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On ne naît pas martyr. - Les Chevaux de Dieu

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Qu’avez-vous fait alors ?<br />

Je suis retourné à Sidi Moumen. J’ai fait un travail quasi d’anthropologue. J’ai parlé avec<br />

les gens, j’ai rencontré <strong>de</strong>s associations, parce qu’entre temps évi<strong>de</strong>mment le quartier avait<br />

vu <strong>naît</strong>re <strong>de</strong> très nombreuses initiatives en réaction aux attentats. Puis j’ai acheté les droits<br />

d’adaptation du livre <strong>de</strong> Mahi Bi<strong>ne</strong>di<strong>ne</strong> intitulé “<strong>Les</strong> Étoiles <strong>de</strong> Sidi Moumen” dont le traitement<br />

était exactement celui <strong>de</strong> l’histoire que je voulais raconter.<br />

Avez-vous ensuite été tour<strong>ne</strong>r votre film dans le quartier <strong>de</strong> Sidi<br />

Moumen ?<br />

Non, bien que pendant très longtemps j’ai envisagé <strong>de</strong> tour<strong>ne</strong>r au cœur <strong>de</strong> Sidi Moumen.<br />

Mais ce quartier a très rapi<strong>de</strong>ment changé, il y a eu la construction <strong>de</strong> barres d’immeubles,<br />

la poche <strong>de</strong> bidonville d’où étaient originaires les kamikazes se réduisait. En terme d’axes<br />

<strong>de</strong> tournage cela <strong>de</strong>venait impossible à filmer. Cela n’avait plus <strong>de</strong> sens, tout avait tellement<br />

changé.<br />

Pourquoi ?<br />

Il me fallait retrouver le Sidi Moumen qui, dans le rapport à son quartier, avait pu faire<br />

émerger cette génération <strong>de</strong> kamikazes, donc un Sidi Moumen loin <strong>de</strong> toute mo<strong>de</strong>rnité,<br />

c’est-à-dire un bidonville rural, loin <strong>de</strong> toute notion d’urbanisme. J’ai donc opté pour tour<strong>ne</strong>r<br />

au cœur d’un autre bidonville à quelques kilomètres du vrai Sidi Moumen. J’ai travaillé, en<br />

revanche, avec beaucoup d’habitants <strong>de</strong> Sidi Moumen.<br />

Un film sur un sujet aussi délicat a-t-il été difficile à faire exister ?<br />

Avez-vous rencontré <strong>de</strong> la défiance <strong>de</strong> la part par exemple <strong>de</strong>s autorités<br />

marocai<strong>ne</strong>s ?<br />

J’ai rencontré beaucoup <strong>de</strong> défiance à cause du sujet, à différents niveaux. Mais je n’ai eu<br />

aucun problème avec l’État, j’ai même obtenu l’équivalent <strong>de</strong> l’avance sur recettes marocai<strong>ne</strong>.<br />

De même, nous avons eu immédiatement les autorisations <strong>de</strong> tournage. En revanche,<br />

il a fallu à chaque fois expliquer longuement <strong>de</strong> quelles façons nous allions traiter ce sujet<br />

qui, encore u<strong>ne</strong> fois, représente un immense traumatisme pour les Marocains. Certains se<br />

<strong>de</strong>mandaient s’il fallait vraiment raviver ces plaies. Donc il y a eu <strong>de</strong> la défiance qui peut se<br />

comprendre et s’expliquer, mais <strong>pas</strong> <strong>de</strong> blocage ni <strong>de</strong> censure.<br />

Est-ce que le Printemps Arabe, intervenu alors que vous étiez au<br />

cœur <strong>de</strong> votre projet, a eu u<strong>ne</strong> quelconque influence sur votre film ?<br />

