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La chute du Mur, et après ? - Magazine L'Histoire

1989 : les pays d’Europe de l’Est se libèrent les uns après les autres du communisme. Mais la transition démocratique n’est pas sans heurts. La thérapie économique de choc adoptée s’accompagne de forts taux de chômage. L’entrée dans l’Union européenne est lente à aboutir et les anciens citoyens de l’Est continuent parfois à se sentir méprisés. Aujourd’hui, en Hongrie et en Pologne, les dirigeants remettent en cause la démocratie libérale. Pas si facile de sortir du communisme. Avec Roman Krakovsky, Catherine Gousseff, Paul Gradvohl, Bernard Guetta, Nicolas Offenstadt.

1989 : les pays d’Europe de l’Est se libèrent les uns après les autres du communisme. Mais la transition démocratique n’est pas sans heurts.

La thérapie économique de choc adoptée s’accompagne de forts taux de chômage. L’entrée dans l’Union européenne est lente à aboutir et les anciens citoyens de l’Est continuent parfois à se sentir méprisés. Aujourd’hui, en Hongrie et en Pologne, les dirigeants remettent en cause la démocratie libérale. Pas si facile de sortir du communisme.

Avec Roman Krakovsky, Catherine Gousseff, Paul Gradvohl, Bernard Guetta, Nicolas Offenstadt.

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3’:HIKLSE=WU[YUV:?k@o@g@e@a";<br />

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10 / Sommaire<br />

ACTUALITÉS<br />

DOSSIER<br />

L’ÉDITO<br />

3 Transition ratée ?<br />

FORUM<br />

Vous nous écrivez<br />

4 Le génie de l’Italie :<br />

en savoir encore plus !<br />

ON VA EN PARLER<br />

Blois<br />

6 Les Rendez-vous de l’histoire<br />

ÉVÉNEMENT<br />

Rome<br />

12 « <strong>La</strong> république,<br />

c’est le conflit ! »<br />

Entr<strong>et</strong>ien avec Claudia Moatti<br />

ACTUALITÉ <br />

Japon<br />

22 Reiwa ou l’harmonie incertaine<br />

Par Pierre François Souyri<br />

<strong>et</strong> Nicolas Zufferey<br />

Littérature<br />

26 « Moby-Dick », la baleine <strong>et</strong><br />

le cors<strong>et</strong><br />

Par Sylvain Venayre<br />

Université<br />

28 « Welcome students ! »<br />

Par Émeline Seignobos<br />

COUVERTURE : le 11 novembre 1989, un jeune<br />

« pivert <strong>du</strong> <strong>Mur</strong> » s’est assis à cheval sur celui-ci,<br />

son marteau posé devant lui, à Berlin-Ouest,<br />

entre la porte de Brandebourg <strong>et</strong> Potsdamer Platz<br />

(Raymond Depardon/Magnum Photos).<br />

Ce numéro comporte un encart abonnement<br />

L’Histoire sur les exemplaires kiosque France,<br />

un encart abonnement Édigroup sur les exemplaires<br />

kiosque Belgique <strong>et</strong> Suisse, un encart Sophia Boutique<br />

sur les exemplaires abonnés <strong>et</strong> un encart<br />

Passés composés sur les exemplaires abonnés.<br />

France Culture<br />

R<strong>et</strong>rouvez dans l’émission<br />

de Xavier Mau<strong>du</strong>it<br />

« Le Cours de l’histoire »<br />

une séquence avec Roman<br />

Krakovsky en partenariat avec L’Histoire<br />

le vendredi 27 septembre à 9 h 30<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019<br />

30 <strong>La</strong> <strong>chute</strong> <strong>du</strong> <strong>Mur</strong>,<br />

