Les conditions du bonheur - Rencontres Internationales de Genève
Les conditions du bonheur - Rencontres Internationales de Genève
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RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE<br />
TOME XVI<br />
(1961)<br />
LES CONDITIONS<br />
DU BONHEUR<br />
Henri <strong>de</strong> ZIEGLER – R. P. Dominique DUBARLE<br />
Dr Daniel LAGACHE - Adam SCHAFF<br />
Bertrand <strong>de</strong> JOUVENEL
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Édition électronique réalisée à partir <strong>du</strong> tome XVI (1961) <strong>de</strong>s Textes <strong>de</strong>s<br />
conférences et <strong>de</strong>s entretiens organisés par les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong><br />
<strong>de</strong> <strong>Genève</strong>. <strong>Les</strong> Éditions <strong>de</strong> la Baconnière, Neuchâtel, 1961, 306 pages.<br />
Collection : Histoire et société d’aujourd’hui.<br />
Promena<strong>de</strong> <strong>du</strong> Pin 1, CH-1204 <strong>Genève</strong><br />
2
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>de</strong>uxième <strong>de</strong> couverture<br />
Sait-on bien encore ce qu’est le <strong>bonheur</strong> ?<br />
<strong>Les</strong> Grecs, qui s’en préoccupaient fort, ont vu en lui le résultat<br />
d’une certaine disposition intérieure, et ils ont fondé sur le <strong>bonheur</strong><br />
leur morale. Si Aristote fit consister le <strong>bonheur</strong> dans l’exercice <strong>de</strong> la<br />
pensée réfléchie, ce privilège <strong>de</strong> l’homme, il a bien vu que certaines<br />
<strong>conditions</strong> en étaient l’indispensable complément : tout<br />
particulièrement la santé et une aisance matérielle suffisante. Par la<br />
suite, dans la morale chrétienne et la philosophie <strong>de</strong> Kant,<br />
l’obéissance à Dieu et à la loi morale a été mise au premier plan, mais<br />
en conservant l’idéal <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, fût-il enten<strong>du</strong> comme béatitu<strong>de</strong><br />
après la mort.<br />
Mais aujourd’hui, dans un mon<strong>de</strong> ébranlé par <strong>de</strong>s bouleversements<br />
multiples, les hommes ne savent souvent plus où ils en sont.<br />
Pour l’élite pensante d’avant-gar<strong>de</strong>, <strong>de</strong>puis Nietzsche, la cote <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> est en forte baisse. Il est jugé peu compatible avec une<br />
exigence <strong>de</strong> lucidité désabusée, qui s’ingénie à dénoncer <strong>de</strong> troubles<br />
motivations inconscientes <strong>de</strong>rrière les intentions et les actes réputés<br />
vertueux : « aliénation », volonté <strong>de</strong> puissance, orgueil, vanité,<br />
sexualité... Une telle lucidité, pourtant, n’a <strong>de</strong> sens que purificatrice.<br />
Stérilisante, elle est condamnée par la réalité elle-même. Si la<br />
présence <strong>du</strong> mal, <strong>de</strong> la souffrance et <strong>de</strong> la mort, a toujours été objet<br />
<strong>de</strong> scandale pour l’homme, il n’est pas aujourd’hui <strong>de</strong> spectacle plus<br />
révoltant que celui d’un être écrasé par les <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> sa vie, qui<br />
n’a pu se réaliser d’aucune manière. A l’espoir dans l’homme se lie<br />
impérieusement le souci <strong>de</strong> mettre tous les hommes en mesure <strong>de</strong><br />
construire leur existence propre ; une existence où entreront<br />
fatalement <strong>de</strong>s douleurs, <strong>de</strong>s amertumes et <strong>de</strong>s désillusions, mais qui<br />
pourra témoigner malgré tout d’un épanouissement sur un certain<br />
plan.<br />
En bref, ce thème présente l’avantage <strong>de</strong> faire porter<br />
l’interrogation sur le sens même que chaque homme, quelle que soit<br />
sa situation dans le mon<strong>de</strong>, donne à son existence.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
TABLE DES MATIÈRES<br />
DISCOURS D’OUVERTURE : Alfred Borel — Louis Maire.<br />
*<br />
4<br />
(<strong>Les</strong> tomes)<br />
Avertissement - Intro<strong>du</strong>ction<br />
Henri <strong>de</strong> ZIÉGLER : Aspects et sources <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Conférence <strong>du</strong> 6 septembre.<br />
PREMIER ENTRETIEN PUBLIC : Bonheur et valeurs chrétiennes, le 7<br />
septembre.<br />
R. P. Dominique DUBARLE : <strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> philosophiques <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />
Conférence <strong>du</strong> 7 septembre.<br />
DEUXIÈME ENTRETIEN PUBLIC : <strong>Les</strong> hommes raisonnables, le 8<br />
septembre.<br />
Daniel LAGACHE : Vues psychanalytiques sur le <strong>bonheur</strong>. Conférence <strong>du</strong> 8<br />
septembre.<br />
TROISIÈME ENTRETIEN PUBLIC : <strong>Les</strong> vues <strong>de</strong> la psychanalyse, le 9<br />
septembre.<br />
Adam SCHAFF : <strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> indivi<strong>du</strong>el. Conférence <strong>du</strong> 11<br />
septembre.<br />
QUATRIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Le <strong>bonheur</strong> dans l’éthique socialiste,<br />
le 12 septembre.<br />
CINQUIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Bonheur réel et idéologies, le 13<br />
septembre.<br />
SIXIÈME ENTRETIEN PUBLIC : La jeunesse face au <strong>bonheur</strong>, le 14<br />
septembre.<br />
Bertrand <strong>de</strong> JOUVENEL : Arcadie. Conférence <strong>du</strong> 14 septembre.<br />
SEPTIÈME ENTRETIEN PUBLIC : L’économiste au service <strong>de</strong> l’homme,<br />
le 15 septembre.<br />
HUITIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Conclusions, le 16 septembre.<br />
*<br />
In<strong>de</strong>x : Participants aux conférences et entretiens.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
AVERTISSEMENT<br />
p.007 <strong>Les</strong> <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> ne prennent aucune<br />
résolution, ne lancent aucun message, ne définissent aucune revendication.<br />
Elles se sont attribué un rôle plus mo<strong>de</strong>ste, mais néanmoins profondément<br />
humain : celui <strong>de</strong> mettre l’accent, aux moments décisifs, sur les véritables<br />
besoins <strong>de</strong>s hommes. Il y a <strong>de</strong>s thèmes qui appellent l’action ; encore doivent-<br />
ils être proclamés pour ne pas être oubliés.<br />
C’est pourquoi les R.I.G., plus que jamais, jugent nécessaire <strong>de</strong> publier en<br />
un volume annuel les conférences et les entretiens <strong>de</strong> leurs déca<strong>de</strong>s.<br />
<strong>Les</strong> textes <strong>de</strong>s conférences sont publiés ici in extenso. Ils sont suivis <strong>du</strong><br />
compte ren<strong>du</strong> sténographique <strong>de</strong> tous les entretiens, allégés <strong>de</strong> certaines<br />
digressions et adaptés à une lecture suivie.<br />
Dans l’in<strong>de</strong>x alphabétique placé à la fin <strong>du</strong> volume, le lecteur trouvera les<br />
noms <strong>de</strong>s participants aux entretiens avec la référence <strong>de</strong> leurs interventions.<br />
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5<br />
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<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Le Comité d’organisation <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>Genève</strong> est heureux <strong>de</strong> pouvoir exprimer ici sa gratitu<strong>de</strong> à ceux<br />
dont l’appui généreux lui a permis d’assurer le succès <strong>de</strong> ces XVI es<br />
R.I.G., et tout particulièrement à l’UNESCO et aux autorités<br />
cantonales et municipales <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>.<br />
6
p.009<br />
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
INTRODUCTION<br />
Sait-on bien encore ce qu’est le <strong>bonheur</strong> ?<br />
<strong>Les</strong> Grecs qui s’en préoccupaient fort, ont vu en lui le résultat d’une certaine<br />
disposition intérieure, et ils ont fondé sur le <strong>bonheur</strong> leur morale. Aristote en<br />
particulier, dans sa fameuse Ethique à Nicomaque, a démontré d’une manière<br />
décisive que c’est toujours « en vue <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> » que les hommes recherchent<br />
inlassablement ce qui leur semble désirable. Et si — très Grec en cela — il fit<br />
consister le <strong>bonheur</strong> essentiellement dans l’exercice <strong>de</strong> la pensée réfléchie, ce<br />
privilège <strong>de</strong> l’homme, il a bien vu que certaines <strong>conditions</strong> en étaient<br />
l’indispensable complément : tout particulièrement la santé et une aisance<br />
matérielle suffisante : biens réservés autrefois à un petit nombre <strong>de</strong> privilégiés<br />
et que les progrès scientifiques et techniques peuvent théoriquement élargir à<br />
tous (mais n’y a-t-il pas aujourd’hui <strong>de</strong>s maladies <strong>de</strong> la civilisation ?). Par la<br />
suite, dans la morale chrétienne et la philosophie <strong>de</strong> Kant, l’obéissance à Dieu et<br />
à la loi morale a été mise au premier plan, mais en conservant l’idéal <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>, fût-il enten<strong>du</strong> comme béatitu<strong>de</strong> après la mort.<br />
Certes, il apparaît évi<strong>de</strong>nt que si tous les hommes aspirent au <strong>bonheur</strong>,<br />
chacun y aspire à sa façon, selon ses tendances et une option fondamentale, ou<br />
même inconsciemment. Bonheur abstentionniste chez les uns, enclins à<br />
« cultiver leur jardin », voire à rentrer dans leur coquille. Bonheur i<strong>de</strong>ntifié à la<br />
course aux jouissances chez d’autres, avec le pauvre alibi, souvent, <strong>de</strong> l’« après<br />
moi le déluge ». Bonheur dans la conquête et l’élan vers l’avenir chez ceux que<br />
Teilhard <strong>de</strong> Chardin nomme les « ar<strong>de</strong>nts »...<br />
Mais aujourd’hui, dans un mon<strong>de</strong> ébranlé par <strong>de</strong>ux guerres aux<br />
répercussions multiples, par une évolution politique et sociale accélérée, par <strong>de</strong>s<br />
bouleversements économiques et in<strong>du</strong>striels, par <strong>de</strong>s découvertes et <strong>de</strong>s<br />
exploits scientifiques déconcertants, les hommes ne savent souvent plus où ils<br />
en sont. Et dans le règne souverain <strong>de</strong> la technique, <strong>de</strong> la concurrence qui<br />
s’exerce partout, <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction intensive et <strong>du</strong> profit, le précepte <strong>de</strong>s<br />
stoïciens : supporte et abstiens-toi, sonne dérisoire. Bien <strong>de</strong>s êtres désemparés,<br />
angoissés, ten<strong>de</strong>nt à confondre le <strong>bonheur</strong> avec <strong>de</strong>s excitations cultivées pour<br />
fuir un vi<strong>de</strong> intérieur.<br />
7<br />
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<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Pour l’élite pensante d’avant-gar<strong>de</strong> elle-même, <strong>de</strong>puis Nietzsche, la cote <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> est en forte baisse. Il est jugé peu compatible avec une exigence <strong>de</strong><br />
lucidité désabusée, qui se flatte d’avoir décelé le <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s cartes lancées<br />
p.010<br />
dans le grand jeu <strong>de</strong> la vie ; qui s’ingénie à dénoncer <strong>de</strong> troubles<br />
motivations inconscientes <strong>de</strong>rrière les intentions et les actes réputés vertueux :<br />
« aliénation », volonté <strong>de</strong> puissance, orgueil, vanité, sexualité... en associant<br />
souvent le <strong>bonheur</strong> à une « bonne conscience » démasquée comme <strong>du</strong>perie ou<br />
pharisaïsme. Une telle lucidité, pourtant, n’a <strong>de</strong> sens que purificatrice.<br />
Stérilisante, elle est condamnée par la réalité elle-même. Si la présence <strong>du</strong> mal,<br />
<strong>de</strong> la souffrance et <strong>de</strong> la mort, a toujours été objet <strong>de</strong> scandale pour l’homme, il<br />
n’est pas aujourd’hui <strong>de</strong> spectacle plus révoltant que celui d’un être écrasé par<br />
les <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> sa vie, qui n’a pu donner sa mesure, qui n’a pu se réaliser<br />
d’aucune manière. A l’espoir dans l’homme, dans l’avenir <strong>de</strong> l’homme, se lie<br />
impérieusement le souci <strong>de</strong> mettre tous les hommes en mesure <strong>de</strong> construire<br />
leur existence propre ; une existence où entreront fatalement <strong>de</strong>s douleurs, <strong>de</strong>s<br />
amertumes et <strong>de</strong>s désillusions, mais qui pourra témoigner malgré tout d’un<br />
épanouissement, d’une réalisation <strong>de</strong> soi sur un certain plan — sources, peut-<br />
être, <strong>du</strong> vrai <strong>bonheur</strong>.<br />
En bref, le thème adopté pour les XVI es <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> présente<br />
l’avantage <strong>de</strong> faire porter l’interrogation sur le sens même que chaque homme,<br />
quelle que soit sa situation dans le mon<strong>de</strong>, donne à son existence au moment<br />
où tant <strong>de</strong> principes et tant d’aspects <strong>de</strong> la vie sont remis en cause. Puisse-t-il<br />
susciter <strong>de</strong>s débats qui apportent quelques cohérence dans les idées ; et éclairer<br />
en même temps les principaux obstacles — obstacles à la fois intérieurs et<br />
extérieurs — qui s’opposent à la conquête d’un <strong>bonheur</strong> que visent obscurément<br />
et intensément les multiples revendications <strong>de</strong> notre temps, à tous les niveaux<br />
où elles se manifestent.<br />
@<br />
8
p.011<br />
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
HENRI DE ZIÉGLER est né à <strong>Genève</strong> le 18 juillet 1885.<br />
Après ses étu<strong>de</strong>s universitaires, il séjourna plusieurs années en Autriche<br />
et en Turquie ; rentré dans sa ville natale, il enseigna au Collège dès<br />
1911 avant d’embrasser une carrière universitaire.<br />
Son activité s’est exercée dans les domaines les plus divers : poésie,<br />
roman, histoire, critique littéraire. Il s’est toujours soucié d’interpréter et<br />
<strong>de</strong> rapprocher les cultures française, alleman<strong>de</strong> et italienne ;<br />
commentateur <strong>de</strong> Pétrarque et <strong>de</strong> Leopardi, il a tra<strong>du</strong>it Carl Spitteler et<br />
Francesco Chiesa. Henri <strong>de</strong> Ziégler publia <strong>de</strong> très nombreux ouvrages,<br />
dont L’Aube, <strong>Les</strong> Deux Romes, Le Bourdon <strong>du</strong> pèlerin, La Vega, Contrecourant,<br />
Aller et Retour, L’Ecole <strong>de</strong>s esclaves, <strong>Genève</strong> et l’Italie, Ciel et<br />
Terre, Vie <strong>de</strong> l’Empereur Frédéric II <strong>de</strong> Hohestaufen (couronné par<br />
l’Académie française).<br />
ASPECTS ET SOURCES DU BONHEUR 1<br />
Ce que j’ose me promettre <strong>de</strong> cette conférence, première<br />
<strong>de</strong> cinq, c’est qu’elle fournisse pour nos entretiens <strong>de</strong>s amorces,<br />
<strong>de</strong>s appels ; qu’elle ouvre en diverses directions <strong>de</strong>s avenues,<br />
qu’elle fasse dire : le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> peut être envisagé<br />
sous cet angle, et sous cet autre ; ceci ou cela serait à creuser.<br />
Il pouvait y avoir <strong>de</strong> l’étour<strong>de</strong>rie à faire <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> le thème <strong>de</strong><br />
ces rencontres dans un temps qui le rend plus difficile chaque jour.<br />
Il pouvait y avoir <strong>de</strong> l’inconvenance à parler <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> alors que<br />
<strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> millions d’hommes sont condamnés à ne le<br />
connaître que dans ce qu’il a <strong>de</strong> plus précaire et <strong>de</strong> plus fugitif. <strong>Les</strong><br />
objections qu’on peut nous faire <strong>de</strong> ce choix s’imaginent sans<br />
peine. Mais quoi ! si le mon<strong>de</strong> est malheureux, le rêve <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
n’en est pas moins universel. Nous y pensons d’autant plus qu’il<br />
nous échappe. Nous en sommes hantés dans la mesure où les<br />
<strong>conditions</strong> en <strong>de</strong>viennent plus malaisées à réunir — et à retenir.<br />
Parler <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, c’est parler <strong>du</strong> malheur, et réciproquement.<br />
1 Conférence <strong>du</strong> 6 septembre 1961.<br />
9<br />
@
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Nous les distinguons : nous ne les séparerons pas. L’homme<br />
heureux est menacé <strong>de</strong> ne plus l’être, et le malheureux conserve<br />
l’espoir d’améliorer son <strong>de</strong>stin. Pas <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> pur et <strong>de</strong> malheur<br />
absolu. p.012 Chez nombre <strong>de</strong> gens, ils s’interpénètrent si<br />
étroitement qu’on ne sait plus à quelle catégorie ils appartiennent.<br />
Ni cruellement infortunés, ni favorisés <strong>de</strong> façon enviable, on ne<br />
peut dire <strong>de</strong> leur vie autre chose que ceci : elle paraît supportable,<br />
sans tribulations excessives, sans satisfactions qui les comblent.<br />
Ils ont eu <strong>de</strong>s <strong>bonheur</strong>s, non le <strong>bonheur</strong> ; ils ont eu <strong>de</strong>s malheurs,<br />
sans être dans le malheur.<br />
Songeant <strong>de</strong>puis longtemps à cette conférence, j’avais<br />
l’impression qu’elle me coûterait peu d’effort, que j’allais traiter un<br />
thème magnifique, suggestif, d’une merveilleuse richesse.<br />
Magnifique, je le vois plus que jamais, suggestif au point <strong>de</strong> me<br />
faire craindre <strong>de</strong> m’y perdre, riche jusqu’à m’y noyer. <strong>Les</strong> idées<br />
accouraient d’elles-mêmes. Mais je ne pouvais les présenter dans<br />
leur bouscula<strong>de</strong>.<br />
J’avais parfois le sentiment que ce que je croyais saisir <strong>de</strong> plus<br />
soli<strong>de</strong> se transformait en nuée. « Qu’est-ce que le <strong>bonheur</strong>,<br />
interrogeait François Mauriac dans le Figaro littéraire <strong>du</strong> 21 avril :<br />
existe-t-il en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> nous, qui ne sommes pas heureux ? » Il<br />
était indispensable <strong>de</strong> commencer par quelques définitions, <strong>de</strong><br />
préciser mon vocabulaire. Que signifie exactement le mot<br />
<strong>bonheur</strong> ? Sous cette étiquette se groupent <strong>de</strong>s notions à ne pas<br />
confondre. Le premier sens que Littré propose est : événement<br />
heureux, chance favorable. Puis il enregistre celui d’état heureux,<br />
d’état <strong>de</strong> pleine satisfaction et <strong>de</strong> jouissance. Enfin il distingue<br />
entre les trois synonymes : <strong>bonheur</strong>, félicité, béatitu<strong>de</strong>.<br />
Bonheur veut dire proprement bonne chance ; puis c’est,<br />
10
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
extensivement, l’ensemble <strong>de</strong>s circonstances qui font que nous<br />
sommes bien. Il a donc un caractère extérieur, qui en fait la<br />
nuance avec félicité. La félicité n’est pas liée à ce qui vient <strong>du</strong><br />
<strong>de</strong>hors : elle est plus propre à l’âme même ; aussi ne dirons-nous<br />
pas la félicité que les richesses procurent, mais le <strong>bonheur</strong>. La<br />
béatitu<strong>de</strong>, qui, dit le même Littré, est <strong>de</strong> style mystique, est la<br />
félicité <strong>de</strong>stinée dans une autre vie à ceux qui ont pratiqué la vertu<br />
dans celle-ci. Nous sentons qu’il se moque, et la définition est<br />
étroite. Le <strong>bonheur</strong> terrestre pourra contenir quelque chose <strong>de</strong> la<br />
béatitu<strong>de</strong>, et comme dit l’Imitation, quidam praegustus patriae<br />
caelestis, un avant-goût <strong>de</strong> la patrie céleste.<br />
p.013<br />
L’adjectif <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> est heureux, dans ses acceptions<br />
diverses. Est heureux qui vit dans la satisfaction ; mais est<br />
heureux d’abord qui a <strong>de</strong> la chance, qui est né sous une bonne<br />
étoile, qui réussit dans ce qu’il entreprend, qui a la main heureuse.<br />
C’est ce qu’exprimait le latin felix, qui, sous les empereurs, <strong>de</strong>vint<br />
quelque chose comme un titre.<br />
Le premier qui fut roi fut un soldat heureux,<br />
dit Voltaire, dans Mérope : il eut l’adresse et la fortune <strong>de</strong> se<br />
pousser jusqu’au pouvoir. Cela n’indique rien quant à ce qu’il put<br />
connaître <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> intime. C’est rarement le sort <strong>de</strong>s rois et <strong>de</strong>s<br />
soldats ambitieux. Talleyrand voulait pour collaborateurs <strong>de</strong>s gens<br />
heureux, c’est-à-dire qui n’étaient pas <strong>de</strong>s déveinards, <strong>de</strong>s<br />
« malastrus ». Cet avantage ne les défendait pas contre <strong>de</strong>s<br />
infortunes diverses dans le privé et dans le mariage, par exemple,<br />
où ils pouvaient ne connaître point la félicité.<br />
Mais nous n’avons pas fini <strong>de</strong> diviser et <strong>de</strong> ré<strong>du</strong>ire. Il y a le<br />
<strong>bonheur</strong> personnel et le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s collectivités, le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s<br />
11
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
peuples. On ne peut les envisager tout à fait <strong>de</strong> la même façon.<br />
Même si l’on voit dans le second l’addition d’un nombre variable <strong>de</strong><br />
<strong>bonheur</strong>s personnels. Du <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s collectivités, il sera question<br />
fréquemment au cours <strong>de</strong> ces <strong>Rencontres</strong>. Ce sera l’affaire <strong>de</strong>s<br />
économistes, <strong>de</strong>s sociologues <strong>de</strong> dire comment ils le voient. <strong>Les</strong><br />
théologiens pourront parler <strong>de</strong> la béatitu<strong>de</strong>, dont l’espérance est à<br />
coup sûr un <strong>de</strong>s éléments <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> terrestre. Mon rôle sera <strong>de</strong><br />
montrer les aspects (quelques-uns) et les sources (quelques-unes)<br />
<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> indivi<strong>du</strong>el, dont je fais essentiellement le <strong>bonheur</strong>-<br />
félicité, dans lequel l’âme est pour une part, petite ou gran<strong>de</strong>.<br />
Quand nous dirons donc <strong>bonheur</strong>, parlant <strong>de</strong> la personne, ce sera<br />
le plus souvent au sens <strong>de</strong> félicité.<br />
Cependant, comme je n’aurai plus l’occasion <strong>de</strong> revenir au<br />
<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s collectivités, qui nous intéresse tous d’une façon<br />
poignante, je note qu’on l’a fait rési<strong>de</strong>r longtemps dans un état<br />
matériel favorable, dans l’abondance, la fertilité <strong>du</strong> sol, la victoire<br />
sur la misère, la maladie et la faim. Le peuple heureux était celui<br />
qui habitait une terre où coulent le lait et le miel. Cela commence<br />
avec Moïse (Deutéronome, VIII, 7) : « Le Seigneur ton Dieu p.014<br />
t’intro<strong>du</strong>ira dans une terre d’eaux et <strong>de</strong> sources, <strong>de</strong> froment,<br />
d’orge et <strong>de</strong> vigne, où mûrissent la figue, la grena<strong>de</strong> et l’olive, où<br />
tu ne connaîtras pas la pénurie et jouiras <strong>de</strong> l’abondance <strong>de</strong> toutes<br />
choses ; qui contient <strong>du</strong> fer et d’autres métaux, où tu auras <strong>de</strong><br />
belles maisons, <strong>de</strong>s troupeaux <strong>de</strong> bœufs et <strong>de</strong> moutons... Afin que,<br />
lorsque tu seras rassasié, tu bénisses le Seigneur ton Dieu <strong>de</strong><br />
t’avoir donné la meilleure <strong>de</strong>s terres. » Tout est matériel dans<br />
cette page, hors la reconnaissance envers Dieu et la fidélité à sa<br />
loi, que requièrent <strong>de</strong>s Hébreux <strong>de</strong> si grands bienfaits. D’évi<strong>de</strong>nce,<br />
on ne pouvait entraîner un peuple errant dans le désert par la<br />
12
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
promesse <strong>de</strong> délectations esthétiques. Mais ce n’était pour moi<br />
qu’un exemple.<br />
La Suisse est tenue aujourd’hui pour un pays heureux. Sans<br />
doute l’est-elle plus que nombre d’autres. Le nier serait provoquer<br />
le <strong>de</strong>stin. Mais elle l’est surtout comme un pays économiquement<br />
prospère. Cela n’empêche pas, hélas, qu’on y souffre et ne signifie<br />
pas qu’on y soit à l’abri <strong>du</strong> désespoir. Cela ne prouve pas non plus<br />
qu’on y puisse être heureux par l’unique satisfaction <strong>de</strong>s nécessités<br />
matérielles.<br />
« En ce temps, la Bourgogne était heureuse, » dit Alexandre<br />
Dumas dans La Tour <strong>de</strong> Nesle. Comment l’entendait-il ? <strong>Les</strong><br />
mariages autrichiens ont fait parler d’une felix Austria : cela valait<br />
plutôt pour les Habsbourgs. Mon ami Antony Babel, <strong>de</strong> qui<br />
l’autorité est gran<strong>de</strong> en cette matière comme en mainte autre, a<br />
bien voulu me faire observer que Sismondi, le premier, fixe à<br />
l’économie politique le rôle <strong>de</strong> « rendre les citoyens heureux,<br />
d’augmenter leurs jouissances ». Il ne voulait pas qu’elle fût « une<br />
science sans entrailles ». Nous reconnaissons là cet esprit<br />
généreux. Mais ce qui lui tenait à cœur, c’était une juste<br />
répartition <strong>de</strong>s richesses. La félicité personnelle ne pouvait être<br />
exactement son objet.<br />
Venons-en donc au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> la personne, dont chacun rêve<br />
<strong>de</strong> jouir sous une forme ou sous une autre. Mais avant <strong>de</strong> nous<br />
interroger sur son essence, commençons par nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il<br />
existe en lui-même, s’il est plus qu’une illusion, prompte ou lente à<br />
s’évanouir, un enchantement, au sens magique <strong>du</strong> terme. Illusion,<br />
il peut l’être en partie : « On n’est jamais si heureux ni si<br />
malheureux qu’on l’imagine. » C’est une maxime <strong>de</strong> La<br />
Rochefoucauld. Une illusion, p.015 ce n’est pas rien ; ce peut être<br />
13
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
précieux. Pour moi, néanmoins, le <strong>bonheur</strong> n’en peut être une<br />
entièrement. Aucun <strong>de</strong> vous, Mesdames, Messieurs, n’est une<br />
illusion. Et votre <strong>bonheur</strong> — comme votre malheur — c’est vous-<br />
même, ce que vous êtes, ce qui vous fut donné ou non et ce que<br />
vous avez tiré <strong>de</strong> vous, votre nature et votre art <strong>de</strong> vivre. Le<br />
<strong>bonheur</strong> n’est pas fréquent, même dans les milieux les plus<br />
favorisés. Mais chacun s’en fait une idée ; il n’est personne qui<br />
d’emblée y renonce ou s’en détourne par système. L’aspiration au<br />
<strong>bonheur</strong> est <strong>de</strong> tous les temps, quotidienne et commune. Tout le<br />
mon<strong>de</strong> croit implicitement à sa réalité, puisque tout le mon<strong>de</strong> le<br />
recherche.<br />
Existerait-il un instinct <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ? Ou bien la raison <strong>de</strong> notre<br />
quête ne serait-elle pas un souvenir ? Le souvenir d’une félicité<br />
très lointaine, qui nous pousserait à ressaisir ce que l’homme<br />
aurait tenu avant les siècles, possédé comme un bien auquel il<br />
était <strong>de</strong>stiné. Je m’excuse <strong>de</strong> m’arrêter à ce qu’on pourra regar<strong>de</strong>r<br />
comme une rêverie. (Et certes je le conçois.) Je me limite à dire :<br />
tout se passe comme si nous étions mus par un souvenir tenace,<br />
différent <strong>de</strong> tous autres, puisque héréditaire, venu <strong>du</strong> plus<br />
mystérieux <strong>de</strong> notre être, le plus lointain, le plus beau <strong>de</strong> la race,<br />
transmis <strong>de</strong> génération en génération <strong>de</strong>puis le jardin d’E<strong>de</strong>n,<br />
<strong>de</strong>puis ce paradis que chacun se représente à sa manière et que<br />
nous avons per<strong>du</strong>, <strong>de</strong>puis l’âge d’or. Tout se passe comme si<br />
l’homme avait, par instants au moins, l’assurance d’avoir été créé<br />
pour le <strong>bonheur</strong> et ne se résignait pas à s’en voir privé pour<br />
toujours. Il s’engage sans y voir bien clair dans tous les chemins<br />
qui pourraient l’y ramener, bientôt égaré dans ce dédale, comme il<br />
l’est dans sa conception <strong>de</strong> ce qu’il brûle <strong>de</strong> ressaisir.<br />
Cette idée, on pourra dire : poétique, me trottait par la tête. A<br />
14
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
travers Lamartine, elle me faisait remonter à Pascal. Et je fus ravi<br />
<strong>de</strong> la retrouver chez un romancier espagnol <strong>du</strong> <strong>de</strong>rnier siècle,<br />
Armando Palacio Valdès, lequel, dans Le quatrième pouvoir, dit :<br />
« C’est pour le <strong>bonheur</strong> que l’homme fut créé, non pour<br />
s’accompagner dans les jours comptés <strong>de</strong> son existence <strong>du</strong> travail<br />
écrasant, <strong>du</strong> châtiment furieux, <strong>de</strong> la pâle envie et <strong>de</strong> la tristesse<br />
qui ronge. La tradition <strong>du</strong> Paradis est la plus logique et la plus<br />
vénérable <strong>de</strong>s traditions humaines. »<br />
p.016<br />
Laissons cela. Nous cherchons tous le <strong>bonheur</strong>, souvent à<br />
l’aveuglette. Mais certains semblent l’avoir rencontré vite et s’y<br />
être installés sans lutte ni déception. Nous disons d’eux qu’ils sont<br />
faits pour être heureux. Même on a l’impression que le <strong>bonheur</strong> a<br />
ses pré<strong>de</strong>stinés. Il y a <strong>de</strong>s félicités <strong>du</strong>rables qui paraissent moins<br />
conquises que données, et comme une grâce. On croirait voir un<br />
signe sur ceux qui en jouissent.<br />
Le <strong>bonheur</strong> peut avoir une voix. Je distinguerais dans le nombre<br />
<strong>de</strong>s gens heureux ceux qui chantent <strong>de</strong> ceux qui ne chantent pas.<br />
Enten<strong>de</strong>z-moi ; je ne dis pas : qui sont <strong>de</strong>s chanteurs, amateurs<br />
ou professionnels. Ce qu’ils font entendre est plutôt une musique<br />
intérieure qui parvient jusqu’à nos oreilles. Plutôt que chanter, ils<br />
chantonnent (sifflotent parfois) pendant leur travail ou quand ils<br />
sont <strong>de</strong> loisir, dans leur chambre, dans leur baignoire (singing in<br />
the bathtub), dans la rue, à la promena<strong>de</strong>. Cela peut se ré<strong>du</strong>ire à<br />
un murmure tout juste perceptible, à un ronron très doux,<br />
comparable au son qu’émet une machine bien huilée. Il arrive<br />
aussi que cela soit moins discret : Charles-Victor <strong>de</strong> Bonstetten,<br />
type accompli <strong>de</strong> l’homme heureux, chantait <strong>de</strong> toute sa voix à<br />
quatre-vingts ans comme à vingt. De la bouche d’autres, plus<br />
nombreux, ne sort jamais rien <strong>de</strong> musical. A quoi tient la<br />
15
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
différence ? Peut-être à ce que les « chanteurs » ont <strong>de</strong> leur<br />
<strong>bonheur</strong> une conscience plus délicieuse. On pourra les dire plus<br />
heureux d’être heureux. Mais je subtilise. Retenons que la notion<br />
<strong>de</strong> délices n’est pas séparable <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> pleine félicité. Quelle<br />
qu’en soit la source : l’esprit, le cœur, l’adoration et jusqu’à<br />
l’ascétisme ont leurs délices.<br />
Pour juger <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> (ou <strong>du</strong> malheur) d’autrui, il faut une<br />
pru<strong>de</strong>nce extrême. Peut-être parlerait-on plus justement <strong>de</strong>s<br />
<strong>bonheur</strong>s que <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Ce qui vaut pour vous ne vaut pas pour<br />
votre voisin. Votre <strong>bonheur</strong> dépend d’une chose, et le sien d’une<br />
tout autre. Y a-t-il rien <strong>de</strong> plus personnel ? Tel ne se satisfait que<br />
<strong>du</strong> calme, tel que <strong>de</strong> l’agitation. Il y a <strong>de</strong>s <strong>bonheur</strong>s assis ; il y en<br />
a <strong>de</strong> mobiles ; <strong>de</strong> riants et même <strong>de</strong> soupirants. Nous disons <strong>de</strong><br />
quelqu’un : il ne lui manque rien, <strong>de</strong> quoi se plaint-il donc ? Mais,<br />
avantagé comme il le semble, il lui manque la faculté <strong>de</strong> se plaire à<br />
ce qui lui fut donné si largement. Ou nous disons : je serais<br />
heureux à sa place. p.017 Mais lui ne la trouve pas si bonne, et, qui<br />
sait, voudrait être à la vôtre. Se mettre à la place <strong>de</strong> qui, pour être<br />
votre semblable, n’est cependant pas votre pareil, est une<br />
tentative aventureuse.<br />
Que répondront ceux que, les jugeant à notre mesure, nous<br />
croyons en possession <strong>de</strong> tout ce dont se compose à nos yeux le<br />
<strong>bonheur</strong> ? L’un, qu’il est en effet conscient <strong>de</strong> sa chance, mais qu’il<br />
n’en jouit pas ou n’en jouit plus. L’autre nous laissera voir une<br />
blessure <strong>de</strong> l’âme qui le torture, un désenchantement dont la<br />
cause à lui-même n’est pas claire. Il vit le cœur serré, pris d’une<br />
peur latente, qui l’obsè<strong>de</strong>, ou <strong>de</strong> la nostalgie il ne sait trop <strong>de</strong> quoi,<br />
qui lui ôte la saveur <strong>de</strong>s grâces reçues, lui laissant, à ce qu’il croit<br />
sentir lui échapper, une épuisante aspiration. Un état enviable à<br />
16
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
votre sentiment entretient en lui le désir d’un insaisissable autre<br />
chose. N’insistons pas. Le <strong>bonheur</strong> a tout <strong>de</strong> même ses <strong>conditions</strong><br />
essentielles qui le fon<strong>de</strong>nt, qui l’assurent dans un grand nombre <strong>de</strong><br />
cas. Depuis l’antiquité, nous en possédons <strong>de</strong>s formules<br />
nombreuses, dont je vais prendre l’une. C’est un poème <strong>de</strong><br />
Martial, adressé à un autre Martial, peut-être son parent, que je<br />
tra<strong>du</strong>is, ou paraphrase :<br />
« Ce qui nous rendrait la vie heureuse, très agréable<br />
Martial, le voici : quelque fortune, non gagnée à la peine,<br />
mais héritée, un petit domaine fertile, un foyer qui jamais<br />
ne s’éteint ; pas <strong>de</strong> procès ; peu d’occasions <strong>de</strong> revêtir la<br />
toge (nous dirions : <strong>de</strong> s’habiller, d’aller dans le mon<strong>de</strong>) ;<br />
la paix <strong>de</strong> l’esprit ; la vigueur seyant à un homme libre,<br />
un corps dispos, la santé ; la franchise <strong>de</strong> parole,<br />
tempérée par la sagesse ; <strong>de</strong>s amis qui soient vos égaux<br />
(et qui vous ressemblent) ; un train <strong>de</strong> vie sans<br />
embarras, une table sans apprêt ; <strong>de</strong>s nuits où l’on ne<br />
boirait que ce qu’il faut pour balayer les soucis ; le lit<br />
conjugal accueillant, sans libertinage. Vouloir être ce<br />
qu’on est, sans désirer davantage ; un sommeil qui ren<strong>de</strong><br />
brèves les ténèbres. Ne pas redouter et ne pas souhaiter<br />
le terme <strong>de</strong> ses jours. »<br />
Beaucoup <strong>de</strong> cela reste valable. Mais regardons-y mieux. Ce<br />
<strong>bonheur</strong> a pour cadre, non la ville, mais les champs. C’est fréquent<br />
chez les poètes anciens comme chez leurs imitateurs mo<strong>de</strong>rnes.<br />
C’est toujours Hoc erat in votis ou Angulus ri<strong>de</strong>t. Le poète ne dit<br />
rien <strong>de</strong>s enfants et dans le <strong>bonheur</strong> ne fait pas au vrai la part <strong>de</strong> la<br />
famille. Or, il ne nous suffit pas d’avoir la santé : nous <strong>de</strong>mandons<br />
encore p.018 celle <strong>de</strong>s nôtres. La réussite personnelle peut nous<br />
17
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
réjouir, mais nous la voulons encore pour ceux qui nous suivent. Si<br />
nous ne l’avons guère connue, il arrive que nous trouvions dans<br />
celle <strong>de</strong> nos fils une très douce compensation. Leur satisfaction<br />
<strong>de</strong>viendra la nôtre et nous donnera ce que l’existence ne nous a<br />
pas donné. La profession ne tient aucune place et le travail est<br />
exclu. Cela est important. La détente, la paix intérieure y sont<br />
requises. Comme la liberté, mais nous la voudrions plus large.<br />
Nulle mention <strong>de</strong>s plaisirs <strong>de</strong> l’esprit ; mais comment le poète les<br />
mépriserait-il ? Et pas un mot <strong>de</strong> la religion. Cependant retenons le<br />
<strong>de</strong>rniers vers...<br />
Martial fixe les <strong>conditions</strong> principales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Ne disons<br />
pas : fondamentales, ni indispensables ; puisque, si les biens <strong>de</strong><br />
fortune font beaucoup pour l’assurer, la pauvreté n’y met pas<br />
obstacle toujours et que la richesse y serait contraire en bien <strong>de</strong>s<br />
cas. Sur ce point, <strong>de</strong>ux citations <strong>de</strong> Montaigne : « La faim <strong>de</strong>s<br />
richesses est plus aiguisée par leur usage, et la vertu <strong>de</strong> la<br />
modération plus rare que celle <strong>de</strong> la patience. » Puis : « <strong>Les</strong> gueux<br />
ont leurs magnificences et leurs voluptés comme les riches. » Je<br />
glisse encore ceci, pris dans les Proverbes, XXX, 8 : « Préserve-<br />
moi <strong>de</strong> la mendicité et <strong>de</strong> la richesse. » La santé <strong>du</strong> corps et <strong>de</strong><br />
l’âme s’impose catégoriquement.<br />
Le travail peut-il être compté parmi les sources certaines <strong>de</strong> la<br />
félicité terrestre ? Oui et non. La notion n’en est pas simple.<br />
Martial ne semble pas le tenir pour un bien, préférant la richesse<br />
héritée à celle dont il est la source. Laissons qu’il est indispensable<br />
et inévitable. Il est souvent un plaisir, et dans ce cas, n’hésitons<br />
pas une secon<strong>de</strong> à lui faire sa gran<strong>de</strong> place dans une vie heureuse.<br />
Quand on avance d’un pas léger dans une tâche spontanément<br />
choisie ou librement acceptée, il ne fait pas doute qu’elle ne<br />
18
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
procure un vif contentement. L’impression <strong>de</strong> la marche, <strong>du</strong><br />
progrès peut suffire à vous tenir en belle humeur. La fatigue<br />
même, qui suit, conserve <strong>de</strong> la douceur. Encore faut-il, pour être<br />
heureux en travaillant, que je puisse m’interrompre et ne sois pas<br />
talonné par le temps. Cela me contraindrait, ce que le <strong>bonheur</strong><br />
exclut. L’image <strong>de</strong> Vittorio Alfieri attaché, au sens propre, à sa<br />
table <strong>de</strong> travail par un <strong>de</strong>spotisme exercé contre lui-même est<br />
pour causer <strong>de</strong> l’horreur ; au surplus ridicule.<br />
p.019<br />
Si le travail est trop <strong>du</strong>r ; si, pour vivre, il vous faut<br />
supporter d’y être plié par une volonté étrangère et si votre<br />
personne en est diminuée, il n’est pas fait pour votre <strong>bonheur</strong>.<br />
Sinon <strong>de</strong> le détruire, il menace <strong>de</strong> le ré<strong>du</strong>ire. Travail reprend alors<br />
un peu <strong>de</strong> son premier sens, qui fut celui d’effort douloureux,<br />
d’épreuve et <strong>de</strong> peine. Nous avons rêvé que la recherche tenace<br />
d’un <strong>bonheur</strong> qui tant <strong>de</strong> fois nous échappe, pourrait s’expliquer<br />
par le souvenir vague d’un âge d’or. On veut ressaisir ce que<br />
l’homme possédait à l’origine. Or, dans l’éternité, peu <strong>de</strong> gens,<br />
fussent-ils par excellence <strong>de</strong>s travailleurs, feront, je suppose, une<br />
place au travail. On ne voit pas qu’il se concilie avec la béatitu<strong>de</strong>.<br />
Cela dit, sans en faire une condition nécessaire <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, nous<br />
n’aurons pas la sottise <strong>de</strong> penser que le travail est un mal dans ce<br />
mon<strong>de</strong> souvent désolé dont nous faisons l’expérience magnifique<br />
et terrible. Il y a dans le travail, s’il n’est pas une forme <strong>de</strong><br />
l’esclavage, une discipline salutaire. Cela ne se discute pas. C’est<br />
notre sort <strong>de</strong> nous y soumettre. En outre, le travail contribue à<br />
l’agrément <strong>de</strong> l’existence, mais indirectement, <strong>du</strong> fait que, s’il n’est<br />
pas <strong>de</strong>venu machinal, il écarte l’ennui. Et l’ennui, qu’il soit en<br />
nous, qu’il nous vienne <strong>du</strong> <strong>de</strong>hors, tarit les sources <strong>de</strong> la félicité.<br />
Parlons maintenant <strong>de</strong> la liberté, condition essentielle <strong>du</strong> bien-<br />
19
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
être ici-bas. La servitu<strong>de</strong>, à l’inverse, l’empêche toujours. Mais<br />
affranchis <strong>de</strong> la contrainte extérieure, dans la mesure où nous<br />
pouvons l’être, il importe <strong>de</strong> ne pas lui en substituer une autre,<br />
intérieure, qui ne nous serait pas moins défavorable. D’un pays où<br />
le soleil se lève plus tôt que sur le nôtre, m’est parvenu cet avis<br />
que la liberté, politique et personnelle, est une condition<br />
indispensable <strong>de</strong> tout <strong>bonheur</strong> et que la foi religieuse en est une<br />
autre. Je n’invente rien. Sur la foi nous reviendrons. Auparavant,<br />
voyons la nature <strong>de</strong> ces chaînes que nous nous forgeons, j’allais<br />
dire : <strong>de</strong> gaîté <strong>de</strong> cœur. Qu’est-ce qui nous y in<strong>du</strong>it ? Des passions<br />
diverses dont l’effet, presque toujours, est <strong>de</strong> nous priver <strong>de</strong> notre<br />
autonomie intime. Ainsi l’ambition avi<strong>de</strong>, le désir immodéré <strong>de</strong><br />
jouer un rôle ; ainsi l’intempérante volonté <strong>de</strong> s’enrichir, et la<br />
jalousie, et l’envie, et l’esprit <strong>de</strong> compétition, lequel mène<br />
aujourd’hui, à un rythme qui fait peur, les nations comme les<br />
indivi<strong>du</strong>s. Rien <strong>de</strong> p.020 plus tenace que ces tourments qui ne<br />
viennent que <strong>de</strong> nous, que nous seuls pourrions nous épargner —<br />
mais il faudrait en avoir la force — rien <strong>de</strong> plus désolant que ces<br />
avenues fiévreuses <strong>du</strong> désespoir.<br />
Ces appétits furieux, voilà ce qu’il faudrait vaincre. Mais nous y<br />
avons peu d’élan et <strong>de</strong> secours. Il est louable <strong>de</strong> nourrir une<br />
ambition qui se justifie. Il est déplorable, au contraire, <strong>de</strong> lui<br />
rendre les armes, d’être emporté par elle dans une galopa<strong>de</strong> sans<br />
terme, avec une voracité que nul succès ne peut assouvir. Cela<br />
nous explique pourquoi se rencontrent tant d’hommes prospères,<br />
chez qui se reconnaissent tous les signes <strong>de</strong> la fortune,<br />
triomphants et impru<strong>de</strong>mment enviés, dont le climat secret n’est<br />
qu’alerte, insomnie, inquiétu<strong>de</strong>. La crainte d’être dépassé, d’être,<br />
pour employer la noble langue d’aujourd’hui, en perte <strong>de</strong> vitesse,<br />
20
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
est l’une <strong>de</strong>s plus corrosives. Nombre d’entre eux la trahissent<br />
dans leur comportement, quand une secousse plus violente ne leur<br />
en arrache pas l’aveu. Mais la contrainte <strong>de</strong>s passions n’est pas la<br />
seule capable <strong>de</strong> rompre la paix <strong>de</strong> l’âme. Il y a pour elle d’autres<br />
menaces, qui semblablement ne viennent que <strong>de</strong> nous.<br />
Montaigne parle <strong>de</strong> ces hommes « qui n’ont fièvre ni mal que<br />
celui qu’ils se donnent eux-mêmes par la faute <strong>de</strong> leur discours (<strong>de</strong><br />
leur raison »), disant ailleurs : « Nature nous a mis au mon<strong>de</strong><br />
libres et déliés : nous nous emprisonnons en <strong>de</strong> certains détroits ».<br />
Rien <strong>de</strong> plus juste. Et rien <strong>de</strong> plus contraire au <strong>bonheur</strong> que<br />
l’esclavage, quelque forme qu’il prenne. Or, souvent nous ne<br />
semblons revendiquer la liberté que pour nous rendre plus<br />
<strong>du</strong>rement esclaves <strong>de</strong> nous-mêmes. Le plus visible usage que nous<br />
en faisons est <strong>de</strong> nous en ôter la jouissance. On nous voit adopter<br />
<strong>de</strong>s partis qui prennent peu à peu le caractère d’obligations<br />
morales, et nous nous plions avec d’autant plus <strong>de</strong> rigueur à une<br />
servitu<strong>de</strong> qui a cessé d’être volontaire, qu’elle résulte d’un<br />
engagement d’honneur pris envers nous-mêmes <strong>de</strong> propos<br />
délibéré. Renverser l’obstacle aurait quelque chose d’une défaite.<br />
Cela comman<strong>de</strong> certes le respect, appelle même l’admiration, mais<br />
aussi me détermine à faire une condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, ne disons<br />
pas <strong>de</strong> la souplesse (le mot pourrait être enten<strong>du</strong> fort mal) <strong>du</strong><br />
moins d’une certaine flexibilité <strong>du</strong> caractère, d’une certaine<br />
indépendance à l’égard <strong>de</strong> son propre moi : parfois il est bon <strong>de</strong> se<br />
désobéir. p.021 Le roseau <strong>de</strong> La Fontaine est l’image d’une facilité<br />
choquante à cé<strong>de</strong>r à la force. Mon homme flexible n’est pas tel : il<br />
<strong>de</strong>meurera ferme sous la violence extérieure ; mais à lui-même il<br />
accor<strong>de</strong>ra <strong>de</strong> l’aise, et si l’on peut dire, <strong>de</strong> la mutabilité. Selon<br />
Kierkegaard, le plus grand ridicule <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> est <strong>de</strong> paraître<br />
21
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
affairé. Dans La conquête <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, Bertrand Russell, avec son<br />
humour pointu à l’excès, ne nous envoie pas dire que, s’il était<br />
mé<strong>de</strong>cin, nous voyant imbus <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong> notre travail, il<br />
nous prescrirait <strong>de</strong>s vacances.<br />
Parmi les gênes que l’on s’impose, comptons l’exigence <strong>du</strong> luxe,<br />
et à un moindre <strong>de</strong>gré, celle <strong>du</strong> confort. Sans y bien réfléchir, on<br />
voit dans le luxe un aspect <strong>de</strong> la vie heureuse. Il est éloigné <strong>de</strong><br />
l’être, si l’on prend ce mot au sens vulgaire. Il y serait plutôt un<br />
obstacle par la pensée instable dont il s’accompagne. Faste,<br />
autrefois, signifiait orgueil. Etre fastueux, ce n’était pas<br />
uniquement désirer <strong>de</strong> vivre entouré d’objets précieux et beaux,<br />
d’être logé magnifiquement et <strong>de</strong> disposer <strong>de</strong> commodités<br />
exquises ; c’était encore se promettre une jouissance <strong>de</strong> l’envie, et<br />
peut-être <strong>du</strong> dépit, qu’on fera naître dans l’esprit <strong>de</strong>s gens. Or, il<br />
n’y a rien dans la vanité maligne qui soit propre à nous valoir<br />
l’authentique félicité. Celui qui la recherche dans le luxe est<br />
fréquemment con<strong>du</strong>it par une volonté <strong>de</strong> prééminence. Il redoute<br />
qu’on ne l’éclipse et que le luxe d’un autre ne fasse pâlir le sien. Il<br />
est engagé dans une enchère qui exclut le plein contentement.<br />
Par chance, on peut avoir <strong>du</strong> luxe une conception différente. Il<br />
peut être entièrement spirituel. L’homme pauvre qui, dans un<br />
mo<strong>de</strong>ste voyage payé sur ses économies, s’arrêtera <strong>de</strong>vant un<br />
paysage ravissant, <strong>de</strong>vant une œuvre d’architecture, <strong>de</strong> peinture ou<br />
<strong>de</strong> sculpture dont il concevra la gran<strong>de</strong>ur ou subira le charme,<br />
connaîtra un luxe peut-être hors <strong>de</strong> l’atteinte <strong>du</strong> propriétaire<br />
opulent. Car il aura l’ingénuité <strong>du</strong> vrai <strong>bonheur</strong>. De cela, je pouvais<br />
proposer un exemple plus simple. Si j’écoute une musique tendre<br />
ou sublime, celle que vous voudrez, disons l’Aria <strong>de</strong> Bach, et que je<br />
sente les larmes près <strong>de</strong> me venir aux yeux ; si même quelque<br />
22
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
motif plus humble s’éveille et chante longuement en moi, je connais<br />
le luxe dans ce qu’il a <strong>de</strong> plus doux ; tel qu’il me consolera, pour un<br />
instant au moins, d’une vie étroite, privée entièrement <strong>de</strong> luxe, le<br />
mot pris p.022 cette fois dans la commune acception. Celui-ci est<br />
insidieux ; il menace <strong>de</strong> corrompre qui s’y complaît.<br />
Ce péril <strong>du</strong> luxe, nous le retrouvons dans le confort. C’est le<br />
luxe ré<strong>du</strong>it au bien-être matériel, à l’agrément d’une maison<br />
chau<strong>de</strong> ou fraîche selon la saison, restreint, pour faire image, à la<br />
salle <strong>de</strong> bain et aux pantoufles. Prenons-y gar<strong>de</strong> : il endort et il<br />
énerve. Il y a <strong>de</strong>s gens, même jeunes, qui, dans un voyage,<br />
renonceront à <strong>de</strong>s merveilles parce qu’ils n’ont pas à portée un<br />
hôtel offrant, comme on dit, tout le confort.<br />
Le souci continuel <strong>du</strong> confort contrarie un <strong>bonheur</strong> vraiment<br />
libre. J’en parle d’expérience, me <strong>de</strong>vant dire atteint. J’en ai<br />
ressenti <strong>de</strong> la honte en lisant le <strong>de</strong>rnier livre <strong>de</strong> Simone <strong>de</strong><br />
Beauvoir. Revienne le temps où je parcourais l’Europe en wagon<br />
<strong>de</strong> troisième classe, le temps <strong>de</strong>s cuvettes <strong>de</strong> fer émaillé, <strong>de</strong>s gîtes<br />
que mon innocence me distrayait <strong>de</strong> reconnaître sordi<strong>de</strong>s. Ce fut<br />
aussi le temps <strong>de</strong>s éblouissements — et presque <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />
Presque ? Pourquoi cette réserve ? Parce que j’étais sans<br />
compagnon. Je ne redoute pas la solitu<strong>de</strong> et jamais ne l’ai<br />
confon<strong>du</strong>e avec l’isolement. Je conçois qu’on en fasse un élément<br />
<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. O beata solitudo ! J’y vais revenir. Mon propos était<br />
pour l’instant <strong>de</strong> noter que, si le <strong>bonheur</strong> naît <strong>de</strong> l’admiration, il<br />
s’accroît d’être partagé, comme l’amour. Je cite encore<br />
Montaigne : « Nul plaisir n’a goût pour moi sans communication. Il<br />
ne me vient pas seulement une gaillar<strong>de</strong> pensée en l’âme, qu’il ne<br />
me fâche <strong>de</strong> l’avoir pro<strong>du</strong>ite seul et n’ayant à qui l’offrir. » Je l’en<br />
crois sans peine.<br />
23
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Découvrir une chose <strong>de</strong> beauté donne une joie intense. Mais la<br />
faire découvrir, et surtout à un être qui vous est cher, vous en<br />
procure une autre, plus douce encore et plus vive. La<br />
communication <strong>de</strong>vient communion. Cela est sensible<br />
particulièrement dans l’amour. L’amour peut à lui seul être le<br />
<strong>bonheur</strong>. Mais encore il rend plus délicieux tous les autres<br />
<strong>bonheur</strong>s, quelle qu’en soit la source. Il les dilate. Rien <strong>de</strong> meilleur<br />
que l’admiration par vous éveillée en l’âme <strong>de</strong> la compagne que<br />
vous aviez cherchée en vous souvenant <strong>du</strong> poète latin : « Choisis<br />
celle à qui tu pourras dire : Toi seule, tu me plais. »<br />
Vous me voyez apparemment en pleine contradiction : si l’une<br />
<strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est la communication, comment la p.023<br />
trouver dans la solitu<strong>de</strong> ? Eh bien c’est qu’en elle, pour certains<br />
êtres, la communication <strong>de</strong>meure possible, et plus facile que dans<br />
la foule, soit avec Dieu, soit avec la nature vivante, soit par un<br />
dédoublement <strong>de</strong> soi-même qui établit le dialogue intérieur. La<br />
solitu<strong>de</strong>, élue, est mystérieusement habitée, alors que l’isolement,<br />
où l’on est contraint, c’est le vi<strong>de</strong>, la soif dans le désert. Cela nous<br />
amène, sans transition trop brusque, à considérer la part <strong>de</strong> la foi<br />
dans le <strong>bonheur</strong>. Je ne suis guère désigné pour cela, ma religion<br />
n’étant ni précise, ni ferme, ni constante. Mais il arrive aux<br />
sceptiques <strong>de</strong> douter <strong>de</strong> leur doute. Et j’ai pu faire <strong>de</strong>s<br />
constatations. D’un passage à la Pierre-qui-Vire, j’ai gardé le<br />
souvenir d’un <strong>bonheur</strong> qui, sur le visage <strong>de</strong>s pères, semblait<br />
vraiment rayonner. Un <strong>bonheur</strong> d’essence spirituelle met celui qui<br />
en jouit comme à la cime <strong>de</strong> la vie. En outre, il saute aux yeux que<br />
la foi religieuse est un précieux soutien <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> en tous les<br />
temps, plus que jamais souhaitable au nôtre, sombre et<br />
sanguinaire, où l’air même, dit Mauriac, est pénétré <strong>de</strong> poison. Un<br />
24
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>bonheur</strong> sans Dieu, sans le souci <strong>de</strong> Dieu et le sens <strong>du</strong> mystère,<br />
peut certainement se concevoir. Je fais cependant une réserve sur<br />
le cas <strong>de</strong> qui se prétend athée et pourrait ne l’être pas autant qu’il<br />
le dit.<br />
Le <strong>bonheur</strong> est dans l’expansion <strong>de</strong> la personne ; dans son<br />
aliénation, il est détruit. (Mais le don <strong>de</strong> la personne est autre<br />
chose.)<br />
Je tâche à ne pas m’égarer à toutes les croisées <strong>de</strong> chemins.<br />
Elles sont nombreuses, <strong>du</strong> fait même <strong>du</strong> sujet, <strong>de</strong> son ampleur.<br />
Qui pourrait donner une définition brève <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, valable pour<br />
toute l’espèce humaine, ou pour sa plus gran<strong>de</strong> part, ou seulement<br />
pour l’Europe occi<strong>de</strong>ntale, sans dire uniquement qu’il est un état<br />
<strong>de</strong> bien-être et <strong>de</strong> satisfaction, ce qui est une tautologie ? Celui <strong>de</strong><br />
l’homme n’est pas toujours celui <strong>de</strong> la femme, son égale, ni celui<br />
<strong>de</strong> la jeunesse i<strong>de</strong>ntique à celui <strong>de</strong>s vieux. Songez à toutes les<br />
variétés qu’impliqueront la classe, la culture, les tempéraments<br />
divers. Montaigne, chez qui j’ai largement puisé, suggère une<br />
gran<strong>de</strong> division dans ces <strong>de</strong>ux lignes qui m’ont fait rêver<br />
longuement : « Il n’y a <strong>de</strong> satisfaction çà-bas que pour les âmes<br />
ou brutales ou divines. » Je ne m’assure pas d’en avoir saisi<br />
pleinement le sens. Mais enfin, voici mon exégèse : les âmes<br />
brutales ne sont pas <strong>de</strong>s p.024 âmes ru<strong>de</strong>s et violentes, ce que le<br />
mot signifierait aujourd’hui, mais <strong>de</strong>s âmes sommaires, primitives,<br />
<strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la brute, c’est-à-dire <strong>de</strong> l’animal. Avec les<br />
âmes divines, cela <strong>de</strong>vient plus épineux. Ce seront les saints, je<br />
suppose, auxquels on pourrait joindre les grands penseurs. Mais<br />
au risque <strong>de</strong> solliciter le texte, j’y comprendrai celles qui parfois<br />
entrevoient le divin et s’ouvrent au sublime. <strong>Les</strong> brutales, les<br />
divines pourront connaître un <strong>bonheur</strong> qui ne sera le même que<br />
25
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
dans une proportion très faible. Chez toutes, néanmoins, il sera <strong>de</strong><br />
nature à les contenter. Matériel ou spirituel, il les entretiendra<br />
dans un état <strong>de</strong> jouissance. Sans doute souhaiterons-nous pour<br />
nous-mêmes celui <strong>de</strong> l’âme « divine », n’excluant pas que celui <strong>de</strong><br />
l’âme « brutale » ne soit réel.<br />
Nous nous consacrerons maintenant à la première, au <strong>bonheur</strong><br />
<strong>de</strong> qui le fon<strong>de</strong>, en partie au moins, sur les joies <strong>de</strong> l’esprit. Nous<br />
en avons dit quelque chose : entrons un peu dans le détail. Encore<br />
une fois, le <strong>bonheur</strong> plein nous paraît impliquer la notion <strong>de</strong><br />
délices. Si elle manque, cela ne fait cependant pas le malheur.<br />
Entre <strong>bonheur</strong> et malheur peut se concevoir un état intermédiaire<br />
ou neutre. Où se rencontrent les distractions, les plaisirs espacés,<br />
l’oubli momentané <strong>de</strong>s peines, quand il <strong>de</strong>meure possible. Certains<br />
s’enferment dans la résignation, qui peut n’aller pas sans une grise<br />
douceur. Il y a ceux dont nous avons dit un mot déjà, qui ne sont<br />
ni visiblement heureux, ni malheureux cruellement, qui <strong>du</strong>rent, qui<br />
en<strong>du</strong>rent, qui se sont fait une habitu<strong>de</strong> supportable, parfois un peu<br />
plus, <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>mi-fortune ou <strong>de</strong>mi-infortune. Cette existence<br />
pauvre en agréments a son équilibre, sa règle. « Ça va, on y fait<br />
aller ». Ce courage obscur oppose une digue au désespoir. Dans le<br />
naufrage même surnage parfois quelque chose qui permet une<br />
relative consolation.<br />
Goûteront la félicité telle que nous tâchons <strong>de</strong> la caractériser<br />
ceux qui s’y ouvrent par une disposition naturelle et seront avant<br />
tout capables d’admiration. La plus louable sera celle qu’éveilleront<br />
