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Les conditions du bonheur - Rencontres Internationales de Genève

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RENCONTRES INTERNATIONALES DE GENÈVE<br />

TOME XVI<br />

(1961)<br />

LES CONDITIONS<br />

DU BONHEUR<br />

Henri <strong>de</strong> ZIEGLER – R. P. Dominique DUBARLE<br />

Dr Daniel LAGACHE - Adam SCHAFF<br />

Bertrand <strong>de</strong> JOUVENEL


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Édition électronique réalisée à partir <strong>du</strong> tome XVI (1961) <strong>de</strong>s Textes <strong>de</strong>s<br />

conférences et <strong>de</strong>s entretiens organisés par les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong><br />

<strong>de</strong> <strong>Genève</strong>. <strong>Les</strong> Éditions <strong>de</strong> la Baconnière, Neuchâtel, 1961, 306 pages.<br />

Collection : Histoire et société d’aujourd’hui.<br />

Promena<strong>de</strong> <strong>du</strong> Pin 1, CH-1204 <strong>Genève</strong><br />

2


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>de</strong>uxième <strong>de</strong> couverture<br />

Sait-on bien encore ce qu’est le <strong>bonheur</strong> ?<br />

<strong>Les</strong> Grecs, qui s’en préoccupaient fort, ont vu en lui le résultat<br />

d’une certaine disposition intérieure, et ils ont fondé sur le <strong>bonheur</strong><br />

leur morale. Si Aristote fit consister le <strong>bonheur</strong> dans l’exercice <strong>de</strong> la<br />

pensée réfléchie, ce privilège <strong>de</strong> l’homme, il a bien vu que certaines<br />

<strong>conditions</strong> en étaient l’indispensable complément : tout<br />

particulièrement la santé et une aisance matérielle suffisante. Par la<br />

suite, dans la morale chrétienne et la philosophie <strong>de</strong> Kant,<br />

l’obéissance à Dieu et à la loi morale a été mise au premier plan, mais<br />

en conservant l’idéal <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, fût-il enten<strong>du</strong> comme béatitu<strong>de</strong><br />

après la mort.<br />

Mais aujourd’hui, dans un mon<strong>de</strong> ébranlé par <strong>de</strong>s bouleversements<br />

multiples, les hommes ne savent souvent plus où ils en sont.<br />

Pour l’élite pensante d’avant-gar<strong>de</strong>, <strong>de</strong>puis Nietzsche, la cote <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> est en forte baisse. Il est jugé peu compatible avec une<br />

exigence <strong>de</strong> lucidité désabusée, qui s’ingénie à dénoncer <strong>de</strong> troubles<br />

motivations inconscientes <strong>de</strong>rrière les intentions et les actes réputés<br />

vertueux : « aliénation », volonté <strong>de</strong> puissance, orgueil, vanité,<br />

sexualité... Une telle lucidité, pourtant, n’a <strong>de</strong> sens que purificatrice.<br />

Stérilisante, elle est condamnée par la réalité elle-même. Si la<br />

présence <strong>du</strong> mal, <strong>de</strong> la souffrance et <strong>de</strong> la mort, a toujours été objet<br />

<strong>de</strong> scandale pour l’homme, il n’est pas aujourd’hui <strong>de</strong> spectacle plus<br />

révoltant que celui d’un être écrasé par les <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> sa vie, qui<br />

n’a pu se réaliser d’aucune manière. A l’espoir dans l’homme se lie<br />

impérieusement le souci <strong>de</strong> mettre tous les hommes en mesure <strong>de</strong><br />

construire leur existence propre ; une existence où entreront<br />

fatalement <strong>de</strong>s douleurs, <strong>de</strong>s amertumes et <strong>de</strong>s désillusions, mais qui<br />

pourra témoigner malgré tout d’un épanouissement sur un certain<br />

plan.<br />

En bref, ce thème présente l’avantage <strong>de</strong> faire porter<br />

l’interrogation sur le sens même que chaque homme, quelle que soit<br />

sa situation dans le mon<strong>de</strong>, donne à son existence.<br />

3


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

TABLE DES MATIÈRES<br />

DISCOURS D’OUVERTURE : Alfred Borel — Louis Maire.<br />

*<br />

4<br />

(<strong>Les</strong> tomes)<br />

Avertissement - Intro<strong>du</strong>ction<br />

Henri <strong>de</strong> ZIÉGLER : Aspects et sources <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Conférence <strong>du</strong> 6 septembre.<br />

PREMIER ENTRETIEN PUBLIC : Bonheur et valeurs chrétiennes, le 7<br />

septembre.<br />

R. P. Dominique DUBARLE : <strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> philosophiques <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />

Conférence <strong>du</strong> 7 septembre.<br />

DEUXIÈME ENTRETIEN PUBLIC : <strong>Les</strong> hommes raisonnables, le 8<br />

septembre.<br />

Daniel LAGACHE : Vues psychanalytiques sur le <strong>bonheur</strong>. Conférence <strong>du</strong> 8<br />

septembre.<br />

TROISIÈME ENTRETIEN PUBLIC : <strong>Les</strong> vues <strong>de</strong> la psychanalyse, le 9<br />

septembre.<br />

Adam SCHAFF : <strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> indivi<strong>du</strong>el. Conférence <strong>du</strong> 11<br />

septembre.<br />

QUATRIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Le <strong>bonheur</strong> dans l’éthique socialiste,<br />

le 12 septembre.<br />

CINQUIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Bonheur réel et idéologies, le 13<br />

septembre.<br />

SIXIÈME ENTRETIEN PUBLIC : La jeunesse face au <strong>bonheur</strong>, le 14<br />

septembre.<br />

Bertrand <strong>de</strong> JOUVENEL : Arcadie. Conférence <strong>du</strong> 14 septembre.<br />

SEPTIÈME ENTRETIEN PUBLIC : L’économiste au service <strong>de</strong> l’homme,<br />

le 15 septembre.<br />

HUITIÈME ENTRETIEN PUBLIC : Conclusions, le 16 septembre.<br />

*<br />

In<strong>de</strong>x : Participants aux conférences et entretiens.<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

AVERTISSEMENT<br />

p.007 <strong>Les</strong> <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> ne prennent aucune<br />

résolution, ne lancent aucun message, ne définissent aucune revendication.<br />

Elles se sont attribué un rôle plus mo<strong>de</strong>ste, mais néanmoins profondément<br />

humain : celui <strong>de</strong> mettre l’accent, aux moments décisifs, sur les véritables<br />

besoins <strong>de</strong>s hommes. Il y a <strong>de</strong>s thèmes qui appellent l’action ; encore doivent-<br />

ils être proclamés pour ne pas être oubliés.<br />

C’est pourquoi les R.I.G., plus que jamais, jugent nécessaire <strong>de</strong> publier en<br />

un volume annuel les conférences et les entretiens <strong>de</strong> leurs déca<strong>de</strong>s.<br />

<strong>Les</strong> textes <strong>de</strong>s conférences sont publiés ici in extenso. Ils sont suivis <strong>du</strong><br />

compte ren<strong>du</strong> sténographique <strong>de</strong> tous les entretiens, allégés <strong>de</strong> certaines<br />

digressions et adaptés à une lecture suivie.<br />

Dans l’in<strong>de</strong>x alphabétique placé à la fin <strong>du</strong> volume, le lecteur trouvera les<br />

noms <strong>de</strong>s participants aux entretiens avec la référence <strong>de</strong> leurs interventions.<br />

@<br />

5<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Le Comité d’organisation <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>Genève</strong> est heureux <strong>de</strong> pouvoir exprimer ici sa gratitu<strong>de</strong> à ceux<br />

dont l’appui généreux lui a permis d’assurer le succès <strong>de</strong> ces XVI es<br />

R.I.G., et tout particulièrement à l’UNESCO et aux autorités<br />

cantonales et municipales <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>.<br />

6


p.009<br />

<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

INTRODUCTION<br />

Sait-on bien encore ce qu’est le <strong>bonheur</strong> ?<br />

<strong>Les</strong> Grecs qui s’en préoccupaient fort, ont vu en lui le résultat d’une certaine<br />

disposition intérieure, et ils ont fondé sur le <strong>bonheur</strong> leur morale. Aristote en<br />

particulier, dans sa fameuse Ethique à Nicomaque, a démontré d’une manière<br />

décisive que c’est toujours « en vue <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> » que les hommes recherchent<br />

inlassablement ce qui leur semble désirable. Et si — très Grec en cela — il fit<br />

consister le <strong>bonheur</strong> essentiellement dans l’exercice <strong>de</strong> la pensée réfléchie, ce<br />

privilège <strong>de</strong> l’homme, il a bien vu que certaines <strong>conditions</strong> en étaient<br />

l’indispensable complément : tout particulièrement la santé et une aisance<br />

matérielle suffisante : biens réservés autrefois à un petit nombre <strong>de</strong> privilégiés<br />

et que les progrès scientifiques et techniques peuvent théoriquement élargir à<br />

tous (mais n’y a-t-il pas aujourd’hui <strong>de</strong>s maladies <strong>de</strong> la civilisation ?). Par la<br />

suite, dans la morale chrétienne et la philosophie <strong>de</strong> Kant, l’obéissance à Dieu et<br />

à la loi morale a été mise au premier plan, mais en conservant l’idéal <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>, fût-il enten<strong>du</strong> comme béatitu<strong>de</strong> après la mort.<br />

Certes, il apparaît évi<strong>de</strong>nt que si tous les hommes aspirent au <strong>bonheur</strong>,<br />

chacun y aspire à sa façon, selon ses tendances et une option fondamentale, ou<br />

même inconsciemment. Bonheur abstentionniste chez les uns, enclins à<br />

« cultiver leur jardin », voire à rentrer dans leur coquille. Bonheur i<strong>de</strong>ntifié à la<br />

course aux jouissances chez d’autres, avec le pauvre alibi, souvent, <strong>de</strong> l’« après<br />

moi le déluge ». Bonheur dans la conquête et l’élan vers l’avenir chez ceux que<br />

Teilhard <strong>de</strong> Chardin nomme les « ar<strong>de</strong>nts »...<br />

Mais aujourd’hui, dans un mon<strong>de</strong> ébranlé par <strong>de</strong>ux guerres aux<br />

répercussions multiples, par une évolution politique et sociale accélérée, par <strong>de</strong>s<br />

bouleversements économiques et in<strong>du</strong>striels, par <strong>de</strong>s découvertes et <strong>de</strong>s<br />

exploits scientifiques déconcertants, les hommes ne savent souvent plus où ils<br />

en sont. Et dans le règne souverain <strong>de</strong> la technique, <strong>de</strong> la concurrence qui<br />

s’exerce partout, <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction intensive et <strong>du</strong> profit, le précepte <strong>de</strong>s<br />

stoïciens : supporte et abstiens-toi, sonne dérisoire. Bien <strong>de</strong>s êtres désemparés,<br />

angoissés, ten<strong>de</strong>nt à confondre le <strong>bonheur</strong> avec <strong>de</strong>s excitations cultivées pour<br />

fuir un vi<strong>de</strong> intérieur.<br />

7<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Pour l’élite pensante d’avant-gar<strong>de</strong> elle-même, <strong>de</strong>puis Nietzsche, la cote <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> est en forte baisse. Il est jugé peu compatible avec une exigence <strong>de</strong><br />

lucidité désabusée, qui se flatte d’avoir décelé le <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s cartes lancées<br />

p.010<br />

dans le grand jeu <strong>de</strong> la vie ; qui s’ingénie à dénoncer <strong>de</strong> troubles<br />

motivations inconscientes <strong>de</strong>rrière les intentions et les actes réputés vertueux :<br />

« aliénation », volonté <strong>de</strong> puissance, orgueil, vanité, sexualité... en associant<br />

souvent le <strong>bonheur</strong> à une « bonne conscience » démasquée comme <strong>du</strong>perie ou<br />

pharisaïsme. Une telle lucidité, pourtant, n’a <strong>de</strong> sens que purificatrice.<br />

Stérilisante, elle est condamnée par la réalité elle-même. Si la présence <strong>du</strong> mal,<br />

<strong>de</strong> la souffrance et <strong>de</strong> la mort, a toujours été objet <strong>de</strong> scandale pour l’homme, il<br />

n’est pas aujourd’hui <strong>de</strong> spectacle plus révoltant que celui d’un être écrasé par<br />

les <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> sa vie, qui n’a pu donner sa mesure, qui n’a pu se réaliser<br />

d’aucune manière. A l’espoir dans l’homme, dans l’avenir <strong>de</strong> l’homme, se lie<br />

impérieusement le souci <strong>de</strong> mettre tous les hommes en mesure <strong>de</strong> construire<br />

leur existence propre ; une existence où entreront fatalement <strong>de</strong>s douleurs, <strong>de</strong>s<br />

amertumes et <strong>de</strong>s désillusions, mais qui pourra témoigner malgré tout d’un<br />

épanouissement, d’une réalisation <strong>de</strong> soi sur un certain plan — sources, peut-<br />

être, <strong>du</strong> vrai <strong>bonheur</strong>.<br />

En bref, le thème adopté pour les XVI es <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> présente<br />

l’avantage <strong>de</strong> faire porter l’interrogation sur le sens même que chaque homme,<br />

quelle que soit sa situation dans le mon<strong>de</strong>, donne à son existence au moment<br />

où tant <strong>de</strong> principes et tant d’aspects <strong>de</strong> la vie sont remis en cause. Puisse-t-il<br />

susciter <strong>de</strong>s débats qui apportent quelques cohérence dans les idées ; et éclairer<br />

en même temps les principaux obstacles — obstacles à la fois intérieurs et<br />

extérieurs — qui s’opposent à la conquête d’un <strong>bonheur</strong> que visent obscurément<br />

et intensément les multiples revendications <strong>de</strong> notre temps, à tous les niveaux<br />

où elles se manifestent.<br />

@<br />

8


p.011<br />

<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

HENRI DE ZIÉGLER est né à <strong>Genève</strong> le 18 juillet 1885.<br />

Après ses étu<strong>de</strong>s universitaires, il séjourna plusieurs années en Autriche<br />

et en Turquie ; rentré dans sa ville natale, il enseigna au Collège dès<br />

1911 avant d’embrasser une carrière universitaire.<br />

Son activité s’est exercée dans les domaines les plus divers : poésie,<br />

roman, histoire, critique littéraire. Il s’est toujours soucié d’interpréter et<br />

<strong>de</strong> rapprocher les cultures française, alleman<strong>de</strong> et italienne ;<br />

commentateur <strong>de</strong> Pétrarque et <strong>de</strong> Leopardi, il a tra<strong>du</strong>it Carl Spitteler et<br />

Francesco Chiesa. Henri <strong>de</strong> Ziégler publia <strong>de</strong> très nombreux ouvrages,<br />

dont L’Aube, <strong>Les</strong> Deux Romes, Le Bourdon <strong>du</strong> pèlerin, La Vega, Contrecourant,<br />

Aller et Retour, L’Ecole <strong>de</strong>s esclaves, <strong>Genève</strong> et l’Italie, Ciel et<br />

Terre, Vie <strong>de</strong> l’Empereur Frédéric II <strong>de</strong> Hohestaufen (couronné par<br />

l’Académie française).<br />

ASPECTS ET SOURCES DU BONHEUR 1<br />

Ce que j’ose me promettre <strong>de</strong> cette conférence, première<br />

<strong>de</strong> cinq, c’est qu’elle fournisse pour nos entretiens <strong>de</strong>s amorces,<br />

<strong>de</strong>s appels ; qu’elle ouvre en diverses directions <strong>de</strong>s avenues,<br />

qu’elle fasse dire : le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> peut être envisagé<br />

sous cet angle, et sous cet autre ; ceci ou cela serait à creuser.<br />

Il pouvait y avoir <strong>de</strong> l’étour<strong>de</strong>rie à faire <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> le thème <strong>de</strong><br />

ces rencontres dans un temps qui le rend plus difficile chaque jour.<br />

Il pouvait y avoir <strong>de</strong> l’inconvenance à parler <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> alors que<br />

<strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> millions d’hommes sont condamnés à ne le<br />

connaître que dans ce qu’il a <strong>de</strong> plus précaire et <strong>de</strong> plus fugitif. <strong>Les</strong><br />

objections qu’on peut nous faire <strong>de</strong> ce choix s’imaginent sans<br />

peine. Mais quoi ! si le mon<strong>de</strong> est malheureux, le rêve <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

n’en est pas moins universel. Nous y pensons d’autant plus qu’il<br />

nous échappe. Nous en sommes hantés dans la mesure où les<br />

<strong>conditions</strong> en <strong>de</strong>viennent plus malaisées à réunir — et à retenir.<br />

Parler <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, c’est parler <strong>du</strong> malheur, et réciproquement.<br />

1 Conférence <strong>du</strong> 6 septembre 1961.<br />

9<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Nous les distinguons : nous ne les séparerons pas. L’homme<br />

heureux est menacé <strong>de</strong> ne plus l’être, et le malheureux conserve<br />

l’espoir d’améliorer son <strong>de</strong>stin. Pas <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> pur et <strong>de</strong> malheur<br />

absolu. p.012 Chez nombre <strong>de</strong> gens, ils s’interpénètrent si<br />

étroitement qu’on ne sait plus à quelle catégorie ils appartiennent.<br />

Ni cruellement infortunés, ni favorisés <strong>de</strong> façon enviable, on ne<br />

peut dire <strong>de</strong> leur vie autre chose que ceci : elle paraît supportable,<br />

sans tribulations excessives, sans satisfactions qui les comblent.<br />

Ils ont eu <strong>de</strong>s <strong>bonheur</strong>s, non le <strong>bonheur</strong> ; ils ont eu <strong>de</strong>s malheurs,<br />

sans être dans le malheur.<br />

Songeant <strong>de</strong>puis longtemps à cette conférence, j’avais<br />

l’impression qu’elle me coûterait peu d’effort, que j’allais traiter un<br />

thème magnifique, suggestif, d’une merveilleuse richesse.<br />

Magnifique, je le vois plus que jamais, suggestif au point <strong>de</strong> me<br />

faire craindre <strong>de</strong> m’y perdre, riche jusqu’à m’y noyer. <strong>Les</strong> idées<br />

accouraient d’elles-mêmes. Mais je ne pouvais les présenter dans<br />

leur bouscula<strong>de</strong>.<br />

J’avais parfois le sentiment que ce que je croyais saisir <strong>de</strong> plus<br />

soli<strong>de</strong> se transformait en nuée. « Qu’est-ce que le <strong>bonheur</strong>,<br />

interrogeait François Mauriac dans le Figaro littéraire <strong>du</strong> 21 avril :<br />

existe-t-il en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> nous, qui ne sommes pas heureux ? » Il<br />

était indispensable <strong>de</strong> commencer par quelques définitions, <strong>de</strong><br />

préciser mon vocabulaire. Que signifie exactement le mot<br />

<strong>bonheur</strong> ? Sous cette étiquette se groupent <strong>de</strong>s notions à ne pas<br />

confondre. Le premier sens que Littré propose est : événement<br />

heureux, chance favorable. Puis il enregistre celui d’état heureux,<br />

d’état <strong>de</strong> pleine satisfaction et <strong>de</strong> jouissance. Enfin il distingue<br />

entre les trois synonymes : <strong>bonheur</strong>, félicité, béatitu<strong>de</strong>.<br />

Bonheur veut dire proprement bonne chance ; puis c’est,<br />

10


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

extensivement, l’ensemble <strong>de</strong>s circonstances qui font que nous<br />

sommes bien. Il a donc un caractère extérieur, qui en fait la<br />

nuance avec félicité. La félicité n’est pas liée à ce qui vient <strong>du</strong><br />

<strong>de</strong>hors : elle est plus propre à l’âme même ; aussi ne dirons-nous<br />

pas la félicité que les richesses procurent, mais le <strong>bonheur</strong>. La<br />

béatitu<strong>de</strong>, qui, dit le même Littré, est <strong>de</strong> style mystique, est la<br />

félicité <strong>de</strong>stinée dans une autre vie à ceux qui ont pratiqué la vertu<br />

dans celle-ci. Nous sentons qu’il se moque, et la définition est<br />

étroite. Le <strong>bonheur</strong> terrestre pourra contenir quelque chose <strong>de</strong> la<br />

béatitu<strong>de</strong>, et comme dit l’Imitation, quidam praegustus patriae<br />

caelestis, un avant-goût <strong>de</strong> la patrie céleste.<br />

p.013<br />

L’adjectif <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> est heureux, dans ses acceptions<br />

diverses. Est heureux qui vit dans la satisfaction ; mais est<br />

heureux d’abord qui a <strong>de</strong> la chance, qui est né sous une bonne<br />

étoile, qui réussit dans ce qu’il entreprend, qui a la main heureuse.<br />

C’est ce qu’exprimait le latin felix, qui, sous les empereurs, <strong>de</strong>vint<br />

quelque chose comme un titre.<br />

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux,<br />

dit Voltaire, dans Mérope : il eut l’adresse et la fortune <strong>de</strong> se<br />

pousser jusqu’au pouvoir. Cela n’indique rien quant à ce qu’il put<br />

connaître <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> intime. C’est rarement le sort <strong>de</strong>s rois et <strong>de</strong>s<br />

soldats ambitieux. Talleyrand voulait pour collaborateurs <strong>de</strong>s gens<br />

heureux, c’est-à-dire qui n’étaient pas <strong>de</strong>s déveinards, <strong>de</strong>s<br />

« malastrus ». Cet avantage ne les défendait pas contre <strong>de</strong>s<br />

infortunes diverses dans le privé et dans le mariage, par exemple,<br />

où ils pouvaient ne connaître point la félicité.<br />

Mais nous n’avons pas fini <strong>de</strong> diviser et <strong>de</strong> ré<strong>du</strong>ire. Il y a le<br />

<strong>bonheur</strong> personnel et le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s collectivités, le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s<br />

11


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

peuples. On ne peut les envisager tout à fait <strong>de</strong> la même façon.<br />

Même si l’on voit dans le second l’addition d’un nombre variable <strong>de</strong><br />

<strong>bonheur</strong>s personnels. Du <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s collectivités, il sera question<br />

fréquemment au cours <strong>de</strong> ces <strong>Rencontres</strong>. Ce sera l’affaire <strong>de</strong>s<br />

économistes, <strong>de</strong>s sociologues <strong>de</strong> dire comment ils le voient. <strong>Les</strong><br />

théologiens pourront parler <strong>de</strong> la béatitu<strong>de</strong>, dont l’espérance est à<br />

coup sûr un <strong>de</strong>s éléments <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> terrestre. Mon rôle sera <strong>de</strong><br />

montrer les aspects (quelques-uns) et les sources (quelques-unes)<br />

<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> indivi<strong>du</strong>el, dont je fais essentiellement le <strong>bonheur</strong>-<br />

félicité, dans lequel l’âme est pour une part, petite ou gran<strong>de</strong>.<br />

Quand nous dirons donc <strong>bonheur</strong>, parlant <strong>de</strong> la personne, ce sera<br />

le plus souvent au sens <strong>de</strong> félicité.<br />

Cependant, comme je n’aurai plus l’occasion <strong>de</strong> revenir au<br />

<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s collectivités, qui nous intéresse tous d’une façon<br />

poignante, je note qu’on l’a fait rési<strong>de</strong>r longtemps dans un état<br />

matériel favorable, dans l’abondance, la fertilité <strong>du</strong> sol, la victoire<br />

sur la misère, la maladie et la faim. Le peuple heureux était celui<br />

qui habitait une terre où coulent le lait et le miel. Cela commence<br />

avec Moïse (Deutéronome, VIII, 7) : « Le Seigneur ton Dieu p.014<br />

t’intro<strong>du</strong>ira dans une terre d’eaux et <strong>de</strong> sources, <strong>de</strong> froment,<br />

d’orge et <strong>de</strong> vigne, où mûrissent la figue, la grena<strong>de</strong> et l’olive, où<br />

tu ne connaîtras pas la pénurie et jouiras <strong>de</strong> l’abondance <strong>de</strong> toutes<br />

choses ; qui contient <strong>du</strong> fer et d’autres métaux, où tu auras <strong>de</strong><br />

belles maisons, <strong>de</strong>s troupeaux <strong>de</strong> bœufs et <strong>de</strong> moutons... Afin que,<br />

lorsque tu seras rassasié, tu bénisses le Seigneur ton Dieu <strong>de</strong><br />

t’avoir donné la meilleure <strong>de</strong>s terres. » Tout est matériel dans<br />

cette page, hors la reconnaissance envers Dieu et la fidélité à sa<br />

loi, que requièrent <strong>de</strong>s Hébreux <strong>de</strong> si grands bienfaits. D’évi<strong>de</strong>nce,<br />

on ne pouvait entraîner un peuple errant dans le désert par la<br />

12


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

promesse <strong>de</strong> délectations esthétiques. Mais ce n’était pour moi<br />

qu’un exemple.<br />

La Suisse est tenue aujourd’hui pour un pays heureux. Sans<br />

doute l’est-elle plus que nombre d’autres. Le nier serait provoquer<br />

le <strong>de</strong>stin. Mais elle l’est surtout comme un pays économiquement<br />

prospère. Cela n’empêche pas, hélas, qu’on y souffre et ne signifie<br />

pas qu’on y soit à l’abri <strong>du</strong> désespoir. Cela ne prouve pas non plus<br />

qu’on y puisse être heureux par l’unique satisfaction <strong>de</strong>s nécessités<br />

matérielles.<br />

« En ce temps, la Bourgogne était heureuse, » dit Alexandre<br />

Dumas dans La Tour <strong>de</strong> Nesle. Comment l’entendait-il ? <strong>Les</strong><br />

mariages autrichiens ont fait parler d’une felix Austria : cela valait<br />

plutôt pour les Habsbourgs. Mon ami Antony Babel, <strong>de</strong> qui<br />

l’autorité est gran<strong>de</strong> en cette matière comme en mainte autre, a<br />

bien voulu me faire observer que Sismondi, le premier, fixe à<br />

l’économie politique le rôle <strong>de</strong> « rendre les citoyens heureux,<br />

d’augmenter leurs jouissances ». Il ne voulait pas qu’elle fût « une<br />

science sans entrailles ». Nous reconnaissons là cet esprit<br />

généreux. Mais ce qui lui tenait à cœur, c’était une juste<br />

répartition <strong>de</strong>s richesses. La félicité personnelle ne pouvait être<br />

exactement son objet.<br />

Venons-en donc au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> la personne, dont chacun rêve<br />

<strong>de</strong> jouir sous une forme ou sous une autre. Mais avant <strong>de</strong> nous<br />

interroger sur son essence, commençons par nous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il<br />

existe en lui-même, s’il est plus qu’une illusion, prompte ou lente à<br />

s’évanouir, un enchantement, au sens magique <strong>du</strong> terme. Illusion,<br />

il peut l’être en partie : « On n’est jamais si heureux ni si<br />

malheureux qu’on l’imagine. » C’est une maxime <strong>de</strong> La<br />

Rochefoucauld. Une illusion, p.015 ce n’est pas rien ; ce peut être<br />

13


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

précieux. Pour moi, néanmoins, le <strong>bonheur</strong> n’en peut être une<br />

entièrement. Aucun <strong>de</strong> vous, Mesdames, Messieurs, n’est une<br />

illusion. Et votre <strong>bonheur</strong> — comme votre malheur — c’est vous-<br />

même, ce que vous êtes, ce qui vous fut donné ou non et ce que<br />

vous avez tiré <strong>de</strong> vous, votre nature et votre art <strong>de</strong> vivre. Le<br />

<strong>bonheur</strong> n’est pas fréquent, même dans les milieux les plus<br />

favorisés. Mais chacun s’en fait une idée ; il n’est personne qui<br />

d’emblée y renonce ou s’en détourne par système. L’aspiration au<br />

<strong>bonheur</strong> est <strong>de</strong> tous les temps, quotidienne et commune. Tout le<br />

mon<strong>de</strong> croit implicitement à sa réalité, puisque tout le mon<strong>de</strong> le<br />

recherche.<br />

Existerait-il un instinct <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ? Ou bien la raison <strong>de</strong> notre<br />

quête ne serait-elle pas un souvenir ? Le souvenir d’une félicité<br />

très lointaine, qui nous pousserait à ressaisir ce que l’homme<br />

aurait tenu avant les siècles, possédé comme un bien auquel il<br />

était <strong>de</strong>stiné. Je m’excuse <strong>de</strong> m’arrêter à ce qu’on pourra regar<strong>de</strong>r<br />

comme une rêverie. (Et certes je le conçois.) Je me limite à dire :<br />

tout se passe comme si nous étions mus par un souvenir tenace,<br />

différent <strong>de</strong> tous autres, puisque héréditaire, venu <strong>du</strong> plus<br />

mystérieux <strong>de</strong> notre être, le plus lointain, le plus beau <strong>de</strong> la race,<br />

transmis <strong>de</strong> génération en génération <strong>de</strong>puis le jardin d’E<strong>de</strong>n,<br />

<strong>de</strong>puis ce paradis que chacun se représente à sa manière et que<br />

nous avons per<strong>du</strong>, <strong>de</strong>puis l’âge d’or. Tout se passe comme si<br />

l’homme avait, par instants au moins, l’assurance d’avoir été créé<br />

pour le <strong>bonheur</strong> et ne se résignait pas à s’en voir privé pour<br />

toujours. Il s’engage sans y voir bien clair dans tous les chemins<br />

qui pourraient l’y ramener, bientôt égaré dans ce dédale, comme il<br />

l’est dans sa conception <strong>de</strong> ce qu’il brûle <strong>de</strong> ressaisir.<br />

Cette idée, on pourra dire : poétique, me trottait par la tête. A<br />

14


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

travers Lamartine, elle me faisait remonter à Pascal. Et je fus ravi<br />

<strong>de</strong> la retrouver chez un romancier espagnol <strong>du</strong> <strong>de</strong>rnier siècle,<br />

Armando Palacio Valdès, lequel, dans Le quatrième pouvoir, dit :<br />

« C’est pour le <strong>bonheur</strong> que l’homme fut créé, non pour<br />

s’accompagner dans les jours comptés <strong>de</strong> son existence <strong>du</strong> travail<br />

écrasant, <strong>du</strong> châtiment furieux, <strong>de</strong> la pâle envie et <strong>de</strong> la tristesse<br />

qui ronge. La tradition <strong>du</strong> Paradis est la plus logique et la plus<br />

vénérable <strong>de</strong>s traditions humaines. »<br />

p.016<br />

Laissons cela. Nous cherchons tous le <strong>bonheur</strong>, souvent à<br />

l’aveuglette. Mais certains semblent l’avoir rencontré vite et s’y<br />

être installés sans lutte ni déception. Nous disons d’eux qu’ils sont<br />

faits pour être heureux. Même on a l’impression que le <strong>bonheur</strong> a<br />

ses pré<strong>de</strong>stinés. Il y a <strong>de</strong>s félicités <strong>du</strong>rables qui paraissent moins<br />

conquises que données, et comme une grâce. On croirait voir un<br />

signe sur ceux qui en jouissent.<br />

Le <strong>bonheur</strong> peut avoir une voix. Je distinguerais dans le nombre<br />

<strong>de</strong>s gens heureux ceux qui chantent <strong>de</strong> ceux qui ne chantent pas.<br />

Enten<strong>de</strong>z-moi ; je ne dis pas : qui sont <strong>de</strong>s chanteurs, amateurs<br />

ou professionnels. Ce qu’ils font entendre est plutôt une musique<br />

intérieure qui parvient jusqu’à nos oreilles. Plutôt que chanter, ils<br />

chantonnent (sifflotent parfois) pendant leur travail ou quand ils<br />

sont <strong>de</strong> loisir, dans leur chambre, dans leur baignoire (singing in<br />

the bathtub), dans la rue, à la promena<strong>de</strong>. Cela peut se ré<strong>du</strong>ire à<br />

un murmure tout juste perceptible, à un ronron très doux,<br />

comparable au son qu’émet une machine bien huilée. Il arrive<br />

aussi que cela soit moins discret : Charles-Victor <strong>de</strong> Bonstetten,<br />

type accompli <strong>de</strong> l’homme heureux, chantait <strong>de</strong> toute sa voix à<br />

quatre-vingts ans comme à vingt. De la bouche d’autres, plus<br />

nombreux, ne sort jamais rien <strong>de</strong> musical. A quoi tient la<br />

15


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

différence ? Peut-être à ce que les « chanteurs » ont <strong>de</strong> leur<br />

<strong>bonheur</strong> une conscience plus délicieuse. On pourra les dire plus<br />

heureux d’être heureux. Mais je subtilise. Retenons que la notion<br />

<strong>de</strong> délices n’est pas séparable <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> pleine félicité. Quelle<br />

qu’en soit la source : l’esprit, le cœur, l’adoration et jusqu’à<br />

l’ascétisme ont leurs délices.<br />

Pour juger <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> (ou <strong>du</strong> malheur) d’autrui, il faut une<br />

pru<strong>de</strong>nce extrême. Peut-être parlerait-on plus justement <strong>de</strong>s<br />

<strong>bonheur</strong>s que <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Ce qui vaut pour vous ne vaut pas pour<br />

votre voisin. Votre <strong>bonheur</strong> dépend d’une chose, et le sien d’une<br />

tout autre. Y a-t-il rien <strong>de</strong> plus personnel ? Tel ne se satisfait que<br />

<strong>du</strong> calme, tel que <strong>de</strong> l’agitation. Il y a <strong>de</strong>s <strong>bonheur</strong>s assis ; il y en<br />

a <strong>de</strong> mobiles ; <strong>de</strong> riants et même <strong>de</strong> soupirants. Nous disons <strong>de</strong><br />

quelqu’un : il ne lui manque rien, <strong>de</strong> quoi se plaint-il donc ? Mais,<br />

avantagé comme il le semble, il lui manque la faculté <strong>de</strong> se plaire à<br />

ce qui lui fut donné si largement. Ou nous disons : je serais<br />

heureux à sa place. p.017 Mais lui ne la trouve pas si bonne, et, qui<br />

sait, voudrait être à la vôtre. Se mettre à la place <strong>de</strong> qui, pour être<br />

votre semblable, n’est cependant pas votre pareil, est une<br />

tentative aventureuse.<br />

Que répondront ceux que, les jugeant à notre mesure, nous<br />

croyons en possession <strong>de</strong> tout ce dont se compose à nos yeux le<br />

<strong>bonheur</strong> ? L’un, qu’il est en effet conscient <strong>de</strong> sa chance, mais qu’il<br />

n’en jouit pas ou n’en jouit plus. L’autre nous laissera voir une<br />

blessure <strong>de</strong> l’âme qui le torture, un désenchantement dont la<br />

cause à lui-même n’est pas claire. Il vit le cœur serré, pris d’une<br />

peur latente, qui l’obsè<strong>de</strong>, ou <strong>de</strong> la nostalgie il ne sait trop <strong>de</strong> quoi,<br />

qui lui ôte la saveur <strong>de</strong>s grâces reçues, lui laissant, à ce qu’il croit<br />

sentir lui échapper, une épuisante aspiration. Un état enviable à<br />

16


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

votre sentiment entretient en lui le désir d’un insaisissable autre<br />

chose. N’insistons pas. Le <strong>bonheur</strong> a tout <strong>de</strong> même ses <strong>conditions</strong><br />

essentielles qui le fon<strong>de</strong>nt, qui l’assurent dans un grand nombre <strong>de</strong><br />

cas. Depuis l’antiquité, nous en possédons <strong>de</strong>s formules<br />

nombreuses, dont je vais prendre l’une. C’est un poème <strong>de</strong><br />

Martial, adressé à un autre Martial, peut-être son parent, que je<br />

tra<strong>du</strong>is, ou paraphrase :<br />

« Ce qui nous rendrait la vie heureuse, très agréable<br />

Martial, le voici : quelque fortune, non gagnée à la peine,<br />

mais héritée, un petit domaine fertile, un foyer qui jamais<br />

ne s’éteint ; pas <strong>de</strong> procès ; peu d’occasions <strong>de</strong> revêtir la<br />

toge (nous dirions : <strong>de</strong> s’habiller, d’aller dans le mon<strong>de</strong>) ;<br />

la paix <strong>de</strong> l’esprit ; la vigueur seyant à un homme libre,<br />

un corps dispos, la santé ; la franchise <strong>de</strong> parole,<br />

tempérée par la sagesse ; <strong>de</strong>s amis qui soient vos égaux<br />

(et qui vous ressemblent) ; un train <strong>de</strong> vie sans<br />

embarras, une table sans apprêt ; <strong>de</strong>s nuits où l’on ne<br />

boirait que ce qu’il faut pour balayer les soucis ; le lit<br />

conjugal accueillant, sans libertinage. Vouloir être ce<br />

qu’on est, sans désirer davantage ; un sommeil qui ren<strong>de</strong><br />

brèves les ténèbres. Ne pas redouter et ne pas souhaiter<br />

le terme <strong>de</strong> ses jours. »<br />

Beaucoup <strong>de</strong> cela reste valable. Mais regardons-y mieux. Ce<br />

<strong>bonheur</strong> a pour cadre, non la ville, mais les champs. C’est fréquent<br />

chez les poètes anciens comme chez leurs imitateurs mo<strong>de</strong>rnes.<br />

C’est toujours Hoc erat in votis ou Angulus ri<strong>de</strong>t. Le poète ne dit<br />

rien <strong>de</strong>s enfants et dans le <strong>bonheur</strong> ne fait pas au vrai la part <strong>de</strong> la<br />

famille. Or, il ne nous suffit pas d’avoir la santé : nous <strong>de</strong>mandons<br />

encore p.018 celle <strong>de</strong>s nôtres. La réussite personnelle peut nous<br />

17


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

réjouir, mais nous la voulons encore pour ceux qui nous suivent. Si<br />

nous ne l’avons guère connue, il arrive que nous trouvions dans<br />

celle <strong>de</strong> nos fils une très douce compensation. Leur satisfaction<br />

<strong>de</strong>viendra la nôtre et nous donnera ce que l’existence ne nous a<br />

pas donné. La profession ne tient aucune place et le travail est<br />

exclu. Cela est important. La détente, la paix intérieure y sont<br />

requises. Comme la liberté, mais nous la voudrions plus large.<br />

Nulle mention <strong>de</strong>s plaisirs <strong>de</strong> l’esprit ; mais comment le poète les<br />

mépriserait-il ? Et pas un mot <strong>de</strong> la religion. Cependant retenons le<br />

<strong>de</strong>rniers vers...<br />

Martial fixe les <strong>conditions</strong> principales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Ne disons<br />

pas : fondamentales, ni indispensables ; puisque, si les biens <strong>de</strong><br />

fortune font beaucoup pour l’assurer, la pauvreté n’y met pas<br />

obstacle toujours et que la richesse y serait contraire en bien <strong>de</strong>s<br />

cas. Sur ce point, <strong>de</strong>ux citations <strong>de</strong> Montaigne : « La faim <strong>de</strong>s<br />

richesses est plus aiguisée par leur usage, et la vertu <strong>de</strong> la<br />

modération plus rare que celle <strong>de</strong> la patience. » Puis : « <strong>Les</strong> gueux<br />

ont leurs magnificences et leurs voluptés comme les riches. » Je<br />

glisse encore ceci, pris dans les Proverbes, XXX, 8 : « Préserve-<br />

moi <strong>de</strong> la mendicité et <strong>de</strong> la richesse. » La santé <strong>du</strong> corps et <strong>de</strong><br />

l’âme s’impose catégoriquement.<br />

Le travail peut-il être compté parmi les sources certaines <strong>de</strong> la<br />

félicité terrestre ? Oui et non. La notion n’en est pas simple.<br />

Martial ne semble pas le tenir pour un bien, préférant la richesse<br />

héritée à celle dont il est la source. Laissons qu’il est indispensable<br />

et inévitable. Il est souvent un plaisir, et dans ce cas, n’hésitons<br />

pas une secon<strong>de</strong> à lui faire sa gran<strong>de</strong> place dans une vie heureuse.<br />

Quand on avance d’un pas léger dans une tâche spontanément<br />

choisie ou librement acceptée, il ne fait pas doute qu’elle ne<br />

18


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

procure un vif contentement. L’impression <strong>de</strong> la marche, <strong>du</strong><br />

progrès peut suffire à vous tenir en belle humeur. La fatigue<br />

même, qui suit, conserve <strong>de</strong> la douceur. Encore faut-il, pour être<br />

heureux en travaillant, que je puisse m’interrompre et ne sois pas<br />

talonné par le temps. Cela me contraindrait, ce que le <strong>bonheur</strong><br />

exclut. L’image <strong>de</strong> Vittorio Alfieri attaché, au sens propre, à sa<br />

table <strong>de</strong> travail par un <strong>de</strong>spotisme exercé contre lui-même est<br />

pour causer <strong>de</strong> l’horreur ; au surplus ridicule.<br />

p.019<br />

Si le travail est trop <strong>du</strong>r ; si, pour vivre, il vous faut<br />

supporter d’y être plié par une volonté étrangère et si votre<br />

personne en est diminuée, il n’est pas fait pour votre <strong>bonheur</strong>.<br />

Sinon <strong>de</strong> le détruire, il menace <strong>de</strong> le ré<strong>du</strong>ire. Travail reprend alors<br />

un peu <strong>de</strong> son premier sens, qui fut celui d’effort douloureux,<br />

d’épreuve et <strong>de</strong> peine. Nous avons rêvé que la recherche tenace<br />

d’un <strong>bonheur</strong> qui tant <strong>de</strong> fois nous échappe, pourrait s’expliquer<br />

par le souvenir vague d’un âge d’or. On veut ressaisir ce que<br />

l’homme possédait à l’origine. Or, dans l’éternité, peu <strong>de</strong> gens,<br />

fussent-ils par excellence <strong>de</strong>s travailleurs, feront, je suppose, une<br />

place au travail. On ne voit pas qu’il se concilie avec la béatitu<strong>de</strong>.<br />

Cela dit, sans en faire une condition nécessaire <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, nous<br />

n’aurons pas la sottise <strong>de</strong> penser que le travail est un mal dans ce<br />

mon<strong>de</strong> souvent désolé dont nous faisons l’expérience magnifique<br />

et terrible. Il y a dans le travail, s’il n’est pas une forme <strong>de</strong><br />

l’esclavage, une discipline salutaire. Cela ne se discute pas. C’est<br />

notre sort <strong>de</strong> nous y soumettre. En outre, le travail contribue à<br />

l’agrément <strong>de</strong> l’existence, mais indirectement, <strong>du</strong> fait que, s’il n’est<br />

pas <strong>de</strong>venu machinal, il écarte l’ennui. Et l’ennui, qu’il soit en<br />

nous, qu’il nous vienne <strong>du</strong> <strong>de</strong>hors, tarit les sources <strong>de</strong> la félicité.<br />

Parlons maintenant <strong>de</strong> la liberté, condition essentielle <strong>du</strong> bien-<br />

19


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

être ici-bas. La servitu<strong>de</strong>, à l’inverse, l’empêche toujours. Mais<br />

affranchis <strong>de</strong> la contrainte extérieure, dans la mesure où nous<br />

pouvons l’être, il importe <strong>de</strong> ne pas lui en substituer une autre,<br />

intérieure, qui ne nous serait pas moins défavorable. D’un pays où<br />

le soleil se lève plus tôt que sur le nôtre, m’est parvenu cet avis<br />

que la liberté, politique et personnelle, est une condition<br />

indispensable <strong>de</strong> tout <strong>bonheur</strong> et que la foi religieuse en est une<br />

autre. Je n’invente rien. Sur la foi nous reviendrons. Auparavant,<br />

voyons la nature <strong>de</strong> ces chaînes que nous nous forgeons, j’allais<br />

dire : <strong>de</strong> gaîté <strong>de</strong> cœur. Qu’est-ce qui nous y in<strong>du</strong>it ? Des passions<br />

diverses dont l’effet, presque toujours, est <strong>de</strong> nous priver <strong>de</strong> notre<br />

autonomie intime. Ainsi l’ambition avi<strong>de</strong>, le désir immodéré <strong>de</strong><br />

jouer un rôle ; ainsi l’intempérante volonté <strong>de</strong> s’enrichir, et la<br />

jalousie, et l’envie, et l’esprit <strong>de</strong> compétition, lequel mène<br />

aujourd’hui, à un rythme qui fait peur, les nations comme les<br />

indivi<strong>du</strong>s. Rien <strong>de</strong> p.020 plus tenace que ces tourments qui ne<br />

viennent que <strong>de</strong> nous, que nous seuls pourrions nous épargner —<br />

mais il faudrait en avoir la force — rien <strong>de</strong> plus désolant que ces<br />

avenues fiévreuses <strong>du</strong> désespoir.<br />

Ces appétits furieux, voilà ce qu’il faudrait vaincre. Mais nous y<br />

avons peu d’élan et <strong>de</strong> secours. Il est louable <strong>de</strong> nourrir une<br />

ambition qui se justifie. Il est déplorable, au contraire, <strong>de</strong> lui<br />

rendre les armes, d’être emporté par elle dans une galopa<strong>de</strong> sans<br />

terme, avec une voracité que nul succès ne peut assouvir. Cela<br />

nous explique pourquoi se rencontrent tant d’hommes prospères,<br />

chez qui se reconnaissent tous les signes <strong>de</strong> la fortune,<br />

triomphants et impru<strong>de</strong>mment enviés, dont le climat secret n’est<br />

qu’alerte, insomnie, inquiétu<strong>de</strong>. La crainte d’être dépassé, d’être,<br />

pour employer la noble langue d’aujourd’hui, en perte <strong>de</strong> vitesse,<br />

20


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

est l’une <strong>de</strong>s plus corrosives. Nombre d’entre eux la trahissent<br />

dans leur comportement, quand une secousse plus violente ne leur<br />

en arrache pas l’aveu. Mais la contrainte <strong>de</strong>s passions n’est pas la<br />

seule capable <strong>de</strong> rompre la paix <strong>de</strong> l’âme. Il y a pour elle d’autres<br />

menaces, qui semblablement ne viennent que <strong>de</strong> nous.<br />

Montaigne parle <strong>de</strong> ces hommes « qui n’ont fièvre ni mal que<br />

celui qu’ils se donnent eux-mêmes par la faute <strong>de</strong> leur discours (<strong>de</strong><br />

leur raison »), disant ailleurs : « Nature nous a mis au mon<strong>de</strong><br />

libres et déliés : nous nous emprisonnons en <strong>de</strong> certains détroits ».<br />

Rien <strong>de</strong> plus juste. Et rien <strong>de</strong> plus contraire au <strong>bonheur</strong> que<br />

l’esclavage, quelque forme qu’il prenne. Or, souvent nous ne<br />

semblons revendiquer la liberté que pour nous rendre plus<br />

<strong>du</strong>rement esclaves <strong>de</strong> nous-mêmes. Le plus visible usage que nous<br />

en faisons est <strong>de</strong> nous en ôter la jouissance. On nous voit adopter<br />

<strong>de</strong>s partis qui prennent peu à peu le caractère d’obligations<br />

morales, et nous nous plions avec d’autant plus <strong>de</strong> rigueur à une<br />

servitu<strong>de</strong> qui a cessé d’être volontaire, qu’elle résulte d’un<br />

engagement d’honneur pris envers nous-mêmes <strong>de</strong> propos<br />

délibéré. Renverser l’obstacle aurait quelque chose d’une défaite.<br />

Cela comman<strong>de</strong> certes le respect, appelle même l’admiration, mais<br />

aussi me détermine à faire une condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, ne disons<br />

pas <strong>de</strong> la souplesse (le mot pourrait être enten<strong>du</strong> fort mal) <strong>du</strong><br />

moins d’une certaine flexibilité <strong>du</strong> caractère, d’une certaine<br />

indépendance à l’égard <strong>de</strong> son propre moi : parfois il est bon <strong>de</strong> se<br />

désobéir. p.021 Le roseau <strong>de</strong> La Fontaine est l’image d’une facilité<br />

choquante à cé<strong>de</strong>r à la force. Mon homme flexible n’est pas tel : il<br />

<strong>de</strong>meurera ferme sous la violence extérieure ; mais à lui-même il<br />

accor<strong>de</strong>ra <strong>de</strong> l’aise, et si l’on peut dire, <strong>de</strong> la mutabilité. Selon<br />

Kierkegaard, le plus grand ridicule <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> est <strong>de</strong> paraître<br />

21


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

affairé. Dans La conquête <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, Bertrand Russell, avec son<br />

humour pointu à l’excès, ne nous envoie pas dire que, s’il était<br />

mé<strong>de</strong>cin, nous voyant imbus <strong>de</strong> l’importance <strong>de</strong> notre travail, il<br />

nous prescrirait <strong>de</strong>s vacances.<br />

Parmi les gênes que l’on s’impose, comptons l’exigence <strong>du</strong> luxe,<br />

et à un moindre <strong>de</strong>gré, celle <strong>du</strong> confort. Sans y bien réfléchir, on<br />

voit dans le luxe un aspect <strong>de</strong> la vie heureuse. Il est éloigné <strong>de</strong><br />

l’être, si l’on prend ce mot au sens vulgaire. Il y serait plutôt un<br />

obstacle par la pensée instable dont il s’accompagne. Faste,<br />

autrefois, signifiait orgueil. Etre fastueux, ce n’était pas<br />

uniquement désirer <strong>de</strong> vivre entouré d’objets précieux et beaux,<br />

d’être logé magnifiquement et <strong>de</strong> disposer <strong>de</strong> commodités<br />

exquises ; c’était encore se promettre une jouissance <strong>de</strong> l’envie, et<br />

peut-être <strong>du</strong> dépit, qu’on fera naître dans l’esprit <strong>de</strong>s gens. Or, il<br />

n’y a rien dans la vanité maligne qui soit propre à nous valoir<br />

l’authentique félicité. Celui qui la recherche dans le luxe est<br />

fréquemment con<strong>du</strong>it par une volonté <strong>de</strong> prééminence. Il redoute<br />

qu’on ne l’éclipse et que le luxe d’un autre ne fasse pâlir le sien. Il<br />

est engagé dans une enchère qui exclut le plein contentement.<br />

Par chance, on peut avoir <strong>du</strong> luxe une conception différente. Il<br />

peut être entièrement spirituel. L’homme pauvre qui, dans un<br />

mo<strong>de</strong>ste voyage payé sur ses économies, s’arrêtera <strong>de</strong>vant un<br />

paysage ravissant, <strong>de</strong>vant une œuvre d’architecture, <strong>de</strong> peinture ou<br />

<strong>de</strong> sculpture dont il concevra la gran<strong>de</strong>ur ou subira le charme,<br />

connaîtra un luxe peut-être hors <strong>de</strong> l’atteinte <strong>du</strong> propriétaire<br />

opulent. Car il aura l’ingénuité <strong>du</strong> vrai <strong>bonheur</strong>. De cela, je pouvais<br />

proposer un exemple plus simple. Si j’écoute une musique tendre<br />

ou sublime, celle que vous voudrez, disons l’Aria <strong>de</strong> Bach, et que je<br />

sente les larmes près <strong>de</strong> me venir aux yeux ; si même quelque<br />

22


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

motif plus humble s’éveille et chante longuement en moi, je connais<br />

le luxe dans ce qu’il a <strong>de</strong> plus doux ; tel qu’il me consolera, pour un<br />

instant au moins, d’une vie étroite, privée entièrement <strong>de</strong> luxe, le<br />

mot pris p.022 cette fois dans la commune acception. Celui-ci est<br />

insidieux ; il menace <strong>de</strong> corrompre qui s’y complaît.<br />

Ce péril <strong>du</strong> luxe, nous le retrouvons dans le confort. C’est le<br />

luxe ré<strong>du</strong>it au bien-être matériel, à l’agrément d’une maison<br />

chau<strong>de</strong> ou fraîche selon la saison, restreint, pour faire image, à la<br />

salle <strong>de</strong> bain et aux pantoufles. Prenons-y gar<strong>de</strong> : il endort et il<br />

énerve. Il y a <strong>de</strong>s gens, même jeunes, qui, dans un voyage,<br />

renonceront à <strong>de</strong>s merveilles parce qu’ils n’ont pas à portée un<br />

hôtel offrant, comme on dit, tout le confort.<br />

Le souci continuel <strong>du</strong> confort contrarie un <strong>bonheur</strong> vraiment<br />

libre. J’en parle d’expérience, me <strong>de</strong>vant dire atteint. J’en ai<br />

ressenti <strong>de</strong> la honte en lisant le <strong>de</strong>rnier livre <strong>de</strong> Simone <strong>de</strong><br />

Beauvoir. Revienne le temps où je parcourais l’Europe en wagon<br />

<strong>de</strong> troisième classe, le temps <strong>de</strong>s cuvettes <strong>de</strong> fer émaillé, <strong>de</strong>s gîtes<br />

que mon innocence me distrayait <strong>de</strong> reconnaître sordi<strong>de</strong>s. Ce fut<br />

aussi le temps <strong>de</strong>s éblouissements — et presque <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />

Presque ? Pourquoi cette réserve ? Parce que j’étais sans<br />

compagnon. Je ne redoute pas la solitu<strong>de</strong> et jamais ne l’ai<br />

confon<strong>du</strong>e avec l’isolement. Je conçois qu’on en fasse un élément<br />

<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. O beata solitudo ! J’y vais revenir. Mon propos était<br />

pour l’instant <strong>de</strong> noter que, si le <strong>bonheur</strong> naît <strong>de</strong> l’admiration, il<br />

s’accroît d’être partagé, comme l’amour. Je cite encore<br />

Montaigne : « Nul plaisir n’a goût pour moi sans communication. Il<br />

ne me vient pas seulement une gaillar<strong>de</strong> pensée en l’âme, qu’il ne<br />

me fâche <strong>de</strong> l’avoir pro<strong>du</strong>ite seul et n’ayant à qui l’offrir. » Je l’en<br />

crois sans peine.<br />

23


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Découvrir une chose <strong>de</strong> beauté donne une joie intense. Mais la<br />

faire découvrir, et surtout à un être qui vous est cher, vous en<br />

procure une autre, plus douce encore et plus vive. La<br />

communication <strong>de</strong>vient communion. Cela est sensible<br />

particulièrement dans l’amour. L’amour peut à lui seul être le<br />

<strong>bonheur</strong>. Mais encore il rend plus délicieux tous les autres<br />

<strong>bonheur</strong>s, quelle qu’en soit la source. Il les dilate. Rien <strong>de</strong> meilleur<br />

que l’admiration par vous éveillée en l’âme <strong>de</strong> la compagne que<br />

vous aviez cherchée en vous souvenant <strong>du</strong> poète latin : « Choisis<br />

celle à qui tu pourras dire : Toi seule, tu me plais. »<br />

Vous me voyez apparemment en pleine contradiction : si l’une<br />

<strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est la communication, comment la p.023<br />

trouver dans la solitu<strong>de</strong> ? Eh bien c’est qu’en elle, pour certains<br />

êtres, la communication <strong>de</strong>meure possible, et plus facile que dans<br />

la foule, soit avec Dieu, soit avec la nature vivante, soit par un<br />

dédoublement <strong>de</strong> soi-même qui établit le dialogue intérieur. La<br />

solitu<strong>de</strong>, élue, est mystérieusement habitée, alors que l’isolement,<br />

où l’on est contraint, c’est le vi<strong>de</strong>, la soif dans le désert. Cela nous<br />

amène, sans transition trop brusque, à considérer la part <strong>de</strong> la foi<br />

dans le <strong>bonheur</strong>. Je ne suis guère désigné pour cela, ma religion<br />

n’étant ni précise, ni ferme, ni constante. Mais il arrive aux<br />

sceptiques <strong>de</strong> douter <strong>de</strong> leur doute. Et j’ai pu faire <strong>de</strong>s<br />

constatations. D’un passage à la Pierre-qui-Vire, j’ai gardé le<br />

souvenir d’un <strong>bonheur</strong> qui, sur le visage <strong>de</strong>s pères, semblait<br />

vraiment rayonner. Un <strong>bonheur</strong> d’essence spirituelle met celui qui<br />

en jouit comme à la cime <strong>de</strong> la vie. En outre, il saute aux yeux que<br />

la foi religieuse est un précieux soutien <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> en tous les<br />

temps, plus que jamais souhaitable au nôtre, sombre et<br />

sanguinaire, où l’air même, dit Mauriac, est pénétré <strong>de</strong> poison. Un<br />

24


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>bonheur</strong> sans Dieu, sans le souci <strong>de</strong> Dieu et le sens <strong>du</strong> mystère,<br />

peut certainement se concevoir. Je fais cependant une réserve sur<br />

le cas <strong>de</strong> qui se prétend athée et pourrait ne l’être pas autant qu’il<br />

le dit.<br />

Le <strong>bonheur</strong> est dans l’expansion <strong>de</strong> la personne ; dans son<br />

aliénation, il est détruit. (Mais le don <strong>de</strong> la personne est autre<br />

chose.)<br />

Je tâche à ne pas m’égarer à toutes les croisées <strong>de</strong> chemins.<br />

Elles sont nombreuses, <strong>du</strong> fait même <strong>du</strong> sujet, <strong>de</strong> son ampleur.<br />

Qui pourrait donner une définition brève <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, valable pour<br />

toute l’espèce humaine, ou pour sa plus gran<strong>de</strong> part, ou seulement<br />

pour l’Europe occi<strong>de</strong>ntale, sans dire uniquement qu’il est un état<br />

<strong>de</strong> bien-être et <strong>de</strong> satisfaction, ce qui est une tautologie ? Celui <strong>de</strong><br />

l’homme n’est pas toujours celui <strong>de</strong> la femme, son égale, ni celui<br />

<strong>de</strong> la jeunesse i<strong>de</strong>ntique à celui <strong>de</strong>s vieux. Songez à toutes les<br />

variétés qu’impliqueront la classe, la culture, les tempéraments<br />

divers. Montaigne, chez qui j’ai largement puisé, suggère une<br />

gran<strong>de</strong> division dans ces <strong>de</strong>ux lignes qui m’ont fait rêver<br />

longuement : « Il n’y a <strong>de</strong> satisfaction çà-bas que pour les âmes<br />

ou brutales ou divines. » Je ne m’assure pas d’en avoir saisi<br />

pleinement le sens. Mais enfin, voici mon exégèse : les âmes<br />

brutales ne sont pas <strong>de</strong>s p.024 âmes ru<strong>de</strong>s et violentes, ce que le<br />

mot signifierait aujourd’hui, mais <strong>de</strong>s âmes sommaires, primitives,<br />

<strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la brute, c’est-à-dire <strong>de</strong> l’animal. Avec les<br />

âmes divines, cela <strong>de</strong>vient plus épineux. Ce seront les saints, je<br />

suppose, auxquels on pourrait joindre les grands penseurs. Mais<br />

au risque <strong>de</strong> solliciter le texte, j’y comprendrai celles qui parfois<br />

entrevoient le divin et s’ouvrent au sublime. <strong>Les</strong> brutales, les<br />

divines pourront connaître un <strong>bonheur</strong> qui ne sera le même que<br />

25


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

dans une proportion très faible. Chez toutes, néanmoins, il sera <strong>de</strong><br />

nature à les contenter. Matériel ou spirituel, il les entretiendra<br />

dans un état <strong>de</strong> jouissance. Sans doute souhaiterons-nous pour<br />

nous-mêmes celui <strong>de</strong> l’âme « divine », n’excluant pas que celui <strong>de</strong><br />

l’âme « brutale » ne soit réel.<br />

Nous nous consacrerons maintenant à la première, au <strong>bonheur</strong><br />

