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Jean-Claude Germain Rémy Tremblay Bruno Roy ... - L'Aut'Journal

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JEAN-CLAUDE GERMAIN,<br />

écrivain, dramaturge<br />

et auteur de<br />

De tous les plaisirs,<br />

lire est le plus fou<br />

(IQ éditeur).<br />

MICHEL CHOSSUDOVSKY,<br />

professeur à l’Université<br />

d’Ottawa et auteur de<br />

La mondialisation de la pauvreté<br />

(Écosociété).<br />

GINETTE LEROUX,<br />

enseignante et journaliste.<br />

GILLES DEROME,<br />

poète, peintre, céramiste<br />

et billetiste à l’aut’journal.<br />

Les collaborateurs<br />

PHOTO : JEAN-GUY THIBODEAU<br />

PHOTO : SIMON FERLAND<br />

SYLVIE LEGAULT,<br />

comédienne, chanteuse<br />

et amoureuse de la poésie québécoise.<br />

ANDRÉ ANGÉLINI,<br />

musicien, compositeur, poète<br />

et inventeur de mots.<br />

JEAN-MARIE BIOTEAU,<br />

réalisateur, photographe,<br />

romancier et auteur<br />

de La vie immobile (Tryptique).<br />

Tiré de Bande d’humains, L’oie de Cravan 2003<br />

Guillemet ! Guillemet ! Est-ce que<br />

j’ai l’air d’un guillemet ?<br />

<strong>Jean</strong>-<strong>Claude</strong> <strong>Germain</strong><br />

<strong>Rémy</strong> <strong>Tremblay</strong><br />

<strong>Bruno</strong> <strong>Roy</strong><br />

Marie-Pier Luneau<br />

Monique Thouin<br />

Louise Bienvenue<br />

André Brochu<br />

<strong>Claude</strong> Jasmin, Bertrand B. Leblanc<br />

Gaëtan Brulotte, Daniel Gagnon<br />

Ginette Pelland, Gaston Miron<br />

Carmel Dumas<br />

Mack Sennett<br />

Numéro 7/Automne 2004<br />

Jacques Keable<br />

Pierre Hébert<br />

ÉDITORIAL<br />

Tout n’est pas blanc ou noir<br />

Montreal sans accent<br />

Le secret du chanoine<br />

Entre deux vols<br />

Jeunes avant tout<br />

Où étais-je avant les mots ?<br />

9 Le chèque suivra<br />

10 Pas de crème pas de gag<br />

LE FIN MOT DE L’IMAGE<br />

Gigi Perron 11 Une histoire triste<br />

DOSSIER<br />

Michel Chossudovsky 13 Haïti : coup d’État as usual<br />

Anthony Phelps 18 Mon pays que voici<br />

Gérard Étienne 19 Cri pour ne pas crever de honte<br />

Vincent Larouche 20<br />

PORTRAIT<br />

<strong>Jean</strong>-<strong>Claude</strong> <strong>Germain</strong> 23 Le rire de la radio<br />

Raymond Lévesque 25 Les années de la radio<br />

INSTANTANÉS<br />

Sylvie Legault 33 Autoportrait d’une reine de coeur<br />

Ginette Leroux 34 Nadila Ben Youssef<br />

André Angélini 35 Célébration de la vie anodine<br />

<strong>Jean</strong>-Marie Bioteau 36 Pas de peau le mec !<br />

LE FIN MOT DE L’IMAGE<br />

Gigi Perron 37 Une histoire triste<br />

Toujours sans mon livre<br />

La censure consensuelle<br />

Le bon vieux temps<br />

INÉDIT<br />

Gilles Derome 45 L’homme est un grand malade<br />

L A R E V U E D E L ’ A U T’ J O U R N A L<br />

2<br />

LU, VU, ENTENDU<br />

3<br />

4<br />

5<br />

6<br />

7<br />

8<br />

EXTRAIT<br />

39<br />

43<br />

44


LES COLLABORATEURS<br />

Renaud <strong>Germain</strong> • Michel Chossudovsky<br />

<strong>Jean</strong>-<strong>Claude</strong> <strong>Germain</strong> • Raymond Lévesque<br />

Sylvie Legault • André Angélini<br />

Vincent Larouche • Ginette Leroux<br />

<strong>Jean</strong>-Marie Bioteau • Gilles Derome<br />

L’Apostrophe, 3575 boul. Saint-Laurent,<br />

bureau 117, Montréal, Québec, H2X 2T7<br />

Tél. : (514) 843-5236<br />

Télécopieur : (514) 849-0637<br />

Courriel : info@lautjournal.info<br />

ÉDITEUR<br />

Éditions du renouveau québécois<br />

DIRECTEUR<br />

Pierre Dubuc<br />

RÉDACTEUR EN CHEF<br />

<strong>Jean</strong>-<strong>Claude</strong> <strong>Germain</strong><br />

SECRÉTAIRE À LA RÉDACTION<br />

Ginette Leroux<br />

DIRECTION ARTISTIQUE<br />

ET ILLUSTRATION DE LA PAGE COUVERTURE<br />

Olivier Lasser<br />

INFOGRAPHIE<br />

Réjean Mc Kinnon<br />

RÉVISION ET CORRECTION<br />

Jacques Serge<br />

COMITÉ DE RÉDACTION<br />

André Bouthillier, Gaëtan Breton,<br />

Ginette Guindon, Jacques Pelletier,<br />

Paul Rose<br />

IMPRESSION<br />

Alliance des professeures<br />

et professeurs de Montréal<br />

DISTRIBUTION<br />

Messageries de presse Benjamin<br />

9600 <strong>Jean</strong>-Milot, La Salle<br />

(514) 364-1780<br />

Dépôt légal: Bibliothèque du Québec<br />

Périodicité: 4 numéros par année<br />

(automne, hiver, printemps, été)<br />

ISSN: 1496-7537<br />

N o de convention postale: 1923722<br />

Numéro 7/Automne 2004<br />

LA REVUE DE L’AUT’JOURNAL<br />

2 • L’ A P O S T R O P H E<br />

La revanche des faire-valoir<br />

À la radio et à la télé, les intervieweurs sont de plus en plus saisis d’une grande<br />

torpeur intellectuelle. Depuis toujours, les interviewés ont été réquisitionnés pour<br />

fournir le matériau brut. En somme, ils sont la ressource naturelle. C’est la loi de la<br />

mise en marché du génie, du talent ou de la simple notoriété.<br />

Pour produire de la bonne copie ou être réinvités sur les ondes et au petit écran,<br />

les interviewés se doivent de renouveler périodiquement leur stock d’anecdotes et<br />

être prêts à lancer un regard amusé ou décapant sur tout et sur rien, bref à en mettre<br />

plein la vue comme un feu d’artifice. Mais encore faut-il que l’intervieweur ou l’intervieweuse<br />

soient à tout le moins des bons faire-valoir.<br />

Imaginez un straight postmoderne qui après chaque gag d’un Olivier Guimond ou<br />

d’un Gilles Latulippe demanderait au comique d’apprécier la qualité du rire qu’il vient<br />

d’obtenir et ensuite de le comparer à ceux qu’il a obtenus la veille avec le même gag.<br />

Est-ce que le public du mardi est plus réceptif que celui du vendredi ? Qu’est-ce qui<br />

se passe lorsque le public ne rit pas ? Est-ce que ça vous affecte ? On voit déjà la pluie<br />

de tartes à la crème qui s’abat sur le pauvre straight postmoderne, sans compter deux<br />

ou trois coups de pied au cul à l’ancienne.<br />

Malheureusement les interviewés ne jouissent pas de l’impunité des comiques et<br />

doivent se prêter à cette nouvelle mode de l’autocritique qui s’est emparée de la radio<br />

et de la télé. À une nouvelle vedette minute de Star Académie, on demande illico :<br />

Croyez-vous que la gloire va vous changer ? Il faudrait lui laisser le temps ! À l’ancienne<br />

gloire qui connaît un regain de popularité : Comment avez-vous vécu vos longues<br />

années d’insuccès ? Encore plus mal que vous ne pourriez l’imaginer ! Ou la classique :<br />

Comment expliquez-vous le succès imprévu de votre dernier disque ? Il était imprévu !<br />

Sans oublier : Qu’est-ce que vous avez pensé deux secondes avant d’entrer en scène ?<br />

Oh, mon dieu ! j’ai laissé mes phares de voiture allumés ! et la pièce dure deux heures<br />

sans entracte. Croyez-vous que vous allez être la même personne après avoir interprété<br />

ce rôle éprouvant ? Le plus éprouvant est d’être identifié au personnage ! Ou tout<br />

bêtement : Pourquoi avez-vous accepté ce rôle à ce moment précis de votre carrière ? Et la<br />

seule réponse que l’acteur pourrait honnêtement donner est qu’on le lui a offert précisément<br />

au moment où il s’était résigné à accepter que le téléphone ne sonnerait plus<br />

jamais.<br />

Peu leur importe qu’ils soient le cinquième ou le huitième choix, les acteurs<br />

comme les actrices ne jouent que les rôles qu’on leur offre aussi bien à la scène qu’à<br />

la télé ou au cinéma. C’est la loi de leur métier. Mais ils seront beaux joueurs, c’est la<br />

deuxième loi de leur profession : savoir mentir vrai. L’acteur racontera qu’il a beaucoup<br />

hésité avant d’accepter un rôle aussi exigeant sur le plan émotif. Il avait peur de<br />

ne pas être à la hauteur mais le réalisateur a apaisé ses doutes lorsqu’il lui a dit : Je ne<br />

vois personne d’autre dans le rôle ! C’est toi ou Alain Delon ! Et Delon coûtait trop cher !<br />

Ça fait rire et ça fait une bonne entrevue.<br />

La troisième loi est un précepte : le jeu est la seule vérité des comédiens. Pour<br />

interpréter un jeune Juif hanté par le souvenir de l’Holocauste dans Marathon Man,<br />

Dustin Hoffman s’était préparé, documenté, entraîné à la manière de l’Actors’Studio,<br />

mais il n’arrivait pas à comprendre comment Laurence Olivier pouvait littéralement<br />

se transformer sous ses yeux en l’incarnation du mal absolu qu’était son personnage<br />

inspiré de l’infâme docteur Mengele. Qu’est-ce que vous faites que je ne fais pas ? lui<br />

demande Hoffman. Et ce bon vieux Larry de lui répondre<br />

avec un brin d’ironie : Have you tried acting ?<br />

Toute vérité n’est pas psychologique : pour<br />

les comédiens, le jeu est la réponse ultime,<br />

l’acte, pas le commentaire.<br />

JEAN-CLAUDE GERMAIN<br />

BENJAMIN RABIER<br />

appliquer un onguent. Et la nuit est faite pour dormir. Il y a<br />

une façon de placer sa tête sur l’oreiller qui vous permet de<br />

ne pas entendre battre votre cœur. Toutes les horloges sont<br />

macabres.<br />

Une éraflure faite en jouant est automatiquement désinfectée<br />

avec du peroxyde, badigeonnée de mercurochrome<br />

rouge et couverte d’une bande aide, on dit aussi d’un diachylon<br />

résolutif. L’enfant d’un médecin n’a pas à lire le dictionnaire<br />

médical. La pharmacie familiale se renouvelle constamment.<br />

Une égratignure est traitée à l’iode, c’est brun et ça<br />

chauffe plus. Pendant une épidémie, lorsque les microbes<br />

courent le monde dans notre direction, toujours dans notre<br />

direction, les microbes du rhume, du rhume de cerveau, de<br />

l’influenza ou de la fièvre des foins – nommez-les ! – une petite<br />

lampe brûle sous une petite assiette de métal contenant un<br />

liquide noir. Son odeur bénéfique se répand et la maison sent<br />

l’iode et le camphre. Mais c’est dangereux pour les incendies<br />

: Faites attention au feu !<br />

Il est mal vu d’éternuer. Mettez vos mains devant votre<br />

bouche ! Nous portons en plus, attachées à notre camisole,<br />

nos médailles bénites. Saint Christophe n’a pas encore été<br />

destitué du martyrologe et il fait bien son travail. L’hiver, une<br />

fois par semaine, lorsque la grippe est mauvaise, les quatre<br />

enfants en caleçons s’étendent sur un grand lit avec des<br />

lunettes noires opaques pour s’exposer aux radiations mauves<br />

des rayons ultraviolets. Un privilège qui nous fait l’affreuse<br />

tête du Yves Montand de L’Aveu.<br />

Lorsque leur père est à la maison, les enfants ne vont pas<br />

à la toilette parce qu’il pose toujours un diagnostic et le plus<br />

souvent défavorable. Qui est allé à la selle ? C’est trop jaune,<br />

noir, vert. C’est trop. C’est trop dur, clair, mou. Ça sent acide<br />

ou amer. Ça a même un âge : c’est jeune, c’est vieux. Ça sent<br />

trop, pas assez. Notre père est un expert implacable. Il y a des<br />

parfums tenaces qui s’accrochent et il y en a des fuyants qui<br />

disparaissent aussitôt. Il faut savoir distinguer entre un parfum,<br />

une odeur et une fadeur. La fragrance est un piège dans<br />

tous les cas.<br />

CONSULTEZ VOTRE MÉDECIN<br />

POUR UNE DOSE PLUS FORTE<br />

Il faut connaître ses couleurs. Vivre sans laisser de trace<br />

ni pour l’œil, le nez ou l’oreille. Tu manges trop vite ! Tu ne<br />

mâches pas assez ! Tu bois de l’eau en mangeant ! C’est interdit.<br />

Tu te couches trop tard ! Tu as le teint cendreux ! Ta langue est<br />

blanche ! Tes dents sont jaunes ! Une rousseur rose Winsor et<br />

Newton n’est pas garance rose d’Alizarine et tout dépend de la<br />

grandeur de la tache et du membre sur lequel elle apparaît.<br />

Tes cheveux ne sont pas souples ! La lunule de ton index droit<br />

est mince, il faut boire plus de lait ! Tu cours trop ! Tu te promènes<br />

sous la pluie sans imperméable !Tu marches dans l’eau ! Tu as<br />

trop chaud en jouant ! Tu te tiens mal : ta colonne ! Tu forces<br />

trop : ton hernie ! Tiens ta tête droite ! Ne gratte pas ! Si tu as un<br />

orgelet, c’est parce que tu touches à ton œil avec tes mains sales !<br />

Ne crie pas : ta voix ! Attention aux<br />

bruits : tes oreilles ! Attention à la poussière<br />

: tes bronches ! Qu’est ce qui<br />

reste ?<br />

Je me souviens d’avoir eu sur<br />

la fesse droite un clou que j’ai eu le<br />

malheur de déclarer. J’en porte<br />

encore les marques. Mon grand-père<br />

m’a enroulé dans une grande serviette de<br />

bain mouillée. Le lendemain, ils étaient douze. Il les a crevés,<br />

un à un, pendant les dix jours que j’ai passé au lit. Parce qu’il<br />

est méthodiquement consciencieux, il se lave les mains avant<br />

de presser mes furoncles, inexorablement.<br />

Celui qui tousse une fois doit se mettre un thermomètre<br />

sous la langue et faire attention de ne pas le croquer, comme<br />

une hostie, à cause du mercure qu’il contient, qui est mortel.<br />

Le seul métal que je connais est un poison. La Suractiflore est<br />

une déesse pilule qui se transforme en suppositoire au besoin.<br />

Elle varie ses couleurs et ses formes et ses textures à l’infini.<br />

Je n’ai jamais su si la belle fille du tableau de Renoir est nourrie,<br />

elle aussi, aux suppositoires. Elle est pétante de santé. Je<br />

ne sais pas qui prend sa pression ? Qui lui regarde la pupille<br />

de l’œil ou le creux de l’oreille avec sa lampe ? Qui lui tape<br />

le genou avec un petit marteau ? Qui lui cherche les ganglions<br />

? Qui lui met un stéthoscope froid dans le dos ?<br />

Celui qui tousse encore une fois a droit à la piqûre. Un<br />

enfant fort ne se plaint pas. Il a de la veine. Un liquide froid<br />

aseptise la peau et aujourd’hui ce sera le bras gauche ou le<br />

droit ou la fesse droite et la gauche. L’espace à trous ne<br />

manque pas. Il vaut mieux ne pas faire de fièvre.<br />

Si vous toussez une troisième fois, c’est la radiographie.<br />

Dans son bureau, mon père utilise un équipement, une boîte<br />

à inquisition qui date du Moyen Âge par le style. Tout cependant<br />

fonctionne. Je compte les os d’un enfant de trois ans.<br />

J’apprend à les nommer. C’est ma première photo bébé. Pour<br />

reproduire l’image d’un os, l’élève partira d’une construction préliminaire<br />