<strong>de</strong>s gens dont nous savons qu’ils nous dédaignent. C’est aussi la<br />
moins fréquente ; mais elle est fructueuse. L’admiration peut être<br />
une source <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> inépuisable, fluviale. Beauté, mon beau<br />
souci. La beauté nous entoure <strong>de</strong> toutes parts. Nous en sommes<br />
26
p.025<br />
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
baignés, et qui s’en convaincra n’aura jamais per<strong>du</strong> sa<br />
journée. Elle est d’abord dans la nature, et je n’entends pas<br />
exclusivement dans les sites qui nous ravissent : dans la plus<br />
fugitive <strong>de</strong> ses clartés et <strong>de</strong> ses ombres. Nous pouvons jouir <strong>du</strong><br />
temps qu’il fait, <strong>de</strong> la variété et <strong>de</strong> la variation <strong>du</strong> temps, même <strong>du</strong><br />
mauvais, qui n’existe pas pour le véritable amoureux <strong>de</strong> la nature,<br />
si j’en crois Ruskin. <strong>Les</strong> aspects quotidiens <strong>de</strong> la terre et <strong>du</strong> ciel,<br />
une feuille qui pousse, qui se dore, une fleur qui s’ouvre, qui<br />
fléchit, le soleil couchant dans les vitres <strong>de</strong>s maisons, les formes<br />
qui s’estompent dans la brume, la noire ossature <strong>de</strong>s arbres sous<br />
la neige, et moins encore : un rayon furtif, un reflet sur l’eau, un<br />
pétale, une étamine. La nature se glisse encore jusqu’à nous au<br />
cœur <strong>de</strong>s villes tentaculaires. Mais gardons-nous <strong>de</strong> confondre le<br />
sentiment qu’elle inspire avec le goût <strong>de</strong> l’exercice, <strong>du</strong> sport, <strong>de</strong> la<br />
compétition ni avec l’attrait <strong>de</strong>s économies. <strong>Les</strong> campeurs n’aiment<br />
pas tous la nature.<br />
L’amour <strong>du</strong> beau dans les arts est une source <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> non<br />
moins pure, non moins jaillissante. Certains concerts sont <strong>de</strong>s<br />
fêtes <strong>de</strong> la joie, et certains musées <strong>de</strong>s temples <strong>de</strong> la félicité. Je<br />
considère en premier lieu la musique, parce qu’elle émeut un<br />
nombre particulièrement grand <strong>de</strong> nos semblables. <strong>Les</strong><br />
applaudissements et les ovations qui suivent l’exécution d’œuvres<br />
très diverses, par exemple, le dimanche, à Paris où l’on est bon<br />
public (je les entends à la radio), semblent l’action <strong>de</strong> grâces d’un<br />
peuple heureux — composé d’auditeurs très éloignés <strong>de</strong> l’être tous,<br />
mais qui l’ont été pendant une ou <strong>de</strong>ux heures. Cela me rappelle<br />
Horace, encore une fois, qui implorait d’Apollon une vieillesse<br />
décente, lui conservant une pensée intacte, et à laquelle ne<br />
manquerait pas l’agrément <strong>de</strong> la lyre, nec lyra carentem. Solon,<br />
27
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
suivant Plutarque, était plus exigeant : outre Bacchus et Vénus, il<br />
courtisait les neuf Muses « <strong>de</strong> qui dérivent tous les plaisirs <strong>de</strong>s<br />
mortels ».<br />
La beauté contribue à notre jouissance profon<strong>de</strong> dans la mesure<br />
où nous l’accueillons avec un peu d’ingénuité. « <strong>Les</strong> délicats sont<br />
malheureux, dit La Fontaine : rien ne saurait les satisfaire. »<br />
L’amour <strong>du</strong> beau ce n’est pas façon <strong>de</strong> parler. C’est un<br />
sentiment réel et fort, exaltant, noble, libérateur ; simulé<br />
quelquefois, mais qui, pur et sincère, peut être religion, adoration<br />
<strong>de</strong> Dieu sous la p.026 forme <strong>du</strong> beau. « J’imagine mal, a-t-on pu<br />
dire, plaisir <strong>de</strong> l’âme plus parfait que celui qu’on éprouvera<br />
pendant un quart d’heure, à la National Gallery, <strong>de</strong>vant la Nativité<br />
<strong>de</strong> Piero <strong>de</strong>lla Francesca. » L’homme qui, dans le cours <strong>de</strong> son<br />
existence, aura connu quelques-uns <strong>de</strong> ces quarts d’heure, aura<br />
pour le moins respiré le parfum <strong>de</strong> la félicité. D’ailleurs, il le<br />
pouvait à moins haut prix. <strong>Les</strong> suprêmes perfections <strong>de</strong> l’art n’y<br />
sont pas indispensables. Offrez-vous le luxe — il ne vous coûtera<br />
rien — <strong>de</strong> revoir à notre musée ou les Corots, ou le portrait <strong>de</strong><br />
Belle <strong>de</strong> Zuylen, <strong>de</strong> Quentin <strong>de</strong> La Tour, ou la Sabina Poppaea, ou<br />
toute autre toile dont vous aurez perçu l’appel. Approchez-vous :<br />
elle a quelque chose d’heureux à vous dire. J’ai connu <strong>de</strong>s gens<br />
attachés à un tableau unique, pour eux inépuisable, à une<br />
statuette, à un vase, à quelques livres qui étaient les amis <strong>de</strong> leur<br />
déréliction. Se contenter <strong>de</strong> ce peu, qui leur est beaucoup, c’est<br />
s’éclairer d’une lumière intérieure que la richesse ne donne pas à<br />
coup sûr.<br />
Mais on doit aller plus loin : les aspects les plus fugitifs <strong>de</strong>s<br />
jours les plus monotones peuvent nous retenir et nous sourire, les<br />
visages <strong>de</strong>s gens, la grâce <strong>de</strong>s enfants et la beauté <strong>de</strong>s femmes,<br />
28
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
les gestes touchants, sympathiques <strong>de</strong> l’existence quotidienne,<br />
telle parole surprise, telle réponse aimable qu’on nous fait, tel clin<br />
d’œil enten<strong>du</strong> qu’on nous adresse, tel regard fraternel qu’on<br />
échange avec un passant. Cette attention aux êtres si divers qui se<br />
rencontrent dans nos chemins est encore une forme <strong>de</strong> ce que<br />
nous avons appelé communication. Nulle <strong>de</strong> ces impressions<br />
légères ne fait le <strong>bonheur</strong> : ce qui importe, c’est l’aptitu<strong>de</strong> à les<br />
recevoir.<br />
L’ambiance dans laquelle nous vivons peut accroître jusqu’à la<br />
joie (ou compromettre jusqu’au chagrin) le plaisir que nous<br />
éprouvons naturellement à vivre. « Certaines <strong>conditions</strong>, écrit<br />
Bertrand Russell, sont indispensables au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> la majorité<br />
<strong>de</strong>s hommes, mais ce sont <strong>de</strong>s choses très simples : la nourriture<br />
et l’abri, la santé, l’amour, le travail couronné <strong>de</strong> succès et le<br />
respect <strong>de</strong> leur entourage. » Ce respect entre en ligne <strong>de</strong> compte<br />
s’il n’est pas au prix d’une restriction <strong>de</strong> la liberté ! Le péril en est<br />
réel. Mais c’est l’entourage même qu’il faut ici considérer. « Marie-<br />
toi à ta porte p.027 avec une femme <strong>de</strong> ta sorte », dit un proverbe<br />
dont la sagesse paraîtra plate. Pour nous, il ne s’agit pas <strong>de</strong><br />
convenances matérielles, mais seulement d’affinités. L’entourage<br />
requis pour la félicité, c’est d’abord celui dont nous ne dépendrons<br />
pas trop étroitement et ensuite celui qui permettra <strong>de</strong>s échanges<br />
véritables. Voir <strong>de</strong>s êtres, non <strong>de</strong> sa sorte, mais <strong>de</strong> sa guise ; par<br />
exemple <strong>de</strong> ces hommes « mordants et facétieux » dont Laurent<br />
<strong>de</strong> Médicis, selon Machiavel, aimait à faire sa compagnie. Horace<br />
nous le rappelle : « <strong>Les</strong> gens maussa<strong>de</strong>s détestent les gens gais,<br />
et les gens gais, les gens sévères ; les gens vifs, les gens posés ;<br />
et les gens paisibles, les gens zélés et remuants. » Cela peut<br />
n’être pas vrai dans tous les cas. Quoi qu’il en soit, on ne trouve<br />
29
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
pas toujours la société désirée, et l’on en souffre jusqu’à<br />
l’exaspération, si l’on n’a pas le caractère plié à la patience et si<br />
l’on ne voit pas une revanche dans la malice <strong>de</strong> l’observation. Mais<br />
qu’observer chez certains êtres mécaniques ?<br />
Nous avons à peine jusqu’ici, dans ces réflexions, intro<strong>du</strong>it la<br />
notion <strong>de</strong> l’âge. Elle mériterait d’être considérée à son tour. Le<br />
<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s jeunes n’est pas celui <strong>de</strong>s vieux. Cela, nous l’avons<br />
dit. <strong>Les</strong> jeunes, même, ne sont pas enclins à méditer sur son<br />
essence. Ils y courent souvent avec une fougueuse étour<strong>de</strong>rie,<br />
abusés <strong>de</strong> mirages. C’est plus tard qu’on vient à s’interroger sur<br />
les <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> et à concevoir qu’on peut le construire<br />
<strong>de</strong> ses mains, pierre à pierre. Et c’est plus tard encore, quand la<br />
vieillesse s’annonce et que s’ouvrent les perspectives <strong>de</strong> la mort,<br />
qu’on s’emploie à le préserver, si par chance on le possè<strong>de</strong>, à le<br />
saisir enfin comme une compensation suprême si jusqu’alors on l’a<br />
moins connu qu’entrevu ou rêvé. C’est difficile sans doute, mais<br />
non toujours au point qu’on le suppose. Le fait même d’être<br />
désabusé peut en offrir une possibilité nouvelle. L’ambition nous<br />
travaille moins. On sent alors tout le prix <strong>de</strong> la paix et <strong>du</strong> calme.<br />
On aura peut-être acquis le bien <strong>de</strong> la sagesse. Et si les infirmités,<br />
le besoin, le <strong>de</strong>uil ne vous tourmentent pas d’une manière<br />
intolérable, vous pouvez jouir encore <strong>de</strong> la félicité terrestre dans<br />
ce qu’elle a <strong>de</strong> plus harmonieux. Surtout si vous gar<strong>de</strong>z une<br />
espérance d’outre-tombe, si vous ne vous résignez pas à croire,<br />
avec Renan, que la vérité pourrait être triste.<br />
p.028<br />
Jacques Bainville voyait dans le perfectionnement moral <strong>de</strong><br />
la personne humaine, <strong>de</strong>venue avec l’âge moins tranchante, moins<br />
<strong>du</strong>re, plus in<strong>du</strong>lgente et plus charitable, moins égoïste, en bref,<br />
une ferme raison d’espérer un avenir, au sens où le dit La Bruyère.<br />
30
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Cette œuvre ne peut être per<strong>du</strong>e, et je veux l’admettre aussi :<br />
« La vie humaine, pensait Théodore Jouffroy, est une longue<br />
naissance, et c’est pourquoi nous ne pouvons croire à la mort. » La<br />
vieillesse n’est pas <strong>de</strong> nécessité malheureuse. Ce qu’elle peut avoir<br />
d’agréable encore, ou d’affreux, dépend <strong>du</strong> caractère et <strong>de</strong>s<br />
épreuves qui menacent particulièrement l’homme sur son déclin.<br />
Songez à celles qui sont <strong>de</strong> l’ordre moral. Bertrand Russell fait<br />
encore <strong>de</strong>s observations sagaces sur la vieillesse <strong>de</strong>s intellectuels.<br />
A son avis, l’homme <strong>de</strong> science est alors moins exposé à souffrir<br />
que l’artiste ou l’écrivain. Pour s’être consacré à quelque chose<br />
d’immense qui le dépasse et après lui se prolongera, pour avoir<br />
apporté sa pierre à l’édifice, pour avoir eu sa place dans une<br />
collaboration magnifique ; et parce qu’il peut, même affaibli,<br />
poursuivre l’œuvre commune tant bien que mal. Le cas <strong>de</strong><br />
l’écrivain, <strong>du</strong> créateur littéraire, d’évi<strong>de</strong>nce, est différent. Il se<br />
construit lui-même, et seul, pour un public ; et quand ce public<br />
cesse d’avoir les yeux sur lui, il arrive qu’il s’effondre. Son œuvre<br />
est l’expression d’une personne, ou d’une conception indivi<strong>du</strong>elle<br />
<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. L’oubli le menace plus cruellement. Je ne sais plus qui a<br />
dit : « Monsieur <strong>de</strong> Chateaubriand se croit sourd <strong>de</strong>puis qu’il<br />
n’entend plus parler <strong>de</strong> sa gloire. » Il faut <strong>de</strong> la philosophie, à coup<br />
sûr, pour consentir à cette plus ou moins lente immersion dans<br />
l’indifférence. On ne se dit pas volontiers qu’on a fait son temps.<br />
Mais l’a-t-on vraiment fait ? N’en restera-t-il pas pour dialoguer<br />
sereinement avec soi-même et vivre par le souvenir ?<br />
Quelle est la place <strong>du</strong> souvenir dans le <strong>bonheur</strong> ? Il y contribue<br />
en bien <strong>de</strong>s cas ; mais il arrive aussi qu’il l’empoisonne. Nous<br />
abordons un thème rebattu, illustré par <strong>de</strong> grands poètes, repris à<br />
l’époque romantique par un autre, moins grand, mais qui nous<br />
31
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
touche encore. « Il n’est pire douleur que <strong>de</strong> se souvenir <strong>du</strong> temps<br />
heureux dans la misère » dit au V e chant <strong>de</strong> l’Enfer Dante, qui suit<br />
Virgile. Musset lui donnera tort. Qu’en est-il au juste ? Ils disent<br />
p.029<br />
vrai tous <strong>de</strong>ux. Vous connaîtrez <strong>de</strong>s gens qui, dans la mémoire<br />
d’un heureux passé, trouvent le soulagement <strong>de</strong> leurs tribulations<br />
et d’autres que démoralise et torture le contraste entre la lumière<br />
d’autrefois et l’ombre qui l’a suivie. Affaire <strong>de</strong> tempérament,<br />
pensera-t-on. Cela variera selon la nature, et, si l’on peut dire, la<br />
structure <strong>de</strong> la personne, selon ce qu’on sera parvenu à faire d’elle<br />
par la méditation ; selon le plus ou moins haut <strong>de</strong>gré <strong>de</strong><br />
détachement qu’elle aura pu atteindre. L’âge y sera pour quelque<br />
chose, et la force d’âme pour beaucoup. Plus un homme avance<br />
dans la vie, et plus il importera, pour qu’elle lui soit supportable,<br />
même agréable, qu’il s’affranchisse <strong>de</strong> la chimère. Pour jouir d’un<br />
<strong>bonheur</strong>, sinon total (pourra-t-il jamais l’être ?), au moins<br />
conscient et vraiment possédé, nous affirmons toujours plus<br />
décidément que la sérénité <strong>de</strong> ce logis intérieur où rési<strong>de</strong><br />
l’essentiel <strong>de</strong> notre être y est indispensable. C’est l’instant<br />
d’entendre Rousseau, qui ne fut pas expert seulement <strong>du</strong> malheur.<br />
Vous reconnaîtrez ces lignes <strong>de</strong>s Rêveries, V e Promena<strong>de</strong> : « Ces<br />
courts moments <strong>de</strong> délire et <strong>de</strong> passion, quelque vifs qu’ils<br />
puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que<br />
<strong>de</strong>s points bien clairsemés dans la ligne <strong>de</strong> la vie. Ils sont trop<br />
rares et trop rapi<strong>de</strong>s pour constituer un état, et le <strong>bonheur</strong> que<br />
mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs, mais un<br />
état simple et permanent qui n’a rien <strong>de</strong> vif en lui-même, mais<br />
dont la <strong>du</strong>rée accroît le charme au point d’y trouver enfin la<br />
suprême félicité. »<br />
Nombre <strong>de</strong> poètes, <strong>de</strong> penseurs eurent une vue analogue. De la<br />
32
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Grèce et <strong>de</strong> Rome à nos jours. « Somme toute, on peut constater<br />
— je cite une <strong>de</strong>rnière fois Bertrand Russell — qu’une vie calme est<br />
caractéristique <strong>de</strong> grands hommes et que leurs plaisirs n’ont pas<br />
été <strong>de</strong> ceux qui semblent passionnants aux yeux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. » « Ce<br />
ne sont pas, disait Horace que je tra<strong>du</strong>is librement, <strong>de</strong>s bateaux <strong>de</strong><br />
plaisance et <strong>de</strong>s quadriges qui nous vaudront <strong>de</strong> bien vivre (disons<br />
<strong>de</strong>s yachts et <strong>de</strong>s autos <strong>de</strong> luxe). Ce qu’il te faut est ici, dans ton<br />
village, si tu as la justesse <strong>de</strong> l’esprit. »<br />
Avant d’en venir au <strong>bonheur</strong> dans son rapport particulier avec<br />
l’époque où nous vivons, elle-même « particulière », je voudrais<br />
encore abor<strong>de</strong>r, m’excusant <strong>de</strong> ne pas le faire dans une suite<br />
logique, p.030 un ou <strong>de</strong>ux points qu’il me semblerait fâcheux<br />
d’ignorer tout à fait. Nous avons parlé <strong>de</strong>s entraves <strong>de</strong>squelles<br />
nombre <strong>de</strong> gens s’embarrassent dans le chemin <strong>de</strong> ce qui serait le<br />
<strong>bonheur</strong>. Un faux calcul les fait espérer d’y parvenir par <strong>de</strong>s voies<br />
qui les en éloignent. Leur cas ne doit pas être confon<strong>du</strong> avec celui<br />
<strong>de</strong> ces forcenés, qui positivement font tout pour le rendre<br />
impossible, avec une sorte <strong>de</strong> fureur sadique. Ils sont les ennemis<br />
<strong>de</strong> leur félicité, ils font paraître à leur propre égard un<br />
acharnement <strong>de</strong>structif. Il y a <strong>de</strong>s suici<strong>de</strong>s qui se prolongent.<br />
La question que maintenant je me pose est celle <strong>du</strong><br />
renoncement à toute félicité, <strong>de</strong> son sacrifice. On peut l’immoler au<br />
bien d’une personne, d’une patrie, au succès d’une cause, au<br />
triomphe d’un idéal. On se souvient <strong>de</strong> héros qui se sont offerts en<br />
holocauste. Mais ne nous précipitons pas. Pascal a dit que le plaisir<br />
est le mobile qui entraîne tous les vivants, jusqu’à ceux qui se vont<br />
pendre. Ce qui, par exemple, détermine ces <strong>de</strong>rniers, c’est le désir<br />
<strong>de</strong> se soustraire enfin, soit à l’atrocité <strong>de</strong> la douleur physique, soit<br />
à un tourment moral qu’ils se convainquent <strong>de</strong> ne pouvoir<br />
33
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
supporter plus. Ils fuient vers la délivrance. Mais les sacrifices que<br />
j’entendais sont tout autre chose qu’une fuite. Cela n’empêche<br />
aucunement <strong>de</strong> voir dans le renoncement à un <strong>bonheur</strong> dont la<br />
douceur était connue, ou imaginable, la recherche inconsciente<br />
d’un autre <strong>bonheur</strong>, auquel on ne donne pas ce nom. On peut<br />
cé<strong>de</strong>r à la gloire <strong>de</strong> se vaincre, à la sé<strong>du</strong>ction d’une gran<strong>de</strong>ur qui<br />
éblouit. L’attrait <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, en vérité, peut encore paraître dans<br />
le geste raisonné qui le tue.<br />
Il est sûr que chacun pense au <strong>bonheur</strong>. Mais je voudrais dire<br />
encore un mot <strong>de</strong> ces hommes qui semblent s’en distraire et<br />
même ne s’en pas soucier. Ils se font un but <strong>du</strong> mouvement, <strong>de</strong><br />
l’agitation, <strong>de</strong> la bataille, comme indifférents aux coups. J’avoue<br />
avoir peine à les comprendre. Certains pourront ne fuir que<br />
l’infortune <strong>de</strong> se trouver face à face avec leur propre personne.<br />
C’est l’horreur <strong>du</strong> vi<strong>de</strong> qui les pousse à remplir leur existence d’un<br />
tumulte perpétuel. Puis il y a ceux que l’estime d’eux-mêmes<br />
remplit jusqu’à débor<strong>de</strong>r.<br />
Certains <strong>de</strong> mes amis seront enclins peut-être à me considérer<br />
comme un laudator temporis acti. Je m’en défends, et d’une façon<br />
p.031<br />
expresse, à l’instant d’envisager, pour finir, le <strong>bonheur</strong> dans le<br />
temps présent. Des années qui furent celles <strong>de</strong> ma jeunesse, je<br />
vois les erreurs et les torts nombreux. Mais seul, qu’est-ce que je<br />
représente ? Nous sommes plus <strong>de</strong> quelques-uns, et non tous<br />
ca<strong>du</strong>cs, à nous accor<strong>de</strong>r sur ce temps, ce serait peu dire : qui<br />
court, car il se rue on n’ose pas voir à quoi. Nous conservons le<br />
goût <strong>de</strong> vivre. Nous pouvons nous amuser, nous réjouir, à<br />
l’occasion, <strong>de</strong> ce qui s’offre à nos yeux. Tous nous ne manquons<br />
pas d’humour. Et nous apprécions <strong>de</strong>s réalités nouvelles souvent<br />
admirables dont il est juste <strong>de</strong> se féliciter. Mais nous nous unissons<br />
34
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
encore dans l’impression (puisse n’être qu’une impression !) que<br />
l’époque ajoute à ceux que le <strong>bonheur</strong> a rencontrés toujours <strong>de</strong>s<br />
obstacles qui lui sont propres.<br />
Si le calme, la sérénité, sans être pour tous <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />
nécessaires <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, sont <strong>de</strong> nature à nous y con<strong>du</strong>ire et à<br />
nous le faire connaître dans ce qu’il a <strong>de</strong> meilleur ; s’il requiert le<br />
recueillement et la contemplation, le mon<strong>de</strong> où nous tentons d’en<br />
saisir une parcelle se prête mal à nous les assurer. Ce mon<strong>de</strong> est<br />
fait pour nous étonner plus que pour nous sourire. Il est bruyant et<br />
tapageur. Il est comme animé contre le silence, qu’une foule <strong>de</strong><br />
nos contemporains pourchasse comme à plaisir. Il est bavard<br />
(nous <strong>de</strong>vons l’avouer, même aux <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong>).<br />
« Nous ne songeons qu’à nous entregloser », disait Montaigne.<br />
Que dirait-il aujourd’hui ?<br />
Ce mon<strong>de</strong> est frénétique. <strong>Les</strong> villes sont <strong>de</strong>s tournoiements <strong>de</strong><br />
voitures. <strong>Les</strong> plaisirs ont quelque chose d’exaspéré. Il est indiscret,<br />
comme attentif à nous laisser le moins possible à nous-mêmes. De<br />
toutes parts il nous relance, même <strong>du</strong> ciel. Il est à l’enseigne <strong>du</strong><br />
transistor, et c’est une ron<strong>de</strong> que <strong>de</strong> moins soucieux <strong>de</strong> ne rien<br />
pousser au noir qualifieraient d’infernale. Et puis ce mon<strong>de</strong> est<br />
triste, et je doute que les prodigieuses prouesses <strong>de</strong><br />
l’astronautique puissent contribuer dans une très large mesure à<br />
l’égayer. Nous recevons chaque jour, par les journaux et la radio,<br />
notre large portion <strong>de</strong> désolation et d’horreur. Robert <strong>de</strong> Traz, vers<br />
la fin <strong>de</strong> sa vie, écrivait déjà : « Nous voici entrés dans l’âge <strong>de</strong><br />
l’insécurité absolue. » Il faudrait, pour parler <strong>de</strong> certains aspects<br />
<strong>de</strong> ce siècle, p.032 ces vers « âpres et rauques », rime e aspre e<br />
chiocce, que Dante cherchait pour exprimer « le suc <strong>de</strong> sa<br />
pensée » au seuil <strong>de</strong> la Caïna.<br />
35
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Comme je voudrais que ce fût tout ! Ma hâte est gran<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
faire entrevoir comment le <strong>bonheur</strong> pourrait <strong>de</strong>meurer possible.<br />
Mais je dois noter encore trois « petites » choses. Nous vivons,<br />
jour après jour, moins dans l’actuel que dans l’actualité. Quant à<br />
l’inactuel, comment lui faire une place ? Gardons-nous, en<br />
revanche, même dans les pays réputés libres, ce que nous avions<br />
<strong>de</strong> liberté ? Nous sommes ligotés, par les règlements, les<br />
prescriptions, les verboten. Et l’on nous promet <strong>de</strong>s loisirs<br />
« organisés », réglés comme la circulation. (Le travail sévère me<br />
ferait moins peur.) Passons. Et ne condamnons plus que cet ennui<br />
né <strong>de</strong> l’obsession <strong>de</strong> l’Homme (avec une majuscule, comme Dieu).<br />
Ne nous rend-elle pas moins humains ? Pour ceux qui auront vécu<br />
dans une atmosphère, sinon plus douce, <strong>du</strong> moins plus respirable,<br />
l’adaptation sera difficile. Celle <strong>de</strong>s plus jeunes pourra l’être<br />
beaucoup moins. Le bruit, l’incertitu<strong>de</strong>, l’agitation sous toutes ses<br />
formes seront, faisons l’effort <strong>de</strong> l’imaginer, leur climat naturel. Ne<br />
se souvenant <strong>de</strong> rien autre, ils pourront n’en pas souffrir plus que<br />
nous n’avons fait <strong>de</strong>s contrariétés météorologiques. Si toutefois<br />
nous n’allons pas à cette catastrophe dont on prend soin <strong>de</strong> nous<br />
rappeler <strong>de</strong> fois à autre l’apocalyptique éventualité. Ils y<br />
parviendront, qui sait, à l’équilibre, et retrouveront la faculté <strong>du</strong><br />
rêve et <strong>de</strong> la méditation. Nous <strong>de</strong>vons nous efforcer <strong>de</strong> le croire.<br />
Si, l’âge venu, les moins cuirassés penchent vers le chagrin, leur<br />
nostalgie évoquera l’époque « heureuse » <strong>de</strong> la guerre algérienne,<br />
<strong>du</strong> Congo, <strong>de</strong> Cuba, <strong>du</strong> plastic, <strong>de</strong>s attentats en chaîne, etc., et ils<br />
souriront avec in<strong>du</strong>lgence <strong>de</strong>s terreurs <strong>de</strong> leurs parents. Ils diront :<br />
c’était le bon temps ; ils n’ont pas connu leur chance !<br />
Dans cette ère nouvelle, que les gens <strong>de</strong> mon âge ni moi ne<br />
connaîtrons, l’amour conservera ses droits. Peut-être le verra-t-on<br />
36
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
plus audacieux, plus héroïque. On rencontrera comme autrefois<br />
celle à qui dire : toi seule, tu me plais. La gran<strong>de</strong> aventure <strong>de</strong>s<br />
hommes n’est pas terminée, à la condition qu’eux-mêmes n’y<br />
mettent pas fin. <strong>Les</strong> biens matériels <strong>de</strong> la vie étant mieux répartis<br />
et plus assurés, ce qui n’est pas exclu, rien n’empêche <strong>de</strong> croire<br />
que p.033 nos <strong>de</strong>scendants auront <strong>de</strong>s forces neuves pour supporter<br />
avec courage ce dont ils nous plaindront d’avoir gémi dans notre<br />
cœur trop lâche ou trop bas. « En vérité, ce siècle est un mauvais<br />
moment », disait Musset en 1850. Si le nôtre n’est qu’un moment<br />
qui nous pèse, ne regrettons qu’une chose : que ce moment ait été<br />
une part trop gran<strong>de</strong> <strong>de</strong> notre vie. Et donc, pour ceux qui nous<br />
suivront, gardons une ferme espérance. Schiller fait <strong>de</strong> l’espérance<br />
un arbre qu’on plante encore sur les tombeaux : souhaitons qu’il<br />
se dresse vigoureux et vert au terme d’une ère <strong>de</strong> transition qui<br />
peut-être ne se prolongera plus longtemps. Car on reparle <strong>de</strong> l’âge<br />
d’or. Le retour d’Astrée est officiellement annoncé pour 1980.<br />
Mes <strong>de</strong>rniers mots seront pour redire qu’on a proposé <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> indivi<strong>du</strong>el mille et mille recettes. Certains l’ont cherché<br />
dans l’harmonie et la paix, d’autres dans la conquête et l’action<br />
victorieuse. Dans la composition <strong>de</strong> celui que je me peins entrent<br />
<strong>de</strong>s éléments très divers. Mais il n’approchera jamais <strong>de</strong> sa<br />
perfection s’il ne s’y ajoute au moins un peu <strong>de</strong> ce que<br />
Shakespeare a nommé « le lait <strong>de</strong> la tendresse humaine ».<br />
@<br />
37
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Le R. P. DOMINIQUE DUBARLE est né le 23<br />
septembre 1907 près <strong>de</strong> Grenoble. Il entra en 1925 dans l’Ordre <strong>de</strong>s<br />
frères prêcheurs et fit ses étu<strong>de</strong>s théologiques <strong>de</strong> 1926 à 1933, au<br />
couvent <strong>du</strong> Saulchoir (Belgique).<br />
Il poursuivit <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s scientifiques à Paris <strong>de</strong> 1934 à 1937, avec<br />
l’intention <strong>de</strong> se consacrer à <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> philosophie <strong>de</strong>s sciences.<br />
Nommé en 1937 professeur <strong>de</strong> philosophie au Saulchoir, il y enseigna<br />
jusqu’à la guerre <strong>de</strong> 1939-40, tout en gardant le contact avec diverses<br />
équipes <strong>de</strong> recherche scientifique, en particulier avec le laboratoire <strong>de</strong> M.<br />
Louis Leprince-Ringuet (rayons cosmiques). A la fin <strong>de</strong> la guerre, il fut<br />
nommé professeur <strong>de</strong> philosophie à l’Institut catholique <strong>de</strong> Paris.<br />
Le R. P. Dubarle a publié <strong>de</strong>s essais : Optimisme <strong>de</strong>vant ce mon<strong>de</strong>,<br />
Humanisme scientifique et raison chrétienne, ainsi qu’une Initiation à la<br />
logique, et <strong>de</strong> nombreux articles dans diverses revues françaises et<br />
étrangères, notamment : La philosophie mathématique <strong>de</strong> J. Cavaillès ;<br />
<strong>Les</strong> techniques logiques et l’unité <strong>de</strong>s mathématiques ; Sur<br />
l’axiomatisation <strong>de</strong> la physique ; Utilité mathématique <strong>de</strong> la<br />
formalisation ; Formalisation et théorèmes critiques ; The scientist and<br />
his responsibilities et The future of relations between science and religion<br />
(Bulletin of Atomic Scientists).<br />
LES CONDITIONS PHILOSOPHIQUES DU BONHEUR 1<br />
p.035<br />
La profon<strong>de</strong> et déjà ancienne amitié qui me lie aux<br />
<strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, à leur public et à leurs<br />
organisateurs, m’a con<strong>du</strong>it à commettre une sorte <strong>de</strong> folie, dont<br />
j’ai grand peur que vous soyez ce soir, bien à contretemps, les<br />
victimes. Il y a cinq jours exactement que, se prévalant <strong>de</strong> cette<br />
amitié, M. Mueller m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> remplacer auprès <strong>de</strong> vous<br />
monsieur Bâ. Je n’ai guère balancé d’accepter, tout en mesurant le<br />
caractère presque insensé <strong>de</strong> cette acceptation. Je sais en effet <strong>de</strong><br />
quelle haute qualité vous avez l’habitu<strong>de</strong> d’être nourris en venant<br />
à ces conférences, et <strong>de</strong> quel loisir consacré à préparer ce qu’il doit<br />
vous dire il faut qu’un auteur dispose pour vous apporter, dans ce<br />
glorieux et redoutable amphithéâtre, une substance et <strong>de</strong>s<br />
délicatesses dignes <strong>de</strong> vous. A cet égard, je manquerai sans doute<br />
1 Conférence <strong>du</strong> 7 septembre 1961.<br />
38<br />
@
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
beaucoup à mes obligations cette fois-ci. D’avance j’en appelle à<br />
votre in<strong>du</strong>lgence, vous <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> voir dans l’exposé <strong>de</strong> ce<br />
soir, davantage le geste ami qu’il est <strong>de</strong> ma part, que le très<br />
mo<strong>de</strong>ste apport qu’il est en mesure <strong>de</strong> constituer p.036 au sujet dont<br />
vous avez voulu faire cette année le thème <strong>de</strong> votre méditation et<br />
<strong>de</strong> vos dialogues.<br />
Ce dont monsieur Bâ vous aurait parlé n’est pas indiqué au<br />
programme. J’ai choisi d’abor<strong>de</strong>r avec vous ce dont je me sentais<br />
le plus apte à traiter à l’improviste avec ce public ami qui ne m’est<br />
point totalement inconnu. Je dois vous confesser cependant que<br />
j’ai hésité un instant : vous savez qui je suis et mon état <strong>de</strong><br />
religieux. Ayant à vous parler <strong>de</strong> ce grave sujet qu’est le <strong>bonheur</strong><br />
<strong>de</strong> l’homme, ne <strong>de</strong>vais-je pas d’abord vous apporter le témoignage<br />
et l’expérience <strong>de</strong> l’homme religieux, et abor<strong>de</strong>r avec vous <strong>de</strong> front<br />
la question <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> ou plutôt <strong>de</strong>s sources religieuses <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> ? Car le vrai Dieu est source pour l’homme <strong>du</strong> vrai<br />
<strong>bonheur</strong> et je puis bien vous confier ce soir qu’à cette source, il me<br />
semble avoir fini par me désaltérer quelque peu. La réflexion,<br />
pourtant, m’a fait écarter ce parti possible et choisir <strong>de</strong> tenter,<br />
avec vous, autre chose. Raison <strong>de</strong> pu<strong>de</strong>ur sans doute, dans une<br />
cité, dans un lieu universitaire, auprès d’un auditoire qui sont<br />
autant d’invitations à observer la discrétion et le tact à propos <strong>de</strong>s<br />
choses religieuses. Mais raisons plus profon<strong>de</strong>s et plus objectives<br />
encore. Le thème <strong>de</strong> nos <strong>Rencontres</strong> est celui <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>. Observant ce mot « <strong>conditions</strong> », il me semble qu’il<br />
contient une invitation à placer notre entretien sur le plan <strong>de</strong> la<br />
pensée philosophique plus que sur celui <strong>de</strong>s témoignages religieux.<br />
C’est à la philosophie en effet qu’il revient <strong>de</strong> traiter entre hommes<br />
<strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Et, au moment où il est question <strong>de</strong> ce<br />
39
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>de</strong>rnier, ce sont bien sur les <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> celui-ci que son discours<br />
se trouve avoir spécifiquement prise. D’autre part, je veux ce soir<br />
parler librement, en ami et <strong>de</strong> plain-pied avec chacun <strong>de</strong> ceux qui<br />
sont ici présents et je sais ce que sont, à tous ensemble, nos<br />
diversités religieuses. Je viens d’invoquer Dieu comme source <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>. Il en est parmi vous, que je respecte avec infiniment<br />
d’amitié, qui récusent une telle source, et je vous dirai encore que,<br />
<strong>du</strong> <strong>de</strong>dans même <strong>de</strong> ma vie religieuse, j’ai connu bien assez <strong>de</strong><br />
déserts et <strong>de</strong> soifs insatisfaites, non seulement pour les<br />
comprendre <strong>du</strong> <strong>de</strong>hors, mais pour me faire, à ma façon, solidaire<br />
<strong>de</strong> ce vécu intime qu’ils ont tra<strong>du</strong>it par l’acte <strong>de</strong> récuser Celui que<br />
j’invoque. D’autres qui, pour leur compte, en appellent à Dieu, le<br />
font <strong>de</strong> quelque autre p.037 manière que moi-même ; et je sens bien<br />
qu’il faut ce soir que nous parlions ensemble le langage <strong>de</strong>s<br />
amitiés humaines égales et spirituellement homogènes en dépit<br />
<strong>de</strong>s hautes divergences <strong>de</strong> nos personnes spirituelles, le langage<br />
<strong>de</strong>s amitiés humaines qui ont à s’accor<strong>de</strong>r ensemble pour l’œuvre<br />
commune, universelle, <strong>du</strong> cheminement vivant <strong>de</strong> l’homme sur les<br />
routes <strong>de</strong> l’existence d’à présent. Cela m’oblige d’en venir à la<br />
philosophie, non sans animer pour mon compte cet effort <strong>de</strong><br />
philosophie par les raisons les plus secrètes en même temps que<br />
les plus élevées, d’une amitié sans limites que, tout au long <strong>de</strong> ma<br />
propre histoire, je veux avoir pour tous les hommes, ces frères <strong>de</strong><br />
mon histoire. Je vous parlerai donc ce soir <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />
philosophiques <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, me contentant d’avoir fait brièvement<br />
allusion aux dispositions intimes qui sont miennes alors que je<br />
tente <strong>de</strong> vous parler <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> cette sorte.<br />
Au moment où le titre <strong>de</strong> mon sujet sonne à vos oreilles, il se<br />
peut que votre façon <strong>de</strong> l’entendre n’aille pas sans faire naître<br />
40
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
quelque inquiétu<strong>de</strong> en votre esprit. S’agit-il donc <strong>de</strong> s’entendre<br />
réciter, une fois <strong>de</strong> plus, quelque doctrine philosophique relative au<br />
<strong>bonheur</strong>, étudiable comme la philosophie s’étudie, en compagnie<br />
<strong>de</strong> quelque professeur, tout au long d’un cours sentant toujours<br />
plus ou moins son genre scolaire ? Je voudrais bien éviter avec<br />
vous cette manière <strong>de</strong> trahison <strong>de</strong> l’intérêt que vous portez aux<br />
<strong>Rencontres</strong>, qui serait tout en même temps trahison <strong>de</strong> ma vraie<br />
tâche. Pour cela il me faut sans doute commencer par vous<br />
présenter, sous un jour peut-être <strong>de</strong>venu inhabituel, la philosophie<br />
et le discours qu’elle entend tenir au moment où il s’agit <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> et <strong>de</strong> ses <strong>conditions</strong>.<br />
Avant d’être en quoi que ce soit doctrine et théorie, la<br />
philosophie est tout accordée en esprit à ce qui fait ce soir le<br />
climat <strong>de</strong> notre rencontre : elle est l’acte <strong>de</strong> pensée enfanté par<br />
l’amitié humaine travaillant à penser face à l’histoire présente <strong>de</strong><br />
l’homme et comme à hauteur <strong>de</strong> celle-ci. Son discours est, <strong>de</strong><br />
toute sa volonté consciente, discours <strong>de</strong> l’amitié communicable et<br />
partageable, à l’infini <strong>de</strong> tous les hommes, auxquels, amicalement,<br />
elle tente <strong>de</strong> proposer quelque chose <strong>de</strong> vrai et <strong>de</strong> secourable à<br />
l’esprit. Sa visée p.038 est d’en venir universellement, entre frères<br />
humains dans cette histoire, nonobstant la violence <strong>de</strong> la terre et<br />
la douloureuse besogne <strong>de</strong> l’espèce, à la meilleure instauration<br />
possible <strong>de</strong> la sagesse humaine. Le vieux mot « philosophie » veut<br />
d’abord dire cela : amour, amitié, soif pour une sagesse d’homme<br />
qu’il faut, hélas ! bien peiner à chercher, et encore amitié <strong>de</strong>s<br />
hommes selon cette sagesse qu’ils peuvent faire communicante<br />
entre eux. Le philosophe est, <strong>de</strong> tout son être, l’homme qui ne<br />
renonce pas à la visée infinie <strong>de</strong> cette amitié. Il sait le fait <strong>de</strong> la<br />
violence, mais il n’y laisse point se briser son esprit. Il vit, lui<br />
41
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
aussi, la besogne douloureuse <strong>de</strong> l’homme, mais entend la sauver,<br />
en lui-même et en tous, <strong>de</strong> la chute à la passion, à la déraison et à<br />
l’inimitié. C’est à ce titre qu’il s’exerce lui-même aux <strong>conditions</strong> <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>, sachant bien qu’il n’y satisfait jamais pleinement et que<br />
d’ailleurs il ne saurait non plus y satisfaire sans que tous vivent<br />
heureux avec lui. Il ne parle en philosophe que s’il parle dans cet<br />
esprit et <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, vivant véritablement son effort et <strong>du</strong><br />
même coup travaillant à ai<strong>de</strong>r en vérité quiconque vit avec lui<br />
cette histoire d’homme que, tous ensemble, nous avons à vivre sur<br />
le champ. Le vrai discours philosophique n’est pas discours <strong>de</strong><br />
l’intelligence professorale, mais celui <strong>de</strong> l’intelligence amie et<br />
bienveillante. C’est un tel discours qui seul m’intéresse et auquel<br />
je voudrais être fidèle avec vous tout au long <strong>de</strong> ce qui suit.<br />
*<br />
Au moment où il est question <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> beaucoup, peut-être,<br />
se souviennent <strong>de</strong> cette parole <strong>de</strong> l’un d’entre nous, déjà mort,<br />
Albert Camus, qui paraît résumer la situation avec une vérité<br />
brusque et terrible : « <strong>Les</strong> hommes meurent et ne sont pas<br />
heureux ». A quoi bon, s’il en est ainsi, parler <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, <strong>de</strong> ses<br />
<strong>conditions</strong>, comme s’il en avait d’autres qu’impossibles. A quoi bon<br />
philosopher ? L’acte même <strong>de</strong> la philosophie sera-t-il jamais autre<br />
chose que le dérisoire liniment d’une inguérissable douleur,<br />
consubstantielle <strong>de</strong> l’espèce et que la montée <strong>de</strong> l’âme à l’esprit ne<br />
fait que développer dans l’être selon toute la variété <strong>de</strong> ses sombres<br />
potentiels ? Et pourtant écoutons encore cet autre, <strong>de</strong>meuré bien<br />
proche <strong>de</strong> ce qui p.039 est nôtre en humanité, Arthur Rimbaud, mort<br />
jeune à cette poésie dont il perçut si tôt la merveille :<br />
J’ai fait la magique étu<strong>de</strong><br />
<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, que nul n’élu<strong>de</strong>.<br />
42
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
L’étu<strong>de</strong>, oui, nous ne l’élu<strong>de</strong>rons pas, en dépit <strong>de</strong> la manière<br />
d’évi<strong>de</strong>nce qui nous atteste qu’elle est humainement infinie,<br />
magique, nous dit le poème, en pensant peut-être à une manière<br />
d’art surnaturel, mais en ne laissant pas que d’évoquer aussi<br />
quelque labyrinthe <strong>de</strong> rêve où qui s’y égare, proie d’enchantement,<br />
chemine à l’infini sans issue. La philosophie, cependant, entend<br />
dépasser ici le tragique et le littéraire, tout en en retenant la<br />
vérité. Elle sait qu’elle peut les dépasser et qu’elle peut les faire<br />
dépasser à qui se confie à elle. Elle sait qu’elle peut con<strong>du</strong>ire à<br />
quelque aboutissement. C’est <strong>de</strong> ce savoir qu’elle veut être<br />
confi<strong>de</strong>nce à qui entre dans le cercle <strong>de</strong> son amitié, à tous les<br />
hommes qu’elle est d’emblée prête à y accueillir, pour peu qu’ils<br />
veuillent bien y pénétrer.<br />
A l’homme qui meurt et qui n’est pas heureux, à l’homme qui<br />
rêve <strong>de</strong>s alchimies <strong>de</strong> la joie — et nous sommes tous cet homme-<br />
là — la philosophie, elle, dit alors, comme pour entrer en matière,<br />
une chose bien plate d’apparence, en <strong>de</strong>s termes si usés par le<br />
langage, que peut-être la plupart d’entre nous ten<strong>de</strong>nt à juger sa<br />
proposition dérisoire. Car elle dit tout simplement : « Et si tu<br />
essayais d’être raisonnable ? »<br />
Peut-être faut-il n’être plus tout à fait jeune pour <strong>de</strong>venir<br />
sensible comme il faut à l’invitation qui se formule ainsi. Il faut<br />
avoir connu le premier jet <strong>de</strong>s énergies <strong>de</strong> la vie et s’être aperçu,<br />
soit aux échecs soit aux succès — plus clairement encore à ces<br />
<strong>de</strong>rniers qu’aux premiers — que l’on ne se suffit pas <strong>du</strong> premier<br />
éclat <strong>de</strong> ce que l’on peut. Il faut avoir exercé et pâti la violence,<br />
avoir découvert et vécu ce qui lui fait suite. Il faut avoir eu sa part<br />
<strong>de</strong> besogne, sa mesure <strong>de</strong> douleurs, qui sait ? car cela aussi est<br />
humain, son lot d’égarements. Mais l’évocation <strong>de</strong> ces antécé<strong>de</strong>nts<br />
43
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
fort coutumiers <strong>de</strong> la résolution à la vie raisonnable doit être faite<br />
en prévenant une méprise. La résolution en question, si elle est<br />
celle qu’entend la philosophie, n’est pas, comme on risque <strong>de</strong><br />
l’imaginer, p.040 résolution <strong>de</strong> lassitu<strong>de</strong>, le fait d’un être qui sent<br />
pointer la fatigue et se résigne à tempérer le régime <strong>de</strong> son<br />
existence. Elle est celle <strong>de</strong> la force a<strong>du</strong>lte <strong>de</strong> l’âme et <strong>du</strong> plus mûr<br />
<strong>de</strong> tous ses courages. Rien ne le montre mieux que d’expliquer un<br />
peu plus avant <strong>de</strong> quoi il s’agit en vérité sous ce conseil<br />
d’apparence si banale.<br />
Notre vieux mot <strong>de</strong> raison est chargé, <strong>de</strong> par son histoire<br />
philosophique, d’une double compréhension. Chez les Grecs il<br />
désignait d’abord le langage et la vertu humaine <strong>du</strong> langage, celle<br />
donc <strong>de</strong> l’accord <strong>de</strong>s hommes qui ont déposé entre eux les<br />
emportements <strong>de</strong> l’animal pour créer la conversation et tenter en<br />
commun les voies <strong>de</strong> l’intelligence, <strong>de</strong> la concor<strong>de</strong> créatrice <strong>de</strong>s<br />
cités. Quant aux Latins, d’où le terme nous vient, ils ont choisi une<br />
appellation qui évoque la conscience, sa puissance <strong>de</strong><br />
responsabilité et d’engagement dans les pactes constitutifs <strong>de</strong>s<br />
sociétés. Pour celui que la philosophie sollicite à la raison, il ne<br />
saurait s’agir <strong>de</strong> moins, en principe, que d’aller au bout <strong>de</strong> ce qui<br />
s’indique avec cette double compréhension : faire être, entre<br />
hommes, la conversation <strong>de</strong> l’intelligence amicale, avec tout ce<br />
que cela suppose <strong>de</strong> domination <strong>de</strong> la bête ; faire être, entre<br />
indivi<strong>du</strong>s et groupes, à l’infini <strong>de</strong>s personnages humains, le pacte<br />
<strong>de</strong>s consciences é<strong>du</strong>quées à la reconnaissance fraternelle <strong>de</strong><br />
l’autre et au respect <strong>de</strong> ses virtualités spirituelles. Faire être cela,<br />
le faire être comme cela <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à être entre hommes,<br />
universellement, dans un commerce <strong>de</strong> la vie ouvert à chacun,<br />
dont les acquis et les règles puissent être partagés totalement et à<br />
44
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
égalité par tous. Qui prend le parti <strong>de</strong> se vouloir raisonnable ne<br />
peut, <strong>du</strong> même coup, que se vouloir, d’intention et <strong>de</strong> réalisation,<br />
universellement, intégralement humain. Tel est le sens <strong>de</strong><br />
l’invitation philosophique à la vie raisonnable, « si tu veux être<br />
heureux, nous dit-elle, travaille à y mettre ce prix ».<br />
Disant cela, la philosophie sait, avec toute la clarté et toute la<br />
force désirables, qu’elle énonce à l’homme la condition première et<br />
véritable <strong>de</strong> son <strong>bonheur</strong> vrai, la condition philosophique <strong>de</strong> celui-<br />
ci, une condition qu’il n’y a certes pas besoin d’être philosophe <strong>de</strong><br />
profession pour observer, mais qui n’est jamais observée qu’en<br />
accord avec la philosophie. L’assiette <strong>de</strong> ce savoir est d’une<br />
extrême simplicité : l’homme, qui est naturellement <strong>de</strong>stiné à la<br />
conscience, p.041 ne peut être heureux s’il ne réussit à être en<br />
conscience content <strong>de</strong> soi. Etre heureux, d’ailleurs, c’est pour la<br />
philosophie d’abord cela, ce contentement libre et conscient <strong>de</strong> soi.<br />
Mais l’homme ne saurait être en conscience content <strong>de</strong> soi sans<br />
réaliser, pour soi et dans son milieu d’humanité, ce qui vient d’être<br />
évoqué en parlant <strong>de</strong> la raison. A ce titre l’homme ne croît en<br />
<strong>bonheur</strong> que s’il grandit en raison. Au moment où il sent son<br />
malheur et se découvre mal contenté <strong>de</strong> tout son être, alors,<br />
inlassablement <strong>de</strong>puis qu’elle est explicitement parmi les hommes,<br />
la philosophie lui fait entendre le même discours, la même<br />
invitation amicale : « Et si tu essayais d’être raisonnable, <strong>de</strong> l’être<br />
plus que tu ne l’as été jusqu’à présent ? »<br />
La philosophie, là-<strong>de</strong>ssus, est d’ailleurs audacieuse autant que<br />
ferme. Un livre récent d’Eric Weil, livre que je trouve très beau et<br />
auquel la présente conférence est re<strong>de</strong>vable <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s choses,<br />
lui fait dire, avec un accent nouveau qui est sans doute le<br />
bienvenu à l’heure présente, que l’homme a le <strong>de</strong>voir d’être<br />
45
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
heureux et même que c’est là son premier <strong>de</strong>voir. Mais heureux en<br />
vérité, c’est-à-dire se possédant en raison, c’est-à-dire encore<br />
universellement humain en présence et au sein <strong>de</strong> l’histoire vécue<br />
<strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s hommes. L’étu<strong>de</strong> posée <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, celle qu’il<br />
est encore si rare à l’homme d’entreprendre, coïnci<strong>de</strong>ra donc avec<br />
l’essai assi<strong>du</strong> <strong>de</strong> sa condition philosophique, qui est d’être<br />
raisonnable et toujours davantage, dans la visée à l’être<br />
absolument. De sorte que l’accomplissement <strong>du</strong> <strong>de</strong>voir humain<br />
n’est pas autre chose — et je trouve à cette tautologie quelque<br />
chose <strong>de</strong> sublime — que <strong>de</strong> réaliser plus avant, par l’effort d’une<br />
raison qui se veut, ce que l’homme doit être, à savoir heureux.<br />
Ceci cependant, a besoin tout <strong>de</strong> suite d’une capitale<br />
élucidation, à laquelle la philosophie, d’ailleurs, ne se refuse<br />
nullement. Il y a bien longtemps que les hommes savent le défaut<br />
<strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>nce entre la félicité qu’ils se souhaitent et la simple<br />
possession <strong>de</strong> soi en raison. L’homme est conscience d’abord <strong>de</strong><br />
ses besoins <strong>de</strong> toutes sortes, <strong>de</strong>s plus matériels aux plus spirituels,<br />
et il ne peut manquer <strong>de</strong> poursuivre la satisfaction <strong>de</strong>s besoins<br />
qu’il ressent. La vie <strong>de</strong> l’homme est traversée <strong>de</strong> misère et <strong>de</strong><br />
douleur, et l’on ne saurait se représenter la félicité autrement que<br />
comme l’extinction <strong>de</strong> toute p.042 misère et <strong>de</strong> toute douleur. Or qui<br />
s’efforce à la raison n’est pour autant nullement garanti <strong>de</strong> voir<br />
tous ses besoins satisfaits. Il peut lui arriver <strong>de</strong> rester cruellement<br />
manquant <strong>de</strong> ce qui est le plus élémentairement nécessaire à la<br />
vie. Pas davantage il n’est garanti d’éviter la misère et les douleurs<br />
<strong>de</strong> l’existence. Le tableau, tant <strong>de</strong> fois mis en avant et tant <strong>de</strong> fois<br />
considéré, <strong>du</strong> sage infortuné, en butte à toutes les détresses <strong>de</strong> la<br />
vie, con<strong>de</strong>nse une vérité qui se retrouve partout dans le mon<strong>de</strong><br />
humain.<br />
46
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
A la vérité ainsi représentée, la philosophie souscrit. Le<br />
<strong>bonheur</strong>, la substantielle félicité <strong>de</strong> la vie, ne sauraient aller sans<br />
une satisfaction <strong>du</strong> besoin et sans extinction <strong>de</strong> la douleur sous<br />
toutes ses formes. <strong>Les</strong> hommes ne laissent pas d’ailleurs que<br />
d’appliquer avec assi<strong>du</strong>ité leur faculté rationnelle à satisfaire toute<br />
la gamme <strong>de</strong> leurs besoins et à ré<strong>du</strong>ire autant qu’ils le peuvent le<br />
champ <strong>de</strong> la misère et <strong>de</strong> la douleur. Assurément, la philosophie<br />
n’est point là pour les en détourner. Bien au contraire elle<br />
recomman<strong>de</strong> à quiconque veut être raisonnable <strong>de</strong> veiller à<br />
s’assurer autant que possible la satisfaction réelle <strong>du</strong> besoin que la<br />
raison contrôle, et tout autant l’élimination <strong>de</strong> la souffrance. Faute<br />
<strong>de</strong> quoi le <strong>bonheur</strong> humain ne peut qu’être en défaut, tant par<br />
absence <strong>de</strong> ce qu’il requiert vitalement que par défaillance <strong>de</strong><br />
bonne et saine raison dans l’homme qui croirait pouvoir se<br />
dispenser <strong>de</strong> chercher la satisfaction <strong>de</strong> son être et <strong>de</strong> remédier à<br />
la souffrance qui l’atteint.<br />
Seulement la philosophie ajoute que ni la satisfaction <strong>du</strong> besoin,<br />
ni même l’extinction <strong>de</strong> la douleur, si radicale qu’on la suppose, ne<br />
sont encore le <strong>bonheur</strong> en l’absence <strong>de</strong> cette condition<br />
fondamentale et autre en nature qu’est l’établissement <strong>de</strong> l’homme<br />
à niveau d’une existence <strong>de</strong> raison. Conscient <strong>de</strong> soi, l’homme ne<br />
peut pas être heureux s’il n’est d’abord content <strong>de</strong> soi, <strong>de</strong> cet agir<br />
<strong>de</strong> son esprit qui lui ouvre les voies <strong>de</strong> la vie universellement<br />
humaine. La philosophie ajoute aussi, non sans courage, que d’être<br />
raisonnable est une condition <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> bien plus essentielle, bien<br />
plus décisive que <strong>de</strong> voir satisfaits les besoins que l’on a et qu’à tout<br />
prendre, l’homme <strong>de</strong> raison dans la pire infortune touche à plus <strong>de</strong><br />
<strong>bonheur</strong> véritable, en soi et pour lui, que l’indivi<strong>du</strong> comblé mais qui<br />
<strong>de</strong>meurerait encore mal raisonnable.<br />
47
p.043<br />
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
On peut, et les hommes ne s’en sont pas fait faute, traiter<br />
cet enseignement <strong>de</strong> défi noble et désespéré au bon sens.<br />
Comment soutenir que le sage supplicié dans le taureau <strong>de</strong><br />
Phalaris, possè<strong>de</strong> un sort plus enviable que l’homme prospère qui,<br />
à l’ordinaire, tient sa prospérité <strong>de</strong> bien d’autres sources que <strong>de</strong>s<br />
sublimités <strong>de</strong> la raison ? Oui, aujourd’hui, comme hier, il y a <strong>du</strong><br />
défi dans cet enseignement. La philosophie qui le donne sait bien<br />
qu’elle brave passablement la dérision, au besoin <strong>de</strong> la part <strong>de</strong><br />
ceux-là mêmes qui mettent leur philosophie à dénoncer le ridicule<br />
<strong>de</strong> la raison qui se prétend suffisante. Mais d’abord la vraie<br />
philosophie est mo<strong>de</strong>ste, jusque dans son assurance. Elle ne dit<br />
pas que la raison s’i<strong>de</strong>ntifie à la substance concrète <strong>de</strong> la félicité<br />
humaine. Etre raisonnable ce n’est pas déjà à tous égards le<br />
<strong>bonheur</strong> ; ce n’en est encore que la condition, et jamais proclamée<br />
suffisante, mais indispensable.<br />
Dans cette mo<strong>de</strong>stie passe cependant la certitu<strong>de</strong> d’une<br />
expérience faite et la détermination d’une volonté d’ai<strong>de</strong><br />
universellement humaine. L’expérience est celle <strong>de</strong> ce<br />
contentement dont, quoi qu’il arrive et jusqu’à la mort, l’homme<br />
qui s’évertue à la vie raisonnable, ne peut pas être dépouillé, parce<br />
qu’il le rencontre dans sa propre substance et que, <strong>de</strong> cela, sa<br />
propre conscience lui donne la maîtrise. Elle est aussi celle <strong>du</strong><br />
rassemblement plaisant <strong>du</strong> cours usuel <strong>de</strong> la vie — qui mêle<br />
ordinairement la satisfaction et le manque, l’agrément et la peine<br />
— à l’intérieur <strong>de</strong> ce contentement qui dispense <strong>de</strong> maints besoins<br />
et donne <strong>de</strong> quoi tolérer sans trop <strong>de</strong> contention mainte épine <strong>de</strong><br />
la vie journalière. Elle est enfin celle d’un éclaircissement possible,<br />
montant, si humblement et <strong>de</strong> façon si limitée que ce soit, au sein<br />
<strong>de</strong> la partie sombre <strong>du</strong> grand contexte humain <strong>de</strong> l’existence. La<br />
48
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
vie raisonnable fait à la longue la vie moins opaque autour d’elle.<br />
Elle est maîtresse <strong>de</strong> sens et elle est la première à en tirer, pour<br />
elle, quelque jouissance.<br />
Quant à la détermination <strong>de</strong> la volonté secourable, elle vient<br />
faire apparaître dans l’esprit une valeur d’universalité<br />
complémentaire en quelque sorte <strong>de</strong> ce qui pourrait sembler<br />
encore trop cantonné à l’indivi<strong>du</strong> dans l’expérience dont je viens<br />
<strong>de</strong> parler. Etre raisonnable, cela, certes, donne à l’indivi<strong>du</strong><br />
possession et <strong>de</strong> quelque manière jouissance <strong>de</strong> soi. Mais cela ne<br />
le fait qu’en le faisant <strong>du</strong> p.044 même coup, en vérité et en<br />
conscience, universellement humain, aussi intégralement que<br />
possible humain. Ce moment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> qu’il y a à être<br />
raisonnable n’est pas le moment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> d’une petite personne<br />
isolée et refermée sur elle-même dans on ne sait quel<br />
contentement solitaire : c’est le moment possible <strong>de</strong> tout homme<br />
et il est vécu expressément par qui le vit dans son instance<br />
communicable d’universalité. Rappelez-vous ce que je disais tout à<br />
l’heure <strong>de</strong> ce qui se comprend foncièrement sous le mot raison : la<br />
conversation créée entre les hommes, la tentative commune et<br />
accordée <strong>de</strong>s voies <strong>de</strong> l’intelligence, la concor<strong>de</strong>, et pour finir le<br />
pacte réfléchi <strong>de</strong>s consciences qui, à toutes ensemble, enten<strong>de</strong>nt<br />
honorer, partout où elle se cherche en humanité, la virtualité <strong>de</strong><br />
l’esprit. Tout cela à l’infini. L’indivi<strong>du</strong> n’est être raisonnable que<br />
parce que, et dans la mesure où il est accordé aux intentions <strong>de</strong><br />
cette conversation, <strong>de</strong> part en part ouvert et disponible à chacun<br />
<strong>de</strong>s hommes, à l’infini <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> humaine. Ce qu’il tient à<br />
être raisonnable n’est pas son bien, mais <strong>de</strong> droit le bien <strong>de</strong> tous<br />
et <strong>de</strong> droit bien communicant autant que tous le peuvent recevoir.<br />
Etre raisonnable en ce sens c’est non seulement atteindre pour soi<br />
49
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