<strong>de</strong> qui le fon<strong>de</strong>, en partie au moins, sur les joies <strong>de</strong> l’esprit. Nous<br />

en avons dit quelque chose : entrons un peu dans le détail. Encore<br />

une fois, le <strong>bonheur</strong> plein nous paraît impliquer la notion <strong>de</strong><br />

délices. Si elle manque, cela ne fait cependant pas le malheur.<br />

Entre <strong>bonheur</strong> et malheur peut se concevoir un état intermédiaire<br />

ou neutre. Où se rencontrent les distractions, les plaisirs espacés,<br />

l’oubli momentané <strong>de</strong>s peines, quand il <strong>de</strong>meure possible. Certains<br />

s’enferment dans la résignation, qui peut n’aller pas sans une grise<br />

douceur. Il y a ceux dont nous avons dit un mot déjà, qui ne sont<br />

ni visiblement heureux, ni malheureux cruellement, qui <strong>du</strong>rent, qui<br />

en<strong>du</strong>rent, qui se sont fait une habitu<strong>de</strong> supportable, parfois un peu<br />

plus, <strong>de</strong> leur <strong>de</strong>mi-fortune ou <strong>de</strong>mi-infortune. Cette existence<br />

pauvre en agréments a son équilibre, sa règle. « Ça va, on y fait<br />

aller ». Ce courage obscur oppose une digue au désespoir. Dans le<br />

naufrage même surnage parfois quelque chose qui permet une<br />

relative consolation.<br />

Goûteront la félicité telle que nous tâchons <strong>de</strong> la caractériser<br />

ceux qui s’y ouvrent par une disposition naturelle et seront avant<br />

tout capables d’admiration. La plus louable sera celle qu’éveilleront<br />

<strong>de</strong>s gens dont nous savons qu’ils nous dédaignent. C’est aussi la<br />

moins fréquente ; mais elle est fructueuse. L’admiration peut être<br />

une source <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> inépuisable, fluviale. Beauté, mon beau<br />

souci. La beauté nous entoure <strong>de</strong> toutes parts. Nous en sommes<br />

26


p.025<br />

<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

baignés, et qui s’en convaincra n’aura jamais per<strong>du</strong> sa<br />

journée. Elle est d’abord dans la nature, et je n’entends pas<br />

exclusivement dans les sites qui nous ravissent : dans la plus<br />

fugitive <strong>de</strong> ses clartés et <strong>de</strong> ses ombres. Nous pouvons jouir <strong>du</strong><br />

temps qu’il fait, <strong>de</strong> la variété et <strong>de</strong> la variation <strong>du</strong> temps, même <strong>du</strong><br />

mauvais, qui n’existe pas pour le véritable amoureux <strong>de</strong> la nature,<br />

si j’en crois Ruskin. <strong>Les</strong> aspects quotidiens <strong>de</strong> la terre et <strong>du</strong> ciel,<br />

une feuille qui pousse, qui se dore, une fleur qui s’ouvre, qui<br />

fléchit, le soleil couchant dans les vitres <strong>de</strong>s maisons, les formes<br />

qui s’estompent dans la brume, la noire ossature <strong>de</strong>s arbres sous<br />

la neige, et moins encore : un rayon furtif, un reflet sur l’eau, un<br />

pétale, une étamine. La nature se glisse encore jusqu’à nous au<br />

cœur <strong>de</strong>s villes tentaculaires. Mais gardons-nous <strong>de</strong> confondre le<br />

sentiment qu’elle inspire avec le goût <strong>de</strong> l’exercice, <strong>du</strong> sport, <strong>de</strong> la<br />

compétition ni avec l’attrait <strong>de</strong>s économies. <strong>Les</strong> campeurs n’aiment<br />

pas tous la nature.<br />

L’amour <strong>du</strong> beau dans les arts est une source <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> non<br />

moins pure, non moins jaillissante. Certains concerts sont <strong>de</strong>s<br />

fêtes <strong>de</strong> la joie, et certains musées <strong>de</strong>s temples <strong>de</strong> la félicité. Je<br />

considère en premier lieu la musique, parce qu’elle émeut un<br />

nombre particulièrement grand <strong>de</strong> nos semblables. <strong>Les</strong><br />

applaudissements et les ovations qui suivent l’exécution d’œuvres<br />

très diverses, par exemple, le dimanche, à Paris où l’on est bon<br />

public (je les entends à la radio), semblent l’action <strong>de</strong> grâces d’un<br />

peuple heureux — composé d’auditeurs très éloignés <strong>de</strong> l’être tous,<br />

mais qui l’ont été pendant une ou <strong>de</strong>ux heures. Cela me rappelle<br />

Horace, encore une fois, qui implorait d’Apollon une vieillesse<br />

décente, lui conservant une pensée intacte, et à laquelle ne<br />

manquerait pas l’agrément <strong>de</strong> la lyre, nec lyra carentem. Solon,<br />

27


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

suivant Plutarque, était plus exigeant : outre Bacchus et Vénus, il<br />

courtisait les neuf Muses « <strong>de</strong> qui dérivent tous les plaisirs <strong>de</strong>s<br />

mortels ».<br />

La beauté contribue à notre jouissance profon<strong>de</strong> dans la mesure<br />

où nous l’accueillons avec un peu d’ingénuité. « <strong>Les</strong> délicats sont<br />

malheureux, dit La Fontaine : rien ne saurait les satisfaire. »<br />

L’amour <strong>du</strong> beau ce n’est pas façon <strong>de</strong> parler. C’est un<br />

sentiment réel et fort, exaltant, noble, libérateur ; simulé<br />

quelquefois, mais qui, pur et sincère, peut être religion, adoration<br />

<strong>de</strong> Dieu sous la p.026 forme <strong>du</strong> beau. « J’imagine mal, a-t-on pu<br />

dire, plaisir <strong>de</strong> l’âme plus parfait que celui qu’on éprouvera<br />

pendant un quart d’heure, à la National Gallery, <strong>de</strong>vant la Nativité<br />

<strong>de</strong> Piero <strong>de</strong>lla Francesca. » L’homme qui, dans le cours <strong>de</strong> son<br />

existence, aura connu quelques-uns <strong>de</strong> ces quarts d’heure, aura<br />

pour le moins respiré le parfum <strong>de</strong> la félicité. D’ailleurs, il le<br />

pouvait à moins haut prix. <strong>Les</strong> suprêmes perfections <strong>de</strong> l’art n’y<br />

sont pas indispensables. Offrez-vous le luxe — il ne vous coûtera<br />

rien — <strong>de</strong> revoir à notre musée ou les Corots, ou le portrait <strong>de</strong><br />

Belle <strong>de</strong> Zuylen, <strong>de</strong> Quentin <strong>de</strong> La Tour, ou la Sabina Poppaea, ou<br />

toute autre toile dont vous aurez perçu l’appel. Approchez-vous :<br />

elle a quelque chose d’heureux à vous dire. J’ai connu <strong>de</strong>s gens<br />

attachés à un tableau unique, pour eux inépuisable, à une<br />

statuette, à un vase, à quelques livres qui étaient les amis <strong>de</strong> leur<br />

déréliction. Se contenter <strong>de</strong> ce peu, qui leur est beaucoup, c’est<br />

s’éclairer d’une lumière intérieure que la richesse ne donne pas à<br />

coup sûr.<br />

Mais on doit aller plus loin : les aspects les plus fugitifs <strong>de</strong>s<br />

jours les plus monotones peuvent nous retenir et nous sourire, les<br />

visages <strong>de</strong>s gens, la grâce <strong>de</strong>s enfants et la beauté <strong>de</strong>s femmes,<br />

28


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

les gestes touchants, sympathiques <strong>de</strong> l’existence quotidienne,<br />

telle parole surprise, telle réponse aimable qu’on nous fait, tel clin<br />

d’œil enten<strong>du</strong> qu’on nous adresse, tel regard fraternel qu’on<br />

échange avec un passant. Cette attention aux êtres si divers qui se<br />

rencontrent dans nos chemins est encore une forme <strong>de</strong> ce que<br />

nous avons appelé communication. Nulle <strong>de</strong> ces impressions<br />

légères ne fait le <strong>bonheur</strong> : ce qui importe, c’est l’aptitu<strong>de</strong> à les<br />

recevoir.<br />

L’ambiance dans laquelle nous vivons peut accroître jusqu’à la<br />

joie (ou compromettre jusqu’au chagrin) le plaisir que nous<br />

éprouvons naturellement à vivre. « Certaines <strong>conditions</strong>, écrit<br />

Bertrand Russell, sont indispensables au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> la majorité<br />

<strong>de</strong>s hommes, mais ce sont <strong>de</strong>s choses très simples : la nourriture<br />

et l’abri, la santé, l’amour, le travail couronné <strong>de</strong> succès et le<br />

respect <strong>de</strong> leur entourage. » Ce respect entre en ligne <strong>de</strong> compte<br />

s’il n’est pas au prix d’une restriction <strong>de</strong> la liberté ! Le péril en est<br />

réel. Mais c’est l’entourage même qu’il faut ici considérer. « Marie-<br />

toi à ta porte p.027 avec une femme <strong>de</strong> ta sorte », dit un proverbe<br />

dont la sagesse paraîtra plate. Pour nous, il ne s’agit pas <strong>de</strong><br />

convenances matérielles, mais seulement d’affinités. L’entourage<br />

requis pour la félicité, c’est d’abord celui dont nous ne dépendrons<br />

pas trop étroitement et ensuite celui qui permettra <strong>de</strong>s échanges<br />

véritables. Voir <strong>de</strong>s êtres, non <strong>de</strong> sa sorte, mais <strong>de</strong> sa guise ; par<br />

exemple <strong>de</strong> ces hommes « mordants et facétieux » dont Laurent<br />

<strong>de</strong> Médicis, selon Machiavel, aimait à faire sa compagnie. Horace<br />

nous le rappelle : « <strong>Les</strong> gens maussa<strong>de</strong>s détestent les gens gais,<br />

et les gens gais, les gens sévères ; les gens vifs, les gens posés ;<br />

et les gens paisibles, les gens zélés et remuants. » Cela peut<br />

n’être pas vrai dans tous les cas. Quoi qu’il en soit, on ne trouve<br />

29


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

pas toujours la société désirée, et l’on en souffre jusqu’à<br />

l’exaspération, si l’on n’a pas le caractère plié à la patience et si<br />

l’on ne voit pas une revanche dans la malice <strong>de</strong> l’observation. Mais<br />

qu’observer chez certains êtres mécaniques ?<br />

Nous avons à peine jusqu’ici, dans ces réflexions, intro<strong>du</strong>it la<br />

notion <strong>de</strong> l’âge. Elle mériterait d’être considérée à son tour. Le<br />

<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s jeunes n’est pas celui <strong>de</strong>s vieux. Cela, nous l’avons<br />

dit. <strong>Les</strong> jeunes, même, ne sont pas enclins à méditer sur son<br />

essence. Ils y courent souvent avec une fougueuse étour<strong>de</strong>rie,<br />

abusés <strong>de</strong> mirages. C’est plus tard qu’on vient à s’interroger sur<br />

les <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> et à concevoir qu’on peut le construire<br />

<strong>de</strong> ses mains, pierre à pierre. Et c’est plus tard encore, quand la<br />

vieillesse s’annonce et que s’ouvrent les perspectives <strong>de</strong> la mort,<br />

qu’on s’emploie à le préserver, si par chance on le possè<strong>de</strong>, à le<br />

saisir enfin comme une compensation suprême si jusqu’alors on l’a<br />

moins connu qu’entrevu ou rêvé. C’est difficile sans doute, mais<br />

non toujours au point qu’on le suppose. Le fait même d’être<br />

désabusé peut en offrir une possibilité nouvelle. L’ambition nous<br />

travaille moins. On sent alors tout le prix <strong>de</strong> la paix et <strong>du</strong> calme.<br />

On aura peut-être acquis le bien <strong>de</strong> la sagesse. Et si les infirmités,<br />

le besoin, le <strong>de</strong>uil ne vous tourmentent pas d’une manière<br />

intolérable, vous pouvez jouir encore <strong>de</strong> la félicité terrestre dans<br />

ce qu’elle a <strong>de</strong> plus harmonieux. Surtout si vous gar<strong>de</strong>z une<br />

espérance d’outre-tombe, si vous ne vous résignez pas à croire,<br />

avec Renan, que la vérité pourrait être triste.<br />

p.028<br />

Jacques Bainville voyait dans le perfectionnement moral <strong>de</strong><br />

la personne humaine, <strong>de</strong>venue avec l’âge moins tranchante, moins<br />

<strong>du</strong>re, plus in<strong>du</strong>lgente et plus charitable, moins égoïste, en bref,<br />

une ferme raison d’espérer un avenir, au sens où le dit La Bruyère.<br />

30


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Cette œuvre ne peut être per<strong>du</strong>e, et je veux l’admettre aussi :<br />

« La vie humaine, pensait Théodore Jouffroy, est une longue<br />

naissance, et c’est pourquoi nous ne pouvons croire à la mort. » La<br />

vieillesse n’est pas <strong>de</strong> nécessité malheureuse. Ce qu’elle peut avoir<br />

d’agréable encore, ou d’affreux, dépend <strong>du</strong> caractère et <strong>de</strong>s<br />

épreuves qui menacent particulièrement l’homme sur son déclin.<br />

Songez à celles qui sont <strong>de</strong> l’ordre moral. Bertrand Russell fait<br />

encore <strong>de</strong>s observations sagaces sur la vieillesse <strong>de</strong>s intellectuels.<br />

A son avis, l’homme <strong>de</strong> science est alors moins exposé à souffrir<br />

que l’artiste ou l’écrivain. Pour s’être consacré à quelque chose<br />

d’immense qui le dépasse et après lui se prolongera, pour avoir<br />

apporté sa pierre à l’édifice, pour avoir eu sa place dans une<br />

collaboration magnifique ; et parce qu’il peut, même affaibli,<br />

poursuivre l’œuvre commune tant bien que mal. Le cas <strong>de</strong><br />

l’écrivain, <strong>du</strong> créateur littéraire, d’évi<strong>de</strong>nce, est différent. Il se<br />

construit lui-même, et seul, pour un public ; et quand ce public<br />

cesse d’avoir les yeux sur lui, il arrive qu’il s’effondre. Son œuvre<br />

est l’expression d’une personne, ou d’une conception indivi<strong>du</strong>elle<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. L’oubli le menace plus cruellement. Je ne sais plus qui a<br />

dit : « Monsieur <strong>de</strong> Chateaubriand se croit sourd <strong>de</strong>puis qu’il<br />

n’entend plus parler <strong>de</strong> sa gloire. » Il faut <strong>de</strong> la philosophie, à coup<br />

sûr, pour consentir à cette plus ou moins lente immersion dans<br />

l’indifférence. On ne se dit pas volontiers qu’on a fait son temps.<br />

Mais l’a-t-on vraiment fait ? N’en restera-t-il pas pour dialoguer<br />

sereinement avec soi-même et vivre par le souvenir ?<br />

Quelle est la place <strong>du</strong> souvenir dans le <strong>bonheur</strong> ? Il y contribue<br />

en bien <strong>de</strong>s cas ; mais il arrive aussi qu’il l’empoisonne. Nous<br />

abordons un thème rebattu, illustré par <strong>de</strong> grands poètes, repris à<br />

l’époque romantique par un autre, moins grand, mais qui nous<br />

31


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

touche encore. « Il n’est pire douleur que <strong>de</strong> se souvenir <strong>du</strong> temps<br />

heureux dans la misère » dit au V e chant <strong>de</strong> l’Enfer Dante, qui suit<br />

Virgile. Musset lui donnera tort. Qu’en est-il au juste ? Ils disent<br />

p.029<br />

vrai tous <strong>de</strong>ux. Vous connaîtrez <strong>de</strong>s gens qui, dans la mémoire<br />

d’un heureux passé, trouvent le soulagement <strong>de</strong> leurs tribulations<br />

et d’autres que démoralise et torture le contraste entre la lumière<br />

d’autrefois et l’ombre qui l’a suivie. Affaire <strong>de</strong> tempérament,<br />

pensera-t-on. Cela variera selon la nature, et, si l’on peut dire, la<br />

structure <strong>de</strong> la personne, selon ce qu’on sera parvenu à faire d’elle<br />

par la méditation ; selon le plus ou moins haut <strong>de</strong>gré <strong>de</strong><br />

détachement qu’elle aura pu atteindre. L’âge y sera pour quelque<br />

chose, et la force d’âme pour beaucoup. Plus un homme avance<br />

dans la vie, et plus il importera, pour qu’elle lui soit supportable,<br />

même agréable, qu’il s’affranchisse <strong>de</strong> la chimère. Pour jouir d’un<br />

<strong>bonheur</strong>, sinon total (pourra-t-il jamais l’être ?), au moins<br />

conscient et vraiment possédé, nous affirmons toujours plus<br />

décidément que la sérénité <strong>de</strong> ce logis intérieur où rési<strong>de</strong><br />

l’essentiel <strong>de</strong> notre être y est indispensable. C’est l’instant<br />

d’entendre Rousseau, qui ne fut pas expert seulement <strong>du</strong> malheur.<br />

Vous reconnaîtrez ces lignes <strong>de</strong>s Rêveries, V e Promena<strong>de</strong> : « Ces<br />

courts moments <strong>de</strong> délire et <strong>de</strong> passion, quelque vifs qu’ils<br />

puissent être, ne sont cependant, et par leur vivacité même, que<br />

<strong>de</strong>s points bien clairsemés dans la ligne <strong>de</strong> la vie. Ils sont trop<br />

rares et trop rapi<strong>de</strong>s pour constituer un état, et le <strong>bonheur</strong> que<br />

mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs, mais un<br />

état simple et permanent qui n’a rien <strong>de</strong> vif en lui-même, mais<br />

dont la <strong>du</strong>rée accroît le charme au point d’y trouver enfin la<br />

suprême félicité. »<br />

Nombre <strong>de</strong> poètes, <strong>de</strong> penseurs eurent une vue analogue. De la<br />

32


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Grèce et <strong>de</strong> Rome à nos jours. « Somme toute, on peut constater<br />

— je cite une <strong>de</strong>rnière fois Bertrand Russell — qu’une vie calme est<br />

caractéristique <strong>de</strong> grands hommes et que leurs plaisirs n’ont pas<br />

été <strong>de</strong> ceux qui semblent passionnants aux yeux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. » « Ce<br />

ne sont pas, disait Horace que je tra<strong>du</strong>is librement, <strong>de</strong>s bateaux <strong>de</strong><br />

plaisance et <strong>de</strong>s quadriges qui nous vaudront <strong>de</strong> bien vivre (disons<br />

<strong>de</strong>s yachts et <strong>de</strong>s autos <strong>de</strong> luxe). Ce qu’il te faut est ici, dans ton<br />

village, si tu as la justesse <strong>de</strong> l’esprit. »<br />

Avant d’en venir au <strong>bonheur</strong> dans son rapport particulier avec<br />

l’époque où nous vivons, elle-même « particulière », je voudrais<br />

encore abor<strong>de</strong>r, m’excusant <strong>de</strong> ne pas le faire dans une suite<br />

logique, p.030 un ou <strong>de</strong>ux points qu’il me semblerait fâcheux<br />

d’ignorer tout à fait. Nous avons parlé <strong>de</strong>s entraves <strong>de</strong>squelles<br />

nombre <strong>de</strong> gens s’embarrassent dans le chemin <strong>de</strong> ce qui serait le<br />

<strong>bonheur</strong>. Un faux calcul les fait espérer d’y parvenir par <strong>de</strong>s voies<br />

qui les en éloignent. Leur cas ne doit pas être confon<strong>du</strong> avec celui<br />

<strong>de</strong> ces forcenés, qui positivement font tout pour le rendre<br />

impossible, avec une sorte <strong>de</strong> fureur sadique. Ils sont les ennemis<br />

<strong>de</strong> leur félicité, ils font paraître à leur propre égard un<br />

acharnement <strong>de</strong>structif. Il y a <strong>de</strong>s suici<strong>de</strong>s qui se prolongent.<br />

La question que maintenant je me pose est celle <strong>du</strong><br />

renoncement à toute félicité, <strong>de</strong> son sacrifice. On peut l’immoler au<br />

bien d’une personne, d’une patrie, au succès d’une cause, au<br />

triomphe d’un idéal. On se souvient <strong>de</strong> héros qui se sont offerts en<br />

holocauste. Mais ne nous précipitons pas. Pascal a dit que le plaisir<br />

est le mobile qui entraîne tous les vivants, jusqu’à ceux qui se vont<br />

pendre. Ce qui, par exemple, détermine ces <strong>de</strong>rniers, c’est le désir<br />

<strong>de</strong> se soustraire enfin, soit à l’atrocité <strong>de</strong> la douleur physique, soit<br />

à un tourment moral qu’ils se convainquent <strong>de</strong> ne pouvoir<br />

33


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

supporter plus. Ils fuient vers la délivrance. Mais les sacrifices que<br />

j’entendais sont tout autre chose qu’une fuite. Cela n’empêche<br />

aucunement <strong>de</strong> voir dans le renoncement à un <strong>bonheur</strong> dont la<br />

douceur était connue, ou imaginable, la recherche inconsciente<br />

d’un autre <strong>bonheur</strong>, auquel on ne donne pas ce nom. On peut<br />

cé<strong>de</strong>r à la gloire <strong>de</strong> se vaincre, à la sé<strong>du</strong>ction d’une gran<strong>de</strong>ur qui<br />

éblouit. L’attrait <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, en vérité, peut encore paraître dans<br />

le geste raisonné qui le tue.<br />

Il est sûr que chacun pense au <strong>bonheur</strong>. Mais je voudrais dire<br />

encore un mot <strong>de</strong> ces hommes qui semblent s’en distraire et<br />

même ne s’en pas soucier. Ils se font un but <strong>du</strong> mouvement, <strong>de</strong><br />

l’agitation, <strong>de</strong> la bataille, comme indifférents aux coups. J’avoue<br />

avoir peine à les comprendre. Certains pourront ne fuir que<br />

l’infortune <strong>de</strong> se trouver face à face avec leur propre personne.<br />

C’est l’horreur <strong>du</strong> vi<strong>de</strong> qui les pousse à remplir leur existence d’un<br />

tumulte perpétuel. Puis il y a ceux que l’estime d’eux-mêmes<br />

remplit jusqu’à débor<strong>de</strong>r.<br />

Certains <strong>de</strong> mes amis seront enclins peut-être à me considérer<br />

comme un laudator temporis acti. Je m’en défends, et d’une façon<br />

p.031<br />

expresse, à l’instant d’envisager, pour finir, le <strong>bonheur</strong> dans le<br />

temps présent. Des années qui furent celles <strong>de</strong> ma jeunesse, je<br />

vois les erreurs et les torts nombreux. Mais seul, qu’est-ce que je<br />

représente ? Nous sommes plus <strong>de</strong> quelques-uns, et non tous<br />

ca<strong>du</strong>cs, à nous accor<strong>de</strong>r sur ce temps, ce serait peu dire : qui<br />

court, car il se rue on n’ose pas voir à quoi. Nous conservons le<br />

goût <strong>de</strong> vivre. Nous pouvons nous amuser, nous réjouir, à<br />

l’occasion, <strong>de</strong> ce qui s’offre à nos yeux. Tous nous ne manquons<br />

pas d’humour. Et nous apprécions <strong>de</strong>s réalités nouvelles souvent<br />

admirables dont il est juste <strong>de</strong> se féliciter. Mais nous nous unissons<br />

34


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

encore dans l’impression (puisse n’être qu’une impression !) que<br />

l’époque ajoute à ceux que le <strong>bonheur</strong> a rencontrés toujours <strong>de</strong>s<br />

obstacles qui lui sont propres.<br />

Si le calme, la sérénité, sans être pour tous <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />

nécessaires <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, sont <strong>de</strong> nature à nous y con<strong>du</strong>ire et à<br />

nous le faire connaître dans ce qu’il a <strong>de</strong> meilleur ; s’il requiert le<br />

recueillement et la contemplation, le mon<strong>de</strong> où nous tentons d’en<br />

saisir une parcelle se prête mal à nous les assurer. Ce mon<strong>de</strong> est<br />

fait pour nous étonner plus que pour nous sourire. Il est bruyant et<br />

tapageur. Il est comme animé contre le silence, qu’une foule <strong>de</strong><br />

nos contemporains pourchasse comme à plaisir. Il est bavard<br />

(nous <strong>de</strong>vons l’avouer, même aux <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong>).<br />

« Nous ne songeons qu’à nous entregloser », disait Montaigne.<br />

Que dirait-il aujourd’hui ?<br />

Ce mon<strong>de</strong> est frénétique. <strong>Les</strong> villes sont <strong>de</strong>s tournoiements <strong>de</strong><br />

voitures. <strong>Les</strong> plaisirs ont quelque chose d’exaspéré. Il est indiscret,<br />

comme attentif à nous laisser le moins possible à nous-mêmes. De<br />

toutes parts il nous relance, même <strong>du</strong> ciel. Il est à l’enseigne <strong>du</strong><br />

transistor, et c’est une ron<strong>de</strong> que <strong>de</strong> moins soucieux <strong>de</strong> ne rien<br />

pousser au noir qualifieraient d’infernale. Et puis ce mon<strong>de</strong> est<br />

triste, et je doute que les prodigieuses prouesses <strong>de</strong><br />

l’astronautique puissent contribuer dans une très large mesure à<br />

l’égayer. Nous recevons chaque jour, par les journaux et la radio,<br />

notre large portion <strong>de</strong> désolation et d’horreur. Robert <strong>de</strong> Traz, vers<br />

la fin <strong>de</strong> sa vie, écrivait déjà : « Nous voici entrés dans l’âge <strong>de</strong><br />

l’insécurité absolue. » Il faudrait, pour parler <strong>de</strong> certains aspects<br />

<strong>de</strong> ce siècle, p.032 ces vers « âpres et rauques », rime e aspre e<br />

chiocce, que Dante cherchait pour exprimer « le suc <strong>de</strong> sa<br />

pensée » au seuil <strong>de</strong> la Caïna.<br />

35


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Comme je voudrais que ce fût tout ! Ma hâte est gran<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

faire entrevoir comment le <strong>bonheur</strong> pourrait <strong>de</strong>meurer possible.<br />

Mais je dois noter encore trois « petites » choses. Nous vivons,<br />

jour après jour, moins dans l’actuel que dans l’actualité. Quant à<br />

l’inactuel, comment lui faire une place ? Gardons-nous, en<br />

revanche, même dans les pays réputés libres, ce que nous avions<br />

<strong>de</strong> liberté ? Nous sommes ligotés, par les règlements, les<br />

prescriptions, les verboten. Et l’on nous promet <strong>de</strong>s loisirs<br />

« organisés », réglés comme la circulation. (Le travail sévère me<br />

ferait moins peur.) Passons. Et ne condamnons plus que cet ennui<br />

né <strong>de</strong> l’obsession <strong>de</strong> l’Homme (avec une majuscule, comme Dieu).<br />

Ne nous rend-elle pas moins humains ? Pour ceux qui auront vécu<br />

dans une atmosphère, sinon plus douce, <strong>du</strong> moins plus respirable,<br />

l’adaptation sera difficile. Celle <strong>de</strong>s plus jeunes pourra l’être<br />

beaucoup moins. Le bruit, l’incertitu<strong>de</strong>, l’agitation sous toutes ses<br />

formes seront, faisons l’effort <strong>de</strong> l’imaginer, leur climat naturel. Ne<br />

se souvenant <strong>de</strong> rien autre, ils pourront n’en pas souffrir plus que<br />

nous n’avons fait <strong>de</strong>s contrariétés météorologiques. Si toutefois<br />

nous n’allons pas à cette catastrophe dont on prend soin <strong>de</strong> nous<br />

rappeler <strong>de</strong> fois à autre l’apocalyptique éventualité. Ils y<br />

parviendront, qui sait, à l’équilibre, et retrouveront la faculté <strong>du</strong><br />

rêve et <strong>de</strong> la méditation. Nous <strong>de</strong>vons nous efforcer <strong>de</strong> le croire.<br />

Si, l’âge venu, les moins cuirassés penchent vers le chagrin, leur<br />

nostalgie évoquera l’époque « heureuse » <strong>de</strong> la guerre algérienne,<br />

<strong>du</strong> Congo, <strong>de</strong> Cuba, <strong>du</strong> plastic, <strong>de</strong>s attentats en chaîne, etc., et ils<br />

souriront avec in<strong>du</strong>lgence <strong>de</strong>s terreurs <strong>de</strong> leurs parents. Ils diront :<br />

c’était le bon temps ; ils n’ont pas connu leur chance !<br />

Dans cette ère nouvelle, que les gens <strong>de</strong> mon âge ni moi ne<br />

connaîtrons, l’amour conservera ses droits. Peut-être le verra-t-on<br />

36


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

plus audacieux, plus héroïque. On rencontrera comme autrefois<br />

celle à qui dire : toi seule, tu me plais. La gran<strong>de</strong> aventure <strong>de</strong>s<br />

hommes n’est pas terminée, à la condition qu’eux-mêmes n’y<br />

mettent pas fin. <strong>Les</strong> biens matériels <strong>de</strong> la vie étant mieux répartis<br />

et plus assurés, ce qui n’est pas exclu, rien n’empêche <strong>de</strong> croire<br />

que p.033 nos <strong>de</strong>scendants auront <strong>de</strong>s forces neuves pour supporter<br />

avec courage ce dont ils nous plaindront d’avoir gémi dans notre<br />

cœur trop lâche ou trop bas. « En vérité, ce siècle est un mauvais<br />

moment », disait Musset en 1850. Si le nôtre n’est qu’un moment<br />

qui nous pèse, ne regrettons qu’une chose : que ce moment ait été<br />

une part trop gran<strong>de</strong> <strong>de</strong> notre vie. Et donc, pour ceux qui nous<br />

suivront, gardons une ferme espérance. Schiller fait <strong>de</strong> l’espérance<br />

un arbre qu’on plante encore sur les tombeaux : souhaitons qu’il<br />

se dresse vigoureux et vert au terme d’une ère <strong>de</strong> transition qui<br />

peut-être ne se prolongera plus longtemps. Car on reparle <strong>de</strong> l’âge<br />

d’or. Le retour d’Astrée est officiellement annoncé pour 1980.<br />

Mes <strong>de</strong>rniers mots seront pour redire qu’on a proposé <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> indivi<strong>du</strong>el mille et mille recettes. Certains l’ont cherché<br />

dans l’harmonie et la paix, d’autres dans la conquête et l’action<br />

victorieuse. Dans la composition <strong>de</strong> celui que je me peins entrent<br />

<strong>de</strong>s éléments très divers. Mais il n’approchera jamais <strong>de</strong> sa<br />

perfection s’il ne s’y ajoute au moins un peu <strong>de</strong> ce que<br />

Shakespeare a nommé « le lait <strong>de</strong> la tendresse humaine ».<br />

@<br />

37


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Le R. P. DOMINIQUE DUBARLE est né le 23<br />

septembre 1907 près <strong>de</strong> Grenoble. Il entra en 1925 dans l’Ordre <strong>de</strong>s<br />

frères prêcheurs et fit ses étu<strong>de</strong>s théologiques <strong>de</strong> 1926 à 1933, au<br />

couvent <strong>du</strong> Saulchoir (Belgique).<br />

Il poursuivit <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s scientifiques à Paris <strong>de</strong> 1934 à 1937, avec<br />

l’intention <strong>de</strong> se consacrer à <strong>de</strong>s travaux <strong>de</strong> philosophie <strong>de</strong>s sciences.<br />

Nommé en 1937 professeur <strong>de</strong> philosophie au Saulchoir, il y enseigna<br />

jusqu’à la guerre <strong>de</strong> 1939-40, tout en gardant le contact avec diverses<br />

équipes <strong>de</strong> recherche scientifique, en particulier avec le laboratoire <strong>de</strong> M.<br />

Louis Leprince-Ringuet (rayons cosmiques). A la fin <strong>de</strong> la guerre, il fut<br />

nommé professeur <strong>de</strong> philosophie à l’Institut catholique <strong>de</strong> Paris.<br />

Le R. P. Dubarle a publié <strong>de</strong>s essais : Optimisme <strong>de</strong>vant ce mon<strong>de</strong>,<br />

Humanisme scientifique et raison chrétienne, ainsi qu’une Initiation à la<br />

logique, et <strong>de</strong> nombreux articles dans diverses revues françaises et<br />

étrangères, notamment : La philosophie mathématique <strong>de</strong> J. Cavaillès ;<br />

<strong>Les</strong> techniques logiques et l’unité <strong>de</strong>s mathématiques ; Sur<br />

l’axiomatisation <strong>de</strong> la physique ; Utilité mathématique <strong>de</strong> la<br />

formalisation ; Formalisation et théorèmes critiques ; The scientist and<br />

his responsibilities et The future of relations between science and religion<br />

(Bulletin of Atomic Scientists).<br />

LES CONDITIONS PHILOSOPHIQUES DU BONHEUR 1<br />

p.035<br />

La profon<strong>de</strong> et déjà ancienne amitié qui me lie aux<br />

<strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, à leur public et à leurs<br />

organisateurs, m’a con<strong>du</strong>it à commettre une sorte <strong>de</strong> folie, dont<br />

j’ai grand peur que vous soyez ce soir, bien à contretemps, les<br />

victimes. Il y a cinq jours exactement que, se prévalant <strong>de</strong> cette<br />

amitié, M. Mueller m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> remplacer auprès <strong>de</strong> vous<br />

monsieur Bâ. Je n’ai guère balancé d’accepter, tout en mesurant le<br />

caractère presque insensé <strong>de</strong> cette acceptation. Je sais en effet <strong>de</strong><br />

quelle haute qualité vous avez l’habitu<strong>de</strong> d’être nourris en venant<br />

à ces conférences, et <strong>de</strong> quel loisir consacré à préparer ce qu’il doit<br />

vous dire il faut qu’un auteur dispose pour vous apporter, dans ce<br />

glorieux et redoutable amphithéâtre, une substance et <strong>de</strong>s<br />

délicatesses dignes <strong>de</strong> vous. A cet égard, je manquerai sans doute<br />

1 Conférence <strong>du</strong> 7 septembre 1961.<br />

38<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

beaucoup à mes obligations cette fois-ci. D’avance j’en appelle à<br />

votre in<strong>du</strong>lgence, vous <strong>de</strong>mandant <strong>de</strong> voir dans l’exposé <strong>de</strong> ce<br />

soir, davantage le geste ami qu’il est <strong>de</strong> ma part, que le très<br />

mo<strong>de</strong>ste apport qu’il est en mesure <strong>de</strong> constituer p.036 au sujet dont<br />

vous avez voulu faire cette année le thème <strong>de</strong> votre méditation et<br />

<strong>de</strong> vos dialogues.<br />

Ce dont monsieur Bâ vous aurait parlé n’est pas indiqué au<br />

programme. J’ai choisi d’abor<strong>de</strong>r avec vous ce dont je me sentais<br />

le plus apte à traiter à l’improviste avec ce public ami qui ne m’est<br />

point totalement inconnu. Je dois vous confesser cependant que<br />

j’ai hésité un instant : vous savez qui je suis et mon état <strong>de</strong><br />

religieux. Ayant à vous parler <strong>de</strong> ce grave sujet qu’est le <strong>bonheur</strong><br />

<strong>de</strong> l’homme, ne <strong>de</strong>vais-je pas d’abord vous apporter le témoignage<br />

et l’expérience <strong>de</strong> l’homme religieux, et abor<strong>de</strong>r avec vous <strong>de</strong> front<br />

la question <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> ou plutôt <strong>de</strong>s sources religieuses <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> ? Car le vrai Dieu est source pour l’homme <strong>du</strong> vrai<br />

<strong>bonheur</strong> et je puis bien vous confier ce soir qu’à cette source, il me<br />

semble avoir fini par me désaltérer quelque peu. La réflexion,<br />

pourtant, m’a fait écarter ce parti possible et choisir <strong>de</strong> tenter,<br />

avec vous, autre chose. Raison <strong>de</strong> pu<strong>de</strong>ur sans doute, dans une<br />

cité, dans un lieu universitaire, auprès d’un auditoire qui sont<br />

autant d’invitations à observer la discrétion et le tact à propos <strong>de</strong>s<br />

choses religieuses. Mais raisons plus profon<strong>de</strong>s et plus objectives<br />

encore. Le thème <strong>de</strong> nos <strong>Rencontres</strong> est celui <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>. Observant ce mot « <strong>conditions</strong> », il me semble qu’il<br />

contient une invitation à placer notre entretien sur le plan <strong>de</strong> la<br />

pensée philosophique plus que sur celui <strong>de</strong>s témoignages religieux.<br />

C’est à la philosophie en effet qu’il revient <strong>de</strong> traiter entre hommes<br />

<strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Et, au moment où il est question <strong>de</strong> ce<br />

39


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>de</strong>rnier, ce sont bien sur les <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> celui-ci que son discours<br />

se trouve avoir spécifiquement prise. D’autre part, je veux ce soir<br />

parler librement, en ami et <strong>de</strong> plain-pied avec chacun <strong>de</strong> ceux qui<br />

sont ici présents et je sais ce que sont, à tous ensemble, nos<br />

diversités religieuses. Je viens d’invoquer Dieu comme source <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>. Il en est parmi vous, que je respecte avec infiniment<br />

d’amitié, qui récusent une telle source, et je vous dirai encore que,<br />

<strong>du</strong> <strong>de</strong>dans même <strong>de</strong> ma vie religieuse, j’ai connu bien assez <strong>de</strong><br />

déserts et <strong>de</strong> soifs insatisfaites, non seulement pour les<br />

comprendre <strong>du</strong> <strong>de</strong>hors, mais pour me faire, à ma façon, solidaire<br />

<strong>de</strong> ce vécu intime qu’ils ont tra<strong>du</strong>it par l’acte <strong>de</strong> récuser Celui que<br />

j’invoque. D’autres qui, pour leur compte, en appellent à Dieu, le<br />

font <strong>de</strong> quelque autre p.037 manière que moi-même ; et je sens bien<br />

qu’il faut ce soir que nous parlions ensemble le langage <strong>de</strong>s<br />

amitiés humaines égales et spirituellement homogènes en dépit<br />

<strong>de</strong>s hautes divergences <strong>de</strong> nos personnes spirituelles, le langage<br />

<strong>de</strong>s amitiés humaines qui ont à s’accor<strong>de</strong>r ensemble pour l’œuvre<br />

commune, universelle, <strong>du</strong> cheminement vivant <strong>de</strong> l’homme sur les<br />

routes <strong>de</strong> l’existence d’à présent. Cela m’oblige d’en venir à la<br />

philosophie, non sans animer pour mon compte cet effort <strong>de</strong><br />

philosophie par les raisons les plus secrètes en même temps que<br />

les plus élevées, d’une amitié sans limites que, tout au long <strong>de</strong> ma<br />

propre histoire, je veux avoir pour tous les hommes, ces frères <strong>de</strong><br />

mon histoire. Je vous parlerai donc ce soir <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />

philosophiques <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, me contentant d’avoir fait brièvement<br />

allusion aux dispositions intimes qui sont miennes alors que je<br />

tente <strong>de</strong> vous parler <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> cette sorte.<br />

Au moment où le titre <strong>de</strong> mon sujet sonne à vos oreilles, il se<br />

peut que votre façon <strong>de</strong> l’entendre n’aille pas sans faire naître<br />

40


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

quelque inquiétu<strong>de</strong> en votre esprit. S’agit-il donc <strong>de</strong> s’entendre<br />

réciter, une fois <strong>de</strong> plus, quelque doctrine philosophique relative au<br />

<strong>bonheur</strong>, étudiable comme la philosophie s’étudie, en compagnie<br />

<strong>de</strong> quelque professeur, tout au long d’un cours sentant toujours<br />

plus ou moins son genre scolaire ? Je voudrais bien éviter avec<br />

vous cette manière <strong>de</strong> trahison <strong>de</strong> l’intérêt que vous portez aux<br />

<strong>Rencontres</strong>, qui serait tout en même temps trahison <strong>de</strong> ma vraie<br />

tâche. Pour cela il me faut sans doute commencer par vous<br />

présenter, sous un jour peut-être <strong>de</strong>venu inhabituel, la philosophie<br />

et le discours qu’elle entend tenir au moment où il s’agit <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> et <strong>de</strong> ses <strong>conditions</strong>.<br />

Avant d’être en quoi que ce soit doctrine et théorie, la<br />

philosophie est tout accordée en esprit à ce qui fait ce soir le<br />

climat <strong>de</strong> notre rencontre : elle est l’acte <strong>de</strong> pensée enfanté par<br />

l’amitié humaine travaillant à penser face à l’histoire présente <strong>de</strong><br />

l’homme et comme à hauteur <strong>de</strong> celle-ci. Son discours est, <strong>de</strong><br />

toute sa volonté consciente, discours <strong>de</strong> l’amitié communicable et<br />

partageable, à l’infini <strong>de</strong> tous les hommes, auxquels, amicalement,<br />

elle tente <strong>de</strong> proposer quelque chose <strong>de</strong> vrai et <strong>de</strong> secourable à<br />

l’esprit. Sa visée p.038 est d’en venir universellement, entre frères<br />

humains dans cette histoire, nonobstant la violence <strong>de</strong> la terre et<br />

la douloureuse besogne <strong>de</strong> l’espèce, à la meilleure instauration<br />

possible <strong>de</strong> la sagesse humaine. Le vieux mot « philosophie » veut<br />

d’abord dire cela : amour, amitié, soif pour une sagesse d’homme<br />

qu’il faut, hélas ! bien peiner à chercher, et encore amitié <strong>de</strong>s<br />

hommes selon cette sagesse qu’ils peuvent faire communicante<br />

entre eux. Le philosophe est, <strong>de</strong> tout son être, l’homme qui ne<br />

renonce pas à la visée infinie <strong>de</strong> cette amitié. Il sait le fait <strong>de</strong> la<br />

violence, mais il n’y laisse point se briser son esprit. Il vit, lui<br />

41


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

aussi, la besogne douloureuse <strong>de</strong> l’homme, mais entend la sauver,<br />

en lui-même et en tous, <strong>de</strong> la chute à la passion, à la déraison et à<br />

l’inimitié. C’est à ce titre qu’il s’exerce lui-même aux <strong>conditions</strong> <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>, sachant bien qu’il n’y satisfait jamais pleinement et que<br />

d’ailleurs il ne saurait non plus y satisfaire sans que tous vivent<br />

heureux avec lui. Il ne parle en philosophe que s’il parle dans cet<br />

esprit et <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, vivant véritablement son effort et <strong>du</strong><br />

même coup travaillant à ai<strong>de</strong>r en vérité quiconque vit avec lui<br />

cette histoire d’homme que, tous ensemble, nous avons à vivre sur<br />

le champ. Le vrai discours philosophique n’est pas discours <strong>de</strong><br />

l’intelligence professorale, mais celui <strong>de</strong> l’intelligence amie et<br />

bienveillante. C’est un tel discours qui seul m’intéresse et auquel<br />

je voudrais être fidèle avec vous tout au long <strong>de</strong> ce qui suit.<br />

*<br />

Au moment où il est question <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> beaucoup, peut-être,<br />

se souviennent <strong>de</strong> cette parole <strong>de</strong> l’un d’entre nous, déjà mort,<br />

Albert Camus, qui paraît résumer la situation avec une vérité<br />

brusque et terrible : « <strong>Les</strong> hommes meurent et ne sont pas<br />

heureux ». A quoi bon, s’il en est ainsi, parler <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, <strong>de</strong> ses<br />

<strong>conditions</strong>, comme s’il en avait d’autres qu’impossibles. A quoi bon<br />

philosopher ? L’acte même <strong>de</strong> la philosophie sera-t-il jamais autre<br />

chose que le dérisoire liniment d’une inguérissable douleur,<br />

consubstantielle <strong>de</strong> l’espèce et que la montée <strong>de</strong> l’âme à l’esprit ne<br />

fait que développer dans l’être selon toute la variété <strong>de</strong> ses sombres<br />

potentiels ? Et pourtant écoutons encore cet autre, <strong>de</strong>meuré bien<br />

proche <strong>de</strong> ce qui p.039 est nôtre en humanité, Arthur Rimbaud, mort<br />

jeune à cette poésie dont il perçut si tôt la merveille :<br />

J’ai fait la magique étu<strong>de</strong><br />

<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, que nul n’élu<strong>de</strong>.<br />

42


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

L’étu<strong>de</strong>, oui, nous ne l’élu<strong>de</strong>rons pas, en dépit <strong>de</strong> la manière<br />

d’évi<strong>de</strong>nce qui nous atteste qu’elle est humainement infinie,<br />

magique, nous dit le poème, en pensant peut-être à une manière<br />

d’art surnaturel, mais en ne laissant pas que d’évoquer aussi<br />

quelque labyrinthe <strong>de</strong> rêve où qui s’y égare, proie d’enchantement,<br />

chemine à l’infini sans issue. La philosophie, cependant, entend<br />

dépasser ici le tragique et le littéraire, tout en en retenant la<br />

vérité. Elle sait qu’elle peut les dépasser et qu’elle peut les faire<br />

dépasser à qui se confie à elle. Elle sait qu’elle peut con<strong>du</strong>ire à<br />

quelque aboutissement. C’est <strong>de</strong> ce savoir qu’elle veut être<br />

confi<strong>de</strong>nce à qui entre dans le cercle <strong>de</strong> son amitié, à tous les<br />

hommes qu’elle est d’emblée prête à y accueillir, pour peu qu’ils<br />

veuillent bien y pénétrer.<br />

A l’homme qui meurt et qui n’est pas heureux, à l’homme qui<br />

rêve <strong>de</strong>s alchimies <strong>de</strong> la joie — et nous sommes tous cet homme-<br />

là — la philosophie, elle, dit alors, comme pour entrer en matière,<br />

une chose bien plate d’apparence, en <strong>de</strong>s termes si usés par le<br />

langage, que peut-être la plupart d’entre nous ten<strong>de</strong>nt à juger sa<br />

proposition dérisoire. Car elle dit tout simplement : « Et si tu<br />

essayais d’être raisonnable ? »<br />

Peut-être faut-il n’être plus tout à fait jeune pour <strong>de</strong>venir<br />

sensible comme il faut à l’invitation qui se formule ainsi. Il faut<br />

avoir connu le premier jet <strong>de</strong>s énergies <strong>de</strong> la vie et s’être aperçu,<br />

soit aux échecs soit aux succès — plus clairement encore à ces<br />

<strong>de</strong>rniers qu’aux premiers — que l’on ne se suffit pas <strong>du</strong> premier<br />

éclat <strong>de</strong> ce que l’on peut. Il faut avoir exercé et pâti la violence,<br />

avoir découvert et vécu ce qui lui fait suite. Il faut avoir eu sa part<br />

<strong>de</strong> besogne, sa mesure <strong>de</strong> douleurs, qui sait ? car cela aussi est<br />

humain, son lot d’égarements. Mais l’évocation <strong>de</strong> ces antécé<strong>de</strong>nts<br />

43


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

fort coutumiers <strong>de</strong> la résolution à la vie raisonnable doit être faite<br />

en prévenant une méprise. La résolution en question, si elle est<br />

celle qu’entend la philosophie, n’est pas, comme on risque <strong>de</strong><br />

l’imaginer, p.040 résolution <strong>de</strong> lassitu<strong>de</strong>, le fait d’un être qui sent<br />

pointer la fatigue et se résigne à tempérer le régime <strong>de</strong> son<br />

existence. Elle est celle <strong>de</strong> la force a<strong>du</strong>lte <strong>de</strong> l’âme et <strong>du</strong> plus mûr<br />

<strong>de</strong> tous ses courages. Rien ne le montre mieux que d’expliquer un<br />

peu plus avant <strong>de</strong> quoi il s’agit en vérité sous ce conseil<br />

d’apparence si banale.<br />

Notre vieux mot <strong>de</strong> raison est chargé, <strong>de</strong> par son histoire<br />

philosophique, d’une double compréhension. Chez les Grecs il<br />

désignait d’abord le langage et la vertu humaine <strong>du</strong> langage, celle<br />

donc <strong>de</strong> l’accord <strong>de</strong>s hommes qui ont déposé entre eux les<br />

emportements <strong>de</strong> l’animal pour créer la conversation et tenter en<br />

commun les voies <strong>de</strong> l’intelligence, <strong>de</strong> la concor<strong>de</strong> créatrice <strong>de</strong>s<br />

cités. Quant aux Latins, d’où le terme nous vient, ils ont choisi une<br />

appellation qui évoque la conscience, sa puissance <strong>de</strong><br />

responsabilité et d’engagement dans les pactes constitutifs <strong>de</strong>s<br />

sociétés. Pour celui que la philosophie sollicite à la raison, il ne<br />

saurait s’agir <strong>de</strong> moins, en principe, que d’aller au bout <strong>de</strong> ce qui<br />

s’indique avec cette double compréhension : faire être, entre<br />

hommes, la conversation <strong>de</strong> l’intelligence amicale, avec tout ce<br />

que cela suppose <strong>de</strong> domination <strong>de</strong> la bête ; faire être, entre<br />

indivi<strong>du</strong>s et groupes, à l’infini <strong>de</strong>s personnages humains, le pacte<br />

<strong>de</strong>s consciences é<strong>du</strong>quées à la reconnaissance fraternelle <strong>de</strong><br />

l’autre et au respect <strong>de</strong> ses virtualités spirituelles. Faire être cela,<br />

le faire être comme cela <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à être entre hommes,<br />

universellement, dans un commerce <strong>de</strong> la vie ouvert à chacun,<br />

dont les acquis et les règles puissent être partagés totalement et à<br />

44


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

égalité par tous. Qui prend le parti <strong>de</strong> se vouloir raisonnable ne<br />

peut, <strong>du</strong> même coup, que se vouloir, d’intention et <strong>de</strong> réalisation,<br />

universellement, intégralement humain. Tel est le sens <strong>de</strong><br />

l’invitation philosophique à la vie raisonnable, « si tu veux être<br />

heureux, nous dit-elle, travaille à y mettre ce prix ».<br />

Disant cela, la philosophie sait, avec toute la clarté et toute la<br />

force désirables, qu’elle énonce à l’homme la condition première et<br />

véritable <strong>de</strong> son <strong>bonheur</strong> vrai, la condition philosophique <strong>de</strong> celui-<br />

ci, une condition qu’il n’y a certes pas besoin d’être philosophe <strong>de</strong><br />

profession pour observer, mais qui n’est jamais observée qu’en<br />

accord avec la philosophie. L’assiette <strong>de</strong> ce savoir est d’une<br />

extrême simplicité : l’homme, qui est naturellement <strong>de</strong>stiné à la<br />

conscience, p.041 ne peut être heureux s’il ne réussit à être en<br />

conscience content <strong>de</strong> soi. Etre heureux, d’ailleurs, c’est pour la<br />

philosophie d’abord cela, ce contentement libre et conscient <strong>de</strong> soi.<br />

Mais l’homme ne saurait être en conscience content <strong>de</strong> soi sans<br />

réaliser, pour soi et dans son milieu d’humanité, ce qui vient d’être<br />

évoqué en parlant <strong>de</strong> la raison. A ce titre l’homme ne croît en<br />

<strong>bonheur</strong> que s’il grandit en raison. Au moment où il sent son<br />

malheur et se découvre mal contenté <strong>de</strong> tout son être, alors,<br />

inlassablement <strong>de</strong>puis qu’elle est explicitement parmi les hommes,<br />

la philosophie lui fait entendre le même discours, la même<br />

invitation amicale : « Et si tu essayais d’être raisonnable, <strong>de</strong> l’être<br />

plus que tu ne l’as été jusqu’à présent ? »<br />

La philosophie, là-<strong>de</strong>ssus, est d’ailleurs audacieuse autant que<br />

ferme. Un livre récent d’Eric Weil, livre que je trouve très beau et<br />

auquel la présente conférence est re<strong>de</strong>vable <strong>de</strong> bien <strong>de</strong>s choses,<br />

lui fait dire, avec un accent nouveau qui est sans doute le<br />

bienvenu à l’heure présente, que l’homme a le <strong>de</strong>voir d’être<br />

45


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

heureux et même que c’est là son premier <strong>de</strong>voir. Mais heureux en<br />

vérité, c’est-à-dire se possédant en raison, c’est-à-dire encore<br />

universellement humain en présence et au sein <strong>de</strong> l’histoire vécue<br />

<strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong>s hommes. L’étu<strong>de</strong> posée <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, celle qu’il<br />

est encore si rare à l’homme d’entreprendre, coïnci<strong>de</strong>ra donc avec<br />

l’essai assi<strong>du</strong> <strong>de</strong> sa condition philosophique, qui est d’être<br />

raisonnable et toujours davantage, dans la visée à l’être<br />

absolument. De sorte que l’accomplissement <strong>du</strong> <strong>de</strong>voir humain<br />

n’est pas autre chose — et je trouve à cette tautologie quelque<br />

chose <strong>de</strong> sublime — que <strong>de</strong> réaliser plus avant, par l’effort d’une<br />

raison qui se veut, ce que l’homme doit être, à savoir heureux.<br />

Ceci cependant, a besoin tout <strong>de</strong> suite d’une capitale<br />

élucidation, à laquelle la philosophie, d’ailleurs, ne se refuse<br />

nullement. Il y a bien longtemps que les hommes savent le défaut<br />

<strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>nce entre la félicité qu’ils se souhaitent et la simple<br />

possession <strong>de</strong> soi en raison. L’homme est conscience d’abord <strong>de</strong><br />

ses besoins <strong>de</strong> toutes sortes, <strong>de</strong>s plus matériels aux plus spirituels,<br />

et il ne peut manquer <strong>de</strong> poursuivre la satisfaction <strong>de</strong>s besoins<br />

qu’il ressent. La vie <strong>de</strong> l’homme est traversée <strong>de</strong> misère et <strong>de</strong><br />

douleur, et l’on ne saurait se représenter la félicité autrement que<br />

comme l’extinction <strong>de</strong> toute p.042 misère et <strong>de</strong> toute douleur. Or qui<br />

s’efforce à la raison n’est pour autant nullement garanti <strong>de</strong> voir<br />

tous ses besoins satisfaits. Il peut lui arriver <strong>de</strong> rester cruellement<br />

manquant <strong>de</strong> ce qui est le plus élémentairement nécessaire à la<br />

vie. Pas davantage il n’est garanti d’éviter la misère et les douleurs<br />

<strong>de</strong> l’existence. Le tableau, tant <strong>de</strong> fois mis en avant et tant <strong>de</strong> fois<br />

considéré, <strong>du</strong> sage infortuné, en butte à toutes les détresses <strong>de</strong> la<br />

vie, con<strong>de</strong>nse une vérité qui se retrouve partout dans le mon<strong>de</strong><br />

humain.<br />

46


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

A la vérité ainsi représentée, la philosophie souscrit. Le<br />

<strong>bonheur</strong>, la substantielle félicité <strong>de</strong> la vie, ne sauraient aller sans<br />

une satisfaction <strong>du</strong> besoin et sans extinction <strong>de</strong> la douleur sous<br />

toutes ses formes. <strong>Les</strong> hommes ne laissent pas d’ailleurs que<br />

d’appliquer avec assi<strong>du</strong>ité leur faculté rationnelle à satisfaire toute<br />

la gamme <strong>de</strong> leurs besoins et à ré<strong>du</strong>ire autant qu’ils le peuvent le<br />

champ <strong>de</strong> la misère et <strong>de</strong> la douleur. Assurément, la philosophie<br />

n’est point là pour les en détourner. Bien au contraire elle<br />

recomman<strong>de</strong> à quiconque veut être raisonnable <strong>de</strong> veiller à<br />

s’assurer autant que possible la satisfaction réelle <strong>du</strong> besoin que la<br />

raison contrôle, et tout autant l’élimination <strong>de</strong> la souffrance. Faute<br />

<strong>de</strong> quoi le <strong>bonheur</strong> humain ne peut qu’être en défaut, tant par<br />

absence <strong>de</strong> ce qu’il requiert vitalement que par défaillance <strong>de</strong><br />

bonne et saine raison dans l’homme qui croirait pouvoir se<br />

dispenser <strong>de</strong> chercher la satisfaction <strong>de</strong> son être et <strong>de</strong> remédier à<br />

la souffrance qui l’atteint.<br />

Seulement la philosophie ajoute que ni la satisfaction <strong>du</strong> besoin,<br />

ni même l’extinction <strong>de</strong> la douleur, si radicale qu’on la suppose, ne<br />

sont encore le <strong>bonheur</strong> en l’absence <strong>de</strong> cette condition<br />

fondamentale et autre en nature qu’est l’établissement <strong>de</strong> l’homme<br />

à niveau d’une existence <strong>de</strong> raison. Conscient <strong>de</strong> soi, l’homme ne<br />

peut pas être heureux s’il n’est d’abord content <strong>de</strong> soi, <strong>de</strong> cet agir<br />

<strong>de</strong> son esprit qui lui ouvre les voies <strong>de</strong> la vie universellement<br />

humaine. La philosophie ajoute aussi, non sans courage, que d’être<br />

raisonnable est une condition <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> bien plus essentielle, bien<br />

plus décisive que <strong>de</strong> voir satisfaits les besoins que l’on a et qu’à tout<br />

prendre, l’homme <strong>de</strong> raison dans la pire infortune touche à plus <strong>de</strong><br />

<strong>bonheur</strong> véritable, en soi et pour lui, que l’indivi<strong>du</strong> comblé mais qui<br />

<strong>de</strong>meurerait encore mal raisonnable.<br />

47


p.043<br />

<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

On peut, et les hommes ne s’en sont pas fait faute, traiter<br />

cet enseignement <strong>de</strong> défi noble et désespéré au bon sens.<br />

Comment soutenir que le sage supplicié dans le taureau <strong>de</strong><br />

Phalaris, possè<strong>de</strong> un sort plus enviable que l’homme prospère qui,<br />

à l’ordinaire, tient sa prospérité <strong>de</strong> bien d’autres sources que <strong>de</strong>s<br />

sublimités <strong>de</strong> la raison ? Oui, aujourd’hui, comme hier, il y a <strong>du</strong><br />

défi dans cet enseignement. La philosophie qui le donne sait bien<br />

qu’elle brave passablement la dérision, au besoin <strong>de</strong> la part <strong>de</strong><br />

ceux-là mêmes qui mettent leur philosophie à dénoncer le ridicule<br />

<strong>de</strong> la raison qui se prétend suffisante. Mais d’abord la vraie<br />

philosophie est mo<strong>de</strong>ste, jusque dans son assurance. Elle ne dit<br />

pas que la raison s’i<strong>de</strong>ntifie à la substance concrète <strong>de</strong> la félicité<br />

humaine. Etre raisonnable ce n’est pas déjà à tous égards le<br />

<strong>bonheur</strong> ; ce n’en est encore que la condition, et jamais proclamée<br />

suffisante, mais indispensable.<br />

Dans cette mo<strong>de</strong>stie passe cependant la certitu<strong>de</strong> d’une<br />

expérience faite et la détermination d’une volonté d’ai<strong>de</strong><br />

universellement humaine. L’expérience est celle <strong>de</strong> ce<br />

contentement dont, quoi qu’il arrive et jusqu’à la mort, l’homme<br />

qui s’évertue à la vie raisonnable, ne peut pas être dépouillé, parce<br />

qu’il le rencontre dans sa propre substance et que, <strong>de</strong> cela, sa<br />

propre conscience lui donne la maîtrise. Elle est aussi celle <strong>du</strong><br />

rassemblement plaisant <strong>du</strong> cours usuel <strong>de</strong> la vie — qui mêle<br />

ordinairement la satisfaction et le manque, l’agrément et la peine<br />

— à l’intérieur <strong>de</strong> ce contentement qui dispense <strong>de</strong> maints besoins<br />

et donne <strong>de</strong> quoi tolérer sans trop <strong>de</strong> contention mainte épine <strong>de</strong><br />

la vie journalière. Elle est enfin celle d’un éclaircissement possible,<br />

montant, si humblement et <strong>de</strong> façon si limitée que ce soit, au sein<br />

