalistes, ont conduit<br />

à détruire des quartiers anciens ayant survécu aux bombardements et, plus<br />

généralement, ont privilégié les objets architecturaux indépendants – c'est-àdire<br />

cette fois non pas purement symboliques comme le voulait Hegel, mais<br />

autonomes à la manière des paquebots – posés sur des espaces libres sans<br />

autre qualité que celle d'être « verts », ceux-ci étant eux-mêmes sillonnés de<br />

voies de circulation rapide. Le tout a donné une ville dilatée, agréable à l'usage<br />

– au moins à l'Ouest –, mais trouée d'immenses vides informes hostiles aux<br />

piétons puisque pratiquement sans commerces et sans événements urbains.<br />

Tendance à la régression<br />

Achevée en 1989, l'entreprise bifrons et l'Internationale Bau-Ausstellung (IBA)<br />

(Exposition Internationale de la Construction), menée dans l'ex-Berlin-Ouest<br />

sous la direction de Josef Paul Kleihues (pour l'IBA neu) et de Waltherr Hämmer<br />

(pour l'IBA alt), a eu l'immense mérite de rompre avec une pensée et une<br />

pratique urbanistique qui, au nom de l'idolâtrie du nouveau ayant caractérisé,<br />

selon le philosophe italien Gianni Vattimo (6), l'art moderne, a détruit des pans<br />

entiers des villes européennes. Mais si la réhabilitation douce d'une partie du<br />

(6) « La modernité est cette époque où « être moderne » (l'essre moderno) devient une valeur, disons même<br />

la valeur fondamentale à laquelle toutes les autres doivent être renvoyées ». G Vattimo. La fin de la modernité,<br />

Paris, Le Seuil, 1987.


DOCUMENTS<br />

38<br />

vieux Kreuzberg, en dépit des violences qui l'ont rendu possible et de l'angélisme<br />

économique de certains de ses promoteurs, demeure un modèle transposable<br />

à l'« Est » dans un quartier comme Prenzlauerberg par exemple, la « reconstruction<br />

critique » de Berlin selon les conceptions de Kleihues a montré ses<br />

limites. La part trop belle faite à la mode « post-moderniste » a accouché de<br />

quelques bâtiments remarquables mais aussi de grotesqueries pasticheuses ;<br />

et une sorte de résurgence de l'esprit prussien fait régner un ordre urbain<br />

ennuyeux fait d'alignements stricts, d'îlots néo-berlinois tirés au cordeau comme<br />

l'étaient ceux d'Hobrecht (7), d'une volumétrie et d'une modénature dominante<br />

des immeubles à la fois raides et conformistes. Bref, la critique légitime de l'idéologie<br />

moderne a progressivement accouché d'un nouvel académisme.<br />

Cette tendance régressive n'a pas manqué de favoriser, à la fin des années<br />

quatre-vingt, un retour de bâton néo-moderniste. Porté par la vague néo-libérale,<br />

un architecte comme Hans Kollhoff par exemple, qui n'avait jamais cessé<br />

de critiquer l'ancienne administration social-démocrate coupable à ses yeux<br />

d'avoir « provincialisé » Berlin-Ouest quant il eût fallu, disait-il, en faire à<br />

coups de tours une réplique de Hong-Kong, a pu enfin imposer ses vues et<br />

remporter le concours pour le réaménagement de l'Alexanderplatz. Cependant<br />

que le raccommodage de l'immense plaie centrale bordant autrefois le<br />

« Mur » à l'emplacement de la défunte Potsdamerplatz semble devoir être<br />

progressivement abandonné à l'initiative privée capable du meilleur (le projet<br />

de Piano) comme du pire (le plan d'aménagement d'ensemble, mi-pompier,<br />

mi-moderniste, résultant du compromis entre le projet lauréat de la consultation<br />

officielle – par Hilmer et Stattler – et celui des promoteurs conçu par<br />

Richard Rogers). Certes, ces grands projets sont aujourd'hui l'objet d'intenses<br />

discussions et de négociations confuses. A tel point que l'architecte « déconstructiviste<br />

» Daniel Libeskind peut encore espérer reprendre l'avantage sur<br />

Kollhoff à l'Alexanderplatz. Mais pour quel bénéfice architectural et urbain ?<br />

Son projet, fondé sur un conceptualisme brillamment hermétique, fait du<br />

chaos et des zigzags enchevêtrés une esthétique ; et le croisement qu'il tente<br />

entre les traces d'une histoire effacée – celle du Berlin brillant des années<br />

vingt disparu dans la Shoah – et un symbolisme géométrique passablement<br />

obscur s'efforce de traduire la complexité brisée de notre époque en rivalisant<br />

avec les plus grandes œuvres picturales ou littéraires du XXe siècle. Mais ce<br />

qui, en plans, en maquettes et en dessins, est fascinant, est-il nécessairement<br />

habitable ? A cette question, l'architecte et théoricien viennois Loos répondait<br />

en inversant les termes du raisonnement : puisque l'architecture, disait-il, a<br />

pour objet premier d'être hospitalière, intérieurement et extérieurement, ses<br />

méthodes de conception ne sauraient être libres comme celles des autres<br />

arts modernes. Où l'on retrouve une dernière fois Hegel, et sa quête d'une<br />

impossible « architecture indépendante ». ■<br />

(7) C'est à James Hobrecht que le roi de Prusse confia, a partir de 1856, le plan d'extension de Berlin rendu<br />

nécessaire par le décollage foudroyant de l'industrie donc de la population ; en bon ingénieur, il dessina une<br />

trame orthogonale rigide.


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

39<br />

POTSDAMER PLATZ :<br />

Une friche immense au destin de vitrine ?<br />

EVE JOUANNAIS<br />

Ce fut un centre et, ensuite un désert. Peut-on créer dans le vide entre l'administration<br />

et les spéculateurs un cœur vivant pour une métropole, toujours<br />

fruit des grands mouvements de l'histoire générale plutôt que de ses pulsions<br />

intérieures.<br />

«Je<br />

ne retrouve pas Potsdamer Platz. Ici ? Ça ne peut pas être Potsdamer<br />

Platz. Il y avait là le café Josti, j’y venais l’après-midi faire<br />

la conversation, prendre un café et regarder le public, après avoir<br />

fumé mon cigare chez Loeser et Wolf, marchands de tabac réputés. Ici, juste<br />

en face… Ça ne peut pas être Potsdamer Platz. Et personne à qui demander.<br />

C’était… une place animée. Des tramways, des omnibus à chevaux, et… deux<br />

autos : la mienne et celle du chocolatier. Le magasin Wertheim aussi était ici.<br />

Et puis… soudain… des drapeaux sont apparus… Toute la place en était couverte…<br />

Et les gens n’étaient plus du tout aimables et la police non plus. Je<br />

n’abandonnerai pas tant que je n’aurai pas retrouvé Potsdamer Platz ! » (1987,<br />

Les ailes du désirs, film de Wim Wenders). Un vieil homme erre sur un immense<br />

terrain en friche à l’emplacement de l’ancienne Potsdamer Platz dont la perspective<br />

est anéantie par la présence du Mur qui le traverse.<br />

Jadis, Potsdamer Platz était un centre vital de la cité. Désigné comme le plus<br />

représentatif de la dynamique et de la modernité du Berlin des années 1920<br />

– du Grand Berlin, du Groß-Berlin – il était l’un des principaux points de passage<br />

de la circulation est-ouest et bien souvent encombré de véhicules. A cette<br />

époque, dans ses projets de restructuration de la ville, l’architecte Martin Wagner<br />

prétendait faire de la Potsdamer Platz, comme de l’Alexanderplatz, une<br />

place de « métropole internationale ». Par la suite, alors que l’Alexanderplatz<br />

servait de lieu de rassemblement du prolétariat, la Potsdamer Platz fut un<br />

relais majeur de la bourgeoisie qui émigrait vers l’ouest.<br />

Détruit par les bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale, il est<br />

devenu un « no man’s land » que le Mur, construit en 1961, acheva de rendre<br />

exsangue.<br />

Le 12 novembre 1989, une brèche ouverte à cet endroit laissa passer la circulation<br />

pour la première fois depuis vingt-huit ans. Avec la destruction du Mur<br />

cette friche de 55 hectares en plein cœur de la ville réunifiée devint immédiatement<br />

un lieu convoité par d’importants investisseurs.


DOCUMENTS<br />

40<br />

Depuis le 9 novembre 1989, Berlin est redevenu le Grand Berlin qui s’étend<br />

sur une superficie de 882 km2 . (1)<br />

Située au centre du pays, naguère en partie enclave dans l’ancienne RDA,<br />

Berlin doit retrouver un vrai statut de capitale.<br />

De même qu’il y a un déplacement vers l’est des institutions du pays, à l’intérieur<br />

même de la ville de nouveaux lieux de centralité se révèlent à l’est de<br />

l’ex-Berlin-Ouest sur les terrains que le mur avait maintenus à l’état de no<br />

man’s land. Ces terrains sont susceptibles de permettre le recollage des deux<br />

parties de la ville. Potsdamer Platz est pressentie pour être l’un de ces lieux<br />

charnières : le « nœud de la nouvelle symbiose entre l’Est et l’Ouest ».<br />

L'aménagement de la Potsdamer Platz<br />

Évalué à deux milliards de DM, soit près de sept milliards de francs, l’aménagement<br />

de ce secteur a fait l’objet d’un concours international, lancé en juin<br />

1991 par le Sénateur (Ministre) de l’Urbanisme de Berlin auprès d’une vingtaine<br />

d’équipes d’architectes. Il aura fallu deux ans de débats passionnés pour<br />

que le jury se prononce enfin. Laissant de côté les projets les plus singuliers,<br />

c’est finalement celui des architectes munichois Hilmer et Sattler qui, bien que<br />

très controversé, obtint la majorité des suffrages. Optant pour un urbanisme<br />

traditionnel basé sur une trame régulière de 50 mètres par 50 censée assurer<br />

une certaine homogénéité, les architectes ont prévu des gabarits supérieurs<br />

à la norme berlinoise (36 mètres contre 21 mètres).<br />

La publication du contre-projet de Richard Rogers, mandaté par les principaux<br />

investisseurs de la place, relança le débat. Son idée était de prendre appui<br />

sur le gabarit moyen de la ville et de l’élever progressivement à une hauteur<br />

concurrente des édifices du Kulturforum (2) tout en prévoyant une trame suffisamment<br />

souple pour pouvoir intégrer les redécoupages ultérieurs. Ce dernier<br />

projet incita les autorités de la ville à modifier quelque peu le plan masse<br />

de Hilmer et Sattler et à accepter que sur cette place centrale l’architecture<br />

puisse être anomale et notamment atteindre jusqu’à 100 mètres de hauteur.<br />

Les premières négociations sur l’aménagement de la Potsdamer Platz ne faisaient<br />

qu’annoncer les difficultés de la reconstruction de Berlin. Elles révélèrent<br />

d’emblée les oppositions entre les ambitions politiques de la ville, les exigences<br />

économiques et financières des investisseurs et les intérêts souvent<br />

divergents des divers éléments de la population. Sans oublier que depuis la<br />

Seconde Guerre mondiale les deux parties Est et Ouest de la ville s’étaient<br />

reconstruites selon des modalités et des intérêts totalement différents, voire<br />

(1) La surface de Paris est de 105 km 2 intra muros (N.d.l.R.).<br />

(2) Place où sont rassemblés trois bâtiments essentiels de l'activité culturelle de Berlin-Ouest – la Bibliothèque<br />

nationale, la Philharmonie et la Galerie d'art contemporain – dont le caractère institutionnel s'exprime à travers<br />

leur architecture extraordinaire.


DOCUMENTS<br />

41<br />

opposés, et qu’il fallait modifier les règlements d’urbanisme pour pouvoir traduire<br />

en réalité la volonté d’unification.<br />

Les premières tractations furent à cet égard significatives. En effet, lorsque des<br />

investisseurs se sont portés acquéreurs de terrains sur Potsdamer Platz, le<br />

Gouvernement berlinois s’est empressé de les leur vendre « à bon prix » à tel<br />

point que la Commission de Bruxelles a demandé un versement supplémentaire<br />

de plusieurs dizaines de millions de francs pour corriger la sous-évaluation.<br />

Le fait est que durant toute la période de la Guerre froide, même à bas<br />

prix, les terrains se vendaient difficilement et certainement pas à des sociétés<br />

comme Daimler-Benz ou Sony ou même à la chaîne de magasins Bilka-Wertheim<br />

qui, elle, avait avant-guerre un très grand magasin sur la place. Cellesci<br />

ont été les premières à vouloir édifier leurs sièges sociaux en plein cœur de<br />

la ville. Ainsi un gigantesque complexe de bureaux doit être implanté en bordure<br />

de la Potsdamer Platz au grand dam de bon nombre de Berlinois pour<br />

qui ces grandes firmes ne présentent pas les atouts nécessaires à l’émergence<br />

d’un lieu de centralité ni sur le plan urbain ni sur le plan humain.<br />

Les projets de Sony et Daimler-Benz<br />

Sony et Daimler-Benz ont, l’une comme l’autre, organisé des concours internationaux<br />

respectivement gagnés par l’architecte américain d’origine autrichienne<br />

Helmut Jahn et l’agence Renzo Piano Building Workshop.<br />

Le premier, le « Sony-Center européen », est un complexe qui s’étend sur un<br />

terrain en équerre de 26.000 m2 ; il est composé principalement d’un bâtiment<br />

en demi-ellipse qui culmine à 97 mètres de hauteur, d’une tour et de plusieurs<br />

immeubles. Il rassemble à lui seul toutes les fonctions d’un quartier : des<br />

bureaux, des logements, des commerces ainsi que des restaurants, des cinémas,<br />

des cafés, un grand hôtel d’affaires… Un quartier « vivant jusqu’après<br />

minuit » aux dires du maître d’ouvrage. Cet ensemble se lie autour d’une piazza<br />

coiffée par une verrière à 35 mètres du sol dont la forme rappellerait celle<br />

d’un forum. L’architecture « héroïque » du centre Sony ne fait pas l’unanimité<br />

et effraie plutôt par son caractère égocentrique.<br />

En choisissant l’agence Renzo Piano Building Workshop pour construire ses<br />

350.000 m2 de plancher sur un terrain de 70.000 m2 Daimler-Benz a, semblet-il,<br />

voté pour un parti soucieux de s’inscrire, lui, dans une logique d’urbanisme<br />

plus « berlinoise ». Il s’agissait notamment de traiter la jonction du nouveau<br />

quartier avec le Kulturforum, carrefour d’un dialogue entre trois bâtiments<br />

exceptionnels : la Philharmonie et la Bibliothèque nationale de l’architecte<br />

Hans Scharoun et la Galerie d’Art contemporain de Ludwig Mies van der Rohe.<br />

La bibliothèque avait été édifiée au milieu de l’axe reliant la Potsdamer Platz<br />

au sud-ouest de la ville, à l’époque des deux Berlin. Afin d’établir une transition<br />

entre les immeubles de Daimler-Benz et le Kulturforum, l’architecte propose<br />

d’édifier un théâtre dont le volume rappelle celui de la bibliothèque. L’axe qui<br />

avait été tronqué débouche désormais sur une place. La réalisation complète


DOCUMENTS<br />

42<br />

de cette partie du projet nécessite cependant une dérogation au plan général<br />

de Hilmer et Sattler, un échange de parcelle et l’accord des descendants de<br />

Scharoun pour l’ouverture d’une entrée sur la façade est de la bibliothèque<br />

(non obtenu à ce jour). Du côté de Linkstrasse, la trame est respectée : les<br />

immeubles de bureaux et de logements viennent s’inscrire en rang d’îlot avec<br />

un coefficient d’occupation des sols limité à 4,7. Néanmoins, de ce projet<br />

l’essentiel demeure et sa réalisation dirigée par le lauréat a été redivisée en<br />

plusieurs lots. L’agence de Renzo Piano réalise elle même la majorité des bâtiments<br />

dont le théâtre, le siège de la société immobilière Debis et un centre<br />

commercial. La réalisation des autres bâtiments a été confiée à divers architectes<br />

choisis pour la plupart parmi les treize participants au concours. Ainsi,<br />

José Rafael Moneo réalisera l’hôtel, Arata Isozaki et Hans Kollhoff des<br />

bureaux, Richard Rogers des bureaux et des logements et l’agence Lauber-<br />

Wöhr, qui a remplacé O. M. Ungers, des logements.<br />

Aux côtés de Daimler-Benz et Sony, ABB et Hertie vont également contribuer<br />

à la constitution de la nouvelle identité de la Potsdamer Platz, et d’ici 1995 plus<br />

de cinquante grues devraient se déployer sur le plus grand chantier d’Europe.<br />

En l’an 2000, Potsdamer Platz sera un quartier où 15.000 personnes devraient<br />

venir travailler et qui accueillera 10.000 habitants. Ils est redevenu l’un des<br />

principaux carrefours de circulation entre l’est et l’ouest de la ville.<br />

L’aspect souterrain mais non moins délicat de la Potsdamer Platz concerne<br />

l’aménagement de ses sous-sols où, à terme, cinq lignes de métro devraient<br />

se croiser.<br />

Potsdamer Platz, point névralgique du futur nouveau grand Berlin sera-t-elle<br />

vraiment ce nœud de la nouvelle symbiose entre l’Est et l’Ouest ? A moins<br />

qu’elle n’en soit que l’un des symboles et que ce recollage se fasse plus fortement<br />

ailleurs, dans l’est de la ville ? A moins qu'elle ne rate ce pari en devenant<br />

de manière tellement ostensible la vitrine d’une forme de société dont la<br />

crédibilité s’effiloche de plus en plus, en butte à bien des critiques ?<br />

Est-ce que la Potsdamer Platz peut être cela aussi ?<br />

Hier, scène d’un théâtre tranchée par un mur : miroir dans lequel se rappelaient<br />

deux mondes socio-politiques opposés. Aujourd’hui vaste chantier qui coupe<br />

encore la ville en deux à l’image de ce que les Berlinois ressentent toujours :<br />

les deux Berlin continuent d’exister. Demain, la Potsdamer Platz sera ce que<br />

la cité dans toute sa complexité aura voulu faire d’elle. ■


DOCUMENTS<br />

43


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

43<br />

LE MYTHE<br />

DE LA RESTITUTION DES BIENS :<br />

L'EXEMPLE DE LA FRIEDRICHSTRAßE<br />

GILLES DUHEM<br />

Louis XVIII en 1814, au lendemain de son retour de l'exil, confirma dans leurs<br />

possessions tous les acquéreurs de « biens nationaux » ayant naguère appartenu<br />

à la noblesse et à l'Église. La loi d'indemnisation (« le milliard des émigrés<br />

») ne fut, elle, votée qu'en 1825. Agir autrement eût été sans doute susciter<br />

une nouvelle révolution. En Allemagne de l'Est (et à Berlin-Est) le choix entre<br />

restitution et indemnisation est beaucoup plus complexe, car il y a eu confiscations<br />

nazies(biens juifs) et confiscations communistes et les deux régimes<br />

totalitaires ont couvert une durée de près de soixante ans. Un choix rigoureux<br />

s'avère impossible et les demi-mesures mécontentent tout le monde. L'héritage<br />

des tyrannies oblitère l'avenir des démocraties qui leur succèdent.<br />

Quatre ans et demi après le traité d'unification, la question de la propriété<br />

demeure l'un des points de dissension les plus violents entre l'Est et<br />

l'Ouest de l'Allemagne. Simple et généreux dans son principe fondamental<br />

donnant la priorité à la restitution des biens spoliés, le corpus de lois touchant<br />

les restitutions (1) s'attache à réparer les exactions commises par le national-Socialisme<br />

et la République démocratique allemande de 1933 à 1989.<br />

L'application pratique s'avère cependant laborieuse (2). Et le cas allemand est<br />

encore relativement simple par rapport aux expropriations en cascades perpétrées<br />

depuis les années 1930 dans les autres pays de l'Est, Hongrie,<br />

Pologne ou ex-Tchécoslovaquie (3).<br />

Dans ce monopoly grandeur nature qu'est Berlin aujourd'hui, les restitutions<br />

sur la Friedrichstraße concernent des terrains constructibles ou des<br />

immeubles à usage de bureaux. Elles n'ont pas le caractère traumatique<br />

d'un affrontement personnel direct comme dans le cas d'une maison individuelle<br />

ou d'un immeuble d'habitation. Mais la dimension des enjeux finan-<br />

(1) On parle le plus souvent des propriétés immobilières. Mais les lois concernent aussi, dans une mesure bien<br />

moindre toutefois, la restitution de biens mobiliers.<br />

(2) La brochure de « vulgarisation » du ministère des Finances ne comprend pas moins de 73 entrées !, Fragen<br />

und Antwort zum Vermögensgesetz Bundesministerium der Finanzen Referat Öffentlichkeitsarbeit, 1991 (Questions<br />

et réponses au sujet de la loi sur les Patrimoines).<br />

(3) Contrairement à beaucoup d'idées reçues, environ 50 % du foncier de la RDA était possédé par des propriétaires<br />

privés en 1990. Mais cette propriété privée se trouvait le plus souvent sous la tutelle de l'État.


DOCUMENTS<br />

44<br />

ciers (4) passionne et impressionne le grand public. Chaque ancien propriétaire<br />

ou ses héritiers peut, au prix d'un combat difficile dans les arcanes d'une<br />

bureaucratie tentaculaire, toucher un « héritage » conséquent oublié depuis<br />

longtemps. On est bien loin de la vision idyllique du législateur qui, au cours<br />

des nuits du printemps de l'année 1990, rêvait du retour dans le giron familial<br />

de la maison paternelle injustement confisquée. (5)<br />

Il n'existe pas non plus sur la Friedrichstraße de cas de transactions litigieuses<br />

contractées entre le 18 octobre 1989 (chute de Erich Honecker) et la disparition<br />

de l'État de RDA le 3 octobre 1990. Toutes les transactions immobilières<br />

conclues au cours de cette courte période troublée sont soumises à la réglementation<br />

dite de la « date butoir » (Stichtagsregelung) qui impose le contrôle<br />

de la bonne foi des actes de ventes conclus pendant cette courte année.<br />

L'exemple de la Friedrichstraße montre que le règlement des questions de propriété<br />

n'obéit pas à une procédure administrative automatique mais relève<br />

d'une résolution au coup par coup faite d'habileté, de déclarations fracassantes<br />

et de négociations serrées.<br />

Cadre juridique et ayants droit<br />

Chasse gardée d'une poignée de juristes spécialistes, les questions de restitutions<br />

sont devenues un mythe. Elles donnent lieu à des déclarations partielles<br />

et souvent partiales à propos de combats feutrés mais féroces se déroulant<br />

par le truchement d'archives cadastrales, de tontines d'héritiers dispersées<br />

dans le monde entier, d'avocats aux honoraires exorbitants et d'administrations<br />

souvent dépassées par l'ampleur de la tâche. Pour tenter de la « démystifier »,<br />

une brève présentation des textes et des institutions est nécessaire.<br />

La question de propriété est abordée par les textes suivants :<br />

- Les articles 21, 22 et 41 du Traité de Réunification entré en application le 3<br />

octobre 1990.<br />

- La Loi sur le Règlement des Questions ouvertes de propriété (6).<br />

- La Loi sur les Investissements ou Investitionsgesetz de 1991 qui permet de<br />

réaliser des investissements sur des terrains où les questions de propriété ne<br />

sont pas encore résolues (7). Son paragraphe 3a est le plus important : il<br />

4) Les terrains sur la Friedrichstraße se négocient autour de 15.000 DM le m 2 : Grundstücksmarktbericht (Rapport<br />

sur le marché financier),<strong>1994</strong>. La valeur moyenne des terrains à Berlin est d'environ 1.000 DM.<br />

(5) Daniela Dahn a brillamment montré, dans son livre récent très polémique « Wir bleiben hier oder wem gehört<br />

der Osten ? » (Nous restons ici ou à qui appartient l'Est ?) RoRoRo <strong>1994</strong>, l'impact ubuesque, à la fois désopilant<br />

et pathétique, des restitutions de propriété sur la vie quotidienne de ses « victimes ». On ne compte plus les<br />

récits kafkaïens de locataires de logements de l'Est confrontés du jour au lendemain à un propriétaire de l'Ouest<br />

(ou plutôt à ses avocats), les propriétaires de bungalows ou de maisons individuelles qui avaient, du temps de<br />

la RDA, acheté un droit à construire et qui possèdent aujourd'hui leur maison… mais pas le terrain sur laquelle<br />

elle est bâtie, etc. Entretenir un climat de guerre civile larvée, c'est bien l'effet pervers induit d'une loi qui se<br />

voulait au service de l'équité.<br />

(6) Bundesgesetzblatt I,S. 957 18/04/1991.<br />

(7) Bundesgesetzblatt I, S. 994 22/04/1991.


DOCUMENTS<br />

45<br />

donne priorité à l'indemnisatison sur la restitution en nature pour des terrains<br />

inclus dans un projet approuvé par la puissance publique.<br />

- La Loi sur la Priorité aux Investissements ou Investitionsvorranggesetz du<br />

24 juillet 1992 (8). Texte fondamental pour comprendre les questions de propriété<br />

sur la Friedrichstraße, il a remplacé la Loi sur les investissements de<br />

1991. Il est connu sous l'abréviation InVorG.<br />

- La Loi sur la « Redistribution » du Patrimoine du 22/03/1991. Elle définit les<br />

compétences respectives du Bund, des Länder et des communes sur les biens<br />

fonciers et immobiliers provenant de la propriété populaire (Eigentum des<br />

Volkes) du parti socialiste (SED) et des organisations de masse comme les<br />

Jeunesses Communistes (FDJ).<br />

- La Loi de Fondation de la Treuhandanstalt, organisme chargé depuis 1990<br />

de communaliser et de privatiser le patrimoine foncier et immobilier des entreprises<br />

populaires d'Allemagne de l'Est (Volkseigene Betriebe).<br />

- La loi fédérale sur l'indemnisation lorsque la restitution en nature n'est pas<br />

possible. Cette loi, promulguée avant les élections du nouveau parlement en<br />

octobre <strong>1994</strong>, est notamment nécessaire pour que les propriétaires ou leurs<br />

héritiers renoncent dans certains cas à leurs droits de restitution.<br />

Les textes classent les cas d'expropriation de 1933 à 1945 en deux groupes<br />

principaux (9) :<br />

I) Les expropriations foncières et immobilières n'ouvrant pas droit à restitution.<br />

Il s'agit en volume du groupe le plus important autant en nombre de propriétaires<br />

concernés qu'en surface foncière.<br />

1 - Les expropriations menées par les forces d'occupation soviétiques contre<br />

les criminels de guerre nazis à la suite du traité de Potsdam de 1945. Ceci<br />

concerne aussi les entreprises ayant collaboré au régime national-socialiste.<br />

2 - Les expropriations des territoires des Junkers et autres grands propriétaires<br />

fonciers dans le cadre de la réforme agraire conduite par les Länder et l'administration<br />

de l'État sous la tutelle des forces d'occupation soviétiques entre<br />

1945 et 1949.<br />

3 - Les expropriations consécutives à la construction du Mur de Berlin en 1961<br />

(expropriations d'intérêt public pour la RDA car destinées à la construction<br />

d'une installation de « défense »).<br />

4 - Les expropriations induites par l'application des lois sur la construction (10)<br />

(1950) et la Loi sur les terrains constructibles (11) (1984). Le droit foncier de<br />

la RDA prévoyait un recours à l'expropriation par l'État plus généreux qu'en<br />

RFA.<br />

(8) Bundesgesetzblatt I, S. 1257.<br />

(9) Bernhard Bischoff : Die Berücksichtigung der Eigentumsfragen an Grundstücken bei der Durchführung von<br />

Investitionen in den neuen Bundesländern (La prise en compte des questions de propriété de terrains lors de<br />

la mise en place d'investissements dans les nouveaux Länder fédéraux), TLG, 1993.<br />

(10) Aufbaugesetz.<br />

(11) Baulandgesetz..


DOCUMENTS<br />

46<br />

5 -Les expropriations concernant l'outil industriel et productif à la suite du<br />

décret du Conseil des Ministres de la RDA du 9 mars 1972.<br />

II) Les expropriations ouvrant droit à restitution.<br />

On discerne ici trois catégories principales.<br />

1 - Les expropriations menées par le régime national-socialiste (du 30 janvier<br />

1933 au 8 mai 1945) pour des motifs raciaux, politiques ou religieux.<br />

Les exactions du national-socialisme perpétrées sur le territoire de la RDA<br />

n'ont pas été indemnisées et réparées dans les années d'après-guerre. En<br />

volume, ces cas représentent à Berlin environ 25.000 <strong>dossier</strong>s (12). Beaucoup<br />

de terrains en centre-ville sont concernés par ces restitutions (voir le quartier<br />

du Scheunenviertel à Berlin).<br />

Une organisation basée à Francfort/Main, le Jewish Claims Conference<br />

against Germany, représente les familles juives spoliées disparues dans la<br />

Shoah. Dans les cas litigieux, son poids moral considérable encourage l'administration<br />

à trancher en sa faveur.<br />

2 - Les mises sous tutelle étatique.<br />

Elles concernent la quasi-totalité du tissu urbain d'habitations d'avant-guerre.<br />

Pour les non-résidents en RDA, la mise sous tutelle des biens fonciers et<br />

immobiliers était fréquente mais pas automatique. Il était possible de désigner<br />

un administrateur de son choix résidant en RDA. Mais le plus souvent, les propriétaires<br />

non résidents ne s'occupaient plus de l'entretien de leurs biens ce<br />

qui a conduit à une mise sous tutelle de fait.<br />

Les propriétaires résidant en RDA avaient aussi la possibilité de demander la<br />

mise sous tutelle de leurs biens lorsqu'ils n'étaient plus en mesure d'assurer<br />

l'entretien de ceux-ci. (Les loyers bloqués à leur valeur de 1936 ne suffisaient<br />

pas à couvrir les frais d'entretien des immeubles, etc…).<br />

3 - Les expropriations-sanctions.<br />

Elles concernent les personnes qui ont quitté clandestinement la RDA ou qui<br />

ont été contraintes d'abandonner leurs biens à l'État pour avoir la possibilité<br />

d'obtenir un visa d'extradition définitive. L'obtention de ces visas de sortie donnait<br />

lieu à toutes sortes de pressions exercées sur le candidat au départ.<br />

III) Le rôle du Amt zur Regelung offener Vermögensfragen.<br />

Le ARoV (13) a été créé dans les six nouveaux Länder pour traiter les<br />

demandes en restitution de propriété. Et sa tâche est immense : car tous les<br />

anciens propriétaires, qu'ils soient de la première ou de la seconde catégorie,<br />

tentent leur chance dans la course au « patrimoine retrouvé » (14).<br />

(12) Source ARoV 08/94.<br />

(13) Amt für Regelung offener Vermögensfrage ou Administration chargée du règlement des questions de propriété.<br />

Au niveau fédéral, le BARoV (Bundesamt zur Regelung offener Vermögensfragen) est chargé de la restitution<br />

des biens provenant du patrimoine du parti.<br />

(14) Le territoire de la RDA mesurait environ 108.000 km 2 . Or des demandes en restitution ont été enregistrées<br />

pour un territoire de plus de 121.000 km 2 .


