La matière de la mémoire - Claire Vatant

INTRODUCTION
Le Miroir d’Andreï Tarkovski et Le Conte des contes de Youri Norstein sont deux
films atypiques : ils nous ont souvent laissé désappointé lors de la première vision, car nous
n’avons pas pu saisir d’emblée la cohérence secrète qui les régit, bien que nous sentions
qu’elle existe ; car si notre conscience, notre raison, ne parvient pas à exprimer ce qui nous a
touché dans ce film, nous savons cependant que quelque chose d’important s’est déroulé, que
sa vision a réveillé en nous des choses profondes qui sommeillaient dans notre inconscient. À
première vue, on l’impression d’un beauté mystérieuse, belle malgré l’incompréhension, où il
n’y a peut-être finalement pas grand-chose à comprendre ; pourtant cette cohérence existe bel
et bien, et lorsqu’on l’a saisie, loin d’en dissiper la magie, elle rend la perception de ces
œuvres encore plus riche et fascinante.
« Si le cinéma est souvent pris pour un miroir de la vie, ce film n’en n’est pas un
reflet. Disons plutôt qu’il réfléchit. Comme un pronom. Tarkovski s’y réfléchit. Je me
souviens (donc je suis ?). Mémoire volontaire. Comme un homme à un tournant de sa
vie (se) cherche dans un miroir un présent insaisissable et qu’il y trouve tout aussi
insaisissable son passé en souvenirs éclatés. Mémoire involontaire. Le miroir est un
film sur le temps et la mémoire : le temps de la mémoire, la mémoire du temps. Sans
flash back convenu ni linéarité, la mémoire sans chronologie, lacunaire, par assauts,
furtifs et répétés, en marée. Écumantes et écumées : mémoires mêlées. Une structure
narrative au service de l’énigmatique. Pour certains une forêt obscure, pour d’autres
une clairière. » 3
L’objectif de cette recherche a donc été de comprendre le mécanisme qui fait que ces
films nous touchent tant, par leur capacité à exprimer des émotions et des sensations très
fortes, proches de l’humain, et qui nous renvoient chacun à une part de nous-même. Ce
mécanisme, une intuition de départ nous a suggéré qu’il était constitué de deux composantes
essentielles : d’une part la force expressive des images, la richesse de leur matière picturale ;
et d’autre part le montage si particulier, cette structure fragmentée, lacunaire, et ces passages
impromptus d’un temps à un autre, qui déstabilise le spectateur mais semble aussi être la
raison de son adhésion au film. De ces deux dimensions, picturale et temporelle, sur laquelle
se pencher d’abord ? Et laquelle prédomine par rapport à l’autre ? En fait, il semble qu’elles
3. Site de la Cinémathèque de Toulouse, texte non crédité issu du programme des diffusions de 2003.
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