<strong>de</strong> la partie sombre <strong>du</strong> grand contexte humain <strong>de</strong> l’existence. La<br />

48


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

vie raisonnable fait à la longue la vie moins opaque autour d’elle.<br />

Elle est maîtresse <strong>de</strong> sens et elle est la première à en tirer, pour<br />

elle, quelque jouissance.<br />

Quant à la détermination <strong>de</strong> la volonté secourable, elle vient<br />

faire apparaître dans l’esprit une valeur d’universalité<br />

complémentaire en quelque sorte <strong>de</strong> ce qui pourrait sembler<br />

encore trop cantonné à l’indivi<strong>du</strong> dans l’expérience dont je viens<br />

<strong>de</strong> parler. Etre raisonnable, cela, certes, donne à l’indivi<strong>du</strong><br />

possession et <strong>de</strong> quelque manière jouissance <strong>de</strong> soi. Mais cela ne<br />

le fait qu’en le faisant <strong>du</strong> p.044 même coup, en vérité et en<br />

conscience, universellement humain, aussi intégralement que<br />

possible humain. Ce moment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> qu’il y a à être<br />

raisonnable n’est pas le moment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> d’une petite personne<br />

isolée et refermée sur elle-même dans on ne sait quel<br />

contentement solitaire : c’est le moment possible <strong>de</strong> tout homme<br />

et il est vécu expressément par qui le vit dans son instance<br />

communicable d’universalité. Rappelez-vous ce que je disais tout à<br />

l’heure <strong>de</strong> ce qui se comprend foncièrement sous le mot raison : la<br />

conversation créée entre les hommes, la tentative commune et<br />

accordée <strong>de</strong>s voies <strong>de</strong> l’intelligence, la concor<strong>de</strong>, et pour finir le<br />

pacte réfléchi <strong>de</strong>s consciences qui, à toutes ensemble, enten<strong>de</strong>nt<br />

honorer, partout où elle se cherche en humanité, la virtualité <strong>de</strong><br />

l’esprit. Tout cela à l’infini. L’indivi<strong>du</strong> n’est être raisonnable que<br />

parce que, et dans la mesure où il est accordé aux intentions <strong>de</strong><br />

cette conversation, <strong>de</strong> part en part ouvert et disponible à chacun<br />

<strong>de</strong>s hommes, à l’infini <strong>de</strong> la multitu<strong>de</strong> humaine. Ce qu’il tient à<br />

être raisonnable n’est pas son bien, mais <strong>de</strong> droit le bien <strong>de</strong> tous<br />

et <strong>de</strong> droit bien communicant autant que tous le peuvent recevoir.<br />

Etre raisonnable en ce sens c’est non seulement atteindre pour soi<br />

49


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

à quelques moments <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, c’est aussi <strong>de</strong> droit ai<strong>de</strong>r le<br />

genre humain à être heureux ou, si l’on préfère la formule, à<br />

<strong>de</strong>venir moins malheureux. Donner sinon quelque modèle <strong>de</strong><br />

raison, <strong>du</strong> moins quelque exemple d’honnête effort en vue d’un<br />

peu plus <strong>de</strong> raison, cela est d’intérêt commun. Celui qui a saisi la<br />

nature <strong>de</strong> son effort en a <strong>du</strong> même coup la persuasion et quelque<br />

commencement <strong>de</strong> puissance contagieuse.<br />

Ce fait ai<strong>de</strong> à mettre en lumière un point qui semble aujourd’hui<br />

<strong>de</strong> la plus gran<strong>de</strong> importance. Le <strong>bonheur</strong>, le <strong>bonheur</strong> véritable <strong>de</strong><br />

l’homme, ne saurait être seulement qu’une affaire privée, laissée à<br />

la charge <strong>de</strong> l’organisation indivi<strong>du</strong>elle <strong>de</strong> la vie soucieuse <strong>de</strong><br />

mesure et <strong>de</strong> sagesse en son petit coin, <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s heureuses<br />

gens et <strong>de</strong>s cités heureuses, qui, dit-on, sont sans histoire, et<br />

qu’on se représente assez volontiers, en effet, comme à part <strong>de</strong> la<br />

gran<strong>de</strong> histoire humaine, ayant fait retraite <strong>de</strong> sa fureur et <strong>de</strong> son<br />

bruit. Si la condition philosophique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est celle que l’on a<br />

dite, et si raison doit dire entre hommes ce que veut signifier la<br />

vieille p.045 institution <strong>du</strong> vocable, alors il faut immédiatement en<br />

conclure que l’être raisonnable ne saurait entrer dans le <strong>bonheur</strong>,<br />

que moyennant une entrée proportionnée <strong>de</strong> tous dans le <strong>bonheur</strong>.<br />

<strong>Les</strong> circuits <strong>de</strong> la condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> s’éten<strong>de</strong>nt d’eux-mêmes à<br />

l’indéfini <strong>de</strong> notre multitu<strong>de</strong> humaine, ce que le jargon<br />

philosophique <strong>de</strong> notre temps tra<strong>du</strong>irait probablement en disant<br />

que le <strong>bonheur</strong> et la raison qui y dispose ne sont, pour l’indivi<strong>du</strong><br />

vraiment raisonnable, que médiatisés par le <strong>bonheur</strong> et la raison<br />

<strong>de</strong> la communauté humaine. La solidarité <strong>de</strong>s êtres est ici donnée<br />

<strong>de</strong> droit, faute <strong>de</strong> laquelle ce n’est pas encore plénièrement <strong>de</strong><br />

raison qu’il s’agit, faute <strong>de</strong> laquelle le <strong>bonheur</strong> ne manifesterait pas<br />

encore sa générosité essentielle, qui ne consiste pas seulement à<br />

50


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

se donner à tous, mais à se recevoir <strong>de</strong> tous. Tant que les hommes<br />

ne sont pas heureux, leur malheur porte inéluctablement ombre<br />

sur tout essai <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’être raisonnable, non seulement<br />

parce qu’il souffre <strong>de</strong> compassion pour le malheur qu’il voit autour<br />

<strong>de</strong> lui, mais parce que le malheur <strong>de</strong> chacun lui barre encore<br />

fatalement quelque avenue <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, vient <strong>de</strong> toute manière<br />

freiner l’effort qu’il déploie, créant une douloureuse disproportion<br />

entre le courage <strong>de</strong> la raison et son succès dans l’immédiat.<br />

On ne saurait donc travailler égoïstement à son <strong>bonheur</strong> et l’on<br />

ne peut être content <strong>de</strong> soi au sein <strong>de</strong> l’humanité présente qu’à la<br />

condition <strong>de</strong> faire sérieusement son affaire <strong>du</strong> contentement <strong>de</strong><br />

tous. On ne peut plus se faire raisonnable, davantage raisonnable,<br />

conformément à l’invitation <strong>de</strong> la philosophie, sans recevoir aussi<br />

sa leçon <strong>de</strong> raison <strong>de</strong> cette humanité dont on est, et sans tenter en<br />

même temps <strong>de</strong> faire cette humanité raisonnable, davantage<br />

raisonnable. Or voici que cette vérité, d’apparence fort lointaine et<br />

fort générale, comme peut l’être celle <strong>de</strong> tout développement<br />

théorique fait sur la base d’un agencement <strong>de</strong> concepts, est en<br />

train <strong>de</strong> prendre une portée <strong>de</strong>s plus concrètes et <strong>de</strong>s plus<br />

pressantes dans notre mon<strong>de</strong> d’à présent. C’est cette portée,<br />

disant ce qu’a <strong>de</strong> spécifique aujourd’hui la condition que la<br />

philosophie met au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme, que je voudrais<br />

maintenant considérer avec vous, pour en tirer la leçon que tous<br />

ensemble nous avons à en tirer.<br />

p.046<br />

*<br />

Sous nos yeux quelque chose <strong>de</strong> fort décisif arrive à<br />

l’espèce humaine. De dispersée sur l’indéfini <strong>de</strong>s continents d’hier,<br />

elle s’est faite rassemblée sur la globalité achevée <strong>de</strong> la planète <strong>de</strong><br />

maintenant. De différenciée en un segment <strong>de</strong> nations parvenues à<br />

51


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

la conscience caractéristique <strong>de</strong> l’humanité mo<strong>de</strong>rne et une masse<br />

<strong>de</strong> peuples <strong>de</strong>meurés encore collectivement en <strong>de</strong>çà <strong>de</strong> cette<br />

forme <strong>de</strong> conscience, elle s’est faite avec une gran<strong>de</strong> rapidité<br />

relativement unifiée en une totalité partout éveillée à une telle<br />

conscience et le montrant par ce qui est la première manifestation<br />

<strong>de</strong> cet éveil, la volonté d’autonomie politique à égalité avec les<br />

divers partenaires présents à la surface <strong>de</strong> la terre. Ce fait pose en<br />

<strong>de</strong>s termes assez inédits le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme et<br />

donne une forme nouvelle au système <strong>de</strong> ses <strong>conditions</strong><br />

philosophiques, une forme qu’hier encore la raison philosophique<br />

ne pouvait faire plus qu’appeler <strong>de</strong> ses vœux, mais qui aujourd’hui<br />

est là, et, tous ensemble, nous oblige à méditer les con<strong>du</strong>ites<br />

nouvelles sans lesquelles il n’est plus pour l’homme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong><br />

humain possible.<br />

Ce rassemblement contemporain <strong>de</strong> l’humanité est l’œuvre, est-<br />

il besoin <strong>de</strong> le rappeler, <strong>de</strong> l’entreprise européenne poursuivie sans<br />

relâche <strong>de</strong>puis cinq ou six siècles dans le mon<strong>de</strong>. Ce sont les<br />

peuples européens qui ont découvert les constitutions mo<strong>de</strong>rnes<br />

<strong>de</strong> la conscience politique, qu’on voit commencer <strong>de</strong> se chercher<br />

parmi eux dès notre XII e siècle. Ce sont eux qui se sont mis au<br />

régime <strong>de</strong> la curiosité exploratrice <strong>de</strong> la nature et <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>,<br />

poursuivant cette curiosité avec une inépuisable énergie, et <strong>du</strong><br />

coup, au régime <strong>de</strong> l’expansion voyageuse, faisant la visite et la<br />

conquête <strong>de</strong> toutes les régions disponibles <strong>de</strong> la terre. Ce sont eux<br />

encore qui ont mis sur pied une civilisation <strong>de</strong> travail in<strong>du</strong>strieux,<br />

compris tout à la fois comme libération <strong>de</strong> la condition naturelle,<br />

facteur <strong>de</strong> progression dans la richesse et le bien-être collectif, et<br />

finalement ressort <strong>de</strong> dignité et <strong>de</strong> noblesse humaine, plus avant<br />

même que la bravoure et la valeur belliqueuse sur laquelle se<br />

52


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

fondait la noblesse antique. Ce sont eux enfin qui, sur la base<br />

même d’une culture ayant réussi à capitaliser <strong>de</strong> façon à peu près<br />

régulière pendant plus <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux millénaires ses acquis et ses<br />

expériences, ont conçu les formes <strong>de</strong> la science et <strong>de</strong> la technique<br />

mo<strong>de</strong>rnes et mis en place dans l’esprit les p.047 complexes<br />

références philosophiques <strong>de</strong> ces conceptions. Et comme tout se<br />

tient dans cet ensemble d’initiatives humaines, ce sont eux qui ont<br />

véhiculé à travers toutes les masses <strong>de</strong> l’humanité l’esprit dont<br />

pareil élan procè<strong>de</strong>, inspiré à toutes les âmes et à tous les peuples<br />

la contagion <strong>de</strong> ce dont ils sont eux-mêmes affectés<br />

spirituellement. Par eux, ce qu’ils avaient fait naître en eux, à leur<br />

usage tout d’abord, est en train <strong>de</strong> se bouturer et <strong>de</strong> s’acclimater<br />

dans la généralité <strong>de</strong> l’usage humain.<br />

Est-il également besoin <strong>de</strong> rappeler que, dans cet effet <strong>de</strong><br />

l’entreprise européenne <strong>de</strong>s temps mo<strong>de</strong>rnes, la raison, telle que<br />

les Européens l’ont comprise et telle que j’en rappelais tout à<br />

l’heure l’œuvre foncière, la raison, dis-je, est en mesure <strong>de</strong><br />

reconnaître <strong>de</strong> capitales satisfactions apportées à ses aspirations.<br />

La raison cherche à faire que les hommes s’accor<strong>de</strong>nt dans une<br />

conversation sans violence au sujet <strong>de</strong> ce qu’ils connaissent et <strong>de</strong><br />

ce qu’ils ont à faire dans les perspectives d’une coopération sociale<br />

bien organisée. Elle cherche à le faire à l’infini, pour toute<br />

l’éten<strong>du</strong>e <strong>de</strong> la race humaine et en même temps pour chacun <strong>de</strong>s<br />

indivi<strong>du</strong>s <strong>de</strong> la masse, s’efforçant <strong>de</strong> susciter non seulement<br />

l’entente humaine mais les instruments indéfiniment adéquats <strong>de</strong><br />

celle-ci. Or, à un certain niveau, science et technique mo<strong>de</strong>rnes<br />

répon<strong>de</strong>nt en humanité à ces ambitions <strong>de</strong> la raison. Elles<br />

semblent bien <strong>de</strong>stinées à se faire, sauf catastrophe humaine,<br />

formes universelles <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment humain, les toutes premières<br />

53


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

valeurs d’esprit <strong>de</strong>venues réellement œcuméniques au sein <strong>de</strong><br />

notre histoire. La raison, d’autre part, cherche à éveiller les<br />

hommes, indivi<strong>du</strong>s et groupements, à la conscience responsable<br />

d’eux-mêmes et à faire être alors entre les multiples pôles — tant<br />

collectifs qu’indivi<strong>du</strong>els — <strong>de</strong> cette conscience la condition d’une<br />

égalité <strong>de</strong> principe entre les libertés et les autonomies ainsi venues<br />

à l’existence. Or, à un certain niveau encore, l’accession planétaire<br />

<strong>de</strong>s peuples à l’indépendance politique et à l’irrésistible résolution<br />

<strong>de</strong> se gouverner par eux-mêmes répond aussi à l’ambition <strong>de</strong> la<br />

raison. Ce que déjà les vieux Grecs entrevoyaient, ce que les<br />

philosophes mo<strong>de</strong>rnes, Descartes, puis Kant, puis Hegel, puis Marx<br />

et tous ceux qui se sont fait solidaires <strong>de</strong> ces pensées situaient à<br />

l’horizon <strong>de</strong> la tâche raisonnable humaine, cela est p.048<br />

maintenant, pour une certaine part au moins, fait accompli à<br />

l’échelle <strong>du</strong> genre humain. A proportion il n’y a plus pour la raison<br />

d’horizon géographiquement opaque, ni <strong>de</strong> nécessité, imposée par<br />

la force <strong>de</strong>s choses, <strong>de</strong> s’en tenir à un champ d’humanité locale.<br />

L’humanité, comme corps global, commence <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir<br />

transparente et perméable à la raison, et celle-ci, pour la première<br />

fois, commence <strong>de</strong> pouvoir s’étendre comme d’un seul trait et sans<br />

brisure <strong>de</strong> ses origines singulières, supportées par l’indivi<strong>du</strong><br />

humain, à l’intégralité <strong>de</strong> son enveloppe terrestre. Hier encore<br />

l’homme raisonnable n’était que d’intention prochain en raison <strong>de</strong><br />

tout homme. Maintenant, jusqu’à un certain point, il l’est en effet.<br />

C’est, au sein même <strong>de</strong> notre siècle, l’immense révolution<br />

spirituelle <strong>de</strong> notre histoire.<br />

La condition <strong>de</strong> l’homme prochain en raison <strong>de</strong> tout homme,<br />

faite condition effective, disponible, grosse <strong>de</strong> faits évi<strong>de</strong>nts,<br />

immédiats et urgents, faite condition déjà marquée <strong>de</strong><br />

54


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

spécifications distinctes, allant <strong>du</strong> politique au scientifique, voilà<br />

qui donne sa vraie mesure au conseil que le philosophe donne à<br />

l’homme et à tout indivi<strong>du</strong> humain en mal <strong>de</strong> cheminement vers le<br />

<strong>bonheur</strong> : « Et si tu essayais d’être raisonnable ? » Ce n’est pas<br />

une petite chose pour la pauvre bestiole humaine, pour le faible<br />

indivi<strong>du</strong> apparemment per<strong>du</strong> dans les replis <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> masse,<br />

que d’essayer d’être raisonnable en présence <strong>de</strong> la terre entière,<br />

non seulement en fonction <strong>de</strong> sa famille et <strong>de</strong> sa bourga<strong>de</strong>, <strong>de</strong> sa<br />

tribu ou <strong>de</strong> sa nation, mais cette fois en fonction <strong>de</strong> toute la terre,<br />

avec ses variétés et ses langues, avec ses races, ses cultures et<br />

toute la dialectique mêlée <strong>de</strong> ses dynamismes. Et pourtant c’est<br />

bien ce qu’enveloppe le conseil <strong>de</strong> la philosophie adressé à<br />

l’homme malheureux d’aujourd’hui, cet homme qu’étreint, en<br />

présence <strong>de</strong> la terre entière, l’amère constatation que les hommes<br />

meurent et ne sont pas heureux, cet homme qui se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> par<br />

quelle magique étu<strong>de</strong> il pourrait bien désormais se faire un peu<br />

moins malheureux. « Si tu essayais d’être raisonnable, un peu plus<br />

raisonnable que tu ne l’as été jusqu’à présent, je veux dire<br />

raisonnable à la taille non plus seulement <strong>de</strong> ton peuple ou <strong>de</strong> ta<br />

race, mais <strong>de</strong> ta Terre et <strong>de</strong>s amplitu<strong>de</strong>s humaines qu’elle te<br />

montre. »<br />

p.049<br />

J’en connais encore beaucoup parmi nous qui s’effarent <strong>de</strong><br />

ce propos, <strong>de</strong> ce cheminement millénaire dont nous fûmes<br />

travaillés et dont les résultats sont <strong>de</strong>venus nos traditions, mais<br />

bien plus encore déconcertés par ce qu’il exige <strong>de</strong> tout l’homme,<br />

en l’obligeant à se rétablir en soi-même compte tenu <strong>de</strong> ses<br />

milliards et <strong>de</strong> sa totalité. Car c’est bien <strong>de</strong> cela qu’il s’agit et il<br />

importe <strong>de</strong> le reconnaître avec toute la clarté qu’il se peut, pour<br />

l’indivi<strong>du</strong> comme pour les masses. Pour l’indivi<strong>du</strong> tout d’abord,<br />

55


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

appelé à développer en lui l’énergie spirituelle <strong>de</strong> la raison assez<br />

pour faire en lui-même bon poids, en fait comme en droit, et<br />

maintenir au-<strong>de</strong>dans <strong>de</strong> soi son équilibre avec les pesanteurs<br />

humaines <strong>de</strong> toute la terre. Pour les masses ensuite, auxquelles il<br />

est <strong>de</strong>mandé d’accor<strong>de</strong>r en bonne conscience organique toutes les<br />

poussées <strong>de</strong> leurs divers groupements, en les contenant toutes en<br />

<strong>de</strong>çà <strong>de</strong>s éclats et <strong>de</strong> la démesure particulariste et <strong>de</strong> la violence<br />

effrénée, démesure, violence dont notre histoire a toujours<br />

contenu les exemples et d’ailleurs continue d’en mettre sous nos<br />

yeux les possibilités aggravées. Au moment où ce programme <strong>de</strong><br />

la raison, c’est-à-dire au fond cette forme actuelle <strong>du</strong> <strong>de</strong>voir <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> qui nous incombe, fait reconnaître ces explicitations,<br />

l’exclamation la plus courante sur nos lèvres et sous nos plumes<br />

est encore « mais c’est impossible ! mais l’homme ne saurait y<br />

parvenir ! mais comment moi-même pourrais-je bien en être<br />

capable ? »<br />

Car c’est à cela que reviennent en somme ce désespoir ou cette<br />

angoisse qui nous sont si communs, le désespoir <strong>du</strong> meilleur <strong>de</strong>s<br />

mon<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> la vingt-cinquième heure ou <strong>de</strong> 1984, l’angoisse <strong>de</strong><br />

nos <strong>de</strong>stins nucléaires, <strong>de</strong> nos futurs biologiques, <strong>de</strong> nos fatalités<br />

humaines elles-mêmes. Des dizaines d’entretiens me remontent à<br />

la mémoire, avec quelques-uns <strong>de</strong>s plus luci<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s plus<br />

généreux représentants <strong>de</strong> notre humanité. Leur dominante me<br />

paraît être une sorte <strong>de</strong> considération épouvantée <strong>de</strong> l’impuissance<br />

humaine à surmonter le problème humain d’à présent. Je citerai<br />

simplement la parole enten<strong>du</strong>e dans la bouche d’un <strong>de</strong> mes<br />

interlocuteurs : « Il n’y a pas parmi les hommes <strong>de</strong> tradition<br />

spirituelle qui y suffise, et toutes ensemble elles n’y suffisent pas<br />

non plus ». Il me semble, je ne sais si je me trompe, que<br />

56


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

beaucoup d’entre nous, face à l’énormité humaine, sont tentés <strong>de</strong><br />

juger semblablement, ou alors, pour p.050 préserver un peu <strong>de</strong><br />

sécurité subjective, <strong>de</strong> ne pas pousser trop avant l’examen <strong>de</strong> ce<br />

que la terre met sous leurs yeux. Après tout, en attendant 1984 ou<br />

la vingt-cinquième heure, on peut encore s’arranger <strong>de</strong> 1961 et <strong>du</strong><br />

découpage usuel <strong>de</strong> nos journées... tant pis pour <strong>de</strong>main et les<br />

années qui, on l’espère, viendront après nous.<br />

Devant quoi la philosophie n’a rien <strong>de</strong> plus à offrir, que la<br />

bienveillante et inlassable répétition <strong>de</strong> son conseil : « et si tu<br />

essayais d’être raisonnable, si tu l’essayais vraiment, si tu prenais<br />

courageusement la suite <strong>du</strong> vieil essai humain, au point où tu en<br />

hérites et face à ce en vue <strong>de</strong> quoi il te place... »<br />

Quelque chose <strong>de</strong> grand me semble-t-il passe aujourd’hui dans<br />

cette insistance. Non tellement la naïve promesse <strong>du</strong> succès à<br />

coup sûr, que d’abord les certitu<strong>de</strong>s d’une longue route humaine.<br />

Il y a un million, <strong>de</strong>ux millions d’années peut-être, au niveau <strong>de</strong>s<br />

australopithèques, avec le Zinjanthropus ou quelque cousin <strong>de</strong><br />

celui-ci, l’humain commençait, <strong>de</strong> façon bien humble et bien<br />

fragile, à monter au-<strong>de</strong>ssus <strong>du</strong> contexte animal. Nous sommes là.<br />

De nombreuses centaines <strong>de</strong> millénaires <strong>de</strong> pierres taillées, la<br />

succession <strong>de</strong>s buissonnements étagés <strong>de</strong> la souche humaine, le<br />

balancement <strong>de</strong>s glaciations quaternaires, le très lent mais continu<br />

progrès <strong>de</strong>s techniques. Et puis, sur le tard, vu la <strong>du</strong>rée <strong>de</strong> ces<br />

processus, les temps néolithiques, l’agriculture, les métaux, la<br />

différenciation <strong>de</strong>s métiers, l’apparition <strong>de</strong>s premières sociétés<br />

complexes : quelques millénaires. Puis, plus tard encore, avec la<br />

Palestine, avec la Grèce, l’avènement <strong>de</strong>s déterminants <strong>de</strong><br />

l’Occi<strong>de</strong>nt, à l’échelle <strong>de</strong> petits cantons, il n’y a pas trois mille ans.<br />

Nous sommes là, au terme <strong>de</strong> tout cela, maints travaux accomplis,<br />

57


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

maints désastres traversés. Nous sommes là, résumant en esprit<br />

l’invention <strong>de</strong> ce confondant cheminement, dont il ne nous est<br />

donné que <strong>de</strong>puis bien peu <strong>de</strong> nous figurer la réelle trajectoire.<br />

Besogneusement, précairement, douloureusement, mais point en<br />

vain, l’homme a fait l’essai inventif <strong>de</strong> son humanité. L’essai et son<br />

invention ne sont point terminés, voilà tout. <strong>Les</strong> traditions <strong>de</strong><br />

l’esprit aujourd’hui vivantes en humanité ne sont que nos<br />

héritages et nos capitaux <strong>de</strong> départ. Prenons-les pour ce qu’elles<br />

sont. Sans création inventive, née <strong>de</strong> l’essai que nous avons à<br />

faire, elles ne sauraient suffire, en effet, à ce dont l’esprit <strong>de</strong> p.051<br />

l’homme a désormais besoin. Mais qui dit qu’à essayer <strong>de</strong> toute<br />

notre ressource, nous ne rencontrerons pas la création qu’il nous<br />

faut ?<br />

Une confiance appuyée à une longue rétrospection, voilà ce que<br />

nous apporte tout d’abord le conseil philosophique. Mais encore,<br />

face à l’avenir humain, prospectivement, un étrange sentiment<br />

plus facile à décrire qu’à nommer et à définir. Cet univers, nous ne<br />

savons pas au juste quel il est, car son futur n’a pas encore<br />

déroulé pour nous les replis <strong>de</strong> l’expérience qu’il nous ménage. Il<br />

se peut, après tout, qu’en définitive et malgré <strong>de</strong> flatteuses<br />

promesses, il soit mal fait et que l’homme en lui soit mal fait. Il se<br />

peut que l’homme n’ait grandi que pour se briser plus terriblement<br />

et que cet univers soit le piège <strong>de</strong> sa naïve bonne volonté. Il se<br />

peut même que cet univers ait eu la méchanceté <strong>de</strong> greffer le mal<br />

au-<strong>de</strong>dans <strong>de</strong> l’homme pour inscrire en lui cette amertume<br />

supplémentaire <strong>de</strong> ne pouvoir se dire innocent <strong>de</strong> sa propre perte.<br />

Mais alors nous sentons que le témoignage que l’homme est<br />

appelé à se rendre à lui-même, lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> ne point cé<strong>de</strong>r à la<br />

fascination <strong>de</strong> ce peut-être. Nous sentons que la noblesse <strong>de</strong><br />

58


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

l’homme en présence <strong>de</strong> son univers et <strong>de</strong> soi-même est <strong>de</strong> miser<br />

ses gestes à l’encontre <strong>de</strong> cette conjecture et au rebours <strong>de</strong> ce<br />

qu’elle dit. Essayer d’être raisonnable, c’est toujours traiter en<br />

seigneur avec cet univers et ce qu’il renferme, c’est établir un<br />

rapport <strong>de</strong> gentilhomme avec les êtres, même si ces <strong>de</strong>rniers<br />

<strong>de</strong>vaient en quelque occasion se comporter en vilains. Cela sans<br />

égard à cette hypothèse et nonobstant la déception possible. Le<br />

noble présume la noblesse <strong>de</strong> l’être avec lequel il lui faut compter,<br />

et la raison est la vraie noblesse historique <strong>de</strong> l’homme. « Essaie<br />

d’être raisonnable » dit la philosophie, « essaie ne serait-ce que<br />

parce que c’est l’honneur <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> l’essayer toujours.<br />

Quant aux suites, tu verras bien... Mais au moins tu n’auras pas<br />

été le premier à jouer les truands ou les lâches. » Et l’on dirait<br />

qu’alors il est en nous quelque chose <strong>de</strong> merveilleux et <strong>de</strong> tendre,<br />

qui nous assure plus avant encore que la philosophie : « oui, petit<br />

d’homme, essaie bravement ; je gage que tu n’y perdras point ».<br />

Encore faut-il dire ce qu’essayer signifie à présent. Deux choses<br />

fondamentales et conjuguées, semble-t-il. La première, à laquelle<br />

nous pensons sans trop <strong>de</strong> peine lorsqu’il est question <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong><br />

p.052<br />

humain à l’échelle <strong>de</strong> notre planète et <strong>de</strong> son rassemblement.<br />

La secon<strong>de</strong> à laquelle il semble que nous sachions moins bien<br />

penser et qui me paraît cependant bien plus décisive si nous<br />

voulons nous rapprocher <strong>de</strong> ce à quoi nous prétendons.<br />

Avec la science, la technique, le progrès travailleur,<br />

l’organisation sociale qu’il permet, la terre s’est éveillée à une forme<br />

planétaire possible <strong>de</strong> l’enten<strong>de</strong>ment humain. Elle y est cependant<br />

encore fort inégalement éveillée. En bien <strong>de</strong>s endroits elle n’y a que<br />

bien médiocrement part, tant en ce qui concerne les matérialités<br />

brutes <strong>de</strong> la civilisation qu’en ce qui concerne les éléments<br />

59


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

d’é<strong>du</strong>cation humaine indispensable à la vie selon pareille forme<br />

d’enten<strong>de</strong>ment. A telle enseigne, et c’est précisément l’une <strong>de</strong>s<br />

gran<strong>de</strong>s inquiétu<strong>de</strong>s humaines d’aujourd’hui, qu’il n’est pas encore<br />

tout à fait sûr que cet enten<strong>de</strong>ment planétaire ébauché parmi nous<br />

arrive tel quel, sans traverse ou report à <strong>de</strong>s échéances beaucoup<br />

plus lointaines, à se stabiliser en humanité. Le faire décidément<br />

viable c’est la première <strong>de</strong>s choses que, <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> aux<br />

collectivités, l’effort d’être davantage raisonnable doit avoir en vue.<br />

A cet égard, chacun <strong>de</strong> nous est appelé à se former davantage à<br />

« penser le fait planète », et souvent à le penser avant même <strong>de</strong><br />

penser le fait local ou même national. A vrai dire les événements<br />

eux-mêmes nous y habituent et avec passablement <strong>de</strong> rapidité.<br />

Faute <strong>de</strong> mieux, la nécessité technique, comme on se plaît à dire<br />

aujourd’hui, joue le rôle d’un auxiliaire non négligeable <strong>de</strong> la raison<br />

à gran<strong>de</strong> échelle. Son visage est souvent âpre et farouche. A nous<br />

<strong>de</strong> tenter <strong>de</strong> l’adoucir <strong>du</strong> mieux qu’il se peut, sans désespérer <strong>de</strong> la<br />

tournure qu’il donne pour notre époque à la besogne humaine, et<br />

sans nous soustraire à notre part raisonnable <strong>de</strong> cette besogne dont<br />

jamais la présente histoire, celle d’aujourd’hui et celle <strong>de</strong> <strong>de</strong>main,<br />

comme celle d’hier, ne sera exempte.<br />

Mais ceci ne constitue encore que la part aisément praticable <strong>de</strong><br />

l’effort humain pour <strong>de</strong>venir aujourd’hui et dans ce mon<strong>de</strong>-ci plus<br />

raisonnable. Aussi n’en dirai-je rien <strong>de</strong> plus. Il est une autre<br />

composante <strong>de</strong> cet effort qui me semble bien davantage ar<strong>du</strong>e et<br />

pourtant sans la réussite suffisante <strong>de</strong> laquelle je crains fort que la<br />

première ne puisse aboutir, sans la réussite suffisante <strong>de</strong> laquelle<br />

je p.053 souhaiterais même plutôt que la première n’aboutît point,<br />

car il me semble que ce serait alors bien plus pour notre malheur<br />

que pour notre <strong>bonheur</strong>. Voici <strong>de</strong> quoi il s’agit.<br />

60


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

J’ai dit que partout à notre époque, et en particulier au niveau<br />

<strong>de</strong>s groupes naturels principaux dont notre humanité est<br />

constituée, l’homme arrive à la conscience <strong>de</strong> soi, découvrant à<br />

proportion la vocation à la responsabilité <strong>de</strong> soi et à l’autonomie <strong>du</strong><br />

gouvernement <strong>de</strong> soi que pareille conscience comporte. Il s’agit là<br />

d’une conscience conditionnée par un capital d’humanité matérielle<br />

et animale, celui-là même que peut arraisonner sans trop <strong>de</strong> peine<br />

la vie selon l’enten<strong>de</strong>ment, sa science, sa technique, un travail<br />

in<strong>du</strong>strieux, son organisation sociale. Mais il s’agit aussi d’une<br />

conscience habitée d’un esprit et <strong>de</strong> hautes valeurs <strong>de</strong> toutes<br />

sortes : un langage, une culture, une mémoire historique, une<br />

participation sociale, <strong>de</strong>s facultés esthétiques, <strong>de</strong>s traditions<br />

éthiques, <strong>de</strong>s compréhensions philosophiques et <strong>de</strong>s idéologies,<br />

<strong>de</strong>s religions ou ce que l’homme peut en conscience opposer aux<br />

religions. Regardons ces valeurs : quelles qu’elles soient, elles sont<br />

toutes aujourd’hui historiquement particulières. Elles sont les<br />

apanages d’indivi<strong>du</strong>s ou <strong>de</strong> groupes dont la communauté<br />

n’embrasse pas et ne saurait espérer raisonnablement embrasser<br />

<strong>de</strong> façon prochaine le tout <strong>de</strong> l’humanité vivante. Or nous savons<br />

qu’en s’éveillant à soi, la conscience humaine est travaillée d’un<br />

problème qui lui est difficile : le problème <strong>de</strong> l’autre, <strong>de</strong> l’autre qui<br />

se fait lui aussi conscient. Cela, les techniques <strong>de</strong> la philosophie et<br />

les conceptions qui en sont directement issues, nous le signifient<br />

avec toute la netteté désirable. La conscience humaine naissante<br />

tend à naître dans l’enthousiasme <strong>de</strong> soi et à proportion dans la<br />

méconnaissance d’autrui. Certains ont parlé <strong>de</strong> haine jusqu’à la<br />

mort, mettant éventuellement en avant <strong>de</strong> curieuses motivations,<br />

peut-être assez fréquentes hélas ! en humanité, telle la honte et la<br />

rage <strong>de</strong> se connaître sous le regard <strong>de</strong> l’autre. Quoi qu’il en soit, il<br />

61


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

ne faut pas oublier que toute conscience humaine se trouve<br />

nativement comprise à la gar<strong>de</strong> d’un esprit encore empreint <strong>de</strong><br />

particularité, <strong>de</strong> valeurs qui sont valeurs d’esprit et <strong>de</strong> haute<br />

humanité, mais point encore faites universellement partagées ni<br />

partageables par l’ensemble <strong>de</strong>s êtres capables d’esprit. Car elles<br />

p.054<br />

se forment précisément à la jointure d’une âme lour<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

substance animale — laquelle ne porte encore en elle que la<br />

lointaine et indécise possibilité <strong>de</strong> l’esprit — et d’une toute pure<br />

énergie, qu’à voir notre affaire se poursuivre, on dirait travailler à<br />

se communiquer par étapes à notre espèce, plus encore que s’être<br />

établie une fois pour toutes au-<strong>de</strong>dans <strong>de</strong> l’être humain. Sachant<br />

qu’il s’agit d’esprit, la conscience <strong>de</strong> l’homme veut naturellement<br />

et naïvement tout d’abord le triomphe universel <strong>de</strong> ce qu’elle<br />

pense en tenir. Elle n’est pas encore capable <strong>de</strong> bien comprendre<br />

ce qu’il en est au moment où il lui faut rencontrer, affronter, une<br />

autre conscience d’homme, point toute semblablement é<strong>du</strong>quée au<br />

fait <strong>de</strong> vivre en homme, et, avec cette autre conscience, ce que<br />

celle-ci gar<strong>de</strong> en elle <strong>de</strong> spirituel. D’où les passions et les violences<br />

les plus dangereuses <strong>de</strong> l’être humain : celles qu’il pense mettre<br />

au service <strong>de</strong> ce dont sa conscience se sent avoir le dépôt spirituel<br />

et la gar<strong>de</strong>. Nous avons fait entre nous, Européens, déjà jusqu’à<br />

un certain point, l’expérience <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> passions et <strong>de</strong><br />

violences. Et, en certaines matières, à commencer par la<br />

religieuse, avons dû, tant bien que mal, apprendre à en atténuer<br />

les méfaits. Mais à cet égard l’expérience humaine est bien loin,<br />

semble-t-il, d’être terminée. De groupe à groupe, <strong>de</strong> peuple à<br />

peuple, d’idéologie à idéologie, <strong>de</strong> culture à culture, d’énergie<br />

nationale à énergie nationale, les consciences humaines sont<br />

encore en proie à <strong>de</strong> terribles passions <strong>de</strong> cet ordre, ten<strong>du</strong>es sur<br />

62


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

les possibilités <strong>de</strong> violences extrêmes, servies par les moyens<br />

extrêmes dont l’avancement <strong>de</strong> la civilisation permet à présent <strong>de</strong><br />

disposer. Terribles passions : j’ai peut-être tort <strong>de</strong> m’exprimer<br />

ainsi. Passions en somme déjà relativement assagies au niveau<br />

<strong>de</strong>s indivi<strong>du</strong>s, et dont l’effet funeste serait assez infime à le<br />

prendre tout simplement à l’échelle <strong>de</strong>s interactions indivi<strong>du</strong>elles.<br />

Mais éléments passionnels que les formes mo<strong>de</strong>rnes <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ont<br />

le redoutable pouvoir <strong>de</strong> faire plus que jamais cumulatifs à<br />

l’échelle <strong>de</strong>s grands ensembles <strong>de</strong> notre humanité. Il n’est que <strong>de</strong><br />

voir ce qui se passe en ce moment à propos <strong>de</strong> nos idéologies et<br />

<strong>de</strong> nos complexes politiques planétaires. Il n’est que <strong>de</strong> méditer à<br />

quoi cela pourrait bien con<strong>du</strong>ire une humanité mal capable <strong>de</strong><br />

dominer les brutalités <strong>de</strong> sa conscience et les frénésies <strong>de</strong> ses<br />

dévouements.<br />

p.055<br />

L’homme n’a pas fini <strong>de</strong> faire l’expérience <strong>de</strong> son rapport<br />

conscient avec ce qui s’établit en lui <strong>de</strong> spirituel. Mais déjà la<br />

raison peut dire quelque chose <strong>de</strong> la tâche qui est la sienne à cet<br />

égard, et <strong>du</strong> même coup, projeter passablement <strong>de</strong> lumière sur la<br />

condition mise dorénavant au sort heureux <strong>de</strong> l’homme. La raison<br />

est arbitre <strong>de</strong> la conscience elle-même. Elle déclare alors sans<br />

ambages que la conscience qui, dans l’élan qui la porte vers elle-<br />

même, commet plus ou moins naïvement la suppression <strong>de</strong> l’autre,<br />

n’est pas vraiment raisonnable et qu’elle bloque à l’homme les<br />

voies <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Elle déclare encore, avec non moins <strong>de</strong> fermeté,<br />

que partout où la conscience apparaît encore en proie à la passion<br />

à l’égard <strong>de</strong> ce qui lui est confié <strong>de</strong> l’esprit, incapable <strong>de</strong> contrôler<br />

cette passion et oublieuse <strong>de</strong> tout ce qu’il y a encore <strong>de</strong><br />

particularité qui le grève au sein <strong>de</strong> cette histoire présente et que<br />

nous avons à poursuivre tous ensemble, cette conscience non plus<br />

63


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

n’est pas vraiment raisonnable et ne con<strong>du</strong>it pas l’homme au<br />

<strong>bonheur</strong>.<br />

La raison affirmera alors que la seule voie possible à la vie<br />

raisonnable <strong>de</strong> l’homme au sein <strong>de</strong> son histoire et <strong>de</strong> l’entreprise<br />

humaine qui est <strong>de</strong>stinée à lui donner forme, est celle d’abord <strong>de</strong><br />

la reconnaissance d’autrui, <strong>de</strong> sa virtualité et <strong>de</strong> ses avoirs<br />

spirituels. Ceci a été déjà dit jusqu’à un certain point par la<br />

philosophie. Mais précisons encore, s’il en est besoin, que le plus<br />

véritable combat raisonnable <strong>de</strong> l’homme n’est pas celui d’une<br />

humanité qui lutte avec autrui pour se faire reconnaître <strong>de</strong> lui,<br />

mais d’une humanité qui lutte avec soi pour mieux s’apprendre à<br />

dignement reconnaître tout ce dont reconnaissance doit être faite<br />

en autrui. Ajoutons en outre qu’il s’agit en principe non seulement<br />

d’une reconnaissance respectueuse et tolérante, mais d’une<br />

reconnaissance fraternelle, amicale, capable <strong>de</strong> communication. Le<br />

pacte <strong>de</strong>s consciences qui permet la société <strong>de</strong>s personnes<br />

spirituelles, indivi<strong>du</strong>s et communautés, n’est pas encore<br />

pleinement le pacte <strong>de</strong> la raison s’il n’est que celui <strong>de</strong> la<br />

résignation à la coexistence d’hommes qui gar<strong>de</strong>nt par <strong>de</strong>vers eux<br />

tout ce qui les fait différer en esprit <strong>de</strong> ceux qu’il leur faut<br />

coudoyer dans la vie et avec lesquels ils sont forcés d’avoir<br />

commerce. La raison véritable est instigatrice <strong>de</strong> l’amitié <strong>de</strong>s<br />

hommes à l’occasion même <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> l’esprit. Entre les riches<br />

et p.056 complexes diversités humaines <strong>de</strong> la réalité spirituelle, elle<br />

cherche l’entretien déten<strong>du</strong> et, à la faveur <strong>de</strong> celui-ci, toutes ces<br />

sortes <strong>de</strong> partages possibles <strong>de</strong>s unes aux autres qui font ces<br />

richesses plus libres chacune, plus infiniment elles-mêmes et plus<br />

véritablement spirituelles. Tant bien que mal, entre nous<br />

Européens, nous avons appris les plus élémentaires et<br />

64


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

indispensables tolérances. Mais il est question aujourd’hui, entre<br />

tous les hommes et bien par-<strong>de</strong>là les frontières <strong>de</strong> l’existence<br />

européenne, d’apprendre les chemins et les actes <strong>de</strong> l’amitié à<br />

raison même <strong>de</strong> nos diversités d’esprit. Le mon<strong>de</strong> humain n’est<br />

plus humainement viable sans une naissance tant soit peu<br />

générale <strong>de</strong> cette amitié. Si la philosophie nous fait entendre son<br />

conseil et nous propose aujourd’hui l’effort <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir davantage<br />

raisonnables, c’est d’inventer l’amitié <strong>de</strong>s hommes à proportion<br />

même <strong>de</strong> ce qui les fait divers en esprit, qu’elle nous fait au<br />

premier chef la proposition. Car telle est la plus urgente <strong>de</strong> nos<br />

<strong>conditions</strong> philosophiques <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>. Qu’il soit désormais<br />

distinctement question <strong>de</strong> s’y ranger pour l’humanité, alors qu’elle<br />

s’interroge sur les voies présentes <strong>de</strong> son <strong>bonheur</strong>, cela dit au vrai,<br />

si nous avons l’âme un peu gran<strong>de</strong>, notre chance d’être nés pour<br />

tenter, aux dimensions <strong>de</strong> la terre, une si belle invention. Oui,<br />

notre chance, quelle que soit la difficulté à laquelle elle nous jette,<br />

cette difficulté que nous retrouvons en nous à chaque instant<br />

<strong>de</strong>vant les autres êtres, à chaque détour <strong>de</strong> nos routes humaines,<br />

à chaque rencontre et à chaque affrontement <strong>de</strong> nos vies. L’amitié<br />

communicative <strong>de</strong>s hommes n’est pas chose facile. Mais tout ce<br />

qui la fait progresser est, pour l’homme tout entier, montée<br />

victorieuse vers le <strong>bonheur</strong> véritable.<br />

Et voilà que le circuit <strong>de</strong> mon propos me ramène presque au<br />

point d’où je suis parti. L’amitié que je porte aux <strong>Rencontres</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>Genève</strong> m’a con<strong>du</strong>it à accepter une entreprise un peu folle et à<br />

essayer <strong>de</strong> vous faire entendre ce soir, <strong>du</strong> moins mal que j’ai pu, le<br />

discours ami que la philosophie se doit <strong>de</strong> tenir à l’homme d’à<br />

présent, lorsque celui-ci cherche avec bonne volonté à s’arracher à<br />

son malheur et à faire quelque étu<strong>de</strong> sensée <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> pour<br />

65


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

lequel il est fait. Tout au long <strong>de</strong>s instants <strong>de</strong> cette soirée et<br />

bientôt au cours <strong>de</strong>s entretiens qui vont suivre, j’ai vécu et je<br />

vivrai un peu p.057 <strong>de</strong> cet effort créateur d’une humanité plus<br />

essentiellement raisonnable, cet effort que nous nous <strong>de</strong>vons tous<br />

les uns aux autres. Je ne sais quels furent ni quels seront vos<br />

sentiments. Mais pour moi-même je sais bien que ces moments <strong>de</strong><br />

vie amicale sont <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> vie heureuse. Et <strong>de</strong> me les<br />

ménager comme vous-mêmes et les <strong>Rencontres</strong> me les ménagent,<br />

je ne saurais jamais assez vous remercier et les remercier.<br />

@<br />

66


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

DANIEL LAGACHE est né à Paris le 3 décembre 1903. Il a<br />

fait <strong>de</strong> brillantes étu<strong>de</strong>s à la fois littéraires et médicales.<br />

Agrégé <strong>de</strong> philosophie en 1928, il fut à l’Ecole Normale Supérieure le<br />

condisciple <strong>de</strong> Jean-Paul Sartre, et il a obtenu à Paris les diplômes <strong>de</strong><br />

docteur ès lettres et <strong>de</strong> docteur en mé<strong>de</strong>cine.<br />

<strong>Les</strong> travaux <strong>de</strong> M. Lagache et son enseignement, d’abord à<br />

Strasbourg puis à la Sorbonne, lui ont valu une autorité exceptionnelle en<br />

matière <strong>de</strong> psychologie, <strong>de</strong> psychiatrie et <strong>de</strong> psychanalyse.<br />

De ses très nombreux ouvrages, il convient <strong>de</strong> rappeler : <strong>Les</strong><br />

hallucinations verbales et le parole (1934), La jalousie amoureuse (2 vol.<br />

1947), L’Unité <strong>de</strong> la Psychologie (1949), Théorie <strong>du</strong> transfert (1951), La<br />

Psychanalyse (1955).<br />

Membre <strong>de</strong>s sociétés médico-psychologiques, <strong>de</strong> la Société<br />

Psychanalytique <strong>de</strong> Paris, <strong>de</strong> l’Association Internationale <strong>de</strong> Psychanalyse,<br />

il est également docteur honoris causa <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Montréal.<br />

VUES PSYCHANALYTIQUES SUR LE BONHEUR 1<br />

p.059<br />

Ce que je dirai sur le <strong>bonheur</strong>, je le dois principalement aux<br />

patients que j’ai observés et écoutés. A l’un d’entre eux, je<br />

commencerai par emprunter une histoire qu’il me raconta au cours<br />

d’une psychanalyse longue et laborieuse, entreprise parce qu’il<br />

vivait dans l’insécurité et qu’il ne se réalisait pas dans sa vocation<br />

d’écrivain. Un paysan chinois perdit un jour son cheval. « Quel<br />

malheur ! », dit le voisin. « Qu’en savez-vous ? », répliqua le<br />

paysan. Et en effet le fils aîné ramena outre le cheval per<strong>du</strong> trois<br />

chevaux sauvages. Le voisin dit : « Quel <strong>bonheur</strong> ! » Et le paysan<br />

répliqua : « Qu’en savez-vous ? » Et en effet le fils aîné se brisa<br />

une jambe en dressant l’un <strong>de</strong>s chevaux sauvages. Le voisin dit<br />

alors : « Quel malheur ! » Et le paysan répondit : « Qu’en savez-<br />

vous ? » Et en effet <strong>de</strong>s soldats vinrent dans le village, afin <strong>de</strong><br />

recruter parmi les jeunes gens ; le fils aîné, alité, fut épargné. Le<br />

voisin dit : « Quel <strong>bonheur</strong> ! » « Qu’en savez-vous ? » répliqua<br />

1 Conférence <strong>du</strong> 8 septembre 1961.<br />

67<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

notre paysan. Sans doute l’histoire se poursuivait-elle ainsi, ad<br />

infinitum. Mon patient ne m’en dit pas plus long ou je n’en ai pas<br />

retenu davantage ; je ne chercherai pas à la prolonger. J’en<br />

retiendrai l’ambiguïté <strong>de</strong> ces événements que nous appelons<br />

heureux ou malheureux, et en face <strong>de</strong>s caprices <strong>de</strong> p.060 la Fortune,<br />

l’équanimité <strong>de</strong> notre paysan chinois. Etait-il heureux ? Ce n’est<br />

pas dit dans l’histoire. Mais il était sage, d’une sagesse judicieuse<br />

et impavi<strong>de</strong>, qui est peut-être le meilleur <strong>de</strong> ce que la<br />

psychopathologie peut nous apprendre sur le <strong>bonheur</strong>.<br />

D’entrée <strong>de</strong> jeu, il semble paradoxal <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à un psycho-<br />

pathologiste d’exposer ses vues sur le <strong>bonheur</strong>. Plus encore que la<br />

maladie corporelle, la maladie mentale apparaît comme une <strong>de</strong>s<br />

illustrations les plus parlantes <strong>du</strong> malheur. Nous plaignons le<br />

« fou » d’être retranché <strong>de</strong> la communication avec les hommes,<br />

« d’être autrement ». Parmi les affections qui touchent l’enfance,<br />

les diverses formes d’agénésie mentale nous paraissent les plus<br />

cruelles et les plus humiliantes pour les parents. Parmi les<br />

obstacles que rencontre le psychanalyste, figure souvent la peur<br />

<strong>de</strong> la folie, comme d’une puissance sour<strong>de</strong> et menaçante <strong>de</strong><br />

déraison qui sommeille au cœur <strong>de</strong> l’homme. Ainsi, au premier<br />

regard, rien ne paraît moins propre que la folie — folie proprement<br />

dite, folie <strong>de</strong> l’existence — à éclairer sur le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>,<br />

<strong>de</strong> ses <strong>conditions</strong> et <strong>de</strong> ses obstacles.<br />

Cependant, à y regar<strong>de</strong>r <strong>de</strong> plus près et sous cet angle<br />

manichéiste <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> et <strong>du</strong> malheur, le spectacle <strong>de</strong> la folie<br />

n’est pas univoque. Certes, il y a <strong>de</strong>s folies malheureuses ; le<br />

malheur <strong>du</strong> persécuté, poursuivi par <strong>de</strong>s ennemis insaisissables qui<br />

le traquent <strong>de</strong> retraite en retraite, qui déjouent tour à tour toutes<br />

ses feintes, est encore dépassé par le malheur <strong>du</strong> mélancolique :<br />

68


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

la mélancolie est l’incarnation <strong>de</strong> la douleur morale ; tristesse,<br />

angoisse, culpabilité, indifférence, voilà la façon mélancolique<br />

d’être au mon<strong>de</strong> ; le mélancolique est paralysé pour penser,<br />

paralysé pour agir ; il « sait » qu’il ne guérira jamais ; son seul<br />

désir est <strong>de</strong> mourir ; souvent il se suici<strong>de</strong>, ou il se laisse mourir <strong>de</strong><br />

faim. Mais il est aussi <strong>de</strong>s folies heureuses : ce serait sans doute<br />

se faire illusion que trop croire au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s rêveries autistiques<br />

<strong>de</strong> certains schizophrènes ; en revanche, dans l’évolution <strong>de</strong>s folies<br />

persécutives, le passage à <strong>de</strong>s idées <strong>de</strong> protection et <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur<br />

s’accompagne assez clairement d’une tonalité émotionnelle plus<br />

heureuse ; parmi tous les états psychopathologiques, la manie, au<br />

sens technique <strong>du</strong> terme, semble en contraste parfait avec la<br />

mélancolie ; le maniaque typique est euphorique, content <strong>de</strong> lui-<br />

même, agité, facilement agressif. p.061 Pourtant, <strong>de</strong>rrière cette<br />

apparence <strong>de</strong> « <strong>bonheur</strong> fou », les cliniciens avisés savent<br />

discerner une espèce <strong>de</strong> tristesse, et les travaux psychanalytiques<br />

<strong>de</strong> Freud et d’Abraham ont montré, les premiers, que la manie<br />

était comme une « fuite en avant » par rapport au conflit qui<br />

afflige le mélancolique : une politique <strong>du</strong> « trotz<strong>de</strong>m », suivant<br />

l’expression <strong>de</strong> Paul Schil<strong>de</strong>r. J’ai eu l’occasion d’observer et <strong>de</strong><br />

décrire <strong>de</strong>s « manies <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil » ; je me souviens d’une femme,<br />

circulaire avérée, qui fit un accès maniaque après que son père se<br />

fut pen<strong>du</strong> et qui dans son exaltation s’écriait : « J’en ai assez d’une<br />

hérédité comme ça ». On peut faire une observation analogue à<br />

propos <strong>de</strong>s états d’élation que l’on rencontre <strong>de</strong> temps à autre ; il<br />

s’agit <strong>de</strong> sujets qui, à tel moment <strong>de</strong> leur vie, ont eu le sentiment<br />

qu’ils vivaient au-<strong>de</strong>ssus d’eux-mêmes, dans une ivresse<br />

psychique qui les affranchissait <strong>de</strong> la corporéité et <strong>de</strong> la pesanteur,<br />

dans une force irradiante par laquelle ils dominaient les autres,<br />

69


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

qu’ils communiquaient même à <strong>de</strong>s animaux ; non sans que<br />

cependant la peur <strong>de</strong> la folie n’intro<strong>du</strong>isît une pointe d’amertume<br />

dans cette volupté.<br />

Ainsi, malgré les nuances que nous <strong>de</strong>vons marquer lorsque<br />

nous parlons <strong>de</strong> « <strong>bonheur</strong> fou », il n’y a cependant pas i<strong>de</strong>ntité<br />

entre le <strong>bonheur</strong> et la santé ; le psychopathologiste ne peut<br />

souscrire à l’adage populaire : « Le <strong>bonheur</strong>, c’est la santé ». Car<br />

si le modèle idéal <strong>de</strong> la santé comporte la capacité d’être heureux,<br />

on peut être heureux dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> pathologiques : il y a <strong>de</strong>s<br />

« folies <strong>de</strong> l’existence » dont la vie est un rêve éveillé ; et la<br />

« belle âme » se complaît dans l’affirmation délusoire d’un<br />

altruisme généreux dont le principal ressort est la méconnaissance<br />

<strong>de</strong> la passion qu’elle a d’elle-même.<br />

Peut-on parler d’une manière plus univoque <strong>de</strong>s névroses ? Il<br />

ne le semble pas. Sans doute y a-t-il <strong>de</strong>s « <strong>bonheur</strong>s<br />

névrotiques », masochiques par exemple, et l’on ne voit pas<br />

pourquoi <strong>de</strong> tels mala<strong>de</strong>s se feraient traiter. Installés dans leur<br />

équilibre, ils sont mal placés pour apprécier les avantages d’une<br />

mise en question <strong>de</strong> leur « mon<strong>de</strong> personnel », au prix <strong>de</strong> leur<br />

tranquillité, <strong>de</strong> leurs habitu<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> leurs mythes et <strong>de</strong> leur<br />

aliénation ; j’ai vu tel homme jeune, atteint d’une astasie-abasie<br />

dont les bénéfices secondaires n’étaient p.062 pas négligeables<br />

(entre autres, une auto, à une époque d’après-guerre où c’était<br />

encore chose rare), préférer à une guérison aléatoire la<br />

capitalisation méthodique <strong>de</strong>s frais <strong>du</strong> traitement, gage <strong>de</strong> sa<br />

sécurité ; on peut cependant douter qu’il fût « heureux ». Plus<br />

souvent, l’incapacité d’être heureux, d’exister pleinement, d’être à<br />

ce qu’on fait et <strong>de</strong> le vivre, entrent dans les motifs qui incitent le<br />

névrotique à consulter. La névrose peut se limiter à <strong>de</strong>s<br />

70


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

manifestations « dysthymiques » : la « conscience malheureuse »<br />

est alors une conscience anxieuse et coupable. Ou bien <strong>de</strong>s<br />

inhibitions, souvent sociales, comme la timidité, souvent sexuelles,<br />

comme la frigidité et l’impuissance, <strong>de</strong>viennent une idée fixe qui<br />

empoisonne toute la vie, l’emblème rebelle <strong>de</strong> l’échec <strong>de</strong> la<br />

féminité ou <strong>de</strong> la virilité, s’agît-il d’une impuissance transitoire et<br />

limitée chez un homme qui a « fait ses preuves ». Le grand<br />

domaine <strong>de</strong>s hystéries et <strong>de</strong>s obsessions illustre copieusement le<br />

thème <strong>de</strong> la conscience malheureuse. Si, dans l’hystérie <strong>de</strong><br />

conversion, le mala<strong>de</strong> semble assez bien s’accommo<strong>de</strong>r <strong>de</strong> ses<br />

symptômes corporels — Charcot a parlé « <strong>de</strong> la belle indifférence<br />

<strong>de</strong>s hystériques » —, s’il trouve quelque satisfaction déguisée dans<br />

son théâtralisme, beaucoup n’en vivent pas moins dans<br />

l’appréhension <strong>du</strong> retour imprévisible <strong>de</strong>s crises d’angoisse,<br />

qu’accompagnent souvent <strong>de</strong>s vertiges, <strong>de</strong>s nausées et la terreur<br />

d’une mort imminente. L’obsédé, qui ne veut pas être<br />

« hystérique » — quelques-uns le disent expressément — ne peut<br />

pas éprouver une émotion, voire une « tonalité émotionnelle »,<br />

savourer un contact humain, vivre pleinement, sans qu’un débat<br />

douteux par excellence ou la vétille apparemment la plus absur<strong>de</strong><br />

ne se mette en travers ; tantôt la maladie obsessionnelle est<br />

subcontinue, interrompue par <strong>de</strong> rares répits ; tantôt elle évolue<br />

par crises <strong>du</strong>rant <strong>de</strong> plusieurs heures à plusieurs mois ; dans tous<br />

les cas, excepté celui <strong>de</strong> formes extrêmement bénignes, la névrose<br />

ne laisse pas l’obsédé vivre, et par conséquent être heureux ; car il<br />

lui arrive d’être si séparé <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> (« cut off ») que même un vrai<br />

chagrin lui serait une espèce <strong>de</strong> joie. <strong>Les</strong> névroses dites « <strong>de</strong><br />

caractère » sont peut-être mieux partagées ; car un caractère,<br />

même un mauvais caractère, est une espèce <strong>de</strong> solution ; mais<br />

