12 / Revendiquer Ci-dessus : la sécession des plébéiens romains en 494 av. J.-C. (gravure de B. Barloccini,1849). Réunis sur le mont Sacré, ils demandent <strong>et</strong> obtiennent des droits spécifiques. Ci-dessous : photographie prise lors de l’acte XVIII des « gil<strong>et</strong>s jaunes » à Toulouse. Un manifestant revendique la mise en place <strong>du</strong> référen<strong>du</strong>m d’initiative citoyenne (RIC), pour inclure les citoyens dans les rouages décisionnels <strong>du</strong> pouvoir. L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019
Événement / 13 « LA RÉPUBLIQUE, C’EST LE CONFLIT ! » Pour nous, république <strong>et</strong> démocratie sont intimement liées. Ce couple ne va pourtant pas de soi à Rome, là où le concept de res publica s’est lentement forgé. <strong>La</strong> république n’y désigne pas un régime politique mais la communauté des citoyens en action. Mais, dans ce régime oligarchique, quel était vraiment le pouvoir <strong>du</strong> peuple ? Entr<strong>et</strong>ien avec Claudia Moatti BRIDGEMAN IMAGES – FRÉDÉRIC SCHEIBER /HANS LUCAS/AFP – MANUEL COHEN L’Histoire : Le mot « république » vient de la Rome antique. Mais qu’est-ce que la res publica pour un Romain ? Claudia Moatti : République vient en eff<strong>et</strong> <strong>du</strong> latin res publica, l’un des termes par lesquels les Romains désignaient leur communauté politique, à côté de populus <strong>et</strong> de civitas. Mais tra<strong>du</strong>ire res publica par « république » est une facilité qui n’éclaire ni la société antique ni la notion elle-même. <strong>La</strong> forme latine de celle-ci est d’ailleurs fluctuante. Elle s’écrit en deux mots séparés, que l’on rencontre dans un ordre variable (res publica ou publica res) <strong>et</strong> qui, jusqu’à la fin de l’Antiquité, se trouvent parfois ré<strong>du</strong>its au premier, res, la « chose ». Or une « chose » n’a pas de référent précis. Les Romains parlent des « choses divines <strong>et</strong> humaines » pour évoquer la totalité <strong>du</strong> monde humain. Dans c<strong>et</strong>te formule, les « choses » n’existent qu’en tant qu’il y a des hommes pour j<strong>et</strong>er un regard sur elles ou pour en débattre. Les « choses divines », par exemple, sont l’ensemble des formes inventées par les hommes pour honorer les dieux, sans qu’il soit nécessaire d’en préciser le contenu. Mais au plus haut que nous puissions remonter res appartient d’abord au langage judiciaire. En témoigne la loi des Douze Tables, qui date <strong>du</strong> v e siècle av. J.-C. Dans un de ses vers<strong>et</strong>s, res, qui désigne l’affaire juridique, y est en relation avec deux autres termes : causa (la définition juridique de c<strong>et</strong>te affaire) <strong>et</strong> lis (le procès). <strong>La</strong> notion de res renvoie ainsi à une pluralité d’acteurs, à des affaires qu’ils ont en partage <strong>et</strong> même qui sont l’obj<strong>et</strong> d’un litige. Si l’on étend ces considérations à la notion de res publica, que l’on peut donc rendre par la « chose publique » ou la « cause publique », plusieurs remarques s’imposent. Res publica est une catégorie générale qui exprime l’idée d’une totalité indéterminée, ouverte, inachevée : c’est l’ensemble des affaires qui concernent les citoyens. Ces affaires ne sont incluses dans la chose qu’en tant que les citoyens les ont en commun. C’est ce qui distingue res publica de civitas, qui désigne le territoire de la cité ou le droit de cité, ainsi que de populus (l’ensemble L’AUTEURE Professeure d’histoire romaine à l’université Paris-VIII <strong>et</strong> à l’University of Southern California, Claudia Moatti a récemment publié Res publica. Histoire romaine de la chose publique (Fayard, 2018). des citoyens). <strong>La</strong> res publica est donc d’abord la communauté vivante des citoyens en action <strong>et</strong> de leurs affaires, <strong>et</strong> non le patrimoine de la cité. Remarquons au passage qu’il n’y a dans sa définition aucune référence au divin. Les dieux font certes partie des affaires publiques, mais ce sont les citoyens qui font la res publica, <strong>et</strong> c’est en ce sens qu’elle est la « chose <strong>du</strong> peuple » (res populi). Autre point crucial : la pluralité, le conflit <strong>et</strong> le débat apparaissent comme des éléments fondamentaux de socialisation <strong>et</strong> de structuration. Les Romains pensent ainsi que les conflits entre patriciens <strong>et</strong> plébéiens ont contribué au développement de la liberté <strong>et</strong> de l’égalité. Ce n’est qu’à partir <strong>du</strong> ii e siècle av. J.-C. que s’impose une idéologie <strong>du</strong> consensus comme fondement de la cité. Aujourd’hui le terme république désigne un régime politique non monarchique… <strong>et</strong> même le meilleur régime politique. Ce que ne recouvre donc pas la notion de res publica ? L’HISTOIRE / N°464 / OCTOBRE 2019