à quelques moments <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, c’est aussi <strong>de</strong> droit ai<strong>de</strong>r le<br />
genre humain à être heureux ou, si l’on préfère la formule, à<br />
<strong>de</strong>venir moins malheureux. Donner sinon quelque modèle <strong>de</strong><br />
raison, <strong>du</strong> moins quelque exemple d’honnête effort en vue d’un<br />
peu plus <strong>de</strong> raison, cela est d’intérêt commun. Celui qui a saisi la<br />
nature <strong>de</strong> son effort en a <strong>du</strong> même coup la persuasion et quelque<br />
commencement <strong>de</strong> puissance contagieuse.<br />
Ce fait ai<strong>de</strong> à mettre en lumière un point qui semble aujourd’hui<br />
<strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> importance. Le <strong>bonheur</strong>, le <strong>bonheur</strong> véritable <strong>de</strong><br />
l’homme, ne saurait être seulement qu’une affaire privée, laissée à<br />
la charge <strong>de</strong> l’organisation indivi<strong>du</strong>elle <strong>de</strong> la vie soucieuse <strong>de</strong><br />
mesure et <strong>de</strong> sagesse en son petit coin, <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s heureuses<br />
gens et <strong>de</strong>s cités heureuses, qui, dit-on, sont sans histoire, et<br />
qu’on se représente assez volontiers, en effet, comme à part <strong>de</strong> la<br />
gran<strong>de</strong> histoire humaine, ayant fait retraite <strong>de</strong> sa fureur et <strong>de</strong> son<br />
bruit. Si la condition philosophique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est celle que l’on a<br />
dite, et si raison doit dire entre hommes ce que veut signifier la<br />
vieille p.045 institution <strong>du</strong> vocable, alors il faut immédiatement en<br />
conclure que l’être raisonnable ne saurait entrer dans le <strong>bonheur</strong>,<br />
que moyennant une entrée proportionnée <strong>de</strong> tous dans le <strong>bonheur</strong>.<br />
<strong>Les</strong> circuits <strong>de</strong> la condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> s’éten<strong>de</strong>nt d’eux-mêmes à<br />
l’indéfini <strong>de</strong> notre multitu<strong>de</strong> humaine, ce que le jargon<br />
philosophique <strong>de</strong> notre temps tra<strong>du</strong>irait probablement en disant<br />
que le <strong>bonheur</strong> et la raison qui y dispose ne sont, pour l’indivi<strong>du</strong><br />
vraiment raisonnable, que médiatisés par le <strong>bonheur</strong> et la raison<br />
<strong>de</strong> la communauté humaine. La solidarité <strong>de</strong>s êtres est ici donnée<br />
<strong>de</strong> droit, faute <strong>de</strong> laquelle ce n’est pas encore plénièrement <strong>de</strong><br />
raison qu’il s’agit, faute <strong>de</strong> laquelle le <strong>bonheur</strong> ne manifesterait pas<br />
encore sa générosité essentielle, qui ne consiste pas seulement à<br />
50
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
se donner à tous, mais à se recevoir <strong>de</strong> tous. Tant que les hommes<br />
ne sont pas heureux, leur malheur porte inéluctablement ombre<br />
sur tout essai <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’être raisonnable, non seulement<br />
parce qu’il souffre <strong>de</strong> compassion pour le malheur qu’il voit autour<br />
<strong>de</strong> lui, mais parce que le malheur <strong>de</strong> chacun lui barre encore<br />
fatalement quelque avenue <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, vient <strong>de</strong> toute manière<br />
freiner l’effort qu’il déploie, créant une douloureuse disproportion<br />
entre le courage <strong>de</strong> la raison et son succès dans l’immédiat.<br />
On ne saurait donc travailler égoïstement à son <strong>bonheur</strong> et l’on<br />
ne peut être content <strong>de</strong> soi au sein <strong>de</strong> l’humanité présente qu’à la<br />
condition <strong>de</strong> faire sérieusement son affaire <strong>du</strong> contentement <strong>de</strong><br />
tous. On ne peut plus se faire raisonnable, davantage raisonnable,<br />
conformément à l’invitation <strong>de</strong> la philosophie, sans recevoir aussi<br />
sa leçon <strong>de</strong> raison <strong>de</strong> cette humanité dont on est, et sans tenter en<br />
même temps <strong>de</strong> faire cette humanité raisonnable, davantage<br />
raisonnable. Or voici que cette vérité, d’apparence fort lointaine et<br />
fort générale, comme peut l’être celle <strong>de</strong> tout développement<br />
théorique fait sur la base d’un agencement <strong>de</strong> concepts, est en<br />
train <strong>de</strong> prendre une portée <strong>de</strong>s plus concrètes et <strong>de</strong>s plus<br />
pressantes dans notre mon<strong>de</strong> d’à présent. C’est cette portée,<br />
disant ce qu’a <strong>de</strong> spécifique aujourd’hui la condition que la<br />
philosophie met au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme, que je voudrais<br />
maintenant considérer avec vous, pour en tirer la leçon que tous<br />
ensemble nous avons à en tirer.<br />
p.046<br />
*<br />
Sous nos yeux quelque chose <strong>de</strong> fort décisif arrive à<br />
l’espèce humaine. De dispersée sur l’indéfini <strong>de</strong>s continents d’hier,<br />
elle s’est faite rassemblée sur la globalité achevée <strong>de</strong> la planète <strong>de</strong><br />
maintenant. De différenciée en un segment <strong>de</strong> nations parvenues à<br />
51
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
la conscience caractéristique <strong>de</strong> l’humanité mo<strong>de</strong>rne et une masse<br />
<strong>de</strong> peuples <strong>de</strong>meurés encore collectivement en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong> cette<br />
forme <strong>de</strong> conscience, elle s’est faite avec une gran<strong>de</strong> rapidité<br />
relativement unifiée en une totalité partout éveillée à une telle<br />
conscience et le montrant par ce qui est la première manifestation<br />
<strong>de</strong> cet éveil, la volonté d’autonomie politique à égalité avec les<br />
divers partenaires présents à la surface <strong>de</strong> la terre. Ce fait pose en<br />
<strong>de</strong>s termes assez inédits le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme et<br />
donne une forme nouvelle au système <strong>de</strong> ses <strong>conditions</strong><br />
philosophiques, une forme qu’hier encore la raison philosophique<br />
ne pouvait faire plus qu’appeler <strong>de</strong> ses vœux, mais qui aujourd’hui<br />
est là, et, tous ensemble, nous oblige à méditer les con<strong>du</strong>ites<br />
nouvelles sans lesquelles il n’est plus pour l’homme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong><br />
humain possible.<br />
Ce rassemblement contemporain <strong>de</strong> l’humanité est l’œuvre, est-<br />
il besoin <strong>de</strong> le rappeler, <strong>de</strong> l’entreprise européenne poursuivie sans<br />
relâche <strong>de</strong>puis cinq ou six siècles dans le mon<strong>de</strong>. Ce sont les<br />
peuples européens qui ont découvert les constitutions mo<strong>de</strong>rnes<br />
<strong>de</strong> la conscience politique, qu’on voit commencer <strong>de</strong> se chercher<br />
parmi eux dès notre XII e siècle. Ce sont eux qui se sont mis au<br />
régime <strong>de</strong> la curiosité exploratrice <strong>de</strong> la nature et <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>,<br />
poursuivant cette curiosité avec une inépuisable énergie, et <strong>du</strong><br />
coup, au régime <strong>de</strong> l’expansion voyageuse, faisant la visite et la<br />
conquête <strong>de</strong> toutes les régions disponibles <strong>de</strong> la terre. Ce sont eux<br />
encore qui ont mis sur pied une civilisation <strong>de</strong> travail in<strong>du</strong>strieux,<br />
compris tout à la fois comme libération <strong>de</strong> la condition naturelle,<br />
facteur <strong>de</strong> progression dans la richesse et le bien-être collectif, et<br />
finalement ressort <strong>de</strong> dignité et <strong>de</strong> noblesse humaine, plus avant<br />
même que la bravoure et la valeur belliqueuse sur laquelle se<br />
52
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
fondait la noblesse antique. Ce sont eux enfin qui, sur la base<br />
même d’une culture ayant réussi à capitaliser <strong>de</strong> façon à peu près<br />
régulière pendant plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux millénaires ses acquis et ses<br />
expériences, ont conçu les formes <strong>de</strong> la science et <strong>de</strong> la technique<br />
mo<strong>de</strong>rnes et mis en place dans l’esprit les p.047 complexes<br />
références philosophiques <strong>de</strong> ces conceptions. Et comme tout se<br />
tient dans cet ensemble d’initiatives humaines, ce sont eux qui ont<br />
véhiculé à travers toutes les masses <strong>de</strong> l’humanité l’esprit dont<br />
pareil élan procè<strong>de</strong>, inspiré à toutes les âmes et à tous les peuples<br />
la contagion <strong>de</strong> ce dont ils sont eux-mêmes affectés<br />
spirituellement. Par eux, ce qu’ils avaient fait naître en eux, à leur<br />
usage tout d’abord, est en train <strong>de</strong> se bouturer et <strong>de</strong> s’acclimater<br />
dans la généralité <strong>de</strong> l’usage humain.<br />
Est-il également besoin <strong>de</strong> rappeler que, dans cet effet <strong>de</strong><br />
l’entreprise européenne <strong>de</strong>s temps mo<strong>de</strong>rnes, la raison, telle que<br />
les Européens l’ont comprise et telle que j’en rappelais tout à<br />
l’heure l’œuvre foncière, la raison, dis-je, est en mesure <strong>de</strong><br />
reconnaître <strong>de</strong> capitales satisfactions apportées à ses aspirations.<br />
La raison cherche à faire que les hommes s’accor<strong>de</strong>nt dans une<br />
conversation sans violence au sujet <strong>de</strong> ce qu’ils connaissent et <strong>de</strong><br />
ce qu’ils ont à faire dans les perspectives d’une coopération sociale<br />
bien organisée. Elle cherche à le faire à l’infini, pour toute<br />
l’éten<strong>du</strong>e <strong>de</strong> la race humaine et en même temps pour chacun <strong>de</strong>s<br />
indivi<strong>du</strong>s <strong>de</strong> la masse, s’efforçant <strong>de</strong> susciter non seulement<br />
l’entente humaine mais les instruments indéfiniment adéquats <strong>de</strong><br />
celle-ci. Or, à un certain niveau, science et technique mo<strong>de</strong>rnes<br />
répon<strong>de</strong>nt en humanité à ces ambitions <strong>de</strong> la raison. Elles<br />
semblent bien <strong>de</strong>stinées à se faire, sauf catastrophe humaine,<br />
formes universelles <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment humain, les toutes premières<br />
53
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
valeurs d’esprit <strong>de</strong>venues réellement œcuméniques au sein <strong>de</strong><br />
notre histoire. La raison, d’autre part, cherche à éveiller les<br />
hommes, indivi<strong>du</strong>s et groupements, à la conscience responsable<br />
d’eux-mêmes et à faire être alors entre les multiples pôles — tant<br />
collectifs qu’indivi<strong>du</strong>els — <strong>de</strong> cette conscience la condition d’une<br />
égalité <strong>de</strong> principe entre les libertés et les autonomies ainsi venues<br />
à l’existence. Or, à un certain niveau encore, l’accession planétaire<br />
<strong>de</strong>s peuples à l’indépendance politique et à l’irrésistible résolution<br />
<strong>de</strong> se gouverner par eux-mêmes répond aussi à l’ambition <strong>de</strong> la<br />
raison. Ce que déjà les vieux Grecs entrevoyaient, ce que les<br />
philosophes mo<strong>de</strong>rnes, Descartes, puis Kant, puis Hegel, puis Marx<br />
et tous ceux qui se sont fait solidaires <strong>de</strong> ces pensées situaient à<br />
l’horizon <strong>de</strong> la tâche raisonnable humaine, cela est p.048<br />
maintenant, pour une certaine part au moins, fait accompli à<br />
l’échelle <strong>du</strong> genre humain. A proportion il n’y a plus pour la raison<br />
d’horizon géographiquement opaque, ni <strong>de</strong> nécessité, imposée par<br />
la force <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong> s’en tenir à un champ d’humanité locale.<br />
L’humanité, comme corps global, commence <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir<br />
transparente et perméable à la raison, et celle-ci, pour la première<br />
fois, commence <strong>de</strong> pouvoir s’étendre comme d’un seul trait et sans<br />
brisure <strong>de</strong> ses origines singulières, supportées par l’indivi<strong>du</strong><br />
humain, à l’intégralité <strong>de</strong> son enveloppe terrestre. Hier encore<br />
l’homme raisonnable n’était que d’intention prochain en raison <strong>de</strong><br />
tout homme. Maintenant, jusqu’à un certain point, il l’est en effet.<br />
C’est, au sein même <strong>de</strong> notre siècle, l’immense révolution<br />
spirituelle <strong>de</strong> notre histoire.<br />
La condition <strong>de</strong> l’homme prochain en raison <strong>de</strong> tout homme,<br />
faite condition effective, disponible, grosse <strong>de</strong> faits évi<strong>de</strong>nts,<br />
immédiats et urgents, faite condition déjà marquée <strong>de</strong><br />
54
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
spécifications distinctes, allant <strong>du</strong> politique au scientifique, voilà<br />
qui donne sa vraie mesure au conseil que le philosophe donne à<br />
l’homme et à tout indivi<strong>du</strong> humain en mal <strong>de</strong> cheminement vers le<br />
<strong>bonheur</strong> : « Et si tu essayais d’être raisonnable ? » Ce n’est pas<br />
une petite chose pour la pauvre bestiole humaine, pour le faible<br />
indivi<strong>du</strong> apparemment per<strong>du</strong> dans les replis <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> masse,<br />
que d’essayer d’être raisonnable en présence <strong>de</strong> la terre entière,<br />
non seulement en fonction <strong>de</strong> sa famille et <strong>de</strong> sa bourga<strong>de</strong>, <strong>de</strong> sa<br />
tribu ou <strong>de</strong> sa nation, mais cette fois en fonction <strong>de</strong> toute la terre,<br />
avec ses variétés et ses langues, avec ses races, ses cultures et<br />
toute la dialectique mêlée <strong>de</strong> ses dynamismes. Et pourtant c’est<br />
bien ce qu’enveloppe le conseil <strong>de</strong> la philosophie adressé à<br />
l’homme malheureux d’aujourd’hui, cet homme qu’étreint, en<br />
présence <strong>de</strong> la terre entière, l’amère constatation que les hommes<br />
meurent et ne sont pas heureux, cet homme qui se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> par<br />
quelle magique étu<strong>de</strong> il pourrait bien désormais se faire un peu<br />
moins malheureux. « Si tu essayais d’être raisonnable, un peu plus<br />
raisonnable que tu ne l’as été jusqu’à présent, je veux dire<br />
raisonnable à la taille non plus seulement <strong>de</strong> ton peuple ou <strong>de</strong> ta<br />
race, mais <strong>de</strong> ta Terre et <strong>de</strong>s amplitu<strong>de</strong>s humaines qu’elle te<br />
montre. »<br />
p.049<br />
J’en connais encore beaucoup parmi nous qui s’effarent <strong>de</strong><br />
ce propos, <strong>de</strong> ce cheminement millénaire dont nous fûmes<br />
travaillés et dont les résultats sont <strong>de</strong>venus nos traditions, mais<br />
bien plus encore déconcertés par ce qu’il exige <strong>de</strong> tout l’homme,<br />
en l’obligeant à se rétablir en soi-même compte tenu <strong>de</strong> ses<br />
milliards et <strong>de</strong> sa totalité. Car c’est bien <strong>de</strong> cela qu’il s’agit et il<br />
importe <strong>de</strong> le reconnaître avec toute la clarté qu’il se peut, pour<br />
l’indivi<strong>du</strong> comme pour les masses. Pour l’indivi<strong>du</strong> tout d’abord,<br />
55
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
appelé à développer en lui l’énergie spirituelle <strong>de</strong> la raison assez<br />
pour faire en lui-même bon poids, en fait comme en droit, et<br />
maintenir au-<strong>de</strong>dans <strong>de</strong> soi son équilibre avec les pesanteurs<br />
humaines <strong>de</strong> toute la terre. Pour les masses ensuite, auxquelles il<br />
est <strong>de</strong>mandé d’accor<strong>de</strong>r en bonne conscience organique toutes les<br />
poussées <strong>de</strong> leurs divers groupements, en les contenant toutes en<br />
<strong>de</strong>çà <strong>de</strong>s éclats et <strong>de</strong> la démesure particulariste et <strong>de</strong> la violence<br />
effrénée, démesure, violence dont notre histoire a toujours<br />
contenu les exemples et d’ailleurs continue d’en mettre sous nos<br />
yeux les possibilités aggravées. Au moment où ce programme <strong>de</strong><br />
la raison, c’est-à-dire au fond cette forme actuelle <strong>du</strong> <strong>de</strong>voir <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> qui nous incombe, fait reconnaître ces explicitations,<br />
l’exclamation la plus courante sur nos lèvres et sous nos plumes<br />
est encore « mais c’est impossible ! mais l’homme ne saurait y<br />
parvenir ! mais comment moi-même pourrais-je bien en être<br />
capable ? »<br />
Car c’est à cela que reviennent en somme ce désespoir ou cette<br />
angoisse qui nous sont si communs, le désespoir <strong>du</strong> meilleur <strong>de</strong>s<br />
mon<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> la vingt-cinquième heure ou <strong>de</strong> 1984, l’angoisse <strong>de</strong><br />
nos <strong>de</strong>stins nucléaires, <strong>de</strong> nos futurs biologiques, <strong>de</strong> nos fatalités<br />
humaines elles-mêmes. Des dizaines d’entretiens me remontent à<br />
la mémoire, avec quelques-uns <strong>de</strong>s plus luci<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s plus<br />
généreux représentants <strong>de</strong> notre humanité. Leur dominante me<br />
paraît être une sorte <strong>de</strong> considération épouvantée <strong>de</strong> l’impuissance<br />
humaine à surmonter le problème humain d’à présent. Je citerai<br />
simplement la parole enten<strong>du</strong>e dans la bouche d’un <strong>de</strong> mes<br />
interlocuteurs : « Il n’y a pas parmi les hommes <strong>de</strong> tradition<br />
spirituelle qui y suffise, et toutes ensemble elles n’y suffisent pas<br />
non plus ». Il me semble, je ne sais si je me trompe, que<br />
56
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
beaucoup d’entre nous, face à l’énormité humaine, sont tentés <strong>de</strong><br />
juger semblablement, ou alors, pour p.050 préserver un peu <strong>de</strong><br />
sécurité subjective, <strong>de</strong> ne pas pousser trop avant l’examen <strong>de</strong> ce<br />
que la terre met sous leurs yeux. Après tout, en attendant 1984 ou<br />
la vingt-cinquième heure, on peut encore s’arranger <strong>de</strong> 1961 et <strong>du</strong><br />
découpage usuel <strong>de</strong> nos journées... tant pis pour <strong>de</strong>main et les<br />
années qui, on l’espère, viendront après nous.<br />
Devant quoi la philosophie n’a rien <strong>de</strong> plus à offrir, que la<br />
bienveillante et inlassable répétition <strong>de</strong> son conseil : « et si tu<br />
essayais d’être raisonnable, si tu l’essayais vraiment, si tu prenais<br />
courageusement la suite <strong>du</strong> vieil essai humain, au point où tu en<br />
hérites et face à ce en vue <strong>de</strong> quoi il te place... »<br />
Quelque chose <strong>de</strong> grand me semble-t-il passe aujourd’hui dans<br />
cette insistance. Non tellement la naïve promesse <strong>du</strong> succès à<br />
coup sûr, que d’abord les certitu<strong>de</strong>s d’une longue route humaine.<br />
Il y a un million, <strong>de</strong>ux millions d’années peut-être, au niveau <strong>de</strong>s<br />
australopithèques, avec le Zinjanthropus ou quelque cousin <strong>de</strong><br />
celui-ci, l’humain commençait, <strong>de</strong> façon bien humble et bien<br />
fragile, à monter au-<strong>de</strong>ssus <strong>du</strong> contexte animal. Nous sommes là.<br />
De nombreuses centaines <strong>de</strong> millénaires <strong>de</strong> pierres taillées, la<br />
succession <strong>de</strong>s buissonnements étagés <strong>de</strong> la souche humaine, le<br />
balancement <strong>de</strong>s glaciations quaternaires, le très lent mais continu<br />
progrès <strong>de</strong>s techniques. Et puis, sur le tard, vu la <strong>du</strong>rée <strong>de</strong> ces<br />
processus, les temps néolithiques, l’agriculture, les métaux, la<br />
différenciation <strong>de</strong>s métiers, l’apparition <strong>de</strong>s premières sociétés<br />
complexes : quelques millénaires. Puis, plus tard encore, avec la<br />
Palestine, avec la Grèce, l’avènement <strong>de</strong>s déterminants <strong>de</strong><br />
l’Occi<strong>de</strong>nt, à l’échelle <strong>de</strong> petits cantons, il n’y a pas trois mille ans.<br />
Nous sommes là, au terme <strong>de</strong> tout cela, maints travaux accomplis,<br />
57
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
maints désastres traversés. Nous sommes là, résumant en esprit<br />
l’invention <strong>de</strong> ce confondant cheminement, dont il ne nous est<br />
donné que <strong>de</strong>puis bien peu <strong>de</strong> nous figurer la réelle trajectoire.<br />
Besogneusement, précairement, douloureusement, mais point en<br />
vain, l’homme a fait l’essai inventif <strong>de</strong> son humanité. L’essai et son<br />
invention ne sont point terminés, voilà tout. <strong>Les</strong> traditions <strong>de</strong><br />
l’esprit aujourd’hui vivantes en humanité ne sont que nos<br />
héritages et nos capitaux <strong>de</strong> départ. Prenons-les pour ce qu’elles<br />
sont. Sans création inventive, née <strong>de</strong> l’essai que nous avons à<br />
faire, elles ne sauraient suffire, en effet, à ce dont l’esprit <strong>de</strong> p.051<br />
l’homme a désormais besoin. Mais qui dit qu’à essayer <strong>de</strong> toute<br />
notre ressource, nous ne rencontrerons pas la création qu’il nous<br />
faut ?<br />
Une confiance appuyée à une longue rétrospection, voilà ce que<br />
nous apporte tout d’abord le conseil philosophique. Mais encore,<br />
face à l’avenir humain, prospectivement, un étrange sentiment<br />
plus facile à décrire qu’à nommer et à définir. Cet univers, nous ne<br />
savons pas au juste quel il est, car son futur n’a pas encore<br />
déroulé pour nous les replis <strong>de</strong> l’expérience qu’il nous ménage. Il<br />
se peut, après tout, qu’en définitive et malgré <strong>de</strong> flatteuses<br />
promesses, il soit mal fait et que l’homme en lui soit mal fait. Il se<br />
peut que l’homme n’ait grandi que pour se briser plus terriblement<br />
et que cet univers soit le piège <strong>de</strong> sa naïve bonne volonté. Il se<br />
peut même que cet univers ait eu la méchanceté <strong>de</strong> greffer le mal<br />
au-<strong>de</strong>dans <strong>de</strong> l’homme pour inscrire en lui cette amertume<br />
supplémentaire <strong>de</strong> ne pouvoir se dire innocent <strong>de</strong> sa propre perte.<br />
Mais alors nous sentons que le témoignage que l’homme est<br />
appelé à se rendre à lui-même, lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne point cé<strong>de</strong>r à la<br />
fascination <strong>de</strong> ce peut-être. Nous sentons que la noblesse <strong>de</strong><br />
58
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
l’homme en présence <strong>de</strong> son univers et <strong>de</strong> soi-même est <strong>de</strong> miser<br />
ses gestes à l’encontre <strong>de</strong> cette conjecture et au rebours <strong>de</strong> ce<br />
qu’elle dit. Essayer d’être raisonnable, c’est toujours traiter en<br />
seigneur avec cet univers et ce qu’il renferme, c’est établir un<br />
rapport <strong>de</strong> gentilhomme avec les êtres, même si ces <strong>de</strong>rniers<br />
<strong>de</strong>vaient en quelque occasion se comporter en vilains. Cela sans<br />
égard à cette hypothèse et nonobstant la déception possible. Le<br />
noble présume la noblesse <strong>de</strong> l’être avec lequel il lui faut compter,<br />
et la raison est la vraie noblesse historique <strong>de</strong> l’homme. « Essaie<br />
d’être raisonnable » dit la philosophie, « essaie ne serait-ce que<br />
parce que c’est l’honneur <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> l’essayer toujours.<br />
Quant aux suites, tu verras bien... Mais au moins tu n’auras pas<br />
été le premier à jouer les truands ou les lâches. » Et l’on dirait<br />
qu’alors il est en nous quelque chose <strong>de</strong> merveilleux et <strong>de</strong> tendre,<br />
qui nous assure plus avant encore que la philosophie : « oui, petit<br />
d’homme, essaie bravement ; je gage que tu n’y perdras point ».<br />
Encore faut-il dire ce qu’essayer signifie à présent. Deux choses<br />
fondamentales et conjuguées, semble-t-il. La première, à laquelle<br />
nous pensons sans trop <strong>de</strong> peine lorsqu’il est question <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong><br />
p.052<br />
humain à l’échelle <strong>de</strong> notre planète et <strong>de</strong> son rassemblement.<br />
La secon<strong>de</strong> à laquelle il semble que nous sachions moins bien<br />
penser et qui me paraît cependant bien plus décisive si nous<br />
voulons nous rapprocher <strong>de</strong> ce à quoi nous prétendons.<br />
Avec la science, la technique, le progrès travailleur,<br />
l’organisation sociale qu’il permet, la terre s’est éveillée à une forme<br />
planétaire possible <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment humain. Elle y est cependant<br />
encore fort inégalement éveillée. En bien <strong>de</strong>s endroits elle n’y a que<br />
bien médiocrement part, tant en ce qui concerne les matérialités<br />
brutes <strong>de</strong> la civilisation qu’en ce qui concerne les éléments<br />
59
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
d’é<strong>du</strong>cation humaine indispensable à la vie selon pareille forme<br />
d’enten<strong>de</strong>ment. A telle enseigne, et c’est précisément l’une <strong>de</strong>s<br />
gran<strong>de</strong>s inquiétu<strong>de</strong>s humaines d’aujourd’hui, qu’il n’est pas encore<br />
tout à fait sûr que cet enten<strong>de</strong>ment planétaire ébauché parmi nous<br />
arrive tel quel, sans traverse ou report à <strong>de</strong>s échéances beaucoup<br />
plus lointaines, à se stabiliser en humanité. Le faire décidément<br />
viable c’est la première <strong>de</strong>s choses que, <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> aux<br />
collectivités, l’effort d’être davantage raisonnable doit avoir en vue.<br />
A cet égard, chacun <strong>de</strong> nous est appelé à se former davantage à<br />
« penser le fait planète », et souvent à le penser avant même <strong>de</strong><br />
penser le fait local ou même national. A vrai dire les événements<br />
eux-mêmes nous y habituent et avec passablement <strong>de</strong> rapidité.<br />
Faute <strong>de</strong> mieux, la nécessité technique, comme on se plaît à dire<br />
aujourd’hui, joue le rôle d’un auxiliaire non négligeable <strong>de</strong> la raison<br />
à gran<strong>de</strong> échelle. Son visage est souvent âpre et farouche. A nous<br />
<strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> l’adoucir <strong>du</strong> mieux qu’il se peut, sans désespérer <strong>de</strong> la<br />
tournure qu’il donne pour notre époque à la besogne humaine, et<br />
sans nous soustraire à notre part raisonnable <strong>de</strong> cette besogne dont<br />
jamais la présente histoire, celle d’aujourd’hui et celle <strong>de</strong> <strong>de</strong>main,<br />
comme celle d’hier, ne sera exempte.<br />
Mais ceci ne constitue encore que la part aisément praticable <strong>de</strong><br />
l’effort humain pour <strong>de</strong>venir aujourd’hui et dans ce mon<strong>de</strong>-ci plus<br />
raisonnable. Aussi n’en dirai-je rien <strong>de</strong> plus. Il est une autre<br />
composante <strong>de</strong> cet effort qui me semble bien davantage ar<strong>du</strong>e et<br />
pourtant sans la réussite suffisante <strong>de</strong> laquelle je crains fort que la<br />
première ne puisse aboutir, sans la réussite suffisante <strong>de</strong> laquelle<br />
je p.053 souhaiterais même plutôt que la première n’aboutît point,<br />
car il me semble que ce serait alors bien plus pour notre malheur<br />
que pour notre <strong>bonheur</strong>. Voici <strong>de</strong> quoi il s’agit.<br />
60
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
J’ai dit que partout à notre époque, et en particulier au niveau<br />
<strong>de</strong>s groupes naturels principaux dont notre humanité est<br />
constituée, l’homme arrive à la conscience <strong>de</strong> soi, découvrant à<br />
proportion la vocation à la responsabilité <strong>de</strong> soi et à l’autonomie <strong>du</strong><br />
gouvernement <strong>de</strong> soi que pareille conscience comporte. Il s’agit là<br />
d’une conscience conditionnée par un capital d’humanité matérielle<br />
et animale, celui-là même que peut arraisonner sans trop <strong>de</strong> peine<br />
la vie selon l’enten<strong>de</strong>ment, sa science, sa technique, un travail<br />
in<strong>du</strong>strieux, son organisation sociale. Mais il s’agit aussi d’une<br />
conscience habitée d’un esprit et <strong>de</strong> hautes valeurs <strong>de</strong> toutes<br />
sortes : un langage, une culture, une mémoire historique, une<br />
participation sociale, <strong>de</strong>s facultés esthétiques, <strong>de</strong>s traditions<br />
éthiques, <strong>de</strong>s compréhensions philosophiques et <strong>de</strong>s idéologies,<br />
<strong>de</strong>s religions ou ce que l’homme peut en conscience opposer aux<br />
religions. Regardons ces valeurs : quelles qu’elles soient, elles sont<br />
toutes aujourd’hui historiquement particulières. Elles sont les<br />
apanages d’indivi<strong>du</strong>s ou <strong>de</strong> groupes dont la communauté<br />
n’embrasse pas et ne saurait espérer raisonnablement embrasser<br />
<strong>de</strong> façon prochaine le tout <strong>de</strong> l’humanité vivante. Or nous savons<br />
qu’en s’éveillant à soi, la conscience humaine est travaillée d’un<br />
problème qui lui est difficile : le problème <strong>de</strong> l’autre, <strong>de</strong> l’autre qui<br />
se fait lui aussi conscient. Cela, les techniques <strong>de</strong> la philosophie et<br />
les conceptions qui en sont directement issues, nous le signifient<br />
avec toute la netteté désirable. La conscience humaine naissante<br />
tend à naître dans l’enthousiasme <strong>de</strong> soi et à proportion dans la<br />
méconnaissance d’autrui. Certains ont parlé <strong>de</strong> haine jusqu’à la<br />
mort, mettant éventuellement en avant <strong>de</strong> curieuses motivations,<br />
peut-être assez fréquentes hélas ! en humanité, telle la honte et la<br />
rage <strong>de</strong> se connaître sous le regard <strong>de</strong> l’autre. Quoi qu’il en soit, il<br />
61
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
ne faut pas oublier que toute conscience humaine se trouve<br />
nativement comprise à la gar<strong>de</strong> d’un esprit encore empreint <strong>de</strong><br />
particularité, <strong>de</strong> valeurs qui sont valeurs d’esprit et <strong>de</strong> haute<br />
humanité, mais point encore faites universellement partagées ni<br />
partageables par l’ensemble <strong>de</strong>s êtres capables d’esprit. Car elles<br />
p.054<br />
se forment précisément à la jointure d’une âme lour<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
substance animale — laquelle ne porte encore en elle que la<br />
lointaine et indécise possibilité <strong>de</strong> l’esprit — et d’une toute pure<br />
énergie, qu’à voir notre affaire se poursuivre, on dirait travailler à<br />
se communiquer par étapes à notre espèce, plus encore que s’être<br />
établie une fois pour toutes au-<strong>de</strong>dans <strong>de</strong> l’être humain. Sachant<br />
qu’il s’agit d’esprit, la conscience <strong>de</strong> l’homme veut naturellement<br />
et naïvement tout d’abord le triomphe universel <strong>de</strong> ce qu’elle<br />
pense en tenir. Elle n’est pas encore capable <strong>de</strong> bien comprendre<br />
ce qu’il en est au moment où il lui faut rencontrer, affronter, une<br />
autre conscience d’homme, point toute semblablement é<strong>du</strong>quée au<br />
fait <strong>de</strong> vivre en homme, et, avec cette autre conscience, ce que<br />
celle-ci gar<strong>de</strong> en elle <strong>de</strong> spirituel. D’où les passions et les violences<br />
les plus dangereuses <strong>de</strong> l’être humain : celles qu’il pense mettre<br />
au service <strong>de</strong> ce dont sa conscience se sent avoir le dépôt spirituel<br />
et la gar<strong>de</strong>. Nous avons fait entre nous, Européens, déjà jusqu’à<br />
un certain point, l’expérience <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> passions et <strong>de</strong><br />
violences. Et, en certaines matières, à commencer par la<br />
religieuse, avons dû, tant bien que mal, apprendre à en atténuer<br />
les méfaits. Mais à cet égard l’expérience humaine est bien loin,<br />
semble-t-il, d’être terminée. De groupe à groupe, <strong>de</strong> peuple à<br />
peuple, d’idéologie à idéologie, <strong>de</strong> culture à culture, d’énergie<br />
nationale à énergie nationale, les consciences humaines sont<br />
encore en proie à <strong>de</strong> terribles passions <strong>de</strong> cet ordre, ten<strong>du</strong>es sur<br />
62
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
les possibilités <strong>de</strong> violences extrêmes, servies par les moyens<br />
extrêmes dont l’avancement <strong>de</strong> la civilisation permet à présent <strong>de</strong><br />
disposer. Terribles passions : j’ai peut-être tort <strong>de</strong> m’exprimer<br />
ainsi. Passions en somme déjà relativement assagies au niveau<br />
<strong>de</strong>s indivi<strong>du</strong>s, et dont l’effet funeste serait assez infime à le<br />
prendre tout simplement à l’échelle <strong>de</strong>s interactions indivi<strong>du</strong>elles.<br />
Mais éléments passionnels que les formes mo<strong>de</strong>rnes <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ont<br />
le redoutable pouvoir <strong>de</strong> faire plus que jamais cumulatifs à<br />
l’échelle <strong>de</strong>s grands ensembles <strong>de</strong> notre humanité. Il n’est que <strong>de</strong><br />
voir ce qui se passe en ce moment à propos <strong>de</strong> nos idéologies et<br />
<strong>de</strong> nos complexes politiques planétaires. Il n’est que <strong>de</strong> méditer à<br />
quoi cela pourrait bien con<strong>du</strong>ire une humanité mal capable <strong>de</strong><br />
dominer les brutalités <strong>de</strong> sa conscience et les frénésies <strong>de</strong> ses<br />
dévouements.<br />
p.055<br />
L’homme n’a pas fini <strong>de</strong> faire l’expérience <strong>de</strong> son rapport<br />
conscient avec ce qui s’établit en lui <strong>de</strong> spirituel. Mais déjà la<br />
raison peut dire quelque chose <strong>de</strong> la tâche qui est la sienne à cet<br />
égard, et <strong>du</strong> même coup, projeter passablement <strong>de</strong> lumière sur la<br />
condition mise dorénavant au sort heureux <strong>de</strong> l’homme. La raison<br />
est arbitre <strong>de</strong> la conscience elle-même. Elle déclare alors sans<br />
ambages que la conscience qui, dans l’élan qui la porte vers elle-<br />
même, commet plus ou moins naïvement la suppression <strong>de</strong> l’autre,<br />
n’est pas vraiment raisonnable et qu’elle bloque à l’homme les<br />
voies <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Elle déclare encore, avec non moins <strong>de</strong> fermeté,<br />
que partout où la conscience apparaît encore en proie à la passion<br />
à l’égard <strong>de</strong> ce qui lui est confié <strong>de</strong> l’esprit, incapable <strong>de</strong> contrôler<br />
cette passion et oublieuse <strong>de</strong> tout ce qu’il y a encore <strong>de</strong><br />
particularité qui le grève au sein <strong>de</strong> cette histoire présente et que<br />
nous avons à poursuivre tous ensemble, cette conscience non plus<br />
63
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
n’est pas vraiment raisonnable et ne con<strong>du</strong>it pas l’homme au<br />
<strong>bonheur</strong>.<br />
La raison affirmera alors que la seule voie possible à la vie<br />
raisonnable <strong>de</strong> l’homme au sein <strong>de</strong> son histoire et <strong>de</strong> l’entreprise<br />
humaine qui est <strong>de</strong>stinée à lui donner forme, est celle d’abord <strong>de</strong><br />
la reconnaissance d’autrui, <strong>de</strong> sa virtualité et <strong>de</strong> ses avoirs<br />
spirituels. Ceci a été déjà dit jusqu’à un certain point par la<br />
philosophie. Mais précisons encore, s’il en est besoin, que le plus<br />
véritable combat raisonnable <strong>de</strong> l’homme n’est pas celui d’une<br />
humanité qui lutte avec autrui pour se faire reconnaître <strong>de</strong> lui,<br />
mais d’une humanité qui lutte avec soi pour mieux s’apprendre à<br />
dignement reconnaître tout ce dont reconnaissance doit être faite<br />
en autrui. Ajoutons en outre qu’il s’agit en principe non seulement<br />
d’une reconnaissance respectueuse et tolérante, mais d’une<br />
reconnaissance fraternelle, amicale, capable <strong>de</strong> communication. Le<br />
pacte <strong>de</strong>s consciences qui permet la société <strong>de</strong>s personnes<br />
spirituelles, indivi<strong>du</strong>s et communautés, n’est pas encore<br />
pleinement le pacte <strong>de</strong> la raison s’il n’est que celui <strong>de</strong> la<br />
résignation à la coexistence d’hommes qui gar<strong>de</strong>nt par <strong>de</strong>vers eux<br />
tout ce qui les fait différer en esprit <strong>de</strong> ceux qu’il leur faut<br />
coudoyer dans la vie et avec lesquels ils sont forcés d’avoir<br />
commerce. La raison véritable est instigatrice <strong>de</strong> l’amitié <strong>de</strong>s<br />
hommes à l’occasion même <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> l’esprit. Entre les riches<br />
et p.056 complexes diversités humaines <strong>de</strong> la réalité spirituelle, elle<br />
cherche l’entretien déten<strong>du</strong> et, à la faveur <strong>de</strong> celui-ci, toutes ces<br />
sortes <strong>de</strong> partages possibles <strong>de</strong>s unes aux autres qui font ces<br />
richesses plus libres chacune, plus infiniment elles-mêmes et plus<br />
véritablement spirituelles. Tant bien que mal, entre nous<br />
Européens, nous avons appris les plus élémentaires et<br />
64
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
indispensables tolérances. Mais il est question aujourd’hui, entre<br />
tous les hommes et bien par-<strong>de</strong>là les frontières <strong>de</strong> l’existence<br />
européenne, d’apprendre les chemins et les actes <strong>de</strong> l’amitié à<br />
raison même <strong>de</strong> nos diversités d’esprit. Le mon<strong>de</strong> humain n’est<br />
plus humainement viable sans une naissance tant soit peu<br />
générale <strong>de</strong> cette amitié. Si la philosophie nous fait entendre son<br />
conseil et nous propose aujourd’hui l’effort <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir davantage<br />
raisonnables, c’est d’inventer l’amitié <strong>de</strong>s hommes à proportion<br />
même <strong>de</strong> ce qui les fait divers en esprit, qu’elle nous fait au<br />
premier chef la proposition. Car telle est la plus urgente <strong>de</strong> nos<br />
<strong>conditions</strong> philosophiques <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>. Qu’il soit désormais<br />
distinctement question <strong>de</strong> s’y ranger pour l’humanité, alors qu’elle<br />
s’interroge sur les voies présentes <strong>de</strong> son <strong>bonheur</strong>, cela dit au vrai,<br />
si nous avons l’âme un peu gran<strong>de</strong>, notre chance d’être nés pour<br />
tenter, aux dimensions <strong>de</strong> la terre, une si belle invention. Oui,<br />
notre chance, quelle que soit la difficulté à laquelle elle nous jette,<br />
cette difficulté que nous retrouvons en nous à chaque instant<br />
<strong>de</strong>vant les autres êtres, à chaque détour <strong>de</strong> nos routes humaines,<br />
à chaque rencontre et à chaque affrontement <strong>de</strong> nos vies. L’amitié<br />
communicative <strong>de</strong>s hommes n’est pas chose facile. Mais tout ce<br />
qui la fait progresser est, pour l’homme tout entier, montée<br />
victorieuse vers le <strong>bonheur</strong> véritable.<br />
Et voilà que le circuit <strong>de</strong> mon propos me ramène presque au<br />
point d’où je suis parti. L’amitié que je porte aux <strong>Rencontres</strong> <strong>de</strong><br />
<strong>Genève</strong> m’a con<strong>du</strong>it à accepter une entreprise un peu folle et à<br />
essayer <strong>de</strong> vous faire entendre ce soir, <strong>du</strong> moins mal que j’ai pu, le<br />
discours ami que la philosophie se doit <strong>de</strong> tenir à l’homme d’à<br />
présent, lorsque celui-ci cherche avec bonne volonté à s’arracher à<br />
son malheur et à faire quelque étu<strong>de</strong> sensée <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> pour<br />
65
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
lequel il est fait. Tout au long <strong>de</strong>s instants <strong>de</strong> cette soirée et<br />
bientôt au cours <strong>de</strong>s entretiens qui vont suivre, j’ai vécu et je<br />
vivrai un peu p.057 <strong>de</strong> cet effort créateur d’une humanité plus<br />
essentiellement raisonnable, cet effort que nous nous <strong>de</strong>vons tous<br />
les uns aux autres. Je ne sais quels furent ni quels seront vos<br />
sentiments. Mais pour moi-même je sais bien que ces moments <strong>de</strong><br />
vie amicale sont <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> vie heureuse. Et <strong>de</strong> me les<br />
ménager comme vous-mêmes et les <strong>Rencontres</strong> me les ménagent,<br />
je ne saurais jamais assez vous remercier et les remercier.<br />
@<br />
66
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
DANIEL LAGACHE est né à Paris le 3 décembre 1903. Il a<br />
fait <strong>de</strong> brillantes étu<strong>de</strong>s à la fois littéraires et médicales.<br />
Agrégé <strong>de</strong> philosophie en 1928, il fut à l’Ecole Normale Supérieure le<br />
condisciple <strong>de</strong> Jean-Paul Sartre, et il a obtenu à Paris les diplômes <strong>de</strong><br />
docteur ès lettres et <strong>de</strong> docteur en mé<strong>de</strong>cine.<br />
<strong>Les</strong> travaux <strong>de</strong> M. Lagache et son enseignement, d’abord à<br />
Strasbourg puis à la Sorbonne, lui ont valu une autorité exceptionnelle en<br />
matière <strong>de</strong> psychologie, <strong>de</strong> psychiatrie et <strong>de</strong> psychanalyse.<br />
De ses très nombreux ouvrages, il convient <strong>de</strong> rappeler : <strong>Les</strong><br />
hallucinations verbales et le parole (1934), La jalousie amoureuse (2 vol.<br />
1947), L’Unité <strong>de</strong> la Psychologie (1949), Théorie <strong>du</strong> transfert (1951), La<br />
Psychanalyse (1955).<br />
Membre <strong>de</strong>s sociétés médico-psychologiques, <strong>de</strong> la Société<br />
Psychanalytique <strong>de</strong> Paris, <strong>de</strong> l’Association Internationale <strong>de</strong> Psychanalyse,<br />
il est également docteur honoris causa <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Montréal.<br />
VUES PSYCHANALYTIQUES SUR LE BONHEUR 1<br />
p.059<br />
Ce que je dirai sur le <strong>bonheur</strong>, je le dois principalement aux<br />
patients que j’ai observés et écoutés. A l’un d’entre eux, je<br />
commencerai par emprunter une histoire qu’il me raconta au cours<br />
d’une psychanalyse longue et laborieuse, entreprise parce qu’il<br />
vivait dans l’insécurité et qu’il ne se réalisait pas dans sa vocation<br />
d’écrivain. Un paysan chinois perdit un jour son cheval. « Quel<br />
malheur ! », dit le voisin. « Qu’en savez-vous ? », répliqua le<br />
paysan. Et en effet le fils aîné ramena outre le cheval per<strong>du</strong> trois<br />
chevaux sauvages. Le voisin dit : « Quel <strong>bonheur</strong> ! » Et le paysan<br />
répliqua : « Qu’en savez-vous ? » Et en effet le fils aîné se brisa<br />
une jambe en dressant l’un <strong>de</strong>s chevaux sauvages. Le voisin dit<br />
alors : « Quel malheur ! » Et le paysan répondit : « Qu’en savez-<br />
vous ? » Et en effet <strong>de</strong>s soldats vinrent dans le village, afin <strong>de</strong><br />
recruter parmi les jeunes gens ; le fils aîné, alité, fut épargné. Le<br />
voisin dit : « Quel <strong>bonheur</strong> ! » « Qu’en savez-vous ? » répliqua<br />
1 Conférence <strong>du</strong> 8 septembre 1961.<br />
67<br />
@
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
notre paysan. Sans doute l’histoire se poursuivait-elle ainsi, ad<br />
infinitum. Mon patient ne m’en dit pas plus long ou je n’en ai pas<br />
retenu davantage ; je ne chercherai pas à la prolonger. J’en<br />
retiendrai l’ambiguïté <strong>de</strong> ces événements que nous appelons<br />
heureux ou malheureux, et en face <strong>de</strong>s caprices <strong>de</strong> p.060 la Fortune,<br />
l’équanimité <strong>de</strong> notre paysan chinois. Etait-il heureux ? Ce n’est<br />
pas dit dans l’histoire. Mais il était sage, d’une sagesse judicieuse<br />
et impavi<strong>de</strong>, qui est peut-être le meilleur <strong>de</strong> ce que la<br />
psychopathologie peut nous apprendre sur le <strong>bonheur</strong>.<br />
D’entrée <strong>de</strong> jeu, il semble paradoxal <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à un psycho-<br />
pathologiste d’exposer ses vues sur le <strong>bonheur</strong>. Plus encore que la<br />
maladie corporelle, la maladie mentale apparaît comme une <strong>de</strong>s<br />
illustrations les plus parlantes <strong>du</strong> malheur. Nous plaignons le<br />
« fou » d’être retranché <strong>de</strong> la communication avec les hommes,<br />
« d’être autrement ». Parmi les affections qui touchent l’enfance,<br />
les diverses formes d’agénésie mentale nous paraissent les plus<br />
cruelles et les plus humiliantes pour les parents. Parmi les<br />
obstacles que rencontre le psychanalyste, figure souvent la peur<br />
<strong>de</strong> la folie, comme d’une puissance sour<strong>de</strong> et menaçante <strong>de</strong><br />
déraison qui sommeille au cœur <strong>de</strong> l’homme. Ainsi, au premier<br />
regard, rien ne paraît moins propre que la folie — folie proprement<br />
dite, folie <strong>de</strong> l’existence — à éclairer sur le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>,<br />
<strong>de</strong> ses <strong>conditions</strong> et <strong>de</strong> ses obstacles.<br />
Cependant, à y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près et sous cet angle<br />
manichéiste <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> et <strong>du</strong> malheur, le spectacle <strong>de</strong> la folie<br />
n’est pas univoque. Certes, il y a <strong>de</strong>s folies malheureuses ; le<br />
malheur <strong>du</strong> persécuté, poursuivi par <strong>de</strong>s ennemis insaisissables qui<br />
le traquent <strong>de</strong> retraite en retraite, qui déjouent tour à tour toutes<br />
ses feintes, est encore dépassé par le malheur <strong>du</strong> mélancolique :<br />
68
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
la mélancolie est l’incarnation <strong>de</strong> la douleur morale ; tristesse,<br />
angoisse, culpabilité, indifférence, voilà la façon mélancolique<br />
d’être au mon<strong>de</strong> ; le mélancolique est paralysé pour penser,<br />
paralysé pour agir ; il « sait » qu’il ne guérira jamais ; son seul<br />
désir est <strong>de</strong> mourir ; souvent il se suici<strong>de</strong>, ou il se laisse mourir <strong>de</strong><br />
faim. Mais il est aussi <strong>de</strong>s folies heureuses : ce serait sans doute<br />
se faire illusion que trop croire au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s rêveries autistiques<br />
<strong>de</strong> certains schizophrènes ; en revanche, dans l’évolution <strong>de</strong>s folies<br />
persécutives, le passage à <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> protection et <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur<br />
s’accompagne assez clairement d’une tonalité émotionnelle plus<br />
heureuse ; parmi tous les états psychopathologiques, la manie, au<br />
sens technique <strong>du</strong> terme, semble en contraste parfait avec la<br />
mélancolie ; le maniaque typique est euphorique, content <strong>de</strong> lui-<br />
même, agité, facilement agressif. p.061 Pourtant, <strong>de</strong>rrière cette<br />
apparence <strong>de</strong> « <strong>bonheur</strong> fou », les cliniciens avisés savent<br />
discerner une espèce <strong>de</strong> tristesse, et les travaux psychanalytiques<br />
<strong>de</strong> Freud et d’Abraham ont montré, les premiers, que la manie<br />
était comme une « fuite en avant » par rapport au conflit qui<br />
afflige le mélancolique : une politique <strong>du</strong> « trotz<strong>de</strong>m », suivant<br />
l’expression <strong>de</strong> Paul Schil<strong>de</strong>r. J’ai eu l’occasion d’observer et <strong>de</strong><br />
décrire <strong>de</strong>s « manies <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil » ; je me souviens d’une femme,<br />
circulaire avérée, qui fit un accès maniaque après que son père se<br />
fut pen<strong>du</strong> et qui dans son exaltation s’écriait : « J’en ai assez d’une<br />
hérédité comme ça ». On peut faire une observation analogue à<br />
propos <strong>de</strong>s états d’élation que l’on rencontre <strong>de</strong> temps à autre ; il<br />
s’agit <strong>de</strong> sujets qui, à tel moment <strong>de</strong> leur vie, ont eu le sentiment<br />
qu’ils vivaient au-<strong>de</strong>ssus d’eux-mêmes, dans une ivresse<br />
psychique qui les affranchissait <strong>de</strong> la corporéité et <strong>de</strong> la pesanteur,<br />
dans une force irradiante par laquelle ils dominaient les autres,<br />
69
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
qu’ils communiquaient même à <strong>de</strong>s animaux ; non sans que<br />
cependant la peur <strong>de</strong> la folie n’intro<strong>du</strong>isît une pointe d’amertume<br />
dans cette volupté.<br />
Ainsi, malgré les nuances que nous <strong>de</strong>vons marquer lorsque<br />
nous parlons <strong>de</strong> « <strong>bonheur</strong> fou », il n’y a cependant pas i<strong>de</strong>ntité<br />
entre le <strong>bonheur</strong> et la santé ; le psychopathologiste ne peut<br />
souscrire à l’adage populaire : « Le <strong>bonheur</strong>, c’est la santé ». Car<br />
si le modèle idéal <strong>de</strong> la santé comporte la capacité d’être heureux,<br />
on peut être heureux dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> pathologiques : il y a <strong>de</strong>s<br />
« folies <strong>de</strong> l’existence » dont la vie est un rêve éveillé ; et la<br />
« belle âme » se complaît dans l’affirmation délusoire d’un<br />
altruisme généreux dont le principal ressort est la méconnaissance<br />
<strong>de</strong> la passion qu’elle a d’elle-même.<br />
Peut-on parler d’une manière plus univoque <strong>de</strong>s névroses ? Il<br />
ne le semble pas. Sans doute y a-t-il <strong>de</strong>s « <strong>bonheur</strong>s<br />
névrotiques », masochiques par exemple, et l’on ne voit pas<br />
pourquoi <strong>de</strong> tels mala<strong>de</strong>s se feraient traiter. Installés dans leur<br />
équilibre, ils sont mal placés pour apprécier les avantages d’une<br />
mise en question <strong>de</strong> leur « mon<strong>de</strong> personnel », au prix <strong>de</strong> leur<br />
tranquillité, <strong>de</strong> leurs habitu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> leurs mythes et <strong>de</strong> leur<br />
aliénation ; j’ai vu tel homme jeune, atteint d’une astasie-abasie<br />
dont les bénéfices secondaires n’étaient p.062 pas négligeables<br />
(entre autres, une auto, à une époque d’après-guerre où c’était<br />
encore chose rare), préférer à une guérison aléatoire la<br />
capitalisation méthodique <strong>de</strong>s frais <strong>du</strong> traitement, gage <strong>de</strong> sa<br />
sécurité ; on peut cependant douter qu’il fût « heureux ». Plus<br />
souvent, l’incapacité d’être heureux, d’exister pleinement, d’être à<br />
ce qu’on fait et <strong>de</strong> le vivre, entrent dans les motifs qui incitent le<br />
névrotique à consulter. La névrose peut se limiter à <strong>de</strong>s<br />
70
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
manifestations « dysthymiques » : la « conscience malheureuse »<br />
est alors une conscience anxieuse et coupable. Ou bien <strong>de</strong>s<br />
inhibitions, souvent sociales, comme la timidité, souvent sexuelles,<br />
comme la frigidité et l’impuissance, <strong>de</strong>viennent une idée fixe qui<br />
empoisonne toute la vie, l’emblème rebelle <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> la<br />
féminité ou <strong>de</strong> la virilité, s’agît-il d’une impuissance transitoire et<br />
limitée chez un homme qui a « fait ses preuves ». Le grand<br />
domaine <strong>de</strong>s hystéries et <strong>de</strong>s obsessions illustre copieusement le<br />
thème <strong>de</strong> la conscience malheureuse. Si, dans l’hystérie <strong>de</strong><br />
conversion, le mala<strong>de</strong> semble assez bien s’accommo<strong>de</strong>r <strong>de</strong> ses<br />
symptômes corporels — Charcot a parlé « <strong>de</strong> la belle indifférence<br />
<strong>de</strong>s hystériques » —, s’il trouve quelque satisfaction déguisée dans<br />
son théâtralisme, beaucoup n’en vivent pas moins dans<br />
l’appréhension <strong>du</strong> retour imprévisible <strong>de</strong>s crises d’angoisse,<br />
qu’accompagnent souvent <strong>de</strong>s vertiges, <strong>de</strong>s nausées et la terreur<br />
d’une mort imminente. L’obsédé, qui ne veut pas être<br />
« hystérique » — quelques-uns le disent expressément — ne peut<br />
pas éprouver une émotion, voire une « tonalité émotionnelle »,<br />
savourer un contact humain, vivre pleinement, sans qu’un débat<br />
douteux par excellence ou la vétille apparemment la plus absur<strong>de</strong><br />
ne se mette en travers ; tantôt la maladie obsessionnelle est<br />
subcontinue, interrompue par <strong>de</strong> rares répits ; tantôt elle évolue<br />
par crises <strong>du</strong>rant <strong>de</strong> plusieurs heures à plusieurs mois ; dans tous<br />
les cas, excepté celui <strong>de</strong> formes extrêmement bénignes, la névrose<br />
ne laisse pas l’obsédé vivre, et par conséquent être heureux ; car il<br />
lui arrive d’être si séparé <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> (« cut off ») que même un vrai<br />
chagrin lui serait une espèce <strong>de</strong> joie. <strong>Les</strong> névroses dites « <strong>de</strong><br />
caractère » sont peut-être mieux partagées ; car un caractère,<br />
même un mauvais caractère, est une espèce <strong>de</strong> solution ; mais<br />
71
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
l’agressivité revient alors <strong>de</strong> l’extérieur, par les désordres <strong>de</strong><br />
l’entourage et les retours p.063 <strong>du</strong> bâton ; et alors si le caractériel<br />
ne se refuse pas à écouter son jugement et son honnêteté, il<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> lui-même à être traité pour un malheur dont il ne peut<br />
plus se cacher qu’il est la source.<br />
La clinique <strong>de</strong>s névroses et <strong>de</strong>s psychoses ne peut que dissiper<br />
le mythe que « les fous sont heureux ». Elle nous fait apercevoir<br />
dans le conflit interpersonnel ou personnel, manifeste ou latent,<br />
l’obstacle le plus décisif au <strong>bonheur</strong>. Non pas que le malheur<br />
objectif n’existe pas : telle la mort d’un être cher, la catastrophe<br />
collective. Mais le malheur objectif se vit et se dépasse, même<br />
sans faire aux défunts l’injustice aveugle <strong>de</strong> souscrire au <strong>de</strong>stin<br />
cruel qui les a supprimés. C’est le conflit interne qui empêche que<br />
le conflit externe soit dépassé normativement ; je rappellerai le<br />
cas décrit par moi d’une mélancolie typique, avec <strong>de</strong>s traits<br />
hystériques et traumatiques ; sa mélancolie s’était constituée huit<br />
jours après la mort acci<strong>de</strong>ntelle et brutale d’un fils bien-aimé, mais<br />
dont cependant l’existence avait été un obstacle à sa liberté <strong>de</strong><br />
femme veuve. C’est que le conflit — je veux dire le conflit<br />
personnel et intérieur — est la racine commune à la santé ou à la<br />
maladie, au <strong>bonheur</strong> ou au malheur, sans confondre ces<br />
oppositions dont on a vu qu’elles ne se superposaient pas<br />
exactement. Procédant <strong>de</strong> conflits interpersonnels qu’il intériorise,<br />
le conflit personnel se projette dans <strong>de</strong> nouveaux conflits<br />
interpersonnels qu’il anime et qui l’alimentent, par une réaction<br />
circulaire dont il est malaisé <strong>de</strong> sortir. Envisageons donc cette<br />
hypothèse : le malheur est la tonalité émotionnelle <strong>du</strong> conflit et le<br />
<strong>bonheur</strong> se vit dans le dépassement <strong>du</strong> conflit ou dans le conflit<br />
dépassé.<br />
72
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Le conflit est une caractéristique générale <strong>de</strong>s êtres vivants ;<br />
comme la maladie, il est une propriété <strong>de</strong> la vie. La vie, a dit Kurt<br />
Goldstein, c’est l’explication <strong>de</strong> l’être vivant avec le mon<strong>de</strong>. Mais<br />
c’est aussi une explication ou un débat <strong>de</strong> l’être vivant avec lui-<br />
même. Sans doute les conflits internes que l’on peut créer<br />
expérimentalement chez l’animal ne survivent guère aux artifices<br />
grâce auxquels on les pro<strong>du</strong>it. Chez l’homme au contraire, le<br />
conflit « intrapersonnel » ou plus simplement « personnel » est<br />
une dimension constante et <strong>du</strong>rable <strong>de</strong> l’existence. S’il n’est pas<br />
manifeste, il est latent, car la paix intérieure ne s’acquiert que par<br />
le p.064 dépassement ou la mise à l’arrière-plan <strong>de</strong> ce conflit. Du<br />
conflit inconscient, modèle <strong>de</strong> tous les conflits personnels, la<br />
métapsychologie freudienne nous a fait connaître les éléments<br />
essentiels : le désir inconscient, inscrit dans l’enfance, « projet »<br />
qui peut animer toute une existence, est tel que son issue dans la<br />
pensée, la parole ou l’action fait naître un affect déplaisant :<br />
dégoût, honte et surtout, angoisse et culpabilité ; cet affect est<br />
