Échecs & sociétéVincent Mor<strong>et</strong><strong>Le</strong>s échecs,un sacré programme !Ça sera l’événement échiquéo-informatique <strong>de</strong>l’automne. La sortie… programmée <strong>de</strong> lanouvelle version <strong>de</strong> Fritz. 12 e du nom. Toutcomme pour son rival cybernétique Rybkadont on attend désormais la 4 e mouture, onannonce <strong>de</strong>s classements vertigineux à plus <strong>de</strong>3 000 Elo. C’est <strong>de</strong>venu une évi<strong>de</strong>nce <strong>de</strong>puisquelques années, les humains ne peuvent pluslutter contre les machines. Mais peu importeaprès tout. Ce n’est pas la fin du jeu d’échecspour autant. Plus que <strong>de</strong>s adversaires, lesprogrammes d’échecs sont <strong>de</strong>venus <strong>de</strong>sformidables compagnons d’entraînement.11 mai 1997à New York.L’image va rapi<strong>de</strong>mentfaire le tourdu mon<strong>de</strong> surintern<strong>et</strong> <strong>et</strong> serarelayée par toutesles télévisions.Kasparov la têtedans les mains.Comme prostré <strong>de</strong>vant l’échiquier. Mimiques à l’appui.Avant <strong>de</strong> quitter la salle les bras levés en signe <strong>de</strong> désespoir.Celui qui dominait les échecs <strong>de</strong>puis douze ans vient <strong>de</strong> perdrela <strong>de</strong>rnière partie qui l’opposait à Deeper Blue, le superordinateurd’IBM. Ce qu’aucun humain n’avait réussi àfaire, battre Kasparov en match, la machine l’a fait. <strong>Le</strong> meilleurjoueur d’échecs <strong>de</strong> l’histoire vient <strong>de</strong> s’incliner face à unadversaire qui ne pense pas, mais qui compense sonabsence <strong>de</strong> neurones en calculant 200 millions <strong>de</strong> coups parsecon<strong>de</strong>. <strong>Le</strong> monstre <strong>de</strong> silicium est à peine plus grand queKasparov, 1,80 m, mais pèse plus d’une tonne <strong>et</strong> <strong>de</strong>mie <strong>et</strong>est aussi glacial <strong>et</strong> sexy qu’un congélateur.14
15Deep BluePresque 10 ans plus tard à Bonn, on r<strong>et</strong>rouve la mêmemise en scène, mais avec <strong>de</strong>ux acteurs différents. 1,95 m <strong>et</strong>100 kg ! Ce ne sont pas les mensurations <strong>de</strong> la machinemais celles <strong>de</strong> Kramnik, le nouveau champion du mon<strong>de</strong>.La machine, quant à elle, était c<strong>et</strong>te fois, un presque simpleordinateur tournant certes sur 4 processeurs. À l’intérieur,Fritz, le célèbre programme allemand, commercialiséune cinquantaine d’euros. Bien loin du monstre d’IBMconçu <strong>et</strong> construit uniquement pour vaincre Kasparov.Mais pas plus que son illustre prédécesseur, Kramnik neparviendra à dompter la machine <strong>et</strong> <strong>de</strong>vra s’incliner <strong>de</strong>vantsa puissance <strong>de</strong> calcul. 4-2. Deux défaites <strong>et</strong> quatre partiesnulles. Un résultat qui sonne le glas <strong>de</strong> ceux qui rêvaientencore d’un sursaut <strong>de</strong> l’humanité face à l’intelligence artificielle.<strong>Le</strong> Turc, précurseur <strong>de</strong>sordinateursLa rivalité homme-machinesur l’échiquier n'attendit pasles premiers pas <strong>de</strong> l'informatiquepour se révéler, <strong>et</strong> estvieille, déjà, <strong>de</strong> plusieurs siècles.L'histoire r<strong>et</strong>ient notammentla leçon d'une supercheriequi vit le jour au coursdu XVIII e siècle. Une supercherie certes monumentale,puisque Napoléon Bonaparte lui-même en fut la victime,mais oh combien croustillante. Un ingénieur autrichien, lebaron von Kempelen, prétendait que son automate, leTurc, était invincible aux échecs. L’automate était placé <strong>de</strong>rrièreune armoire à roul<strong>et</strong>te dont on ouvrait les portesavant la partie afin <strong>de</strong> montrer qu’il n’y avait pas <strong>de</strong> truc.