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Lire et écrire au Moyen Age

Et si ce n’était pas l’imprimerie qui avait fait entrer l’Occident dans l’ère de l’écrit ? Les historiens, en tout cas, nous apprennent que quelque chose se joue dès le XIIe siècle. Partout l’écrit occupe une place grandissante : dans les transactions des marchands, sur les bancs des universités, dans le gouvernement des rois et même dans la sphère privée. Une révolution lente mais profonde qui a entraîné l’émergence de la figure de l’intellectuel et qui a fait du livre un objet à part. Avec Pierre Chastang, Claire Angotti, Étienne Anheim, Isabelle Heullant-Donat, Yann Potin, Nicolas Ruffini-Ronzani

Et si ce n’était pas l’imprimerie qui avait fait entrer l’Occident dans l’ère de l’écrit ? Les historiens, en tout cas, nous apprennent que quelque chose se joue dès le XIIe siècle.
Partout l’écrit occupe une place grandissante : dans les transactions des marchands, sur les bancs des universités, dans le gouvernement des rois et même dans la sphère privée. Une révolution lente mais profonde qui a entraîné l’émergence de la figure de l’intellectuel et qui a fait du livre un objet à part.
Avec Pierre Chastang, Claire Angotti, Étienne Anheim, Isabelle Heullant-Donat, Yann Potin, Nicolas Ruffini-Ronzani

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M 01842 - 463 - F: 6,40 E - RD<br />

3’:HIKLSE=WU[YUV:?k@e@q@d@a";


10 / Sommaire<br />

ACTUALITÉS<br />

DOSSIER<br />

L’ÉDITO<br />

3 La fin du papier<br />

FORUM<br />

Vous nous écrivez<br />

4 Goulag : ne jamais oublier<br />

ON VA EN PARLER<br />

Exclusif<br />

6 Blois à l’heure italienne<br />

ÉVÉNEMENT<br />

1936-1939<br />

12 Les démocraties face à Hitler<br />

Par Pierre Grosser<br />

Les Polonais se sont bien battus<br />

Par Alexandra Viatte<strong>au</strong><br />

ACTUALITÉ <br />

Histoire publique<br />

24 La « business history »,<br />

c’est hype !<br />

Par Hubert Bonin<br />

Radio<br />

26 Merci « La Fabrique » !<br />

Par Olivier Thomas<br />

Colloque<br />

27 Tournus a 1 000 ans<br />

Par L<strong>au</strong>rent Theis<br />

Environnement<br />

28 La nature a plusieurs histoires !<br />

Par Stéphane Van Damme<br />

Photographie<br />

30 Paris-cliché<br />

Par Dominique Kalifa<br />

PORTRAIT <br />

Barbara Cassin<br />

32 La puissance des mots<br />

Par Philippe-Jean Catinchi<br />

COUVERTURE : Un homme lisant,<br />

probablement saint Yves, huile sur bois de l’atelier<br />

de Rogier Van der Weyden, vers 1450 (Londres,<br />

The National Gallery, dist. RMN-GP/National Gallery<br />

Photographic Department).<br />

Ce numéro comporte un encart abonnement<br />

L’Histoire sur les exemplaires kiosque France,<br />

un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires<br />

kiosque Belgique <strong>et</strong> Suisse <strong>et</strong> un encart<br />

Sophia Boutique sur les exemplaires abonnés.<br />

34 <strong>Lire</strong> <strong>et</strong> <strong>écrire</strong><br />

<strong>au</strong> <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong><br />

36 <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong> : une révolution de l’écrit <br />

Par Pierre Chastang<br />

Ce que révèlent les encres de Chartres <br />

Par Nicolas Ruffini-Ronzani<br />

Vraies <strong>et</strong> f<strong>au</strong>sses idées sur le papier <br />

Par Isabelle Heullant-Donat<br />

Le paysan, le sce<strong>au</strong> <strong>et</strong> la chandelle<br />

46 Du coffre à l’archive <br />

Par Yann Potin<br />

50 Ce que savoir lire (<strong>et</strong> <strong>écrire</strong>) veut dire <br />

Entr<strong>et</strong>ien avec Isabelle Heullant-Donat<br />

56 Naissance de l’université <br />

Par Claire Angotti<br />

Carte : xiii e -xv e siècle, l’Europe se couvre d’universités<br />

62 Figure de l’intellectuel <br />

Entr<strong>et</strong>ien avec Étienne Anheim<br />

ROME, BIBLIOTECA ANGELICA, MS. 569 FOLIO 1 ; DEAGOSTINI/LEEMAGE<br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019