peu intense, méconnaissable et souvent méconnu ; c’est tout juste<br />
un « indice » ou un « signal <strong>de</strong> danger » déclenchant les<br />
compulsions défensives, qui assurent ainsi le rejet inconscient d’un<br />
désir lui-même inconscient. Mais ce désir, refoulé une fois <strong>de</strong> plus,<br />
revient par le truchement <strong>de</strong>s manifestations symptomatiques,<br />
compromis entre le désir et la défense, prenant la forme soit <strong>de</strong><br />
symptômes proprement dits, soit d’infiltrations dans la pensée, la<br />
parole et l’action. Le « retour <strong>du</strong> refoulé » assure ainsi, d’un<br />
certain point <strong>de</strong> vue, une satisfaction partielle, soit pour le désir<br />
inconscient, soit pour <strong>de</strong>s exigences morales inconscientes. Mais le<br />
sujet conscient le subit comme un malaise, ou comme un<br />
malheur : non seulement la satisfaction n’est jamais adéquate,<br />
73
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
mais comment le sujet conscient pourrait-il vivre comme<br />
satisfaction pleine et entière cette infiltration <strong>de</strong> la déraison dans la<br />
raison ? Donnons pour exemple la « compulsion <strong>de</strong> <strong>de</strong>stinée » par<br />
laquelle un sujet repro<strong>du</strong>it inconsciemment les conjonctures<br />
propres à assurer son malheur ; tel le « masochiste militant » dont<br />
les agissements retournent contre lui jusqu’à ses amis, le<br />
confirmant ainsi dans la conviction à la fois affligeante et flatteuse<br />
d’être un enfant abandonné et la victime innocente <strong>de</strong><br />
persécuteurs abjects ; tel encore ce « tueur » dont trois séries<br />
d’agissements homici<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> septembre 1944 à février 1945, avec<br />
toutes les apparences <strong>de</strong> l’action volontaire, furent sans aucun<br />
doute possible l’animation d’un fantasme homici<strong>de</strong> dirigé contre<br />
son père, lequel avait renié lui-même et sa mère. Cet homme se<br />
défendait d’être fou, il revendiquait la responsabilité <strong>de</strong> son acte ;<br />
mais comment eût-il pu l’assumer vraiment ? Car les principaux<br />
ressorts s’en trouvaient dans un mythe personnel <strong>de</strong> héros Don<br />
Quichottesque et redresseur <strong>de</strong> torts, mythe dont le caractère<br />
déréel et imaginaire, évi<strong>de</strong>nt pour le clinicien, lui échappait<br />
entièrement.<br />
p.065<br />
Pourquoi tout homme est-il porteur d’un conflit inconscient,<br />
même s’il mène une vie paisible, rangée et heureuse ? C’est que le<br />
conflit personnel intériorise un conflit interpersonnel et que le<br />
conflit interpersonnel est inéluctable, quelques précautions que l’on<br />
prenne, et même dans le cas idéal où toutes les précautions<br />
possibles auraient effectivement été prises ; et d’ailleurs, même<br />
dans ce cas idéal, le contrôle intégral <strong>de</strong> la situation mettrait<br />
nécessairement le bénéficiaire dans la position d’objet dominé.<br />
Considérons en effet l’éthologie <strong>de</strong> l’espèce humaine. Un trait<br />
essentiel en est le débat <strong>de</strong> l’homme avec l’homme, c’est-à-dire la<br />
74
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
lutte pour le pouvoir, la satisfaction sado-masochique à dominer<br />
ou être dominé, trait <strong>de</strong> l’espèce humaine souvent méconnu, et<br />
pourtant aussi caractéristique que la station <strong>de</strong>bout, l’opposition<br />
<strong>du</strong> pouce et <strong>de</strong> l’in<strong>de</strong>x, le volume et la différenciation <strong>du</strong> cerveau,<br />
la communication symbolique par le langage, les institutions.<br />
Certes, les phénomènes <strong>de</strong> hiérarchie et <strong>de</strong> dominance existent<br />
dans d’autres espèces, notamment certaines espèces d’oiseaux et<br />
<strong>de</strong> singes supérieurs. Mais aucune espèce ne pourrait s’offrir le<br />
luxe <strong>de</strong>s hécatombes auxquelles l’espèce humaine a survécu<br />
jusqu’ici, dans la lutte pour le pouvoir et même dans la lutte pour<br />
la paix, avec tous les outils perfectionnés <strong>de</strong> l’agressivité qu’elle<br />
utilise ; car si une espèce animale se mettait en pareil cas, elle<br />
disparaîtrait. C’est pourquoi il est difficile <strong>de</strong> dire si le débat <strong>de</strong><br />
l’homme avec l’homme est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la nature ou <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong><br />
la culture : il relève <strong>de</strong> la condition humaine. Si même la lutte pour<br />
le pouvoir relevait d’une nature humaine problématique, il est<br />
patent qu’elle est aussi institutionnalisée et qu’elle utilise les<br />
institutions.<br />
A considérer quelques étapes <strong>de</strong> l’enfance, on peut le plus<br />
clairement saisir le passage <strong>du</strong> débat <strong>de</strong> l’homme avec l’homme au<br />
conflit personnel, en centrant l’analyse sur la dialectique <strong>de</strong> la<br />
relation <strong>de</strong> la personne avec autrui.<br />
L’empreinte <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> pouvoir est si profon<strong>de</strong> et si<br />
précoce qu’elle permet <strong>de</strong> donner une version nouvelle <strong>de</strong> la<br />
pré<strong>de</strong>stination <strong>de</strong> l’être humain. Dans une culture et un entourage<br />
particuliers, avant même d’être conçu, l’enfant est déjà l’objet<br />
d’attentes déterminées ; déjà il a un sexe, un nom, une carrière ;<br />
c’est si vrai que, p.066 d’après mes observations personnelles, la<br />
femme enceinte, quand elle rêve <strong>de</strong> l’enfant qu’elle porte, le rêve<br />
75
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
comme un enfant <strong>de</strong> plusieurs mois ou <strong>de</strong> plusieurs années ;<br />
beaucoup plus rarement, elle en rêve comme d’un fœtus et, dans<br />
ce cas, d’un fœtus très arrangé ; je ne me souviens pas qu’une<br />
femme enceinte ait jamais rêvé d’un nouveau-né authentique.<br />
C’est dans ces attentes <strong>du</strong> groupe et <strong>de</strong>s futurs parents, et non<br />
pas dans une phylogénie problématique, que se trouve la<br />
préfiguration <strong>du</strong> couple Surmoi-Idéal <strong>du</strong> Moi, l’Idéal <strong>du</strong> Moi<br />
connotant ce qu’un sujet doit être pour répondre aux attentes<br />
« axiologiques » <strong>du</strong> Surmoi.<br />
Cette condition d’objet dans la relation interpersonnelle persiste<br />
au cours <strong>de</strong> la première année <strong>de</strong> la vie, à ne considérer les choses<br />
que dans leurs grands traits. A la précarité <strong>de</strong> la perception<br />
externe et <strong>de</strong> l’action sur l’entourage s’oppose la dominance <strong>de</strong><br />
stimulations intéroceptives et proprioceptives, c’est-à-dire <strong>de</strong>s<br />
réceptions sensorielles en rapport avec le revêtement interne <strong>du</strong><br />
corps et la posture. Envisageons plus particulièrement les besoins<br />
fondamentaux <strong>du</strong> nouveau-né et <strong>du</strong> nourrisson. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s<br />
besoins respiratoires et <strong>de</strong>s besoins d’évacuation, au moins dans<br />
<strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> normales, il n’est aucun besoin <strong>de</strong> l’enfant qui<br />
puisse être satisfait sans l’intervention <strong>de</strong> l’a<strong>du</strong>lte. La prématurité<br />
biologique <strong>de</strong> l’enfant humain se mue d’emblée en un fait<br />
psychosociologique : la dépendance. Lorsque tel besoin s’est fixé<br />
sur tel objet-but, le désir <strong>de</strong> l’enfant ne peut être satisfait sans la<br />
médiation <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Et la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> intro<strong>du</strong>it nécessairement<br />
le conflit <strong>de</strong> pouvoir. Car la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> implique que le <strong>de</strong>mandé<br />
peut accor<strong>de</strong>r ou refuser. Mais en même temps, le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur<br />
s’octroie un certain pouvoir sur le <strong>de</strong>mandé. S’il est vrai que<br />
l’enfant est la « chose » ou le « jouet » <strong>de</strong> la mère, il n’est pas<br />
moins vrai que la mère est à certains égards la chose <strong>de</strong> l’enfant.<br />
76
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
A certains égards dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> normales, à un <strong>de</strong>gré parfois<br />
extraordinaire dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> qu’il faut considérer comme<br />
pathologiques. Ainsi ce que Freud a appelé « narcissisme<br />
primaire » ne procè<strong>de</strong> pas seulement d’une sorte<br />
d’épanouissement <strong>de</strong> la vitalité <strong>de</strong> l’enfant ; il est aussi in<strong>du</strong>it par<br />
l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’entourage et en particulier <strong>de</strong> la mère ; à tout le<br />
moins, on peut dire qu’il résulte d’une convergence entre la<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfant p.067 et la réponse <strong>de</strong> l’entourage. A ce mon<strong>de</strong><br />
personnel et narcissique, l’enfant incorpore les expériences<br />
plaisantes ; les expériences déplaisantes sont projetées dans <strong>de</strong>s<br />
objets. Dans le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’enfant, l’objet s’intro<strong>du</strong>it comme le<br />
support d’une expérience malheureuse et persécutive. Et à y<br />
prendre gar<strong>de</strong>, il est bien <strong>de</strong>s a<strong>du</strong>ltes dont la capacité <strong>de</strong> malheur<br />
s’attaque à tout ce qui ne va pas, voire à <strong>de</strong>s vétilles, et qui ne<br />
perçoivent pas leur <strong>bonheur</strong>, c’est-à-dire « tout ce qui va » ; ils le<br />
prennent pour dû, comme allant <strong>de</strong> soi.<br />
Le conflit entre la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfant et la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
l’a<strong>du</strong>lte culmine pendant la <strong>de</strong>uxième année, au cours <strong>de</strong> ce que<br />
les psychologues ont appelé « pério<strong>de</strong> d’opposition » et qui<br />
correspond grosso modo au sta<strong>de</strong> sadique-anal <strong>de</strong> Freud. Il n’est<br />
besoin ici que <strong>de</strong> rappeler tous les progrès que le jeu combiné <strong>de</strong><br />
la maturation et <strong>de</strong> l’apprentissage a fait accomplir à l’enfant dans<br />
les domaines connexes <strong>de</strong> la perception, <strong>de</strong> la communication et<br />
<strong>de</strong> l’action. <strong>Les</strong> progrès <strong>de</strong> l’activité, en particulier, lui permettent<br />
désormais d’imiter les personnes prestigieuses <strong>de</strong> son entourage et<br />
<strong>de</strong> s’i<strong>de</strong>ntifier à elles. Cette i<strong>de</strong>ntification à l’a<strong>du</strong>lte détenteur <strong>du</strong><br />
pouvoir joue notamment sous la forme <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntification à<br />
l’agresseur, lorsque la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfant se heurte au refus ou à<br />
l’absence <strong>de</strong> l’a<strong>du</strong>lte, ou lorsque l’a<strong>du</strong>lte, par sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,<br />
77
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
contrarie les <strong>de</strong>sseins propres à l’enfant. René Spitz a situé vers<br />
quinze mois l’acquisition <strong>de</strong> la négation, signifiée par le mot<br />
« non », ou par une mimique, parfois par un autre vocable : chez<br />
un sujet analysé par nous, le premier mot prononcé, « <strong>de</strong>bout »,<br />
se laissait très bien situer dans ce contexte d’opposition.<br />
L’i<strong>de</strong>ntification à l’agresseur joue un rôle considérable dans le<br />
maniement <strong>de</strong>s relations complémentaires et réversibles ; c’est au<br />
moins un essai <strong>de</strong> retournement <strong>de</strong> la relation « dominant-<br />
dominé ». Devenant le sujet dans une position dominatrice et<br />
sadique, l’enfant transforme l’a<strong>du</strong>lte en un objet dont il peut<br />
imaginer l’abolition, la <strong>de</strong>struction, la mort. L’agissement <strong>de</strong> ces<br />
fantasmes sado-masochiques, leur développement imaginatif lui-<br />
même sont limités par le besoin que l’enfant a <strong>de</strong> l’a<strong>du</strong>lte, c’est-à-<br />
dire par sa dépendance et son attachement. Il n’en est pas moins<br />
que dans une telle perspective le <strong>bonheur</strong> se <strong>de</strong>ssine comme p.068 le<br />
triomphe sur l’autre, et le malheur comme l’échec, la culpabilité, et<br />
la sujétion.<br />
Déjà esquissée, c’est dans le second semestre <strong>de</strong> la troisième<br />
année que la relation <strong>de</strong> sujet à sujet se <strong>de</strong>ssine plus nettement.<br />
La relation <strong>de</strong> sujet à sujet, c’est-à-dire une relation telle qu’en<br />
posant l’autre comme sujet, l’enfant le fon<strong>de</strong> à le reconnaître pour<br />
tel : un autre, numériquement et par ses qualités, et cependant un<br />
semblable, un alter Ego ; le fait <strong>de</strong> poser sa propre i<strong>de</strong>ntité comme<br />
sujet autonome est corrélatif à la position <strong>de</strong> l’autre en tant<br />
qu’autre. Cette position <strong>de</strong> la dya<strong>de</strong> intersubjective a pour<br />
<strong>conditions</strong> principales la conciliation <strong>de</strong>s narcissismes respectifs et<br />
la neutralisation <strong>de</strong> l’agressivité ; elle permet la formation et<br />
l’idéalisation d’un « Nous » et le cas échéant, la déviation <strong>de</strong><br />
l’agressivité sur un tiers ou un groupe extérieur fonctionnant<br />
78
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
comme « bouc émissaire ». Dans le couple ou dans le groupe lui-<br />
même, les intentions dominatrices trouvent <strong>de</strong>s issues dans les<br />
partages d’influence et les alternances <strong>de</strong> rôle. L’enfant<br />
expérimente alors d’une façon nouvelle le <strong>bonheur</strong> lié à la<br />
rencontre <strong>de</strong> l’autre et à l’union avec l’autre, comme aussi le<br />
narcissisme et l’agressivité <strong>de</strong> l’autre en tant qu’obstacles au<br />
<strong>bonheur</strong> et source <strong>de</strong> malheur et, d’autre part, son narcissisme et<br />
son agressivité propres comme agents <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>du</strong> groupe et<br />
sources <strong>de</strong> culpabilité.<br />
Pour indispensable qu’il fût, cet exposé <strong>de</strong> la dialectique inter-<br />
subjective, au cours <strong>de</strong>s trois premières années, est doublement<br />
schématique.<br />
En premier lieu, cette dialectique commence à jouer très tôt ;<br />
Charlotte Bühler, par exemple, étudiant les relations <strong>de</strong>s<br />
nourrissons entre cinq mois et <strong>de</strong>mi et dix-huit mois, a montré <strong>de</strong><br />
longue date que dès cet âge précoce, <strong>de</strong>s relations<br />
complémentaires se développent entre petits enfants d’âge voisin,<br />
dans les limites d’une différence <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois et <strong>de</strong>mi, lorsqu’on<br />
les place côte à côte : démontrer et contempler, donner et<br />
recevoir, dominer et être dominé ; à huit mois, l’enfant qui<br />
l’emporte sur un autre enfant s’épanouit dans un « sourire <strong>de</strong><br />
triomphe ». Piaget a montré que la catégorie « objet » était<br />
acquise vers 16 mois, sans qu’elle soit encore éten<strong>du</strong>e à tout<br />
l’univers <strong>de</strong> l’enfant. Si l’on a choisi <strong>de</strong>s jalons dans p.069 chacune<br />
<strong>de</strong>s trois premières années, c’est que les moments <strong>de</strong> cette<br />
dialectique <strong>de</strong> l’Ego et <strong>de</strong> l’Alter Ego y apparaissent avec plus <strong>de</strong><br />
pureté.<br />
D’autre part et en second lieu, cette dialectique continue à<br />
jouer toute la vie. Il n’est pas douteux qu’au cours <strong>de</strong> la quatrième<br />
79
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
année, la générosité <strong>de</strong> l’enfant alterne avec <strong>de</strong>s retours à<br />
l’attitu<strong>de</strong> <strong>du</strong> bébé ou au comportement <strong>du</strong> tyran ; elle alterne ou<br />
elle se mélange, d’une façon inextricable. Et c’est parce que ces<br />
premières étapes <strong>de</strong> l’intersubjectivité se mêlent tout au long <strong>de</strong><br />
l’existence à l’intersubjectivité vraie que l’on peut tirer <strong>de</strong> cette<br />
genèse une typologie <strong>de</strong> la conscience heureuse et <strong>de</strong> la<br />
conscience malheureuse. Laissant <strong>de</strong> côté bien <strong>de</strong>s détails — et<br />
non <strong>de</strong>s moindres — nous allons donc essayer, à la lumière <strong>de</strong> la<br />
psychopathologie analytique, <strong>de</strong> décrire les « types idéaux » <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> et <strong>du</strong> malheur et d’en dégager les <strong>conditions</strong>.<br />
La forme la plus archaïque <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est le <strong>bonheur</strong> passif et<br />
réceptif. Cliniquement, elle appartient à <strong>de</strong>s sujets <strong>du</strong> type<br />
« favori ». Il y a <strong>de</strong>s êtres pour qui, être heureux, c’est être aimé<br />
et recevoir sans contre-partie, dans une position comparable à<br />
celle <strong>du</strong> nourrisson. Si un tel être, homme ou femme, vient à se<br />
marier, c’est-à-dire à former un attachement étroit à un autre<br />
être, ce qu’il attend <strong>de</strong> son conjoint, épouse ou époux, c’est qu’il<br />
soit « une bonne mère », alors que bien souvent la mère réelle a<br />
été rien moins que cette mère idéale. En même temps, le<br />
bénéficiaire exerce un certain pouvoir sur le bienfaiteur, même s’il<br />
se pose comme « altruiste », afin <strong>de</strong> se masquer ses exigences<br />
exorbitantes. Et tout va bien, aussi longtemps que le conjoint<br />
répond à cette attente inconditionnelle et que le bénéficiaire — le<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur — n’en sait rien, parce que le <strong>de</strong>mandé ne le lui donne<br />
ni à sentir ni à penser. Le sujet est donc « heureux », « gâté »,<br />
aussi longtemps que la relation inter-subjective s’exprime sur la<br />
base <strong>de</strong> la formule : « Tout m’est dû, tout m’est permis ».<br />
Rarement complet, un tel <strong>bonheur</strong> est presque toujours<br />
précaire. Comment toutes les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s, formulations déjà<br />
80
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
approximatives <strong>du</strong> désir inconscient, seraient-elles comblées ?<br />
Qu’arrive-t-il si ce qui peut être donné est méconnu, dévalorisé,<br />
nié ? Qu’arrive-t-il p.070 si le « <strong>de</strong>mandé » s’absente, disparaît, s’il<br />
vient à se lasser <strong>de</strong> toujours donner sans contrepartie ou contre <strong>de</strong><br />
rares et symboliques contreparties ? C’est le malheur, c’est-à-dire<br />
les affres <strong>du</strong> sentiment d’injustice subie, c’est la revendication,<br />
l’envie et la jalousie par exemple, puisqu’il est posé implicitement<br />
que tout est dû et permis. De tels cas ne sont pas rares et font<br />
toucher <strong>du</strong> doigt le désir exorbitant qui rési<strong>de</strong> au cœur <strong>de</strong> l’être<br />
humain.<br />
Le <strong>bonheur</strong> « dominateur et possessif » est celui d’êtres pour<br />
qui, être heureux, c’est possé<strong>de</strong>r l’autre, le dominer, le protéger,<br />
en faire sa chose ou son « jouet », position bien proche <strong>de</strong> la<br />
position sadique, si perfectionné que soit ce sadisme ; et Freud a<br />
en effet rattaché au sta<strong>de</strong> sadique-anal les con<strong>du</strong>ites <strong>de</strong><br />
domination les plus accentuées. Le <strong>bonheur</strong> est alors quelque<br />
chose comme ce qu’éprouve le maître propriétaire d’une belle<br />
esclave. Mais alors, partant d’une telle position, que <strong>de</strong>vient le<br />
maître lorsque l’esclave réclame d’être affranchie ? et que <strong>de</strong>vient<br />
l’esclave lorsque le tyran, agi par ses illusions mythiques, cherche<br />
ailleurs, c’est-à-dire dans un second objet, le <strong>bonheur</strong> qu’il ne<br />
trouve plus dans l’esclavage absolu <strong>du</strong> premier ? Le <strong>bonheur</strong> est<br />
donc en pareil cas <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> dominer, le malheur d’être<br />
dépossédé ; le protecteur a besoin <strong>du</strong> protégé, et il est étrange <strong>de</strong><br />
constater combien les « faibles » sont « forts ».<br />
La <strong>de</strong>scription <strong>du</strong> « <strong>bonheur</strong> réceptif » et <strong>du</strong> « <strong>bonheur</strong><br />
possessif » annonce que la seule solution viable, <strong>du</strong> double point<br />
<strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la morale et <strong>de</strong> l’adaptation, se trouve dans « le<br />
<strong>bonheur</strong> d’union », c’est-à-dire dans l’instauration, souvent après<br />
81
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
bien <strong>de</strong>s péripéties, d’une relation <strong>de</strong> sujet à sujet, dans laquelle<br />
chacun, sans se renoncer, reconnaît l’existence et la valeur <strong>de</strong><br />
l’autre, la légitimité <strong>de</strong> ses besoins, <strong>de</strong> ses désirs et <strong>de</strong> ses<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s, en un mot <strong>de</strong> ses « droits ». Le développement d’une<br />
telle relation suppose d’abord — on l’a déjà indiqué — la<br />
conciliation <strong>de</strong>s narcissismes respectifs : car rien n’est plus<br />
vulnérant ni plus vulnérable que le narcissisme <strong>de</strong> l’autre. C’est<br />
une autre façon <strong>de</strong> dire qu’un tel <strong>bonheur</strong> réclame la neutralisation<br />
<strong>de</strong> l’agressivité et <strong>de</strong> ses pro<strong>du</strong>its perfectionnés, comme la<br />
« mauvaise foi ». Et tout ceci vaut pour le groupe comme pour le<br />
couple, lequel après tout n’est jamais qu’un groupe <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux. Mais<br />
ce serait une illusion dangereuse <strong>de</strong> croire que la formation p.071<br />
d’un « nous » idéalisé implique l’abolition <strong>de</strong> dispositions qui ne<br />
peuvent pas être abolies. Ce n’est pas assez <strong>de</strong> dire qu’il n’y a pas<br />
<strong>de</strong> couple ou <strong>de</strong> groupe heureux sans discussions, ou même sans<br />
disputes ; car la reconnaissance <strong>de</strong> l’autre en tant que sujet, loin<br />
d’exclure le débat, le permet, sans que l’existence et la valeur <strong>de</strong><br />
l’autre soient pour autant méconnues. L’agressivité peut trouver<br />
une issue dans sa déviation sur <strong>de</strong>s tiers, sur « l’out-group ». Je<br />
rappelle qu’à l’intérieur même <strong>du</strong> groupe, le besoin <strong>de</strong> dominer<br />
peut être satisfait, en partie, par les partages et les alternances <strong>de</strong><br />
l’influence. Et enfin, l’agressivité peut se muer en combativité : on<br />
lutte pour maintenir son <strong>bonheur</strong>, équilibrer la relation, comme on<br />
lutte pour défendre sa santé. Et dans cette lutte même, il peut y<br />
avoir une espèce <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, qui ne va pas sans un nescio quid<br />
amaris.<br />
Car celui qui ouvre un tel débat, au lieu <strong>de</strong> laisser sommeiller<br />
les désaccords, prend le risque <strong>de</strong> mettre en question l’union dans<br />
laquelle il a trouvé son <strong>bonheur</strong>. Il lui faut pour un instant se<br />
82
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
reprendre, poser son autonomie, et <strong>de</strong> cette autonomie, il est<br />
menacé <strong>de</strong> ne pouvoir plus sortir que par « l’autonomisme », c’est-<br />
à-dire le détachement systématique <strong>de</strong> tous les objets qui mettent<br />
en cause son indépendance, sa paix, et le repliement sur les<br />
satisfactions qui ne « doivent rien à personne ». Pascal nous dit<br />
que tous nos malheurs viennent <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> notre chambre, et<br />
Candi<strong>de</strong> nous engage à cultiver notre jardin. L’« égoïste » peut<br />
être heureux, mais il n’est pas sans ressentir un manque. Le<br />
« célibataire en<strong>du</strong>rci » va souvent trouver le psychanalyste, afin<br />
qu’il l’ai<strong>de</strong> à sortir <strong>de</strong> sa peur <strong>de</strong> s’engager. Le sentiment <strong>de</strong> son<br />
échec dépasse, je crois, celui <strong>du</strong> père <strong>de</strong> famille qui, dans ses<br />
rêveries, se refait une vie sans femme et sans enfants ; et son<br />
égoïsme ne va pas sans une hostilité plus ou moins larvée à<br />
l’égard <strong>de</strong> ceux qui ne sont pas seuls : misanthropie, misogynie,<br />
ironie lour<strong>de</strong> visant ceux qui sont accablés <strong>de</strong> leur conjoint et <strong>de</strong><br />
leurs rejetons.<br />
On vient <strong>de</strong> le voir : chacune <strong>de</strong> ces formes <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> a ses<br />
points faibles. Et chacune est faible dans la mesure où l’on y est<br />
enfermé par la routine. C’est dire qu’une <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> les plus<br />
sûres d’un <strong>bonheur</strong> <strong>du</strong>rable rési<strong>de</strong> dans la capacité <strong>de</strong><br />
« décentration », p.072 c’est-à-dire <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> distance par rapport<br />
à telle position et la possibilité <strong>de</strong> passage d’un objet à un autre,<br />
ou mieux, beaucoup mieux, d’une position à une autre. Car on n’a<br />
pas toujours sous la main ni une nouvelle incarnation <strong>de</strong> la<br />
« bonne mère », ni un esclave, ni un « interlocuteur valable ». Et<br />
quant à la solitu<strong>de</strong>, en <strong>de</strong>rnière analyse, elle ne <strong>de</strong>vient une joie<br />
qu’en délivrant <strong>de</strong>s fâcheux, dans cette immense conversation<br />
qu’est la vie <strong>de</strong> l’homme parmi les autres hommes. En d’autres<br />
termes, une administration judicieuse <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> réclame « qu’on<br />
83
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
ne mette pas tous ses œufs dans le même panier » et qu’on ait la<br />
mobilité voulue pour passer d’un point d’appui à un autre.<br />
Nietzsche a comparé le <strong>bonheur</strong> à un lézard qui file d’une pierre<br />
à une autre. L’image donne <strong>de</strong> la poésie à la Sagesse <strong>de</strong>s Nations.<br />
Et ici, je crains que la psychanalyse ne nous ait pas apporté autre<br />
chose : la précarité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, même <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> savamment<br />
aménagé <strong>du</strong> petit enfant, lequel ne va pas sans larmes ni sans<br />
tragédies. S’il y a <strong>de</strong>s malheurs qui nous dépassent, parce qu’ils<br />
viennent <strong>de</strong> l’extérieur, le <strong>bonheur</strong> trouve cependant ses garanties<br />
les plus sûres dans l’équilibre intérieur, dans la modération ou la<br />
mise en place <strong>de</strong> conflits, sinon dans leur complète résolution ; à<br />
un monsieur très ennuyé, un autre monsieur disait : « Monsieur,<br />
pensez à ce que vous en penserez dans <strong>de</strong>ux ans ». Mais, si le<br />
temps arrange les choses, la principale imperfection <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
est aussi dans sa temporalité : aucun <strong>bonheur</strong>, dit-on, n’est<br />
éternel. Le <strong>bonheur</strong> n’est pas seulement à faire, il est sans cesse à<br />
maintenir et à refaire, soit par un aléatoire changement d’objet,<br />
soit plus sûrement en changeant <strong>de</strong> position, soit encore en<br />
assumant joyeusement la solitu<strong>de</strong>. Car il est également vrai, selon<br />
la façon dont on prend les choses, <strong>de</strong> dire qu’on est toujours seul<br />
ou <strong>de</strong> dire qu’on ne l’est jamais.<br />
Mais revenons <strong>de</strong> la sagesse <strong>de</strong>s nations à la psychanalyse, en<br />
réfléchissant sur ce que la terminaison technique d’une cure<br />
psychanalytique nous apprend sur la limitation <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Bien<br />
<strong>de</strong>s consultants, on l’a vu, vont trouver un psychanalyste en<br />
raison <strong>de</strong> leur incapacité d’être heureux ; bien <strong>de</strong>s<br />
psychanalystes, quand ils ont à examiner <strong>de</strong>s candidats,<br />
s’enquièrent <strong>de</strong> leur capacité d’être p.073 heureux ; il est par<br />
conséquent logique que bien <strong>de</strong>s auteurs traitant <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> la<br />
84
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
psychanalyse aient fait une place à la capacité <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> parmi<br />
les critères <strong>de</strong> terminaison.<br />
Mais si la cure analytique se termine, si elle prend fin tel jour,<br />
chronologiquement, elle n’est jamais à proprement parler achevée.<br />
La psychanalyse est par essence interminable ou, mieux, puisque<br />
l’on appelle « interminables » certains types <strong>de</strong> cure, indéfinie, ou<br />
mieux encore : une psychanalyse est une tâche infinie et, par<br />
conséquent, inachevable, et ce, pour plusieurs raisons.<br />
Le « conflit défensif », avons-nous dit, est une dimension<br />
essentielle et constante <strong>de</strong> l’existence humaine. Certes,<br />
l’interprétation et la « perlaboration » (Durcharbeiten) <strong>du</strong> conflit<br />
mettent le sujet en meilleure posture pour répondre aux difficultés<br />
<strong>de</strong> la vie, en discernant plus aisément les infiltrations <strong>de</strong> ses désirs<br />
et <strong>de</strong> ses défenses inconscients. Mais ces désirs, ces défenses sont<br />
profondément inscrits dans l’inconscient. Elucidés, mis à leur<br />
place, ils ne sont pas pour autant abolis. Ils font retour dès qu’un<br />
équilibre essentiellement instable est mis en question, voire<br />
menacé.<br />
En second lieu, l’aménagement même <strong>de</strong> la cure psychanalytique<br />
répond en partie <strong>de</strong> son inachèvement. Car elle ressuscite, entre<br />
l’analysé et l’analyste, la relation <strong>de</strong> l’enfant au parent tout-<br />
puissant, c’est-à-dire la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> exorbitante, insatiable <strong>de</strong> l’enfant.<br />
L’attente <strong>de</strong> l’analysé, si elle n’est pas masquée par le jugement et<br />
le sens <strong>de</strong> la réalité, est une attente magique ; l’analysé attend que<br />
l’analyste lui donne tout, jusqu’aux « dons » <strong>de</strong>squels c’est<br />
précisément le propre qu’ils ne se donnent pas.<br />
En <strong>de</strong>rnière analyse, la limitation <strong>de</strong> l’efficacité <strong>de</strong> l’analyse est<br />
liée à la condition humaine. Notre vie se passe à désirer, écrivait<br />
85
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
La Bruyère. L’inachèvement essentiel <strong>de</strong> toute psychanalyse — je<br />
dis d’une psychanalyse menée jusqu’à sa termination technique —<br />
est la révélation, dans le champ psychanalytique, <strong>de</strong> l’échec<br />
essentiel <strong>de</strong> l’homme.<br />
C’est pourquoi nos mythes situent le <strong>bonheur</strong> parfait ailleurs<br />
que dans « l’espace sublunaire ». Il est peu probable que d’avoir<br />
colonisé la lune ou toute autre planète empêchera les hommes<br />
d’opposer l’âge d’or à leur siècle, qui est toujours un « siècle <strong>de</strong><br />
fer », ni <strong>de</strong> p.074 fon<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s « utopies », ni d’établir dans un paradis<br />
la béatitu<strong>de</strong> éternelle. Le <strong>bonheur</strong> humain ne peut être<br />
qu’imparfait, s’il est vrai que l’aspiration fondamentale <strong>de</strong><br />
l’homme, c’est d’être tout-puissant, immortel, parfait,<br />
bienheureux. Nous ne pouvons écarter l’inéluctable nécessité <strong>de</strong> la<br />
souffrance, <strong>de</strong> la maladie, <strong>de</strong> la vieillesse et <strong>de</strong> la mort. L’homme<br />
n’est pas Dieu. Et pourtant, il est également vrai <strong>de</strong> dire que celui<br />
qui ne s’est jamais rêvé dieu n’est pas un homme.<br />
Si le <strong>bonheur</strong> parfait n’est pas <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, comme disent les<br />
braves gens, notre conclusion ne sera cependant pas pessimiste.<br />
Car si le <strong>bonheur</strong> parfait est un mythe, la perfection dans le<br />
<strong>bonheur</strong> peut être approchée asymptotiquement, pour ainsi dire.<br />
On n’est pas heureux, on se fait heureux si on veut l’être, <strong>de</strong><br />
même qu’aimer, c’est avant tout « vouloir aimer ». L’approche<br />
psychanalytique permet <strong>de</strong> dégager quelques obstacles au<br />
<strong>bonheur</strong> et quelques <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Tout d’abord, la non-<br />
agression, car le malheur est dans le débat, naît <strong>du</strong> débat, ce<br />
débat pour le pouvoir où la question est <strong>de</strong> savoir « qui possé<strong>de</strong>ra<br />
qui ? », où le <strong>bonheur</strong> est d’avoir raison, le malheur d’avoir tort,<br />
où la gran<strong>de</strong> arme est la culpabilisation <strong>de</strong> l’autre, la gran<strong>de</strong><br />
blessure la culpabilité et, surtout, comme dans le « masochisme<br />
86
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
moral », la culpabilité qu’on s’inflige à soi-même. L’approche<br />
psychanalytique révèle une autre condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans le<br />
non-ego : le narcissique est tout empêtré <strong>de</strong> son précieux Moi qui<br />
s’interpose sans cesse entre lui et les choses, entre lui et les êtres,<br />
alors que le grand <strong>bonheur</strong>, le vrai « <strong>bonheur</strong> fou » est <strong>de</strong> pouvoir,<br />
à tombeau ouvert, engager sa vie dans sa tâche et dans son<br />
amour. Car l’articulation <strong>de</strong>s pulsions <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong>s pulsions <strong>de</strong><br />
mort, pour parler comme Freud, ou la dialectique <strong>du</strong> vivre et <strong>du</strong><br />
mourir pour parler un langage plus proche <strong>de</strong> l’existence, est telle<br />
que vivre, c’est mourir sa vie, et que ne pas mourir sa vie, c’est<br />
suspendre son existence dans le non-vivre, « jusqu’à ce que mort<br />
s’ensuive ». Le conflit défensif est le principal obstacle à vivre<br />
pleinement.<br />
Ceci nous ramène à l’hypothèse dont nous étions partis et la<br />
rend plus vraisemblable, s’il est vrai qu’être heureux, c’est vivre<br />
pleinement, vivre pleinement les joies mais aussi les échecs, les<br />
p.075<br />
chagrins, les malheurs que ne nous épargne pas le <strong>de</strong>stin. Et<br />
s’il est vrai que le conflit défensif trouve son origine <strong>de</strong>rnière dans<br />
le débat sempiternel qui oppose l’homme à l’homme, dans la joie<br />
mauvaise <strong>de</strong> dominer et d’avoir raison, <strong>de</strong> dire « le mot <strong>de</strong> la fin »<br />
et décocher la flèche <strong>du</strong> Parthe, la psychopathologie analytique<br />
montre dans l’aménagement <strong>du</strong> narcissisme et <strong>de</strong> l’agressivité les<br />
<strong>conditions</strong> les plus assurées <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, d’un <strong>bonheur</strong> dont les<br />
formes les plus pures et les plus vives sont assurément dans la<br />
rencontre.<br />
Mais nous <strong>de</strong>vons aller plus loin, ou revenir en arrière. Il serait<br />
illusoire <strong>de</strong> mettre le point final, <strong>de</strong> prononcer « le mot <strong>de</strong> la fin »<br />
dans la perspective mythique <strong>du</strong> dénouement heureux, <strong>de</strong> la<br />
« happy end ». En disant que le <strong>bonheur</strong> est dans la rencontre,<br />
87
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
nous donnons au mot « rencontre » un sens bien particulier : nous<br />
parlons d’une rencontre <strong>de</strong> sujet à sujet, où la bonne volonté<br />
répond à la bonne volonté, où la bonne foi répond à la bonne foi,<br />
où chacun s’efforce <strong>de</strong> modérer son égoïsme, son amour-propre,<br />
son ambition, sa passion <strong>de</strong> dominer et d’avoir raison. Mais<br />
« rencontre » peut avoir un tout autre sens : une rencontre est<br />
aussi un combat entre <strong>de</strong>s armées ennemies, ou un <strong>du</strong>el. Et il ne<br />
suffit pas, en effet, que les <strong>conditions</strong> extérieures et matérielles <strong>de</strong><br />
la rencontre soient réalisées, que les interlocuteurs se trouvent<br />
face à face, pour que la rencontre s’accomplisse dans sa plénitu<strong>de</strong><br />
humaine. Car que peuvent la bonne foi contre la mauvaise foi, la<br />
bonne volonté contre la mauvaise volonté ? Il leur faut bien se<br />
faire pru<strong>de</strong>nce sinon peur, réserve sinon mensonge, patience sinon<br />
obstination, manœuvre sinon ruse. Et ce n’est pas seulement à la<br />
mauvaise foi <strong>de</strong> l’autre que nous avons affaire, mais à notre propre<br />
mauvaise foi, et l’on sait combien nous pouvons être ingénieux à<br />
nous leurrer. Le débat peut <strong>de</strong>venir inextricable lorsque l’un et<br />
l’autre <strong>de</strong>s interlocuteurs qu’il oppose est convaincu <strong>de</strong> sa bonne<br />
foi. La rencontre pleine et vraie n’est pas donnée : il faut la<br />
conquérir, la défendre, la retrouver. S’il est vrai que le <strong>bonheur</strong> est<br />
rencontre, <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> comme <strong>de</strong> la rencontre nous <strong>de</strong>vons dire :<br />
c’est un champ <strong>de</strong> bataille. Et comme sur un champ <strong>de</strong> bataille, le<br />
courage est une condition sinon la garantie <strong>de</strong> la victoire.<br />
@<br />
88
p.077<br />
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
ADAM SCHAFF est né à Lwow le 10 mars 1913. Il fit <strong>de</strong>s<br />
étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> droit et d’économie politique dans sa ville natale, puis à l’Ecole<br />
<strong>de</strong>s Sciences politiques <strong>de</strong> Paris. De la méthodologie <strong>de</strong>s sciences<br />
économiques, son intérêt s’est orienté vers la philosophie, dont il<br />
poursuivit l’étu<strong>de</strong> à Lwow, puis à Moscou. A l’Institut <strong>de</strong> Philosophie <strong>de</strong><br />
l’Académie <strong>de</strong>s Sciences <strong>de</strong> l’URSS, il obtint en 1941 le titre <strong>de</strong> candidat<br />
ès sciences pour son travail intitulé : La théorie <strong>de</strong> la connaissance <strong>du</strong><br />
matérialisme dialectique, et en 1945 le titre <strong>de</strong> docteur en philosophie<br />
pour son essai : Le concept et le mot.<br />
Dans l’enseignement supérieur <strong>de</strong>puis 1940, il est titulaire <strong>de</strong>puis<br />
1948 <strong>de</strong> la chaire <strong>de</strong> philosophie <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Varsovie. En 1961, il<br />
fut élu membre <strong>de</strong> l’Académie Polonaise <strong>de</strong>s Sciences et directeur <strong>de</strong><br />
l’Institut <strong>de</strong> Philosophie et <strong>de</strong> Sociologie <strong>de</strong> ladite Académie.<br />
Son activité scientifique sur la théorie <strong>de</strong> la connaissance, sur la<br />
sémantique et la méthodologie <strong>de</strong>s sciences sociales l’a con<strong>du</strong>it à publier,<br />
entre autres ouvrages, une vaste étu<strong>de</strong> intitulée La théorie <strong>de</strong> la vérité<br />
dans le matérialisme et dans l’idéalisme.<br />
Le professeur Schaff, <strong>de</strong>puis sa jeunesse membre <strong>du</strong> mouvement<br />
communiste, fait actuellement partie <strong>du</strong> Comité central <strong>du</strong> parti ouvrier<br />
unifié <strong>de</strong> Pologne.<br />
LES CONDITIONS SOCIALES<br />
DU BONHEUR INDIVIDUEL 1<br />
Qu’est-ce que le <strong>bonheur</strong> ? Chacun ressent bien pour lui-<br />
même la réponse à cette question, mais il est extrêmement difficile<br />
d’y répondre sur le plan <strong>de</strong> la communication intersubjective et <strong>de</strong><br />
la réflexion. En outre, c’est là un problème que non seulement il<br />
est difficile <strong>de</strong> traiter par écrit — <strong>du</strong> point <strong>de</strong> vue scientifique il est<br />
même dangereux <strong>de</strong> le faire. Car s’il est attirant, étant donné ce<br />
qu’il représente pour l’être humain, il risque en même temps, <strong>du</strong><br />
fait <strong>de</strong> sa diversité et <strong>de</strong> sa complexité, <strong>de</strong> mener le chercheur à la<br />
dérive et à l’impasse.<br />
Il convient donc avant tout <strong>de</strong> bien définir le point <strong>de</strong> départ<br />
que l’on se propose <strong>de</strong> donner à l’analyse <strong>du</strong> problème et aussi<br />
l’angle sous lequel on veut abor<strong>de</strong>r cette analyse.<br />
1 Conférence <strong>du</strong> 11 septembre 1961.<br />
89<br />
@
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>Les</strong> manières d’abor<strong>de</strong>r le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> sont diverses,<br />
les points <strong>de</strong> vue peuvent être très distincts. On peut le faire entre<br />
autres <strong>du</strong> point <strong>de</strong> vue positif — c’est-à-dire en déterminant les<br />
éléments <strong>de</strong> l’état subjectif <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> heureux ou la somme <strong>de</strong>s<br />
biens dont la possession signifie le <strong>bonheur</strong>. On peut le faire <strong>du</strong><br />
point <strong>de</strong> vue négatif, en recherchant les éléments qui s’opposent<br />
p.078<br />
au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> et la manière <strong>de</strong> les surmonter. Ces<br />
points <strong>de</strong> vue ont <strong>de</strong>s points communs, ils sont pourtant bien<br />
différents. C’est autre chose que d’analyser les <strong>conditions</strong><br />
indispensables à un phénomène donné et autre chose aussi — les<br />
<strong>conditions</strong> suffisantes à ce phénomène. Ecarter ce qui empêche<br />
généralement l’état <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> est une condition<br />
indispensable, mais non pas suffisante à assurer son <strong>bonheur</strong> réel.<br />
Il y a en effet un certain nombre d’autres <strong>conditions</strong> déterminées<br />
par la personnalité <strong>de</strong> cet indivi<strong>du</strong>, par son état physique et<br />
psychique, par l’histoire et les <strong>conditions</strong> sociales, etc. L’état <strong>de</strong><br />
<strong>bonheur</strong> est strictement lié à l’indivi<strong>du</strong> donné se trouvant dans <strong>de</strong>s<br />
<strong>conditions</strong> données. C’est pourquoi ce sur quoi repose le <strong>bonheur</strong><br />
<strong>de</strong> l’un, ce qui en est la raison, peut fort bien constituer le moteur<br />
d’un état absolument contraire chez un autre, sans même vouloir<br />
parler <strong>du</strong> facteur temps et <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s exigences et <strong>de</strong>s<br />
attitu<strong>de</strong>s humaines avec les modifications <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> sociales.<br />
Si nous abordons le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> sous l’angle positif,<br />
en cherchant à énumérer les facteurs qui font que l’homme est<br />
heureux, nous nous posons une question à laquelle il n’y a pas <strong>de</strong><br />
réponse. Car tant si nous parlons <strong>de</strong> l’état d’un indivi<strong>du</strong> heureux —<br />
donc <strong>de</strong> ses sentiments — que si nous donnons à cette question<br />
une forme pseudo-objective et si nous parlons <strong>de</strong>s biens dont la<br />
possession signifie le <strong>bonheur</strong> en nous mystifiant généralement<br />
90
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
nous-mêmes par une hypostase verbale, nous nous retrouvons<br />
dans un domaine tellement imprégné d’éléments subjectifs, que<br />
tout essai <strong>de</strong> trouver à notre question une réponse qui soit<br />
généralement valable est voué à l’échec. Ce n’est pas seulement<br />
un paradoxe que <strong>de</strong> dire que certains, pour se sentir heureux,<br />
doivent avoir été malheureux. <strong>Les</strong> voies <strong>du</strong> psychisme indivi<strong>du</strong>el<br />
sont trop compliquées pour que l’on puisse les enfermer dans le<br />
cadre d’une formule ou d’un schéma. C’est pourquoi les<br />
considérations sur les <strong>conditions</strong> indispensables au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />
l’indivi<strong>du</strong> ne résolvent pas le problème et n’apportent pas <strong>de</strong><br />
réponse à la question : « qu’est-ce que le <strong>bonheur</strong> ? » ou<br />
autrement dit : « quand l’homme est-il heureux ? ». Il est<br />
néanmoins, selon moi, plus intéressant — et plus fructueux aussi,<br />
surtout si on l’abor<strong>de</strong> sous l’angle <strong>de</strong> l’action p.079 sociale — <strong>de</strong><br />
rechercher les <strong>conditions</strong> indispensables au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme<br />
que d’abor<strong>de</strong>r le problème apparemment plus large <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />
suffisantes au <strong>bonheur</strong>.<br />
Je ne veux pas dire pour autant que ce <strong>de</strong>rnier problème ne<br />
vaille pas d’être abordé et discuté. Si l’on se rend clairement<br />
compte <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> subjectivisme qu’il contient et si l’on parvient<br />
aussi à éviter la mystification causée par la question mal posée,<br />
l’analyse <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> suffisantes au <strong>bonheur</strong> peut apporter <strong>de</strong>s<br />
éléments contribuant à la connaissance <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> et affirmer la<br />
conviction que vaines sont les recherches selon la formule <strong>du</strong><br />
« <strong>bonheur</strong> total » pour tous. En effet, une réponse négative n’en<br />
est pas moins une réponse, et la démonstration <strong>de</strong> la vanité <strong>de</strong><br />
recherches n’en est pas moins un résultat <strong>de</strong> recherches. Mais<br />
lorsque l’on abor<strong>de</strong> le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> sous l’angle positif, on<br />
obtient généralement <strong>de</strong>s résultats négatifs. Lorsqu’on l’abor<strong>de</strong>, au<br />
91
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
contraire, sous l’angle négatif, on obtient généralement <strong>de</strong>s<br />
résultats positifs. En premier lieu dans le domaine <strong>de</strong>s activités<br />
humaines, dans le domaine <strong>de</strong> la lutte pour le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s<br />
hommes. C’est la raison pour laquelle il me semble que les<br />
considérations dans ce sens sont plus intéressantes et donnent<br />
plus <strong>de</strong> résultats.<br />
Il s’agit là <strong>du</strong> domaine <strong>de</strong>s recherches relatives aux <strong>conditions</strong><br />
sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme. Sociales dans les <strong>de</strong>ux sens <strong>du</strong><br />
terme : tant dans celui qui entend le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme et les<br />
<strong>conditions</strong> <strong>de</strong> ce <strong>bonheur</strong> non pas sous l’aspect <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> donné,<br />
mais sous l’aspect <strong>de</strong>s masses humaines, que dans le sens <strong>de</strong>s<br />
possibilités et <strong>du</strong> besoin d’action sociale ayant pour objectif<br />
d’écarter les obstacles à une vie meilleure <strong>de</strong>s hommes dans un<br />
milieu quelconque et <strong>de</strong> leur assurer, à une échelle <strong>de</strong> masse <strong>du</strong><br />
moins, la possibilité, si ce n’est la certitu<strong>de</strong>, d’une vie heureuse.<br />
C’est sur ce problème <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />
l’homme que nous nous proposons <strong>de</strong> nous concentrer. Entre<br />
autres parce que, bien que théorique, ce problème n’est pas<br />
abstrait. Il s’avance très loin dans la pratique <strong>de</strong> la vie sociale,<br />
jusqu’au domaine <strong>de</strong> l’action. Car le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est<br />
précisément caractéristique <strong>de</strong> ceux que l’on ne peut abor<strong>de</strong>r en<br />
s’en tenant à une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> théoricien. Il faut à son égard une<br />
attitu<strong>de</strong> active, p.080 il faut prendre position. Ne serait-ce qu’en<br />
raison <strong>du</strong> caractère même <strong>du</strong> problème et <strong>de</strong> son importance<br />
vitale.<br />
Lorsque l’on abor<strong>de</strong> un problème, on commence généralement<br />
par le définir. Sinon les termes mêmes peuvent prêter à confusion<br />
et à contre-sens. C’est particulièrement vrai quand il s’agit <strong>du</strong><br />
terme <strong>de</strong> « <strong>bonheur</strong> ». Et pourtant je crois que je vais manquer à<br />
92
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
l’usage. Et ceci pour la raison suivante : nous attacher à vouloir<br />
définir le terme qui nous préoccupe nous amènerait<br />
inéluctablement à nous écarter <strong>de</strong> la direction que nous<br />
recherchons, à nous lancer dans <strong>de</strong>s considérations compliquées<br />
au sujet <strong>de</strong> ce terme complexe. Et comme la définition dépend <strong>du</strong><br />
point <strong>de</strong> vue admis, nos considérations prendraient<br />
nécessairement un caractère historique. Puisque ce n’est pas là ce<br />
que nous nous proposons ici, et que tel n’est pas notre objectif, il<br />
vaut mieux renoncer à la définition. D’autant plus qu’il suffit à nos<br />
besoins d’adopter le sens intuitif général que l’on donne au mot<br />
« <strong>bonheur</strong> » dans n’importe laquelle <strong>de</strong> ses significations, ou<br />
n’importe laquelle <strong>de</strong>s définitions <strong>du</strong> dictionnaire qui reviennent à<br />
dire que le <strong>bonheur</strong> est l’état continu d’un indivi<strong>du</strong> ressentant une<br />
satisfaction intense pour une cause quelconque. Malgré toutes les<br />
controverses auxquelles peut prêter chacun <strong>de</strong>s termes employés,<br />
et malgré tout ce que l’on pourrait encore y ajouter — ce qui nous<br />
ramène à ce que nous affirmions au début, à savoir que chacun<br />
sait fort bien quand il est heureux, sans pour autant pouvoir définir<br />
exactement ce que cela signifie — nous pouvons essayer d’aller <strong>de</strong><br />
l’avant et <strong>de</strong> réfléchir aux <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />
l’homme ainsi qu’à l’action que cela implique.<br />
*<br />
Chacun est heureux et malheureux à sa façon. Et pourtant,<br />
malgré la part subjective dans le sentiment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> et <strong>de</strong><br />
malheur, malgré la réaction indivi<strong>du</strong>elle <strong>de</strong> chacun, il y a <strong>de</strong>s<br />
éléments communs à tous. Personne, notamment, n’est heureux<br />
lorsqu’il est privé d’une chose à laquelle il tient particulièrement. Il<br />
y a aussi <strong>de</strong>s objets auxquels tout le mon<strong>de</strong> aspire et dont la<br />
possession joue un rôle important pour tous. S’ils en sont privés,<br />
93
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
tous les indivi<strong>du</strong>s p.081 normaux — nous excluons les cas<br />
pathologiques — sont malheureux. Ce domaine <strong>de</strong>s éléments<br />
négatifs en matière <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> est donc commun à tous les êtres<br />
humains, ce qui ne contredit en rien le caractère indivi<strong>du</strong>el et<br />
subjectif <strong>de</strong> ce <strong>bonheur</strong>. Ainsi nous touchons à quelque chose <strong>de</strong><br />
stable et <strong>de</strong> concret dans cette question brumeuse, à quelque<br />
chose qui, <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> son caractère général, est plus palpable et<br />
peut faire plus facilement l’objet <strong>de</strong> l’action <strong>de</strong>s hommes. C’est là<br />
que rési<strong>de</strong> surtout l’importance <strong>de</strong> ce groupe <strong>de</strong> problèmes.<br />
L’homme qui souffre <strong>de</strong> la faim et <strong>de</strong> la misère, l’homme qui ne<br />
peut pas satisfaire ses besoins matériels primordiaux à un <strong>de</strong>gré<br />
minimum, déterminé par l’étape historique <strong>du</strong> développement<br />
d’une société donnée, n’est pas et ne peut pas être heureux. Un<br />
charmant conte chinois met en scène un empereur qui voudrait<br />
possé<strong>de</strong>r la chemise d’un homme heureux. Cet homme, il finit par<br />
le trouver, mais il s’avère alors que l’homme heureux ne possè<strong>de</strong><br />
pas <strong>de</strong> chemise. Bien que charmant, ce conte n’en est pas moins<br />
faux dans ses implications directes. Il est évi<strong>de</strong>nt qu’il a été<br />
composé par <strong>de</strong>s hommes qui possédaient bel et bien <strong>de</strong>s<br />
chemises à se mettre sur le dos, et pour consoler ceux qui en<br />
étaient privés. La faim et la misère ne ren<strong>de</strong>nt pas heureux, c’est<br />
certain. Elles sont au contraire la cause d’un malheur profond et<br />
véritable, et poussent généralement à la révolte et à la lutte. A la<br />
lutte pour le droit au <strong>bonheur</strong>, pour la suppression <strong>de</strong>s obstacles<br />
qui s’y opposent — sans pour autant que la seule suppression <strong>de</strong><br />
ce facteur <strong>de</strong> malheur ren<strong>de</strong> automatiquement les hommes<br />
heureux.<br />
Mais la faim et la misère ne sont pas les seules gran<strong>de</strong>s causes<br />
sociales <strong>du</strong> malheur <strong>de</strong> l’homme. Il y a également la privation <strong>de</strong><br />
94
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
liberté, l’oppression nationale, l’exploitation économique, les<br />
persécutions raciales et d’autres cas similaires, privant les hommes<br />
d’égalité dans leurs rapports sociaux avec d’autres. Dans tous les<br />
cas <strong>de</strong> cette sorte, il s’agit <strong>de</strong> la privation <strong>de</strong> certains objets ou<br />
rapports. Et bien que la privation <strong>de</strong> liberté ou d’égalité sociale,<br />
sous n’importe quel aspect, soit autre chose que l’absence <strong>de</strong>s<br />
biens matériels nécessaires à la vie, les hommes ne la ressentent<br />
pas moins violemment et douloureusement. La lutte pour le droit<br />
p.082<br />
à la liberté est un aiguillon non moins puissant <strong>de</strong> révolte que<br />
la faim et la misère. Cela aussi est une lutte pour le droit au<br />
<strong>bonheur</strong> personnel, car il s’agit d’une condition nécessaire à l’état<br />
<strong>de</strong> cet indivi<strong>du</strong>, d’une condition qui ne suffit pas, il est vrai, à<br />
rendre l’indivi<strong>du</strong> heureux, mais dont l’absence suffit à le rendre<br />
malheureux.<br />
Il est évi<strong>de</strong>nt que d’autres privations peuvent rendre l’indivi<strong>du</strong><br />
malheureux. Par exemple : un amour non partagé, une soif <strong>du</strong><br />
pouvoir non assouvie ou un besoin <strong>de</strong> respect, etc. Ce sont là <strong>de</strong>s<br />
cas si fréquents qu’on ne peut que les ranger dans les<br />
phénomènes sociaux. Néanmoins il y a une différence essentielle<br />
entre les exemples <strong>de</strong> la première catégorie et ceux <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong>.<br />
Elle consiste en ceci, que dans la première il s’agit d’obstacles<br />
posés au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> par <strong>de</strong>s rapports sociaux<br />
déterminés, alors que dans la secon<strong>de</strong> ce sont <strong>de</strong>s obstacles <strong>du</strong>s à<br />
<strong>de</strong>s particularités psychiques <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> donné, ou à ses relations<br />
intimes avec un autre indivi<strong>du</strong> (comme c’est le cas en amour).<br />
C’est pourquoi il est possible <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> l’ingérence sociale dans<br />
les cas <strong>de</strong> la première catégorie, car la transformation <strong>de</strong> rapports<br />
sociaux injustes — qui peut être accomplie par <strong>de</strong>s hommes<br />
socialement organisés — élimine la source <strong>de</strong>s souffrances <strong>de</strong><br />
95
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
l’indivi<strong>du</strong>. La société ne peut pas s’immiscer dans les cas <strong>de</strong> la<br />
secon<strong>de</strong> catégorie. Ou <strong>du</strong> moins ne peut-elle le faire directement<br />
(l’ingérence indirecte est possible par la transformation <strong>de</strong>s<br />
<strong>conditions</strong> sociales déterminant le comportement psychique <strong>de</strong><br />
l’indivi<strong>du</strong>, mais cette ingérence est généralement inconsciente,<br />
spontanée). Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’action consciente <strong>de</strong>s hommes en<br />
faveur <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> par l’amélioration <strong>de</strong> ses <strong>conditions</strong><br />
sociales et <strong>de</strong> leurs prémisses, c’est bien enten<strong>du</strong> le premier<br />
domaine qui est particulièrement intéressant. C’est lui qui, à divers<br />
titres et sous diverses appellations et formes, se retrouve <strong>de</strong>puis<br />