simplifiée. Ce travail le conduira, presque à son insu, à<br />

dessiner l’os sous sa forme exacte et dans sa structure anatomique.<br />

(Chez l’éditeur Masson, le 25 janvier 1927, 10 F.) Mon père<br />

développe ses grands négatifs dans des cuves aménagées dans<br />

un vieux bain. La lumière, dans l’antre du sorcier, est jaune<br />

et un vieux réveil fait résonner son tic-tac de ferraille durant<br />

toute l’opération. Je ne vois pas mes sœurs et mon frère nus<br />

; je vois à travers. Comment aimer un os ?<br />

Nous ne sommes pas beaux comme les Courbet de la<br />

plaquette illustrée de la Galerie Rosenberg qui vend des pilules<br />

pour calmer vos nerfs et des œuvres d’art pour les exciter.<br />

Nous sommes maigres comme les Saints<br />

Suaires mexicains du grand livre de<br />

la tuberculose purulente. La vie<br />

n’est que prêtée. Si l’effet de la<br />

Suractiflore n’est pas immédiat,<br />

consultez votre médecin à nouveau.<br />

Il saura vous recommander<br />

une dose plus forte.<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 4 7


dage sur le côté gauche de la tête. On<br />

m’explique que je suis tombé sur un<br />

des coins de mon carré de sable. Il<br />

me semble que je vois encore mon<br />

petit habit blanc et jaune taché de<br />

sang. Les personnes qui m’entourent<br />

ont l’air heureux de me voir<br />

sain et sauf. Je me sens comme un<br />

visiteur qui revient de loin.<br />

Vous allez dire : Le grand-père chirurgien et les deux oncles<br />

médecins au chevet d’un enfant qui n’a perdu conscience que<br />

quelques instants, c’est un peu trop ! Eh bien non, vous vous<br />

méprenez. J’ai été élevé par un père médecin, fils de chirurgien,<br />

et par une mère, fille de médecin, et par deux oncles<br />

médecins dont l’un était marié à une garde-malade et par un<br />

grand-oncle chirurgien dont le fils aîné était orthopédiste, un<br />

autre grand-oncle dentiste et un troisième vétérinaire.<br />

Mon éditeur me dit : Enlevez ces deux ou trois médecins !<br />

même un roman y perdrait toute vraisemblance. Je n’en ferai<br />

rien. La consultation dans la famille n’était pas seulement fréquente<br />

mais régulière et obligatoire. On ne faisait que ça. On<br />

ne disait pas bonjour. On disait : Tu as bon teint ! tu as le nez<br />

embarrassé ! tu as la main moite ! Comment vas-tu ?<br />

Mon enfance se déroule dans une atmosphère antituberculeuse.<br />

À Sainte-Agathe où je passe mes vacances, il y a<br />

plusieurs sanatoriums. La fin de semaine, pour me désennuyer,<br />

il m’arrive souvent d’accompagner mon père qui sert<br />

de chauffeur à mon grand-père pour visiter un malade au<br />

mont Sinaï, le sanatorium juif. Les tuberculeux Canadiens<br />

français pour leur part sont soignés dans un sanatorium de<br />

langue anglaise. Sans doute parce qu’il est souvent trop tard<br />

pour les guérir et que pour faire comprendre qu’on ne veut<br />

pas mourir, il n’est pas nécessaire de le faire dans sa langue.<br />

Les prières récitées devant les mourants sont toutes en latin.<br />

Rendu là ça sert à quoi une langue ? Au ciel, toutes les langues<br />

sont comprises même si on les massacre parce qu’on en<br />

EN PLUS DE MON GRAND-PÈRE,<br />

MON PÈRE ET DEUX DE MES ONCLES<br />

SONT TOUS MÉDECINS<br />

ignore les règles. Dieu est le seul être qui ne donne jamais de<br />

dictées. Incapable de faire des fautes d’inattention, il ne fait<br />

que des fautes voulues et ne se sent pas tenu de parler exclusivement<br />

la langue de la majorité.<br />

Dans la voiture, au retour de la visite aux sanatoriums,<br />

je me souviens que, tout le long du trajet, il est beaucoup<br />

question d’hygiène, de microbes et de secours direct.<br />

Aujourd’hui, le secours est indirect et moins humiliant. La<br />

Suractiflore calme toutes les frayeurs. Elle vous aide à l’occasion<br />

à vous transformer. Elle rejoint l’intention de celui qui<br />

dessine : métamorphoser une passion en une seule ligne. Se<br />

vouloir une esquisse. Se garder léger comme un trait,<br />

4 6 • L’ A P O S T R O P H E<br />

Suractiflore<br />

QUI PRENDRA LA PRESSION DE LA BELLE<br />

FILLE DU TABLEAU DE RENOIR ?<br />

inachevé, presque inexistant. Chercher un bonheur fugitif et<br />

linéaire. Se dissocier de son plaisir. S’amuser dans son carré<br />

de sable comme le petit saint jésuite exemplaire qui joue<br />

maintenant à la balle. Vivre de son âme, généreusement, sans<br />

épaisseur. Ne pas mépriser son corps qui en se déformant trop<br />

cesse de vous informer. Qui fait l’ange ! L’endormir à petites<br />

doses répétées, l’éteindre. Devenir une épure de soi.<br />

S’amortir. L’accoutumance n’est pas automatique et la<br />

Suractiflore est légèrement mortifiante.<br />

Le midi et le soir, avant les repas, les quatre enfants que<br />

nous étions se plaçaient sur une seule ligne afin de prendre<br />

leur capsule de foie de morue et leur abécédaire de vitamines<br />

qui contenaient les sulfates, sulfures, sels et autres minéraux<br />

de A à Z, nécessaires à notre croissance et à notre excroissance.<br />

Et la cuillerée de sirop qu’il fallait avaler sans la goûter.<br />

C’est le rituel de l’indifférence. L’idée de discuter ne nous<br />

vient même pas à l’esprit. Ce que notre mère met dans notre<br />

assiette non plus. Notre mère sait ce qui est bon pour nous :<br />

la sorte de légumes qu’il faut manger ce jour-là, plutôt trois<br />

que deux, et la quantité. Le protestataire est condamné à l’avance.<br />

Nous avons toujours faim et autant que notre mère le<br />

dit.<br />

Nous n’avons pas mal au ventre ou à la tête. Il ne faut<br />

pas roter, il ne faut pas péter. Les bruits que vous faites sont<br />

les symptômes de vos malaises stomacaux et intestinaux et<br />

ceux de votre impolitesse. On ne met jamais son doigt dans<br />

son nez ou dans une oreille. Quand on touche, c’est pour<br />

Lu<br />

(GUERRE OUBLIÉE)<br />

Tout n’est pas<br />

blanc ou noir<br />

RÉMI TREMBLAY demeure l’un des rares<br />

Québécois à s’être engagé comme combattant<br />

dans la guerre de Sécession américaine<br />

(1861-1865). Remarquablement présenté et<br />

abondamment annoté par <strong>Jean</strong> Levasseur,<br />

le roman en partie autobiographique que<br />

<strong>Tremblay</strong> a tiré de son expérience,<br />

Un revenant (Éditions de la Huit, 2003),<br />

illustre la confusion dans les idées<br />

et les allégeances engendrée par<br />

cette guerre civile également célèbre<br />

pour ses camps d’extermination.<br />

Dans le convoi de chemin de fer,<br />

Eugène avait abordé le sergent de<br />

garde, et lui avait dit que, n’ayant<br />

pas été pris les armes à la main, il désirait<br />

ne pas être confondu avec les prisonniers<br />

de guerre. Je suis déserteur de l’armée fédérale,<br />

ajouta-t-il, et comme tel j’ai été envoyé<br />

à la frontière du Kentucky par le gouvernement<br />

confédéré. Plus tard, j’ai été ramassé<br />

par des soldats de l’armée nordiste de<br />

Burbridge qui m’ont amené avec eux à<br />

Saltville en qualité de domestique d’un de<br />

leurs officiers, mais je n’ai pas repris les<br />

armes contre la confédération et je désirerais<br />

qu’on prît de nouvelles mesures pour me<br />

rapatrier.<br />

Naturellement, Eugène avait eu<br />

grand soin de ne pas ajouter que, rendu<br />

à Gladesville, il s’était engagé dans l’armée<br />

confédérée, qu’il avait quittée<br />

quelques jours après sans autorisation. Il<br />

ne m’appartient pas de décider cette<br />

question, avait répondu le sous-officier,<br />

mais lorsque nous serons arrivés à<br />

Richmond, je verrai à ce que les autorités<br />

soient saisies de l’affaire.<br />

Une fois débarqués dans la capitale<br />

de la confédération, les prisonniers<br />

furent conduits en face de la fameuse<br />

prison Libby, où le sergent fit l’appel et,<br />

ayant constaté que tous étaient présents,<br />

il dit : S’il y a parmi vous des déserteurs,<br />

qu’ils sortent des rangs. Eugène ne se le fit<br />

pas dire deux fois. Un Américain suivit<br />

son exemple. Donner une idée du<br />

concert d’imprécations et de malédictions<br />

qui s’éleva du groupe de prisonniers<br />

serait chose difficile, et répéter les<br />

paroles un peu vives qui furent prononcées<br />

en cette circonstance ne serait<br />

guère poli. On huait les déserteurs, on<br />

les menaçait, on les insultait, on les<br />

maudissait, on les vouait au diable et on<br />

leur promettait bien de les pendre haut<br />

et court, si jamais on les rencontrait.[…]<br />

La prison Libby, de même que le<br />

Castle Lightning et la prison Pemberton,<br />

avait été autrefois une manufacture de<br />

tabac. C’était un grand bâtiment en<br />

brique à deux étages sur rez-de-chaussée,<br />

dont l’intérieur se composait de trois<br />

vastes salles superposées, communicant<br />

entre elles au moyen d’escaliers ouverts<br />

surmontés de trappes pratiquées à travers<br />

le plancher. Ces salles recevaient la<br />

lumière et le froid à travers des fenêtres,<br />

grillées mais dépourvues de vitres, qui<br />

donnaient d’un côté sur la rue principale<br />

et de l’autre sur la rivière James.<br />

Vu<br />

Les prisons de Richmond servaient<br />

surtout de dépôt et d’école de jeûne pour<br />

les prisonniers. Pendant les mois d’été, le<br />

personnel des détenus se renouvelait<br />

sans cesse, on les envoyait mourir de<br />

faim à Andersonville et à Salisbury; mais<br />

pendant l’hiver comme les armées ne<br />

livraient guère que des combats partiels,<br />

les prisons Libby et Pemberton offraient<br />

assez d’espace pour loger à peu près tous<br />

les prisonniers que l’on pouvait prendre<br />

dans les environs.<br />

Les prisonniers n’y perdaient rien :<br />

on mourait de faim tout aussi bien à<br />

Richmond qu’ailleurs et l’on avait au<br />

moins l’avantage de s’y trouver à l’abri<br />

d’un toit, tandis que les prisonniers<br />

d’Andersonville ou de Salisbury étaient<br />

exposés à toutes les intempéries de la saison.<br />

Aussi la moyenne de mortalité<br />

parmi les prisonniers de guerre y étaitelle<br />

beaucoup plus élevée qu’à<br />

Richmond. [Des 45 000 prisonniers qui passèrent<br />

par Andersonville, il est permis d’affirmer<br />

que 13 000 y ont péri.]<br />

En arrivant à la prison Libby, Eugène<br />

fut d’abord logé au rez-de-chaussée, où<br />

se trouvaient une centaine de nègres et<br />

une vingtaine de Blancs. Ce n’était certainement<br />

pas par esprit d’humanité que<br />

les rebelles avaient jugé à propos de laisser<br />

la vie sauve à ces prisonniers de<br />

l’espèce noire, genre esclave, de la<br />

famille des soldats fédéraux. On les avait<br />

d’abord employés à travailler aux fortifications<br />

sous le feu de l’ennemi, mais le<br />

général Butler, ayant aperçu ces travailleurs<br />

en uniforme fédéral et ayant<br />

constaté, en collant le plus grand de ses<br />

deux yeux au verre d’une lunette, que<br />

ces nouveaux terrassiers avaient été<br />

bronzés plus que de raison par le soleil de<br />

Virginie, s’était empressé de recueillir<br />

tous les officiers confédérés nouvellement<br />

tombés entre les mains des fédéraux<br />

et de les faire travailler aux fortifications<br />

sous le feu des rebelles.<br />

Conséquence : les rebelles avaient fini<br />

par ramener les nègres à la prison Libby,<br />

où ils espéraient que ces moricauds se<br />

rendraient très utiles en faisant damner<br />

les quelques Blancs qu’il plairait au geôlier<br />

de leur jeter en pâture.<br />

Tant que les nègres avaient travaillé,<br />

on leur avait donné en dehors un dîner<br />

assez copieux pour permettre à<br />

quelques-uns d’entre eux d’apporter le<br />

soir à la prison Libby, où ils passaient la<br />

nuit, un morceau de pain ou une tranche<br />

de lard fumé. Parmi les Blancs qui se<br />

trouvaient là, il y en avait qui traitaient<br />

les nègres avec un suprême dédain, ce<br />

qui ne les empêchait pas, lorsqu’ils<br />

croyaient ne pas être observés, de ramasser<br />

et de porter à leur bouche soit un os,<br />

soit une couenne qu’un nègre avait jetée<br />

après l’avoir mâchée pendant une heure<br />

sans réussir à l’avaler. […]<br />

Il y avait parmi les Blancs un soldat<br />

de cavalerie qui était un boxeur émérite.<br />

Entendu<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 3


Un rescapé du camp d’Andersonville<br />

Il commença avec un jeune nègre une<br />

partie amicale dans laquelle chaque<br />

boxeur cherchait à décoiffer son adversaire.<br />

Le Blanc eut le dessus. Il essaya un<br />

autre nègre, puis un autre, puis un autre,<br />

jusqu’à ce qu’il eût vaincu cinq ou six des<br />

plus adroits. Enfin, il se présenta un<br />

moricaud qui fit sauter le chapeau du<br />

cavalier, aux grands applaudissements<br />

des sombres Africains. Le Blanc se remit<br />

en garde, mais après quelques passes, son<br />

couvre-chef partit de nouveau; bref,<br />

après s’être fait découvrir sept ou huit<br />

fois, il écumait de rage et se mit à taper<br />

comme un sourd, les poings fermés en<br />

injuriant tous les nègres en général et<br />

son adversaire en particulier. Ce dernier<br />

para presque tous ses coups et lui servit<br />

une raclée des mieux conditionnées.<br />

Quelques Blancs voulurent intervenir;<br />

ils en furent quittes pour une bordée de<br />

horions qui donnèrent à leurs yeux une<br />

couleur tout africaine.<br />

À partir de ce moment, les vingt<br />

Blancs devinrent en quelque sorte les<br />

esclaves des cent nègres. C’était le<br />

monde renversé. À cette époque, à part<br />

la minuscule portion de pain, les prisonniers<br />

recevaient en outre, chacun, envi-<br />

4 • L’ A P O S T R O P H E<br />

ron une cuillerée d’une soupe faite avec<br />

des petites fèves noires. On apportait<br />

cela dans une espèce de cuveau fait avec<br />

un baril scié en deux. Les nègres<br />

manœuvraient de façon à empêcher les<br />

Blancs d’avoir accès au cuveau. La position<br />

était devenue intolérable.<br />

Les Blancs se plaignirent au geôlier<br />

confédéré qui leur dit : Ces nègres sont<br />

vos protégés, vos favoris, vos égaux ; vous<br />

vous êtes battus pour obtenir le privilège<br />

d’en faire vos maîtres, de quoi vous plaignezvous<br />

? Vous devriez bénir les mains noires<br />

qui vous frappent.<br />

Heureusement, au bout de quelques<br />

jours, les nègres furent tirés de la prison<br />

Libby pour être envoyés, on n’a jamais<br />

pu savoir où. D’autres prisonniers blancs<br />

arrivèrent en grand nombre. On les<br />

logea au rez-de-chaussée et l’on fit monter<br />

les anciens compagnons des nègres<br />

au premier, où se trouvaient déjà deux<br />

ou trois cents hommes, parmi lesquels<br />

Eugène reconnut avec terreur quelquesuns<br />

de ceux qui faisaient partie de l’escouade<br />

de prisonniers fédéraux en compagnie<br />

de laquelle il était arrivé à<br />

Richmond.<br />

(DÉFRANCISATION)<br />

Montreal<br />

sans accent<br />

BRUNO ROY s’insurge contre la dérive<br />

multilinguisante de l’administration du<br />

maire Gérald <strong>Tremblay</strong>. Dans un mémoire<br />

présenté à l’Office de consultation publique<br />

de Montréal en avril 2004, le président de<br />

l’UNEQ rappelle non sans raison que la distinction<br />

première de la métropole montréalaise<br />

n’est pas d’être multiculturelle – ce qui<br />

est à la portée de toutes les grandes villes –<br />

mais bien d’être française.<br />

Quel sens donner à une Charte montréalaise<br />

des droits et responsabilités si<br />

cette charte ne fait aucune mention<br />

liée à la préservation de la langue de<br />

la majorité à Montréal : la langue française<br />

? Le projet d’une charte montréalaise,<br />

lit-on, veut mobiliser les citoyens et les<br />

citoyennes de Montréal, mais jamais dans<br />

l’un ou l’autre des articles de cette char-<br />

te, il est question de préserver l’environnement<br />

linguistique de la majorité francophone<br />

à Montréal.<br />

Dès lors la question se pose : la langue<br />

est-elle une valeur en soi pour la<br />

ville de Montréal ? Peut-elle constituer<br />

une valeur de solidarité et d’inclusion ?<br />

Si le projet de charte montréalaise veut<br />

également protéger et enrichir l’habitat<br />

collectif dans un environnement économique,<br />

culturel et social, force est de<br />

constater que, dans ce projet de charte,<br />

l’environnement linguistique demeure<br />

une entière abstraction. À l’article 9, par<br />

exemple, on lit ceci : La sauvegarde du<br />

patrimoine architectural, historique et naturel<br />

de la ville participe aux droits culturels<br />

des citoyens et des citoyennes. Et les droits<br />

linguistiques ? La ville n’y participe pas ?<br />

Si Montréal a une fierté, c’est bien<br />

d’être français ! C’est ce caractère qui en<br />

fait l’intérêt et l’originalité comme<br />

métropole du Québec : un grand centre<br />

urbain à majorité française, le seul sur ce<br />

continent et la deuxième plus grande<br />

ville francophone après Paris. Dans les<br />

circonstances, on ne fait pas la promotion<br />

de Montréal en vantant son cosmopolitisme<br />

-toutes les grandes villes du<br />

monde sont cosmopolites. Non ! on doit<br />

centrer la promotion sur sa spécificité :<br />

une métropole française en Amérique<br />

du Nord.<br />

Montréal est une ville internationale<br />

de langue française, mais à trop vouloir<br />

la présenter comme une ville multiculturelle,<br />

on risque fort d’occulter ce<br />

qui la distingue de Toronto ou de<br />

Vancouver. L’un des effets pervers du<br />

bilinguisme institutionnel est d’amenuiser<br />

le rayonnement d’une grande capitale<br />

culturelle comme Montréal tout en<br />

L’homme<br />

est un grand malade<br />

qui s’ignore<br />

Inédit de GILLES DEROME<br />

Mon père recevait beaucoup d’échantillons<br />

des multinationales pharmaceutiques.<br />

Ces compagnies publiaient<br />

en même temps sur beau papier d’assez belles<br />

plaquettes d’art exclusivement réservées à<br />

messieurs les médecins.<br />

Calme et sommeil, dessins de peintres<br />

et de sculpteurs. De jeunes gardes-malades<br />

dessinées par Gauguin dorment sous les<br />

arbres. Elles ont pris le petit-déjeuner sur<br />

l’herbe avec les internes bleus de Matisse.<br />

Des résidents qui se reposent au lit empruntent<br />

à Manet ses noirs et à Dunoyer de<br />

Segonzac ses plus jolies parturientes.<br />

Dans les états anxieux, surmenage,<br />

angoisse, hyperémotivité, insomnie, la<br />

Suractiflore ramène le calme et procure le<br />

sommeil. Posologie : deux comprimés tous les<br />

soirs avant de se coucher. Cette dose fait<br />

disparaître toutes les frayeurs. Si l’effet n’est<br />

pas immédiat, consultez à nouveau votre<br />

médecin. La Suractiflore n’est pas mortifiante.<br />

Identifiée par Ovide à la nymphe<br />

grecque Chloris, épouse du Zéphyr et mère<br />

du Printemps, cette divinité devint dans<br />

mon esprit la déesse de seize ans du tableau<br />

de Renoir qui – vous pouvez m’en croire – peut causer du surmenage<br />

à celui qui veut l’acheter, de l’angoisse à celui qui en<br />

a la garde et de l’insomnie à l’hyperémotif qui en rêve. Je sens<br />

que pour être médecin et posséder toutes ces peintures, il<br />

faut être riche et ne pas tomber malade.<br />

À cinq ans, quand je tombe du deuxième étage – si c’est<br />

bien moi qui suis tombé – ce n’est pas trop grave. Je n’ai pas<br />

un corps à moi depuis quelque temps déjà. La santé c’est<br />

quand le corps n’est plus là. Une machine parfaite rêvée par<br />

Saint-Exupéry : l’avion qui se laisse oublier. Surtout quand<br />

vous exigez de lui ce qu’il ne peut pas donner. Comme le<br />

nageur qui entreprend seul la traversée d’un lac trop grand<br />

pour les forces qui lui restent. Ah ! si la machine peut tenir !<br />

La perfection de l’invention qui confine à l’absence<br />

d’invention.<br />

Le ronron dodu du chat-moteur sur la<br />

route de Saint-Jérôme en revenant des<br />

Laurentides. Mon père qui conduit tard la<br />

nuit n’est pas très fatigué et ma mère qui vit<br />

habitée par l’imminence d’une catastrophe<br />

et n’a aucune confiance en la vie nous fait<br />

réciter un chapelet complet. La récitation,<br />

à peine plus monotone que le paysage, se<br />

termine toujours avant que nous nous<br />

engagions sur le pont Plessis-Bélair qui est<br />

en bois et ça me rassure. Ne pas avoir un<br />

corps à soi est une habitude que l’on prend<br />

jeune en monde chrétien. Il appartient à<br />

Dieu de le détruire en échange de notre<br />

âme et ce n’est pas négociable comme dans<br />

Faust.<br />

Je m’éveille et je vois, penché sur moi,<br />

le visage de mon grand-père paternel :<br />

William James le chirurgien. Il porte au<br />

menton la barbe grise de Freud. Celle que<br />

ce dernier arbore en 1909 lorsqu’il atteint<br />

ses cinquante-trois ans. L’année où il publie<br />

L’analyse d’une phobie d’un petit garçon de<br />

cinq ans. Ça n’a rien à voir avec la mienne<br />

mais c’est mon âge à peu près. Je tombe et<br />

on fait venir mon grand-père chirurgien. C’est ma version<br />

des faits. Peut-être qu’il est à la maison pour une fête de<br />

famille ou à l’occasion de la naissance d’une de mes sœurs. Je<br />

ne le saurai jamais.<br />

Je suis étendu dans le lit de mes parents, dans la chambre<br />

à l’arrière de l’appartement où il entre beaucoup de soleil.<br />

Cette chambre ouvre sur un balcon du côté sud et donne sur<br />

le jardin des pères Dominicains. Un campanile adjacent à la<br />

chapelle Saint-Victor a été ajouté à la vieille église et j’entends<br />

sonner l’heure des cérémonies. La mort du Christ le<br />

matin et le trépas des paroissiens les après-midi.<br />

Dans la pièce, en plus de mon grand-père, il y a mon père<br />

et deux de mes oncles, tous trois médecins. J’ai un épais ban-<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 4 5


Le bon vieux<br />

temps<br />

Fulgence Charpentier,<br />

j’aimerais que vous nous rappeliez<br />

dans quel contexte la<br />

censure s’est imposée à partir<br />

de 1939, compte tenu que<br />

vous en étiez responsable du<br />

côté francophone.<br />

– La censure était d’abord<br />

une affaire d’informations militaires, mais elle touchait aussi<br />

l’opinion publique et les communications. Les journalistes, vous<br />

savez, ils ont leur caractère ! Ils n’accepteront pas aveuglément<br />

des ordres. Il faut s’entendre avec les journalistes pour qu’ils<br />

puissent suivre des directives.<br />

Mais si les directives n’étaient pas suivies ?<br />

– Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? C’est une bonne question.<br />

La censure était préventive et aussi laissée à la discrétion<br />

des journalistes, à cause justement des directives en question<br />

qui étaient consignées dans un volume qui existe toujours. On<br />

n’avait pas vraiment de difficultés parce que les journalistes ont<br />

très bien compris ce qui se passait.<br />

Pourtant, avec Le Devoir en particulier, ça n’a pas été<br />

facile ?<br />

– Le Devoir n’essayait pas de renseigner l’ennemi, mais il<br />

cherchait plutôt à reproduire ce qui était contre la guerre, très<br />

souvent des articles provenant de journaux suisses. J’avais<br />

insulté un jour son directeur, Georges Pelletier, en lui disant :<br />

Est-ce que c’est sciemment que vous mettez ça dans la<br />

cinquième colonne ?<br />

Vous étiez censeur de toutes les publications, du livre<br />

et de la radio dont tous les textes d’ailleurs devaient être<br />

lus au préalable.<br />

– Pas tout à fait. On communiquait plutôt avec la station<br />

qui dépendait de nous pour obtenir la permission de diffuser et<br />

qui était consciente que violer les règlements l’exposait à se faire<br />

couper. C’est pourquoi, dans chaque poste, il y avait quelqu’un<br />

qui lisait les textes et disait : Cela peut passer, cela ne peut<br />

pas passer !<br />

L’image que vous donnez de la censure finalement est<br />

celle d’une censure douce ?<br />

– Il y a des choses qui nous étonnaient nous-mêmes.<br />

Chaque année on tenait nos assemblées avec le public, c’est-àdire<br />

avec les propriétaires de journaux. Si vous vous voulez<br />

vous plaindre, dites-le nous. Chaque fois, ils nous ont répondu<br />

la même chose : On est heureux de ne pas renseigner l’ennemi<br />

et de suivre des règlements qui ne nous nuisent pas.<br />

Si vous en voulez d’autres, dites-le nous, on en discutera.<br />

C’était inutile à ce moment-là de faire des recommandations.<br />

Propos recuillis par PIERRE HÉBERT,<br />

La censure 1920-1960, Voix et images, Hiver 1998.<br />

4 4 • L’ A P O S T R O P H E<br />

ditoire, qui de son succès de vente, qui d’un<br />

quelconque sujet qui mette en vedette non<br />

pas l’écrivain mais sa personne et son<br />

extraordinaire bagout.<br />

Il peut arriver qu’on les invite dans les<br />

émissions du genre intimiste. Les pires !<br />

Comme si nous, dans nos chaumières, on ne<br />

s’en foutait pas royalement de savoir si tel<br />

auteur connu écrit le matin plutôt que le<br />

soir et quel est son état d’âme en hiver, si<br />

telle écrivaine vedette écrit à l’ordinateur<br />

ou à la plume d’oie, si telle ou tel vit des<br />

angoisses personnelles, si son enfance a été heureuse, si elle<br />

dort nue, s’il est bain ou douche, thé ou café !<br />

Le plus extraordinaire de tout cela, quand on y pense,<br />

c’est précisément notre silence collectif, notre incroyable<br />

tolérance face à cette situation. Nous, l’auditoire propriétaire<br />

de cette télévision dite publique, nous acceptons pareil<br />

comportement sans mot dire, ou presque ! À commencer, au<br />

cœur de cet auditoire, par les premiers intéressés, les écrivains,<br />

auteures, critiques et les organisations qui les rassemblent.<br />

Comme s’ils acceptaient de bonne grâce ce bâillon<br />

qu’on leur impose ! Faut dire que l’ayant toujours porté, ils<br />

ont peut-être fini par croire que c’était normal. Une sorte de<br />

syndrome de Stockholm qu’on pourrait ici appeler syndrome<br />

de Radio-Canada.<br />

Cela dit, avant de lancer la pierre, reconnaissons que,<br />

pour briser le mur d’indifférence dressé par les médias face<br />

aux revendications populaires ou citoyennes, il faut consentir<br />

à y mettre beaucoup de temps, de concertation et d’effort. À<br />

cet égard, les choses ont commencé à changer quand, à la fin<br />

novembre 2003, devant l’édifice de Radio-Canada, l’UNEQ<br />

a rassemblé une centaine de ses membres pour venir y crier<br />

leur colère contre le silence de la télévision. […]<br />

LA TÉLÉVISION PUBLIQUE<br />

ASPHYXIE LA PENSÉE<br />

QUÉBÉCOISE<br />

Après plus de 50 ans d’existence, il serait peut-être temps<br />

que la télévision publique, la nôtre, celle qui vit de nos<br />

impôts et de nos taxes, cesse d’asphyxier littéralement, sans<br />

nécessairement toujours s’en rendre vraiment compte, la<br />

pensée. La pensée québécoise, ouverte sur le monde mais que<br />

le monde entend bien peu, puisqu’on lui refuse la tribune la<br />

plus populaire, la télévision. Si notre propre télévision ne<br />

donne pas la parole à celles et ceux d’entre nous qui nous<br />

expriment, nous et le monde, quelle télévision d’ailleurs au<br />

monde le fera ?<br />

l’empêchant d’occuper sa place comme<br />

l’une des grandes villes françaises du<br />

monde. Montréal se doit d’être la porte<br />

d’entrée en Amérique de la culture française<br />

mondiale et sa tête de pont.<br />

Plus la culture montréalaise favorisera<br />

l’accès des communautés ethniques<br />

à la culture majoritaire de langue française<br />

et permettra réciproquement aux<br />

cultures minoritaires de nourrir la culture<br />

de la majorité, plus elle sera près de<br />

son expression réelle en territoire montréalais.<br />

La dynamique de l’échange<br />

interculturel fait appel à une ouverture<br />

simple et généreuse aux différences.<br />

L’art d’habiter une ville comme<br />

Montréal, de la représenter, de la jouer,<br />

de la chanter et de l’écrire est un savoirvivre<br />

qui se traduit par un accueil<br />

respectueux de toutes les cultures dans<br />

une langue commune, le français en l’occurrence.<br />

C’est la raison pour laquelle<br />

dans sa nouvelle Charte des droits et<br />

responsabilités, la ville de Montréal doit<br />

s’engager formellement à protéger le<br />

français, la langue de la majorité sur son<br />

territoire. Il en va non seulement de la<br />

responsabilité d’une métropole mais du<br />

patrimoine de tout un peuple.<br />

(MARKETING)<br />

Le secret<br />

du chanoine<br />

MARIE-PIER LUNEAU poursuit des<br />

recherches sur les stratégies d’écrivains. Son<br />

essai Lionel Groulx Le mythe du berger<br />

(Leméac, 2003) est le fruit d’une confrontation<br />

entre la correspondance de l’écrivain et le<br />

discours mythique sur sa figure d’auteur.<br />

Derrière la pose d’un modeste écrivain<br />

d’histoire qu’il aimait se donner, le chanoine<br />

se révèle un carriériste de première, doublé<br />

d’un redoutable publiciste.<br />

Lionel Groulx est probablement un<br />

des premiers auteurs de best-sellers<br />

au Québec. Les Rapaillages, contes<br />

publiés pour la première fois en recueil<br />

en 1916, ont été imprimés à quelque<br />

65 000 exemplaires au XX e siècle. La<br />

deuxième édition de 1919 était déjà tirée<br />

à 25 000 exemplaires, alors que quelque<br />

8 000 exemplaires avaient été écoulés<br />

entre 1916 et 1919. Les ventes étaient<br />

donc massives et rapides. Le seul talent –<br />

notion ô combien vague ! – d’un écrivain<br />

peut-il à lui seul expliquer un tel<br />

succès ?<br />

On pourrait donner des chiffres<br />

semblables pour les deux romans de<br />

Groulx et pour plusieurs de ses essais historiques.<br />

On en arriverait aux mêmes<br />

questions. Comment un tel phénomène<br />

se produit-il dans le marché du livre ? De<br />

quels facteurs externes au texte dépendil<br />

? Est-ce que, par exemple, le fait que<br />

Groulx ait encensé lui-même, sous<br />

pseudonyme, son roman L’Appel de la<br />

race pendant plusieurs mois dans sa<br />

revue L’Action française, a pu contribuer,<br />

un tant soit peu, à écouler rapidement<br />

les trois mille premiers exemplaires ?<br />

Lionel Groulx est un des premiers<br />

auteurs de best-sellers au Québec parce<br />

qu’il s’est hissé lui-même au haut du palmarès<br />

à force de stratégie littéraire. […]<br />

Groulx est partout à L’Action française,<br />

non seulement sous son nom propre,<br />

mais encore sous de multiples noms de<br />

plume, la plupart empruntés aux compagnons<br />

de Dollard des Ormeaux. Une<br />

étude exhaustive des textes publiés par<br />

Groulx sous pseudonyme dans la revue<br />

m’a vite portée à constater que ces<br />

masques sont les plus fidèles admirateurs<br />

de son œuvre. Groulx parle effectivement<br />

de lui-même ou de ses livres dans<br />

63 % de ses textes publiés sous un nom<br />

d’emprunt dans L’Action française. Entre<br />

1920 et 1925, années au cours desquelles<br />

il consacre le plus clair de son temps<br />

à l’œuvre de L’Action française, il est<br />

question de lui dans 56 des 60 textes<br />

qu’il publie sous pseudonymes. Voilà<br />

bien une tactique qui a pu permettre à<br />

l’écrivain de créer un effet d’omniprésence<br />

sur la scène intellectuelle, si bien<br />

qu’on ne s’étonnera pas de voir ses correspondants<br />

lui répéter inlassablement<br />

qu’il est l’âme de L’Action française et que<br />

tous les succès récoltés par la revue lui<br />

reviennent de droit. […]<br />

Dans ses Mémoires, Lionel Groulx<br />

avance innocemment à propos de son<br />

roman Au cap Blomidon : Dans le monde<br />

de mes amis, il fallait s’y attendre, ce fut le<br />

concert d’éloges coutumiers. Il fallait s’y<br />

attendre, certes, puisque Groulx luimême<br />

orchestre une campagne de publicité<br />

digne d’un grand stratège. Omer<br />

Héroux se dit prêt à publier toute critique<br />

du roman dans Le Devoir : Groulx<br />

commence la chasse aux louanges.<br />

Le 28 novembre 1932, il écrit à<br />

Georges Courchesne une lettre dans<br />

laquelle, en demandant une critique, il<br />

rejette subtilement la responsabilité<br />

d’une campagne publicitaire favorable<br />

au Cap Blooming sur Omer Héroux. Il<br />

faut remarquer encore une fois comment<br />

l’écrivain, feignant l’indifférence devant<br />

la critique, fournit pourtant un canevas<br />

au rédacteur.<br />

Non seulement il s’intéresse au discours<br />

critique sur ses livres tout en prétendant<br />

y être froid, mais il tente en plus<br />

de l’orienter. Le procédé devient courant<br />

dans le discours de Groulx : M. Héroux<br />

m’a téléphoné hier pour me dire le bien qu’il<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 5<br />

NORMAND HUDON


vous a plu de dire, l’autre soir, au Cercle, de<br />

Au cap Blomidon. Et il a ajouté : Son<br />

Excellence avait d’autant plus de mérite<br />

qu’elle disait ce bien hors la présence de<br />

l’auteur.<br />

Et il a encore ajouté : Pourquoi ne<br />

demanderiez-vous pas à son Excellence<br />

quelques mots d’appréciation qui<br />

seraient insérés sous notre rubrique : Le<br />

sentiment du lecteur ? Vous aurez peutêtre<br />

observé, en effet, que depuis quelques<br />

jours, Le Devoir publie, en 3 e page, au bas<br />

de la première colonne, Le sentiment du<br />

lecteur sur Au cap Blomidon.<br />

Je ne vous demande pas, mon cher<br />

Seigneur, une appréciation littéraire, bien<br />

que vous soyez compétent en la matière.<br />

Mais peut-être pourriez-vous ramasser, en<br />

quelques lignes, 7 à 8, votre sentiment sur le<br />

dynamisme moral du petit livre s’il en a un,<br />

et, par exemple, ce qu’y pourrait trouver<br />

notre jeunesse pour qui je l’ai écrit.<br />

Monseigneur Courchesne rédige<br />

l’article et recommande particulièrement<br />

le roman à la jeunesse, comme le<br />

souhaitait Groulx. (…) On ne peut<br />

manquer de remarquer que la rubrique<br />

Le sentiment du lecteur sur Au cap<br />

Blomidon, publiée dans Le Devoir, appartient<br />

à ce qu’on appelle parfois à l’époque<br />

la critique-réclame. D’emblée, le<br />

titre est factice, puisque le lecteur qui<br />

donne son sentiment n’est pas choisi au<br />

hasard, mais est invariablement un<br />

inconditionnel de Groulx. (…)<br />

Quatorze textes laudatifs sur Au cap<br />

Blomidon sont parus dans Le Devoir entre<br />

novembre 1932 et mars 1933, donc en<br />

l’espace de cinq mois. Pas étonnant que<br />

le mémorialiste souligne si souvent la<br />

contribution exceptionnelle d’Omer<br />

Héroux à sa carrière d’écrivain ! En<br />

décembre 1932, Groulx écrit à Robert<br />

Rumilly : Je suis un peu surpris, je vous l’avoue,<br />

du généreux accueil que l’on fait à ce<br />

qui fut véritablement pour moi un véritable<br />

divertissement de vacances.<br />

Peut-il vraiment être surpris de l’accueil<br />

favorable réservé à son roman,<br />

alors qu’il sollicite lui-même moult critiques<br />

? Non, feindre l’étonnement fait<br />

partie de sa construction d’une image<br />

d’écrivain mythique détaché du sort<br />

matériel de ses livres.<br />

6 • L’ A P O S T R O P H E<br />

(RÉCIT DE VOYAGE)<br />

Entre<br />

deux vols<br />

MONIQUE THOUIN a tiré Empreintes de<br />

séjour (Éditions Trois-Pistoles, 2004) de ses<br />

premières impressions du Chili et de<br />

l’Argentine. Complété par une riche iconographie<br />

populaire et une suite d’encadrés<br />

pertinents sur l’état politique des lieux, le<br />

livre nous entraîne dans la foulée d’une<br />

voyageuse qui, entre le dépaysement et l’étonnement,<br />

découvre que quitte à s’y prendre<br />

à deux fois pour le prouver, tous les<br />

hasards ne sont pas heureux.<br />

Arrivée à destination, quelle compagnie<br />

d’autobus choisir pour gagner<br />

Buenos Aires ? Chauffeurs de taxi<br />

comme des maringouins après moi. Je les<br />

fuis et tombe dehors sur la file bruyante<br />

des voyageurs attendant le minibus<br />

Tienda Leone, tente d’acheter 17 $ US le<br />

billet nécessaire, mais le préposé m’expédie<br />

cavalièrement et me fait signe de me<br />

fondre dans la foule, ce que je fais,<br />

contrariée de ne pas saisir son système.<br />

À ma droite, un homme s’agite, crie<br />

que non, il ne va pas attendre une demiheure<br />

de plus. Je lui demande en espagnol<br />

de m’expliquer lentement ce qui se<br />

passe et il me répond en anglais qu’il est<br />

argentin, avocat et vit à Washington<br />

depuis 30 ans, que ses compatriotes sont<br />

tous des incompétents, qu’il a un rendezvous<br />

d’affaires et qu’on ne va pas nous<br />

prendre lui et moi dans le prochain minibus<br />

car toutes les places en sont vendues.<br />

Ce sur quoi il se remet à hurler<br />

après le préposé, qui finit par le calmer<br />

en lui affirmant qu’on va nous transporter<br />

en voiture jusqu’au centre.<br />

Le bus parti, un chauffeur en livrée<br />

nous ouvre les portes de sa quasi-limousine,<br />

avocat autoritaire devant et moi<br />

derrière. Service express, on me dépose à<br />

l’hôtel choisi dans mon Routard mais,<br />

même si j’avais téléphoné, pas de chambre<br />

disponible. Je marcherai jusqu’à mon<br />

deuxième choix.<br />

•<br />

Irai-je à Iguazu, ce parc national de<br />

65 000 hectares, antre de 275 chutes aux<br />

gorges tapissées d’orchidées ? Une heure<br />

d’avion à peine, me dit la blonde épouse<br />

du patron de l’hôtel en berçant son nouveau-né<br />

sur sa petite poitrine et elle ressemble<br />

à ma sœur. Ils vont garder mon<br />

gros sac à La Recoleta le temps de mon<br />

excursion vers le Nord-Est.<br />

•<br />

Montevideo, capital nacional de la<br />

orchidea. Il est 10 h 40. Millions de tronc<br />

d’arbres empilés et sapins ressemés, on se<br />

croirait dans le film de Desjardins, couleurs<br />

et espèces mises à part. À l’écran de<br />

télé du boui-boui, on souligne l’anniversaire<br />

de l’assassinat de John Lennon.<br />

Dans le bus, à tue-tête, Céline Dion,<br />

Talk about love…je capote.<br />

•<br />

Orage, averses, on ne m’a pas prévenue,<br />

fin de la saison des pluies. Genou<br />

blessé sur rue pavée de pierres mal assorties<br />

et on m’a presque vidé mon portefeuille<br />

alors que j’étais tombée endormie.<br />

La seule banque du lieu est fermée, car<br />

entrée en fonction du nouveau président<br />

du pays. Ulysette est contrariée, voyeur à<br />

la fenêtre de sa chambrette de la<br />

Residencial Liliane qui s’en fout mais<br />

éperdument, goutte sur le point de faire<br />

déborder un verre saturé d’insatisfaction<br />

! Argent pour un repas, le seul pendant<br />

les deux jours que je suis forcée de<br />

passer dans ce bled car billet d’avion<br />

inchangeable et je dois garder quatre<br />

pesos pour le collectivo vers l’aéroport.<br />

•<br />

Vendredi, je suis affamée. Il pleut<br />

des fleuves, le Parana va-t-il déborder ?<br />

Eau rouge à hauteur des chevilles.<br />

L’Italienne croisée dans la jungle hier<br />

tarde à arriver au terminus d’autobus,<br />

seul être gentil rencontré dans les parages<br />

de Porto Iguazu et pendant deux<br />

heures, transie et écœurée, je l’espère.<br />

Alessandra, qui vit à Rome et travaille<br />

dans le pétrole, arrive et je renais, serrant<br />

mes quatre misérables pesos dans ma<br />

main et qu’on en finisse. L’assistant du<br />

conducteur nous vend nos précieux<br />

LE LIVRE N’A JAMAIS EU LA PARTIE BELLE<br />

À AUCUN MOMENT DE L’HISTOIRE<br />

DE RADIO-CANADA<br />

primes d’assurance-chômage et l’opposition à la mondialisation<br />

soutenue par nos gouvernements.<br />

Ces débats n’auront pas lieu alors même que, sur tous ces<br />

sujets, on trouve chez nous une grande variété de chercheuses,<br />

d’écrivains, d’essayistes et de poètes qui ont des choses à<br />

dire. Et pourquoi toutes ces personnes ne seraient-elles pas<br />

conviées à mener publiquement ces débats ? Parce que les<br />

réunir, leur donner la parole, leur proposer de débattre entre<br />

eux, en public, sur des sujets chauds dont on parle peu, équivaut<br />

forcément à reconnaître que la critique du pouvoir<br />

dominant est une pratique démocratique acceptable ! Ce qui<br />

est inimaginable ! La té1évision, plus que les autres médias,<br />

a peur des visages nouveaux qui ne voient pas nécessairement<br />

le monde par le prisme du pouvoir dominant. C’est<br />

trop risqué ! Elle s’abstient. Au fond pour être plus exact,<br />

disons qu’elle ne refuse pas le droit de parole : elle se contente<br />

de ne pas l’offrir.<br />

En lieu et place, pour meubler les ondes d’une manière<br />

distrayante, la télévision présentera des quiz, des variétés, des<br />

téléromans, du cinéma, quelques bulletins de nouvelles. Tout<br />

cela, comme le suggère Pierre Bourdieu, prend du temps, du<br />

temps qui pourrait être employé à dire autre chose. Or, le temps est<br />

une denrée extrêmement rare à la télévision. Et si l’on emploie des<br />

minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c’est que ces<br />

choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesure où<br />

elles cachent des choses précieuses.<br />

Censure par cachotterie, censure par omission, censure<br />

invisible, gants de velours et rideau de fer, d’où la difficulté de<br />

l’appréhender et de la dénoncer de manière crédible. […]<br />

À la télévision, déplore l’écrivain et journaliste Hervé<br />

Fischer, les intellectuels n’ont droit qu’au murmure. Ils n’ont<br />

pas leur place. Ne la veulent-ils pas ? Ou n’y sont-ils guère admis<br />

parce qu’ils y paraîtraient mauvais acteurs, trop dramatiques ou<br />

trop élitistes ? On semble le croire, mais cela reste à prouver : il s’agit<br />