<strong>et</strong> après ?<br />

32 Une révolution démocratique à l’Est <br />

Par Roman Krakovsky<br />

Dix ans de combats en Pologne<br />

Prague : vous avez dit révolution « de velours » ?<br />

Carte : <strong>du</strong> communisme à la démocratie<br />

Chronologie<br />

42 Pourquoi Gorbatchev a laissé faire <br />

Par Catherine Gousseff<br />

Chronologie<br />

48 Thérapie de choc en RDA<br />

Par Nicolas Offenstadt<br />

Chiffres : la fin <strong>du</strong> plein-emploi<br />

Carte : la montée de l’extrême droite<br />

54 Portfolio. A la recherche <strong>du</strong> pays disparu <br />

Par Nicolas Offenstadt<br />

58 Comment Orbán raconte l’histoire<br />

Par Paul Gradvohl<br />

60 « Un moment de bonheur » <br />

Entr<strong>et</strong>ien avec Bernard Gu<strong>et</strong>ta<br />

JEAN GAUMY/MAGNUM


11<br />

L’ATELIER DES CHERCHEURS<br />

GUIDE<br />

LIVRES<br />

76 « Que demande le peuple ?<br />

Les cahiers de doléances de<br />

1789 » de Pierre Serna<br />

Par Michel Winock<br />

78 <strong>La</strong> sélection de « L’Histoire »<br />

Bande dessinée<br />

84 « Voltaire très amoureux »<br />

de Clément Oubrerie<br />

Par Pascal Ory<br />

Revues<br />

86 <strong>La</strong> sélection de « L’Histoire »<br />

88 <strong>La</strong> planche de JUL<br />

62 Forêts françaises. Le plan Colbert<br />

Par Sébastien Poublanc<br />

HAMBURGER KUNSTHALLE/BERLIN, BPK, DIST. RMN-GP – PICTURES FROM HISTORY/AKG<br />

68 Dunhuang. Un trésor d’archives sur<br />

les routes de la soie<br />

Par Damien Chaussende<br />

n Capes n Agrégation n ENS n Sciences Po<br />

Préparez les concours 2020 avec des articles de L’Histoire<br />

sélectionnés <strong>et</strong> présentés par des spécialistes <strong>du</strong> suj<strong>et</strong>.<br />

Sur www.lhistoire.fr<br />

Classique<br />

89 « L’histoire commence<br />

à Sumer »<br />

de Samuel Noah Kramer<br />

Par Véronique Grandpierre<br />

SORTIES<br />

Expositions<br />

90 « Al-Ula, merveille d’Arabie »<br />

à l’IMA<br />

Par Maurice Sartre<br />

92 « Marie-Antoin<strong>et</strong>te,<br />

métamorphoses d’une<br />

image » à la Conciergerie<br />

Par Hugu<strong>et</strong>te Meunier<br />

Cinéma<br />

94 « Martin Eden »<br />

de Pi<strong>et</strong>ro Marcello<br />

Par Antoine de Baecque<br />

Médias<br />

96 « Une si Belle Époque ! »<br />

d’Hugues Nancy<br />

Par Julia Bellot<br />

« Chambord, le cycle éternel »<br />

de <strong>La</strong>urent Charbonnier<br />

Par Olivier Thomas<br />

CARTE BLANCHE<br />

98 Quentin Tarentino réécrit<br />

l’histoire<br />

Par Pierre Assouline<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019


12 /<br />

Revendiquer Ci-dessus : la sécession des plébéiens romains en 494 av. J.-C. (gravure de B. Barloccini,1849). Réunis sur<br />

le mont Sacré, ils demandent <strong>et</strong> obtiennent des droits spécifiques. Ci-dessous : photographie prise lors de l’acte XVIII des<br />

« gil<strong>et</strong>s jaunes » à Toulouse. Un manifestant revendique la mise en place <strong>du</strong> référen<strong>du</strong>m d’initiative citoyenne (RIC), pour<br />

inclure les citoyens dans les rouages décisionnels <strong>du</strong> pouvoir.<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019


Événement<br />

/ 13<br />

« LA RÉPUBLIQUE,<br />

C’EST LE CONFLIT ! »<br />

Pour nous, république <strong>et</strong> démocratie sont intimement liées. Ce couple ne va pourtant pas<br />

de soi à Rome, là où le concept de res publica s’est lentement forgé. <strong>La</strong> république<br />

n’y désigne pas un régime politique mais la communauté des citoyens en action. Mais,<br />

dans ce régime oligarchique, quel était vraiment le pouvoir <strong>du</strong> peuple ?<br />

Entr<strong>et</strong>ien avec Claudia Moatti<br />

BRIDGEMAN IMAGES – FRÉDÉRIC SCHEIBER /HANS LUCAS/AFP – MANUEL COHEN<br />

L’Histoire : Le mot<br />

« république » vient<br />

de la Rome antique.<br />

Mais qu’est-ce que<br />

la res publica pour<br />

un Romain ?<br />

Claudia Moatti : République<br />

vient en eff<strong>et</strong> <strong>du</strong> latin res publica,<br />

l’un des termes par lesquels les<br />

Romains désignaient leur communauté<br />

politique, à côté de populus<br />

<strong>et</strong> de civitas. Mais tra<strong>du</strong>ire<br />

res publica par « république »<br />

est une facilité qui n’éclaire ni<br />

la société antique ni la notion<br />

elle-même. <strong>La</strong> forme latine de<br />

celle-ci est d’ailleurs fluctuante.<br />

Elle s’écrit en deux mots séparés,<br />

que l’on rencontre dans un<br />

ordre variable (res publica ou<br />

publica res) <strong>et</strong> qui, jusqu’à la fin<br />

de l’Antiquité, se trouvent parfois<br />

ré<strong>du</strong>its au premier, res, la<br />

« chose ». Or une « chose » n’a<br />

pas de référent précis.<br />

Les Romains parlent des<br />

« choses divines <strong>et</strong> humaines »<br />

pour évoquer la totalité <strong>du</strong><br />

monde humain. Dans c<strong>et</strong>te formule,<br />

les « choses » n’existent<br />

qu’en tant qu’il y a des hommes<br />

pour j<strong>et</strong>er un regard sur elles ou<br />

pour en débattre. Les « choses<br />

divines », par exemple, sont l’ensemble<br />

des formes inventées par<br />

les hommes pour honorer les<br />

dieux, sans qu’il soit nécessaire<br />

d’en préciser le contenu.<br />

Mais au plus haut que nous<br />

puissions remonter res appartient<br />

d’abord au langage judiciaire. En<br />

témoigne la loi des Douze Tables,<br />

qui date <strong>du</strong> v e siècle av. J.-C. Dans<br />

un de ses vers<strong>et</strong>s, res, qui désigne<br />

l’affaire juridique, y est en relation<br />

avec deux autres termes :<br />

causa (la définition juridique de<br />

c<strong>et</strong>te affaire) <strong>et</strong> lis (le procès). <strong>La</strong><br />