11<br />

L’ATELIER DES CHERCHEURS<br />

GUIDE<br />

LIVRES<br />

76 « Le Temps des fantômes »<br />

de Caroline Callard<br />

Par Dominique Kalifa<br />

78 La sélection de « L’Histoire »<br />

Bande dessinée<br />

84 « Le Rapport W. Infiltré à<br />

Auschwitz » de Gaétan Nocq<br />

Par Pascal Ory<br />

Revues<br />

86 La sélection de « L’Histoire »<br />

88 La planche de JUL<br />

64 Le dromadaire, poids lourd du désert<br />

Par Damien Agut <strong>et</strong> Philippe Clancier<br />

DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES – BNF, ESTAMPES ET PHOTOGRAPHIES, QB-1<br />

70 Un débat <strong>au</strong> temps des Lumières :<br />

peut-on éduquer le peuple ?<br />

Par Antoine Lilti<br />

n Capes n Agrégation n ENS n Sciences Po<br />

Préparez les concours 2020 avec des articles de L’Histoire<br />

sélectionnés <strong>et</strong> présentés par des spécialistes du suj<strong>et</strong>.<br />

Sur www.lhistoire.fr<br />

Classique<br />

89 « Les Noirs de Philadelphie »<br />

de W. E. B. Du Bois<br />

Par Pap Ndiaye<br />

SORTIES<br />

Expositions<br />

90 « La Révolution s’affiche »<br />

à l’Assemblée nationale<br />

Par Guill<strong>au</strong>me Maze<strong>au</strong><br />

92 « Alphonse Bertillon »<br />

<strong>au</strong>x Archives nationales<br />

à Pierrefitte-sur-Seine (93)<br />

Par Olivier Thomas<br />

Cinéma<br />

94 « Jeanne »<br />

de Bruno Dumont<br />

Par Antoine de Baecque<br />

95 « El Otro Cristobal »<br />

d’Armand Gatti<br />

Théâtre<br />

94 « L’un de nous deux.<br />

Mandel-Blum »<br />

de Jean-Noël Jeanneney<br />

Par Antonin Smadja<br />

CARTE BLANCHE<br />

98 Un Puy-du-Fou pour l’Espagne<br />

Par Pierre Assouline<br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019


12 /<br />

« Appeasement » <br />

Le Premier ministre<br />

britannique<br />

Chamberlain agite son<br />

chape<strong>au</strong> pour saluer la<br />

foule en liesse dans les<br />

rues de Munich, ce qui<br />

rend Hitler furieux.<br />

« C’est la paix », titre<br />

le Daily Mirror le<br />

30 septembre 1938.<br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019


Événement<br />

/ 13<br />

1936-1939<br />

LES DÉMOCRATIES<br />

FACE À HITLER<br />

Depuis quatre-vingts ans un consensus est établi : la marche à la guerre était<br />

inéluctable, sur fond de lâch<strong>et</strong>é des démocraties. Mais pour comprendre les logiques de<br />

la politique d’apaisement, il f<strong>au</strong>t se resituer dans le contexte du temps en considérant les<br />

enjeux mondi<strong>au</strong>x <strong>et</strong> le jeu trouble des « p<strong>et</strong>its » pays. Rien n’est <strong>au</strong>ssi simple que prévu…<br />