plutôt d’un préjugé répandu, ce que démentent bien des exemples<br />

d’intellectuels qui savent aussi percer l’écran.<br />

La règle veut que pour passer à la tévé, un écrivain doive<br />

remporter un prix prestigieux comme Yann Martel, avoir<br />

signé une œuvre qui obtient un succès populaire exceptionnel<br />

comme Marie Laberge ou alors être un verbomoteur sympathique<br />

et d’un naturel très accrocheur comme Dany<br />

Laferrière. Toutes qualités qui font les vedettes.<br />

Plus gênant encore : de ces auteurs<br />

conviés sous les projecteurs, on attend<br />

rarement qu’ils émettent leurs idées sur<br />

les grands sujets de l’heure, qu’ils commentent<br />

l’actualité ou présentent une<br />

quelconque réflexion. Tout ce qu’on leur<br />

demande, c’est de nous parler du prix<br />

obtenu et d’en mettre plein la vue à l’au-<br />

NORMAND HUDON<br />

La censure consensuelle<br />

La censure au niveau profond désigne une entreprise<br />

de balisage, de programmation. Dans un premier temps,<br />

elle vise à instituer le dicible et, ainsi, son effet est de<br />

cacher toute parole divergente. Dans un second temps, la<br />

censure profonde préventive vise à faire cacher un propos<br />

discordant, par des interventions préalables de nature privée.<br />

Sur le plan de la manifestation, c’est-à-dire lorsque le<br />

discours profond a été si inefficace que se produit un discours<br />

hétérodoxe, l’activité censoriale doit se résoudre à<br />

montrer (le Saint Office avec l’Index par exemple) pour<br />

cacher, contradiction difficile à contourner. La grande<br />

transformation de la censure cléricale, du XIX e siècle au<br />

début du XX e , aura été de passer du niveau de la manifestation<br />

au niveau profond.<br />

Ce modèle (rhétorique) de la censure parle en<br />

quelque sorte de lui-même. J’attire cependant l’attention<br />

sur le coefficient d’efficacité de la censure, qui va diminuant<br />

avec le niveau de la manifestation. Cela revient à<br />

dire que plus la censure se manifeste publiquement, plus<br />

la coercition montre sa faiblesse. On ne peut pas en faire<br />

une vérité générale, mais il est bien certain qu’à l’inverse,<br />

l’absence de censure au niveau de la manifestation n’est<br />

pas l’indice d’une absence de censure tout court, mais<br />

peut-être davantage d’un consensus inconscient. […]<br />

En dernière analyse, l’Église a compris au tournant du<br />

siècle ce que John Saul a exprimé dans son essai Les<br />

Bâtards de Voltaire (Payot, 1993). C’est le langage et non l’argent<br />

qui est facteur de légitimité. Tant que les systèmes militaire,<br />

politique, religieux ou financier ne contrôlent pas le langage,<br />

l’imagination du public peut évoluer librement, au gré des idées<br />

qui lui sont propres. L’autorité établie a toujours eu davantage<br />

à redouter des propos incontrôlés que des forces armées.<br />

C’est dans cette entreprise du contrôle du langage<br />

que se lance le pouvoir religieux au début du XX e siècle.<br />

Au XIX e siècle, par exemple, la Semaine religieuse du<br />

Québec s’objectait à ce que le mot miracle fût employé<br />

dans les réclames publicitaires, injure à Dieu ! Mais au XX e ,<br />

c’est le discours entier que l’on tentera de baliser.<br />

PIERRE HÉBERT<br />

CENSURE ET LITTÉRATURE AU QUÉBEC<br />

Le livre crucifié 1625-1919, PIERRE HÉBERT, Fides, 1997.<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 4 3


au printemps 2002. Puis plus rien.<br />

[…]<br />

Si c’est la concurrence de la<br />

télévision privée qui justifie l’absence<br />

actuelle d’émissions sur le livre, il<br />

faut logiquement en déduire, à l’inverse,<br />

qu’en l’absence de ladite<br />

concurrence ou face à une concurrence<br />

de peu de poids, de telles<br />

émissions auraient trouvé une place<br />

importante dans la programmation<br />

régulière de la télévision publique. Or l’histoire nous montre<br />

que tel n’est pas le cas.<br />

Née en 1952, Radio-Canada a été en situation de parfait<br />

monopole jusqu’à la naissance du canal 10, à Montréal, en<br />

1961. Donc pendant 10 ans. Ce n’est qu’en 1971, dix années<br />

plus tard, qu’un premier réseau privé apparaîtra, TVA,<br />

regroupant au départ les stations de Montréal, Québec et<br />

Chicoutimi. Radio-Canada existait alors depuis 20 ans.<br />

Quant à la diffusion par câble, elle ne connaîtra un véritable<br />

essor qu’à partir des années 1980. TQS pour sa part ne naîtra<br />

qu’en 1986, soit 34 ans après Radio-Canada.<br />

La forte concurrence actuelle constitue sans doute un<br />

argument ponctuel et opportun de plus dans le carquois de<br />

Radio-Canada pour justifier son absence totale d’intérêt pour<br />

le livre et la pensée, mais ce n’est guère plus qu’un fauxfuyant<br />

qui ne tient pas la route. La moitié ou presque de ses<br />

cinquante ans d’existence a bel et bien été vécue à l’abri de<br />

toute véritable concurrence. […]<br />

Quant à la présente modestie des budgets alloués à la<br />

télévision publique, elle ne saurait, de toute manière, être en<br />

elle-même une excuse justifiant l’absence d’émissions construites<br />

à partir des livres. Un studio habité par des essayistes,<br />

des romancières, des poètes et des auteurs qui sont là pour<br />

débattre entre eux exige un minimum de décors et d’accessoires,<br />

et tout au plus, à l’occasion, de légers frais de déplacement<br />

pour les invités, le cachet d’un animateur ou animatrice<br />

et le coût d’une petite équipe de production.<br />

Même une télévision pauvrette pourrait produire ce type<br />

d’émission. On est ici à mille lieues des frais encourus pour<br />

produire La Fureur ! Par exemple, Cent titres, à Télé-Québec,<br />

coûtait 900 000 $ , en tout et pour tout, pour 26 émissions<br />

diffusées d’abord à Télé-Québec, puis à ARTV, dans un<br />

montage différent. Un coût moyen, par émission, de<br />

34 615 $. Pour fins de comparaison, une série dramatique du<br />

type Omertà, ou Jack Carter, ou Simonne et Chartrand, coûte<br />

plus ou moins un million de dollars par émission. […]<br />

Tant les artisans que les cadres des grands médias sont de<br />

plus en plus interchangeables. On les voit régulièrement passer<br />

du secteur public au secteur privé et inversement. Du<br />

Journal de Montréal à Radio-Canada à Télé-Québec.<br />

SI L’OCCASION FAIT LE LARRON,<br />

IL SUFFIT DE SUPPRIMER L’OCCASION<br />

4 2 • L’ A P O S T R O P H E<br />

De TVA à Radio-Canada. Du Soleil à CBVT. De Télé-<br />

Québec au Journal de Montréal. De Radio-Canada à TQS.<br />

Tout cela ne fait que confirmer, s’il le fallait, les propos<br />

d’Anne-Marie Gingras, professeure de science politique à<br />

l’Université Laval et spécialiste des communications, à savoir<br />

que ces grandes institutions participent d’une idéologie commune.<br />

Et donc exclusive. Ces institutions participent ainsi à<br />

la formation et à l’enracinement d’une forme molle de pensée<br />

unique, ce qui est évidemment inimaginable sans l’apport<br />

d’un mélange de censure et de propagande, revers d’une<br />

même médaille.<br />

De nos jours, hors des situations de guerre, rares sont les<br />

cas flagrants de censure dans les grands médias, encore qu’ils<br />

existent à l’occasion. C’est que la censure est rendue de<br />

moins en moins nécessaire au quotidien : les journalistes, et<br />

à plus forte raison leurs cadres, sont maintenant triés sur le<br />

volet, comme le note Anne-Marie Gingras dans son ouvrage<br />

incontournable Médias et démocratie (Presses de l’Université<br />

du Québec, 1999). Donc, à peu près inutilité de la censure<br />

formelle.<br />

LA PENSÉE PUBLIQUE<br />

SE RÉSUME<br />

À QUELQUES<br />

JOURNALISTES<br />

ET UNE POIGNÉE<br />

D’INTELLECTUELS<br />

PATENTÉS<br />

Dans ces conditions, les médias font, comme naturellement,<br />

l’impasse sur quantité de sujets majeurs. Tabous. La<br />

pauvreté est un sujet tabou, sauf au temps de la Guignolée où<br />

le pleur – mais non la révolte, attention ! – est permis : compassion<br />

minimale pour les plus démunis vue sous l’angle de la charité,<br />

écrit Anne-Marie Gingras.<br />

Sauf quand ils prennent la couleur des faits divers, un<br />

grand nombre de sujets traités dans bon nombre d’ouvrages<br />

sont néanmoins tabous à la télé comme l’écart des revenus<br />

qui s’élargit entre les riches et les pauvres, ici même au<br />

Québec où, à Montréal par exemple, 50 % de la population<br />

vit avec à peine 18 % des revenus disponibles, l’autre moitié<br />

en accaparant 82 % ; la prostitution ; la gestion actuelle et<br />

prévisible de l’eau ; l’usage de drogues vu par l’histoire, les<br />

sciences et les arts ; l’état même de la presse super concentrée<br />

et ses effets sur la liberté d’expression ; les liens intimes<br />

qui unissent milieux politiques et d’affaires ; le rapport immigration,<br />

intégration et sécurité nationale ; le libéralisme nouvelle<br />

mouture et ses impacts sociaux ; le détournement des<br />

billets et un militaire vérifie ma destination,<br />

la compagnie de bus choisie, et<br />

note tout ça. N’y a-t-il donc que les<br />

oiseaux qui n’aient pas de chaîne aux<br />

pattes dans ce pays ? Encore doivent-ils<br />

parvenir à naître car, explique le Routard,<br />

les vibrations des hélicoptères brésiliens<br />

au-dessus des cataractes d’Iguazu brisent<br />

la coquille des œufs.<br />

•<br />

Avion jusqu’à l’aéroport national de<br />

Buenos Aires. Heureusement on ne m’a<br />

volé ni mon passeport ni ma Visa. Grâce<br />

à cette dernière donc, parcours jusqu’à<br />

mon petit hôtel de La Recoleta dans une<br />

voiture de la compagnie Tienda Leone,<br />

quoiqu’un article de journal découpé par<br />

la mère d’Andrés m’ait appris par la suite<br />

que le matin de mon arrivée au pays, je<br />

l’ai échappé belle. Le minibus où l’avocat<br />

colérique et moi n’avions pas pu prendre<br />

place avait été braqué par un passager<br />

dont la mallette contenait un revolver et<br />

par ses complices qui l’avaient suivi en<br />

voiture. Cellulaires, bijoux, poches ventrales,<br />

bagages et tutti frutti, y compris<br />

cartes de crédit, passeports et enfin les<br />

clés du chauffeur d’autobus ont été<br />

réquisitionnées. Et le journaliste de préciser<br />

que c’était la première fois qu’on<br />

s’attaquait à cette compagnie. Robin des<br />

Bois, le héros national, venait de réussir<br />

un gros coup sans que j’écope. Il était<br />

écrit que ma quote-part allait être versée<br />

quand même, mais plus tard et plus au<br />

nord.<br />

O’KIF<br />

(MONDIALISME)<br />

Jeunes<br />

avant tout<br />

LOUISE BIENVENUE rappelle dans<br />

Quand la jeunesse entre en scène (Boréal,<br />

2003) une évidence occultée. Le fait qu’au<br />

Québec, avant la Révolution tranquille,<br />

c’est l’Action catholique – à l’instar du fascisme<br />

et du communisme en Europe – qui a<br />

pris en main la jeunesse et l’a organisée<br />

comme groupe social. Dès la fin de la<br />

guerre, au nom de cette jeunesse même,<br />

les leaders du mouvement contestent l’unanimité<br />

immobile en adoptant le parti de<br />

l’ouverture au monde et aux autres.<br />

La jeunesse, version 1945 – du moins<br />

la vraie jeunesse, celle que prétend<br />

représenter l’Action catholique –<br />

n’est plus la victime se relevant héroïquement<br />

de ses épreuves. Elle est plutôt<br />

citoyenne du monde, sans œillères, résolument<br />

inscrite dans la modernité et<br />

ouverte au progrès. […]<br />

À la JEC (Jeunesse étudiante catholique)<br />

et surtout à la JIC (Jeunesse indépendante<br />

catholique), de même qu’au<br />

CNAC (Comité national d’Action<br />

catholique), s’amorce une lutte contre<br />

l’anticommunisme primaire qui, au-delà de<br />

la sympathie réelle pour certains aspects<br />

de l’idéologie, a pour fonction de distinguer<br />

l’Action catholique du discours<br />

dominant qu’on estime tissé de préjugés<br />

et alimenté par la peur de l’Autre. Un<br />

article du journal jéciste de février 1945<br />

donne parfaitement le ton. Gérard<br />

Pelletier y relate une rencontre effectuée<br />

avec de jeunes communistes. Malgré<br />

quelque précaution de vocabulaire,<br />

Pelletier se doute bien que son analyse,<br />

suggérant d’approfondir la source de<br />

notre psychose anticommuniste ne fera<br />

pas l’unanimité.(…)<br />

Pelletier néanmoins dans une comparaison<br />

téméraire, fait état des similitudes<br />

entre jeunes militants catholiques et<br />

communistes : Les lecteurs me croiront-ils<br />

quand je raconterai des contacts avec des<br />

militants communistes ardents, aimables,<br />

jeunes, polis et de bonne volonté ? Les problèmes<br />

des jeunes sont, en réalité, un<br />

peu partout les mêmes, dit en substance<br />

le jéciste. Il insiste donc sur les solidarités<br />

propres à la classe d’âge, plutôt que<br />

d’invoquer les habituelles divergences<br />

idéologiques : De quoi ils m’ont parlé ?<br />

Certains de leur misère, certains de leurs<br />

idées, d’autres de leur rancœur. Leur misère,<br />

c’était la nôtre : le manque d’argent, la<br />

difficulté de poursuivre des études, la gêne<br />

dans leurs familles. Et dans leurs cellules,<br />

ces jeunes ont trouvé une partie de leur<br />

soulagement : un enthousiasme pour une<br />

cause, une grande ardeur vers un but.<br />

Pelletier en rajoute en faisant l’éloge<br />

de certaines qualités rencontrées chez<br />

les jeunes communistes. L’ardeur envers<br />

la cause, la ferveur, le caractère révolutionnaire,<br />

autant d’attributs que<br />

devraient cultiver davantage les jeunes<br />

catholiques. Aux côtés des communistes,<br />

poursuit-il, ces derniers paraissent<br />

d’ailleurs tièdes, conventionnels, déjà<br />

vieux…Comment en vouloir, alors, à des<br />

jeunes gens qui, faute d’avoir pu assouvir<br />

leur soif d’engagement social, tombent<br />

dans le communisme. Ils seront repêchés<br />

quand on leur aura montré le christianisme<br />

comme une force révolutionnaire,<br />

affirme Pelletier. Quand les chrétiens<br />

trancheront violemment sur le milieu<br />

par leur façon de se conduire, par leur<br />

vie profonde et leur intransigeance chrétienne,<br />

nous verrons revenir ces frères<br />

éloignés.<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 7


Le futur citélibriste se montre outré<br />

par un catholicisme embourgeoisé,<br />

conformiste et borné qui juge sans<br />

connaître. Apprenons à connaître le<br />

communisme dans sa réalité concrète,<br />

poursuit-il, plutôt que de donner libre<br />

cours à des fantasmes et projections délirantes<br />

: On m’avait parlé des formidables<br />

techniques communistes. Je ne les ai pas<br />

vues. Je n’ai vu que des jeunes intelligents<br />

qui disposent de moyens simples et les exploitent<br />

à fond. […]<br />

On ne combattra efficacement le<br />

communisme, ajoute le secrétaire du<br />

Comité national d’Action catholique,<br />

<strong>Claude</strong> Ryan, dans Jeunesse canadienne,<br />

que lorsqu’on aura fait l’effort intellectuel<br />

nécessaire pour comprendre profondément<br />

cette idéologie. Les condamnations<br />

répétées de l’Église à l’endroit du<br />

communisme ont été, pour trop de<br />

catholiques, une raison facile de ne pas<br />

l’étudier. Encore une fois, c’est à la jeunesse<br />

qu’il revient de réparer ces<br />

erreurs : Nous les jeunes, nous devons, de<br />

ce côté, être extrêmement ouverts et optimistes.<br />

Les jeunes qui ont adopté la philosophie<br />

communiste, ils ne sont pas toujours, en tant<br />

qu’individus, éloignés de nous-mêmes. (…)<br />

On ne devient pas communiste, en règle<br />

générale, par haine de Dieu ou des saints,<br />

mais par révolte contre des abus trop précis.<br />

(ACTE DE NAISSANCE)<br />

Où étais-je<br />

avant les<br />

mots ?<br />

RENAUD GERMAIN sonde à nouveau<br />

les arcanes de l’écriture en parcourant les<br />

derniers titres de la protéiforme collection<br />

Écrire (Éditions Trois-Pistoles) auxquels<br />

s’adjoignent quelques compagnons de route<br />

plus anciens.<br />

Rois et magistrats, empereurs ou édiles,<br />

consuls ou ethnarques, toutes<br />

ces personnes n’écrivent pas, elles<br />

édictent, c’est-à-dire qu’elles ordonnent,<br />

proclament et dominent. Avec des mots.<br />

Je vous aime écrit Adalbert à Yvonne... Je<br />

8 • L’ A P O S T R O P H E<br />

vous aime écrit Tristan à Iseult... Je vous<br />

aime écrit Romain à Aurore... Je vous<br />

aime écrit Justine à Denis... Je vous<br />

aime écrit Estelle à Eudes... Je vous aime<br />

écrit Marie-Soleil à <strong>Jean</strong>-<strong>Claude</strong>... Je<br />

vous aime écrit Hubert à Hortense. Ils<br />

les ont griffonnés sur... Ils ont laissé leurs<br />

notes sur... Qui ne sait lire n’écrit pas !...<br />

Qui est aveugle n’écrit pas !... Qui est<br />

sourd n’écrit pas !... Qui ne voyage pas<br />

n’écrit pas !... Qui ne pille pas n’écrit<br />

pas !... Qui parle trop n’écrit pas !... Qui<br />

craint de se faire voler ses idées n’en a<br />

pas assez pour écrire !... Qui se censure<br />

n’écrit pas !... Qui ne connaît rien au<br />

lieu, à l’époque et au sujet n’écrit pas !...<br />

Qui ne sait comment commencer ou<br />

comment finir n’écrit pas !<br />

MOSE<br />

ANDRÉ BROCHU<br />

La visée critique<br />

Boréal<br />

Il y a un rythme dans l’écriture et, en<br />

écrivant manuellement, je peux le maintenir,<br />

c’est-à-dire que la main peut généralement<br />

suivre la pensée. Quand les<br />

idées affluent trop vite, je griffonne une<br />

note dans la marge de façon à pouvoir y<br />

revenir. J’écris également à toutes les<br />

deux lignes de la page. Ainsi, je peux, la<br />

plupart du temps, corriger mon texte<br />

sans avoir à le réécrire. Toujours la paresse...<br />

Et au diable le papier gaspillé. Je ne<br />

fais pas de plan non plus. Pour la simple<br />

et bonne raison que ce sont les personnages<br />

qui mènent le jeu. Vouloir les corseter<br />

dans un mouvement préétabli ne<br />

marche pas. En tout cas, pas pour moi.<br />

J’ai déjà essayé mais j’ai vite abandonné.<br />

La pensée est volage, l’imagination est la<br />

folle du logis, et je n’ai jamais eu l’intention<br />

de leur passer la camisole de force.<br />

Par ailleurs, le dictionnaire est toujours à<br />

portée de main. Pour vérifier l’orthographe<br />

d’un mot et surtout m’assurer qu’il<br />

veut bien dire ce que je veux exprimer.<br />

CLAUDE JASMIN<br />

Pour l’argent et la gloire<br />

Au fond quelle est l’entreprise créatrice<br />

qui ne comporte aucun risque ? Le<br />

risque fait partie intégrante du métier<br />

d’écrire, comme de bien d’autres situa-<br />

tions, à commencer par le risque de tout<br />

être vivant que la mort guette dès sa<br />

mise au monde. Écrire, c’est risqué, on<br />

ne le dira jamais assez. Dans sa recherche,<br />

l’écrivain s’expose dans toute sa fragilité.<br />

Ce n’est pas facile. Cela demande<br />

tout de même un peu de courage. Il s’expose<br />

tout le temps et tout entier sans<br />

défense, il se montre vulnérable, il<br />

réveille son inconscient, il traverse<br />

quelque exil intérieur, il frise volontairement<br />

ou non l’hérésie morale, sociale,<br />

politique, il rompt avec un état de la<br />

société, il s’offre en nature aux censures<br />

sous toutes leurs formes, il dérange l’ordre<br />

établi, il est à la merci des autres, non<br />

seulement des lecteurs mais aussi de la<br />

critique, des fanatiques, des intolérants.<br />

BERTRAND B. LEBLANC<br />

Les chemins de l’écriture<br />

Écrivains à vos mains, tenons la<br />

plume ardente et fraîche, farouchement<br />

écrivons, bâtissons l’œuvre, il faut y croire,<br />

couchons sur la feuille blanche dans<br />

la lumière crue les plus beaux mots,<br />

allons ! Camouflant mes tendances suicidaires<br />

et mes tares, je cherche désespérément<br />

l’appui de l’autre, l’accord tacite<br />

de ce lecteur hypothétique en moi, j’ai<br />

besoin de me confier à cet être imaginaire.<br />

Je n’ai pas d’ami plus proche. Je ne<br />

sais rien dire d’intéressant, sinon à ce<br />

confident secret et je ne peux pas être<br />

cet autre intime devant une salle pleine<br />

d’invités. Que me sert en effet de parler<br />

dans ce centre commercial? On me pose<br />

des questions. J’ai du mal à parler de moi,<br />

je me tire d’affaire avec ce que je sais de<br />

mon roman, comme si je parlais d’un<br />

HOGARTH<br />

même type que la sienne, répondait tout bonnement : Parce<br />

que vous ne le voulez pas ! Parce que les dirigeants de votre télévision<br />

ne trouvent pas utile d’avoir une émission sur les livres.<br />

Pour des raisons propres à chaque télévision nationale<br />

mais aussi pour une raison sans doute commune à toutes :<br />

une forme de peur. Une crainte inavouable qui pousse à la<br />

censure. Et plus souvent à l’autocensure, laquelle a le puissant<br />

avantage d’être une censure invisible, comme le dit<br />

Pierre Bourdieu (Sur la télévision, Raisons d’agir, 1996). À cet<br />

égard, comme le souligne Pierre Hébert (Censure et littérature<br />

au Québec, Fides,1997), l’absence de censure au niveau de la<br />

manifestation n’est pas l’indice d’une absence de censure tout<br />

court, mais peut-être davantage d’un consensus inconscient.<br />

Cette censure s’attaque au livre en raison de la potentielle<br />

et souvent imprévisible charge de subversion dont il est<br />

porteur. On le sait, au moment où on s’y attend le moins, un<br />

livre surgit, lourd d’une idée, d’une pensée critique au plan<br />

moral ou politique ou social, idéologique, religieux, économique.<br />

Si la télévision avait inscrit à son horaire une véritable<br />

émission qui traite des livres tout en tenant compte de<br />

l’actualité et des grands débats de société, ce livre imprévu,<br />

inattendu et subversif aurait de fortes chances de s’avérer<br />

incontournable.<br />

À L’ORIGINE,<br />

POUR ÊTRE PRISE<br />

AU SÉRIEUX,<br />

LA TÉLÉVISION<br />

SOLLICITAIT<br />

LA CAUTION D’UNE<br />

BIBLIOTHÈQUE<br />

À cet égard ce que nous révèle un simple coup d’œil sur<br />

l’actualité du jour est fort instructif : qui prétendra que seul<br />

un faible auditoire serait intéressé à un débat opposant, par<br />

livres interposés, le général Roméo Dallaire (J’ai serré la main<br />

du diable), Robin Philpot (Ça ne s’est pas passé comme ça à<br />

Kigali) et Gil Courtemanche (Un dimanche à la piscine de<br />

Kigali) ?<br />

Comment la télévision réussit-elle à faire l’impasse sur<br />

ces ouvrages dangereux sans perdre la face, sans avoir l’air de<br />

restreindre la liberté de parole et sans pratiquer de visibles et<br />

gênantes censures ? La réponse qu’elle a trouvée est simple et<br />

radicale : elle ne créera tout simplement pas l’occasion qui fait<br />

le larron ! Ainsi elle se place en situation de ne pas se retrouver<br />

devant la nécessité de censurer, ce qui est fort désagréable<br />

et généralement mal vu. Elle n’aura pas à refuser ou restreindre<br />

le droit de parole puisqu’elle se contentera de ne pas<br />

POURQUOI, LORSQU’ELLE PARLE DU LIVRE,<br />

LA TÉLÉVISION SE LIMITE-T-ELLE<br />

ÀL’ENTREVUE CABOTINE OU INTIMISTE ?<br />

offrir la possibilité de l’exercer, sous prétexte qu’elle a d’autres<br />

obligations plus pressantes. La télévision n’interdit pas la<br />

prise de parole : elle n’ouvre pas le micro, tout simplement !<br />

Une censure par omission, ce qui est une façon, sans crise,<br />

d’installer le silence.<br />

La pensée publique transmise par la télé québécoise<br />

demeure, pour l’essentiel, celle de quelques journalistes et<br />

d’une poignée d’intellectuels patentés, encore là toujours les<br />

mêmes, à qui la télé a recours surtout dans les temps de crise<br />

et qui forment un carrousel dont les visages et propos sans<br />

surprises reviennent périodiquement.<br />

Ça n’est pas faire insulte à ces personnes d’affirmer que<br />

limitant l’expression de la pensée publique à la leur, la télé se<br />

prive et nous prive d’un riche réservoir de connaissances :<br />

celles de nos plus grandes chercheuses, de nos plus éminents<br />

intellectuels, des meilleurs de nos écrivains et des plus intéressantes<br />

de nos auteures qui en sont réduits à demeurer à la<br />

maison au coin du feu et à regarder la télé des autres. À syntoniser<br />

TV5 ou PBS. […]<br />

Le livre n’a jamais eu la partie belle à Radio-Canada, à<br />

aucun moment de son histoire. En 1959, sept ans après sa<br />

naissance, la Société fait le bilan de ses émissions en Arts et<br />

Lettres. En théâtre et en musique, elle se dit fière avec raison<br />

de sa jeune tradition des Téléthéâtres et des Heures du<br />

Concert. Mais sur le thème de la littérature à la télévision,<br />

c’est le silence : elle n’a rien à dire, rien à signaler.<br />

Pourtant, au fil des ans, les arts en général se succéderont<br />

à l’écran. Le plus souvent présentés à des heures invraisemblables,<br />

genre 23h30, après le sport, les nouvelles et le commentaire.<br />

On y parlera théâtre, peinture, danse et, occasionnellement,<br />

livres. Cela s’appellera Arts et Lettres (fin des<br />

années 1950, début des années 1960), Présence de l’art (début<br />

des années 1960). À livre ouvert (été 1964). Miroirs de l’art et<br />

Prisme (fin des années 1960). Ce sera aussi l’increvable série<br />

Rencontres (1971 à 1985) offrant des entrevues sur des thèmes<br />

philosophiques, religieux, artistiques. Certaines années,<br />

au cours de cette période 1960-1980, Radio-Canada affichera<br />

une production intégralement importée de France :<br />

Lecture pour tous, par exemple, avec des animateurs français.<br />

La décennie 1980 nous amènera<br />

Noir sur blanc et Entre les lignes, émissions<br />

consacrées au livre. Puis Coup<br />

d’œil. De 1989 à 1993, La bande des<br />

six, émission culturelle diversifiée,<br />

prendra l’affiche à son tour pour<br />

céder la place à Sous la couverture jusqu’en<br />

1997. Puis, le silence jusqu’en<br />

1999, alors qu’apparaîtra Jamais sans<br />

mon livre, qui décédera sans héritier,<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 4 1