71


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

l’agressivité revient alors <strong>de</strong> l’extérieur, par les désordres <strong>de</strong><br />

l’entourage et les retours p.063 <strong>du</strong> bâton ; et alors si le caractériel<br />

ne se refuse pas à écouter son jugement et son honnêteté, il<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> lui-même à être traité pour un malheur dont il ne peut<br />

plus se cacher qu’il est la source.<br />

La clinique <strong>de</strong>s névroses et <strong>de</strong>s psychoses ne peut que dissiper<br />

le mythe que « les fous sont heureux ». Elle nous fait apercevoir<br />

dans le conflit interpersonnel ou personnel, manifeste ou latent,<br />

l’obstacle le plus décisif au <strong>bonheur</strong>. Non pas que le malheur<br />

objectif n’existe pas : telle la mort d’un être cher, la catastrophe<br />

collective. Mais le malheur objectif se vit et se dépasse, même<br />

sans faire aux défunts l’injustice aveugle <strong>de</strong> souscrire au <strong>de</strong>stin<br />

cruel qui les a supprimés. C’est le conflit interne qui empêche que<br />

le conflit externe soit dépassé normativement ; je rappellerai le<br />

cas décrit par moi d’une mélancolie typique, avec <strong>de</strong>s traits<br />

hystériques et traumatiques ; sa mélancolie s’était constituée huit<br />

jours après la mort acci<strong>de</strong>ntelle et brutale d’un fils bien-aimé, mais<br />

dont cependant l’existence avait été un obstacle à sa liberté <strong>de</strong><br />

femme veuve. C’est que le conflit — je veux dire le conflit<br />

personnel et intérieur — est la racine commune à la santé ou à la<br />

maladie, au <strong>bonheur</strong> ou au malheur, sans confondre ces<br />

oppositions dont on a vu qu’elles ne se superposaient pas<br />

exactement. Procédant <strong>de</strong> conflits interpersonnels qu’il intériorise,<br />

le conflit personnel se projette dans <strong>de</strong> nouveaux conflits<br />

interpersonnels qu’il anime et qui l’alimentent, par une réaction<br />

circulaire dont il est malaisé <strong>de</strong> sortir. Envisageons donc cette<br />

hypothèse : le malheur est la tonalité émotionnelle <strong>du</strong> conflit et le<br />

<strong>bonheur</strong> se vit dans le dépassement <strong>du</strong> conflit ou dans le conflit<br />

dépassé.<br />

72


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Le conflit est une caractéristique générale <strong>de</strong>s êtres vivants ;<br />

comme la maladie, il est une propriété <strong>de</strong> la vie. La vie, a dit Kurt<br />

Goldstein, c’est l’explication <strong>de</strong> l’être vivant avec le mon<strong>de</strong>. Mais<br />

c’est aussi une explication ou un débat <strong>de</strong> l’être vivant avec lui-<br />

même. Sans doute les conflits internes que l’on peut créer<br />

expérimentalement chez l’animal ne survivent guère aux artifices<br />

grâce auxquels on les pro<strong>du</strong>it. Chez l’homme au contraire, le<br />

conflit « intrapersonnel » ou plus simplement « personnel » est<br />

une dimension constante et <strong>du</strong>rable <strong>de</strong> l’existence. S’il n’est pas<br />

manifeste, il est latent, car la paix intérieure ne s’acquiert que par<br />

le p.064 dépassement ou la mise à l’arrière-plan <strong>de</strong> ce conflit. Du<br />

conflit inconscient, modèle <strong>de</strong> tous les conflits personnels, la<br />

métapsychologie freudienne nous a fait connaître les éléments<br />

essentiels : le désir inconscient, inscrit dans l’enfance, « projet »<br />

qui peut animer toute une existence, est tel que son issue dans la<br />

pensée, la parole ou l’action fait naître un affect déplaisant :<br />

dégoût, honte et surtout, angoisse et culpabilité ; cet affect est<br />

peu intense, méconnaissable et souvent méconnu ; c’est tout juste<br />

un « indice » ou un « signal <strong>de</strong> danger » déclenchant les<br />

compulsions défensives, qui assurent ainsi le rejet inconscient d’un<br />

désir lui-même inconscient. Mais ce désir, refoulé une fois <strong>de</strong> plus,<br />

revient par le truchement <strong>de</strong>s manifestations symptomatiques,<br />

compromis entre le désir et la défense, prenant la forme soit <strong>de</strong><br />

symptômes proprement dits, soit d’infiltrations dans la pensée, la<br />

parole et l’action. Le « retour <strong>du</strong> refoulé » assure ainsi, d’un<br />

certain point <strong>de</strong> vue, une satisfaction partielle, soit pour le désir<br />

inconscient, soit pour <strong>de</strong>s exigences morales inconscientes. Mais le<br />

sujet conscient le subit comme un malaise, ou comme un<br />

malheur : non seulement la satisfaction n’est jamais adéquate,<br />

73


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

mais comment le sujet conscient pourrait-il vivre comme<br />

satisfaction pleine et entière cette infiltration <strong>de</strong> la déraison dans la<br />

raison ? Donnons pour exemple la « compulsion <strong>de</strong> <strong>de</strong>stinée » par<br />

laquelle un sujet repro<strong>du</strong>it inconsciemment les conjonctures<br />

propres à assurer son malheur ; tel le « masochiste militant » dont<br />

les agissements retournent contre lui jusqu’à ses amis, le<br />

confirmant ainsi dans la conviction à la fois affligeante et flatteuse<br />

d’être un enfant abandonné et la victime innocente <strong>de</strong><br />

persécuteurs abjects ; tel encore ce « tueur » dont trois séries<br />

d’agissements homici<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> septembre 1944 à février 1945, avec<br />

toutes les apparences <strong>de</strong> l’action volontaire, furent sans aucun<br />

doute possible l’animation d’un fantasme homici<strong>de</strong> dirigé contre<br />

son père, lequel avait renié lui-même et sa mère. Cet homme se<br />

défendait d’être fou, il revendiquait la responsabilité <strong>de</strong> son acte ;<br />

mais comment eût-il pu l’assumer vraiment ? Car les principaux<br />

ressorts s’en trouvaient dans un mythe personnel <strong>de</strong> héros Don<br />

Quichottesque et redresseur <strong>de</strong> torts, mythe dont le caractère<br />

déréel et imaginaire, évi<strong>de</strong>nt pour le clinicien, lui échappait<br />

entièrement.<br />

p.065<br />

Pourquoi tout homme est-il porteur d’un conflit inconscient,<br />

même s’il mène une vie paisible, rangée et heureuse ? C’est que le<br />

conflit personnel intériorise un conflit interpersonnel et que le<br />

conflit interpersonnel est inéluctable, quelques précautions que l’on<br />

prenne, et même dans le cas idéal où toutes les précautions<br />

possibles auraient effectivement été prises ; et d’ailleurs, même<br />

dans ce cas idéal, le contrôle intégral <strong>de</strong> la situation mettrait<br />

nécessairement le bénéficiaire dans la position d’objet dominé.<br />

Considérons en effet l’éthologie <strong>de</strong> l’espèce humaine. Un trait<br />

essentiel en est le débat <strong>de</strong> l’homme avec l’homme, c’est-à-dire la<br />

74


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

lutte pour le pouvoir, la satisfaction sado-masochique à dominer<br />

ou être dominé, trait <strong>de</strong> l’espèce humaine souvent méconnu, et<br />

pourtant aussi caractéristique que la station <strong>de</strong>bout, l’opposition<br />

<strong>du</strong> pouce et <strong>de</strong> l’in<strong>de</strong>x, le volume et la différenciation <strong>du</strong> cerveau,<br />

la communication symbolique par le langage, les institutions.<br />

Certes, les phénomènes <strong>de</strong> hiérarchie et <strong>de</strong> dominance existent<br />

dans d’autres espèces, notamment certaines espèces d’oiseaux et<br />

<strong>de</strong> singes supérieurs. Mais aucune espèce ne pourrait s’offrir le<br />

luxe <strong>de</strong>s hécatombes auxquelles l’espèce humaine a survécu<br />

jusqu’ici, dans la lutte pour le pouvoir et même dans la lutte pour<br />

la paix, avec tous les outils perfectionnés <strong>de</strong> l’agressivité qu’elle<br />

utilise ; car si une espèce animale se mettait en pareil cas, elle<br />

disparaîtrait. C’est pourquoi il est difficile <strong>de</strong> dire si le débat <strong>de</strong><br />

l’homme avec l’homme est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la nature ou <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong><br />

la culture : il relève <strong>de</strong> la condition humaine. Si même la lutte pour<br />

le pouvoir relevait d’une nature humaine problématique, il est<br />

patent qu’elle est aussi institutionnalisée et qu’elle utilise les<br />

institutions.<br />

A considérer quelques étapes <strong>de</strong> l’enfance, on peut le plus<br />

clairement saisir le passage <strong>du</strong> débat <strong>de</strong> l’homme avec l’homme au<br />

conflit personnel, en centrant l’analyse sur la dialectique <strong>de</strong> la<br />

relation <strong>de</strong> la personne avec autrui.<br />

L’empreinte <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> pouvoir est si profon<strong>de</strong> et si<br />

précoce qu’elle permet <strong>de</strong> donner une version nouvelle <strong>de</strong> la<br />

pré<strong>de</strong>stination <strong>de</strong> l’être humain. Dans une culture et un entourage<br />

particuliers, avant même d’être conçu, l’enfant est déjà l’objet<br />

d’attentes déterminées ; déjà il a un sexe, un nom, une carrière ;<br />

c’est si vrai que, p.066 d’après mes observations personnelles, la<br />

femme enceinte, quand elle rêve <strong>de</strong> l’enfant qu’elle porte, le rêve<br />

75


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

comme un enfant <strong>de</strong> plusieurs mois ou <strong>de</strong> plusieurs années ;<br />

beaucoup plus rarement, elle en rêve comme d’un fœtus et, dans<br />

ce cas, d’un fœtus très arrangé ; je ne me souviens pas qu’une<br />

femme enceinte ait jamais rêvé d’un nouveau-né authentique.<br />

C’est dans ces attentes <strong>du</strong> groupe et <strong>de</strong>s futurs parents, et non<br />

pas dans une phylogénie problématique, que se trouve la<br />

préfiguration <strong>du</strong> couple Surmoi-Idéal <strong>du</strong> Moi, l’Idéal <strong>du</strong> Moi<br />

connotant ce qu’un sujet doit être pour répondre aux attentes<br />

« axiologiques » <strong>du</strong> Surmoi.<br />

Cette condition d’objet dans la relation interpersonnelle persiste<br />

au cours <strong>de</strong> la première année <strong>de</strong> la vie, à ne considérer les choses<br />

que dans leurs grands traits. A la précarité <strong>de</strong> la perception<br />

externe et <strong>de</strong> l’action sur l’entourage s’oppose la dominance <strong>de</strong><br />

stimulations intéroceptives et proprioceptives, c’est-à-dire <strong>de</strong>s<br />

réceptions sensorielles en rapport avec le revêtement interne <strong>du</strong><br />

corps et la posture. Envisageons plus particulièrement les besoins<br />

fondamentaux <strong>du</strong> nouveau-né et <strong>du</strong> nourrisson. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s<br />

besoins respiratoires et <strong>de</strong>s besoins d’évacuation, au moins dans<br />

<strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> normales, il n’est aucun besoin <strong>de</strong> l’enfant qui<br />

puisse être satisfait sans l’intervention <strong>de</strong> l’a<strong>du</strong>lte. La prématurité<br />

biologique <strong>de</strong> l’enfant humain se mue d’emblée en un fait<br />

psychosociologique : la dépendance. Lorsque tel besoin s’est fixé<br />

sur tel objet-but, le désir <strong>de</strong> l’enfant ne peut être satisfait sans la<br />

médiation <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Et la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> intro<strong>du</strong>it nécessairement<br />

le conflit <strong>de</strong> pouvoir. Car la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> implique que le <strong>de</strong>mandé<br />

peut accor<strong>de</strong>r ou refuser. Mais en même temps, le <strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur<br />

s’octroie un certain pouvoir sur le <strong>de</strong>mandé. S’il est vrai que<br />

l’enfant est la « chose » ou le « jouet » <strong>de</strong> la mère, il n’est pas<br />

moins vrai que la mère est à certains égards la chose <strong>de</strong> l’enfant.<br />

76


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

A certains égards dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> normales, à un <strong>de</strong>gré parfois<br />

extraordinaire dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> qu’il faut considérer comme<br />

pathologiques. Ainsi ce que Freud a appelé « narcissisme<br />

primaire » ne procè<strong>de</strong> pas seulement d’une sorte<br />

d’épanouissement <strong>de</strong> la vitalité <strong>de</strong> l’enfant ; il est aussi in<strong>du</strong>it par<br />

l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’entourage et en particulier <strong>de</strong> la mère ; à tout le<br />

moins, on peut dire qu’il résulte d’une convergence entre la<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfant p.067 et la réponse <strong>de</strong> l’entourage. A ce mon<strong>de</strong><br />

personnel et narcissique, l’enfant incorpore les expériences<br />

plaisantes ; les expériences déplaisantes sont projetées dans <strong>de</strong>s<br />

objets. Dans le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’enfant, l’objet s’intro<strong>du</strong>it comme le<br />

support d’une expérience malheureuse et persécutive. Et à y<br />

prendre gar<strong>de</strong>, il est bien <strong>de</strong>s a<strong>du</strong>ltes dont la capacité <strong>de</strong> malheur<br />

s’attaque à tout ce qui ne va pas, voire à <strong>de</strong>s vétilles, et qui ne<br />

perçoivent pas leur <strong>bonheur</strong>, c’est-à-dire « tout ce qui va » ; ils le<br />

prennent pour dû, comme allant <strong>de</strong> soi.<br />

Le conflit entre la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfant et la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’a<strong>du</strong>lte culmine pendant la <strong>de</strong>uxième année, au cours <strong>de</strong> ce que<br />

les psychologues ont appelé « pério<strong>de</strong> d’opposition » et qui<br />

correspond grosso modo au sta<strong>de</strong> sadique-anal <strong>de</strong> Freud. Il n’est<br />

besoin ici que <strong>de</strong> rappeler tous les progrès que le jeu combiné <strong>de</strong><br />

la maturation et <strong>de</strong> l’apprentissage a fait accomplir à l’enfant dans<br />

les domaines connexes <strong>de</strong> la perception, <strong>de</strong> la communication et<br />

<strong>de</strong> l’action. <strong>Les</strong> progrès <strong>de</strong> l’activité, en particulier, lui permettent<br />

désormais d’imiter les personnes prestigieuses <strong>de</strong> son entourage et<br />

<strong>de</strong> s’i<strong>de</strong>ntifier à elles. Cette i<strong>de</strong>ntification à l’a<strong>du</strong>lte détenteur <strong>du</strong><br />

pouvoir joue notamment sous la forme <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntification à<br />

l’agresseur, lorsque la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfant se heurte au refus ou à<br />

l’absence <strong>de</strong> l’a<strong>du</strong>lte, ou lorsque l’a<strong>du</strong>lte, par sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong>,<br />

77


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

contrarie les <strong>de</strong>sseins propres à l’enfant. René Spitz a situé vers<br />

quinze mois l’acquisition <strong>de</strong> la négation, signifiée par le mot<br />

« non », ou par une mimique, parfois par un autre vocable : chez<br />

un sujet analysé par nous, le premier mot prononcé, « <strong>de</strong>bout »,<br />

se laissait très bien situer dans ce contexte d’opposition.<br />

L’i<strong>de</strong>ntification à l’agresseur joue un rôle considérable dans le<br />

maniement <strong>de</strong>s relations complémentaires et réversibles ; c’est au<br />

moins un essai <strong>de</strong> retournement <strong>de</strong> la relation « dominant-<br />

dominé ». Devenant le sujet dans une position dominatrice et<br />

sadique, l’enfant transforme l’a<strong>du</strong>lte en un objet dont il peut<br />

imaginer l’abolition, la <strong>de</strong>struction, la mort. L’agissement <strong>de</strong> ces<br />

fantasmes sado-masochiques, leur développement imaginatif lui-<br />

même sont limités par le besoin que l’enfant a <strong>de</strong> l’a<strong>du</strong>lte, c’est-à-<br />

dire par sa dépendance et son attachement. Il n’en est pas moins<br />

que dans une telle perspective le <strong>bonheur</strong> se <strong>de</strong>ssine comme p.068 le<br />

triomphe sur l’autre, et le malheur comme l’échec, la culpabilité, et<br />

la sujétion.<br />

Déjà esquissée, c’est dans le second semestre <strong>de</strong> la troisième<br />

année que la relation <strong>de</strong> sujet à sujet se <strong>de</strong>ssine plus nettement.<br />

La relation <strong>de</strong> sujet à sujet, c’est-à-dire une relation telle qu’en<br />

posant l’autre comme sujet, l’enfant le fon<strong>de</strong> à le reconnaître pour<br />

tel : un autre, numériquement et par ses qualités, et cependant un<br />

semblable, un alter Ego ; le fait <strong>de</strong> poser sa propre i<strong>de</strong>ntité comme<br />

sujet autonome est corrélatif à la position <strong>de</strong> l’autre en tant<br />

qu’autre. Cette position <strong>de</strong> la dya<strong>de</strong> intersubjective a pour<br />

<strong>conditions</strong> principales la conciliation <strong>de</strong>s narcissismes respectifs et<br />

la neutralisation <strong>de</strong> l’agressivité ; elle permet la formation et<br />

l’idéalisation d’un « Nous » et le cas échéant, la déviation <strong>de</strong><br />

l’agressivité sur un tiers ou un groupe extérieur fonctionnant<br />

78


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

comme « bouc émissaire ». Dans le couple ou dans le groupe lui-<br />

même, les intentions dominatrices trouvent <strong>de</strong>s issues dans les<br />

partages d’influence et les alternances <strong>de</strong> rôle. L’enfant<br />

expérimente alors d’une façon nouvelle le <strong>bonheur</strong> lié à la<br />

rencontre <strong>de</strong> l’autre et à l’union avec l’autre, comme aussi le<br />

narcissisme et l’agressivité <strong>de</strong> l’autre en tant qu’obstacles au<br />

<strong>bonheur</strong> et source <strong>de</strong> malheur et, d’autre part, son narcissisme et<br />

son agressivité propres comme agents <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>du</strong> groupe et<br />

sources <strong>de</strong> culpabilité.<br />

Pour indispensable qu’il fût, cet exposé <strong>de</strong> la dialectique inter-<br />

subjective, au cours <strong>de</strong>s trois premières années, est doublement<br />

schématique.<br />

En premier lieu, cette dialectique commence à jouer très tôt ;<br />

Charlotte Bühler, par exemple, étudiant les relations <strong>de</strong>s<br />

nourrissons entre cinq mois et <strong>de</strong>mi et dix-huit mois, a montré <strong>de</strong><br />

longue date que dès cet âge précoce, <strong>de</strong>s relations<br />

complémentaires se développent entre petits enfants d’âge voisin,<br />

dans les limites d’une différence <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mois et <strong>de</strong>mi, lorsqu’on<br />

les place côte à côte : démontrer et contempler, donner et<br />

recevoir, dominer et être dominé ; à huit mois, l’enfant qui<br />

l’emporte sur un autre enfant s’épanouit dans un « sourire <strong>de</strong><br />

triomphe ». Piaget a montré que la catégorie « objet » était<br />

acquise vers 16 mois, sans qu’elle soit encore éten<strong>du</strong>e à tout<br />

l’univers <strong>de</strong> l’enfant. Si l’on a choisi <strong>de</strong>s jalons dans p.069 chacune<br />

<strong>de</strong>s trois premières années, c’est que les moments <strong>de</strong> cette<br />

dialectique <strong>de</strong> l’Ego et <strong>de</strong> l’Alter Ego y apparaissent avec plus <strong>de</strong><br />

pureté.<br />

D’autre part et en second lieu, cette dialectique continue à<br />

jouer toute la vie. Il n’est pas douteux qu’au cours <strong>de</strong> la quatrième<br />

79


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

année, la générosité <strong>de</strong> l’enfant alterne avec <strong>de</strong>s retours à<br />

l’attitu<strong>de</strong> <strong>du</strong> bébé ou au comportement <strong>du</strong> tyran ; elle alterne ou<br />

elle se mélange, d’une façon inextricable. Et c’est parce que ces<br />

premières étapes <strong>de</strong> l’intersubjectivité se mêlent tout au long <strong>de</strong><br />

l’existence à l’intersubjectivité vraie que l’on peut tirer <strong>de</strong> cette<br />

genèse une typologie <strong>de</strong> la conscience heureuse et <strong>de</strong> la<br />

conscience malheureuse. Laissant <strong>de</strong> côté bien <strong>de</strong>s détails — et<br />

non <strong>de</strong>s moindres — nous allons donc essayer, à la lumière <strong>de</strong> la<br />

psychopathologie analytique, <strong>de</strong> décrire les « types idéaux » <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> et <strong>du</strong> malheur et d’en dégager les <strong>conditions</strong>.<br />

La forme la plus archaïque <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est le <strong>bonheur</strong> passif et<br />

réceptif. Cliniquement, elle appartient à <strong>de</strong>s sujets <strong>du</strong> type<br />

« favori ». Il y a <strong>de</strong>s êtres pour qui, être heureux, c’est être aimé<br />

et recevoir sans contre-partie, dans une position comparable à<br />

celle <strong>du</strong> nourrisson. Si un tel être, homme ou femme, vient à se<br />

marier, c’est-à-dire à former un attachement étroit à un autre<br />

être, ce qu’il attend <strong>de</strong> son conjoint, épouse ou époux, c’est qu’il<br />

soit « une bonne mère », alors que bien souvent la mère réelle a<br />

été rien moins que cette mère idéale. En même temps, le<br />

bénéficiaire exerce un certain pouvoir sur le bienfaiteur, même s’il<br />

se pose comme « altruiste », afin <strong>de</strong> se masquer ses exigences<br />

exorbitantes. Et tout va bien, aussi longtemps que le conjoint<br />

répond à cette attente inconditionnelle et que le bénéficiaire — le<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>ur — n’en sait rien, parce que le <strong>de</strong>mandé ne le lui donne<br />

ni à sentir ni à penser. Le sujet est donc « heureux », « gâté »,<br />

aussi longtemps que la relation inter-subjective s’exprime sur la<br />

base <strong>de</strong> la formule : « Tout m’est dû, tout m’est permis ».<br />

Rarement complet, un tel <strong>bonheur</strong> est presque toujours<br />

précaire. Comment toutes les <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s, formulations déjà<br />

80


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

approximatives <strong>du</strong> désir inconscient, seraient-elles comblées ?<br />

Qu’arrive-t-il si ce qui peut être donné est méconnu, dévalorisé,<br />

nié ? Qu’arrive-t-il p.070 si le « <strong>de</strong>mandé » s’absente, disparaît, s’il<br />

vient à se lasser <strong>de</strong> toujours donner sans contrepartie ou contre <strong>de</strong><br />

rares et symboliques contreparties ? C’est le malheur, c’est-à-dire<br />

les affres <strong>du</strong> sentiment d’injustice subie, c’est la revendication,<br />

l’envie et la jalousie par exemple, puisqu’il est posé implicitement<br />

que tout est dû et permis. De tels cas ne sont pas rares et font<br />

toucher <strong>du</strong> doigt le désir exorbitant qui rési<strong>de</strong> au cœur <strong>de</strong> l’être<br />

humain.<br />

Le <strong>bonheur</strong> « dominateur et possessif » est celui d’êtres pour<br />

qui, être heureux, c’est possé<strong>de</strong>r l’autre, le dominer, le protéger,<br />

en faire sa chose ou son « jouet », position bien proche <strong>de</strong> la<br />

position sadique, si perfectionné que soit ce sadisme ; et Freud a<br />

en effet rattaché au sta<strong>de</strong> sadique-anal les con<strong>du</strong>ites <strong>de</strong><br />

domination les plus accentuées. Le <strong>bonheur</strong> est alors quelque<br />

chose comme ce qu’éprouve le maître propriétaire d’une belle<br />

esclave. Mais alors, partant d’une telle position, que <strong>de</strong>vient le<br />

maître lorsque l’esclave réclame d’être affranchie ? et que <strong>de</strong>vient<br />

l’esclave lorsque le tyran, agi par ses illusions mythiques, cherche<br />

ailleurs, c’est-à-dire dans un second objet, le <strong>bonheur</strong> qu’il ne<br />

trouve plus dans l’esclavage absolu <strong>du</strong> premier ? Le <strong>bonheur</strong> est<br />

donc en pareil cas <strong>de</strong> possé<strong>de</strong>r, <strong>de</strong> dominer, le malheur d’être<br />

dépossédé ; le protecteur a besoin <strong>du</strong> protégé, et il est étrange <strong>de</strong><br />

constater combien les « faibles » sont « forts ».<br />

La <strong>de</strong>scription <strong>du</strong> « <strong>bonheur</strong> réceptif » et <strong>du</strong> « <strong>bonheur</strong><br />

possessif » annonce que la seule solution viable, <strong>du</strong> double point<br />

<strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la morale et <strong>de</strong> l’adaptation, se trouve dans « le<br />

<strong>bonheur</strong> d’union », c’est-à-dire dans l’instauration, souvent après<br />

81


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

bien <strong>de</strong>s péripéties, d’une relation <strong>de</strong> sujet à sujet, dans laquelle<br />

chacun, sans se renoncer, reconnaît l’existence et la valeur <strong>de</strong><br />

l’autre, la légitimité <strong>de</strong> ses besoins, <strong>de</strong> ses désirs et <strong>de</strong> ses<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s, en un mot <strong>de</strong> ses « droits ». Le développement d’une<br />

telle relation suppose d’abord — on l’a déjà indiqué — la<br />

conciliation <strong>de</strong>s narcissismes respectifs : car rien n’est plus<br />

vulnérant ni plus vulnérable que le narcissisme <strong>de</strong> l’autre. C’est<br />

une autre façon <strong>de</strong> dire qu’un tel <strong>bonheur</strong> réclame la neutralisation<br />

<strong>de</strong> l’agressivité et <strong>de</strong> ses pro<strong>du</strong>its perfectionnés, comme la<br />

« mauvaise foi ». Et tout ceci vaut pour le groupe comme pour le<br />

couple, lequel après tout n’est jamais qu’un groupe <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux. Mais<br />

ce serait une illusion dangereuse <strong>de</strong> croire que la formation p.071<br />

d’un « nous » idéalisé implique l’abolition <strong>de</strong> dispositions qui ne<br />

peuvent pas être abolies. Ce n’est pas assez <strong>de</strong> dire qu’il n’y a pas<br />

<strong>de</strong> couple ou <strong>de</strong> groupe heureux sans discussions, ou même sans<br />

disputes ; car la reconnaissance <strong>de</strong> l’autre en tant que sujet, loin<br />

d’exclure le débat, le permet, sans que l’existence et la valeur <strong>de</strong><br />

l’autre soient pour autant méconnues. L’agressivité peut trouver<br />

une issue dans sa déviation sur <strong>de</strong>s tiers, sur « l’out-group ». Je<br />

rappelle qu’à l’intérieur même <strong>du</strong> groupe, le besoin <strong>de</strong> dominer<br />

peut être satisfait, en partie, par les partages et les alternances <strong>de</strong><br />

l’influence. Et enfin, l’agressivité peut se muer en combativité : on<br />

lutte pour maintenir son <strong>bonheur</strong>, équilibrer la relation, comme on<br />

lutte pour défendre sa santé. Et dans cette lutte même, il peut y<br />

avoir une espèce <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, qui ne va pas sans un nescio quid<br />

amaris.<br />

Car celui qui ouvre un tel débat, au lieu <strong>de</strong> laisser sommeiller<br />

les désaccords, prend le risque <strong>de</strong> mettre en question l’union dans<br />

laquelle il a trouvé son <strong>bonheur</strong>. Il lui faut pour un instant se<br />

82


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

reprendre, poser son autonomie, et <strong>de</strong> cette autonomie, il est<br />

menacé <strong>de</strong> ne pouvoir plus sortir que par « l’autonomisme », c’est-<br />

à-dire le détachement systématique <strong>de</strong> tous les objets qui mettent<br />

en cause son indépendance, sa paix, et le repliement sur les<br />

satisfactions qui ne « doivent rien à personne ». Pascal nous dit<br />

que tous nos malheurs viennent <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong> notre chambre, et<br />

Candi<strong>de</strong> nous engage à cultiver notre jardin. L’« égoïste » peut<br />

être heureux, mais il n’est pas sans ressentir un manque. Le<br />

« célibataire en<strong>du</strong>rci » va souvent trouver le psychanalyste, afin<br />

qu’il l’ai<strong>de</strong> à sortir <strong>de</strong> sa peur <strong>de</strong> s’engager. Le sentiment <strong>de</strong> son<br />

échec dépasse, je crois, celui <strong>du</strong> père <strong>de</strong> famille qui, dans ses<br />

rêveries, se refait une vie sans femme et sans enfants ; et son<br />

égoïsme ne va pas sans une hostilité plus ou moins larvée à<br />

l’égard <strong>de</strong> ceux qui ne sont pas seuls : misanthropie, misogynie,<br />

ironie lour<strong>de</strong> visant ceux qui sont accablés <strong>de</strong> leur conjoint et <strong>de</strong><br />

leurs rejetons.<br />

On vient <strong>de</strong> le voir : chacune <strong>de</strong> ces formes <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> a ses<br />

points faibles. Et chacune est faible dans la mesure où l’on y est<br />

enfermé par la routine. C’est dire qu’une <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> les plus<br />

sûres d’un <strong>bonheur</strong> <strong>du</strong>rable rési<strong>de</strong> dans la capacité <strong>de</strong><br />

« décentration », p.072 c’est-à-dire <strong>de</strong> prise <strong>de</strong> distance par rapport<br />

à telle position et la possibilité <strong>de</strong> passage d’un objet à un autre,<br />

ou mieux, beaucoup mieux, d’une position à une autre. Car on n’a<br />

pas toujours sous la main ni une nouvelle incarnation <strong>de</strong> la<br />

« bonne mère », ni un esclave, ni un « interlocuteur valable ». Et<br />

quant à la solitu<strong>de</strong>, en <strong>de</strong>rnière analyse, elle ne <strong>de</strong>vient une joie<br />

qu’en délivrant <strong>de</strong>s fâcheux, dans cette immense conversation<br />

qu’est la vie <strong>de</strong> l’homme parmi les autres hommes. En d’autres<br />

termes, une administration judicieuse <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> réclame « qu’on<br />

83


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

ne mette pas tous ses œufs dans le même panier » et qu’on ait la<br />

mobilité voulue pour passer d’un point d’appui à un autre.<br />

Nietzsche a comparé le <strong>bonheur</strong> à un lézard qui file d’une pierre<br />

à une autre. L’image donne <strong>de</strong> la poésie à la Sagesse <strong>de</strong>s Nations.<br />

Et ici, je crains que la psychanalyse ne nous ait pas apporté autre<br />

chose : la précarité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, même <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> savamment<br />

aménagé <strong>du</strong> petit enfant, lequel ne va pas sans larmes ni sans<br />

tragédies. S’il y a <strong>de</strong>s malheurs qui nous dépassent, parce qu’ils<br />

viennent <strong>de</strong> l’extérieur, le <strong>bonheur</strong> trouve cependant ses garanties<br />

les plus sûres dans l’équilibre intérieur, dans la modération ou la<br />

mise en place <strong>de</strong> conflits, sinon dans leur complète résolution ; à<br />

un monsieur très ennuyé, un autre monsieur disait : « Monsieur,<br />

pensez à ce que vous en penserez dans <strong>de</strong>ux ans ». Mais, si le<br />

temps arrange les choses, la principale imperfection <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

est aussi dans sa temporalité : aucun <strong>bonheur</strong>, dit-on, n’est<br />

éternel. Le <strong>bonheur</strong> n’est pas seulement à faire, il est sans cesse à<br />

maintenir et à refaire, soit par un aléatoire changement d’objet,<br />

soit plus sûrement en changeant <strong>de</strong> position, soit encore en<br />

assumant joyeusement la solitu<strong>de</strong>. Car il est également vrai, selon<br />

la façon dont on prend les choses, <strong>de</strong> dire qu’on est toujours seul<br />

ou <strong>de</strong> dire qu’on ne l’est jamais.<br />

Mais revenons <strong>de</strong> la sagesse <strong>de</strong>s nations à la psychanalyse, en<br />

réfléchissant sur ce que la terminaison technique d’une cure<br />

psychanalytique nous apprend sur la limitation <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Bien<br />

<strong>de</strong>s consultants, on l’a vu, vont trouver un psychanalyste en<br />

raison <strong>de</strong> leur incapacité d’être heureux ; bien <strong>de</strong>s<br />

psychanalystes, quand ils ont à examiner <strong>de</strong>s candidats,<br />

s’enquièrent <strong>de</strong> leur capacité d’être p.073 heureux ; il est par<br />

conséquent logique que bien <strong>de</strong>s auteurs traitant <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> la<br />

84


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

psychanalyse aient fait une place à la capacité <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> parmi<br />

les critères <strong>de</strong> terminaison.<br />

Mais si la cure analytique se termine, si elle prend fin tel jour,<br />

chronologiquement, elle n’est jamais à proprement parler achevée.<br />

La psychanalyse est par essence interminable ou, mieux, puisque<br />

l’on appelle « interminables » certains types <strong>de</strong> cure, indéfinie, ou<br />

mieux encore : une psychanalyse est une tâche infinie et, par<br />

conséquent, inachevable, et ce, pour plusieurs raisons.<br />

Le « conflit défensif », avons-nous dit, est une dimension<br />

essentielle et constante <strong>de</strong> l’existence humaine. Certes,<br />

l’interprétation et la « perlaboration » (Durcharbeiten) <strong>du</strong> conflit<br />

mettent le sujet en meilleure posture pour répondre aux difficultés<br />

<strong>de</strong> la vie, en discernant plus aisément les infiltrations <strong>de</strong> ses désirs<br />

et <strong>de</strong> ses défenses inconscients. Mais ces désirs, ces défenses sont<br />

profondément inscrits dans l’inconscient. Elucidés, mis à leur<br />

place, ils ne sont pas pour autant abolis. Ils font retour dès qu’un<br />

équilibre essentiellement instable est mis en question, voire<br />

menacé.<br />

En second lieu, l’aménagement même <strong>de</strong> la cure psychanalytique<br />

répond en partie <strong>de</strong> son inachèvement. Car elle ressuscite, entre<br />

l’analysé et l’analyste, la relation <strong>de</strong> l’enfant au parent tout-<br />

puissant, c’est-à-dire la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> exorbitante, insatiable <strong>de</strong> l’enfant.<br />

L’attente <strong>de</strong> l’analysé, si elle n’est pas masquée par le jugement et<br />

le sens <strong>de</strong> la réalité, est une attente magique ; l’analysé attend que<br />

l’analyste lui donne tout, jusqu’aux « dons » <strong>de</strong>squels c’est<br />

précisément le propre qu’ils ne se donnent pas.<br />

En <strong>de</strong>rnière analyse, la limitation <strong>de</strong> l’efficacité <strong>de</strong> l’analyse est<br />

liée à la condition humaine. Notre vie se passe à désirer, écrivait<br />

85


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

La Bruyère. L’inachèvement essentiel <strong>de</strong> toute psychanalyse — je<br />

dis d’une psychanalyse menée jusqu’à sa termination technique —<br />

est la révélation, dans le champ psychanalytique, <strong>de</strong> l’échec<br />

essentiel <strong>de</strong> l’homme.<br />

C’est pourquoi nos mythes situent le <strong>bonheur</strong> parfait ailleurs<br />

que dans « l’espace sublunaire ». Il est peu probable que d’avoir<br />

colonisé la lune ou toute autre planète empêchera les hommes<br />

d’opposer l’âge d’or à leur siècle, qui est toujours un « siècle <strong>de</strong><br />

fer », ni <strong>de</strong> p.074 fon<strong>de</strong>r <strong>de</strong>s « utopies », ni d’établir dans un paradis<br />

la béatitu<strong>de</strong> éternelle. Le <strong>bonheur</strong> humain ne peut être<br />

qu’imparfait, s’il est vrai que l’aspiration fondamentale <strong>de</strong><br />

l’homme, c’est d’être tout-puissant, immortel, parfait,<br />

bienheureux. Nous ne pouvons écarter l’inéluctable nécessité <strong>de</strong> la<br />

souffrance, <strong>de</strong> la maladie, <strong>de</strong> la vieillesse et <strong>de</strong> la mort. L’homme<br />

n’est pas Dieu. Et pourtant, il est également vrai <strong>de</strong> dire que celui<br />

qui ne s’est jamais rêvé dieu n’est pas un homme.<br />

Si le <strong>bonheur</strong> parfait n’est pas <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, comme disent les<br />

braves gens, notre conclusion ne sera cependant pas pessimiste.<br />

Car si le <strong>bonheur</strong> parfait est un mythe, la perfection dans le<br />

<strong>bonheur</strong> peut être approchée asymptotiquement, pour ainsi dire.<br />

On n’est pas heureux, on se fait heureux si on veut l’être, <strong>de</strong><br />

même qu’aimer, c’est avant tout « vouloir aimer ». L’approche<br />

psychanalytique permet <strong>de</strong> dégager quelques obstacles au<br />

<strong>bonheur</strong> et quelques <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Tout d’abord, la non-<br />

agression, car le malheur est dans le débat, naît <strong>du</strong> débat, ce<br />

débat pour le pouvoir où la question est <strong>de</strong> savoir « qui possé<strong>de</strong>ra<br />

qui ? », où le <strong>bonheur</strong> est d’avoir raison, le malheur d’avoir tort,<br />

où la gran<strong>de</strong> arme est la culpabilisation <strong>de</strong> l’autre, la gran<strong>de</strong><br />

blessure la culpabilité et, surtout, comme dans le « masochisme<br />

86


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

moral », la culpabilité qu’on s’inflige à soi-même. L’approche<br />

psychanalytique révèle une autre condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans le<br />

non-ego : le narcissique est tout empêtré <strong>de</strong> son précieux Moi qui<br />

s’interpose sans cesse entre lui et les choses, entre lui et les êtres,<br />

alors que le grand <strong>bonheur</strong>, le vrai « <strong>bonheur</strong> fou » est <strong>de</strong> pouvoir,<br />

à tombeau ouvert, engager sa vie dans sa tâche et dans son<br />

amour. Car l’articulation <strong>de</strong>s pulsions <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong>s pulsions <strong>de</strong><br />

mort, pour parler comme Freud, ou la dialectique <strong>du</strong> vivre et <strong>du</strong><br />

mourir pour parler un langage plus proche <strong>de</strong> l’existence, est telle<br />

que vivre, c’est mourir sa vie, et que ne pas mourir sa vie, c’est<br />

suspendre son existence dans le non-vivre, « jusqu’à ce que mort<br />

s’ensuive ». Le conflit défensif est le principal obstacle à vivre<br />

pleinement.<br />

Ceci nous ramène à l’hypothèse dont nous étions partis et la<br />

rend plus vraisemblable, s’il est vrai qu’être heureux, c’est vivre<br />

pleinement, vivre pleinement les joies mais aussi les échecs, les<br />

p.075<br />

chagrins, les malheurs que ne nous épargne pas le <strong>de</strong>stin. Et<br />

s’il est vrai que le conflit défensif trouve son origine <strong>de</strong>rnière dans<br />

le débat sempiternel qui oppose l’homme à l’homme, dans la joie<br />

mauvaise <strong>de</strong> dominer et d’avoir raison, <strong>de</strong> dire « le mot <strong>de</strong> la fin »<br />

et décocher la flèche <strong>du</strong> Parthe, la psychopathologie analytique<br />

montre dans l’aménagement <strong>du</strong> narcissisme et <strong>de</strong> l’agressivité les<br />

<strong>conditions</strong> les plus assurées <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, d’un <strong>bonheur</strong> dont les<br />

formes les plus pures et les plus vives sont assurément dans la<br />

rencontre.<br />

Mais nous <strong>de</strong>vons aller plus loin, ou revenir en arrière. Il serait<br />

illusoire <strong>de</strong> mettre le point final, <strong>de</strong> prononcer « le mot <strong>de</strong> la fin »<br />

dans la perspective mythique <strong>du</strong> dénouement heureux, <strong>de</strong> la<br />

« happy end ». En disant que le <strong>bonheur</strong> est dans la rencontre,<br />

87


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

nous donnons au mot « rencontre » un sens bien particulier : nous<br />

parlons d’une rencontre <strong>de</strong> sujet à sujet, où la bonne volonté<br />

répond à la bonne volonté, où la bonne foi répond à la bonne foi,<br />

où chacun s’efforce <strong>de</strong> modérer son égoïsme, son amour-propre,<br />

son ambition, sa passion <strong>de</strong> dominer et d’avoir raison. Mais<br />

« rencontre » peut avoir un tout autre sens : une rencontre est<br />

aussi un combat entre <strong>de</strong>s armées ennemies, ou un <strong>du</strong>el. Et il ne<br />

suffit pas, en effet, que les <strong>conditions</strong> extérieures et matérielles <strong>de</strong><br />

la rencontre soient réalisées, que les interlocuteurs se trouvent<br />

face à face, pour que la rencontre s’accomplisse dans sa plénitu<strong>de</strong><br />

humaine. Car que peuvent la bonne foi contre la mauvaise foi, la<br />

bonne volonté contre la mauvaise volonté ? Il leur faut bien se<br />

faire pru<strong>de</strong>nce sinon peur, réserve sinon mensonge, patience sinon<br />

obstination, manœuvre sinon ruse. Et ce n’est pas seulement à la<br />

mauvaise foi <strong>de</strong> l’autre que nous avons affaire, mais à notre propre<br />

mauvaise foi, et l’on sait combien nous pouvons être ingénieux à<br />

nous leurrer. Le débat peut <strong>de</strong>venir inextricable lorsque l’un et<br />

l’autre <strong>de</strong>s interlocuteurs qu’il oppose est convaincu <strong>de</strong> sa bonne<br />

foi. La rencontre pleine et vraie n’est pas donnée : il faut la<br />

conquérir, la défendre, la retrouver. S’il est vrai que le <strong>bonheur</strong> est<br />

rencontre, <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> comme <strong>de</strong> la rencontre nous <strong>de</strong>vons dire :<br />

c’est un champ <strong>de</strong> bataille. Et comme sur un champ <strong>de</strong> bataille, le<br />

courage est une condition sinon la garantie <strong>de</strong> la victoire.<br />

@<br />

88


p.077<br />

<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

ADAM SCHAFF est né à Lwow le 10 mars 1913. Il fit <strong>de</strong>s<br />

étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> droit et d’économie politique dans sa ville natale, puis à l’Ecole<br />

<strong>de</strong>s Sciences politiques <strong>de</strong> Paris. De la méthodologie <strong>de</strong>s sciences<br />

économiques, son intérêt s’est orienté vers la philosophie, dont il<br />

poursuivit l’étu<strong>de</strong> à Lwow, puis à Moscou. A l’Institut <strong>de</strong> Philosophie <strong>de</strong><br />

l’Académie <strong>de</strong>s Sciences <strong>de</strong> l’URSS, il obtint en 1941 le titre <strong>de</strong> candidat<br />

ès sciences pour son travail intitulé : La théorie <strong>de</strong> la connaissance <strong>du</strong><br />

matérialisme dialectique, et en 1945 le titre <strong>de</strong> docteur en philosophie<br />

pour son essai : Le concept et le mot.<br />

Dans l’enseignement supérieur <strong>de</strong>puis 1940, il est titulaire <strong>de</strong>puis<br />

1948 <strong>de</strong> la chaire <strong>de</strong> philosophie <strong>de</strong> l’Université <strong>de</strong> Varsovie. En 1961, il<br />

fut élu membre <strong>de</strong> l’Académie Polonaise <strong>de</strong>s Sciences et directeur <strong>de</strong><br />

l’Institut <strong>de</strong> Philosophie et <strong>de</strong> Sociologie <strong>de</strong> ladite Académie.<br />

Son activité scientifique sur la théorie <strong>de</strong> la connaissance, sur la<br />

sémantique et la méthodologie <strong>de</strong>s sciences sociales l’a con<strong>du</strong>it à publier,<br />

entre autres ouvrages, une vaste étu<strong>de</strong> intitulée La théorie <strong>de</strong> la vérité<br />

dans le matérialisme et dans l’idéalisme.<br />

Le professeur Schaff, <strong>de</strong>puis sa jeunesse membre <strong>du</strong> mouvement<br />

communiste, fait actuellement partie <strong>du</strong> Comité central <strong>du</strong> parti ouvrier<br />

unifié <strong>de</strong> Pologne.<br />

LES CONDITIONS SOCIALES<br />

DU BONHEUR INDIVIDUEL 1<br />

Qu’est-ce que le <strong>bonheur</strong> ? Chacun ressent bien pour lui-<br />

même la réponse à cette question, mais il est extrêmement difficile<br />

d’y répondre sur le plan <strong>de</strong> la communication intersubjective et <strong>de</strong><br />

la réflexion. En outre, c’est là un problème que non seulement il<br />

est difficile <strong>de</strong> traiter par écrit — <strong>du</strong> point <strong>de</strong> vue scientifique il est<br />

même dangereux <strong>de</strong> le faire. Car s’il est attirant, étant donné ce<br />

qu’il représente pour l’être humain, il risque en même temps, <strong>du</strong><br />

fait <strong>de</strong> sa diversité et <strong>de</strong> sa complexité, <strong>de</strong> mener le chercheur à la<br />

dérive et à l’impasse.<br />

Il convient donc avant tout <strong>de</strong> bien définir le point <strong>de</strong> départ<br />

que l’on se propose <strong>de</strong> donner à l’analyse <strong>du</strong> problème et aussi<br />

l’angle sous lequel on veut abor<strong>de</strong>r cette analyse.<br />

1 Conférence <strong>du</strong> 11 septembre 1961.<br />

89<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>Les</strong> manières d’abor<strong>de</strong>r le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> sont diverses,<br />

les points <strong>de</strong> vue peuvent être très distincts. On peut le faire entre<br />

autres <strong>du</strong> point <strong>de</strong> vue positif — c’est-à-dire en déterminant les<br />

éléments <strong>de</strong> l’état subjectif <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> heureux ou la somme <strong>de</strong>s<br />

biens dont la possession signifie le <strong>bonheur</strong>. On peut le faire <strong>du</strong><br />

point <strong>de</strong> vue négatif, en recherchant les éléments qui s’opposent<br />

p.078<br />

au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> et la manière <strong>de</strong> les surmonter. Ces<br />

points <strong>de</strong> vue ont <strong>de</strong>s points communs, ils sont pourtant bien<br />

différents. C’est autre chose que d’analyser les <strong>conditions</strong><br />

indispensables à un phénomène donné et autre chose aussi — les<br />

<strong>conditions</strong> suffisantes à ce phénomène. Ecarter ce qui empêche<br />

généralement l’état <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> est une condition<br />

indispensable, mais non pas suffisante à assurer son <strong>bonheur</strong> réel.<br />

Il y a en effet un certain nombre d’autres <strong>conditions</strong> déterminées<br />

par la personnalité <strong>de</strong> cet indivi<strong>du</strong>, par son état physique et<br />

psychique, par l’histoire et les <strong>conditions</strong> sociales, etc. L’état <strong>de</strong><br />

<strong>bonheur</strong> est strictement lié à l’indivi<strong>du</strong> donné se trouvant dans <strong>de</strong>s<br />

<strong>conditions</strong> données. C’est pourquoi ce sur quoi repose le <strong>bonheur</strong><br />

<strong>de</strong> l’un, ce qui en est la raison, peut fort bien constituer le moteur<br />

d’un état absolument contraire chez un autre, sans même vouloir<br />

parler <strong>du</strong> facteur temps et <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s exigences et <strong>de</strong>s<br />

attitu<strong>de</strong>s humaines avec les modifications <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> sociales.<br />

Si nous abordons le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> sous l’angle positif,<br />

en cherchant à énumérer les facteurs qui font que l’homme est<br />

heureux, nous nous posons une question à laquelle il n’y a pas <strong>de</strong><br />

réponse. Car tant si nous parlons <strong>de</strong> l’état d’un indivi<strong>du</strong> heureux —<br />

donc <strong>de</strong> ses sentiments — que si nous donnons à cette question<br />

une forme pseudo-objective et si nous parlons <strong>de</strong>s biens dont la<br />

possession signifie le <strong>bonheur</strong> en nous mystifiant généralement<br />

90


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

nous-mêmes par une hypostase verbale, nous nous retrouvons<br />

dans un domaine tellement imprégné d’éléments subjectifs, que<br />

tout essai <strong>de</strong> trouver à notre question une réponse qui soit<br />

généralement valable est voué à l’échec. Ce n’est pas seulement<br />

un paradoxe que <strong>de</strong> dire que certains, pour se sentir heureux,<br />

doivent avoir été malheureux. <strong>Les</strong> voies <strong>du</strong> psychisme indivi<strong>du</strong>el<br />

sont trop compliquées pour que l’on puisse les enfermer dans le<br />

cadre d’une formule ou d’un schéma. C’est pourquoi les<br />

considérations sur les <strong>conditions</strong> indispensables au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />

l’indivi<strong>du</strong> ne résolvent pas le problème et n’apportent pas <strong>de</strong><br />

réponse à la question : « qu’est-ce que le <strong>bonheur</strong> ? » ou<br />

autrement dit : « quand l’homme est-il heureux ? ». Il est<br />

néanmoins, selon moi, plus intéressant — et plus fructueux aussi,<br />

surtout si on l’abor<strong>de</strong> sous l’angle <strong>de</strong> l’action p.079 sociale — <strong>de</strong><br />

rechercher les <strong>conditions</strong> indispensables au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme<br />

que d’abor<strong>de</strong>r le problème apparemment plus large <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />

suffisantes au <strong>bonheur</strong>.<br />

Je ne veux pas dire pour autant que ce <strong>de</strong>rnier problème ne<br />

vaille pas d’être abordé et discuté. Si l’on se rend clairement<br />

compte <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> subjectivisme qu’il contient et si l’on parvient<br />

aussi à éviter la mystification causée par la question mal posée,<br />

l’analyse <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> suffisantes au <strong>bonheur</strong> peut apporter <strong>de</strong>s<br />

éléments contribuant à la connaissance <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> et affirmer la<br />

conviction que vaines sont les recherches selon la formule <strong>du</strong><br />

« <strong>bonheur</strong> total » pour tous. En effet, une réponse négative n’en<br />

est pas moins une réponse, et la démonstration <strong>de</strong> la vanité <strong>de</strong><br />

recherches n’en est pas moins un résultat <strong>de</strong> recherches. Mais<br />

lorsque l’on abor<strong>de</strong> le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> sous l’angle positif, on<br />

obtient généralement <strong>de</strong>s résultats négatifs. Lorsqu’on l’abor<strong>de</strong>, au<br />

91


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

contraire, sous l’angle négatif, on obtient généralement <strong>de</strong>s<br />

résultats positifs. En premier lieu dans le domaine <strong>de</strong>s activités<br />

humaines, dans le domaine <strong>de</strong> la lutte pour le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s<br />

hommes. C’est la raison pour laquelle il me semble que les<br />

considérations dans ce sens sont plus intéressantes et donnent<br />

plus <strong>de</strong> résultats.<br />

Il s’agit là <strong>du</strong> domaine <strong>de</strong>s recherches relatives aux <strong>conditions</strong><br />

sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme. Sociales dans les <strong>de</strong>ux sens <strong>du</strong><br />

terme : tant dans celui qui entend le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme et les<br />

<strong>conditions</strong> <strong>de</strong> ce <strong>bonheur</strong> non pas sous l’aspect <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> donné,<br />

mais sous l’aspect <strong>de</strong>s masses humaines, que dans le sens <strong>de</strong>s<br />

possibilités et <strong>du</strong> besoin d’action sociale ayant pour objectif<br />

d’écarter les obstacles à une vie meilleure <strong>de</strong>s hommes dans un<br />

milieu quelconque et <strong>de</strong> leur assurer, à une échelle <strong>de</strong> masse <strong>du</strong><br />

moins, la possibilité, si ce n’est la certitu<strong>de</strong>, d’une vie heureuse.<br />

C’est sur ce problème <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />

l’homme que nous nous proposons <strong>de</strong> nous concentrer. Entre<br />

autres parce que, bien que théorique, ce problème n’est pas<br />

abstrait. Il s’avance très loin dans la pratique <strong>de</strong> la vie sociale,<br />

jusqu’au domaine <strong>de</strong> l’action. Car le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est<br />

précisément caractéristique <strong>de</strong> ceux que l’on ne peut abor<strong>de</strong>r en<br />

s’en tenant à une attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> théoricien. Il faut à son égard une<br />

attitu<strong>de</strong> active, p.080 il faut prendre position. Ne serait-ce qu’en<br />

raison <strong>du</strong> caractère même <strong>du</strong> problème et <strong>de</strong> son importance<br />

vitale.<br />

Lorsque l’on abor<strong>de</strong> un problème, on commence généralement<br />

par le définir. Sinon les termes mêmes peuvent prêter à confusion<br />

et à contre-sens. C’est particulièrement vrai quand il s’agit <strong>du</strong><br />

terme <strong>de</strong> « <strong>bonheur</strong> ». Et pourtant je crois que je vais manquer à<br />

92


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

l’usage. Et ceci pour la raison suivante : nous attacher à vouloir<br />

définir le terme qui nous préoccupe nous amènerait<br />

inéluctablement à nous écarter <strong>de</strong> la direction que nous<br />

recherchons, à nous lancer dans <strong>de</strong>s considérations compliquées<br />

au sujet <strong>de</strong> ce terme complexe. Et comme la définition dépend <strong>du</strong><br />

point <strong>de</strong> vue admis, nos considérations prendraient<br />

nécessairement un caractère historique. Puisque ce n’est pas là ce<br />

que nous nous proposons ici, et que tel n’est pas notre objectif, il<br />

vaut mieux renoncer à la définition. D’autant plus qu’il suffit à nos<br />

besoins d’adopter le sens intuitif général que l’on donne au mot<br />

« <strong>bonheur</strong> » dans n’importe laquelle <strong>de</strong> ses significations, ou<br />

n’importe laquelle <strong>de</strong>s définitions <strong>du</strong> dictionnaire qui reviennent à<br />

dire que le <strong>bonheur</strong> est l’état continu d’un indivi<strong>du</strong> ressentant une<br />

satisfaction intense pour une cause quelconque. Malgré toutes les<br />

controverses auxquelles peut prêter chacun <strong>de</strong>s termes employés,<br />

et malgré tout ce que l’on pourrait encore y ajouter — ce qui nous<br />

ramène à ce que nous affirmions au début, à savoir que chacun<br />

sait fort bien quand il est heureux, sans pour autant pouvoir définir<br />

exactement ce que cela signifie — nous pouvons essayer d’aller <strong>de</strong><br />

l’avant et <strong>de</strong> réfléchir aux <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />

l’homme ainsi qu’à l’action que cela implique.<br />

*<br />

Chacun est heureux et malheureux à sa façon. Et pourtant,<br />

malgré la part subjective dans le sentiment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> et <strong>de</strong><br />

malheur, malgré la réaction indivi<strong>du</strong>elle <strong>de</strong> chacun, il y a <strong>de</strong>s<br />

éléments communs à tous. Personne, notamment, n’est heureux<br />

lorsqu’il est privé d’une chose à laquelle il tient particulièrement. Il<br />

y a aussi <strong>de</strong>s objets auxquels tout le mon<strong>de</strong> aspire et dont la<br />

possession joue un rôle important pour tous. S’ils en sont privés,<br />

93


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

tous les indivi<strong>du</strong>s p.081 normaux — nous excluons les cas<br />

pathologiques — sont malheureux. Ce domaine <strong>de</strong>s éléments<br />

négatifs en matière <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> est donc commun à tous les êtres<br />

humains, ce qui ne contredit en rien le caractère indivi<strong>du</strong>el et<br />

subjectif <strong>de</strong> ce <strong>bonheur</strong>. Ainsi nous touchons à quelque chose <strong>de</strong><br />

stable et <strong>de</strong> concret dans cette question brumeuse, à quelque<br />

chose qui, <strong>du</strong> fait <strong>de</strong> son caractère général, est plus palpable et<br />

peut faire plus facilement l’objet <strong>de</strong> l’action <strong>de</strong>s hommes. C’est là<br />

que rési<strong>de</strong> surtout l’importance <strong>de</strong> ce groupe <strong>de</strong> problèmes.<br />

L’homme qui souffre <strong>de</strong> la faim et <strong>de</strong> la misère, l’homme qui ne<br />

peut pas satisfaire ses besoins matériels primordiaux à un <strong>de</strong>gré<br />

minimum, déterminé par l’étape historique <strong>du</strong> développement<br />

d’une société donnée, n’est pas et ne peut pas être heureux. Un<br />

charmant conte chinois met en scène un empereur qui voudrait<br />

possé<strong>de</strong>r la chemise d’un homme heureux. Cet homme, il finit par<br />

le trouver, mais il s’avère alors que l’homme heureux ne possè<strong>de</strong><br />

pas <strong>de</strong> chemise. Bien que charmant, ce conte n’en est pas moins<br />

faux dans ses implications directes. Il est évi<strong>de</strong>nt qu’il a été<br />

composé par <strong>de</strong>s hommes qui possédaient bel et bien <strong>de</strong>s<br />

chemises à se mettre sur le dos, et pour consoler ceux qui en<br />

étaient privés. La faim et la misère ne ren<strong>de</strong>nt pas heureux, c’est<br />

certain. Elles sont au contraire la cause d’un malheur profond et<br />

véritable, et poussent généralement à la révolte et à la lutte. A la<br />

lutte pour le droit au <strong>bonheur</strong>, pour la suppression <strong>de</strong>s obstacles<br />

qui s’y opposent — sans pour autant que la seule suppression <strong>de</strong><br />

ce facteur <strong>de</strong> malheur ren<strong>de</strong> automatiquement les hommes<br />

heureux.<br />

Mais la faim et la misère ne sont pas les seules gran<strong>de</strong>s causes<br />

sociales <strong>du</strong> malheur <strong>de</strong> l’homme. Il y a également la privation <strong>de</strong><br />

94


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

liberté, l’oppression nationale, l’exploitation économique, les<br />

persécutions raciales et d’autres cas similaires, privant les hommes<br />

d’égalité dans leurs rapports sociaux avec d’autres. Dans tous les<br />

cas <strong>de</strong> cette sorte, il s’agit <strong>de</strong> la privation <strong>de</strong> certains objets ou<br />

rapports. Et bien que la privation <strong>de</strong> liberté ou d’égalité sociale,<br />

sous n’importe quel aspect, soit autre chose que l’absence <strong>de</strong>s<br />

biens matériels nécessaires à la vie, les hommes ne la ressentent<br />

pas moins violemment et douloureusement. La lutte pour le droit<br />

p.082<br />

à la liberté est un aiguillon non moins puissant <strong>de</strong> révolte que<br />

la faim et la misère. Cela aussi est une lutte pour le droit au<br />

<strong>bonheur</strong> personnel, car il s’agit d’une condition nécessaire à l’état<br />