notion de res renvoie ainsi à une<br />

pluralité d’acteurs, à des affaires<br />

qu’ils ont en partage <strong>et</strong> même qui<br />

sont l’obj<strong>et</strong> d’un litige.<br />

Si l’on étend ces considérations<br />

à la notion de res publica,<br />

que l’on peut donc rendre par la<br />

« chose publique » ou la « cause<br />

publique », plusieurs remarques<br />

s’imposent. Res publica est une<br />

catégorie générale qui exprime<br />

l’idée d’une totalité indéterminée,<br />

ouverte, inachevée : c’est<br />

l’ensemble des affaires qui<br />

concernent les citoyens. Ces<br />

affaires ne sont incluses dans<br />

la chose qu’en tant que les citoyens<br />

les ont en commun. C’est<br />

ce qui distingue res publica de civitas,<br />

qui désigne le territoire de<br />

la cité ou le droit de cité, ainsi<br />

que de populus (l’ensemble<br />

L’AUTEURE<br />

Professeure<br />

d’histoire romaine<br />

à l’université<br />

Paris-VIII <strong>et</strong><br />

à l’University<br />

of Southern<br />

California,<br />

Claudia Moatti a<br />

récemment publié<br />

Res publica.<br />

Histoire romaine<br />

de la chose<br />

publique<br />

(Fayard, 2018).<br />

des citoyens). <strong>La</strong> res publica est<br />

donc d’abord la communauté<br />

vivante des citoyens en action<br />

<strong>et</strong> de leurs affaires, <strong>et</strong> non le patrimoine<br />

de la cité.<br />

Remarquons au passage qu’il<br />

n’y a dans sa définition aucune<br />

référence au divin. Les dieux<br />

font certes partie des affaires publiques,<br />

mais ce sont les citoyens<br />

qui font la res publica, <strong>et</strong> c’est en<br />

ce sens qu’elle est la « chose <strong>du</strong><br />

peuple » (res populi).<br />

Autre point crucial : la pluralité,<br />

le conflit <strong>et</strong> le débat apparaissent<br />

comme des éléments<br />

fondamentaux de socialisation<br />

<strong>et</strong> de structuration. Les<br />

Romains pensent ainsi que les<br />

conflits entre patriciens <strong>et</strong> plébéiens<br />

ont contribué au développement<br />

de la liberté <strong>et</strong> de<br />

l’égalité. Ce n’est qu’à partir <strong>du</strong><br />

ii e siècle av. J.-C. que s’impose<br />

une idéologie <strong>du</strong> consensus<br />

comme fondement de la cité.<br />

Aujourd’hui le terme<br />

république désigne un<br />

régime politique non<br />

monarchique… <strong>et</strong> même le<br />

meilleur régime politique.<br />

Ce que ne recouvre<br />

donc pas la notion de<br />

res publica ?<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019


32 / DOSSIER <strong>La</strong> transition démocratique à l’Est<br />

Une révolution<br />

démocratique à l’Est<br />

En quelques années, l’ancien bloc de l’Est accomplissait simultanément<br />

deux transformations historiques : le passage à la démocratie <strong>et</strong> l’adoption<br />

d’une économie de marché. Derrière les images de propagande, r<strong>et</strong>our sur<br />

les réalités contrastées de la sortie <strong>du</strong> communisme. Quel bilan en 2004 ?<br />

Par Roman Krakovsky<br />

En Pologne Après le succès des négociations entre le pouvoir polonais <strong>et</strong> Solidarnosc au début de l’année 1989, les premières élections<br />

libres sont organisées. L’opposition gagne la totalité des sièges au Sénat <strong>et</strong> de ceux (35 %) remis au vote au Sejm (Diète). Dès juill<strong>et</strong> 1989, le<br />

président communiste Jaruzelski (à gauche) s’y r<strong>et</strong>rouve à côté <strong>du</strong> chef de Solidarnosc Lech Walesa (au centre) <strong>et</strong> de son conseiller, le grand<br />