<strong>de</strong>s siècles, dans tous les programmes <strong>de</strong>s mouvements sociaux<br />
progressifs, dont la quintessence est la lutte pour les <strong>conditions</strong> les<br />
plus favorables au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme.<br />
Autrement dit, il s’agit <strong>de</strong> la lutte pour la création <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />
les plus favorables à l’essor <strong>de</strong> la personnalité humaine. C’est<br />
précisément la raison pour laquelle ceux qui posent comme<br />
objectif à leur action sociale l’établissement <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> p.083 l’indivi<strong>du</strong> sont — dans le meilleur sens <strong>de</strong> ce terme<br />
— <strong>de</strong>s humanistes. Nous obtenons ainsi un critère permettant<br />
d’apprécier la valeur <strong>de</strong>s mouvements sociaux et <strong>de</strong> leurs<br />
programmes, d’apprécier les divers types d’humanisme.<br />
*<br />
Tous les mouvements sociaux parlent <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme<br />
et inscrivent cet objectif à leur programme. Pourrait-il en être<br />
autrement ? Pourraient-ils autrement compter sur un appui<br />
quelconque ? Il faut bien se dire que même l’anti-humanisme<br />
caractérisé, les idéologies prêchant le génoci<strong>de</strong> et la haine telles<br />
que l’hitlérisme ou le colonialisme et le racisme sous tous ses<br />
aspects, se servent également <strong>de</strong> la phraséologie <strong>de</strong> la lutte pour<br />
96
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme. Il reste simplement à savoir ce que l’on<br />
entend par être humain et ce que l’on exclut <strong>de</strong> cette catégorie.<br />
Tant le « surhomme » hitlérien que le raciste <strong>de</strong> notre époque<br />
considèrent que les indivi<strong>du</strong>s qui ne font pas partie <strong>de</strong> leur groupe<br />
n’entrent pas dans la catégorie <strong>de</strong>s hommes, ce qui leur permet<br />
d’absoudre toute inhumanité et toute bestialité.<br />
Il faut leur rendre cette justice qu’ils ont, à ce point <strong>de</strong> vue, <strong>de</strong><br />
glorieux prédécesseurs, à commencer par certains humanistes <strong>de</strong><br />
l’Antiquité pour qui les esclaves étaient <strong>de</strong>s instruments doués <strong>de</strong><br />
la parole. C’est là une contribution à la thèse touchant au<br />
caractère historique — et relatif dans ce sens — <strong>de</strong> l’appréciation<br />
<strong>de</strong>s divers humanismes.<br />
Question d’autant plus importante et digne d’intérêt que le<br />
véritable conflit <strong>du</strong> choix apparaît là où se heurtent les divers<br />
humanismes et aussi les diverses conceptions <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />
l’indivi<strong>du</strong> qui s’y rattachent, ainsi que la manière <strong>de</strong> les atteindre.<br />
Dans ce domaine, le conflit principal <strong>de</strong> notre époque est lié à la<br />
collision entre l’humanisme socialiste et les variétés d’humanismes<br />
qui entrent en concurrence avec lui, idéalistes <strong>de</strong> par leur contenu<br />
philosophique, et bourgeoises <strong>de</strong> par leurs protagonistes.<br />
Je me bornerai ici à signaler les éléments fondamentaux <strong>de</strong> la<br />
conception <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> indivi<strong>du</strong>el, relevant <strong>de</strong> l’humanisme<br />
socialiste.<br />
p.084<br />
Deux facteurs au moins différencient l’humanisme socialiste<br />
<strong>de</strong>s autres humanismes, qu’ils appartiennent à l’histoire ou à notre<br />
époque.<br />
En premier lieu, sa conception <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> en tant que pro<strong>du</strong>it<br />
<strong>de</strong>s rapports sociaux donnés, avant tout <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> classes,<br />
97
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
qui déterminent l’attitu<strong>de</strong> et le comportement <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>.<br />
Contrairement à la conception selon laquelle la formation <strong>de</strong><br />
l’indivi<strong>du</strong> est <strong>du</strong>e soit à son bon vouloir, soit à la volonté d’un être<br />
supérieur hétérogène par rapport à la société, l’humanisme<br />
socialiste considère que ce qui forme l’indivi<strong>du</strong>, ce sont les<br />
rapports sociaux créés par l’homme et qui créent en même temps<br />
l’homme en tant qu’indivi<strong>du</strong> social. C’est en ceci que consiste<br />
principalement l’opposition entre les conceptions matérialiste et<br />
idéaliste <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>. Mais la conception <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> qui est le<br />
point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> tout humanisme a <strong>de</strong>s conséquences<br />
considérables, selon son caractère philosophique, pour les<br />
considérations ultérieures relatives aux problèmes <strong>de</strong> l’homme.<br />
Relatives aussi aux problèmes <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>. Car si<br />
l’humanisme est la théorie <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>, il est aussi la théorie <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> cet indivi<strong>du</strong>. La manière <strong>de</strong> concevoir ce <strong>bonheur</strong> et <strong>de</strong><br />
voir la possibilité <strong>de</strong> le réaliser dépend, en effet, dans une large<br />
mesure <strong>de</strong> la manière <strong>de</strong> concevoir et <strong>de</strong> comprendre l’indivi<strong>du</strong>.<br />
En second lieu, et c’est le plus important dans le contexte qui<br />
nous préoccupe, l’humanisme socialiste, dont le propre est <strong>de</strong> lier<br />
la théorie à la pratique, est un humanisme combattant. Il se pose<br />
avant tout pour tâche et pour objectif <strong>de</strong> combattre pour atteindre<br />
ses idéaux, pour les mettre en œuvre. Cela se rapporte<br />
particulièrement au problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>, à la<br />
manière d’abor<strong>de</strong>r ce problème.<br />
La quintessence <strong>du</strong> socialisme scientifique est son humanisme<br />
et la quintessence <strong>de</strong> cet humanisme est sa conception <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>. Tout dans le marxisme, sa philosophie, son économie<br />
politique, sa conception sociale et politique, est subordonné<br />
précisément à ce problème. Ce sont <strong>de</strong>s instruments théoriques au<br />
98
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
service d’un seul objectif pratique : la lutte pour assurer aux<br />
hommes une vie meilleure, plus heureuse. C’est ainsi que<br />
l’entendait déjà le jeune Marx lorsqu’il disait que la philosophie<br />
révolutionnaire était l’arme idéologique <strong>du</strong> prolétariat. Et c’est là la<br />
signification p.085 <strong>du</strong> postulat marxiste <strong>du</strong> lien <strong>de</strong> la théorie à la<br />
pratique. C’est ce qui fait que la théorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> prend dans le<br />
marxisme une forme particulière : ce n’est pas une réflexion<br />
abstraite sur la conception <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ou sur ses composants,<br />
mais l’idée révolutionnaire d’une transformation <strong>de</strong>s rapports<br />
sociaux <strong>de</strong> manière à créer les <strong>conditions</strong> les plus favorables au<br />
<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s hommes, en abolissant les obstacles sociaux<br />
empêchant la réalisation <strong>de</strong> cette vie heureuse.<br />
Conformément à la différenciation que nous avons adoptée au<br />
début, le socialisme marxiste abor<strong>de</strong> le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />
l’indivi<strong>du</strong> sous l’angle négatif, c’est-à-dire en cherchant à déceler<br />
les obstacles à la vie heureuse afin <strong>de</strong> déterminer la manière <strong>de</strong><br />
les écarter. Comme nous l’avons déjà dit, cette manière d’abor<strong>de</strong>r<br />
le problème assure les meilleurs résultats positifs, parce que réels.<br />
A travers le mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s gens ont faim et vivent dans la<br />
misère. Deux tiers <strong>de</strong> l’humanité continuent <strong>de</strong> végéter et d’avoir<br />
faim. Le socialisme marxiste leur indique avec précision les<br />
transformations sociales capables <strong>de</strong> remédier à cet état <strong>de</strong><br />
choses et <strong>de</strong> créer ainsi les <strong>conditions</strong> d’une vie meilleure, d’une<br />
vie humaine. Il ne s’agit là ni <strong>de</strong> sermons, ni <strong>de</strong> préceptes<br />
moraux proclamés par <strong>de</strong>s gens rassasiés pensant qu’il suffit <strong>de</strong><br />
donner aux affamés <strong>de</strong> belles paroles au lieu <strong>de</strong> pain, sans vouloir<br />
pour autant partager non seulement leur pain, mais même la<br />
vian<strong>de</strong> et les brioches. Est-il étonnant dès lors que les hommes<br />
souffrant la faim et la misère soient attirés par cette théorie et<br />
99
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
prêts à suivre cette idée si magnifiquement chantée par Heinrich<br />
Heine, l’ami <strong>de</strong> Marx, dans son Conte d’Hiver ?<br />
« Ein neues Lied, ein besseres Lied,<br />
O Freun<strong>de</strong>, will ich Euch dichten !<br />
Wir wollen hier auf Er<strong>de</strong>n schon<br />
Das Himmelreich errichten.<br />
Wir wollen auf Er<strong>de</strong>n glücklich sein<br />
Und wollen nicht mehr darben,<br />
Verschlemmen soli nicht <strong>de</strong>r faule Bauch,<br />
Was fleissige Hän<strong>de</strong> erwarben. p.086<br />
Es wächst hienie<strong>de</strong>n Brot genug<br />
Für alle Menschenkin<strong>de</strong>r,<br />
Auch Rosen und Myrten, Schönheit und Lust,<br />
Und Zuckererbsen nicht min<strong>de</strong>r.<br />
Ja, Zuckererbsen für je<strong>de</strong>rmann,<br />
Sobald die Schoten platzen !<br />
Den Himmel überlassen wir<br />
Den Engeln und <strong>de</strong>n Spatzen.<br />
C’est <strong>de</strong> la même manière que le socialisme marxiste abor<strong>de</strong> les<br />
problèmes <strong>de</strong> l’oppression nationale, <strong>de</strong>s persécutions religieuses<br />
et raciales, <strong>de</strong> la situation sociale précaire <strong>de</strong> la femme, <strong>de</strong><br />
l’exploitation économique, etc. Il indique aux hommes le moyen <strong>de</strong><br />
sortir d’une situation qui d’une manière ou d’une autre leur pèse,<br />
qui d’une manière ou d’une autre les rend malheureux.<br />
Il ne se borne pas à leur dire qu’il est possible <strong>de</strong> vivre<br />
autrement, <strong>de</strong> vivre mieux, <strong>de</strong> façon plus heureuse. Il leur indique<br />
le moyen <strong>de</strong> le faire et les organise pour la lutte contre les<br />
100
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
obstacles à leur <strong>bonheur</strong>. Il ne les <strong>du</strong>pe pas en leur promettant un<br />
mon<strong>de</strong> meilleur et ne les console pas par une moralisation à bon<br />
marché. Il les incite à lutter et leur donne l’assurance <strong>de</strong> remporter<br />
la victoire dans cette lutte. C’est une théorie politique dans<br />
laquelle s’incluent également une théorie morale, un humanisme<br />
et une théorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Est-il étonnant qu’elle en appelle à<br />
ceux qui souffrent et qui aspirent à une vie meilleure, plus<br />
heureuse ? Est-il étonnant qu’à son appel répon<strong>de</strong>nt, à travers le<br />
mon<strong>de</strong>, ceux à qui s’adressent les paroles <strong>de</strong> l’Internationale :<br />
« Debout, les damnés <strong>de</strong> la terre, <strong>de</strong>bout les forçats <strong>de</strong> la<br />
faim... ».<br />
C’est une théorie spécifique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. En réalité, c’est la<br />
théorie <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>, partant <strong>du</strong><br />
principe que s’il est impossible à quiconque d’assurer le <strong>bonheur</strong><br />
complet d’autrui puisque ce <strong>bonheur</strong> dépend également <strong>de</strong><br />
l’indivi<strong>du</strong> donné, il est par contre possible et nécessaire <strong>de</strong> créer<br />
les <strong>conditions</strong> au <strong>bonheur</strong> pour tous.<br />
p.087<br />
C’est sur ces <strong>conditions</strong>, sur les <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>, que se concentre le socialisme marxiste. C’est entre<br />
autres <strong>de</strong> là que vient le caractère actif <strong>de</strong> l’humanisme qu’il<br />
contient, et <strong>de</strong> là aussi l’attirance qu’il exerce sur ceux qui<br />
souffrent et aspirent au <strong>bonheur</strong> personnel. C’est la raison <strong>de</strong> ses<br />
succès dans le conflit <strong>de</strong>s humanismes qui caractérise notre<br />
époque.<br />
Il y a <strong>de</strong>s auteurs très réputés qui considèrent que nous<br />
sommes en train <strong>de</strong> vivre la fin <strong>du</strong> siècle <strong>de</strong> l’idéologie. La<br />
polémique est difficile car, étant donné l’énorme diversité <strong>de</strong> sens<br />
que l’on prête au terme « idéologie », on ne sait pas très bien <strong>de</strong><br />
quoi ils veulent parler. « Idéologie » peut avoir plusieurs<br />
101
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
significations, parfois très éloignées. S’agit-il <strong>du</strong> sens intro<strong>du</strong>it<br />
avec le terme par Destutt <strong>de</strong> Tracy, ou <strong>de</strong> celui qu’emploie<br />
péjorativement Napoléon, ou plutôt <strong>de</strong> celui dans lequel<br />
l’employaient Marx et Engels et à leur suite, avec certaines<br />
modifications, Lénine puis Staline ? S’agit-il <strong>de</strong> l’« idéologie » au<br />
sens où — influencé par le marxisme — l’emploie Mannheim ou <strong>de</strong><br />
l’un <strong>de</strong>s nombreux autres sens qu’on lui prête actuellement ? Cette<br />
diversité a déjà joué bien <strong>de</strong>s tours. Si cependant les auteurs que<br />
j’ai mentionnés comprennent le mot « idéologie » comme on<br />
l’emploie dans les termes « idéologie féodale », « idéologie<br />
bourgeoise » ou « idéologie prolétarienne », si donc par ce terme<br />
on entend un système d’idées et <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vue sur la vie<br />
sociale, propres à une classe sociale donnée dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />
historiques données, leur diagnostic est certainement erroné. Non<br />
seulement nous n’assistons pas à la fin <strong>du</strong> siècle <strong>de</strong> l’idéologie<br />
(dans le sens le plus largement employé aujourd’hui <strong>de</strong> ce terme),<br />
mais — au contraire — nous ne faisons qu’abor<strong>de</strong>r l’ère <strong>de</strong> son<br />
épanouissement véritable. Simplement parce que l’idéologie va<br />
<strong>de</strong>venir un instrument <strong>de</strong> plus en plus important et <strong>de</strong> plus en plus<br />
déterminant dans la lutte entre les <strong>de</strong>ux principaux systèmes<br />
sociaux et politiques en concurrence pour s’assurer la domination<br />
<strong>du</strong> mon<strong>de</strong> — que l’on peut appeler d’une manière générale le<br />
capitalisme et le socialisme.<br />
La coexistence pacifique <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux systèmes économiques et<br />
sociaux est un fait qu’il n’est nul besoin d’inventer. Depuis qu’a été<br />
constitué le premier Etat socialiste à côté <strong>de</strong>s pays capitalistes et<br />
que l’on a renoncé à la guerre pour résoudre les conflits et les p.088<br />
différends apparaissant entre eux — la coexistence pacifique est<br />
<strong>de</strong>venue un fait, bien que même <strong>de</strong> nos jours ce mot déplaise à<br />
102
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
certains. Le climat <strong>de</strong> cette coexistence diffère selon la situation,<br />
mais tant qu’il n’y a pas <strong>de</strong> guerre, la coexistence est un fait.<br />
Cela ne veut pas dire, pour autant, que disparaissent les conflits<br />
et les oppositions d’intérêts entre le système <strong>de</strong>s Etats capitalistes et<br />
celui <strong>de</strong>s Etats socialistes, que disparaissent entre ces systèmes la<br />
rivalité et une lutte particulière. Elles ne peuvent pas disparaître tant<br />
qu’existeront <strong>de</strong>s différences entre les systèmes <strong>de</strong> ces Etats. La<br />
disparition <strong>de</strong> ces différences implique la disparition <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
systèmes s’opposant dans le mon<strong>de</strong> actuel. C’est pourquoi l’aversion<br />
<strong>de</strong> certains hommes politiques occi<strong>de</strong>ntaux à l’égard d’une<br />
conception <strong>de</strong> la coexistence impliquant <strong>de</strong>s différences idéologiques<br />
et <strong>de</strong>s heurts sur ce plan vient ou bien d’un malenten<strong>du</strong> sur les<br />
termes ou d’un utopisme très néfaste dans la vie politique.<br />
<strong>Les</strong> différences idéologiques sont <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong> points <strong>de</strong><br />
vue sur la vie sociale, sur la structure et le mécanisme qui s’y<br />
rapportent. Laissons <strong>de</strong> côté le problème <strong>de</strong> la genèse <strong>de</strong> ces<br />
différences et <strong>de</strong> leurs appuis sociaux parce qu’il opposerait<br />
nécessairement le marxiste au thomiste, à l’existentialiste ou à<br />
l’a<strong>de</strong>pte d’une autre philosophie non marxiste. Mais tant le<br />
thomiste que l’existentialiste, le marxiste et les autres, si leur bon<br />
sens ne s’est pas évaporé dans les brumes <strong>de</strong> la philosophie,<br />
doivent bien tomber d’accord sur le fait que ceux qui partent <strong>du</strong><br />
principe <strong>de</strong> la propriété privée <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction avec<br />
toutes les conséquences sociales qu’il implique, et ceux qui partent<br />
<strong>du</strong> principe contraire <strong>de</strong> la propriété sociale <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong><br />
pro<strong>du</strong>ction, adoptent <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> valeurs différents et les<br />
modèles d’action différents qui en découlent. Il s’agit donc bien là<br />
<strong>de</strong> différences idéologiques, dans le sens précis <strong>du</strong> terme, et la<br />
politique <strong>de</strong> l’autruche n’y remédiera pas.<br />
103
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Dans les rapports internationaux, non plus, il ne s’agit pas<br />
aujourd’hui <strong>de</strong> faire <strong>du</strong> principe <strong>de</strong> la coexistence une utopie qui<br />
tendrait à effacer <strong>de</strong>s différences idéologiques ineffaçables. Il s’agit<br />
d’écarter la menace <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l’humanité en cas <strong>de</strong> conflit<br />
armé.<br />
p.089<br />
Non seulement les différences idéologiques <strong>de</strong>meureront,<br />
mais qui plus est, c’est autour d’elles que se concentrera —<br />
souhaitons-le — l’attention, car c’est précisément dans la sphère<br />
<strong>de</strong> l’idéologie que — dans la mesure où s’écartera le danger <strong>de</strong><br />
conflit armé — se déroulera <strong>de</strong> plus en plus la rivalité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />
systèmes. C’est non seulement inévitable, mais c’est juste. Il faut<br />
admettre que les <strong>de</strong>ux camps en concurrence, et en tout cas les<br />
partis et les groupes dirigeant la vie <strong>de</strong> ces camps, sont<br />
convaincus <strong>de</strong> la supériorité <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> valeurs et <strong>de</strong>s<br />
modèles d’action qu’ils représentent. S’il <strong>de</strong>vient impossible<br />
d’obliger par la force les gens à adopter l’un ou l’autre d’entre eux,<br />
il faudra arriver à les persua<strong>de</strong>r <strong>de</strong> la supériorité <strong>de</strong> l’un ou <strong>de</strong><br />
l’autre <strong>de</strong> ces systèmes. La coexistence pacifique ne part pas, en<br />
effet, <strong>du</strong> principe <strong>de</strong> la stabilité mondiale ni <strong>du</strong> partage <strong>de</strong>s zones<br />
d’influence, comme le faisait la diplomatie traditionnelle. Si même<br />
« les hautes parties contractantes » le désiraient — ce en quoi<br />
elles auraient tort — la vie rejetterait ces faux calculs. Si la force<br />
armée ne monte pas la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’ancien ordre établi, les hommes<br />
voudront choisir le système <strong>de</strong> vie selon eux le meilleur et ils le<br />
feront sans se préoccuper <strong>de</strong>s désirs <strong>de</strong> quiconque. La coexistence<br />
pacifique ne garantit donc pas le statu quo et l’immuabilité <strong>du</strong><br />
système social établi. Admettant les différences idéologiques, elle<br />
admet également une rivalité accrue pour toucher l’esprit et le<br />
cœur <strong>de</strong>s hommes, auxquels les <strong>de</strong>ux systèmes en appelleront. A<br />
104
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> quoi ? A l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s faits <strong>de</strong> la vie qui, selon le principe<br />
verba docent exempla trahunt, sont l’arme la plus puissante dans<br />
ce combat pacifique qu’est la rivalité <strong>de</strong>s systèmes, et aussi à<br />
l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s idéologies liées à ces faits. Nous en revenons ainsi tout<br />
naturellement à notre problème essentiel : les <strong>conditions</strong> sociales<br />
<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>.<br />
En définitive, les différences idéologiques dont il a été question<br />
précé<strong>de</strong>mment, les différences <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vue, d’attitu<strong>de</strong>s à<br />
l’égard <strong>de</strong> la vie sociale, peuvent se ramener aux différences <strong>de</strong><br />
points <strong>de</strong> vue sur les <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong><br />
et aux métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> mise en œuvre <strong>de</strong> ces <strong>conditions</strong>. C’est <strong>de</strong> cela<br />
qu’il s’agit pour ceux dont les avis diffèrent quant au principe <strong>de</strong> la<br />
propriété privée <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction, <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> p.090<br />
nationaliste ou internationaliste dans les rapports entre les divers<br />
peuples et les diverses nations, etc. Quels que soient les<br />
arguments et les formules employés, il s’agit en définitive <strong>de</strong><br />
savoir ce qui peut assurer à l’homme une vie meilleure, les<br />
<strong>conditions</strong> qui peuvent donner les plus gran<strong>de</strong>s chances <strong>de</strong> vie<br />
heureuse. La théorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>scend une fois <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> ses<br />
hauteurs abstraites sur la terre ferme <strong>de</strong> la vie sociale, <strong>de</strong><br />
l’existence temporelle en ce bas mon<strong>de</strong>.<br />
C’est en définitive dans ce domaine que se déroulera la<br />
concurrence dans le cadre <strong>de</strong> la coexistence pacifique en faisant<br />
appel à l’esprit et au cœur <strong>de</strong>s hommes, à leurs convictions et à<br />
leur imagination, relativement au problème <strong>de</strong> la vie heureuse et,<br />
en tout cas, <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> favorables à cette vie. C’est<br />
précisément pourquoi cette rivalité prendra <strong>de</strong> plus en plus la<br />
forme <strong>du</strong> conflit <strong>de</strong>s humanismes.<br />
Nous avons déjà dit précé<strong>de</strong>mment qu’à notre époque, même<br />
105
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
l’anti-humanisme barbare s’efforçait <strong>de</strong> tenir le langage <strong>de</strong> la<br />
théorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. C’est très certainement un signe <strong>de</strong>s temps.<br />
Mais le phénomène le plus intéressant <strong>de</strong>meure néanmoins le<br />
conflit <strong>de</strong>s humanismes authentiques, bien que <strong>de</strong> type et d’origine<br />
différents.<br />
Comme on le sait, les tendances humanistes qui apparaissent<br />
actuellement remontent à diverses époques et portent divers<br />
caractères, tant par leur contenu que par leur appui social. En<br />
<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la formule générale <strong>de</strong> l’épanouissement total <strong>de</strong> la<br />
personnalité humaine — objectif commun à toutes les variétés<br />
d’humanismes — les différences sont considérables. Ainsi entre<br />
l’humanisme socialiste, matérialiste et actif, et l’humanisme<br />
chrétien, créationniste et contemplatif, ou l’humanisme<br />
existentialiste-subjectiviste et en même temps actif. <strong>Les</strong> différents<br />
points <strong>de</strong> départ, socialement et philosophiquement parlant, <strong>de</strong>s<br />
diverses conceptions <strong>de</strong> l’humanisme, déterminent la manière dont<br />
ils résolvent le problème <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme,<br />
déterminent leur optimisme ou leur pessimisme (comme c’est le<br />
cas pour l’humanisme socialiste et pour l’existentialisme), leur<br />
attitu<strong>de</strong> combative ou contemplative-moralisatrice dans ces<br />
questions (comme c’est le cas pour l’humanisme socialiste et pour<br />
l’humanisme chrétien).<br />
p.091<br />
Etant donné, cependant, qu’à notre époque ces problèmes<br />
<strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s nuages <strong>de</strong> l’abstraction philosophique pour<br />
s’implanter sur la terre ferme <strong>de</strong> la vie sociale et <strong>de</strong> la lutte<br />
sociale, il est plus important d’envisager ces problèmes <strong>du</strong> point <strong>de</strong><br />
vue <strong>de</strong> la pratique, <strong>de</strong>s besoins et <strong>du</strong> choix concret qui se pose à<br />
l’homme aspirant à une vie meilleure, plus heureuse — et prêt à<br />
lutter pour l’atteindre — que <strong>de</strong> débattre <strong>du</strong> bien-fondé <strong>de</strong>s<br />
106
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
diverses philosophies et <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong> conceptions <strong>de</strong>s divers<br />
humanismes sur le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>.<br />
Il y a là <strong>de</strong>ux problèmes, avant tout, dont l’importance est<br />
décisive : offre-t-on une théorie ouvrant aux hommes une<br />
perspective réelle <strong>de</strong> se libérer <strong>du</strong> mal social qui les tourmente ?<br />
Offre-t-on dans la pratique <strong>de</strong>s exemples précis capables <strong>de</strong><br />
convaincre les intéressés que ces intentions sont réalisables ? Ces<br />
<strong>de</strong>ux éléments se retrouvent dans l’humanisme socialiste et c’est<br />
ce qui fait sa force et le secret <strong>de</strong> ses succès, quoi que puissent<br />
arguer ses adversaires qui cherchent à s’opposer à lui à l’échelle<br />
internationale. A ceux qui ne le comprennent pas, à ceux qui<br />
préfèrent <strong>de</strong>meurer dans le wishful thinking et nier la réalité,<br />
l’avenir réserve bien <strong>de</strong>s surprises et ils risquent d’être perdants<br />
dans la concurrence.<br />
On peut gron<strong>de</strong>r contre le socialisme, on peut même, à <strong>de</strong>s fins<br />
<strong>de</strong> propagan<strong>de</strong>, nier son humanisme, mais l’homme affamé et<br />
exploité comprendra cette vérité élémentaire, tôt ou tard il<br />
entendra sa voix qui proclame que dans un mon<strong>de</strong> où les richesses<br />
potentielles sont suffisantes, on ne pourra en finir avec la faim que<br />
lorsqu’on en finira avec le système d’exploitation qui conditionne<br />
ce mon<strong>de</strong>. Il entendra cette vérité, d’autant plus qu’il verra bien<br />
qu’il ne s’agit pas d’une théorie. Il aura <strong>de</strong>vant lui <strong>de</strong>s exemples<br />
vivants <strong>de</strong> sa mise en œuvre. Effrayante pour les uns, mais<br />
combien attirante pour les autres, pour les affamés, les miséreux<br />
et les exploités. Pour eux, il suffit d’apprendre que quelque part<br />
dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s hommes en ont fini avec cet état <strong>de</strong> choses ;<br />
cette seule nouvelle suffit à créer un mythe, à inciter à l’action.<br />
Aucune promesse <strong>de</strong> récompense dans l’autre mon<strong>de</strong> pour les<br />
humbles, aucune œuvre <strong>de</strong> consolation ne résisteront au simple<br />
107
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
fait qu’il est possible d’organiser une vie sociale où les hommes ne<br />
sont pas obligés p.092 d’avoir faim alors qu’ils travaillent pour le luxe<br />
et le plaisir <strong>de</strong>s antres.<br />
Dans ce combat, l’humanisme socialiste possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s atouts<br />
importants, qui lui assurent la supériorité sur ses concurrents.<br />
Il en est <strong>de</strong> même s’il s’agit <strong>de</strong> l’oppression nationale, raciale,<br />
etc. Ce qui entraîne les hommes à lutter contre l’oppression, pour<br />
les <strong>conditions</strong> d’une vie heureuse, c’est la perspective réelle <strong>de</strong> la<br />
libération fondée sur <strong>de</strong>s exemples concrets prouvant que cette<br />
libération est possible.<br />
Ces preuves réelles, les paroles ne les remplaceront pas. Et<br />
certainement pas les promesses <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> dans l’autre mon<strong>de</strong> ou<br />
d’égalité absolue, lorsqu’elles s’accompagnent <strong>de</strong> pratiques<br />
coloniales ou d’oppression nationale, ou d’appui direct ou indirect à<br />
ces pratiques. <strong>Les</strong> hommes qui, au risque <strong>de</strong> leur vie, luttent pour<br />
<strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> vie heureuse, ne se bornent pas à écouter les<br />
belles paroles. Ils surveillent aussi attentivement les actes <strong>de</strong> ceux<br />
qui les prononcent. Aussi pourra-t-on calomnier tant que l’on<br />
voudra le socialisme, pour les peuples d’Asie, d’Afrique et <strong>de</strong> plus<br />
en plus d’Amérique latine, c’est l’Union soviétique et la Chine<br />
populaire qui seront les héros <strong>de</strong> leurs romans, et non pas une<br />
puissance occi<strong>de</strong>ntale qui, soit pratique le colonialisme, soit le<br />
patronne d’une manière ou d’une autre. <strong>Les</strong> paroles n’y feront rien.<br />
C’est <strong>de</strong> la pratique qu’il s’agit, <strong>de</strong>s actes. Et là, la prépondérance<br />
<strong>du</strong> socialisme sur ses concurrents est considérable.<br />
Enfin, un grand problème apparaît dans le « plébiscite » sur<br />
l’humanisme : c’est la question <strong>de</strong> la paix. Rien n’est plus<br />
important à l’heure actuelle pour <strong>de</strong>s gens qui luttent pour leur<br />
108
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>bonheur</strong> personnel. Tant s’il s’agit d’écarter l’épée <strong>de</strong> Damoclès<br />
<strong>de</strong> l’auto-<strong>de</strong>struction qui pèse sur l’humanité que pour en finir<br />
avec la folie qui fait noyer <strong>de</strong>s milliards dans les armements —<br />
<strong>de</strong>s milliards qui suffiraient à couvrir les besoins <strong>de</strong> l’humanité<br />
tout entière. Là non plus, les paroles ne suffisent pas. Il faut <strong>de</strong>s<br />
actes. Est-on pour ou contre le désarmement général, qui<br />
constitue la seule perspective raisonnable permettant <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong><br />
cette situation insensée dans laquelle l’humanité se trouve<br />
aujourd’hui plongée ? <strong>Les</strong> hommes, <strong>de</strong>s peuples entiers, ne se<br />
bornent pas à écouter les discours, ils p.093 regar<strong>de</strong>nt<br />
attentivement les actes <strong>de</strong>s orateurs. Et dans ce problème, c’est<br />
<strong>de</strong>s actes que dépend le choix entre les points <strong>de</strong> vue, et aussi<br />
entre les divers humanismes.<br />
Nous vivons à une époque passionnante où le problème <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>, <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> propres à réaliser ce <strong>bonheur</strong>,<br />
a dépassé le sta<strong>de</strong> <strong>de</strong>s paroles et <strong>de</strong>s considérations<br />
philosophiques pour entrer dans celui <strong>de</strong> la lutte et <strong>de</strong>s réalisations<br />
pratiques. C’est un fait qui doit remplir <strong>de</strong> joie tout humaniste<br />
véritable, tout combattant véritable pour le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s hommes.<br />
Il est <strong>de</strong> plus en plus difficile, dans cette affaire, <strong>de</strong> se comporter<br />
en renard teint. Il est <strong>de</strong> plus en plus difficile aussi <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer<br />
dans le domaine <strong>de</strong>s considérations théoriques en cette matière,<br />
<strong>de</strong> n’être qu’un partisan abstrait <strong>de</strong> cette cause, sans vouloir<br />
prendre position — pour ou contre. La vie nous pousse et place<br />
certains dans une situation peu commo<strong>de</strong> : hic Rho<strong>du</strong>s hic salta. Il<br />
faut pourtant se déci<strong>de</strong>r. Ceci marque également le conflit <strong>de</strong>s<br />
humanismes et leurs chances <strong>de</strong> victoire auprès <strong>de</strong>s masses. Quel<br />
que soit le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> leur prise <strong>de</strong> conscience, sous la pression<br />
spontanée <strong>de</strong>s besoins <strong>de</strong> la vie et <strong>du</strong> désir <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, elles<br />
109
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
reprennent dans toutes les langues et sur tous les tons les mots <strong>du</strong><br />
poète :<br />
« Wir wollen auf Er<strong>de</strong>n glücklich sein<br />
Und wollen nicht mehr darben...<br />
C’est précisément là ce que leur enseigne l’humanisme<br />
socialiste. Et c’est surtout là ce qui fait sa puissance et son<br />
importance historique.<br />
@<br />
110
p.095<br />
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
BERTRAND <strong>de</strong> JOUVENEL né à Paris en 1903, a publié<br />
en 1928 son premier livre, L’économie dirigée, suivi en 1930 par Vers les<br />
Etats-Unis d’Europe. Réfugié en Suisse pendant la guerre, il a été<br />
pendant plusieurs années commentateur à la Gazette <strong>de</strong> Lausanne. Il<br />
siège aujourd’hui à la Commission <strong>de</strong>s comptes <strong>de</strong> la Nation, au groupe<br />
<strong>de</strong>s experts en pro<strong>du</strong>ctivité <strong>du</strong> Plan, et à la section <strong>de</strong> conjoncture <strong>du</strong><br />
Conseil économique et social.<br />
Parmi les vingt-cinq ouvrages <strong>de</strong> Bertrand <strong>de</strong> Jouvenel, certains sont<br />
principalement <strong>de</strong>scriptifs et analytiques, comme La crise <strong>du</strong> capitalisme<br />
américain (1933) ou Problèmes <strong>de</strong> l’Angleterre socialiste (1947) ;<br />
d’autres témoignent <strong>de</strong> préoccupations <strong>de</strong> théorie politique : Du pouvoir,<br />
De la souveraineté, etc.<br />
ARCADIE 1<br />
Je suis profondément reconnaissant au professeur<br />
Reverdin 2 d’avoir appliqué le pouvoir magique <strong>de</strong> l’éloquence à<br />
l’évocation <strong>du</strong> rêve arcadien <strong>de</strong>s poètes. Ces nobles images<br />
hanteront vos esprits tandis que vous entendrez mes propos terre<br />
à terre, et c’est là ce qu’il faut. Car le problème <strong>de</strong> notre époque<br />
est <strong>de</strong> gui<strong>de</strong>r nos techniques <strong>de</strong> plus en plus puissantes vers<br />
l’épanouissement <strong>de</strong>s grâces <strong>de</strong> la vie. Que les formes <strong>de</strong> la vie<br />
heureuse se modèlent sur la fable arcadienne, personne ne s’y<br />
attend : les poètes ne sont pas <strong>de</strong>s planificateurs, mais ils<br />
expriment les exigences <strong>du</strong> cœur humain qui <strong>de</strong>vraient à présent<br />
imprégner et inspirer l’emploi <strong>de</strong> nos forces pro<strong>du</strong>ctives. C’est ce<br />
rapport entre la sensibilité et la technique que j’ai voulu affirmer<br />
en donnant à une étu<strong>de</strong> qui se situe sur un plan très concret un<br />
titre <strong>de</strong> caractère mythique.<br />
Le problème que j’ai à traiter est celui <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> sociales<br />
<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. C’est-à-dire que j’ai à discuter seulement les<br />
1 Conférence <strong>du</strong> 14 septembre 1961.<br />
2 Présentateur <strong>du</strong> conférencier. (N.d.l.r.)<br />
111<br />
@
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>conditions</strong> extérieures offertes ou imposées à la personne, et non<br />
pas l’emploi qu’elle fait <strong>de</strong> sa liberté dans le cadre <strong>de</strong> ces<br />
<strong>conditions</strong>. Personne ne soutiendrait que le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme<br />
est entièrement indépendant <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> dans lesquelles il se<br />
trouve placé ; ce serait absur<strong>de</strong>. Personne non plus, que ce<br />
<strong>bonheur</strong> lui est automatiquement imprimé par lesdites <strong>conditions</strong>,<br />
l’indivi<strong>du</strong> étant alors considéré p.096 comme passif. Mon sujet est<br />
donc bien limité aux <strong>conditions</strong> environnantes plus ou moins<br />
favorables à l’indivi<strong>du</strong>.<br />
Telle est la spécification <strong>de</strong> mon propos par les organisateurs que<br />
je remercie <strong>de</strong> m’avoir invité en une si agréable compagnie.<br />
J’ajouterai à cette spécification <strong>de</strong>s spécifications complémentaires :<br />
c’est aux indivi<strong>du</strong>s <strong>de</strong>s pays économiquement avancés que<br />
s’adressera mon analyse, parce que c’est ce que je connais, et c’est<br />
<strong>du</strong> grand nombre que je parlerai. Cela est bon à préciser, car on ne<br />
peut pas postuler d’entrée que les <strong>conditions</strong> les plus propices au<br />
grand nombre le sont aussi au petit nombre. Cela peut être ou<br />
n’être pas : il est enten<strong>du</strong> en tout cas que c’est le grand nombre qui<br />
nous occupe.<br />
Malgré <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s guerres et une gran<strong>de</strong> dépression, le XX e<br />
siècle a apporté en Europe une prodigieuse amélioration <strong>de</strong> la<br />
condition <strong>du</strong> grand nombre. D’abord dans l’ordre <strong>de</strong> la sécurité<br />
matérielle <strong>du</strong> foyer populaire. La menace <strong>de</strong> misère, que faisait<br />
peser sur lui le risque <strong>de</strong> maladie ou <strong>de</strong> chômage <strong>du</strong> soutien <strong>de</strong><br />
famille, a été écartée : les besoins vitaux <strong>du</strong> foyer sont, en ces<br />
circonstances, couverts par <strong>de</strong>s allocations sociales. <strong>Les</strong> chances<br />
<strong>de</strong> chômage sont d’ailleurs fort diminuées par une politique <strong>de</strong><br />
plein emploi.<br />
Ma génération a attaché une importance capitale à la réalisation<br />
112
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>du</strong> plein emploi. L’homme qui ne trouve pas <strong>de</strong> « situation » dans<br />
la Société ne connaît pas seulement un drame matériel mais un<br />
drame moral. Exclu <strong>de</strong>s activités dans lesquelles il voit les autres<br />
engagés, il se sent frappé d’un jugement d’inutilité ; il est humilié.<br />
Au contraire, l’homme est valorisé à ses propres yeux lorsqu’il voit<br />
son travail recherché. Nous avons renversé la balance entre la<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> et l’offre <strong>de</strong> travail : nous avons trouvé l’ouvrier<br />
solliciteur d’emploi, et par une politique conjoncturelle appropriée,<br />
nous avons fait <strong>de</strong> lui le sollicité : ce n’est pas un mince progrès<br />
pour la dignité <strong>du</strong> travailleur.<br />
Le second changement à signaler est la gran<strong>de</strong> diminution dans<br />
l’effort physique <strong>du</strong> travail, non pas seulement la diminution <strong>de</strong> la<br />
<strong>du</strong>rée, mais <strong>de</strong> la dépense musculaire. Il faut y joindre l’innovation<br />
majeure <strong>de</strong>s congés payés.<br />
p.097<br />
Le troisième changement enfin rési<strong>de</strong> dans la dynamisation<br />
<strong>de</strong> la récompense <strong>du</strong> travail. D’année en année, un travailleur qui<br />
reste dans le même emploi reçoit une récompense accrue. Si son<br />
fils débute comme il a débuté lui-même, ce fils reçoit d’entrée<br />
beaucoup plus que n’avait reçu le père. Mais ce n’est pas tout : le<br />
fils a <strong>de</strong>s chances croissantes <strong>de</strong> débuter à un échelon supérieur à<br />
l’échelon d’entrée <strong>du</strong> père. Et le phénomène est assez important<br />
pour que nous en fassions le quatrième changement.<br />
On méconnaît le phénomène <strong>du</strong> transfert <strong>de</strong> génération en<br />
génération vers <strong>de</strong>s emplois plus élevés si l’on fixe le regard sur le<br />
sommet <strong>de</strong> l’échelle. Il est logiquement nécessaire qu’une très<br />
faible proportion <strong>de</strong>s « fils d’en bas » parviennent aux emplois <strong>du</strong><br />
sommet parce que ces fils sont nombreux et ces emplois sont<br />
rares. En outre, il est <strong>de</strong> fait que les « fils d’en haut » viennent<br />
occuper une gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s emplois <strong>du</strong> sommet. En<br />
113
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
revanche, si nous considérons une échelle d’emplois, gra<strong>du</strong>ée à un<br />
moment donné, si nous traçons une barre représentant la<br />
proportion <strong>du</strong> personnel total qui est employé à ce niveau, nous<br />
verrons alors avec le temps se raccourcir les barres correspondant<br />
aux étages les plus bas et s’allonger les barres correspondant aux<br />
étages moyens, <strong>de</strong> sorte que nécessairement il y aura proportion<br />
croissante <strong>de</strong>s fils d’en bas « logés » à <strong>de</strong>s « étages » plus élevés.<br />
Autant on pourrait être porté au pessimisme si l’on posait la<br />
question : « en quelle proportion <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> manœuvres<br />
remplissent-ils les emplois <strong>du</strong> sommet ? » autant on est porté à<br />
l’optimisme si l’on pose la question : « en quelle proportion les fils<br />
<strong>de</strong> manœuvres échappent-ils à la condition <strong>de</strong> manœuvre ? »<br />
On n’obtient pas une mesure adéquate <strong>du</strong> dynamisme <strong>de</strong> la<br />
condition populaire si l’on se borne à noter combien la récompense<br />
d’un même emploi a progressé d’une génération à l’autre ; il faut y<br />
ajouter l’accroissement dans la proportion <strong>de</strong>s emplois plus<br />
avantageux.<br />
D’ailleurs, dans les phénomènes que nous avons notés, on peut<br />
distinguer ceux qui sont <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la solidarité sociale et ceux<br />
qui tiennent au progrès économique. En ce qui concerne ce que<br />
l’on appelle, en jargon technique, la couverture <strong>de</strong>s risques<br />
maladies, chômage et vieillesse, on peut dire que l’Etat <strong>du</strong> XX e<br />
siècle n’a fait p.098 autre chose que réparer par <strong>de</strong>s mécanismes<br />
légaux la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> solidarités organiques locales qui<br />
régnaient avant l’âge in<strong>du</strong>striel. On peut même dire qu’en ce qui<br />
concerne la vieillesse, il l’a fait <strong>de</strong> façon très inadéquate. S’il y a<br />
lieu <strong>de</strong> vanter nos institutions tendant au soutien <strong>de</strong>s familles, par<br />
rapport à l’état <strong>du</strong> XIX e siècle, elles peuvent apparaître<br />
réparatrices plutôt qu’absolument progressives si l’on se réfère à<br />
114
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
d’autres structures <strong>de</strong> sociétés. Je ne dis pas qu’il faille faire cette<br />
réserve, mais seulement qu’on peut la faire.<br />
Au contraire, aucune hésitation n’est permise en ce qui<br />
concerne la dynamisation <strong>de</strong>s perspectives <strong>de</strong> l’homme <strong>du</strong><br />
commun. Il n’y a jamais eu <strong>de</strong> civilisation avant la nôtre où cet<br />
homme pût compter, avec une quasi-certitu<strong>de</strong>, qu’il aurait <strong>de</strong> plus<br />
en plus, d’année en année, et son fils après lui.<br />
Il y a toujours eu <strong>de</strong>s particuliers qui amélioraient beaucoup<br />
leur sort et celui <strong>de</strong> leur famille, mais c’était <strong>de</strong>s cas indivi<strong>du</strong>els.<br />
On peut trouver dans l’histoire <strong>de</strong>s sociétés humaines certaines<br />
phases où le sort <strong>du</strong> grand nombre s’est amélioré, mais jamais<br />
dans la même proportion que <strong>de</strong>puis cent ans, et ces avances, qui<br />
tenaient en général à <strong>de</strong>s phénomènes démographiques, ont<br />
toujours été suivies <strong>de</strong> grands reculs, qu’à présent on ne prévoit<br />
pas. Dans tous les pays avancés, les spécialistes se livrent à <strong>de</strong>s<br />
extrapolations <strong>du</strong> progrès dans le niveau <strong>de</strong> vie indivi<strong>du</strong>el, dont les<br />
plus mo<strong>de</strong>stes supposent un doublement en trente ans, au rythme<br />
<strong>de</strong> 2,35 % l’an, tandis que le doublement en dix-huit ans<br />
n’apparaît pas déraisonnable, à un rythme <strong>de</strong> 4 % l’an.<br />
Ce n’est pas mon sujet ici d’expliquer cette rapidité <strong>du</strong><br />
changement. Il est pourtant à propos <strong>de</strong> souligner que le<br />
phénomène est entièrement nouveau. Si le plus faible <strong>de</strong>s rythmes<br />
que j’ai cités, 2,35 % l’an, avait régné dans le passé, alors il<br />
faudrait supposer que le niveau <strong>de</strong> vie était en 1761 cent fois plus<br />
bas qu’à présent, ce qui est manifestement absur<strong>de</strong> (en effet un<br />
rythme <strong>de</strong> 2,35 % l’an implique centuplement en <strong>de</strong>ux siècles).<br />
Inci<strong>de</strong>mment, cette vertu <strong>de</strong> l’intérêt composé jette aussi un doute<br />
quant à la poursuite indéfinie <strong>du</strong> processus : on a peine à<br />
concevoir que notre niveau <strong>de</strong> vie soit centuplé dans les <strong>de</strong>ux<br />
115
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
siècles, ou bien cela n’a pas un sens aussi concret que nous<br />
supposons. Mais c’est un autre sujet.<br />
p.099<br />
Le phénomène, ai-je dit, est nouveau. Que le pro<strong>du</strong>it par<br />
année <strong>de</strong> travail croisse successivement, et le pro<strong>du</strong>it par heure <strong>de</strong><br />
travail plus rapi<strong>de</strong>ment encore, c’est un fait nouveau dans l’histoire<br />
<strong>du</strong> genre humain. Qui <strong>de</strong> nous, discutant un ouvrage <strong>de</strong> pensée ou<br />
d’art, n’a pas dit : « Il faut le temps <strong>de</strong> le faire » ; « le temps »<br />
dont il est parlé étant alors représenté dans l’esprit comme une<br />
<strong>du</strong>rée minimum, « élastique » vers le haut (il se peut qu’il faille<br />
plus <strong>de</strong> temps), « inélastique » vers le bas ; à faire plus vite on<br />
bâclerait. Cette attitu<strong>de</strong>, qui ne se trouve plus à présent que dans<br />
les métiers d’art, était commune autrefois à tous les métiers, qui,<br />
alors, étaient tous dénommés « arts ». Et puisqu’un même objet<br />
ne pouvait pas être pro<strong>du</strong>it avec un temps <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> plus en<br />
plus court, le corollaire était qu’il ne pouvait pas être pro<strong>du</strong>it <strong>de</strong><br />
plus en plus par heure <strong>de</strong> travail.<br />
Aussi les premiers économistes n’ont-ils vu comme source<br />
possible <strong>de</strong> l’augmentation <strong>de</strong>s disponibilités nationales par tête<br />
que l’échange commercial avec l’étranger. Tel <strong>de</strong>s pro<strong>du</strong>its ici<br />
consommés y coûte beaucoup plus <strong>de</strong> travail qu’il ne fait en<br />
Ruritanie où les <strong>conditions</strong>, notamment climatiques, sont plus<br />
favorables. Par conséquent on en obtiendra plus, avec le même<br />
travail, si on le prend à l’étranger, le payant par tel pro<strong>du</strong>it qui,<br />
chez nous, coûte moins <strong>de</strong> travail qu’en Ruritanie : le commerce<br />
est un moyen d’élever la pro<strong>du</strong>ctivité moyenne en concentrant les<br />
efforts nationaux sur les spécialités dans lesquelles le travail<br />
national est le plus pro<strong>du</strong>ctif.<br />
Mais que dans les spécialités elles-mêmes la pro<strong>du</strong>ctivité <strong>du</strong><br />
travail pût être accrue, c’était une idée plus ambitieuse, liée à<br />
116
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
l’accroissement <strong>de</strong> la dotation en capital pro<strong>du</strong>ctif par homme.<br />
Ricardo et Marx, qui ont mis l’accent sur l’accroissement <strong>de</strong> la<br />
pro<strong>du</strong>ction par homme par l’accroissement <strong>de</strong> la dotation en<br />
capital par homme, ont cru que le premier accroissement serait<br />
dégressif par rapport au second, les ren<strong>de</strong>ments <strong>du</strong> capital étant<br />
décroissants. C’est même la base <strong>de</strong>s prédictions <strong>de</strong> Marx sur<br />
l’intensité inévitablement croissante <strong>de</strong>s conflits entre Capital et<br />
Travail. Si le ren<strong>de</strong>ment économique <strong>du</strong> Capital était décroissant à<br />
mesure <strong>de</strong> son accumulation (par tête <strong>de</strong> travailleur), alors l’effort<br />
<strong>du</strong> capitaliste p.100 pour maintenir le taux <strong>de</strong> profit <strong>de</strong>vait l’amener<br />
à disputer au travailleur une fraction croissante <strong>de</strong> la plus-value<br />
(aujourd’hui nommée « valeur ajoutée »). Or, le postulat<br />
emprunté par Marx à Ricardo, ren<strong>de</strong>ment décroissant <strong>du</strong> capital,<br />
s’est avéré mal fondé, ce qui détruit toute la prévision marxiste sur<br />
le conflit croissant ; au contraire, le ren<strong>de</strong>ment économique <strong>du</strong><br />
capital accumulé est croissant, autrement dit la pro<strong>du</strong>ction par<br />
homme croît encore plus vite que la dotation en capital par<br />
homme.<br />
Personne, à la vérité, n’a prévu l’essor <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction par<br />
homme tel qu’il se manifeste au XX e siècle, principe <strong>de</strong> toute notre<br />
transformation sociale. Or, ce changement dans le rapport <strong>de</strong><br />
l’effort au résultat a, dans son origine et développement, été lié à<br />
un phénomène psychologique, la promotion morale <strong>du</strong> pro<strong>du</strong>cteur.<br />
Toutes les sociétés <strong>du</strong> passé ont réservé leur estime à la fonction<br />
religieuse et intellectuelle et à la fonction combattante et<br />
gouvernante. L’ordre pro<strong>du</strong>cteur était subordonné, ses soins,<br />
indispensables, étaient regardés comme serviles. Oui, ces travaux<br />
étaient <strong>de</strong> « bas étage », faisaient déroger ceux qui s’y livraient,<br />
mais ce n’était pas tout : la pensée elle-même eût dérogé en s’y<br />
117
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
appliquant. Non plus qu’on ne doit parler <strong>de</strong>s fonctions<br />
physiologiques, il ne faut parler <strong>de</strong>s fonctions pro<strong>du</strong>ctrices. Cette<br />
profon<strong>de</strong> déconsidération <strong>de</strong>s travaux pro<strong>du</strong>ctifs était défavorable<br />
à leur progrès pratique. Combien les choses ne sont-elles pas<br />
changées aujourd’hui ! <strong>Les</strong> organisateurs <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction,<br />
n’importe le régime, capitaliste ou communiste, sont les principaux<br />
personnages <strong>de</strong> l’ordre social, et l’ordre intellectuel s’est<br />
transformé tellement que le technicien y a pris le pas sur le lettré.<br />
Le moment <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> inflexion est celui où l’on passe d’un état<br />
dans lequel l’importance sociale <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> l’autorise à un<br />
prélèvement sur le travail, prélèvement qu’il consomme tout<br />
entier, au moment où le prélèvement sur le travail est employé à<br />
procurer <strong>de</strong> meilleurs instruments <strong>de</strong> travail et où ceux qui<br />
excellent dans cette promotion <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ctivité prennent <strong>de</strong><br />
l’importance sociale.<br />
Enfin, la somme <strong>de</strong> tout ceci c’est que la pro<strong>du</strong>ction par année<br />
<strong>de</strong> travail progresse continuellement et par conséquent les moyens<br />
<strong>de</strong> consommation par tête.<br />
p.101<br />
Il semble étrange qu’un progrès aussi prononcé dans les<br />
<strong>conditions</strong> matérielles <strong>du</strong> grand nombre ne donne pas lieu à un<br />
climat <strong>de</strong> grand optimisme. Au contraire, l’invitation qui nous a été<br />
faite postule une inquiétu<strong>de</strong>, un climat pessimiste. S’il est vrai,<br />
comment l’expliquer ? Cette explication peut être recherchée à<br />
plusieurs niveaux. Nous commencerons par les plus grossiers,<br />
nous élevant par <strong>de</strong>grés.<br />
L’interprétation sordi<strong>de</strong> <strong>du</strong> malaise qui s’exprime, c’est qu’il<br />
serait propre et spécifique à ceux qui l’expriment, aux lettrés, et<br />
n’aurait pas d’autre principe que la dégradation <strong>de</strong> leur statut au<br />
cours <strong>de</strong> la transformation sociale. La thèse est impossible à<br />
118
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
étayer si l’on pense à la condition matérielle <strong>de</strong> l’écrivain, vu qu’à<br />
toutes les époques elle a présenté une énorme dispersion <strong>de</strong> cas<br />
indivi<strong>du</strong>els, et qu’on peut aussi indûment représenter une montée<br />
<strong>de</strong> Villon à Sagan qu’une <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> Voltaire à tel talent méconnu<br />
d’aujourd’hui. La thèse est plus plausible si l’on souligne que le<br />
lettré a joui dans toutes les sociétés <strong>du</strong> passé d’une estime qui<br />
s’est maintenant déplacée sur le savant ou le technicien. Mais où<br />
la thèse <strong>de</strong>vient beaucoup plus plausible — et d’ailleurs beaucoup<br />
moins sordi<strong>de</strong> — c’est si l’on note que le lettré souffre dans les<br />
objets naturels <strong>de</strong> son affection.<br />
Fidèles à notre métho<strong>de</strong> d’aller <strong>du</strong> moins au plus important,<br />
nous signalerons qu’un homme qui aime les auteurs grecs et latins<br />
souffre <strong>de</strong> voir ces langues <strong>de</strong> plus en plus abandonnées ; qu’un<br />
homme cultivé qui goûte les nobles monuments et les beaux<br />
paysages, souffre d’assister à une explosion <strong>de</strong> lai<strong>de</strong>ur dans les<br />
villes, les banlieues et les campagnes, qui ne laissera bientôt plus<br />
rien sur quoi l’œil puisse se poser avec plaisir — je pense surtout à<br />
mon pays ; que l’homme méditatif souffre <strong>de</strong> la vague <strong>de</strong> bruit qui<br />
déferle ; que l’homme délicat en<strong>du</strong>re avec peine que la brutalité<br />
<strong>de</strong>s prétentions fasse l’éten<strong>du</strong>e <strong>de</strong> leurs droits.<br />
Nous dirons encore que le lettré étant naturellement un artisan,<br />
il se sent menacé par l’extinction <strong>de</strong> l’artisanat dans la société<br />
mo<strong>de</strong>rne. Le poète et l’ébéniste <strong>du</strong> Faubourg Saint-Antoine<br />
travaillaient à peu près <strong>de</strong> la même façon : le lettré s’effraie en<br />
voyant que nul ne travaille plus comme lui et peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />
combien <strong>de</strong> temps encore son activité subsistera sous la forme<br />
artisanale.<br />
p.102<br />
Nous avons fait un tour rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s réactions que l’on peut<br />
raisonnablement attribuer au lettré en tant que tel. Mais il faut<br />
119
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
remarquer que la plupart <strong>de</strong>s lettrés qui expriment leur<br />
pessimisme, et notamment quand ils s’affirment <strong>de</strong> gauche,<br />
refuseraient <strong>de</strong> reconnaître ces réactions pour leurs.<br />
Montons à un autre niveau d’explication : ce sera que les<br />
intéressés ont moins <strong>de</strong> raisons d’être satisfaits que les<br />
statistiques ne le donnent à penser. Et cela peut-être en raison <strong>du</strong><br />
fait que l’amélioration est en réalité moindre que les statistiques<br />
ne le donnent à croire.<br />
Cela peut-être en raison d’omissions acci<strong>de</strong>ntelles dans les<br />
statistiques ou en raison d’omissions substantielles. Commençons<br />
par les premières : c’est le moins important. Le compte <strong>de</strong>s<br />
services utilisés par les consommateurs comprend <strong>de</strong>s services qui<br />
ne sont pas choisis mais imposés, comme les services <strong>de</strong> transport<br />
entre le domicile et le lieu <strong>de</strong> travail ; le temps <strong>de</strong> transport entre<br />
le domicile et le lieu <strong>de</strong> travail est compté comme temps <strong>de</strong> loisir ;<br />
le compte <strong>de</strong>s pro<strong>du</strong>its utilisés est <strong>de</strong> même gonflé par exemple <strong>du</strong><br />
fait que l’éloignement entre lieu <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction et lieu <strong>de</strong><br />