Par Pierre Grosser<br />

MEPL/BRIDGEMAN IMAGES – TALLANDIER/BRIDGEMAN IMAGES – DRFP/LEEMAGE<br />

Lors du centenaire de la<br />

crise de l’été 1914, plusieurs<br />

livres, appuyés sur<br />

de vastes dépouillements<br />

d’archives, ont été publiés pour<br />

comprendre son déroulement,<br />

<strong>et</strong> donc les c<strong>au</strong>ses de la guerre.<br />

Vieux d’un siècle, le débat sur les<br />

responsabilités des différents<br />

pays a rebondi une nouvelle fois,<br />

tandis qu’était relancé celui sur<br />

le poids respectif des « forces<br />

profondes » <strong>et</strong> des décideurs accusés<br />

d’avoir précipité le monde<br />

dans la Grande Guerre après<br />

l’attentat de Sarajevo.<br />

Les controverses ont été bien<br />

plus rares sur les origines de la<br />

Seconde Guerre mondiale. Du<br />

côté des « forces profondes »,<br />

on pointe du doigt les tr<strong>au</strong>matismes<br />

de la Première Guerre<br />

mondiale, les erreurs qui <strong>au</strong>raient<br />

été commises dans les traités<br />

d’après-guerre (<strong>au</strong>jourd’hui<br />

minimisées), l’échec de l’ordre<br />

international libéral <strong>et</strong> de la sécurité<br />

collective, la concurrence<br />

entre des empires satisfaits sur<br />

la défensive (britannique <strong>et</strong><br />

français) <strong>et</strong> des puissances assoiffées<br />

d’empire (Japon, Italie,<br />

Allemagne), l’impact de la dépression<br />

économique mondiale,<br />

née de la crise de 1929,<br />

ou plus largement, une modernité<br />

accoucheuse d’hypernationalismes,<br />

d’impérialismes,<br />

de totalitarismes <strong>et</strong> de<br />

guerre totale.<br />

En ce qui concerne les responsabilités,<br />

on constate depuis<br />

quatre-vingts ans un consensus,<br />

avec une claire division des<br />

rôles : les agresseurs (Japon,<br />

Italie, Allemagne), les lâches<br />

(Roy<strong>au</strong>me-Uni, France, voire<br />

les États-Unis), <strong>et</strong> les victimes<br />

innocentes (Tchécoslovaquie,<br />

Pologne, <strong>et</strong> parfois l’Autriche).<br />

Le seul débat très vif se rapporte<br />

à l’Union soviétique. A un<br />

extrême, celle-ci est accusée de<br />

collusion avec Hitler en 1939,<br />

afin de détourner le bellicisme<br />

nazi vers l’Europe de l’Ouest,<br />

de s’emparer des territoires de<br />

l’Empire russe perdus en 1918,<br />

ou même de profiter d’une nouvelle<br />

guerre pour faire triompher<br />

partout le communisme. A<br />

l’<strong>au</strong>tre extrême, be<strong>au</strong>coup d’historiens,<br />

<strong>et</strong> pas seulement communistes,<br />

insistent sur la volonté<br />

L’AUTEUR<br />

Pierre Grosser<br />

enseigne l’histoire<br />

des relations<br />

internationales<br />

<strong>et</strong> les enjeux<br />

mondi<strong>au</strong>x<br />

contemporains<br />

à Sciences Po.<br />

Il a notamment<br />

publié Pourquoi<br />

la 2 e Guerre<br />

mondiale ?<br />

(Complexe, 1999).<br />

La deuxième<br />

édition de son<br />

dernier ouvrage,<br />

L’histoire du<br />

monde se fait<br />

en Asie. Une<br />

<strong>au</strong>tre vision du<br />

xx e siècle (Odile<br />

Jacob, 2017),<br />

paraît en<br />

septembre 2019.<br />

de Staline de favoriser la ligne<br />

politique tracée par Litvinov de<br />

s’entendre avec les démocraties<br />

contre Hitler, sur la trahison<br />

d’élites occidentales aveuglées<br />

par l’anticommunisme <strong>et</strong> voulant<br />

faire des Soviétiques leurs mercenaires<br />

dans une guerre contre<br />

l’Allemagne, <strong>et</strong> sur l’hostilité de la<br />

Pologne à l’égard de l’Union soviétique.<br />

Moscou n’<strong>au</strong>rait donc<br />

pas eu d’<strong>au</strong>tre choix que de signer<br />

le pacte germano- soviétique<br />

d’août 1939, <strong>et</strong> de consolider son<br />

flanc occidental par des avancées<br />

territoriales pour éviter<br />

qu’il ne tombe sous influence allemande.<br />

Gagner de l’espace <strong>au</strong>rait<br />

été nécessaire pour gagner<br />

du temps. En Russie, une histoire<br />

« nationaliste-patriote » revient à<br />

c<strong>et</strong>te narration.<br />

Certes, il y a eu quelques<br />

formes de « révisionnisme ».<br />

Allemagne, Italie <strong>et</strong> Japon n’<strong>au</strong>raient<br />

fait que poursuivre des<br />

ambitions anciennes. Hitler<br />

<strong>au</strong>rait été un opportuniste plutôt<br />

qu’un idéologue réalisant<br />

ses ambitions. Les Japonais <strong>au</strong>raient<br />

été frustrés par un ordre<br />

international raciste, <strong>et</strong><br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019


36 / DOSSIER <strong>Lire</strong> <strong>et</strong> <strong>écrire</strong> <strong>au</strong> <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong><br />

<strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong> :<br />

une révolution<br />

de l’écrit<br />

CREDIT GAUCHE PARIS, BNF, FRANÇAIS 9200 FOLIO 42 ; AKG<br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019


37<br />

DR<br />

Intérêt grandissant pour<br />

l’obj<strong>et</strong> livre, <strong>au</strong>gmentation<br />

par milliers des actes des<br />

chancelleries, transformation<br />

des outils <strong>et</strong> des supports<br />

de lecture <strong>et</strong> d’écriture :<br />

contrairement à une idée reçue,<br />

c’est bien <strong>au</strong> <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong> que<br />

l’Occident devient une société<br />

de l’écrit.<br />

Par Pierre Chastang<br />

En 1958, Lucien Febvre <strong>et</strong> Henri-<br />

Jean Martin reprenaient dans<br />

L’Apparition du livre la périodisation<br />

traditionnelle de l’histoire<br />

occidentale <strong>et</strong> assimilaient<br />

l’invention de la presse à imprimer<br />

à la naissance du livre, passant<br />

sous silence le long premier millénaire de<br />

l’histoire du codex. C<strong>et</strong>te thèse d’une transformation<br />

radicale de l’économie des textes <strong>et</strong> de l’ordre<br />

des savoirs suscitée par l’innovation de<br />

Gutenberg, enrichie <strong>et</strong> nuancée, est restée pendant<br />

vingt-cinq ans notre cadre de pensée 1 . Grâce<br />

à l’impulsion d’historiens anglais <strong>et</strong> italiens, elle<br />

a connu depuis trente ans une profonde réévaluation.<br />

On m<strong>et</strong> désormais en valeur les fortes continuités<br />

entre les derniers siècles du <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong> <strong>et</strong><br />

la première Modernité, tant en ce qui concerne<br />

les obj<strong>et</strong>s écrits que les pratiques culturelles qui<br />

leur sont associées. Pour le dire clairement, la<br />

culture de l’écrit en Occident n’est pas née dans<br />

la seconde moitié du xv e siècle avec l’avènement<br />

du livre imprimé, mais s’est formée par eff<strong>et</strong> de<br />

seuils à partir de la fin du xi e siècle, dans le cadre<br />

de la réforme grégorienne.<br />

L’AUTEUR<br />

Professeur à<br />

l’université de<br />

Versailles-Saint-<br />

Quentin-en-Yvelines,<br />

Pierre Chastang<br />

consacre ses<br />

recherches à la<br />

culture médiévale<br />

de l’écrit <strong>au</strong> xi e -<br />

xiv e siècle. Il a<br />

notamment publié<br />

La Ville, le<br />

gouvernement <strong>et</strong><br />

l’écrit à Montpellier,<br />

xii e -xiv e siècle. Essai<br />

d’histoire sociale<br />

(Publications de la<br />

Sorbonne, 2013).<br />

« Voilà ma preuve »<br />

Les médiévistes se sont alors attelés à proposer<br />

une chronologie alternative qui sorte le <strong>Moyen</strong><br />

<strong>Age</strong> de l’empire de l’oralité dans lequel les juristes<br />

<strong>et</strong> philologues du xix e siècle l’avaient, pour<br />

une bonne part, cantonné. Un des pionniers fut<br />

Michael T. Clanchy, qui rapportait, dans From<br />

Memory to Written Record (1979), une anecdote<br />

exemplaire. L’earl anglais Warenne, du temps<br />

d’Édouard I er (1272-1307), fut sommé de fournir<br />

à la cour du comté les preuves de ses privilèges<br />

<strong>et</strong> de ses droits. Il apporta l’épée de son<br />

aïeul <strong>au</strong> sheriff <strong>et</strong> déclara : « Voilà ma preuve. »<br />