DOCUMENTS<br />

47<br />

C'est au ARoV de prouver que telle ou telle demande en restitution n'est juridiquement<br />

pas valable. Le demandeur a donc tout à gagner et rien à perdre.<br />

En découle un engorgement administratif incroyable.<br />

Un chiffre déjà ancien (15) montre bien l'ampleur de la masse de documents<br />

à traiter. Pour l'ensemble de la RDA, 1.660.800 demandes en restitution ont<br />

été déposées. 8 % d'entre elles ont déjà été traitées !<br />

A Berlin, environ 265.000 demandes en restitution ont été déposées. Au cours<br />

des quatre dernières années, le ARoV a réglé le cas d'environ 49,5 km2 de foncier,<br />

ce qui représente la moitié de la surface de la ville de Paris ! (16)<br />

La question des restitutions : un écheveau inextricable ?<br />

Pour des terrains très convoités comme ceux de la Friedrichstraße, les anciens<br />

propriétaires ou le Jewish Claims mettent tout en œuvre pour faire valoir leurs<br />

droits.<br />

Mythe de la Belle-Époque des années de Weimar, la Friedrichstraße est<br />

aujourd'hui, par le truchement d'investisseurs et d'architectes de puissance et<br />

de renommée internationales, la rue de tous les fantasmes immobiliers. Les<br />

restitutions de propriété s'y traitent entre grandes sociétés, investisseurs institutionnels<br />

et administrations.<br />

Comme nous allons le voir au travers des six exemples suivants, celui qui l'emporte<br />

imprime de sa marque, de ses convictions urbaines et architecturales,<br />

le visage du centre-ville de demain.<br />

1 - L'American Business Center contre la vieille dame. Jurisprudence<br />

évolutive à Check-Point Charlie<br />

Le cas des terrains expropriés au moment de la construction du mur de Berlin<br />

en 1961 (<strong>17</strong>) est épineux. Une association d'anciens propriétaires réclame<br />

depuis 1990 une modification de la loi, c'est- à-dire une restitution en nature<br />

ou une indemnisation plus importante que celle versée en 1961 par la RDA.<br />

A Check-Point Charlie, à l'emplacement de l'ancien point de passage entre<br />

l'Est et l'Ouest de la ville, le Groupe CEDC projette d'édifier un ensemble de<br />

bureaux et de commerces sous la direction de l'architecte américain Philipp<br />

Johnson. Le projet est connu sous le nom d'American Business Center.<br />

L'héritière d'un ancien propriétaire, une femme de 80 ans, a déposé en 1992<br />

une demande en restitution auprès du ARoV pour une parcelle de terrain de<br />

600 m2 (18). Elle aurait dû être déboutée par le ARoV, les terrains expropriés<br />

et indemnisés lors de la construction du Mur ne donnant juridiquement pas<br />

droit à restitution.<br />

(15) Frankfurter Rundschau, 31 juillet 1993.<br />

(16) Source ARoV Berlin 08/<strong>1994</strong>.<br />

(<strong>17</strong>) Environ 8 km 2 autour de Berlin, Tagesspiegel 16/09/1993, soit environ 1.500 terrains.<br />

(18) Tagesspiegel 28/07/1992.


DOCUMENTS<br />

48<br />

Mais la question des restitutions de propriété prend ici pour les juristes toute<br />

sa saveur. L'indemnisation de 150.000 Mark de l'Est n'a pas été à l'époque<br />

versée au propriétaire mais a servi, par un jeu d'écritures comptable, à apurer<br />

les hypothèques grevant le terrain dans les livres fonciers… un paiement en<br />

« monnaie de singe » en quelque sorte.<br />

La plaignante et surtout ses avocats (19) utilisent cette irrégularité de procédure<br />

de la RDA pour réclamer au groupe CEDC une indemnisation du terrain plus<br />

conforme à sa valeur réelle (entre 8 et 10.000 DM le m 2 , de l'Ouest cette fois!).<br />

La vieille dame sera finalement déboutée : mais la procédure aura duré de<br />

nombreux mois, encombré les tribunaux administratifs et coûté de nombreuses<br />

nuits blanches au représentant de la CEDC à Berlin, Mark Palmer.<br />

La jurisprudence concernant les terrains de l'ancien tracé du Mur évolue<br />

actuellement (20). Pour des raisons de « devoir moral » le Land de Berlin tente<br />

d'obtenir au niveau fédéral une restitution de ces terrains à leurs anciens propriétaires.<br />

Une décision définitive est attendue avant la fin de l'année.<br />

2 - L'American Business Center et la liste C<br />

A peine le cas du terrain de la vieille dame réglé commence « l'affaire<br />

Romann » (21). La famille juive allemande Frank-Romann a été expropriée<br />

pour raisons raciales sans indemnisation dans les premières années du national-socialisme.<br />

Elle appartient à ce que les spécialistes nomment la « liste C ».<br />

Les héritiers de la famille Romann, qui possèdent une grosse agence de publicité<br />

à New-York, ont préféré s'entendre à la dernière minute avec la CEDC,<br />

plutôt que de procéder pendant de longues années et de présenter un contreprojet<br />

à l'American Business Center, ce que la loi sur les investissements prioritaires<br />

leur permet de faire.<br />

L'héritière de l'ancien propriétaire touche une indemnisation dont le montant<br />

n'a pas été rendu public. On peut le supposer conséquent, le prix des terrains<br />

étant estimé dans l'intervalle non plus à 8.000 mais à 15.000 DM le m 2 . Et le<br />

volume d'investissement du projet de la CEDC non plus à 800 millions mais<br />

à un milliard de DM. L'agence new-yorkaise Romann ouvrira à Berlin des<br />

bureaux dans les locaux de l'American Business Center. Enfin, une plaque<br />

commémorative à la famille Romann sera apposée sur l'immeuble.<br />

3- Le bluff ne paie pas toujours : les mésaventures du Friedrichstadt-<br />

Passagen<br />

Aujourd'hui le complexe du Friedrichstadt-Passagen (architectes : Nouvel, Pei<br />

et Ungers), l'un des projets majeurs du nouveau Berlin, sort de terre à une<br />

vitesse impressionnante. Les mésaventures consécutives à des questions de<br />

(19) Un puissant cabinet d'avocats berlinois fondé par deux anciens secrétaires d'État du Land de Berlin.<br />

(20) Voir Tagesspiegel 8/09/<strong>1994</strong>.<br />

(21) Tagesspiegel 2/04/1993.


DOCUMENTS<br />

49<br />

propriété compliquées, qui auraient pu geler les travaux pendant des mois,<br />

sont oubliées.<br />

L'année 1992 avait pourtant bien mal commencé pour le Friedrichstadt-Passagen.<br />

Deux anciens propriétaires, représentés par l'avocat spécialiste des questions<br />

de propriété, le Dr Knauthe, ont voulu faire casser par le Tribunal administratif<br />

de Berlin (22) le contrat de vente du terrain conclu entre la Treuhandanstalt<br />

et les investisseurs.<br />

D'une part les héritiers du puissant groupe Quant, qui détient la majorité des<br />

actions d'entreprises comme BMW et Varta, voulaient faire valoir leurs droits<br />

sur le terrain de l'hôtel « Mohrenhof » aujourd'hui disparu. La société Quant<br />

a certes été expropriée par les forces d'occupation soviétiques en 1948,<br />

mais la ratification administrative de l'acte date du 2 décembre 1949.<br />

Ce terrain appartient à la « liste 3 », une particularité berlinoise. Il s'agit de<br />

terrains qui ont bien été expropriés par les forces d'occupation soviétiques (et<br />

donc ne devraient théoriquement pas donner droit à restitution), mais dont le<br />

régime de la RDA n'a entériné l'expropriation qu'en décembre 1949, soit après<br />

la fondation de la RDA (7 octobre 1949).<br />

Pour Knauthe, il s'agit d'un cas de spoliation perpétré par la RDA qui ouvre<br />

droit à restitution ou tout au moins à une indemnisation importante.<br />

Autres protagonistes, les héritiers de la fabrique de tapis Anker (Mohrenstraße<br />

48) ont aussi tenté de récupérer leur terrain. La société a été expropriée conformément<br />

au code de l'urbanisme de RDA mais n'a jamais touché l'indemnisation<br />

ridicule de 45.000 Marks de l'Est, demeurée sur un compte bloqué. Ce qui équivaut<br />

là aussi pour Knauthe à une expropriation sans indemnisation !<br />

Les héritiers de Anker seront finalement indemnisés par le consortium financier<br />

du Friedrichstadt-Passagen afin qu'ils retirent leur demande en restitution.<br />

Pour le groupe Quant, la question fut plus délicate. La validité de l'expropriation<br />

à la date du 2 décembre 1949 n'était qu'un prétexte juridique. Par l'intermédiaire<br />

d'anciens propriétaires, une guerre sans merci se déroule entre groupes d'investisseurs<br />

internationaux pour la prise de contrôle de la construction du Friedrichstadt-Passagen.<br />

En effet, la Deutsche Bank soutient les héritiers du groupe<br />

Quant. Et le consortium formé par Tishmann-Speyer, la CBC et Roland Ernst<br />

ne souhaite en aucun cas l'intégrer au montage financier.<br />

Le jeu du Dr Knauthe et de ses clients a consisté, en menaçant de procéder<br />

jusqu'au niveau de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, à obliger le consortium<br />

en place à accepter la Deutsche Bank dans ses rangs, pour retirer ensuite<br />

sa plainte et faire gagner au projet de précieux mois…<br />

Mais le bluff ne paie pas toujours. Les héritiers du groupe Quant ont été déboutés<br />

en première instance et la vente du terrain au consortium, conclue par la<br />

Treuhandanstalt, confirmée.<br />

(22) Tagesspiegel et Berliner Morgenpost, 14/01/1992.


DOCUMENTS<br />

50<br />

4 - A nouveau la liste 3 ! L'immeuble de la Friedrichstraße 265 au<br />

centre d'un conflit entre l'État fédéral et le Land de Berlin<br />

La Haus der Demokratie abrite depuis 1990 de nombreuses associations et<br />

mouvements fondés lors des grandes manifestations de l'automne 1989. Il<br />

s'agit d'un haut lieu de la révolution pacifique de 1989.<br />

Le bâtiment avait été mis à la disposition de ces associations par la « Table<br />

Ronde » (23) après la chute d'Erich Honecker. En 1990, le parti socialiste rénové<br />

(PDS) a vendu l'immeuble aux associations qui y sont installées. Ce contrat n'est<br />

toujours pas valable car les questions de propriété ne sont pas réglées.<br />

Avant 1945, l'immeuble se trouvait en possession du Groupe des Mines de<br />

Haute Silésie (Oberschlesien Steinkohlesyndikat) (24). Le Syndicat a été<br />

exproprié par les forces d'occupation soviétiques entre 1945 et 1949.<br />

L'immeuble se trouve lui aussi sur la liste 3 dont il vient d'être question. Cette<br />

liste 3 se trouve au centre d'une polémique entre le pouvoir fédéral de Bonn<br />

et le Land de Berlin.<br />

Le lobby des grands industriels fait pression sur l'État fédéral et ses tribunaux<br />

pour faire considérer ces expropriations comme abusives car la date de l'expropriation<br />

est postérieure à la fondation de la RDA le 7 octobre 1949. Il existe une<br />

jurisprudence divergente du tribunal administratif de Berlin, considérant ces<br />

expropriations tantôt comme abusives car elles ne ressortissent plus du droit des<br />

alliés mais de celui de la RDA, tantôt comme justifiées, la publication de la liste 3<br />

après le 7 octobre 1949 n'étant due qu'à un retard administratif. On attend un<br />

arrêt de la Cour Administrative fédérale pour trancher le débat entre les différentes<br />

chambres du tribunal administratif de Berlin.<br />

5 - Mais qui était Jacob Michael ? Le roman policier de la Friedrichstraße<br />

89b<br />

Qui se souvient encore aujourd'hui de Jacob Michael ?<br />

Après la terrible inflation de 1923 et la stabilisation monétaire, due à l'introduction<br />

du Rentenmark, la République de Weimar connaît une croissance économique<br />

exponentielle à laquelle participent grandement les sociétés de Jacob<br />

Michael (25).<br />

Michael était le plus gros prêteur de fonds de la place de Berlin en 1924, un<br />

homme discret dont on connaît peu la vie privée, originaire d'une famille juive<br />

orthodoxe très pieuse. Jacob Michael ne participe pas au tourbillon des « swinging<br />

twenties », il ne se montre pas aux côtés des magnats de la finance et<br />

de l'industrie de l'époque comme Stinnes, Krupp, Flick ou Klöckner.<br />

(23) Structure de réflexion et de proposition constituée après les événements de l'automne 1989. Elle regroupait<br />

les nouveaux mouvements politiques, le parti communiste et ses satellites et des responsables du gouvernement.<br />

(24) Tagesspiegel, 16/12/1992.<br />

(25) Tagesspiegel, 2/02/1992.


DOCUMENTS<br />

51<br />

Michael est un homme d'affaires d'envergure internationale, passé maître dans<br />

l'art de la dissimulation et dans la création d'un réseau de sociétes mères et<br />

filiales innombrables.<br />

Lors de la crise de 1929 on le dit en faillite parce que ses immeubles de Berlin<br />

sont menacés de saisie par les services fiscaux. Mais une grande partie de<br />

sa fortune se trouve déjà à l'étranger. Michael quitte l'Allemagne en 1931 pour<br />

n'y plus revenir, le régime national-socialiste confisque ses biens en 1933 et<br />

l'on perd sa trace. Michael meurt oublié à New York en 1979.<br />

On aurait oublié Jacob Michael pour toujours si, en 1991, ses enfants n'avaient<br />

déposé auprès du ARoV une demande en restitution pour environ 120 terrains<br />

du centre-ville de Berlin (dont le terrain de la Friedrichstraße 89b). Ils ne disposent<br />

que de peu de documents de l'époque pour faire valoir leurs droits. Une<br />

bataille juridique entre les archives, les avocats de la famille Michael, la Treuhand<br />

et le ARoV s'est engagée autour de ce qui est peut-être le plus gros héritage<br />

du nouveau Berlin.<br />

La question fondamentale est la suivante : les biens de Michael ont-ils été<br />

« aryanisés » en 1933 ? Ou bien le fisc du Reich avait-il fait saisir et vendre,<br />

en 1932 déjà, les biens de celui qui, accablé de dettes fiscales, avait fui à La<br />

Hague en 1931 ? Le ARoV avait statué une première fois en faveur des héritiers<br />

de Michael, le tribunal administratif s'est opposé à cette décision et le<br />

ARoV a dû reprendre ses travaux. Affaire à suivre donc.<br />

6 - La Max Reinhardt Haus : une restitution classique pour un coup<br />

d'État architectural ?<br />

Le cas des restitutions des terrains du grand metteur en scène de théâtre Max<br />

Reinhardt serait certainement passé inaperçu si l'architecte américain Peter<br />

Eisenmann ne l'avait transformé en coup médiatique avec son projet de tours<br />

jumelles entrelacées de 130 mètres de haut. Il contredit par là-même les principes<br />

urbanistiques de la reconstruction du centre-ville de Berlin (26).<br />

Le cas du terrain de Max Reinhardt (Am Zirkus1) est classique. Conformément<br />

à la loi sur la priorité aux investissements, le comité de coordination des investissements<br />

du centre ville avait accordé en 1990 la priorité à un groupe d'investisseurs<br />

danois, qui, sous la direction de l'architecte David Bretton-Meyer<br />

devait y édifier la Maison du Danemark. Mais les Danois se sont retirés fin<br />

1993.<br />

Les anciens propriétaires retrouvent donc leurs droits sur les terrains. La remise<br />

du titre de propriété au fils de Max Reinhardt, le principal défenseur du projet,<br />

a donné lieu à une cérémonie officielle en février <strong>1994</strong>. Elle donne une<br />

actualité nouvelle au projet de Peter Eisenmann qui est surtout celui du groupe<br />

immobilier Advanta de Francfort/Main, une filiale du groupe Dywidag.<br />

(26) Voir Tagesspiegel, <strong>17</strong>/12/1992, Tagesspiegel, 20/01/<strong>1994</strong>, et Connaissance des Arts, 27/12/1993.


DOCUMENTS<br />

52<br />

En matière de restitutions de propriété, l'affaire est close. Le débat sur cette<br />

architecture plus que controversée, aux conséquences urbaines catastrophiques<br />

ne fait que commencer, la mort de Gottfried Reinhardt le 19 juillet <strong>1994</strong><br />

et la décision du Sénat de Berlin d'organiser un concours d'architecture pour<br />

ce site de 13.000 m 2 offrant un rebondissement supplémentaire.<br />

Vers la fin des problèmes de restitution ?<br />

Je formulerai pour conclure quatre thèses.<br />

1 - Comme le souligne Bernard Bischoff (27), « les questions théoriques en<br />

matière de restitutions de propriété sont éclaircies. Il n'existe aujourd'hui qu'un<br />

grand déficit en ce qui concerne le traitement administratif des demandes en<br />

restitution ».<br />

Les projets d'investissements ne peuvent plus être bloqués par la question de<br />

la propriété dans les nouveaux Länder. La procédure d'investissement prioritaire<br />

(InVorG), dont seules les restitutions de la liste C (28) sont exclues, a fait<br />

disparaître le « marché » hautement spéculatif des droits de restitution en propriété.<br />

(Il reste cependant la masse des témoins aucunement juifs) !<br />

Les différents acteurs publics et privés ont appris en outre à ne pas se laisser<br />

déstabiliser par les questions de restitution de propriété souvent imprévisibles.<br />

Ils gèrent ce facteur de risque comme celui de la pollution des sols ou des particularités<br />

du droit de l'urbanisme par exemple. Ce n'est qu'une curiosité juridique<br />

supplémentaire à l'impact médiatique très fort qui se règle avec de l'argent…<br />

et surtout du temps !<br />

2 - En volume, la question de la propriété est principalement une lutte de pouvoir<br />

intestine entre les différents niveaux de la puissance publique. Le pouvoir<br />

fédéral, les Länder et les communes se livrent une lutte sourde mais acharnée<br />

pour conserver le contrôle sur la plus grande partie possible du territoire de<br />

l'ancienne RDA.<br />

A qui doivent être attribuées les grandes propriétés agricoles des anciens LPG<br />

et les terrains militaires des forces d'occupation ? Au pouvoir fédéral ou aux<br />

Länder ? Qu'en est-il de la « question prussienne », c'est-à-dire des biens qui<br />

appartenaient avant la guerre à l'Empire ? Comment éviter par la restitution<br />

en nature de certains biens la formation d'une nouvelle classe de Junkers<br />

(neues Junkertum) ?<br />

Les réponses à ces interrogations sont loin d'être définitives et la jurisprudence<br />

est encore évolutive.<br />

(27) Op. cit. B. Bischoff est le spécialiste des questions de propriété à la Treuhandliegenschaftsgesellschaft,<br />

la filiale immobilière de la Treuhandanstalt.<br />

(28) Restitutions consécutives aux exactions du national-socialisme.


DOCUMENTS<br />

53<br />

3 - L'absence d'une réelle loi sur l'indemnisation, porte de sortie honorable<br />

pour les anciens propriétaires et seul moyen de désengorger l'administration<br />

du ARoV s'est longtemps fait sentir. Elle a été promulguée à la fin de la dernière<br />

législature en octobre <strong>1994</strong>.<br />

Elle complète la loi sur les restitutions et définit une alternative à la restitution<br />

en nature lorsque celle-ci n'est pas possible ou n'est pas souhaitée par l'ancien<br />

propriétaire.<br />

Malgré tout, il est à prévoir que les anciens propriétaires maintiennent leurs<br />

demandes en restitution auprès du ARoV… quitte à négocier un retrait,<br />

moyennant finance, avec les investisseurs potentiels. Ce processus est cependant<br />

excessivement spéculatif et contribue à orienter les prix du foncier, et par<br />

ricochet les prix à la location des immeubles neufs de bureaux et de logements<br />

à la hausse (29).<br />

4 - Le sort des propriétés foncières et immobilières expropriées entre 1945 et<br />

1949 par les forces d'occupation soviétiques doit encore faire l'objet d'une jurisprudence<br />

définitive. Dans ce qui a précédé, on a évoqué les particularités de la<br />

liste 3 berlinoise. Plus généralement les anciens propriétaires privés et surtout<br />

les entreprises font pression sur l'État fédéral pour faire transformer la loi.<br />

Le chef de Daimler-Benz, Edzard Reuter, a officiellement déclaré (30) vouloir<br />

faire appel devant le Tribunal administratif de toutes les décisions concernant<br />

la non-restitution des biens expropriés par les forces d'occupation soviétiques<br />

entre 1945 et 1949. Les grandes entreprises concernées se déclarent prêtes<br />

à saisir toutes les instances jusqu'au Tribunal constitutionnel de Karlsruhe,<br />

s'estimant lésées par rapport aux autres ayants droit.<br />

Le changement de la loi rapporterait à Daimler-Benz environ 12 millions de m2 de foncier situés dans les zones de fort développement de l'agglomération Berlin.<br />

Le groupe pourrait en avoir bien besoin pour assainir sa situation financière.<br />

Bonn a toujours soutenu que les Soviétiques avaient posé la condition de la<br />

non-rétroactivité des expropriations entre 1945 et 1949 comme préalable à<br />

leur acceptation de l'unification chez eux. Or il n'existe aucune trace écrite ou<br />

orale d'une telle exigence. Le gouvernement est soupçonné de vouloir<br />

« détourner » au profit du pouvoir fédéral des propriétés foncières et immobilières<br />

estimées au total à environ 100 milliards de DM pour financer les coûts<br />

de la réunification. Ce qui a pour conséquence d'empoisonner l'atmosphère<br />

de l'élaboration de la Loi sur l'indemnisation qui ne satisfera pas les tenants<br />

acharnés de la restitution.<br />

Et de diviser une fois de plus l'Allemagne sur son passé. ■<br />

(29) Sur la question de la loi sur l'indemnisation, voir Berliner Fachseminare 14-15/10/1993, Erster Berliner Kongreß<br />

zur Regelung der offenen Vermögensfragen (1 er Congrès berlinois pour le règlement des questions non<br />

résolues de propriété), intervention du Prof. Dr Richard Motsch.<br />

(30) Frankfurter Rundschau, 31/07/1993.


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

5<br />

BERLIN CAPITALE<br />

JOSEPH ROVAN<br />

erlin, du moins en théorie et selon la Loi, est de nouveau le chef-lieu<br />

de toutes les Allemagnes. Quelles que soient les résistances et les lenteurs,<br />

l'on peut difficilement imaginer que dans un délai maximum de<br />

dix ans la ville sur la Spree et la Havel ne soit pas une fois de plus au cœur<br />

de la vie politique allemande et, en même temps comme naguère, l'un des<br />

hauts-lieux de l'économique et du culturel. La logique de l'élargissement de<br />

l'Europe qui d'ici dix ans également aura sans doute porté la frontière extérieure<br />

de l'Union sur les limites orientales de la Pologne, de la Slovaquie et<br />

de la Hongrie (sans parler de l'éventuelle entrée de la Roumanie et de la Bulgarie),<br />

place logiquement Berlin au cœur de l'Europe unie, n'ayant comme<br />

rivale dans cette situation que Vienne, comme ce fut déjà le cas depuis la<br />

deuxième moitié du XVIIIe B<br />

siècle et jusqu'en 1866, tout au moins en ce qui relevait<br />

de l'Allemagne et de ses rapports avec l'Est. L'on a une autre vision et une<br />

autre conception de l'Europe, plus riche et plus variée, plus complexe aussi,<br />

quand on se situe plus ou moins à égale distance de Brest et de Brest Litowsk<br />

qu'à l'époque où l'Europe s'arrêtait sur l'Elbe (qui avait d'ailleurs été sa limite<br />

du temps de Charlemagne). Certes la géographie et la géopolitique ne commandent<br />

pas à tout, et l'Allemagne étant déjà le pays premier en Europe sur<br />

le plan économique et, pour un certain temps encore, sur le plan démographique,<br />

nul ne songera sérieusement à faire de Berlin la capitale de l'Europe,<br />

Bruxelles et Prague ayant ici des chances beaucoup plus sérieuses, surtout<br />

en se partageant (avec Strasbourg peut-être) les instances de décision, (à<br />

moins que l'Europe ne se donne une capitale qui ne soit point celle d'un de<br />

ses États membres), mais un courant majeur d'affaires en tout genre de plus<br />

en plus puissant passera par la ville qui sera alors le cœur politique de la République<br />

fédérale allemande.<br />

Cette ville-là n'était au XIII e siècle encore qu'une bourgade de pêcheurs à peine<br />

christianisés et germanisés ; elle devint ensuite la résidence de l'Électeur de<br />

Brandebourg et après <strong>17</strong>01 la capitale de la monarchie prussienne. Elle ne<br />

fut l'un des centres de décision et de pensée du continent qu'à partir du<br />

moment où Frédéric le Grand fit accéder ou monter la Prusse au rang de Grande<br />

Puissance. C'est alors qu'elle devint la rivale de Vienne qui, tout excentrique<br />

qu'elle fût, elle aussi sur le plan géographique, avait été la résidence impériale<br />

depuis le XV e siècle (succédant d'ailleurs à Prague), et siège d'une importante<br />

cour ducale depuis le X e . A Vienne s'écrivaient déjà quelques-unes des<br />

grandes œuvres de la haute littérature allemande quand Berlin était encore<br />

un tout petit lieu-dit slave.


DOCUMENTS<br />

6<br />

L'essor de Berlin s'inscrit donc, brusque et impérieux, dans les temps les plus<br />

modernes. Rien ne se compare dans ce destin avec la majestueuse montée<br />

de Paris, centre important déjà dans la Gaule pré-romaine, ville immense déjà<br />

à la fin du Moyen Age et qui fut longtemps le siège d'un des États les plus puissants<br />

du monde connu (dont la Chine et l'Inde ne faisaient pas encore réellement<br />

partie). D'où la curiosité étonnée que, vers la fin du XVIII e siècle des<br />

hommes comme Mirabeau et Siéyès accordèrent à cette ancienne bourgade<br />

que le génie hardi, austère et perturbateur de Frédéric le Grand venait de porter<br />

elle aussi à une certaine grandeur. La Sorbonne rayonnait sur la chrétienté<br />

du XIII e siècle et l'Université de Berlin date de 1811 !<br />

Une capitale pas comme les autres<br />

Berlin, ainsi, s'oppose, en son surgissement, à Paris, à Londres, à Madrid et<br />

même à Moscou, beaucoup plus anciennes et chargées d'histoire dont on doit<br />

cependant se demander aujourd'hui ce qui en entrera dans la substance d'une<br />

Europe qui voudra exister dans le monde de demain parmi les Grandes Puissances<br />

énormes d'une terre où les distances matérielles cessent de jouer un<br />

rôle décisif. De Paris à Berlin c'est désormais un déplacement de banlieue.<br />

Berlin n'a eu un rôle directeur en Allemagne que depuis la (relative) unification<br />

bismarckienne, la Constitution de la Confédération de l'Allemagne du Nord,<br />

reprise par le Reich en 1871 après l'adhésion des États du Sud (processus<br />

qui rappelle singulièrement celui des Länder de l'ex-RDA après que celle-ci<br />

eut perdu la guerre politique, comme les États du Sud avaient en 1866 sous<br />

la conduite de l'Autriche, perdu la guerre militaire), était sans le prestige personnel<br />

de Bismarck, beaucoup plus fédérale encore que la Loi fondamentale<br />

de 1949. L'Allemagne bismarckienne n'avait même pas d'impôts fédéraux, le<br />

Reich vivait sur les contributions des États. Mais sous Bismarck et sous ses<br />

successeurs, si peu capables qu'ils fussent, le chef-lieu de la Prusse devint à<br />

la manière allemande une vraie capitale où se traitaient la plus grande part des<br />

affaires importantes dans tous les domaines de la vie. Mais cela reste une ville<br />

sans véritable histoire, d'où la facilité avec laquelle les « modernistes » renoncent<br />

aujourd'hui à la reconstruction du Château royal qui ne serait pas plus<br />

difficile que celle du Palais de Varsovie que les communistes menèrent à bien<br />

sous Gierek (et l'on voit ainsi la différence entre la Pologne et l'Allemagne où<br />

même le communisme gardait une certaine personnalité nationale tandis que<br />

ce fut le pouvoir communiste allemand qui voulut faire disparaître les ruines<br />

fort bien conservées du Château des Hohenzollern). Le rôle si important de<br />

Berlin, encore accru sous la République de Weimar, ne condamna pas pour<br />

autant Munich, Dresde, Leipzig, Hambourg, Cologne ou Francfort à l'insignifiance<br />

provinciale, mais prima inter pares, Berlin se situa à un palier au-dessous,<br />

jusqu'à ce que l'homme de Braunau, qui détestait Berlin presque autant<br />

que Vienne, dans son rôle véritable de nihiliste nivellateur, réussit presque à<br />

faire disparaître du sol ce Berlin qu'il n'avait pas réussi, selon les plans de<br />

Speer, à transformer en une a-historique Germania.