<strong>de</strong> cet indivi<strong>du</strong>, d’une condition qui ne suffit pas, il est vrai, à<br />

rendre l’indivi<strong>du</strong> heureux, mais dont l’absence suffit à le rendre<br />

malheureux.<br />

Il est évi<strong>de</strong>nt que d’autres privations peuvent rendre l’indivi<strong>du</strong><br />

malheureux. Par exemple : un amour non partagé, une soif <strong>du</strong><br />

pouvoir non assouvie ou un besoin <strong>de</strong> respect, etc. Ce sont là <strong>de</strong>s<br />

cas si fréquents qu’on ne peut que les ranger dans les<br />

phénomènes sociaux. Néanmoins il y a une différence essentielle<br />

entre les exemples <strong>de</strong> la première catégorie et ceux <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong>.<br />

Elle consiste en ceci, que dans la première il s’agit d’obstacles<br />

posés au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> par <strong>de</strong>s rapports sociaux<br />

déterminés, alors que dans la secon<strong>de</strong> ce sont <strong>de</strong>s obstacles <strong>du</strong>s à<br />

<strong>de</strong>s particularités psychiques <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> donné, ou à ses relations<br />

intimes avec un autre indivi<strong>du</strong> (comme c’est le cas en amour).<br />

C’est pourquoi il est possible <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> l’ingérence sociale dans<br />

les cas <strong>de</strong> la première catégorie, car la transformation <strong>de</strong> rapports<br />

sociaux injustes — qui peut être accomplie par <strong>de</strong>s hommes<br />

socialement organisés — élimine la source <strong>de</strong>s souffrances <strong>de</strong><br />

95


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

l’indivi<strong>du</strong>. La société ne peut pas s’immiscer dans les cas <strong>de</strong> la<br />

secon<strong>de</strong> catégorie. Ou <strong>du</strong> moins ne peut-elle le faire directement<br />

(l’ingérence indirecte est possible par la transformation <strong>de</strong>s<br />

<strong>conditions</strong> sociales déterminant le comportement psychique <strong>de</strong><br />

l’indivi<strong>du</strong>, mais cette ingérence est généralement inconsciente,<br />

spontanée). Du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> l’action consciente <strong>de</strong>s hommes en<br />

faveur <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> par l’amélioration <strong>de</strong> ses <strong>conditions</strong><br />

sociales et <strong>de</strong> leurs prémisses, c’est bien enten<strong>du</strong> le premier<br />

domaine qui est particulièrement intéressant. C’est lui qui, à divers<br />

titres et sous diverses appellations et formes, se retrouve <strong>de</strong>puis<br />

<strong>de</strong>s siècles, dans tous les programmes <strong>de</strong>s mouvements sociaux<br />

progressifs, dont la quintessence est la lutte pour les <strong>conditions</strong> les<br />

plus favorables au <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme.<br />

Autrement dit, il s’agit <strong>de</strong> la lutte pour la création <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />

les plus favorables à l’essor <strong>de</strong> la personnalité humaine. C’est<br />

précisément la raison pour laquelle ceux qui posent comme<br />

objectif à leur action sociale l’établissement <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> p.083 l’indivi<strong>du</strong> sont — dans le meilleur sens <strong>de</strong> ce terme<br />

— <strong>de</strong>s humanistes. Nous obtenons ainsi un critère permettant<br />

d’apprécier la valeur <strong>de</strong>s mouvements sociaux et <strong>de</strong> leurs<br />

programmes, d’apprécier les divers types d’humanisme.<br />

*<br />

Tous les mouvements sociaux parlent <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme<br />

et inscrivent cet objectif à leur programme. Pourrait-il en être<br />

autrement ? Pourraient-ils autrement compter sur un appui<br />

quelconque ? Il faut bien se dire que même l’anti-humanisme<br />

caractérisé, les idéologies prêchant le génoci<strong>de</strong> et la haine telles<br />

que l’hitlérisme ou le colonialisme et le racisme sous tous ses<br />

aspects, se servent également <strong>de</strong> la phraséologie <strong>de</strong> la lutte pour<br />

96


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme. Il reste simplement à savoir ce que l’on<br />

entend par être humain et ce que l’on exclut <strong>de</strong> cette catégorie.<br />

Tant le « surhomme » hitlérien que le raciste <strong>de</strong> notre époque<br />

considèrent que les indivi<strong>du</strong>s qui ne font pas partie <strong>de</strong> leur groupe<br />

n’entrent pas dans la catégorie <strong>de</strong>s hommes, ce qui leur permet<br />

d’absoudre toute inhumanité et toute bestialité.<br />

Il faut leur rendre cette justice qu’ils ont, à ce point <strong>de</strong> vue, <strong>de</strong><br />

glorieux prédécesseurs, à commencer par certains humanistes <strong>de</strong><br />

l’Antiquité pour qui les esclaves étaient <strong>de</strong>s instruments doués <strong>de</strong><br />

la parole. C’est là une contribution à la thèse touchant au<br />

caractère historique — et relatif dans ce sens — <strong>de</strong> l’appréciation<br />

<strong>de</strong>s divers humanismes.<br />

Question d’autant plus importante et digne d’intérêt que le<br />

véritable conflit <strong>du</strong> choix apparaît là où se heurtent les divers<br />

humanismes et aussi les diverses conceptions <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />

l’indivi<strong>du</strong> qui s’y rattachent, ainsi que la manière <strong>de</strong> les atteindre.<br />

Dans ce domaine, le conflit principal <strong>de</strong> notre époque est lié à la<br />

collision entre l’humanisme socialiste et les variétés d’humanismes<br />

qui entrent en concurrence avec lui, idéalistes <strong>de</strong> par leur contenu<br />

philosophique, et bourgeoises <strong>de</strong> par leurs protagonistes.<br />

Je me bornerai ici à signaler les éléments fondamentaux <strong>de</strong> la<br />

conception <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> indivi<strong>du</strong>el, relevant <strong>de</strong> l’humanisme<br />

socialiste.<br />

p.084<br />

Deux facteurs au moins différencient l’humanisme socialiste<br />

<strong>de</strong>s autres humanismes, qu’ils appartiennent à l’histoire ou à notre<br />

époque.<br />

En premier lieu, sa conception <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> en tant que pro<strong>du</strong>it<br />

<strong>de</strong>s rapports sociaux donnés, avant tout <strong>de</strong>s rapports <strong>de</strong> classes,<br />

97


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

qui déterminent l’attitu<strong>de</strong> et le comportement <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>.<br />

Contrairement à la conception selon laquelle la formation <strong>de</strong><br />

l’indivi<strong>du</strong> est <strong>du</strong>e soit à son bon vouloir, soit à la volonté d’un être<br />

supérieur hétérogène par rapport à la société, l’humanisme<br />

socialiste considère que ce qui forme l’indivi<strong>du</strong>, ce sont les<br />

rapports sociaux créés par l’homme et qui créent en même temps<br />

l’homme en tant qu’indivi<strong>du</strong> social. C’est en ceci que consiste<br />

principalement l’opposition entre les conceptions matérialiste et<br />

idéaliste <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>. Mais la conception <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> qui est le<br />

point <strong>de</strong> départ <strong>de</strong> tout humanisme a <strong>de</strong>s conséquences<br />

considérables, selon son caractère philosophique, pour les<br />

considérations ultérieures relatives aux problèmes <strong>de</strong> l’homme.<br />

Relatives aussi aux problèmes <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>. Car si<br />

l’humanisme est la théorie <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>, il est aussi la théorie <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> cet indivi<strong>du</strong>. La manière <strong>de</strong> concevoir ce <strong>bonheur</strong> et <strong>de</strong><br />

voir la possibilité <strong>de</strong> le réaliser dépend, en effet, dans une large<br />

mesure <strong>de</strong> la manière <strong>de</strong> concevoir et <strong>de</strong> comprendre l’indivi<strong>du</strong>.<br />

En second lieu, et c’est le plus important dans le contexte qui<br />

nous préoccupe, l’humanisme socialiste, dont le propre est <strong>de</strong> lier<br />

la théorie à la pratique, est un humanisme combattant. Il se pose<br />

avant tout pour tâche et pour objectif <strong>de</strong> combattre pour atteindre<br />

ses idéaux, pour les mettre en œuvre. Cela se rapporte<br />

particulièrement au problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>, à la<br />

manière d’abor<strong>de</strong>r ce problème.<br />

La quintessence <strong>du</strong> socialisme scientifique est son humanisme<br />

et la quintessence <strong>de</strong> cet humanisme est sa conception <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>. Tout dans le marxisme, sa philosophie, son économie<br />

politique, sa conception sociale et politique, est subordonné<br />

précisément à ce problème. Ce sont <strong>de</strong>s instruments théoriques au<br />

98


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

service d’un seul objectif pratique : la lutte pour assurer aux<br />

hommes une vie meilleure, plus heureuse. C’est ainsi que<br />

l’entendait déjà le jeune Marx lorsqu’il disait que la philosophie<br />

révolutionnaire était l’arme idéologique <strong>du</strong> prolétariat. Et c’est là la<br />

signification p.085 <strong>du</strong> postulat marxiste <strong>du</strong> lien <strong>de</strong> la théorie à la<br />

pratique. C’est ce qui fait que la théorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> prend dans le<br />

marxisme une forme particulière : ce n’est pas une réflexion<br />

abstraite sur la conception <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ou sur ses composants,<br />

mais l’idée révolutionnaire d’une transformation <strong>de</strong>s rapports<br />

sociaux <strong>de</strong> manière à créer les <strong>conditions</strong> les plus favorables au<br />

<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s hommes, en abolissant les obstacles sociaux<br />

empêchant la réalisation <strong>de</strong> cette vie heureuse.<br />

Conformément à la différenciation que nous avons adoptée au<br />

début, le socialisme marxiste abor<strong>de</strong> le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong><br />

l’indivi<strong>du</strong> sous l’angle négatif, c’est-à-dire en cherchant à déceler<br />

les obstacles à la vie heureuse afin <strong>de</strong> déterminer la manière <strong>de</strong><br />

les écarter. Comme nous l’avons déjà dit, cette manière d’abor<strong>de</strong>r<br />

le problème assure les meilleurs résultats positifs, parce que réels.<br />

A travers le mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s gens ont faim et vivent dans la<br />

misère. Deux tiers <strong>de</strong> l’humanité continuent <strong>de</strong> végéter et d’avoir<br />

faim. Le socialisme marxiste leur indique avec précision les<br />

transformations sociales capables <strong>de</strong> remédier à cet état <strong>de</strong><br />

choses et <strong>de</strong> créer ainsi les <strong>conditions</strong> d’une vie meilleure, d’une<br />

vie humaine. Il ne s’agit là ni <strong>de</strong> sermons, ni <strong>de</strong> préceptes<br />

moraux proclamés par <strong>de</strong>s gens rassasiés pensant qu’il suffit <strong>de</strong><br />

donner aux affamés <strong>de</strong> belles paroles au lieu <strong>de</strong> pain, sans vouloir<br />

pour autant partager non seulement leur pain, mais même la<br />

vian<strong>de</strong> et les brioches. Est-il étonnant dès lors que les hommes<br />

souffrant la faim et la misère soient attirés par cette théorie et<br />

99


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

prêts à suivre cette idée si magnifiquement chantée par Heinrich<br />

Heine, l’ami <strong>de</strong> Marx, dans son Conte d’Hiver ?<br />

« Ein neues Lied, ein besseres Lied,<br />

O Freun<strong>de</strong>, will ich Euch dichten !<br />

Wir wollen hier auf Er<strong>de</strong>n schon<br />

Das Himmelreich errichten.<br />

Wir wollen auf Er<strong>de</strong>n glücklich sein<br />

Und wollen nicht mehr darben,<br />

Verschlemmen soli nicht <strong>de</strong>r faule Bauch,<br />

Was fleissige Hän<strong>de</strong> erwarben. p.086<br />

Es wächst hienie<strong>de</strong>n Brot genug<br />

Für alle Menschenkin<strong>de</strong>r,<br />

Auch Rosen und Myrten, Schönheit und Lust,<br />

Und Zuckererbsen nicht min<strong>de</strong>r.<br />

Ja, Zuckererbsen für je<strong>de</strong>rmann,<br />

Sobald die Schoten platzen !<br />

Den Himmel überlassen wir<br />

Den Engeln und <strong>de</strong>n Spatzen.<br />

C’est <strong>de</strong> la même manière que le socialisme marxiste abor<strong>de</strong> les<br />

problèmes <strong>de</strong> l’oppression nationale, <strong>de</strong>s persécutions religieuses<br />

et raciales, <strong>de</strong> la situation sociale précaire <strong>de</strong> la femme, <strong>de</strong><br />

l’exploitation économique, etc. Il indique aux hommes le moyen <strong>de</strong><br />

sortir d’une situation qui d’une manière ou d’une autre leur pèse,<br />

qui d’une manière ou d’une autre les rend malheureux.<br />

Il ne se borne pas à leur dire qu’il est possible <strong>de</strong> vivre<br />

autrement, <strong>de</strong> vivre mieux, <strong>de</strong> façon plus heureuse. Il leur indique<br />

le moyen <strong>de</strong> le faire et les organise pour la lutte contre les<br />

100


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

obstacles à leur <strong>bonheur</strong>. Il ne les <strong>du</strong>pe pas en leur promettant un<br />

mon<strong>de</strong> meilleur et ne les console pas par une moralisation à bon<br />

marché. Il les incite à lutter et leur donne l’assurance <strong>de</strong> remporter<br />

la victoire dans cette lutte. C’est une théorie politique dans<br />

laquelle s’incluent également une théorie morale, un humanisme<br />

et une théorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Est-il étonnant qu’elle en appelle à<br />

ceux qui souffrent et qui aspirent à une vie meilleure, plus<br />

heureuse ? Est-il étonnant qu’à son appel répon<strong>de</strong>nt, à travers le<br />

mon<strong>de</strong>, ceux à qui s’adressent les paroles <strong>de</strong> l’Internationale :<br />

« Debout, les damnés <strong>de</strong> la terre, <strong>de</strong>bout les forçats <strong>de</strong> la<br />

faim... ».<br />

C’est une théorie spécifique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. En réalité, c’est la<br />

théorie <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>, partant <strong>du</strong><br />

principe que s’il est impossible à quiconque d’assurer le <strong>bonheur</strong><br />

complet d’autrui puisque ce <strong>bonheur</strong> dépend également <strong>de</strong><br />

l’indivi<strong>du</strong> donné, il est par contre possible et nécessaire <strong>de</strong> créer<br />

les <strong>conditions</strong> au <strong>bonheur</strong> pour tous.<br />

p.087<br />

C’est sur ces <strong>conditions</strong>, sur les <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>, que se concentre le socialisme marxiste. C’est entre<br />

autres <strong>de</strong> là que vient le caractère actif <strong>de</strong> l’humanisme qu’il<br />

contient, et <strong>de</strong> là aussi l’attirance qu’il exerce sur ceux qui<br />

souffrent et aspirent au <strong>bonheur</strong> personnel. C’est la raison <strong>de</strong> ses<br />

succès dans le conflit <strong>de</strong>s humanismes qui caractérise notre<br />

époque.<br />

Il y a <strong>de</strong>s auteurs très réputés qui considèrent que nous<br />

sommes en train <strong>de</strong> vivre la fin <strong>du</strong> siècle <strong>de</strong> l’idéologie. La<br />

polémique est difficile car, étant donné l’énorme diversité <strong>de</strong> sens<br />

que l’on prête au terme « idéologie », on ne sait pas très bien <strong>de</strong><br />

quoi ils veulent parler. « Idéologie » peut avoir plusieurs<br />

101


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

significations, parfois très éloignées. S’agit-il <strong>du</strong> sens intro<strong>du</strong>it<br />

avec le terme par Destutt <strong>de</strong> Tracy, ou <strong>de</strong> celui qu’emploie<br />

péjorativement Napoléon, ou plutôt <strong>de</strong> celui dans lequel<br />

l’employaient Marx et Engels et à leur suite, avec certaines<br />

modifications, Lénine puis Staline ? S’agit-il <strong>de</strong> l’« idéologie » au<br />

sens où — influencé par le marxisme — l’emploie Mannheim ou <strong>de</strong><br />

l’un <strong>de</strong>s nombreux autres sens qu’on lui prête actuellement ? Cette<br />

diversité a déjà joué bien <strong>de</strong>s tours. Si cependant les auteurs que<br />

j’ai mentionnés comprennent le mot « idéologie » comme on<br />

l’emploie dans les termes « idéologie féodale », « idéologie<br />

bourgeoise » ou « idéologie prolétarienne », si donc par ce terme<br />

on entend un système d’idées et <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vue sur la vie<br />

sociale, propres à une classe sociale donnée dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong><br />

historiques données, leur diagnostic est certainement erroné. Non<br />

seulement nous n’assistons pas à la fin <strong>du</strong> siècle <strong>de</strong> l’idéologie<br />

(dans le sens le plus largement employé aujourd’hui <strong>de</strong> ce terme),<br />

mais — au contraire — nous ne faisons qu’abor<strong>de</strong>r l’ère <strong>de</strong> son<br />

épanouissement véritable. Simplement parce que l’idéologie va<br />

<strong>de</strong>venir un instrument <strong>de</strong> plus en plus important et <strong>de</strong> plus en plus<br />

déterminant dans la lutte entre les <strong>de</strong>ux principaux systèmes<br />

sociaux et politiques en concurrence pour s’assurer la domination<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong> — que l’on peut appeler d’une manière générale le<br />

capitalisme et le socialisme.<br />

La coexistence pacifique <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux systèmes économiques et<br />

sociaux est un fait qu’il n’est nul besoin d’inventer. Depuis qu’a été<br />

constitué le premier Etat socialiste à côté <strong>de</strong>s pays capitalistes et<br />

que l’on a renoncé à la guerre pour résoudre les conflits et les p.088<br />

différends apparaissant entre eux — la coexistence pacifique est<br />

<strong>de</strong>venue un fait, bien que même <strong>de</strong> nos jours ce mot déplaise à<br />

102


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

certains. Le climat <strong>de</strong> cette coexistence diffère selon la situation,<br />

mais tant qu’il n’y a pas <strong>de</strong> guerre, la coexistence est un fait.<br />

Cela ne veut pas dire, pour autant, que disparaissent les conflits<br />

et les oppositions d’intérêts entre le système <strong>de</strong>s Etats capitalistes et<br />

celui <strong>de</strong>s Etats socialistes, que disparaissent entre ces systèmes la<br />

rivalité et une lutte particulière. Elles ne peuvent pas disparaître tant<br />

qu’existeront <strong>de</strong>s différences entre les systèmes <strong>de</strong> ces Etats. La<br />

disparition <strong>de</strong> ces différences implique la disparition <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

systèmes s’opposant dans le mon<strong>de</strong> actuel. C’est pourquoi l’aversion<br />

<strong>de</strong> certains hommes politiques occi<strong>de</strong>ntaux à l’égard d’une<br />

conception <strong>de</strong> la coexistence impliquant <strong>de</strong>s différences idéologiques<br />

et <strong>de</strong>s heurts sur ce plan vient ou bien d’un malenten<strong>du</strong> sur les<br />

termes ou d’un utopisme très néfaste dans la vie politique.<br />

<strong>Les</strong> différences idéologiques sont <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong> points <strong>de</strong><br />

vue sur la vie sociale, sur la structure et le mécanisme qui s’y<br />

rapportent. Laissons <strong>de</strong> côté le problème <strong>de</strong> la genèse <strong>de</strong> ces<br />

différences et <strong>de</strong> leurs appuis sociaux parce qu’il opposerait<br />

nécessairement le marxiste au thomiste, à l’existentialiste ou à<br />

l’a<strong>de</strong>pte d’une autre philosophie non marxiste. Mais tant le<br />

thomiste que l’existentialiste, le marxiste et les autres, si leur bon<br />

sens ne s’est pas évaporé dans les brumes <strong>de</strong> la philosophie,<br />

doivent bien tomber d’accord sur le fait que ceux qui partent <strong>du</strong><br />

principe <strong>de</strong> la propriété privée <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction avec<br />

toutes les conséquences sociales qu’il implique, et ceux qui partent<br />

<strong>du</strong> principe contraire <strong>de</strong> la propriété sociale <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong><br />

pro<strong>du</strong>ction, adoptent <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> valeurs différents et les<br />

modèles d’action différents qui en découlent. Il s’agit donc bien là<br />

<strong>de</strong> différences idéologiques, dans le sens précis <strong>du</strong> terme, et la<br />

politique <strong>de</strong> l’autruche n’y remédiera pas.<br />

103


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Dans les rapports internationaux, non plus, il ne s’agit pas<br />

aujourd’hui <strong>de</strong> faire <strong>du</strong> principe <strong>de</strong> la coexistence une utopie qui<br />

tendrait à effacer <strong>de</strong>s différences idéologiques ineffaçables. Il s’agit<br />

d’écarter la menace <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l’humanité en cas <strong>de</strong> conflit<br />

armé.<br />

p.089<br />

Non seulement les différences idéologiques <strong>de</strong>meureront,<br />

mais qui plus est, c’est autour d’elles que se concentrera —<br />

souhaitons-le — l’attention, car c’est précisément dans la sphère<br />

<strong>de</strong> l’idéologie que — dans la mesure où s’écartera le danger <strong>de</strong><br />

conflit armé — se déroulera <strong>de</strong> plus en plus la rivalité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

systèmes. C’est non seulement inévitable, mais c’est juste. Il faut<br />

admettre que les <strong>de</strong>ux camps en concurrence, et en tout cas les<br />

partis et les groupes dirigeant la vie <strong>de</strong> ces camps, sont<br />

convaincus <strong>de</strong> la supériorité <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> valeurs et <strong>de</strong>s<br />

modèles d’action qu’ils représentent. S’il <strong>de</strong>vient impossible<br />

d’obliger par la force les gens à adopter l’un ou l’autre d’entre eux,<br />

il faudra arriver à les persua<strong>de</strong>r <strong>de</strong> la supériorité <strong>de</strong> l’un ou <strong>de</strong><br />

l’autre <strong>de</strong> ces systèmes. La coexistence pacifique ne part pas, en<br />

effet, <strong>du</strong> principe <strong>de</strong> la stabilité mondiale ni <strong>du</strong> partage <strong>de</strong>s zones<br />

d’influence, comme le faisait la diplomatie traditionnelle. Si même<br />

« les hautes parties contractantes » le désiraient — ce en quoi<br />

elles auraient tort — la vie rejetterait ces faux calculs. Si la force<br />

armée ne monte pas la gar<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’ancien ordre établi, les hommes<br />

voudront choisir le système <strong>de</strong> vie selon eux le meilleur et ils le<br />

feront sans se préoccuper <strong>de</strong>s désirs <strong>de</strong> quiconque. La coexistence<br />

pacifique ne garantit donc pas le statu quo et l’immuabilité <strong>du</strong><br />

système social établi. Admettant les différences idéologiques, elle<br />

admet également une rivalité accrue pour toucher l’esprit et le<br />

cœur <strong>de</strong>s hommes, auxquels les <strong>de</strong>ux systèmes en appelleront. A<br />

104


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> quoi ? A l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s faits <strong>de</strong> la vie qui, selon le principe<br />

verba docent exempla trahunt, sont l’arme la plus puissante dans<br />

ce combat pacifique qu’est la rivalité <strong>de</strong>s systèmes, et aussi à<br />

l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s idéologies liées à ces faits. Nous en revenons ainsi tout<br />

naturellement à notre problème essentiel : les <strong>conditions</strong> sociales<br />

<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>.<br />

En définitive, les différences idéologiques dont il a été question<br />

précé<strong>de</strong>mment, les différences <strong>de</strong> points <strong>de</strong> vue, d’attitu<strong>de</strong>s à<br />

l’égard <strong>de</strong> la vie sociale, peuvent se ramener aux différences <strong>de</strong><br />

points <strong>de</strong> vue sur les <strong>conditions</strong> sociales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong><br />

et aux métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> mise en œuvre <strong>de</strong> ces <strong>conditions</strong>. C’est <strong>de</strong> cela<br />

qu’il s’agit pour ceux dont les avis diffèrent quant au principe <strong>de</strong> la<br />

propriété privée <strong>de</strong>s moyens <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction, <strong>de</strong> l’attitu<strong>de</strong> p.090<br />

nationaliste ou internationaliste dans les rapports entre les divers<br />

peuples et les diverses nations, etc. Quels que soient les<br />

arguments et les formules employés, il s’agit en définitive <strong>de</strong><br />

savoir ce qui peut assurer à l’homme une vie meilleure, les<br />

<strong>conditions</strong> qui peuvent donner les plus gran<strong>de</strong>s chances <strong>de</strong> vie<br />

heureuse. La théorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>scend une fois <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> ses<br />

hauteurs abstraites sur la terre ferme <strong>de</strong> la vie sociale, <strong>de</strong><br />

l’existence temporelle en ce bas mon<strong>de</strong>.<br />

C’est en définitive dans ce domaine que se déroulera la<br />

concurrence dans le cadre <strong>de</strong> la coexistence pacifique en faisant<br />

appel à l’esprit et au cœur <strong>de</strong>s hommes, à leurs convictions et à<br />

leur imagination, relativement au problème <strong>de</strong> la vie heureuse et,<br />

en tout cas, <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> favorables à cette vie. C’est<br />

précisément pourquoi cette rivalité prendra <strong>de</strong> plus en plus la<br />

forme <strong>du</strong> conflit <strong>de</strong>s humanismes.<br />

Nous avons déjà dit précé<strong>de</strong>mment qu’à notre époque, même<br />

105


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

l’anti-humanisme barbare s’efforçait <strong>de</strong> tenir le langage <strong>de</strong> la<br />

théorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. C’est très certainement un signe <strong>de</strong>s temps.<br />

Mais le phénomène le plus intéressant <strong>de</strong>meure néanmoins le<br />

conflit <strong>de</strong>s humanismes authentiques, bien que <strong>de</strong> type et d’origine<br />

différents.<br />

Comme on le sait, les tendances humanistes qui apparaissent<br />

actuellement remontent à diverses époques et portent divers<br />

caractères, tant par leur contenu que par leur appui social. En<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la formule générale <strong>de</strong> l’épanouissement total <strong>de</strong> la<br />

personnalité humaine — objectif commun à toutes les variétés<br />

d’humanismes — les différences sont considérables. Ainsi entre<br />

l’humanisme socialiste, matérialiste et actif, et l’humanisme<br />

chrétien, créationniste et contemplatif, ou l’humanisme<br />

existentialiste-subjectiviste et en même temps actif. <strong>Les</strong> différents<br />

points <strong>de</strong> départ, socialement et philosophiquement parlant, <strong>de</strong>s<br />

diverses conceptions <strong>de</strong> l’humanisme, déterminent la manière dont<br />

ils résolvent le problème <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme,<br />

déterminent leur optimisme ou leur pessimisme (comme c’est le<br />

cas pour l’humanisme socialiste et pour l’existentialisme), leur<br />

attitu<strong>de</strong> combative ou contemplative-moralisatrice dans ces<br />

questions (comme c’est le cas pour l’humanisme socialiste et pour<br />

l’humanisme chrétien).<br />

p.091<br />

Etant donné, cependant, qu’à notre époque ces problèmes<br />

<strong>de</strong>scen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s nuages <strong>de</strong> l’abstraction philosophique pour<br />

s’implanter sur la terre ferme <strong>de</strong> la vie sociale et <strong>de</strong> la lutte<br />

sociale, il est plus important d’envisager ces problèmes <strong>du</strong> point <strong>de</strong><br />

vue <strong>de</strong> la pratique, <strong>de</strong>s besoins et <strong>du</strong> choix concret qui se pose à<br />

l’homme aspirant à une vie meilleure, plus heureuse — et prêt à<br />

lutter pour l’atteindre — que <strong>de</strong> débattre <strong>du</strong> bien-fondé <strong>de</strong>s<br />

106


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

diverses philosophies et <strong>de</strong>s différences <strong>de</strong> conceptions <strong>de</strong>s divers<br />

humanismes sur le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>.<br />

Il y a là <strong>de</strong>ux problèmes, avant tout, dont l’importance est<br />

décisive : offre-t-on une théorie ouvrant aux hommes une<br />

perspective réelle <strong>de</strong> se libérer <strong>du</strong> mal social qui les tourmente ?<br />

Offre-t-on dans la pratique <strong>de</strong>s exemples précis capables <strong>de</strong><br />

convaincre les intéressés que ces intentions sont réalisables ? Ces<br />

<strong>de</strong>ux éléments se retrouvent dans l’humanisme socialiste et c’est<br />

ce qui fait sa force et le secret <strong>de</strong> ses succès, quoi que puissent<br />

arguer ses adversaires qui cherchent à s’opposer à lui à l’échelle<br />

internationale. A ceux qui ne le comprennent pas, à ceux qui<br />

préfèrent <strong>de</strong>meurer dans le wishful thinking et nier la réalité,<br />

l’avenir réserve bien <strong>de</strong>s surprises et ils risquent d’être perdants<br />

dans la concurrence.<br />

On peut gron<strong>de</strong>r contre le socialisme, on peut même, à <strong>de</strong>s fins<br />

<strong>de</strong> propagan<strong>de</strong>, nier son humanisme, mais l’homme affamé et<br />

exploité comprendra cette vérité élémentaire, tôt ou tard il<br />

entendra sa voix qui proclame que dans un mon<strong>de</strong> où les richesses<br />

potentielles sont suffisantes, on ne pourra en finir avec la faim que<br />

lorsqu’on en finira avec le système d’exploitation qui conditionne<br />

ce mon<strong>de</strong>. Il entendra cette vérité, d’autant plus qu’il verra bien<br />

qu’il ne s’agit pas d’une théorie. Il aura <strong>de</strong>vant lui <strong>de</strong>s exemples<br />

vivants <strong>de</strong> sa mise en œuvre. Effrayante pour les uns, mais<br />

combien attirante pour les autres, pour les affamés, les miséreux<br />

et les exploités. Pour eux, il suffit d’apprendre que quelque part<br />

dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s hommes en ont fini avec cet état <strong>de</strong> choses ;<br />

cette seule nouvelle suffit à créer un mythe, à inciter à l’action.<br />

Aucune promesse <strong>de</strong> récompense dans l’autre mon<strong>de</strong> pour les<br />

humbles, aucune œuvre <strong>de</strong> consolation ne résisteront au simple<br />

107


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

fait qu’il est possible d’organiser une vie sociale où les hommes ne<br />

sont pas obligés p.092 d’avoir faim alors qu’ils travaillent pour le luxe<br />

et le plaisir <strong>de</strong>s antres.<br />

Dans ce combat, l’humanisme socialiste possè<strong>de</strong> <strong>de</strong>s atouts<br />

importants, qui lui assurent la supériorité sur ses concurrents.<br />

Il en est <strong>de</strong> même s’il s’agit <strong>de</strong> l’oppression nationale, raciale,<br />

etc. Ce qui entraîne les hommes à lutter contre l’oppression, pour<br />

les <strong>conditions</strong> d’une vie heureuse, c’est la perspective réelle <strong>de</strong> la<br />

libération fondée sur <strong>de</strong>s exemples concrets prouvant que cette<br />

libération est possible.<br />

Ces preuves réelles, les paroles ne les remplaceront pas. Et<br />

certainement pas les promesses <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> dans l’autre mon<strong>de</strong> ou<br />

d’égalité absolue, lorsqu’elles s’accompagnent <strong>de</strong> pratiques<br />

coloniales ou d’oppression nationale, ou d’appui direct ou indirect à<br />

ces pratiques. <strong>Les</strong> hommes qui, au risque <strong>de</strong> leur vie, luttent pour<br />

<strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> vie heureuse, ne se bornent pas à écouter les<br />

belles paroles. Ils surveillent aussi attentivement les actes <strong>de</strong> ceux<br />

qui les prononcent. Aussi pourra-t-on calomnier tant que l’on<br />

voudra le socialisme, pour les peuples d’Asie, d’Afrique et <strong>de</strong> plus<br />

en plus d’Amérique latine, c’est l’Union soviétique et la Chine<br />

populaire qui seront les héros <strong>de</strong> leurs romans, et non pas une<br />

puissance occi<strong>de</strong>ntale qui, soit pratique le colonialisme, soit le<br />

patronne d’une manière ou d’une autre. <strong>Les</strong> paroles n’y feront rien.<br />

C’est <strong>de</strong> la pratique qu’il s’agit, <strong>de</strong>s actes. Et là, la prépondérance<br />

<strong>du</strong> socialisme sur ses concurrents est considérable.<br />

Enfin, un grand problème apparaît dans le « plébiscite » sur<br />

l’humanisme : c’est la question <strong>de</strong> la paix. Rien n’est plus<br />

important à l’heure actuelle pour <strong>de</strong>s gens qui luttent pour leur<br />

108


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>bonheur</strong> personnel. Tant s’il s’agit d’écarter l’épée <strong>de</strong> Damoclès<br />

<strong>de</strong> l’auto-<strong>de</strong>struction qui pèse sur l’humanité que pour en finir<br />

avec la folie qui fait noyer <strong>de</strong>s milliards dans les armements —<br />

<strong>de</strong>s milliards qui suffiraient à couvrir les besoins <strong>de</strong> l’humanité<br />

tout entière. Là non plus, les paroles ne suffisent pas. Il faut <strong>de</strong>s<br />

actes. Est-on pour ou contre le désarmement général, qui<br />

constitue la seule perspective raisonnable permettant <strong>de</strong> sortir <strong>de</strong><br />

cette situation insensée dans laquelle l’humanité se trouve<br />

aujourd’hui plongée ? <strong>Les</strong> hommes, <strong>de</strong>s peuples entiers, ne se<br />

bornent pas à écouter les discours, ils p.093 regar<strong>de</strong>nt<br />

attentivement les actes <strong>de</strong>s orateurs. Et dans ce problème, c’est<br />

<strong>de</strong>s actes que dépend le choix entre les points <strong>de</strong> vue, et aussi<br />

entre les divers humanismes.<br />

Nous vivons à une époque passionnante où le problème <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong>, <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> propres à réaliser ce <strong>bonheur</strong>,<br />

a dépassé le sta<strong>de</strong> <strong>de</strong>s paroles et <strong>de</strong>s considérations<br />

philosophiques pour entrer dans celui <strong>de</strong> la lutte et <strong>de</strong>s réalisations<br />

pratiques. C’est un fait qui doit remplir <strong>de</strong> joie tout humaniste<br />

véritable, tout combattant véritable pour le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s hommes.<br />

Il est <strong>de</strong> plus en plus difficile, dans cette affaire, <strong>de</strong> se comporter<br />

en renard teint. Il est <strong>de</strong> plus en plus difficile aussi <strong>de</strong> <strong>de</strong>meurer<br />

dans le domaine <strong>de</strong>s considérations théoriques en cette matière,<br />

<strong>de</strong> n’être qu’un partisan abstrait <strong>de</strong> cette cause, sans vouloir<br />

prendre position — pour ou contre. La vie nous pousse et place<br />

certains dans une situation peu commo<strong>de</strong> : hic Rho<strong>du</strong>s hic salta. Il<br />

faut pourtant se déci<strong>de</strong>r. Ceci marque également le conflit <strong>de</strong>s<br />

humanismes et leurs chances <strong>de</strong> victoire auprès <strong>de</strong>s masses. Quel<br />

que soit le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> leur prise <strong>de</strong> conscience, sous la pression<br />

spontanée <strong>de</strong>s besoins <strong>de</strong> la vie et <strong>du</strong> désir <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, elles<br />

109


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

reprennent dans toutes les langues et sur tous les tons les mots <strong>du</strong><br />

poète :<br />

« Wir wollen auf Er<strong>de</strong>n glücklich sein<br />

Und wollen nicht mehr darben...<br />

C’est précisément là ce que leur enseigne l’humanisme<br />

socialiste. Et c’est surtout là ce qui fait sa puissance et son<br />

importance historique.<br />

@<br />

110


p.095<br />

<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

BERTRAND <strong>de</strong> JOUVENEL né à Paris en 1903, a publié<br />

en 1928 son premier livre, L’économie dirigée, suivi en 1930 par Vers les<br />

Etats-Unis d’Europe. Réfugié en Suisse pendant la guerre, il a été<br />

pendant plusieurs années commentateur à la Gazette <strong>de</strong> Lausanne. Il<br />

siège aujourd’hui à la Commission <strong>de</strong>s comptes <strong>de</strong> la Nation, au groupe<br />

<strong>de</strong>s experts en pro<strong>du</strong>ctivité <strong>du</strong> Plan, et à la section <strong>de</strong> conjoncture <strong>du</strong><br />

Conseil économique et social.<br />

Parmi les vingt-cinq ouvrages <strong>de</strong> Bertrand <strong>de</strong> Jouvenel, certains sont<br />

principalement <strong>de</strong>scriptifs et analytiques, comme La crise <strong>du</strong> capitalisme<br />

américain (1933) ou Problèmes <strong>de</strong> l’Angleterre socialiste (1947) ;<br />

d’autres témoignent <strong>de</strong> préoccupations <strong>de</strong> théorie politique : Du pouvoir,<br />

De la souveraineté, etc.<br />

ARCADIE 1<br />

Je suis profondément reconnaissant au professeur<br />

Reverdin 2 d’avoir appliqué le pouvoir magique <strong>de</strong> l’éloquence à<br />

l’évocation <strong>du</strong> rêve arcadien <strong>de</strong>s poètes. Ces nobles images<br />

hanteront vos esprits tandis que vous entendrez mes propos terre<br />

à terre, et c’est là ce qu’il faut. Car le problème <strong>de</strong> notre époque<br />

est <strong>de</strong> gui<strong>de</strong>r nos techniques <strong>de</strong> plus en plus puissantes vers<br />

l’épanouissement <strong>de</strong>s grâces <strong>de</strong> la vie. Que les formes <strong>de</strong> la vie<br />

heureuse se modèlent sur la fable arcadienne, personne ne s’y<br />

attend : les poètes ne sont pas <strong>de</strong>s planificateurs, mais ils<br />

expriment les exigences <strong>du</strong> cœur humain qui <strong>de</strong>vraient à présent<br />

imprégner et inspirer l’emploi <strong>de</strong> nos forces pro<strong>du</strong>ctives. C’est ce<br />

rapport entre la sensibilité et la technique que j’ai voulu affirmer<br />

en donnant à une étu<strong>de</strong> qui se situe sur un plan très concret un<br />

titre <strong>de</strong> caractère mythique.<br />

Le problème que j’ai à traiter est celui <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> sociales<br />

<strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. C’est-à-dire que j’ai à discuter seulement les<br />

1 Conférence <strong>du</strong> 14 septembre 1961.<br />

2 Présentateur <strong>du</strong> conférencier. (N.d.l.r.)<br />

111<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>conditions</strong> extérieures offertes ou imposées à la personne, et non<br />

pas l’emploi qu’elle fait <strong>de</strong> sa liberté dans le cadre <strong>de</strong> ces<br />

<strong>conditions</strong>. Personne ne soutiendrait que le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme<br />

est entièrement indépendant <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> dans lesquelles il se<br />

trouve placé ; ce serait absur<strong>de</strong>. Personne non plus, que ce<br />

<strong>bonheur</strong> lui est automatiquement imprimé par lesdites <strong>conditions</strong>,<br />

l’indivi<strong>du</strong> étant alors considéré p.096 comme passif. Mon sujet est<br />

donc bien limité aux <strong>conditions</strong> environnantes plus ou moins<br />

favorables à l’indivi<strong>du</strong>.<br />

Telle est la spécification <strong>de</strong> mon propos par les organisateurs que<br />

je remercie <strong>de</strong> m’avoir invité en une si agréable compagnie.<br />

J’ajouterai à cette spécification <strong>de</strong>s spécifications complémentaires :<br />

c’est aux indivi<strong>du</strong>s <strong>de</strong>s pays économiquement avancés que<br />

s’adressera mon analyse, parce que c’est ce que je connais, et c’est<br />

<strong>du</strong> grand nombre que je parlerai. Cela est bon à préciser, car on ne<br />

peut pas postuler d’entrée que les <strong>conditions</strong> les plus propices au<br />

grand nombre le sont aussi au petit nombre. Cela peut être ou<br />

n’être pas : il est enten<strong>du</strong> en tout cas que c’est le grand nombre qui<br />

nous occupe.<br />

Malgré <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s guerres et une gran<strong>de</strong> dépression, le XX e<br />

siècle a apporté en Europe une prodigieuse amélioration <strong>de</strong> la<br />

condition <strong>du</strong> grand nombre. D’abord dans l’ordre <strong>de</strong> la sécurité<br />

matérielle <strong>du</strong> foyer populaire. La menace <strong>de</strong> misère, que faisait<br />

peser sur lui le risque <strong>de</strong> maladie ou <strong>de</strong> chômage <strong>du</strong> soutien <strong>de</strong><br />

famille, a été écartée : les besoins vitaux <strong>du</strong> foyer sont, en ces<br />

circonstances, couverts par <strong>de</strong>s allocations sociales. <strong>Les</strong> chances<br />

<strong>de</strong> chômage sont d’ailleurs fort diminuées par une politique <strong>de</strong><br />

plein emploi.<br />

Ma génération a attaché une importance capitale à la réalisation<br />

112


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>du</strong> plein emploi. L’homme qui ne trouve pas <strong>de</strong> « situation » dans<br />

la Société ne connaît pas seulement un drame matériel mais un<br />

drame moral. Exclu <strong>de</strong>s activités dans lesquelles il voit les autres<br />

engagés, il se sent frappé d’un jugement d’inutilité ; il est humilié.<br />

Au contraire, l’homme est valorisé à ses propres yeux lorsqu’il voit<br />

son travail recherché. Nous avons renversé la balance entre la<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> et l’offre <strong>de</strong> travail : nous avons trouvé l’ouvrier<br />

solliciteur d’emploi, et par une politique conjoncturelle appropriée,<br />

nous avons fait <strong>de</strong> lui le sollicité : ce n’est pas un mince progrès<br />

pour la dignité <strong>du</strong> travailleur.<br />

Le second changement à signaler est la gran<strong>de</strong> diminution dans<br />

l’effort physique <strong>du</strong> travail, non pas seulement la diminution <strong>de</strong> la<br />

<strong>du</strong>rée, mais <strong>de</strong> la dépense musculaire. Il faut y joindre l’innovation<br />

majeure <strong>de</strong>s congés payés.<br />

p.097<br />

Le troisième changement enfin rési<strong>de</strong> dans la dynamisation<br />

<strong>de</strong> la récompense <strong>du</strong> travail. D’année en année, un travailleur qui<br />

reste dans le même emploi reçoit une récompense accrue. Si son<br />

fils débute comme il a débuté lui-même, ce fils reçoit d’entrée<br />

beaucoup plus que n’avait reçu le père. Mais ce n’est pas tout : le<br />

fils a <strong>de</strong>s chances croissantes <strong>de</strong> débuter à un échelon supérieur à<br />

l’échelon d’entrée <strong>du</strong> père. Et le phénomène est assez important<br />

pour que nous en fassions le quatrième changement.<br />

On méconnaît le phénomène <strong>du</strong> transfert <strong>de</strong> génération en<br />

génération vers <strong>de</strong>s emplois plus élevés si l’on fixe le regard sur le<br />

sommet <strong>de</strong> l’échelle. Il est logiquement nécessaire qu’une très<br />

faible proportion <strong>de</strong>s « fils d’en bas » parviennent aux emplois <strong>du</strong><br />

sommet parce que ces fils sont nombreux et ces emplois sont<br />

rares. En outre, il est <strong>de</strong> fait que les « fils d’en haut » viennent<br />

occuper une gran<strong>de</strong> majorité <strong>de</strong>s emplois <strong>du</strong> sommet. En<br />

113


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

revanche, si nous considérons une échelle d’emplois, gra<strong>du</strong>ée à un<br />

moment donné, si nous traçons une barre représentant la<br />

proportion <strong>du</strong> personnel total qui est employé à ce niveau, nous<br />

verrons alors avec le temps se raccourcir les barres correspondant<br />

aux étages les plus bas et s’allonger les barres correspondant aux<br />

étages moyens, <strong>de</strong> sorte que nécessairement il y aura proportion<br />

croissante <strong>de</strong>s fils d’en bas « logés » à <strong>de</strong>s « étages » plus élevés.<br />

Autant on pourrait être porté au pessimisme si l’on posait la<br />

question : « en quelle proportion <strong>de</strong>s fils <strong>de</strong> manœuvres<br />

remplissent-ils les emplois <strong>du</strong> sommet ? » autant on est porté à<br />

l’optimisme si l’on pose la question : « en quelle proportion les fils<br />

<strong>de</strong> manœuvres échappent-ils à la condition <strong>de</strong> manœuvre ? »<br />

On n’obtient pas une mesure adéquate <strong>du</strong> dynamisme <strong>de</strong> la<br />

condition populaire si l’on se borne à noter combien la récompense<br />

d’un même emploi a progressé d’une génération à l’autre ; il faut y<br />

ajouter l’accroissement dans la proportion <strong>de</strong>s emplois plus<br />

avantageux.<br />

D’ailleurs, dans les phénomènes que nous avons notés, on peut<br />

distinguer ceux qui sont <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la solidarité sociale et ceux<br />

qui tiennent au progrès économique. En ce qui concerne ce que<br />

l’on appelle, en jargon technique, la couverture <strong>de</strong>s risques<br />

maladies, chômage et vieillesse, on peut dire que l’Etat <strong>du</strong> XX e<br />

siècle n’a fait p.098 autre chose que réparer par <strong>de</strong>s mécanismes<br />

légaux la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> solidarités organiques locales qui<br />

régnaient avant l’âge in<strong>du</strong>striel. On peut même dire qu’en ce qui<br />

concerne la vieillesse, il l’a fait <strong>de</strong> façon très inadéquate. S’il y a<br />

lieu <strong>de</strong> vanter nos institutions tendant au soutien <strong>de</strong>s familles, par<br />

rapport à l’état <strong>du</strong> XIX e siècle, elles peuvent apparaître<br />

réparatrices plutôt qu’absolument progressives si l’on se réfère à<br />

114


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

d’autres structures <strong>de</strong> sociétés. Je ne dis pas qu’il faille faire cette<br />

réserve, mais seulement qu’on peut la faire.<br />

Au contraire, aucune hésitation n’est permise en ce qui<br />

concerne la dynamisation <strong>de</strong>s perspectives <strong>de</strong> l’homme <strong>du</strong><br />

commun. Il n’y a jamais eu <strong>de</strong> civilisation avant la nôtre où cet<br />

homme pût compter, avec une quasi-certitu<strong>de</strong>, qu’il aurait <strong>de</strong> plus<br />

en plus, d’année en année, et son fils après lui.<br />

Il y a toujours eu <strong>de</strong>s particuliers qui amélioraient beaucoup<br />

leur sort et celui <strong>de</strong> leur famille, mais c’était <strong>de</strong>s cas indivi<strong>du</strong>els.<br />

On peut trouver dans l’histoire <strong>de</strong>s sociétés humaines certaines<br />

phases où le sort <strong>du</strong> grand nombre s’est amélioré, mais jamais<br />

dans la même proportion que <strong>de</strong>puis cent ans, et ces avances, qui<br />

tenaient en général à <strong>de</strong>s phénomènes démographiques, ont<br />

toujours été suivies <strong>de</strong> grands reculs, qu’à présent on ne prévoit<br />

pas. Dans tous les pays avancés, les spécialistes se livrent à <strong>de</strong>s<br />

extrapolations <strong>du</strong> progrès dans le niveau <strong>de</strong> vie indivi<strong>du</strong>el, dont les<br />

plus mo<strong>de</strong>stes supposent un doublement en trente ans, au rythme<br />

<strong>de</strong> 2,35 % l’an, tandis que le doublement en dix-huit ans<br />

n’apparaît pas déraisonnable, à un rythme <strong>de</strong> 4 % l’an.<br />

Ce n’est pas mon sujet ici d’expliquer cette rapidité <strong>du</strong><br />

changement. Il est pourtant à propos <strong>de</strong> souligner que le<br />

phénomène est entièrement nouveau. Si le plus faible <strong>de</strong>s rythmes<br />

que j’ai cités, 2,35 % l’an, avait régné dans le passé, alors il<br />

faudrait supposer que le niveau <strong>de</strong> vie était en 1761 cent fois plus<br />

bas qu’à présent, ce qui est manifestement absur<strong>de</strong> (en effet un<br />

rythme <strong>de</strong> 2,35 % l’an implique centuplement en <strong>de</strong>ux siècles).<br />

Inci<strong>de</strong>mment, cette vertu <strong>de</strong> l’intérêt composé jette aussi un doute<br />

quant à la poursuite indéfinie <strong>du</strong> processus : on a peine à<br />

concevoir que notre niveau <strong>de</strong> vie soit centuplé dans les <strong>de</strong>ux<br />

115


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

siècles, ou bien cela n’a pas un sens aussi concret que nous<br />

supposons. Mais c’est un autre sujet.<br />

p.099<br />

Le phénomène, ai-je dit, est nouveau. Que le pro<strong>du</strong>it par<br />

année <strong>de</strong> travail croisse successivement, et le pro<strong>du</strong>it par heure <strong>de</strong><br />

travail plus rapi<strong>de</strong>ment encore, c’est un fait nouveau dans l’histoire<br />

<strong>du</strong> genre humain. Qui <strong>de</strong> nous, discutant un ouvrage <strong>de</strong> pensée ou<br />

d’art, n’a pas dit : « Il faut le temps <strong>de</strong> le faire » ; « le temps »<br />

dont il est parlé étant alors représenté dans l’esprit comme une<br />

<strong>du</strong>rée minimum, « élastique » vers le haut (il se peut qu’il faille<br />

plus <strong>de</strong> temps), « inélastique » vers le bas ; à faire plus vite on<br />

bâclerait. Cette attitu<strong>de</strong>, qui ne se trouve plus à présent que dans<br />

les métiers d’art, était commune autrefois à tous les métiers, qui,<br />

alors, étaient tous dénommés « arts ». Et puisqu’un même objet<br />

ne pouvait pas être pro<strong>du</strong>it avec un temps <strong>de</strong> travail <strong>de</strong> plus en<br />

plus court, le corollaire était qu’il ne pouvait pas être pro<strong>du</strong>it <strong>de</strong><br />

plus en plus par heure <strong>de</strong> travail.<br />

Aussi les premiers économistes n’ont-ils vu comme source<br />

possible <strong>de</strong> l’augmentation <strong>de</strong>s disponibilités nationales par tête<br />

que l’échange commercial avec l’étranger. Tel <strong>de</strong>s pro<strong>du</strong>its ici<br />

consommés y coûte beaucoup plus <strong>de</strong> travail qu’il ne fait en<br />

Ruritanie où les <strong>conditions</strong>, notamment climatiques, sont plus<br />

favorables. Par conséquent on en obtiendra plus, avec le même<br />

travail, si on le prend à l’étranger, le payant par tel pro<strong>du</strong>it qui,<br />

chez nous, coûte moins <strong>de</strong> travail qu’en Ruritanie : le commerce<br />

est un moyen d’élever la pro<strong>du</strong>ctivité moyenne en concentrant les<br />

efforts nationaux sur les spécialités dans lesquelles le travail<br />

national est le plus pro<strong>du</strong>ctif.<br />

Mais que dans les spécialités elles-mêmes la pro<strong>du</strong>ctivité <strong>du</strong><br />

travail pût être accrue, c’était une idée plus ambitieuse, liée à<br />

116


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

l’accroissement <strong>de</strong> la dotation en capital pro<strong>du</strong>ctif par homme.<br />

Ricardo et Marx, qui ont mis l’accent sur l’accroissement <strong>de</strong> la<br />

pro<strong>du</strong>ction par homme par l’accroissement <strong>de</strong> la dotation en<br />

capital par homme, ont cru que le premier accroissement serait<br />

dégressif par rapport au second, les ren<strong>de</strong>ments <strong>du</strong> capital étant<br />

décroissants. C’est même la base <strong>de</strong>s prédictions <strong>de</strong> Marx sur<br />

l’intensité inévitablement croissante <strong>de</strong>s conflits entre Capital et<br />

Travail. Si le ren<strong>de</strong>ment économique <strong>du</strong> Capital était décroissant à<br />

mesure <strong>de</strong> son accumulation (par tête <strong>de</strong> travailleur), alors l’effort<br />

<strong>du</strong> capitaliste p.100 pour maintenir le taux <strong>de</strong> profit <strong>de</strong>vait l’amener<br />

à disputer au travailleur une fraction croissante <strong>de</strong> la plus-value<br />

(aujourd’hui nommée « valeur ajoutée »). Or, le postulat<br />

emprunté par Marx à Ricardo, ren<strong>de</strong>ment décroissant <strong>du</strong> capital,<br />

s’est avéré mal fondé, ce qui détruit toute la prévision marxiste sur<br />

le conflit croissant ; au contraire, le ren<strong>de</strong>ment économique <strong>du</strong><br />

capital accumulé est croissant, autrement dit la pro<strong>du</strong>ction par<br />

homme croît encore plus vite que la dotation en capital par<br />

homme.<br />

Personne, à la vérité, n’a prévu l’essor <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction par<br />

homme tel qu’il se manifeste au XX e siècle, principe <strong>de</strong> toute notre<br />

transformation sociale. Or, ce changement dans le rapport <strong>de</strong><br />

l’effort au résultat a, dans son origine et développement, été lié à<br />

un phénomène psychologique, la promotion morale <strong>du</strong> pro<strong>du</strong>cteur.<br />

Toutes les sociétés <strong>du</strong> passé ont réservé leur estime à la fonction<br />

religieuse et intellectuelle et à la fonction combattante et<br />

gouvernante. L’ordre pro<strong>du</strong>cteur était subordonné, ses soins,<br />

indispensables, étaient regardés comme serviles. Oui, ces travaux<br />

étaient <strong>de</strong> « bas étage », faisaient déroger ceux qui s’y livraient,<br />

mais ce n’était pas tout : la pensée elle-même eût dérogé en s’y<br />

117


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

appliquant. Non plus qu’on ne doit parler <strong>de</strong>s fonctions<br />

physiologiques, il ne faut parler <strong>de</strong>s fonctions pro<strong>du</strong>ctrices. Cette<br />

profon<strong>de</strong> déconsidération <strong>de</strong>s travaux pro<strong>du</strong>ctifs était défavorable<br />

à leur progrès pratique. Combien les choses ne sont-elles pas<br />

changées aujourd’hui ! <strong>Les</strong> organisateurs <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction,<br />

n’importe le régime, capitaliste ou communiste, sont les principaux<br />

personnages <strong>de</strong> l’ordre social, et l’ordre intellectuel s’est<br />

transformé tellement que le technicien y a pris le pas sur le lettré.<br />

Le moment <strong>de</strong> la gran<strong>de</strong> inflexion est celui où l’on passe d’un état<br />

dans lequel l’importance sociale <strong>de</strong> l’indivi<strong>du</strong> l’autorise à un<br />

prélèvement sur le travail, prélèvement qu’il consomme tout<br />

entier, au moment où le prélèvement sur le travail est employé à<br />

procurer <strong>de</strong> meilleurs instruments <strong>de</strong> travail et où ceux qui<br />

excellent dans cette promotion <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ctivité prennent <strong>de</strong><br />

l’importance sociale.<br />

Enfin, la somme <strong>de</strong> tout ceci c’est que la pro<strong>du</strong>ction par année<br />

<strong>de</strong> travail progresse continuellement et par conséquent les moyens<br />

<strong>de</strong> consommation par tête.<br />

p.101<br />

Il semble étrange qu’un progrès aussi prononcé dans les<br />

<strong>conditions</strong> matérielles <strong>du</strong> grand nombre ne donne pas lieu à un<br />

climat <strong>de</strong> grand optimisme. Au contraire, l’invitation qui nous a été<br />

faite postule une inquiétu<strong>de</strong>, un climat pessimiste. S’il est vrai,<br />

comment l’expliquer ? Cette explication peut être recherchée à<br />

plusieurs niveaux. Nous commencerons par les plus grossiers,<br />

nous élevant par <strong>de</strong>grés.<br />

L’interprétation sordi<strong>de</strong> <strong>du</strong> malaise qui s’exprime, c’est qu’il<br />

serait propre et spécifique à ceux qui l’expriment, aux lettrés, et<br />

n’aurait pas d’autre principe que la dégradation <strong>de</strong> leur statut au<br />

cours <strong>de</strong> la transformation sociale. La thèse est impossible à<br />

118


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

étayer si l’on pense à la condition matérielle <strong>de</strong> l’écrivain, vu qu’à<br />

toutes les époques elle a présenté une énorme dispersion <strong>de</strong> cas<br />

indivi<strong>du</strong>els, et qu’on peut aussi indûment représenter une montée<br />

<strong>de</strong> Villon à Sagan qu’une <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> Voltaire à tel talent méconnu<br />

d’aujourd’hui. La thèse est plus plausible si l’on souligne que le<br />

lettré a joui dans toutes les sociétés <strong>du</strong> passé d’une estime qui<br />

s’est maintenant déplacée sur le savant ou le technicien. Mais où<br />

la thèse <strong>de</strong>vient beaucoup plus plausible — et d’ailleurs beaucoup<br />

moins sordi<strong>de</strong> — c’est si l’on note que le lettré souffre dans les<br />

objets naturels <strong>de</strong> son affection.<br />

Fidèles à notre métho<strong>de</strong> d’aller <strong>du</strong> moins au plus important,<br />

nous signalerons qu’un homme qui aime les auteurs grecs et latins<br />

souffre <strong>de</strong> voir ces langues <strong>de</strong> plus en plus abandonnées ; qu’un<br />

homme cultivé qui goûte les nobles monuments et les beaux<br />

paysages, souffre d’assister à une explosion <strong>de</strong> lai<strong>de</strong>ur dans les<br />

villes, les banlieues et les campagnes, qui ne laissera bientôt plus<br />

rien sur quoi l’œil puisse se poser avec plaisir — je pense surtout à<br />

mon pays ; que l’homme méditatif souffre <strong>de</strong> la vague <strong>de</strong> bruit qui<br />

déferle ; que l’homme délicat en<strong>du</strong>re avec peine que la brutalité<br />

<strong>de</strong>s prétentions fasse l’éten<strong>du</strong>e <strong>de</strong> leurs droits.<br />