À son tour <strong>de</strong> jouer, le Turc levait lentement le bras gauche,le <strong>de</strong>scendait pour saisir une pièce, le remontait, dirigeaitla pièce sur sa nouvelle case, puis ramenait le bras <strong>de</strong>vantlui sur un coussin. Tous les 10 coups environ, von Kempelenremontait la mécanique à l’ai<strong>de</strong> d’une longue clef. <strong>Le</strong> Turcne parlait pas, mais inclinait 3 fois la tête <strong>de</strong> manière menaçantequand le Roi adverse était en échec. C<strong>et</strong>te formidableattraction fit le tour <strong>de</strong>s cours d’Europe. On s’extasiait,on invitait le baron partout <strong>et</strong> son Turc gagnait toujours.<strong>Le</strong>s gens parlaient <strong>de</strong> sorcellerie… On ne découvrit le subterfugequ’un <strong>de</strong>mi-siècle plus tard, bien après la mort dubaron. La mécanique, en apparence bien huilée, nécessitaiten fait l’intervention d'un homme <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ite taille, joueur<strong>de</strong> talent, qui était caché dans la machine. C<strong>et</strong>te anecdotena d'ailleurs pas complètement sombré dans l'oubli. Lors<strong>de</strong> la victoire <strong>de</strong> Deeper Blue sur Kasparov, les détracteurshurlèrent eux aussi à la supercherie. Mais c<strong>et</strong>te fois-ci, il n’yavait pas <strong>de</strong> nains cachés dans les processeurs.Plus sérieusement, le premier programme d’échecs est élaboréen 1948 par le mathématicien britannique AlanTuring. En 1974, le programme Kaïssa, sur lequel avait travaillél’ancien champion du mon<strong>de</strong> Botvinnik, remporte lepremier championnat du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s ordinateurs. Quelquesannées plus tôt, en 1968, le MI anglais David <strong>Le</strong>vy avaitparié plus <strong>de</strong> mille dollars qu’aucun ordinateur ne le battraitavant dix ans. Pari facile : à l'époque, les machinesjouaient horriblement mal, <strong>et</strong> en 1978 <strong>Le</strong>vy gagna sanspeine. Il renouvela son pari pour cinq ans, <strong>et</strong> s'en sortitc<strong>et</strong>te fois <strong>de</strong> justesse : <strong>de</strong>ux pannes d'électricité lui avaientprocuré <strong>de</strong>ux victoires par forfait face au gros ordinateurCray Blitz qui lui était opposé. Mais en 1990 il perdit toutesses parties face à Deep Thought, l'ancêtre <strong>de</strong> Deep Blue.Kasparov avait fait la même prévision en 1988 : « aucunordinateur ne me battra jamais ! ». On connaît la suite.<strong>Le</strong> soulèvement<strong>de</strong>s machinesAujourd’hui, le constat ne faitplus aucun doute. Fritz <strong>et</strong> Rybka,qui dominent actuellement lemarché <strong>de</strong>s programmes échiquéens,affichent <strong>de</strong>s classementsvertigineux à plus <strong>de</strong> 3 000 Elo (voirplus loin). La partie est perdue. Mêmepour les meilleurs Grand-Maîtres quin’osent plus affronter ces bêtes <strong>de</strong> calcul contre lesquellesla moindre imprécision se paie cash, mis à part dans <strong>de</strong>sparties à handicap, la plupart à <strong>de</strong>s fins publicitaires, avecun pion ou une qualité <strong>de</strong> moins pour le programme. « Iln’y a plus <strong>de</strong> compétition possible entre les hommes <strong>et</strong> lamachine, <strong>et</strong> ça ne sert plus à grand-chose <strong>de</strong> comparer leursperformances », reconnaît le Grand-Maître français ArnaudHauchard. « C’est un peu comme si on voulait faire participerune mobyl<strong>et</strong>te au Tour <strong>de</strong> France cycliste ».<strong>Le</strong> soulèvement <strong>de</strong>s machines s’est donc produit surl’échiquier. Mais au contraire du film Terminator, ledénouement est loin d’en être aussi dramatique. <strong>Le</strong>s programmesn’ont pas tué le jeu d’échecs comme les plus pessimistespouvaient le redouter. Sylvain Renard, vainqueurdu championnat <strong>de</strong> France <strong>de</strong>s programmes en 1999 avecle logiciel Capture confirme. « Au Scrabble duplicate, l’ordinateurest imbattable <strong>et</strong> trouvera toujours le Top. Maisça n’a pas tué le Scrabble pour autant. L’ordinateur est unparfait arbitre ».▼▼▼octobre - novembre - décembre 2009