L’administration anglaise, prenant acte d’une<br />

transformation du monde social, dut alors adm<strong>et</strong>tre<br />

que les preuves écrites n’étaient pas exigibles<br />

pour la période antérieure à 1190.<br />

Par mimétisme avec les récits plus anciens, c<strong>et</strong><br />

accroissement de l’emprise de l’écrit a été décrit<br />

comme une « révolution » intervenue <strong>au</strong> xiii e siècle,<br />

en particulier dans les communes d’Italie centroseptentrionale<br />

où de nouve<strong>au</strong>x cadres documentaires<br />

accompagnaient les innovations<br />

MOT CLÉ<br />

Réforme<br />

grégorienne<br />

Réforme de l’Église<br />

engagée à partir du<br />

xi e siècle <strong>et</strong><br />

principalement menée<br />

par les papes <strong>et</strong> leurs<br />

légats. Elle se traduit<br />

par l’<strong>au</strong>tonomie <strong>et</strong> la<br />

puissance croissantes de<br />

l’institution ecclésiale<br />

<strong>et</strong>, en son sein, de la<br />

pap<strong>au</strong>té. Elle initie une<br />

profonde recomposition<br />

des relations entre<br />

clercs <strong>et</strong> laïcs dans <br />

tous les domaines de <br />

la vie sociale, <strong>au</strong> profit<br />

des premiers.<br />

CREDIT DROITE<br />

Un écrivain à l’ouvrage<br />

Le poète Philippe de Mézières (v. 1327-1405) est représenté en train d’<strong>écrire</strong> à sa table de travail dans c<strong>et</strong>te<br />

miniature du xv e siècle illustrant son œuvre Songe du viel pelerin. A la fin du <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong>, les supports de<br />

lecture <strong>et</strong> d’écriture se transforment <strong>et</strong> s’invitent même jusque dans les habitations, où sont parfois créées<br />

des pièces spécifiques. Ici, le poète, mi-assis sur un tabour<strong>et</strong>, est penché sur une table d’écriture <strong>et</strong> écrit à<br />

l’aide d’un calame. Dans sa main g<strong>au</strong>che, il tient un coute<strong>au</strong> : les scribes l’utilisaient pour couper les feuilles,<br />

tailler leur plume ou gratter le parchemin pour corriger leur texte. Derrière lui, plusieurs codex sont disposés<br />

dans un meuble de rangement : ces gros livres à fermoirs s’imposent dans les paysages domestiques.<br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019


64 /<br />

L’Atelier des<br />

CHERCHEURS<br />

nLe dromadaire, poids lourd du désert p. 64 n Lumières. Peut-on éduquer le peuple ? p. 70<br />

Le dromadaire, poids<br />

lourd du désert<br />

Animal de l’extrême, capable de traverser, chargé d’e<strong>au</strong>, les déserts,<br />

le dromadaire contribua à l’expansion des premières grandes<br />

formations impériales dans la péninsule arabique <strong>et</strong> la vallée du Nil.<br />

Par Damien Agut <strong>et</strong> Philippe Clancier<br />

Décryptage<br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019<br />

Guerba [« outre saharienne »], palmier,<br />

chame<strong>au</strong>. Et c’est une révolution grâce à<br />

laquelle le Sahara n’est pas <strong>au</strong>jourd’hui un<br />

désert <strong>au</strong>stralien, sans puits, sans noms de<br />

lieux <strong>et</strong> sans nomades. » Théodore Monod, l’arpenteur<br />

infatigable des espaces sahariens, rend<br />

ainsi justice <strong>au</strong> rôle joué par le dromadaire dans<br />

l’histoire du peuplement du grand désert<br />

d’Afrique du Nord. Ce constat est <strong>au</strong>jourd’hui partagé<br />

par ceux qui travaillent sur l’histoire ancienne<br />

du Sahara, mais <strong>au</strong>ssi du désert d’Arabie.<br />

La généralisation de l’emploi du dromadaire <strong>au</strong><br />

Proche-Orient <strong>et</strong> en Égypte <strong>au</strong> I er millénaire av.<br />

J.-C. bouleversa en profondeur le grand<br />

La confrontation des sources assyriennes <strong>et</strong> égyptiennes, mais <strong>au</strong>ssi les<br />

récentes découvertes archéozoologiques dans la péninsule arabique <strong>et</strong> le<br />

Sahara oriental perm<strong>et</strong>tent à Damien Agut <strong>et</strong> Philippe Clancier de brosser <br />

un table<strong>au</strong> précis de l’arrivée du dromadaire <strong>au</strong> Proche-Orient <strong>et</strong> en Égypte <br />

<strong>au</strong> I er millénaire av. J.-C. Liée à l’essor des « routes de l’encens » <strong>et</strong> des <br />

grands empires, notamment assyrien, celle-ci a transformé en profondeur <br />

la géopolitique de la région.<br />

commerce <strong>et</strong> l’histoire politique de c<strong>et</strong>te partie du<br />

monde. Il en redessina la géostratégie, contribuant<br />

à l’expansion des premières grandes formations<br />

impériales.<br />

Dans le sillage des marchands<br />

Si la question de la date de la domestication du<br />

dromadaire divise encore les spécialistes, toutes<br />

les sources, archéologiques, écrites <strong>et</strong> iconographiques,<br />

concordent pour situer son arrivée<br />

en masse <strong>au</strong> Proche-Orient <strong>et</strong> dans la vallée du<br />