historien <strong>du</strong> Moyen Age Bronislaw Geremek (à droite).<br />

CHRIS NIEDENTHAL/THE LIFE IMAGES COLLECTION/GETTY IMAGES<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019


33<br />

DR<br />

Trente ans après la <strong>chute</strong> <strong>du</strong><br />

communisme, les pays de l’Europe<br />

centrale <strong>et</strong> orientale sont<br />

en train de basculer vers des<br />

autoritarismes d’un type inédit<br />

: les « démocraties illibérales<br />

». <strong>La</strong> Pologne <strong>et</strong> la<br />

Hongrie sont les premières à s’engager sur ce<br />

chemin alors que ce sont elles qui, dans les<br />

années 1980, ont été les premières à rem<strong>et</strong>tre<br />

en question le système communiste. Les révolutions<br />

de 1989 ont-elles échoué à faire advenir<br />

un ordre social nouveau, fondé sur la<br />

démocratie <strong>et</strong> les libertés ?<br />

1989 : « année zéro » ?<br />

Les événements de 1989 constituent une<br />

« révolution » au sens où leurs conséquences<br />

furent irréversibles. Pour les contemporains<br />

cependant, ces changements s’inscrivaient<br />

dans la continuité des années précédentes. <strong>La</strong><br />

crise économique des années 1980 avait en<br />

eff<strong>et</strong> con<strong>du</strong>it les gouvernements communistes<br />

à s’ouvrir au changement. Au sein des partis,<br />

une jeune génération d’économistes s’était alors<br />

tournée vers le libéralisme. Inspirés de Milton<br />

Friedman <strong>et</strong> de l’école de Chicago 1 , Václav Klaus<br />

en Tchécoslovaquie ou Leszek Balcerowicz en<br />

Pologne œuvrèrent dans les années 1980, pour<br />

ré<strong>du</strong>ire l’ingérence de l’État dans l’économie.<br />

Certaines économies planifiées intro<strong>du</strong>isirent<br />

progressivement des mécanismes de marché.<br />

En Hongrie, le secteur privé se développa dès<br />

le début des années 1980 <strong>et</strong>, vers 1985, il représentait<br />

déjà 80 % <strong>du</strong> secteur des BTP, 60 % des<br />

services, 20 % de l’agriculture <strong>et</strong> 15 % de l’in<strong>du</strong>strie,<br />

générant près de 30 % <strong>du</strong> PNB. En 1987, le<br />

gouvernement renonça à garantir à chacun un<br />

emploi, entraînant l’apparition <strong>du</strong> chômage.<br />

Parallèlement, le pays s’ouvrait aux investissements<br />

étrangers. En Pologne, en 1989, le programme<br />

de réformes, élaboré avec l’aide des experts<br />

<strong>du</strong> Fonds monétaire international (FMI),<br />

amorça un processus de privatisation.<br />

D’autres pays, comme la Tchécoslovaquie, repoussèrent<br />

les réformes car leur situation économique,<br />

moins dégradée, le leur perm<strong>et</strong>tait. Mais<br />

la plupart n’eurent d’autre choix que de suivre les<br />

rec<strong>et</strong>tes libérales <strong>du</strong> « consensus de Washington »<br />