consommation oblige à prendre <strong>de</strong>s pro<strong>du</strong>its empaquetés au lieu<br />
<strong>de</strong> pro<strong>du</strong>its en vrac, ce qui figure dans les statistiques comme un<br />
accroissement <strong>de</strong>s obtentions. Maint petit phénomène <strong>de</strong> ce genre<br />
contribue à expliquer que les intéressés ne reconnaissent pas le<br />
progrès <strong>de</strong> leur condition aussi fort que le font les statisticiens.<br />
Mais ce sont là vétilles.<br />
Tout autrement sérieuses sont les omissions substantielles<br />
dans nos calculs, qui tiennent à ce que ceux-ci ne portent que sur<br />
les biens et services <strong>de</strong> caractère vénal, et par conséquent<br />
excluent <strong>du</strong> compte les biens et services gratuits qui ou bien sont<br />
per<strong>du</strong>s et n’apparaissent pas comme perte, ou bien passent <strong>de</strong> la<br />
gratuité à la vénalité et apparaissent alors indûment comme<br />
120
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
gains. De même les maux qui accompagnent le processus <strong>de</strong><br />
changement ne sont pas comptés. Je donnerai ici quelques<br />
exemples sans m’attar<strong>de</strong>r.<br />
Un certain sophiste nommé Antiphon disait un jour à Socrate :<br />
« Tu conviens honnêtement, Socrate, que tes leçons <strong>de</strong> sagesse ne<br />
valent rien. En effet, tu n’exiges pour elles aucun prix, alors que si<br />
l’on te priait <strong>de</strong> donner ton manteau ou ta maison tu ne les<br />
cé<strong>de</strong>rais p.103 pas sans en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le juste prix. Ne <strong>de</strong>mandant<br />
aucun prix pour tes leçons, tu conviens qu’elles ne valent rien. »<br />
Le raisonnement d’Antiphon sous-entend nécessairement nos<br />
calculs d’enrichissement social.<br />
S’il y avait dans une cité douze groupes musicaux, donnant <strong>de</strong>s<br />
concerts gratuits, et qu’il n’y en ait plus qu’un mais donnant ses<br />
représentations à titre onéreux, c’est augmentation <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction<br />
musicale. Nous comptons ainsi parce que notre volonté <strong>de</strong> compter<br />
limite notre vision à ce qui est mesurable par l’étalon monétaire.<br />
La simple commercialisation <strong>de</strong> rapports auparavant gratuits<br />
gonfle les statistiques. D’où il suit que toute commercialisation<br />
apparaît comme un progrès. Mais il y a pis. <strong>Les</strong> biens naturels dont<br />
l’homme jouissait gratuitement n’entrant pas en ligne <strong>de</strong> compte,<br />
leur détérioration ne figure pas.<br />
Tout ce qui est séparation <strong>de</strong> l’homme d’avec les beautés <strong>de</strong> la<br />
nature, tout ce qui est pollution <strong>de</strong> l’air, et donc détérioration <strong>du</strong><br />
gratuit, tout ce qui est apparition <strong>de</strong> maux concrets comme le<br />
volume croissant <strong>du</strong> bruit, tout cela échappe à nos statistiques.<br />
Un pays qui aurait tellement encrassé son atmosphère que l’on<br />
n’y verrait jamais le soleil apparaîtrait statistiquement comme<br />
comportant une consommation <strong>de</strong> lumière électrique par tête<br />
121
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
particulièrement élevée, signe d’enrichissement, et son in<strong>du</strong>strie<br />
<strong>de</strong>s phares anti-brouillard serait un plus <strong>du</strong> pro<strong>du</strong>it national.<br />
Généralement, rien <strong>de</strong> ce que l’on perd n’entre en compte si c’était<br />
gratuit, et les efforts que l’on fait pour réparer en partie la perte<br />
entrent en compte comme un gain.<br />
Pour prendre <strong>de</strong>s exemples urbains <strong>de</strong> perte, la rue a joué un<br />
rôle social important comme salon populaire <strong>de</strong> fin <strong>de</strong> journée. La<br />
place était un lieu <strong>de</strong> réunion. Toutes <strong>de</strong>ux sont <strong>de</strong>venues<br />
inutilisables comme telles parce que la rue est le lieu <strong>de</strong> passage<br />
<strong>de</strong>s automobiles, la place est un lieu <strong>de</strong> parcage. J’ai même<br />
soutenu que la démocratie proprement dite ne pouvait résister à<br />
l’automobile qui avait détruit la rue comme lieu <strong>de</strong> formation <strong>de</strong><br />
l’opinion et la place comme lieu <strong>de</strong> son expression.<br />
Il y a <strong>de</strong>s avantages auxquels on ne pense pas tandis qu’on les<br />
possè<strong>de</strong>. En voici une illustration qui vous fera sourire :<br />
p.104<br />
Cette année, la ville <strong>de</strong> Washington a vu ouvrir sa première<br />
terrasse <strong>de</strong> café. Toute la ville en a parlé comme d’une addition<br />
remarquable à la douceur <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong> la capitale. Mais si la<br />
terrasse <strong>de</strong> café qui apparaît à Washington est un enrichissement,<br />
ne faut-il pas penser que celle qui disparaît à Paris est un<br />
appauvrissement ? Mais nous ne comptons pas ainsi.<br />
J’ai très rapi<strong>de</strong>ment évoqué certaines pertes et maux<br />
accompagnant le progrès. Je veux souligner que ces<br />
accompagnements ne sont pas nécessaires, qu’ils ont lieu<br />
essentiellement parce qu’on n’y fait pas attention. Mais dans<br />
l’avenir, <strong>de</strong> grands efforts s’adresseront à leur réparation, et cela<br />
dépend naturellement <strong>de</strong> notre prise <strong>de</strong> conscience. La volonté <strong>de</strong><br />
les réparer dépend beaucoup <strong>de</strong> l’importance que les intéressés<br />
122
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
attacheront à ces facteurs. Je ne pense pas que jusqu’à présent<br />
cette importance soit très gran<strong>de</strong>.<br />
Si donc les intéressés ne sont pas trop sensibles jusqu’à présent<br />
à ce passif <strong>du</strong> progrès, d’où vient leur insatisfaction ? Il est facile<br />
<strong>de</strong> dire que l’espérance <strong>de</strong> mieux n’est pas déçue dans une société<br />
stationnaire qui n’offre pas <strong>de</strong> perspective dynamique, mais qu’une<br />
société offrant <strong>de</strong>s perspectives dynamiques est nécessairement<br />
décevante à cause qu’elle invite à désirer un plus qui sert alors <strong>de</strong><br />
critère pour trouver médiocre le plus obtenu. Mais je ne suis pas<br />
sûr que les hommes soient aussi fiévreusement déraisonnables<br />
que le suggère cette image.<br />
Pour m’adresser à quelque chose <strong>de</strong> plus concret, je ferai<br />
remarquer que le progrès <strong>de</strong> l’enrichissement populaire par petites<br />
fractions annuelles fait obstacle à son bon emploi. L’homme <strong>de</strong> la<br />
société in<strong>du</strong>strielle a été jeté au XIX e siècle dans l’usine et forcé <strong>de</strong><br />
prendre racine auprès d’elle. Un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie misérable s’est alors<br />
instauré. Depuis lors, le pouvoir d’achat <strong>de</strong> l’homme s’est<br />
successivement accru mais lentement, et même à présent que les<br />
accroissements sont relativement rapi<strong>de</strong>s d’une année sur l’autre,<br />
ils sont trop lents pour que le chef <strong>de</strong> famille procè<strong>de</strong> à <strong>de</strong>s<br />
renouvellements en profon<strong>de</strong>ur d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie mal fondé et<br />
enrichi sur un pauvre fon<strong>de</strong>ment.<br />
S’il n’est pas surprenant que les chefs <strong>de</strong> familles ouvrières<br />
aient été mal placés pour déraciner et réimplanter leur vie, il est<br />
plus p.105 surprenant qu’il n’y ait pas eu un effort <strong>de</strong> la société pour<br />
imprimer un style <strong>de</strong> vie plus satisfaisant.<br />
Jamais on n’a vu un processus d’urbanisation semblable à celui<br />
<strong>de</strong>s cent ans écoulés : il est à peine croyable qu’il n’ait été marqué<br />
123
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
par la fondation d’aucune cité, témoignant <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> vie<br />
qui pourraient être faites à l’homme par la technique et la richesse<br />
mo<strong>de</strong>rnes.<br />
Il est clair que les changements intervenus dans la manière <strong>de</strong><br />
vivre ont été déterminés par les activités pro<strong>du</strong>ctrices et les<br />
pro<strong>du</strong>its, et non pas les activités pro<strong>du</strong>ctrices et les pro<strong>du</strong>its par le<br />
propos <strong>de</strong> faire à l’homme une vie harmonieuse. L’automobile offre<br />
un exemple caractéristique : historiquement elle n’est pas apparue<br />
comme un meuble qui vient combler un vi<strong>de</strong> dans un cadre<br />
<strong>de</strong>ssiné, mais comme une intruse qui fait sauter le cadre pré-<br />
existant.<br />
Si l’on avait <strong>de</strong>mandé aux utopistes <strong>de</strong> 1835-1850 ce qu’il fallait<br />
aux hommes pour bien vivre, aucun d’eux n’aurait cité un moyen<br />
<strong>de</strong> déplacement rapi<strong>de</strong> tel que l’automobile et en effet elle s’est<br />
intro<strong>du</strong>ite dans notre vie au titre <strong>de</strong> jouet <strong>de</strong> riche.<br />
Cette réflexion invite à flageller le capitalisme, ce que les<br />
intellectuels <strong>du</strong> XX e siècle font comme les jeunes filles <strong>de</strong> la<br />
bourgeoisie <strong>du</strong> XIX e jouaient <strong>du</strong> piano, c’est-à-dire souvent et mal.<br />
Comment, en effet, en cette matière accuser le capitalisme seul,<br />
alors que le communisme n’a pas organisé la pro<strong>du</strong>ction pour les<br />
hommes, mais les hommes pour la pro<strong>du</strong>ction ? Ce n’est pas signe<br />
<strong>de</strong> primauté donnée aux besoins <strong>de</strong> l’homme que <strong>de</strong> réussir <strong>de</strong>s<br />
bonds dans l’espace tandis que les travailleurs sont logés à raison<br />
d’une famille par pièce. Je n’ai pas lieu d’en dire plus, il me suffit<br />
<strong>de</strong> critiquer la société dans laquelle je vis.<br />
Je trouve une disproportion prodigieuse entre la dépense<br />
d’attention vouée <strong>de</strong> nos jours à la mise au point <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>its ou <strong>de</strong><br />
procédés nouveaux, et le défaut d’attention accordée à<br />
124
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
l’aménagement <strong>de</strong> l’existence humaine : que <strong>de</strong> soins pour les<br />
pièces, et combien peu <strong>de</strong> soins pour l’ensemble. On dirait que<br />
l’ensemble doit s’adapter aux pièces !<br />
A la vérité, il faut bien dans une économie en croissance que les<br />
pro<strong>du</strong>cteurs, en même temps qu’ils assurent leur débit actuel,<br />
préparent un débit accru et varié, et pour cela il faut qu’ils<br />
trouvent p.106 <strong>de</strong>s réponses aux questions : « que pro<strong>du</strong>ire et en<br />
quelles quantités ? » Or ici intervient une bizarrerie majeure d’une<br />
époque peu in<strong>du</strong>lgente aux mœurs <strong>de</strong>s riches : c’est qu’ils servent<br />
<strong>de</strong> modèles. Tous les réformateurs sociaux <strong>du</strong> passé avaient voulu<br />
par-<strong>de</strong>ssus tout détruire le mauvais exemple <strong>de</strong>s riches, et<br />
l’amélioration <strong>du</strong> sort <strong>de</strong>s pauvres n’était pas conçue comme une<br />
imitation mais comme un nouveau modèle. Aujourd’hui point.<br />
Appelons item tout pro<strong>du</strong>it ou service particulier. On constate<br />
aujourd’hui qu’un item donné est absorbé avec une fréquence<br />
donnée dans une tranche <strong>de</strong> population jouissant d’un revenu<br />
donné. Pour présenter grossièrement les calculs complexes <strong>de</strong><br />
prévision auxquels nous nous livrons en France, disons qu’à<br />
mesure que <strong>de</strong>s éléments acheteurs glissent d’une tranche <strong>de</strong><br />
revenus dans la tranche supérieure, leur fréquence d’absorption <strong>de</strong><br />
l’item considéré <strong>de</strong>viendra celle <strong>de</strong> la tranche dans laquelle ils<br />
entrent. C’est-à-dire que l’on présume l’imitation <strong>du</strong> riche par le<br />
pauvre, le riche servant <strong>de</strong> pilote quant au mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie.<br />
Une réserve importante est ici nécessaire. Pourquoi est-il<br />
possible <strong>de</strong> distribuer par tête <strong>de</strong> consommateur une collection<br />
croissante d’items, alors que la fourniture d’heures <strong>de</strong> travail par<br />
tête <strong>de</strong> consommateur est décroissante ? Tout le mon<strong>de</strong> le sait :<br />
c’est seulement parce qu’il est pro<strong>du</strong>it <strong>de</strong> plus en plus par heure <strong>de</strong><br />
travail. Ou en renversant le rapport, il faut <strong>de</strong> moins en moins <strong>de</strong><br />
125
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
temps par item pro<strong>du</strong>it : mais cette économie <strong>du</strong> travail n’est pas<br />
<strong>du</strong> tout la même selon l’objet ou service considéré. Prodigieuse<br />
l’économie <strong>de</strong> travail s’agissant <strong>de</strong> fournir <strong>de</strong> la lumière, faible<br />
l’économie <strong>de</strong> travail s’agissant <strong>de</strong> construire une maison <strong>de</strong><br />
pierre ; nulle, par définition, l’économie <strong>de</strong> travail dans les services<br />
domestiques. Donc pour que la collection d’items s’accroisse<br />
rapi<strong>de</strong>ment, il faut qu’elle comporte <strong>de</strong> plus en plus d’items sur<br />
lesquels l’économie <strong>de</strong> travail est forte, et <strong>de</strong> moins en moins<br />
d’items sur lesquels cette économie est faible ou nulle. Il suit <strong>de</strong> là<br />
que le progrès économique veut la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie<br />
<strong>de</strong>s riches qui avaient une gran<strong>de</strong> maison et un personnel<br />
domestique, mais qu’une classe moyenne supérieure, comme on<br />
dit bizarrement aujourd’hui, est nécessaire comme banc d’essai<br />
pour les pro<strong>du</strong>its nouveaux qui seront ensuite p.107 diffusés plus<br />
largement. C’est-à-dire que pour profiter pleinement <strong>du</strong> progrès<br />
économique le consommateur doit être opportuniste. Il ne doit pas<br />
désirer ce qu’avaient les riches d’autrefois. Le progrès <strong>du</strong> niveau<br />
<strong>de</strong> vie n’est pas vertical, c’est-à-dire montée d’une position basse<br />
à une position haute d’autrefois, mais oblique, c’est-à-dire montée<br />
vers une autre position qui se caractérise par l’acquisition d’une<br />
collection d’objets qui peuvent être fournis en quantité croissante<br />
parce qu’ils ont un prix unitaire décroissant.<br />
En un mot, le processus d’enrichissement <strong>du</strong> grand nombre est<br />
un processus d’imitation, que ses <strong>conditions</strong> techniques orientent<br />
nécessairement vers les parties <strong>du</strong> modèle qui sont repro<strong>du</strong>ctibles<br />
à coûts décroissants en travail.<br />
La question n’a pas été posée <strong>de</strong> savoir si cette poursuite d’un<br />
modèle qui se déforme avec le temps est le processus le plus<br />
propre à procurer un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie harmonieux.<br />
126
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Il est étrange que, <strong>de</strong>puis un siècle, on n’ait point <strong>du</strong> tout discuté<br />
le « comment vivre » : c’était <strong>du</strong>rant la première partie <strong>du</strong> XIX e la<br />
gran<strong>de</strong> préoccupation <strong>de</strong>s socialistes, qui alors s’opposaient aux<br />
économistes, reprochant à ces <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong> ne se soucier que<br />
d’accroissements en volume. C’est un point <strong>de</strong> vue bien limité que<br />
celui <strong>de</strong> l’économiste, disaient ces socialistes d’autrefois : comme si<br />
l’on jugeait la valeur d’une compagnie à la richesse <strong>de</strong> son vestiaire.<br />
Mais on sait avec quelle brutalité dans la controverse Marx a donné<br />
congé à ces socialistes d’autrefois : simples utopistes ! Avec Marx,<br />
le socialisme se plie aux catégories <strong>de</strong> l’économie politique<br />
bourgeoise : pro<strong>du</strong>ction et répartition, toute sa spécificité est d’être,<br />
en fait <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction, plus économiste que les économistes, jugeant<br />
les institutions sociales à partir <strong>de</strong> leur soumission à l’impératif <strong>de</strong><br />
pro<strong>du</strong>ction, et <strong>de</strong> faire déboucher le processus <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction sur<br />
une phase finale <strong>de</strong> répartition égalitaire. Mais la doctrine marxiste,<br />
en donnant à la phase <strong>de</strong> repro<strong>du</strong>ction élargie en régime capitaliste<br />
le caractère historique d’un Purgatoire inévitable, a contribué à<br />
détourner l’attention <strong>de</strong> l’aménagement <strong>de</strong> la vie <strong>du</strong>rant cette phase<br />
<strong>de</strong> développement, tandis que l’accent mis par l’économie politique<br />
bourgeoise sur la souveraineté <strong>du</strong> consommateur allait dans le<br />
même sens.<br />
p.108<br />
Il est difficile à l’esprit <strong>de</strong> concevoir l’équilibre au cours d’un<br />
processus dynamique, — encore que le vol aérien soit <strong>de</strong> cette<br />
nature. Cette difficulté se marque dans le caractère statique <strong>de</strong>s<br />
théories classiques <strong>de</strong> l’équilibre économique, et leur longue<br />
séparation d’avec les théories <strong>du</strong> développement, séparation qui<br />
n’a été réparée que récemment dans les théories dites <strong>de</strong> la<br />
croissance en équilibre. Aussi aurait-on cru, en discutant le<br />
« comment vivre », postuler un terminus ad quem, alors que cette<br />
127
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
discussion peut très bien porter sur l’axe d’un développement.<br />
Mais ce n’est pas seulement à cause <strong>de</strong> cet obstacle intellectuel<br />
que la discussion <strong>de</strong> ce grand sujet a manqué. C’est bien plus<br />
parce que le processus <strong>de</strong> développement économique, quelques<br />
contributions qu’il ait apportées à l’amélioration <strong>du</strong> bien-être,<br />
notamment par les machines au foyer, allégeant les labeurs<br />
millénaires <strong>de</strong> la femme, a été dans son principe une affirmation<br />
<strong>de</strong> puissance humaine plutôt qu’une recherche <strong>de</strong> bien-être : et ce<br />
caractère est bien plus apparent encore dans le cas <strong>du</strong> mon<strong>de</strong><br />
soviétique que <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> capitaliste. Il paraît être plus question <strong>de</strong><br />
manifester la puissance créatrice <strong>de</strong> l’homme que <strong>de</strong> procurer la<br />
douceur <strong>de</strong> vivre : comme on le voit bien à présent dans nos<br />
prétentions à conquérir l’espace, dont la contribution à l’agrément<br />
<strong>du</strong> commerce humain est nulle ou négative.<br />
La préférence donnée à ce qui accroît le pouvoir humain<br />
relativement à ce qui accroît nos facultés <strong>de</strong> goûter ce qui nous est<br />
donné, se marque fortement dans l’é<strong>du</strong>cation mo<strong>de</strong>rne.<br />
Tout le mon<strong>de</strong> convient qu’il en faut accroître le volume. Là se<br />
borne l’accord. L’impératif d’efficacité <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que les enfants<br />
soient formés pour un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> structures et <strong>de</strong> procédés<br />
complexes, qu’ils soient entraînés au « savoir-faire » et ajustés<br />
aux places qu’ils viendront occuper dans <strong>de</strong>s organisations<br />
structurées. Mais d’autre part, les chances que leur offre une<br />
société toujours plus riche et qui leur promet <strong>de</strong>s loisirs toujours<br />
accrus et une longue vie après l’âge <strong>de</strong> la retraite, paraissent<br />
appeler le développement <strong>du</strong> « savoir-vivre ». Savoir vivre au sens<br />
<strong>de</strong> savoir vivre pour soi, mais savoir vivre au sens <strong>de</strong> la civilité<br />
puisque la <strong>de</strong>nsité croissante <strong>de</strong>s rapports humains donne une<br />
importance croissante aux manières.<br />
128
p.109<br />
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Je ne dis pas <strong>du</strong> tout que savoir faire et savoir vivre ne<br />
puissent pas être acquis <strong>de</strong> pair, mais le problème <strong>de</strong> leur<br />
association ne paraît pas bien résolu et l’on en use généralement<br />
comme s’il y avait conflit, qui est tranché au profit <strong>du</strong> savoir-faire.<br />
De plus, il faut remarquer qu’alors que la tâche <strong>de</strong> former <strong>de</strong>s<br />
hommes <strong>de</strong>vient incomparablement plus difficile que dans une<br />
société stationnaire, ceux qui en sont chargés sont moins honorés<br />
et récompensés que leurs équivalents en facultés intellectuelles,<br />
qui sont voués à faire <strong>de</strong>s objets.<br />
Notre époque offre une curieuse combinaison <strong>de</strong> promotion et<br />
<strong>de</strong> démotion <strong>de</strong> l’homme. La promotion saute aux yeux. Aristote<br />
avait, dit-on, 500 esclaves, et sans doute il les traitait bien, mais<br />
les regardait comme inférieurs par nature. Cela est loin. Mais tout<br />
près <strong>de</strong> nous, Rousseau donne un autre exemple : le ménage<br />
Wolmar dont l’extrême simplicité ré<strong>du</strong>it le personnel domestique à<br />
huit personnes (!), et ce qu’il dit <strong>de</strong> la bonté <strong>de</strong>s maîtres implique<br />
encore pour les serviteurs un statut d’infériorité inconcevable à<br />
présent. Et pourtant, c’est Rousseau qui parle.<br />
On peut dire que la valeur assignée à l’homme, en tant que tel,<br />
s’est énormément accrue au cours <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers siècles : mais<br />
il s’agit dans l’ordre moral d’une valeur relative, et seulement dans<br />
l’ordre matériel d’une valeur absolue. Parlant d’une augmentation<br />
absolue dans l’ordre matériel, je veux simplement rappeler que<br />
l’homme obtient concrètement beaucoup plus. Parlant d’une<br />
augmentation relative dans l’ordre moral, je veux dire que celui<br />
qu’on eût autrefois nommé le supérieur fait plus <strong>de</strong> cas<br />
qu’auparavant <strong>de</strong> celui que l’on eût autrefois appelé l’inférieur.<br />
Mais il n’y a ici qu’une simple redistribution <strong>de</strong>s droits à l’estime.<br />
Pour bien faire sentir ce que j’ai dans l’esprit, je soulignerai que<br />
129
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
dans l’ordre matériel la redistribution <strong>de</strong>s droits sur le pro<strong>du</strong>it<br />
social est un phénomène mineur auprès <strong>du</strong> progrès général dans<br />
l’avoir. Dans l’ordre moral, la redistribution <strong>de</strong>s droits à l’estime a<br />
été la préoccupation majeure et mineur le souci <strong>de</strong> rendre l’homme<br />
plus valable.<br />
J’ai vu quelque part une estimation <strong>de</strong> la valeur marchan<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />
pro<strong>du</strong>its chimiques entrant dans la constitution <strong>du</strong> corps humain :<br />
le total était dérisoire, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 50 francs si ma mémoire p.110<br />
est fidèle. Le miracle est que cette poussière puisse être valorisée<br />
en un Socrate. Lorsqu’on y réfléchit, il faut s’extasier sur la<br />
condition humaine au lieu <strong>de</strong> n’en voir que les misères. Cette<br />
prodigieuse disparité entre les facteurs constituants et l’ensemble<br />
organique nous avertit que le précieux est dans l’élément<br />
intégrant, l’entéléchie architecte et non dans les facteurs intégrés.<br />
C’est ce qu’il nous est d’autant plus facile <strong>de</strong> comprendre<br />
aujourd’hui que se présente à nous l’illustration <strong>de</strong> l’in<strong>du</strong>strie<br />
électronique, qui est <strong>de</strong> toutes les in<strong>du</strong>stries celle où les matières<br />
premières interviennent le plus faiblement dans le coût, et qui<br />
construit <strong>de</strong>s cerveaux <strong>de</strong> plus en plus capables. Il y a quelque<br />
chose d’étrange dans le contraste <strong>du</strong> soin que prennent les<br />
hommes d’imprimer <strong>de</strong>s talents à ce rival, et <strong>du</strong> souci insuffisant<br />
<strong>de</strong> nous les imprimer à nous-mêmes.<br />
Mon propos ne tend nullement à déprécier les biens matériels.<br />
J’irai jusqu’à dire que mon souci tend à les rendre plus<br />
satisfaisants qu’ils ne sont. Ils ne sauraient nous combler, mais<br />
quant à nier qu’ils procurent <strong>de</strong> vraies satisfactions, ce serait<br />
bafouer le sens commun. Il faut n’avoir jamais manqué <strong>de</strong><br />
manteau pour méconnaître que le désir <strong>de</strong> ce vêtement en hiver<br />
est un désir très raisonnable et que ce bien est un vrai bien. Dans<br />
130
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
le cas <strong>du</strong> manteau, la représentation que l’on s’était faite <strong>de</strong>s<br />
services qu’il rendrait se trouve vérifiée par la possession. Il n’en<br />
va pas toujours ainsi. Supposons en effet qu’il s’agisse toujours<br />
d’un manteau, mais cette fois non pas en fonction <strong>du</strong> froid dont on<br />
souffre, mais par exemple <strong>de</strong> la part d’une femme <strong>de</strong> condition<br />
aisée qui désire ce manteau parce qu’elle a vu porter le même par<br />
une ve<strong>de</strong>tte. Il est clair alors que son désir <strong>de</strong> manteau n’est que<br />
l’ombre <strong>de</strong> l’envie qu’elle porte à la ve<strong>de</strong>tte. L’acquisition <strong>du</strong><br />
manteau ne pourra la satisfaire, car, quand elle aura le manteau,<br />
elle ne sera pas pour autant la ve<strong>de</strong>tte : et même dès lors qu’il ne<br />
lui manquera rien <strong>de</strong>s attributs transférables <strong>de</strong> la ve<strong>de</strong>tte, elle<br />
sentira plus vivement la différence.<br />
Dans le cas qui vient d’être évoqué, l’acquisition <strong>du</strong> bien<br />
matériel est nécessairement décevante, à cause qu’il a été désiré<br />
comme symbole <strong>de</strong> ce que l’on voudrait être et que la possession<br />
<strong>du</strong> signe ne confère pas. En même temps que notre époque<br />
proclame l’égalité p.111 <strong>de</strong>s hommes comme on n’avait jamais fait,<br />
elle concentre <strong>de</strong>s projecteurs d’une puissance sans précé<strong>de</strong>nt sur<br />
<strong>de</strong>s personnalités d’ailleurs en général peu dignes d’admiration, et<br />
cette pratique donne à ceux qui sont restés dans l’ombre le<br />
sentiment d’être négligés. Voilà qui porte à la repro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong>s<br />
attributs transférables <strong>de</strong> ces personnages enviés ; ce qui ne peut<br />
comporter que déception. Déception encore si, voyant que mon<br />
voisin tire <strong>de</strong> vrais plaisirs <strong>de</strong> sa collection <strong>de</strong> timbres ou <strong>de</strong><br />
papillons, j’entreprends une collection semblable, qui n’a aucune<br />
raison <strong>de</strong> me donner les mêmes satisfactions. Mais si l’on dit à<br />
partir <strong>de</strong> ces constatations simples que l’acquisition <strong>de</strong>s livres qui<br />
correspon<strong>de</strong>nt à mes curiosités propres n’est que vanité, je n’en<br />
conviendrai pas. Lorsque j’ai une raison suffisante d’acquérir un<br />
131
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
objet, sa possession n’est point décevante. La déception ne tient<br />
pas à ce qu’il s’agit seulement d’un objet mais au défaut <strong>de</strong> raison<br />
suffisante.<br />
Le mépris <strong>de</strong>s choses matérielles me semble une erreur<br />
philosophique tenant à l’erreur commise sur le rapport entre le<br />
sujet et l’objet : on se représente l’objet comme ayant une sorte<br />
<strong>de</strong> magnétisme propre qui excite notre concupiscence, laquelle<br />
escompte le plaisir que donnera l’objet et l’aime en vue <strong>de</strong> ce<br />
plaisir ; l’objet possédé se révélera également incapable <strong>de</strong> faire<br />
notre <strong>bonheur</strong> et nous irons alors à un objet nouveau, qui se<br />
révélera incapable <strong>de</strong> nous satisfaire.<br />
Mais cette vue <strong>de</strong>s choses me paraît renverser les vrais<br />
rapports. Un ouvrage <strong>de</strong> philosophie dans un rayon <strong>de</strong> librairie<br />
n’irradie pas un fumet qui attire les hommes ; il est recherché par<br />
un homme qui aime la philosophie et sa lecture sera un plaisir vrai,<br />
parce qu’il s’inscrit dans le cadre d’un amour.<br />
L’égarement d’Helvétius, Bentham et leurs successeurs est<br />
d’avoir imaginé une atomistique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans laquelle le bien-<br />
être se construit par sommation <strong>de</strong>s sensations agréables, dont le<br />
nombre, la <strong>du</strong>rée et l’intensité expliquent tout. Tout, sauf le fait<br />
qu’elles soient agréables. Et comment le sont-elles sinon par leur<br />
convenance avec une structure ?<br />
Monter en avion reste pour moi une chose en soi désagréable,<br />
mais ce peut être une occasion <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> joie si cet avion me<br />
ramène p.112 auprès <strong>de</strong> ceux que j’aime. Il y a <strong>de</strong>s sensations d’une<br />
telle acuité qu’elles occupent l’homme entier tandis qu’elles<br />
<strong>du</strong>rent ; mais ce n’est guère le cas que <strong>de</strong> souffrances. Il est aisé<br />
d’infliger à un homme heureux une douleur telle que son<br />
132
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
sentiment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> soit entièrement balayé : il me paraît<br />
impossible <strong>de</strong> faire sentir à un homme malheureux un plaisir si vif<br />
qu’il oublie son malheur.<br />
La personne humaine est un ensemble d’une prodigieuse<br />
complexité mais qui est prodigieusement unifiée. Chacune a son<br />
profil propre et tout ce qui peut advenir à cette personne prend<br />
une valeur propre en raison <strong>de</strong> ce profil. <strong>Les</strong> affections sont la<br />
puissante manifestation <strong>de</strong> ce profil. La charpente <strong>de</strong> l’être<br />
s’accuse au cours <strong>de</strong> la <strong>du</strong>rée : les jouets sont <strong>de</strong> vrais biens en<br />
leur temps. Entre l’être et son cadre une dialectique se déroule,<br />
progressive et détériorante. Progressive, ce que l’homme fait et<br />
construit, le construit aussi. Entre lui et son opus, entre lui et sa<br />
familia, il y a une harmonie qui se lit et dans la famille, et dans<br />
l’œuvre et dans l’homme. C’est là le <strong>bonheur</strong>.<br />
Notre époque retentit d’affirmations quant à la dignité <strong>de</strong><br />
l’homme : ce qui, je présume, veut dire que l’homme doit être<br />
respecté. Je pense en effet que c’est la plus gran<strong>de</strong> cause <strong>de</strong><br />
souffrance que d’être humilié et offensé. Mais je ne vois pas <strong>de</strong><br />
traces suffisantes <strong>de</strong> ce respect. Je prendrai simplement l’exemple<br />
<strong>de</strong>s agriculteurs. Pendant <strong>de</strong>s millénaires ils ont porté sur leur dos<br />
les classes privilégiées. Aujourd’hui, dans les pays communistes, le<br />
mon<strong>de</strong> paysan porte sur son dos la construction <strong>de</strong> l’in<strong>du</strong>strie.<br />
Mais voyons la paysannerie occi<strong>de</strong>ntale : elle n’est pas opprimée<br />
mais en voie <strong>de</strong> liquidation. On dit aux agriculteurs qu’ils <strong>de</strong>vaient<br />
accroître leur pro<strong>du</strong>ctivité. Ils y ont réussi dans nos pays non<br />
moins bien, sinon mieux, que les in<strong>du</strong>striels. Mais il s’en faut bien<br />
qu’ils aient connu la même amélioration <strong>de</strong> leur condition que les<br />
ouvriers <strong>de</strong> l’in<strong>du</strong>strie. La cause en est dans le défaut d’élasticité<br />
<strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>its alimentaires. La conclusion en est que<br />
133
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
les paysans ne peuvent quelque peu relever leur sort matériel<br />
qu’en diminuant leur nombre. C’est-à-dire que les hommes sont<br />
bousculés hors d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, qui a pourtant été regardé<br />
pendant <strong>de</strong>s millénaires comme le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie naturel et<br />
vertueux.<br />
p.113<br />
Rousseau, par exemple, écrivait dans la Nouvelle Héloïse :<br />
« La condition naturelle <strong>de</strong> l’homme est <strong>de</strong> cultiver la<br />
terre et <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong> ses fruits... Tous les vrais plaisirs <strong>de</strong><br />
l’homme sont à sa portée ; il n’a que les peines<br />
inséparables <strong>de</strong> l’humanité, <strong>de</strong>s peines que celui qui croit<br />
s’en délivrer ne fait qu’échanger contre d’autres plus<br />
cruelles encore...<br />
Cette condition qui a été regardée longtemps comme la<br />
condition <strong>de</strong> la félicité publique, est aujourd’hui regardée comme<br />
une condition qui doit prendre fin. <strong>Les</strong> pays économiquement les<br />
plus avancés n’ont plus que <strong>de</strong>s proportions infimes <strong>de</strong> leur<br />
population dans l’agriculture. Aujourd’hui, dans les pays où les<br />
agriculteurs résistent à leur liquidation, comme la France, leur<br />
condition économique est certainement très inférieure à celle <strong>de</strong>s<br />
autres classes <strong>de</strong> la société.<br />
Ce phénomène <strong>de</strong> liquidation fait partie <strong>du</strong> processus <strong>de</strong><br />
changement, qui est la loi fondamentale <strong>de</strong> la société mo<strong>de</strong>rne.<br />
Si nous voulons comprendre comment il se fait que la société<br />
s’enrichisse successivement comme il n’a jamais été le cas dans le<br />
passé, nous <strong>de</strong>vons mettre le doigt sur le changement essentiel.<br />
Dans tous les travaux humains, il y avait <strong>de</strong>s procédés légitimes,<br />
transmis <strong>de</strong> génération en génération. C’était la fidélité au<br />
processus légitime qui faisait l’honneur <strong>du</strong> bon travailleur. Mais<br />
134
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
naturellement, faire toujours <strong>de</strong> la même façon comportait que l’on<br />
fît dans le même temps les mêmes quantités. Pour que <strong>de</strong>s<br />
quantités croissantes soient pro<strong>du</strong>ites par heure, il faut <strong>de</strong>s<br />
changements successifs dans les processus. Ces changements<br />
dans les processus supposent une mobilité <strong>du</strong> travailleur à l’égard<br />
<strong>de</strong> sa manière <strong>de</strong> faire, <strong>de</strong> son occupation, <strong>de</strong> ses compagnons <strong>de</strong><br />
travail, <strong>de</strong> son lieu géographique. Qu’allez-vous vous plaindre<br />
d’être débauché ici lorsqu’un autre emploi vous est offert ailleurs ?<br />
Je me plaindrai dans la mesure <strong>de</strong> mes attachements : ces<br />
attachements étaient considérés autrefois comme <strong>de</strong>s loyalismes<br />
salutaires, à présent ce sont <strong>de</strong>s obstructions au progrès.<br />
L’impératif d’efficacité qui domine la vie mo<strong>de</strong>rne comman<strong>de</strong> à<br />
l’homme une sorte d’ascétisme assez curieux. En effet, il doit se<br />
détacher <strong>de</strong>s affections terrestres pour son art particulier, pour son<br />
équipe <strong>de</strong> travail, pour son lieu <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce. Cet ascétisme est<br />
p.114<br />
rémunéré matériellement. « Moins tu aimeras ces choses, plus<br />
tu auras droit à <strong>de</strong>s jouissances qui s’achètent. » Mais il n’est pas<br />
sûr que les biens qui s’achètent ne soient pas, quant aux plaisirs<br />
qu’ils procurent, valorisés par les attachements : les moyens <strong>de</strong><br />
faire un bon repas sont beaucoup plus valorisés s’ils surviennent<br />
dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> qui permettent <strong>de</strong> le partager avec <strong>de</strong>s voisins<br />
anciens ou <strong>de</strong>s compagnons habituels <strong>de</strong> travail, et les ressources<br />
procurées sont moins valables à mesure qu’on est coupé <strong>de</strong> ceux<br />
avec qui on aimerait les partager.<br />
Ces arrachements expliquent et justifient le repli <strong>de</strong> toutes les<br />
affections, <strong>de</strong> tous les loyalismes <strong>de</strong> l’homme sur la famille, seule<br />
structure stable dans un mon<strong>de</strong> mouvant, mais elle-même<br />
menacée particulièrement aux étages supérieurs <strong>de</strong>s techniciens.<br />
Je citerai un exemple. Un homme que je connais a été déplacé<br />
135
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>de</strong> Paris à New York. Ses filles étaient à un certain sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> leurs<br />
étu<strong>de</strong>s, ce qui fait qu’il a dû les laisser à Paris. Ensuite, il a été<br />
déplacé <strong>de</strong> New York à Atlanta ; entre-temps, il avait mis ses filles<br />
à New York. De sorte que sa famille est comme éparse sur les<br />
traces <strong>de</strong> ses emplois. Il y a donc une espèce <strong>de</strong> déchirement <strong>de</strong> la<br />
famille.<br />
Ou bien alors, vous voyez autre chose, qui est commun aux<br />
Etats-Unis, vous voyez toute la famille d’un professeur, d’un<br />
directeur <strong>de</strong> service, entassée dans une voiture et qui se déplace<br />
d’un domicile à un autre, d’un point <strong>du</strong> territoire à un autre, selon<br />
les emplois <strong>du</strong> chef <strong>de</strong> famille.<br />
Vous me direz que cela n’a pas d’importance si on trouve à peu<br />
près les mêmes <strong>conditions</strong> partout. C’est à voir, car si le même<br />
quantitatif peut se retrouver partout, ce n’est pas exactement la<br />
même chose. Vous vous souvenez <strong>de</strong> l’arbre <strong>de</strong> Kant. Kant aimait<br />
à regar<strong>de</strong>r un certain arbre en méditant. Il a été question <strong>de</strong><br />
l’abattre. Le philosophe a agi comme tout le mon<strong>de</strong>. Il n’a pas agi<br />
en sage qui dit : « Que m’importent les choses matérielles ! » Il a<br />
agi comme nous tous, il a inspiré <strong>de</strong>s démarches pour empêcher<br />
que l’on abatte cet arbre, et il a obtenu gain <strong>de</strong> cause. De même<br />
que cet arbre comptait pour Kant, le fait que ce soit une maison<br />
plutôt qu’une autre, même si elle a le même nombre <strong>de</strong> pièces,<br />
cela compte dans les affections humaines.<br />
p.115<br />
On propose à l’homme d’aimer non pas ce qui est proche et<br />
concret, mais ce qui est lointain et abstrait.<br />
J’ai beaucoup enten<strong>du</strong> parler ce matin <strong>de</strong> l’idéalisme. Je m’en<br />
défie, car à proprement parler c’est idolâtrie, c’est amour <strong>de</strong><br />
concepts abstraits que nous forgeons. Nous ne sommes pas<br />
136
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
d’accord sur la façon <strong>de</strong> s’en servir. Nous ne les voyons pas <strong>de</strong> la<br />
même façon. Avec moins d’idéalisme, nous aurions moins <strong>de</strong><br />
conflits. Ce qui est loin et conçu abstraitement, on l’aime comme<br />
on le voudrait, et autrement que ne l’aime un autre. On aime<br />
pauvrement et contentieusement l’abstrait. On n’aime richement<br />
que le concret : la femme que Dieu nous a confiée, les enfants que<br />
Dieu nous a donnés, les amis, les compagnons <strong>de</strong> travail que nous<br />
avons.<br />
Ce matin a été posée une question qui m’a passionné, à savoir<br />
la question <strong>de</strong> la mobilité <strong>de</strong> la morale. J’aurais aimé m’y arrêter, il<br />
est certain que beaucoup d’expressions classiques <strong>de</strong> la moralité<br />
sont mises sous la forme d’amour <strong>de</strong> l’ordre. C’est par exemple<br />
l’expression <strong>de</strong> Malebranche, <strong>de</strong> Rousseau, c’est l’amour <strong>de</strong> l’ordre<br />
confronté à l’amour <strong>de</strong> soi-même. Mais quel ordre aimer, à quel<br />
ordre se rattacher, s’il n’y a plus d’ordre stable ? Et non seulement<br />
dans le mon<strong>de</strong> actuel, mon<strong>de</strong> <strong>du</strong> procédé mouvant, il n’y a pas<br />
d’ordre stable à maintenir, mais il n’y a pas non plus un ordre à<br />
établir une fois pour toutes, étant donné qu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cet ordre il<br />
y aura <strong>de</strong>s changements technologiques qui feront que cet ordre<br />
ne sera plus satisfaisant. S’il n’y a pas un ordre stable comme<br />
principe <strong>de</strong> moralité, alors le principe <strong>de</strong> la moralité ne peut être<br />
que l’amour <strong>de</strong>s personnes concrètes, le <strong>de</strong>uxième<br />
Comman<strong>de</strong>ment.<br />
J’aurais voulu m’étendre sur la question <strong>du</strong> travail. J’ai dit que<br />
l’homme était appelé à l’opportunisme comme consommateur,<br />
c’est-à-dire qu’il ne profite pleinement <strong>de</strong>s progrès <strong>de</strong> la<br />
technologie qu’à condition <strong>de</strong> porter son pouvoir d’achat vers les<br />
pro<strong>du</strong>its à prix unitaire décroissant, à coût unitaire <strong>de</strong> travail<br />
décroissant. De même, comme pro<strong>du</strong>cteur, il doit se déplacer<br />
137
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
continuellement vers les emplois les plus utiles, et par conséquent<br />
les plus rémunérés.<br />
Rousseau nous dit dans la Nouvelle Héloïse :<br />
« L’homme est un instrument trop noble pour <strong>de</strong>voir<br />
servir simplement d’instrument à d’autres, et l’on ne doit<br />
point l’employer p.116 à ce qui leur convient sans consulter<br />
aussi ce qui lui convient à lui-même...<br />
Il est certain aujourd’hui que le père, lorsqu’il examine les<br />
carrières qui sont ouvertes à ses enfants, pense à ce qui peut leur<br />
assurer une situation stable, confortable. Il y a une espèce <strong>de</strong><br />
compression <strong>de</strong>s personnalités dans les emplois qui est assez<br />
fâcheuse.<br />
Evi<strong>de</strong>mment, ceci se lie à un changement complet dans la<br />
nature <strong>du</strong> travail qui caractérise notre époque. Le travail est<br />
<strong>de</strong>venu beaucoup plus pro<strong>du</strong>ctif, mais ceci n’a pas été sans<br />
changement dans ses aspects psychologiques. Lorsque l’on fait la<br />
vendange, vous voyez qu’en cueillant le raisin on chante, les<br />
jeunes gens flirtent avec les jeunes filles. C’est un mélange <strong>de</strong><br />
travail et <strong>de</strong> jeux. Supposez que là <strong>de</strong>dans un élève <strong>du</strong> Docteur<br />
Taylor vienne avec son chronomètre et dise : « Il y a une quantité<br />
<strong>de</strong> gestes inutiles au propos principal qui est <strong>de</strong> cueillir <strong>du</strong> raisin.<br />
Eliminez tout cela. Vous cueillerez beaucoup plus <strong>de</strong> raisin à<br />
l’heure. La quantité totale sera cueillie en moins <strong>de</strong> temps, et vous<br />
récupérerez ainsi <strong>de</strong>s loisirs, ce sera alors le moment <strong>de</strong> rire et <strong>de</strong><br />
fleureter. » Le plaisir dans ce cas ne sera pas le même que celui<br />
obtenu au cours <strong>de</strong> la vendange, les rires ne seront pas les<br />
mêmes. Si l’on dit : « Maintenant que le travail est fini, on va<br />
rire », eh bien, on ne rit pas.<br />
138
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Notre civilisation me paraît caractérisée par cette dichotomie,<br />
cette séparation <strong>du</strong> travail et <strong>du</strong> loisir. L’homme heureux est celui<br />
qui peut prendre plaisir à son travail, pour qui le travail est<br />
délectable. Il est certain que l’homme <strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong> pierre qui<br />
chassait, trouvait réunis le jeu et le gagne-pain. Aujourd’hui, nous<br />
avons tout à fait séparé ces <strong>de</strong>ux choses. Il y a ce que l’on fait<br />
pour gagner, ce que l’on ne fait que pour gagner, et il y a ce que<br />
l’on fait pour se récréer. Ce que l’on fait pour se récréer est assez<br />
vi<strong>de</strong>, et ce que l’on fait pour gagner est assez sec.<br />
Notre civilisation <strong>de</strong> l’efficacité implique un recul continuel <strong>de</strong> la<br />
pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> subsistance <strong>de</strong>vant la pro<strong>du</strong>ction marchan<strong>de</strong>. C’est<br />
ce que les économistes désirent pour les pays sous-développés.<br />
On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si l’on restera à ce sta<strong>de</strong>, et si au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce<br />
sta<strong>de</strong> il y aura le sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction délectable, c’est-à-dire le<br />
moment où le travail sera <strong>de</strong> nouveau une joie pour l’homme. On<br />
peut p.117 s’imaginer cela <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux façons : l’homme travaillera <strong>de</strong><br />
moins en moins <strong>de</strong> temps à <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> plus en plus<br />
ennuyeuses pour gagner sa vie, et en ayant <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong><br />
loisirs pour les choses qui l’intéressent. C’est là une conception.<br />
Une autre conception est qu’après avoir tout fait pour <strong>de</strong>ssécher le<br />
travail, on le mette, comme une fleur japonaise dans l’eau, et que<br />
<strong>de</strong> nouveau il se ranime et que l’on se dise : il serait plus agréable<br />
<strong>de</strong> rendre le travail plus heureux. Ce n’est pas absolument exclu,<br />
ce sont <strong>de</strong>s choses à étudier. Il y a <strong>de</strong>s gens qui étudient ces<br />
choses.<br />
Je reconnais que cet exposé doit vous sembler vague et <strong>de</strong><br />
caractère utopique. Il est très certainement l’un et l’autre. Quant à<br />
son caractère utopique, je vous dirai que l’utopie est un besoin.<br />
Depuis plus <strong>de</strong> trente ans j’ai été associé dans mon pays aux<br />
139
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
efforts pour l’expansion économique, et intéressé aux moyens <strong>de</strong><br />
la mesurer. A présent je suis profondément engagé dans les<br />
calculs et métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la comptabilité économique : elle nous<br />
permet d’énoncer <strong>de</strong>s taux <strong>de</strong> croissance, qui, faut-il le rappeler,<br />
ne sont pas les mêmes selon que l’on compte la croissance<br />
relativement à la nation, à l’année <strong>de</strong> travail, à l’heure <strong>de</strong> travail, à<br />
l’habitant, etc. Il est impossible <strong>de</strong> manier ces chiffres, comme<br />
c’est mon cas, sans se trouver amené à réfléchir sur leur<br />
signification concrète à long terme. Par exemple si la<br />
consommation privée par habitant continue à progresser comme<br />
elle a fait en France <strong>du</strong>rant la <strong>de</strong>rnière décennie au rythme <strong>de</strong><br />
3,5 % par an, les enfants qui naissent à présent auront à 32 ans<br />
un niveau <strong>de</strong> vie triple <strong>de</strong> l’actuel. C’est le simple jeu <strong>de</strong>s intérêts<br />
composés. C’est là une incitation à l’utopie, parce qu’il faut se<br />
poser la question <strong>de</strong> savoir ce que l’on fera avec cette pro<strong>du</strong>ction<br />
accrue, quelle sera sa nature. Elle n’est pas encore concrétisée.<br />
D’autre part, pour la concrétiser, il faut avoir une idée <strong>de</strong> la façon<br />
dont les hommes veulent vivre. Pour obtenir la croissance, il a fallu<br />
intégrer l’existence <strong>de</strong>s hommes à un système <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction. Et<br />
maintenant il va falloir imaginer un système <strong>de</strong> vie auquel viendra<br />
s’intégrer la pro<strong>du</strong>ction. Il va falloir avoir <strong>de</strong>s idées sur ce que l’on<br />
fera.<br />
Quant au vague, je vous dirai que lorsqu’à vingt-cinq ans j’ai<br />
publié l’Economie dirigée, les idées que nous avions sur un progrès<br />
économique rapi<strong>de</strong> et non coupé <strong>de</strong> crise, assurant à tout moment<br />
p.118<br />
assez d’emplois pour ceux qui le désiraient, ces idées <strong>de</strong> ma<br />
génération exprimées dans ce livre étaient bien vagues. Il a fallu<br />
beaucoup <strong>de</strong> temps pour que <strong>de</strong>s efforts tout à fait indépendants<br />
se conjuguent, pour qu’il y ait une politique économique qui assure<br />
140
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
assez raisonnablement un taux élevé <strong>de</strong> croissance, le plein<br />
emploi, l’élévation <strong>du</strong> niveau <strong>de</strong> vie.<br />
Mais maintenant, il y a autre chose à faire. Nous avons su<br />
vaincre. Il faut savoir profiter <strong>de</strong> la victoire. Mais on me dira : vous<br />
pensez à ces choses, alors qu’il y a tant <strong>de</strong> peuples misérables.<br />
Oui. C’est un autre sujet, qui a sa liaison en ce sens que si nous<br />
savons un peu réfléchir à la satisfaction <strong>de</strong>s besoins nécessaires <strong>de</strong><br />
l’homme, nous allons ai<strong>de</strong>r beaucoup les peuples sous-développés<br />
qu’en ce moment-ci, Occi<strong>de</strong>ntaux et Soviétiques à l’envi engagent<br />
dans <strong>de</strong>s voies détestables. La collaboration <strong>de</strong>s Occi<strong>de</strong>ntaux et<br />
<strong>de</strong>s Soviétiques pour la subversion <strong>de</strong>s peuples sous-développés<br />
est une chose effroyable. Ces peuples sont très loin <strong>de</strong> notre<br />
développement in<strong>du</strong>striel. Faut-il leur donner à penser que le<br />
<strong>bonheur</strong> social n’est possible qu’à partir <strong>de</strong> notre <strong>de</strong>gré <strong>de</strong><br />
puissance in<strong>du</strong>strielle, et par là sanctionner toutes les souffrances<br />
qu’implique l’impératif <strong>de</strong> l’in<strong>du</strong>strialisation accélérée, pris comme<br />
seule règle <strong>de</strong> politique nationale ? Si nous leur <strong>de</strong>vons la<br />
communication <strong>de</strong> nos techniques, nous ne leur serons pas moins<br />
utiles par la confession <strong>de</strong> nos erreurs. Nous avons été fascinés<br />
par l’instrument et avons négligé l’homme. Marx a apporté la clef<br />
<strong>de</strong> l’évolution sociale <strong>de</strong> son temps en énonçant que son<br />
déterminant était l’évolution <strong>du</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction. Mais d’une loi<br />
<strong>de</strong>scriptive, faut-il faire une loi normative ? Nul ne peut à présent<br />
penser sainement sans admettre la puissance <strong>de</strong> cette cause<br />
efficiente. Mais tout l’art <strong>de</strong> la raison pratique est <strong>de</strong> faire jouer les<br />
causes efficientes au service <strong>de</strong> causes finales, que nous sommes<br />
libres <strong>de</strong> choisir et que nous avons l’obligation morale <strong>de</strong> bien<br />
choisir. La cause finale <strong>du</strong> processus économique, c’est<br />
l’amélioration <strong>de</strong> l’existence humaine, qui doit être le concept<br />
141
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
central d’une planification sociale. Ne doutons pas que dans le<br />
grand nombre <strong>de</strong>s pays sous-développés, il s’en trouve au moins<br />
un qui ne succombera pas aux suggestions <strong>de</strong> l’imitation, et qui ne<br />
subordonnera pas tout à la repro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> l’appareil pro<strong>du</strong>ctif <strong>de</strong>s<br />
pays p.119 aujourd’hui les plus avancés. Dans ce pays que j’imagine,<br />
l’évolution économique sera gouvernée par le propos <strong>de</strong> faire<br />
passer les hommes à <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s d’existence <strong>de</strong> plus en plus<br />
fastes. C’est un propos moins simple que l’accroissement <strong>de</strong> la<br />
pro<strong>du</strong>ction.<br />
Si nous essayons <strong>de</strong> prendre une vue d’ensemble <strong>de</strong>s rapports<br />
<strong>de</strong> la Société avec la Pro<strong>du</strong>ction, il nous apparaît que les Sociétés<br />
<strong>du</strong> passé ont péché par mépris <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction, dont ce mépris<br />
même a empêché les progrès. Ce qui était méprisé par les<br />
Sociétés <strong>du</strong> passé est <strong>de</strong>venu le grand sujet d’orgueil <strong>de</strong>s<br />
Sociétés mo<strong>de</strong>rnes, et il fallait ce grand renversement<br />
d’appréciation pour transformer la pro<strong>du</strong>ction : tous nos soins ont<br />
été donnés à ce nouvel objet <strong>de</strong> notre faveur, <strong>de</strong> là tous ses<br />
progrès. Mais <strong>du</strong> coup une véritable finalité a été attribuée à<br />
l’instrumental : à présent, il s’agit <strong>de</strong> reconnaître le caractère<br />
instrumental <strong>de</strong> la technique et rendre à l’existence humaine sa<br />
place <strong>de</strong> cause finale.<br />
Il est <strong>de</strong> bon ton aujourd’hui <strong>de</strong> critiquer la pensée <strong>de</strong> Locke,<br />
prise pour représentative <strong>de</strong> l’ère bourgeoise, comme une pensée<br />
où un droit réel, la propriété, est pris pour le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong><br />
l’édifice social. On ne s’avise point que la même centralité <strong>de</strong><br />
l’objet et excentricité <strong>de</strong> l’homme caractérise notre mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
pensée actuel, en société communiste bien plus encore qu’en<br />
société capitaliste. De même que la pensée <strong>de</strong> Locke saisit le<br />
citoyen essentiellement comme propriétaire, la pensée<br />
142
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
d’aujourd’hui le saisit essentiellement comme pro<strong>du</strong>cteur et<br />
comme consommateur, dans ses rapports avec les objets qu’il<br />
contribue à créer et qui sont mis à sa disposition.<br />
Or, si gran<strong>de</strong> que soit l’importance <strong>de</strong> ce rapport <strong>de</strong> l’homme à<br />
l’objet, sa mise en valeur dépend <strong>de</strong> tout autres rapports. Il est<br />
vrai que le téléphone est un instrument précieux lorsqu’il me fait<br />
entendre une voix aimée, non lorsqu’il est un moyen d’intrusion<br />
<strong>de</strong> messages péremptoires ou <strong>de</strong> démarchage insolent. Si l’on<br />
réfléchit au rôle <strong>de</strong>s « pro<strong>du</strong>its » dans notre vie, on voit<br />
qu’hormis ceux qui nous sont physiologiquement nécessaires,<br />
tous les autres prennent leur valeur d’intentions qui les<br />
dépassent. Un sentiment très juste a inspiré cette publicité <strong>de</strong><br />
fabricants d’appareils photographiques qui nous invitent à en user<br />
pour fixer <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> familial ou <strong>de</strong> beaux paysages :<br />
il en suit logiquement que la valeur d’usage p.120 <strong>de</strong> cet instrument<br />
est fonction <strong>de</strong> ces occasions, et a contrario qu’il serait absur<strong>de</strong><br />
<strong>de</strong> sacrifier <strong>de</strong> telles occasions à la poursuite forcenée <strong>de</strong><br />
l’instrument.<br />
L’objet n’a pas <strong>de</strong> vertu propre. Il conditionne <strong>de</strong>s occasions<br />
nouvelles mais ne détermine pas. Certainement une salle équipée<br />
<strong>de</strong> micros à chaque place et d’écouteurs pour tra<strong>du</strong>ctions<br />
simultanées permet <strong>de</strong>s débats impossibles sans cet équipement,<br />
mais il ne garantit pas leur qualité. En ce cas personne ne<br />
penserait que la prévoyance <strong>de</strong>s organisateurs est allée assez loin<br />
dès lors qu’ils ont procuré l’équipement. Il n’est pas certain que<br />
cet entretien sera aussi enrichissant que celui qui était mené en<br />
allant <strong>de</strong> Cnossos jusqu’au Mont Ida. Loin <strong>de</strong> moi l’intention <strong>de</strong><br />
décréditer la possibilité nouvelle au nom <strong>de</strong> l’ancienne ! C’est bien<br />
mieux à présent si la possibilité nouvelle s’ajoute à l’ancienne : le<br />
143
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
verdict est plus douteux si la nouvelle détruit l’ancienne, s’il n’est<br />
plus possible <strong>de</strong> <strong>de</strong>viser le long <strong>de</strong> la route.<br />
Et c’est ici que la sagesse <strong>de</strong>s planificateurs doit être en éveil.<br />
Que toute construction implique <strong>de</strong>struction, c’est loi naturelle.<br />
Mais la balance <strong>de</strong>s avantages ne doit pas être faite <strong>du</strong> point <strong>de</strong><br />
vue <strong>du</strong> constructeur : elle doit être établie à partir <strong>de</strong> l’homme,<br />
<strong>de</strong> son existence considérée comme ensemble intégré, et non pas<br />
seulement sous l’aspect particulier qui intéresse à présent le<br />
constructeur.<br />
Pour préciser la préoccupation, le plus simple est <strong>de</strong> se<br />
représenter la journée <strong>de</strong> l’homme. Qu’elle est longue, la journée,<br />
dès lors qu’on la décompose en moments <strong>de</strong> teintes très diverses.<br />
Tracez ce profil, et maintenant imaginez ce qui est à changer<br />
pour que ce soit une belle journée. C’est là un point <strong>de</strong> départ<br />
pour esquisser un progrès <strong>de</strong> caractère arcadien.<br />
Dans une époque où les travaux ne sont plus physiquement<br />
fatigants, la fatigue est une fonction <strong>de</strong>s agressions subies par<br />
l’organisme (le bruit, la bouscula<strong>de</strong>), <strong>de</strong>s contrariétés subies par<br />
