Approches nouvelles de la prosopographie des abbés et abbesses ...

et pas seulement par la monarchie absolue. Le cumul des bénéfices à charge d’âmes est
formellement interdit par le concile de Trente, et pourtant tout un processus de dissociation
entre pouvoir temporel et pouvoir sur la communauté permet à La Rochefoucauld ou à
Richelieu de cumuler des bénéfices, contre la logique qu’ils promeuvent eux-mêmes.
Ces paradoxes nous ouvrent vers l’analyse d’une autre réalité que celle des abus des
clercs : quel est le rapport entre la direction d’une communauté et les revenus qu’elle fournit ?
Quel est le rapport entre un pouvoir local comme celui de supérieur et le pouvoir de réformer
la discipline, la liturgie ou de diffuser de nouvelles modes spirituelles ? Pour formuler
quelques hypothèses, il faut étudier ces phénomènes à la fois dans un vaste espace et sur une
chronologie suffisamment longue, qui se joue des inerties locales et des modes temporaires.
Il faut partir du principe que les individus qui exercent le pouvoir abbatial ne sont
jamais seuls. Ils ne sont pas de simples rapaces, mais ils peuvent avoir des idées, y compris
quand ils cumulent des bénéfices. Nous voudrions observer ce cumul autrement que sous son
angle moral, comme une structure d'innovation efficace dans la société de leur temps.
I. Etre abbé ou supérieur : un enjeu patrimonial
Certes, toutes les familles régulières n’entretiennent pas le même rapport au patrimoine
qui leur permet de vivre, ne serait-ce que par l’extrême disparité de richesse que celui-ci peut
révéler, mais aussi par des coutumes fort différentes d’un lieu à l’autre. Mais toutes subissent
les calamités économiques à leur niveau et profitent des embellies. Tous les couvents
disposent d’un patrimoine minimum, qui permet à leurs titulaires de faire vivre les maisons et
aux titulaires de charge d'assurer leur service. C’est pourquoi les charges supérieures d’une
maison sont convoitées. Bien que plus difficiles à appréhender dans les sources, les dignités et
les offices d’un monastère ne sont pas à négliger, même si l’abbatiat ou le priorat donnent une
liberté incomparable, particulièrement sous la règle monastique. Qui dit pouvoir sur les
hommes dit aussi pouvoir économique au sens plein du terme, et la tendance des familles est
forcément de conserver ce pouvoir dans le groupe, donc de pérenniser les bénéfices en
patrimoine familial. Si le cumul a longtemps été rangé au rayon des abus depuis la Contre-
Réforme et l’idéal de la fonction publique, il faut observer son extension et ses effets réels
sous l’Ancien Régime.
1. Un patrimoine bénéficial
Tout abbé et tout prieur, tout supérieur même, dispose d’une mense particulière, aussi
bien chez les femmes que chez les hommes, chez les mendiants que chez les moines, même si
le niveau de revenus n’est pas le même. Dans l’ordre monastique en effet, il s’agit d’organes
complexes qui cumulent seigneuries foncières, justices et dîmes. Au milieu du XVe siècle, le
prieur de Saint-Martin des Champs dispose d’un revenu tournant autour de 1000 l.t.,
équivalent à celui d’une ville moyenne 4 . Dans la plupart des régions, ces revenus n’ont cessé
de monter entre 1450 et 1510 5 . S’il est clair que les Guerres de religion ont provoqué des
bouleversements, la base foncière ou domaniale de la plupart d’entre eux ne pouvait qu’être
un atout dans la stabilité voire la hausse des revenus, même pendant les crises. Quand
l’inflation monétaire atteignait les revenus en argent, ceux-ci étaient compensés, par exemple,
par le développement des revenus domaniaux liés à la circulation rapide des bénéfices après
les pestes. Il faudrait multiplier les monographies pour saisir les spécificités de chaque assise
bénéficiale ; pour l’heure et en dépit de la fausse sécurité de ses chiffres, qui sont une
évaluation fiscale trop fixe pour être réelle, nous utiliserons les listes de bénéfices du Clergé
4 Cet aspect temporel de la réforme monastique correspond à la partie la plus novatrice de la thèse de Jean-Marie
Le Gall, partie qui sera prochainement publiée à son tour. Jean-Marie LE GALL, t. I, p. 9.
5 Ibid, p. 30 : L’abbesse de Sainte-Croix de Poitiers passe ainsi de 2000 à 7000 l.t en une génération. Cette
augmentation n’est peut-être pas générale cependant, du moins si l’on en juge par le cas alsacien : F. RAPP,
Réformes et réformation à Strasbourg. Église et société dans le diocèse de Strasbourg. 1450-1525, Paris, 1974,
p. 422.