(FMI, Banque mondiale) <strong>et</strong> d’adopter une stricte<br />

discipline budgétaire ou d’autoriser l’entreprise<br />

privée afin de s’assurer le soutien des bailleurs occidentaux.<br />

A la fin des années 1980, dans le bloc<br />

de l’Est, l’économie de marché <strong>et</strong> la dérégulation<br />

s’imposèrent comme les seules alternatives au socialisme,<br />

devenu synonyme de pénuries <strong>et</strong> d’inefficacité.<br />

Le terrain était prêt pour que les « révolutions<br />

» de 1989 prennent des formes libérales.<br />

Le passage à la démocratie fut, lui aussi, un<br />

processus progressif. Dès les années 1980, l’opposition<br />

en Pologne <strong>et</strong> en Hongrie engage un dialogue<br />

avec le pouvoir. Malgré quelques résultats<br />

L’AUTEUR<br />

Maître de<br />

conférences<br />

à l’université<br />

de Genève,<br />

Roman Krakovsky<br />

a notamment publié<br />

L’Europe centrale <strong>et</strong><br />

orientale, de 1918<br />

à la <strong>chute</strong> <strong>du</strong> mur<br />

de Berlin (Armand<br />

Colin, 2017)<br />

<strong>et</strong> Le Populisme<br />

en Europe centrale<br />

<strong>et</strong> orientale. Un<br />

avertissement pour<br />

le monde ?<br />

(Fayard, 2019).<br />

Notes<br />

1. L’école de Chicago<br />

désigne un groupe<br />

d’économistes libéraux des<br />

années 1950, opposé à la<br />

théorie keynésienne, <strong>et</strong><br />

dont Milton Friedman est<br />

la figure emblématique.<br />

2. Terme intro<strong>du</strong>it par<br />

la sociologue polonaise<br />

Jadwiga Staniszkis dans<br />

Pologne. <strong>La</strong> révolution<br />

autolimitée, PUF, 1982.<br />

positifs, le gouvernement polonais ne parvint<br />

pas à assainir la situation économique. Une nouvelle<br />

hausse des prix de 110 %, en février 1988,<br />

provoque une hyperinflation <strong>et</strong> déclenche une<br />

vague de grèves pendant le printemps <strong>et</strong> l’été<br />

que la police ne parvient plus à maîtriser. Le Parti<br />

communiste continue à perdre massivement ses<br />

membres tandis que le syndicat indépendant<br />

Solidarnosc, fondé en 1980 par Lech Walesa <strong>et</strong><br />

interdit depuis l’état de siège de 1981, s’impose<br />

comme leader de l’opposition (cf. p. 37).<br />

Alors que Mikhaïl Gorbatchev m<strong>et</strong> en œuvre<br />

en URSS la perestroïka (cf. p. 42), refuser des réformes<br />

devient impossible. Pour apaiser le mécontentement<br />

populaire, le gouvernement fait<br />

appel à Lech Walesa afin de négocier avec les<br />

grévistes. Selon le ministre de l’Intérieur le général<br />

Czeslaw Kiszczak, l’objectif des négociations<br />

« de la table ronde », organisées entre février<br />

<strong>et</strong> avril 1989, est de trouver un accord afin<br />

de continuer à construire le « socialisme avec<br />

un visage démocratique <strong>et</strong> humain ». Ces pourparlers<br />

aboutissent à un compromis : la légalisation<br />

<strong>du</strong> syndicat Solidarnosc <strong>et</strong> l’organisation<br />

d’élections semi-libres, en juin 1989 : la totalité<br />

des sièges <strong>du</strong> Sénat (chambre haute) <strong>et</strong> 35 % des<br />

sièges au Sejm (Diète) sont remis au vote, avec,<br />

pour la première fois depuis 1947, des candidats<br />

non communistes, tandis que les postes de président,<br />

de Premier ministre <strong>et</strong> de chef de la police<br />

<strong>et</strong> de l’armée sont réservés aux communistes. <strong>La</strong><br />

participation est assez modérée – 62,7 % au premier<br />

tour <strong>et</strong> 25 % au second. Mais ce qui semblait<br />

être un bon arrangement pour le pouvoir<br />

s’avère un échec : malgré le contrôle des principaux<br />

médias <strong>et</strong> une liste électorale communiste<br />

composée de personnalités locales mais aussi de<br />

célébrités sportives <strong>et</strong> médiatiques, Solidarnosc<br />

remporte tous les sièges remis en jeu. Après c<strong>et</strong>te<br />

défaite humiliante, les communistes polonais<br />

ne sont plus en mesure de former un gouvernement.<br />

Le 24 août 1989, le chef de l’État Jaruzelski<br />

doit accepter le candidat de Solidarnosc Tadeusz<br />

Mazowiecki au poste de Premier ministre <strong>et</strong>, en<br />

décembre 1990, il démissionne ; Lech Walesa est<br />

élu lors d’élections libres le 9 décembre 1990. Au<br />

terme de c<strong>et</strong>te « révolution autolimitée » 2 , le communisme<br />

tombe sans violence.<br />

En Hongrie, c’est l’opposition à l’intérieur<br />

même <strong>du</strong> Parti qui con<strong>du</strong>it le pays vers la sortie<br />

<strong>du</strong> communisme. En 1986-1987, son aile libérale<br />

prépare un plan de réformes stipulant entre<br />

autres résolutions la liberté de la presse <strong>et</strong> la liberté<br />

d’opinion. Malgré les résistances de l’aile<br />

conservatrice <strong>du</strong> Parti, le plan est adopté par le<br />

Comité central en 1988 <strong>et</strong>, par la même occasion,<br />

le premier secrétaire <strong>du</strong> Parti, János Kádár,<br />

en place depuis 1956, vieux <strong>et</strong> physiquement<br />

diminué, est remplacé par le conservateur plus<br />

pragmatique Károly GrÓsz. Le nouveau gouvernement<br />

hongrois adopte alors un programme trisannuel<br />

de privatisation des entreprises<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019


54 / DOSSIER <br />

Portfolio<br />

A la<br />

recherche<br />

<strong>du</strong> pays<br />

disparu<br />

Face aux déconvenues sociales <strong>et</strong> économiques, les<br />

obj<strong>et</strong>s de RDA sont devenus des repères identitaires.<br />

Et certains connaissent un vif succès.<br />

Par Nicolas Offenstadt<br />

L’AUTEUR<br />

Maître de<br />

conférences à<br />

l’université Paris-I,<br />

Nicolas Offenstadt<br />

est l’auteur <strong>du</strong><br />

Pays disparu.<br />

Sur les traces de<br />

la RDA (rééd.<br />

Gallimard, 2019).<br />

Il vient de publier<br />

Urbex. RDA.<br />

L’Allemagne de l’Est<br />

racontée par ses<br />

lieux abandonnés<br />

(Albin Michel, 2019).<br />

<strong>La</strong> RDA n’existe plus. A qui parcourt<br />

aujourd’hui ses anciens<br />

territoires les traces de sa<br />

culture matérielle apparaissent<br />

pourtant sous de multiples<br />

formes. L’unification a vu dans<br />

un premier temps par un rej<strong>et</strong><br />

des obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> des marques de la RDA, jugés médiocres<br />