ILLUSTRATIONS : GRANDVILLE<br />

Disperser la littérature<br />

dans des émissions, mêmes<br />

culturelles, ne rend pas la littérature<br />

visible. Il ne faut pas confondre promotion de la<br />

littérature, lorsqu’il y en a, et émissions littéraires.<br />

Couvrir la littérature à l’intérieur d’autres émissions<br />

est une formule inadéquate et insuffisante. Ce<br />

qu’il faut, ce sont des émissions dédiées à la littérature,<br />

comme certaines sont dédiées à la science, à<br />

l’économie, au sport ou à la religion. La littérature<br />

peut passionner et cela n’a rien à voir avec la formule<br />

tant décriée du show de chaises, décriée<br />

d’ailleurs pour le livre seulement, mais pas pour les<br />

autres domaines, rappelle <strong>Bruno</strong> <strong>Roy</strong> dans la préface<br />

de LA GRANDE PEUR DE LA TÉLÉVISION : LE<br />

LIVRE, un ouvrage qui relève à la fois du plaidoyer<br />

et du pamphlet où JACQUES KEABLE tente de<br />

répondre à une question : l’indifférence de Radio-<br />

Canada pour la littérature québécoise est-elle un<br />

geste politique ou un effet de la bêtise ?<br />

4 0 • L’ A P O S T R O P H E<br />

Pourquoi la télévision publique n’offre-t-elle pas à son<br />

auditoire, de manière habituelle, à de bonnes heures d’écoute,<br />

des émissions bâties à même l’univers du livre, d’ici et<br />

d’ailleurs, étant donné que non seulement elle peut le faire<br />

mais qu’en plus la culture est au cœur de son mandat principal<br />

?<br />

La télévision de Radio-Canada existe depuis plus de<br />

50 ans, et Télé-Québec depuis plus de 35 ans ! Plus d’un<br />

demi-siècle pendant lequel des équipes de professionnelles et<br />

d’artisans ont été formées, ont animé et animent encore ces<br />

plateaux de télévision. Une aussi longue histoire a forcément<br />

enfanté un bon nombre de pros, comme on dit, parfaitement<br />

capable d’inventer et de concrétiser les bonnes formules,<br />

pourvu qu’on veuille bien leur en offrir le défi et l’occasion.<br />

À tous égards, la compétence télévisuelle existe.<br />

Dès lors pourquoi les rares fois où l’on parle du livre à la<br />

télévision se limite-t-on à l’entrevue cabotine, type émission<br />

de variétés, ou à l’entrevue intimiste, très cu-culturelle, très<br />

bcbg, gentille, complaisante pour ne pas dire servile, comme<br />

si le monde du livre relevait nécessairement d’un univers précieux,<br />

propret, gentillet et bien élevé ?<br />

Pourquoi, pour traiter des grands enjeux sociaux, des<br />

interrogations ou des inquiétudes collectives, des maux de<br />

nos sociétés ou alors de nos aspirations communes, plonge-ton<br />

toujours la ligne à pêche – pour<br />

peu qu’on le fasse – dans le même<br />

petit bassin contenant quelques politiciens<br />

et quelques analystes patentés,<br />

toujours les mêmes, dont<br />

quelques journalistes au savoir évidemment<br />

universel ?<br />

Pourquoi cette exclusive mise en<br />

valeur de la pensée courte et en surface<br />

? Et pourquoi ne s’aventure-t-on<br />

pas plutôt sur des cours d’eau plus<br />

vivaces, plus tourmentés, plus imprévisibles aussi, en y donnant<br />

la parole à celles et ceux de nos écrivains, écrivaines et<br />

intellectuels qui consacrent leur vie à réfléchir à telle ou telle<br />

de ces vastes questions, chacun à sa manière et de son poste<br />

d’observation particulier ?<br />

Bref pourquoi les auteurs, hommes ou femmes, poètes ou<br />

essayistes, tous genres confondus, sauf les quelques visages<br />

habituels qui réapparaissent avec la régularité des saisons,<br />

sont-ils systématiquement absents du petit écran ?<br />

À toutes ces questions, les réponses généralement mises<br />

de l’avant apparaissent comme autant de prétextes opportuns<br />

destinés à déculpabiliser les responsables de la télévision<br />

et justifier leur désintérêt. Aucune des explications fournies à<br />

ce jour n’arrive à faire comprendre la pérennité du phénomène.<br />

: le livre est absent des ondes québécoises depuis la<br />

naissance de la télévision, en 1952. L’exception d’une présence<br />

ponctuelle ne fait que confirmer la règle.<br />

Bernard Pivot, à qui des Anglais, Suédois et autres<br />

Européens demandaient systématiquement pourquoi diable<br />

ils ne bénéficiaient pas, chez eux, d’émissions littéraires du<br />

autre, je pourrais donner des conseils,<br />

mais beaucoup sont impossibles à suivre.<br />

Où étais-je avant les mots ? Enfant,<br />

ils m’ont servi à énumérer, à mettre en<br />

forme, à paginer mes jours. J’ai eu des<br />

mots favoris, des mots qui m’ont impressionné,<br />

je me suis habillé de mots, ils<br />

m’ont marqué, puis un jour, j’ai su lire<br />

des phrases, écrire des phrases au tableau<br />

noir de la classe et dans mon cahier de<br />

composition, j’ai appris les verbes pronominaux,<br />

les noms composés et leur pluriel,<br />

les participes passés variables et surtout<br />

j’ai respiré le parfum des livres à la<br />

bibliothèque et j’ai été saisi par l’esprit<br />

des légendes, c’est là que j’ai voulu devenir<br />

écrivain. Maintenant le silence tout<br />

autour de moi m’envahit, l’écriture n’est<br />

pas un job. Au clair de la lune, j’ai perdu<br />

ma plume, les griffes de l’ombre se resserrent<br />

sur moi. La mort viendra et je<br />

n’aurai rien écrit (...)<br />

GAËTAN BRULOTTE<br />

La chambre des lucidités<br />

C’est un fait que les livres restent<br />

dans leur ghetto culturel ou ils étouffent<br />

dans des entrepôts en attendant leur<br />

pilonnage. Quel gaspillage d’argent des<br />

contribuables ! Des efforts concrets doivent<br />

être déployés pour la promotion et<br />

la diffusion des livres écrits directement<br />

en français au Québec, pour leur traduction<br />

et leur exportation, ailleurs au<br />

Canada et dans le monde, et autrement<br />

qu’au compte-gouttes actuel.<br />

DANIEL GAGNON<br />

A contrario<br />

Hélas, le colonisé n’a pas de passé.<br />

Même si sa devise est Je me souviens, il<br />

oublie tout, faisant persister dans le futur<br />

son passé de colonisé qui continue de se<br />

projeter dans son absence d’avenir culturel<br />

autonome. La culture a besoin que<br />

son peuple la porte, pour la faire rayonner,<br />

ici et ailleurs. Ce n’est que comme<br />

cela qu’elle existe : parce que le monde<br />

en parle et est fier de bénéficier d’un<br />

contact étroit avec elle, parce que le<br />

peuple s’identifie à la force de créativité<br />

qui en émane et qu’il s’enorgueillit des<br />

talents des siens dont il sait que les siens<br />

et les autres font la critique et l’éloge.<br />

Ainsi que l’a parfaitement compris<br />

Gaston Miron, c’est de cette façon que<br />

l’on arrive à édifier quelque chose<br />

comme une conscience nationale, une<br />

fierté nationale.<br />

GINETTE PELLAND<br />

Dans un pays colonisé<br />

(Lors d’un séjour en France.) Nous,<br />

c’est pas pareil. On a de l’argent, eh bien<br />

soit, ça vaut bien certaines valeurs. On<br />

achète. La civilisation appartient à ceux<br />

qui ont de l’argent; on est en train de<br />

vider vos musées, vos châteaux, j’ai vu<br />

des Américains l’autre jour leur voiture<br />

pleine à craquer de tableaux, de mobilier,<br />

et ils vont transporter ça en Amérique.<br />

Oui, on achète, et la civilisation s’achète,<br />

et la culture vient ensuite. Pour le<br />

moment, money talks et le reste viendra<br />

par surcroît, comme c’est arrivé pour les<br />

Grecs et les Romains.<br />

GASTON MIRON<br />

À bout portant,<br />

correspondance<br />

avec <strong>Claude</strong> Hæffely<br />

(1954-1965) Leméac<br />

(COUP DE GRIFFE)<br />

Le chèque<br />

suivra<br />

CARMEL DUMAS a l’habitude de porter<br />

plusieurs chapeaux : journaliste, recherchiste,<br />

scénariste et réalisatrice. Dans son<br />

deuxième roman, Le retour à l’école d’une<br />

waitress de la télévision (VLB éditeur,<br />

2003), elle fait un portrait charge<br />

des producteurs qui n’est pas dénué<br />

de vraisemblance.<br />

Dans l’antichambre du producteur,<br />

les petites gens sont dans leurs<br />

petits souliers. Ne vous laissez pas<br />

intimider. Que le budget en devenir soit<br />

considéré gros, petit, honnête, ridicule,<br />

peu importe. Une tranche importante de<br />

ce budget sera engloutie dans le roulement<br />

du bureau où vous venez de mettre<br />

les pieds. […]<br />

S’il y a une préposée à la réception,<br />

l’auteur d’un projet en devenir peut se<br />

féliciter de contribuer à son salaire. Le<br />

télécopieur, le système informatisé, le<br />

papier, les cartouches, la machine à<br />

café : tout l’équipement de ce bureau<br />

fera partie des coûts de production de<br />

votre projet à vous.<br />

J’ai tout vu. Des penthouse luxueux,<br />

avec des pièces de collection : téléviseurs<br />

d’époque, sculptures, tableaux, juke-box.<br />

Une pièce unique dans un chic immeuble<br />

du Vieux, pas un objet personnalisé,<br />

avec un bureau de métal de location,<br />

trois chaises chromées, des étagères en<br />

mélamine avec quelques cassettes, un<br />

téléphone pour reconduire les appels sur<br />

le portable. Il ne s’agissait pas d’un<br />

récent déménagement ; le producteur s’y<br />

sentait très bien, il répétait à toutes les<br />

deux phrases qu’il n’aimait pas la bullshit.<br />

Des anciennes usines, des maisons patriciennes.<br />

Le quartier huppé<br />

d’Outremont, le quartier avoisinant<br />

Radio-Canada, TVA et Télé-Québec, le<br />

quartier industriel longeant le canal<br />

Lachine, le sympathique Quartier latin.<br />

Lorsque les producteurs choisissent leur<br />

adresse, ils cherchent à se positionner<br />

dans l’opinion des autres. […]<br />

Pour retarder la signature et l’application<br />

des contrats après la poignée de<br />

main, les producteurs ont mille trucs. Le<br />

directeur de production, l’administrateur<br />

ou l’avocat a tous les détails, il va<br />

vous appeler dès qu’il aura une minute.<br />

L’avocat a préparé le contrat, mais il attend<br />

la signature d’un des associés actuellement<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 9<br />

SONIA LÉONTIEFF


en voyage, lequel associé<br />

ne manquera pas de se<br />

libérer pour monter sur<br />

le podium au gala des<br />

Gémeaux le jour où<br />

l’œuvre en devenir se<br />

montrera méritoire de ladite signature.<br />

Le contrat est signé, on vous en fait parvenir<br />

copie. Le courrier est lent, n’est-ce pas ?<br />

– Oui, cher producteur, cher maître,<br />

cher bras droit des dieux, j’ai bien reçu<br />

copie du contrat signé, il y a un mois,<br />

cependant je ne trouve pas dans l’enveloppe<br />

le chèque correspondant à cette<br />

petite clause : payable à la signature de la<br />

présente. – Ça, il faut demander à la<br />

comptabilité. Ou : La pratique chez nous,<br />

c’est d’émettre les chèques des pigistes une<br />

fois par mois : ça va aller au mois prochain,<br />

la comptabilité vient juste de recevoir sa<br />

copie du contrat.<br />

Dans les bureaux, où ils ne sont<br />

qu’un, ou un et une douce moitié, après<br />

l’entente verbale, on est trop débordé<br />

pour retourner les appels, et après la<br />

signature du contrat, on entraîne l’auteur<br />

dans un beau grand voyage de<br />

transparence, en copain-copain : Le c…<br />

de diffuseur n’a pas encore émis mon (sic)<br />

chèque…Mon gérant de banque refuse de<br />

me faire une avance… La SODEC m’a<br />

encore envoyé un formulaire à remplir…<br />

J’attends des crédits d’impôts… N’importe<br />

quoi ! […]<br />

La culture mercantile mène l’univers<br />

culturel de la production télévisuelle.<br />

On ne parle que de ça. Les producteurs<br />

et leurs bras droits, qui ne viennent<br />

jamais sur les lieux de tournage, qui ne<br />

rencontrent jamais face à face l’équipe et<br />

les forces vives des émissions, s’imaginent<br />

qu’ils font de la télévision. Rien<br />

n’est plus trompeur. C’est pathétique, à<br />

la longue. On est fier d’avoir fait sa part<br />

quand a réussi à négocier un artiste à la<br />

baisse, quand on a réussi à obtenir gratuitement<br />

un bateau ou une salle de bal,<br />

alors que nous avions convenu, sur le<br />

terrain, d’y aller d’un petit cent dollars.<br />

Croyez-moi, c’est sans fin.<br />

Lorsque, excédée, je demandais à un<br />

administrateur : Dis-moi combien on peut<br />

mettre là-dessus, je vais m’organiser, la<br />

réponse toute prête enfonçait le clou : Si<br />

je dis que je peux mettre tant, tu vas me dire<br />

1 0 • L’ A P O S T R O P H E<br />

ça coûte tant. Essaie de voir ce que tu peux<br />

négocier de moins cher et on en discutera.<br />

J’ai trop entendu d’administrateurs ou de<br />

prétendus coordonnateurs de production<br />

qui ne sont en fait que des serreurs<br />

de cordons de la bourse parler du budget<br />

d’une production comme s’ils avaient<br />

ouvert leur propre compte de banque<br />

pour la rendre possible : J’ai tant… J’ai<br />

pas ça… Je vais lui payer ça… Jamais de<br />

nous. Jamais de Comment va le tournage ?<br />

Ce chapitre me déprime : je m’appauvris<br />

à chaque paragraphe ! Le plus triste,<br />

c’est qu’il dilue l’amour du métier.<br />

Ben Turpin<br />

(ENTARTOLOGIE)<br />

Pas de crème<br />

pas de gag<br />

MACK SENNETT est natif des Cantons de<br />

l’Est, réalisateur comique à la Biograph avec<br />

D. W. Griffith, puis patron de la Keystone,<br />

il a été l’inventeur des Keystone Kops et<br />

l’accoucheur de presque tous les grands<br />

comiques du cinéma muet dont Charlie<br />

Chaplin. Dans son autobiographie, Le roi du<br />

comique (Points, Seuil,1994), il raconte la<br />

naissance d’un art, l’entartage.<br />

Les historiens du cinéma me tiennent<br />

pour le créateur de ce qui fut jadis un<br />

aspect noble de l’art cinéplastique :<br />

le lancer de tartes à la crème. La tarte à<br />

la crème était tout un symbole : c’était<br />

l’assouvissement d’un désir que tout le<br />

monde avait, surtout lorsque cette tarte<br />

visait un digne représentant de l’auto-<br />

rité, un policier ou une belle-mère. Je<br />

serais donc flatté de revendiquer cette<br />

trouvaille, mais le mérite en revient à<br />

Mabel Normand. […]<br />

Un après-midi, aux studios de la<br />

Keystone, le tournage d’une scène qui<br />

paraissait ultra-simple posa des problèmes.<br />

Ben Turpin devait passer la tête<br />

dans l’embrasure d’une porte, et, comme<br />

ses yeux roulaient dans toutes les directions,<br />

on pensait que la scène serait amusante.<br />

Il n’en fut rien.<br />

Mabel Normand, qui n’avait rien à<br />

voir avec cette séquence, observait la<br />

scène. Elle était assise bien sagement et<br />

pour une fois s’occupait de ses affaires<br />

lorsqu’elle se retrouva avec une tarte<br />

dans la main. C’était une tarte à la<br />

crème. Le dessert de deux charpentiers.<br />

Mabel renifla la tarte et eut une idée.<br />

Elle soupesa la pâtisserie, la fit sauter<br />

dans sa main droite, la considéra avec<br />

bienveillance, prit appui sur la plante des<br />

pieds, prépara son lancer comme un<br />

joueur de base-ball professionnel et tira.<br />

L’histoire du cinéma, des millions de dollars<br />

et des rires à foison allaient dépendre<br />

de la justesse de son tir : la tarte décrivit<br />

une belle trajectoire et s’écrasa sur le<br />

visage de Turpin avec un bruit sourd.<br />

Personne ne s’attendait à ce tir<br />

mémorable et Turpin encore moins que<br />

les autres. La caméra, qui tournait à seize<br />

images secondes, était cadrée sur lui.<br />

Quand la tarte l’atteignit, le visage de<br />

Turpin exprima une stupéfaction absolue.<br />

Sa belle assurance disparut sous la<br />

coulée de crème qui dégoulinait sur le<br />

devant de sa chemise. La caméra était<br />

toujours braquée sur lui lorsque ses yeux<br />

refirent surface : ils papillotaient dans<br />

tous les sens sans comprendre ce qui leur<br />

était arrivé.<br />

La tarte à la crème devint par la<br />

suite un numéro classique, au même<br />

titre que la chute sur le derrière, la réaction<br />

tardive, la montée progressive de la<br />

colère et le saut kamikaze<br />

qui constituaient les effets<br />

de base de tout bon<br />

acteur comique. Comble<br />

de malchance pour les<br />

érudits, j’ai oublié le nom<br />

du film dans lequel la première<br />

tarte fut lancée.<br />

Toujours sans<br />

mon livre<br />

Le syndrome<br />

de Radio-Canada<br />

de JACQUES KEABLE<br />

EXTRAIT<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 3 9<br />

ARCIMBOLDO


Une histoire triste<br />

3 8 • L’ A P O S T R O P H E<br />

Une histoire triste<br />

Gigi Perron<br />

Faut-il ajouter qu’elle a tenu sept expositions individuelles et neuf collectives ?<br />

Pourquoi je la trouve importante ? Parce que c’est un peintre qui ouvre la porte de<br />

votre salon à ces êtres sombres et lumineux dont Baudelaire a le secret.<br />

Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes<br />

Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi !<br />

GILLES DEROME<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 1 1


Une histoire triste<br />

1 2 • L’ A P O S T R O P H E<br />

Une histoire triste<br />

Gigi Perron<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 3 7


Pas de peau le mec !<br />

Un polar ïde<br />

Les flics étaient sur les dents. Faut dire que le mec était<br />

carrément barjo. Genre pas franc du collier ! Ils avaient<br />

beau le filer depuis deux mois, impossible de dénicher le<br />

corps. Pour eux y’avait pas photo. Il avait zigouillé sa bourgeoise,<br />

mais pas de macchabée, pas de preuve.<br />

Même un cheveu aurait suffi pour le choper, mais que<br />

dalle ! Les condés avaient d’autant plus les boules que le mec,<br />

libéré après une mise en examen, roulait carrosse, sous leur<br />

nez, avec un sourire narquois en travers de sa petite gueule<br />

de marlou. Eux, ça commençait à les gonfler cette histoire. Ils<br />

avaient autre chose à foutre.<br />

Des affaires de mœurs avec des maquereaux basanés, des<br />

stups planqués dans de la lingerie féminine à l’intérieur d’une<br />

valise diplomatique, des branleurs qui chouravaient dans les<br />

caisses du Ministère des Finances, un<br />

rastaquouère pris en flagrant délit de<br />

prostitution dans les chiottes de l’archevêché,<br />

une hystérique complètement<br />

givrée qui avait planté un surin dans la<br />

fesse gauche d’un chanteur de charme<br />

en plein adultère, des mioches qui n’avaient<br />

rien d’autre à branler qu’à prendre<br />

des vieux en otage, des rois de la<br />

pédale qui se tapaient des topettes revigorantes<br />

entre deux étapes de montagne<br />

et un ministre fringué en danseuse<br />

brésilienne qui faisait des heures sup<br />

dans le petit-bois derrière chez lui. Ils en<br />

avaient par-dessus la tête les poulets.<br />

Pour dire les choses plus simplement : ils<br />

en avaient plein le cul !<br />

C’est là que le divisionnaire décida d’arrêter les frais et<br />

refila le dossier en désespoir de cause à Roger-Marcel, encore<br />

appelé Roma, le seul flic qui pouvait se tenir en planque<br />

toute une journée dans un dépotoir sans broncher. Lui, y s’en<br />

foutait, du moment qu’il ne glandait pas au burlingue avec les<br />

autres, ça lui allait. Et puis, les affaires à la mord-moi-lenœud,<br />

c’était plutôt son truc.<br />

D’abord il ne partait pas de rien. Il y avait le dossier sur<br />

le mec en question et assez d’infos. Il pigea tout de suite que<br />

c’était une affaire de pognon. Si le mec avait trucidé sa grosse<br />

c’était pour palper un max de blé. Et depuis le gonze se la<br />

coulait façon nabab dans une baraque de rupin sur la côte.<br />

Roma, plutôt du genre fouineur, décida de lui rendre une<br />

3 6 • L’ A P O S T R O P H E<br />

�<br />

JEAN-MARIE BIOTEAU<br />

petite visite, histoire de renifler la taule. Il préféra sa meule à<br />

la caisse de fonction et la joua genre employé du gaz.<br />

Il se présenta l’air de rien. Le mec ne moufta pas quand<br />

il voulu aller reluquer le compteur. Faut dire que le zigue faisait<br />

du gras au bord de sa pistoche avec une travailleuse<br />

sociale plutôt accorte. Roma prit tout son temps et visita la<br />

maison dans ses moindres recoins, en vain! Pas un bout d’ongle,<br />

pas un cil. La bicoque était nickel avec les meubles et<br />

décorations craignos, type nouveau riche. Des tableaux pourris,<br />

des bibelots de supermarché et des sculptures à gerber<br />

comme cette tronche de vierge en peau de zébu. Circulez, y’a<br />

rien à voir. Il s’arracha à contrecœur.<br />

De retour dans son gourbi, il fila du mou à son cabot et<br />

se prépara à bouffer en pensant au mec et à sa bicoque.<br />

Y’avait quelque chose qui le turlupinait<br />

mais il ne savait pas quoi. Tout en se faisant<br />

cuire un boudin blanc, il se disait<br />

que le mariolle avait effectivement l’air<br />

un peu branque. Il réchauffa une vieille<br />

purée, y ajouta le boudin et s’installa à<br />

table avec un litron de rouquin. Sans<br />

savoir pourquoi il n’arrêtait pas de penser<br />

à la piaule du zigoto et à quelque<br />

chose qui clochait dans la décoration,<br />

mais il ne savait pas quoi. Il prit son couteau<br />

et tailla dans le boudin pour enlever<br />

la peau qu’il ne bouffait jamais. Il la<br />

trouvait dégueulasse. Et c’est là qu’il<br />

suspendit son geste et eut aussitôt un<br />

frisson d’illumination du genre vierge<br />

dans une grotte le soir au bord d’un gave. La piaule, bordel<br />

! Mais c’est sûr. Il est encore plus givré que j’pensais !<br />

Dans la nuit, il fit sortir toute une armada de flics qui<br />

pionçaient tranquillos avec leur bobonne et débarqua chez le<br />

taré qui s’envoyait en l’air avec une autre travailleuse sociale,<br />

dans sa piaule, sous la tronche de vierge en peau de zébu.<br />

Le mec fut menotté dans le temps de le dire et embarqué surle-champ<br />

à la maison Poulaga.<br />

En fait de peau de zébu, l’analyse révéla que c’était celle<br />

de sa bourgeoise qu’il avait ainsi immortalisée après empoisonnement<br />

en bonne et due forme. Puis il avait fait disparaître<br />

le reste selon la technique du docteur Petiot. Ni vu ni<br />

connu. Une histoire de cinglé. Mais c’était sans compter sur<br />

la perspicacité de Roger-Marcel. Pas de peau le mec !<br />

Haïti :<br />

UN DOSSIER DE MICHEL CHOSSUDOVSKY<br />

Ce n’est pas une coïncidence<br />

si Washington a choisi de remettre<br />

officiellement en question la légitimité<br />

de la présidence de <strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide<br />

la veille même de son nouvel exil forcé en<br />

République Dominicaine.<br />

Son échec à adhérer aux principes démocratiques a provoqué<br />

une profonde polarisation de la population et contribué aux violentes<br />

émeutes auxquelles nous assistons aujourd’hui à Haïti,<br />

décrétait alors le communiqué de la Maison-Blanche en invitant<br />

le président haïtien désavoué à bien évaluer sa situation,<br />

à en tirer la conclusion qui s’impose et à agir dans l’intérêt de son<br />

peuple. Bref, la justification anticipée de son kidnapping.<br />

En fait rien n’avait été laissé au hasard pour l’effacer du<br />

portrait. L’insurrection armée qui a permis de renverser le<br />

président Aristide le 29 février 2004 était le fruit d’une opération<br />

de type militaire combinée à diverses opérations de<br />

renseignements. L’armée des insurgés a traversé la frontière<br />

de la République Dominicaine au début du mois de février.<br />

On parle ici d’une unité paramilitaire bien armée, équipée et<br />

entraînée à laquelle se sont intégrés d’anciens membres du<br />

Front pour l’avancement et le progrès en Haïti (FRAPH)<br />

qui regroupait ces sinistres escadrons de la mort en tenue de<br />

ville, impliqués dans des assassinats politiques et des massacres<br />

d’innocents perpétrés lors du coup d’État militaire de<br />

1991. On se souviendra que ce dernier était commandité par<br />

la Central Intelligence Agency (CIA) pour renverser le premier<br />

gouvernement démocratiquement élu du président<br />

<strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide.<br />

Le Front autoproclamé pour la libération et la reconstruction<br />

nationale (FLRN) est dirigé par Guy Philippe, un<br />

ancien membre des Forces armées haïtiennes et par ailleurs<br />

chef de la police. Lors du coup d’État de 1991 et en compagnie<br />

d’une douzaine d’autres officiers de l’armée haïtienne,<br />

Philippe a suivi un entraînement avec les Forces spéciales<br />

américaines en Équateur. Les deux autres commandants qui<br />

ont dirigé les attaques des insurgés contre Gonaïves et Cap-<br />

Haïtien sont des associés de Guy Philippe, tous deux anciens<br />

Tontons Macoutes et ex-dirigeants du FRAH : Emmanuel<br />

Constant, surnommé Toto, et Jodel Chamblain.<br />

coup d’État<br />

as usual<br />

En 1994, Emmanuel Constant dirigeait les opérations<br />

d’un escadron de la mort du FRAPH dans un bidonville<br />

côtier à quelque 150 km au nord de la capitale Port-au-<br />

Prince. Le village de Raboteau qui compte environ 6 000 habitants,<br />

dont la plupart sont pêcheurs ou sauniers, avait la réputation<br />

d’être un bastion de l’opposition où des dissidents politiques<br />

venaient souvent se cacher, rappelle le St Petersburg Time<br />

(Floride, 1er septembre 2002).<br />

Le 18 avril 1994, une centaine de soldats et une trentaine de<br />

paramilitaires y débarquent pour ce que les enquêteurs allaient<br />

décrire plus tard comme une répétition générale du Massacre<br />

de Raboteau. Ils expulsent les gens de leurs maisons pour découvrir<br />

où se cache Amiot Cubain Métayer, un partisan bien connu<br />

d’Aristide, tabassent de nombreuses personnes, dont une femme<br />

enceinte qui en fait une fausse-couche, forcent d’autres personnes<br />

à boire à même les égouts à ciel ouvert et torturent un vieil aveugle<br />

de 65 ans jusqu’à ce qu’il vomisse du sang. L’homme meurt le<br />

lendemain.<br />

Le 22 avril avant l’aube, les soldats réapparaissent. Cette fois,<br />

ils mettent les maisons à sac et abattent des gens dans les rues.<br />

Lorsque les habitants s’enfuient vers leurs barques, d’autres soldats<br />

leur tirent dessus depuis des embarcations qu’ils ont réquisitionnées.<br />

Pendant plusieurs jours, la mer rejettera les corps. Le<br />

nombre des victimes a été estimé entre deux douzaines et une trentaine.<br />

Craignant de nouvelles représailles, des centaines d’autres<br />

ont fui Raboteau.<br />

ILLUSTRATIONS : GUADALUPE POSADA<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 1 3