DOCUMENTS<br />

7<br />

Dure et drôlatique, implantée dans ses présents, mais davantage tournée vers<br />

l'avenir que vers ses passés plutôt pauvres, Berlin est sans doute une capitale<br />

mais elle l'est devenue d'une manière différente, à sa manière si l'on veut, que<br />

les autres.<br />

Cette pauvreté fait aussi sa richesse et la rend peut-être plus capable d'affronter<br />

des avenirs révolutionnaires (par rapport à nos expériences urbaines<br />

passées). Elle traîne moins d'impédiments et s'adaptera plus facilement aux<br />

surprises du futur. L'on ne peut guère imaginer des villes plus différentes que<br />

Paris et Berlin ; c'est pourquoi elles pourront fort bien se compléter dans une<br />

Europe à la fois une et diverse, à condition qu'il y ait sur la Spree et sur la<br />

Seine des femmes et des hommes qui sachent reconnaître et saisir cette<br />

chance. Comme toutes les offres de l'histoire, elle ne se présentera sans<br />

doute qu'une fois. ■<br />

*<br />

En ce qui concerne la France, il faudrait, pour donner un exemple, choisir d'accord avec<br />

le gouvernement de Berlin un avenir culturellement et économiquement « rentable »<br />

pour le vieux Lycée français, l'ancien Collège royal huguenot qui avait été fermé par<br />

les nazis et relancé après 1945 par les services français, à la fois pour des jeunes Berlinois<br />

et pour les enfants des fonctionnaires français, civils et militaires. C'est une institution<br />

au passé prestigieux à laquelle il faut à présent donner des perspectives nouvelles<br />

et durables. Le jumelage Paris-Berlin pourrait intervenir utilement dans ce projet.<br />

Et pourquoi ne pas jumeler aussi le Lycée français de Berlin et le Lycée allemand de<br />

Saint-Cloud ? Il faudrait encore alimenter systématiquement l'enseignement de la<br />

langue et de la civilisation françaises pour adultes dans les Universités populaires berlinoises,<br />

notamment dans les districts de l'Est – et leur trouver des partenaires dans<br />

l'éducation populaire française si elles n'en sont pas encore. Affaires évoquées à titre<br />

d'exemples…


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

54<br />

LA PUISSANCE PUBLIQUE<br />

DANS SES MURS DE BERLIN<br />

THIBAUT DE CHAMPRIS<br />

Le choix de Berlin comme capitale fut essentiellement politique, mais la politique<br />

coûte cher, alors que l'Ouest continue à payer le prix de la réunification – environ<br />

180 milliards de DM par an (quelque 600 milliards de francs). Et il faudra<br />

dix ans au moins pour mettre l'État dans ses meubles (et surtout dans ses<br />

immeubles). Thibaut de Champris passe ici en revue les projets et les contradictions<br />

de l'urbanisme capitaliste associé à l'urbanisme gouvernemental.<br />

Du seul fait de son emplacement prévu, entre le bois de Tiergarten et<br />

l'Ile des Musées, entre la Spree et la Porte de Brandebourg, le futur<br />

« quartier gouvernemental » de Berlin est le point de mire de toutes<br />

les interrogations portant sur la nouvelle capitale. Cet espace est en effet celui<br />

où se concentrent les Berlins drainés par la mémoire : celui du forum fridericianum,<br />

somptueuse empreinte baroque et classique des Électeurs de Prusse,<br />

celui, pompeux et urbain, de l'ère wilhelmienne, celui, laissé au stade d'esquisse,<br />

d'Albert Speer, celui des ruines de 1945, enfin celui du Mur et des reconstructions<br />

hasardeuses à l'Ouest, généralement immondes mais parfois remarquables<br />

à l'Est. Cela fait beaucoup pour le même petit bout de planète. Autant<br />

dire même qu'aucun morceau de ville n'a connu, en si peu de temps, un tel destin<br />

et de tels revirements. L'Histoire semblant enfin se montrer bienveillante à<br />

l'égard de cette ville successivement folle, meurtrie et divisée, puis unie et pleine<br />

de perspectives, l'enjeu du retour de la Puissance publique dans ses murs<br />

attire naturellement tous les regards et toutes les convoitises. L'on est conscient<br />

que le Berlin de demain dépend en grande partie de la façon dont se fera l'aménagement<br />

des espaces réservés au Législatif et à l'Exécutif. Mieux : de ce Berlin-là<br />

dépend aussi peut-être l'urbanisme tel que l'Occident l'a formulé. Cet urbanisme<br />

fut d'abord un trait de génie qui s'imposa sur les cinq continents et Berlin<br />

en fut un fleuron, puis il devint, après la guerre, un condensé d'inhumanité et<br />

Berlin, à l'Est du moins, en fut une des premières victimes.<br />

Alors que sera ce Berlin gouvernemental ? Un ghetto administratif dans le<br />

genre de Brasilia ? Un médiocre bouche-trou post-moderne ? Non, c'est<br />

décidé, les ministères s'installeront, pour la très grande majorité d'entre eux,<br />

dans de l'ancien rénové. Pour le reste – nouvelle chancellerie, bâtiments<br />

annexes du Bundestag, Bundesrat, etc. –, les concours internationaux d'architecture,<br />

qui ont battu tous les records mondiaux pour le nombre de candidats,<br />

ont accouché de beaux et prometteurs projets. Le réaménagement<br />

du Reichstag, où siégera le Bundestag, a été confié à Sir Norman Foster qui,


DOCUMENTS<br />

55<br />

tout en étant une des stars de l'architecture internationale, sait être modeste<br />

et souple vis-à-vis du maître d'œuvre : arrivé à Berlin avec un étonnant projet<br />

de recouvrement du Reichstag et de ses abords par un immense jeu de<br />

toiles sur pilotis, il accepte non seulement d'abandonner cette superstructure,<br />

mais aussi, à présent, de reconstituer une coupole rappelant celle qui<br />

existait avant la guerre, alors qu'au départ il en futun opposant. Bref, Foster<br />

n'est assurément pas notre Jean Nouvel national, pour qui le concours berlinois<br />

était, de ses propres dires, le plus beau de sa carrière, mais qui, traînant<br />

derrière lui la sale réputation de n'en faire qu'à sa tête, n'avait guère<br />

de chance dans un Berlin qui n'aime pas les excentriques et encore moins<br />

les tenants de la « techno »-architecture froide.<br />

Nouvel construira donc ses « Galeries Lafayette » de la Friedrichstraße sur<br />

l'air de « Un petit tour et puis s'en vont ». Berlin veut bien des célébrités, à<br />

condition qu'elles se fondent dans le site, qu'elles se fassent petites face à la<br />

tradition et à l'histoire. C'est un premier indice sur le Berlin de demain et il fait<br />

augurer mal de certains délires d'architectes, comme la tour « vaginale » imaginée<br />

par l'original New-yorkais Peter Eisenmann pour un terrain récupéré,<br />

dans la Friedrichstraße, par les héritiers de Max Reinhardt…<br />

Des projets qui répondent aux aspirations des Berlinois<br />

Cet indice est confirmé par le concours concernant le Spreebogen (le coude<br />

de la Spree), espace situé au nord du Reichstag et où sera installée, notamment,<br />

la Chancellerie fédérale. Signe des temps, c'est en effet un Berlinois qui<br />

remporte ici la mise, plus exactement un duo, celui d'Axel et de Charlotte Frank.<br />

Ils ont prévu d'aligner les 250.000 m2 de surface nécessaire sur un axe rectiligne<br />

qui a le double avantage d'une part de restaurer, par un jeu de rues et de<br />

places intérieures publiques, un lien entre le Tiergarten et la Spree au nord (et<br />

donc avec le quartier de Moabit), et d'autre part de souligner l'identité visuelle<br />

de la Chancellerie en même temps que le rapport qui unit celle-ci au Parlement<br />

devant lequel elle est responsable. Avec Schultes, on relègue aux oubliettes<br />

le triste périmètre de sécurité (Bannmeile) de Bonn. Le méandre du fleuve sera<br />

un espace vert public de plus dans cette ville qui n'en manque pas et le passant<br />

persona grata, comme il le sera d'ailleurs dans le Parlement de Foster. Un survol<br />

de la maquette de Schultes et Frank permet de se faire une idée optimiste<br />

des bases sur lesquelles sont jetées en ce moment le nouveau Berlin : avec<br />

ses terrasses ouvertes sur la Spree, des volumes clairs et de hauteur modeste,<br />

une verdure omniprésente et, sur l'autre rive du fleuve, le port Humboldt réaménagé<br />

pour la plaisance, le projet répond aux aspirations profondes des<br />

Berlinois : accessibilité du politique par le citoyen, amélioration, au pire maintien<br />

du cadre de vie, remise en valeur de l'eau comme facteur d'urbanité, utilisation<br />

de l'architecture contemporaine non pas comme un but en soi ou comme opération<br />

de prestige, mais pour répondre à un besoin réel, sans se substituer aux<br />

vieilles pierres quand celles-ci peuvent servir à nouveau.


DOCUMENTS<br />

56<br />

On retrouve la même clarté dans les volumes, la même modération aussi,<br />

dans le concours de réaménagement de l'Ile de la Spree (Spree-Insel), où doit<br />

s'installer, au sud de l'ancien château royal, le ministère des Affaires étrangères.<br />

Ici aussi, c'est un Berlinois qui l'emporte. Avec Bernd Niebuhr, la priorité<br />

est donnée au tracé historique des rues et des parcelles. On a l'impression<br />

que s'il avait pu raser les HLM que la dictature de RDA a bâties, sans scrupules<br />

et dans la hauteur, au sud de l'île et le long de la Leipziger Straße, Niebuhr<br />

ne se serait pas gêné.<br />

Les autres ministères, sous la pression de la situation budgétaire tendue, mais<br />

aussi des Berlinois, peu portés à ajouter de nouveaux chantiers à ceux, si nombreux<br />

et déjà en cours, devront se contenter de bâtiments anciens qui, au<br />

demeurant, seront restaurés à grands frais. Ce que les 13.000 fonctionnaires<br />

attendus à Berlin perdront en fonctionnalité bonnoise, ils le gagneront en prestige.<br />

Le majestueux ancien hôpital des « bonzes » de la RDA sur l'avenue<br />

Scharnhorst accueillera le ministère des Transports (coût de la restauration : 1,3<br />

milliard de francs), la Justice emménagera dans les colonnades de l'ancien Office<br />

des brevets, rue de Jérusalem (restauration : près de 2 milliards de francs),<br />

les Postes dans la splendide poste centrale du Berlin d'avant-guerre qui n'est<br />

plus qu'une façade mutilée. Les annexes berlinoises des ministères demeurés<br />

à Bonn auront droit à l'ancienne Chambre prussienne des Seigneurs sur la Leipziger<br />

Straße, la Défense ayant choisi une annexe qui est à elle seule un programme<br />

politique pour l'Allemagne réunifiée : le « Bendler-Block », où fut préparé<br />

puis noyé dans le sang le complot du 20 juillet 1944 contre Hitler autour du comte<br />

Stauffenberg. Le ministre fédéral de l'Intérieur devra se contenter de la bâtisse<br />

qui abritait son acien homologue de la RDA (rénovation prévue : 1,7 milliard de<br />

francs), les Finances du siège un peu refroidissant de la Treuhand (l'ancien<br />

ministère de l'Air du Reich sera restauré pour 1,4 milliard de francs) et l'Économie<br />

de l'ancien Comité central du SED sur le Werderscher Markt (facture évaluée à<br />

1,8 milliard de francs). Comparé à tout cela, la nouvelle chancellerie d'Axel<br />

Schultes et l'agrandissement du siège de la présidence fédérale au château de<br />

Bellevue paraissent bien modestes : respectivement 997 et 315 millions de<br />

francs. Même le futur Office fédéral de Presse sur le quai du Reichstag est plus<br />

cher : 1,5 milliard de francs. Ajoutons le coût du nouveau Bundes(-Reichs)tag<br />

par Norman Foster, qui coûtera 9,5 milliards de francs, et l'on obtient bien les<br />

20 milliards de DM (70 milliards de francs) fixés par la Cour fédérale des comptes<br />

(Bundesrechnungshof) comme plafond impératif de la facture.<br />

Une installation du gouvernement qui devrait être discrète<br />

Dernier indice donc : l'abandon de la grandeur. Malgré l'ampleur des travaux<br />

qui s'annoncent, le Berlin gouvernemental ne semble guère devoir être un îlot<br />

froid de bureaucratie toute-puissante. Il n'y aura pas de paquebots de fonctionnaires<br />

style Bercy au cœur de Berlin. La récupération d'anciens palais au<br />

cœur d'un secteur appelé à devenir, autour de la Friedrichstraße, un haut-lieu<br />

de flânerie, devrait permettre de noyer la masse – somme toute modeste – des


DOCUMENTS<br />

57<br />

fonctionnaires fédéraux auxquels il faut ajouter ceux des représentations des<br />

seize Länder, qui devraient sortir de terre sur les anciens « jardins des ministères<br />

», entre Pariser et Potsdamer Platz, précisément là où se trouvait la partie<br />

la plus visitée du Mur. Cette non-visibilité excessive de l'appareil du pouvoir<br />

était une des conditions non-écrites posées par Berlin et sa population aux<br />

nouveaux arrivants.<br />

Reste à construire sans trop de poussière les infrastructures prévues, en particulier<br />

le tunnel devant épargner au Spreebogen et au Reichstag la pollution<br />

automobile et la nouvelle ligne de métro U5 (future Gare centrale Alexanderplatz),<br />

qui sera, en sous-sol, la colonne vertébrale du pouvoir, reliant entre eux<br />

les centres de décisions, – et le pari sera gagné. Les Berlinois constateront<br />

alors, en 1998 environ, que l'arrivée du pouvoir a remué beaucoup moins de<br />

terre que la reconstruction (en mains privées) de la Potsdamer Platz et l'éclosion<br />

de la future Gare centrale sur le terrain de l'ancienne gare de Lehrte, un<br />

projet qui sera sans doute, sur les plans de l'architecte hambourgeois Meinhard<br />

von Gerkan, le dernier monument digne de ce nom élevé aux chemins<br />

de fer en ce XXe siècle.<br />

Une chose est certaine : derrière les grandes décisions d'architecture et d'urbanisme<br />

prises pour le quartier gouvernemental et parlementaire, on a retrouvé, ici<br />

comme sur tous les <strong>dossier</strong>s d'urbanisme de la capitale, un homme-clé : Hans<br />

Stimman, l'omniprésent Senatsbaudirektor (directeur de la Construction de la Ville<br />

de Berlin), la terreur des architectes-stars, le pourfendeur de la démesure, le<br />

champion du gabarit berlinois (qui veut qu'une construction ne dépasse pas 25<br />

mètres de hauteur), l'esthète amoureux de la rigueur schinkelienne, opposé à<br />

toute fioriture, l'ennemi de la poudre aux yeux, celui qui exige la qualité dans les<br />

matériaux comme dans la finition. Ce visionnaire épris de sa villa n'a manifestement<br />

pas hésité à intervenir, au bon moment, dans les jury des concours déjà<br />

cités pour faire valoir – et imposer – sa voix qu'il estime être aussi celle de la majorité<br />

des Berlinois. Ce social-démocrate aux allures de baron Haussmann se fait<br />

dès lors des ennemis à la pelle, tous ceux qu'il a éconduits, les Daniel Libeskind,<br />

Philip Johnson, Rem Koolhaas et autres architectes internationaux renommés,<br />

qu'il juge froids, inhumains, bons pour l'expérience technologique, pas pour<br />

construire une ville comme lieu d'habitat humain, d'activité et de convivialité. Les<br />

invectives fusent, par presse interposée, et tout l'orgueil de ceux à qui l'on refuse<br />

pour la première fois la gloire est soudain mis à nu. Car, pour un architecte de<br />

renom, Berlin est aujourd'hui le Pérou, l'Olympe et l'Everest à la fois, le dernier<br />

grand pari urbain du monde occidental. Ne pas y être, c'est accepter de ne<br />

construire que pour un certain type de ville, plus américaine. Stimmann, qui n'a<br />

pas d'a priori à l'égard des grands noms de l'architecture actuelle, leur tend, le<br />

cas échéant, simplement, mais fermement, le miroir de leur non-urbanité. On lui<br />

reproche de ne favoriser que des architectes à son goût (en particulier les stars<br />

berlinoises Josef Paul Kleihues et Hans Kollhoff, mais il a le mérite d'indiquer une<br />

voie claire et cohérente en matière d'urbanisme. Il apporte un vent réconfortant<br />

dans le capharnaüm qui caractérise le développement de nos villes occidentales<br />

depuis vingt ans. Rien d'étonnant à ce que ce vent provoque des remous… ■


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

58<br />

BERLIN ET LES PLAISIRS DE L’EAU<br />

WILHELM SCHMID<br />

On change de registre. Dans cette courte évocation l'on ne parle que du plaisir.<br />

Des plaisirs si spécifiquement liés à l'eau, aux cours et lacs de la Spree et de<br />

la Havel qui font de la capitale ancienne et nouvelle une ville de plages et de<br />

bateaux. Ici il n'est pas question de contestation : tout au plus voudra-t-on que<br />

l'eau reste navigable et propre à la baignade, à défaut d'être potable.<br />

ien sûr, l’eau elle-même était divisée. L’immense gain du nouveau Berlin,<br />

c’est aussi la réunification des eaux. On peut désormais partir en<br />

bateau dans toutes les directions, circuler sur mille artères fluviales.<br />

Car Berlin est la ville de l’eau. Non, pas comme Venise – bien que Berlin compte<br />

encore plus de ponts. Et même si le Ku’damm n’est pas une voie navigable,<br />

on peut sillonner toute la ville en bateau. Pas seulement comme à Paris, où<br />

l’on remonte et redescend la Seine et le seul canal Saint Martin, mais sur de<br />

très nombreux canaux. Le plus bel agrément des dimanches après-midi, par<br />

exemple, c’est de pouvoir quitter la ville en bateau.<br />

De notre appartement à l’embarcadère, il y a tout juste deux cents mètres.<br />

L’homme étant un animal d’habitudes, nous continuons, même depuis la réunification<br />

des eaux, à emprunter de préférence nos itinéraires de toujours. Il nous<br />

suffit de quelques pas pour atteindre la Spree où attend notre bateau préféré,<br />

le « Kreuz-As » (L'as de trèfle). Sur la rive d’en face s’étire un vert paradis, le<br />

parc du château de Charlottenburg, résidence d'été des Rois de Prusse au<br />

début du XVIIIe B<br />

siècle. Nous aurions pu aussi en choisir un autre parmi tous<br />

ceux qui ont là leur place habituelle et prennent diverses directions, mais<br />

« notre » bateau a plus de charme, c’est une entreprise familiale. Papi est derrière<br />

le comptoir du bar tandis que Mami vend les tickets, puis il rejoint la cabine<br />

du capitaine, et sa femme le remplace. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui<br />

une « rotation du travail ».<br />

Mais on ne peut boire un café qu’après le départ, car tout le monde doit être<br />

à son poste pour l’appareillage : le bateau est grand. De toute façon, les<br />

enfants ne veulent qu’une chose : une glace, avec laquelle ils se précipitent<br />

sur le toit tout contents. C’est vrai, on peut s’asseoir confortablement sur le<br />

toit du bateau. On entend sonner les cloches d’une église, c’est dimanche, et<br />

pour fêter ça, j’allume un cigare. Nous aurions pu faire le tour de la ville avec<br />

un autre bateau, mais qu’importe ! Ce que nous voulons, c’est prendre le<br />

large, prendre le large et rien d’autre, or le « Kreuz-As » a cet avantage : il va


DOCUMENTS<br />

59<br />

particulièrement loin. Depuis la réunification des eaux, il va jusqu’à Werder sur<br />

la Havel, une petite ville au bord de l’eau où l’on peut manger sur les rives<br />

mêmes du poisson qui vient d’être fumé. On peut aussi y boire du vin de fraises<br />

dans les restaurants établis sur les hauteurs de la rive. (1)<br />

On largue les amarres, un nuage nauséabond sort du pot d’échappement à<br />

l’arrière, ce n’est pas très écologique. L’appareillage est une affaire laborieuse,<br />

mais ensuite le bateau s’éloigne tranquillement. C’est un sentiment quasi<br />

majestueux que de voyager sur l’eau – rien à voir avec les secousses du bus<br />

ou le vacarme du métro. Cinq cents mètres plus loin, nous glissons lentement<br />

dans l’étroit couloir d’une écluse qui nous permet de franchir 1 mètre 80 de<br />

dénivellation en toute Gemütlichkeit – état d'esprit difficile d’ordinaire à trouver<br />

dans les grandes villes, bien qu’indispensable à une vie allemande.<br />

Un vent agréable nous caresse la joue et nous ébouriffe les cheveux tandis que<br />

le soleil nous réchauffe. Sur la rive gauche, des jardinets, sur la rive droite des<br />

saules : nous descendons la Spree en direction de Spandau, dépassons<br />

quelques ponts et laissons derrière nous la gigantesque centrale à charbon<br />

devant laquelle sont ancrées des péniches lourdement chargées. Au-dessus de<br />

nous, un Boeing 737 de British Airways (comme le fait remarquer mon fils avec<br />

précision et insistance) s’apprête à atterrir sur l’aéroport tout proche de Tegel.<br />

Le voyage en bateau nous montre la vie de la ville de tous côtés à la fois.<br />

Le drapeau orné de l’ours, emblème de Berlin, flotte au vent. A l’endroit où l’on<br />

commence à voir la mairie de Spandau, la Spree se jette dans la Havel plus<br />

importante. L’eau se peuple maintenant de toutes sortes de bateaux et, peu<br />

après une usine de ciment, nous tournons en direction du lac que forme ici la<br />

Havel en s’élargissant ; sur notre gauche et sur notre droite, des ports de plaisance.<br />

Une image ravissante s’offre au regard : la surface bleue est constellée<br />

de voiles blanches. Impossible de se croire encore à Berlin : n’est-ce pas là<br />

une eau du sud ? Le Lac de Garde, ou quelque chose comme ça ? Il existe<br />

même une « montagne » dans le paysage qui ceint la Havel. Haute de 77<br />

mètres, elle est couronnée par la tour de Grunewald, érigée à la gloire de<br />

l’empereur Guillaume I er , Dieu ait son âme.<br />

Un pédalo familial, de fabrication maison, vient à notre rencontre : les pères<br />

jouent du jarret, comme à bicyclette, les mères sont assises avec les enfants<br />

sur une petite plate-forme. Pendant des kilomètres, nous fendons une forêt<br />

de voiles de plus en plus dense. Et, parmi sa blancheur, on voit scintiller les<br />

ailes de papillon colorées des planches à voile. A travers elles se faufile une<br />

gigantesque péniche à quatre plates-formes. Lorsque la longue plage de sable<br />

du Wannsee se profile à gauche, notre bateau met le cap sur elle : non loin<br />

se trouve le premier appontement après deux heures ou presque de voyage.<br />

La grosse bosse formée ici par la Havel se nomme Großer Wannsee. Nous<br />

pourrions continuer jusqu’à la Pfaueninsel (L'Ile aux paons, autre résidence<br />

(1) Autrefois il y avait des toboggans où les garçons mettaient des clients ivres qui glissaient doucement pour<br />

pénétrer dans le hall de la gare, où les cheminots les entassaient en attendant le réveil (N.d.l.R.).


DOCUMENTS<br />

60<br />

royale de campagne), Potsdam ou Werder, et nous retrouver dans la soirée<br />

au débarcadère devant chez nous. Depuis le port de Wannsee, nous pourrions<br />

aussi entreprendre encore toutes sortes de balades en bateau, avec le « Moby<br />

Dick » par exemple, un bateau en forme de baleine.<br />

Mais nous restons à Wannsee. Le dimanche a toujours lieu ici une fête populaire<br />

improvisée : l’un joue au synthétiseur des « airs populaires », l’autre de<br />

l’accordéon. Il y a foule, comme on ne le voit sinon que dans le port de Hambourg.<br />

Mais en grimpant les escaliers, on se retrouve déjà environné, quelques<br />

mètres plus haut, par l’ombre fraîche des arbres. La grande terrasse d’une<br />

brasserie appelée « Loretta » donne sur le Wannsee. C’est pour moi le plus<br />

bel endroit du monde. Venir au Wannsee sur le « Kreuz-As » et monter à la<br />

« Loretta » – je ne connais pas de plus grand bonheur. Les enfants font de la<br />

balançoire sur l’aire de jeux qui lui est rattachée, le père boit sa bière blanche<br />

(2) en dévorant une grillade, tout cela sous l’œil ravi de la mère qui boit un café<br />

avec son gâteau au fromage.<br />

C’est vrai que la circulation fait rage au-dessous de nous, mais elle fait partie<br />

intégrante de cette idylle moderne, elle ne perturbe pas le calme délicieux. De<br />

l’autre côté du jardin, une rame de métro aérien passe régulièrement, à<br />

quelques minutes d’intervalle, car Wannsee est aussi une station importante.<br />

Le vieux métro, toujours équipé de ses sièges de bois, arrive dans un roulement<br />

de tonnerre, puis surgit en douceur sur les rails le serpent blanc du ICE,<br />

un super train. Pour avoir une idée de la Gemütlichkeit postmoderne, il faut<br />

connaître la terrasse de cette brasserie. Celles de Munich sont incapables de<br />

rivaliser avec elle. Il n’y a qu’ici que les hommes peuvent encore être des<br />

hommes et jouir de la vie. Je n’y conduis que de bons amis. Quant à ma fille,<br />

je l’y ai amenée pour la première fois alors qu’elle n’avait pas une semaine<br />

– il fallait bien qu’elle ait tout de suite une bonne éducation. Et, effectivement :<br />

ici, elle est aux anges. Elle n’arrive pas encore à la hauteur du plateau de la<br />

table, mais elle mange déjà sagement sa salade de pommes de terre et réclame<br />

une gorgée de bière blanche, car cela fait aussi partie des plaisirs de l’eau<br />

un dimanche après-midi à Berlin. ■<br />

(Traduction : Dominique Petit)<br />

(2) Berliner Weisse une bière spéciale douce-amère qu'on boit aussi avec un « Schuß » un coup de sirop de<br />

framboise (N.d.l.R.).