ou ringards, sans compter les reliques <strong>du</strong><br />

régime défunt dont on ne voulait plus. Les<br />

Allemands de l’Est se débarrassent très vite de<br />

livres, meubles, voitures. Les pro<strong>du</strong>its de l’Ouest<br />

si désirés remplacent en masse ceux de l’Est.<br />

Aujourd’hui, de nombreuses pro<strong>du</strong>ctions de<br />

RDA, y compris alimentaires, se r<strong>et</strong>rouvent dans<br />

les brocantes <strong>et</strong> les vide-greniers. On peut aussi<br />

les ach<strong>et</strong>er à p<strong>et</strong>its prix <strong>et</strong> en grande quantité<br />

sur eBay. C’est que, d’une certaine manière, la<br />

RDA est un pays à la brocante, car non seulement<br />

beaucoup de ses marques ont disparu,<br />

mais aussi les institutions qui la formaient : les<br />

accessoires <strong>et</strong> vêtements de l’armée sont ainsi à<br />

vendre par milliers.<br />

<strong>La</strong> ferm<strong>et</strong>ure de nombreux ateliers <strong>et</strong> entreprises,<br />

dont les bâtiments furent délaissés par<br />

obsolescence ou par manque de besoin<br />

Vitrine d’une droguerie, vers 1980 <br />

<strong>La</strong> plupart des boutiques de RDA relevaient de<br />

l’organisation d’État (HO) ou de la chaîne de<br />

coopératives Konsum. Il restait aussi un certain<br />

nombre de p<strong>et</strong>its commerces privés ou de<br />

commerces commissionnés. L’approvisionnement<br />

était inégal selon les pro<strong>du</strong>its. Les articles de<br />

consommation de base étaient présents en quantité<br />

souvent suffisante, d’autres un peu trop juste,<br />

comme les pro<strong>du</strong>its cosmétiques, d’autres enfin<br />

très irrégulièrement disponibles, notamment les<br />

matériaux d’aménagement (comme la moqu<strong>et</strong>te).<br />

Vita Cola Dans de nombreux supermarchés<br />

d’Allemagne de l’Est on trouve ce soda facilement<br />

<strong>et</strong> en abondance, désormais en différentes<br />

déclinaisons : exotique ou sans sucre. Le Vita Cola est<br />

une des marques de l’ancienne RDA, lancée à la fin<br />

des années 1950, qui a rencontré un succès <strong>du</strong>rable<br />

depuis sa relance en 1994, après avoir disparu.<br />

Un véritable concurrent pour Coca-Cola à l’Est.<br />

PIERRE-JÉRÔME ADJEDJ – HANS-MARTIN SEWCZ/AKG – FORGET-GAUTIER/SAGAPHOTO<br />

GÜNTER HÖHNE/INTERFOTO/AKG – CONRAD NUTSCHAN/CC-BY-SA 3.0 – AKG<br />

ULLSTEIN BILD/AKG – JENS WOLF/DPA PICTURE ALLIANCE/AGE FOTOSTOCK<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019


55<br />

Crème Florena Issue d’une entreprise<br />

de pro<strong>du</strong>its de toil<strong>et</strong>te créée au xix e siècle, la firme<br />

nationalisée fabriquait la populaire crème pour<br />

la peau Florena, en concurrence directe avec Nivea.<br />

L’entreprise survécut à l’unification <strong>et</strong> les deux<br />

crèmes sont pro<strong>du</strong>ites… par le même groupe.<br />

Cigar<strong>et</strong>tes Karo <strong>La</strong> RDA<br />

fabriquait différentes marques de<br />

cigar<strong>et</strong>tes, pas toujours de grande qualité.<br />

Plusieurs furent relancées dans les<br />

années 1990, souvent en jouant d’un<br />

« style » de l’Est particulier mais avec<br />

une composition renouvelée. Les Karo,<br />

sans filtre <strong>et</strong> fortes, étaient appréciées<br />

de ceux qui voulaient se donner un<br />

certain style, outsiders <strong>et</strong> intellectuels.<br />

Saucisses <strong>et</strong> cornichons Le combinat<br />

de viande d’Eberswalde, à l’équipement très moderne,<br />

connut un destin difficile après l’unification <strong>et</strong> ses<br />

successeurs firent faillite. <strong>La</strong> marque est relancée en<br />

2002. Ces cornichons <strong>du</strong> Spreewald, eux, reviennent<br />

à la firme familiale d’origine, les Krügermann.<br />

Soupe Kelles C<strong>et</strong>te soupe « de l’armée<br />

nationale <strong>du</strong> peuple » a été recréée récemment.<br />

Elle joue sur les souvenirs de jeunesse de ceux<br />

de l’Est, plus que sur la réputation d’alors. Elle<br />

est aujourd’hui distribuée en supermarché.<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019


76 /<br />

GUIDE Livres<br />

nLes livres <strong>du</strong> mois p. 76 n <strong>La</strong> bande dessinée p. 84 n Les revues <strong>du</strong> mois p. 86 n <strong>La</strong> planche de Jul p. 88 n Le classique p. 89<br />