Sous la dictature militaire<br />

(1991-1994), le FRAPH était<br />

passé officieusement sous la<br />

juridiction des Forces armées<br />

et prenait ses ordres du commandant<br />

en chef, le général<br />

Raoul Cedras. Selon un rapport<br />

de la Commission des<br />

droits de l’Homme des<br />

Nations unies, daté de 1996,<br />

le FRAPH bénéficiait également<br />

des largesses de la CIA. Il<br />

n’était pas le seul puisque les<br />

dirigeants de la junte militaire<br />

qui protégeait le trafic de la<br />

drogue figuraient sur les feuilles de paie depuis le coup d’État.<br />

Toto Constant l’a confirmé en 1995 dans une entrevue à<br />

l’émission 60 Minutes (CBS) : la CIA lui versait environ 700<br />

dollars par mois et le FRAPH a été constitué avec les encouragements<br />

et le soutien financier de la CIA et de la Defense<br />

Intelligence Agency (DIA). (Miami New Times, 26 février<br />

2004)<br />

La Plate-forme démocratique des Organisations de la<br />

Société civile et des Partis politiques de l’Opposition est<br />

formée de la Convergence démocratique (CD) de l’ancien<br />

maire de Port-au-Prince, Evans Paul, et du Groupe des 184<br />

Organisations de la Société civile (G-184) dirigé par André<br />

(Andy) Apaid, chaud partisan du coup d’État militaire de<br />

1991. Né aux États-Unis de parents haïtiens, Apaid est<br />

citoyen américain. Il est propriétaire d’Alpha Industries, l’une<br />

des plus importantes lignes d’assemblage destiné à l’exportation.<br />

Ces bagnes à main-d’œuvre bon marché qui ont vu le<br />

jour sous Duvalier manufacturent des produits textiles et des<br />

produits électroniques pour un certain nombre de firmes<br />

américaines, parmi lesquelles Sperry/Unisys, IBM, Remington<br />

et Honeywell.<br />

Avec une main-d’œuvre de quelque 4 000 travailleurs,<br />

Andy Apaid est le plus gros employeur industriel d’Haïti. Et<br />

le pire des exploiteurs. Alors que le salaire minimal haïtien<br />

est aux environs de 1,50 $ dollars par jour, les salaires payés<br />

dans les usines d’Apaid ne dépassent pas 68 cents (Miami Times,<br />

26 février 2004). Déjà en 1996, le Comité national de<br />

l’Emploi, un organisme basé aux États-Unis, dénonçait les<br />

mauvaises conditions de travail des employées d’Apaid obligées<br />

de travailler 78 heures par semaine.<br />

Le G-184 d’Apaid et la CD d’Evans Paul entretiennent<br />

des liens étroits avec le FLRN de Guy Philippe, lequel FLRN<br />

reçoit des fonds de la communauté haïtienne des affaires. En<br />

d’autres termes, il n’y a pas de division bien tranchée entre<br />

l’opposition civile qui s’affiche non violente et les paramilitaires<br />

mortifères du FLRN puisqu’ils font tous partie de cette<br />

plate-forme prétendument démocratique. Il faut savoir qu’en<br />

février dernier, durant toute la période qui a précédé le<br />

départ du président Aristide pour la République<br />

Dominicaine, l’organisation parapluie des cercles d’affaires<br />

1 4 • L’ A P O S T R O P H E<br />

de l’élite et des ONG religieuses était en relation avec le<br />

secrétaire d’État des États-Unis, Colin Powell, par le biais<br />

d’Andy Apaid, dont le G-184 reçoit également des sommes<br />

d’argent considérables de l’Union européenne.<br />

À Haïti, cette opposition civile est commanditée par le<br />

National Endowment for Democracy (NED) qui travaille<br />

main dans la main avec la CIA. La Plate-forme démocratique<br />

et le G-184 sont financés de leur côté par l’une des<br />

composantes actives du NED, l’International Republican<br />

Institute (IRI) dont le sénateur républicain John McCain est<br />

président du conseil de direction. Le NED (que supervise<br />

l’IRI) ne fait pas officiellement partie de la CIA, mais il remplit<br />

d’importantes fonctions sur le plan des renseignements<br />

dans l’arène des partis politiques civils et des ONG.<br />

Rappelons que le National Endowment for Democracy a été<br />

créé en 1983 à l’époque où la CIA était précisément accusée<br />

de corrompre en sous-main les hommes politiques et de<br />

monter de fausses organisations de protection de la société<br />

WASHINGTON N’A RIEN NÉGLIGÉ POUR<br />

EFFACER ARISTIDE DU PORTRAIT<br />

civile. Selon Allen Weinstein, l’homme qui a mis le NED sur<br />

pied à l’époque de l’administration Reagan, une bonne partie<br />

de ce qu’on fait aujourd’hui était déjà fait en secret par la CIA, il<br />

y a 25 ans (Washington Post, 21 septembre 1991).<br />

Le NED draine des fonds du Congrès américain vers<br />

quatre institutions : l’International Republican Institute déjà<br />

cité, le National Democratic Institute for International<br />

Affairs (NDI), le Center for International Private<br />

Enterprise (CIPE), et l’American Center for International<br />

Labor Solidarity (ACILS). Ces organisations,<br />

veut-on nous faire croire, ne sont qualifiées que<br />

pour fournir de l’assistance technique aux démocrates<br />

en herbe du monde entier. Autrement dit, il existe<br />

une nette répartition des tâches entre la CIA et le<br />

NED. Pendant que la CIA finance en secret des<br />

groupes rebelles de paramilitaires armés et autres<br />

Célébration<br />

intime de la vie anodine<br />

Un lexique poétique d’ANDRÉ ANGÉLINI<br />

ADOUCET n.m. Phrase joyeuse servant<br />

à entreprendre une conversation avec<br />

une personne qui semble de mauvaise<br />

humeur.<br />

AFFRIOLET n.m. Partie la plus intense<br />

d’une déclaration d’amour.<br />

AMANTEAU n.m. Amant de petite<br />

taille.<br />

BARTAISE n.f. Tante éloignée et corpulente<br />

qui porte une robe très décolletée<br />

au réveillon de Noël.<br />

BÉCOLLE n.f. Petite école où l’on n’apprend<br />

pas grand-chose.<br />

CAMILITUDE n.f. État de grande paix<br />

atteint après un long voyage dans le<br />

désert à dos de chameau.<br />

CORRIDON n.m. Partie intime du corridor<br />

qui mène directement de l’ascenseur<br />

à la porte de votre appartement.<br />

DASMADOLE n.m. Médicament clinique<br />

servant à contrôler l’éjaculation<br />

précoce. La femme moderne transporte<br />

avec elle, dans son sac à main, des condoms<br />

et du dasmadole.<br />

DERMILLE n.f. Bout d’étoffe ou de peau<br />

qui se coince dans la fermeture éclair<br />

d’un pantalon. Se prendre la dermille.<br />

DRAMITON n.m. Querelle d’amoureux<br />

dont la raison exacte n’est pas tout à fait<br />

évidente.<br />

ÉCOUTIRETTE n.f. Conversation téléphonique<br />

qui n’en finit plus.<br />

ÉPIDONETTE n.f. Instrument de<br />

musique accordé en do. Pour les autres<br />

tonalités, il faut utiliser l’épirénette, l’épiminette.<br />

l’épifanette, l’épisolnette, l’épilanette<br />

et enfin, l’épissinette.<br />

FABRAC n.f. Petite usine où sont fabriqués<br />

des objets de qualité douteuse.<br />

FRIPOLINE n.f. Visage d’un homme de<br />

40 ans, le lendemain d’une beuverie.<br />

GAUBE n.f. Voiture écologique de fabrication<br />

belge qui fonctionne à l’eau<br />

Perrier.<br />

GOSPÈRE Petite localité d’Abitibi difficile<br />

d’accès.<br />

HADAIRE n.m. Type de cuir dont sont<br />

recouvertes certaines chaises anciennes<br />

et qui a la propriété de retenir le pantalon<br />

ou la robe de quiconque s’y assied<br />

plus de cinq minutes.<br />

HENTREAU n.m. Pièce d’ameublement<br />

qui ne semble plus cadrer dans votre<br />

nouvel appartement.<br />

INCOMPLÉTAIN n.m. Se dit d’une<br />

personne qui a de la difficulté à terminer<br />

ses travaux ou ses phrases ou ses…<br />

INSTAMINETTE n.f. Jeune fille qui se<br />

donne rapidement.<br />

INVISSE n.m. Le tracé imaginaire qu’on<br />

se fait du chemin parcouru dans la dernière<br />

demi-heure lorsqu’on s’aperçoit<br />

qu’on a perdu son portefeuille.<br />

JANDOURET n.m. Partie de l’épaule<br />

masculine sur laquelle la femme aime<br />

reposer sa tête après les politesses d’usage.<br />

JINET n.m. Le tiroir du milieu d’une<br />

commode qui, sans raison valable, est<br />

généralement impossible à ouvrir alors<br />

que les autres s’ouvrent comme s’ils<br />

étaient montés sur des roulettes.<br />

KANDON n.m. Le condom qui demeure<br />

dans la pochette de côté d’un portefeuille<br />

depuis maintenant plusieurs mois.<br />

KATAFE n.f. Claque sur la gueule qui<br />

fait beaucoup de bruit.<br />

LALEAU n.f. Enseigne routière indiquant<br />

la proximité d’une rivière.<br />

Chercher le laleau.<br />

LASQUIPE n.m. Disque laser qui saute.<br />

MAMILETTE n.f. Partie mobile d’une<br />

sonnette d’entrée.<br />

MÉNACHINON n.m. Diachylon utilisé<br />

pour la seconde fois.<br />

NICRONÉBAF n.f. Facture outrageusement<br />

élevée qui n’était pas prévue.<br />

NIPLUSE n.f. Morceau de trottoir qui,<br />

inexplicablement, demeure sec pendant<br />

une grosse pluie.<br />

ODOUCET n.m. La partie directement<br />

palpable d’un postérieur féminin.<br />

ORÉLÉFANT n.m. Petit oreiller en<br />

forme de pachyderme.<br />

PARCONQUINELLE n.f. Espace de stationnement<br />

réservé à une toute petite<br />

voiture.<br />

PLANTÈRE n.f. Morceau de glace noire<br />

déguisée en asphalte dont la fonction est<br />

d’attendre le piéton inattentif.<br />

QURISSE Ville portuaire du bas du fleuve<br />

souvent évoquée au cours des conversations<br />

entre travailleurs au Québec.<br />

RHODOTENDREAU n.m. Mot exact à<br />

utiliser pour décrire le roulis roulant<br />

d’une rame de métro entre deux stations.<br />

RIDENCE n.f. Le dernier d’une série de<br />

48 paiements à terme.<br />

SERMONTEILLE n.f. Type de fatigue<br />

qu’on ne ressent qu’à l’église.<br />

TERMALINE n.f. Phrase sèche et détachée<br />

d’émotion dont on se sert pour couper<br />

court à une conversation qu’on ne<br />

désirait pas avoir.<br />

TRINQUELET n.m. Goutte d’eau chaude<br />

qui coule en permanence dans un<br />

logement modeste et froid, empêchant<br />

ainsi les tuyaux de geler.<br />

USANCÈNE n.m. Comédien qui aurait<br />

dû choisir un autre métier.<br />

VIRCOMANT n.m. Tournevis dont la<br />

tige ne correspond à aucune des vis en<br />

usage sur le marché.<br />

XIRELLE n.f. Soirée Tupperware avec<br />

parade de sous-vêtements érotiques.<br />

YOUBETTE n.f. Yaourt glacé à saveur de<br />

betterave.<br />

ZOMBILILOU n.m. Gros clou joyeux<br />

qui s’enfonce dans le bois en chantant.<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 3 5<br />

GRANDVILLE


3 4 • L’ A P O S T R O P H E<br />

Nabila Ben Youssef<br />

Une entrevue de GINETTE LEROUX<br />

J’m’aime ici !<br />

Arrivée en décembre par un<br />

froid de canard, j’ai compris<br />

pourquoi on l’avait<br />

choisi comme symbole sur le<br />

dollar, raconte l’humoriste<br />

d’origine tunisienne Nabila<br />

Ben Youssef dans un des<br />

monologues de son premier<br />

spectacle solo. J’m’aime ici,<br />

lance-t-elle lorsqu’on l’interroge<br />

sur la raison qui l’a retenue au Québec il y a huit ans.<br />

Dès le départ, il lui a fallu beaucoup de patience. À cause<br />

de mon accent, on ne me proposait que des rôles d’arabe. Il fallait<br />

donc qu’elle se démarque. Elle s’est d’abord inscrite à divers<br />

ateliers de théâtre. Puis question d’apprivoiser les rouages de<br />

la machine théâtrale québécoise, on lui a conseillé une formation<br />

en gestion de carrière artistique. Comme il fallait<br />

monter un spectacle dans son domaine, elle a choisi d’écrire<br />

un monologue humoristique, ce qui l’a menée, naturellement,<br />

à l’École nationale de l’humour.<br />

Côtoyer des jeunes de 20 ans quand on en a 40, même si<br />

on n’en paraît que 25, n’était rien comparé à la difficulté d’écrire<br />

en français pour répondre à l’exigence ultime de signer<br />

un monologue par semaine tout au long d’une formation<br />

intense échelonnée sur une année.<br />

Pari gagné ! Après une tournée de vingt représentations<br />

en région organisée par l’ÉNH, elle donne son premier spectacle<br />

au Théâtre de l’Esquisse, soutenue dans l’écriture de ses<br />

textes par Pierre Sévigny, auteur notamment des monologues<br />

de <strong>Jean</strong>-Marc Parent. Depuis, invitée par les Zapartistes, elle<br />

s’est produite au suivi d’une prestation au Lion d’or, dans le<br />

cadre de la semaine contre le racisme en mars 2004.<br />

Très différent du théâtre, l’humour permet de vivre et raconter<br />

en même temps, précise-t-elle. La relation est directe avec le<br />

public, les applaudissements spontanés, une énergie incroyable s’en<br />

dégage. J’ai découvert que c’est ici que je peux créer, constate l’humoriste,<br />

profondément émue par la réponse chaleureuse du<br />

public.<br />

J’arrive ! le spectacle d’une heure de Nabila Ben Youssef<br />

compte cinq monologues liés entre eux par le regard naïf que<br />

porte une immigrante sur sa société d’accueil. En ouverture,<br />

la mariée qui n’est jamais sortie de son petit village tunisien<br />

se présente à l’aéroport en robe de noces. Pleine de bonnes<br />

intentions, elle est attendue par un congénère immigré<br />

depuis vingt ans qui s’est commandé une épouse.<br />

Dans le monologue<br />

Bonjour maman, une femme<br />

parle au téléphone avec sa<br />

mère. Tout le long de la conversation,<br />

je ne raconte que des<br />

mensonges, nous apprend<br />

celle qui n’a qu’une longueur<br />

d’avance sur son personnage.<br />

Ma mère est analphabète complète.<br />

Mon père, lui, sait à peine<br />

lire et écrire. Tous les deux sont très croyants. Par amour pour ma<br />

mère, je lui invente des histoires, car ce que je vis ici la dépasse<br />

complètement.<br />

Mes parents ne voulaient pas que je fasse du théâtre. Que<br />

vont penser les voisins ? me disait sans cesse ma mère. Alors<br />

Nabila l’a fait en cachette. Toute jeune, j’aimais rire et faire<br />

rire. Le petit clown que j’étais apprenait toutes les blagues, même<br />

les plus vulgaires. Puis, elle fait partie d’une troupe amateur de<br />

théâtre engagé. Dénoncer l’ordre établi n’étant pas toléré<br />

dans un pays aussi répressif que la Tunisie, les membres de la<br />

troupe sont arrêtés.<br />

Sfax, sa ville natale, offre peu de débouchés. À 20 ans,<br />

elle part pour Tunis, la capitale, où elle touche au théâtre<br />

professionnel et fait un peu de télé. J’habitais seule, se souvient-elle,<br />

et une femme seule est toujours considérée comme une<br />

femme facile. Partie trois mois en tournée avec Les Troyennes<br />

montées par la Compagnie de Saint-Étienne, elle constate<br />

qu’en France, le statut de l’artiste est respecté. Pour la première<br />

fois, j’ai goûté à cette liberté qui m’était si chère.<br />

Louise Carré, réalisatrice québécoise d’un documentaire,<br />

Les dévoilées de l’Islam, une coproduction avec la Tunisie, lui<br />

offre de remplacer l’assistant monteur et de venir au Québec<br />

compléter la postproduction. J’ai tout de suite aimé la place<br />

qu’on accordait aux femmes ici, dit la Maghrébine enchantée.<br />

Pour assurer sa survie, la jeune immigrante s’est tournée<br />

vers un talent naturel. Danser le baladi dans les restaurants,<br />

puis l’enseigner, ce qui la rapproche du but qu’elle s’est fixée :<br />

la scène.<br />

La liberté d’expression n’existe pas dans les pays arabes et le<br />

théâtre représente pour moi la voie artistique ultime de la parole<br />

retrouvée. Ne fais pas ceci, ne fais pas cela, me sermonnait ma<br />

mère, n’élève pas la voix, ne ris pas si fort, baisse les yeux quand<br />

tu parles à un homme. Il me fallait bousculer ces contraintes,<br />

conclut l’humoriste québécoise et J’arrive ! est un beau pied<br />

de nez aux interdits !<br />

Photo : ALAIN GRAVEL<br />

escadrons de la mort, le NED et ses quatre organisations<br />

constituantes commanditent des ONG<br />

et des partis politiques civils en vue d’installer la<br />

démocratie à l’américaine aux quatre coins du<br />

monde. Le NED constitue donc en quelque<br />

sorte le bras civil de la CIA.<br />

Les interventions combinées de ces deux<br />

organisations dans diverses parties du monde sont caractérisées<br />

par un modèle constant utilisé dans de nombreux pays.<br />

Ainsi le NED a fourni récemment des fonds aux organisations<br />

de la société civile au Venezuela pour mettre sur pied une<br />

tentative de coup d’État contre le président Hugo Chavez.<br />

C’est la Coordination démocratique vénézuélienne qui a<br />

joué le rôle de la Convergence démocratique haïtienne et du<br />

G-184. De la même manière, depuis 1995, dans l’ancienne<br />

Yougoslavie, la CIA a apporté son soutien à l’Armée de<br />

Libération du Kosovo (UCK), un groupe paramilitaire<br />

impliqué dans des attentats terroristes contre la police et l’ar-<br />

LES ESCADRONS DE LA MORT REPRENNENT<br />

DU SERVICE POUR SAUVER LA DÉMOCRATIE<br />

mée yougoslaves. En même temps, en Serbie et au<br />

Monténégro, via le CIPE, le NED apportait son aide financière<br />

à une coalition dite Opposition démocratique de<br />

Serbie (ODS). Plus spécifiquement, le NED commanditait<br />

le G-17, un groupe d’opposition constitué d’économistes<br />

responsables de la formulation néolibérale de la plate-forme<br />

de réformes d’ouverture du marché de l’ODS. Une intervention<br />

qui a conduit à la chute de Slobodan Milosevic lors des<br />

élections présidentielles de 2000.<br />

Dans le processus de déstabilisation économique et politique,<br />

le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque<br />

mondiale (BM) s’avèrent des acteurs de tout premier plan.<br />

Les réformes du FMI sont généralement appliquées sous les<br />

auspices d’un corps intergouvernemental, mais tendent invariablement<br />

à s’aligner sur les objectifs de la stratégie et de la<br />

politique étrangère des États-Unis. Les mesures d’austérité et<br />

de restructuration du FMI, qui reposent sur un prétendu<br />

consensus de Washington, contribuent plus souvent qu’autrement<br />

à déclencher des contestations sociales et ethniques.<br />

Les effets terriblement dévastateurs de ces mesures ont souvent<br />

précipité la chute de gouvernements élus et, dans certains<br />

cas extrêmes, l’imposition des réformes du FMI a mené<br />

à la déstabilisation de pays tout entiers, comme ce fut le cas<br />

en Somalie, au Rwanda et en Yougoslavie.<br />

Il faut bien dire que le programme du FMI est un instrument<br />

permanent de désorganisation économique. Dans le<br />

dessein de remodeler et de minimiser les institutions étatiques<br />

des pays qui font appel à son aide, le FMI exige l’application<br />

de mesures draconiennes d’austérité. Ces dernières<br />

ne viennent pas seules puisqu’elles ouvrent la porte à d’autres<br />

formes d’intervention et d’ingérence politique, dont le financement<br />

par la CIA des partis politiques d’opposition et des<br />

groupes paramilitaires rebelles. Sans oublier que, dans le sillage<br />

d’une guerre civile, d’un changement de régime ou dans le<br />

cadre d’une urgence au niveau national, on en profite souvent<br />

pour introduire sous la direction désintéressée du FMI des<br />

réformes qualifiées de relance d’urgence ou de postconflictuelles.<br />

À Haïti, le coup d’État militaire de 1991 a eu lieu huit<br />

mois seulement après l’accession de <strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide à<br />

la présidence. Il visait en partie à supprimer les réformes progressistes<br />

du gouvernement d’Aristide et à remettre le programme<br />

politique néo-libéral de l’ère Duvalier à l’ordre du<br />

jour. En juin 1992, c’est un ancien fonctionnaire de la<br />

Banque mondiale qui fut désigné au poste de Premier ministre<br />

par la junte militaire. En fait, c’était le Département d’État<br />

américain qui avait poussé la nomination de Marc Bazin<br />

dont la réputation était faite pour avoir toujours travaillé<br />

dans le sens du consensus de Washington.<br />

Déjà en 1983, sous le régime de <strong>Jean</strong>-<strong>Claude</strong> Duvalier,<br />

Bazin avait été nommé ministre des Finances avec une forte<br />

recommandation du FMI. Plus tard, en 1990, le poulain du<br />

FMI est toujours le favori de Washington lorsqu’il se présente<br />

contre <strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide aux élections présidentielles<br />

de 1990. Et quoi de plus naturel qu’en 1992, le même Bazin<br />

soit choisi par la junte militaire pour former un gouvernement<br />

de consensus comme l’entend Washington. Et quoi de plus<br />

prévisible que ce soit durant la période où il occupe le poste<br />

de Premier ministre que soient produits les massacres politiques<br />

et les tueries extrajudiciaires perpétrés par les escadrons<br />

de la mort du FRAPH, avec<br />

l’encouragement de la CIA.<br />

Rappelons-nous qu’au même<br />

moment où la CIA lance une campagne<br />

de calomnies qui présente Aristide<br />

comme un personnage mentalement<br />

instable (Boston Globe, 21 septembre<br />

1994), plus de 4 000 civils haïtiens<br />

sont tués, quelque 300 000 se muent<br />

en réfugiés internes, des milliers d’autres<br />

se sont enfuis de l’autre côté de la<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 1 5


frontière, en République Dominicaine,<br />

et plus de 60 000 ont quitté<br />

le pays par la mer. (Déclaration<br />

de Dina Paul Parks, directrice<br />

exécutive de la Coalition<br />

nationale des Droits des<br />

Haïtiens, Commission sénatoriale<br />

de la Justice, Sénat des<br />

États-Unis d’Amérique,<br />

Washington, D.C., 1 er octobre<br />

2002).<br />

En 1994, les États-Unis<br />

interviennent sur le terrain<br />

après trois années de régime<br />

militaire. La mission des 20 000<br />

hommes, troupes d’occupation et gardiens de la paix, qui<br />

débarquent à Haïti n’est pas de restaurer la démocratie mais<br />

plutôt d’empêcher une insurrection populaire contre la junte<br />

militaire et ses partisans néo-libéraux. En d’autres termes,<br />

l’intervention des États-Unis visait d’abord à assurer la continuité<br />

politique et, pour la garantir, ses troupes resteront sur<br />

place jusqu’en 1999. Les membres de la défunte junte militaire<br />

sont donc exilés pour la galerie, mais le retour du gouvernement<br />

constitutionnel n’est pas inconditionnel. Il doit se<br />

plier aux diktats du FMI, ce qui exclut toute possibilité d’une<br />

alternative progressiste au planning néo-libéral.<br />

Les Forces armées haïtiennes sont dissoutes et le<br />

Département d’État américain loue les services d’une société<br />

de mercenariat pour fournir une aide technique à la restructuration<br />

de la Police nationale haïtienne (PNH). La première<br />

intervention de la DynCorp sera de recommander que la<br />

nouvelle PNH admette dans ses rangs les anciens Tontons<br />

Macoutes et les officiers de l’armée haïtienne impliqués dans le<br />

coup d’État de 1991 (The Nation, Privatizing War, Ken<br />

Silverstein, 28 juillet 1997). Ce qui tombe sous le sens<br />

puisque la DynCorp a toujours fonctionné en sous-traitance dans<br />

les opérations sous le manteau du Pentagone et de la CIA<br />

(Counterpunch, Jeffrey St.Clair et Alexander Cockburn,<br />

25 février 2002).<br />

En octobre 1994, Aristide revient d’exil et réintègre la<br />

présidence jusqu’à la fin de son mandat en 1996. Non sans<br />

conditions toutefois. Des réformateurs du libre marché sont<br />

imposés à son cabinet et une nouvelle fournée de mesures<br />

politiques macroéconomiques néfastes sont adoptées sous<br />

l’étiquette d’un prétendu Plan d’urgence de relance économique<br />

(PURE) qui s’appliquera à réaliser une stabilisation<br />

macroéconomique rapide, à restaurer l’administration publique et<br />

à parer aux besoins les plus pressés (IMF Approves Three-Year<br />

ESAF Loan for Haiti, Washington, 1996).<br />

La restauration du gouvernement constitutionnel avait<br />

été négociée à huis clos avec des créanciers à l’extérieur<br />

d’Haïti et le nouveau gouvernement s’est retrouvé dans l’obligation<br />

d’apurer les arriérés de sa dette extérieure préalablement<br />

au retour de <strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide à la présidence.<br />

En fait, les nouveaux prêts consentis par la Banque mondia-<br />

1 6 • L’ A P O S T R O P H E<br />

le, la Banque interaméricaine de Développement (IDB) et<br />

le FMI l’ont été d’abord et avant tout pour honorer les obligations<br />

d’Haïti vis-à-vis de ses créanciers internationaux. Il<br />

allait de soi qu’utiliser l’argent frais pour rembourser d’anciennes<br />

dettes ne pouvait que provoquer une spirale de la<br />

dette extérieure.<br />

Entre 1992 et 1994, durant la période coïncidant en gros<br />

avec celle du gouvernement militaire, le Produit intérieur<br />

brut (PIB) a décliné de 30 %. Avec un revenu par tête de<br />

250 dollars par an, Haïti est le pays le plus pauvre de l’hémisphère<br />

occidental et l’un des plus pauvres de la planète<br />

(Haïti : les défis de la réduction de la pauvreté, Banque mondiale,<br />

Washington, août 1998). La Banque mondiale estimait le<br />

chômage de l’ordre de 60 %. Un rapport du Congrès américain<br />

qui date de 2000 l’estime désormais à 80 %.<br />

Dans le sillage de ces trois années de junte militaire et de<br />

déclin économique, la relance économique urgente envisagée<br />

dans l’accord de prêt du FMI était irréaliste. En fait, c’est tout<br />

le contraire qui s’est produit. Tout d’abord, la stabilisation<br />

imposée par la relance exigeait de nouvelles restrictions budgétaires<br />

dans des programmes sociaux quasiment non existants.<br />

Malgré cette évidence, un programme de réforme des<br />

IL YA25 ANS, LA CIA<br />

FAISAIT SECRÈTEMENT<br />

CE QUE LE NED<br />

FAIT AUJOURD’HUI<br />

services civils a été mis sur pied pour réduire la taille desdits<br />

services inexistants et licencier un introuvable surplus d’employés<br />

de l’État. La conséquence des mesures du FMI et de la<br />

Banque mondiale est à l’origine d’une paralysie des services<br />

publics haïtiens qui a débouché sur la désintégration finale de<br />

la totalité du système étatique.<br />

Dans un pays où l’on compte à peine 1,2 médecin pour<br />

10 000 habitants et où la grande majorité de la population est<br />

illettrée, le FMI s’est obstiné, pour atteindre ses objectifs budgétaires,<br />

à exiger le licenciement des surplus dans les services<br />

de santé et d’éducation. L’application de cette thérapie économique<br />

de choc, en parfait synchronisme avec la politique<br />

étrangère de Washington, a littéralement poussé Haïti au<br />

bord d’un gouffre économique et social.<br />

Au moment du coup d’État militaire, plus de 75 pourcent<br />

de la population haïtienne était engagée dans l’agriculture<br />

et produisait à la fois des plantes vivrières pour le marché<br />

intérieur ainsi qu’un certain nombre de plantes de rapport<br />

destinées à l’exportation. Mais déjà à l’époque de <strong>Jean</strong>-<br />

<strong>Claude</strong> Duvalier, l’économie paysanne avait été torpillée.<br />

Avec l’adoption par la suite des réformes économiques favorisées<br />

par le FMI et la Banque mondiale, le système agricole,<br />

qui produisait jusque-là des denrées alimentaires pour le marché<br />

local, s’est retrouvé déstabilisé. La levée des barrières<br />

o Autop rtrait<br />

d’une reine de cœur<br />

par SYLVIE LEGAULT<br />

Quand ma mère me laisse enfin voir le jour, je sais ce que<br />

je veux faire de ma vie : comédienne. Cinq ans : je décide<br />

que je m’arrange seule voyant mon père fortement<br />

préoccupé par la séparation d’avec ma mère et la garde des<br />

dix enfants dont il aura l’exclusivité. Seize ans : je voyage<br />

seule jusqu’à Vancouver.<br />

Sur l’île de Gabriola, près du Pacifique, face à l’immensité,<br />

je conçois un plan de match pour ma prochaine année. Je<br />

reviens vivre dans la maison paternelle, je prépare mes auditions<br />

pour l’École Nationale de Théâtre dans le cadre du<br />

cours de théâtre du Cégep et déménage dans la métropole<br />

l’année suivante. Je suis seule à savoir que je vis mes derniers<br />

mois au sein de ma famille. Au Cégep, je ne suis pas le programme<br />

établi. Précurseure de programme hors Dec, je choisis<br />

mes cours par intérêt et non par devoir et ce malgré les<br />

conseils de l’orienteur.<br />

Trois années à l’ENT au cours desquelles je travaille avec<br />

les figures importantes du paysage culturel du Québec. La<br />

première année inaugure ma vie en appartement, avec deux<br />

camarades. La seconde, ma sœur de trois ans mon aînée se<br />

pend dans un parc pour enfants ; la troisième année, alors<br />

que j’interprète Christine de Suède dans L’Abdication, mon<br />

frère <strong>Jean</strong> se donne la mort. Cette reine est le rôle le plus<br />

marquant que j’aie jamais interprété : elle abandonne le pouvoir<br />

pour trouver la paix de l’âme.<br />

Neuvième d’une famille de dix, le gros de mon héritage<br />

me vient de mon père. À ses côtés j’apprends tolérance,<br />

patience et respect. En prime, j’hérite de son charme redoutable.<br />

Il me donne deux conseils : assure ton autonomie financière<br />

et ne crois jamais un homme qui te dit qu’il contrôle son éjaculation.<br />

Vingt-et-un ans : j’accouche à la maison de mon fils<br />

Alexandre. (J’avais un stérilet quand même !)<br />

Élevée par un homme, mon père encourage mes aspirations<br />

et respecte mes choix. C’est dans un climat de confiance<br />

absolue que j’envisage la vie. Vivre et laisser vivre ! Maxime<br />

que je transpose sur la patinoire de la LNI. À mes débuts, je<br />

n’attendais pas que l’entraîneur de l’équipe me désigne : je<br />

sautais. Je n’ai peur de rien sauf de moi-même. Passent les<br />

prix, les étoiles et les titres, on me surnomme La reine de l’impro.<br />

Cette reine n’abdiquera jamais.<br />

Je crois en la vérité, c’est le chemin le plus court. Je n’hé-<br />

site pas à dire le fond de ma pensée et monte aux barricades<br />

quand les droits de mes pairs sont lésés. Je défends la cause<br />

des femmes, remarquant très tôt qu’on a minimisé l’importance<br />

de ces dernières dans notre société. Quand j’apprends<br />

qu’Einstein reçoit le prix Nobel en duo avec sa femme, qui<br />

est également mathématicienne, je constate qu’il y a une<br />

couille dans le pâté. Ne dit-on pas : Derrière chaque grand<br />

homme, il y a une femme…qui le pousse et derrière chaque grande<br />

femme, il y a un homme…qui tente de la retenir. Ma mission :<br />

révéler la femme. Dénoncer la répression de la sexualité<br />

féminine et, avec le sourire d’une belle assouvie, exiger notre<br />

droit de jouissance, d’autonomie financière et du libre-arbitre<br />

de notre corps.<br />

Europe, Afrique, Amérique du Sud et du Nord; je saute<br />

en bas d’un pont de 180 pieds dans le canyon du Mont Sainte-<br />

Anne ou entreprends le Rallye des Gazelles, raid de 10 jours<br />

dans le désert de la Mauritanie; pour médiatiser l’évènement<br />

au Québec, devient porte-parole pour les enfants du Tiers-<br />

Monde, anime en direct la Saint-<strong>Jean</strong>-Baptiste à la télé d’État,<br />

propose ma candidature pour le parti Rhinocéros, en plus de<br />

mon métier d’artiste…je suis profondément souverainiste.<br />

À travers bientôt vingt-cinq ans de tournées, je me<br />

découvre chanteuse, metteure en scène, animatrice, conférencière,<br />

professeure, rénovatrice... horticultrice. On pourrait<br />

dire que rien ne m’arrête vraiment. À l’image de mon<br />

âme, mon jardin est une variété infinie de vert. Le tendre de<br />

l’olivier de Bohême, la vigne qui gagne toujours plus de terrain,<br />

les rosiers de Rolande, les hémérocalles, les iris, les<br />

cèdres, les framboisiers. Et sur le balcon, l’hibiscus, le cactus<br />

chinois, les papyrus…et j’en passe.<br />

Autant d’espèces végétales que de gens et de sphères<br />

d’activités variées. Autant j’aime le monde, dans le sens<br />

large, autant j’adore être seule et ma nature ermite s’épanouit<br />

dans mon havre de paix sacré et essentiel. Mon nid est heureux,<br />

chaleureux et généreusement éclairé.<br />

La peur tenaille toujours mon âme. / Bien des rêves à réaliser./<br />

Je rêve d’un lac tranquille / pour nager mes matins. / D’une<br />

plume volubile / pour allonger mes nuits./ Je ne sais plus / si je rêve<br />

de l’âme sœur / ou de l’homme frère. / Au destin le soin de me<br />

donner ce cœur / pour cette reine qui n’abdiquera jamais / dans sa<br />

quête du bonheur./ En attendant je m’acharne à chanter.<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 3 3