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

61<br />

FORETS, LACS ET RÉGIMES<br />

La « tyrannie » avait préservé un paradis<br />

de banlieue, la « liberté » le menace<br />

L'eau était restée pure dans une société profondément corrompue et la forêt<br />

avait survécu aux planifications mais la petite maison au bord du lac avait été<br />

construite sur un terrain confisqué il y a bientôt cinquante ans à ses propriétaires<br />

d'alors ? Va-t-il falloir la démolir pour abolir la passé récent au profit<br />

de passés plus lointains ? De droits superposés dans le temps, lequel doit l'emporter<br />

?<br />

Un cadre mouvant jusqu'en ses immeubles, c'est le trait le plus caractéristique<br />

de la vie en ex-RDA aujourd'hui et à Berlin particulièrement :<br />

d'autres pays socialistes se sont effondrés sur eux-mêmes et n'ont<br />

pas le recours d'un grand frère pour leur porter main-forte. La vitesse de la<br />

transition à l'œuvre ici a, comme dans un film d'animation ou un documentaire<br />

tourné en accéléré, quelque chose de surréaliste : on y capte toutes les<br />

césures, toutes les étapes se succédant à un rythme heurté, toutes les contradictions<br />

et toutes les incohérences même parfois.<br />

Le pourtour Est de Berlin ne ressemble encore en rien aux banlieues surpeuplées<br />

qui font corolle autour des métropoles des pays occidentaux : « protégé<br />

» en l'occurrence et si l'on peut dire, par l'existence d'un régime imperméable<br />

dans la zone d'occupation soviétique, étanchéifié en 1961 par<br />

l'édification du Mur, c'est encore aujourd'hui, miraculeusement, un terre vierge,<br />

peuplée de forêts magnifiques, parsemée de lacs poissonneux dont les eaux<br />

claires offrent leur fraîcheur aux estivants surpris par la chaleur continentale<br />

et la poussière de la ville aux mille et un chantiers.<br />

Les plages du Liepnitzsee<br />

DANIELLE CASSARD<br />

Oasis inattendue pour le touriste, les plages du lac de Liepnitz offrent à l'indolence<br />

du citadin, non loin du centre (à 30 minutes environ), leur sable blanc<br />

et leurs versants doucement escarpés. Le programme de reconstruction qui<br />

fait rage dans les autres secteurs de la ville n'a pas encore eu le temps d'aménager<br />

des voies d'accès faciles et rapides jusqu'au bord de ce petit paradis :


DOCUMENTS<br />

62<br />

on y vient à vélo, sous la feuillée épaisse des hêtres rouges et verts, baignant<br />

d'abord dans une lueur d'aquarium et dans le silence filtrant d'un humus odorant<br />

qui étouffe le bruit des pas : le joyau d'émeraude repose là dans la touffeur<br />

de l'été, limpide et irrisé, à portée de toutes les convoitises, offert désormais<br />

à toutes les pollutions.<br />

Non loin de là s'élève la « Datchka » qui fut pendant des années sa maison<br />

d'enfance. Chacun se demande aujourd'hui avec une pointe d'inquiétude si<br />

l'usufruit leur en sera conservé après le vote des nouvelles lois de réattribution<br />

des terres et des propriétés.<br />

- Quand tu songes que je viens ici depuis toujours…<br />

Mes parents habitaient à Basdorf. Ils ont demandé à l'État d'occuper ce terrain<br />

où nous avons construit la petite maison de bois en bordure du village. L'autorisation<br />

fut accordée.<br />

- Le terrain est magnifique, il y a bien quelques hectares…<br />

Tu vas pouvoir le garder ?<br />

- En principe seulement la maison et une moitié du terrain… L'autre moitié a<br />

déjà été réclamée par l'ancien propriétaire.<br />

La petite maison n'a aucune valeur en elle-même ; il n'y a pas l'eau courante<br />

et il faut procéder à une cérémonie compliquée de porteurs d'eau pour l'amener<br />

du fond du jardin. Mais les fenêtres de la chambre ouvrent sur le cerisier,<br />

et dans le séjour la lucarne de la télévision s'inscrit sur fond de roses en buisson,<br />

qui poussent là, en plein pré, sous la protection rapprochée et légère des<br />

arbres tutélaires.<br />

- Quel espoir gardes-tu de continuer à passer ici les étés ?<br />

- Je ne sais pas ; difficile à dire…<br />

Les casse-tête de la politique ou le jeu entre faucille, marteau<br />

et enclume<br />

J'entends encore la remarque que me faisait l'autre jour le maire SPD de Potsdam<br />

à Cecilienhof où nous dînions après l'ouverture de la Fête de la Musique :<br />

- Tous les cas sont particuliers et sont examinés un à un…<br />

- Un beau casse-tête chinois !<br />

L'homme en convint. Il avait le profil tendu de qui porte sur ses épaules le poids<br />

d'une tâche ingérable et qui entend la justifier honnêtement, dans la transparence<br />

et la rigueur. Il me donna aussi l'impression de quelqu'un qui a besoin<br />

de l'adhésion de ses semblables, et pour des raisons qui avaient plus à voir<br />

avec un souci de reconnaissance globale que de préoccupations purement<br />

électoralistes.<br />

Voilà qui n'est pas gagné d'avance, ai-je pensé sans oser formuler mes doutes<br />

à haute voix car cela eût été inconvenant. Comment pouvait-on appliquer ainsi,<br />

en tant que citoyen représentant un ex-pays, une politique qui servait finale-


DOCUMENTS<br />

63<br />

ment, en cette occurrence, les intérêts d'un autre groupe… disons géographique,<br />

puisque, décidément, la notion de communauté culturelle ne semble<br />

plus aller de soi. Comment aurait-on pu aussi déléguer cette tâche à d'autres ?<br />

Après la faucille et le marteau, il fallait se retrouver entre le marteau et l'enclume,<br />

inexorablement.<br />

Cette position inconfortable de qui doit parer tous les coups oblige peut-être<br />

à cette cette hypercorrection un peu crispée qui, souvent, fait le fond de la<br />

nature est-allemande, surtout chez ceux qui ont accepté quelque responsabilité<br />

dans la vie publique : ils n'ont aucun droit à l'erreur. Face à leurs concitoyens,<br />

ils sont sur une sellette bien fragile, toujours suspects de trahison pour<br />

les uns, d'incompétence pour les autres : ils sont en effet sans tradition aucune<br />

dans le métier politique, supposés facilement manœuvrables par des Besserwessis<br />

(1), sur qui plane le vague soupçon de savoir tirer bien des ficelles,<br />

mais auxquels on demande toutefois, et souvent avec l'âpreté que donne l'expérience<br />

du manque, de faire naître le miracle économique qui créera une plus<br />

grande égalité des chances… et des richesses. Mais sans imposer trop ces<br />

sacrifices quotidiens dont on a apparemment soupé à l'Est et qui apparaissent<br />

à l'Ouest comme l'insupportable restriction d'un confortable niveau de vie, voire<br />

un scandaleux grignotage des acquis. Et quelle idéologie s'en<br />

accommoderait ? Au nom de quoi régresserait-on finalement ?<br />

Du coup, la tâche en devient d'autant plus ardue pour les citoyens bien intentionnés<br />

à qui est dévolue la mission de gouverner le pays. Pour tout dire, il y<br />

faudrait sûrement moins de scrupules et moins d'affects ; c'est ce qu'on appelle<br />

en politique de l'efficacité… Mais qui ose le dire ? L'agressivité de bon aloi qui<br />

partout règne en ce domaine n'a pas droit de cité et ne peut que se retourner<br />

contre celui qui, animé des meilleures intentions, supporte à la fois l'acerbe<br />

critique venue de tous côtés et les quelques remords connexes nés des<br />

échecs pourtant bien compréhensibles, puisqu'il est justement placé là pour<br />

se prendre les pieds dans le tapis. D'autres viendront après pour ramasser la<br />

mise, en des temps moins troublés, plus prospères, quand la gestion des<br />

affaires sera plus facile à assurer.<br />

La promenade à Wandlitz<br />

Le soleil décline et nous prenons le chemin du retour. A l'orée de la forêt, il<br />

suffit de traverser la route et nous arrivons à Wandlitz, la sulfureuse… la résidence<br />

de la prominence comme on disait ici « avant », avec une hargne teintée<br />

de crainte presque respectueuse.<br />

- Tous des criminels ! bougonne Peter dans un éclat de rire que l'on pourrait<br />

croire jubilatoire ou sardonique… mais qui n'est que crispation et rancœur.<br />

Des maisons style Castor des années 60 en France sont dispersées entre<br />

quelques bosquets. Ici ont vécu les dirigeants de l'ancien régime. Il y a deux<br />

(1) Des Wessis (Gens de l'Ouest) qui savent tout mieux (besser-wissen).


DOCUMENTS<br />

64<br />

ans encore, on distribuait aux visiteurs un plan sur lequel figurait l'habitation<br />

de chaque « criminel ».<br />

- Où sont les palais à colonnes de marbre rose dans lesquels les sanguinaires<br />

suppôts du régime, à l'abri derrière des kalachnikov postés stratégiquement,<br />

se livraient à des agapes prétendues répréhensibles et largement commentées<br />

par la presse à scandales… On ne voit là en effet qu'un habitat fort<br />

modeste, un peu tristouille, dans lequel on a aujourd'hui installé, après un long<br />

débat démocratique, un centre de rééducation pour handicapés-moteur.<br />

- Tous des criminels n'empêche, répète Peter remâchant sa colère au-delà de<br />

toute autre explication plausible.<br />

Est-il brouillé avec toutes les formes du pouvoir ? Trop longtemps trompé,<br />

peut-être, trop longtemps tenu dans une minorité infantilisante…<br />

C'était là la réaction de la base, de l'homme du peuple, cette défiance généralisée<br />

qui ne trouve plus à alimenter un quelconque crédit politique ? Paranoïa<br />

construite sur un substrat réel et qui fonde la mentalité de tout un peuple.<br />

Trop de mensonges, puis trop de transparence, trop de soumission à l'ordre<br />

établi, puis d'un coup, trop d'initiatives à prendre. Un peuple entier dans le trop,<br />

ça vous crée une histoire qui ne vous laisse pas beaucoup de chance. Ou<br />

alors une deuxième chance ? ■


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

65<br />

LIEU DE MÉMOIRE<br />

LES MONUMENTS DE L'HISTOIRE<br />

OU L'HISTOIRE DES MONUMENTS<br />

STEFANIE ENDLICH<br />

Les lieux commémoratifs sont un rappel des événements historiques et<br />

des destinées humaines. En eux se manifestent les étapes de l’histoire<br />

d’une ville ou d’un pays, plus exactement : le regard porté sur cette histoire<br />

par la société.<br />

L’exemple même des mémoriaux consacrés aux victimes du national-socialisme<br />

souligne l'interdépendance entre l’événement objectif et sa perception<br />

subjective. Leur genèse, leur contenu et les moyens esthétiques mis en œuvre<br />

reflètent les positions politiques et culturelles spécifiques de leur temps, ils sont<br />

ainsi des documents historiques au double sens du terme. Cela vaut pour les<br />

lieux créés directement après-guerre dans les secteurs Est et Ouest de Berlin,<br />

comme pour les plus récents – quelles que puissent être les différences dues<br />

aux systèmes.<br />

Parmi ces différences, il est à noter surtout que, dans l’image de l’histoire officielle<br />

de la RDA, on a accordé dès le début une grande priorité politique aux<br />

lieux commémoratifs. Ils étaient partie intégrante de la culture quotidienne<br />

orchestrée par l’État. A l’Ouest, leur institution reflétait plutôt la lutte laborieuse<br />

des associations de victimes ou des organisations militant contre tous ceux<br />

qui voulaient « laisser reposer » le passé nazi, selon l’expression favorite de<br />

certains hommes politiques ou de certains citoyens.<br />

Le premier grand monument de Berlin-Ouest après 1945, dédié au pont aérien<br />

de 1951 devant l’aéroport de Tempelhof, n’était pas un rappel de la terreur<br />

nationale-socialiste, il était élevé à la mémoire des victimes du blocus : Berlin,<br />

non pas ancienne capitale du « Troisième Reich » mais « avant-poste de l’occident<br />

libre ». Le premier monument aux victimes des nazis était une petite stèle<br />

qui faisait partie des vestiges de la synagogue détruite, Fasanenstraße, près<br />

de la Steinplatz. Ce n’est pas par la ville qu’il a été érigé en 1953, mais par<br />

les survivants eux-mêmes, en réponse à la stèle voisine commémorant les victimes<br />

du stalinisme.<br />

Pour le monument dédié aux résistants du 20 juillet 1944, dans la cour du<br />

« bloc Bendler », Stauffenbergstraße, on a vu jouer encore cette récupération<br />

typique de l’après-guerre, mettant sur le même plan national-socialisme et<br />

communisme/stalinisme. L’inauguration de la sculpture de bronze de Richard


DOCUMENTS<br />

66<br />

Scheibe, le 20 juillet 1953, a servi en même temps de commémoration au soulèvement<br />

du <strong>17</strong> juin 1953 dans la partie Est de la ville.<br />

Le « bloc Bendler » était le siège du Grand Quartier Général de l’armée. C’est<br />

là que les chefs de la résistance militaire avaient leurs bureaux ; la cour a été<br />

le lieu de leur exécution. En 1968 y a été créé le premier grand mémorial de<br />

Berlin-Ouest avec l’exposition permanente « Résistance au national-socialisme<br />

» qui, jusqu’à sa réorganisation en 1989, se limitait exclusivement à la<br />

résistance des milieux militaires et conservateurs.<br />

Au mémorial de la résistance allemande est rattaché institutionnellement le<br />

petit mémorial du Plötzensee, créé en 1952. Celui-ci comprend la salle historique<br />

de la prison de Plötzensee où se déroulaient les exécutions, une urne<br />

qui renferme de la terre des camps de concentration (1955) et un mur commémoratif<br />

(Bernd Grimmek, 1968), mais pas d’autres pièces ni activités. C’est<br />

de la Stauffenbergstraße que relèvent information et recherche.<br />

La commémoration des crimes nazis longtemps oubliée<br />

En revanche, les stations importantes des criminels nazis sont restées vouées<br />

à l’oubli pendant des décennies : le siège de la Gestapo, la villa de Wannsee,<br />

le Tribunal du Peuple, la maison Columbia, les centres de rassemblement<br />

avant déportation, et les camps de concentration décentralisés près de<br />

grandes entreprises de production. C’est seulement depuis le milieu des<br />

années soixante-dix que ces lieux resurgissent dans la conscience collective<br />

grâce à de nombreux ateliers d’histoire et aux initiatives de quartiers ou de<br />

citoyens qui, main dans la main avec des associations de victimes, ont répondu<br />

au mot d’ordre « sauver les vestiges », et brisé les tabous en posant la<br />

question des causes structurelles et des rapports entre le passé et le présent.<br />

Si, dans les années quatre-vingt-dix, on peut parler d’un vaste « paysage commémoratif<br />

» varié, c’est-à-dire d’un réseau de lieux de mémoire et de monuments<br />

expiatoires, le mérite en revient essentiellement à ce « travail de mémoire<br />

actif » effectué par des citoyens qui en appellent au soutien de la commune<br />

et de l’État.<br />

Cela concerne surtout la topographie de la terreur, le siège de la Gestapo à<br />

Berlin-Kreuzberg, appelé aussi historiquement Prinz-Albrecht-Gelände. C’est<br />

là que se trouvaient rassemblées les centrales de la Gestapo, des SS, du SD<br />

et plus tard du RSHA (Bureau central de la Sécurité du Reich), fait qui a été<br />

refoulé et oublié pendant des dizaines d’années après 1945. Le mémorial<br />

actuel (auquel on a attribué le terme mieux adapté de « lieu de mémoire »)<br />

présente avant tout les marques de ce refoulement : il s'agit d'un grand terrain<br />

en friche où ont été exhumés les restes des fondations des bâtiments rasés<br />

des nazis, il porte encore la trace de l’utilisation assez surréaliste qui en a été<br />

faite après-guerre (récupération des décombres, autodrome). On peut y voir<br />

aussi une exposition permanente et, à l’avenir, des bâtiments nouveaux abriteront<br />

un centre de documentation et de rencontre pour les visiteurs. Le terrain


DOCUMENTS<br />

67<br />

a été confié à la Fondation créée en 1992, ce qui le met pour longtemps à l’abri<br />

de la folie immobilière du centre-ville.<br />

S’agissant de la villa de Wannsee où fut mis en place, le 20 janvier 1942, le<br />

projet d’extermination planifiée des Juifs, il a fallu aussi des décennies pour<br />

que l’on cesse d’y organiser des classes vertes et que l’on y ouvre en 1992<br />

le mémorial de la Conférence de Wannsee. Outre une exposition permanente<br />

sur le génocide des Juifs, elle offre constamment des programmes de formation<br />

spécialisée sur le thème du national-socialisme, pour les adolescents et<br />

les adultes.<br />

Dans la partie Est de Berlin, le terme de « mémorial » n’était pas utilisé seulement<br />

pour les institutions, il englobait aussi les pierres commémoratives<br />

–plaques ou monuments dont l’entretien permanent était confié à des collectifs<br />

ou à des classes scolaires. Outre les leaders du mouvement ouvrier, on rendait<br />

surtout hommage aux résistants communistes et aux soldats soviétiques qui<br />

avaient été tués, tandis que d’autres groupes de victimes étaient en grande<br />

partie laissés dans l’ombre. Si l’on compare l’évolution à l’Est et à l’Ouest, il<br />

est clair qu’il y a eu de part et d’autre des lacunes et des refoulements.<br />

Du côté Est de Berlin, on ne trouve aucun des anciens grands « lieux commémoratifs<br />

et expiatoires nationaux » de la RDA. Le plus proche est le mémorial<br />

du camp de concentration de Sachsenhausen (depuis 1961) à Oranienburg,<br />

au nord des boulevards extérieurs de Berlin. Avec ceux de Ravensbrück<br />

et de la prison de Brandebourg, il a été confié en 1993 à la Fondation des Lieux<br />

commémoratifs du Brandebourg, chargée d'en revoir la conception.<br />

Les lieux commémoratifs à Berlin-Est<br />

Les lieux commémoratifs les plus importants de Berlin-Est sont le monument aux<br />

morts soviétiques du parc de Treptow (1949), construction monumentale avec<br />

rotonde, ensemble de sculptures et cimetière militaire regroupant les tombes collectives<br />

de 5.000 soldats soviétiques ; le musée de la capitulation de Karlshorst<br />

(1967) qui présente une exposition sur la bataille de Berlin dans l’ancien quartier<br />

général soviétique, lieu de la capitulation de la Wehrmacht ; et la Neue Wache<br />

construite par Schinkel Unter der Linden. Sur décision des autorités municipales,<br />

en 1956, elle avait été destinée à devenir un « monument expiatoire à la mémoire<br />

des victimes du fascisme et du militarisme ». Inaugurée en 1960 après la reprise<br />

de sa construction, elle a été transformée ensuite, en 1969, par Lothar Kwasnitza<br />

qui y a ajouté une flamme ; il a aussi enterré dans le sol des cendres des<br />

camps de concentration et de la terre des champs de bataille de la Deuxième<br />

Guerre mondiale. Le Gouvernement fédéral a décidé début 1993 d’aménager<br />

dans la Neue Wache le « mémorial central de la République fédérale d’Allemagne<br />

en hommage aux victimes de la guerre et de la tyrannie » et de reconstruire<br />

à cette fin l’espace intérieur solennel imaginé en 1931 par Heinrich Tessenow<br />

lors de la transformation de la Neue Wache en l’honneur des soldats<br />

tombés pendant la Première Guerre mondiale. Cette décision de rendre un hom-


DOCUMENTS<br />

68<br />

mage commun aux victimes de tous les systèmes et de toutes les époques est<br />

très contestée dans l’opinion publique. Le choix du Chancelier fédéral de placer<br />

au centre du mémorial l’agrandissement d’une « Piéta » de Käthe Kollwitz<br />

(1936) à la place du granit de Tessenow couronné de lauriers, relativisant ainsi<br />

les références historiques précises non seulement dans la théorie mais aussi<br />

dans la forme, a provoqué en particulier de vives protestations.<br />

Le mémorial de la semaine sanglante de Köpenick (1987), avec une exposition<br />

sur le massacre des SA de juin 1933, et sur la résistance pendant le nationalsocialisme,<br />

fait partie de ces lieux plus modestes dont l’existence n’est plus<br />

assurée, faute de bénéficier du soutien de l’État depuis la « réunification ». En<br />

revanche, dans l’ancien siège de la Stasi, on a récemment aménagé le centre<br />

de recherche et de mémoire Astak, situé Normannenstraße, qui offre une<br />

documentation sur l’appareil de la Sûreté de l’État. Mais il n’est pas sûr non<br />

plus qu’il bénéficie à long terme du soutien de l’État. En 1991, le Parlement<br />

de Berlin a donné son accord pour l’aménagement d’un mémorial central dédié<br />

aux « victimes de la tyrannie communiste ». Il doit être créé à l’emplacement<br />

de l’ancien camp d’internement soviétique de Niederschönhausen.<br />

Depuis le milieu des années quatre-vingt, on a créé à Berlin-Ouest de nombreux<br />

monuments nouveaux consacrés au thème de la persécution des Juifs.<br />

D’autres encore sont prévus, dont le « monument à la mémoire des Juifs<br />

d’Europe assassinés »qui a suscité de violentes polémiques entre ses partisans<br />

et ceux qui craignent que pareil monument expiatoire ne soit davantage<br />

un frein qu'un encouragement au nécessaire processus d’information et de<br />

dialogue. A Berlin-Est aussi, de grands projets consacrés à ce thème sont en<br />

préparation, alors que nombre de monuments commémoratifs ou expiatoires<br />

datant de la RDA sont menacés de démolition.<br />

On voit aujourd’hui d’ex-citoyens de RDA se détourner des lieux commémoratifs<br />

et des monuments à la mémoire des victimes du national-socialisme :<br />

c’est une triste conséquence du mauvais usage officiel que l’État a fait du<br />

thème de la résistance antifasciste afin de légitimer la dictature du SED. La<br />

crédibilité de la conception des mémoriaux et de l'esthétique mise en œuvre<br />

en a beaucoup souffert. A cela s’ajoute, dans l’opinion publique, une tendance<br />

à relativiser les crimes nazis à cause du débat sur les crimes staliniens et les<br />

erreurs de parcours de la RDA – sans parler du nouveau (ancien ?) sentiment<br />

national. Un travail d’information doit faire contrepoids à cette évolution.<br />

Quand on se rend compte du nombre des mémoriaux qui existent dans les deux<br />

parties de Berlin, on comprend avec quelle force s’exprime en eux la conscience<br />

historique et politique, et on mesure toute l’étendue qui sépare débat et refoulement.<br />

Mais on voit aussi apparaître des évolutions positives qui tendent à<br />

mettre en conformité la forme et le contenu : on passe ainsi de l’art sacré et du<br />

mythe des victimes à la sobriété et à la réflexion, du pathos solennel et du dépôt<br />

de gerbes à l’intervention active et au dialogue. Car les lieux commémoratifs font<br />

partie de la société elle-même, non de son rituel de disculpation. ■<br />

(Traduction : Dominique Petit)


DOCUMENTS<br />

69


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

69<br />

LE STADTSCHLOß DE BERLIN :<br />

L'HISTOIRE REVUE ET CORRIGÉE<br />

La pensée historique demeure la clé de l'avenir<br />

GILLES DUHEM<br />

Wilhelm von Boddien a gagné son pari. L'industriel de Hambourg<br />

organisateur de l'événement Stadtschloß a réussi ce qu'il s'était<br />

promis. Ressusciter le temps d'un été le château de Berlin en<br />

grandeur nature à son emplacement originel, à l'aide d'un système d'échafaudages<br />

et de bâches peintes confectionnées par l'atelier parisien de Catherine<br />

Pfeff. Cette dernière s'est déjà illustrée par l'habillage du Palais-Bourbon et<br />

de la Madeleine à Paris lors des travaux de rénovation. Le pari a été tenu audelà<br />

de toute espérance. Le château-décor est demeuré deux ans en place<br />

et l'exposition qu'il abritait a connu un franc succès. Le livre d'or, véritable plébiscite<br />

pour la reconstruction, en est la preuve tangible.<br />

Mais une fois démontés les manèges et les baraques à frites qui ont donné à<br />

l'événement le caractère d'une fête foraine, le débat sur la reconstruction du<br />

Stadtschloß demeure entier.<br />

La démagogie de cette mise en scène commerciale spectaculaire qui a été<br />

cautionnée par des historiens et des spécialistes de la ville réputés comme<br />

G. Peschken, a sensibilisé un public non initié, acquis par avance à ce que<br />

les Allemands nomment la « vague nostalgique », au problème des reconstructions<br />

de monuments historiques. Elle laisse cependant sceptique sur la<br />

faculté de la société allemande à assumer une histoire contemporaine tourmentée.<br />

La réunification et la colonisation en règle menée par l'Allemagne<br />

de l'Ouest a déséquilibré la société est-allemande en y introduisant des paramètres<br />

d'insécurité inconnus jusqu'alors comme les mécanismes du marché<br />

et la délinquance. Cinq ans après la chute du Mur de Berlin, Wessies et<br />

Ossies s'observent et se critiquent sans toujours bien se comprendre. Le<br />

débat sur la reconstruction de monuments participe de la quête des maillons<br />

manquants d'une évolution historique interrompue artificiellement il y a 45<br />

ans. Même s'il faut pour cela les recréer de toutes pièces. Une sorte d'histoire<br />

revue et corrigée en quelque sorte. Non pas comme elle fut mais<br />

comme on aimerait bien qu'elle ait été…<br />

L'absence du Stadtschloß de Berlin demeure une blessure encore sensible.<br />

Il n'a pas disparu dans les bombardements du printemps 1945 comme on le<br />

pense souvent. Endommagé mais restaurable, comme le fut plus tard le château<br />

de Charlottenburg à Berlin-Ouest, il a été dynamité sur ordre exprès de


DOCUMENTS<br />

70<br />

Walter Ulbricht en novembre 1950. A l'époque il n'y eut pas de réaction internationale.<br />

Seul l'architecte Hans Scharoun, chargé en 1945 de coordonner la<br />

reconstruction de la ville, avait alors proposé une alternative à la démolition<br />

totale. Le combat d'aujourd'hui pour la reconstruction du Stadtschloß illustre<br />

le rejet de quarante années de politique urbaine arbitraire, asservie à l'idéologie,<br />

et de refoulement, voire de manipulation de l'histoire nationale par l'appareil<br />

d'État en RDA.<br />

Mais les caprices du destin sont souvent imprévisibles. Le Palais de la République<br />

qui a remplacé le Stadtschloß au cours des années 1970 a acquis lui aussi<br />

le caractère d'un monument historique incontournable dans la mémoire collective.<br />

Pour beaucoup d'Allemands de l'Est, il demeure le bâtiment mythique qui<br />

abritait ce que la République offrait de mieux en matière de services et de distractions<br />

et dont on pouvait être fier face aux visiteurs venus de l'Ouest. Mais<br />

surtout, le Palais était aussi le siège de la Chambre des Représentants (La<br />

Volkskammer) où se sont déroulés des événements décisifs pour la réunification<br />

des deux Allemagnes. Le Palais de la République a ses défenseurs farouches.<br />

Non pas à cause de la qualité médiocre de son architecture, mais pour sa valeur<br />

documentaire historique. Le conserver, c'est ancrer dans les mémoires une<br />

période douloureuse et inconfortable de l'histoire allemande contemporaine dont<br />

une mesure de démolition-reconstruction ferait table rase.<br />

Si les professionnels du patrimoine hésitent encore à classer le Palais de la<br />

République, leur discours sur la reconstruction du Stadtschloß est clair. Il ne<br />

s'agit pas d'une restauration mais purement d'une réinvention pour laquelle ils<br />

déclinent toute responsabilité. Aussi précis que puissent être les documents<br />

iconographiques disponibles, le « nouveau Stadtschloß » ne saurait être<br />

qu'une anastylose de pure façade, documentant le savoir-faire technique élaboré<br />

de la fin du XXe siècle et s'évertuant à ressusciter un chef-d'œuvre définitivement<br />

disparu. Et quelles fonctions y abriter ?<br />

La démolition du Stadtschloß a détruit la composition urbaine peaufinée par<br />

les siècles à ce point névralgique de la ville. La reconstruction du seul Stadtschloß<br />

est-elle suffisante pour recréer la situation antérieure ? Qu'en est-il<br />

alors de la Bauakademie de Schinkel elle aussi disparue ? Bernd Niebuhr, le<br />

lauréat du concours d'urbanisme pour l'Ile de la Spree, esquisse un bâtiment<br />

dont les volumes reprennent ceux du château. Sans pour autant oser une<br />

réponse architecturale contemporaine et prendre position. L'architecture allemande,<br />

souvent crtitiquée pour ses rigidités et son caractère normatif, pourrat-elle<br />

combler ce « vide » rempli d'histoire dans la ville ?<br />

Et si l'on réapprenait, pour une fois, à laisser le temps au temps en écoutant le<br />

sage conseil de Julius Posener (1) : « Laissons-nous le temps. Et ne gaspillons<br />

pas une chance unique avec la reconstruction d'un ancien monument qui n'était<br />

plus depuis 1918 qu'un monument historique sans fonction. Si on le reconstruisait,<br />

on ne rendrait pas service à l'histoire de la ville à venir ». ■<br />

(1) Essai paru dans le catalogue Das Schloß ? Eine Ausstellung über die Mitte Berlins, (Le château. Une exposition<br />

sur le centre de Berlin), mars 1993, sous le titre : Das Schloß wiederaufbauen ? (Reconstruire le château ?)


DOCUMENTS<br />

71


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

71<br />

PULSATIONS BERLINOISES<br />

SOPHIE LORRAIN<br />

Berlin est une et multiple après avoir été deux. Elle est désormais une seule<br />

ville, mais par-delà le fossé entre ex-Est et ex-Ouest qui se comble (trop) lentement,<br />

il y a des arrondissements (Bezirke) et les quartiers. Lieux bourgeois<br />

et lieux populaires, lieux de conformité et lieux ou l'anticonformisme qui ne<br />

coûte guère devient à sont tour une conformité, quartiers de villas et quartiers<br />

de Mietskasernen (« casernes » à location, où s'entassent les plus grands<br />

nombres dans des logements trop petits) et encore quartiers doublement<br />

conformistes pour anciens cadres de l'ancien parti quasi unique. Si différente<br />

que soit sa figure dans ces lieux divers le futur fait partout battre les cœurs.<br />

Dans tous ses lieux Berlin-Est est « der Zukunft zugewandt », tournée vers<br />

l'avenir, comme le disait comiquement de cet État dissous dans l'air du temps,<br />

l'hymne national qui le célébra pendant les courtes (et trop longues) décennies<br />

de son existence.<br />

Le spectateur attentif des réalités allemandes ne sait plus où donner de<br />

la tête en ces premiers jours d'octobre, entre des élections au Bundestag<br />

très disputées et la lecture des bilans consacrés au quatrième anniversaire<br />

de la réunification allemande. Le nouveau Bundestag élu pour la<br />

deuxième fois par les Allemands de l'Est et de l'Ouest, dont la composition<br />

viendra sanctionner un premier bilan de la réunification politique et économique<br />

et qui aura pour délicate mission d'organiser la définitive translation du<br />

gouvernement de Bonn à Berlin, inaugurera-t-il une nouvelle ère de l'histoire<br />

de l'Allemagne que certains appellent d'ores et déjà la « République de<br />

Berlin » ? Dans un contexte politique et géopolitique où l'Allemagne redéfinit<br />

ses intérêts et ses positions, Berlin jouera-t-elle à nouveau le rôle d'architecte<br />

d'une identité allemande remodelée, comme elle le fut à maints égards durant<br />

les années 1920 ? En 1932, Jean Giraudoux, dans son ouvrage sur Berlin,<br />

notait à ce sujet : « La nation, dit maintenant l'homme d'État allemand, c'est<br />

une question d'urbanisme. Sur ce point, Berlin a mérité la délégation que lui<br />

avait donnée l'Allemagne. Un peuple composé d'individus qui ont l'aisance de<br />

leurs gestes, aura aussi, tôt ou tard, l'aisance de sa civilisation » (1). A cette<br />

différence fondamentale près que l'Allemagne n'est plus confrontée au choc<br />

(1) Jean Giraudoux, Berlin, Paris, 1932, p. 40.