<strong>La</strong> parole au peuple !<br />

Pierre Serna a exhumé <strong>et</strong> analysé les cahiers de doléances<br />

rédigés dans tout le royaume à l’occasion de la convocation<br />

des états généraux de 1789. On découvre de manière inédite<br />

les maux, les espoirs <strong>et</strong> les revendications – parfois<br />

étonnamment actuelles – d’une société en marche, sans<br />

le savoir, vers la Révolution.<br />

Par Michel Winock*<br />

Que demande le peuple ?<br />

Les cahiers de doléances de 1789<br />

Pierre Serna <br />

Textuel, 2019, 192 p., 39 €.<br />

Aun moment où, en France, la<br />

démocratie représentative est<br />

de plus en plus contestée par la<br />

demande de participation de la<br />

part des citoyens, le beau livre de Pierre<br />

Serna (grand format, illustrations en<br />

couleurs, mise en page soignée) Que demande<br />

le peuple ? consacré aux cahiers<br />

de doléances de 1789 vient à son heure.<br />

On sait que ces cahiers ont été rédigés à<br />

la suite de la convocation des états généraux.<br />

On en compte environ 60000, un<br />

corpus considérable élaboré en<br />

mars 1789, <strong>et</strong> à la rédaction desquels<br />

tous les suj<strong>et</strong>s masculins âgés d’au moins<br />

25 ans ont pu contribuer. Ces cahiers se<br />

trouvent conservés aujourd’hui dans les<br />

archives municipales, les archives départementales,<br />

les Archives nationales<br />

<strong>et</strong> dans diverses bibliothèques, dont le<br />

département des Manuscrits de la Bibliothèque<br />

nationale.<br />

Les historiens ont travaillé surtout sur<br />

les synthèses de ces cahiers rédigées<br />

au niveau des bailliages. Désormais, le<br />

chercheur « descend » à l’étage des districts<br />

<strong>et</strong> des paroisses. Pierre Serna, professeur<br />

à Paris-I <strong>et</strong> spécialiste de la Révolution,<br />

nous offre ainsi un choix de<br />

manuscrits souvent inédits, constituant<br />

un miroir exceptionnel d’une société en<br />

souffrance <strong>et</strong> en espérance.<br />

De ce travail <strong>et</strong> de c<strong>et</strong>te matière<br />

profuse r<strong>et</strong>enons trois<br />

questions centrales.<br />

<strong>La</strong> première a trait au jeu <strong>du</strong><br />

roi Louis XVI. On a dit, on<br />

a écrit, que le roi avait été<br />

« contraint » de convoquer<br />

les états généraux. C’est le<br />

mot qu’utilise Pierre Goubert<br />

dans 1789. Les Français ont la parole, publié<br />

en 1964 chez Julliard. Notre auteur<br />

en juge autrement. Après l’échec de Calonne<br />

<strong>et</strong> de son assemblée des notables<br />

en 1787, le monarque, aux prises avec<br />

les représentants intransigeants des<br />

ordres privilégiés, en appelle au peuple :<br />

« En 1788, le roi veut construire une alliance<br />

avec le peuple afin de faire plier les<br />

élites. » C’est bien c<strong>et</strong>te alliance qui plaira<br />

à Georges Bernanos, qui, tout royaliste<br />

qu’il était, voyait dans 1789 « non pas<br />

l’écroulement, mais l’épanouissement de<br />

l’ancienne France ». Une monarchie populaire,<br />

un rêve qui fera long feu, mais<br />

qui est largement exprimé par les Cahiers,<br />

où la personnalité <strong>du</strong> roi est respectée,<br />

vénérée, aimée. On attend de la<br />

« bonté royale » qu’elle tende « une main<br />

secourable » pour tirer le peuple « <strong>du</strong><br />

bourbier de malheurs » (Communauté<br />

de <strong>La</strong>ndas, Nord).<br />

Dans le cahier de Le Pêchereau<br />

(Indre) : « Louis 16 la<br />

fleur des Bourbons veut régénérer<br />

son royaume, c<strong>et</strong> auguste<br />

monarque, c<strong>et</strong> incomparable<br />

souverain, pour briser le joug<br />

de tous les impôts excessifs qui<br />

écrasent ses peuples, les invite<br />

eux-mêmes à lui porter leurs doléances. »<br />

Le deuxième thème s’enchaîne au précédent.<br />

Quand on sait la suite des événements<br />

<strong>et</strong> la <strong>chute</strong> de Louis XVI, on a pu se<br />

demander si ces cahiers annonçaient la<br />

Révolution. En fait, la future Assemblée<br />

constituante a été nourrie par les revendications<br />

populaires : ses actes de 1789<br />

sont dans le droit-fil de celles-ci. Les cahiers<br />

<strong>du</strong> Tiers sont unanimes à fustiger<br />

les injustices des impôts dont sont dispensés<br />

les membres des deux ordres les<br />

plus riches, le clergé <strong>et</strong> la noblesse. Ils<br />

BNF, ESTAMPES ET PHOTOGRAPHIE, DE VINCK 2788 (17)<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019