Nil depuis la péninsule arabique <strong>au</strong> cours de<br />

la première moitié du I er millénaire av. J.-C. En<br />

Mésopotamie, la documentation cunéiforme des<br />

ix e <strong>et</strong> viii e siècles avant notre ère montre que les<br />

Assyro-Babyloniens entrent alors en relation directe<br />

avec les populations nomades présentes en<br />

bordure du Croissant fertile, à l’est de l’espace levantin,<br />

<strong>et</strong> dans le Sinaï.<br />

Les premières mentions du dromadaire<br />

apparaissent ainsi dans les inscriptions du<br />

roi d’Assyrie Salmanasar III (858-824 av.<br />

J.-C.) commémorant ses campagnes militaires <strong>au</strong><br />

Levant. En 853 av. J.-C., ce dernier rencontra une<br />

vaste coalition sur l’Oronte, qu’il affronta<br />

DE AGOSTINI PICTURE LIBRARY/BRIDGEMAN IMAGES – DR


65<br />

LES AUTEURS <br />

Chargé de<br />

recherche <strong>au</strong> CNRS,<br />

Damien Agut a<br />

notamment dirigé,<br />

avec Juan Carlos<br />

Moreno-García,<br />

L’Égypte des<br />

pharaons. De<br />

Narmer à Dioclétien<br />

(Belin, 2016).<br />

Maître de<br />

conférences<br />

à l’université<br />

Paris-I-Panthéon-<br />

Sorbonne,<br />

Philippe Clancier<br />

a notamment dirigé,<br />

avec Francis Joannès,<br />

Bertrand Lafont<br />

<strong>et</strong> Aline Tenu,<br />

La Mésopotamie, de<br />

Gilgamesh à Artaban<br />

(Belin, 2017).<br />

« Chame<strong>au</strong><br />

d’e<strong>au</strong> » <br />

C<strong>et</strong>te copie en plâtre<br />

d’un bas-relief romain<br />

conservée <strong>au</strong> musée<br />

du Capitole (Rome)<br />

représente un<br />

dromadaire <strong>et</strong> son guide.<br />

Capable de boire<br />

200 litres d’e<strong>au</strong> en<br />

trois minutes, puis de<br />

s’en passer pendant<br />

deux semaines (car il<br />

transforme en e<strong>au</strong> la<br />

graisse accumulée dans<br />

sa bosse), c<strong>et</strong> animal<br />

adapté <strong>au</strong> désert y sert<br />

à tout (production de<br />

lait, de viande, de laine,<br />

transport).<br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019


76 /<br />

GUIDE Livres<br />

nLes livres du mois p. 76 n La bande dessinée p. 84 n Les revues du mois p. 86 n La planche de Jul p. 88 n Le classique p. 89<br />

xvi e -xvii e siècle<br />

A quoi servent les fantômes ?<br />

Alors qu’on a longtemps cru l’Europe des débuts de l’<strong>Age</strong> moderne marquée par l’essor<br />

de la rationalité, Caroline Callard montre que c<strong>et</strong>te période fut un « moment spectral »,<br />

où les fantômes peuplent <strong>au</strong>ssi bien les maisons <strong>et</strong> les tribun<strong>au</strong>x que les livres.<br />

Par Dominique Kalifa*<br />

Le Temps des fantômes. Spectralités<br />

d’Ancien Régime, xvi e -xvii e siècle<br />

Caroline Callard <br />

Fayard, 2019, 384 p., 23 €.<br />

Par quel prodige le monde des esprits<br />

– fantômes, ombres,<br />

spectres, incubes, succubes <strong>et</strong><br />

<strong>au</strong>tres larves –, que l’on sait<br />

luxuriant durant l’Antiquité, omniprésent<br />

<strong>au</strong> <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong> <strong>et</strong> tout <strong>au</strong>ssi foisonnant<br />

de nos jours, <strong>au</strong>rait-il délaissé<br />

l’Europe de la première modernité ?<br />

Victime de la reprise en main religieuse<br />

qu’opèrent la réforme protestante puis<br />

son contrecoup catholique ? Du renforcement<br />

des États ? Ou encore du nouvel<br />

ordre des savoirs qu’encouragent l’humanisme<br />

<strong>et</strong> la pensée scientifique ?<br />

Rien de cela en vérité, car les sociétés<br />

occidentales des xvi e <strong>et</strong> xvii e siècles ont<br />

elles <strong>au</strong>ssi été inquiétées par des hordes<br />

de revenants <strong>au</strong>x intentions incertaines.<br />

Dans un livre érudit <strong>et</strong> enlevé,<br />

Caroline Callard a mené l’enquête sur<br />

une question jusqu’ici négligée par les<br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019<br />

historiens <strong>et</strong> mis <strong>au</strong> jour c<strong>et</strong> étonnant<br />