Nous dirons encore que le lettré étant naturellement un artisan,<br />

il se sent menacé par l’extinction <strong>de</strong> l’artisanat dans la société<br />

mo<strong>de</strong>rne. Le poète et l’ébéniste <strong>du</strong> Faubourg Saint-Antoine<br />

travaillaient à peu près <strong>de</strong> la même façon : le lettré s’effraie en<br />

voyant que nul ne travaille plus comme lui et peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r<br />

combien <strong>de</strong> temps encore son activité subsistera sous la forme<br />

artisanale.<br />

p.102<br />

Nous avons fait un tour rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong>s réactions que l’on peut<br />

raisonnablement attribuer au lettré en tant que tel. Mais il faut<br />

119


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

remarquer que la plupart <strong>de</strong>s lettrés qui expriment leur<br />

pessimisme, et notamment quand ils s’affirment <strong>de</strong> gauche,<br />

refuseraient <strong>de</strong> reconnaître ces réactions pour leurs.<br />

Montons à un autre niveau d’explication : ce sera que les<br />

intéressés ont moins <strong>de</strong> raisons d’être satisfaits que les<br />

statistiques ne le donnent à penser. Et cela peut-être en raison <strong>du</strong><br />

fait que l’amélioration est en réalité moindre que les statistiques<br />

ne le donnent à croire.<br />

Cela peut-être en raison d’omissions acci<strong>de</strong>ntelles dans les<br />

statistiques ou en raison d’omissions substantielles. Commençons<br />

par les premières : c’est le moins important. Le compte <strong>de</strong>s<br />

services utilisés par les consommateurs comprend <strong>de</strong>s services qui<br />

ne sont pas choisis mais imposés, comme les services <strong>de</strong> transport<br />

entre le domicile et le lieu <strong>de</strong> travail ; le temps <strong>de</strong> transport entre<br />

le domicile et le lieu <strong>de</strong> travail est compté comme temps <strong>de</strong> loisir ;<br />

le compte <strong>de</strong>s pro<strong>du</strong>its utilisés est <strong>de</strong> même gonflé par exemple <strong>du</strong><br />

fait que l’éloignement entre lieu <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction et lieu <strong>de</strong><br />

consommation oblige à prendre <strong>de</strong>s pro<strong>du</strong>its empaquetés au lieu<br />

<strong>de</strong> pro<strong>du</strong>its en vrac, ce qui figure dans les statistiques comme un<br />

accroissement <strong>de</strong>s obtentions. Maint petit phénomène <strong>de</strong> ce genre<br />

contribue à expliquer que les intéressés ne reconnaissent pas le<br />

progrès <strong>de</strong> leur condition aussi fort que le font les statisticiens.<br />

Mais ce sont là vétilles.<br />

Tout autrement sérieuses sont les omissions substantielles<br />

dans nos calculs, qui tiennent à ce que ceux-ci ne portent que sur<br />

les biens et services <strong>de</strong> caractère vénal, et par conséquent<br />

excluent <strong>du</strong> compte les biens et services gratuits qui ou bien sont<br />

per<strong>du</strong>s et n’apparaissent pas comme perte, ou bien passent <strong>de</strong> la<br />

gratuité à la vénalité et apparaissent alors indûment comme<br />

120


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

gains. De même les maux qui accompagnent le processus <strong>de</strong><br />

changement ne sont pas comptés. Je donnerai ici quelques<br />

exemples sans m’attar<strong>de</strong>r.<br />

Un certain sophiste nommé Antiphon disait un jour à Socrate :<br />

« Tu conviens honnêtement, Socrate, que tes leçons <strong>de</strong> sagesse ne<br />

valent rien. En effet, tu n’exiges pour elles aucun prix, alors que si<br />

l’on te priait <strong>de</strong> donner ton manteau ou ta maison tu ne les<br />

cé<strong>de</strong>rais p.103 pas sans en <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r le juste prix. Ne <strong>de</strong>mandant<br />

aucun prix pour tes leçons, tu conviens qu’elles ne valent rien. »<br />

Le raisonnement d’Antiphon sous-entend nécessairement nos<br />

calculs d’enrichissement social.<br />

S’il y avait dans une cité douze groupes musicaux, donnant <strong>de</strong>s<br />

concerts gratuits, et qu’il n’y en ait plus qu’un mais donnant ses<br />

représentations à titre onéreux, c’est augmentation <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction<br />

musicale. Nous comptons ainsi parce que notre volonté <strong>de</strong> compter<br />

limite notre vision à ce qui est mesurable par l’étalon monétaire.<br />

La simple commercialisation <strong>de</strong> rapports auparavant gratuits<br />

gonfle les statistiques. D’où il suit que toute commercialisation<br />

apparaît comme un progrès. Mais il y a pis. <strong>Les</strong> biens naturels dont<br />

l’homme jouissait gratuitement n’entrant pas en ligne <strong>de</strong> compte,<br />

leur détérioration ne figure pas.<br />

Tout ce qui est séparation <strong>de</strong> l’homme d’avec les beautés <strong>de</strong> la<br />

nature, tout ce qui est pollution <strong>de</strong> l’air, et donc détérioration <strong>du</strong><br />

gratuit, tout ce qui est apparition <strong>de</strong> maux concrets comme le<br />

volume croissant <strong>du</strong> bruit, tout cela échappe à nos statistiques.<br />

Un pays qui aurait tellement encrassé son atmosphère que l’on<br />

n’y verrait jamais le soleil apparaîtrait statistiquement comme<br />

comportant une consommation <strong>de</strong> lumière électrique par tête<br />

121


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

particulièrement élevée, signe d’enrichissement, et son in<strong>du</strong>strie<br />

<strong>de</strong>s phares anti-brouillard serait un plus <strong>du</strong> pro<strong>du</strong>it national.<br />

Généralement, rien <strong>de</strong> ce que l’on perd n’entre en compte si c’était<br />

gratuit, et les efforts que l’on fait pour réparer en partie la perte<br />

entrent en compte comme un gain.<br />

Pour prendre <strong>de</strong>s exemples urbains <strong>de</strong> perte, la rue a joué un<br />

rôle social important comme salon populaire <strong>de</strong> fin <strong>de</strong> journée. La<br />

place était un lieu <strong>de</strong> réunion. Toutes <strong>de</strong>ux sont <strong>de</strong>venues<br />

inutilisables comme telles parce que la rue est le lieu <strong>de</strong> passage<br />

<strong>de</strong>s automobiles, la place est un lieu <strong>de</strong> parcage. J’ai même<br />

soutenu que la démocratie proprement dite ne pouvait résister à<br />

l’automobile qui avait détruit la rue comme lieu <strong>de</strong> formation <strong>de</strong><br />

l’opinion et la place comme lieu <strong>de</strong> son expression.<br />

Il y a <strong>de</strong>s avantages auxquels on ne pense pas tandis qu’on les<br />

possè<strong>de</strong>. En voici une illustration qui vous fera sourire :<br />

p.104<br />

Cette année, la ville <strong>de</strong> Washington a vu ouvrir sa première<br />

terrasse <strong>de</strong> café. Toute la ville en a parlé comme d’une addition<br />

remarquable à la douceur <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong> la capitale. Mais si la<br />

terrasse <strong>de</strong> café qui apparaît à Washington est un enrichissement,<br />

ne faut-il pas penser que celle qui disparaît à Paris est un<br />

appauvrissement ? Mais nous ne comptons pas ainsi.<br />

J’ai très rapi<strong>de</strong>ment évoqué certaines pertes et maux<br />

accompagnant le progrès. Je veux souligner que ces<br />

accompagnements ne sont pas nécessaires, qu’ils ont lieu<br />

essentiellement parce qu’on n’y fait pas attention. Mais dans<br />

l’avenir, <strong>de</strong> grands efforts s’adresseront à leur réparation, et cela<br />

dépend naturellement <strong>de</strong> notre prise <strong>de</strong> conscience. La volonté <strong>de</strong><br />

les réparer dépend beaucoup <strong>de</strong> l’importance que les intéressés<br />

122


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

attacheront à ces facteurs. Je ne pense pas que jusqu’à présent<br />

cette importance soit très gran<strong>de</strong>.<br />

Si donc les intéressés ne sont pas trop sensibles jusqu’à présent<br />

à ce passif <strong>du</strong> progrès, d’où vient leur insatisfaction ? Il est facile<br />

<strong>de</strong> dire que l’espérance <strong>de</strong> mieux n’est pas déçue dans une société<br />

stationnaire qui n’offre pas <strong>de</strong> perspective dynamique, mais qu’une<br />

société offrant <strong>de</strong>s perspectives dynamiques est nécessairement<br />

décevante à cause qu’elle invite à désirer un plus qui sert alors <strong>de</strong><br />

critère pour trouver médiocre le plus obtenu. Mais je ne suis pas<br />

sûr que les hommes soient aussi fiévreusement déraisonnables<br />

que le suggère cette image.<br />

Pour m’adresser à quelque chose <strong>de</strong> plus concret, je ferai<br />

remarquer que le progrès <strong>de</strong> l’enrichissement populaire par petites<br />

fractions annuelles fait obstacle à son bon emploi. L’homme <strong>de</strong> la<br />

société in<strong>du</strong>strielle a été jeté au XIX e siècle dans l’usine et forcé <strong>de</strong><br />

prendre racine auprès d’elle. Un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie misérable s’est alors<br />

instauré. Depuis lors, le pouvoir d’achat <strong>de</strong> l’homme s’est<br />

successivement accru mais lentement, et même à présent que les<br />

accroissements sont relativement rapi<strong>de</strong>s d’une année sur l’autre,<br />

ils sont trop lents pour que le chef <strong>de</strong> famille procè<strong>de</strong> à <strong>de</strong>s<br />

renouvellements en profon<strong>de</strong>ur d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie mal fondé et<br />

enrichi sur un pauvre fon<strong>de</strong>ment.<br />

S’il n’est pas surprenant que les chefs <strong>de</strong> familles ouvrières<br />

aient été mal placés pour déraciner et réimplanter leur vie, il est<br />

plus p.105 surprenant qu’il n’y ait pas eu un effort <strong>de</strong> la société pour<br />

imprimer un style <strong>de</strong> vie plus satisfaisant.<br />

Jamais on n’a vu un processus d’urbanisation semblable à celui<br />

<strong>de</strong>s cent ans écoulés : il est à peine croyable qu’il n’ait été marqué<br />

123


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

par la fondation d’aucune cité, témoignant <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> vie<br />

qui pourraient être faites à l’homme par la technique et la richesse<br />

mo<strong>de</strong>rnes.<br />

Il est clair que les changements intervenus dans la manière <strong>de</strong><br />

vivre ont été déterminés par les activités pro<strong>du</strong>ctrices et les<br />

pro<strong>du</strong>its, et non pas les activités pro<strong>du</strong>ctrices et les pro<strong>du</strong>its par le<br />

propos <strong>de</strong> faire à l’homme une vie harmonieuse. L’automobile offre<br />

un exemple caractéristique : historiquement elle n’est pas apparue<br />

comme un meuble qui vient combler un vi<strong>de</strong> dans un cadre<br />

<strong>de</strong>ssiné, mais comme une intruse qui fait sauter le cadre pré-<br />

existant.<br />

Si l’on avait <strong>de</strong>mandé aux utopistes <strong>de</strong> 1835-1850 ce qu’il fallait<br />

aux hommes pour bien vivre, aucun d’eux n’aurait cité un moyen<br />

<strong>de</strong> déplacement rapi<strong>de</strong> tel que l’automobile et en effet elle s’est<br />

intro<strong>du</strong>ite dans notre vie au titre <strong>de</strong> jouet <strong>de</strong> riche.<br />

Cette réflexion invite à flageller le capitalisme, ce que les<br />

intellectuels <strong>du</strong> XX e siècle font comme les jeunes filles <strong>de</strong> la<br />

bourgeoisie <strong>du</strong> XIX e jouaient <strong>du</strong> piano, c’est-à-dire souvent et mal.<br />

Comment, en effet, en cette matière accuser le capitalisme seul,<br />

alors que le communisme n’a pas organisé la pro<strong>du</strong>ction pour les<br />

hommes, mais les hommes pour la pro<strong>du</strong>ction ? Ce n’est pas signe<br />

<strong>de</strong> primauté donnée aux besoins <strong>de</strong> l’homme que <strong>de</strong> réussir <strong>de</strong>s<br />

bonds dans l’espace tandis que les travailleurs sont logés à raison<br />

d’une famille par pièce. Je n’ai pas lieu d’en dire plus, il me suffit<br />

<strong>de</strong> critiquer la société dans laquelle je vis.<br />

Je trouve une disproportion prodigieuse entre la dépense<br />

d’attention vouée <strong>de</strong> nos jours à la mise au point <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>its ou <strong>de</strong><br />

procédés nouveaux, et le défaut d’attention accordée à<br />

124


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

l’aménagement <strong>de</strong> l’existence humaine : que <strong>de</strong> soins pour les<br />

pièces, et combien peu <strong>de</strong> soins pour l’ensemble. On dirait que<br />

l’ensemble doit s’adapter aux pièces !<br />

A la vérité, il faut bien dans une économie en croissance que les<br />

pro<strong>du</strong>cteurs, en même temps qu’ils assurent leur débit actuel,<br />

préparent un débit accru et varié, et pour cela il faut qu’ils<br />

trouvent p.106 <strong>de</strong>s réponses aux questions : « que pro<strong>du</strong>ire et en<br />

quelles quantités ? » Or ici intervient une bizarrerie majeure d’une<br />

époque peu in<strong>du</strong>lgente aux mœurs <strong>de</strong>s riches : c’est qu’ils servent<br />

<strong>de</strong> modèles. Tous les réformateurs sociaux <strong>du</strong> passé avaient voulu<br />

par-<strong>de</strong>ssus tout détruire le mauvais exemple <strong>de</strong>s riches, et<br />

l’amélioration <strong>du</strong> sort <strong>de</strong>s pauvres n’était pas conçue comme une<br />

imitation mais comme un nouveau modèle. Aujourd’hui point.<br />

Appelons item tout pro<strong>du</strong>it ou service particulier. On constate<br />

aujourd’hui qu’un item donné est absorbé avec une fréquence<br />

donnée dans une tranche <strong>de</strong> population jouissant d’un revenu<br />

donné. Pour présenter grossièrement les calculs complexes <strong>de</strong><br />

prévision auxquels nous nous livrons en France, disons qu’à<br />

mesure que <strong>de</strong>s éléments acheteurs glissent d’une tranche <strong>de</strong><br />

revenus dans la tranche supérieure, leur fréquence d’absorption <strong>de</strong><br />

l’item considéré <strong>de</strong>viendra celle <strong>de</strong> la tranche dans laquelle ils<br />

entrent. C’est-à-dire que l’on présume l’imitation <strong>du</strong> riche par le<br />

pauvre, le riche servant <strong>de</strong> pilote quant au mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie.<br />

Une réserve importante est ici nécessaire. Pourquoi est-il<br />

possible <strong>de</strong> distribuer par tête <strong>de</strong> consommateur une collection<br />

croissante d’items, alors que la fourniture d’heures <strong>de</strong> travail par<br />

tête <strong>de</strong> consommateur est décroissante ? Tout le mon<strong>de</strong> le sait :<br />

c’est seulement parce qu’il est pro<strong>du</strong>it <strong>de</strong> plus en plus par heure <strong>de</strong><br />

travail. Ou en renversant le rapport, il faut <strong>de</strong> moins en moins <strong>de</strong><br />

125


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

temps par item pro<strong>du</strong>it : mais cette économie <strong>du</strong> travail n’est pas<br />

<strong>du</strong> tout la même selon l’objet ou service considéré. Prodigieuse<br />

l’économie <strong>de</strong> travail s’agissant <strong>de</strong> fournir <strong>de</strong> la lumière, faible<br />

l’économie <strong>de</strong> travail s’agissant <strong>de</strong> construire une maison <strong>de</strong><br />

pierre ; nulle, par définition, l’économie <strong>de</strong> travail dans les services<br />

domestiques. Donc pour que la collection d’items s’accroisse<br />

rapi<strong>de</strong>ment, il faut qu’elle comporte <strong>de</strong> plus en plus d’items sur<br />

lesquels l’économie <strong>de</strong> travail est forte, et <strong>de</strong> moins en moins<br />

d’items sur lesquels cette économie est faible ou nulle. Il suit <strong>de</strong> là<br />

que le progrès économique veut la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie<br />

<strong>de</strong>s riches qui avaient une gran<strong>de</strong> maison et un personnel<br />

domestique, mais qu’une classe moyenne supérieure, comme on<br />

dit bizarrement aujourd’hui, est nécessaire comme banc d’essai<br />

pour les pro<strong>du</strong>its nouveaux qui seront ensuite p.107 diffusés plus<br />

largement. C’est-à-dire que pour profiter pleinement <strong>du</strong> progrès<br />

économique le consommateur doit être opportuniste. Il ne doit pas<br />

désirer ce qu’avaient les riches d’autrefois. Le progrès <strong>du</strong> niveau<br />

<strong>de</strong> vie n’est pas vertical, c’est-à-dire montée d’une position basse<br />

à une position haute d’autrefois, mais oblique, c’est-à-dire montée<br />

vers une autre position qui se caractérise par l’acquisition d’une<br />

collection d’objets qui peuvent être fournis en quantité croissante<br />

parce qu’ils ont un prix unitaire décroissant.<br />

En un mot, le processus d’enrichissement <strong>du</strong> grand nombre est<br />

un processus d’imitation, que ses <strong>conditions</strong> techniques orientent<br />

nécessairement vers les parties <strong>du</strong> modèle qui sont repro<strong>du</strong>ctibles<br />

à coûts décroissants en travail.<br />

La question n’a pas été posée <strong>de</strong> savoir si cette poursuite d’un<br />

modèle qui se déforme avec le temps est le processus le plus<br />

propre à procurer un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie harmonieux.<br />

126


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Il est étrange que, <strong>de</strong>puis un siècle, on n’ait point <strong>du</strong> tout discuté<br />

le « comment vivre » : c’était <strong>du</strong>rant la première partie <strong>du</strong> XIX e la<br />

gran<strong>de</strong> préoccupation <strong>de</strong>s socialistes, qui alors s’opposaient aux<br />

économistes, reprochant à ces <strong>de</strong>rniers <strong>de</strong> ne se soucier que<br />

d’accroissements en volume. C’est un point <strong>de</strong> vue bien limité que<br />

celui <strong>de</strong> l’économiste, disaient ces socialistes d’autrefois : comme si<br />

l’on jugeait la valeur d’une compagnie à la richesse <strong>de</strong> son vestiaire.<br />

Mais on sait avec quelle brutalité dans la controverse Marx a donné<br />

congé à ces socialistes d’autrefois : simples utopistes ! Avec Marx,<br />

le socialisme se plie aux catégories <strong>de</strong> l’économie politique<br />

bourgeoise : pro<strong>du</strong>ction et répartition, toute sa spécificité est d’être,<br />

en fait <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction, plus économiste que les économistes, jugeant<br />

les institutions sociales à partir <strong>de</strong> leur soumission à l’impératif <strong>de</strong><br />

pro<strong>du</strong>ction, et <strong>de</strong> faire déboucher le processus <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction sur<br />

une phase finale <strong>de</strong> répartition égalitaire. Mais la doctrine marxiste,<br />

en donnant à la phase <strong>de</strong> repro<strong>du</strong>ction élargie en régime capitaliste<br />

le caractère historique d’un Purgatoire inévitable, a contribué à<br />

détourner l’attention <strong>de</strong> l’aménagement <strong>de</strong> la vie <strong>du</strong>rant cette phase<br />

<strong>de</strong> développement, tandis que l’accent mis par l’économie politique<br />

bourgeoise sur la souveraineté <strong>du</strong> consommateur allait dans le<br />

même sens.<br />

p.108<br />

Il est difficile à l’esprit <strong>de</strong> concevoir l’équilibre au cours d’un<br />

processus dynamique, — encore que le vol aérien soit <strong>de</strong> cette<br />

nature. Cette difficulté se marque dans le caractère statique <strong>de</strong>s<br />

théories classiques <strong>de</strong> l’équilibre économique, et leur longue<br />

séparation d’avec les théories <strong>du</strong> développement, séparation qui<br />

n’a été réparée que récemment dans les théories dites <strong>de</strong> la<br />

croissance en équilibre. Aussi aurait-on cru, en discutant le<br />

« comment vivre », postuler un terminus ad quem, alors que cette<br />

127


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

discussion peut très bien porter sur l’axe d’un développement.<br />

Mais ce n’est pas seulement à cause <strong>de</strong> cet obstacle intellectuel<br />

que la discussion <strong>de</strong> ce grand sujet a manqué. C’est bien plus<br />

parce que le processus <strong>de</strong> développement économique, quelques<br />

contributions qu’il ait apportées à l’amélioration <strong>du</strong> bien-être,<br />

notamment par les machines au foyer, allégeant les labeurs<br />

millénaires <strong>de</strong> la femme, a été dans son principe une affirmation<br />

<strong>de</strong> puissance humaine plutôt qu’une recherche <strong>de</strong> bien-être : et ce<br />

caractère est bien plus apparent encore dans le cas <strong>du</strong> mon<strong>de</strong><br />

soviétique que <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> capitaliste. Il paraît être plus question <strong>de</strong><br />

manifester la puissance créatrice <strong>de</strong> l’homme que <strong>de</strong> procurer la<br />

douceur <strong>de</strong> vivre : comme on le voit bien à présent dans nos<br />

prétentions à conquérir l’espace, dont la contribution à l’agrément<br />

<strong>du</strong> commerce humain est nulle ou négative.<br />

La préférence donnée à ce qui accroît le pouvoir humain<br />

relativement à ce qui accroît nos facultés <strong>de</strong> goûter ce qui nous est<br />

donné, se marque fortement dans l’é<strong>du</strong>cation mo<strong>de</strong>rne.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> convient qu’il en faut accroître le volume. Là se<br />

borne l’accord. L’impératif d’efficacité <strong>de</strong>man<strong>de</strong> que les enfants<br />

soient formés pour un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> structures et <strong>de</strong> procédés<br />

complexes, qu’ils soient entraînés au « savoir-faire » et ajustés<br />

aux places qu’ils viendront occuper dans <strong>de</strong>s organisations<br />

structurées. Mais d’autre part, les chances que leur offre une<br />

société toujours plus riche et qui leur promet <strong>de</strong>s loisirs toujours<br />

accrus et une longue vie après l’âge <strong>de</strong> la retraite, paraissent<br />

appeler le développement <strong>du</strong> « savoir-vivre ». Savoir vivre au sens<br />

<strong>de</strong> savoir vivre pour soi, mais savoir vivre au sens <strong>de</strong> la civilité<br />

puisque la <strong>de</strong>nsité croissante <strong>de</strong>s rapports humains donne une<br />

importance croissante aux manières.<br />

128


p.109<br />

<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Je ne dis pas <strong>du</strong> tout que savoir faire et savoir vivre ne<br />

puissent pas être acquis <strong>de</strong> pair, mais le problème <strong>de</strong> leur<br />

association ne paraît pas bien résolu et l’on en use généralement<br />

comme s’il y avait conflit, qui est tranché au profit <strong>du</strong> savoir-faire.<br />

De plus, il faut remarquer qu’alors que la tâche <strong>de</strong> former <strong>de</strong>s<br />

hommes <strong>de</strong>vient incomparablement plus difficile que dans une<br />

société stationnaire, ceux qui en sont chargés sont moins honorés<br />

et récompensés que leurs équivalents en facultés intellectuelles,<br />

qui sont voués à faire <strong>de</strong>s objets.<br />

Notre époque offre une curieuse combinaison <strong>de</strong> promotion et<br />

<strong>de</strong> démotion <strong>de</strong> l’homme. La promotion saute aux yeux. Aristote<br />

avait, dit-on, 500 esclaves, et sans doute il les traitait bien, mais<br />

les regardait comme inférieurs par nature. Cela est loin. Mais tout<br />

près <strong>de</strong> nous, Rousseau donne un autre exemple : le ménage<br />

Wolmar dont l’extrême simplicité ré<strong>du</strong>it le personnel domestique à<br />

huit personnes (!), et ce qu’il dit <strong>de</strong> la bonté <strong>de</strong>s maîtres implique<br />

encore pour les serviteurs un statut d’infériorité inconcevable à<br />

présent. Et pourtant, c’est Rousseau qui parle.<br />

On peut dire que la valeur assignée à l’homme, en tant que tel,<br />

s’est énormément accrue au cours <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rniers siècles : mais<br />

il s’agit dans l’ordre moral d’une valeur relative, et seulement dans<br />

l’ordre matériel d’une valeur absolue. Parlant d’une augmentation<br />

absolue dans l’ordre matériel, je veux simplement rappeler que<br />

l’homme obtient concrètement beaucoup plus. Parlant d’une<br />

augmentation relative dans l’ordre moral, je veux dire que celui<br />

qu’on eût autrefois nommé le supérieur fait plus <strong>de</strong> cas<br />

qu’auparavant <strong>de</strong> celui que l’on eût autrefois appelé l’inférieur.<br />

Mais il n’y a ici qu’une simple redistribution <strong>de</strong>s droits à l’estime.<br />

Pour bien faire sentir ce que j’ai dans l’esprit, je soulignerai que<br />

129


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

dans l’ordre matériel la redistribution <strong>de</strong>s droits sur le pro<strong>du</strong>it<br />

social est un phénomène mineur auprès <strong>du</strong> progrès général dans<br />

l’avoir. Dans l’ordre moral, la redistribution <strong>de</strong>s droits à l’estime a<br />

été la préoccupation majeure et mineur le souci <strong>de</strong> rendre l’homme<br />

plus valable.<br />

J’ai vu quelque part une estimation <strong>de</strong> la valeur marchan<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

pro<strong>du</strong>its chimiques entrant dans la constitution <strong>du</strong> corps humain :<br />

le total était dérisoire, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> 50 francs si ma mémoire p.110<br />

est fidèle. Le miracle est que cette poussière puisse être valorisée<br />

en un Socrate. Lorsqu’on y réfléchit, il faut s’extasier sur la<br />

condition humaine au lieu <strong>de</strong> n’en voir que les misères. Cette<br />

prodigieuse disparité entre les facteurs constituants et l’ensemble<br />

organique nous avertit que le précieux est dans l’élément<br />

intégrant, l’entéléchie architecte et non dans les facteurs intégrés.<br />

C’est ce qu’il nous est d’autant plus facile <strong>de</strong> comprendre<br />

aujourd’hui que se présente à nous l’illustration <strong>de</strong> l’in<strong>du</strong>strie<br />

électronique, qui est <strong>de</strong> toutes les in<strong>du</strong>stries celle où les matières<br />

premières interviennent le plus faiblement dans le coût, et qui<br />

construit <strong>de</strong>s cerveaux <strong>de</strong> plus en plus capables. Il y a quelque<br />

chose d’étrange dans le contraste <strong>du</strong> soin que prennent les<br />

hommes d’imprimer <strong>de</strong>s talents à ce rival, et <strong>du</strong> souci insuffisant<br />

<strong>de</strong> nous les imprimer à nous-mêmes.<br />

Mon propos ne tend nullement à déprécier les biens matériels.<br />

J’irai jusqu’à dire que mon souci tend à les rendre plus<br />

satisfaisants qu’ils ne sont. Ils ne sauraient nous combler, mais<br />

quant à nier qu’ils procurent <strong>de</strong> vraies satisfactions, ce serait<br />

bafouer le sens commun. Il faut n’avoir jamais manqué <strong>de</strong><br />

manteau pour méconnaître que le désir <strong>de</strong> ce vêtement en hiver<br />

est un désir très raisonnable et que ce bien est un vrai bien. Dans<br />

130


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

le cas <strong>du</strong> manteau, la représentation que l’on s’était faite <strong>de</strong>s<br />

services qu’il rendrait se trouve vérifiée par la possession. Il n’en<br />

va pas toujours ainsi. Supposons en effet qu’il s’agisse toujours<br />

d’un manteau, mais cette fois non pas en fonction <strong>du</strong> froid dont on<br />

souffre, mais par exemple <strong>de</strong> la part d’une femme <strong>de</strong> condition<br />

aisée qui désire ce manteau parce qu’elle a vu porter le même par<br />

une ve<strong>de</strong>tte. Il est clair alors que son désir <strong>de</strong> manteau n’est que<br />

l’ombre <strong>de</strong> l’envie qu’elle porte à la ve<strong>de</strong>tte. L’acquisition <strong>du</strong><br />

manteau ne pourra la satisfaire, car, quand elle aura le manteau,<br />

elle ne sera pas pour autant la ve<strong>de</strong>tte : et même dès lors qu’il ne<br />

lui manquera rien <strong>de</strong>s attributs transférables <strong>de</strong> la ve<strong>de</strong>tte, elle<br />

sentira plus vivement la différence.<br />

Dans le cas qui vient d’être évoqué, l’acquisition <strong>du</strong> bien<br />

matériel est nécessairement décevante, à cause qu’il a été désiré<br />

comme symbole <strong>de</strong> ce que l’on voudrait être et que la possession<br />

<strong>du</strong> signe ne confère pas. En même temps que notre époque<br />

proclame l’égalité p.111 <strong>de</strong>s hommes comme on n’avait jamais fait,<br />

elle concentre <strong>de</strong>s projecteurs d’une puissance sans précé<strong>de</strong>nt sur<br />

<strong>de</strong>s personnalités d’ailleurs en général peu dignes d’admiration, et<br />

cette pratique donne à ceux qui sont restés dans l’ombre le<br />

sentiment d’être négligés. Voilà qui porte à la repro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong>s<br />

attributs transférables <strong>de</strong> ces personnages enviés ; ce qui ne peut<br />

comporter que déception. Déception encore si, voyant que mon<br />

voisin tire <strong>de</strong> vrais plaisirs <strong>de</strong> sa collection <strong>de</strong> timbres ou <strong>de</strong><br />

papillons, j’entreprends une collection semblable, qui n’a aucune<br />

raison <strong>de</strong> me donner les mêmes satisfactions. Mais si l’on dit à<br />

partir <strong>de</strong> ces constatations simples que l’acquisition <strong>de</strong>s livres qui<br />

correspon<strong>de</strong>nt à mes curiosités propres n’est que vanité, je n’en<br />

conviendrai pas. Lorsque j’ai une raison suffisante d’acquérir un<br />

131


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

objet, sa possession n’est point décevante. La déception ne tient<br />

pas à ce qu’il s’agit seulement d’un objet mais au défaut <strong>de</strong> raison<br />

suffisante.<br />

Le mépris <strong>de</strong>s choses matérielles me semble une erreur<br />

philosophique tenant à l’erreur commise sur le rapport entre le<br />

sujet et l’objet : on se représente l’objet comme ayant une sorte<br />

<strong>de</strong> magnétisme propre qui excite notre concupiscence, laquelle<br />

escompte le plaisir que donnera l’objet et l’aime en vue <strong>de</strong> ce<br />

plaisir ; l’objet possédé se révélera également incapable <strong>de</strong> faire<br />

notre <strong>bonheur</strong> et nous irons alors à un objet nouveau, qui se<br />

révélera incapable <strong>de</strong> nous satisfaire.<br />

Mais cette vue <strong>de</strong>s choses me paraît renverser les vrais<br />

rapports. Un ouvrage <strong>de</strong> philosophie dans un rayon <strong>de</strong> librairie<br />

n’irradie pas un fumet qui attire les hommes ; il est recherché par<br />

un homme qui aime la philosophie et sa lecture sera un plaisir vrai,<br />

parce qu’il s’inscrit dans le cadre d’un amour.<br />

L’égarement d’Helvétius, Bentham et leurs successeurs est<br />

d’avoir imaginé une atomistique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans laquelle le bien-<br />

être se construit par sommation <strong>de</strong>s sensations agréables, dont le<br />

nombre, la <strong>du</strong>rée et l’intensité expliquent tout. Tout, sauf le fait<br />

qu’elles soient agréables. Et comment le sont-elles sinon par leur<br />

convenance avec une structure ?<br />

Monter en avion reste pour moi une chose en soi désagréable,<br />

mais ce peut être une occasion <strong>de</strong> gran<strong>de</strong> joie si cet avion me<br />

ramène p.112 auprès <strong>de</strong> ceux que j’aime. Il y a <strong>de</strong>s sensations d’une<br />

telle acuité qu’elles occupent l’homme entier tandis qu’elles<br />

<strong>du</strong>rent ; mais ce n’est guère le cas que <strong>de</strong> souffrances. Il est aisé<br />

d’infliger à un homme heureux une douleur telle que son<br />

132


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

sentiment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> soit entièrement balayé : il me paraît<br />

impossible <strong>de</strong> faire sentir à un homme malheureux un plaisir si vif<br />

qu’il oublie son malheur.<br />

La personne humaine est un ensemble d’une prodigieuse<br />

complexité mais qui est prodigieusement unifiée. Chacune a son<br />

profil propre et tout ce qui peut advenir à cette personne prend<br />

une valeur propre en raison <strong>de</strong> ce profil. <strong>Les</strong> affections sont la<br />

puissante manifestation <strong>de</strong> ce profil. La charpente <strong>de</strong> l’être<br />

s’accuse au cours <strong>de</strong> la <strong>du</strong>rée : les jouets sont <strong>de</strong> vrais biens en<br />

leur temps. Entre l’être et son cadre une dialectique se déroule,<br />

progressive et détériorante. Progressive, ce que l’homme fait et<br />

construit, le construit aussi. Entre lui et son opus, entre lui et sa<br />

familia, il y a une harmonie qui se lit et dans la famille, et dans<br />

l’œuvre et dans l’homme. C’est là le <strong>bonheur</strong>.<br />

Notre époque retentit d’affirmations quant à la dignité <strong>de</strong><br />

l’homme : ce qui, je présume, veut dire que l’homme doit être<br />

respecté. Je pense en effet que c’est la plus gran<strong>de</strong> cause <strong>de</strong><br />

souffrance que d’être humilié et offensé. Mais je ne vois pas <strong>de</strong><br />

traces suffisantes <strong>de</strong> ce respect. Je prendrai simplement l’exemple<br />

<strong>de</strong>s agriculteurs. Pendant <strong>de</strong>s millénaires ils ont porté sur leur dos<br />

les classes privilégiées. Aujourd’hui, dans les pays communistes, le<br />

mon<strong>de</strong> paysan porte sur son dos la construction <strong>de</strong> l’in<strong>du</strong>strie.<br />

Mais voyons la paysannerie occi<strong>de</strong>ntale : elle n’est pas opprimée<br />

mais en voie <strong>de</strong> liquidation. On dit aux agriculteurs qu’ils <strong>de</strong>vaient<br />

accroître leur pro<strong>du</strong>ctivité. Ils y ont réussi dans nos pays non<br />

moins bien, sinon mieux, que les in<strong>du</strong>striels. Mais il s’en faut bien<br />

qu’ils aient connu la même amélioration <strong>de</strong> leur condition que les<br />

ouvriers <strong>de</strong> l’in<strong>du</strong>strie. La cause en est dans le défaut d’élasticité<br />

<strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>its alimentaires. La conclusion en est que<br />

133


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

les paysans ne peuvent quelque peu relever leur sort matériel<br />

qu’en diminuant leur nombre. C’est-à-dire que les hommes sont<br />

bousculés hors d’un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie, qui a pourtant été regardé<br />

pendant <strong>de</strong>s millénaires comme le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> vie naturel et<br />

vertueux.<br />

p.113<br />

Rousseau, par exemple, écrivait dans la Nouvelle Héloïse :<br />

« La condition naturelle <strong>de</strong> l’homme est <strong>de</strong> cultiver la<br />

terre et <strong>de</strong> vivre <strong>de</strong> ses fruits... Tous les vrais plaisirs <strong>de</strong><br />

l’homme sont à sa portée ; il n’a que les peines<br />

inséparables <strong>de</strong> l’humanité, <strong>de</strong>s peines que celui qui croit<br />

s’en délivrer ne fait qu’échanger contre d’autres plus<br />

cruelles encore...<br />

Cette condition qui a été regardée longtemps comme la<br />

condition <strong>de</strong> la félicité publique, est aujourd’hui regardée comme<br />

une condition qui doit prendre fin. <strong>Les</strong> pays économiquement les<br />

plus avancés n’ont plus que <strong>de</strong>s proportions infimes <strong>de</strong> leur<br />

population dans l’agriculture. Aujourd’hui, dans les pays où les<br />

agriculteurs résistent à leur liquidation, comme la France, leur<br />

condition économique est certainement très inférieure à celle <strong>de</strong>s<br />

autres classes <strong>de</strong> la société.<br />

Ce phénomène <strong>de</strong> liquidation fait partie <strong>du</strong> processus <strong>de</strong><br />

changement, qui est la loi fondamentale <strong>de</strong> la société mo<strong>de</strong>rne.<br />

Si nous voulons comprendre comment il se fait que la société<br />

s’enrichisse successivement comme il n’a jamais été le cas dans le<br />

passé, nous <strong>de</strong>vons mettre le doigt sur le changement essentiel.<br />

Dans tous les travaux humains, il y avait <strong>de</strong>s procédés légitimes,<br />

transmis <strong>de</strong> génération en génération. C’était la fidélité au<br />

processus légitime qui faisait l’honneur <strong>du</strong> bon travailleur. Mais<br />

134


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

naturellement, faire toujours <strong>de</strong> la même façon comportait que l’on<br />

fît dans le même temps les mêmes quantités. Pour que <strong>de</strong>s<br />

quantités croissantes soient pro<strong>du</strong>ites par heure, il faut <strong>de</strong>s<br />

changements successifs dans les processus. Ces changements<br />

dans les processus supposent une mobilité <strong>du</strong> travailleur à l’égard<br />

<strong>de</strong> sa manière <strong>de</strong> faire, <strong>de</strong> son occupation, <strong>de</strong> ses compagnons <strong>de</strong><br />

travail, <strong>de</strong> son lieu géographique. Qu’allez-vous vous plaindre<br />

d’être débauché ici lorsqu’un autre emploi vous est offert ailleurs ?<br />

Je me plaindrai dans la mesure <strong>de</strong> mes attachements : ces<br />

attachements étaient considérés autrefois comme <strong>de</strong>s loyalismes<br />

salutaires, à présent ce sont <strong>de</strong>s obstructions au progrès.<br />

L’impératif d’efficacité qui domine la vie mo<strong>de</strong>rne comman<strong>de</strong> à<br />

l’homme une sorte d’ascétisme assez curieux. En effet, il doit se<br />

détacher <strong>de</strong>s affections terrestres pour son art particulier, pour son<br />

équipe <strong>de</strong> travail, pour son lieu <strong>de</strong> rési<strong>de</strong>nce. Cet ascétisme est<br />

p.114<br />

rémunéré matériellement. « Moins tu aimeras ces choses, plus<br />

tu auras droit à <strong>de</strong>s jouissances qui s’achètent. » Mais il n’est pas<br />

sûr que les biens qui s’achètent ne soient pas, quant aux plaisirs<br />

qu’ils procurent, valorisés par les attachements : les moyens <strong>de</strong><br />

faire un bon repas sont beaucoup plus valorisés s’ils surviennent<br />

dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> qui permettent <strong>de</strong> le partager avec <strong>de</strong>s voisins<br />

anciens ou <strong>de</strong>s compagnons habituels <strong>de</strong> travail, et les ressources<br />

procurées sont moins valables à mesure qu’on est coupé <strong>de</strong> ceux<br />

avec qui on aimerait les partager.<br />

Ces arrachements expliquent et justifient le repli <strong>de</strong> toutes les<br />

affections, <strong>de</strong> tous les loyalismes <strong>de</strong> l’homme sur la famille, seule<br />

structure stable dans un mon<strong>de</strong> mouvant, mais elle-même<br />

menacée particulièrement aux étages supérieurs <strong>de</strong>s techniciens.<br />

Je citerai un exemple. Un homme que je connais a été déplacé<br />

135


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>de</strong> Paris à New York. Ses filles étaient à un certain sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> leurs<br />

étu<strong>de</strong>s, ce qui fait qu’il a dû les laisser à Paris. Ensuite, il a été<br />

déplacé <strong>de</strong> New York à Atlanta ; entre-temps, il avait mis ses filles<br />

à New York. De sorte que sa famille est comme éparse sur les<br />

traces <strong>de</strong> ses emplois. Il y a donc une espèce <strong>de</strong> déchirement <strong>de</strong> la<br />

famille.<br />

Ou bien alors, vous voyez autre chose, qui est commun aux<br />

Etats-Unis, vous voyez toute la famille d’un professeur, d’un<br />

directeur <strong>de</strong> service, entassée dans une voiture et qui se déplace<br />

d’un domicile à un autre, d’un point <strong>du</strong> territoire à un autre, selon<br />

les emplois <strong>du</strong> chef <strong>de</strong> famille.<br />

Vous me direz que cela n’a pas d’importance si on trouve à peu<br />

près les mêmes <strong>conditions</strong> partout. C’est à voir, car si le même<br />

quantitatif peut se retrouver partout, ce n’est pas exactement la<br />

même chose. Vous vous souvenez <strong>de</strong> l’arbre <strong>de</strong> Kant. Kant aimait<br />

à regar<strong>de</strong>r un certain arbre en méditant. Il a été question <strong>de</strong><br />

l’abattre. Le philosophe a agi comme tout le mon<strong>de</strong>. Il n’a pas agi<br />

en sage qui dit : « Que m’importent les choses matérielles ! » Il a<br />

agi comme nous tous, il a inspiré <strong>de</strong>s démarches pour empêcher<br />

que l’on abatte cet arbre, et il a obtenu gain <strong>de</strong> cause. De même<br />

que cet arbre comptait pour Kant, le fait que ce soit une maison<br />

plutôt qu’une autre, même si elle a le même nombre <strong>de</strong> pièces,<br />

cela compte dans les affections humaines.<br />

p.115<br />

On propose à l’homme d’aimer non pas ce qui est proche et<br />

concret, mais ce qui est lointain et abstrait.<br />

J’ai beaucoup enten<strong>du</strong> parler ce matin <strong>de</strong> l’idéalisme. Je m’en<br />

défie, car à proprement parler c’est idolâtrie, c’est amour <strong>de</strong><br />

concepts abstraits que nous forgeons. Nous ne sommes pas<br />

136


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

d’accord sur la façon <strong>de</strong> s’en servir. Nous ne les voyons pas <strong>de</strong> la<br />

même façon. Avec moins d’idéalisme, nous aurions moins <strong>de</strong><br />

conflits. Ce qui est loin et conçu abstraitement, on l’aime comme<br />

on le voudrait, et autrement que ne l’aime un autre. On aime<br />

pauvrement et contentieusement l’abstrait. On n’aime richement<br />

que le concret : la femme que Dieu nous a confiée, les enfants que<br />

Dieu nous a donnés, les amis, les compagnons <strong>de</strong> travail que nous<br />

avons.<br />

Ce matin a été posée une question qui m’a passionné, à savoir<br />

la question <strong>de</strong> la mobilité <strong>de</strong> la morale. J’aurais aimé m’y arrêter, il<br />

est certain que beaucoup d’expressions classiques <strong>de</strong> la moralité<br />

sont mises sous la forme d’amour <strong>de</strong> l’ordre. C’est par exemple<br />

l’expression <strong>de</strong> Malebranche, <strong>de</strong> Rousseau, c’est l’amour <strong>de</strong> l’ordre<br />

confronté à l’amour <strong>de</strong> soi-même. Mais quel ordre aimer, à quel<br />

ordre se rattacher, s’il n’y a plus d’ordre stable ? Et non seulement<br />

dans le mon<strong>de</strong> actuel, mon<strong>de</strong> <strong>du</strong> procédé mouvant, il n’y a pas<br />

d’ordre stable à maintenir, mais il n’y a pas non plus un ordre à<br />

établir une fois pour toutes, étant donné qu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> cet ordre il<br />

y aura <strong>de</strong>s changements technologiques qui feront que cet ordre<br />

ne sera plus satisfaisant. S’il n’y a pas un ordre stable comme<br />

principe <strong>de</strong> moralité, alors le principe <strong>de</strong> la moralité ne peut être<br />

que l’amour <strong>de</strong>s personnes concrètes, le <strong>de</strong>uxième<br />

Comman<strong>de</strong>ment.<br />

J’aurais voulu m’étendre sur la question <strong>du</strong> travail. J’ai dit que<br />

l’homme était appelé à l’opportunisme comme consommateur,<br />

c’est-à-dire qu’il ne profite pleinement <strong>de</strong>s progrès <strong>de</strong> la<br />

technologie qu’à condition <strong>de</strong> porter son pouvoir d’achat vers les<br />

pro<strong>du</strong>its à prix unitaire décroissant, à coût unitaire <strong>de</strong> travail<br />

décroissant. De même, comme pro<strong>du</strong>cteur, il doit se déplacer<br />

137


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

continuellement vers les emplois les plus utiles, et par conséquent<br />

les plus rémunérés.<br />

Rousseau nous dit dans la Nouvelle Héloïse :<br />

« L’homme est un instrument trop noble pour <strong>de</strong>voir<br />

servir simplement d’instrument à d’autres, et l’on ne doit<br />

point l’employer p.116 à ce qui leur convient sans consulter<br />

aussi ce qui lui convient à lui-même...<br />

Il est certain aujourd’hui que le père, lorsqu’il examine les<br />

carrières qui sont ouvertes à ses enfants, pense à ce qui peut leur<br />

assurer une situation stable, confortable. Il y a une espèce <strong>de</strong><br />

compression <strong>de</strong>s personnalités dans les emplois qui est assez<br />

fâcheuse.<br />

Evi<strong>de</strong>mment, ceci se lie à un changement complet dans la<br />

nature <strong>du</strong> travail qui caractérise notre époque. Le travail est<br />

<strong>de</strong>venu beaucoup plus pro<strong>du</strong>ctif, mais ceci n’a pas été sans<br />

changement dans ses aspects psychologiques. Lorsque l’on fait la<br />

vendange, vous voyez qu’en cueillant le raisin on chante, les<br />

jeunes gens flirtent avec les jeunes filles. C’est un mélange <strong>de</strong><br />

travail et <strong>de</strong> jeux. Supposez que là <strong>de</strong>dans un élève <strong>du</strong> Docteur<br />

Taylor vienne avec son chronomètre et dise : « Il y a une quantité<br />

<strong>de</strong> gestes inutiles au propos principal qui est <strong>de</strong> cueillir <strong>du</strong> raisin.<br />

Eliminez tout cela. Vous cueillerez beaucoup plus <strong>de</strong> raisin à<br />

l’heure. La quantité totale sera cueillie en moins <strong>de</strong> temps, et vous<br />

récupérerez ainsi <strong>de</strong>s loisirs, ce sera alors le moment <strong>de</strong> rire et <strong>de</strong><br />

fleureter. » Le plaisir dans ce cas ne sera pas le même que celui<br />

obtenu au cours <strong>de</strong> la vendange, les rires ne seront pas les<br />

mêmes. Si l’on dit : « Maintenant que le travail est fini, on va<br />

rire », eh bien, on ne rit pas.<br />

138


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Notre civilisation me paraît caractérisée par cette dichotomie,<br />

cette séparation <strong>du</strong> travail et <strong>du</strong> loisir. L’homme heureux est celui<br />

qui peut prendre plaisir à son travail, pour qui le travail est<br />

délectable. Il est certain que l’homme <strong>de</strong> l’âge <strong>de</strong> pierre qui<br />

chassait, trouvait réunis le jeu et le gagne-pain. Aujourd’hui, nous<br />

avons tout à fait séparé ces <strong>de</strong>ux choses. Il y a ce que l’on fait<br />

pour gagner, ce que l’on ne fait que pour gagner, et il y a ce que<br />

l’on fait pour se récréer. Ce que l’on fait pour se récréer est assez<br />

vi<strong>de</strong>, et ce que l’on fait pour gagner est assez sec.<br />

Notre civilisation <strong>de</strong> l’efficacité implique un recul continuel <strong>de</strong> la<br />

pro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> subsistance <strong>de</strong>vant la pro<strong>du</strong>ction marchan<strong>de</strong>. C’est<br />

ce que les économistes désirent pour les pays sous-développés.<br />

On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si l’on restera à ce sta<strong>de</strong>, et si au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ce<br />

sta<strong>de</strong> il y aura le sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction délectable, c’est-à-dire le<br />

moment où le travail sera <strong>de</strong> nouveau une joie pour l’homme. On<br />

peut p.117 s’imaginer cela <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux façons : l’homme travaillera <strong>de</strong><br />

moins en moins <strong>de</strong> temps à <strong>de</strong>s choses <strong>de</strong> plus en plus<br />

ennuyeuses pour gagner sa vie, et en ayant <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong><br />

loisirs pour les choses qui l’intéressent. C’est là une conception.<br />

Une autre conception est qu’après avoir tout fait pour <strong>de</strong>ssécher le<br />

travail, on le mette, comme une fleur japonaise dans l’eau, et que<br />

<strong>de</strong> nouveau il se ranime et que l’on se dise : il serait plus agréable<br />

<strong>de</strong> rendre le travail plus heureux. Ce n’est pas absolument exclu,<br />

ce sont <strong>de</strong>s choses à étudier. Il y a <strong>de</strong>s gens qui étudient ces<br />

choses.<br />

Je reconnais que cet exposé doit vous sembler vague et <strong>de</strong><br />

caractère utopique. Il est très certainement l’un et l’autre. Quant à<br />

son caractère utopique, je vous dirai que l’utopie est un besoin.<br />

Depuis plus <strong>de</strong> trente ans j’ai été associé dans mon pays aux<br />

139


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

efforts pour l’expansion économique, et intéressé aux moyens <strong>de</strong><br />

la mesurer. A présent je suis profondément engagé dans les<br />

calculs et métho<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la comptabilité économique : elle nous<br />

permet d’énoncer <strong>de</strong>s taux <strong>de</strong> croissance, qui, faut-il le rappeler,<br />

ne sont pas les mêmes selon que l’on compte la croissance<br />

relativement à la nation, à l’année <strong>de</strong> travail, à l’heure <strong>de</strong> travail, à<br />

l’habitant, etc. Il est impossible <strong>de</strong> manier ces chiffres, comme<br />

c’est mon cas, sans se trouver amené à réfléchir sur leur<br />

signification concrète à long terme. Par exemple si la<br />

consommation privée par habitant continue à progresser comme<br />

elle a fait en France <strong>du</strong>rant la <strong>de</strong>rnière décennie au rythme <strong>de</strong><br />

3,5 % par an, les enfants qui naissent à présent auront à 32 ans<br />

un niveau <strong>de</strong> vie triple <strong>de</strong> l’actuel. C’est le simple jeu <strong>de</strong>s intérêts<br />

composés. C’est là une incitation à l’utopie, parce qu’il faut se<br />

poser la question <strong>de</strong> savoir ce que l’on fera avec cette pro<strong>du</strong>ction<br />

accrue, quelle sera sa nature. Elle n’est pas encore concrétisée.<br />

D’autre part, pour la concrétiser, il faut avoir une idée <strong>de</strong> la façon<br />

dont les hommes veulent vivre. Pour obtenir la croissance, il a fallu<br />

intégrer l’existence <strong>de</strong>s hommes à un système <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction. Et<br />

maintenant il va falloir imaginer un système <strong>de</strong> vie auquel viendra<br />

s’intégrer la pro<strong>du</strong>ction. Il va falloir avoir <strong>de</strong>s idées sur ce que l’on<br />

fera.<br />

Quant au vague, je vous dirai que lorsqu’à vingt-cinq ans j’ai<br />

publié l’Economie dirigée, les idées que nous avions sur un progrès<br />

économique rapi<strong>de</strong> et non coupé <strong>de</strong> crise, assurant à tout moment<br />

p.118<br />

assez d’emplois pour ceux qui le désiraient, ces idées <strong>de</strong> ma<br />

génération exprimées dans ce livre étaient bien vagues. Il a fallu<br />

beaucoup <strong>de</strong> temps pour que <strong>de</strong>s efforts tout à fait indépendants<br />

se conjuguent, pour qu’il y ait une politique économique qui assure<br />

140


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

assez raisonnablement un taux élevé <strong>de</strong> croissance, le plein<br />

emploi, l’élévation <strong>du</strong> niveau <strong>de</strong> vie.<br />

Mais maintenant, il y a autre chose à faire. Nous avons su<br />

vaincre. Il faut savoir profiter <strong>de</strong> la victoire. Mais on me dira : vous<br />

pensez à ces choses, alors qu’il y a tant <strong>de</strong> peuples misérables.<br />

Oui. C’est un autre sujet, qui a sa liaison en ce sens que si nous<br />

savons un peu réfléchir à la satisfaction <strong>de</strong>s besoins nécessaires <strong>de</strong><br />

l’homme, nous allons ai<strong>de</strong>r beaucoup les peuples sous-développés<br />

qu’en ce moment-ci, Occi<strong>de</strong>ntaux et Soviétiques à l’envi engagent<br />

dans <strong>de</strong>s voies détestables. La collaboration <strong>de</strong>s Occi<strong>de</strong>ntaux et<br />

<strong>de</strong>s Soviétiques pour la subversion <strong>de</strong>s peuples sous-développés<br />

est une chose effroyable. Ces peuples sont très loin <strong>de</strong> notre<br />

développement in<strong>du</strong>striel. Faut-il leur donner à penser que le<br />

<strong>bonheur</strong> social n’est possible qu’à partir <strong>de</strong> notre <strong>de</strong>gré <strong>de</strong><br />

puissance in<strong>du</strong>strielle, et par là sanctionner toutes les souffrances<br />

qu’implique l’impératif <strong>de</strong> l’in<strong>du</strong>strialisation accélérée, pris comme<br />

seule règle <strong>de</strong> politique nationale ? Si nous leur <strong>de</strong>vons la<br />

communication <strong>de</strong> nos techniques, nous ne leur serons pas moins<br />

utiles par la confession <strong>de</strong> nos erreurs. Nous avons été fascinés<br />

par l’instrument et avons négligé l’homme. Marx a apporté la clef<br />

<strong>de</strong> l’évolution sociale <strong>de</strong> son temps en énonçant que son<br />

déterminant était l’évolution <strong>du</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ction. Mais d’une loi<br />

<strong>de</strong>scriptive, faut-il faire une loi normative ? Nul ne peut à présent<br />

penser sainement sans admettre la puissance <strong>de</strong> cette cause<br />

efficiente. Mais tout l’art <strong>de</strong> la raison pratique est <strong>de</strong> faire jouer les<br />

causes efficientes au service <strong>de</strong> causes finales, que nous sommes<br />

libres <strong>de</strong> choisir et que nous avons l’obligation morale <strong>de</strong> bien<br />

choisir. La cause finale <strong>du</strong> processus économique, c’est<br />

l’amélioration <strong>de</strong> l’existence humaine, qui doit être le concept<br />

141


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

central d’une planification sociale. Ne doutons pas que dans le<br />

grand nombre <strong>de</strong>s pays sous-développés, il s’en trouve au moins<br />

un qui ne succombera pas aux suggestions <strong>de</strong> l’imitation, et qui ne<br />

subordonnera pas tout à la repro<strong>du</strong>ction <strong>de</strong> l’appareil pro<strong>du</strong>ctif <strong>de</strong>s<br />

pays p.119 aujourd’hui les plus avancés. Dans ce pays que j’imagine,<br />

l’évolution économique sera gouvernée par le propos <strong>de</strong> faire<br />

passer les hommes à <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s d’existence <strong>de</strong> plus en plus<br />

fastes. C’est un propos moins simple que l’accroissement <strong>de</strong> la<br />

pro<strong>du</strong>ction.<br />

Si nous essayons <strong>de</strong> prendre une vue d’ensemble <strong>de</strong>s rapports<br />

<strong>de</strong> la Société avec la Pro<strong>du</strong>ction, il nous apparaît que les Sociétés<br />

<strong>du</strong> passé ont péché par mépris <strong>de</strong> la pro<strong>du</strong>ction, dont ce mépris<br />

même a empêché les progrès. Ce qui était méprisé par les<br />

Sociétés <strong>du</strong> passé est <strong>de</strong>venu le grand sujet d’orgueil <strong>de</strong>s<br />

Sociétés mo<strong>de</strong>rnes, et il fallait ce grand renversement<br />

d’appréciation pour transformer la pro<strong>du</strong>ction : tous nos soins ont<br />

été donnés à ce nouvel objet <strong>de</strong> notre faveur, <strong>de</strong> là tous ses<br />

progrès. Mais <strong>du</strong> coup une véritable finalité a été attribuée à<br />

l’instrumental : à présent, il s’agit <strong>de</strong> reconnaître le caractère<br />

instrumental <strong>de</strong> la technique et rendre à l’existence humaine sa<br />

place <strong>de</strong> cause finale.<br />

Il est <strong>de</strong> bon ton aujourd’hui <strong>de</strong> critiquer la pensée <strong>de</strong> Locke,<br />

prise pour représentative <strong>de</strong> l’ère bourgeoise, comme une pensée<br />

où un droit réel, la propriété, est pris pour le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong><br />

l’édifice social. On ne s’avise point que la même centralité <strong>de</strong><br />

l’objet et excentricité <strong>de</strong> l’homme caractérise notre mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

pensée actuel, en société communiste bien plus encore qu’en<br />

société capitaliste. De même que la pensée <strong>de</strong> Locke saisit le<br />

citoyen essentiellement comme propriétaire, la pensée<br />

142


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

d’aujourd’hui le saisit essentiellement comme pro<strong>du</strong>cteur et<br />

comme consommateur, dans ses rapports avec les objets qu’il<br />

contribue à créer et qui sont mis à sa disposition.<br />

Or, si gran<strong>de</strong> que soit l’importance <strong>de</strong> ce rapport <strong>de</strong> l’homme à<br />

l’objet, sa mise en valeur dépend <strong>de</strong> tout autres rapports. Il est<br />

vrai que le téléphone est un instrument précieux lorsqu’il me fait<br />

entendre une voix aimée, non lorsqu’il est un moyen d’intrusion<br />

<strong>de</strong> messages péremptoires ou <strong>de</strong> démarchage insolent. Si l’on<br />

réfléchit au rôle <strong>de</strong>s « pro<strong>du</strong>its » dans notre vie, on voit<br />

qu’hormis ceux qui nous sont physiologiquement nécessaires,<br />

tous les autres prennent leur valeur d’intentions qui les<br />

dépassent. Un sentiment très juste a inspiré cette publicité <strong>de</strong><br />

fabricants d’appareils photographiques qui nous invitent à en user<br />

pour fixer <strong>de</strong>s scènes <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> familial ou <strong>de</strong> beaux paysages :<br />

il en suit logiquement que la valeur d’usage p.120 <strong>de</strong> cet instrument<br />

est fonction <strong>de</strong> ces occasions, et a contrario qu’il serait absur<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> sacrifier <strong>de</strong> telles occasions à la poursuite forcenée <strong>de</strong><br />

l’instrument.<br />

L’objet n’a pas <strong>de</strong> vertu propre. Il conditionne <strong>de</strong>s occasions<br />

nouvelles mais ne détermine pas. Certainement une salle équipée<br />

<strong>de</strong> micros à chaque place et d’écouteurs pour tra<strong>du</strong>ctions<br />

simultanées permet <strong>de</strong>s débats impossibles sans cet équipement,<br />

mais il ne garantit pas leur qualité. En ce cas personne ne<br />

penserait que la prévoyance <strong>de</strong>s organisateurs est allée assez loin<br />

dès lors qu’ils ont procuré l’équipement. Il n’est pas certain que<br />

cet entretien sera aussi enrichissant que celui qui était mené en<br />

allant <strong>de</strong> Cnossos jusqu’au Mont Ida. Loin <strong>de</strong> moi l’intention <strong>de</strong><br />

décréditer la possibilité nouvelle au nom <strong>de</strong> l’ancienne ! C’est bien<br />

mieux à présent si la possibilité nouvelle s’ajoute à l’ancienne : le<br />

143


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

verdict est plus douteux si la nouvelle détruit l’ancienne, s’il n’est<br />

plus possible <strong>de</strong> <strong>de</strong>viser le long <strong>de</strong> la route.<br />

