Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
paris<br />
grandi ce fils d’aubergiste-bouilleur de cru :<br />
des casernes parviennent les rumeurs de<br />
chants de soldats, les rythmes des marches,<br />
les sonneries, les commandements, dans<br />
une atmosphère d’abandon, d’inquiétude<br />
et de contrainte évoquant Wozzeck – cette<br />
conjonction de la haute tragédie et des distractions<br />
de bas étage est au cœur de la<br />
symphonie mahlérienne, avec son alliage<br />
paradoxal de pureté et d’élévation avec<br />
une vulgarité d’accents en laquelle Romain<br />
Rolland entendait l’écho des défilés syndicaux<br />
et de leurs flonflons sur le Prater. Une<br />
vulgarité volontaire, un effet de distanciation,<br />
un regard au second degré : l’ironie, le<br />
grotesque et le parodique sont un élément<br />
central de cette vision du monde. Images<br />
inquiétantes s’imposant à un tempérament<br />
hanté par la mort, qui assombrissent<br />
même les pages inspirées par la nature,<br />
comme le titanesque premier mouvement<br />
de la symphonie n°3, traduisant l’éveil de la<br />
nature au printemps. La vision de Mahler<br />
s’inscrit en négatif des extases panthéistes<br />
que les musiciens impressionnistes (et par<br />
là-même hédonistes) ont trouvées pour un<br />
tel sujet. L’arrivée du printemps possède ici<br />
une résonnance intimidante, angoissante,<br />
terrifiante, qui éveille l’effroi irrésistible<br />
que le dieu Pan se complaisait à inspirer.<br />
Repères<br />
7 juillet 1860 : naissance à Kalischt<br />
en Bohême<br />
1875-1878 : études au conservatoire<br />
de Vienne<br />
1888-1891 : directeur de l’opéra<br />
de Budapest<br />
1888 : symphonie n° 1 Titan<br />
1891-1897 : premier chef d’orchestre<br />
à Hambourg<br />
1896 : symphonie n°3<br />
1897-1907 : directeur de l’opéra<br />
de Vienne<br />
1900 : symphonie n°4<br />
1904 : symphonie n°6, Kindertoten<br />
Lieder<br />
1908 : Das Lied von der Erde<br />
1910 : symphonie n°9<br />
18 mai 1911 : mort à Vienne<br />
© Julian Hargreaves<br />
Dans ce contexte, la « marche des syndicats<br />
» de Romain Rolland prend sa véritable<br />
valeur : celle d’un cortège de Bacchus<br />
contrefait et revu dans l’esprit des gravures<br />
les plus inquiétantes de Callot ou de Goya.<br />
Souvent, chez Mahler, la caricature tourne<br />
au sinistre. À l’opposé, le mouvement suivant<br />
(« Ce que racontent les fleurs ») est<br />
un moment de bonheur insouciant témoignant<br />
de la pureté et de l’innocence dont il<br />
se montre parfois capable… Presque toutes<br />
ses symphonies abondent en onomatopées<br />
stylisées de cette « musique de la nature »<br />
qui plongeait l’auteur dans le ravissement.<br />
À la suite de Bruckner, il montre aussi de<br />
profondes affinités avec l’âme rustique des<br />
paysans qui peuplent la montagne autrichienne<br />
: Laendler, valses ou danses sont<br />
ainsi de constants leitmotive; mais, moins<br />
fidèle à l’original que son grand devancier,<br />
il pétrie sans relâche cette matière première<br />
pour lui conférer des formes sophistiquées<br />
et stylisées adaptées à son propos<br />
(« La mort conduit le bal » dans la symphonie<br />
n°4). Élargissant la portée de ces<br />
musiques, il les coupe du folklore et de leur<br />
terroir d’origine.<br />
Un tempérament<br />
puissamment<br />
innovant<br />
Les symphonies affirment aussi un<br />
tempérament puissamment innovant,<br />
qui s’exerce à plein dans les recherches<br />
de forme, mais, surtout, dans celles de la<br />
texture et de l’orchestration. La texture<br />
polyphonique concrétise une rupture avec<br />
le modèle postromantique et impressionniste<br />
de prééminence de l’harmonie. Les<br />
impressions d’enfance sont également à<br />
l’origine de cette conception : cette prédilection<br />
pour la polyphonie a été éveil-<br />
Daniel Harding, qui prend<br />
ses fonctions à l'Orchestre<br />
de Paris en septembre prochain,<br />
dirigera la Symphonie n°4.<br />
lée par le brouhaha de la fête populaire,<br />
avec le recouvrement de ses orphéons<br />
et le contrepoint libre apporté par les<br />
rumeurs lointaines. Souvent, le dialogue<br />
des voix confine au collage, anticipant sur<br />
la musique concrète. D’autre part, et cela<br />
est lié, Mahler est l’un des premiers musiciens<br />
à travailler directement sur le timbre<br />
des instruments. Les timbres se détachent<br />
nettement les uns des autres, à l’opposé<br />
des mélanges et des effets de flou alors<br />
recherchés par les impressionnistes et les<br />
émules de Wagner au moyen de la division<br />
des groupes de l’orchestre. Cette précision<br />
méticuleuse confère à la texture orchestrale<br />
une clarté mettant en relief les différentes<br />
parties ; elle accuse les frottements<br />
et les dissonances nées de la rencontre des<br />
lignes mélodiques. À l’inverse, le contenu<br />
harmonique des symphonies n’affiche pas<br />
d’avancées notoires ; il se situe même en<br />
retrait vis-à-vis de contemporains tels que<br />
Delius, Florent Schmitt ou Debussy.<br />
Visionnaire jusqu’à la névrose, cosmique,<br />
à la fois convulsive, excessive et raffinée,<br />
juxtaposant audacieuses trouvailles et<br />
vulgaires lieux communs, la musique de<br />
Mahler multiplie les contrastes sinon les<br />
contradictions : preuve de l’absolue sincérité<br />
de son auteur, dont elle traduit les expériences,<br />
les sentiments et les aspirations<br />
avec la fidélité et la sensibilité d’un sismographe.<br />
C’est là sans doute que réside la<br />
fascination qu’elle n’a cessé d’exercer au<br />
cours des quatre dernières décennies.<br />
Mobilisant d’énormes moyens, elle contribue<br />
hélas à laisser dans l’ombre les symphonistes<br />
Français de la même génération<br />
(d’Indy, Ropartz, Kœchlin, Schmitt), laissés<br />
actuellement pour compte par leurs compatriotes<br />
bien que leurs grandes œuvres<br />
ne le cèdent en rien à celles de Mahler.<br />
L’actuelle « mahleromania » est une<br />
preuve supplémentaire qu’en musique<br />
comme dans les autres domaines, les Français<br />
ne semblent guère apprécier leur<br />
propre héritage culturel…<br />
•<br />
Michel Fleury<br />
juin 2016 cadences 3