Tex Lecor<br />

Un mode d’emploi polonais<br />

PHARMACIEN– (Au téléphone) Allô oui !<br />

TEX LECOR– (Avec un fort accent polonais)<br />

Pharmacie ?<br />

PHARMACIEN– Oui.<br />

TEX– J’ai acheté chez vous suppositoires.<br />

PHARMACIEN– Oui.<br />

TEX– Instructions marqué introduire dans anousse.<br />

PHARMACIEN– Oui.<br />

TEX– Trouve pas anousse dans boîte.<br />

PHARMACIEN– Ah ! vous trouvez pas l’anus dans la<br />

boîte. Savez-vous ce que c’est qu’un anus ?<br />

TEX– J’trouve pas dans boîte.<br />

PHARMACIEN– C’est pas dans la boîte que vous allez le<br />

trouver non plus.<br />

TEX– J’en ai pris un dans un verre d’eau.<br />

PHARMACIEN– Vous avez pris un suppositoire dans un<br />

verre d’eau. Pis ? Ça tu faite effet ?<br />

TEX– Je sais pas !<br />

PHARMACIEN– Ben faudrait attendre. Parce que vous<br />

allez voir que ça va faire effet.<br />

TEX LECOR, Les insolences d’un téléphone (CKAC-l975-l992)<br />

La sanction papale<br />

PIERRE BRASSARD– (Quittant la voix de <strong>Jean</strong><br />

Chrétien pour la sienne) Je tenais à démontrer Saint Père<br />

que la religion catholique demeure une religion ouverte et<br />

très tolérante et la meilleure façon de faire cette démonstration,<br />

c’est en vous demandant humblement et publiquement<br />

votre pardon pour cette supercherie.<br />

JEAN-PAUL II– Oui ! Que Dieu vous bénisse<br />

! Que Dieu bénisse Canada !<br />

LES BLEU POUDRE (CKOI–1994-1997),<br />

transcription de l’Insolence papale,<br />

diffusée le ll avril l995.<br />

3 2 • L’ A P O S T R O P H E<br />

Ils sont mûrs pour frapper un grand coup.<br />

Le 11 avril, Brassard empruntant la voix et<br />

la personnalité de <strong>Jean</strong> Chrétien s’entretient<br />

au téléphone pendant une dizaine de<br />

minutes avec Sa Sainteté <strong>Jean</strong> Paul II qui ne se doute de rien.<br />

Le Saint Père n’a entendu que ce qu’il voulait entendre<br />

lorsque celui qu’il croit être le Premier ministre du Canada lui<br />

annonce son intention d’aller dans le sens de sa dernière<br />

Encyclique et d’assurer à tous les Canadiens et Canadiennes un<br />

droit total à la vie à partir du moment de la conception jusqu’à<br />

l’arrêt complet des fonctions vitales. <strong>Jean</strong> Paul II s’en réjouit et<br />

ne sursaute pas lorsque Brassard-Chrétien lui demande où en<br />

sont les travaux de réfection de la tiare papale. Quand est-ce<br />

que vous allez mettre une hélice sur votre casse, Saint Père ?<br />

Sa Sainteté, un peu comme le prétendait naguère Mark<br />

Twain avec humour, parle le français mais n’y entend goutte<br />

lorsque Brassard-Chrétien, après avoir fait l’éloge de son<br />

conseiller religieux l’abbé Daine Raymond Beaudoin, confesse<br />

que le but de son imposture a été de démontrer l’ouverture et<br />

la tolérance de l’Église catholique. <strong>Jean</strong> Paul II se contente alors<br />

de faire ce qu’un pape fait lorsqu’il ne sait pas quoi faire, il<br />

marmonne urbi et orbi des vœux pieux et raccroche rapidement<br />

le combiné.<br />

Pour le rire québécois, c’est la gloire. Dans les heures qui<br />

suivent la diffusion du canular des Bleu Poudre sur les ondes<br />

de CKOI, la télévision américaine et la presse internationale<br />

se manifestent, le magazine L’Express dépêche un journaliste<br />

à Montréal et les demandes d’entrevues pleuvent de Paris,<br />

Londres, Washington. Lorsqu’on demande à Pierre Brassard<br />

quelle sera sa prochaine victime après le Pape ? il lève les<br />

yeux vers le ciel. Peut-être son patron, mais ça risque de coûter<br />

cher d’interurbain.<br />

AU JEU DES INSOLENCES D’UN TÉLÉPHONE,<br />

MÊME LE PAPE N’EST PAS À L’ABRI<br />

Le canular téléphonique est devenu l’événement et le<br />

pape <strong>Jean</strong>-Paul II son faire-valoir. Quarante-deux ans après<br />

la mise au ban de Carte Blanche pour avoir prêté la voix de<br />

Monseigneur Léger à un tartufe de comédie qui manifestait<br />

son indulgence pour les confesseurs qui étaient les amants de<br />

leurs pénitentes, l’entartrage radiophonique du Pape est le<br />

triomphe de l’irrévérence et la revanche du rire québécois.<br />

La radio est faite pour l’irrévérence. De tous les médias,<br />

c’est celui qui s’y prête le mieux. L’insolence lui va comme un<br />

gant. Lorsque ses auditeurs sont immobilisés dans leurs voitures,<br />

c’est elle qui bouge, lorsqu’ils sont en mouvement dans<br />

leurs maisons, elle les accompagne et dans les moments de<br />

crise comme celle du verglas, c’est sa voix qui informe, qui<br />

réconforte et qui fait rire. Chaleureux, intime, planté au<br />

creux de l’oreille, le rire de la radio demeure ce qui se rapproche<br />

le plus d’une conscience collective.<br />

Les témoignages de Guy Banville, Louis-Paul Allard, Alaim Dumas,<br />

Robert Blondin, Tex Lecor et Yvan Ducharme sont tirés d’entrevues<br />

réalisées dans le cadre de la série DEBOUT LES COMIQUES,<br />

une production télévisuelle d’Orbi XXI.<br />

commerciales a entraîné la destruction de toute l’économie<br />

paysanne en ouvrant le marché local à l’affluence des surplus<br />

agricoles américains, y compris le riz, le sucre et le maïs.<br />

Gonaïves avec ses vastes rizières était la région par excellence<br />

de la production du riz à Haïti. Elle s’est retrouvée plongée<br />

dans une faillite générale. À la fin des années 1990, Haïti,<br />

un petit pays très pauvre des Antilles, était devenu le quatrième<br />

importateur mondial de riz américain, après le Japon,<br />

le Mexique et le Canada.<br />

Depuis le début de son intervention dans les affaires haïtiennes,<br />

le FMI ne tolère aucune déviation en rapport à son<br />

programme néo-libéral. À peine deux semaines avant les<br />

élections présidentielles, fixées au 23 novembre 2000, l’administration<br />

sortante signait une déclaration d’intention<br />

pour le FMI et le ministre des Finances transmettait l’amendement<br />

budgétaire au Parlement le 14 décembre. Toutes les<br />

décisions majeures concernant le budget de l’État, le management<br />

du secteur public, les investissements publics, la privatisation,<br />

le commerce et la politique monétaire avaient<br />

déjà été prises. Elles faisaient partie de l’accord conclu le<br />

6 novembre 2000 et le soutien financier du FMI dépendait<br />

de son entérinement par la législature. Le nouveau président<br />

LES PROGRAMMES<br />

ÉCONOMIQUES DU FMI<br />

SONT UN INSTRUMENT<br />

PERMANENT<br />

DE DÉSTABILISATION<br />

<strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide avait promis d’augmenter le salaire<br />

minimum, de se lancer dans la construction d’écoles et la<br />

mise sur pied de programmes d’alphabétisation mais les<br />

mains de son nouveau gouvernement étaient liées.<br />

En 2003, le FMI impose l’application du système flexible<br />

dans les prix des carburants, un système dont la dite flexibilité<br />

déclenche aussitôt une spirale inflationniste. La monnaie<br />

haïtienne est dévaluée et en janvier et février 2003, les prix<br />

du pétrole augmentent d’environ 130 p. 100. Ce qui ne<br />

contribue pas pour peu à alimenter le mécontentement<br />

populaire à l’égard du gouvernement Aristide qui soutient les<br />

réformes économiques. La montée en flèche des prix des carburants<br />

a contribué à une hausse de 40 p. 100 des prix à la<br />

consommation en 2002-2003.<br />

En dépit de cette hausse dramatique du coût de la vie, le<br />

FMI réclame néanmoins, pour contrôler les pressions inflationnistes,<br />

un gel des salaires et l’établissement d’un salaire statutaire<br />

minimum d’environ 25 cents de l’heure. Le FMI prétend<br />

que la flexibilité du marché de l’emploi va attirer les investisseurs<br />

étrangers. Autrement dit la flexibilité veut dire que les<br />

salaires flexibles sont généralement versés en dessous du salaire<br />

statutaire minimum. En 1994, le salaire quotidien minimum<br />

était de 3 dollars, en 2004, il varie entre 1,50 $ et 1,75 $<br />

selon le taux d’échange entre la gourde, qui est la monnaie<br />

haïtienne, et le dollar.<br />

En suivant la logique particulièrement tordue de la politique<br />

de la main-d’œuvre bon marché du FMI et de la Banque<br />

mondiale, les salaires effroyablement bas pratiqués à Haïti<br />

seraient un moyen d’améliorer le niveau de vie de sa population<br />

! En d’autres termes, les conditions inhumaines des<br />

industries d’assemblage dans un environnement totalement<br />

dérégulé tout comme les conditions de travaux forcés dans<br />

les plantations agricoles haïtiennes doivent être considérées<br />

comme une force d’attraction pour les investisseurs étrangers, lesquels<br />

pour le FMI sont la clé de toute prospérité économique.<br />

Après la dégringolade du pouvoir d’achat qui affecte toutes<br />

les classes de la société et les taux d’intérêt qui atteignent<br />

des proportions astronomiques, les hausses brutales des prix<br />

du carburant ont engendré une paralysie des transports et des<br />

services publics, y compris l’eau et l’électricité, dans les parties<br />

nord et est du pays. La perspective d’une catastrophe<br />

humanitaire et de l’effondrement de l’économie a permis à la<br />

Plate-forme démocratique d’accroître considérablement sa<br />

popularité en accusant le président <strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide<br />

d’être le grand responsable de la mauvaise gestion économique.<br />

Ironiquement, les dirigeants de la dite Plate-forme démocratique,<br />

dont le pire des exploiteurs haïtiens, Andy Apaid, sont<br />

les principaux protagonistes de l’économie des bas salaires<br />

encouragée par le FMI.<br />

En février 2003, au moment où le FMI intensifiait sa<br />

pression sur le gouvernement du président Aristide,<br />

Washington nomme James Foley au poste d’ambassadeur à<br />

Haïti. De toute évidence, Foley a été choisi en prévision<br />

d’une opération commanditée par la CIA. Il quitte le poste<br />

de chef de mission adjoint au bureau européen des Nations<br />

unies qu’il occupait à Genève et arrive à Port-au-Prince en<br />

septembre 2003.<br />

Il est sûrement important de rappeler l’implication de<br />

l’ambassadeur Foley dans le soutien à l’Armée de Libération<br />

du Kosovo (UCK) en 1999. À l’époque de la guerre du<br />

Kosovo, James Foley était le porte-parole du Département<br />

d’État et travaillait en étroite collaboration avec son homologue<br />

de l’Otan à Bruxelles, Jamie Shea. À peine deux mois<br />

avant le déclenchement de la guerre menée par l’Otan, le 24<br />

mars 1999, Foley proposait que l’on transforme l’UCK en une<br />

organisation politique respectable. Nous voulons développer de<br />

bonnes relations avec eux (…) et nous avons des conseils à leur<br />

fournir et de l’aide s’ils deviennent le genre d’acteurs politiques que<br />

nous aimerions les voir devenir. (...) Si<br />

nous pouvons les aider et s’ils veulent que<br />

nous les aidions dans cet effort de transformation<br />

de leur organisation, je pense<br />

que personne ne pourra y trouver à redire<br />

(New York Times, 2 février 1999).<br />

Ce n’est un secret pour personne<br />

que l’UCK se finançait avec l’argent<br />

de la drogue et de la CIA. Elle a été<br />

impliquée aussi bien dans des assassinats<br />

politiques ciblés que dans des<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 1 7


massacres de civils; et ce, tout<br />

autant au cours des mois qui<br />

ont précédé l’invasion de<br />

l’Otan en 1999 que par la suite.<br />

Après l’invasion et pendant<br />

l’occupation du Kosovo<br />

menées par l’Otan, l’UCK s’est<br />

métamorphosée en Force de<br />

Protection du Kosovo (FPK)<br />

sous les auspices de l’Onu. Au<br />

lieu d’être désarmée pour mettre<br />

fin au massacre des civils, la<br />

FPK, qui est liée au crime organisé<br />

et au trafic de drogue dans<br />

les Balkans, s’est vue conférer<br />

un statut politique légal.<br />

La position du Département d’État américain telle qu’elle<br />

est alors présentée dans la déclaration de Foley était que<br />

l’UCK ne serait pas autorisée à poursuivre ses activités en tant<br />

que force militaire, mais qu’elle aurait l’occasion d’aller de l’avant<br />

dans sa quête d’un gouvernement autonome placé dans un contexte<br />

différent (La guerre d’agression de l’Otan contre la Yougoslavie,<br />

Michel Chossudovsky, 1999). Ce qui revenait à inaugurer<br />

une narco-démocratie de fait sous la protection de l’Otan.<br />

Est-ce le modèle d’état qu’on a privilégié pour Haïti ? La<br />

présence de James Foley comme ambassadeur n’est sûrement<br />

pas une coïncidence. Tout d’abord le trafic de la drogue occupe<br />

une place à Haïti qui n’est pas différente du rôle qu’il joue<br />

au Kosovo où c’est un lien crucial dans le transit des drogues<br />

depuis le Croissant d’Or, via l’Iran et la Turquie, vers l’Europe<br />

occidentale. Pour la CIA et le Département d’État, le FLRN<br />

et Guy Philippe sont à Haïti ce que l’UCK et son chef<br />

Hashim Thaci sont au Kosovo où les liens de l’UCK avec la<br />

mafia albanaise et les syndicats du crime impliqués dans le<br />

trafic des narcotiques ne l’empêchent en rien d’être à la fois<br />

financée par la CIA et soutenue par l’Otan.<br />

En renversant l’administration Lavalas, le but de<br />

Washington était de remplacer le parti d’Aristide par un<br />

régime fantoche obéissant encore plus servilement aux États-<br />

Unis. Un gouvernement d’unité nationale susceptible d’intégrer<br />

la Convergence démocratique d’Evans Paul, le G-184<br />

d’Andy Apaid et le FLRN de Guy Philippe qui, fort de son<br />

expérience à la tête des escadrons de la mort du FRAPH,<br />

pourrait sans doute reconstruire les Forces armées haïtiennes<br />

dissoutes en 1995. Ce n’est pas impensable. Quel est l’enjeu<br />

d’un éventuel partage de pouvoir entre ces divers groupes<br />

d’opposition et des insurgés qui sont liés au commerce de<br />

transit de la cocaïne de la Colombie à la Floride ? Rien de<br />

moins que la formation d’un nouveau narco-gouvernement<br />

qui servira les intérêts américains en assurant la protection<br />

de ce commerce.<br />

Sous le choc des réformes du FMI, l’économie réelle<br />

d’Haïti a été poussée à la banqueroute, mais le commerce des<br />

narcotiques continue à être florissant. Haïti demeure le premier<br />

pays de transbordement de la drogue pour toute la région des<br />

1 8 • L’ A P O S T R O P H E<br />

Mon pays<br />

que voici<br />

[…] Ô mon pays si triste est la<br />

saison<br />

Qu’il est venu le temps de parler<br />

par signes<br />

Je continue ma lente marche de<br />

Poète<br />

à travers les forêts de ta nuit<br />

province d’ombre peuplée<br />

d’aphones<br />

Qui ose rire dans le noir ?…<br />

Nous n’avons plus de bouche<br />

pour parler<br />

quel chœur obscène chante<br />

dans l’ombre<br />

cette chanson dans mon sommeil<br />

cette chanson des grands marrons<br />

marquant le rythme au ras des<br />

lèvres<br />

Qui ose rire dans le noir<br />

Nous n’avons plus de bouches pour parler<br />

les mots usuels sont arrondis<br />

collants du miel de la résignation<br />

et la parole feutrée de peur<br />

s’enroule dans nos cerveaux capitonnés<br />

Qui ose rire dans le noir<br />

Nous n’avons plus de bouche pour parler<br />

nous portons les malheurs du monde<br />

et les oiseaux ont fui notre odeur de cadavre<br />

Le jour n’a plus sa transparence et ressemble à la nuit<br />

Tous les fruits ont coulé nous les avons montrés du doigt<br />

Qui ose rire dans le noir<br />

Nous n’avons plus de bouche pour parler<br />

car le clavier des maîtres mots des Pères de la Patrie<br />

au grenier du passé se désaccorde abandonné<br />

Ô mon pays si triste est la saison<br />

qu’il est venu le temps de parler par signes […]<br />

ANTHONY PHELPS,<br />

Anthologie de la littérature haïtienne<br />

Un siècle de poésie 1901-2001,<br />

Mémoire d’encrier, 2003.<br />

ALBÉRIK<br />

Le retour aux études<br />

BÉATRIX– La semaine prochaine, je<br />

commence à suivre des cours de culture<br />

générale à l’Institut du Savoir Incorporé...<br />

ALAIN– Bravo, m’man, j’t’encourage...<br />

FÉLIX– Tu s’rais mieux de prendre des cours de couture...<br />

BÉATRIX– Tes insultes ne me touchent pas... Je vais<br />

prendre des cours de littérature, d’histoire ancienne, d’économie<br />

politique, d’histoire de la musique, de philosophie...<br />

ALAIN– Bravo, m’man... enfin je vas avoir quelqu’un<br />

pour discuter de Marcuse.<br />

FÉLIX– Pis tant qu’à y être, échange le réfrigérateur contre<br />

un piano à queue... T’es malade ?<br />

BÉATRIX– Quand j’pense que depuis que je suis bachelière,<br />

j’ai pas ouvert un livre par ta faute...<br />

FÉLIX– Je t’en ai jamais empêchée !<br />

BÉATRIX– Le seul livre qu’on a ici c’est le Do-it-yourself...<br />

FÉLIX– Veux-tu dire que si t’es ignorante, c’est de ma<br />

faute...? C’est pas moi qui allume la télévision pour Cré<br />

Basile, Madame s’amuse, pis Les Trois Cloches...<br />

BÉATRIX– A partir de maintenant, y a pus de télévision<br />

pour moi...<br />

ALAIN– Si tu fais ça, m’man, p’pa pourra jamais suivre...<br />

BÉATRIX– Certainement pas ! L’an prochain, j’vas aller<br />

me parfaire à Paris... avec une bourse du gouvernement...<br />

FÉLIX– Sûrement pas du Conseil des Arts ?<br />

BÉATRIX– Non ! Avec l’allocation aux mères nécessiteuses.<br />

ALBERT BRIE, Chez Miville (CBF–1956-1970)<br />

Le comique et l’humour à la radio québécoise (1930-1970), volume II, PIERRE<br />

PAGÉ, avec la collaboration de RENÉE LEGRIS, Éditions La Presse, 1979<br />

Pour frapper, a frappait<br />

Ça c’est comme la mère à Rolland, mon Dieu qu’a frappait.<br />

Ah ! Elle était habillée, moi j’connais pas les toilettes<br />

féminines, mais a l’avait une robe, m’as vous dire à peu<br />

près parce que...une robe fourreau, en satin rouge vif avec<br />

des pois chuschias jaune-orange et bleu pâle et, dans le<br />

cou, elle avait un pendentif en fonte avec un portrait en<br />

relief de Taschereau avant la chute du R-100 et sur les<br />

épaules, ici, elle avait les épaules nues, elle avait des pierres<br />

au Rhin, a l’avait un chapeau mauve avec une plume<br />

d’autruche jaune pis une finale noire pis une p’tite clochette<br />

au boutte qui lui donnait un air canaille.<br />

GILLES PELLERIN, Le fantôme au clavier (CKVL–l948)<br />

Monologues québécois (l890-l980), LAURENT MAILHOT<br />

et DORIS-MICHEL MONTPETIT, Leméac, 1980.<br />

LE RIRE MATINAL VOIT LE JOUR<br />

AVEC L’INVENTION DE LA RADIO<br />

Dans l’histoire du rire au Québec, l’influence<br />

de la radio a été déterminante. Elle n’a pas seulement<br />

inventé le rire du matin mais créé de toutes<br />

pièces un nouveau rire qui n’existerait pas sans<br />

elle, celui des Insolences d’un téléphone. Yvan<br />

Ducharme qui a donné ses lettres de créances à ce nouveau<br />

genre comique en attribue la paternité à Graham Bell. Parce<br />

que je présume qu’il a été le premier à jouer un tour au téléphone<br />

puisque tout le monde l’a fait au moins une fois dans sa vie. Mon<br />

seul crédit aura été d’avoir fait de cette tentation vieille comme<br />

l’appareil lui-même une émission radiophonique. Dont le succès<br />

a été foudroyant.<br />

Les Insolences d’un téléphone à la Ducharme (CJMS–l963l972)(<br />

CKAC–l975) sont nées dans le cadre du rire matinal<br />

pour s’étendre progressivement à presque toutes les plages<br />

horaires de la journée. Sous le règne débonnaire de Tex Lecor<br />

(CKAC–l975-l992) le canular radiophonique du téléphone,<br />

dont certains sont d’une truculence mémorable, s’inscrit<br />

désormais dans la vie quotidienne au même titre que les bulletins<br />

de circulation ou de météo.<br />

Même après plus de vingt ans, il y a une insolence qui<br />

n’est pas prête d’être oubliée. C’est celle du Polonais qui appelle<br />

à la pharmacie et qui dit avec son accent gros comme le bras :<br />

Acheté suppositoire. R’garde dans boîte. C’est marqué introduire<br />

dans anousse. R’garde boîte. Trouve pas anousse.<br />

Et Tex en rit toujours d’aussi bon cœur. Je dois avoir appelé<br />

quinze pharmacies pour avoir des réponses différentes. Les réactions<br />

des pharmaciens avaient pas de bon sens hostine. Quand y<br />

essayaient pas de m’donner le mode d’emploi en essayant de garder<br />

leur sérieux, la plupart riaient : Eille viens icite, c’t’un Polonais,<br />

ch’sais pas diousqu’y d’sort mais y trouve pas l’anus dans une boîte<br />

de suppositoires. S’il en est des insolences comme des œuvres<br />

d’art, l’anus polonais est le classique des classiques.<br />

Quand il assiste à une comédie, le public a plutôt tendance<br />

à s’identifier à ceux qui reçoivent les coups qu’à ceux<br />

qui les donnent. Dans le cas des Insolences d’un téléphone,<br />

c’est tout le contraire. Les auditeurs sont toujours du côté de<br />

celui qui tend le piège et jamais du côté des victimes parce<br />

que tous et chacun sont absolument convaincus qu’eux, ils<br />

ne tomberaient pas dans un piège aussi évident ; qu’eux, ils<br />

ne seraient pas aussi facilement dupés ; et qu’eux, ils sauraient<br />

flairer le canular. Plus on se sent à l’abri du risible en<br />

somme, plus on se réjouit du ridicule qui frappe les autres et<br />

le plaisir est encore plus grand lorsque la cible est généralement<br />

hors de portée pour la majorité.<br />

Les Bleu Poudre (CKOI–1994-1997) vont prouver qu’au<br />

jeu des insolences d’un téléphone, tout le monde a un canular<br />

qui lui pend au bout du fil. En 1995, Pierre Brassard et son<br />

équipe ont déjà piégé Jacques Parizeau,<br />

<strong>Jean</strong> Chrétien et Brigitte Bardot, cette<br />

dernière deux fois dans la même semaine.<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 3 1


Tribunal de protection du peuple, il s’était<br />

passé une chose affreuse... Et Séguin le<br />

coupe en confirmant qu’elle va mettre fin à<br />

leurs carrières !<br />

Les auditeurs abasourdis entendent alors des roulements<br />

de tambour et le commandement d’une voix anonyme, celle<br />

de la censure cléricale qui a ourdi la manœuvre. Portez<br />

armes ! ...En joue ! Laissez-nous au moins le temps de faire nos<br />

adieux implore Fernand Séguin sans effet. La même voix laisse<br />

tomber l’ordre : Feu ! Et la satire disparaît des ondes pour<br />

quelques décennies.<br />

Prendre un matériau qui n’est pas drôle à l’origine comme<br />

celui des discours politiques ou des conférences de presse et qui le<br />

devient par la vertu des montages et des mixages sonores rappelle<br />

Robert Blondin, ça nous vient de Carte Blanche qui a pratiqué<br />

le canular radiophonique du temps où ça se faisait à la lame de<br />

rasoir et au ruban quart-de-pouce.<br />

Un art et un savoir-faire comique qui s’est perpétué de<br />

nos jours dans les fausses pubs et les capsules tribales et historiques<br />

de Philippe Lagüe à Macadam Tribus (CBF-l997- )<br />

où l’équipe qui gravite autour de Jacques Bertrand manifeste<br />

la même irrévérence que Fernand Séguin et André Roche<br />

devant tout ce qui pontifie et la même passion que Roger<br />

Rolland pour les farces sonores et les parodies.<br />

Pendant longtemps, le samedi matin, le rire à la radio fait<br />

la grasse matinée comme les auditeurs. D’abord avec Zézette<br />

(CKVL–l951-1963) qui débutait invariablement par un cri<br />

d’exaspération de Désiré, le père de l’héroïne, et la réponse<br />

impénitente de cette dernière : Allô v’là le fun qui commence !<br />

Au départ, Ovila Légaré avait conçu ses textes pour les<br />

enfants. Il les a progressivement adaptés au rire des adultes<br />

qui écoutaient l’émission d’une autre oreille. Les enfants,<br />

pour leur part, étaient fascinés par une héroïne de leur âge<br />

qui faisait fi de tous les interdits. Quant aux parents qui<br />

voyaient leurs pires appréhensions se réaliser dans les tours<br />

pendables de Zézette et de ses amis, ils profitaient de la comparaison<br />

pour se consoler des frasques de leurs propres petits<br />

monstres.<br />

Tous les samedis matin, la guerre était donc déclarée aux<br />

parents par les enfants. Mais la lutte est inégale pour les adultes.<br />

Dans une émission type de Zézette, on entend le père descendre<br />

les premières marches d’un escalier en chantonnant<br />

puis écrasement ! Babine ! mon patin à roulettes lui a coupé sa<br />

chanson en deux, laisse tomber Zézette. Elle est en compagnie<br />

de Ti Beu, son cousin, qui, lui non plus, ne donne pas sa place<br />

pour semer le désordre. Comment tu fais-toi pour faire tomber<br />

ton père en bas de l’escalier ? lui demande sa cousine.<br />

Vous avez rien qu’un étage chez vous. Ti-Beu la<br />

regarde avec commisération. Puis ? L’escalier de la<br />

cave, qu’est-ce que t’en fait ?<br />

Mais l’échange est interrompu par le retour<br />

du paternel qui s’est remis de sa chute. Attends un<br />

peu ma petite bonjour ! annonce-t-il sur un ton<br />

menaçant à Zézette qui s’esquive en vitesse, la<br />

strappe va te rouler sur le corps, toi. Il semble qu’à l’é-<br />

3 0 • L’ A P O S T R O P H E<br />

poque, ni les enfants, ni les parents n’étaient politiquement<br />

corrects puisque tout le monde se plaisait alors à imaginer<br />

que Zézette allait en manger toute une après la fin de l’émission.<br />

Dans la prochaine décennie, c’est le Festival de l’humour<br />

(CKAC–l977-l993) qui va prendre la relève pour être diffusé<br />

à terme par plus de l40 stations et rejoindre un demi-million<br />

d’auditeurs de l0 heures à 11 heures tous les samedis matin –<br />

ce qui demeure un record inégalé pour la grasse matinée.<br />

Une de mes sœurs avait travaillé Chez Miville, raconte<br />

Louis-Paul Allard, et j’avais gardé dans l’idée qu’on pouvait faire<br />

de la radio comme dans le bon vieux temps. La formule élaborée<br />

avec Paul-Émile Beaulne pour le Festival sera mivilienne : un<br />

musicien polyvalent, deux ou trois humoristes, dont au<br />

moins un qui est imitateur, et une batterie de scripteurs à<br />

l’humour politique, culturel et social décapant dont les plus<br />

endurants et les plus musclés au lancer de fleurs avec pot<br />

auront été <strong>Jean</strong> Robitaille, Pierre Légaré et Louise Bureau.<br />