DOCUMENTS<br />

72<br />

d'une défaite infligée de l'extérieur, mais au défi d'assumer les conséquences<br />

internes d'un bouleversement européen et de surmonter un déchirement organique.<br />

Ville de mémoire et d'avenir où se sont quotidiennement ancrées les<br />

migrations de l'histoire, Berlin est en ces jours un vaste chantier architectural<br />

et psychologique, où se tissent de manière plus ou moins perceptible pour le<br />

spectateur étranger les structures d'un pays dont la capitale ne sera plus située<br />

sur le Rhin mais à l'Est de l'Elbe.<br />

Le destin et l'histoire de Berlin sont-ils soumis à un éternel recommencement ?<br />

A lire les impressions des voyageurs français dans les années 1920, il semblerait<br />

que Berlin soit, au-delà des événements dramatiques qu'elle a vécus<br />

et des objections des partisans du fédéralisme, destinée à symboliser l'avenir<br />

et l'unité du peuple allemand. Ces remarques publiées en 1930 ne sont-elles<br />

pas également caractéristiques de la situation actuelle : « Le Berlinois ne voit<br />

plus sa ville telle qu'elle est mais telle qu'elle sera. Il vit réellement dans une<br />

ville future ? » (2) Pas une rue, pas une artère principale qui ne fasse l'objet<br />

de travaux, fût-ce pour rénover un immeuble, fût-ce pour édifier un des multiples<br />

projets architecturaux censés redonner à un quartier sa prestance<br />

d'avant-guerre, comme pour la Friedrichstraße, ou reconfigurer pour l'avenir un<br />

lieu – le Potsdamer Platz – qui n'a comme seule trace du passé que le sol qui<br />

les reçoit. C'est là en effet la grande césure opérée par la chute du Mur sur l'âme<br />

de la ville. Qui avait connu la ville auparavant, y avait bien souvent aperçu dans<br />

ses pierres la marque et le langage d'une histoire douloureuse, remise en<br />

mémoire par les impacts de balles encore visibles à maints endroits et par les<br />

grands vides qui interrompaient les enfilades et dont la transformation en jardins<br />

ou en aires de jeux pour enfants ne pouvait totalement faire oublier leur nature<br />

initiale. Ces plaies se referment progressivement, tout en recréant ailleurs des<br />

lieux de mémoire. Dans quelques années, le visiteur pourra ainsi méditer sur<br />

l'autodafé de 1933 devant un monument érigé sur le sol injurié de la Stadtbibliothek<br />

; ou se promener dans les anciens jardins gouvernementaux en bordure<br />

de la Wilhelmstraße dans lesquels des sculptures rappelleront le traumatisme<br />

de l'holocauste. Dans cette fourmilière en chantier on « travaille » en<br />

même temps le passé et l'avenir… comme en témoignent à leur manière les<br />

pérégrinations berlinoises et internationales du patrimoine artistique allemand<br />

nécessaire à la restructuration définitive de l'Ile des Musées et qui font, une dernière<br />

fois, ressurgir les fractures d'une histoire révolue.<br />

Un creuset unificateur<br />

Mais Berlin semble être aussi traditionnellement appelée à servir de creuset<br />

unificateur : « Berlin dut d'abord coopérer à la synthèse de l'unité du peuple<br />

allemand avant de pouvoir songer à son rôle spirituel » (3). Seule ville confron-<br />

(2) Puzzle berlinois, in Revue d'Allemagne, 1930, p. 122.<br />

(3) Berlin, in Revue d'Allemagne, 1930, p. 133.


DOCUMENTS<br />

73<br />

tée quotidiennement à la nécessité de cicatriser les blessures d'un divorce<br />

dont elle ne fut pas responsable, reflète-t-elle les difficultés psychologiques<br />

de la réunification encore déplorées aujourd'hui à l'échelle nationale ou peutelle<br />

prétendre jouer un rôle moteur dans la voie d'une vie commune acceptée<br />

par consentement mutuel ? La réponse est délicate car le passage du particulier<br />

au général se révèle difficile dès que l'on refuse l'aide simplificatrice<br />

de toute idéologie. Parallèlement au progressif alignement dans le secteur<br />

public des salaires de Berlin-Est sur ceux de Berlin-Ouest, plus rapide que<br />

dans les autres Länder de l'Est, il semble que le quotidien sur les lieux de<br />

travail soit entré dans une phase d'apprentissage des spécificités respectives<br />

et que se dessine une certaine « normalité » des relations. Aussi bien<br />

à l'Est qu'à l'Ouest, le fait de travailler ensemble a fini peu à peu par infirmer<br />

certains préjugés et par solidariser deux camps, sinon en substance, du<br />

moins dans la tâche commune à réaliser. Ceci n'empêche pas que, le soir<br />

venu, chacun rejoigne un lieu qui lui permette de cultiver une identité « Est »<br />

ou « Ouest », par habitude ou par nécessité naturelle de préserver ses<br />

racines. La réponse à la question du « Dis-moi où tu habites, je te dirai qui<br />

tu es » n'est cependant plus aussi simple qu'il y a deux ans. Nombreux sont<br />

ceux désormais pour qui une « translation » à l'Est répond en premier lieu<br />

à des impératifs économiques, – et non identitaires ou idéologiques. Les étudiants<br />

de l'Ouest vont en effet chercher un toit, non plus à Kreuzberg, dont<br />

la situation redevenue centrale a fait grimper les loyers, mais à Prenzlauer<br />

Berg qui offre encore des logements abordables, avec le charme de la vétusté<br />

et du chauffage à charbon en sus. Inversement, les nobles quartiers de<br />

Köpenick ou de Potsdam, habités successivement par l'élite du Troisième<br />

Reich puis par celle du SED, revoient affluer une clientèle prospère de<br />

l'Ouest. Dans cette lente restructuration qui contribue à atténuer le contraste<br />

Est-Ouest, Berlin renoue avec une ancienne constellation où la ligne de<br />

démarcation de l'Alexanderplatz séparait le pouvoir et la richesse de l'indigence,<br />

le patriciat de la plèbe. Pour certains, elle est, au-delà de la préservation<br />

de la composante sociale de ce quartier de Berlin-Est conservée par<br />

la RDA, la garantie que Berlin garde à l'avenir une porte ouverte à l'immigration<br />

en provenance de l'Est et préserve, en dépit de l'assaut des spéculateurs,<br />

sa tradition de melting pot.<br />

Etre et (re)devenir Berlinois<br />

Ceci signifie-t-il qu'une « identité berlinoise » pourrait supplanter progressivement<br />

une identité pensée en termes d'Est ou d'Ouest, parallèlement à une<br />

certaine prise de conscience croissante d'un ancrage régional comme en<br />

Saxe ou dans le Brandebourg ? Aux tâches spécifiques d'intégration qui<br />

incombent à Berlin, s'ajoutent le changement de statut de la ville et les<br />

récentes transformations de la structure de ses habitants. Berlin n'est pas<br />

seulement particulièrement touchée par les problèmes internes de la réunification,<br />

elle est également confrontée en raison de son retour à une certaine


DOCUMENTS<br />

74<br />

« normalité » aux problèmes plus généraux qui affectent l'Allemagne dans<br />

son ensemble et dont elle avait été jusque-là relativement épargnée. Berlin<br />

a cessé d'être une île, ses voisins les plus « proches » ne sont plus ni la<br />

Bavière ni la Rhénanie-Westphalie, mais le Mecklembourg et le Brandebourg<br />

et, désormais privée des 14,4 milliards de subvention annuelle de la part de<br />

l'État, elle ne doit plus compter financièrement et politiquement que sur ellemême.<br />

Les Berlinois, habitués à la présence des nations alliées et des Soviétiques,<br />

sont désormais seuls avec eux-mêmes, dans une ville ouverte à tous<br />

les vents. L'émotion sincère qui a saisi les habitants de la ville lors du départ<br />

des troupes alliées témoignait de l'acceptation unilatérale d'un statut d'occupation<br />

rigoureux et de l'habitude rentrée dans les mœurs d'un contact régulier<br />

avec les cultures d'occupants qui étaient, au fil des années, devenus des<br />

amis, – du moins dans les secteurs occidentaux. Les Américains l'ont compris<br />

qui, dans un contexte général apaisé, font aujourd'hui leur la devise de leur<br />

ancien président « Ich bin ein Berliner » en compensant le vide laissé par les<br />

militaires par un regain d'activité intellectuelle et industrielle. On ne peut que<br />

regretter dans ces conditions que les Berlinois, dont beaucoup sont francophiles<br />

dans l'âme, aient été privés de deux moyens de s'informer sur la France,<br />

France Inter et Antenne 2 ayant cessé d'émettre le jour du départ des<br />

troupes françaises.<br />

Paradoxalement, ces profondes mutations qui ébranlent la vie politique administrative,<br />

économique et culturelle de Berlin sont perçues de manière radicalement<br />

différente par une population et un gouvernement berlinois qui restent<br />

désemparés, dépités et souvent figés dans des structures de pensée provinciales<br />

et une opinion publique internationale consciente et souvent admiratrice<br />

des potentialités et des réalisations de cette future capitale. Si les Berlinois<br />

dépassent en effet rarement le stade de la mauvaise humeur pour envisager<br />

les chances d'un tel chaos, les pays plus ou moins proches prennent lentement<br />

conscience de la force d'attraction de cette ville et de son invisible, mais<br />

croissante influence. Klaus Hartung voit dans ce manque d'imagination créative<br />

les raisons du succès des prétentions d'Edzard Reuter, le président du<br />

groupe Daimler Benz, à vouloir devenir le maire de Berlin à l'instar de son<br />

père : In Berlin regieren die gereizten Milieus, die neurotischen Kiezverteidiger<br />

(4) und die politischen Klüngel. [...] Das Verlangen wächst, von der Politik<br />

etwas über Sinn und Ziel der Umwälzung der Stadt und ihrer Lage in Europa<br />

zu hören. Berlin braucht Politiker, die den Ansprüchen einer Hauptstadt<br />

gerecht werden. (A Berlin ce sont les milieux excités qui gouvernent, les défenseurs<br />

névrotiques du Kiez et les cliques politiques (…) Le désir monte d'entendre<br />

la politique dire quelque chose du sens et du but du retournement de<br />

la ville et de sa situation en Europe. Berlin a besoin de politiciens à même de<br />

faire face aux exigences d'une capitale…). (5)<br />

(4) Kiez mot d'origine slave qui désignait des petites habitations près des cours d'eau. Le mot est passé dans<br />

le vocabulaire berlinois pour désigner un quartier populaire. Ses habitants y mènent une vie active de quartier ;<br />

la présence proche des amis et des lieux de loisir habituels en fait un microcosme auquel chaque habitant s'identifie<br />

profondément.<br />

(5) Klaus Hartung, Reuters Zumutungen (les prétentions de Reuter) in Die Zeit, N° 37, 9 septembre <strong>1994</strong>.


DOCUMENTS<br />

75<br />

Tout pronostic sur l'évolution et le rôle futur de Berlin dans la politique et dans<br />

l'imaginaire allemands reste donc prématuré ; le visiteur doit pour l'instant se<br />

contenter de pester, comme tous les Berlinois, contre des phénomènes<br />

typiques d'une grande capitale, en l'occurrence les embouteillages et les travaux,<br />

auxquels il faut ajouter la sensation typiquement berlinoise de la perte<br />

progressive de ses repères habituels. Condensé des mutations qui affectent<br />

les sociétés de l'Est et de l'Ouest, Berlin ne se réfugie plus dans l'illusion d'une<br />

continuité mais fait quotidiennement et concrètement l'expérience que la chute<br />

du Mur a définitivement modifié les contours de la nouvelle Allemagne.<br />

Berlin est un organisme dont le cœur, coupé des principales artères qui l'irriguaient,<br />

a fonctionné artificiellement durant quarante ans sous perfusion. Cette<br />

future capitale regagne petit à petit souffle et inspiration, et fait peau neuve<br />

pour aborder le nouveau millénaire. ■<br />

Berlin wird Kaiserstadt. Panorama einer Metropole 1871-1890.<br />

(Berlin devient ville impériale. Panorama d'une métropole).<br />

Un livre de Ruth Glatzer (HG)*.<br />

Introduit par l'écrivain historien Lothar Gall, spécialiste de Bismarck, richement<br />

illustré ce beau volume se compose d'un grand choix de textes de<br />

l'époque reliés entre eux par de brèves transitions dues à l'éditeur. Onze<br />

chapitres conduisent le lecteur à travers vingt années de l'ère bismarckienne,<br />

qui voit la ville déjà ample des Rois de Prusse se gonfler d'importance<br />

et de population. Formidable expansion urbanistique et industrielle,<br />

fêtes splendides et accablantes misères. La ville de l'Empereur et la ville<br />

capitale du mouvement socialiste. Le Berlin des spéculations et le Berlin<br />

des pauvres qui s'entassent dans des logements indignes. A la fin des<br />

années 80 Berlin a la densité de population la plus forte du monde occidental.<br />

L'irruption de l'art moderne. Du tramway à traction chevaline au<br />

Ringbahn, C'est un lieu fort intéressant et fort divertissant. On a envie de<br />

lire la suite – pourvu qu'il y en eût une ou plusieurs.<br />

Siedler verlag, Berlin, 1993, 415 p.<br />

Joseph Rovan


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

76<br />

UN DÉPART QUI N'EST<br />

QU'UN CHANGEMENT DE PRÉSENCES<br />

JOSEPH ROVAN<br />

Le directeur de <strong>Documents</strong> avait été invité par le Gouvernement allemand aux<br />

cérémonies du 8 septembre qui, à Berlin, célébraient le départ des troupes<br />

alliées. Il y a vu une singularité (ouest) berlinoise : les occupants étaient devenus<br />

alliés et amis. Qui va les remplacer et comment ? Tout le monde paraît<br />

souhaiter que cette présence se prolonge sous des formes nouvelles, mais il<br />

faudrait de l'imagination et beaucoup d'argent, de pouvoir et de cœur.<br />

Le chancelier Kohl a eu raison de ne pas vouloir confondre les cérémonies<br />

de départ des dernières troupes soviétiques stationnées en Allemagne<br />

de l'Est avec celles organisées à Berlin-Ouest pour prendre congé des<br />

dernières unités occidentales qui quittaient leurs quartiers de Berlin-Ouest. Le<br />

passé, une durée de 45 ans, ne s'efface pas subitement, même si les conditions<br />

générales en Europe ont été profondément modifiées par l'effondrement de l'empire<br />

soviétique. Car les Occidentaux, depuis leur installation dans les arrondissements<br />

que leur attribuaient les accords de Yalta et leur suite, avaient été considérés<br />

par l'immense majorité des Berlinois comme des libérateurs et nullement<br />

comme des occupants ennemis. L'adversaire se trouvait de l'autre côté, à Berlin-<br />

Est, après avoir évacué l'Ouest, à l'immense soulagement des habitants (il est<br />

vrai que le bonheur des Berlinois de l'Ouest fut chèrement acheté pour l'abandon<br />

des parties occidentales de la Thuringe et de la Saxe-Anhalt, que les Américains<br />

avaient atteintes avant les troupes soviétiques, comme d'ailleurs les régions<br />

occidentales de la Bohême mais qui avaient été attribuées à Staline par les traités<br />

antérieurs). Et les années qui suivirent renforcèrent ces sentiments : c'est à<br />

l'Est que le peuple devait se soulever en 1953 après que Staline eut tenté une<br />

nouvelle fois par le Blocus de 1948 de s'emparer de l'île de liberté ouest-berlinoise.<br />

L'échec avait quand même rapporté à l'URSS la séparation en deux de<br />

la ville, même si – jusqu'en 1961, jusqu'à la construction du Mur – la ligne de<br />

démarcation ne fut pas infranchissable. Et dès 1949, après la fondation des deux<br />

Républiques rivales, Berlin était proclamée capitale de la RDA, alors que les<br />

alliés occidentaux, pour ne pas violer les textes qui justifiaient leur présence,<br />

interdirent à Berlin-Ouest de s'agréger comme Land à la République fédérale.<br />

Khrouchtchev ensuite reprit, avec moins de ténacité que Staline, les offensives<br />

contre Berlin-Ouest – exposition permanente et intolérable pour l'Est de la démocratie<br />

et de l'économie de marché. Il échoua à son tour et dut consentir, sous la<br />

pression des dirigeants communistes est-allemands, à la construction du Mur,<br />

frontière presque totalement hermétique et souvent teintée du sang de ceux qui<br />

essayèrent de la franchir. Comment dans de telles conditions les troupes sovié-


DOCUMENTS<br />

77<br />

tiques auraient-elles pu susciter des sentiments d'amitié fraternelle dans un<br />

peuple qui voyait en elles les seuls soutiens efficaces des tyrans locaux ? Au<br />

cours des ultimes années autour de leurs casernes et de leurs terrains de<br />

manœuvres la destruction de l'environnement atteignit des records inimaginables<br />

à l'Ouest, tandis que marché noir et criminalité connaissaient un essor<br />

rapide. C'est donc à nouveau avec un immense soulagement que le peuple de<br />

l'ancienne RDA vit s'accomplir l'engagement d'évacuation obtenu par Helmut<br />

Kohl en 1990 lors de sa négociation avec Mikhaïl Gorbatchev, engagement respecté<br />

par son successeur, malgré de vives craintes allemandes.<br />

Cependant, si Berlin-Ouest avait été sauvée et maintenue grâce à d'immenses<br />

efforts avant tout américains, notamment pendant le Blocus, ce fut donc essentiellement<br />

l'œuvre des Alliés qui permirent aux Allemands de Berlin-Ouest de<br />

jouer avec courage et persévérance la carte de la liberté. En fait l'Amérique,<br />

entre 1945 et 1948, sauva toute l'Europe non abandonnée à l'URSS, mais c'est<br />

à Berlin que cet engagement eut le plus d'éclat et le plus d'efficacité. Si Berlin-<br />

Ouest était tombée, Paris, Rome, Bruxelles – sans parler de Bonn – auraient<br />

sans doute succombé à leur tour. Rappelons-nous qu'en 1946 le PCF avait obtenu<br />

28 % des voix à l'élection de la seconde Constituante !<br />

Les fêtes du départ<br />

M. Kohl était venu participer à la cérémonie du départ des ultimes unités russes.<br />

Ce fut à la fois distant et correct. Le 8 septembre au contraire vit se déployer<br />

une vraie fête, sans précédent, avec la participation de François Mitterrand, de<br />

John Major et du secrétaire d'État américain qui remplaçait son vice-président<br />

victime d'un léger accident. Il y eut d'abord un grand déjeuner d'apparat et tout<br />

de même cordial au Château de Charlottenburg que le premier Roi « en »<br />

Prusse (1) (le titre ne changea que quelques décennies plus tard) avait construit<br />

à la campagne pour son épouse hanovrienne, amie de Leibniz. Le Gouvernement<br />

fédéral au grand complet, la plupart des ministres-présidents des Länder,<br />

le Maire de Berlin avec ses sénateurs (ministres) et d'innombrables personnalités<br />

alliées dont le ministre français de la Défense et le Chef d'État-Major général<br />

mangèrent et burent d'une manière fort conviviale, servis par une escouade de<br />

garçons presque aussi nombreux qu'eux. Des autobus conduisirent ensuite invités<br />

et invitants près de l'ancienne aérogare de Tempelhof au pied du grand<br />

monument fort simple consacré aux aviateurs alliés (plus de 80) tombés pendant<br />

le Blocus pour assurer la survie des Berlinois de l'Ouest. Chacun embrassa son<br />

drapeau, il y eut les hymnes et les discours et les quatre compagnies, l'allemande,<br />

la française, l'anglaise et l'américaine rendirent les honneurs. Il y avait beaucoup<br />

de monde, mais les Berlinois se plaignirent d'un trop-plein de prudence policière<br />

qui ne les laissa pas approcher d'assez près. L'on s'en fut ensuite au grand<br />

(1) L'Empereur en <strong>17</strong>01 accepta que l'Électeur de Brandebourg se proclama Roi mais non pas de la Prusse,<br />

qui relevait théoriquement de l'Empire, mais en Prusse ce qui faisait de cette royauté un simple titre.


DOCUMENTS<br />

78<br />

Théâtre national (le Schauspielhaus) reconstruit avec ses splendeurs baroques<br />

et dorées sur la place dite le Marché des Gendarmes et situé entre la cathédrale<br />

allemande et la cathédrale française, rappel du début du XVIIIe siècle où Berlin<br />

comptait autant de Français huguenots que d'habitants allemands. Nouveaux<br />

discours et encadrement musical. Une jeune directrice de chorale qui faisait<br />

chanter des enfants entraîna toute la salle dans un long intermède improvisé de<br />

battements de mains rythmés. MM. Mitterrand, Kohl et Major surent très bien<br />

prendre la cadence.<br />

L'on se transporta ensuite à la Mairie Rouge (à cause de son matériau de<br />

briques) où M. Diepgen, le « maire-gouverneur », savoura son bonheur et celui<br />

de ses administrés. Nouveaux discours célébrant comme les précédents les<br />

amis-défenseurs dont la présence n'est plus nécessaire et le courage, mais<br />

aussi l'endurance et le sang-froid des Berlinois de l'Ouest qui ont vécu pendant<br />

un demi-siècle une expérience unique dans l'histoire. Les amis s'en vont, ils ont<br />

fait leur boulot – mais l'amitié doit subsister dans des formes et avec des activités<br />

nouvelles. M. Major au Théâtre national fut très applaudi quand il proposa<br />

de fêter tous ensemble (Allemands compris) le 8 mai le cinquantenaire de la<br />

fin de la guerre et du nazisme. (A <strong>Documents</strong> nous préférerions qu'on célébrât<br />

l'an prochain, le 9 mai, premier jour de la Paix et d'une Europe nouvelle).<br />

Après le dîner tout le monde se retrouva devant la Porte de Brandebourg éclairée<br />

a giorno, encadrée des quatre unités militaires des quatre nations et affrontée<br />

à une immense tribune très haute pour les invités. Arrivèrent ensuite plusieurs<br />

centaines de soldats allemands portant des torches et marchant d'un<br />

pas allègre. Le ballet militaire fut d'une précision merveilleuse et l'accompagnement<br />

musical joignit la marche de « Sambre et Meuse » au Yankee-Doodle<br />

et au choral de Bach « Nun danket alle Gott » (A présent remercions tous Dieu)<br />

qui rappela à certains un soir de victoire prussienne sous Frédéric II. Ces harmonies<br />

fortes venues d'autres temps remplirent un ciel incertain mais qui finalement<br />

opta contre la pluie. Les 20.000 spectateurs connurent ainsi un<br />

« Großer Zapfenstreich » (2) (Couvre feu) sublimisé. Au lointain à deux<br />

reprises on entendit quelques cris et coups de sifflet, par lesquels un groupe<br />

de contestataires protestait contre cette manifestation militariste.<br />

La mairie de Berlin, pour maintenir la mémoire de la présence des troupes alliées<br />

a décidé de créer un « Musée des Alliés ». Et ce ne fut pas un hasard si, dans<br />

la matinée du 8 septembre, l'on inaugura solennellement avec des discours de<br />

l'Ambassadeur de France et du Sénateur à la Science et à la Culture, les locaux,<br />

tout près du Reichstag, du Centre franco-allemand de Recherches Sociales et<br />

Historiques dirigé par notre ami et collaborateur le professeur Etienne François)<br />

et qui porte désormais le nom doublement représentatif de Marc Bloch historien<br />

germaniste et victime de la barbarie nazie. C'est ainsi que commença pour les<br />

Berlinois et leurs amis, anciens protecteurs, un nouveau chapitre de coopérations<br />

dans l'égalité et au service de nos valeurs communes. ■<br />

(2) De Zapfen, la bonde du tonneau et de Streichen glissement caressant de la main (celle du responsable de<br />

l'ordre dans un camp militaire qui vient vérifier qu'on ne sert plus à boire).


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

79<br />

LES SALONS : « LIEU DE MÉMOIRE »<br />

DOMINIQUE BOUREL<br />

L'histoire ne prend pas corps seulement dans les monuments, les bâtiments.<br />

Elle survit également dans les œuvres des arts autres que l'architecture et surtout<br />

dans les écrits. En évoquant les « salons » berlinois si importants dans<br />

la vie politique et culturelle de la capitale au XIX e siècle, après les Guerres<br />

de Libération qui furent le grand événement avant la Révolution de 1848,<br />

Dominique Bourel passe en revue une foule d'hommes et de femmes, distingués<br />

ou singuliers qui donnent ses couleurs à la société de la capitale entre 1814<br />

et 1933. Les uns font parler les pierres et les autres les livres.<br />

es salons berlinois comptent depuis le XVIIIe siècle parmi les « lieux de<br />

mémoire » de la capitale de la Prusse puis de l'Allemagne. Actifs de<br />

façon continue jusqu'en 1933, ils sont une clef indispensable à la compréhension<br />

de l'intelligence berlinoise. On y retrouve en effet les ingrédients<br />

de l'alchimie qui fut la spécificité de Berlin, les communautés juive et huguenotte<br />

par exemple. Durant tout le XIXe L<br />

siècle on ne recense pas moins de cent<br />

salonnières tissant une toile dont il faudrait pouvoir suivre la géographie dans<br />

le détail. Elles exercèrent leurs talents d'abord entre l'Alexander Platz et la<br />

Porte de Brandebourg, notamment autour du marché Gendarmenmarkt, puis<br />

de plus en plus vers l'Ouest. Jusqu'en 1860 ils sont encore concentrés entre<br />

l'Ile des Musées et la Place de Paris. Unter den Linden, Wilhelmstrasse, Behrenstrasse<br />

puis entre le Tiergarten et le Landwehrkanal ainsi qu'autour de<br />

l'église Saint Matthieu (Mathäuskirche). Après 1900 ils peuvent s'étendre jusqu'au<br />

Zoo. Certains salons comme ceux de Sarah Lévy ou Hedwig von Olfers<br />

fonctionnèrent durant des décennies.<br />

C'est la bourgeoisie juive éclairée qui, dès la fin de l'Aufklärung, créa cette tradition,<br />

ce mode d'être ensemble dans une société neutre – où que l'on croit<br />

telle – issue des salons de lecture et des sociétés savantes. Chez Henriette<br />

Herz (<strong>17</strong>64-1847) il y a un véritable séminaire de philosophie et de physique<br />

ordonné par le mari, Markus Herz, élève de Kant et ami de Mendelssohn alors<br />

que dans la pièce attenante on lit des romans, échange des lettres et des informations<br />

reçues de l'étranger. Avec Rahel Levin (<strong>17</strong>71-1833) les dames de<br />

salon sont polyglottes, assez aisées et surtout curieuses de tout. La Bildung<br />

sera un atout majeur dans leur intégration avec l'émancipation sociale et économique<br />

des juifs. L'aristocratie n'hésite pas à fréquenter ces lieux assez peu<br />

conventionnels ! Chez les Herz on trouve le gratin de l'Aufklärung, Biester,<br />

Gedike, Nicolai, Dohm, Ramler, Saplding, Teller, des écrivains, journalistes et


DOCUMENTS<br />

80<br />

pasteurs mais aussi les frères Humboldt, le diplomate suédois von Brinkmann<br />

puis Jean Paul et Börne. Dans la Jägersstraße chez Rahel on retrouve les<br />

mêmes avec les Schlegel qui pourtant ne l'aiment pas beaucoup mais aussi<br />

le prince Ferdinand, oncle du Roi, le prince Radziwill et parfois des émigrés<br />

comme Madame de Genlis, devenue préceptrice chez les Cohen. Et Madame<br />

de Staël ne manquera pas la visite ! Rappelons que la ville n'aura une université<br />

qu'en 1810 et qu'elle ne vit culturellement que par son Académie et ces<br />

divers cercles.<br />

Mais on ne peut limiter le phénomène aux familles juives, qui d'ailleurs se convertiront<br />

assez vite. Retenons encore le salon d'Henriette von Crayen née Leveaux<br />

dans l'aristocratie des huguenots et que Fontane évoque dans son roman<br />

Schach von Wuthenow.<br />

Le culte de la musique<br />

Ces salons voient naître le culte de Goethe, avec celui de la musique comme<br />

chez Elisabeth Staegemann dont le salon est fréquenté par des hôtes connus<br />

pour d'autres qualités, tels les généraux Gneisenau, Clausewitz, Boyen ou<br />

encore le président von Schön qui gouverna pendant des décennies les provinces<br />

de Prusse orientale et occidentale.<br />

Les femmes ne servent plus seulement le thé. Ce sont elles qu'on vient voir,<br />

elles écrivent, composent et jouent des instruments ou chantent. Sarah Lévy<br />

(<strong>17</strong>61-1854) fut l'élève de Wilhelm Friedemann Bach et « sponsor » de Carl<br />

Philipp Emanuel Bach. Bach est au centre de son salon, Hinter dem Neuen<br />

Packhof 3, entre 1800 et 1854.<br />

Tout comme chez la petite fille de Nicolai, Lily Parthey entre 1819 et 1833. Mais<br />

c'est surtout chez la princesse Amelie que les fanatiques de Bach se rassemblent<br />

et chez les… Mendelssohn.<br />

On connaît Fanny, sœur de Félix « aussi douée que lui » au jugement de<br />

Goethe. Elle compose, joue et – avec son oreille absolue – dirige les répétitions.<br />

Puis c'est le grand jour de mars 1829 où Félix restitue à l'Allemagne son plus<br />

beau morceau, la Passion selon St. Matthieu. La maison Mendelssohn, Leipzigerstr.<br />

3, devient pour des années un des hauts lieux de culture berlinois. On<br />

y croise aussi Cherubini et Meyerbeer. Inutile de préciser que le fils que Fanny<br />

aura avec le peintre aulique Wilhelm Hensel s'appellera Sebastian ! Rahel,<br />

devenue l'épouse du diplomate Varnhagen von Ense ouvre un salon encore<br />

plus brillant que le premier, entre 1819 et 1833. On n'y perd jamais son temps<br />

dira Wilhelm von Humboldt. Celui d'Amalie von Beguelin – toujours la tradition<br />

huguenote – est plus exclusif ; elle est très liée avec le Prince de Hardenberg<br />

qui, chancelier d'État entre 1810 et 1822, acheva les grandes Réformes. Le<br />

salon le plus patriotique est celui de Luise, Gräfin von Voss, admiratrice de Herder.<br />

Des sociétés plus discutables voient le jour, comme la Christliche Teutsche<br />

Tischgesellschaft en 1811 interdite aux femmes, aux Français et aux juifs ; certains<br />

de ces derniers continuent pourtant d'accueillir des membres chez eux !