« moment spectral » qui tourmenta la vie<br />

des hommes <strong>et</strong> des femmes de la<br />

Renaissance.<br />

Le contexte troublé de ces « temps<br />

paniques » y est évidemment<br />

pour be<strong>au</strong>coup. Le choc de la<br />

Réforme, qui fracture la maison<br />

commune, les guerres civiles<br />

<strong>et</strong> religieuses qui en découlent,<br />

le froid, la famine <strong>et</strong><br />

la peur qui accablent les populations<br />

font de c<strong>et</strong>te période<br />

de global crisis (l’expression<br />

est de l’historien<br />

britannique Geoffrey Parker)<br />

un cadre propice <strong>au</strong>x<br />

hantises en tout genre. Mais la force du<br />

livre de Caroline Callard est de ne pas<br />

en rester à ces mécanismes traditionnels<br />

d’explication <strong>et</strong> de scruter les dynamiques<br />

propres qui m<strong>et</strong>tent en marche<br />

le monde des spectres. Les Églises n’y<br />

sont pas pour grand-chose. La croyance<br />

<strong>au</strong> purgatoire, dont les âmes en peine<br />

pouvaient venir solliciter les vivants,<br />

justifiait pourtant l’existence des esprits.<br />

Mais Luther comme Calvin en rej<strong>et</strong>èrent<br />

l’idée, <strong>et</strong> le commerce lucratif des indulgences<br />

qui avait fleuri à la fin du <strong>Moyen</strong><br />

<strong>Age</strong> avait rendu la question très sensible.<br />

L’Église post-tridentine répugna<br />

donc à se servir des fantômes,<br />

leur préférant les apparitions<br />

d’anges, de démons ou de la<br />

Vierge.<br />

C’est d’une <strong>au</strong>tre puissance,<br />

la jeune imprimerie, que provint<br />

l’impulsion décisive. Figures<br />

plaisantes <strong>au</strong>tant que<br />

terrifiantes, les fantômes envahirent<br />

rapidement les ouvrages<br />

de poésie, la littérature<br />

dévotionnelle, les récits<br />

de voyage ainsi que l’immense continent<br />

des « curiosités », brochures, occasionnels<br />

<strong>et</strong> <strong>au</strong>tres miscellanées. Les Histoires<br />

prodigieuses de Pierre Boaistu<strong>au</strong> (1560)<br />

ou le Magica publié par le libraire allemand<br />

Henning Grosse en 1597, anthologies<br />

d’apparitions <strong>et</strong> de spectres de<br />

toute sorte, connurent une large circulation<br />

européenne. A la fin de la Renaissance,<br />

le fantôme est devenu « une


77<br />

La danse des spectres Dessin de préparation, par Daniel Rabel, du Ball<strong>et</strong> du Châte<strong>au</strong> de Bicêtre, dansé le 8 mars 1632 <strong>au</strong> Louvre,<br />

à l’Arsenal <strong>et</strong> à l’Hôtel de Ville, racontant les apparitions d’esprits dans les ruines du châte<strong>au</strong> que Louis XIII avait fait abattre.<br />