UN RECORD POUR LE SAMEDI MATIN<br />

500 000 AUDITEURS<br />

AU FESTIVAL DE L’HUMOUR<br />

Dans l’émission, Louis-Paul Allard assurait les imitations<br />

des hommes politiques, des personnalités publiques et de certains<br />

personnages comme le p’tit Bébert qui se prêtait à toutes<br />

les sauces. Roger Joubert assumait la direction musicale et<br />

en plus c’était évidemment le maudit Français, détestable,<br />

qui ne comprenait rien mais qui connaissait tout sur tout. Et<br />

Tex Lecor était indissociable de sa madame Legault, sa bonne<br />

femme qui essayait de bien perler et qui ne pouvait ouvrir la<br />

bouche sans faire des dîtes-me-le-pas à tout propos.<br />

Quatrième mousquetaire du Festival de l’humour, Pierre<br />

Labelle était le plus sauté de tous par ses mimiques, ses hésitations,<br />

son phrasé disjoncté et son étrange capacité à se mettre<br />

dans la peau d’un objet domestique comme un répondeur<br />

aussi bien que dans l’écorce d’un arbre qui s’inquiète de son<br />

avenir. Moé une affaire que j’aimerais pas, ça s’rait finir mes jours<br />

comme baguette d’in restaurant chinois...ou comme chaise de cuisine<br />

chez Ginette Reno. T’sais tu y penses à ça...c’pas donné à toéz-arbres<br />

de finir leurs jours comme sculpture ou beau meuble, ça<br />

prend des allumettes pis des cure-dents pour faire un monde.<br />

Cri pour ne pas<br />

crever de honte<br />

[…] mais je hurle mais je<br />

souffre<br />

et la misère et le crime<br />

car ça vous fait péter la cervelle<br />

l’amour aussi<br />

l’illusion de croire<br />

qu’on sert à quelque chose<br />

de ce côté du monde<br />

car ça vous fait marcher dans<br />

la honte<br />

tous ces mots<br />

pour des jardins de rose de<br />

fille du roi<br />

tous ces morts<br />

pour les esprits vaudou du président<br />

Donc il neige dehors<br />

ils sont dans ma chambre<br />

des monstres que les hommes ont créés<br />

et des monstres<br />

ont dévoré ma race mon portrait<br />

ils ont déchiré mon âme<br />

qui marchait à côté d’une pauvresse<br />

Ils ont englouti les matins<br />

non une histoire à rebours<br />

et ils ont frappé à la porte de ma chambre<br />

jusqu’à ce que tombe le rideau<br />

sur la comédie des monstres […]<br />

Il neige dehors<br />

Une nouvelle crampe à l’estomac<br />

me fait serrer les dents<br />

ma cage ma révolte<br />

cette nièce qui vient de débarquer à Moncton<br />

la peau sur les os<br />

rien pour rattraper la réalité<br />

diluée dans les contradictions de l’esprit<br />

et dans ces puits de morts<br />

où viennent renaître les Saints du général<br />

Il neige dehors<br />

Ma cage se referme<br />

lourde et sans remords<br />

Moncton-Montréal, août 2003.<br />

GÉRARD ÉTIENNE,<br />

Anthologie de la littérature haïtienne<br />

Un siècle de poésie 1901-2001,<br />

Mémoire d’encrier, 2003<br />

ALBÉRIK<br />

Antilles, au dire même de la Drug Enforcement<br />

Administration (DEA), il achemine d’importants chargements<br />

de cocaïne depuis la Colombie jusqu’aux États-Unis (Chambre<br />

américaine des Représentants, Justice criminelle, Sous-commission<br />

sur la politique en matière de drogues et sur les ressources<br />

humaines, Transcriptions FDHC, 12 avril 2000). On estime<br />

actuellement que 14 % de toutes les entrées de cocaïne aux<br />

États-Unis transitent par Haïti, ce qui représente des<br />

milliards de dollars de revenus pour le crime organisé et les<br />

institutions financières américaines qui blanchissent des<br />

quantités colossales d’argent sale. Miami, à cet égard, est un<br />

centre de recyclage en investissements légitimes, en propriétés<br />

immobilières, par exemple. Les preuves abondent que la CIA<br />

a protégé ce commerce tout au long de la dictature militaire,<br />

de 1991 à 1994.<br />

En 1987, le sénateur John Kerry, en sa qualité de président<br />

de la sous-commission sénatoriale des Affaires étrangères<br />

sur les narcotiques, le terrorisme et les opérations internationales,<br />

se voyait confier une enquête importante qui s’est<br />

intéressée de près aux liens entre la CIA et le trafic de drogue,<br />

y compris le blanchiment de l’argent de la drogue aux<br />

fins du financement des insurrections armées. Publié en<br />

1989, le Rapport Kerry, concentrait son attention sur les<br />

contras nicaraguayens, mais il comprenait également une<br />

section sur les liens étroits qui existaient déjà entre les autorités<br />

militaires haïtiennes de l’époque et les trafiquants<br />

colombiens.<br />

DE 60 % EN 1998,<br />

LE CHÔMAGE À HAÏTI<br />

ÉTAIT PASSÉ<br />

À 80 % EN 2000<br />

Jack Blum a été le conseiller particulier du sénateur John<br />

Kerry. En 1996, dans un témoignage devant la Commission<br />

restreinte de renseignements sur le trafic de drogue et la<br />

guerre des contras, une commission qui relève du Sénat américain,<br />

il insistait pour sa part sur la complicité de certains<br />

hauts fonctionnaires américains : Au lieu de mettre la pression<br />

sur la direction pourrie de l’armée haïtienne, nous l’avons défendue.<br />

Nous nous sommes bouché le nez et nous avons fait comme<br />

si de rien n’était chaque fois qu’eux et leurs<br />

amis criminels aux États-Unis ont distribué<br />

de la cocaïne à Miami, Philadelphie et<br />

New York.<br />

Principale source des rentrées d’échange<br />

d’Haïti, l’afflux de narcodollars<br />

sert les intérêts des créanciers étrangers.<br />

Même si les plus hautes autorités<br />

se sont engagées pour la forme à lutter<br />

contre le trafic de la drogue, la libéralisation<br />

imposée du marché des<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 1 9


L’invasion des sauvages<br />

Selon les scénarios les plus optimistes,<br />

les Haïtiens devront attendre au<br />

moins jusqu’en 2005 avant de pouvoir<br />

remplacer le nouveau régime putschiste<br />

par un gouvernement élu. L’intervention<br />

de la force étrangère de stabilisation<br />

(Canada, États-Unis, France), maintenant<br />

remplacée par des casques bleus de l’ONU, a reconfiguré<br />

le paysage politique. Mais il reste encore beaucoup de<br />

stabilisation à faire pour que Washington et ses partenaires<br />

locaux permettent la tenue d’élections.<br />

À l’heure actuelle, même au sein des opposants à<br />

Aristide, il est généralement admis que le parti Lavalas sortirait<br />

vainqueur d’une éventuelle élection. Les racines du<br />

mouvement créé par l’ancien prêtre sont profondes, et les<br />

couches défavorisées qui forment l’immense majorité de la<br />

population continuent de s’y identifier. Interrogée par<br />

L’Apostrophe, une coopérante américaine de<br />

l’Institute for Justice and Democracy in Haiti affirmait<br />

récemment que nous ne sommes d’aucune façon reliés<br />

à Lavalas. Notre travail se fait auprès des pauvres et des<br />

organisations de la base; et ces gens-là sont tous lavalassiens.<br />

À quoi bon organiser un coup-d’État pour<br />

ensuite assister impuissants à la réélection du gouvernement<br />

constitutionnel ! Les putschistes s’activent<br />

donc actuellement à réprimer de façon systématique<br />

les partisans du gouvernement renversé.<br />

Les arrestations politiques sont encore monnaie<br />

courante en Haïti. L’ex-premier ministre Yvon<br />

Neptune, tout comme la chanteuse Sò Anne et<br />

l’ancien ministre de l’Intérieur Jocelerme Privert<br />

sont toujours détenus sous des prétextes douteux.<br />

Un de leurs avocats, Me Mario Joseph, dénonce<br />

d’ailleurs fortement le rôle des troupes canadiennes,<br />

françaises et américaines dans la répression qui a<br />

suivi le départ d’Aristide. Il les décrit comme des<br />

sauvages, des hors-la-loi qui multipliaient les arrestations<br />

illégales et les actes de brutalité.<br />

Alors que les lavalassiens croupissent toujours en prison,<br />

les autorités ont acquitté le 16 août dernier l’ancien chef des<br />

escadrons de la mort du FRAPH, Louis Jodel Chamblin.<br />

Avant de se livrer à la justice, ce dernier avait conclu un<br />

accord avec le nouveau ministre de la Justice. La répression<br />

est encore pire à la campagne, où les groupes armés formés<br />

de militaires démobilisés, d’anciens membres du FRAPH et<br />

d’ex-tonton-macoutes, ne prennent même pas la peine de<br />

passer par le système judiciaire, préférant régler le cas des<br />

sympathisants Lavalas de façon plus expéditive. Lorsque le<br />

gouvernement de facto, soucieux de conserver un vernis de<br />

2 0 • L’ A P O S T R O P H E<br />

JASMIN JOSEPH<br />

légitimité, tente de les calmer, ils n’hésitent pas à le défier<br />

ouvertement, comme le 15 août dernier alors qu’ils ont défilé<br />

en uniforme dans les rues de Port-au-Prince, avec fanfare<br />

et armes de gros calibre.<br />

En plus de travailler à détruire le parti d’Aristide, les<br />

États-Unis et leurs alliés s’assurent que le pays revienne sur<br />

le droit chemin des réformes néolibérales avant les élections.<br />

C’est le rôle du fameux Cadre de coopération intérimaire<br />

(CCI), qui fixe les grandes orientations du pays pour les<br />

années à venir. Concocté le 23 mars lors d’une rencontre<br />

tenue à Washington, adopté officiellement lors d’une rencontre<br />

entre le gouvernement de facto et la communauté<br />

internationale dans cette même ville le 23 avril, le document<br />

devra être respecté par le prochain gouvernement à être élu,<br />

quel qu’il soit. Même au sein des plus hautes instances gouvernementales,<br />

rares sont les Haïtiens qui ont eu accès à la<br />

version finale. Mais l’essentiel est connu de tous : réduction<br />

des dépenses de l’État, augmentation du rôle du<br />

secteur privé, privatisation de ce qui ne l’a pas<br />

encore été. Rappelons que la population haïtienne<br />

n’a jamais eu l’occasion de se prononcer sur ce<br />

document qui est presque entièrement l’œuvre d’étrangers.<br />

Aujourd’hui, alors que les grandes lignes de la<br />

reconstruction d’Haïti se précisent, il devient clair<br />

que l’opération ne bénéficiera qu’à une mince couche<br />

de privilégiés. Pendant que les petits paysans<br />

s’enfoncent dans la misère à la campagne, on<br />

importe toujours plus de riz américain grassement<br />

subventionné, qui tue la production locale. Les<br />

autorités font la vie dure aux milliers de petits commerçants<br />

du secteur informel tout en accordant des<br />

exemptions de taxes aux grandes entreprises. Rien<br />

n’est annoncé pour l’éducation et les services<br />

sociaux, et certains évoquent déjà l’idée de recréer<br />

l’armée dissoute par Aristide.<br />

Finalement, ce qu’on propose de mieux à bien<br />

des Haïtiens pour le futur, c’est un emploi dans l’un<br />

des ateliers de misère d’Apaid et de ses associés. Comme l’explique<br />

Yannick Étienne, militante syndicaliste de Batay<br />

Ouvrye, ils contrôlaient déjà l’économie, maintenant ils ont fait<br />

leur entrée en politique. Apaid et sa clique continueront donc<br />

de jouir pleinement des faramineux contrats de sous-traitance<br />

signés avec des entreprises nord-américaines comme<br />

le fabricant de t-shirts montréalais Gildan Activewear. En<br />

fait, l’homme d’affaires est tellement efficace pour combattre<br />

le syndicalisme et payer ses employés en deçà du salaire<br />

minimum que Gildan a annoncé cet été qu’elle transférerait<br />

une part croissante de sa production en Haïti.<br />

VINCENT LAROUCHE<br />

Fernand Séguin<br />

Le mot du<br />

commanditaire<br />

ANNONCEUR– Passons maintenant<br />

au Supplice de la question,<br />

notre invité cette semaine<br />

est monsieur James Fumist,<br />

directeur de la compagnie de<br />

tabac Joker, qui commandite le<br />

programme Carte blanche ! messieurs<br />

Roche et Séguin allez-y !<br />

ROCHE ET SÉGUIN– Bonjour,<br />

monsieur Fumiste!<br />

FUMIST– Bonsoir, mes jeunes amis.<br />

SÉGUIN– Alors, c’est vous qui fabriquez les cigarettes<br />

Joker?<br />

FUMIST– En effet, c’est moi.<br />

ROCHE– Et vous n’avez pas honte d’empoisonner les<br />

gens ?<br />

FUMIST– Pas du tout. Mes cigarettes sont les plus douces<br />

sur le marché. Vous en savez quelque chose, d’ailleurs,<br />

puisque votre contrat vous oblige à ne fumer que des<br />

Jokers.<br />

SÉGUIN– Parlez-en ! Ça fait trois mois que je me fais traiter<br />

pour une bronchite chronique ! Avouez que vos cigarettes<br />

sont tout ce qu’il y a de<br />

plus irritant.<br />

ROCHE– Et qu’elles sont infumables<br />

!<br />

FUMIST– Heu..<br />

SÉGUIN– Vous refusez de<br />

répondre ?<br />

ROCHE– Faites au moins<br />

une déclaration que diable !<br />

FUMIST– Heu...<br />

SÉGUIN– Dites quèque chose !<br />

FUMIST– O.K. Laissez-moi<br />

vous poser une question. C’est<br />

vous les fantaisistes que mon service<br />

de publicité a engagés pour annoncer<br />

notre produit ?<br />

ROCHE– C’est nous.<br />

FUMIST– Glad to meet you both. You<br />

are fired !<br />

André Roche<br />

ANDRÉ ROCHE, FERNAND SÉGUIN,<br />

Carte blanche (CBF–1951-1953)<br />

Le comique et l’humour à la radio québécoise (l930l970),<br />

volume I, PIERRE PAGÉ, avec la collaboration<br />

de RENÉE LEGRIS, Éditions La Presse, l976.<br />

20 ANS DE QUELLES NOUVELLES<br />

SEMBLENT UNE PASSADE FACE AUX<br />

36 ANS DES JOYEUX TROUBADOURS<br />

accompagnés par Billy Monroe et son orchestre. Quand il ne<br />

tire pas sur tout ce qui vole – entendez les politiciens,<br />

Normand s’applique à étriver son souffre-douleur de prédilection,<br />

Gilles Pellerin, dont il s’inquiète parfois de l’état de<br />

santé.<br />

Je reviens de l’hôpital, lui confie Pellerin toujours prêt à<br />

raconter sa vie par le détail. Qu’est-ce qu’y vous ont fait ? poursuit<br />

Normand. Une radiophonie des poumons lui annonce un<br />

Pellerin intarissable. Ça c’est comme un kodak, c’est comme un<br />

appareil de télévision, pis on se place l’estomac devant ça...pis faut<br />

pas bouger hein parce que moi j’ai bougé pis ça c’est allumé :<br />

N’ajustez pas vos poumons !<br />

Faussement transi d’admiration pour la mère de son ami<br />

Rolland, une maîtresse femme en possession tranquille de la<br />

vérité comme la société qu’elle incarne, Gilles Pellerin apporte<br />

dans ses monologues une touche d’émotion et une qualité<br />

d’empathie pour la quétainerie du petit monde qui tout en<br />

s’inscrivant dans la foulée des tableaux de mœurs de Gratien<br />

Gélinas préfigure celle du gars qui a un bon boss d’Yvon<br />

Deschamps.<br />

Puis vint Carte Blanche (CBF–l951-l953) pour ajouter le<br />

satirique à la riche palette des rires de soirée. Trois tueurs à<br />

gags, Fernand Séguin, André Roche et Roger Rolland, vont<br />

d’abord parodier sans pitié le ton lénifiant des émissions dites<br />

sérieuses de Radio-Canada, la redondance des romans<br />

savons, l’enflure verbale des politiciens, puis dénoncer la suffisance<br />

des élites, l’hypocrisie du clergé et la médiocrité généralisée<br />

d’une société dont l’ignorance, pour citer Antoine<br />

Rivard, est un héritage du passé qu’elle se doit de transmettre aux<br />

générations futures.<br />

Aucun coup de pied au cul de Carte Blanche ne s’était<br />

perdu jusqu’au jour où les auditeurs de<br />

l’émission eurent la surprise de s’entendre<br />

annoncer par la voix d’André Roche<br />

que, suite à un réquisitoire devant le<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 2 9


auteur comique majeur qui passe les<br />

mœurs de son temps à travers le crible et<br />

le microcosme absurde et insensé de<br />

Casimirville, un village québécois atteint de haute loufoquerie.<br />

Longtemps avant que les auteurs de téléromans adoptent<br />

la pratique d’affubler chacun de leurs personnages d’un<br />

patois qui remplit la même fonction que le sacre dans la langue<br />

parlée, Légaré, qui avec son compère Georges Bouvier<br />

interprétait les voix de tous les personnages de son village<br />

d’originaux et détraqués, avait déjà fait de l’attribution du<br />

patois un art raffiné des plus inventif.<br />

Hé torbrûle ! s’exclamait Nazaire. Et Barnabé abondait<br />

dans le même sens Téquière ! Bougrine d’affaire commentait<br />

Fulgence. Voyez-vous Flybean tentait d’expliquer Damase.<br />

Écoute-moi donc cataplasme ! insistait Oscar. Gâzette lâchait<br />

Polycarpe. M’as dire comme c’t’homme, acquiesçait Casimir.<br />

Cocombre c’est parce que ! rajoutait Ti-Clin. Bateau d’un nom !<br />

tonnait Simon. Mais Kellil était d’accord avec tout ce qui s’était<br />

dit comme d’habitude Ça la dit ! Ça la dit !<br />

Avec Radio-Carabin (CBF–l944-l953), le rire change de<br />

palette. On quitte la roublardise paysanne de la campagne<br />

pour la gouaille insolente de la grande ville. Entre un numéro<br />

de claquettes et une prestation pianistique de Walter<br />

Gieseking , les scripteurs Émilien Labelle et Laurent Jodoin<br />

qui ne font pas dans la dentelle empruntent le coup de<br />

crayon expressionniste de l’humour noir pour dénoncer les<br />

problèmes qui affectent les classes populaires dont la crise<br />

montréalaise du logement qui sévit depuis l’après-guerre.<br />

Jacques Normand et Gilles Pellerin<br />

Pourquoi restez-vous dans un fond de cour demande le<br />

speaker de l’émission à un personnage qui n’éprouve aucune<br />

gêne à mettre les points sur les i. Parce que je ne peux pas me<br />

trouver de logement. D’ailleurs, je suis habitué au fond de cour,<br />

c’est moins dur pour moi. Et c’est encore une joie aujourd’hui<br />

d’imaginer Roger Garand bombant fièrement le torse pour<br />

lancer triomphalement à son interlocuteur interloqué : Je suis<br />

avocat !<br />

Au Fantôme au clavier (CKVL–l948), toujours en soirée,<br />

Jacques Normand brille de tous ses feux pour présenter les<br />

numéros d’une émission moins éclectique que Radio-<br />

Carabin, principalement des chanteurs et des chanteuses,<br />

2 8 • L’ A P O S T R O P H E<br />

Tout un party de fête<br />

TIBEU– Allô<br />

Zézette !<br />

Bonne fête !<br />

ZÉZETTE–<br />

Merci ! Mais de<br />

quoi c’est que tu fais<br />

amanché de même ?<br />

TIBEU– C’est pour ta fête<br />

que j’ai mis mon costume de sauvage...puis<br />

papa m’a acheté une histoire<br />

du Canada...<br />

ZÉZETTE– Puis t’as emporté tes flèches<br />

aussi ?<br />

TIBEU– Ouais... pour tirer...On va<br />

faire l’histoire du Canada...<br />

(Course précipitée... bruit de vitre<br />

brisée.)<br />

ZÉZETTE– Aie ! Tibeu t’as cassé le<br />

beau miroir là !<br />

TIBEU– Ça fait rien, un sauvage ça<br />

connaît pas ça un miroir...<br />

ZÉZETTE– Laisse faire, moi je suis la<br />

police, je vas te le poigner le sauvage.<br />

TIBEU– T’es pas capable ! Je vas<br />

monter sur la table de la salle à dîner,<br />

puis essaye pour voir !<br />

(Son : Crash.)<br />

ZÉZETTE– Babine il a tout cassé la verrerie<br />

! Tu vas te faire chicaner toi !<br />

<strong>Jean</strong>ne Couet<br />

Zézette<br />

TIBEU– (Pleurant) C’est pas moi bon...tu m’as fait tomber<br />

!<br />

(Son de porte.)<br />

MATHILDA– (Approchant) J’espère qu’ils n’ont pas fait<br />

trop de gâchis ! Mon Dieu !<br />

DÉSIRÉ– Barrière regarde-moi donc ça ! Non mais...le<br />

cabinet de verrerie à terre !<br />

MATHILDA– Toute la verrerie cassée !<br />

DÉSIRÉ– Mon capot de chat tout coupaillé.<br />

MATHILDA– Le miroir du salon brisé !<br />

Mais qu’est-ce qui s’est passé?<br />

ZÉZETTE– (Piteuse) Maman c’est les<br />

sauvages qui sont passés pour ma fête de<br />

naissance.<br />

OVILA LÉGARÉ, Zézette (CKVL–1951-1963)<br />

Le comique et l’humour à la radio québécoise (l930-l970),<br />

volume I, PIERRE PAGÉ, avec la collaboration<br />

de RENÉE LEGRIS, Éditions La Presse, l976.<br />

échanges avec l’étranger a<br />

ouvert la voie au blanchiment<br />

des narcodollars au sein du système<br />

bancaire domestique.<br />

Ajoutés aux envois légitimes de<br />

la diaspora, les narcodollars<br />

sont alors recyclés vers le trésor<br />

haïtien où ils sont utilisés pour<br />

honorer les obligations de remboursement<br />

de la dette nationale.<br />

Haïti toutefois ne récolte<br />

qu’un infime pourcentage du<br />

produit de cette lucrative<br />

contrebande. La plupart des<br />

revenus du transit de la coke reviennent d’abord aux intermédiaires<br />

criminels qui s’occupent du commerce de gros et<br />

de détail, ensuite aux services de renseignements qui protègent<br />

ledit trafic et enfin aux institutions financières et bancaires<br />

qui blanchissent les dits revenus. Sans oublier que ces<br />

narcodollars sont également versés sur des comptes privés<br />

dans une pléiade de paradis fiscaux offshore dont la plupart<br />

sont contrôlés par les plus importantes banques et institutions<br />

financières occidentales.<br />

Les principales banques de Wall Street et d’Europe<br />

comme les firmes de courtage boursier blanchissent par<br />

milliards l’argent de la drogue qui est investi, par exemple,<br />

dans des transactions boursières ou des valeurs refuges.<br />

D’autre part, l’expansion des livraisons d’argent en coupures<br />

par le système de la Réserve fédérale et l’impression de<br />

milliards de dollars papier qui servent à finaliser les narcotransactions<br />

représentent un bénéfice pour la Réserve fédérale<br />

et toutes les institutions bancaires privées qui la constituent<br />

dont la plus importante est la New York Federal<br />

Reserve Bank. (Executive Intelligence Review, Jeffrey<br />

Steinberg, Les revenus de la came atteignent 600 milliards de dollars<br />

et ne cessent de croître, 14 déc. 2001) Bref, l’establishment<br />

financier de Wall Street joue un rôle non négligeable dans la<br />

formulation de la politique étrangère américaine et il a tout<br />

intérêt à la remise en place d’une narco-démocratie fiable à<br />

Port-au-Prince pour assurer la bonne suite du commerce de<br />

transit haïtien.<br />

Au cours des semaines qui ont précédé directement le<br />

coup d’État de 2004, les médias ont largement concentré leur<br />

attention sur les gangs armés et les hommes de main partisans<br />

du président <strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide sans se soucier de fournir<br />

la moindre explication sur le rôle de leurs vis-à-vis, les<br />

insurgés du FLRN. Pas un seul mot dans les déclarations officielles<br />

ou les résolutions de l’Onu sur la nature du FLRN.<br />

Comment s’en étonner quand on sait que l’ambassadeur<br />

américain aux Nations unies et l’homme qui siège alors au<br />

Conseil de sécurité est John D. Negroponte, le même qui,<br />

lorsqu’il était ambassadeur au Honduras dans les années 80,<br />

a joué un rôle de tout premier plan dans la mise sur pied des<br />

escadrons de la mort honduriens soutenus par la CIA. (San<br />

Francisco Examiner, 20 octobre 2001).<br />

En avril 2004, Negroponte a quitté son siège à l’Onu<br />

pour occuper celui d’ambassadeur en Irak. Il a remplacé l’administrateur<br />

proconsulaire Paul Bremer et pourrait fort bien<br />

renverser la décision de ce dernier de dissoudre l’entièreté de<br />

l’armée irakienne et suivre la recommandation des généraux<br />

américains de permettre aux anciens membres du parti Baas de<br />

Saddam Hussein d’occuper des postes au gouvernement. Comme<br />

en Allemagne et au Japon après la guerre, les anciens membres du<br />

parti ne sont-ils pas habituellement ceux qui ont le plus d’expérience<br />

dans la direction d’une administration gouvernementale ?<br />

(Los Angeles Times, 22 avril 2004).<br />

Le peuple haïtien n’ignore pas ce que les médias occidentaux<br />

ont choisi de taire en rejetant tout le blâme des violences<br />

sur le président Aristide : les insurgés du FLRN sont<br />

d’anciens Tontons Macoutes de l’époque Duvalier et des<br />

assassins de l’ancien FRAPH. Qu’arrive-t-il lorsque les<br />

mêmes médias apprennent que l’armée des insurgés est constituée<br />

d’anciens des escadrons de la mort ? ils se refusent aussitôt<br />

à remettre en question leur interprétation des faits et<br />

s’abstiennent surtout de souligner le rôle que la CIA et la<br />

DIA ont joué dans leur création.<br />

SELON LA BANQUE MONDIALE,<br />

LES BAS SALAIRES ATTIRENT<br />

LES INVESTISSEURS ÉTRANGERS<br />

Le New York Times n’a pas caché que la société civile<br />

d’opposition non violente collaborait avec des escadrons de la<br />

mort, mais considère cet événement comme un accident de<br />

parcours. Aucune mise en contexte historique n’est fournie. Il<br />

faut comprendre que des insurgés plutôt violents ont scellé<br />

une alliance avec des braves types non violents qui composent<br />

l’opposition politique.<br />

Au fur et à mesure que la crise haïtienne dégénérait vers la<br />

guerre civile, une toile d’alliances, dont certaines fortuites, s’est tissée.<br />

Elle liait les intérêts d’un mouvement d’opposition politique qui<br />

professe la non-violence à ceux d’un groupe d’insurgés qui comprend<br />

un ancien chef des escadrons de la mort accusé d’avoir tué<br />

des milliers de personnes, un ancien chef de la police accusé d’avoir<br />

ourdi un coup d’État et un gang armé sans pitié jadis partisan<br />

de Monsieur Aristide et qui maintenant<br />

s’est retourné contre lui. Compte tenu de<br />

leurs origines diverses, les opposants à<br />

Monsieur Aristide ne sont unis somme<br />

toute que par l’ardent désir qu’ils partagent<br />

tous de le voir chassé du pouvoir<br />

(New York Times, 26 février 2004).<br />

Il n’y avait rien de spontané ou<br />

d’accidentel dans les attaques rebelles.<br />

Les forces armées de la République<br />

Dominicaine avaient détecté des<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 2 1


camps d’entraînement de guérilla à<br />

l’intérieur de leur propre territoire, à la<br />

frontière nord-est entre les deux pays.<br />

(El Caribe, 27 février 2004) Le remplacement<br />

de <strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide par<br />

un président asservi a toujours été à<br />

l’ordre du jour de l’administration<br />

Bush.<br />

Neuf jours avant le départ programmé<br />

du président Aristide, soit le<br />

20 février, l’ambassadeur James Foley<br />

réunissait une équipe de quatre experts militaires émanant de<br />

l’U.S. Southern Command basé à Miami. Officiellement,<br />

leur mandat se résume à évaluer les risques qui menacent l’ambassade<br />

et son personnel (Seattle Times, 20 février 2004). Les<br />

Forces spéciales américaines sont déjà dans l’île et<br />

Washington a annoncé que par mesure de précaution, trois<br />

vaisseaux de guerre sont parés pour se rendre à Haïti. Le Saipan<br />

est équipé d’hélicoptères d’attaque et d’avions de combat<br />

Harrier à décollage vertical. Les deux autres vaisseaux sont<br />

l’Oak Hill et le Trenton. Côté intervention sur le terrain,<br />

quelque 2 200 Marines du 24e Corps expéditionnaire des<br />

Marines du Camp Lejeune (N.C.) peuvent être déployés dans<br />

les plus brefs délais.<br />

Même après avoir atteint son but qui était le départ du<br />

chef de l’État haïtien, la Maison-Blanche n’entendait pas<br />

pour autant désarmer les forces paramilitaires. Bien au<br />

contraire, Washington leur<br />

réservait un rôle par procuration<br />

dans la transition. Organisé sur<br />

le modèle des précédentes opérations<br />

dirigées par la CIA, on<br />

pense au Guatemala, à<br />

l’Indonésie, au Salvador; le<br />

coup d’État haïtien leur donne<br />

carte blanche. L’objectif de l’administration<br />

Bush n’a jamais été d’empêcher ce qui était plus<br />

que prévisible, même inévitable, dans la foulée de la déportation<br />

de <strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide : les massacres de civils et<br />

les assassinats politiques ciblés des partisans de Lavalas, l’ancien<br />

parti présidentiel.<br />

Pour la suite, on pourra envisager, sous supervision internationale,<br />

un désarmement simulé des insurgés, plus symbolique<br />

que réel, comme cela s’est produit avec l’UCK au<br />

Kosovo en 2000. Et avec la sanction des États-Unis, les<br />

anciens terroristes pourront alors être intégrés tant au sein de<br />

la police civile que dans la reconstitution des forces armées<br />

haïtiennes. En bout de piste, les structures terroristes de l’époque<br />

Duvalier auront été restaurées et, pour Washington,<br />

tout sera bien qui finit bien.<br />

Inutile d’ajouter que les médias occidentaux ont complètement<br />

occulté tout le contexte historique de la crise haïtienne.<br />

Même le rôle joué par la CIA n’a jamais été mentionné.<br />

La communauté internationale qui se prétend tellement<br />

soucieuse de la démocratie et de la légitimité des gou-<br />

2 2 • L’ A P O S T R O P H E<br />

vernements a fermé obligeamment les yeux sur des massacres<br />

de civils perpétrés par une armée paramilitaire commanditée<br />

par les États-Unis. Quant aux médias états-uniens, ils<br />

feront encore pire en reconnaissant ex officio d’anciens dirigeants<br />

d’escadrons de la mort comme porte-parole d’une<br />

opposition démocratique dont la légitimité ne peut être mise<br />

en doute.<br />

Le bât blesse encore plus lorsque dans le même souffle les<br />

mêmes médias remettent en question la légitimité d’un président<br />

démocratiquement élu et l’accusent d’être l’unique<br />

responsable d’une situation économique et sociale qui ne cesse<br />

d’empirer. Une détérioration imputable en majeure partie aux<br />

réformes économiques dévastatrices imposées par le FMI<br />

depuis les années 80. En 1994, la restauration du gouvernement<br />

constitutionnel était conditionnelle à son acceptation<br />

de s’imposer le traitement de choc du FMI et, en raison<br />

même de cette thérapie économique, ledit gouvernement<br />

s’est vu à son tour dans l’impossibilité d’instaurer une démocratie<br />

digne de ce nom. Aussi bien sous la gouverne d’André<br />

Préval que de <strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide, les hauts fonctionnaires<br />