Et c’est ici que la sagesse <strong>de</strong>s planificateurs doit être en éveil.<br />

Que toute construction implique <strong>de</strong>struction, c’est loi naturelle.<br />

Mais la balance <strong>de</strong>s avantages ne doit pas être faite <strong>du</strong> point <strong>de</strong><br />

vue <strong>du</strong> constructeur : elle doit être établie à partir <strong>de</strong> l’homme,<br />

<strong>de</strong> son existence considérée comme ensemble intégré, et non pas<br />

seulement sous l’aspect particulier qui intéresse à présent le<br />

constructeur.<br />

Pour préciser la préoccupation, le plus simple est <strong>de</strong> se<br />

représenter la journée <strong>de</strong> l’homme. Qu’elle est longue, la journée,<br />

dès lors qu’on la décompose en moments <strong>de</strong> teintes très diverses.<br />

Tracez ce profil, et maintenant imaginez ce qui est à changer<br />

pour que ce soit une belle journée. C’est là un point <strong>de</strong> départ<br />

pour esquisser un progrès <strong>de</strong> caractère arcadien.<br />

Dans une époque où les travaux ne sont plus physiquement<br />

fatigants, la fatigue est une fonction <strong>de</strong>s agressions subies par<br />

l’organisme (le bruit, la bouscula<strong>de</strong>), <strong>de</strong>s contrariétés subies par<br />

la sensibilité (discipline incompréhensible, mésentente avec les<br />

compagnons <strong>de</strong> travail), <strong>du</strong> refoulement <strong>de</strong>s appétits naturels<br />

(une tâche que l’on puisse aimer, un cadre <strong>de</strong> vie qui ait <strong>de</strong> la<br />

beauté). Cette inconvenance <strong>du</strong> mo<strong>de</strong> d’existence nourrit un<br />

ressentiment confus, qui teinte la vie sociale d’acrimonie. Il y a là<br />

<strong>de</strong> vrais maux que ni p.121 l’économiste ni le juriste ne saisissent<br />

dans leur mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> pensée, qui ne sont pas réparables par<br />

l’attribution <strong>de</strong> pouvoir d’achat ni <strong>de</strong> droits : comment d’ailleurs<br />

peut-on imaginer le progrès <strong>de</strong> l’harmonie sociale par la<br />

formulation <strong>de</strong> droits <strong>de</strong> plus en plus circonstanciés, ce sont tous<br />

créances, et donc charges pour autrui, et précisément le mal est<br />

144


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

que chacun sent que tous les autres pèsent sur lui. Il faut partir<br />

<strong>de</strong> la pathologie psychologique <strong>de</strong> l’homme contemporain pour<br />

discerner les évolutions qui peuvent contribuer à ce que l’éveil <strong>du</strong><br />

matin soit pour l’homme une prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> la familia<br />

aimée et un élan vers l’opus qui a un sens pour lui, <strong>de</strong> sorte qu’il<br />

dise à son Créateur : « Tu as mesuré pour moi une portion<br />

délicieuse... »<br />

@<br />

145


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

ALLOCUTION DE M. LE CONSEILLER D’ÉTAT ALFRED BOREL<br />

Chef <strong>du</strong> Département <strong>de</strong> l’instruction publique <strong>de</strong> <strong>Genève</strong><br />

p.123<br />

Après avoir suscité notre curiosité et attiré notre attention sur les<br />

thèmes les plus divers, les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> se sont — j’allais dire<br />

enfin — décidées à abor<strong>de</strong>r le problème posé par les <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Il<br />

était temps que l’on tienne compte <strong>de</strong> l’importance humaine <strong>du</strong> sujet, ou encore<br />

<strong>de</strong> la gravité <strong>de</strong>s menaces qui pèsent sur l’avenir <strong>de</strong> ce <strong>bonheur</strong>. Bien sûr, il ne<br />

s’agit pas aujourd’hui <strong>de</strong> cet hédonisme vulgaire dont une presse spécialisée,<br />

aussi superficielle que répan<strong>du</strong>e, dispense en tous lieux les faciles recettes. Non,<br />

nous pensons bien à ce <strong>bonheur</strong> dont Alain dit qu’il constitue « le plus beau<br />

spectacle », ajoutant que nous avons le <strong>de</strong>voir d’être heureux aussi bien à<br />

l’égard <strong>de</strong> nous-mêmes qu’envers les autres. C’est ce <strong>bonheur</strong>-là qui est<br />

menacé, bien plus que l’autre. Il semble même que plus nous tendons vers lui,<br />

plus aussi les <strong>conditions</strong> générales pourraient se prêter davantage à son<br />

développement, plus nous nous ingénions à multiplier les pièges qui entravent<br />

son essor.<br />

<strong>Les</strong> optimistes et les pessimistes parmi nous vont sans doute une fois <strong>de</strong><br />

plus s’affronter. La dialectique qui prési<strong>de</strong> habituellement à vos débats veut que<br />

commençant par une interrogation inquiète, la discussion, malgré la rigoureuse<br />

pru<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> l’analyse, aboutisse malgré tout à ouvrir <strong>de</strong>s issues sur un avenir<br />

compatible avec la dignité et la liberté <strong>de</strong> l’homme. Notre culture est-elle en<br />

péril ? Le travail, après avoir été conçu comme une expiation, peut-il concourir à<br />

la libération <strong>de</strong> l’Homme ? L’angoisse <strong>du</strong> temps présent est-elle susceptible<br />

d’être surmontée ? Chaque fois, notre inépuisable confiance en l’homme et<br />

l’humanité nous faisait apparaître, comme en filigrane dans le tableau sombre<br />

<strong>de</strong> l’époque, l’image floue au début, puis peu à peu précisée, d’une évolution<br />

positive.<br />

Une fois <strong>de</strong> plus aussi, les <strong>Rencontres</strong> s’attaquent à un problème qui, comme<br />

celui <strong>de</strong> la faim, intéresse le mon<strong>de</strong> entier. Quand nos planisphères étaient<br />

encore couverts <strong>de</strong> zones blanches, l’Homme occi<strong>de</strong>ntal pouvait n’avoir <strong>de</strong>s<br />

<strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qu’une vision en quelque sorte locale. L’ignorance dans<br />

laquelle il est longtemps resté, les erreurs dans p.124 lesquelles il s’est<br />

146<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

longtemps tenu en ce qui concerne en particulier les mœurs <strong>de</strong>s « bons<br />

sauvages », ne pouvaient que lui inspirer <strong>de</strong>s vues bien approximatives ou<br />

franchement polémiques sur ce vaste problème. En un temps où le mon<strong>de</strong> tout<br />

entier est pris dans un réseau <strong>de</strong> voies <strong>de</strong> communication <strong>de</strong> plus en plus<br />

rapi<strong>de</strong>s, nous vivons pour ainsi dire dans une promiscuité qui souligne l’aspect<br />

universel <strong>du</strong> problème et <strong>de</strong>s revendications <strong>de</strong> l’homme qui se veut heureux.<br />

Car c’est bien d’une exigence que vous êtes partis, <strong>de</strong> cette exigence <strong>de</strong><br />

<strong>bonheur</strong> qui est le propre <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> cette exigence fondamentale dont <strong>de</strong>s<br />

esprits chagrins peuvent tout au plus ré<strong>du</strong>ire <strong>de</strong> quelques <strong>de</strong>grés la place dans<br />

la hiérarchie <strong>de</strong>s préoccupations.<br />

Le programme nous rapporte que l’ancien Recteur <strong>de</strong> l’Université, M. le<br />

professeur Henri <strong>de</strong> Ziégler, s’est fait au sein <strong>de</strong> votre comité l’ar<strong>de</strong>nt avocat <strong>du</strong><br />

thème <strong>de</strong> cette déca<strong>de</strong>. Personne n’en aura été surpris ; qu’il y croie<br />

fermement, à ce <strong>bonheur</strong>, n’étonnera que ceux qui n’ont jamais eu le privilège<br />

<strong>de</strong> l’approcher et <strong>de</strong> l’entendre, et <strong>de</strong> sentir que son humanisme est plus qu’un<br />

noble cadre. Qu’il soit donc loué d’avoir plaidé la cause <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, ne fût-ce<br />

que celle d’un certain <strong>bonheur</strong>, et que soit remercié une fois <strong>de</strong> plus tout le<br />

comité <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong>, qui a mis tous ses soins à dresser le plan, à situer les<br />

intentions, à organiser les éléments d’un débat dont la conclusion ne saurait<br />

laisser personne indifférent. L’an passé, sous l’impulsion <strong>de</strong> votre nouveau<br />

Prési<strong>de</strong>nt, M. Louis Maire, analysant le problème <strong>de</strong> la faim, vous avez dénoncé<br />

l’une <strong>de</strong>s pires et <strong>de</strong>s plus révoltantes menaces qui pèsent sur l’existence<br />

physiologique <strong>de</strong> l’homme. Aujourd’hui, vous enten<strong>de</strong>z vous pencher en<br />

particulier sur l’analyse psychologique <strong>de</strong>s liens qui entravent l’homme sur le<br />

chemin <strong>de</strong> son développement harmonieux. Ces entraves, pour être plus<br />

subtiles <strong>de</strong> nature et moins massives dans leur effet, n’en sont pas moins<br />

redoutables. Une fois mobilisée la volonté <strong>de</strong> l’homme, le problème <strong>de</strong> la faim<br />

sera bien près d’être résolu. La technique est là avec toute la gamme <strong>de</strong> ses<br />

possibilités. Sa mise en action ne présuppose guère plus que l’élimination <strong>de</strong><br />

certaines erreurs, la mise au point d’une série <strong>de</strong> projets, le passage à l’action<br />

sous l’empire d’une opinion publique suffisamment informée et décidée.<br />

Le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, par contre, exige une analyse perpétuellement<br />

renouvelée dans un domaine complexe à l’infini. L’an passé, les physiologues<br />

nous donnaient au départ une définition <strong>de</strong> la faim à partir <strong>de</strong> laquelle pouvaient<br />

147


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

s’envisager les modalités d’une action pratique ; aujourd’hui, qui s’aventurerait<br />

à nous proposer une définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qui nous porte plus avant que cette<br />

notion d’« un plaisir unique <strong>du</strong>rable et continu », ou encore d’« une succession<br />

<strong>de</strong> plaisirs variés auxquels la douleur ne se mêle pas ou se mêle peu », que je<br />

trouve dans le dictionnaire philosophique ?<br />

Problème important mais délicat, problème plus actuel que jamais aussi. <strong>Les</strong><br />

pouvoirs sans cesse plus éten<strong>du</strong>s <strong>de</strong> l’homme l’engagent en effet à ne pas rester<br />

inactif à l’égard <strong>de</strong> la marge qui sépare ses aspirations <strong>de</strong> la réalité. Dans la<br />

mesure même où il se révèle <strong>de</strong> plus en plus capable d’aménager et <strong>de</strong><br />

transformer le mon<strong>de</strong>, voire même, hélas, <strong>de</strong> jouer à p.125 l’apprenti sorcier, son<br />

aspiration au <strong>bonheur</strong> veut être satisfaite, et non seulement affirmée. Si, déjà,<br />

l’être humain peut être « conditionné », pour employer un mot à la mo<strong>de</strong>, sur le<br />

plan psychique comme sur le plan physique, qu’il le soit au moins en fonction<br />

d’une ambition que les dieux n’ont jamais désavouée. Ne lit-on pas dans les<br />

Saintes Ecritures que « l’Eternel prendra <strong>de</strong> nouveau plaisir à ton <strong>bonheur</strong><br />

comme il prenait plaisir à celui <strong>de</strong> tes pères » ?<br />

Ici s’affirme un aspect <strong>du</strong> problème qui me paraît bien digne <strong>de</strong> vos débats.<br />

Là encore, les attitu<strong>de</strong>s et les tempéraments vont sans doute s’affronter. Ces<br />

<strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, pouvons-nous nous en approcher par un retour en<br />

arrière, ou par une progression vers <strong>de</strong> nouveaux objectifs ? Ou encore la<br />

pru<strong>de</strong>nce, toujours dans l’hypothèse d’une attitu<strong>de</strong> volontariste, nous con<strong>du</strong>it-<br />

elle à <strong>de</strong>s choix divers ? Est-ce à l’âge d’or que nous voulons tendre, ou<br />

sommes-nous prêts à <strong>de</strong> nouvelles conquêtes ? Retournerons-nous à la Nature<br />

par exemple — que M. <strong>de</strong> Ziegler me pardonne si je trahis sa pensée ? Ou<br />

serons-nous <strong>de</strong> ceux dont Saint-John Perse dit « qu’ils flairent l’idée neuve aux<br />

fraîcheurs <strong>de</strong> l’abîme, qu’ils soufflent dans les cornes aux portes <strong>du</strong> futur » ?<br />

Ou encore, faisant trêve d’images et sur un plan plus prosaïque, et nous<br />

cantonnant sur le terrain plus soli<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> collectives, <strong>de</strong> civilisation <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>, confierons-nous la tâche à <strong>de</strong>s esprits — économistes, politiques, ou<br />

sociologues — orthodoxes, ou ferons-nous confiance à ceux <strong>de</strong> nos<br />

contemporains qui renouvellent en profon<strong>de</strong>ur les idées et préparent vraiment le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>main ?<br />

Dans tous ces domaines, on adoptera, ne fût-ce que par tempérament, une<br />

attitu<strong>de</strong> plus ou moins positive à l’égard <strong>de</strong> la possibilité d’éliminer les obstacles<br />

148


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

qui s’opposent au <strong>bonheur</strong> aussi bien qu’à celle d’en promouvoir les <strong>conditions</strong>.<br />

En définitive, il s’agit <strong>de</strong> savoir quelles chances on accor<strong>de</strong> à l’intervention active<br />

et efficace <strong>de</strong> la liberté humaine dans la vie sociale. L’importance que l’on<br />

attribue à l’é<strong>du</strong>cation constitue à cet égard une bonne mesure <strong>de</strong> la volonté<br />

prométhéenne <strong>de</strong> l’homme. La faveur particulière que notre époque consent aux<br />

besoins é<strong>du</strong>catifs est, en regard <strong>de</strong> toutes les critiques que mérite le mon<strong>de</strong><br />

actuel, un signe <strong>de</strong>s temps éminemment réjouissant. Comme le relève le<br />

professeur Galbraith, « les investissements consacrés à l’é<strong>du</strong>cation aussi bien<br />

quantitativement que qualificativement sont tout près <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir l’indice <strong>de</strong><br />

base <strong>du</strong> progrès social ». C’est là, je le souligne en passant, une constatation<br />

réjouissante à faire également dans une cité qui a donné naissance à plusieurs<br />

reprises à <strong>de</strong>s révolutions pédagogiques et qui aujourd’hui accepte, pour sa<br />

jeunesse, <strong>de</strong>s sacrifices croissants.<br />

Voilà beaucoup <strong>de</strong> raisons qui justifient l’intérêt considérable que la présente<br />

déca<strong>de</strong> suscitera. Amorcée sur un sujet heureux, la partie est bien près d’être<br />

gagnée pour un comité qui ne néglige aucun effort pour que les <strong>Rencontres</strong><br />

soient dignes d’une tradition d’objectivité, <strong>de</strong> dignité et <strong>de</strong> liberté qui, chaque<br />

année, s’affirme davantage. C’est dire aussi la reconnaissance que nous <strong>de</strong>vons<br />

à M. le Prési<strong>de</strong>nt Louis Maire et à tous ses collaborateurs, dont le dévouement<br />

intelligent assure aux différentes déca<strong>de</strong>s une carrière variée sans doute, mais<br />

toujours inspirée par une p.126 noble conception <strong>de</strong>s <strong>de</strong>voirs <strong>de</strong> l’esprit. En un<br />

temps <strong>de</strong> fréquente démesure, où la subjectivité, le parti pris, la mauvaise foi<br />

s’étalent souvent sans pu<strong>de</strong>ur, où le dialogue est sacrifié à <strong>de</strong>s causes qui<br />

préten<strong>de</strong>nt sanctifier tous les moyens, où le vacarme <strong>de</strong>s propagan<strong>de</strong>s tend à<br />

étouffer les débats authentiquement humains, à dénaturer la mission <strong>de</strong><br />

l’homme et à compromettre son vrai <strong>bonheur</strong>, il faut sincèrement louer tous<br />

ceux qui font objectivement effort pour nous ai<strong>de</strong>r à dissiper nos erreurs, à<br />

éclairer notre route, à fortifier une mo<strong>de</strong>ste mais réelle volonté <strong>de</strong> progrès.<br />

@<br />

149


p.127<br />

<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

ALLOCUTION PRONONCÉE PAR M. LOUIS MAIRE<br />

Prési<strong>de</strong>nt <strong>du</strong> Comité <strong>de</strong>s R.I.G.<br />

à l’issue <strong>du</strong> déjeuner officiel, le 8 septembre 1961<br />

En décembre <strong>de</strong>rnier déjà, lorsque nous avons retenu comme thème<br />

<strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> 1961 ce passionnant sujet : « <strong>Les</strong> Conditions <strong>du</strong> Bonheur », un<br />

esprit malicieux a observé qu’après avoir, l’an passé, traité <strong>de</strong> « La Faim », nous<br />

allions parler cette fois <strong>de</strong> la soif, <strong>de</strong> la « Soif <strong>de</strong> Bonheur » <strong>de</strong> l’homme.<br />

Soif inextinguible en effet, que l’homme et les sociétés humaines s’efforcent<br />

d’apaiser, quête perpétuelle, consciente ou inconsciente, selon l’idée que chaque<br />

être ou chaque société se fait <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, cette idée variant fortement d’un<br />

homme à l’autre, d’une société, d’un lieu ou encore d’un temps à l’autre.<br />

Tous, nous sommes amenés à vivre, à tendre vers le <strong>bonheur</strong> dont nous<br />

séparent parfois <strong>de</strong>s obstacles réels ou imaginaires alors que, fort heureusement<br />

aussi, nous rencontrons souvent <strong>de</strong>s hommes, <strong>de</strong>s événements ou <strong>de</strong>s choses<br />

qui nous ai<strong>de</strong>nt à l’atteindre.<br />

Qui oserait prétendre que le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, <strong>de</strong> son propre <strong>bonheur</strong>,<br />

ne s’est jamais posé à lui ? Et pourtant, nous avons appris — par la presse —<br />

que l’un <strong>de</strong>s membres <strong>du</strong> Conseil Municipal <strong>de</strong> notre bonne Ville <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, lors<br />

<strong>de</strong> l’examen <strong>de</strong> la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> subvention que nous lui présentons chaque<br />

année, aurait dit que vouloir parler <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> à notre époque ne paraît pas un<br />

sujet particulièrement bien choisi, ni spécialement intéressant ! Etrange<br />

remarque d’un homme qui a d’ailleurs appuyé notre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> et n’a donc pas<br />

privé nos <strong>Rencontres</strong> d’un appui dont elles ont grand besoin, ni nui non plus à<br />

leur <strong>bonheur</strong> !<br />

<strong>Les</strong> temps point trop faciles ou réjouissants que nous vivons désorientent,<br />

sans doute aucun, bien <strong>de</strong>s esprits et bien <strong>de</strong>s cœurs ; c’est alors qu’il convient<br />

<strong>de</strong> nous souvenir <strong>de</strong>s bouleversements multiples qui, dans le passé, ont tant <strong>de</strong><br />

fois déjà troublé l’ordre établi et le confort <strong>de</strong>s hommes, sans empêcher<br />

pourtant nombre d’entre eux <strong>de</strong> trouver malgré tout leur <strong>bonheur</strong> ; c’est aussi le<br />

moment <strong>de</strong> faire appel à la p.128 sagesse d’Epictète selon qui « ce qui trouble les<br />

hommes, ce ne sont pas les choses, mais leur opinion sur les choses ».<br />

A ces troubles auxquels nous avons peine à échapper, les croyants trouvent<br />

150<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

réponse et réconfort dans leur foi ; les stoïciens les trouvaient dans la<br />

résignation passive et les épicuriens dans la conquête <strong>du</strong> calme intérieur.<br />

D’autres le cherchent dans une ar<strong>de</strong>nte volonté <strong>de</strong> construire une forme <strong>de</strong><br />

société nouvelle et, un journaliste <strong>de</strong> notre ville s’étant étonné, il y a quelques<br />

jours, <strong>de</strong> ce qu’aucun théologien chrétien n’ait été appelé pour donner sa<br />

réplique aux vues d’un <strong>de</strong> nos conférenciers venant d’une République populaire<br />

européenne, nous pouvons sans témérité prévoir que, sans qu’il prenne forme<br />

<strong>de</strong> stérile polémique, un dialogue s’engagera très vraisemblablement entre<br />

chrétiens et matérialistes.<br />

Lalan<strong>de</strong>, dans son Vocabulaire <strong>de</strong> la Philosophie, définit tout d’abord le<br />

<strong>bonheur</strong> comme « un état <strong>de</strong> satisfaction complète qui remplit toute la<br />

conscience » (au sens <strong>de</strong> « Glückseligkeit », en allemand) puis retient tout<br />

spécialement la définition plus minutieuse <strong>de</strong> Kant : « Le Bonheur<br />

(Glückseligkeit) est la satisfaction <strong>de</strong> toutes nos inclinations, tant en extension,<br />

c’est-à-dire en multiplicité, qu’en intensité, c’est-à-dire en <strong>de</strong>gré, et en<br />

protension, c’est-à-dire en <strong>du</strong>rée. »<br />

Et dans ses commentaires, Lalan<strong>de</strong> note que l’idée grecque <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

stable, résultant d’une certaine disposition <strong>de</strong> l’âme, a été rejetée au second<br />

plan par la morale chrétienne et le Kantisme, mais qu’elle a repris une<br />

importance considérable dans l’éthique contemporaine.<br />

L’antonyme <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> étant le malheur, l’on pourrait, par une sorte <strong>de</strong><br />

syllogisme, soutenir très simplement que tant que nous ne sommes pas l’objet<br />

d’un malheur véritable, nous sommes heureux.<br />

Mais les choses ne sont pas si simples et chacun <strong>de</strong> nous doit d’ailleurs<br />

s’attendre à ce que, tôt ou tard, encore que <strong>de</strong> façon différente, le malheur le<br />

frappe, pro<strong>du</strong>isant en lui <strong>de</strong>s effets différents eux aussi, allant jusqu’à celui que<br />

Balzac caractérisait en notant que « le malheur fait dans certaines âmes un<br />

vaste désert où retentit la voix divine ».<br />

Grave problème donc, que celui <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, que doit résoudre chaque être<br />

personnellement, tant en soi-même qu’au sein d’une société qui conditionne très<br />

largement sa vie. Mais sur les <strong>de</strong>ux plans, indivi<strong>du</strong>el et social, où se situe le<br />

problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, ne voit-on pas qu’il s’agit toujours, en fin <strong>de</strong> compte, d’une<br />

conciliation, d’une réconciliation ou, si l’on préfère, d’une certaine harmonie ?<br />

151


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

En soi-même tout d’abord, comme l’a si bien exprimé le regretté Maurice<br />

Merleau-Ponty : « réconciliation avec le mélange dont nous sommes faits ».<br />

Au sein <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> dans lequel nous vivons, accord et conciliation encore ;<br />

l’on sait combien c’est œuvre difficile que réussir la mise en musique d’un<br />

poème ; or, ici, il s’agit d’accor<strong>de</strong>r son poème personnel intérieur à la musique<br />

<strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ou d’accor<strong>de</strong>r sa musique personnelle intérieure au grand poème <strong>de</strong><br />

la vie qui nous entoure.<br />

p.129<br />

Sur le plan personnel, il faudrait sans doute même observer que le<br />

<strong>bonheur</strong> dépend tout autant d’une certaine liberté ou libération intérieure que<br />

<strong>de</strong> la conciliation <strong>de</strong>s éléments divers qui nous constituent : corps et esprit,<br />

égoïsme et amour <strong>du</strong> prochain, par exemple.<br />

Nombreux sont ceux qui pensent que l’état <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> rési<strong>de</strong>, pour l’homme<br />

conscient et raisonnable, dans l’épanouissement <strong>de</strong> sa vie personnelle ainsi que<br />

le rappelait le Père Teilhard <strong>de</strong> Chardin, dans le second <strong>de</strong> ses Cahiers dont le<br />

titre est d’ailleurs Réflexions sur le Bonheur.<br />

En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> l’homme, est-il un <strong>bonheur</strong> concevable pour le reste <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ?<br />

Oui, répond Teilhard, car « Dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la matière vitalisée, tous les êtres<br />

organisés, même les plus inférieurs, s’orientent et se déplacent dans la direction<br />

qui leur apporte le plus <strong>de</strong> bien-être » ; ainsi, la plante, à se réaliser, trouve son<br />

<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> végétal. Mais, marque-t-il aussi, atteindre le <strong>bonheur</strong> est plus difficile<br />

pour l’homme <strong>de</strong>venu un être réfléchi et conscient, ce qui entraîne <strong>de</strong>ux<br />

propriétés redoutables : la perception <strong>du</strong> possible et la perception <strong>de</strong> l’avenir.<br />

Et Teilhard <strong>de</strong> distinguer trois attitu<strong>de</strong>s possibles face à la vie, auxquelles<br />

correspon<strong>de</strong>nt trois notions bien différentes <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> :<br />

— celle <strong>de</strong>s fatigués, ou pessimistes (<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> tranquillité),<br />

— celle <strong>de</strong>s bons vivants ou jouisseurs (<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> plaisir), et enfin<br />

— celle <strong>de</strong>s ar<strong>de</strong>nts (<strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> croissance, seul vrai) 1 .<br />

Cette distinction nous amène tout naturellement à faire une différence entre<br />

plaisir et <strong>bonheur</strong>, quoique tout récemment, notre Secrétaire général, M.<br />

Fernand-Lucien Mueller, dans sa magistrale Histoire <strong>de</strong> la Psychologie, ait<br />

1 Cahiers Pierre Teilhard <strong>de</strong> Chardin, n° 2, Editions <strong>du</strong> Seuil, Paris, 1960.<br />

152


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

rappelé que, selon Giordano Bruno, il n’est pas <strong>de</strong> plaisir sans amertume (sans<br />

doute Giordano Bruno usait-il <strong>du</strong> terme plaisir comme synonyme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>) et<br />

que, selon lui toujours, le plaisir est un mouvement, tel le passage <strong>de</strong> l’état <strong>de</strong><br />

faim à celui <strong>de</strong> satiété, et non pas la faim ni la satiété elles-mêmes 1 .<br />

De là, une nouvelle question : le <strong>bonheur</strong> ne rési<strong>de</strong>rait-il pas souvent<br />

davantage dans le désir d’une chose ou d’un état que dans l’obtention <strong>de</strong> cette<br />

chose ou l’accès à cet état ? Si nous nous reportons à Kant distinguant<br />

« maladie » et « sentiment <strong>de</strong> maladie », ce qui peut établir une parenté entre<br />

lui et Epictète dont nous avons vu l’importance qu’il accordait à notre opinion<br />

sur les choses, ne sommes-nous pas alors <strong>de</strong>vant le problème <strong>de</strong> la différence<br />

entre désir et satisfaction, entre idéal et réalité ?<br />

C’est alors l’occasion <strong>de</strong> revenir à la perception aristotélicienne selon laquelle<br />

« chez l’homme, sa nature même d’être raisonnable l’incline tout naturellement à<br />

l’exercice <strong>de</strong> la pensée, principale source <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> » ? et c’est aussi marquer<br />

fortement l’importance <strong>de</strong> la qualité et <strong>de</strong> la nature <strong>de</strong> la pensée pour notre <strong>bonheur</strong>.<br />

p.130<br />

L’homme heureux, répond Marc Aurèle, « c’est celui qui se donne à lui-<br />

même une bonne <strong>de</strong>stinée » 2 .<br />

Une <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>de</strong> cette bonne <strong>de</strong>stinée, ne doit-on la voir en la faculté<br />

et capacité d’être soi-même, d’être « vrai », c’est-à-dire libéré d’oppressantes<br />

contraintes : être religieux si l’on croit, peintre si l’on voit dans cet art le<br />

meilleur moyen <strong>de</strong> s’exprimer, capitaine et animateur d’in<strong>du</strong>strie si l’on croit aux<br />

bienfaits <strong>de</strong> la technique et <strong>du</strong> progrès économique, je dirais même, être<br />

intelligemment et humainement révolutionnaire, si l’on croit sincèrement à une<br />

inévitable nécessité d’apporter <strong>de</strong>s changements à certains aspects <strong>de</strong> la<br />

condition humaine ou <strong>de</strong> la vie sociale ?<br />

Et élargissant cette notion, ne doit-on pas admettre qu’il est difficile d’être<br />

heureux si l’on ne sait aussi être ouvert à d’autres pensées que les siennes, à<br />

d’autres mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vie que les siens, à d’autres conceptions, en bref ouvert à la<br />

vie multiforme <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> ?<br />

1 Fernand-Lucien Mueller, Histoire <strong>de</strong> la Psychologie <strong>de</strong> l’antiquité à nos jours, Payot,<br />

Paris, 1960.<br />

2 Marc Aurèle, Pensées, tra<strong>du</strong>ction Gaston Michaud, Editions <strong>de</strong> Cluny, Paris, 1936 (Livre<br />

cinquième, XXXVI).<br />

153


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Que <strong>de</strong> questions se posent encore quant au <strong>bonheur</strong> !<br />

« Vivre peut et doit être un <strong>bonheur</strong> » dit Mme Simone <strong>de</strong> Beauvoir, qui n’a<br />

pu répondre à notre <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> présenter une conférence dans le cadre <strong>de</strong> nos<br />

<strong>Rencontres</strong> ; dans son <strong>de</strong>rnier ouvrage, La Force <strong>de</strong> l’Age, elle s’explique elle-<br />

même par un culte <strong>de</strong> la liberté totale, ce qui peut poser la question <strong>du</strong> prix<br />

qu’elle paie pour cela, car le <strong>bonheur</strong> s’acquiert parfois chèrement et la route<br />

qui y con<strong>du</strong>it est souvent escarpée ; une autre question se pose encore : le<br />

<strong>bonheur</strong> dépend-il davantage <strong>de</strong> la sagesse à soi-même imposée ou, au<br />

contraire, <strong>du</strong> libre cours donné à nos passions ?<br />

La notice <strong>de</strong> notre avant-programme évoque l’idée <strong>de</strong> ceux pour qui « le<br />

<strong>bonheur</strong> est peu compatible avec une exigence <strong>de</strong> lucidité désabusée ». Il faut<br />

donc souhaiter que les tenants d’une telle conception viennent nous dire ce<br />

qu’ils enten<strong>de</strong>nt par « lucidité » et par « lucidité désabusée », chaque<br />

conférencier ou participant à nos débats étant invité à jeter son propre éclairage<br />

sur le problème dont nous traitons, éclairage dont la fonction vraie — c’est un<br />

truisme <strong>de</strong> le dire — doit apporter la lumière là où règne l’obscurité, source <strong>de</strong><br />

confusion, d’incompréhension, <strong>de</strong> malenten<strong>du</strong>s et <strong>de</strong> conflits.<br />

En opposition à Alexandre Vinet proclamant que « Se sentir vivre, c’est la<br />

condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> », à l’encontre <strong>de</strong> Romain Rolland, disant finement dans<br />

son Colas Breugnon que « Le <strong>bonheur</strong> se boit frais », le caustique Chamfort<br />

prétend, lui, que « Vivre est une maladie dont le sommeil nous soulage toutes<br />

les seize heures ; c’est un palliatif : la mort est le remè<strong>de</strong> ».<br />

Le chrétien « vrai » a le sentiment d’avoir été l’objet d’un amour absolument<br />

gratuit, d’avoir été gratifié d’une richesse intérieure inouïe p.131 et d’une<br />

espérance illimitée, non par son propre effort, par ses mérites, mais par un don<br />

dû au libre amour <strong>de</strong> Dieu et offert à toute l’humanité 1 .<br />

Max Thurian, frère <strong>de</strong> la Communauté réformée <strong>de</strong> Taizé, va jusqu’à affirmer<br />

que « Eternellement nous sommes promis au Bonheur », car « la moindre<br />

rencontre <strong>de</strong> l’être avec la création <strong>de</strong>vient un événement où s’épanouit la joie » 2 .<br />

Face à ces sereines affirmations, André Gi<strong>de</strong>, si cruellement luci<strong>de</strong> parfois,<br />

1 Article <strong>du</strong> R. P. Nicola : Le point <strong>de</strong> vue catholique, Revue Bastions <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>, n° 6.<br />

2 Max Thurian : La simplicité et la joie, Gazette <strong>de</strong> Lausanne, 19 août 1961.<br />

154


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

observe que « se passer <strong>de</strong> Dieu... (et il précisait), je veux dire se passer <strong>de</strong><br />

l’idée <strong>de</strong> Dieu, <strong>de</strong> la croyance en une Provi<strong>de</strong>nce attentive, tutélaire et<br />

rémunératrice... n’y parvient pas qui veut » 1 .<br />

C’est là toute la querelle <strong>de</strong>s pessimistes s’opposant aux optimistes et l’on<br />

peut, considérant les propos que nous venons <strong>de</strong> citer, aller jusqu’à se<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il n’existe pas un lien plus direct qu’il n’apparaît au premier abord<br />

entre la renonciation à une rémunération provi<strong>de</strong>ntielle <strong>de</strong> Gi<strong>de</strong> et la gratuité <strong>de</strong><br />

l’amour qui inon<strong>de</strong> le chrétien <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />

Il reste toujours que la route <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, chacun ou presque entend l’ouvrir<br />

aux hommes ; la Déclaration d’indépendance <strong>de</strong>s treize Etats américains,<br />

adoptée par le Congrès <strong>du</strong> 4 juillet 1776 à Phila<strong>de</strong>lphie, affirme que « les<br />

hommes sont investis par leur Créateur <strong>de</strong> certains droits inaliénables : parmi<br />

ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> (the pursuit of<br />

happiness) ».<br />

Fon<strong>de</strong>ment d’une société qui se voulait nouvelle, cette déclaration est bien<br />

difficilement conciliable avec l’opinion <strong>de</strong> Sartre pour qui « l’enfer, c’est les<br />

autres », expression que l’on pourrait aisément paraphraser en affirmant au<br />

contraire que « le <strong>bonheur</strong>, c’est autrui » ! Et ceci me remet en mémoire<br />

l’expression qu’a employée avec <strong>bonheur</strong> un ami, M. Charles-F. Ducommun qui,<br />

partant <strong>du</strong> comman<strong>de</strong>ment chrétien « Aime ton prochain comme toi-même »,<br />

en précisait encore l’exigence, comme l’enseigne la Bible d’ailleurs, en disant<br />

« Aime ton dissemblable comme toi-même ».<br />

Revenant au « Se sentir vivre, c’est la condition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> » <strong>de</strong> Vinet, je<br />

pense avec M. Georges Rigassi que Félix Bovet donnait à ce sentiment sa juste<br />

interprétation lorsqu’il accordait pleine valeur à ce que l’on « est », à ce que l’on<br />

« fait » et, certainement en tout <strong>de</strong>rnier lieu seulement à ce que l’on « a » ; agir<br />

<strong>de</strong> toute son âme en se souvenant <strong>de</strong>s mots d’un homme dont la vie fut pensée<br />

et action, Georges Clemenceau : « La plus gran<strong>de</strong> maladie <strong>de</strong> l’âme, c’est le<br />

froid ».<br />

N’est pas heureux qui veut et il faut bien voir que les loisirs, luxe <strong>de</strong>s uns<br />

jadis, agrément <strong>de</strong> presque tous aujourd’hui, vont posant le problème <strong>de</strong> leur<br />

emploi bénéfique pour l’homme, problème d’é<strong>du</strong>cation personnelle et sociale,<br />

1 André Gi<strong>de</strong> : Journal 1942-1949, Gallimard, 65 e édition, 1950.<br />

155


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

car ces loisirs <strong>de</strong>vraient ai<strong>de</strong>r chacun dans son art <strong>de</strong> vivre — <strong>de</strong> vivre heureux<br />

— ce qui doit s’apprendre <strong>de</strong> façon qu’il recouvre à la fois le temps <strong>de</strong> travail et<br />

le temps <strong>de</strong> loisirs.<br />

p.132<br />

M. Georges Rigassi a rappelé dans son livre Le Prix <strong>du</strong> Bonheur,<br />

l’histoire <strong>de</strong> ce sultan qui proclama publiquement qu’il avait possédé tout le<br />

pouvoir ici-bas et qu’il avait consigné <strong>de</strong> sa propre main sur ses tablettes<br />

chacune <strong>de</strong>s journées où il avait été heureux ; au moment <strong>de</strong> mourir, il<br />

constatait que ces journées étaient au nombre <strong>de</strong> dix-sept 1 .<br />

Et je voudrais rejoindre à nouveau Vinet disant : « Je serais tenté <strong>de</strong><br />

conclure que le <strong>bonheur</strong>, c’est au fond l’existence bravement et complètement<br />

acceptée », affirmant aussi qu’il faut « aimer la vie et, ce qui revient au même,<br />

aimer les vivants, les hommes, nos frères », puis savoir consentir à vieillir et<br />

apprendre le secret <strong>de</strong> bien vieillir.<br />

Le <strong>bonheur</strong> ne rési<strong>de</strong>rait-il pas essentiellement dans le sentiment <strong>de</strong> la<br />

pleine joie <strong>de</strong> vivre au sein d’un tout qui nous dépasse et dans la conscience<br />

même <strong>du</strong> privilège que constitue le don <strong>de</strong> vie ?<br />

On objectera que l’idée <strong>de</strong> la vieillesse con<strong>du</strong>isant inéluctablement à la mort<br />

assombrit la vie <strong>de</strong> nombreux humains ; à ceux-là, rappelons ce propos<br />

d’Epicure : « Ainsi celui <strong>de</strong>s maux qui nous inspire le plus d’horreur, la mort,<br />

n’est rien pour nous, puisque, tant que nous sommes là nous-mêmes, la mort<br />

n’y est pas et que, quand la mort est là, nous n’y sommes plus » 2 ; l’on<br />

pourrait aussi leur rappeler l’apaisement qu’apporte cette recommandation <strong>de</strong><br />

Marc Aurèle : « Va-t’en donc avec sérénité ; car celui qui te congédie, te<br />

congédie avec sérénité » 3 .<br />

Ces <strong>de</strong>rniers propos vous paraîtront-ils quelque peu mélancoliques ? Je ne<br />

le pense pas et souhaite, tout au contraire, que traçant certaines limites à<br />

nos craintes, ils nous en libèrent même et nous ai<strong>de</strong>nt à nous con<strong>du</strong>ire <strong>de</strong><br />

façon à atteindre plus aisément un <strong>bonheur</strong> que chacun doit aussi savoir<br />

mériter.<br />

Je forme le vœu que les <strong>Rencontres</strong> <strong>Internationales</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> 1961 aient<br />

1 Georges Rigassi : Le Prix <strong>du</strong> Bonheur, Ed. Labor et Fi<strong>de</strong>s, 1947.<br />

2 L’Ame grecque, E.-J. Chevalier et R. Bady, Amitiés gréco-suisses, Lausanne, 1941.<br />

3 Marc Aurèle, op. cit. livre douzième, XXXVI.<br />

156


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

sur chacun <strong>de</strong> ceux qui y participent un effet salutaire, qu’elles leur permettent<br />

d’élargir et d’approfondir leur propre notion d’un <strong>bonheur</strong> que je leur souhaite à<br />

tous.<br />

@<br />

157


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

PREMIER ENTRETIEN PUBLIC 1<br />

présidé par M. Antony Babel<br />

LE PRÉSIDENT : p.133 Au nom <strong>du</strong> Comité et au nom <strong>du</strong> prési<strong>de</strong>nt M. Maire, j’ai<br />

l’honneur d’ouvrir les entretiens <strong>de</strong> ces XVI es <strong>Rencontres</strong>, et en particulier ce<br />

premier entretien, au cours <strong>du</strong>quel va être discutée la très belle conférence <strong>de</strong><br />

M. Henri <strong>de</strong> Ziégler. Vous l’avez appréciée à sa gran<strong>de</strong>, à sa juste valeur ; elle<br />

est pleine <strong>de</strong> substance, en même temps que très belle <strong>de</strong> forme. Il nous a<br />

ouvert <strong>de</strong>s séries <strong>de</strong> chemins, je dirai même quelquefois <strong>de</strong>s séries d’avenues,<br />

gran<strong>de</strong>s et belles avenues, et il y a matière là à <strong>de</strong> nombreuses discussions.<br />

Je donne tout d’abord la parole à M. Devoto.<br />

M. GIACOMO DEVOTO : Etant donné le caractère historique <strong>du</strong> brillant exposé<br />

<strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler, je me permets ce matin <strong>de</strong> lui soumettre une proposition.<br />

Lorsqu’on donne un aperçu <strong>de</strong>s opinions et <strong>de</strong>s définitions <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, telles<br />

qu’elles ont été formulées pendant <strong>de</strong>s siècles, il ne s’agit pas seulement <strong>de</strong><br />

nous les présenter dans leur succession chronologique. La suggestion que je me<br />

permettrai <strong>de</strong> faire à M. <strong>de</strong> Ziégler sera donc la suivante : rassembler ces<br />

définitions sous trois catégories.<br />

La première, la plus ancienne, élémentaire, rudimentaire, c’est la définition<br />

objective <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, telle, par exemple, qu’elle a été exposée par Martial.<br />

La <strong>de</strong>uxième catégorie est représentée par les définitions <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qui<br />

admettent la nécessité d’un engagement <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong> nous vis-à-vis <strong>de</strong>s objets<br />

qui sont la cause <strong>de</strong> notre <strong>bonheur</strong>. Pour prendre un point <strong>de</strong> comparaison<br />

banal, nous pouvons songer à ceux qui ont l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la montagne et<br />

qui éprouvent un <strong>bonheur</strong> extraordinaire lorsqu’ils atteignent un sommet, non<br />

seulement parce qu’ils contemplent un beau panorama, mais par suite <strong>de</strong> l’effort<br />

qu’ils ont accompli.<br />

1 Le 7 septembre 1961.<br />

158<br />

@


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Ces <strong>de</strong>ux catégories se prêtent assez facilement à <strong>de</strong>s comparaisons et à<br />

une définition.<br />

p.134<br />

Mais c’est la troisième catégorie qui me semble la plus importante.<br />

Dans ce troisième « genre » <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, il ne suffit plus que nous nous<br />

engagions pour atteindre le <strong>bonheur</strong>. Notre <strong>bonheur</strong>, que nous avons<br />

conquis grâce à nos efforts, à notre intelligence, à notre goût, est soumis à<br />

un nouveau facteur, qui ressortit à nos rapports avec nos semblables.<br />

Regar<strong>de</strong>z la jeunesse. Vous verrez qu’il y a <strong>de</strong>s jeunes qui ont atteint un<br />

certain <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> parce que, grâce à leur travail, ils ont la<br />

possibilité d’avoir une voiture, <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s voyages. Mais ce <strong>bonheur</strong><br />

dépend <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> leurs semblables ; pour ce qui est d’eux-mêmes, ils<br />

pourraient être heureux, mais ils se comparent à leurs camara<strong>de</strong>s qui ont<br />

<strong>de</strong>s voitures plus belles et font peut-être <strong>de</strong>s voyages plus longs, ce qui<br />

risque <strong>de</strong> ternir leur satisfaction.<br />

Il est donc nécessaire <strong>de</strong> trouver une position, pour définir le <strong>bonheur</strong>, telle<br />

que nous soyons à l’abri <strong>de</strong> ces comparaisons capables <strong>de</strong> détruire ce qui, dans<br />

un autre âge, était une source <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Je m’arrête à ce que vient <strong>de</strong> dire M. Devoto d’une<br />

troisième catégorie <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, où il ne suffit pas, pour atteindre au <strong>bonheur</strong>,<br />

<strong>de</strong> le rechercher en soi, mais où il faut le trouver dans le rapport avec ses<br />

semblables.<br />

Il me semble qu’il en a toujours été un peu ainsi, mais que notre époque,<br />

plus qu’une autre, nous incite à cette sorte <strong>de</strong> comparaisons. L’histoire a pris<br />

une accélération extraordinaire et nous nous trouvons constamment en<br />

présence <strong>de</strong> faits nouveaux. Je voudrais avoir le temps <strong>de</strong> réfléchir à cette<br />

question qui me semble aller très loin. Je puis dire simplement pour l’instant à<br />

M. Devoto, non qu’elle me trouble mais qu’elle m’intéresse profondément et que<br />

peut-être j’aurai le plaisir, d’ici à la fin <strong>de</strong> cette déca<strong>de</strong>, <strong>de</strong> lui dire jusqu’à quel<br />

point je me rencontre avec lui.<br />

LE PRÉSIDENT : La parole est à M. Dusan Matic.<br />

M. DUSAN MATIC : Je pose aussi la question <strong>de</strong> la définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, parce<br />

159


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

qu’elle me semble très importante, au point <strong>de</strong> vue social et au point <strong>de</strong> vue<br />

indivi<strong>du</strong>el.<br />

J’aimerais savoir d’abord si le <strong>bonheur</strong> est une chose qui relève <strong>de</strong> l’ordre <strong>du</strong><br />

sentiment ou <strong>de</strong> l’ordre intellectuel. Il me semble que le problème <strong>de</strong>s<br />

<strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est assez troublant. <strong>Les</strong> sentiments sont assez<br />

inconditionnés, incontrôlables. Si le <strong>bonheur</strong> est un jugement <strong>de</strong> valeur sur la<br />

vie, alors il y a possibilité <strong>de</strong> poser le problème <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>,<br />

d’organiser le <strong>bonheur</strong>...<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Depuis quelque temps, et particulièrement, ces<br />

<strong>de</strong>rniers jours, on m’a <strong>de</strong>mandé quelle était ma définition personnelle <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>. Et je n’ai pas pu répondre. Je n’ai pas une définition, <strong>du</strong> moins la<br />

définition que je pourrais donner serait beaucoup trop longue. Le <strong>bonheur</strong> prend<br />

tant <strong>de</strong> formes que si nous voulons en donner une définition, nous n’arriverons<br />

qu’à une tautologie. p.135 Le <strong>bonheur</strong> est dans la satisfaction, et on voit bien que<br />

satisfaction est un synonyme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, dans ce cas.<br />

Mais le <strong>bonheur</strong> est-il un sentiment ou une idée ? Nous avons le sentiment<br />

d’être heureux ; nous avons le sentiment que telle ou telle personne est<br />

heureuse. Et c’est seulement quand nous y réfléchissons, quand nous nous<br />

posons la question : pourquoi suis-je heureux ? pourquoi suis-je dans un état <strong>de</strong><br />

satisfaction, <strong>de</strong> contentement ? pourquoi cette personne me paraît-elle<br />

heureuse ?, que ce qui était sentiment <strong>de</strong>vient idée, pour la communication.<br />

Nous ne pouvons pas communiquer par <strong>de</strong>s sentiments. Nous sommes obligés<br />

<strong>de</strong> communiquer par un langage particulier, par un langage logique et ainsi, ce<br />

qui était sentiment à l’origine <strong>de</strong>vient idée.<br />

Mais je crois que le <strong>bonheur</strong>, en lui-même, est un état <strong>de</strong> persuasion. Cela<br />

n’est pas clair, et le sentiment que nous avons n’est pas clair. Si vous voulez,<br />

c’est une impression qui peut être plus ou moins <strong>du</strong>rable.<br />

LE PRÉSIDENT : La parole est à M. le pasteur Bouvier.<br />

M. ANDRÉ BOUVIER : Vous avez admirablement souligné les valeurs<br />

spirituelles qui dominent les <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Parmi celles-ci, vous avez<br />

mentionné la profession. Ma première question, subordonnée à la <strong>de</strong>uxième,<br />

160


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

sera donc celle-ci : est-ce que dans le mot « profession » vous incluez l’idée <strong>de</strong><br />

vocation, c’est-à-dire l’idée d’être appelé. L’homme est appelé à<br />

l’accomplissement <strong>de</strong> sa <strong>de</strong>stinée. Et là, j’aventurerai une définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

qui n’est pas une fin en soi puisque le <strong>bonheur</strong> est relatif, une définition qui<br />

rejoint celle <strong>de</strong> Teilhard <strong>de</strong> Chardin : Dire oui à la vie, à la totalité <strong>de</strong> la vie.<br />

Teilhard <strong>de</strong> Chardin dit : accomplir la vie. Ceci signifie, je pense, l’accord<br />

physico-biologique, psychique, moral et spirituel avec la vie, et qui partirait <strong>de</strong>s<br />

trois temps <strong>de</strong> la personnalisation : se centrer sur soi (prendre conscience <strong>de</strong><br />

soi), se décentrer sur l’autre — c’est-à-dire le prochain — et enfin, se surcentrer<br />

sur un plus grand que soi, c’est-à-dire le mon<strong>de</strong>, la société et tout ce que cela<br />

implique.<br />

Est-ce que votre très belle conférence laisse une place pour cette division,<br />

pour cette perspective, pour cette ascension ?<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Si j’avais eu à parler pendant <strong>de</strong>ux heures et peut-<br />

être davantage, j’aurais fait entrer encore une quantité <strong>de</strong> choses dans ma<br />

conférence. Ce que vous me proposez maintenant me sé<strong>du</strong>it, et je crois que je<br />

pourrais dire oui — dans la mesure où il n’est pas impru<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> prononcer, sur<br />

une question qui a tant d’importance, un oui qui serait prématuré. Il y faudrait<br />

la réflexion et la méditation ; mais tout ce que vous venez <strong>de</strong> dire me frappe et<br />

me sé<strong>du</strong>it.<br />

M. LE CHANOINE MICHELET : Le 27 mai 1961, trois semaines après que M.<br />

Henri <strong>de</strong> Ziégler m’eut si aimablement proposé la rencontre où je suis ému <strong>de</strong><br />

me trouver, je recevais d’un ami p.136 une lettre avec une coupure <strong>de</strong> journal<br />

annonçant précisément ces <strong>Rencontres</strong> <strong>de</strong> <strong>Genève</strong>. Cet ami me disait :<br />

« <strong>Les</strong> <strong>Rencontres</strong> internationales <strong>de</strong> <strong>Genève</strong> vont donc <strong>du</strong> problème<br />

<strong>de</strong> la faim à celui <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />

Au fond, ces questions ont une certaine parenté. Du moins, à un âge<br />

<strong>de</strong> la vie, qui a bien mangé est heureux. Quant aux <strong>conditions</strong><br />

générales <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, il semble superflu <strong>de</strong> les faire définir en dix<br />

jours <strong>de</strong> palabres par <strong>de</strong>s hommes célèbres. Il y a bien longtemps<br />

que <strong>de</strong>s philosophes <strong>du</strong> plancher <strong>de</strong>s vaches ont découvert que le<br />

contentement est le fon<strong>de</strong>ment et la condition essentielle et unique<br />

161


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

pour être heureux. Mais peut-être s’agit-il d’une étu<strong>de</strong> technique —<br />

tout <strong>de</strong>vient technique aujourd’hui — ou d’un examen clinique et<br />

scientifique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. Je suppose que tu t’inscriras pour ces<br />

<strong>Rencontres</strong> et que tu proposeras la création d’une faculté<br />

universitaire qui se consacre à doter l’humanité d’un co<strong>de</strong> infaillible<br />

pour que désormais le <strong>bonheur</strong> pour nous tous soit assuré. On<br />

pourrait aussi envisager la fondation d’une assurance à prime<br />

variable pour toutes les bourses et toutes les préparations. Il y aurait<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés, <strong>de</strong>s catégories, avec une mesure barométrique ou<br />

arithmétique et <strong>de</strong>s polices appropriées avec toutes les garanties<br />

financières sous la surveillance <strong>de</strong> l’Etat.<br />

Cet homme, qui confond <strong>bonheur</strong> et contentement, s’il se trouvait ici, serait<br />

aujourd’hui comblé ; <strong>du</strong> moins il aurait les yeux ouverts et il verrait que nous ne<br />

nous acheminons pas vers une définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qui appelle le<br />

contentement ni vers une proposition d’un <strong>bonheur</strong> selon <strong>de</strong>s règles techniques<br />

ou une étu<strong>de</strong> scientifique et mécanique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />

M. <strong>de</strong> Ziégler l’aurait soulagé et émerveillé, car il n’est pas incapable<br />

d’émerveillement ; celui qui connaît l’ironie peut aussi connaître le contraire <strong>de</strong><br />

l’ironie.<br />

M. <strong>de</strong> Ziégler nous a laissé, dans toute sa conférence, l’impression d’une<br />

vibration et d’un prolongement, comparables aux on<strong>de</strong>s que provoque la chute<br />

d’une pierre dans l’eau. Il y a <strong>de</strong>s petits <strong>bonheur</strong>s : « Mon verre est petit, mais<br />

je bois dans mon verre... » ; « Mon verre est petit mais il est plein... » <strong>Les</strong><br />

paroles <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler laissaient clairement entendre que le verre et le<br />

contenu peuvent et doivent être augmentés, et augmentés indéfiniment ; qu’il y<br />

a même à un moment donné une sorte <strong>de</strong> renversement <strong>de</strong> vapeur, c’est-à-dire<br />

qu’on ne peut pas continuer toujours dans l’ordre matériel à agrandir le verre et<br />

le contenu. Il y a un moment où le verre même et le contenu ne disent plus<br />

rien, ne sont pas le <strong>bonheur</strong>. Il faut alors passer à une sorte d’on<strong>de</strong>s à rebours<br />

qui vont vers l’intérieur et qui prennent d’autres dimensions, celle <strong>de</strong> la hauteur<br />

et <strong>de</strong> la profon<strong>de</strong>ur.<br />

Vous avez admirablement passé <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> matériel, <strong>de</strong>s biens extérieurs<br />

— les biens <strong>du</strong> corps, santé, beauté, force — à la possession <strong>de</strong>s amis, au<br />

plaisir, à la joie.<br />

162


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Ce que vous avez dit <strong>de</strong> la joie esthétique m’a particulièrement ému. Je crois<br />

qu’il n’est personne ici qui pense que le <strong>bonheur</strong> consiste uniquement dans la<br />

possession <strong>de</strong>s choses extérieures, fussent-elles belles. A quoi sert un beau<br />

tableau si on n’en peut pas jouir, à quoi sert une symphonie p.137 si elle reste<br />

lettre morte ? Le <strong>bonheur</strong> va donc dans la direction <strong>de</strong> la connaissance, <strong>de</strong> la<br />

vérité, qui est une perfection <strong>de</strong> l’homme.<br />

Vous avez parlé d’une manière émouvante <strong>de</strong> la joie esthétique. Vous avez<br />

rappelé le vers <strong>du</strong> poète : A thing of beauty is a joy for ever (un instant <strong>de</strong><br />

beauté est une joie pour toujours). Et à ce moment-là, je pensais que sur le<br />

même sujet, Bau<strong>de</strong>laire pleure et dit approximativement : lorsqu’un poème ou<br />

une symphonie amène les larmes au bord <strong>de</strong>s yeux, ce ne sont pas <strong>de</strong>s larmes<br />

<strong>de</strong> contentement et <strong>de</strong> plénitu<strong>de</strong>, mais <strong>de</strong>s larmes d’angoisse, d’insatisfaction et<br />

<strong>de</strong> désir, une postulation <strong>de</strong>s nerfs, l’impression <strong>de</strong> l’impuissance où l’on est <strong>de</strong><br />

possé<strong>de</strong>r ici-bas un paradis révélé.<br />

Je ne sais pas comment, monsieur <strong>de</strong> Ziégler, vous faites accor<strong>de</strong>r ce texte<br />

avec tous les textes magnifiques, merveilleux, <strong>de</strong>s humanistes que vous avez<br />

cités et qui représentent vraiment le contentement <strong>de</strong> l’homme dans toute la<br />

nature humaine. Je sais que vous faites la liaison. Je le sais, mais cela<br />

m’intéresserait <strong>de</strong> savoir comment. Et saint Augustin, dans la même position ?<br />

Il pleurait <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> en entendant la mo<strong>du</strong>lation <strong>de</strong>s psaumes dans la<br />

cathédrale <strong>de</strong> Milan, et tremblait <strong>de</strong> s’attacher à une forme inférieure <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>. Pour lui, l’art n’est pas la plénitu<strong>de</strong> et il dit : Vae qui nutus tuos pro<br />

te amant ! quia nutus tui sont omne creaturarum <strong>de</strong>cus ! Malheur à ceux qui<br />

te préfèrent <strong>de</strong>s signes, parce que les signes que tu fais par les créatures sont<br />

toute la beauté <strong>de</strong>s créatures. <strong>Les</strong> créatures n’ont pas d’autre beauté que ton<br />

reflet.<br />

Je ne crois pas dépasser votre pensée, monsieur <strong>de</strong> Ziégler. Vous avez dit :<br />

jouir <strong>de</strong> la beauté est grand. La faire découvrir est plus grand. Vous avez<br />

intro<strong>du</strong>it dans la notion <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> la charité, l’amour <strong>de</strong>s autres qui consiste à<br />

leur vouloir <strong>du</strong> bien. Le <strong>bonheur</strong>, c’est grandir soi-même et grandir les autres,<br />

non dans le sens <strong>de</strong> l’avoir, mais dans le sens <strong>de</strong> l’être.<br />

Vous avez signalé que certains trouvent la communication dans la solitu<strong>de</strong><br />

même, précisément dans la solitu<strong>de</strong>, la communication avec Dieu, avec la<br />

nature, avec soi-même. Tout cela se ramène, je crois, à la contemplation <strong>de</strong> la<br />

163


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

vérité, d’une vérité qui doit être quelqu’un, parce qu’autrement il n’y a pas<br />

communication.<br />

Humaniste, monsieur <strong>de</strong> Ziégler, je crois que vous l’êtes, per mo<strong>du</strong>m<br />

excellentiae, et que vous ne vous contentez pas <strong>de</strong> l’homme et rien que<br />

l’homme ; mais il vous faut l’homme et tout l’homme, en allant plus loin que la<br />

joie <strong>de</strong> l’effort, vers l’accomplissement d’une <strong>de</strong>stinée humaine.<br />

Je signale la joie que vient <strong>de</strong> me faire le pasteur Bouvier en disant : le<br />

<strong>bonheur</strong> n’est pas une fin. Est stupi<strong>de</strong> celui qui voudrait <strong>de</strong>s pommes sans le<br />

pommier. La perfection <strong>du</strong> pommier est <strong>de</strong> pro<strong>du</strong>ire <strong>de</strong>s pommes ; la<br />

perfection <strong>de</strong> l’homme pro<strong>du</strong>ira le <strong>bonheur</strong>. Le <strong>bonheur</strong> sera donné par<br />

surcroît.<br />

Alors, allons plus loin avec l’accomplissement d’une <strong>de</strong>stinée en évoquant le<br />

<strong>bonheur</strong> <strong>du</strong> sacrifice qui, chrétiennement, s’appelle la croix. Ici, je crois que<br />

nous faisons un saut. Nous pourrions faire un saut hors <strong>de</strong> l’humanisme. Mais<br />

c’est tout <strong>de</strong> même <strong>de</strong> l’humanisme, parce qu’un grand humaniste a dit ceci :<br />