La première inci<strong>de</strong>nce du Printemps Arabe est que les autorités n’ont sans doute <strong>pas</strong> eu le<br />

temps <strong>de</strong> finalement trop se préoccuper <strong>de</strong> nous, nous étions donc assez tranquilles. C’est<br />

u<strong>ne</strong> première inci<strong>de</strong>nce réelle. La <strong>de</strong>uxième en revanche, c’est qu’il y avait quand même<br />

u<strong>ne</strong> certai<strong>ne</strong> tension palpable dans la rue, notamment dans les quartiers populaires où<br />

nous tournions. <strong>On</strong> a dû vraiment faire profil bas parfois pour <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> don<strong>ne</strong>r la sensation<br />

d’u<strong>ne</strong> quelconque provocation. <strong>Les</strong> esprits étaient chauffés à blanc, il y avait <strong>de</strong>s manifestations<br />

quotidien<strong>ne</strong>s. L’islamisme, encouragé par ce qu’il se <strong>pas</strong>sait en Égypte et en Tunisie,<br />

s’affichait <strong>de</strong> plus en plus ouvertement. <strong>Les</strong> élections approchant, plusieurs person<strong>ne</strong>s du<br />

bidonville liées aux mouvements islamistes ont cherché à interrompre le film.<br />

Le contexte politique du Maroc était très prégnant autour <strong>de</strong> vous et<br />

vous avez choisi pourtant <strong>de</strong> traiter cette histoire réelle par le biais<br />

<strong>de</strong> l’intime, pourquoi ?<br />

Pour <strong>de</strong> multiples raisons dont celle d’un souci d’imprégnation immédiate <strong>de</strong>s spectateurs<br />

avec les personnages du film. <strong>Les</strong> personnages principaux, ces kamikazes, sont <strong>de</strong>s enfants<br />

qui <strong>ne</strong> sont <strong>pas</strong> les seuls responsables <strong>de</strong> leurs actes, ils en sont victimes, je voulais le faire<br />

comprendre. Il me fallait ainsi démarrer le film comme u<strong>ne</strong> chronique et non <strong>pas</strong> verser<br />

immédiatement vers u<strong>ne</strong> fresque historique distanciée. Mon désir tout d’abord était donc <strong>de</strong><br />

raconter le quotidien <strong>de</strong> ces jeu<strong>ne</strong>s, leur environ<strong>ne</strong>ment, leurs parents, l’absence <strong>de</strong> paternité,<br />

l’amitié très forte entre eux et tous les microtraumatismes <strong>de</strong> la vie qui font qu’à un<br />

moment ou un autre cela se transforme, quand ils grandissent, en ressentiment désespéré,<br />

insupportable. Leurs petites histoires vont forger leur <strong>de</strong>stin et leur faire rencontrer la gran<strong>de</strong><br />

Histoire, celle <strong>de</strong> la géopolitique nationale et mondiale.<br />

Quels sont les points clés sur lesquels vous vous êtes appuyé pour<br />

développer votre histoire ?<br />

Le non accès à l’éducation <strong>de</strong> ces jeu<strong>ne</strong>s, l’éclatement <strong>de</strong> la structure familiale qui font qu’il<br />

n’y a plus <strong>de</strong> repères. Il y a aussi l’unité <strong>de</strong> lieu, très spécifique à cette histoire, puisque ces<br />

jeu<strong>ne</strong>s n’étaient jamais sortis <strong>de</strong> leur bidonville. Il y a un véritable enfermement même si<br />

cela n’a <strong>pas</strong> que <strong>de</strong>s inconvénients. En effet ces bidonvilles sont <strong>de</strong>s structures horizontales<br />

où l’on communique beaucoup plus flui<strong>de</strong>ment qu’au sein <strong>de</strong> structures verticales que sont<br />

les barres d’immeubles. Mais la limite aussi <strong>de</strong> cette vie <strong>de</strong> quartier en vase clos est que<br />

l’on s’y sclérose finalement. Par ailleurs dans ces niches que sont les bidonvilles, il y a <strong>de</strong>s<br />

microsystèmes qui naissent efficacement comme par exemple l’islamisme wahabite issu <strong>de</strong><br />

l’Arabie Saoudite dans les années 90 au Maroc. Il est très difficile alors pour un jeu<strong>ne</strong> qui<br />