DOCUMENTS<br />

81<br />

En <strong>17</strong>89 le pasteur Schleiermacher avait publié sa théorie du comportement<br />

en société montrant bien que la sociabilité obéit à des règles et résulte d'une<br />

philosophie humaniste de la raison partagée. Sur les salons, il est dithyrambique.<br />

Fichte y parle tout en proposant de couper la tête aux juifs ! Pourtant<br />

les années trente marqueront une pause comme si l'esprit de la Restauration<br />

après 1815 commençait là aussi à se faire sentir. Le cosmopolitisme, la tolérance,<br />

la culture ne sont plus les grandes valeurs d'une Allemagne qui<br />

découvre lentement le contradictions du monde moderne. Le Vormärz au<br />

contraire renouvellera la fièvre des échanges. Le salon est devenu un sorte<br />

de club. En 1840 on compte onze salons à Berlin, quatorze en 1845. Autour<br />

de la révolution avortée de 1848/49, relevons les salons de Clara Mundt-Mühlbach<br />

mais aussi ceux d'Elisa Gräfin Ahlefeld ou de Sophie von Schwerin, Ludmilla<br />

Assing et Minna von Treskow.<br />

Concurrence entre ancien et nouveau modèle<br />

Aussi célèbres que les Mendelssohn seront les Lepsius. Elisabeth est la<br />

femme de l'égyptologue Richard Lepsius et belle-mère de Sabine Lepsius qui<br />

est peintre. Ici les arts et les lettres, ailleurs la politique. On voit souvent Ferdinand<br />

Lassalle chez Lina Duncker et Fanny Lewald, issue d'une grande famille<br />

juive de Königsberg. L'époque de Bismarck ne sera pas chiche elle non plus<br />

en lieux d'échanges et de débats. Le chancelier n'aime pas la princesse Marie<br />

Radziwill mais reconnaît la qualité de son jugement. Son influente amie est la<br />

baronne Hildegard von Spitzemberg alors que les libéraux se retrouvent plutôt<br />

chez Anna vom Rath.<br />

Entre 1860 et 1890 il y a au moins vingt-cinq grands salons. Après 1871 la frénésie<br />

continue mais on assiste déjà à une concurrence entre l'ancien et le nouveau<br />

modèle. Il y a longtemps que Goethe et ses adorateurs sont morts. Ceux<br />

qui sont nés avant 1815 viennent d'une autre époque. Parmi les « grandes<br />

vieilles dames » n'oublions pas Elise von Hohenhausen. Chez Félicie Bernstein<br />

on croise Max Liebermann et Werner Weisbach le grand historien d'art.<br />

Au tournant du siècle la discrète Helène von Lebbin rivalise avec la Princesse<br />

Maria von Bülow. C'est un salon financier qu'installe Eléonor (Elli) Schröder<br />

dans l'immeuble où avait vécu Rahel Mauerstr. Entre 1890 et 1914 une trentaine<br />

de salons se disputent la présence de Berlinois. Charles Du Bos se souvient<br />

avec émotion de celui des Simmel : « Je revois ce Symposium qui se<br />

renouvelait chaque semaine : arrivé à Berlin la veille, j'y figurais en ce tempslà<br />

le seul Français, accueilli par Simmel avec la simplicité la plus libérale, et<br />

bien que je n'eusse pas le moindre titre d'aucune sorte, dans ce Seminar tout<br />

privé que Simmel tenait chez lui pour éviter les intrusions. Je revois la longue<br />

table, Simmel à un bout, sa femme à l'autre, sept ou huit auditeurs, pas plus.<br />

Symposium de telle nature que nous ne pouvons plus espérer jamais participer<br />

à rien d'analogue » (A B. Groethuysen ; Cahiers du Sud, 1949).


DOCUMENTS<br />

82<br />

Dans les années vingt, d'autres lieux ont pris le relais, la galerie, le café :<br />

l'éphémère République de Weimar préférera la bohème au chic des happy<br />

few. La fille d'Emil Rathenau, Edith Andrea, Katharina von Kardoff-Oheimb<br />

dont la fille épousera Furtwängler, et naturellement Helene von Nostitz-Wallwitz<br />

dont le mari Alfred, plusieurs fois ambassadeur fut le second président<br />

de la Société franco-allemande, reçoivent beaucoup. Il faudrait lire les<br />

mémoires de Golo Mann, les souvenirs de Pierre Bertaux ou ceux de Nikolaus<br />

Sombart pour retracer fidèlement ces derniers feux d'une institution typiquement<br />

berlinoise, du temps où la ville était aussi une culture. ■<br />

A consulter<br />

Ingeborg Drewitz, Berliner Salons. Gesellschaft und Literatur zwischen<br />

Aufklärung und Industriezeitalter (Les salons de Berlin, société et littérature<br />

entre les Lumières et l'Age industriel), Haude und Spenersche Verlagsbuchhandlung,<br />

Berlin, 1965,.112 p.<br />

Deborah Herz, Jewish High Society in Old Regime Berlin, Yale University<br />

Press, New Haven London, 1988, 209 p.<br />

Petra Willhelmy, Die Berliner Salons im 19. Jahrhundert <strong>17</strong>80-1914 (Les<br />

salons de Berlin au XIXe siècle) Walter de Gruyter, Berlin, 1989, 1.030 p.<br />

Rolf Strube (Hg.), Sie saßen und tranken am Teetisch. Anfängen und<br />

Blütezeit der Berliner Salons <strong>17</strong>89-1871 (Ils étaient assis et buvaient à la<br />

table de thé. Débuts et floraisons des salons berlinois), Piper, München,<br />

1972, 326 p.


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

8<br />

UNE VILLE EN MUTATION<br />

EBERHARD DIEPGEN<br />

Le « maire-gouvernant » de Berlin, à la tête depuis 1990d'une grande coalition<br />

avec le SPD, après avoir gouverné de 1985 à 1989 avec les Libéraux,<br />

trace ici les lignes d'avenir de l'ancienne et nouvelle capitale dont ilpense que<br />

d'ici peu d'années elle formera un grand « Land » commun avec le Brandebourg,<br />

ce qui lui donnera le rôle d'une grande métropole à la tête d'un très<br />

vaste arrière-pays.<br />

Cinq ans après la chute du Mur, Berlin ne sait toujours pas où elle va.<br />

Les uns prophétisent un âge d’or, les autres redoutent le déclin de<br />

l’occident. La réalité est beaucoup plus prosaïque. En tant que maire<br />

de Berlin, je veux faire ici quelques réflexions sur les espoirs, les soucis et les<br />

préoccupations de notre ville.<br />

Berlin an 2000, cela signifie aujourd’hui : devenir une capitale, réunir la ville<br />

et former un Land avec le Brandebourg. Ce qui veut dire franchir les fossés<br />

existants, associer Est et Ouest et harmoniser leurs conditions de vie.<br />

La priorité revient à l’essor de l’Est. Nous concentrons le transfert des moyens<br />

sur les arrondissements de l’Est. Dans le budget 1993, 74% des moyens ont<br />

été prévus pour la réparation et la modernisation des logements de l’ex-partie<br />

Est. 66 % ont été consacrés à l’entretien des garderies et des écoles et 71 %<br />

aux ponts et chaussées. Même si la réduction est douloureuse pour l’Ouest,<br />

il n’est pas d’autre alternative. Il faut aider l’Est même si, à long terme, on ne<br />

peut demander trop à l’Ouest.<br />

C’est ainsi que la situation de Berlin est peut-être plus difficile aujourd’hui que<br />

du temps du Mur. En l’espace de quelques années seulement, la ville doit<br />

assumer le poids du passé, prendre en main les problèmes du présent et maîtriser<br />

les défis de l’avenir. Et surtout, elle doit le faire par ses propres moyens.<br />

Car Berlin a déjà reçu plus d’une fois le bon conseil de songer à utiliser ses<br />

ressources personnelles.<br />

Voilà qui est certes opportun. Mais la Berliner Bank a effectué des calculs terrifiants.<br />

Si le Gouvernement diffère son déménagement de dix ans, 47,2 milliards<br />

de marks d’investissements privés échapperont à Berlin-Brandebourg.<br />

Rien que cela signifie une perte d’impôts de plus de cinq milliards de marks.


DOCUMENTS<br />

9<br />

Le débat au sujet du siège du Gouvernement porte essentiellement sur la crédibilité<br />

et sur la fiabilité de la politique allemande. Dans la concurrence avec<br />

d’autres métropoles européennes, nous gâchons des chances de développement.<br />

En admettant même que ce soit possible (je suis optimiste), on ne pourra<br />

rattraper ces chances perdues que dans plusieurs décennies. Comment assumer<br />

cette responsabilité alors que nous nous trouvons dans un chapitre particulièrement<br />

compliqué de l’histoire de la ville ?<br />

Car Berlin vit en accéléré des processus qui ont duré ailleurs des dizaines<br />

d’années. Il faut que la ville fusionne, que deux mondes s’assemblent. Il faut<br />

qu’elle résolve ses problèmes en dépit de la résistance d’intérêts fortement<br />

teintés de particularisme. Il faut qu’elle réclame des taxes plus élevées en<br />

échange de prestations moins grandes. Il faut qu’elle rattrape un déficit en<br />

investissements en sachant intéresser des investisseurs qui auraient peut-être<br />

préféré s’installer dans les vertes prairies de la grande banlieue, voire dans le<br />

vaste monde.<br />

La restructuration de l'économie<br />

Berlin est en voie de devenir la capitale de l’Allemagne et un centre européen<br />

mais aussi, par ailleurs, une ville normale. Comme nombre de grandes métropoles,<br />

Berlin connaît des difficultés économiques. Étant donné le prix des terrains,<br />

seules des industries à forte valeur ajoutée, dotées de technologies élaborées,<br />

ont à Berlin une chance à long terme si elles s’associent étroitement<br />

aux entreprises de services et aux universités. Mais, par le passé, ce sont plutôt<br />

ce qu’on appelle des « établis améliorés » qui se sont souvent installés ici.<br />

Certaines entreprises vendent aujourd’hui à bon prix les surfaces trop petites<br />

qu’elles possèdent au cœur de la ville pour en acquérir de plus importantes<br />

en grande banlieue. Le Sénat (Gouvernement) de Berlin ne peut empêcher ce<br />

processus que d’autres villes ont connu aussi au fil des ans, il ne peut que le<br />

contrôler grâce à une politique active de réserve foncière, par exemple. Berlin<br />

est aujourd’hui en vive concurrence avec d’autres villes allemandes et d’autres<br />

régions européennes – à une époque où les investissements reculent dans<br />

leur ensemble et où les emplois sont partout en baisse.<br />

C’est pourquoi le chômage a atteint le même niveau élevé dans tout Berlin. A<br />

l'automne 1993, la fermeture d’une usine AEG a provoqué de l’agitation dans<br />

la ville. Kodak a fermé son usine de Siemensstadt, Schwarzkopf quitte Tempelhof.<br />

D’autres entreprises réduisent leurs emplois : Siemens, Osram, ABB,<br />

DeTeWe et Alcatel se sont vues contraintes, à la suite de restructurations, de<br />

supprimer des postes à Berlin. Le chômage atteint maintenant près de 13 %.<br />

Par comparaison : il n’est que de 8 % à Potsdam. Des employés qualifiés qui<br />

(1) Allocation créée à l'époque de la division dans le cadre de l'aide fédérale à Berlin et conçue pour les<br />

employés. Elle représentait 8 % du salaire brut. Réduite progressivement depuis la réunification, elle n'était plus<br />

que de 2 % en <strong>1994</strong> et n'existera plus à partir du 1 er janvier 1995.


DOCUMENTS<br />

10<br />

font la navette entre le Brandebourg et Berlin chassent aujourd’hui les Berlinois<br />

de leurs emplois traditionnels.<br />

Si bien qu’à l’Ouest aussi l’impatience grandit chez certains. Cela tient en outre<br />

au fait que les Berlinois de l’Ouest ont dû supporter des préjudices économiques<br />

considérables après la réunification, à la différence des Allemands de<br />

l’Ouest. La disparition de l’allocation attribuée à Berlin (1) a largement contribué<br />

à la baisse de plus de 15 % des salaires réels, la concurrence est devenue<br />

plus forte même si, dans le secteur Ouest, près de 100.000 emplois nouveaux<br />

ou supplémentaires ont été créés depuis le « tournant ».<br />

Sur la voie d’une restructuration économique qui en fera une métropole de services<br />

axée sur la production et dotée d’un fort noyau industriel, Berlin a déjà<br />

bien progressé. Artisanat et moyennes entreprises, en particulier dans le bâtiment,<br />

deviennent le moteur du développement économique de Berlin. 35.000<br />

emplois nouveaux ou supplémentaires ont été créés au cours des deux dernières<br />

années rien que dans l'artisanat. Avec un solde de plus de 41.000 créations<br />

depuis juillet 1990, la partie Est est à la tête de tous les Länder fédéraux,<br />

en pourcentage de la population.<br />

A Berlin, le nombre des entreprises privatisées par la Treuhand est supérieur<br />

à la moyenne des autres nouveaux Länder. Le nombre des employés accordés<br />

par entreprise est, à hauteur de 320, au moins deux fois plus élevé, et le<br />

produit des ventes est même quatre fois plus important que la moyenne.<br />

L’usine de câbles Oberspree, la société Elpro, l’usine de signalisation et de<br />

techniques de sécurité WSSB, Knorr-Bremse et l’entreprise d’ascenseurs Otis<br />

montrent que le site industriel berlinois met ses chances à profit. Berlin et Hambourg<br />

ont été récemment considérées comme les régions de croissance pour<br />

l’avenir.<br />

Le secteur des services joue ici un rôle central. Selon une étude de l’Institut<br />

allemand de Recherche économique, près de 510.000 actifs seront employés<br />

en l’an 2000 dans des entreprises privées de prestations de services. Cette<br />

dynamique se reflète dans les chiffres suivants : la grande majorité des projets<br />

d’investissement d’une certaine importance, déjà mis en oeuvre ou seulement<br />

planifiés, pour un volume de 40 milliards de marks, se trouve dans le secteur<br />

des services. Le maintien et la création de près de <strong>17</strong>5.000 emplois sont liés<br />

à ces projets. Un American Business Center, un centre culturel et commercial<br />

français, les programmes de la Potsdamer Platz et de la Friedrichstraße, du<br />

Gendarmenmarkt et du Zeitungsviertel sont le signe de l’essor de Berlin.<br />

Mais ce n’est qu’une demi-vérité au niveau économique. Car l’implantation<br />

industrielle est en tout état de cause menacée. La branche productive réduit<br />

ses emplois ou transfère la production en grande banlieue. Si le déménagement<br />

du Gouvernement et du Parlement fédéral devait être encore différé, les<br />

(1) Allocation créée à l'époque de la division dans le cadre de l'aide fédérale à Berlin et conçue pour les<br />

employés. Elle représentait 8 % du salaire brut. Réduite progressivement depuis la réunification, elle n'était<br />

plus que de 2 % en <strong>1994</strong> et n'existera plus à partir du 1 er janvier 1995.


DOCUMENTS<br />

11<br />

investisseurs menaceraient de revoir leurs décisions en faveur de Berlin. Une<br />

fois sapée la base économique d’une ville, il est difficile d’enrayer son déclin.<br />

Hans-Jochen Vogel (2) l’a récemment formulé ainsi : « Quand l’argent manque<br />

pour les transports, les écoles et les maternelles, l’approvisionnement, l’élimination<br />

des déchets et l’entretien du parc immobilier, on voit partir les entreprises<br />

et les gens, et on en vient à une déperdition des forces productives ainsi<br />

qu’à la misère sociale. »<br />

Social et santé, des problèmes spécifiques<br />

Dans le domaine social, Berlin se trouve confrontée à des problèmes qui<br />

pèsent actuellement sur beaucoup de villes de façon identique : les communes<br />

risquent de ne plus pouvoir financer les coûts élevés d’assistance aux<br />

personnes socialement faibles, ni les dépenses en augmentation dans le secteur<br />

de la santé. Mais, même en ce domaine, il existe des problèmes spécifiques<br />

à Berlin : ce sont ceux qui découlent de la fusion de la ville et qui n'ont<br />

pu être résolus qu'en partie jusqu’à présent.<br />

Les mutations sociales se manifestent particulièrement tôt à Berlin. C’est ainsi<br />

qu’il y a des années déjà, on a diagnostiqué ici une « nouvelle question<br />

sociale ». Les familles nombreuses, mais aussi les mères célibataires, les personnes<br />

âgées et seules dépendent en ville d’une assistance particulière. Elles<br />

n’ont guère de lobby pour faire entendre leurs requêtes.<br />

Elles ont souvent droit à l’aide sociale. Près de 128.000 habitants de la partie<br />

Ouest de Berlin et 38.000 de la partie Est perçoivent des aides permanentes<br />

qui assurent leur subsistance. La différence entre Est et Ouest s’explique par<br />

le fait que nombre d’ayants droit ont encore des inhibitions, ce qui les empêche<br />

justement de faire valoir leurs droits, quand ils ne reculent pas devant la paperasserie<br />

administrative.<br />

Berlin est fière du résultat jusque-là atteint dans les questions sociales. Même<br />

s’il continuera à exister différentes circonscriptions légales jusqu’en 1995 (un<br />

patient de la caisse de Weißensee ne pourra donc se faire traiter par un médecin<br />

de Wedding) (3), nous avons globalement réussi l’unité sociale. Les différences<br />

en matière d’aide ne sont plus que minimes. Les dispensaires pour les<br />

personnes âgées, malades ou dépendantes sont présents dans tout Berlin.<br />

Dans la partie Est, on a pu prendre le relais des institutions de « solidarité<br />

populaire », gérées désormais comme des organismes indépendants.<br />

Petit à petit, l’assistance aux malades va rattraper également le niveau de<br />

l’Ouest. Ici aussi, les investissements dans la partie Est continuent à être prioritaires.<br />

Le système de santé étatique de l’ex-RDA a été restructuré de façon<br />

(2) Ancien maire SPD de Munich et de Berlin-Ouest, ancien ministre fédéral de la Justice, ancien président du<br />

groupe parlementaire SPD au Bundestag (N.d.l.R.).<br />

(3) Weißensee est un arrondissement de l'ex-Berlin-Est et Wedding de l'ex-Berlin-Ouest (N.d.l.R.).


DOCUMENTS<br />

12<br />

pluraliste, qu’il s’agisse d’hospitalisations ou de consultations. Cela concerne<br />

la représentation diverse dans les hôpitaux, ainsi que la coexistence réglementée<br />

d’établissements libres et de centres sociaux de santé. A ce jour, 1.800<br />

médecins, 990 dentistes et 48 orthodontistes sont devenus indépendants. On<br />

conserve le concept de polyclinique dans les 13 centres sociaux de santé qui<br />

emploient environ 1.100 personnes.<br />

Le programme d’investissement dans les hôpitaux (1995-2004) montre justement<br />

à quel point on s’efforce d’harmoniser les conditions de vie dans les<br />

arrondissements de l’Est et de l’Ouest. Ceux de l’Est reçoivent à peu près 4,5<br />

milliards de marks pour un tiers des lits (env. 13.000), ce qui représente<br />

approximativement les trois cinquièmes des moyens disponibles. Dans les<br />

arrondissements de l’Ouest sont investis à peu près 3 milliards de marks pour<br />

deux tiers de l’ensemble des lits (env. 26.000), ce qui représente près de deux<br />

cinquièmes des moyens.<br />

Qui va payer tout cela ? Le montant des dépenses sociales globales plonge<br />

les communes dans des embarras financiers. Berlin aussi a des problèmes<br />

d’argent. Au cours des prochaines années, la part des impôts va augmenter,<br />

mais pas assez pour suffire aux différentes missions de la ville. L’aide de l’État<br />

qui revient à Berlin se réduit beaucoup plus vite que ne peut croître l’économie<br />

de la ville. Berlin est ainsi contrainte à la plus rigoureuse discipline budgétaire.<br />

Avec 1,7 %, le taux de progression du budget 1993 (d’un volume global de<br />

42,6 milliards de marks) est le plus modeste de tous les Länder fédéraux. <strong>1994</strong><br />

sera l’année budgétaire la plus difficile depuis l’après-guerre, en particulier<br />

parce que l’aide apportée à Berlin sera encore amputée de 4 milliards, alors<br />

que tâches et dépenses augmentent.<br />

Une trop grande richesse culturelle ?<br />

C’est dans le domaine culturel que les difficultés de Berlin, mais aussi ses<br />

chances, sont particulièrement claires. La mission la plus importante de la politique<br />

culturelle berlinoise consiste à rassembler et à sauvegarder la multiplicité<br />

et la richesse de la culture des deux moitiés de la ville. Tâche difficile dans la<br />

mesure où Berlin possède en ce domaine bien des choses en double, voire<br />

en triple, pour un seul budget culturel – et où l’État fédéral a commencé par<br />

se décharger élégamment de ses devoirs.<br />

Un Berlin unifié, c’est plus que la somme de ses parties. Un zoo plus un jardin<br />

zoologique, trois opéras, quantité de théâtres, les grandes institutions de la<br />

Fondation pour le Patrimoine culturel prussien (4), la Nationalgalerie, la bibliothèque<br />

nationale, la Philharmonie – Berlin ne manque pas d’attractions cultu-<br />

(4) Fondation créée en 1957 avec pour mission de « conserver, entretenir et enrichir pour le peuple allemand »<br />

le patrimoine culturel de l'État prussien (dissous en 1947) entreposé à l'Ouest de l'Allemagne jusqu'à la réunification<br />

(N.D.l.R.).


DOCUMENTS<br />

13<br />

relles. Mais toutes ces institutions ne sont pas indispensables en double. Il va<br />

falloir « liquider » l’une ou l’autre d’entre elles, et pas seulement à l’Est. Toute<br />

la diversité culturelle qui s’est développée dans les deux moitiés de la ville,<br />

autrefois divisées et en un certain sens concurrentes, ne peut être financée à<br />

long terme par les pouvoirs publics.<br />

C’est pourquoi le Sénat de Berlin s’est vu contraint en juin 1993 de fermer les<br />

Staatliche Schauspielbühnen (scènes nationales). Cette coupe sombre dans<br />

le paysage culturel berlinois a été particulièrement douloureuse, mais elle était<br />

nécessaire. Étant donné son endettement dramatique, le Sénat devait définir<br />

des priorités. La Cour des Comptes elle-même, et tous les directeurs de<br />

théâtre, ont toujours soutenu qu’il valait mieux fermer complètement un établissement<br />

plutôt que de les amputer tous au prorata de leurs subventions en<br />

cas de réduction du budget général.<br />

La fermeture du Schillertheater a été une leçon à bien des égards. Des gens<br />

qui ne s’étaient pas intéressés à ce théâtre depuis des années se sont découverts<br />

pour lui une sympathie sur ses vieux jours. Des directeurs qui avaient<br />

encore demandé des millions supplémentaires peu de temps auparavant, pour<br />

éviter l’effondrement de leur propre établissement, ont voulu tout à coup mettre<br />

des millions à sa disposition sur leur propre budget. Des scènes qui, jusquelà,<br />

se voyaient incapables de combler le trou culturel estival, veulent maintenant<br />

jouer tout l’été.<br />

La décision du Sénat de Berlin a donné le signal. Toute l’Allemagne s’est rendu<br />

compte qu’on faisait vraiment des économies ici. Et, plus important encore,<br />

une discussion a commencé dans l’ensemble de l’Allemagne sur l’avenir et sur<br />

les possibilités de financement des scènes allemandes. Le théâtre « fonctionnarisé<br />

et syndicalisé » (August Everding) a été remis fondamentalement en<br />

question, les honoraires exorbitants des directeurs et des metteurs en scène<br />

ont été dénoncés publiquement. Un débat s’est engagé, et il n’a pas été rare<br />

que des metteurs en scène et des directeurs réfléchissent avec autocritique<br />

sur la structure du théâtre et sur ses coûts.<br />

C’est ainsi que Jürgen Schitthelm, directeur de la Schaubühne, a fait encore<br />

récemment remarquer : « Les possibilités d’économie sont multiples – dans<br />

une ville où il y a tant de théâtres. Mais on traite le personnel administratif et<br />

technique comme le personnel d’entretien des cimetières du service public.<br />

Après trente ans de prospérité, il serait temps que les techniciens de scène,<br />

par exemple, effectuent eux aussi un service fractionné – quatre heures dans<br />

la matinée, quatre heures dans la soirée. » Les directeurs de théâtre reconnaissent<br />

donc eux-mêmes maintenant qu’il existe de nombreuses possibilités<br />

de faire des économies.<br />

Pour pouvoir financer le riche paysage de nos théâtres et de nos orchestres, le<br />

Sénat de Berlin a défini un concept de financement unique en Allemagne. Il offre<br />

aux scènes et aux orchestres berlinois la possibilité de se gérer à long terme de<br />

façon autonome et, en particulier, de fixer leurs prix en toute indépendance.<br />

Ce sont des voies qui nous éloignent de la comptabilité publique traditionnelle.<br />

L’objectif visé pour les institutions culturelles de l’État est une gestion qui repo-


DOCUMENTS<br />

14<br />

se sur des principes commerciaux et laisse aux établissements davantage de<br />

libertés, mais aussi de responsabilités. Les prix d’entrée, jusqu’à présent réglementés<br />

par l’État, seront libres. Ce qui devrait donner aux établissements<br />

l’ambition de réaliser de leur propre initiative des recettes plus importantes. Le<br />

surplus pourra être utilisé dans les années suivantes ou investi en fonds de<br />

réserve pour des temps moins fastes. Car ces institutions culturelles vont avoir<br />

à supporter largement elles-mêmes les résultats de leur activité commerciale.<br />

Les subventions accordées aux institutions privées sur une assez longue<br />

période leur donneront une plus grande sécurité de planification.<br />

Davantage d’autonomie et d’indépendance, une sécurité à long terme, voilà<br />

aussi ce qu’on peut attendre des concepts de privatisation, d’ores et déjà établis<br />

ou à développer encore, pour le Berliner Ensemble, le Friedrichstadtpalast<br />

et le Metropoltheater. La privatisation n’est sûrement pas une panacée. On<br />

n’achète pas la culture en leasing. Mais on ne peut s’en remettre pour tout à<br />

l’État ni à la ville. A l’avenir, il va nous falloir regarder de plus près ce que nous<br />

pouvons ou non nous permettre. Il faut faire clairement comprendre qu’il n’existe<br />

pas de culture gratuite.<br />

Berlin ne deviendra pas pour autant un désert culturel. Le budget de la ville<br />

en ce domaine connaît une croissance disproportionnée et reste toujours plus<br />

important que celui de Paris et New York réunis. Les dépenses culturelles du<br />

Land de Berlin engloutissent, avec leur 1,2 milliard de marks, l’ensemble des<br />

revenus de la taxe professionnelle. La culture est un talent que Berlin devra<br />

aussi faire valoir à l’avenir.<br />

Études et recherches : le succès !<br />

Berlin se retrouve devant le même dilemme pour la science que pour la culture.<br />

Avec 3,8 milliards de marks, ce sont plus de 9 % du budget du Land qui passent<br />

dans le secteur scientifique. En même temps, le bilan du Conseil scientifique<br />

est catastrophique dans certains domaines : aucune autre ville allemande<br />

ne se signale par une telle concentration d’études de longue durée.<br />

L’Université Libre de Berlin n’arrive à des durées d’études normales que dans<br />

quatre cycles.<br />

Il peut y avoir des raisons pour justifier la durée particulière des études dans<br />

une grande métropole. La variété de l’offre universitaire, l’anonymat des facultés<br />

et l’attractivité de la ville y contribuent, mais elles ne peuvent suffire à tout<br />

expliquer. Il semble en fait qu’une université se paralyse elle-même à partir<br />

d’une certaine taille. C’est pourquoi, grâce à son plan de restructuration des<br />

universités, le Sénat de Berlin veut dégraisser les universités de la ville au<br />

cours des prochaines années, dans la mesure évidemment où les tribunaux<br />

administratifs y consentiront.<br />

En effet, la réunification permet de rationaliser les institutions parallèles<br />

inutiles. On peut regrouper certaines spécialités enseignées par plusieurs universités<br />

(vétérinaire et dentaire, par exemple). Même si le nombre des places


DOCUMENTS<br />

15<br />

doit être réduit de 15.000 pour arriver à 100.000 en 2003 (5), Berlin formera<br />

encore deux fois trop d’étudiants par rapport à sa population.<br />

A plus forte raison depuis la réunification, Berlin fait partie des régions d’Europe<br />

où la recherche est la plus intensive. Renouant avec des traditions<br />

anciennes, on a fondé en mars 1993 l’Académie des Sciences de Berlin-Brandebourg.<br />

Et on a beau se plaindre de la situation de l’enseignement dans les<br />

universités, le succès qu’elles remportent dans la recherche leur vaut des distinctions<br />

chaque année. Les universités berlinoises dans leur ensemble se<br />

sont retrouvées en tête du palmarès des instituts de recherche allemands,<br />

publié par un magazine munichois.<br />

A Berlin-Adlershof, nous voulons mettre ce potentiel à profit. On voit s’y profiler<br />

un paysage où s’intègrent science et économie, ainsi qu’un parc technologique<br />

et un centre pour fondateurs. C’est là que sont établis le campus scientifique<br />

de l’Université Humboldt, des instituts de recherche extra-universitaires et de<br />

grands équipements scientifiques comme Bessy II, célèbre anneau de stockage<br />

des électrons pour le rayonnement du synchroton. Cela souligne l’importance<br />

de la coopération économique et scientifique.<br />

Dans la concurrence des régions, culture et science sont incontestablement<br />

devenues d’importants facteurs d’implantation. Mais il faut qu’il y ait un juste<br />

rapport entre prix et prestation. Le débat suscité par la fermeture du Schillertheater<br />

a clairement montré que plus d’une ville s’est construit de trop coûteux<br />

châteaux en Espagne, impossibles à payer à long terme.<br />

Toutes ces tranches de la réalité berlinoise prouvent que les problèmes ne<br />

manquent pas. Face aux recettes en baisse et aux coûts en hausse, il va falloir<br />

beaucoup de sens civique pour garder à la ville cet équilibre et ce mélange<br />

dont elle se vante à juste titre. ■<br />

(Traduction : Dominique Petit)<br />

(5) A Paris et dans sa banlieue, on compte en <strong>1994</strong> 350.000 étudiants pour une population environ trois fois<br />

plus grande que celle de Berlin (N.d.l.R.).