Réclamation Ci-dessus, la première page <strong>du</strong> cahier de la paroisse d’Agris (Charente) : les habitants demandent « la réforme des abus qui<br />

se sont glissés insensiblement dans toutes les parties de l’administration ». Page de gauche : une estampe caricaturant les trois ordres (noblesse,<br />

clergé <strong>et</strong> tiers état) portant le fardeau de la « d<strong>et</strong>te nationale » <strong>et</strong> de l’« impôt territorial ».<br />

ARCHIVES DÉPARTEMENTALES DE LA CHARENTE, 142 B 5<br />

portent dans leurs milliers de pages la<br />

nuit <strong>du</strong> 4 Août, la fin de la fiscalité féodale,<br />

l’égalité devant l’impôt, <strong>et</strong> bientôt<br />

l’étatisation des biens <strong>du</strong> clergé. Maxime<br />

unanime : « Chacun doit contribuer selon<br />

son revenu, personne ne doit contribuer ni<br />

moins, ni au-delà de ce que perm<strong>et</strong> son revenu.<br />

» Égalité devant l’impôt, égalité devant<br />

la justice (« Les coupables <strong>du</strong> même<br />

crime, de quelque classe qu’ils soient, subiront<br />

la même peine. ») Mais les Cahiers<br />

vont plus loin : on y trouve la demande<br />

explicite d’une déclaration des droits<br />

« qui appartiennent à tous les hommes en<br />

leur qualité d’êtres sensibles, raisonnables<br />

<strong>et</strong> capables d’idées morales » : « <strong>La</strong> déclaration<br />

de ces droits naturels, civils <strong>et</strong> politiques,<br />

telle qu’elle sera arrêtée dans les<br />

états généraux, deviendra la charte nationale<br />

<strong>et</strong> la base <strong>du</strong> gouvernement français<br />

» (Tiers État de Paris). <strong>La</strong> monarchie<br />

absolue est remise en cause ; le pouvoir<br />

législatif, expression de la volonté générale,<br />

doit être supérieur au pouvoir exécutif.<br />

Ce pouvoir législatif sera confié<br />

aux états généraux convoqués périodiquement<br />

ou bien par la réunion permanente<br />

d’une Assemblée face au roi.<br />

Pierre Serna montre encore les revendications<br />

d’avant-garde concernant les<br />

femmes, le quart-monde, l’esclavage,<br />

tout un programme que ne pourra ou<br />

voudra assumer la Constituante.<br />

Troisième thème. S’il n’est pas douteux<br />

que les cahiers nationaux portent<br />

en eux la Révolution, on a pu formuler<br />

une interrogation sur l’idée de nation :<br />

ces cahiers expriment-ils une unité de<br />

conscience collective au point de tra<strong>du</strong>ire<br />

une véritable identité nationale ?<br />

<strong>La</strong> France de 1789 n’a pas d’unité, ni<br />

« Chacun doit<br />

contribuer selon<br />

son revenu, ni moins<br />

ni au-delà »<br />

géographique ni administrative, ni linguistique<br />

; les privilèges locaux <strong>et</strong> régionaux<br />

sont la norme. Or la rédaction<br />

des cahiers de doléances a travaillé,<br />

sans conteste, dans le sens de l’unification.<br />

<strong>La</strong> loi commune revendiquée<br />

pour tous en était l’instrument. Le désir<br />

de former une nation unie se manifeste,<br />

explicitement ou non. Reste, parallèle,<br />

c<strong>et</strong>te volonté d’être maître chez<br />

soi, de sauvegarder les libertés locales.<br />

Le proj<strong>et</strong> politique qui émane des Cahiers,<br />

c’est ce que Pierre Serna appelle<br />

les États-Unis <strong>du</strong> royaume de France,<br />

qui « s’esquissent par l’imagination moderne<br />

d’un pays décentralisé, valorisant<br />

le gouvernement provincial, mais uni<br />

quant à la Constitution qui doit fédérer<br />

tous les suj<strong>et</strong>s devenant citoyens ».<br />

<strong>La</strong> Révolution en marche, la nation en<br />

germe. Au-delà de ces deux faits massifs,<br />

l’auteur consacre un grand chapitre<br />

à l’économie, où la contradiction<br />

est n<strong>et</strong>te entre les tenants <strong>du</strong> libéralisme,<br />

des ports francs, <strong>du</strong> commerce<br />

libre, de la suppression des corporations,<br />

<strong>et</strong> les défenseurs de l’économie<br />

traditionnelle. Car tous les Cahiers ne<br />

sont pas unanimes sur tout. Les différences<br />

s’observent déjà entre les cahiers<br />

des ordres privilégiés <strong>et</strong> ceux <strong>du</strong><br />

tiers état. Des conflits à venir sont à prévoir.<br />

Mais l’immense majorité défend<br />

la propriété privée ; une propriété qui,<br />

pour les paysans, sera libérée des droits<br />

seigneuriaux en tout genre. L’idéal de<br />

c<strong>et</strong>te France largement rurale c’est celui<br />

<strong>du</strong> p<strong>et</strong>it propriétaire libre travaillant<br />

sur une terre libre. n<br />

* Conseiller de la direction de L’Histoire<br />

L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019

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