n’a jamais rien vu d’autre que la vie dans son quartier <strong>de</strong> <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> être imprégné et parfois<br />

même convaincu que ces microsystèmes nouveaux, en l’occurrence l’islamisme radical, sont<br />

leur seul avenir.<br />

<strong>On</strong> constate pourtant dans le film que le football permet aussi à ces<br />

jeu<strong>ne</strong>s <strong>de</strong> quitter leur condition.<br />

Oui, le foot c’est vraiment u<strong>ne</strong> forme d’ascenseur social pour ces jeu<strong>ne</strong>s. C’est aussi ce qui<br />

les lie dans le film car le foot possè<strong>de</strong> cette force unificatrice que peu <strong>de</strong> choses ont à part,<br />

peut-être les arts, la culture mais ces jeu<strong>ne</strong>s-là n’y ont <strong>pas</strong> accès.<br />

Avez-vous par ailleurs choisi <strong>de</strong> romancer, d’extrapoler les histoires<br />

<strong>de</strong> ces kamikazes ou êtes-vous resté fidèle à ce que furent leurs vies<br />

réelles au sein <strong>de</strong> ce contexte géographique et social ?<br />

<strong>On</strong> en a beaucoup parlé avec Jamal Belmahi, le scénariste, et Alain Rozanès qui nous ont<br />

accompagnés pendant toute la phase d’écriture, puis ensuite avec Pierre-Ange Le Pogam, le<br />

producteur du film. <strong>On</strong> avait tous la même idée. La réalité a u<strong>ne</strong> vertu exception<strong>ne</strong>lle : celle<br />

<strong>de</strong> nous présenter <strong>de</strong>s faits, et la fiction a celle <strong>de</strong> nous les raconter. J’ai donc choisi <strong>de</strong><br />

m’éloig<strong>ne</strong>r <strong>de</strong> la réalité <strong>de</strong>s vies <strong>de</strong> ces jeu<strong>ne</strong>s kamikazes, <strong>de</strong> <strong>ne</strong> <strong>pas</strong> en faire <strong>de</strong>s biographies,<br />

pour m’emparer <strong>de</strong> mon sujet et l’extrapoler tout en me basant par ailleurs sur un travail fait<br />

<strong>de</strong> discussions avec <strong>de</strong>s chercheurs, <strong>de</strong>s sociologues et <strong>de</strong> lectures <strong>de</strong> leurs recherches, <strong>de</strong><br />

leurs étu<strong>de</strong>s sur le sujet. Je voulais restituer ainsi la façon dont l’Islam politique étend son<br />

emprise sur ces bidonvilles.<br />

Qu’avez-vous retiré <strong>de</strong> ces lectures ?<br />

La façon dont les islamistes se sont emparés <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> solidarité. Comment ils opèrent<br />

pour embriga<strong>de</strong>r ces jeu<strong>ne</strong>s alors en mal <strong>de</strong> figure pater<strong>ne</strong>lle.<br />

Ce manque <strong>de</strong> figure pater<strong>ne</strong>lle, d’autorité, a-t-elle à voir notamment<br />

avec celle que ressent toute u<strong>ne</strong> jeu<strong>ne</strong> génération d’enfants d’émigrés<br />

arabes aujourd’hui installés en Europe, et qui ont la sensation<br />

que leurs pères n’ont <strong>pas</strong> été socialement respectés, et se sont par<br />

ailleurs trop laissés faire ?<br />

Oui, il y a un esprit <strong>de</strong> révolte, <strong>de</strong> rébellion en commun entre ces jeu<strong>ne</strong>s générations, qu’elles<br />

soient émigrées ou restées dans leur pays d’origi<strong>ne</strong>. C’est évi<strong>de</strong>nt. <strong>On</strong> reproche en gros la<br />

trop gran<strong>de</strong> docilité <strong>de</strong>s parents, ces générations veulent tout, tout <strong>de</strong> suite. Or, ces jeu<strong>ne</strong>s<br />

sont en face <strong>de</strong> sociétés qui sont patriarcales ; c’est la mère qui déci<strong>de</strong> mais c’est le père<br />