DOCUMENTS<br />

83<br />

BERLIN<br />

CETTE VILLE DONT ON PARLE<br />

par Thilo Koch<br />

Il y a quarante ans ce poème a tant plu à nos prédécesseurs qu'ils l'ont fait<br />

traduire et publier dans <strong>Documents</strong>. Tout en faisant parler la mémoire de Berlin<br />

il ressuscite la nôtre.<br />

N<br />

i belle, ni illuminée, ni accueillante,<br />

Incontestablement depuis toujours city et faubourgs,<br />

Étendue à perte de vue,<br />

Qaurante kilomètres de rails unissent Erkner et Wannsee.<br />

Le centre est représentatif,<br />

Mais à l'est de l'Elbe ce sont les mille rues<br />

Des quartiers intérieurs habités par des petits bourgeois.<br />

Et puis, il y a, aujourd'hui encore, ces villages<br />

Qu'on dit des villes d'eau :<br />

Zehlendorf, Gatow, Frohnau.<br />

Des bistrots où l'on boit de la bière et du schnaps,<br />

Cela n'a rien de très poétique.<br />

Il n'y a place dans cette ville<br />

Ni pour les vieux restaurants d'autrefois ni pour les tavernes<br />

Douillettes où l'on déguste du vin.<br />

Les pierres les plus vieilles racontent cinq cents ans d'histoire<br />

Ici, la nature elle-même est jeune et rude :<br />

Forêts de pins sauvages, lande, fleuve endigué,<br />

Petits lacs bleu clair, bordés de roseaux,<br />

Qu'animent des voiles et des rames.<br />

Ni royale, ni majesteusement ordonnée,<br />

Ni, comme Paris, tout entière dans une idée,<br />

Ni, comme Rome, formée dans les creusets d'une civilisation<br />

à son apogée.<br />

Berlin est une ville de colons,<br />

Sauvage, inculte depuis toujours,<br />

Pas même capitale du Reich pendant un siècle,<br />

Profondément avancée dans la Marche,<br />

Enfoncée dans le sable,<br />

Telle une immense et solide ville de tentes,<br />

Sans mesure, sans contour :<br />

Une inflation en marche.<br />

Misérables départs de cette ville ! Kölln : (1)<br />

Une colline, au milieu de forêts slaves, sur un méandre de la Spree.<br />

Ville hanséatique, postes avancés alors qu'à Prague<br />

(1) Quartier du centre de Berlin qui fut à l'origine une commune à part. Ce nom s'écrit avec deux "ll". Il est d'origine<br />

slave alors que Köln sur le Rhin est une « colonia », une colonie de peuplement par exemple militants.


DOCUMENTS<br />

84<br />

La première université allemande existe déjà.<br />

Pendant la guerre de Trente Ans, la moitié des habitants périssent.<br />

Plus tard, la ville est le refuge des Huguenots :<br />

Comme une prise de piment fort<br />

Dans la pâte épaisse et dure<br />

De la résidence provinciale et bourgeoise des Princes.<br />

Berlin demeure le refuge et le rempart de ceux qui protestent,<br />

Des persécutés qui quittent leur pays<br />

Par acquit de conscience<br />

Et choisissent la liberté.<br />

Économiser, manœuvrer, économiser encore.<br />

Tambouriner, marcher : les guerres de Silésie,<br />

Puis Sans-Souci et l'Anti-Machiavel,<br />

Les banques aux chandelles, les courses de levrettes,<br />

Le despote éclairé, Bach et Voltaire ;<br />

Le petit château des Humboldt à Tegel,<br />

Bourgeois, goethéen : familier et discret,<br />

Le style sobre et classique de Schinkel (2).<br />

Enfin, c'est tout l'esprit du monde qui se trouve à Berlin.<br />

Hegel, la subtilité de la raison,<br />

Le totalitarisme de la pensée.<br />

Tout est sentiment dans les salons du Romantisme.<br />

Rachel (3) n'est pas jolie<br />

Mais vivante et prenante.<br />

Berlin et les Juifs !<br />

Voilà l'autre prise de piment.<br />

Arts, théâtre et littérature,<br />

Plus tard le cinéma.<br />

La critique décide du cours de la Bourse,<br />

Sans l'activité débordante des Juifs,<br />

Leurs mérites, leur modestie, leurs audaces,<br />

Sans l'instinct du particulier,<br />

Qu'ils ont hérité des Huguenots,<br />

Les fondateurs de Berlin auraient fait de cette ville<br />

La morne métropole<br />

De l'industrie, du fonctionnarisme et du militarisme.<br />

Même l'époque Louis-Philippe n'était plus ici à l'abri.<br />

La gauche allemande, les libéraux, les sociaux-démocrates<br />

Consolident leurs positions à Berlin,<br />

Qui fut pourtant le vieux quartier général de la droite.<br />

Le Junker de Schönhausen,<br />

Le tourneur de Leipzig :<br />

Bismarck et Bebel.<br />

Unter den Linden, le Kranzler et l'Adlon (4)<br />

(2) Architecte et peintre prussien (<strong>17</strong>81-1841).<br />

(3) Rachel Varnhagen von Ense, née Levin (<strong>17</strong>71-1833), épouse d'un diplomate et homme de lettres. Elle est<br />

à la tête du plus important salon berlinois de son temps. Sa correspondance est un témoignage capital. Une<br />

des personnalités les plus significatives du processus d'émancipation des juifs de Berlin. (N.d.l.R.)<br />

(4) Le café Kranzler et l'hôtel Adlon étaient des hauts-lieux de la sociabilité berlinoise.


DOCUMENTS<br />

85<br />

Dans les arrière-cours, le « milieu » de Zille (5)<br />

C'est la Wilhelmstrasse maintenant qui gouverne pour l'Allemagne,<br />

Le Deuxième Reich entrevoit<br />

L'Europe au « Congrès de Berlin ».<br />

Siemens, Virchow, Fontane<br />

Le progrès et les inquiétudes,<br />

Richesse et ministère des Colonies du Reich,<br />

Anniversaire de l'Empereur : hipp-hipp-hurra !<br />

Puis c'est la fleur au fusil,<br />

Victoires et famine, voici 1918.<br />

Insurrection des soldats, révolte des ouvriers !<br />

Enfin, le courage civique et la modération : Ebert,<br />

Plus tard, un maréchal sera le premier serviteur de la démocratie.<br />

Banques et Reichstag,<br />

Champagne chez Huth et Resi (6)<br />

Tramway, métro, autobus à deux étages,<br />

Grands magasins, villas à Dahlem,<br />

Les rotatives tournent, les journaux tirent à des millions d'exemplaires.<br />

La vie nocturne de Berlin est la plus extravagante du continent :<br />

Sous un ciel bleu tendre, sobre et prussien,<br />

C'est une autre Babylone<br />

paradoxale comme le siècle lui-même.<br />

Les jeux Olympiques : la jeunesse du monde s'est donné rendez-vous à Berlin.<br />

Des flambeaux et des drapeaux, des drapeaux et des flambeaux<br />

Et pour finir :<br />

Les fêtes du Dieu Soleil et les bûchers de livres,<br />

Le « oui » à la guerre totale.<br />

Mille, des milliers de tonnes de phosphore et d'explosifs :<br />

La place de Lützow, les quartiers du port, les gares,<br />

Et sur les maisons, les fabriques, les magasins<br />

De la plus grande ville du continent européen<br />

S'acharnent les bombes et les mines : un déluge de feu.<br />

L'homme meurt quand plus de la moitié<br />

De sa chair brûle.<br />

Mais la ville continuait à vivre.<br />

Aujourd'hui : un inextricable chaos.<br />

Comme Carthage, Berlin devait être détruite.<br />

Réclames au néon et néo-capitalisme.<br />

Le Hong-Kong occidental pour les réfugiés politiques.<br />

Le parti des ouvriers est le plus fort.<br />

Tous les films du monde.<br />

Fruits du Sud, livres, fines étoffes,<br />

Le dernier cri de la mode<br />

De Paris à Tokyo, de Sydney à New-York :<br />

Tout cela dans les seules vitrines de l'Occident,<br />

(5) Dessinateur, caricaturiste (1858-1929), auteur de « Mein Milljöh ».<br />

(6) Célèbres restaurant et cabaret.


DOCUMENTS<br />

86<br />

Derrière le rideau de fer,<br />

Berlin mène la double vie du monde,<br />

Ne rayonnant que d'un seul côté<br />

Liée par une ceinture désertique<br />

A la sombre zone du silence.<br />

Finie la gloire !<br />

Finis le tam-tam et le luxe !<br />

Peu de travail ;<br />

Les grands mots, un peu plus qu'il n'en faut,<br />

Même ceux qui frappent juste (« courageuse Berlin »)<br />

Font banqueroute. Homme fatigués,<br />

Bruyants, laconiques, affolés, conscients,<br />

Trop, beaucoup trop d'hommes.<br />

Et pourtant, formant tous ensemble une espèce<br />

Qui ne disparaîtra pas,<br />

Relativement peu corrompue,<br />

Rarement ouverte et éveillée, mais quand elle le peut,<br />

Tolérante et fidèle,<br />

Curieuse et impertinente, bon enfant et coriace<br />

Comme le lièvre dans la lande.<br />

Mais elle espère toujours en secret<br />

Une occasion de magnanimité.<br />

Ni belle, ni illuminée, ni accueillante<br />

Telle est Berlin. Pourtant cette ville peut être une patrie<br />

Une patrie et un centre.<br />

Une patrie justement pour ceux<br />

Qui partout ailleurs dans le monde sont des étrangers.<br />

Un centre pour ce peuple difficile que sont les Allemands,<br />

Appliqués, mais ne sachant jamais<br />

S'ils vont se disperser ou s'unir.<br />

« Viens ou reste », dit Berlin.<br />

« Je ne t'en raconte pas.<br />

Demain, beaucoup de choses pourront changer,<br />

Comme hier beaucoup étaient différentes ;<br />

Mais je suis présente.<br />

Serait-ce peu de chose ?<br />

Si tu le veux, ce peut être tout ».<br />

(Frankfurter Allgemeine Zeitung du 14 janvier 1954)<br />

(Publié dans <strong>Documents</strong> N° 2-1954)


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

87<br />

VILLE DES ARTS<br />

ET DE LA CULTURE<br />

THÉATRES, OPÉRAS ET ORCHESTRES<br />

DANS BERLIN RÉUNIFIÉE<br />

CHRISTIAN MERLIN<br />

La culture, ça coûte cher. L'unification là encore, là surtout, contraint aux économies,<br />

car la culture manifeste moins durement que les chômeurs et ses syndicats<br />

sont moins nombreux et donc moins puissants. A l'Est on dépensait sans<br />

compter en refusant d'imaginer l'avenir, à l'Ouest les subventions de Bonn<br />

étaient abondantes. A présent il faut « dégraisser » et c'est souvent l'essentiel<br />

qui apparaît comme superflu aux administrations. Du théâtre et de la musique<br />

à Berlin, Christian Merlin sait à peu près tout, sinon tout. Il nous parle de Kulturbetrieb,<br />

de la culture comme entreprise comme s'il y était à la fois manager,<br />

acteur et spectateur.<br />

Cela fait bien un siècle que Berlin joue sans discontinuer un rôle crucial<br />

dans la vie théâtrale et musicale allemande. Un rôle qui n'est certes<br />

pas hégémonique, comme c'est le cas en France avec Paris : Munich<br />

et Hambourg sont d'autres centres culturels de toute première importance, et<br />

il est peu de villes d'outre-Rhin qui ne possèdent leur troupe de comédiens,<br />

leur scène d'opéra et leur orchestre symphonique. Mais il est incontestable que<br />

Berlin présente une concentration d'activités culturelles hors du commun, devenue<br />

encore plus spectaculaire depuis la chute du Mur. Spectaculaire, mais<br />

aussi problématique : près de trente ans de division avaient conduit chaque<br />

partie de la ville à développer ses institutions culturelles indépendamment de<br />

l'autre côté, en toute étanchéité. On avait pris l'habitude de parler de Berlin-<br />

Ouest et de Berlin-Est comme s'il s'agissait de deux localités distinctes. Ces<br />

deux cités une fois réunies en une seule, on se retrouvait face à une métropole<br />

comptant une bonne vingtaine de théâtres, une bonne douzaine d'orchestres<br />

et trois opéras ! Après le reflux de la vague d'euphorie consécutive à la réunification,<br />

une question délicate allait très vite se poser aux gestionnaires de la<br />

culture : y a-t-il de la place pour tout le monde ?


DOCUMENTS<br />

88<br />

Domination de la Schaubühne et du Deutsches Theater<br />

Depuis environ vingt-cinq ans, une scène domine nettement la vie théâtrale<br />

berlinoise : la Schaubühne (1), située à l'Ouest de la ville, sur la Lehniner<br />

Platz (2), attenante au Kurfürstendamm. Ce théâtre est devenu une véritable<br />

institution, citée comme référence à l'étranger comme la Comédie Française<br />

ou le TNP ont pu l'être hors de France. Ce statut d'« honorabilité » est un paradoxe,<br />

si l'on considère que cette maison a construit sa réputation, à la fin des<br />

années 60, en tant que haut-lieu de la critique de la société, de la contestation<br />

anti-conservatrice et anti-bourgeoise. Mais ce n'est un paradoxe qu'en apparence<br />

: longtemps directeur et inspirateur de ce prestigieux établissement, le<br />

metteur en scène Peter Stein, qui préside désormais aux destinées théâtrales<br />

du Festival de Salzbourg, n'a jamais fait rimer protestation avec improvisation,<br />

regard critique avec jeu anarchique. Il a au contraire développé une dramaturgie<br />

extrêmement précise, d'une grande rigueur intellectuelle et reposant sur<br />

une analyse textuelle approfondie ; « faire le clown, avaler du feu, montrer son<br />

cul, ce n'est pas du théâtre et cela détruit le métier », déclarait-il en 1984.<br />

Conjointement avec Klaus-Michael Grüber, mais aussi Luc Bondy, il a ainsi<br />

créé un style propre à la Schaubühne, et réuni une troupe de premier ordre,<br />

avec par exemple Bruno Ganz, Edith Clever ou Jutta Lampe. Outre ses relectures<br />

du répertoire, la Schaubühne a favorisé le théâtre contemporain. Tout<br />

récemment encore, la création de la dernière pièce de Peter Handke, mise en<br />

scène par Luc Bondy, a fait sensation : ce spectacle muet d'une grande originalité,<br />

intitulé Die Stunde da wir nichts voneinander wußten (« L'heure où nous<br />

ne savions rien l'un de l'autre »), doit d'ailleurs être présenté à Paris (Châtelet)<br />

au mois de décembre <strong>1994</strong>. L'actuelle directrice artistique de la Schaubühne,<br />

Andrea Breth, semble moins intéressée par les auteurs de notre temps, mais<br />

son approche plus intuitive, moins intellectuelle du répertoire ainsi qu'une personnalité<br />

affirmée, semblent à même de maintenir le niveau exceptionnel<br />

atteint par la principale scène berlinoise.<br />

Le pendant oriental de la Schaubühne est le Deutsches Theater, connu autrefois<br />

comme le meilleur théâtre de RDA. L'histoire de cet établissement remonte<br />

d'ailleurs encore plus loin, puisque Max Reinhardt y connut certains de ses<br />

plus grands succès dans les années 20, avant de devenir indésirable sous le<br />

nazisme. Le Deutsches Theater est actuellement dirigé par le metteur en<br />

scène Thomas Langhoff, dont le père – ironie de l'histoire – avait été chassé<br />

de la direction de ce même théâtre en 1963 par le SED (Parti Communiste de<br />

RDA). Sous la dictature de Honecker, le Deutsches Theater s'était fait une spécialité<br />

des mises en scène discrètement subversives, où le spectateur avisé<br />

pouvait déchiffrer mainte allusion critique à l'égard du régime. Après la réunification,<br />

le Deutsches Theater n'eut pas à souffrir de la perte généralisée de<br />

(1) De schauen : regarder et Bühne : scène de théâtre.<br />

(2) Cette place n'évoque pas le fondateur del'URSS, mais un célèbre monastère cistercien situé non loin de<br />

Potsdam.


DOCUMENTS<br />

89<br />

fréquentation propre aux théâtres est-allemands : il attire vraisemblablement<br />

nombre de spectateurs venus de l'Ouest, que rebute le style moderniste de<br />

la Schaubühne, et qui apprécient l'esthétique moins dérangeante et le professionnalisme<br />

pratiqués sur la scène de la Schumannstraße.<br />

Nouvelle jeunesse pour le Berliner Ensemble et la<br />

Volksbühne<br />

On connaît mieux, au moins de nom, le Berliner Ensemble. Fondé par Bertolt<br />

Brecht, ce théâtre s'était donné pour vocation de se dévouer à l'œuvre du<br />

maître, en montant régulièrement ses pièces dans un esprit le plus conforme<br />

possible à l'original. Mais malgré la qualité des acteurs, le Berliner Ensemble<br />

s'était progressivement figé sous l'influence rétrograde des héritiers de Brecht<br />

et des idéologues du régime de RDA. Après la chute du Mur, la direction en<br />

a été confiée à un collège de cinq grands hommes de théâtre, certes réputés<br />

pour leur esprit contestataire, mais également considérés par beaucoup de<br />

« jeunes » comme appartenant au passé (ils ont une soixantaine d'années).<br />

Il s'agit des metteurs en scène Peter Zadek, Matthias Langhoff, Peter Palitzsch<br />

et Fritz Marquardt, ainsi que du très énigmatique et contesté Heiner Müller, une<br />

des figures littéraires les plus originales que la RDA ait produites. Tous ont en<br />

commun d'avoir reçu l'enseignement de Brecht, mais aussi d'avoir tenté, tout<br />

au long de leur carrière, de renouveler le paysage théâtral allemand, au besoin<br />

en le dynamitant. Le renouveau du Berliner Ensemble ne s'est donc pas fait<br />

attendre : dès sa première saison, la nouvelle équipe a présenté des spectacles<br />

forts et troublants. C'est ainsi que Palitzsch a mis en scène le Périclès<br />

de Shakespeare dans la salle, après avoir fait retirer les fauteuils ; puis il a<br />

donné la création du sulfureux Grillparzer im Pornoladen (« Grillparzer au sexshop<br />

») de Peter Turrini. Marquardt a choisi des pièces susceptibles, malgré<br />

leur âge, de transmettre un message sur l'époque actuelle, comme Sladek<br />

oder die schwarze Armee (« Sladek ou l'armée noire ») de Ödön von Horvath,<br />

ou Juno und der Pfau (« Junon et le paon »), de Sean O'Casey. Quant à Heiner<br />

Müller, une nouvelle fois il ne passa pas inaperçu, en mettant en scène des<br />

textes de lui-même et de Brecht au cours d'une soirée qui fit contre elle l'unanimité<br />

de la critique. C'est également au Berliner Ensemble qu'eut lieu l'année<br />

dernière le scandale de la création par Einar Schleef des Wessis in Weimar<br />

de Rolf Hochhuth. Ces réactions vives parlent plutôt pour la bonne santé de<br />

ce théâtre, désormais constitué en SARL, et dont la dotation financière par le<br />

Sénat de Berlin est relativement généreuse (23,4 millions de DM, soit 80,5 millions<br />

de Francs), pour un taux de fréquentation oscillant entre 65 et 70 %, ce<br />

qui est correct dans les circonstances actuelles.<br />

Un autre établissement de Berlin-(ex)Est est en train de retrouver une seconde<br />

jeunesse : la Volksbühne, située sur la Rosa Luxemburg Platz. Son directeur,<br />

le jeune metteur en scène Frank Castorf, est l'enfant terrible du théâtre allemand.<br />

Souvent qualifié de « démolisseur » de pièces, à cause de son irrépressible<br />

tendance à modifier les textes des auteurs et l'ordre des scènes, il était


DOCUMENTS<br />

90<br />

peut-être l'homme de la situation pour donner un grand coup de balai au<br />

pesant et poussiéreux héritage de la RDA. Son théâtre explosif s'intéresse<br />

beaucoup au problème très actuel de la perte du sens, notamment après la<br />

fin des idéologies. Et le message est si fort qu'au cours d'une représentation<br />

d'Orange Mécanique, d'Anthony Burgess, des skinheads ont déclenché une<br />

gigantesque rixe dans la salle et le foyer, conférant une réalité inattendue à<br />

l'action scénique de cette pièce sur la violence !<br />

Les laissés pour compte<br />

La question n'en demeure pas moins posée : y a-t-il de la place pour tout le<br />

monde ? D'après les autorités municipales (il faut citer ici la personnalité<br />

contestée du sénateur à la culture Ulrich Rolof-Momin), la réponse est non.<br />

C'est ainsi que le Sénat de Berlin a décidé, le 22 juin 1993, la fermeture, côté<br />

Ouest, de la Staatliche Schauspielbühne, composée du Schiller Theater et du<br />

Schloßparktheater (3). Ce triste événement est vite devenu un symbole du<br />

recul général du soutien public aux institutions culturelles en Allemagne. Ce<br />

théâtre, qui eut tout de même à son actif la création de pièces aussi importantes<br />

que le Don Juan de Max Frisch, Eiche und Angora (Chêne et Lapins<br />

Angora) de Martin Walser, Marat/Sade de Peter Weiss, proposa la première<br />

allemande de pièces d'Anouilh, Beckett, Lorca, Sartre et compta longtemps<br />

dans sa troupe l'immense acteur Bernhard Minetti, se voyait soudain contraint<br />

au silence. Le principal reproche n'était pas sans hypocrisie : la fréquentation<br />

serait trop basse, avec 55 % ; mais comme il s'agit de la plus grande salle d'Allemagne,<br />

cela représente tout de même 227.000 spectateurs, plus que n'importe<br />

quelle autre scène outre-Rhin ! Une résistance acharnée s'organisa,<br />

avec la solidarité d'une partie du monde théâtral : une direction collégiale se<br />

mit en place, le spectacle Comme il vous plaira de Shakespeare, mis en scène<br />

par l'artiste-maison Katharina Thalbach fit salle comble, la troupe mit sur pied,<br />

envers et contre tout, une saison complète, et l'on vit même Einar Schleef donner<br />

sa mise en scène de Faust sur les marches du théâtre. Mais le Parlement<br />

de Berlin confirma la décision de fermeture, qui fut effective en octobre 1993.<br />

Ému par le sort du Schiller Theater, le Français Jérôme Savary a proposé d'en<br />

être le repreneur. Mais en l'état actuel des choses, la balance penche nettement<br />

en faveur d'un organisateur de tournées de comédies musicales, qui<br />

louerait le théâtre à la saison. Il est vrai que ce genre, dans lequel le Metropoltheater<br />

et le Theater des Westens sont également spécialisés (dans un<br />

style moins racoleur il est vrai), est actuellement très en vogue en Allemagne.<br />

Outre le Schiller, deux autres établissements ont dû fermer leurs portes depuis<br />

la réunification : le Palast (en 1990) et la Kleine Bühne (en 1992). En revanche,<br />

le Maxim Gorki Theater s'est doté d'un nouveau directeur, Bernd Wilms, qui<br />

ne semble pas manquer d'idées.<br />

(3) Théâtre du Parc du Château, à Steglitz, arrondissement du sud ouest de Berlin.


DOCUMENTS<br />

91<br />

La ville aux trois opéras<br />

Dans les années 20, l'une des périodes culturellement les plus riches de l'histoire<br />

berlinoise, la capitale de l'Allemagne se distinguait aux yeux du monde<br />

lyrique par la présence de trois théâtres d'opéra d'influence internationale. Il<br />

y avait l'Opéra de Charlottenburg, fondé en 1912 à l'aide de capitaux privés,<br />

sous le nom de Deutsches Opernhaus, puis rattaché à la municipalité sous la<br />

dénomination de Städtische Oper. Sous l'impulsion de Bruno Walter et Heinz<br />

Tietjen, ce théâtre sut attirer jusqu'à l'avènement du nazisme les plus grands<br />

chanteurs de l'époque (Lotte Lehmann, Maria Ivogün, Lauritz Melchior, Alexander<br />

Kipnis…). Il y avait le Staatsoper, situé sur l'avenue Unter den Linden, et<br />

où le chef d'orchestre Erich Kleiber effectua certaines créations capitales, dont<br />

la moindre n'est pas celle du Wozzeck d'Alban Berg en 1925. Et enfin il y avait<br />

le mouton noir, l'enfant terrible, le Kroll Oper, où le jeune avant-gardiste Otto<br />

Klemperer se lança dans une politique radicale d'enrichissement du répertoire<br />

et de dépoussiérage des conventions. Entouré de metteurs en scène comme<br />

Gustav Gründgens, de décorateurs comme Ewald Dülberg ou Oskar Schlemmer,<br />

il rendit la scène accueillante aux tendances esthétiques les plus nouvelles,<br />

comme le Bauhaus, le surréalisme ou la Neue Sachlichkeit. Les premières<br />

auditions d'œuvres de Hindemith (Cardillac), Schönberg (Neues vom<br />

Tage), Stravinsky (Mavra) y côtoyaient le décor cubiste de Fidelio, ou surréaliste<br />

des Contes d'Hoffmann, à l'origine de fameux scandales. Le régime hitlérien,<br />

puis la division de la ville, avaient mis un coup d'arrêt de près de soixante<br />

ans à cette situation unique.<br />

Voici que, réunification aidant, Berlin retrouve son statut de ville aux trois<br />

opéras, avec ce que cela suppose de prestige mais aussi de difficultés. Au<br />

Städtische Oper a succédé le Deutsche Oper de Berlin-(ex)Ouest, situé Bismarckstraße,<br />

et dont l'administrateur général est le metteur en scène Götz<br />

Friedrich. Le Staatsoper Unter den Linden a conservé son nom et son<br />

emplacement géographique, et la présence de Daniel Barenboïm comme<br />

directeur musical est censée lui redonner l'audience internationale qu'il avait<br />

perdue après quarante ans d'isolationnisme communiste. Enfin, il semble<br />

que le Komische Oper occupe aujourd'hui la place qui était autrefois celle<br />

du Kroll : situé dans la partie est de la ville, cet établissement fut en effet,<br />

au temps de la RDA, le haut lieu de l'école théâtrale de Walter Felsenstein,<br />

dont le dernier directeur Harry Kupfer est l'un des héritiers ; loin du starsystem,<br />

des décors hollywoodiens et des vedettes de la vocalise, le<br />

Komische Oper, qui continue à jouer tous ses ouvrages en langue allemande,<br />

mise sur une dramaturgie critique et stylisée, dans un esprit d'atelier et<br />

avec une troupe permanente.<br />

Trois opéras ne sont certes pas de trop dans une métropole qui est au moins<br />

aussi grande que Francfort, Leipzig et Stuttgart réunies, d'autant que la fréquentation<br />

du public est plutôt en hausse depuis la réunification. Mais d'autres<br />

considérations entrent en jeu. Le Komische Oper est à part, tant par sa taille<br />

que par son mode de fonctionnement : la rumeur fait craindre qu'il soit la première<br />

victime en cas de restrictions sévères. Le sénateur à la Culture Roloff-


DOCUMENTS<br />

92<br />

Momin s'est déclaré inconditionnellement pour le maintien des trois opéras,<br />

et en particulier de l'Opéra Comique. Mais comme il avait aussi déclaré que<br />

le Schiller Theater ne serait pas fermé durant son mandat, l'optimisme doit<br />

être relativement mesuré. Cela dit, avec 57 millions de DM de subventions<br />

(195 millions de Francs), le Komische Oper n'est pas le fardeau financier le<br />

plus lourd.<br />

En revanche, la concurrence entre le Deutsche Oper (88,6 millions de DM de<br />

subventions, soit 305 millions de Francs) et le Staatsoper Unter den Linden<br />

(79,3 millions de DM, 270 millions de Francs) est rude. Depuis l'après-guerre,<br />

le premier nommé est assez solidement installé comme première scène berlinoise<br />

pour l'opéra. Mais l'importance historique du Staatsoper est telle que<br />

cette institution ne pouvait rester à la traîne après la chute du mur. Même si<br />

cela relève exclusivement du non-dit, il est clair pour tous les observateurs que<br />

c'est vers Unter den Linden que se porte toute l'affection des dirigeants municipaux.<br />

L'arrivée de Daniel Barenboïm aux côtés de l'administrateur général<br />

Georg Quander, avec pour mission de porter le Staatsoper à la pointe de la<br />

vie musicale berlinoise, en est une preuve. Le grand chef d'orchestre, célèbre<br />

pour son carnet d'adresses imposant (autant que ses exigences financières),<br />

s'est donc lancé dans une politique de programmation de prestige et d'engagement<br />

de vedettes, qui attire les projecteurs mais aussi les critiques : le<br />

budget annuel n'a-t-il pas été dépassé de 9 millions de DM (30 millions de<br />

Francs), provoquant les foudres de la presse spécialisée ? Celle-ci fut d'ailleurs<br />

plus sévère que les autorités locales, relativement indulgentes envers l'équipe<br />

de direction. Götz Friedrich est plus économe au Deutsche Oper, mais la personnalité<br />

et le rayonnement musicaux de son chef d'orchestre (l'Espagnol<br />

Rafael Frühbek de Burgos) ne sont pas vraiment comparables avec ceux de<br />

Barenboïm.<br />

Chacun des deux opéras fonctionne selon le système du « répertoire » :<br />

contrairement à la France, où l'on pratique la « saison » (les opéras sont joués<br />

par séries pour ne plus être remontés ensuite), cela signifie que l'on joue<br />

presque tous les soirs en alternance, grâce à d'anciennes mises en scène qui<br />

sont reprises périodiquement. Or, si le Staatsoper a pu proposer ces derniers<br />

temps de nouveaux spectacles qui ont fait figure d'événements, le fonds de<br />

répertoire qui permet l'alternance des spectacles y a beaucoup vieilli. Le<br />

Deutsche Oper en revanche, s'il mise moins sur les « premières » prestigieuses,<br />

propose des représentations de répertoire de meilleure qualité artistique.<br />

Le numéro de mai de la revue Die Deutsche Bühne, principal périodique<br />

allemand sur l'actualité théâtrale, publie deux lettres dans sa rubrique « Pro<br />

und Contra » : l'une est de Götz Friedrich, intendant du Deutsche Oper, et<br />

l'autre de Georg Quander, son homologue au Staatsoper ; contentons-nous<br />

d'y renvoyer les lecteurs susceptibles de s'intéresser aux véritables comptes<br />

d'apothicaires auxquels se livre chaque directeur pour montrer qu'en fait, c'est<br />

l'autre qui est favorisé… Au-delà de l'aspect puéril, chacun y va de ses arguments<br />

pour sauver ses subventions et maintenir sa qualité artistique. Combien<br />

de temps cela pourra-t-il durer ?