la sensibilité (discipline incompréhensible, mésentente avec les<br />
compagnons <strong>de</strong> travail), <strong>du</strong> refoulement <strong>de</strong>s appétits naturels<br />
(une tâche que l’on puisse aimer, un cadre <strong>de</strong> vie qui ait <strong>de</strong> la<br />
beauté). Cette inconvenance <strong>du</strong> mo<strong>de</strong> d’existence nourrit un<br />
ressentiment confus, qui teinte la vie sociale d’acrimonie. Il y a là<br />
<strong>de</strong> vrais maux que ni p.121 l’économiste ni le juriste ne saisissent<br />
dans leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée, qui ne sont pas réparables par<br />
l’attribution <strong>de</strong> pouvoir d’achat ni <strong>de</strong> droits : comment d’ailleurs<br />
peut-on imaginer le progrès <strong>de</strong> l’harmonie sociale par la<br />
formulation <strong>de</strong> droits <strong>de</strong> plus en plus circonstanciés, ce sont tous<br />
créances, et donc charges pour autrui, et précisément le mal est<br />
144
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
que chacun sent que tous les autres pèsent sur lui. Il faut partir<br />
<strong>de</strong> la pathologie psychologique <strong>de</strong> l’homme contemporain pour<br />
discerner les évolutions qui peuvent contribuer à ce que l’éveil <strong>du</strong><br />
matin soit pour l’homme une prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> la familia<br />
aimée et un élan vers l’opus qui a un sens pour lui, <strong>de</strong> sorte qu’il<br />
dise à son Créateur : « Tu as mesuré pour moi une portion<br />
délicieuse... »<br />
@<br />
145
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
ALLOCUTION DE M. LE CONSEILLER D’ÉTAT ALFRED BOREL<br />
Chef <strong>du</strong> Département <strong>de</strong> l’instruction publique <strong>de</strong> <strong>Genève</strong><br />
p.123<br />
Après avoir suscité notre curiosité et attiré notre attention sur les<br />
thèmes les plus divers, les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> se sont — j’allais dire<br />
enfin — décidées à abor<strong>de</strong>r le problème posé par les <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Il<br />
était temps que l’on tienne compte <strong>de</strong> l’importance humaine <strong>du</strong> sujet, ou encore<br />
<strong>de</strong> la gravité <strong>de</strong>s menaces qui pèsent sur l’avenir <strong>de</strong> ce <strong>bonheur</strong>. Bien sûr, il ne<br />
s’agit pas aujourd’hui <strong>de</strong> cet hédonisme vulgaire dont une presse spécialisée,<br />
aussi superficielle que répan<strong>du</strong>e, dispense en tous lieux les faciles recettes. Non,<br />
nous pensons bien à ce <strong>bonheur</strong> dont Alain dit qu’il constitue « le plus beau<br />
spectacle », ajoutant que nous avons le <strong>de</strong>voir d’être heureux aussi bien à<br />
l’égard <strong>de</strong> nous-mêmes qu’envers les autres. C’est ce <strong>bonheur</strong>-là qui est<br />
menacé, bien plus que l’autre. Il semble même que plus nous tendons vers lui,<br />
plus aussi les <strong>conditions</strong> générales pourraient se prêter davantage à son<br />
développement, plus nous nous ingénions à multiplier les pièges qui entravent<br />
son essor.<br />
<strong>Les</strong> optimistes et les pessimistes parmi nous vont sans doute une fois <strong>de</strong><br />
plus s’affronter. La dialectique qui prési<strong>de</strong> habituellement à vos débats veut que<br />
commençant par une interrogation inquiète, la discussion, malgré la rigoureuse<br />
pru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’analyse, aboutisse malgré tout à ouvrir <strong>de</strong>s issues sur un avenir<br />
compatible avec la dignité et la liberté <strong>de</strong> l’homme. Notre culture est-elle en<br />
péril ? Le travail, après avoir été conçu comme une expiation, peut-il concourir à<br />
la libération <strong>de</strong> l’Homme ? L’angoisse <strong>du</strong> temps présent est-elle susceptible<br />
d’être surmontée ? Chaque fois, notre inépuisable confiance en l’homme et<br />
l’humanité nous faisait apparaître, comme en filigrane dans le tableau sombre<br />
<strong>de</strong> l’époque, l’image floue au début, puis peu à peu précisée, d’une évolution<br />
positive.<br />
Une fois <strong>de</strong> plus aussi, les <strong>Rencontres</strong> s’attaquent à un problème qui, comme<br />
celui <strong>de</strong> la faim, intéresse le mon<strong>de</strong> entier. Quand nos planisphères étaient<br />
encore couverts <strong>de</strong> zones blanches, l’Homme occi<strong>de</strong>ntal pouvait n’avoir <strong>de</strong>s<br />
<strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qu’une vision en quelque sorte locale. L’ignorance dans<br />
laquelle il est longtemps resté, les erreurs dans p.124 lesquelles il s’est<br />
146<br />
@
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
longtemps tenu en ce qui concerne en particulier les mœurs <strong>de</strong>s « bons<br />
sauvages », ne pouvaient que lui inspirer <strong>de</strong>s vues bien approximatives ou<br />
franchement polémiques sur ce vaste problème. En un temps où le mon<strong>de</strong> tout<br />
entier est pris dans un réseau <strong>de</strong> voies <strong>de</strong> communication <strong>de</strong> plus en plus<br />
rapi<strong>de</strong>s, nous vivons pour ainsi dire dans une promiscuité qui souligne l’aspect<br />
universel <strong>du</strong> problème et <strong>de</strong>s revendications <strong>de</strong> l’homme qui se veut heureux.<br />
Car c’est bien d’une exigence que vous êtes partis, <strong>de</strong> cette exigence <strong>de</strong><br />
<strong>bonheur</strong> qui est le propre <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> cette exigence fondamentale dont <strong>de</strong>s<br />
esprits chagrins peuvent tout au plus ré<strong>du</strong>ire <strong>de</strong> quelques <strong>de</strong>grés la place dans<br />
la hiérarchie <strong>de</strong>s préoccupations.<br />
Le programme nous rapporte que l’ancien Recteur <strong>de</strong> l’Université, M. le<br />
professeur Henri <strong>de</strong> Ziégler, s’est fait au sein <strong>de</strong> votre comité l’ar<strong>de</strong>nt avocat <strong>du</strong><br />
thème <strong>de</strong> cette déca<strong>de</strong>. Personne n’en aura été surpris ; qu’il y croie<br />
fermement, à ce <strong>bonheur</strong>, n’étonnera que ceux qui n’ont jamais eu le privilège<br />
<strong>de</strong> l’approcher et <strong>de</strong> l’entendre, et <strong>de</strong> sentir que son humanisme est plus qu’un<br />
noble cadre. Qu’il soit donc loué d’avoir plaidé la cause <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, ne fût-ce<br />
que celle d’un certain <strong>bonheur</strong>, et que soit remercié une fois <strong>de</strong> plus tout le<br />
comité <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong>, qui a mis tous ses soins à dresser le plan, à situer les<br />
intentions, à organiser les éléments d’un débat dont la conclusion ne saurait<br />
laisser personne indifférent. L’an passé, sous l’impulsion <strong>de</strong> votre nouveau<br />
Prési<strong>de</strong>nt, M. Louis Maire, analysant le problème <strong>de</strong> la faim, vous avez dénoncé<br />
l’une <strong>de</strong>s pires et <strong>de</strong>s plus révoltantes menaces qui pèsent sur l’existence<br />
physiologique <strong>de</strong> l’homme. Aujourd’hui, vous enten<strong>de</strong>z vous pencher en<br />
particulier sur l’analyse psychologique <strong>de</strong>s liens qui entravent l’homme sur le<br />
chemin <strong>de</strong> son développement harmonieux. Ces entraves, pour être plus<br />
subtiles <strong>de</strong> nature et moins massives dans leur effet, n’en sont pas moins<br />
redoutables. Une fois mobilisée la volonté <strong>de</strong> l’homme, le problème <strong>de</strong> la faim<br />
sera bien près d’être résolu. La technique est là avec toute la gamme <strong>de</strong> ses<br />
possibilités. Sa mise en action ne présuppose guère plus que l’élimination <strong>de</strong><br />
certaines erreurs, la mise au point d’une série <strong>de</strong> projets, le passage à l’action<br />
sous l’empire d’une opinion publique suffisamment informée et décidée.<br />
Le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, par contre, exige une analyse perpétuellement<br />
renouvelée dans un domaine complexe à l’infini. L’an passé, les physiologues<br />
nous donnaient au départ une définition <strong>de</strong> la faim à partir <strong>de</strong> laquelle pouvaient<br />
147
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
s’envisager les modalités d’une action pratique ; aujourd’hui, qui s’aventurerait<br />
à nous proposer une définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qui nous porte plus avant que cette<br />
notion d’« un plaisir unique <strong>du</strong>rable et continu », ou encore d’« une succession<br />
<strong>de</strong> plaisirs variés auxquels la douleur ne se mêle pas ou se mêle peu », que je<br />
trouve dans le dictionnaire philosophique ?<br />
Problème important mais délicat, problème plus actuel que jamais aussi. <strong>Les</strong><br />
pouvoirs sans cesse plus éten<strong>du</strong>s <strong>de</strong> l’homme l’engagent en effet à ne pas rester<br />
inactif à l’égard <strong>de</strong> la marge qui sépare ses aspirations <strong>de</strong> la réalité. Dans la<br />
mesure même où il se révèle <strong>de</strong> plus en plus capable d’aménager et <strong>de</strong><br />
transformer le mon<strong>de</strong>, voire même, hélas, <strong>de</strong> jouer à p.125 l’apprenti sorcier, son<br />
aspiration au <strong>bonheur</strong> veut être satisfaite, et non seulement affirmée. Si, déjà,<br />
l’être humain peut être « conditionné », pour employer un mot à la mo<strong>de</strong>, sur le<br />
plan psychique comme sur le plan physique, qu’il le soit au moins en fonction<br />
d’une ambition que les dieux n’ont jamais désavouée. Ne lit-on pas dans les<br />
Saintes Ecritures que « l’Eternel prendra <strong>de</strong> nouveau plaisir à ton <strong>bonheur</strong><br />
comme il prenait plaisir à celui <strong>de</strong> tes pères » ?<br />
Ici s’affirme un aspect <strong>du</strong> problème qui me paraît bien digne <strong>de</strong> vos débats.<br />
Là encore, les attitu<strong>de</strong>s et les tempéraments vont sans doute s’affronter. Ces<br />
<strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, pouvons-nous nous en approcher par un retour en<br />
arrière, ou par une progression vers <strong>de</strong> nouveaux objectifs ? Ou encore la<br />
pru<strong>de</strong>nce, toujours dans l’hypothèse d’une attitu<strong>de</strong> volontariste, nous con<strong>du</strong>it-<br />
elle à <strong>de</strong>s choix divers ? Est-ce à l’âge d’or que nous voulons tendre, ou<br />
sommes-nous prêts à <strong>de</strong> nouvelles conquêtes ? Retournerons-nous à la Nature<br />
par exemple — que M. <strong>de</strong> Ziegler me pardonne si je trahis sa pensée ? Ou<br />
serons-nous <strong>de</strong> ceux dont Saint-John Perse dit « qu’ils flairent l’idée neuve aux<br />
fraîcheurs <strong>de</strong> l’abîme, qu’ils soufflent dans les cornes aux portes <strong>du</strong> futur » ?<br />
Ou encore, faisant trêve d’images et sur un plan plus prosaïque, et nous<br />
cantonnant sur le terrain plus soli<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> collectives, <strong>de</strong> civilisation <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>, confierons-nous la tâche à <strong>de</strong>s esprits — économistes, politiques, ou<br />
sociologues — orthodoxes, ou ferons-nous confiance à ceux <strong>de</strong> nos<br />
contemporains qui renouvellent en profon<strong>de</strong>ur les idées et préparent vraiment le<br />
mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main ?<br />
Dans tous ces domaines, on adoptera, ne fût-ce que par tempérament, une<br />
attitu<strong>de</strong> plus ou moins positive à l’égard <strong>de</strong> la possibilité d’éliminer les obstacles<br />
148
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
qui s’opposent au <strong>bonheur</strong> aussi bien qu’à celle d’en promouvoir les <strong>conditions</strong>.<br />
En définitive, il s’agit <strong>de</strong> savoir quelles chances on accor<strong>de</strong> à l’intervention active<br />
et efficace <strong>de</strong> la liberté humaine dans la vie sociale. L’importance que l’on<br />
attribue à l’é<strong>du</strong>cation constitue à cet égard une bonne mesure <strong>de</strong> la volonté<br />
prométhéenne <strong>de</strong> l’homme. La faveur particulière que notre époque consent aux<br />
besoins é<strong>du</strong>catifs est, en regard <strong>de</strong> toutes les critiques que mérite le mon<strong>de</strong><br />
actuel, un signe <strong>de</strong>s temps éminemment réjouissant. Comme le relève le<br />
professeur Galbraith, « les investissements consacrés à l’é<strong>du</strong>cation aussi bien<br />
quantitativement que qualificativement sont tout près <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir l’indice <strong>de</strong><br />
base <strong>du</strong> progrès social ». C’est là, je le souligne en passant, une constatation<br />
réjouissante à faire également dans une cité qui a donné naissance à plusieurs<br />
reprises à <strong>de</strong>s révolutions pédagogiques et qui aujourd’hui accepte, pour sa<br />
jeunesse, <strong>de</strong>s sacrifices croissants.<br />
Voilà beaucoup <strong>de</strong> raisons qui justifient l’intérêt considérable que la présente<br />
déca<strong>de</strong> suscitera. Amorcée sur un sujet heureux, la partie est bien près d’être<br />
gagnée pour un comité qui ne néglige aucun effort pour que les <strong>Rencontres</strong><br />
soient dignes d’une tradition d’objectivité, <strong>de</strong> dignité et <strong>de</strong> liberté qui, chaque<br />
année, s’affirme davantage. C’est dire aussi la reconnaissance que nous <strong>de</strong>vons<br />
à M. le Prési<strong>de</strong>nt Louis Maire et à tous ses collaborateurs, dont le dévouement<br />
intelligent assure aux différentes déca<strong>de</strong>s une carrière variée sans doute, mais<br />
toujours inspirée par une p.126 noble conception <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> l’esprit. En un<br />
temps <strong>de</strong> fréquente démesure, où la subjectivité, le parti pris, la mauvaise foi<br />
s’étalent souvent sans pu<strong>de</strong>ur, où le dialogue est sacrifié à <strong>de</strong>s causes qui<br />
préten<strong>de</strong>nt sanctifier tous les moyens, où le vacarme <strong>de</strong>s propagan<strong>de</strong>s tend à<br />
étouffer les débats authentiquement humains, à dénaturer la mission <strong>de</strong><br />
l’homme et à compromettre son vrai <strong>bonheur</strong>, il faut sincèrement louer tous<br />
ceux qui font objectivement effort pour nous ai<strong>de</strong>r à dissiper nos erreurs, à<br />
éclairer notre route, à fortifier une mo<strong>de</strong>ste mais réelle volonté <strong>de</strong> progrès.<br />
@<br />
149
p.127<br />
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
ALLOCUTION PRONONCÉE PAR M. LOUIS MAIRE<br />
Prési<strong>de</strong>nt <strong>du</strong> Comité <strong>de</strong>s R.I.G.<br />
à l’issue <strong>du</strong> déjeuner officiel, le 8 septembre 1961<br />
En décembre <strong>de</strong>rnier déjà, lorsque nous avons retenu comme thème<br />
<strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> 1961 ce passionnant sujet : « <strong>Les</strong> Conditions <strong>du</strong> Bonheur », un<br />
esprit malicieux a observé qu’après avoir, l’an passé, traité <strong>de</strong> « La Faim », nous<br />
allions parler cette fois <strong>de</strong> la soif, <strong>de</strong> la « Soif <strong>de</strong> Bonheur » <strong>de</strong> l’homme.<br />
Soif inextinguible en effet, que l’homme et les sociétés humaines s’efforcent<br />
d’apaiser, quête perpétuelle, consciente ou inconsciente, selon l’idée que chaque<br />
être ou chaque société se fait <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, cette idée variant fortement d’un<br />
homme à l’autre, d’une société, d’un lieu ou encore d’un temps à l’autre.<br />
Tous, nous sommes amenés à vivre, à tendre vers le <strong>bonheur</strong> dont nous<br />
séparent parfois <strong>de</strong>s obstacles réels ou imaginaires alors que, fort heureusement<br />
aussi, nous rencontrons souvent <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong>s événements ou <strong>de</strong>s choses<br />
qui nous ai<strong>de</strong>nt à l’atteindre.<br />
Qui oserait prétendre que le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, <strong>de</strong> son propre <strong>bonheur</strong>,<br />
ne s’est jamais posé à lui ? Et pourtant, nous avons appris — par la presse —<br />
que l’un <strong>de</strong>s membres <strong>du</strong> Conseil Municipal <strong>de</strong> notre bonne Ville <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, lors<br />
<strong>de</strong> l’examen <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> subvention que nous lui présentons chaque<br />
année, aurait dit que vouloir parler <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> à notre époque ne paraît pas un<br />
sujet particulièrement bien choisi, ni spécialement intéressant ! Etrange<br />
remarque d’un homme qui a d’ailleurs appuyé notre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> et n’a donc pas<br />
privé nos <strong>Rencontres</strong> d’un appui dont elles ont grand besoin, ni nui non plus à<br />
leur <strong>bonheur</strong> !<br />
<strong>Les</strong> temps point trop faciles ou réjouissants que nous vivons désorientent,<br />
sans doute aucun, bien <strong>de</strong>s esprits et bien <strong>de</strong>s cœurs ; c’est alors qu’il convient<br />
<strong>de</strong> nous souvenir <strong>de</strong>s bouleversements multiples qui, dans le passé, ont tant <strong>de</strong><br />
fois déjà troublé l’ordre établi et le confort <strong>de</strong>s hommes, sans empêcher<br />
pourtant nombre d’entre eux <strong>de</strong> trouver malgré tout leur <strong>bonheur</strong> ; c’est aussi le<br />
moment <strong>de</strong> faire appel à la p.128 sagesse d’Epictète selon qui « ce qui trouble les<br />
hommes, ce ne sont pas les choses, mais leur opinion sur les choses ».<br />
A ces troubles auxquels nous avons peine à échapper, les croyants trouvent<br />
150<br />
@
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
réponse et réconfort dans leur foi ; les stoïciens les trouvaient dans la<br />
résignation passive et les épicuriens dans la conquête <strong>du</strong> calme intérieur.<br />
D’autres le cherchent dans une ar<strong>de</strong>nte volonté <strong>de</strong> construire une forme <strong>de</strong><br />
société nouvelle et, un journaliste <strong>de</strong> notre ville s’étant étonné, il y a quelques<br />
jours, <strong>de</strong> ce qu’aucun théologien chrétien n’ait été appelé pour donner sa<br />
réplique aux vues d’un <strong>de</strong> nos conférenciers venant d’une République populaire<br />
européenne, nous pouvons sans témérité prévoir que, sans qu’il prenne forme<br />
<strong>de</strong> stérile polémique, un dialogue s’engagera très vraisemblablement entre<br />
chrétiens et matérialistes.<br />
Lalan<strong>de</strong>, dans son Vocabulaire <strong>de</strong> la Philosophie, définit tout d’abord le<br />
<strong>bonheur</strong> comme « un état <strong>de</strong> satisfaction complète qui remplit toute la<br />
conscience » (au sens <strong>de</strong> « Glückseligkeit », en allemand) puis retient tout<br />
spécialement la définition plus minutieuse <strong>de</strong> Kant : « Le Bonheur<br />
(Glückseligkeit) est la satisfaction <strong>de</strong> toutes nos inclinations, tant en extension,<br />
c’est-à-dire en multiplicité, qu’en intensité, c’est-à-dire en <strong>de</strong>gré, et en<br />
protension, c’est-à-dire en <strong>du</strong>rée. »<br />
Et dans ses commentaires, Lalan<strong>de</strong> note que l’idée grecque <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
stable, résultant d’une certaine disposition <strong>de</strong> l’âme, a été rejetée au second<br />
plan par la morale chrétienne et le Kantisme, mais qu’elle a repris une<br />
importance considérable dans l’éthique contemporaine.<br />
L’antonyme <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> étant le malheur, l’on pourrait, par une sorte <strong>de</strong><br />
syllogisme, soutenir très simplement que tant que nous ne sommes pas l’objet<br />
d’un malheur véritable, nous sommes heureux.<br />
Mais les choses ne sont pas si simples et chacun <strong>de</strong> nous doit d’ailleurs<br />
s’attendre à ce que, tôt ou tard, encore que <strong>de</strong> façon différente, le malheur le<br />
frappe, pro<strong>du</strong>isant en lui <strong>de</strong>s effets différents eux aussi, allant jusqu’à celui que<br />
Balzac caractérisait en notant que « le malheur fait dans certaines âmes un<br />
vaste désert où retentit la voix divine ».<br />
Grave problème donc, que celui <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, que doit résoudre chaque être<br />
personnellement, tant en soi-même qu’au sein d’une société qui conditionne très<br />
largement sa vie. Mais sur les <strong>de</strong>ux plans, indivi<strong>du</strong>el et social, où se situe le<br />
problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, ne voit-on pas qu’il s’agit toujours, en fin <strong>de</strong> compte, d’une<br />
conciliation, d’une réconciliation ou, si l’on préfère, d’une certaine harmonie ?<br />
151
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
En soi-même tout d’abord, comme l’a si bien exprimé le regretté Maurice<br />
Merleau-Ponty : « réconciliation avec le mélange dont nous sommes faits ».<br />
Au sein <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> dans lequel nous vivons, accord et conciliation encore ;<br />
l’on sait combien c’est œuvre difficile que réussir la mise en musique d’un<br />
poème ; or, ici, il s’agit d’accor<strong>de</strong>r son poème personnel intérieur à la musique<br />
<strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ou d’accor<strong>de</strong>r sa musique personnelle intérieure au grand poème <strong>de</strong><br />
la vie qui nous entoure.<br />
p.129<br />
Sur le plan personnel, il faudrait sans doute même observer que le<br />
<strong>bonheur</strong> dépend tout autant d’une certaine liberté ou libération intérieure que<br />
<strong>de</strong> la conciliation <strong>de</strong>s éléments divers qui nous constituent : corps et esprit,<br />
égoïsme et amour <strong>du</strong> prochain, par exemple.<br />
Nombreux sont ceux qui pensent que l’état <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> rési<strong>de</strong>, pour l’homme<br />
conscient et raisonnable, dans l’épanouissement <strong>de</strong> sa vie personnelle ainsi que<br />
le rappelait le Père Teilhard <strong>de</strong> Chardin, dans le second <strong>de</strong> ses Cahiers dont le<br />
titre est d’ailleurs Réflexions sur le Bonheur.<br />
En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> l’homme, est-il un <strong>bonheur</strong> concevable pour le reste <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ?<br />
Oui, répond Teilhard, car « Dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la matière vitalisée, tous les êtres<br />
organisés, même les plus inférieurs, s’orientent et se déplacent dans la direction<br />
qui leur apporte le plus <strong>de</strong> bien-être » ; ainsi, la plante, à se réaliser, trouve son<br />
<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> végétal. Mais, marque-t-il aussi, atteindre le <strong>bonheur</strong> est plus difficile<br />
pour l’homme <strong>de</strong>venu un être réfléchi et conscient, ce qui entraîne <strong>de</strong>ux<br />
propriétés redoutables : la perception <strong>du</strong> possible et la perception <strong>de</strong> l’avenir.<br />
Et Teilhard <strong>de</strong> distinguer trois attitu<strong>de</strong>s possibles face à la vie, auxquelles<br />
correspon<strong>de</strong>nt trois notions bien différentes <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> :<br />
— celle <strong>de</strong>s fatigués, ou pessimistes (<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> tranquillité),<br />
— celle <strong>de</strong>s bons vivants ou jouisseurs (<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> plaisir), et enfin<br />
— celle <strong>de</strong>s ar<strong>de</strong>nts (<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> croissance, seul vrai) 1 .<br />
Cette distinction nous amène tout naturellement à faire une différence entre<br />
plaisir et <strong>bonheur</strong>, quoique tout récemment, notre Secrétaire général, M.<br />
Fernand-Lucien Mueller, dans sa magistrale Histoire <strong>de</strong> la Psychologie, ait<br />
1 Cahiers Pierre Teilhard <strong>de</strong> Chardin, n° 2, Editions <strong>du</strong> Seuil, Paris, 1960.<br />
152
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
rappelé que, selon Giordano Bruno, il n’est pas <strong>de</strong> plaisir sans amertume (sans<br />
doute Giordano Bruno usait-il <strong>du</strong> terme plaisir comme synonyme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>) et<br />
que, selon lui toujours, le plaisir est un mouvement, tel le passage <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong><br />
faim à celui <strong>de</strong> satiété, et non pas la faim ni la satiété elles-mêmes 1 .<br />
De là, une nouvelle question : le <strong>bonheur</strong> ne rési<strong>de</strong>rait-il pas souvent<br />
davantage dans le désir d’une chose ou d’un état que dans l’obtention <strong>de</strong> cette<br />
chose ou l’accès à cet état ? Si nous nous reportons à Kant distinguant<br />
« maladie » et « sentiment <strong>de</strong> maladie », ce qui peut établir une parenté entre<br />
lui et Epictète dont nous avons vu l’importance qu’il accordait à notre opinion<br />
sur les choses, ne sommes-nous pas alors <strong>de</strong>vant le problème <strong>de</strong> la différence<br />
entre désir et satisfaction, entre idéal et réalité ?<br />
C’est alors l’occasion <strong>de</strong> revenir à la perception aristotélicienne selon laquelle<br />
« chez l’homme, sa nature même d’être raisonnable l’incline tout naturellement à<br />
l’exercice <strong>de</strong> la pensée, principale source <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> » ? et c’est aussi marquer<br />
fortement l’importance <strong>de</strong> la qualité et <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> la pensée pour notre <strong>bonheur</strong>.<br />
p.130<br />
L’homme heureux, répond Marc Aurèle, « c’est celui qui se donne à lui-<br />
même une bonne <strong>de</strong>stinée » 2 .<br />
Une <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> cette bonne <strong>de</strong>stinée, ne doit-on la voir en la faculté<br />
et capacité d’être soi-même, d’être « vrai », c’est-à-dire libéré d’oppressantes<br />
contraintes : être religieux si l’on croit, peintre si l’on voit dans cet art le<br />
meilleur moyen <strong>de</strong> s’exprimer, capitaine et animateur d’in<strong>du</strong>strie si l’on croit aux<br />
bienfaits <strong>de</strong> la technique et <strong>du</strong> progrès économique, je dirais même, être<br />
intelligemment et humainement révolutionnaire, si l’on croit sincèrement à une<br />
inévitable nécessité d’apporter <strong>de</strong>s changements à certains aspects <strong>de</strong> la<br />
condition humaine ou <strong>de</strong> la vie sociale ?<br />
Et élargissant cette notion, ne doit-on pas admettre qu’il est difficile d’être<br />
heureux si l’on ne sait aussi être ouvert à d’autres pensées que les siennes, à<br />
d’autres mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie que les siens, à d’autres conceptions, en bref ouvert à la<br />
vie multiforme <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ?<br />
1 Fernand-Lucien Mueller, Histoire <strong>de</strong> la Psychologie <strong>de</strong> l’antiquité à nos jours, Payot,<br />
Paris, 1960.<br />
2 Marc Aurèle, Pensées, tra<strong>du</strong>ction Gaston Michaud, Editions <strong>de</strong> Cluny, Paris, 1936 (Livre<br />
cinquième, XXXVI).<br />
153
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Que <strong>de</strong> questions se posent encore quant au <strong>bonheur</strong> !<br />
« Vivre peut et doit être un <strong>bonheur</strong> » dit Mme Simone <strong>de</strong> Beauvoir, qui n’a<br />
pu répondre à notre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> présenter une conférence dans le cadre <strong>de</strong> nos<br />
<strong>Rencontres</strong> ; dans son <strong>de</strong>rnier ouvrage, La Force <strong>de</strong> l’Age, elle s’explique elle-<br />
même par un culte <strong>de</strong> la liberté totale, ce qui peut poser la question <strong>du</strong> prix<br />
qu’elle paie pour cela, car le <strong>bonheur</strong> s’acquiert parfois chèrement et la route<br />
qui y con<strong>du</strong>it est souvent escarpée ; une autre question se pose encore : le<br />
<strong>bonheur</strong> dépend-il davantage <strong>de</strong> la sagesse à soi-même imposée ou, au<br />
contraire, <strong>du</strong> libre cours donné à nos passions ?<br />
La notice <strong>de</strong> notre avant-programme évoque l’idée <strong>de</strong> ceux pour qui « le<br />
<strong>bonheur</strong> est peu compatible avec une exigence <strong>de</strong> lucidité désabusée ». Il faut<br />
donc souhaiter que les tenants d’une telle conception viennent nous dire ce<br />
qu’ils enten<strong>de</strong>nt par « lucidité » et par « lucidité désabusée », chaque<br />
conférencier ou participant à nos débats étant invité à jeter son propre éclairage<br />
sur le problème dont nous traitons, éclairage dont la fonction vraie — c’est un<br />
truisme <strong>de</strong> le dire — doit apporter la lumière là où règne l’obscurité, source <strong>de</strong><br />
confusion, d’incompréhension, <strong>de</strong> malenten<strong>du</strong>s et <strong>de</strong> conflits.<br />
En opposition à Alexandre Vinet proclamant que « Se sentir vivre, c’est la<br />
condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> », à l’encontre <strong>de</strong> Romain Rolland, disant finement dans<br />
son Colas Breugnon que « Le <strong>bonheur</strong> se boit frais », le caustique Chamfort<br />
prétend, lui, que « Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes<br />
les seize heures ; c’est un palliatif : la mort est le remè<strong>de</strong> ».<br />
Le chrétien « vrai » a le sentiment d’avoir été l’objet d’un amour absolument<br />
gratuit, d’avoir été gratifié d’une richesse intérieure inouïe p.131 et d’une<br />
espérance illimitée, non par son propre effort, par ses mérites, mais par un don<br />
dû au libre amour <strong>de</strong> Dieu et offert à toute l’humanité 1 .<br />
Max Thurian, frère <strong>de</strong> la Communauté réformée <strong>de</strong> Taizé, va jusqu’à affirmer<br />
que « Eternellement nous sommes promis au Bonheur », car « la moindre<br />
rencontre <strong>de</strong> l’être avec la création <strong>de</strong>vient un événement où s’épanouit la joie » 2 .<br />
Face à ces sereines affirmations, André Gi<strong>de</strong>, si cruellement luci<strong>de</strong> parfois,<br />
1 Article <strong>du</strong> R. P. Nicola : Le point <strong>de</strong> vue catholique, Revue Bastions <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, n° 6.<br />
2 Max Thurian : La simplicité et la joie, Gazette <strong>de</strong> Lausanne, 19 août 1961.<br />
154
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
observe que « se passer <strong>de</strong> Dieu... (et il précisait), je veux dire se passer <strong>de</strong><br />
l’idée <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> la croyance en une Provi<strong>de</strong>nce attentive, tutélaire et<br />
rémunératrice... n’y parvient pas qui veut » 1 .<br />
C’est là toute la querelle <strong>de</strong>s pessimistes s’opposant aux optimistes et l’on<br />
peut, considérant les propos que nous venons <strong>de</strong> citer, aller jusqu’à se<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il n’existe pas un lien plus direct qu’il n’apparaît au premier abord<br />
entre la renonciation à une rémunération provi<strong>de</strong>ntielle <strong>de</strong> Gi<strong>de</strong> et la gratuité <strong>de</strong><br />
l’amour qui inon<strong>de</strong> le chrétien <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />
Il reste toujours que la route <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, chacun ou presque entend l’ouvrir<br />
aux hommes ; la Déclaration d’indépendance <strong>de</strong>s treize Etats américains,<br />
adoptée par le Congrès <strong>du</strong> 4 juillet 1776 à Phila<strong>de</strong>lphie, affirme que « les<br />
hommes sont investis par leur Créateur <strong>de</strong> certains droits inaliénables : parmi<br />
ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> (the pursuit of<br />
happiness) ».<br />
Fon<strong>de</strong>ment d’une société qui se voulait nouvelle, cette déclaration est bien<br />
difficilement conciliable avec l’opinion <strong>de</strong> Sartre pour qui « l’enfer, c’est les<br />
autres », expression que l’on pourrait aisément paraphraser en affirmant au<br />
contraire que « le <strong>bonheur</strong>, c’est autrui » ! Et ceci me remet en mémoire<br />
l’expression qu’a employée avec <strong>bonheur</strong> un ami, M. Charles-F. Ducommun qui,<br />
partant <strong>du</strong> comman<strong>de</strong>ment chrétien « Aime ton prochain comme toi-même »,<br />
en précisait encore l’exigence, comme l’enseigne la Bible d’ailleurs, en disant<br />
« Aime ton dissemblable comme toi-même ».<br />
Revenant au « Se sentir vivre, c’est la condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> » <strong>de</strong> Vinet, je<br />
pense avec M. Georges Rigassi que Félix Bovet donnait à ce sentiment sa juste<br />
interprétation lorsqu’il accordait pleine valeur à ce que l’on « est », à ce que l’on<br />
« fait » et, certainement en tout <strong>de</strong>rnier lieu seulement à ce que l’on « a » ; agir<br />
<strong>de</strong> toute son âme en se souvenant <strong>de</strong>s mots d’un homme dont la vie fut pensée<br />
et action, Georges Clemenceau : « La plus gran<strong>de</strong> maladie <strong>de</strong> l’âme, c’est le<br />
froid ».<br />
N’est pas heureux qui veut et il faut bien voir que les loisirs, luxe <strong>de</strong>s uns<br />
jadis, agrément <strong>de</strong> presque tous aujourd’hui, vont posant le problème <strong>de</strong> leur<br />
emploi bénéfique pour l’homme, problème d’é<strong>du</strong>cation personnelle et sociale,<br />
1 André Gi<strong>de</strong> : Journal 1942-1949, Gallimard, 65 e édition, 1950.<br />
155
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
car ces loisirs <strong>de</strong>vraient ai<strong>de</strong>r chacun dans son art <strong>de</strong> vivre — <strong>de</strong> vivre heureux<br />
— ce qui doit s’apprendre <strong>de</strong> façon qu’il recouvre à la fois le temps <strong>de</strong> travail et<br />
le temps <strong>de</strong> loisirs.<br />
p.132<br />
M. Georges Rigassi a rappelé dans son livre Le Prix <strong>du</strong> Bonheur,<br />
l’histoire <strong>de</strong> ce sultan qui proclama publiquement qu’il avait possédé tout le<br />
pouvoir ici-bas et qu’il avait consigné <strong>de</strong> sa propre main sur ses tablettes<br />
chacune <strong>de</strong>s journées où il avait été heureux ; au moment <strong>de</strong> mourir, il<br />
constatait que ces journées étaient au nombre <strong>de</strong> dix-sept 1 .<br />
Et je voudrais rejoindre à nouveau Vinet disant : « Je serais tenté <strong>de</strong><br />
conclure que le <strong>bonheur</strong>, c’est au fond l’existence bravement et complètement<br />
acceptée », affirmant aussi qu’il faut « aimer la vie et, ce qui revient au même,<br />
aimer les vivants, les hommes, nos frères », puis savoir consentir à vieillir et<br />
apprendre le secret <strong>de</strong> bien vieillir.<br />
Le <strong>bonheur</strong> ne rési<strong>de</strong>rait-il pas essentiellement dans le sentiment <strong>de</strong> la<br />
pleine joie <strong>de</strong> vivre au sein d’un tout qui nous dépasse et dans la conscience<br />
même <strong>du</strong> privilège que constitue le don <strong>de</strong> vie ?<br />
On objectera que l’idée <strong>de</strong> la vieillesse con<strong>du</strong>isant inéluctablement à la mort<br />
assombrit la vie <strong>de</strong> nombreux humains ; à ceux-là, rappelons ce propos<br />
d’Epicure : « Ainsi celui <strong>de</strong>s maux qui nous inspire le plus d’horreur, la mort,<br />
n’est rien pour nous, puisque, tant que nous sommes là nous-mêmes, la mort<br />
n’y est pas et que, quand la mort est là, nous n’y sommes plus » 2 ; l’on<br />
pourrait aussi leur rappeler l’apaisement qu’apporte cette recommandation <strong>de</strong><br />
Marc Aurèle : « Va-t’en donc avec sérénité ; car celui qui te congédie, te<br />
congédie avec sérénité » 3 .<br />
Ces <strong>de</strong>rniers propos vous paraîtront-ils quelque peu mélancoliques ? Je ne<br />
le pense pas et souhaite, tout au contraire, que traçant certaines limites à<br />
nos craintes, ils nous en libèrent même et nous ai<strong>de</strong>nt à nous con<strong>du</strong>ire <strong>de</strong><br />
façon à atteindre plus aisément un <strong>bonheur</strong> que chacun doit aussi savoir<br />
mériter.<br />
Je forme le vœu que les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> 1961 aient<br />
1 Georges Rigassi : Le Prix <strong>du</strong> Bonheur, Ed. Labor et Fi<strong>de</strong>s, 1947.<br />
2 L’Ame grecque, E.-J. Chevalier et R. Bady, Amitiés gréco-suisses, Lausanne, 1941.<br />
3 Marc Aurèle, op. cit. livre douzième, XXXVI.<br />
156
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
sur chacun <strong>de</strong> ceux qui y participent un effet salutaire, qu’elles leur permettent<br />
d’élargir et d’approfondir leur propre notion d’un <strong>bonheur</strong> que je leur souhaite à<br />
tous.<br />
@<br />
157
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
PREMIER ENTRETIEN PUBLIC 1<br />
présidé par M. Antony Babel<br />
LE PRÉSIDENT : p.133 Au nom <strong>du</strong> Comité et au nom <strong>du</strong> prési<strong>de</strong>nt M. Maire, j’ai<br />
l’honneur d’ouvrir les entretiens <strong>de</strong> ces XVI es <strong>Rencontres</strong>, et en particulier ce<br />
premier entretien, au cours <strong>du</strong>quel va être discutée la très belle conférence <strong>de</strong><br />
M. Henri <strong>de</strong> Ziégler. Vous l’avez appréciée à sa gran<strong>de</strong>, à sa juste valeur ; elle<br />
est pleine <strong>de</strong> substance, en même temps que très belle <strong>de</strong> forme. Il nous a<br />
ouvert <strong>de</strong>s séries <strong>de</strong> chemins, je dirai même quelquefois <strong>de</strong>s séries d’avenues,<br />
gran<strong>de</strong>s et belles avenues, et il y a matière là à <strong>de</strong> nombreuses discussions.<br />
Je donne tout d’abord la parole à M. Devoto.<br />
M. GIACOMO DEVOTO : Etant donné le caractère historique <strong>du</strong> brillant exposé<br />
<strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler, je me permets ce matin <strong>de</strong> lui soumettre une proposition.<br />
Lorsqu’on donne un aperçu <strong>de</strong>s opinions et <strong>de</strong>s définitions <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, telles<br />
qu’elles ont été formulées pendant <strong>de</strong>s siècles, il ne s’agit pas seulement <strong>de</strong><br />
nous les présenter dans leur succession chronologique. La suggestion que je me<br />
permettrai <strong>de</strong> faire à M. <strong>de</strong> Ziégler sera donc la suivante : rassembler ces<br />
définitions sous trois catégories.<br />
La première, la plus ancienne, élémentaire, rudimentaire, c’est la définition<br />
objective <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, telle, par exemple, qu’elle a été exposée par Martial.<br />
La <strong>de</strong>uxième catégorie est représentée par les définitions <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qui<br />
admettent la nécessité d’un engagement <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong> nous vis-à-vis <strong>de</strong>s objets<br />
qui sont la cause <strong>de</strong> notre <strong>bonheur</strong>. Pour prendre un point <strong>de</strong> comparaison<br />
banal, nous pouvons songer à ceux qui ont l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la montagne et<br />
qui éprouvent un <strong>bonheur</strong> extraordinaire lorsqu’ils atteignent un sommet, non<br />
seulement parce qu’ils contemplent un beau panorama, mais par suite <strong>de</strong> l’effort<br />
qu’ils ont accompli.<br />
1 Le 7 septembre 1961.<br />
158<br />
@
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Ces <strong>de</strong>ux catégories se prêtent assez facilement à <strong>de</strong>s comparaisons et à<br />
une définition.<br />
p.134<br />
Mais c’est la troisième catégorie qui me semble la plus importante.<br />
Dans ce troisième « genre » <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, il ne suffit plus que nous nous<br />
engagions pour atteindre le <strong>bonheur</strong>. Notre <strong>bonheur</strong>, que nous avons<br />
conquis grâce à nos efforts, à notre intelligence, à notre goût, est soumis à<br />
un nouveau facteur, qui ressortit à nos rapports avec nos semblables.<br />
Regar<strong>de</strong>z la jeunesse. Vous verrez qu’il y a <strong>de</strong>s jeunes qui ont atteint un<br />
certain <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> parce que, grâce à leur travail, ils ont la<br />
possibilité d’avoir une voiture, <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s voyages. Mais ce <strong>bonheur</strong><br />
dépend <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> leurs semblables ; pour ce qui est d’eux-mêmes, ils<br />
pourraient être heureux, mais ils se comparent à leurs camara<strong>de</strong>s qui ont<br />
<strong>de</strong>s voitures plus belles et font peut-être <strong>de</strong>s voyages plus longs, ce qui<br />
risque <strong>de</strong> ternir leur satisfaction.<br />
Il est donc nécessaire <strong>de</strong> trouver une position, pour définir le <strong>bonheur</strong>, telle<br />
que nous soyons à l’abri <strong>de</strong> ces comparaisons capables <strong>de</strong> détruire ce qui, dans<br />
un autre âge, était une source <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Je m’arrête à ce que vient <strong>de</strong> dire M. Devoto d’une<br />
troisième catégorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, où il ne suffit pas, pour atteindre au <strong>bonheur</strong>,<br />
<strong>de</strong> le rechercher en soi, mais où il faut le trouver dans le rapport avec ses<br />
semblables.<br />
Il me semble qu’il en a toujours été un peu ainsi, mais que notre époque,<br />
plus qu’une autre, nous incite à cette sorte <strong>de</strong> comparaisons. L’histoire a pris<br />
une accélération extraordinaire et nous nous trouvons constamment en<br />
présence <strong>de</strong> faits nouveaux. Je voudrais avoir le temps <strong>de</strong> réfléchir à cette<br />
question qui me semble aller très loin. Je puis dire simplement pour l’instant à<br />
M. Devoto, non qu’elle me trouble mais qu’elle m’intéresse profondément et que<br />
peut-être j’aurai le plaisir, d’ici à la fin <strong>de</strong> cette déca<strong>de</strong>, <strong>de</strong> lui dire jusqu’à quel<br />
point je me rencontre avec lui.<br />
LE PRÉSIDENT : La parole est à M. Dusan Matic.<br />
M. DUSAN MATIC : Je pose aussi la question <strong>de</strong> la définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, parce<br />
159
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
qu’elle me semble très importante, au point <strong>de</strong> vue social et au point <strong>de</strong> vue<br />
indivi<strong>du</strong>el.<br />
J’aimerais savoir d’abord si le <strong>bonheur</strong> est une chose qui relève <strong>de</strong> l’ordre <strong>du</strong><br />
sentiment ou <strong>de</strong> l’ordre intellectuel. Il me semble que le problème <strong>de</strong>s<br />
<strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est assez troublant. <strong>Les</strong> sentiments sont assez<br />
inconditionnés, incontrôlables. Si le <strong>bonheur</strong> est un jugement <strong>de</strong> valeur sur la<br />
vie, alors il y a possibilité <strong>de</strong> poser le problème <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>,<br />
d’organiser le <strong>bonheur</strong>...<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Depuis quelque temps, et particulièrement, ces<br />
<strong>de</strong>rniers jours, on m’a <strong>de</strong>mandé quelle était ma définition personnelle <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>. Et je n’ai pas pu répondre. Je n’ai pas une définition, <strong>du</strong> moins la<br />
définition que je pourrais donner serait beaucoup trop longue. Le <strong>bonheur</strong> prend<br />
tant <strong>de</strong> formes que si nous voulons en donner une définition, nous n’arriverons<br />
qu’à une tautologie. p.135 Le <strong>bonheur</strong> est dans la satisfaction, et on voit bien que<br />
satisfaction est un synonyme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, dans ce cas.<br />
Mais le <strong>bonheur</strong> est-il un sentiment ou une idée ? Nous avons le sentiment<br />
d’être heureux ; nous avons le sentiment que telle ou telle personne est<br />
heureuse. Et c’est seulement quand nous y réfléchissons, quand nous nous<br />
posons la question : pourquoi suis-je heureux ? pourquoi suis-je dans un état <strong>de</strong><br />
satisfaction, <strong>de</strong> contentement ? pourquoi cette personne me paraît-elle<br />
heureuse ?, que ce qui était sentiment <strong>de</strong>vient idée, pour la communication.<br />
Nous ne pouvons pas communiquer par <strong>de</strong>s sentiments. Nous sommes obligés<br />
<strong>de</strong> communiquer par un langage particulier, par un langage logique et ainsi, ce<br />
qui était sentiment à l’origine <strong>de</strong>vient idée.<br />
Mais je crois que le <strong>bonheur</strong>, en lui-même, est un état <strong>de</strong> persuasion. Cela<br />
n’est pas clair, et le sentiment que nous avons n’est pas clair. Si vous voulez,<br />
c’est une impression qui peut être plus ou moins <strong>du</strong>rable.<br />
LE PRÉSIDENT : La parole est à M. le pasteur Bouvier.<br />
M. ANDRÉ BOUVIER : Vous avez admirablement souligné les valeurs<br />
spirituelles qui dominent les <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Parmi celles-ci, vous avez<br />
mentionné la profession. Ma première question, subordonnée à la <strong>de</strong>uxième,<br />
160
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
sera donc celle-ci : est-ce que dans le mot « profession » vous incluez l’idée <strong>de</strong><br />
vocation, c’est-à-dire l’idée d’être appelé. L’homme est appelé à<br />
l’accomplissement <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée. Et là, j’aventurerai une définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
qui n’est pas une fin en soi puisque le <strong>bonheur</strong> est relatif, une définition qui<br />
rejoint celle <strong>de</strong> Teilhard <strong>de</strong> Chardin : Dire oui à la vie, à la totalité <strong>de</strong> la vie.<br />
Teilhard <strong>de</strong> Chardin dit : accomplir la vie. Ceci signifie, je pense, l’accord<br />
physico-biologique, psychique, moral et spirituel avec la vie, et qui partirait <strong>de</strong>s<br />
trois temps <strong>de</strong> la personnalisation : se centrer sur soi (prendre conscience <strong>de</strong><br />
soi), se décentrer sur l’autre — c’est-à-dire le prochain — et enfin, se surcentrer<br />
sur un plus grand que soi, c’est-à-dire le mon<strong>de</strong>, la société et tout ce que cela<br />
implique.<br />
Est-ce que votre très belle conférence laisse une place pour cette division,<br />
pour cette perspective, pour cette ascension ?<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Si j’avais eu à parler pendant <strong>de</strong>ux heures et peut-<br />
être davantage, j’aurais fait entrer encore une quantité <strong>de</strong> choses dans ma<br />
conférence. Ce que vous me proposez maintenant me sé<strong>du</strong>it, et je crois que je<br />
pourrais dire oui — dans la mesure où il n’est pas impru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> prononcer, sur<br />
une question qui a tant d’importance, un oui qui serait prématuré. Il y faudrait<br />
la réflexion et la méditation ; mais tout ce que vous venez <strong>de</strong> dire me frappe et<br />
me sé<strong>du</strong>it.<br />
M. LE CHANOINE MICHELET : Le 27 mai 1961, trois semaines après que M.<br />
Henri <strong>de</strong> Ziégler m’eut si aimablement proposé la rencontre où je suis ému <strong>de</strong><br />
me trouver, je recevais d’un ami p.136 une lettre avec une coupure <strong>de</strong> journal<br />
annonçant précisément ces <strong>Rencontres</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>. Cet ami me disait :<br />
« <strong>Les</strong> <strong>Rencontres</strong> internationales <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> vont donc <strong>du</strong> problème<br />
<strong>de</strong> la faim à celui <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />
Au fond, ces questions ont une certaine parenté. Du moins, à un âge<br />
<strong>de</strong> la vie, qui a bien mangé est heureux. Quant aux <strong>conditions</strong><br />
générales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, il semble superflu <strong>de</strong> les faire définir en dix<br />
jours <strong>de</strong> palabres par <strong>de</strong>s hommes célèbres. Il y a bien longtemps<br />
que <strong>de</strong>s philosophes <strong>du</strong> plancher <strong>de</strong>s vaches ont découvert que le<br />
contentement est le fon<strong>de</strong>ment et la condition essentielle et unique<br />
161
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
pour être heureux. Mais peut-être s’agit-il d’une étu<strong>de</strong> technique —<br />
tout <strong>de</strong>vient technique aujourd’hui — ou d’un examen clinique et<br />
scientifique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Je suppose que tu t’inscriras pour ces<br />
<strong>Rencontres</strong> et que tu proposeras la création d’une faculté<br />
universitaire qui se consacre à doter l’humanité d’un co<strong>de</strong> infaillible<br />
pour que désormais le <strong>bonheur</strong> pour nous tous soit assuré. On<br />
pourrait aussi envisager la fondation d’une assurance à prime<br />
variable pour toutes les bourses et toutes les préparations. Il y aurait<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés, <strong>de</strong>s catégories, avec une mesure barométrique ou<br />
arithmétique et <strong>de</strong>s polices appropriées avec toutes les garanties<br />
financières sous la surveillance <strong>de</strong> l’Etat.<br />
Cet homme, qui confond <strong>bonheur</strong> et contentement, s’il se trouvait ici, serait<br />
aujourd’hui comblé ; <strong>du</strong> moins il aurait les yeux ouverts et il verrait que nous ne<br />
nous acheminons pas vers une définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qui appelle le<br />
contentement ni vers une proposition d’un <strong>bonheur</strong> selon <strong>de</strong>s règles techniques<br />
ou une étu<strong>de</strong> scientifique et mécanique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />
M. <strong>de</strong> Ziégler l’aurait soulagé et émerveillé, car il n’est pas incapable<br />
d’émerveillement ; celui qui connaît l’ironie peut aussi connaître le contraire <strong>de</strong><br />
l’ironie.<br />
M. <strong>de</strong> Ziégler nous a laissé, dans toute sa conférence, l’impression d’une<br />
vibration et d’un prolongement, comparables aux on<strong>de</strong>s que provoque la chute<br />
d’une pierre dans l’eau. Il y a <strong>de</strong>s petits <strong>bonheur</strong>s : « Mon verre est petit, mais<br />
je bois dans mon verre... » ; « Mon verre est petit mais il est plein... » <strong>Les</strong><br />
paroles <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler laissaient clairement entendre que le verre et le<br />
contenu peuvent et doivent être augmentés, et augmentés indéfiniment ; qu’il y<br />
a même à un moment donné une sorte <strong>de</strong> renversement <strong>de</strong> vapeur, c’est-à-dire<br />
qu’on ne peut pas continuer toujours dans l’ordre matériel à agrandir le verre et<br />
le contenu. Il y a un moment où le verre même et le contenu ne disent plus<br />
rien, ne sont pas le <strong>bonheur</strong>. Il faut alors passer à une sorte d’on<strong>de</strong>s à rebours<br />
qui vont vers l’intérieur et qui prennent d’autres dimensions, celle <strong>de</strong> la hauteur<br />
et <strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur.<br />
Vous avez admirablement passé <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> matériel, <strong>de</strong>s biens extérieurs<br />
— les biens <strong>du</strong> corps, santé, beauté, force — à la possession <strong>de</strong>s amis, au<br />
plaisir, à la joie.<br />
162
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Ce que vous avez dit <strong>de</strong> la joie esthétique m’a particulièrement ému. Je crois<br />
qu’il n’est personne ici qui pense que le <strong>bonheur</strong> consiste uniquement dans la<br />
possession <strong>de</strong>s choses extérieures, fussent-elles belles. A quoi sert un beau<br />
tableau si on n’en peut pas jouir, à quoi sert une symphonie p.137 si elle reste<br />
lettre morte ? Le <strong>bonheur</strong> va donc dans la direction <strong>de</strong> la connaissance, <strong>de</strong> la<br />
vérité, qui est une perfection <strong>de</strong> l’homme.<br />
Vous avez parlé d’une manière émouvante <strong>de</strong> la joie esthétique. Vous avez<br />
rappelé le vers <strong>du</strong> poète : A thing of beauty is a joy for ever (un instant <strong>de</strong><br />
beauté est une joie pour toujours). Et à ce moment-là, je pensais que sur le<br />
même sujet, Bau<strong>de</strong>laire pleure et dit approximativement : lorsqu’un poème ou<br />
une symphonie amène les larmes au bord <strong>de</strong>s yeux, ce ne sont pas <strong>de</strong>s larmes<br />
<strong>de</strong> contentement et <strong>de</strong> plénitu<strong>de</strong>, mais <strong>de</strong>s larmes d’angoisse, d’insatisfaction et<br />
<strong>de</strong> désir, une postulation <strong>de</strong>s nerfs, l’impression <strong>de</strong> l’impuissance où l’on est <strong>de</strong><br />
possé<strong>de</strong>r ici-bas un paradis révélé.<br />
Je ne sais pas comment, monsieur <strong>de</strong> Ziégler, vous faites accor<strong>de</strong>r ce texte<br />
avec tous les textes magnifiques, merveilleux, <strong>de</strong>s humanistes que vous avez<br />
cités et qui représentent vraiment le contentement <strong>de</strong> l’homme dans toute la<br />
nature humaine. Je sais que vous faites la liaison. Je le sais, mais cela<br />
m’intéresserait <strong>de</strong> savoir comment. Et saint Augustin, dans la même position ?<br />
Il pleurait <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> en entendant la mo<strong>du</strong>lation <strong>de</strong>s psaumes dans la<br />
cathédrale <strong>de</strong> Milan, et tremblait <strong>de</strong> s’attacher à une forme inférieure <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>. Pour lui, l’art n’est pas la plénitu<strong>de</strong> et il dit : Vae qui nutus tuos pro<br />
te amant ! quia nutus tui sont omne creaturarum <strong>de</strong>cus ! Malheur à ceux qui<br />
te préfèrent <strong>de</strong>s signes, parce que les signes que tu fais par les créatures sont<br />
toute la beauté <strong>de</strong>s créatures. <strong>Les</strong> créatures n’ont pas d’autre beauté que ton<br />
reflet.<br />
Je ne crois pas dépasser votre pensée, monsieur <strong>de</strong> Ziégler. Vous avez dit :<br />
jouir <strong>de</strong> la beauté est grand. La faire découvrir est plus grand. Vous avez<br />
intro<strong>du</strong>it dans la notion <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> la charité, l’amour <strong>de</strong>s autres qui consiste à<br />
leur vouloir <strong>du</strong> bien. Le <strong>bonheur</strong>, c’est grandir soi-même et grandir les autres,<br />
non dans le sens <strong>de</strong> l’avoir, mais dans le sens <strong>de</strong> l’être.<br />
Vous avez signalé que certains trouvent la communication dans la solitu<strong>de</strong><br />
même, précisément dans la solitu<strong>de</strong>, la communication avec Dieu, avec la<br />
nature, avec soi-même. Tout cela se ramène, je crois, à la contemplation <strong>de</strong> la<br />
163
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
vérité, d’une vérité qui doit être quelqu’un, parce qu’autrement il n’y a pas<br />
communication.<br />
Humaniste, monsieur <strong>de</strong> Ziégler, je crois que vous l’êtes, per mo<strong>du</strong>m<br />
excellentiae, et que vous ne vous contentez pas <strong>de</strong> l’homme et rien que<br />
l’homme ; mais il vous faut l’homme et tout l’homme, en allant plus loin que la<br />
joie <strong>de</strong> l’effort, vers l’accomplissement d’une <strong>de</strong>stinée humaine.<br />
Je signale la joie que vient <strong>de</strong> me faire le pasteur Bouvier en disant : le<br />
<strong>bonheur</strong> n’est pas une fin. Est stupi<strong>de</strong> celui qui voudrait <strong>de</strong>s pommes sans le<br />
pommier. La perfection <strong>du</strong> pommier est <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ire <strong>de</strong>s pommes ; la<br />
perfection <strong>de</strong> l’homme pro<strong>du</strong>ira le <strong>bonheur</strong>. Le <strong>bonheur</strong> sera donné par<br />
surcroît.<br />
Alors, allons plus loin avec l’accomplissement d’une <strong>de</strong>stinée en évoquant le<br />
<strong>bonheur</strong> <strong>du</strong> sacrifice qui, chrétiennement, s’appelle la croix. Ici, je crois que<br />
nous faisons un saut. Nous pourrions faire un saut hors <strong>de</strong> l’humanisme. Mais<br />
c’est tout <strong>de</strong> même <strong>de</strong> l’humanisme, parce qu’un grand humaniste a dit ceci :<br />
« Qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir n’est pas vivre. »<br />
p.138<br />
Je crois que cette partie <strong>de</strong> votre conférence nous engage vers une<br />
notion <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans laquelle la mort elle-même trouvera son sens. C’est<br />
peut-être le couronnement <strong>de</strong> l’humanisme. De tout cela je remercie<br />
chaleureusement M. <strong>de</strong> Ziégler.<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Je remercie à mon tour le chanoine Michelet. Je<br />
voudrais lui répondre amplement. Je me rencontre avec lui sur la plupart <strong>de</strong>s<br />
choses qu’il a dites. Je le remercie aussi d’avoir lu cette lettre curieuse et<br />
instructive pour tous ceux qui prennent part aux <strong>Rencontres</strong> internationales et<br />
pour tous ceux qui s’en occupent <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années. Il y a une parenté entre le<br />