des gouvernements haïtiens ont respecté les diktats du<br />

FMI mais il semble que ce n’était jamais assez. À preuve et en<br />

dépit même de sa complaisance, le président Aristide a été<br />

mis au pilori médiatique et chimérisé par l’administration<br />

américaine.<br />

Les États-Unis ambitionnent de redonner à Haïti un statut<br />

de colonie tout en y maintenant une démocratie d’opérette<br />

soutenue par une occupation<br />

militaire permanente. Au<br />

bout du compte, l’administration<br />

américaine ne poursuit qu’un<br />

objectif : militariser la totalité du<br />

bassin antillais qui est bordé au<br />

PAR HAÏTI<br />

nord-ouest par Cuba et au sud<br />

par le Venezuela. L’île<br />

d’Hispaniola, constituée d’Haïti<br />

et de la République Dominicaine, est la porte d’entrée du<br />

bassin antillais et l’installation de bases militaires américaines<br />

à Haïti visent d’abord à intensifier la pression politique sur<br />

Cuba et le Venezuela; et en sous-main à assurer la fluidité du<br />

transit des stupéfiants en provenance de la Colombie, du<br />

Pérou et de la Bolivie.<br />

À cet égard, la militarisation du bassin antillais complètera<br />

celle que Washington a déjà imposée à la région andine<br />

de l’Amérique du Sud avec son Plan Colombie, rebaptisé<br />

Initiative andine. Dans ce cas, la mise en tutelle militaire des<br />

puits de pétrole et de gaz naturel a pour but de garantir l’acheminement<br />

de la ressource en protégeant le parcours des<br />

pipelines et les couloirs de transport. Et en<br />

prime de rendre le même service au trafic<br />

des stupéfiants. Dieu bénisse l’Amérique ! et<br />

merde aux autres !<br />

Une première version de ce texte a été<br />

rédigée en février 2004 et complétée le jour<br />

du départ pour l’exil du président<br />

<strong>Jean</strong>-Bertrand Aristide.<br />

14 % DE TOUTES<br />

LES ENTRÉES DE COCAÏNE<br />

AUX ÉTATS-UNIS PASSENT<br />

<strong>Jean</strong>-Maurice Bailly<br />

et Estelle Caron<br />

Le frère de Minou<br />

Drouet<br />

GÉRARD PARADIS– Il y a un<br />

petit gars - le fils de mon voisin -<br />

qui a écrit un roman en se levant<br />

ce matin.<br />

JEAN-MAURICE BAILLY– En<br />

se levant ?<br />

GÉRARD– Ça lui a pris 10 minutes. Pas plus.<br />

JEAN-MAURICE– Impossible !<br />

GÉRARD– Sa maîtresse, à l’école, lui avait dit que, pour<br />

faire un bon roman – un roman vendable – il fallait parler<br />

de quatre choses : la religion, la monarchie, le sexe et le<br />

mystère. C’est-à-dire mêler ces quatre éléments. Alors le<br />

petit garçon a fait un roman de quatre phrases qui parle de<br />

religion, de monarchie, de sexe et de mystère. Il se lit<br />

comme suit : Jésus Marie ! cria la princesse. Tout de suite<br />

t’as ta religion et ta monarchie. Encore enceinte ? C’est qui<br />

cette fois-là ? Là, t’as ton sexe et puis ton mystère.<br />

ANDRÉ RUFIANGE, Les Joyeux Troubadours (CBF–l94l-l977)<br />

30 ans d’humour avec les Joyeux troubadours, ANDRÉ RUFIANGE,<br />

Éditions libres, Montréal, 1971.<br />

Un soir d’été sur la rue Débraillée<br />

LÉRINTÉE– C’est-y effrayant, m’ame Esquintée, des chaleurs<br />

de même.<br />

ESQUINTÉE– Si ça continue, je pense que je vas fondre.<br />

LÉRINTÉE– Avec vos deux cents six livres, ça va faire<br />

une méchante tache de graisse.<br />

TI-NEST– (Essoufflé) Hé m’man, Harpège vient de se<br />

faire écraser.<br />

ESQUINTÉE– (Calmement) Cré petit fou. Est-ce qu’il<br />

est mort?<br />

TI-NEST– J’sais pas, mais le chauffeur a été obligé de<br />

prendre un couteau pour le décoller d’après la roue.<br />

ESQUINTÉE– Ah bien il doit être mort, lui qui était déjà<br />

malade.<br />

TI-NEST– On peut-tu continuer notre partie de moineau<br />

pareil ?<br />

ESQUINTÉE– Non, on est en deuil. Sors ta musique à<br />

bouche et dis à tes p’tits frères de pleurer en masse.<br />

LÉRINTÉE– Pauvre ma’me Esquintée...un chèque d’allocution<br />

familiale de moins.<br />

ESQUINTÉE– Ce qui est de plus de valeur, c’est que je<br />

vais être obligée de le retourner, je l’ai reçu hier.<br />

ÉMILIEN LABELLE, Radio-Carabin (CBF–l944-l953)<br />

Le comique et l’humour à la radio québécoise (l930-l970), volume I, PIERRE PAGÉ,<br />

avec la collaboration de RENÉE LEGRIS, Éditions La Presse, l976.<br />

LA GOUAILLE URBAINE DE RADIO-<br />

CARABIN COMPLÈTE LA ROUBLARDISE<br />

RURALE DE NAZAIRE ET BARNABÉ<br />

enfants pour l’école, les nouvelles, la vaisselle et L’heure du<br />

dessert (CBF) avec Philippe Robert.<br />

La maîtresse de maison peut s’accorder un répit bien<br />

mérité à une heure de l’après-midi et apprécier qu’une émission<br />

qui regarde la vie avec les yeux d’une femme lui permette<br />

de croire qu’elle n’est pas la seule à avoir des problèmes<br />

avec les hommes.<br />

Ah si seulement le sien pouvait trouver le courage de<br />

demander une augmentation à son boss. Et de s’entendre<br />

interpeller par un sketch à la radio. Pis j’y ai dit : Patron, ma<br />

femme m’a dit de vous demander une augmentation de salaire. Ça<br />

c’est lui tout craché. Pis ? Il m’a dit : Correct Benoît, je vais<br />

demander à ma femme si je peux faire ça pour vous. Mieux vaut<br />

en rire. Bon ! Par où je commence ? Par les boutons qui manquent<br />

ou les trous dans les bas ?<br />

Au retour du boulot, depuis plus de trente ans, les auditeurs<br />

sont toujours immobilisés dans des bouchons de circulation<br />

quotidiens qui s’éternisent et toujours aussi captifs<br />

dans leurs voitures que le matin. Mais avec leur journée de travail<br />

dans le corps, ils ne s’attendent pas à retrouver la même<br />

ambiance. L’heure est plutôt à la blague qu’aux questions de fond,<br />

explique Guy Banville qui en tant que directeur de programmation<br />

s’est penché sur la question. C’est un moment de la<br />

journée où les duos comiques font merveille. Je pense entre autres<br />

à celui de Patrice L’Écuyer et de Mario Lirette qui a fait date. Rien<br />

de trop élaboré, des échanges spontanés, de l’impromptu. Comme<br />

dirait le Confucius de L’Écuyer : Après journée so so, happy<br />

hour ping-pong.<br />

Après le souper, à l’époque où la soirée n’était pas encore<br />

la chasse gardée de la télé, la table desservie, on s’assoyait<br />

devant le radio pour écouter la radio dont le rire devenait<br />

mordant et critique plus le soir avançait avec une liberté dans<br />

le ton et une audace dans les styles qui ne correspond pas à<br />

l’image qu’on a gardée de l’époque.<br />

Ovila Légaré a laissé d’une part le souvenir d’un acteur<br />

qui en imposait par sa prestance et son poids dramatique et<br />

d’autre part celui d’un conteur et d’un folkloriste à la mode<br />

de chez nous. Mais on a oublié que dans<br />

Nazaire et Barnabé (CKAC–l939-l958)<br />

dont il a écrit les textes, c’est aussi un<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 2 7


parodies de tounes à succès commandent<br />

l’engagement de chanteurs professionnels<br />

et des arrangements aussi sophistiqués que<br />

ceux des chansons originales. La qualité<br />

de l’habillage sonore du Zoo a amorcé la transformation du<br />

sketch en capsule humoristique que François Pérusse va<br />

consacrer dans les années quatre-vingt-dix avec ses magistrales<br />

2 minutes du peuple et son JourNul.<br />

Les univers qu’on est parvenu à créer pouvaient facilement<br />

projeter un vidéo-clip dans la tête de ceux qui les entendaient, se<br />

souvient Alain Dumas avec la fierté d’un précurseur. Cela<br />

dit, il est le premier à en convenir aujourd’hui. Le succès du<br />

Zoo reposait d’abord et avant tout sur une connivence de génération<br />

entre ceux qui la faisaient et ceux qui l’écoutaient.<br />

La radio, c’est un peu comme une horloge qui poufferait<br />

de rire à certaines heures plutôt que de se contenter de les<br />

sonner comme le carillon de Westminster. Pendant 36 ans, à<br />

tous les jours de la semaine, à 11 heures et demie tapant, le<br />

rire au Québec a eu une odeur de soupe. Quand on arrivait de<br />

l’école et qu’on entendait... Toc! ...Toc! ...Toc! ...Qui est là ? ça<br />

voulait dire que le dîner était en train de chauffer sur le poêle, se<br />

remémore le réalisateur Robert Blondin.<br />

Les Joyeux Troubadours (CBF–1941-1977) pour Tex<br />

Lecor, c’est son premier contact avec les choses de l’humour.<br />

Jeune, j’étais pas un gars de maison, j’aimais mieux être dehors<br />

dans la nature, mais Les Joyeux Troubadours, on les écoutait,<br />

c’était régulier, régulier. Plus tard, quand j’étais aux Beaux-Arts et<br />

que j’ai commencé à gratter la guitare, un midi, j’ai passé à l’émission<br />

comme chanteur. Pour moi, c’était le summum.<br />

Pour plusieurs générations d’auditrices, les trois piliers<br />

des Troubadours, <strong>Jean</strong>-Maurice Bailly, Estelle Caron et<br />

Gérard Paradis faisaient partie de la famille. J’ai laissé mon dernier<br />

emploi à cause de quelque chose que le patron m’a dit, lançait<br />

Gérard. Qu’est-ce qui t’as donc dit ? lui rétorquait Bailly. Il<br />

m’a dit que j’étais dehors, de conclure Gérard en s’esclaffant.<br />

M’man quecé qu’on mange aujourd’hui ? Du chiard, on est<br />

jeudi.<br />

2 6 • L’ A P O S T R O P H E<br />

PENDANT 15 ANS, CHEZ<br />

MIVILLE SERT L’HUMOUR<br />

AVEC LES TOASTS ET LE CAFÉ<br />

En amour, lorsque les rendez-vous deviennent quotidiens,<br />

on se met en ménage. Les auditrices et les auditeurs<br />

adoptent la même attitude face aux émissions qui leur plaisent<br />

et, en radio, les mariages sont d’une longévité exemplaire.<br />

Après Les Joyeux Troubadours, qui, eux, ont pris la précaution<br />

après les dix premières années d’acheter leur temps<br />

d’antenne de Radio-Canada pour les prochains 25 ans,<br />

Quelles nouvelles ? (CBF–1939-1959) peut avec ses 20 ans<br />

sembler une passade. Mais le rire gentiment moqueur de<br />

Jovette Bernier tombe à point nommé après le départ des<br />

Un cas de force majeure<br />

LE JUGE– Madame Basile, lorsque<br />

votre mari vous a demandé en mariage...<br />

Jovette Bernier ELLE– Pardon, c’est moi Votre<br />

Honneur. Il était trop engourdi pour<br />

me demander.<br />

LE JUGE– Mais alors c’est encore pire : vous venez de<br />

déclarer devant la Cour que c’est vous qui avez demandé<br />

votre mari en mariage. Donc vous l’aimiez ?<br />

ELLE– (Se dérhume).<br />

LE JUGE– Il faut aimer un homme pour le demander en<br />

mariage.<br />

ELLE– J’avais trente-huit ans Votre Honneur.<br />

JOVETTE BERNIER, Quelles nouvelles ? (CBF–l939-l959)<br />

Le comique et l’humour à la radio québécoise (l930-l970), volume I, PIERRE PAGÉ,<br />

avec la collaboration de RENÉE LEGRIS, Éditions La Presse, l976.<br />

La petite vie<br />

d’une dinde<br />

OSCAR– Écoute-moi donc là... la<br />

v’la ta dinde !<br />

DAMASE– Mets-la sur la table,<br />

voyez-vous...<br />

(Gloussement de dinde).<br />

Ovila Légaré<br />

NAZAIRE– Torbrûle, elle est en vie...<br />

on en mangera pas à soir...<br />

DAMASE– Flybean son... qu’est-ce que t’as fait ?<br />

OSCAR– Je suis venu à bout d’en emprunter une, écoute-moi<br />

donc...mais va falloir que je la remette demain,<br />

écoute-moi donc...ils reçoivent aux Rois...<br />

CASIMIR– Ouais ben approchez tout le monde...on va<br />

mettre la dinde sur le milieu de la table...M’as dire comme<br />

c’t’homme faut faire contre importune bon coeur....<br />

(Re-gloussement de la dinde).<br />

BARNABÉ – Ben oui. Mais qu’est-ce que tu veux qu’on<br />

fasse avec cette dinde-là ? Téquière elle est en vie...on<br />

n’est pas des Esquimaux...<br />

NAZAIRE– Ouais, si au moins elle était<br />

morte...<br />

(Bruit de coup de carabine au loin. Une balle<br />

qui siffle passe à travers la vitre et vient tuer la<br />

dinde au milieu de la table).<br />

OVILA LÉGARÉ, Nazaire et Barnabé<br />

(CKAC–l939-l958)<br />

Le comique et l’humour à la radio québécoise (l930-l970), volume I,<br />

PIERRE PAGÉ, avec la collaboration de RENÉE LEGRIS,<br />

Éditions La Presse, l976.<br />

Le rire<br />

de la radio<br />

Ce n’est pas sous la plume des<br />

poètes grecs ou latins qui s’émerveillaient<br />

plutôt des doigts roses de<br />

l’aurore ou de l’état des rayons des<br />

roues du char d’Apollon qu’on trouve<br />

l’explosion lyrique d’un Ah le premier<br />

rire du matin qui nous fait tant de<br />

bien !<br />

L’être humain a le pouvoir de<br />

s’esclaffer tout seul à tout moment<br />

depuis la nuit des temps. Mais pour<br />

participer à un éclat de rire collectif,<br />

il a eu besoin d’un incitatif. Les<br />

Anciens n’étaient pas des rigolos. Ils<br />

n’y seraient pas arrivés sans l’aide<br />

des dieux du vin, Dionysos et<br />

Bacchus, les deux joyeux drilles<br />

auxquels l’Antiquité avait confié la<br />

tutelle du rire collectif – un peu comme si aujourd’hui on<br />

donnait la direction artistique du comique à la SAQ.<br />

À Athènes du temps de Périclès, les Grecs devaient<br />

attendre la fin de l’après-midi pour se paqueter la figue et se<br />

dilater collectivement la rate. Encore là pas tous les jours<br />

mais une fois l’an à l’occasion des Grandes Dionysies, l’ancêtre<br />

lointain de nos Rozonysies contemporaines, le Festival<br />

juste pour rire.<br />

Au Moyen Âge, le rire est demeuré une activité qui se<br />

pratique collectivement entre l’angélus du midi et l’angélus<br />

du soir. Le clergé médiéval ne prise guère le comique et ne<br />

saurait tolérer qu’une batterie de jongleurs, de bateleurs et de<br />

farceurs officient sur le parvis des églises au même moment<br />

PORTRAIT<br />

D’UNE JOURNÉE D’ÉCOUTE<br />

PAR<br />

JEAN-CLAUDE GERMAIN<br />

Inspiré d’une scénarisation élaborée en collaboration avec Marc Grégoire<br />

La musique hindoue nous a appris<br />

qu’il existe une musique spécifique pour chaque<br />

saison de l’année et pour chaque moment du jour : les ragas du<br />

matin, de l’après-midi et du soir. La radio nous a permis de découvrir qu’il en était de<br />

même pour le rire : chaque segment de la journée possède un rire qui lui est particulier. Ce qui n’a pas toujours<br />

été le cas.<br />

MAGRITTE<br />

où les ministres du culte célèbrent<br />

leurs offices à l’intérieur.<br />

À la cour de Versailles, la matinée<br />

n’est plus régie par la liturgie<br />

mais par le protocole. Dorénavant<br />

au lever du roi, c’est l’humeur de Sa<br />

Majesté qui donne la couleur de la<br />

journée et il faut bien le dire, au saut<br />

du lit, règle générale, les souverains<br />

ne sont pas d’humeur à rire.<br />

Bref, avant que la radio ne l’invente,<br />

le rire matinal n’existait pas.<br />

On se levait du bon ou du mauvais<br />

pied, mais on ne se réveillait pas<br />

dans l’attente du premier rire<br />

comme c’est le cas depuis près d’un<br />

demi-siècle. Dans ma vie, le rire de<br />

Normand Brathwaite est devenu un<br />

point de repère, reconnaît Guy Banville. Lorsque je l’entends<br />

fuser à son émission du matin, ça me dit que la terre tourne, qu’on<br />

est encore en vie, que ça fonctionne et que tout va !<br />

Le rire du réveil, c’est désormais le pain, le beurre et les<br />

confitures de la radio. Tous les directeurs de programme vont<br />

le confirmer. Le matin on met la totale. C’est le caviar, le foie gras<br />

et le sirop d’érable, surenchérit Banville. Tout saisir n’est pas<br />

aussi important pour des auditeurs qui vaquent à leurs occupations<br />

matinales. Ce qui importe, c’est de créer une ambiance.<br />

Jusqu’à l’avènement de la radio, la présence réelle d’un<br />

public dans le même amphithéâtre, la même salle, sous la<br />

même tente ou devant les mêmes tréteaux était incontournable<br />

pour s’adonner au plaisir de rire ensemble.<br />

L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 2 3


La radio va libérer le rire de cette<br />

contrainte, en offrant à ses auditeurs la<br />

possibilité d’écouter les mêmes propos<br />

comiques en même temps dans des<br />

endroits différents et d’en rire tous<br />

ensemble au même moment, de concert<br />

avec un auditoire à l’ancienne qui assiste<br />

à leur diffusion en direct dans un studio.<br />

Si la représentation théâtrale demeure à ce jour une rencontre<br />

dans un espace précis, l’émission de radio s’est tout de<br />

suite imposée comme un rendez-vous ouvert dont chaque<br />

auditeur, au jour et à l’heure dite, se réserve le choix du lieu.<br />

C’était une révolution sans précédent qui, en élargissant<br />

ainsi la notion de public à toute la société québécoise autant<br />

urbaine que rurale, a permis à cette dernière de s’inventer des<br />

héros, des héroïnes, des boucs émissaires, des têtes de turc et<br />

toute la galerie des personnages hilarants, cocasses, ridicules<br />

et inénarrables sans lesquels une société ne saurait pas qu’elle<br />

est unique et à nulle autre pareille. Le rire québécois est né<br />

à la radio dans les années trente.<br />

On a tendance à l’oublier, mais la société québécoise n’a<br />

pas toujours été une société du spectacle comme elle l’est<br />

devenue depuis son entrée dans l’âge de la télévision. Jusqu’à<br />

la fin des années quarante, comme toutes ses émules occidentales,<br />

elle était une société de la radio qui n’avait rien à<br />

envier à celle de la télévision.<br />

Au Québec, la radio favorise l’éclosion du premier vedettariat<br />

artistique et son immense popularité confère le statut<br />

de vedettes nationales non seulement à des comédiens, à des<br />

comédiennes ou à des chefs d’orchestre, mais à toute une<br />

nouvelle faune radiophonique composée d’auteurs, de scripteurs,<br />

de réalisateurs, d’annonceurs et d’animateurs bouteen-train,<br />

voire d’un rieur émérite dont le rire est reconnu<br />

irrésistible pour dégeler les auditoires, celui de Marcel<br />

Gamache.<br />

La radio ne se contente pas de consacrer les gloires existantes<br />

de la scène et du cabaret, elle s’évertue à créer les siennes.<br />

L’exemple de Gratien Gélinas est probant. En 1937, il<br />

crée son personnage de Fridolin sur les ondes de CKAC, dans<br />

le cadre de l’émission Le Carrousel de la gaieté. Le succès qu’il<br />

remporte auprès des auditeurs est tel que l’année suivante,<br />

Fridolin se matérialise sur la scène du Monument national<br />

dans Fridolinons, la première d’une série de huit revues<br />

annuelles qui vont donner à la satire sociale et politique la<br />

place prédominante qu’elle occupe toujours dans le rire québécois.<br />

La radio, c’était notre télé de l’époque, puis on était branché<br />

là-dessus pas à peu près. Mon père écoutait sûrement les nouvelles<br />

vingt fois par jour, se souvient Louis-Paul Allard. Toute la vie<br />

familiale tournait autour de l’appareil radio et j’ai grandi avec<br />

Chez Miville. Il n’est pas le seul. Tous les matins, sur les ondes<br />

de CBF, du lundi au vendredi, de 1955 à 1970, Miville<br />

Couture et ses deux acolytes, <strong>Jean</strong> Mathieu et <strong>Jean</strong> Morin,<br />

ont invité leurs auditeurs à déjeuner en leur compagnie, au<br />

sens propre avec toasts et café, pour ceux qui assistaient à<br />

Chez Miville en studio, et au sens figuré pour ceux qui l’écoutaient<br />

au foyer.<br />

En rimettes, en chansons, jeux de mots et railleries / On s’amuse<br />

aux dépens des échos quotidiens. C’est la chanson thème<br />

de l’émission qui traduit le mieux sa formule. Dès ses dernières<br />

notes, Miville Couture et ses deux comparses s’attaquent<br />

au menu composé par le réalisateur et ses scripteurs qui,<br />

depuis leur première réunion à trois heures du matin ont<br />

identifié tous les sujets d’actualité susceptibles d’être l’objet<br />

d’une boutade, d’un sketch ou d’une chanson.<br />

Le rapport de la Commission Laurendeau-Dunton sur le<br />

bilinguisme et le biculturalisme a-t-il été publié la veille par<br />

exemple, <strong>Jean</strong> Morin est le premier à tendre le micro à l’homme<br />

de la rue qu’interprète <strong>Jean</strong> Mathieu pour obtenir ses<br />

commentaires Mais faut dire que dans ma famille, nous autres,<br />

ça fait au-d’là de trois siècles qu’on était au courant de la question.<br />

Et le ton est donné pour lancer le rire de la journée. Tout<br />

est dans la manière. Et vive l’esprit français ! Yes sir !<br />

FRIDOLIN NAÎT SUR<br />

LES ONDES DE<br />

CKAC AVANT DE<br />

FRIDOLINER SUR<br />

SCÈNE<br />

Quand la télévision est arrivée dans le paysage au tout<br />

début des années cinquante, la radio se serait sans doute progressivement<br />

perdue dans le décor si elle n’avait connu un<br />

revirement inespéré de fortune, amené par la mise au point<br />

d’une petite radio transistorisée qu’on pouvait installer dans<br />

le tableau de bord des automobiles et par l’exode massif des<br />

citadins vers la banlieue. Une nouvelle réalité sociologique<br />

qui va assurer l’avenir de la radio. Les banlieusards captifs<br />

dans leurs voitures à l’aller et au retour du travail forment un<br />

public idéal pour le rire radiophonique.<br />

Au milieu des années quatre-vingts, c’est ce public<br />

immobilisé quotidiennement dans des bouchons de circulation<br />

qui fait ses délices du Zoo de Québec (CJFM 93–1985-<br />

1990), une émission du matin qui rejoint un demi-million<br />

d’auditeurs dans la seule région de Québec, et tout le Québec<br />

lorsqu’elle devient La Jungle (CHIK-Radio Mutuel) pendant<br />

quelques années supplémentaires. Avec André Parent, Alain<br />

Dumas et Michel Morin à la barre du Zoo, le rire matinal a<br />

quitté la scène de théâtre pour l’écran de cinéma. On n’imagine<br />

plus ce qu’on entend, on le voit.<br />

Au Zoo, les sketches littéraires à la<br />

façon de Chez Miville sont devenus des<br />

mini-productions qui ont la qualité<br />

d’une trame sonore de film et les<br />

Les années de la radio<br />

Si la télévision vous fatigue les yeux,<br />

dans les années quarante vous en<br />

auriez pris un coup dans les oreilles.<br />

C’était alors la belle époque de la radio.<br />

Aux heures de pointe et dans la soirée,<br />

votre appareil aurait surchauffé et vous<br />

auriez dû, par prudence, garder quelques<br />

lampes de rechange à portée de la main.<br />

À partir de midi, vous aviez toutes les<br />

quinze minutes, un radioroman tel que<br />

Jeunesse dorée ou Rue principale ou Vie de<br />

famille ou La métairie Rancourt. Comme<br />

vous auriez eu à suivre quatre histoires en<br />

même temps, cela aurait été excellent<br />

pour votre mémoire. Car, il ne fallait surtout<br />

pas confondre les intrigues.<br />

À cette époque-là, ce qui faisait le<br />

succès d’une vedette, c’était sa voix. Avoir une belle voix était<br />

de première importance. Vous auriez pu avoir une tête d’abruti,<br />

mais si la voix y était cela ne causait aucun problème.<br />

Simplement par le timbre de la voix des personnages, on<br />

pouvait imaginer une physionomie de son choix, c’était l’avantage<br />

de la radio. Mais avec les photos des artistes dans les<br />

journaux à potins, la comparaison pouvait s’avérer décevante.<br />

Si la télévision consacre aujourd’hui les vedettes, elles ne<br />

pourront jamais atteindre le degré d’amour et de passion que<br />

pouvaient susciter les vedettes de la radio. C’était de la folie<br />

pure. Les admirateurs se tenaient à la porte des stations<br />

radiophoniques pour les voir sortir. Les stars de cette époque<br />

se nommaient Alfred Brunet, François Lavigne, Paul de<br />

Vassal, René Verne, <strong>Jean</strong>-René Coutlé, Henri Poitras, Albert<br />

Duquesne, Fred Barry, Albert Cloutier, Roger Garceau,<br />

André Treck, Clément Latour, Olivette Thibeault, <strong>Jean</strong>ne<br />

Maubourg, Denise Saint-Pierre, Mimi D’Estée, Jacques<br />

Auger, Julien Lippé, Armand Leguet, Gaston Doriac, Léon<br />

Noël de Tilly, Ovila Légaré, Georges Bouvier, Lucille Laporte,<br />

Amanda Alarie, Juliette Béliveau, Estelle Maufette et combien<br />

d’autres. Qui se souvient aujourd’hui de tous ces noms ?<br />

Autant en emporte le vent ! Tout est éphémère a dit le<br />

Bouddha. D’ailleurs, s’il n’avait pas été un sage, qui se<br />

souviendrait de lui lorsqu’il chantait à la radio ?<br />

Si les émissions du midi étaient d’abord dédiées aux<br />

bonnes mères de famille, à l’heure du souper, il y en avait<br />

d’autres qui s’adressaient aux écoliers qui se dépêchaient<br />

de faire leurs devoirs pour écouter leurs émissions préférées,<br />

Madeleine et Pierre et La marmaille de Radio-Canada,<br />

et en soirée aux travailleurs écrasés dans le gros fauteuil<br />

du repos bien mérité. On retrouvait là Les secrets du docteur<br />

Morhanges d’Henry Deyglun, Faubourg à m’lasse de<br />

Dans les années quarante vous en<br />

auriez pris un coup dans les oreilles<br />

Pierre Dagenais, La fiancée du commando<br />

de Paul Gury et, sommet de tous les sommets,<br />

Un homme et son péché de <strong>Claude</strong>-<br />

Henri Grignon. Ma mère nous obligeait à<br />

écouter cette émission pour notre formation.<br />

J’aurais dû y prêter plus d’attention,<br />

j’aurais appris ainsi à faire des économies.<br />

L’arrivée de CKVL en 1946 fit l’effet<br />

d’une étoile filante qui traverse le ciel et<br />

balaya les cotes d’écoutes de toutes les<br />

autres stations. CKVL attirait les auditeurs<br />

avec sa Parade de la chanson française<br />

qui occupait une grande partie de l’horaire.<br />

Ce qui tournait en ce temps-là n’était<br />

pas du tout du genre de ce qui allait<br />

suivre quelques années plus tard avec<br />

Félix Leclerc, Georges Brassens, Jacques<br />

Brel, <strong>Jean</strong> Ferrat et Barbara.<br />

C’était l’époque des petites chansons faciles, presque<br />

insipides, telles que Bébert le monte en l’air, Le danseur de tango,<br />

La plume au chapeau, Pigalle, interprétées par Lily Fayol,<br />

Andrex, Lucienne Delisle, Tohama et Jacques Hélian. Tous<br />

ces succès étaient dûment repris par Lucille Dumont,<br />

Murielle Millard, Michel Noël, Jacques Normand et…j’ai la<br />

mémoire qui flanche. Il y avait aussi des traductions de chansons<br />

américaines reprises par Fernand Robidoux, <strong>Jean</strong><br />

Lalonde et André Rancourt. Le succès de ces artistes et les<br />

choix du public ne juraient que par ce style de chansons.<br />

CKVL avait aussi créé ses propres vedettes. Léon<br />

Lachance, ou autres compères, animaient des émissions<br />

publiques diffusées du Café Saint-Jacques ou de la Salle<br />

Poissant, tandis que Gaby Laplante y allait de refrains enlevés<br />

et que Roland Legault était le chanteur populaire. Mais la<br />

vraie vedette de la station était d’abord Jacques Normand.<br />

Tout un phénomène. De l’humour…de l’esprit…de la classe;<br />

le seul qui avait un peu de culture et de raffinement dans<br />

toute la baraque…avec Roger Baulu.<br />

Tous les soirs, vers l’heure du souper, Normand présentait,<br />

directement du Théâtre Bijou rue Papineau, son Fantôme<br />

au clavier avec Billy Monroe au piano et Gilles Pellerin pour<br />

les réparties. C’était au boutte. Tout le monde écoutait<br />

ça. Avec le chapelet, c’était la plus grosse cote d’écoute.<br />

Et pas compliqué. Un jeu…des invités…des chansons et<br />

des blagues. Mais l’esprit fusait…le gag à toutes les 15<br />

secondes. Après l’émission, il n’y avait plus un malheur<br />

qui tenait debout. Tout le monde était heureux. Même<br />

les morts ressuscitaient. J’entends par là les auditeurs des<br />

émissions culturelles de Radio-Canada. Ah oui…Jacques<br />

Normand…à lui tout seul…ce fut toute une époque.<br />

RAYMOND LÉVESQUE<br />

2 4 • L’ A P O S T R O P H E L A R E V U E D E L’ A U T’ J O U R N A L • 2 5

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