DOCUMENTS<br />

93<br />

Des orchestres de qualité<br />

Très attractive sur le plan quantitatif, la vie orchestrale berlinoise l'est aussi par<br />

la qualité. Mais la présence d'une bonne douzaine de phalanges professionnelles<br />

ne peut masquer le poids et l'influence considérables de l'Orchestre<br />

Philharmonique de Berlin (Berliner Philharmoniker), l'un des plus prestigieux<br />

orchestres de l'histoire de la musique, et à coup sûr l'un des deux meilleurs<br />

du monde (avec les éternels rivaux viennois). Fondé en 1882, le Philharmonique<br />

a vu se succéder à sa tête les chefs les plus charismatiques : Arthur<br />

Nikisch, Wilhelm Furtwängler et Herbert von Karajan, nommé « chef à vie »<br />

en 1955 et qui régna sans partage jusqu'à sa mort en 1989. Il fit des Berliner<br />

Philharmoniker une formidable machine, d'un confort technique et d'une<br />

richesse sonore sans équivalent, tout particulièrement dans le grand répertoire<br />

germanique (Beethoven, Brahms, Bruckner, Wagner). La nomination de son<br />

successeur, l'Italien Claudio Abbado, coïncida symboliquement avec la chute<br />

du mur. Pour la première fois, le chef fut élu démocratiquement par l'orchestre,<br />

et le contrat d'Abbado – qui n'a rien d'un dictateur – accorde aux musiciens<br />

des prérogatives artistiques aussi étendues que celles du directeur musical.<br />

Abbado s'efforce d'élargir le répertoire à des musiques jusqu'ici peu fréquentées<br />

par l'orchestre (compositeurs français, ouvrages du XXe siècle). En outre,<br />

d'assez nombreux départs en retraite de musiciens qui avaient connu Furtwängler<br />

(comme le violoncelliste Peter Steiner ou le timbalier Werner Thärichen),<br />

ou accompagné l'aventure Karajan (comme le clarinettiste Karl Leister ou le<br />

violon solo Leon Spierer), ont sensiblement rajeuni les cadres. Remarquons<br />

au passage avec fierté que trois jeunes Français font désormais partie de cet<br />

orchestre d'élite à des postes clés: Emmanuel Pahud, flûte solo, Vincent<br />

Lucas, deuxième flûte et Marie-Pierre Langlamet, harpe solo. Les Berliner<br />

Philharmoniker s'ouvrent également à de nouveaux chefs invités susceptibles<br />

de leur apporter des horizons différents, comme Pierre Boulez. Cette volonté<br />

de ne pas rester figée est à l'honneur d'une communauté qui pouvait se<br />

contenter de se reposer sur ses lauriers.<br />

Commandée et inaugurée par Karajan en 1963, la salle de la Philharmonie<br />

(une des plus belles acoustiques du monde) abrite aussi les concerts de l'ex-<br />

Orchestre Symphonique du RIAS (Radio du Secteur Américain), rebaptisé<br />

Orchestre Radio-Symphonique de Berlin en 1956, et qui vient encore de changer<br />

de nom pour s'appeler « Orchestre Symphonique Allemand » (Deutsches<br />

Symphonie-Orchester) : on peut s'étonner du choix de ce nom à la consonance<br />

faussement nationale, d'autant qu'il ne s'agit pas d'un orchestre d'État. Chef<br />

permanent depuis 1989, Wladimir Ashkenazy n'est pas vraiment parvenu à lui<br />

redonner le prestige qui était le sien dans les années 50 sous la direction de<br />

Ferenc Fricsay. Mais sa contribution à la vie musicale berlinoise n'en est pas<br />

moins importante, en particulier sur le plan de la création (c'est par exemple<br />

à sa tête que Gerd Albrecht anime une très remarquable émission télévisée<br />

d'initiation à la musique contemporaine).<br />

Mais il faut désormais compter avec les orchestres de l'Est, qui accèdent à une<br />

publicité qu'ils ne connaissaient pas avant 1989. Cantonnée habituellement dans


DOCUMENTS<br />

94<br />

la fosse de l'Opéra Unter den Linden, la Staatskapelle de Berlin est en train de<br />

redorer son blason sous la baguette de Daniel Barenboïm, qui met l'orchestre<br />

en vedette en programmant une saison symphonique de premier plan, avec des<br />

chefs que l'on était plus habitué à voir à la Philharmonie (Giulini, Boulez, Leinsdorf,<br />

Mehta) : l'accueil assez mitigé réservé à un récent disque Beethoven<br />

montre certes qu'il y a encore du chemin à parcourir, mais la pente est incontestablement<br />

ascendante. La réunification de la ville a également attiré l'attention<br />

sur l'Orchestre Symphonique de Berlin (ex-Est), dont on se souvient qu'il avait<br />

été dirigé pendant dix-sept ans par le très grand Kurt Sanderling (1960-1977).<br />

Directeur musical durant les dernières années de la RDA, Claus-Peter Flor fait<br />

désormais une carrière internationale, et le Berliner Sinfonie-Orchester a fait<br />

appel au Danois Michael Schönwandt, quadragénaire qui ne manque ni d'expérience,<br />

ni de talent. L'histoire de cet orchestre, fondé en 1952, coïncide strictement<br />

avec celle de la RDA : espérons qu'elle saura lui survivre.<br />

Un temps menacé, l'Orchestre Symphonique de la Radio de Berlin-(ex)Est est<br />

sorti de l'ARD (Office Public Allemand de Radio-Télévision) pour se constituer<br />

en SARL. En appelant à sa tête l'Espagnol Rafael Frühbeck de Burgos, également<br />

directeur musical du Deutsche Oper, il marque sa volonté de ne pas<br />

être la dernière roue du carrosse musical berlinois. Un rôle ingrat qui pourrait<br />

bien revenir au Symphonisches Orchester Berlin (SOB), la plus récente des<br />

formations de la capitale, fondée à l'Ouest en 1966. Spécialisé dans la<br />

musique populaire (la si typiquement allemande Unterhaltungsmusik), le SOB<br />

fut frappé en 1993 d'un arrêté de dissolution, au même moment que le Schiller<br />

Theater. Mais c'est finalement l'orchestre de musique légère de l'ex-Radio de<br />

Berlin-Est qui fut supprimé et depuis, le SOB semble résister tant bien que<br />

mal : il faisait même paraître dans le dernier numéro de la revue Das Orchester<br />

une annonce de recrutement de musiciens, dont il est encore difficile de dire<br />

s'il s'agit d'une fuite en avant ou d'un signe de renaissance. Peut-être le gigantesque<br />

concert de solidarité donné par cinq-cents musiciens issus de tous les<br />

orchestres berlinois au profit du SOB, a-t-il fléchi les autorités.<br />

Tant dans le domaine théâtral que lyrique ou musical, le caractère passionné<br />

des réactions provoquées par les dissolutions d'institutions culturelles,<br />

montre l'attachement réconfortant des Allemands à celles-ci. Et même s'il<br />

est hautement probable qu'il n'y aura pas de place pour tout le monde, la<br />

capitale de l'Allemagne ne saurait se permettre de s'attaquer à la substance<br />

de sa vie artistique sans compromettre son identité, une des plus riches du<br />

monde. ■


DOCUMENTS<br />

DOSSIER<br />

BERLIN<br />

95<br />

LA BEAUTÉ, C'EST L'ÉTAT !<br />

L'expansion des musées d'État de Berlin<br />

à partir de l'Ile des Musées, 1830-<strong>1994</strong><br />

MECHTILD WIERER<br />

L'histoire des musées d'État de Berlin se lit comme un roman. L'on y découvre<br />

une énorme volonté d'orner de tous les produits des Beaux-Arts une ville qui,<br />

jusqu'au début du 19 e siècle, était de ce point de vue aussi plutôt spartiate.<br />

Mechtild Wierer raconte l'expansion du fait « muséal » (nous lui laissons la<br />

responsabilité de ce teme commode) et les conséquences successives de la<br />

division et de la réunification dans ce domaine. A défaut d'aller voir ces merveilles<br />

dès le week-end prochain, lisons le récit de leurs aventures civiles et<br />

militaires.<br />

En mars <strong>1994</strong>, le cabinet d'architectes Grassi de Milan a reçu le premier<br />

prix du concours « Wettbewerb zum Neuen Museum » lancé par la<br />

Bundesbaudirektion (1) de Berlin et la Stiftung Preußischer Kulturbesitz<br />

(2) pour la reconstruction et le réaménagement définitifs du Neue<br />

Museum (3). Celui-ci reste le dernier des cinq musées de la Museumsinsel<br />

(4) à n'avoir pas été restauré depuis 1945, bien qu'en 1985 le gouvernement<br />

de l'ex-RDA ait promulgué des décrets visant à préserver l'existence de ses<br />

ruines. D'une grande simplicité qui conserve au maximum les caractères architecturaux<br />

d'origine du secteur, le projet du lauréat prévoit de plus la restructuration<br />

des accès entre les musées et le traitement de la Cour des Arcades<br />

qui va du Pergamonmuseum (5), à la Nationalgalerie et au Neue Museum,<br />

comme un foyer ouvert donnant un centre à l'île. Les passerelles, comme<br />

celles qui existaient avant-guerre entre l'Alte Museum (6) et le Neue Museum,<br />

seront remplacées par des passages souterrains.<br />

(1) Direction fédérale de la Construction.<br />

(2) Fondation du Patrimoine Culturel Prussien.<br />

(3) Le « Nouveau » Musée.<br />

(4) L'Ile des Musées, terme apparu à la fin du XIX e siècle.<br />

(5) Musée de Pergame, qui abrite la reconstitution de l'Autel de Zeus exhumé à Pergame (Asie Mineure) en<br />

1878-1886 par Carl Humann.<br />

(6) Le « Vieux » Musée.


DOCUMENTS<br />

96<br />

L'Ile sur la Spree<br />

La Museumsinsel de Berlin, au centre de la capitale allemande, représente un<br />

ensemble muséologique et architectural unique. Ses cinq musées, construits<br />

entre 1830 et 1930, ont hébergé jusqu'au début des années 1940 un héritage<br />

inestimable pour la culture européenne. Détruits à 80 % pendant la Seconde<br />

Guerre mondiale, ils ont été séparés en 1948 de l'Ouest, avec le reste du<br />

centre du Berlin historique, ce qui obligea l'Ouest à produire chez lui un double<br />

des structures existant à l'Est. Tandis que l'Est entamait la restauration de la<br />

Museumsinsel, l'Ouest de la ville, privé des Musées d'État du Royaume de<br />

Prusse et de l'Empire allemand, jetait les bases des trois centres autour desquels<br />

s'y articule maintenant la vie culturelle publique. A partir de la restitution<br />

des collections confisquées dans leur zone d'occupation respective par les<br />

Alliés occidentaux, étaient entreprises la restauration du château de Charlottenburg,<br />

l'extension du complexe de Dahlem et la réalisation du Kulturforum<br />

(Forum de la Culture) de Tiergarten.<br />

Berlin réunifiée dispose aujourd'hui, avec la jonction de la Museumsinsel et<br />

des « Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg » (7) avec ces trois centres,<br />

de l'un des plus vastes paysages muséologiques publics du monde, comparable<br />

à celui de villes comme Washington ou Paris. Son histoire se décompose<br />

en trois grandes phases :<br />

. La construction des musées de 1830 à 1930 et la désaffection de 1939 à<br />

1945,<br />

. l'évolution parallèle du paysage muséal dans les secteurs Ouest et Est de<br />

1948 à 1989,<br />

. la restructuration actuelle des musées publics de Berlin à l'intérieur d'une<br />

seule entité.<br />

Du Musée royal aux musées d'État<br />

Le fait de considérer les collections royales d'objets d'art comme le bien collectif<br />

d'un pays et un enrichissement pour la communauté nationale prend son origine<br />

dans les premiers succès politiques des bourgeoisies anglaises (8) et françaises<br />

(9). Le Royaume de Prusse avait connu en <strong>17</strong>64 la préfiguration d'un<br />

musée avec l'ouverture au public par Frédéric II d'une galerie de peinture dans<br />

le parc de Sanssouci. Mais l'idée de l'administration par l'État des collections<br />

royales, qui se développe dans les toutes dernières années du XVIII e siècle,<br />

sera freinée par les guerres napoléoniennes au cours desquelles une grande<br />

(7) Parcs, jardins et châteaux de Berlin-Brandenburg.<br />

(8) Fondation du British Museum en <strong>17</strong>53 sur décret du Parlement.<br />

(9) Création (<strong>17</strong>91) du Musée Central des Arts par l'Assemblée Constituante, logé en <strong>17</strong>92 dans la Grande Galerie<br />

du Palais du Louvre.


DOCUMENTS<br />

97<br />

part des collections de Frédéric-Guillaume III sont confisquées et acheminées<br />

vers Paris. Sous l'impulsion du mouvement de renouveau national qui suit en<br />

Prusse les défaites de 1806-1807, le roi confie l'administration de ce qui reste<br />

de ses collections à l'Université, qui relève elle-même du ministère des Cultes<br />

et de l'Enseignement. Après 1815, les fonctionnaires et les architectes chargés<br />

du retour à Berlin des collections confisquées, confrontés au modèle que constitue<br />

le « Musée Napoléon » du Louvre, relancent le projet de musée d'État en<br />

Prusse par l'exposition (1819) des collections royales dans une aile de l'Académie<br />

des Arts et l'achat de 3.000 peintures de la collection Solly (1821). L'étroitesse<br />

des lieux provoque la concrétisation du projet initialement proposé en<br />

<strong>17</strong>97 par le Conseiller de Cour Aloys Hirt, avec le début de la construction en<br />

1823, sur la pointe nord de l'Ile de la Spree, d'un bâtiment conçu par Karl Friedrich<br />

Schinkel qui est ouvert au public en 1830 – mais qui ne sera réellement<br />

achevé que dix ans plus tard. Le « Neues Museum », aux visées plus vastes<br />

que le simple prestige d'un règne, est chapeauté par une commission qui en<br />

définit le but premier comme « l'éducation artistique et l'éveil de la sensibilité ».<br />

Le créateur de la Museumsinsel<br />

Frédéric-Guillaume IV, roi de 1840 à 1861, assurera dans les faits la direction<br />

de ce musée, au travers de son favori Ignaz Maria von Olfers. Ce dernier lui<br />

inspire en 1841 un décret qui prévoit de « consacrer la totalité de l'île de la<br />

Spree derrière le Musée aux Arts et aux Sciences ». A la mise en chantier du<br />

bâtiment devenu le « Neue Museum » construit de 1842 à 1859 sous la direction<br />

d'August Stüler, le musée de Schinkel qui lui fait face devient l'« Alte<br />

Museum » actuel. Dans les années où se construit le Neue Museum – qui n'est<br />

véritablement terminé qu'en 1866 – apparaît chez les artistes contemporains,<br />

sous l'influence des idées romantiques, un retour vers les traditions et l'art du<br />

fonds allemand ancien, qui se manifeste par l'émergence du concept de<br />

« galerie nationale ». La création d'une « Nationalgalerie » est réclamée en<br />

1848 au Parlement de Francfort par l'Union des Artistes de Düsseldorf qui,<br />

associée aux artistes munichois, organise en 1859 à Munich « L'exposition de<br />

l'Union Générale des Artistes Allemands » dont le succès renforce le crédit de<br />

l'idée d'unité de la Nation allemande.<br />

Guillaume Ier , monté sur le trône en 1861, accepte le legs Wagener de 262<br />

toiles d'artistes allemands et étrangers contemporains qui formera le premier<br />

fonds de la future Galerie Nationale, qui sera construite par l'architecte Heinrich<br />

Strack de 1866 à 1878 sur l'Ile de la Spree. Dans les années 1880, les<br />

collections des trois musées existants s'accroissent rapidement par une politique<br />

d'acquisition centrée sur les fouilles, particulièrement sur celles de Grèce<br />

et d'Asie Mineure. Cette extension nécessite la répartition des collections en<br />

plusieurs musées spécialisés dont l'administration se voit transformée en une<br />

grande entreprise scientifique qui emploie dès avant la Deuxième Guerre mondiale<br />

600 spécialistes. Sur l'extrême pointe de l'île apparaît entre 1889 et 1904<br />

le Kaiser-Friedrich-Museum, depuis 1956 connu sous le nom de Bode-


DOCUMENTS<br />

98<br />

Museum. Un bâtiment provisoire abrite de 1889 à 1908 l'Autel de Pergame jusqu'à<br />

la construction du Pergamonmuseum entre 1910 et 1930 par les architectes<br />

Alfred Messel et Ludwig Hoffmann.<br />

Après 1918, la République de Weimar introduit la dénomination « musées d'État<br />

», qui est attribué en 1926 à plus de trente parcs et châteaux princiers berlinois<br />

ainsi qu'au Château Royal dans l'Ile, qui hébergera plus tard les collections<br />

d'art appliqué. La construction d'un musée à Dahlem, envisagée dès<br />

1906, est interrompue en 1921 par manque de moyens. Le premier bâtiment<br />

de ce complexe (qui ne sera développé qu'après la partition de l'Allemagne),<br />

sert de dépôt (10). Alors que les collections ne s'agrandissent plus guère, leur<br />

étude scientifique prend de l'ampleur et acquiert une renommée mondiale.<br />

La rupture historique<br />

L'arrivée au pouvoir des Nationaux-Socialistes en 1933 désorganise les<br />

équipes d'administrateurs et de conservateurs, interrompant brutalement la<br />

recherche dans les musées d'État. La Nationalgalerie sera la première victime<br />

des lois d'épuration de 1937 et 1938, qui organisent la vente à l'étranger de<br />

« l'art dégénéré ». Tous les musées seront fermés lors du déclenchement de<br />

la Deuxième Guerre mondiale en 1939. Les statuts de 1878 qui chargent, en<br />

cas de guerre, les responsables des musées de la préservation de leurs collections<br />

les contraignent, face à l'intensification des bombardements, à les<br />

déplacer par convois successifs dans des caches rapidement aménagées à<br />

Berlin puis loin de la capitale. Lorsque l'Armée Rouge occupe les ruines de Berlin<br />

et de la Museumsinsel, de très nombreuses œuvres ont été perdues dans<br />

la destruction des installations qui devaient en assurer la sécurité. Les objets<br />

rescapés sont confisqués par les Alliés. Lors de la dissolution de l'État de Prusse<br />

par les gouvernements alliés en 1947, l'administration de ses châteaux est<br />

répartie entre l'Est (Potsdam, Sanssouci et Berlin-Est), l'Ouest et les Länder respectifs<br />

pour les biens situés hors de Prusse. Lors de la division de Berlin en<br />

1948, l'Ouest se trouve privé de la Museumsinsel qui appartient à l'Est.<br />

La restauration de la Museumsinsel 1949-1989<br />

Les rapports tendus entre les Alliés occidentaux et l'URSS, et la condition<br />

désastreuse de la Museumsinsel, amènent la confiscation par les Soviétiques<br />

en 1945-46 d'une très grande part des œuvres et des objets rescapés. Ils les<br />

entreposent dans les musées de Moscou, Léningrad et Kiev, d'où ne rentreront<br />

en 1958 que les deux-tiers des pièces inventoriées. Encore aujourd'hui, les<br />

(10) Depuis la partition de Berlin, ce premier bâtiment de Dahlem loge la galerie de peinture qui déménagera<br />

avant 2000 dans un des nouveaux édifices du Kulturforum.


DOCUMENTS<br />

99<br />

musées russes conservent une part, indéterminée mais importante, des objets<br />

saisis en 1945, comme le laisse penser le retour à Berlin et Leipzig de 45.000<br />

objets ethnographiques au début des années 1990 (11). Faute d'une délimitation<br />

efficace des compétences dans le domaine des affaires culturelles entre les<br />

occupants de Berlin, le début de la restauration des musées d'État ne commencera<br />

qu'après la partition effective de l'Allemagne en 1949. Les premiers travaux<br />

sont la couverture et la réfection de dix salles de la Nationalgalerie où sera<br />

réaménagée la première exposition permanente en juin 1949. Ces travaux, qui<br />

se poursuivent jusqu'au milieu des années 1950, ont surtout pour but de réparer<br />

le plus gros des dommages mais le degré de destruction de l'Alte Museum, (Le<br />

« Vieux » Musée), du Neue Museum (le « Nouveau » Musée) et du Stadtschloß<br />

(12) fait longtemps différer leur reconstruction.<br />

La répartion des collections entre les différents musées de l'Ile change complètement<br />

par rapport à l'avant-guerre : le Bode-Museum doit accueillir les antiquités<br />

égyptiennes du Neue Museum, le Pergamonmuseum prend en charge<br />

les sculptures grecques et romaines de l'Alte Museum, le château de Köpenick<br />

reçoit les collections d'arts appliqués qui avaient été exposées à partir de 1918<br />

au Stadtschloß. Le retour, après 1958, des frises de l'Autel de Zeus du Pergamonmuseum<br />

en fait débuter la reconstruction de celui-ci, qui ne sera cependant<br />

achevée qu'en 1976-1982 avec l'adjonction d'un hall d'entrée moderne<br />

et l'amélioration des accès par un pont jeté sur le Kupfergraben (fossé au<br />

cuivre), bras étroit de la Spree entre sa rive gauche et l'Ile des Musées. Le Pergamonmuseum<br />

retrouve alors rapidement son ancienne affluence.<br />

L'Alte Museum, rebâti en 1966, fonctionne dès lors comme une dépendance<br />

de la Nationalgalerie, logeant l'art contemporain en RDA et un prêt d'œuvres<br />

d'art moderne par les collectionneurs Irene et Peter Ludwig d'Aix-la-Chapelle.<br />

La Nationalgalerie même conserve sa fonction initiale en hébergeant l'art du<br />

XIXe et du début du XXe siècle et annexe, à partir de 1982, le Otto-Nagel-<br />

Museum qui abrite l'art allemand d'expression prolétarienne, révolutionnaire<br />

et anti-fasciste.<br />

La restauration du Neue Museum, dont le sauvetage avait commencé en 1985<br />

dans l'ancienne RDA, devient après la chute du Mur un des premiers <strong>dossier</strong>s<br />

des responsables culturels du Berlin réunifié.<br />

Construction des musées publics de Berlin-Ouest<br />

Dès les années 50, Berlin-Ouest doit donc reconstituer son propre équipement<br />

muséal, où rentrent vers 1955-1958 les objets réunis par les Alliés occidentaux<br />

en divers « central collecting points » comme ceux de Wiesbaden ou de Celle<br />

(11) Prof. Dr. Wolf-Dieter Dube, in : Museumsjournal N° 11, Berlin, avril 1991, page 36.<br />

(12) Ancien Palais Royal démoli au début des années 1950, se dressait dans la partie sud du Lustgarten de la<br />

Museumsinsel. (voir dans ce numéron l'article de G. Duhem en p. 69).


DOCUMENTS<br />

100<br />

– mais les occidentaux lient précisément cette restitution à la disposition d'installations<br />

capables d'assurer leur conservation à long terme. De ce besoin naît<br />

en avril 1960 la Stiftung Preußischer Kulturbesitz Berlin (SPKB) (13) qui publie<br />

en septembre 1962 un premier rapport, accepté par le Sénat de Berlin, le Bund<br />

et les Länder fédéraux, et qui, basé sur la possibilité jamais abandonnée de<br />

la réunification du pays, s'inspire des plans de Wilhelm von Bode (directeur<br />

général de 1907 à 1920). Celui-ci, opposé à la concentration organisée par<br />

son prédécesseur Richard Schöne (directeur général de 1879 à 1905) sur la<br />

Museumsinsel, prévoyant de décentraliser certaines collections en les répartissant<br />

dans des bâtiments existants à proximité depuis la seconde moitié du<br />

XIXe siècle (14), puis dans un complexe de musées dont la construction avait<br />

débuté en 1910 à Dahlem. Les collections de peinture et de sculpture de la<br />

jeune République fédérale – miettes des anciennes collections de la Museumsinsel<br />

– sont exposées dans un ancien magasin tandis que, bâties jusqu'en<br />

1970-71, toute une série d'ailes nouvelles accueillent les collections ethnographiques,<br />

les arts populaires et les arts extra-européens.<br />

Le manque d'espace à Dahlem entraîne la transformation partielle du Château<br />

de Charlottenburg et de deux palais proches en galeries de musée. Devant<br />

l'impossibilité d'y créer un nouveau complexe, le Sénat de Berlin met à la disposition<br />

de la SPKB un vaste terrain près de la Kemperplatz. L'actuel Kulturforum<br />

y est édifié peu à peu, avec (en 1968) la Nouvelle Nationalgalerie<br />

d'après les plans de Mies van der Rohe, Le Musée des Arts Appliqués de Rolf<br />

Gutbrod (en 1985) puis (en <strong>1994</strong>) le Département des Arts Graphiques et la<br />

Bibliothèque des Arts de Hilmer et Sattler. Une galerie de peinture, conçue par<br />

les mêmes, s'y ouvrira en 1995. Sur le modèle parisien de la gare d'Orsay, la<br />

Hamburger Bahnhof (Gare de Hambourg) servira d'extension à partir de 1995<br />

pour la nouvelle Nationalgalerie dont les collections d'art du Romantisme ont<br />

déjà été déplacées provisoirement au château de Charlottenburg.<br />

Les musées d'État berlinois réunifiés<br />

La réunification de la ville impose une restructuration complète du paysage<br />

muséal qui va consacrer l'unité retrouvée par le regroupement des collections<br />

et la réaffectation des bâtiments.<br />

A l'horizon de l'an 2000, les collections antiques et archéologiques seront<br />

réunies dans le Neues Museum, l'Altes Museum et le Pergamonmuseum ; le<br />

Bode-Museum sera consacré à la présentation des synthèses historiques<br />

entre les beaux-arts et les arts appliqués. L'ancienne Nationalgalerie se<br />

(13) Selon le Prof. Dr. Günter Schade, ancien directeur des Musées d'État de Berlin-Est, les Américains, qui<br />

avaient transporté et exposé aux États-Unis 202 peintures en 1945-46, durent les faire rentrer dans leur zone<br />

d'occupation en 1948, sous la pression de leur propre opinion publique.<br />

(14) Le Musée des Arts Appliqués : Kunstgewerbemuseum (1877-1881), le Musée Ethnologique : Völkerkundemuseum<br />

(1886), la Bibliothèque des Arts : Kunstbibliothek (1905).


DOCUMENTS<br />

101<br />

concentrera sur l'art du XIXe siècle ainsi que sur la galerie des Romantiques<br />

encore actuellement à Charlottenburg, alors que la Friedrichwerdersche<br />

Kirche abritera la sculpture du XIXe siècle. Il est prévu de supprimer le complexe<br />

de musées d'État créé depuis la fin de la guerre à Charlottenburg en<br />

répartissant peu à peu dans les structures qui se mettent en place actuellement<br />

les collections des différents musées qui y sont encore installées.<br />

La Nouvelle Nationalgalerie de Mies van der Rohe, au Kulturforum, exposera<br />

les classiques de l'art moderne depuis les Impressionnistes ainsi que l'art des<br />

anées 1960-90, son annexe la Hamburger Bahnhof l'art contemporain à partir<br />

de Joseph Beuys, le design, l'architecture et la photographie. Les arts appliqués<br />

occidentaux occuperont le Kunstgewerbemuseum du Kulturforum et les<br />

arts appliqués d'Orient le château de Köpenick dont la restauration sera achevée<br />

vers l'an 2000. A Dahlem, qui restera le centre de l'art extra-européen, un<br />

projet prévoit d'adjoindre au musée des arts et traditions populaires allemands<br />

une section européenne.<br />

Dans le contexte actuel de réorganisation de l'ensemble de la ville, ces vastes<br />

restructurations, qui se donnent comme terme les premières décennies des<br />

années 2000, sont entre les mains de la SPKB et de la Stiftung Preußischer<br />

Schlösser und Gärten (15), qui, placées sous la tutelle du ministère fédéral de<br />

l'Intérieur, bénéficient des financements de l'État fédéral, du Land de Brandenburg<br />

et du Sénat de Berlin. Ces deux organisations doivent gérer – maintenant<br />

que la partition « matérielle » de l'Allemagne appartient au passé – avec l'extinction<br />

des doubles compétences, la lente réduction de la « partition humaine<br />

» du pays. ■<br />

(15) Fondation des Parcs et Châteaux Prussiens.<br />

Avec la collaboration de Xavier Ribes

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