qui symbolise le pouvoir. Donc évi<strong>de</strong>mment quand l’autorité du père est absente, forcément<br />

il n’y a plus les gar<strong>de</strong>-fous nécessaires pour maintenir ces jeu<strong>ne</strong>s dans un certain cadre et<br />

là tout vole en éclat. Et je crois que c’est le cas <strong>de</strong> quasiment tous les jeu<strong>ne</strong>s kamikazes qui<br />

se sont fait sauter à Casablanca en 2003.<br />

<strong>Les</strong> jeu<strong>ne</strong>s acteurs <strong>de</strong> votre film étaient-ils eux aussi très concernés<br />

par ce problème ?<br />

Non, cela <strong>ne</strong> fait <strong>pas</strong> partie en apparence <strong>de</strong> leurs préoccupations majeures. Ce sont <strong>de</strong>s<br />

acteurs non profession<strong>ne</strong>ls qu’on pourrait plutôt définir comme <strong>de</strong> beaux témoins inconscients<br />

d’u<strong>ne</strong> réalité qu’ils portent et qu’ils vivent un peu malgré eux. Ce sont <strong>de</strong>s jeu<strong>ne</strong>s <strong>de</strong>s<br />

quartiers populaires, certains (les <strong>de</strong>ux rôles principaux) habitent même toujours dans le<br />

bidonville <strong>de</strong> Sidi Moumen où je les ai rencontrés. Je les ai choisis après avoir arpenté ces<br />

quartiers pendant <strong>de</strong>ux ans car la gran<strong>de</strong> difficulté était bien entendu <strong>de</strong> trouver les personnalités<br />

capables d’incar<strong>ne</strong>r ces personnages.<br />

Comment avez-vous déterminé le titre <strong>de</strong> votre film ?<br />

Au départ le film portait le titre du roman dont il est l’adaptation : “<strong>Les</strong> Étoiles <strong>de</strong> Sidi<br />

Moumen”. Mais nous nous sommes rendus compte que cela pouvait être pris <strong>de</strong> façon positive,<br />

que certains pourraient y voir u<strong>ne</strong> forme <strong>de</strong> glorification <strong>de</strong> ce que ces kamikazes ont<br />

commis. Or, si je voulais humaniser ces jeu<strong>ne</strong>s hommes, je <strong>ne</strong> désirais en aucun cas célébrer<br />

leurs actes. Nous avons donc cherché et trouvé l’extrait d’un texte sur le Jihad à l’époque du<br />

Prophète : “Volez, chevaux <strong>de</strong> <strong>Dieu</strong> et à vous les portes du paradis s’ouvriront”. Cette phrase<br />

a été reprise plusieurs fois dans la terminologie jihadiste mo<strong>de</strong>r<strong>ne</strong>, par Ben La<strong>de</strong>n et <strong>de</strong>s<br />

prêches télévisés. Cette phrase est aussi prononcée dans le film par le “grand émir” qui vient<br />

leur annoncer qu’ils ont été choisis.<br />

Quels ont été vos partis pris <strong>de</strong> réalisation pour incar<strong>ne</strong>r tout cela ?<br />

Comment concilier le soleil et la jeu<strong>ne</strong>sse avec le désespoir et la mort ?<br />

En allant <strong>de</strong> l’un vers l’autre. Sans tomber dans le radicalisme forcené, j’ai discuté avec mon<br />

chef opérateur, Hichame Alaouie, l’accessoiriste, la costumière et le chef décorateur autour<br />

d’un vrai parti pris en terme <strong>de</strong> couleurs. Je voulais que l’on commence par u<strong>ne</strong> partie, celle<br />

<strong>de</strong> la vie quotidien<strong>ne</strong>, très chau<strong>de</strong>, très saturée, très colorée, et que plus on avance dans le<br />

film, vers la mort, plus ces couleurs s’éteig<strong>ne</strong>nt, plus on arrive vers le temps présent, plus<br />

ces couleurs se ternissent.<br />

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