« Qui sait si vivre n’est pas mourir et si mourir n’est pas vivre. »<br />

p.138<br />

Je crois que cette partie <strong>de</strong> votre conférence nous engage vers une<br />

notion <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans laquelle la mort elle-même trouvera son sens. C’est<br />

peut-être le couronnement <strong>de</strong> l’humanisme. De tout cela je remercie<br />

chaleureusement M. <strong>de</strong> Ziégler.<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Je remercie à mon tour le chanoine Michelet. Je<br />

voudrais lui répondre amplement. Je me rencontre avec lui sur la plupart <strong>de</strong>s<br />

choses qu’il a dites. Je le remercie aussi d’avoir lu cette lettre curieuse et<br />

instructive pour tous ceux qui prennent part aux <strong>Rencontres</strong> internationales et<br />

pour tous ceux qui s’en occupent <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années. Il y a une parenté entre le<br />

thème <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> <strong>de</strong> cette année et celui <strong>de</strong> l’an <strong>de</strong>rnier, parenté que je<br />

n’ai pas vue immédiatement. J’en dis un mot en passant. Cela peut compléter ce<br />

que je n’ai pas pu dire hier.<br />

L’an <strong>de</strong>rnier, nous nous sommes penchés sur le malheur <strong>de</strong> millions et <strong>de</strong><br />

millions d’êtres qui ne mangent pas à leur faim, qui sont dans un état terrible et<br />

qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> partout un secours immédiat. Et cette année — je m’en suis<br />

pénétré quand je préparais ma conférence —, nous ne pouvons pas faire<br />

autrement que <strong>de</strong> penser à <strong>de</strong>s êtres encore plus nombreux qui sont dans<br />

164


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

l’incapacité, dans l’impossibilité <strong>de</strong> connaître le <strong>bonheur</strong> sous une forme autre<br />

que passagère.<br />

Et pour moi, le thème <strong>de</strong> cette année est une suite, un élargissement <strong>de</strong><br />

celui traité l’an <strong>de</strong>rnier.<br />

Ce que vous dites <strong>de</strong> la transformation <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, <strong>de</strong> son développement<br />

vers la hauteur et vers la profon<strong>de</strong>ur, correspond exactement à mon sentiment,<br />

et chaque <strong>bonheur</strong> personnel peut se perfectionner en passant <strong>de</strong> ce qu’il va<br />

fon<strong>de</strong>r sur le plan matériel, sur ce qui continuera à le fon<strong>de</strong>r sur le plan spirituel.<br />

Le texte <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong>laire que vous avez cité est très intéressant, suggestif. Je<br />

le connaissais, mais je n’ai pas pu m’en servir.<br />

<strong>Les</strong> larmes, c’est en effet un sujet très intéressant. J’ai choisi hier l’exemple<br />

<strong>de</strong> l’Aria <strong>de</strong> Bach. Je ne sais pas très bien pour quelles raisons cette musique me<br />

touche et m’émeut très profondément...<br />

Il y a <strong>de</strong>s larmes <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>. C’est une réaction <strong>de</strong> notre machine ; c’est<br />

une réaction <strong>du</strong> moral sur le physique. Et lorsque nous sommes émus par un<br />

grand spectacle, par une gran<strong>de</strong> parole aussi, il y a <strong>de</strong>s mots qui sont si<br />

heureux, si bien trouvés, qui viennent si bien à leur place, que nous nous<br />

sentons profondément émus... Je ne dis pas que ceux qui ne pleurent pas ne<br />

sentent rien, mais il y a <strong>de</strong>s natures un peu faibles, et il faut nous prendre en<br />

pitié.<br />

La contemplation, c’est évi<strong>de</strong>mment une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s choses qui peuvent<br />

nous con<strong>du</strong>ire au <strong>bonheur</strong>. Ce mot est très vaste. Il implique une quantité <strong>de</strong><br />

choses : contemplation <strong>de</strong> la vérité, <strong>de</strong> ce qu’on tient pour la vérité.<br />

J’ai pris <strong>de</strong>s exemples dans le domaine <strong>de</strong>s arts parce que je m’y sentais <strong>de</strong>s<br />

affinités plus gran<strong>de</strong>s que dans d’autres domaines, mais je conçois très bien<br />

qu’on peut trouver les mêmes émotions dans la contemplation, même <strong>de</strong> la<br />

vérité scientifique.<br />

LE PRÉSIDENT : p.139 La parole est à M. Maire.<br />

M. LOUIS MAIRE : Je voudrais en revenir à ce qu’a dit M. <strong>de</strong> Ziégler hier soir,<br />

à ce que vient <strong>de</strong> dire M. le chanoine Michelet concernant les larmes auxquelles<br />

nous ne pouvons résister. J’en suis aussi, monsieur <strong>de</strong> Ziégler, <strong>de</strong> ceux qui<br />

165


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

doivent parfois tirer leur mouchoir... Et vivant à Rome une bonne partie <strong>de</strong><br />

l’année, ce supplice <strong>de</strong>s larmes, bien agréable et auquel je ne renoncerais pas<br />

volontiers, m’est infligé souvent.<br />

Lorsqu’on entend une musique qui <strong>de</strong>scend au plus profond <strong>de</strong> vous, je me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> si l’on peut considérer que l’état dans lequel vous met un tel<br />

événement, vous amenant aux larmes, peut être appelé le <strong>bonheur</strong>. Eh bien ! je<br />

ne le crois pas. Je pense qu’il faut distinguer ici <strong>de</strong>ux notions, la notion <strong>de</strong><br />

<strong>bonheur</strong> et la notion d’euphorie, qui sont très différentes. Il faut se reporter au<br />

sens étymologique <strong>du</strong> terme « euphorie » qui est un terme médical, et qui<br />

s’applique à celui qui se sent physiquement bien. Je pense qu’il faut lui redonner<br />

son véritable sens, et qu’il s’agit là, au fond, d’un état <strong>de</strong> satisfaction, je dirai<br />

même <strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong>, parce que cela va jusque-là, momentanément pour le<br />

moins. Alors que, me semble-t-il, le <strong>bonheur</strong> est un sentiment qui, pour être<br />

vrai, implique une certaine <strong>du</strong>rée, une persistance.<br />

Je me suis posé la question <strong>du</strong> pourquoi <strong>de</strong> mes larmes. Et je suis arrivé à<br />

cette conclusion que si je pleurais, et si j’étais touché très profondément, c’est<br />

parce que je me rendais compte que, pour un instant seulement, il m’était<br />

donné <strong>de</strong> toucher à une profon<strong>de</strong>ur que je savais perdre à la minute où je<br />

quitterais la salle <strong>de</strong> spectacle ou la salle <strong>de</strong> concert ou le site enchanteur, ou<br />

l’œuvre d’art que j’avais contemplée, ou l’orateur que j’avais admiré.<br />

Je voudrais donc marquer ici cette très forte nuance qu’il y a entre<br />

l’euphorie, qui n’est pas étrangère au <strong>bonheur</strong>, et le <strong>bonheur</strong>, qui est un<br />

sentiment infiniment plus <strong>du</strong>rable.<br />

Je voudrais encore attirer l’attention sur une curiosité <strong>du</strong> langage et <strong>du</strong><br />

vocabulaire. En anglais très souvent on tra<strong>du</strong>it le terme <strong>bonheur</strong> par luck. Good<br />

luck, bonne chance, soyez heureux... Il y a là l’intervention d’un facteur<br />

temporaire, celui <strong>de</strong> la chance. Quel est le rôle <strong>de</strong> la chance dans le <strong>bonheur</strong> ?<br />

Un autre mot anglais signifie également « <strong>bonheur</strong> » : c’est le mot happiness,<br />

qui vient <strong>du</strong> mot happen, arriver, c’est-à-dire quelque chose <strong>de</strong> fortuit qui vous<br />

arrive, quelque chose d’intermittent, <strong>de</strong> soudain, mais non <strong>de</strong> <strong>du</strong>rable, quand<br />

bien même la notion <strong>de</strong> happiness peut couvrir le sens <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>du</strong>rable. Il y<br />

a plus curieux encore : dans l’anglais ancien, le hara-kiri <strong>de</strong>s Japonais se<br />

tra<strong>du</strong>isait par happydispatch.<br />

En allemand, il en est <strong>de</strong> même, où le mot Glück signifie à la fois chance et<br />

166


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>bonheur</strong>. Et le mot Glück, si je ne m’abuse, vient <strong>du</strong> verbe gelingen, parvenir,<br />

réussir. On voit qu’en définitive quantité <strong>de</strong> langues autres que le français<br />

mettent l’accent, pour définir le <strong>bonheur</strong>, sur un événement <strong>de</strong> caractère<br />

éphémère ou fortuit. Et cela me ramène p.140 à la notion <strong>de</strong> l’euphorie, <strong>de</strong> la<br />

bonne chance, <strong>du</strong> moment favorable, <strong>du</strong> moment <strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong> qu’il faut, je<br />

crois, distinguer <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, qui pour être réel, doit être un état <strong>du</strong>rable.<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Peut-être n’ai-je pas assez insisté sur cette différence<br />

entre le plaisir, état heureux momentané, et l’état <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> qui implique en<br />

effet, comme vous l’avez dit, la <strong>du</strong>rée. Je l’ai cependant indiqué, et c’est pour<br />

cela que j’ai cité un passage <strong>de</strong>s Rêveries <strong>de</strong> Rousseau. Il insiste beaucoup sur<br />

le fait que les petits plaisirs, plus ou moins espacés, même s’ils se multiplient,<br />

ne peuvent pas faire le <strong>bonheur</strong>. Ce qu’il faut désirer, c’est une libération<br />

<strong>du</strong>rable <strong>du</strong> souci.<br />

En ce qui concerne la chance, je remarque que dans la plupart <strong>de</strong>s langues,<br />

l’idée <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> est liée, à l’origine, à celle <strong>de</strong> chance. C’est par là que j’ai<br />

commencé, en reprenant la définition donnée par Littré : « Le <strong>bonheur</strong> est à<br />

l’origine essentiellement une chance, qui n’implique pas qu’elle se répétera, qui<br />

n’implique donc pas un état permanent. »<br />

M. GEORGE BUCHANAN : M. Maire a parlé <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong>s mots, je<br />

voudrais parler <strong>de</strong>s métaphores.<br />

A un certain moment, dans sa conférence, M. <strong>de</strong> Ziégler a parlé <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong> qui, pour la plupart <strong>de</strong>s gens, procè<strong>de</strong> <strong>de</strong> la chance ou <strong>de</strong> la<br />

satisfaction, matérielle et physique. Or, notre pensée, ici, est dominée par<br />

<strong>de</strong>s métaphores cachées. La satisfaction, dans ce contexte, a un caractère<br />

« animal ». L’animal trouve son <strong>bonheur</strong> dans la chasse, dans l’acte <strong>de</strong> tuer,<br />

<strong>de</strong> courir après <strong>de</strong>s satisfactions toutes fugitives. Cette conception <strong>de</strong> la<br />

satisfaction est née dans <strong>de</strong>s sociétés primitives, où l’économie dépendait <strong>de</strong><br />

la chasse ; elle a persisté jusqu’à nos jours, dans <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> bien<br />

différentes, ce qui a ren<strong>du</strong> la vie <strong>de</strong>s sociétés soi-disant avancées, puérile et<br />

superficielle. Cette conception est exploitée par la publicité commerciale, qui<br />

excite les hommes à courir comme <strong>de</strong>s animaux après <strong>de</strong>s nouveautés. Mais<br />

si au lieu d’emprunter une métaphore au mon<strong>de</strong> animal, nous adoptons une<br />

métaphore prise dans le domaine végétal, on change sensiblement la façon<br />

167


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

<strong>de</strong> concevoir le <strong>bonheur</strong>, soit physique, soit matériel et même sensuel.<br />

Je dois à un ami irlandais, Raymon Calvert, une comparaison remarquable<br />

entre les états mystiques et la vie <strong>de</strong>s plantes. <strong>Les</strong> mystiques avaient<br />

abandonné les satisfactions « animales » pour atteindre à <strong>de</strong>s états d’existence<br />

qui semblaient simuler <strong>de</strong>s états végétaux. Leurs témoignages rapportent <strong>de</strong>s<br />

sensations pareilles, peut-on dire, à celles qu’éprouvent les plantes sous la<br />

bénédiction <strong>du</strong> soleil. Et ces mystiques, en rejetant les satisfactions animales,<br />

ont formé une espèce d’avant-gar<strong>de</strong> ; mais c’est à nous <strong>de</strong> discerner ce que leur<br />

tentative peut nous enseigner dans notre recherche <strong>de</strong>s <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />

Il ne faut pas, comme les animaux, courir toujours après quelque proie<br />

nouvelle, mais recevoir, comme font les plantes, les riches expériences <strong>de</strong><br />

chaque jour, comme une fin en soi.<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : p.141 Je ne puis que me féliciter <strong>de</strong> ce que vient <strong>de</strong><br />

dire M. Buchanan ; c’est une chose à laquelle je n’avais pas réfléchi. Si j’avais le<br />

goût, le désir d’écrire un livre, certainement que le problème que vient<br />

d’indiquer M. Buchanan serait retenu, car il est d’une très gran<strong>de</strong> importance.<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je vous donnerai tout d’abord mon impression<br />

sur le thème lui-même <strong>de</strong> ces <strong>Rencontres</strong>, qui me paraît <strong>de</strong> la plus absolue<br />

inactualité. Je veux dire par là qu’il ne constitue pas un problème. On ne saurait<br />

parler <strong>du</strong> problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> aux hommes d’aujourd’hui sans présupposer<br />

chez eux, ou bien une sorte <strong>de</strong> surdité — c’est-à-dire que cela n’évoquerait pas<br />

grand-chose dans leur esprit — ou bien la capacité intellectuelle <strong>de</strong> se référer à<br />

<strong>de</strong>s termes très anciens, qui auraient une résonance beaucoup plus littéraire<br />

qu’immédiatement actuelle.<br />

M. Devoto a fort justement dit, ce matin, qu’il faudrait classifier les<br />

définitions. Vous n’avez pas enten<strong>du</strong> donner une définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ; vous<br />

l’avez d’ailleurs déclaré. Mais ce qui importe, à mon avis, dans votre conférence,<br />

c’est que vous avez ajouté à la notion classique <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> d’autres éléments,<br />

et que vous avez été amené à enrichir votre <strong>de</strong>scription d’éléments qui se<br />

trouvaient en contradiction avec les éléments décelés à l’origine. Vous en êtes<br />

même venu à parler <strong>du</strong> sacrifice comme d’un élément <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> et ce matin,<br />

nous n’avons pas craint <strong>de</strong> définir le <strong>bonheur</strong> comme contemplation <strong>de</strong> la vérité.<br />

C’est une définition à la fois très antique, et peut-être actuelle aussi. Mais<br />

168


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

compte tenu <strong>de</strong> notre passé, historique et philosophique, après Kant en<br />

particulier, comment ne pas hésiter à adopter cette définition <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ? Je<br />

dirai en tout cas, pour ne pas être mal compris, que lorsque je parlerai <strong>de</strong> la<br />

contemplation <strong>de</strong> la vérité, je ne parlerai pas <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> ; je parlerai peut-être<br />

<strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong>. Autrement dit, il s’agit <strong>de</strong> ne pas confondre <strong>bonheur</strong> et béatitu<strong>de</strong><br />

— ce qui serait une source <strong>de</strong> mésentente, non pas entre les hommes<br />

seulement mais aussi entre les peuples.<br />

Le terme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> a son histoire, a ses droits, a ses limites ; et c’est en<br />

raison <strong>de</strong> tout cela que ce terme n’est pas actuel. Mais quand a-t-il cessé d’être<br />

actuel ? J’exprime mon opinion : il a commencé à <strong>de</strong>venir inactuel lorsque le<br />

mon<strong>de</strong> classique s’est rencontré avec le christianisme. En effet, vous avez dû<br />

recourir à <strong>de</strong>s non-chrétiens et à <strong>de</strong>s païens pour trouver la source <strong>de</strong> cette<br />

notion. C’est le christianisme qui l’a ren<strong>du</strong> inactuelle, car il a proposé aux<br />

hommes une autre vue et d’autres problèmes qui en découlaient et que nous<br />

n’avons pas encore épuisés, que certainement nous n’avons pas encore tous<br />

découverts ni encore résolus. Il a proposé à l’homme l’acceptation <strong>de</strong> sa<br />

condition jusqu’au bout ; il a dit : « Tu prendras ta croix... » ; ce n’est<br />

évi<strong>de</strong>mment pas le <strong>bonheur</strong>.<br />

Depuis lors, on a vécu sur ces conflits entre le mon<strong>de</strong> classique et le mon<strong>de</strong><br />

mo<strong>de</strong>rne, mon<strong>de</strong> qui s’est formé sous pression <strong>du</strong> christianisme, et où le mot <strong>de</strong><br />

<strong>bonheur</strong> a per<strong>du</strong>, je pense, son actualité ; il est aujourd’hui complètement<br />

dépassé.<br />

p.142<br />

A quoi est-il lié ? Notre prési<strong>de</strong>nt vient <strong>de</strong> le rappeler. Il est lié à la<br />

notion <strong>de</strong> chance. La bonne fortune, c’est le <strong>bonheur</strong>. Mais le christianisme,<br />

précisément, élimine toute chance <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’homme. Il n’y aurait plus<br />

d’égalité si nous étions soumis à la loi <strong>de</strong> la chance ou au fatum.<br />

Nous sommes tous <strong>de</strong>s frères lorsque nous avons tous les mêmes<br />

possibilités, alors que la chance nous divise et nous oppose. C’est pourquoi<br />

autant la science que la philosophie cherchent à éliminer <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’homme le<br />

facteur hasard, la chance, afin que l’homme, entré entièrement en son propre<br />

pouvoir, fasse son histoire. En cela, la perspective <strong>du</strong> chrétien et <strong>de</strong> l’athée est<br />

la même.<br />

Nous ne pouvons pas, nous ne <strong>de</strong>vons pas poursuivre le <strong>bonheur</strong>. Si nous<br />

poursuivons le <strong>bonheur</strong>, nous savons, chrétiennement parlant, que nous<br />

169


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

risquons <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s égoïstes. Car il faut alors se rétrécir, il faut ne plus<br />

oser, il faut ne pas se risquer, il faut résoudre les problèmes rapi<strong>de</strong>ment parce<br />

que la vie est courte. Si, au contraire, nous avons cette autre perspective, une<br />

perspective <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur humaine, cette perspective que le christianisme a<br />

ouverte, il est permis à l’homme <strong>de</strong> se penser en termes divins. Soyez parfaits !<br />

Ce n’est certainement pas une recommandation qui vise au <strong>bonheur</strong>.<br />

Kant a formulé cette lutte entre la quête <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> et la conception<br />

chrétienne <strong>de</strong> la vie. Et il a abouti à une solution paradoxale : à savoir que tout<br />

le <strong>bonheur</strong> que nous pouvons espérer n’est que la conséquence (et non le but)<br />

<strong>de</strong> la pratique <strong>de</strong> la vertu. Il n’est plus alors question <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, mais <strong>de</strong><br />

volonté droite, <strong>de</strong> bonne volonté.<br />

Ce qui est encore plus curieux, c’est que d’autres philosophes, après lui, et<br />

qui sont <strong>de</strong>s antichrétiens — hégéliens, marxistes —, ne parlent plus <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong><br />

non plus, mais d’engagement. Or l’engagement, qui est une fin en soi, s’il peut<br />

apporter une profon<strong>de</strong> satisfaction, une émotion, ne peut pas être appelé <strong>du</strong><br />

nom <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, car justement il ne procè<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> la chance, et la satisfaction<br />

qu’il procure vient tout simplement <strong>de</strong> l’activité courageuse, <strong>de</strong> l’audace, <strong>de</strong><br />

l’esprit d’aventure, <strong>du</strong> risque, <strong>du</strong> sacrifice.<br />

Et vous voyez que dans le domaine politique — domaine d’engagement par<br />

excellence — on a plutôt recours au mot bien-être. Car le bien-être est l’œuvre<br />

<strong>de</strong> l’homme, il n’est pas l’effet <strong>de</strong> la chance. Et lorsque vous considérez <strong>de</strong> près<br />

ce bien-être, vous voyez, à votre étonnement, qu’il s’accompagne d’une telle<br />

quantité <strong>de</strong> risques, <strong>de</strong> sacrifices, <strong>de</strong> luttes, <strong>de</strong> souffrance, que vous pourriez<br />

vous dire, vous, les poètes <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> : à quoi bon ce bien-être là s’il nous<br />

coûte ce prix ; cela ne vaut pas la peine ; je préfère mon petit <strong>bonheur</strong> à ce<br />

grand bien-être.<br />

Notre civilisation n’est pas une civilisation <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, ni non plus <strong>du</strong> bien-<br />

être, mais la civilisation <strong>de</strong> l’homme, <strong>de</strong> l’acceptation <strong>de</strong> la condition humaine,<br />

<strong>de</strong> la volonté humaine jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, avec tous ses risques et<br />

tous ses malheurs. Mais comme j’ai exclu le mot <strong>de</strong> « <strong>bonheur</strong> » <strong>du</strong> dictionnaire<br />

<strong>de</strong> cette civilisation, il faudrait exclure aussi celui <strong>de</strong> « malheur ». Il n’y a place<br />

ni pour l’un ni pour l’autre dans l’idéal, dans la loi qui domine cette civilisation.<br />

Voilà les réflexions et les thèses que je soumets à votre jugement.<br />

170


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Vous et moi, nous ne sommes pas à égalité. Vous me<br />

dépassez. Vous me poussez dans mes <strong>de</strong>rniers retranchements. Et mes <strong>de</strong>rniers<br />

retranchements ne seront pas d’une gran<strong>de</strong> solidité. Il y a chez vous une force<br />

dialectique à laquelle je ne peux pas résister. Je vais essayer <strong>de</strong> vous répondre<br />

le mieux possible en donnant une fois <strong>de</strong> plus le sentiment <strong>de</strong> mon incorrigible<br />

légèreté.<br />

Il y a évi<strong>de</strong>mment une ambiguïté <strong>de</strong>s mots qui est très fâcheuse. Quand on<br />

parle <strong>de</strong>s choses <strong>du</strong> sentiment, et particulièrement <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, les synonymes<br />

dont on use ne sont jamais <strong>de</strong>s mots qui signifient exactement la même chose ;<br />

ils sont plus ou moins flottants. Et ce qu’il y a <strong>de</strong> variable dans ces mots tient à<br />

ce que le <strong>bonheur</strong> est évi<strong>de</strong>mment en rapport avec les états <strong>de</strong> civilisation, avec<br />

le développement <strong>de</strong> l’homme. Et ces mots se chargent peu à peu <strong>de</strong> sens<br />

nouveau et per<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s sens anciens.<br />

Dans la brève conversation que j’ai eu le plaisir d’avoir avec vous et M.<br />

Devoto, ce <strong>de</strong>rnier nous a dit une chose à laquelle je pensais constamment. Il<br />

ne faut pas se fon<strong>de</strong>r trop sur l’étymologie. Evi<strong>de</strong>mment, <strong>bonheur</strong>, ou heur,<br />

vient d’un mot latin qui signifie chance. Mais quand on dit qu’on a eu le <strong>bonheur</strong><br />

<strong>de</strong> rencontrer un ami, d’entendre ou <strong>de</strong> voir ceci ou cela, nous ne pensons plus<br />

<strong>du</strong> tout à ce premier sens. Il n’est pas mauvais, évi<strong>de</strong>mment, <strong>de</strong> rappeler,<br />

surtout pour les écrivains, les stylistes, l’étymologie <strong>de</strong>s mots. Une étymologie<br />

est souvent très claire ; c’est un éclairage <strong>de</strong> l’intérieur <strong>du</strong> mot.<br />

Mais aujourd’hui, je crois que personne, si l’on prononce le mot <strong>bonheur</strong>, ne<br />

pensera à cette première idée <strong>de</strong> chance. Cette confusion <strong>de</strong>s termes, je ne<br />

peux pas y échapper, et cependant, quand je préparais ma conférence, je le<br />

sentais. Je me disais : j’ai employé peut-être <strong>de</strong>s centaines <strong>de</strong> fois le mot<br />

<strong>bonheur</strong>, c’est très ennuyeux, est-ce que je ne vais pas pouvoir le remplacer ?<br />

Et je me suis dit, à un moment donné : le mot « <strong>bonheur</strong> », tel que je<br />

l’emploierai dans cette conférence, dans la plupart <strong>de</strong>s cas signifie le <strong>bonheur</strong>-<br />

félicité, c’est-à-dire un <strong>bonheur</strong> dans lequel les choses <strong>de</strong> l’âme entrent pour<br />

quelque chose, et qui se distingue d’un <strong>bonheur</strong> qui serait purement matériel.<br />

Mais j’étais en contradiction avec moi-même et je ne pouvais l’éviter. Il y a<br />

<strong>de</strong>s cas où le mot <strong>bonheur</strong> prenait ce sens tout simple auquel faisait allusion,<br />

tout à l’heure, le chanoine Michelet. Je ne peux pas personnellement échapper à<br />

cette espèce <strong>de</strong> confusion. Vous, vous le pouvez, et vous nous avez toujours<br />

171


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

émerveillés par cette capacité que vous avez <strong>de</strong> distinguer entre <strong>de</strong>s choses qui<br />

sont souvent très proches.<br />

Vous avez parlé <strong>de</strong> l’inactualité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, c’est-à-dire que vous avez voulu<br />

dire que le mot <strong>bonheur</strong> ne pouvait plus suffire à exprimer <strong>de</strong>s choses que le<br />

<strong>bonheur</strong> primitif et le <strong>bonheur</strong> historique étaient <strong>de</strong>venus peu à peu. Je ne vois<br />

pas comment on pourrait l’éviter.<br />

Vous avez terminé par une affirmation qui me paraît assez considérable et<br />

un peu effrayante : nous ne <strong>de</strong>vons plus rechercher le <strong>bonheur</strong>. Nous <strong>de</strong>vons<br />

nous plier à une acceptation <strong>de</strong> la condition humaine.<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : p.144 Dans votre conférence, vous avez<br />

maintenu et accepté la signification essentielle et fondamentale <strong>du</strong> terme<br />

« <strong>bonheur</strong> », conçu comme un objet qu’il faut chercher. On apprend le <strong>bonheur</strong>,<br />

on doit possé<strong>de</strong>r l’art d’atteindre au <strong>bonheur</strong>. Vous avez parlé <strong>de</strong> l’homme<br />

comme d’un artiste qui atteint un but. Or la nouveauté <strong>du</strong> christianisme, <strong>de</strong><br />

notre civilisation dans un sens plus général, est précisément d’avoir aboli cet<br />

objectif.<br />

M. ALEXANDRE SAFRAN : Et le bouddhisme...<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO :... Ce n’est pas l’acceptation <strong>de</strong> la condition<br />

humaine, c’est une cessation, c’est une négation, c’est autre chose. Il y a <strong>de</strong>s<br />

analogies, mais il y a <strong>de</strong>s différences suffisantes pour caractériser nettement et<br />

opposer le bouddhisme et le christianisme.<br />

Si j’étais bouddhiste, comment accepterais-je votre idée ? Elle ne me<br />

servirait à rien. Je <strong>de</strong>vrais la refuser encore plus radicalement, si possible. Il y a<br />

donc là un premier point <strong>de</strong> différence. Et c’est un point capital, parce qu’il ne<br />

s’agit pas d’ajouter quelque chose à la notion <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, mais <strong>de</strong><br />

l’abandonner.<br />

Enfin, la condition humaine, qu’est-ce que cela veut dire dans mon esprit ?<br />

Cela signifie une chose bien connue <strong>de</strong>puis toujours : accepter d’être ce qu’on<br />

est, jusqu’au bout. Ce qui ne veut pas dire que vous renonciez à poursuivre<br />

certains <strong>de</strong> vos rêves, à aimer les choses que vous avez aimées, à aimer l’art, la<br />

musique et tout ce que vous voulez. Cela rentre parfaitement dans la condition<br />

172


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

humaine. Mais la loi, le critère <strong>de</strong> jugement <strong>de</strong> toute votre action, doit rester<br />

quand même l’acceptation <strong>de</strong> votre condition.<br />

Où trouvons-nous le sens véritable <strong>de</strong> notre condition ? A mon avis, nous le<br />

trouvons dans la pensée. Ce qui fait l’homme, c’est d’être un être pensant. Or,<br />

qu’est-ce qui caractérise la pensée ? Sa nature dialectique : c’est-à-dire, la<br />

nécessité dans laquelle elle se trouve <strong>de</strong> se dépasser, <strong>de</strong> ne pas s’arrêter un<br />

instant. Si la nature humaine se révèle dans sa pensée, l’inquiétu<strong>de</strong>, l’instabilité,<br />

la mobilité, le dépassement est dans cette nature ; et il faut l’accepter. La<br />

quiétu<strong>de</strong>, le plaisir permanent, le <strong>bonheur</strong> acquis, sont incompatibles avec la<br />

nature <strong>de</strong> la pensée. La joie fugitive, la satisfaction momentanée — vous avez<br />

parlé <strong>de</strong> la joie <strong>de</strong> l’effort <strong>de</strong> celui qui escala<strong>de</strong> une montagne —, c’est tout ce<br />

qui nous est permis. Ce n’est pas le <strong>bonheur</strong>, que d’être sur une montagne ; au<br />

plus un instant <strong>de</strong> plaisir, mêlé à beaucoup <strong>de</strong> sueur et <strong>de</strong> peine et <strong>de</strong> peur.<br />

M. GIACOMO DEVOTO : J’ai suivi le développement logique <strong>de</strong>s observations<br />

<strong>de</strong> M. Campagnolo, et je pourrais y souscrire. Mais je ne souscris pas à sa<br />

conclusion, qui est très différente <strong>de</strong> ce qu’il a d’abord formulé. J’ai souscrit à<br />

votre définition <strong>de</strong> la révolution chrétienne qui a aboli la vieille notion <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>, mais vous <strong>de</strong>vez accepter, monsieur Campagnolo, que notre<br />

civilisation vit sur une notion tout à fait différente <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> — peut-être sur<br />

un mythe <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> — p.145 qui fait sa faiblesse. C’est-à-dire que votre logique<br />

doit vous amener à cette affirmation que notre société n’est plus chrétienne,<br />

qu’elle a une vision <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qui n’a rien à voir avec ce que la révolution<br />

chrétienne nous a apporté. Et en ce sens le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est actuel.<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je dols dire que M. Devoto a donné la réponse<br />

à la question qu’il m’a posée. Il a conscience que notre vision <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

s’appelle bien-être, et il a conscience que cette vision est notre faiblesse. Nous<br />

l’avons déjà jugée, et condamnée et dépassée. Donc, je ne suis pas <strong>du</strong> tout<br />

inconséquent ; c’est au contraire la preuve <strong>de</strong> la validité <strong>de</strong> ma notion même.<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Accepter d’être ce que l’on est, dit Martial dans un <strong>de</strong><br />

ses poèmes... C’est-à-dire qu’il acceptait aussi sa nature même, sa nature<br />

profon<strong>de</strong>.<br />

173


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Non, là nous ne pouvons pas être d’accord.<br />

Martial n’avait pas une idée aussi profon<strong>de</strong>. C’est la morale <strong>du</strong> charbonnier, c’est<br />

la morale d’Horace et même d’Aristote ; mais ce n’est pas la nôtre. Ce n’est pas<br />

la morale <strong>du</strong> chrétien. L’essentiel <strong>de</strong> l’homme, c’est la pensée ; et la pensée est<br />

mobile et ne peut pas nous suspendre dans un état <strong>de</strong> tranquillité.<br />

La poursuite <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> n’est qu’un fantôme chez nous parce qu’elle est en<br />

conflit avec notre structure sociale, parce que nous ne pouvons pas poursuivre<br />

le <strong>bonheur</strong> dans une société qui vit sur les bases morales sur lesquelles elle est<br />

placée. Il y a au contraire <strong>de</strong>s civilisations que nous appelons primitives où une<br />

certaine forme <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> est possible, dans une intégration presque biologique<br />

et spontanée. Mais chez nous, non. Si le <strong>bonheur</strong> est un fantôme, c’est à cause<br />

d’une nécessité morale qui s’impose désormais irrémédiablement à notre<br />

conscience, quoi que nous voulions faire.<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Le <strong>bonheur</strong> n’est pas d’être sur une montagne, avez-<br />

vous dit. Non. Nous en sommes tous d’accord. Mais ce qui peut contribuer au<br />

<strong>bonheur</strong>, c’est <strong>de</strong> rechercher ce plaisir, qui est d’une nature très particulière.<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : La difficulté entre nous surgit <strong>de</strong> cela : vous<br />

avez essayé d’opter pour le <strong>bonheur</strong> ; moi, j’accepte d’être ce que je suis. Il<br />

n’est pas besoin d’aller à la montagne pour avoir le plaisir <strong>de</strong> la montagne. Il<br />

s’agit <strong>de</strong> penser, <strong>de</strong> penser jusqu’au bout, avec tous les risques que cela<br />

comporte, les menaces, le ravin où vous pouvez glisser à chaque instant...<br />

Mme COLETTE AUDRY : Ce débat, entre M. <strong>de</strong> Ziégler et M. Campagnolo,<br />

me fait penser à un passage <strong>de</strong> Simone <strong>de</strong> Beauvoir, dans Le Deuxième Sexe.<br />

Elle répond à l’objection qu’on fait aux femmes : « Pourquoi voulez-vous<br />

certaines libertés ? Pourquoi p.146 <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z-vous ceci ou cela ? Vos mères<br />

étaient plus heureuses... » On nous dit fréquemment que les femmes sont<br />

moins heureuses dans leur état présent qu’elles ne l’étaient autrefois, <strong>de</strong><br />

même que certains écrivains américains <strong>du</strong> Sud nous ont dépeint la société<br />

d’avant l’émancipation <strong>de</strong>s Noirs comme une société où les Noirs eux-mêmes<br />

étaient plus heureux parce qu’ils n’avaient pas <strong>de</strong> problèmes. Je crois en effet<br />

qu’une certaine intégration dans une société peut rendre plus heureux que<br />

lorsqu’on échappe à cette intégration. Or, Simone <strong>de</strong> Beauvoir répond dans<br />

174


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

son livre : « Mais ce n’est pas <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> qu’il s’agit en pareil cas... »<br />

Que se passe-t-il ? Cette sorte <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> par intégration n’est plus possible<br />

à partir d’un certain moment, et alors on cherche quelque chose, fût-ce au prix<br />

<strong>de</strong> ce <strong>bonheur</strong> dont on ne veut plus. On préfère autre chose à ce <strong>bonheur</strong>. Est-<br />

ce que ce que l’on obtiendra ainsi sera <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> ? Peut-être. Nous n’en<br />

savons rien.<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Ce débat m’instruit beaucoup sur moi-même. Or, je le<br />

dis avec humilité, mon grand défaut est d’avoir <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> une conception trop<br />

sensuelle. J’ai dit hier dans ma conférence qu’il y a <strong>de</strong>s catégories <strong>de</strong> gens qui<br />

semblent ne pas rechercher le <strong>bonheur</strong> comme nous le recherchons<br />

habituellement. Il s’agit <strong>de</strong>s hommes d’affaires, <strong>de</strong>s politiciens, qui semblent<br />

aimer la lutte pour elle-même. Ils donnent <strong>de</strong>s coups, ils en reçoivent. Le <strong>bonheur</strong><br />

tel que je l’imagine, qui implique la réflexion, la tranquillité, une certaine retraite<br />

entre les moments <strong>de</strong> travail, il ne semble pas que cela existe pour eux.<br />

J’ai fait exprès, dans ma conférence, <strong>de</strong> mêler les temps. J’ai cité <strong>de</strong>s poètes<br />

<strong>de</strong> l’Antiquité, <strong>de</strong>s écrivains <strong>de</strong> la Renaissance, <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> notre époque, parce<br />

que j’étais dominé par cette idée qu’il y a dans la conception <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

quelque chose <strong>de</strong> constant et qui ne peut pas être autrement. Il y a tout <strong>de</strong><br />

même dans le <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong>s païens, <strong>de</strong>s choses qui existent encore dans le<br />

<strong>bonheur</strong> d’aujourd’hui.<br />

M. NOJORKAM : Je voudrais répondre à M. Campagnolo que même si le terme<br />

est usé, la réalité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> existera aussi longtemps qu’il y aura <strong>de</strong>s êtres<br />

humains qui seront heureux, qui se sentiront heureux. Faut-il alors créer une<br />

nouvelle terminologie pour ce sentiment, une terminologie avec les gradations<br />

et nuances nécessaires ? Mais vous ne pouvez pas dire que le <strong>bonheur</strong> est<br />

inactuel. Le <strong>bonheur</strong> continue à être actuel ; il sera <strong>de</strong> tous les temps.<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Vous parlez d’un sentiment comme si vous<br />

l’aviez défini. En réalité, c’est ce que nous avons contesté. Le <strong>bonheur</strong> est<br />

tellement peu actuel, que tous ceux qui s’en sont occupés sérieusement en ont<br />

parlé à la rigueur comme d’une hypothèse, et dans la plupart <strong>de</strong>s cas on dit qu’il<br />

n’existe pas. La joie d’avoir accompli son <strong>de</strong>voir, appelez-vous cela le<br />

<strong>bonheur</strong> ?...<br />

175


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

M. NOJORKAM : p.147 L’impuissance dans laquelle sont les théoriciens à le<br />

définir n’est pas la preuve qu’il n’existe pas. On peut le cerner, le contourner,<br />

s’en approcher par la périphérie.<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Si vous ne savez pas ce que vous cherchez,<br />

comment pouvez-vous le trouver ?<br />

M. NOJORKAM : Si vous ne le cherchez pas, il peut venir à vous ; le <strong>bonheur</strong><br />

comme récompense d’une vertu...<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : L’artiste, quand il a donné le <strong>de</strong>rnier coup à son<br />

tableau et qu’il dit : « C’est bon », appelez-vous cela le <strong>bonheur</strong> ? Non.<br />

M. NOJORKAM : On s’efforce <strong>de</strong> détruire la beauté comme on s’efforce <strong>de</strong><br />

détruire le concept <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je regrette <strong>de</strong> n’être pas d’accord.<br />

M. ALBERT PICOT : Je voudrais entrer dans la polémique Campagnolo-<strong>de</strong><br />

Ziégler par une autre porte, qui m’amènera probablement plus près <strong>de</strong> M. <strong>de</strong><br />

Ziégler que <strong>de</strong> M. Campagnolo.<br />

<strong>Les</strong> paroles les plus connues sur le <strong>bonheur</strong> se trouvent dans l’évangile selon<br />

Matthieu, dans le sermon que le Christ a prononcé sur la Montagne, au-<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> Capharnaüm, <strong>de</strong>vant le lac <strong>de</strong> Tibéria<strong>de</strong>, et qu’on appelle le Sermon <strong>de</strong>s<br />

Béatitu<strong>de</strong>s. Que disent ces Béatitu<strong>de</strong>s ?<br />

Elles disent : « Heureux les pauvres... heureux ceux qui pleurent... heureux<br />

ceux qui ont faim et soif <strong>de</strong> la justice. »<br />

Cette expression « heureux ceux... » est encore plus vigoureuse dans<br />

d’autres langues. Par exemple en espagnol. Ce sont <strong>de</strong>s paroles qui montrent<br />

<strong>de</strong>s gens pauvres, brûlants, ayant faim, ayant soif et qu’on déclare heureux.<br />

Est-ce que cela ne nous donne pas l’indication qu’il y a <strong>de</strong>ux espèces <strong>de</strong><br />

malheurs ; le malheur grave, le malheur qui détruit la personnalité, le malheur<br />

qui se termine par le suici<strong>de</strong> ou en tout cas par le désespoir. Puis, en face, un<br />

malheur qui a sa noblesse, et une <strong>de</strong>scente aux enfers qui ramène vers les<br />

176


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

sommets, qui ramène vers la lumière, qui ramène par conséquent au <strong>bonheur</strong>.<br />

Eh bien, cette situation, ce malheur qui ramène au <strong>bonheur</strong>, quelle place M.<br />

<strong>de</strong> Ziégler lui fait-il dans son tableau, dans sa magnifique fresque générale ? Et<br />

quelle place faites-vous, Monsieur Campagnolo, à cette idée qu’il existe une<br />

régénération par la souffrance ? Quelle place faites-vous au <strong>bonheur</strong> né <strong>de</strong>s<br />

larmes, <strong>de</strong> la tristesse ?<br />

A cet égard, il me semble que M. <strong>de</strong> Ziégler, qui est hautement spiritualiste,<br />

donne sa place à cette sérénité <strong>de</strong>s Béatitu<strong>de</strong>s. Il me semble que M.<br />

Campagnolo a tort <strong>de</strong> prétendre qu’à l’heure d’aujourd’hui, la civilisation ne<br />

permet plus ce <strong>bonheur</strong>...<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : p.148 Au contraire, notre civilisation l’encourage.<br />

M. ALBERT PICOT : Vous avez avancé que les Béatitu<strong>de</strong>s étaient démodées,<br />

alors qu’une gran<strong>de</strong> part <strong>de</strong> l’humanité trouve son <strong>bonheur</strong> dans les<br />

Béatitu<strong>de</strong>s...<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : C’est précisément le contraire ; c’est par ces<br />

Béatitu<strong>de</strong>s-là qu’a été condamné le <strong>bonheur</strong>, le <strong>bonheur</strong> classique. Ce n’est pas<br />

la richesse, mais la pauvreté, c’est la justice et non la puissance, ce n’est pas la<br />

gloire <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, mais la misère qui « béatifient ». C’est bien le contraire.<br />

Vous ne pouvez pas mettre Martial, Horace et l’Evangile tous dans un même<br />

sac. Or, c’est ce que vous avez fait. C’est à cette condition-là que vous pouvez<br />

parler <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, dans les <strong>de</strong>ux sens en même temps. Le Sermon sur la<br />

Montagne, ce n’est pas <strong>du</strong> tout une O<strong>de</strong> d’Horace. C’est autre chose. Elle<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> une conception <strong>de</strong> la vie différente, révolutionnaire. La plus gran<strong>de</strong><br />

révolution qui ait jamais été faite dans le mon<strong>de</strong>, vous la trouvez énoncée dans<br />

le Sermon sur la Montagne. Cela vous emmène à l’opposé <strong>de</strong>s recommandations<br />

<strong>de</strong> Martial et <strong>de</strong> tous les autres humanistes qui avaient adopté cette idée tout<br />

simplement pour en combattre d’autres, tout en étant immergés dans la<br />

nouvelle civilisation.<br />

M. ALBERT PICOT : Je constate à Pompéi les traces d’une forme <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong><br />

qui consiste dans la contemplation <strong>de</strong>s œuvres d’art, les bons dîners qu’on<br />

faisait...<br />

177


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Il m’arrive <strong>de</strong> faire un beau voyage et d’en<br />

éprouver <strong>du</strong> plaisir ; mais si je réfléchis un instant, je pense qu’avec les moyens<br />

mis en œuvre je pourrais tirer d’affaire <strong>de</strong>s malheureux, et c’est le Sermon sur<br />

la Montagne qui me met en conflit avec la joie <strong>de</strong> mon voyage.<br />

M. ALBERT PICOT : Il est toujours facile <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s oppositions. Mais dans la<br />

conférence <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler, nous avons vu la notion <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans la nature<br />

et dans l’esprit, et les Béatitu<strong>de</strong>s enrichissent notre notion <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> spirituel.<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Dans les Béatitu<strong>de</strong>s, quand il est dit : « Heureux les<br />

pauvres... heureux ceux qui ont faim... », cela implique une promesse ; cela<br />

concerne un avenir, c’est en somme un encouragement, une consolation. Mais<br />

cela ne nie pas <strong>du</strong> tout la réalité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> terrestre.<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Je n’ai pas dit cela, mais c’est une actualité<br />

aussi, ce <strong>bonheur</strong> ; ce n’est pas une promesse...<br />

M. GIACOMO DEVOTO : p.149 On trouve dans les Béatitu<strong>de</strong>s la preuve que<br />

l’Evangile ne nie pas le désir <strong>de</strong> l’homme pour le <strong>bonheur</strong>, car on lit en effet :<br />

«... car c’est à eux qu’appartiendra le royaume <strong>de</strong>s cieux... ».<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Il s’agit <strong>de</strong> béatitu<strong>de</strong> et non <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> ; vous<br />

ne trouvez pas une seule fois le mot « <strong>bonheur</strong> » dans l’Evangile, sinon dans les<br />

mauvaises tra<strong>du</strong>ctions.<br />

M. GIACOMO DEVOTO : Lorsqu’ici nous débattons le problème <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>,<br />

nous débattons un problème très large, dans lequel il y a plusieurs synonymes,<br />

tous avec leurs sous-catégories. Lorsqu’on traite <strong>de</strong> l’Evangile, on parle d’un<br />

aspect <strong>du</strong> sentiment et <strong>du</strong> désir <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> <strong>de</strong> l’homme, mais on n’exclut pas ce<br />

désir. Sans cela, nous faisons <strong>de</strong> la petite logique ; nous ne faisons pas <strong>de</strong> la<br />

sémantique.<br />

M. UMBERTO CAMPAGNOLO : Nous faisons <strong>de</strong> la révolution... « Je suis venu<br />

pour un homme nouveau... On ne met pas le vin nouveau dans les vieilles<br />

outres... » Je ne voudrais pas être mal compris, mais cela ne veut pas dire que<br />

178


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

le vieux <strong>bonheur</strong> acquiert une nouvelle signification ; pardon, il ne s’agit plus <strong>de</strong><br />

la même chose. Il s’agit d’une conception différente, d’une vue nouvelle et d’une<br />

responsabilité nouvelle.<br />

M. GEORGE BUCHANAN : Peut-être faut-il renoncer à définir le mot<br />

« <strong>bonheur</strong> ». En psychologie, par exemple, on ne peut pas définir la normalité<br />

mais on peut toujours définir ce qui est anormal. Peut-être ne peut-on pas<br />

définir le mot « <strong>bonheur</strong> », mais on peut faire un diagnostic <strong>du</strong> malheur...<br />

M. ALEXANDRE SAFRAN : L’hébreu biblique ne connaît pas <strong>de</strong> terme propre<br />

qui ren<strong>de</strong> exactement la notion <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>. L’absence <strong>de</strong> ce terme dans le riche<br />

vocabulaire biblique ne signifie pas l’absence <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> dans la vie humaine,<br />

mais confirme seulement la difficulté <strong>de</strong> le définir. L’hébreu biblique i<strong>de</strong>ntifie le<br />

<strong>bonheur</strong> avec le « bien », le tov. Or le Bien, c’est Dieu, qui le fait, qui le<br />

communique à l’homme, lui ordonnant <strong>de</strong> le pratiquer, lui aussi. Le bien est<br />

donc d’ordre moral. La personne qui l’exerce vise, par son action, autrui. Mais le<br />

bien n’est pas définissable, car il découle d’un principe indéfinissable, divin ; il<br />

n’est pas non plus définissable, car il varie selon les circonstances dans<br />

lesquelles il est appliqué par l’homme, indivi<strong>du</strong>ellement, et par les hommes, en<br />

communauté. Toutefois, le Législateur divin, le Créateur qui connaît Ses<br />

créatures, prescrit à l’homme <strong>de</strong>s normes <strong>de</strong> con<strong>du</strong>ite dans la vie pour l’ai<strong>de</strong>r à<br />

atteindre au bien, au bien apte à le rendre heureux. Mais le bien, étant d’ordre<br />

moral, ne sera jamais accompli : l’homme tendra toujours davantage vers lui,<br />

sans l’atteindre définitivement. Ce bien-<strong>bonheur</strong>, à la fois libre et réglementé,<br />

ne constitue pas un état, mais est en marche. Son idéal, son caractère, est<br />

dynamique. C’est pourquoi la Bible hébraïque, lorsqu’elle p.150 parle <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>,<br />

l’exprime par <strong>de</strong>s mots qui nous montrent un homme en pleine et vigoureuse<br />

activité, s’efforçant, délibérément et raisonnablement, d’obéir aux<br />

comman<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> Dieu, poursuivant la route qui lui a été prescrite par son<br />

Gui<strong>de</strong> divin. Le <strong>bonheur</strong> est ainsi une œuvre humaine, en cours <strong>de</strong> réalisation,<br />

soutenue par Dieu.<br />

L’hébreu biblique se complaît à désigner la réussite <strong>de</strong> l’action humaine<br />

motivant le sentiment <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>, par <strong>de</strong>s verbes actifs, tels que hatsliah,<br />

haskil, qui veulent dire « ouvrir le chemin, frayer le chemin, faire attention au<br />

chemin qui est <strong>de</strong>vant nous... »<br />

179


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Lorsque l’action réfléchie <strong>de</strong> l’homme, sa méditation tra<strong>du</strong>ite en faits, l’aura<br />

con<strong>du</strong>it au contentement motivant le <strong>bonheur</strong>, celui-ci se présentera sous la<br />

forme d’un substantif : ocher. Ce mot nous rappellera pourtant, par sa racine,<br />

les « pas » — achourim — ce que l’homme est encore en train <strong>de</strong> faire pour<br />

atteindre le <strong>bonheur</strong> ; il saura que « ses pas sont affermis dans les sentiers <strong>de</strong><br />

Dieu », il sentira que « ses pieds ne chancellent point » (Ps., 17, 5). Car il<br />

n’oubliera pas que son ocher, son « <strong>bonheur</strong> », contient en lui-même un acher,<br />

un « si », une condition que Dieu lui a posée avant <strong>de</strong> lui accor<strong>de</strong>r Sa<br />

« bénédiction », Sa grâce : l’obéissance à Ses lois (cf. Deut., 11, 27) !<br />

La Bible hébraïque voit donc dans le <strong>bonheur</strong> un acte <strong>de</strong> foi et <strong>de</strong> confiance<br />

qui s’accomplit néanmoins sous le signe <strong>de</strong> l’inquiétu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> l’insatisfaction,<br />

non pas à cause <strong>de</strong> notre misérable condition humaine, mais à cause <strong>de</strong>s<br />

<strong>conditions</strong> divines qui prési<strong>de</strong>nt à sa réalisation et qui nous élèvent au <strong>de</strong>gré<br />

grandiose <strong>de</strong> partenaires <strong>de</strong> Dieu. Achrei... « Heureux l’homme qui craint<br />

toujours », « qui craint Dieu », « qui espère en Lui », « qui l’attend » ! C’est<br />

dans la crainte d’échouer sur cette voie et l’assurance <strong>de</strong> bien agir que nous<br />

nous préparons dès ce mon<strong>de</strong> au mon<strong>de</strong> futur. Car ici-bas, l’E<strong>de</strong>n où Dieu a<br />

con<strong>du</strong>it Adam n’a pas été qu’un lieu <strong>de</strong> délices, mais un jardin que l’homme<br />

<strong>de</strong>vait « cultiver et gar<strong>de</strong>r ». L’homme est envoyé ici-bas en mission : « il doit<br />

faire tout ce qui est droit et bon — tov — aux yeux <strong>de</strong> l’Eternel, afin qu’il soit<br />

heureux — yitav — » (Deut. 6, 17, 18). Le <strong>bonheur</strong>, tout en étant profondément<br />

personnel et largement social, n’est ni subjectif, ni objectif : l’homme ne sait<br />

pas, au vrai, ce qui est bon pour lui. Le <strong>bonheur</strong> n’est ni une illusion, ni une<br />

réalité. Mais il est une valeur opératoire humaine. Sa source, sa mesure, sa fin<br />

se trouvent en Celui qui le détient, qui nous fait connaître son avant-goût, qui<br />

nous indique l’usage que nous <strong>de</strong>vons en faire.<br />

Le <strong>bonheur</strong>, le voici tel qu’il est prêché, résumé par le prophète Michée : « Il<br />

t’a déclaré, ô homme, ce qui est bon — tov —, et qu’est-ce que l’Eternel<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> toi, sinon <strong>de</strong> faire ce qui est droit, d’aimer la miséricor<strong>de</strong>, et <strong>de</strong><br />

marcher humblement avec ton Dieu » !<br />

M. ANDRÉ BOUVIER exprime l’idée qu’il existe une réalité <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong> qu’aucune<br />

étymologie, qu’aucune philosophie ne peut renfermer, et qu’il est possible d’établir un<br />

pont entre les <strong>de</strong>ux conceptions, antique et nouvelle, <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>. « Le <strong>bonheur</strong> est<br />

subordonné à la vie ; et poursuivre le <strong>bonheur</strong>, c’est dire oui à la vie. »<br />

180


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

M. LOUIS MAIRE : p.151 M. Campagnolo nous a dit tout à l’heure : le<br />

christianisme a ren<strong>du</strong> le <strong>bonheur</strong> inactuel. Il entendait le <strong>bonheur</strong> au sens<br />

ancien, celui <strong>de</strong> Martial. Je crois pouvoir dire à M. Campagnolo que dans mon<br />

esprit, son diagnostic est juste, mais sa conclusion erronée. Je crois que le<br />

christianisme — il a eu raison <strong>de</strong> le souligner — a marqué un tournant<br />

révolutionnaire, mais qu’il n’a en aucune façon supprimé l’appétit <strong>de</strong> <strong>bonheur</strong>.<br />

Cet appétif se manifeste dans le mon<strong>de</strong> entier, partout où la vie existe, et pas<br />

seulement chez l’homme. Si l’on veut bien creuser les sciences mo<strong>de</strong>rnes, elles<br />

nous apprennent que certaines manifestations, que nous avons cru être<br />

caractéristiques uniquement <strong>de</strong> l’être humain, se retrouvent à <strong>de</strong>s <strong>de</strong>grés<br />

moindres chez l’animal, la plante, et même dans la vie inorganique. Le besoin<br />

<strong>de</strong> <strong>bonheur</strong> est une <strong>de</strong>s lois fondamentales <strong>du</strong> mon<strong>de</strong>. Ce que l’on peut dire,<br />

c’est que le christianisme a donné une nouvelle qualification <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong>, et<br />

dans ce sens, on peut rejoindre M. Campagnolo lorsqu’il dit qu’il a détruit le<br />

<strong>bonheur</strong> ancien. Il l’a remplacé par une notion supérieure, une qualification<br />

nouvelle, mais je pense que nous pouvons admettre que cette qualification n’est<br />

pas la <strong>de</strong>rnière, que la vie continue, que la vie est évolution constante. Même<br />

les plus fervents tenants <strong>du</strong> christianisme originaire révisent leurs notions, et<br />

peu à peu naîtra et continuera à se développer une notion toujours valable <strong>du</strong><br />

<strong>bonheur</strong>.<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Je remercie particulièrement M. Maire pour les<br />

paroles qu’il vient <strong>de</strong> prononcer.<br />

M. EDGAR MICHAELIS se range aux côtés <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler et dit à M.<br />

Campagnolo « qu’il ne faut pas commencer par donner <strong>de</strong>s définitions et que M.<br />

<strong>de</strong> Ziégler a bien fait <strong>de</strong> suivre son intuition artistique plutôt qu’une métho<strong>de</strong><br />

philosophique ».<br />

M. HENRI DE ZIÉGLER : Vous venez <strong>de</strong> prononcer un mot qui ne l’avait pas<br />

encore été : celui d’intuition. Beaucoup <strong>de</strong> ce que j’ai dit dans ma conférence<br />

correspondait chez moi à une intuition. L’intuition n’est pas, on le sait <strong>de</strong>puis<br />

longtemps, le raisonnement strictement discursif et logique.<br />

Mme MEYNIAL : M’appuyant sur un concept <strong>de</strong> notre regretté professeur<br />

181


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

Edouard Claparè<strong>de</strong>, qui nous disait que l’intelligence est une adaptation rapi<strong>de</strong> à<br />

une situation nouvelle, je proposerai la définition suivante : le <strong>bonheur</strong> est une<br />

adaptation rapi<strong>de</strong>, mentale et caractérielle, à une situation nouvelle. Au lieu <strong>de</strong><br />

revêtir un caractère absolu, immuable, il <strong>de</strong>viendrait alors relatif et accompli.<br />

M. LOUIS MAIRE : Je vous remercie tous <strong>de</strong> votre attention et je remercie en<br />

particulier nos invités qui ont pris la parole aujourd’hui. Je remarque que la<br />

tradition <strong>de</strong>s <strong>Rencontres</strong> n’est pas d’arriver à une conclusion, et que les<br />

discussions peuvent se poursuivre au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> nos entretiens. Le dialogue reste<br />

ouvert.<br />

@<br />

182


<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />

DEUXIÈME ENTRETIEN PUBLIC 1<br />

présidé par M. Louis Maire<br />

LE PRÉSIDENT : p.153 Cet entretien <strong>de</strong>vrait essentiellement porter sur le<br />

remarquable exposé que nous a fait hier soir le R. P. Dubarle. Cependant, il y a<br />

quelques personnes qui, par limitation <strong>de</strong> temps, n’ont pas pu prendre la parole<br />

hier, alors qu’elles avaient quelque chose à dire qui se rapportait plus<br />

spécifiquement à la conférence <strong>de</strong> M. <strong>de</strong> Ziégler. J’aimerais donc que ces<br />

personnes s’expriment en premier, <strong>de</strong> manière que progressivement nous<br />

enchaînions avec le sujet traité par le R. P. Dubarle.<br />

La parole est à M. Nojorkam.<br />

M. NOJORKAM : J’estime que tout <strong>bonheur</strong> est foncièrement solitaire, et, si<br />

non égoïste, <strong>du</strong> moins égocentrique, personnel.<br />

Lire un livre est un acte que l’on fait seul. Entamer le dialogue amoureux<br />

avec le flui<strong>de</strong> d’une peinture est un acte intime et solitaire. Ecouter une<br />

symphonie, en fermant les yeux, afin d’être plus seul, est un acte <strong>de</strong> la même<br />

communion. Voilà pour les joies intellectuelles. Le <strong>bonheur</strong> sentimental est lui<br />

aussi souvent solitaire, même s’il affecte le couple ; dans le couple, il y en a un<br />

qui aime, et l’autre qui se laisse aimer, un qui est plus heureux que l’autre.<br />

Quant au <strong>bonheur</strong> mystique (et j’écarte pour l’instant les nuances : dévotion<br />

heureuse — félicité divine — béatitu<strong>de</strong>), il est, lui aussi, égocentrique jusqu’au<br />

<strong>de</strong>rnier sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la via unitiva, où l’âme se résorbe et s’i<strong>de</strong>ntifie avec le principe<br />

divin. L’on dit : « être seul avec son Dieu ».<br />

Pourquoi le <strong>bonheur</strong> est-il perçu surtout dans la solitu<strong>de</strong> ? Parce qu’il est un<br />

courant entre <strong>de</strong>ux pôles, celui <strong>de</strong> l’objet et celui <strong>de</strong> nos facultés, et c’est en<br />

nous-mêmes qu’il provoque son étincelle. Plus la solitu<strong>de</strong> sera parfaite, plus<br />

claire sera l’étincelle. Un mé<strong>de</strong>cin nous dira peut-être ce soir que cette étincelle<br />

verse dans nos artères ou dans notre cerveau la prolactine <strong>de</strong> notre hypophyse,<br />

1 Le 8 septembre 1961.<br />

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<strong>Les</strong> <strong>conditions</strong> <strong>du</strong> <strong>bonheur</strong><br />