thème <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> <strong>de</strong> cette année et celui <strong>de</strong> l’an <strong>de</strong>rnier, parenté que je<br />
n’ai pas vue immédiatement. J’en dis un mot en passant. Cela peut compléter ce<br />
que je n’ai pas pu dire hier.<br />
L’an <strong>de</strong>rnier, nous nous sommes penchés sur le malheur <strong>de</strong> millions et <strong>de</strong><br />
millions d’êtres qui ne mangent pas à leur faim, qui sont dans un état terrible et<br />
qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> partout un secours immédiat. Et cette année — je m’en suis<br />
pénétré quand je préparais ma conférence —, nous ne pouvons pas faire<br />
autrement que <strong>de</strong> penser à <strong>de</strong>s êtres encore plus nombreux qui sont dans<br />
164
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
l’incapacité, dans l’impossibilité <strong>de</strong> connaître le <strong>bonheur</strong> sous une forme autre<br />
que passagère.<br />
Et pour moi, le thème <strong>de</strong> cette année est une suite, un élargissement <strong>de</strong><br />
celui traité l’an <strong>de</strong>rnier.<br />
Ce que vous dites <strong>de</strong> la transformation <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, <strong>de</strong> son développement<br />
vers la hauteur et vers la profon<strong>de</strong>ur, correspond exactement à mon sentiment,<br />
et chaque <strong>bonheur</strong> personnel peut se perfectionner en passant <strong>de</strong> ce qu’il va<br />
fon<strong>de</strong>r sur le plan matériel, sur ce qui continuera à le fon<strong>de</strong>r sur le plan spirituel.<br />
Le texte <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong>laire que vous avez cité est très intéressant, suggestif. Je<br />
le connaissais, mais je n’ai pas pu m’en servir.<br />
<strong>Les</strong> larmes, c’est en effet un sujet très intéressant. J’ai choisi hier l’exemple<br />
<strong>de</strong> l’Aria <strong>de</strong> Bach. Je ne sais pas très bien pour quelles raisons cette musique me<br />
touche et m’émeut très profondément...<br />
Il y a <strong>de</strong>s larmes <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>. C’est une réaction <strong>de</strong> notre machine ; c’est<br />
une réaction <strong>du</strong> moral sur le physique. Et lorsque nous sommes émus par un<br />
grand spectacle, par une gran<strong>de</strong> parole aussi, il y a <strong>de</strong>s mots qui sont si<br />
heureux, si bien trouvés, qui viennent si bien à leur place, que nous nous<br />
sentons profondément émus... Je ne dis pas que ceux qui ne pleurent pas ne<br />
sentent rien, mais il y a <strong>de</strong>s natures un peu faibles, et il faut nous prendre en<br />
pitié.<br />
La contemplation, c’est évi<strong>de</strong>mment une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s choses qui peuvent<br />
nous con<strong>du</strong>ire au <strong>bonheur</strong>. Ce mot est très vaste. Il implique une quantité <strong>de</strong><br />
choses : contemplation <strong>de</strong> la vérité, <strong>de</strong> ce qu’on tient pour la vérité.<br />
J’ai pris <strong>de</strong>s exemples dans le domaine <strong>de</strong>s arts parce que je m’y sentais <strong>de</strong>s<br />
affinités plus gran<strong>de</strong>s que dans d’autres domaines, mais je conçois très bien<br />
qu’on peut trouver les mêmes émotions dans la contemplation, même <strong>de</strong> la<br />
vérité scientifique.<br />
LE PRÉSIDENT : p.139 La parole est à M. Maire.<br />
M. LOUIS MAIRE : Je voudrais en revenir à ce qu’a dit M. <strong>de</strong> Ziégler hier soir,<br />
à ce que vient <strong>de</strong> dire M. le chanoine Michelet concernant les larmes auxquelles<br />
nous ne pouvons résister. J’en suis aussi, monsieur <strong>de</strong> Ziégler, <strong>de</strong> ceux qui<br />
165
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
doivent parfois tirer leur mouchoir... Et vivant à Rome une bonne partie <strong>de</strong><br />
l’année, ce supplice <strong>de</strong>s larmes, bien agréable et auquel je ne renoncerais pas<br />
volontiers, m’est infligé souvent.<br />
Lorsqu’on entend une musique qui <strong>de</strong>scend au plus profond <strong>de</strong> vous, je me<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> si l’on peut considérer que l’état dans lequel vous met un tel<br />
événement, vous amenant aux larmes, peut être appelé le <strong>bonheur</strong>. Eh bien ! je<br />
ne le crois pas. Je pense qu’il faut distinguer ici <strong>de</strong>ux notions, la notion <strong>de</strong><br />
<strong>bonheur</strong> et la notion d’euphorie, qui sont très différentes. Il faut se reporter au<br />
sens étymologique <strong>du</strong> terme « euphorie » qui est un terme médical, et qui<br />
s’applique à celui qui se sent physiquement bien. Je pense qu’il faut lui redonner<br />
son véritable sens, et qu’il s’agit là, au fond, d’un état <strong>de</strong> satisfaction, je dirai<br />
même <strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong>, parce que cela va jusque-là, momentanément pour le<br />
moins. Alors que, me semble-t-il, le <strong>bonheur</strong> est un sentiment qui, pour être<br />
vrai, implique une certaine <strong>du</strong>rée, une persistance.<br />
Je me suis posé la question <strong>du</strong> pourquoi <strong>de</strong> mes larmes. Et je suis arrivé à<br />
cette conclusion que si je pleurais, et si j’étais touché très profondément, c’est<br />
parce que je me rendais compte que, pour un instant seulement, il m’était<br />
donné <strong>de</strong> toucher à une profon<strong>de</strong>ur que je savais perdre à la minute où je<br />
quitterais la salle <strong>de</strong> spectacle ou la salle <strong>de</strong> concert ou le site enchanteur, ou<br />
l’œuvre d’art que j’avais contemplée, ou l’orateur que j’avais admiré.<br />
Je voudrais donc marquer ici cette très forte nuance qu’il y a entre<br />
l’euphorie, qui n’est pas étrangère au <strong>bonheur</strong>, et le <strong>bonheur</strong>, qui est un<br />
sentiment infiniment plus <strong>du</strong>rable.<br />
Je voudrais encore attirer l’attention sur une curiosité <strong>du</strong> langage et <strong>du</strong><br />
vocabulaire. En anglais très souvent on tra<strong>du</strong>it le terme <strong>bonheur</strong> par luck. Good<br />
luck, bonne chance, soyez heureux... Il y a là l’intervention d’un facteur<br />
temporaire, celui <strong>de</strong> la chance. Quel est le rôle <strong>de</strong> la chance dans le <strong>bonheur</strong> ?<br />
Un autre mot anglais signifie également « <strong>bonheur</strong> » : c’est le mot happiness,<br />
qui vient <strong>du</strong> mot happen, arriver, c’est-à-dire quelque chose <strong>de</strong> fortuit qui vous<br />
arrive, quelque chose d’intermittent, <strong>de</strong> soudain, mais non <strong>de</strong> <strong>du</strong>rable, quand<br />
bien même la notion <strong>de</strong> happiness peut couvrir le sens <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>du</strong>rable. Il y<br />
a plus curieux encore : dans l’anglais ancien, le hara-kiri <strong>de</strong>s Japonais se<br />
tra<strong>du</strong>isait par happydispatch.<br />
En allemand, il en est <strong>de</strong> même, où le mot Glück signifie à la fois chance et<br />
166
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>bonheur</strong>. Et le mot Glück, si je ne m’abuse, vient <strong>du</strong> verbe gelingen, parvenir,<br />
réussir. On voit qu’en définitive quantité <strong>de</strong> langues autres que le français<br />
mettent l’accent, pour définir le <strong>bonheur</strong>, sur un événement <strong>de</strong> caractère<br />
éphémère ou fortuit. Et cela me ramène p.140 à la notion <strong>de</strong> l’euphorie, <strong>de</strong> la<br />
bonne chance, <strong>du</strong> moment favorable, <strong>du</strong> moment <strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong> qu’il faut, je<br />
crois, distinguer <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, qui pour être réel, doit être un état <strong>du</strong>rable.<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Peut-être n’ai-je pas assez insisté sur cette différence<br />
entre le plaisir, état heureux momentané, et l’état <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> qui implique en<br />
effet, comme vous l’avez dit, la <strong>du</strong>rée. Je l’ai cependant indiqué, et c’est pour<br />
cela que j’ai cité un passage <strong>de</strong>s Rêveries <strong>de</strong> Rousseau. Il insiste beaucoup sur<br />
le fait que les petits plaisirs, plus ou moins espacés, même s’ils se multiplient,<br />
ne peuvent pas faire le <strong>bonheur</strong>. Ce qu’il faut désirer, c’est une libération<br />
<strong>du</strong>rable <strong>du</strong> souci.<br />
En ce qui concerne la chance, je remarque que dans la plupart <strong>de</strong>s langues,<br />
l’idée <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> est liée, à l’origine, à celle <strong>de</strong> chance. C’est par là que j’ai<br />
commencé, en reprenant la définition donnée par Littré : « Le <strong>bonheur</strong> est à<br />
l’origine essentiellement une chance, qui n’implique pas qu’elle se répétera, qui<br />
n’implique donc pas un état permanent. »<br />
M. GEORGE BUCHANAN : M. Maire a parlé <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong>s mots, je<br />
voudrais parler <strong>de</strong>s métaphores.<br />
A un certain moment, dans sa conférence, M. <strong>de</strong> Ziégler a parlé <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong> qui, pour la plupart <strong>de</strong>s gens, procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> la chance ou <strong>de</strong> la<br />
satisfaction, matérielle et physique. Or, notre pensée, ici, est dominée par<br />
<strong>de</strong>s métaphores cachées. La satisfaction, dans ce contexte, a un caractère<br />
« animal ». L’animal trouve son <strong>bonheur</strong> dans la chasse, dans l’acte <strong>de</strong> tuer,<br />
<strong>de</strong> courir après <strong>de</strong>s satisfactions toutes fugitives. Cette conception <strong>de</strong> la<br />
satisfaction est née dans <strong>de</strong>s sociétés primitives, où l’économie dépendait <strong>de</strong><br />
la chasse ; elle a persisté jusqu’à nos jours, dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> bien<br />
différentes, ce qui a ren<strong>du</strong> la vie <strong>de</strong>s sociétés soi-disant avancées, puérile et<br />
superficielle. Cette conception est exploitée par la publicité commerciale, qui<br />
excite les hommes à courir comme <strong>de</strong>s animaux après <strong>de</strong>s nouveautés. Mais<br />
si au lieu d’emprunter une métaphore au mon<strong>de</strong> animal, nous adoptons une<br />
métaphore prise dans le domaine végétal, on change sensiblement la façon<br />
167
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
<strong>de</strong> concevoir le <strong>bonheur</strong>, soit physique, soit matériel et même sensuel.<br />
Je dois à un ami irlandais, Raymon Calvert, une comparaison remarquable<br />
entre les états mystiques et la vie <strong>de</strong>s plantes. <strong>Les</strong> mystiques avaient<br />
abandonné les satisfactions « animales » pour atteindre à <strong>de</strong>s états d’existence<br />
qui semblaient simuler <strong>de</strong>s états végétaux. Leurs témoignages rapportent <strong>de</strong>s<br />
sensations pareilles, peut-on dire, à celles qu’éprouvent les plantes sous la<br />
bénédiction <strong>du</strong> soleil. Et ces mystiques, en rejetant les satisfactions animales,<br />
ont formé une espèce d’avant-gar<strong>de</strong> ; mais c’est à nous <strong>de</strong> discerner ce que leur<br />
tentative peut nous enseigner dans notre recherche <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />
Il ne faut pas, comme les animaux, courir toujours après quelque proie<br />
nouvelle, mais recevoir, comme font les plantes, les riches expériences <strong>de</strong><br />
chaque jour, comme une fin en soi.<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : p.141 Je ne puis que me féliciter <strong>de</strong> ce que vient <strong>de</strong><br />
dire M. Buchanan ; c’est une chose à laquelle je n’avais pas réfléchi. Si j’avais le<br />
goût, le désir d’écrire un livre, certainement que le problème que vient<br />
d’indiquer M. Buchanan serait retenu, car il est d’une très gran<strong>de</strong> importance.<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je vous donnerai tout d’abord mon impression<br />
sur le thème lui-même <strong>de</strong> ces <strong>Rencontres</strong>, qui me paraît <strong>de</strong> la plus absolue<br />
inactualité. Je veux dire par là qu’il ne constitue pas un problème. On ne saurait<br />
parler <strong>du</strong> problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> aux hommes d’aujourd’hui sans présupposer<br />
chez eux, ou bien une sorte <strong>de</strong> surdité — c’est-à-dire que cela n’évoquerait pas<br />
grand-chose dans leur esprit — ou bien la capacité intellectuelle <strong>de</strong> se référer à<br />
<strong>de</strong>s termes très anciens, qui auraient une résonance beaucoup plus littéraire<br />
qu’immédiatement actuelle.<br />
M. Devoto a fort justement dit, ce matin, qu’il faudrait classifier les<br />
définitions. Vous n’avez pas enten<strong>du</strong> donner une définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ; vous<br />
l’avez d’ailleurs déclaré. Mais ce qui importe, à mon avis, dans votre conférence,<br />
c’est que vous avez ajouté à la notion classique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> d’autres éléments,<br />
et que vous avez été amené à enrichir votre <strong>de</strong>scription d’éléments qui se<br />
trouvaient en contradiction avec les éléments décelés à l’origine. Vous en êtes<br />
même venu à parler <strong>du</strong> sacrifice comme d’un élément <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> et ce matin,<br />
nous n’avons pas craint <strong>de</strong> définir le <strong>bonheur</strong> comme contemplation <strong>de</strong> la vérité.<br />
C’est une définition à la fois très antique, et peut-être actuelle aussi. Mais<br />
168
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
compte tenu <strong>de</strong> notre passé, historique et philosophique, après Kant en<br />
particulier, comment ne pas hésiter à adopter cette définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ? Je<br />
dirai en tout cas, pour ne pas être mal compris, que lorsque je parlerai <strong>de</strong> la<br />
contemplation <strong>de</strong> la vérité, je ne parlerai pas <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> ; je parlerai peut-être<br />
<strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong>. Autrement dit, il s’agit <strong>de</strong> ne pas confondre <strong>bonheur</strong> et béatitu<strong>de</strong><br />
— ce qui serait une source <strong>de</strong> mésentente, non pas entre les hommes<br />
seulement mais aussi entre les peuples.<br />
Le terme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> a son histoire, a ses droits, a ses limites ; et c’est en<br />
raison <strong>de</strong> tout cela que ce terme n’est pas actuel. Mais quand a-t-il cessé d’être<br />
actuel ? J’exprime mon opinion : il a commencé à <strong>de</strong>venir inactuel lorsque le<br />
mon<strong>de</strong> classique s’est rencontré avec le christianisme. En effet, vous avez dû<br />
recourir à <strong>de</strong>s non-chrétiens et à <strong>de</strong>s païens pour trouver la source <strong>de</strong> cette<br />
notion. C’est le christianisme qui l’a ren<strong>du</strong> inactuelle, car il a proposé aux<br />
hommes une autre vue et d’autres problèmes qui en découlaient et que nous<br />
n’avons pas encore épuisés, que certainement nous n’avons pas encore tous<br />
découverts ni encore résolus. Il a proposé à l’homme l’acceptation <strong>de</strong> sa<br />
condition jusqu’au bout ; il a dit : « Tu prendras ta croix... » ; ce n’est<br />
évi<strong>de</strong>mment pas le <strong>bonheur</strong>.<br />
Depuis lors, on a vécu sur ces conflits entre le mon<strong>de</strong> classique et le mon<strong>de</strong><br />
mo<strong>de</strong>rne, mon<strong>de</strong> qui s’est formé sous pression <strong>du</strong> christianisme, et où le mot <strong>de</strong><br />
<strong>bonheur</strong> a per<strong>du</strong>, je pense, son actualité ; il est aujourd’hui complètement<br />
dépassé.<br />
p.142<br />
A quoi est-il lié ? Notre prési<strong>de</strong>nt vient <strong>de</strong> le rappeler. Il est lié à la<br />
notion <strong>de</strong> chance. La bonne fortune, c’est le <strong>bonheur</strong>. Mais le christianisme,<br />
précisément, élimine toute chance <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’homme. Il n’y aurait plus<br />
d’égalité si nous étions soumis à la loi <strong>de</strong> la chance ou au fatum.<br />
Nous sommes tous <strong>de</strong>s frères lorsque nous avons tous les mêmes<br />
possibilités, alors que la chance nous divise et nous oppose. C’est pourquoi<br />
autant la science que la philosophie cherchent à éliminer <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’homme le<br />
facteur hasard, la chance, afin que l’homme, entré entièrement en son propre<br />
pouvoir, fasse son histoire. En cela, la perspective <strong>du</strong> chrétien et <strong>de</strong> l’athée est<br />
la même.<br />
Nous ne pouvons pas, nous ne <strong>de</strong>vons pas poursuivre le <strong>bonheur</strong>. Si nous<br />
poursuivons le <strong>bonheur</strong>, nous savons, chrétiennement parlant, que nous<br />
169
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
risquons <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s égoïstes. Car il faut alors se rétrécir, il faut ne plus<br />
oser, il faut ne pas se risquer, il faut résoudre les problèmes rapi<strong>de</strong>ment parce<br />
que la vie est courte. Si, au contraire, nous avons cette autre perspective, une<br />
perspective <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur humaine, cette perspective que le christianisme a<br />
ouverte, il est permis à l’homme <strong>de</strong> se penser en termes divins. Soyez parfaits !<br />
Ce n’est certainement pas une recommandation qui vise au <strong>bonheur</strong>.<br />
Kant a formulé cette lutte entre la quête <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> et la conception<br />
chrétienne <strong>de</strong> la vie. Et il a abouti à une solution paradoxale : à savoir que tout<br />
le <strong>bonheur</strong> que nous pouvons espérer n’est que la conséquence (et non le but)<br />
<strong>de</strong> la pratique <strong>de</strong> la vertu. Il n’est plus alors question <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, mais <strong>de</strong><br />
volonté droite, <strong>de</strong> bonne volonté.<br />
Ce qui est encore plus curieux, c’est que d’autres philosophes, après lui, et<br />
qui sont <strong>de</strong>s antichrétiens — hégéliens, marxistes —, ne parlent plus <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong><br />
non plus, mais d’engagement. Or l’engagement, qui est une fin en soi, s’il peut<br />
apporter une profon<strong>de</strong> satisfaction, une émotion, ne peut pas être appelé <strong>du</strong><br />
nom <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, car justement il ne procè<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> la chance, et la satisfaction<br />
qu’il procure vient tout simplement <strong>de</strong> l’activité courageuse, <strong>de</strong> l’audace, <strong>de</strong><br />
l’esprit d’aventure, <strong>du</strong> risque, <strong>du</strong> sacrifice.<br />
Et vous voyez que dans le domaine politique — domaine d’engagement par<br />
excellence — on a plutôt recours au mot bien-être. Car le bien-être est l’œuvre<br />
<strong>de</strong> l’homme, il n’est pas l’effet <strong>de</strong> la chance. Et lorsque vous considérez <strong>de</strong> près<br />
ce bien-être, vous voyez, à votre étonnement, qu’il s’accompagne d’une telle<br />
quantité <strong>de</strong> risques, <strong>de</strong> sacrifices, <strong>de</strong> luttes, <strong>de</strong> souffrance, que vous pourriez<br />
vous dire, vous, les poètes <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> : à quoi bon ce bien-être là s’il nous<br />
coûte ce prix ; cela ne vaut pas la peine ; je préfère mon petit <strong>bonheur</strong> à ce<br />
grand bien-être.<br />
Notre civilisation n’est pas une civilisation <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, ni non plus <strong>du</strong> bien-<br />
être, mais la civilisation <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> l’acceptation <strong>de</strong> la condition humaine,<br />
<strong>de</strong> la volonté humaine jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, avec tous ses risques et<br />
tous ses malheurs. Mais comme j’ai exclu le mot <strong>de</strong> « <strong>bonheur</strong> » <strong>du</strong> dictionnaire<br />
<strong>de</strong> cette civilisation, il faudrait exclure aussi celui <strong>de</strong> « malheur ». Il n’y a place<br />
ni pour l’un ni pour l’autre dans l’idéal, dans la loi qui domine cette civilisation.<br />
Voilà les réflexions et les thèses que je soumets à votre jugement.<br />
170
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Vous et moi, nous ne sommes pas à égalité. Vous me<br />
dépassez. Vous me poussez dans mes <strong>de</strong>rniers retranchements. Et mes <strong>de</strong>rniers<br />
retranchements ne seront pas d’une gran<strong>de</strong> solidité. Il y a chez vous une force<br />
dialectique à laquelle je ne peux pas résister. Je vais essayer <strong>de</strong> vous répondre<br />
le mieux possible en donnant une fois <strong>de</strong> plus le sentiment <strong>de</strong> mon incorrigible<br />
légèreté.<br />
Il y a évi<strong>de</strong>mment une ambiguïté <strong>de</strong>s mots qui est très fâcheuse. Quand on<br />
parle <strong>de</strong>s choses <strong>du</strong> sentiment, et particulièrement <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, les synonymes<br />
dont on use ne sont jamais <strong>de</strong>s mots qui signifient exactement la même chose ;<br />
ils sont plus ou moins flottants. Et ce qu’il y a <strong>de</strong> variable dans ces mots tient à<br />
ce que le <strong>bonheur</strong> est évi<strong>de</strong>mment en rapport avec les états <strong>de</strong> civilisation, avec<br />
le développement <strong>de</strong> l’homme. Et ces mots se chargent peu à peu <strong>de</strong> sens<br />
nouveau et per<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s sens anciens.<br />
Dans la brève conversation que j’ai eu le plaisir d’avoir avec vous et M.<br />
Devoto, ce <strong>de</strong>rnier nous a dit une chose à laquelle je pensais constamment. Il<br />
ne faut pas se fon<strong>de</strong>r trop sur l’étymologie. Evi<strong>de</strong>mment, <strong>bonheur</strong>, ou heur,<br />
vient d’un mot latin qui signifie chance. Mais quand on dit qu’on a eu le <strong>bonheur</strong><br />
<strong>de</strong> rencontrer un ami, d’entendre ou <strong>de</strong> voir ceci ou cela, nous ne pensons plus<br />
<strong>du</strong> tout à ce premier sens. Il n’est pas mauvais, évi<strong>de</strong>mment, <strong>de</strong> rappeler,<br />
surtout pour les écrivains, les stylistes, l’étymologie <strong>de</strong>s mots. Une étymologie<br />
est souvent très claire ; c’est un éclairage <strong>de</strong> l’intérieur <strong>du</strong> mot.<br />
Mais aujourd’hui, je crois que personne, si l’on prononce le mot <strong>bonheur</strong>, ne<br />
pensera à cette première idée <strong>de</strong> chance. Cette confusion <strong>de</strong>s termes, je ne<br />
peux pas y échapper, et cependant, quand je préparais ma conférence, je le<br />
sentais. Je me disais : j’ai employé peut-être <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> fois le mot<br />
<strong>bonheur</strong>, c’est très ennuyeux, est-ce que je ne vais pas pouvoir le remplacer ?<br />
Et je me suis dit, à un moment donné : le mot « <strong>bonheur</strong> », tel que je<br />
l’emploierai dans cette conférence, dans la plupart <strong>de</strong>s cas signifie le <strong>bonheur</strong>-<br />
félicité, c’est-à-dire un <strong>bonheur</strong> dans lequel les choses <strong>de</strong> l’âme entrent pour<br />
quelque chose, et qui se distingue d’un <strong>bonheur</strong> qui serait purement matériel.<br />
Mais j’étais en contradiction avec moi-même et je ne pouvais l’éviter. Il y a<br />
<strong>de</strong>s cas où le mot <strong>bonheur</strong> prenait ce sens tout simple auquel faisait allusion,<br />
tout à l’heure, le chanoine Michelet. Je ne peux pas personnellement échapper à<br />
cette espèce <strong>de</strong> confusion. Vous, vous le pouvez, et vous nous avez toujours<br />
171
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
émerveillés par cette capacité que vous avez <strong>de</strong> distinguer entre <strong>de</strong>s choses qui<br />
sont souvent très proches.<br />
Vous avez parlé <strong>de</strong> l’inactualité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, c’est-à-dire que vous avez voulu<br />
dire que le mot <strong>bonheur</strong> ne pouvait plus suffire à exprimer <strong>de</strong>s choses que le<br />
<strong>bonheur</strong> primitif et le <strong>bonheur</strong> historique étaient <strong>de</strong>venus peu à peu. Je ne vois<br />
pas comment on pourrait l’éviter.<br />
Vous avez terminé par une affirmation qui me paraît assez considérable et<br />
un peu effrayante : nous ne <strong>de</strong>vons plus rechercher le <strong>bonheur</strong>. Nous <strong>de</strong>vons<br />
nous plier à une acceptation <strong>de</strong> la condition humaine.<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : p.144 Dans votre conférence, vous avez<br />
maintenu et accepté la signification essentielle et fondamentale <strong>du</strong> terme<br />
« <strong>bonheur</strong> », conçu comme un objet qu’il faut chercher. On apprend le <strong>bonheur</strong>,<br />
on doit possé<strong>de</strong>r l’art d’atteindre au <strong>bonheur</strong>. Vous avez parlé <strong>de</strong> l’homme<br />
comme d’un artiste qui atteint un but. Or la nouveauté <strong>du</strong> christianisme, <strong>de</strong><br />
notre civilisation dans un sens plus général, est précisément d’avoir aboli cet<br />
objectif.<br />
M. ALEXANDRE SAFRAN : Et le bouddhisme...<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO :... Ce n’est pas l’acceptation <strong>de</strong> la condition<br />
humaine, c’est une cessation, c’est une négation, c’est autre chose. Il y a <strong>de</strong>s<br />
analogies, mais il y a <strong>de</strong>s différences suffisantes pour caractériser nettement et<br />
opposer le bouddhisme et le christianisme.<br />
Si j’étais bouddhiste, comment accepterais-je votre idée ? Elle ne me<br />
servirait à rien. Je <strong>de</strong>vrais la refuser encore plus radicalement, si possible. Il y a<br />
donc là un premier point <strong>de</strong> différence. Et c’est un point capital, parce qu’il ne<br />
s’agit pas d’ajouter quelque chose à la notion <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, mais <strong>de</strong><br />
l’abandonner.<br />
Enfin, la condition humaine, qu’est-ce que cela veut dire dans mon esprit ?<br />
Cela signifie une chose bien connue <strong>de</strong>puis toujours : accepter d’être ce qu’on<br />
est, jusqu’au bout. Ce qui ne veut pas dire que vous renonciez à poursuivre<br />
certains <strong>de</strong> vos rêves, à aimer les choses que vous avez aimées, à aimer l’art, la<br />
musique et tout ce que vous voulez. Cela rentre parfaitement dans la condition<br />
172
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
humaine. Mais la loi, le critère <strong>de</strong> jugement <strong>de</strong> toute votre action, doit rester<br />
quand même l’acceptation <strong>de</strong> votre condition.<br />
Où trouvons-nous le sens véritable <strong>de</strong> notre condition ? A mon avis, nous le<br />
trouvons dans la pensée. Ce qui fait l’homme, c’est d’être un être pensant. Or,<br />
qu’est-ce qui caractérise la pensée ? Sa nature dialectique : c’est-à-dire, la<br />
nécessité dans laquelle elle se trouve <strong>de</strong> se dépasser, <strong>de</strong> ne pas s’arrêter un<br />
instant. Si la nature humaine se révèle dans sa pensée, l’inquiétu<strong>de</strong>, l’instabilité,<br />
la mobilité, le dépassement est dans cette nature ; et il faut l’accepter. La<br />
quiétu<strong>de</strong>, le plaisir permanent, le <strong>bonheur</strong> acquis, sont incompatibles avec la<br />
nature <strong>de</strong> la pensée. La joie fugitive, la satisfaction momentanée — vous avez<br />
parlé <strong>de</strong> la joie <strong>de</strong> l’effort <strong>de</strong> celui qui escala<strong>de</strong> une montagne —, c’est tout ce<br />
qui nous est permis. Ce n’est pas le <strong>bonheur</strong>, que d’être sur une montagne ; au<br />
plus un instant <strong>de</strong> plaisir, mêlé à beaucoup <strong>de</strong> sueur et <strong>de</strong> peine et <strong>de</strong> peur.<br />
M. GIACOMO DEVOTO : J’ai suivi le développement logique <strong>de</strong>s observations<br />
<strong>de</strong> M. Campagnolo, et je pourrais y souscrire. Mais je ne souscris pas à sa<br />
conclusion, qui est très différente <strong>de</strong> ce qu’il a d’abord formulé. J’ai souscrit à<br />
votre définition <strong>de</strong> la révolution chrétienne qui a aboli la vieille notion <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>, mais vous <strong>de</strong>vez accepter, monsieur Campagnolo, que notre<br />
civilisation vit sur une notion tout à fait différente <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> — peut-être sur<br />
un mythe <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> — p.145 qui fait sa faiblesse. C’est-à-dire que votre logique<br />
doit vous amener à cette affirmation que notre société n’est plus chrétienne,<br />
qu’elle a une vision <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qui n’a rien à voir avec ce que la révolution<br />
chrétienne nous a apporté. Et en ce sens le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est actuel.<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je dols dire que M. Devoto a donné la réponse<br />
à la question qu’il m’a posée. Il a conscience que notre vision <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
s’appelle bien-être, et il a conscience que cette vision est notre faiblesse. Nous<br />
l’avons déjà jugée, et condamnée et dépassée. Donc, je ne suis pas <strong>du</strong> tout<br />
inconséquent ; c’est au contraire la preuve <strong>de</strong> la validité <strong>de</strong> ma notion même.<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Accepter d’être ce que l’on est, dit Martial dans un <strong>de</strong><br />
ses poèmes... C’est-à-dire qu’il acceptait aussi sa nature même, sa nature<br />
profon<strong>de</strong>.<br />
173
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Non, là nous ne pouvons pas être d’accord.<br />
Martial n’avait pas une idée aussi profon<strong>de</strong>. C’est la morale <strong>du</strong> charbonnier, c’est<br />
la morale d’Horace et même d’Aristote ; mais ce n’est pas la nôtre. Ce n’est pas<br />
la morale <strong>du</strong> chrétien. L’essentiel <strong>de</strong> l’homme, c’est la pensée ; et la pensée est<br />
mobile et ne peut pas nous suspendre dans un état <strong>de</strong> tranquillité.<br />
La poursuite <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> n’est qu’un fantôme chez nous parce qu’elle est en<br />
conflit avec notre structure sociale, parce que nous ne pouvons pas poursuivre<br />
le <strong>bonheur</strong> dans une société qui vit sur les bases morales sur lesquelles elle est<br />
placée. Il y a au contraire <strong>de</strong>s civilisations que nous appelons primitives où une<br />
certaine forme <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est possible, dans une intégration presque biologique<br />
et spontanée. Mais chez nous, non. Si le <strong>bonheur</strong> est un fantôme, c’est à cause<br />
d’une nécessité morale qui s’impose désormais irrémédiablement à notre<br />
conscience, quoi que nous voulions faire.<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Le <strong>bonheur</strong> n’est pas d’être sur une montagne, avez-<br />
vous dit. Non. Nous en sommes tous d’accord. Mais ce qui peut contribuer au<br />
<strong>bonheur</strong>, c’est <strong>de</strong> rechercher ce plaisir, qui est d’une nature très particulière.<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : La difficulté entre nous surgit <strong>de</strong> cela : vous<br />
avez essayé d’opter pour le <strong>bonheur</strong> ; moi, j’accepte d’être ce que je suis. Il<br />
n’est pas besoin d’aller à la montagne pour avoir le plaisir <strong>de</strong> la montagne. Il<br />
s’agit <strong>de</strong> penser, <strong>de</strong> penser jusqu’au bout, avec tous les risques que cela<br />
comporte, les menaces, le ravin où vous pouvez glisser à chaque instant...<br />
Mme COLETTE AUDRY : Ce débat, entre M. <strong>de</strong> Ziégler et M. Campagnolo,<br />
me fait penser à un passage <strong>de</strong> Simone <strong>de</strong> Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe.<br />
Elle répond à l’objection qu’on fait aux femmes : « Pourquoi voulez-vous<br />
certaines libertés ? Pourquoi p.146 <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z-vous ceci ou cela ? Vos mères<br />
étaient plus heureuses... » On nous dit fréquemment que les femmes sont<br />
moins heureuses dans leur état présent qu’elles ne l’étaient autrefois, <strong>de</strong><br />
même que certains écrivains américains <strong>du</strong> Sud nous ont dépeint la société<br />
d’avant l’émancipation <strong>de</strong>s Noirs comme une société où les Noirs eux-mêmes<br />
étaient plus heureux parce qu’ils n’avaient pas <strong>de</strong> problèmes. Je crois en effet<br />
qu’une certaine intégration dans une société peut rendre plus heureux que<br />
lorsqu’on échappe à cette intégration. Or, Simone <strong>de</strong> Beauvoir répond dans<br />
174
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
son livre : « Mais ce n’est pas <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> qu’il s’agit en pareil cas... »<br />
Que se passe-t-il ? Cette sorte <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> par intégration n’est plus possible<br />
à partir d’un certain moment, et alors on cherche quelque chose, fût-ce au prix<br />
<strong>de</strong> ce <strong>bonheur</strong> dont on ne veut plus. On préfère autre chose à ce <strong>bonheur</strong>. Est-<br />
ce que ce que l’on obtiendra ainsi sera <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ? Peut-être. Nous n’en<br />
savons rien.<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Ce débat m’instruit beaucoup sur moi-même. Or, je le<br />
dis avec humilité, mon grand défaut est d’avoir <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> une conception trop<br />
sensuelle. J’ai dit hier dans ma conférence qu’il y a <strong>de</strong>s catégories <strong>de</strong> gens qui<br />
semblent ne pas rechercher le <strong>bonheur</strong> comme nous le recherchons<br />
habituellement. Il s’agit <strong>de</strong>s hommes d’affaires, <strong>de</strong>s politiciens, qui semblent<br />
aimer la lutte pour elle-même. Ils donnent <strong>de</strong>s coups, ils en reçoivent. Le <strong>bonheur</strong><br />
tel que je l’imagine, qui implique la réflexion, la tranquillité, une certaine retraite<br />
entre les moments <strong>de</strong> travail, il ne semble pas que cela existe pour eux.<br />
J’ai fait exprès, dans ma conférence, <strong>de</strong> mêler les temps. J’ai cité <strong>de</strong>s poètes<br />
<strong>de</strong> l’Antiquité, <strong>de</strong>s écrivains <strong>de</strong> la Renaissance, <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> notre époque, parce<br />
que j’étais dominé par cette idée qu’il y a dans la conception <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
quelque chose <strong>de</strong> constant et qui ne peut pas être autrement. Il y a tout <strong>de</strong><br />
même dans le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s païens, <strong>de</strong>s choses qui existent encore dans le<br />
<strong>bonheur</strong> d’aujourd’hui.<br />
M. NOJORKAM : Je voudrais répondre à M. Campagnolo que même si le terme<br />
est usé, la réalité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> existera aussi longtemps qu’il y aura <strong>de</strong>s êtres<br />
humains qui seront heureux, qui se sentiront heureux. Faut-il alors créer une<br />
nouvelle terminologie pour ce sentiment, une terminologie avec les gradations<br />
et nuances nécessaires ? Mais vous ne pouvez pas dire que le <strong>bonheur</strong> est<br />
inactuel. Le <strong>bonheur</strong> continue à être actuel ; il sera <strong>de</strong> tous les temps.<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Vous parlez d’un sentiment comme si vous<br />
l’aviez défini. En réalité, c’est ce que nous avons contesté. Le <strong>bonheur</strong> est<br />
tellement peu actuel, que tous ceux qui s’en sont occupés sérieusement en ont<br />
parlé à la rigueur comme d’une hypothèse, et dans la plupart <strong>de</strong>s cas on dit qu’il<br />
n’existe pas. La joie d’avoir accompli son <strong>de</strong>voir, appelez-vous cela le<br />
<strong>bonheur</strong> ?...<br />
175
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
M. NOJORKAM : p.147 L’impuissance dans laquelle sont les théoriciens à le<br />
définir n’est pas la preuve qu’il n’existe pas. On peut le cerner, le contourner,<br />
s’en approcher par la périphérie.<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Si vous ne savez pas ce que vous cherchez,<br />
comment pouvez-vous le trouver ?<br />
M. NOJORKAM : Si vous ne le cherchez pas, il peut venir à vous ; le <strong>bonheur</strong><br />
comme récompense d’une vertu...<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : L’artiste, quand il a donné le <strong>de</strong>rnier coup à son<br />
tableau et qu’il dit : « C’est bon », appelez-vous cela le <strong>bonheur</strong> ? Non.<br />
M. NOJORKAM : On s’efforce <strong>de</strong> détruire la beauté comme on s’efforce <strong>de</strong><br />
détruire le concept <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je regrette <strong>de</strong> n’être pas d’accord.<br />
M. ALBERT PICOT : Je voudrais entrer dans la polémique Campagnolo-<strong>de</strong><br />
Ziégler par une autre porte, qui m’amènera probablement plus près <strong>de</strong> M. <strong>de</strong><br />
Ziégler que <strong>de</strong> M. Campagnolo.<br />
<strong>Les</strong> paroles les plus connues sur le <strong>bonheur</strong> se trouvent dans l’évangile selon<br />
Matthieu, dans le sermon que le Christ a prononcé sur la Montagne, au-<strong>de</strong>ssus<br />
<strong>de</strong> Capharnaüm, <strong>de</strong>vant le lac <strong>de</strong> Tibéria<strong>de</strong>, et qu’on appelle le Sermon <strong>de</strong>s<br />
Béatitu<strong>de</strong>s. Que disent ces Béatitu<strong>de</strong>s ?<br />
Elles disent : « Heureux les pauvres... heureux ceux qui pleurent... heureux<br />
ceux qui ont faim et soif <strong>de</strong> la justice. »<br />
Cette expression « heureux ceux... » est encore plus vigoureuse dans<br />
d’autres langues. Par exemple en espagnol. Ce sont <strong>de</strong>s paroles qui montrent<br />
<strong>de</strong>s gens pauvres, brûlants, ayant faim, ayant soif et qu’on déclare heureux.<br />
Est-ce que cela ne nous donne pas l’indication qu’il y a <strong>de</strong>ux espèces <strong>de</strong><br />
malheurs ; le malheur grave, le malheur qui détruit la personnalité, le malheur<br />
qui se termine par le suici<strong>de</strong> ou en tout cas par le désespoir. Puis, en face, un<br />
malheur qui a sa noblesse, et une <strong>de</strong>scente aux enfers qui ramène vers les<br />
176
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
sommets, qui ramène vers la lumière, qui ramène par conséquent au <strong>bonheur</strong>.<br />
Eh bien, cette situation, ce malheur qui ramène au <strong>bonheur</strong>, quelle place M.<br />
<strong>de</strong> Ziégler lui fait-il dans son tableau, dans sa magnifique fresque générale ? Et<br />
quelle place faites-vous, Monsieur Campagnolo, à cette idée qu’il existe une<br />
régénération par la souffrance ? Quelle place faites-vous au <strong>bonheur</strong> né <strong>de</strong>s<br />
larmes, <strong>de</strong> la tristesse ?<br />
A cet égard, il me semble que M. <strong>de</strong> Ziégler, qui est hautement spiritualiste,<br />
donne sa place à cette sérénité <strong>de</strong>s Béatitu<strong>de</strong>s. Il me semble que M.<br />
Campagnolo a tort <strong>de</strong> prétendre qu’à l’heure d’aujourd’hui, la civilisation ne<br />
permet plus ce <strong>bonheur</strong>...<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : p.148 Au contraire, notre civilisation l’encourage.<br />
M. ALBERT PICOT : Vous avez avancé que les Béatitu<strong>de</strong>s étaient démodées,<br />
alors qu’une gran<strong>de</strong> part <strong>de</strong> l’humanité trouve son <strong>bonheur</strong> dans les<br />
Béatitu<strong>de</strong>s...<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : C’est précisément le contraire ; c’est par ces<br />
Béatitu<strong>de</strong>s-là qu’a été condamné le <strong>bonheur</strong>, le <strong>bonheur</strong> classique. Ce n’est pas<br />
la richesse, mais la pauvreté, c’est la justice et non la puissance, ce n’est pas la<br />
gloire <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, mais la misère qui « béatifient ». C’est bien le contraire.<br />
Vous ne pouvez pas mettre Martial, Horace et l’Evangile tous dans un même<br />
sac. Or, c’est ce que vous avez fait. C’est à cette condition-là que vous pouvez<br />
parler <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, dans les <strong>de</strong>ux sens en même temps. Le Sermon sur la<br />
Montagne, ce n’est pas <strong>du</strong> tout une O<strong>de</strong> d’Horace. C’est autre chose. Elle<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> une conception <strong>de</strong> la vie différente, révolutionnaire. La plus gran<strong>de</strong><br />
révolution qui ait jamais été faite dans le mon<strong>de</strong>, vous la trouvez énoncée dans<br />
le Sermon sur la Montagne. Cela vous emmène à l’opposé <strong>de</strong>s recommandations<br />
<strong>de</strong> Martial et <strong>de</strong> tous les autres humanistes qui avaient adopté cette idée tout<br />
simplement pour en combattre d’autres, tout en étant immergés dans la<br />
nouvelle civilisation.<br />
M. ALBERT PICOT : Je constate à Pompéi les traces d’une forme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong><br />
qui consiste dans la contemplation <strong>de</strong>s œuvres d’art, les bons dîners qu’on<br />
faisait...<br />
177
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Il m’arrive <strong>de</strong> faire un beau voyage et d’en<br />
éprouver <strong>du</strong> plaisir ; mais si je réfléchis un instant, je pense qu’avec les moyens<br />
mis en œuvre je pourrais tirer d’affaire <strong>de</strong>s malheureux, et c’est le Sermon sur<br />
la Montagne qui me met en conflit avec la joie <strong>de</strong> mon voyage.<br />
M. ALBERT PICOT : Il est toujours facile <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s oppositions. Mais dans la<br />
conférence <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler, nous avons vu la notion <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans la nature<br />
et dans l’esprit, et les Béatitu<strong>de</strong>s enrichissent notre notion <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> spirituel.<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Dans les Béatitu<strong>de</strong>s, quand il est dit : « Heureux les<br />
pauvres... heureux ceux qui ont faim... », cela implique une promesse ; cela<br />
concerne un avenir, c’est en somme un encouragement, une consolation. Mais<br />
cela ne nie pas <strong>du</strong> tout la réalité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> terrestre.<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je n’ai pas dit cela, mais c’est une actualité<br />
aussi, ce <strong>bonheur</strong> ; ce n’est pas une promesse...<br />
M. GIACOMO DEVOTO : p.149 On trouve dans les Béatitu<strong>de</strong>s la preuve que<br />
l’Evangile ne nie pas le désir <strong>de</strong> l’homme pour le <strong>bonheur</strong>, car on lit en effet :<br />
«... car c’est à eux qu’appartiendra le royaume <strong>de</strong>s cieux... ».<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Il s’agit <strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong> et non <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> ; vous<br />
ne trouvez pas une seule fois le mot « <strong>bonheur</strong> » dans l’Evangile, sinon dans les<br />
mauvaises tra<strong>du</strong>ctions.<br />
M. GIACOMO DEVOTO : Lorsqu’ici nous débattons le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>,<br />
nous débattons un problème très large, dans lequel il y a plusieurs synonymes,<br />
tous avec leurs sous-catégories. Lorsqu’on traite <strong>de</strong> l’Evangile, on parle d’un<br />
aspect <strong>du</strong> sentiment et <strong>du</strong> désir <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme, mais on n’exclut pas ce<br />
désir. Sans cela, nous faisons <strong>de</strong> la petite logique ; nous ne faisons pas <strong>de</strong> la<br />
sémantique.<br />
M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Nous faisons <strong>de</strong> la révolution... « Je suis venu<br />
pour un homme nouveau... On ne met pas le vin nouveau dans les vieilles<br />
outres... » Je ne voudrais pas être mal compris, mais cela ne veut pas dire que<br />
178
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
le vieux <strong>bonheur</strong> acquiert une nouvelle signification ; pardon, il ne s’agit plus <strong>de</strong><br />
la même chose. Il s’agit d’une conception différente, d’une vue nouvelle et d’une<br />
responsabilité nouvelle.<br />
M. GEORGE BUCHANAN : Peut-être faut-il renoncer à définir le mot<br />
« <strong>bonheur</strong> ». En psychologie, par exemple, on ne peut pas définir la normalité<br />
mais on peut toujours définir ce qui est anormal. Peut-être ne peut-on pas<br />
définir le mot « <strong>bonheur</strong> », mais on peut faire un diagnostic <strong>du</strong> malheur...<br />
M. ALEXANDRE SAFRAN : L’hébreu biblique ne connaît pas <strong>de</strong> terme propre<br />
qui ren<strong>de</strong> exactement la notion <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>. L’absence <strong>de</strong> ce terme dans le riche<br />
vocabulaire biblique ne signifie pas l’absence <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans la vie humaine,<br />
mais confirme seulement la difficulté <strong>de</strong> le définir. L’hébreu biblique i<strong>de</strong>ntifie le<br />
<strong>bonheur</strong> avec le « bien », le tov. Or le Bien, c’est Dieu, qui le fait, qui le<br />
communique à l’homme, lui ordonnant <strong>de</strong> le pratiquer, lui aussi. Le bien est<br />
donc d’ordre moral. La personne qui l’exerce vise, par son action, autrui. Mais le<br />
bien n’est pas définissable, car il découle d’un principe indéfinissable, divin ; il<br />
n’est pas non plus définissable, car il varie selon les circonstances dans<br />
lesquelles il est appliqué par l’homme, indivi<strong>du</strong>ellement, et par les hommes, en<br />
communauté. Toutefois, le Législateur divin, le Créateur qui connaît Ses<br />
créatures, prescrit à l’homme <strong>de</strong>s normes <strong>de</strong> con<strong>du</strong>ite dans la vie pour l’ai<strong>de</strong>r à<br />
atteindre au bien, au bien apte à le rendre heureux. Mais le bien, étant d’ordre<br />
moral, ne sera jamais accompli : l’homme tendra toujours davantage vers lui,<br />
sans l’atteindre définitivement. Ce bien-<strong>bonheur</strong>, à la fois libre et réglementé,<br />
ne constitue pas un état, mais est en marche. Son idéal, son caractère, est<br />
dynamique. C’est pourquoi la Bible hébraïque, lorsqu’elle p.150 parle <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>,<br />
l’exprime par <strong>de</strong>s mots qui nous montrent un homme en pleine et vigoureuse<br />
activité, s’efforçant, délibérément et raisonnablement, d’obéir aux<br />
comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> Dieu, poursuivant la route qui lui a été prescrite par son<br />
Gui<strong>de</strong> divin. Le <strong>bonheur</strong> est ainsi une œuvre humaine, en cours <strong>de</strong> réalisation,<br />
soutenue par Dieu.<br />
L’hébreu biblique se complaît à désigner la réussite <strong>de</strong> l’action humaine<br />
motivant le sentiment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, par <strong>de</strong>s verbes actifs, tels que hatsliah,<br />
haskil, qui veulent dire « ouvrir le chemin, frayer le chemin, faire attention au<br />
chemin qui est <strong>de</strong>vant nous... »<br />
179
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Lorsque l’action réfléchie <strong>de</strong> l’homme, sa méditation tra<strong>du</strong>ite en faits, l’aura<br />
con<strong>du</strong>it au contentement motivant le <strong>bonheur</strong>, celui-ci se présentera sous la<br />
forme d’un substantif : ocher. Ce mot nous rappellera pourtant, par sa racine,<br />
les « pas » — achourim — ce que l’homme est encore en train <strong>de</strong> faire pour<br />
atteindre le <strong>bonheur</strong> ; il saura que « ses pas sont affermis dans les sentiers <strong>de</strong><br />
Dieu », il sentira que « ses pieds ne chancellent point » (Ps., 17, 5). Car il<br />
n’oubliera pas que son ocher, son « <strong>bonheur</strong> », contient en lui-même un acher,<br />
un « si », une condition que Dieu lui a posée avant <strong>de</strong> lui accor<strong>de</strong>r Sa<br />
« bénédiction », Sa grâce : l’obéissance à Ses lois (cf. Deut., 11, 27) !<br />
La Bible hébraïque voit donc dans le <strong>bonheur</strong> un acte <strong>de</strong> foi et <strong>de</strong> confiance<br />
qui s’accomplit néanmoins sous le signe <strong>de</strong> l’inquiétu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’insatisfaction,<br />
non pas à cause <strong>de</strong> notre misérable condition humaine, mais à cause <strong>de</strong>s<br />
<strong>conditions</strong> divines qui prési<strong>de</strong>nt à sa réalisation et qui nous élèvent au <strong>de</strong>gré<br />
grandiose <strong>de</strong> partenaires <strong>de</strong> Dieu. Achrei... « Heureux l’homme qui craint<br />
toujours », « qui craint Dieu », « qui espère en Lui », « qui l’attend » ! C’est<br />
dans la crainte d’échouer sur cette voie et l’assurance <strong>de</strong> bien agir que nous<br />
nous préparons dès ce mon<strong>de</strong> au mon<strong>de</strong> futur. Car ici-bas, l’E<strong>de</strong>n où Dieu a<br />
con<strong>du</strong>it Adam n’a pas été qu’un lieu <strong>de</strong> délices, mais un jardin que l’homme<br />
<strong>de</strong>vait « cultiver et gar<strong>de</strong>r ». L’homme est envoyé ici-bas en mission : « il doit<br />
faire tout ce qui est droit et bon — tov — aux yeux <strong>de</strong> l’Eternel, afin qu’il soit<br />
heureux — yitav — » (Deut. 6, 17, 18). Le <strong>bonheur</strong>, tout en étant profondément<br />
personnel et largement social, n’est ni subjectif, ni objectif : l’homme ne sait<br />
pas, au vrai, ce qui est bon pour lui. Le <strong>bonheur</strong> n’est ni une illusion, ni une<br />
réalité. Mais il est une valeur opératoire humaine. Sa source, sa mesure, sa fin<br />
se trouvent en Celui qui le détient, qui nous fait connaître son avant-goût, qui<br />
nous indique l’usage que nous <strong>de</strong>vons en faire.<br />
Le <strong>bonheur</strong>, le voici tel qu’il est prêché, résumé par le prophète Michée : « Il<br />
t’a déclaré, ô homme, ce qui est bon — tov —, et qu’est-ce que l’Eternel<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> toi, sinon <strong>de</strong> faire ce qui est droit, d’aimer la miséricor<strong>de</strong>, et <strong>de</strong><br />
marcher humblement avec ton Dieu » !<br />
M. ANDRÉ BOUVIER exprime l’idée qu’il existe une réalité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qu’aucune<br />
étymologie, qu’aucune philosophie ne peut renfermer, et qu’il est possible d’établir un<br />
pont entre les <strong>de</strong>ux conceptions, antique et nouvelle, <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. « Le <strong>bonheur</strong> est<br />
subordonné à la vie ; et poursuivre le <strong>bonheur</strong>, c’est dire oui à la vie. »<br />
180
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
M. LOUIS MAIRE : p.151 M. Campagnolo nous a dit tout à l’heure : le<br />
christianisme a ren<strong>du</strong> le <strong>bonheur</strong> inactuel. Il entendait le <strong>bonheur</strong> au sens<br />
ancien, celui <strong>de</strong> Martial. Je crois pouvoir dire à M. Campagnolo que dans mon<br />
esprit, son diagnostic est juste, mais sa conclusion erronée. Je crois que le<br />
christianisme — il a eu raison <strong>de</strong> le souligner — a marqué un tournant<br />
révolutionnaire, mais qu’il n’a en aucune façon supprimé l’appétit <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />
Cet appétif se manifeste dans le mon<strong>de</strong> entier, partout où la vie existe, et pas<br />
seulement chez l’homme. Si l’on veut bien creuser les sciences mo<strong>de</strong>rnes, elles<br />
nous apprennent que certaines manifestations, que nous avons cru être<br />
caractéristiques uniquement <strong>de</strong> l’être humain, se retrouvent à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés<br />
moindres chez l’animal, la plante, et même dans la vie inorganique. Le besoin<br />
<strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> est une <strong>de</strong>s lois fondamentales <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. Ce que l’on peut dire,<br />
c’est que le christianisme a donné une nouvelle qualification <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, et<br />
dans ce sens, on peut rejoindre M. Campagnolo lorsqu’il dit qu’il a détruit le<br />
<strong>bonheur</strong> ancien. Il l’a remplacé par une notion supérieure, une qualification<br />
nouvelle, mais je pense que nous pouvons admettre que cette qualification n’est<br />
pas la <strong>de</strong>rnière, que la vie continue, que la vie est évolution constante. Même<br />
les plus fervents tenants <strong>du</strong> christianisme originaire révisent leurs notions, et<br />
peu à peu naîtra et continuera à se développer une notion toujours valable <strong>du</strong><br />
<strong>bonheur</strong>.<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Je remercie particulièrement M. Maire pour les<br />
paroles qu’il vient <strong>de</strong> prononcer.<br />
M. EDGAR MICHAELIS se range aux côtés <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler et dit à M.<br />
Campagnolo « qu’il ne faut pas commencer par donner <strong>de</strong>s définitions et que M.<br />
<strong>de</strong> Ziégler a bien fait <strong>de</strong> suivre son intuition artistique plutôt qu’une métho<strong>de</strong><br />
philosophique ».<br />
M. HENRI DE ZIÉGLER : Vous venez <strong>de</strong> prononcer un mot qui ne l’avait pas<br />
encore été : celui d’intuition. Beaucoup <strong>de</strong> ce que j’ai dit dans ma conférence<br />
correspondait chez moi à une intuition. L’intuition n’est pas, on le sait <strong>de</strong>puis<br />
longtemps, le raisonnement strictement discursif et logique.<br />
Mme MEYNIAL : M’appuyant sur un concept <strong>de</strong> notre regretté professeur<br />
181
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
Edouard Claparè<strong>de</strong>, qui nous disait que l’intelligence est une adaptation rapi<strong>de</strong> à<br />
une situation nouvelle, je proposerai la définition suivante : le <strong>bonheur</strong> est une<br />
adaptation rapi<strong>de</strong>, mentale et caractérielle, à une situation nouvelle. Au lieu <strong>de</strong><br />
revêtir un caractère absolu, immuable, il <strong>de</strong>viendrait alors relatif et accompli.<br />
M. LOUIS MAIRE : Je vous remercie tous <strong>de</strong> votre attention et je remercie en<br />
particulier nos invités qui ont pris la parole aujourd’hui. Je remarque que la<br />
tradition <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> n’est pas d’arriver à une conclusion, et que les<br />
discussions peuvent se poursuivre au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> nos entretiens. Le dialogue reste<br />
ouvert.<br />
@<br />
182
<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />
DEUXIÈME ENTRETIEN PUBLIC 1<br />
présidé par M. Louis Maire<br />
LE PRÉSIDENT : p.153 Cet entretien <strong>de</strong>vrait essentiellement porter sur le<br />
remarquable exposé que nous a fait hier soir le R. P. Dubarle. Cependant, il y a<br />
quelques personnes qui, par limitation <strong>de</strong> temps, n’ont pas pu prendre la parole<br />
hier, alors qu’elles avaient quelque chose à dire qui se rapportait plus<br />
spécifiquement à la conférence <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler. J’aimerais donc que ces<br />
personnes s’expriment en premier, <strong>de</strong> manière que progressivement nous<br />
enchaînions avec le sujet traité par le R. P. Dubarle.<br />
La parole est à M. Nojorkam.<br />
M. NOJORKAM : J’estime que tout <strong>bonheur</strong> est foncièrement solitaire, et, si<br />
non égoïste, <strong>du</strong> moins égocentrique, personnel.<br />
Lire un livre est un acte que l’on fait seul. Entamer le dialogue amoureux<br />
avec le flui<strong>de</strong> d’une peinture est un acte intime et solitaire. Ecouter une<br />
symphonie, en fermant les yeux, afin d’être plus seul, est un acte <strong>de</strong> la même<br />
communion. Voilà pour les joies intellectuelles. Le <strong>bonheur</strong> sentimental est lui<br />
aussi souvent solitaire, même s’il affecte le couple ; dans le couple, il y en a un<br />
qui aime, et l’autre qui se laisse aimer, un qui est plus heureux que l’autre.<br />
Quant au <strong>bonheur</strong> mystique (et j’écarte pour l’instant les nuances : dévotion<br />
heureuse — félicité divine — béatitu<strong>de</strong>), il est, lui aussi, égocentrique jusqu’au<br />
<strong>de</strong>rnier sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la via unitiva, où l’âme se résorbe et s’i<strong>de</strong>ntifie avec le principe<br />
divin. L’on dit : « être seul avec son Dieu ».<br />
Pourquoi le <strong>bonheur</strong> est-il perçu surtout dans la solitu<strong>de</strong> ? Parce qu’il est un<br />
courant entre <strong>de</strong>ux pôles, celui <strong>de</strong> l’objet et celui <strong>de</strong> nos facultés, et c’est en<br />
nous-mêmes qu’il provoque son étincelle. Plus la solitu<strong>de</strong> sera parfaite, plus<br />
claire sera l’étincelle. Un mé<strong>de</strong>cin nous dira peut-être ce soir que cette étincelle<br />
verse dans nos artères ou dans notre cerveau la prolactine <strong>de</strong> notre hypophyse,<br />
1 Le 8 septembre 1961.<br />
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<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />