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"Le sang des poissons, la beauté du monstre" de Cyril Neyrat ...

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Contrairement aux Ponce-Pi<strong>la</strong>te d'aujourd'hui, les auteurs <strong>de</strong> Léviathan ne se <strong>la</strong>vent pas les mains <strong>de</strong> cette<br />

peinture. Au contraire, ils ont construit leur film au cœur <strong>de</strong> cette ambivalence qui n'est que l'avatar mo<strong>de</strong>rne<br />

<strong>du</strong> drame immémorial <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>beauté</strong> et <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. Ils l'ont monté <strong>de</strong> manière à éviter toute dérive cosmétique, à<br />

ne jamais figer <strong>la</strong> chair <strong>du</strong> sensible en un tableau offert à <strong>la</strong> seule délectation esthétique. <strong>Le</strong>s concrétions <strong>de</strong><br />

<strong>poissons</strong> entassés dans les filets apparaissent d'abord comme d'étranges sculptures remontées <strong><strong>de</strong>s</strong><br />

profon<strong>de</strong>urs <strong>du</strong> temps. Lorsque le filet se <strong><strong>de</strong>s</strong>serre, <strong>la</strong> forme se défait en un grouillement visqueux d'animaux<br />

promis au couteau. Si les cinéastes retar<strong>de</strong>nt <strong>la</strong> vue <strong>du</strong> visage humain, c'est pour lui restituer sa puissance<br />

d'apparition, tragique contrepoint à <strong>la</strong> déshumanisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort in<strong>du</strong>strielle, <strong>de</strong> ses gestes mécanisés.<br />

Lorsque, vers son terme, le film quitte les hommes pour suivre les oiseaux, il ne s'éva<strong>de</strong> pas loin <strong>du</strong> drame,<br />

mais le <strong>la</strong>isse résonner dans le vi<strong>de</strong> et le silence d'un espace-temps infini, effrayant d'indifférence.<br />

*<br />

Selon Adorno, l'essai est une forme hérétique en ce qu'il vise à réunir ce que <strong>la</strong> doxa occi<strong>de</strong>ntale n'a eu <strong>de</strong><br />

cesse <strong>de</strong> séparer : <strong>la</strong> science et <strong>la</strong> poésie. Lucien Castaing-Taylor est directeur <strong>du</strong> Sensory Ethnography Lab<br />

<strong>de</strong> Harvard, Véréna Paravel est ethnologue. Embarqués sur un petit bateau <strong>de</strong> pêche pour une campagne<br />

ordinaire, ils en ont ramené le poème audiovisuel le plus extraordinaire, au sens propre, qu'on ait vu <strong>de</strong>puis...<br />

longtemps (A l'ouest <strong><strong>de</strong>s</strong> rails ?). Enquête ethnographique, innovation technique, recherche p<strong>la</strong>stique, poème<br />

cosmique, aventure contemporaine lestée <strong>de</strong> toute une mémoire cinématographique, littéraire, mythologique :<br />

conjuguant ces enjeux hétérogènes en une expérience sensible, Léviathan accomplit les puissances <strong>de</strong> l'essai<br />

<strong>de</strong> cinéma.<br />

*<br />

<strong>Le</strong> propre <strong>de</strong> l'essai est aussi sa subjectivité affirmée. Tout essai rend compte <strong>de</strong> l'expérience d'un sujet<br />

engagé dans le mon<strong>de</strong>. Qui est le sujet <strong>de</strong> Léviathan ? Dire « les cinéastes » serait manquer <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité <strong>de</strong><br />

leur geste consistant à partager leur autorité avec le mouvement et <strong>la</strong> matière <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> dans lequel ils<br />

s'engagent. Revenons aux premiers mots <strong>du</strong> film, l'extrait <strong>du</strong> Livre <strong>de</strong> Job cité en exergue, avant que les<br />

premières traces colorées n'émergent <strong>du</strong> noir. « Il fait bouillir le fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer comme une chaudière, il l'agite<br />

comme un vase rempli <strong>de</strong> parfums. Il <strong>la</strong>isse après lui un sentier lumineux, l'abîme prend <strong>la</strong> chevelure d'un<br />

vieil<strong>la</strong>rd. » Tout est dit : le Léviathan est un monstre et un poète, un monstrueux artiste, alchimiste <strong>de</strong> l'horreur<br />

et <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>beauté</strong>, <strong><strong>de</strong>s</strong> ténèbres et <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière. <strong>Le</strong> film est son autoportrait.<br />

<strong>Cyril</strong> <strong>Neyrat</strong>,<br />

Professeur HES à <strong>la</strong> Head – Genève<br />

Département Cinéma/cinéma <strong>du</strong> réel<br />

Head – Genève 4 <strong>Le</strong>s Léopards à L’Essai

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