RMN-GP (PARIS, MUSÉE DU LOUVRE)/JEAN-GILLES BERIZZI/THIERRY LE MAGE<br />

figure commune <strong>et</strong> partagée de la culture<br />

imprimée ».<br />

Il bénéficia également d’une étonnante<br />

promotion savante, à un moment où<br />

une curiosité grandissante renouvelait<br />

l’ancien régime des savoirs. La question<br />

des apparitions, du discernement des<br />

esprits ou de la substance subtile des<br />

fantômes (immatérielle ? aérienne ?<br />

spirituelle ?) enflamma la philosophie<br />

naturelle. On relut les Anciens, Pline,<br />

Aristote, Tertullien, sonda la pensée<br />

d’Augustin, convoqua Galien <strong>et</strong> le néoplatonisme.<br />

Le champion de c<strong>et</strong>te c<strong>au</strong>se<br />

fut le juriste angevin Pierre Le Loyer,<br />

dont les Discours <strong>et</strong> histoires des spectres<br />

s’employèrent en 1605 à fonder une véritable<br />

science, à démontrer la réalité<br />

des fantômes <strong>au</strong> moyen d’un « recueil<br />

d’expériences universelles » <strong>et</strong> d’un vaste<br />

appareil érudit.<br />

L’apport majeur du livre concerne l’activité<br />

propre des fantômes, l’analyse de ce<br />

qu’ils font ou « perm<strong>et</strong>tent de faire dans<br />

les sociétés d’Ancien Régime ». Au sein<br />

des parentèles, qui se resserrent alors<br />

pour prendre la forme plus moderne de<br />

la famille nucléaire, ils viennent dire la<br />

force de l’attachement, apaiser les tensions<br />

<strong>et</strong> plus encore solder les comptes.<br />

Ils s’imposent en eff<strong>et</strong> comme des figures<br />

neuves de résolution des conflits.<br />

Certains apparaissent pour faire payer<br />

un débiteur récalcitrant ou arbitrer une<br />

querelle d’héritage. A Toulouse en 1609,<br />

une veuve <strong>et</strong> ses amants assassins du<br />

mari sont assaillis par des spectres <strong>et</strong> finissent<br />

sur l’échaf<strong>au</strong>d.<br />

Prompts à exiger réparation ou à consoler<br />

les souffrances, les fantômes sont<br />

contemporains des nouve<strong>au</strong>x rites funéraires,<br />

plus individualisés, de l’essor<br />

des mémoires lignagères <strong>et</strong> de la culture<br />

généalogique. Le plus neuf réside dans<br />

Ils viennent dire la<br />

force de l’attachement,<br />

apaiser les tensions<br />

mais <strong>au</strong>ssi solder les<br />

comptes<br />

leur capacité à dire le droit <strong>et</strong> à être entendus<br />

<strong>au</strong> tribunal. En 1576, des magistrats<br />

tourange<strong>au</strong>x <strong>au</strong>torisent un marchand<br />

du f<strong>au</strong>bourg Saint-Symphorien<br />

à dénoncer son contrat parce que l’<strong>au</strong>berge<br />

qu’il louait était « infestée de nombreux<br />

esprits ». Quinze ans plus tard,<br />

une décision du parlement de Guyenne<br />

adm<strong>et</strong> la recevabilité d’une rupture de<br />

bail pour c<strong>au</strong>se de hantise. L’arrêt, signé<br />

André de Nesmond, fit jurisprudence :<br />

le spectre acquérait pour un temps un<br />

statut juridique ; le droit à la peur tout<br />

comme la sacralité de l’asile s’invitaient<br />

<strong>au</strong> prétoire. Certains, dans le contexte<br />

d’angoisse eschatologique du temps, attendaient<br />

des spectres des prophéties,<br />

des présages, des condamnations. L’assassinat<br />

en 1617 de Concini, favori de la<br />

Régente, permit à ceux-ci de faire irruption<br />

en politique : le spectre de ce personnage<br />

détesté fit rapidement r<strong>et</strong>our<br />

sur la scène publique, porteur de nouve<strong>au</strong>x<br />

usages du fantôme.<br />

Après d’<strong>au</strong>tres, Caroline Callard montre<br />

ici tout l’intérêt d’une anthropologie historique<br />

qui ne s’arrête pas <strong>au</strong>x portes de<br />

l’imaginaire. Moins que l’indécidable<br />

question des croyances – elle souligne à<br />

juste titre la coexistence de différents régimes<br />

de vérité <strong>et</strong> rappelle que le célèbre<br />

mémorialiste Pierre de L’Estoile, qui tenait<br />

les fantômes pour des fadaises, leur<br />

porta un intérêt constant –, son propos<br />

cible le cœur du phénomène : la capacité<br />

des spectres à affecter le monde<br />

des vivants, leur efficacité <strong>et</strong> leur « énergie<br />

sociale ». Les formes singulières<br />

que les esprits prirent en ces temps de<br />

crise <strong>et</strong> d’anxiété refluèrent à la fin du<br />

xvii e siècle, plus soucieux de blasphème<br />

<strong>et</strong> de charlatanisme. Mais d’<strong>au</strong>tres fantasmagories<br />

rôdaient, prêtes à reconfigurer<br />

le dialogue mouvant qui lie les vivants<br />

<strong>et</strong> les morts. n<br />

* Professeur à l’université<br />

Paris-I-Panthéon-Sorbonne.<br />

L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019

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