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Echecs et mondes possibles - Epublications - Université de Limoges

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Jury :<br />

<strong>Université</strong> <strong>de</strong> <strong>Limoges</strong><br />

Faculté <strong>de</strong> L<strong>et</strong>tres, Langues <strong>et</strong> Sciences Humaines <strong>de</strong><br />

<strong>Limoges</strong><br />

Ecole Doctorale : Science <strong>de</strong> l’Homme <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Société<br />

Département <strong>de</strong> Littérature Comparée<br />

THESE<br />

Pour obtenir le gra<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

Docteur <strong>de</strong> l’<strong>Université</strong> <strong>de</strong> <strong>Limoges</strong><br />

Discipline : Littérature Comparée<br />

PRÉSENTÉE ET SOUTENUE PUBLIQUEMENT PAR<br />

VÉRA GANDELMAN-TEREKHOV<br />

LE 18 NOVEMBRE 2003<br />

ECHECS ET MONDES POSSIBLES<br />

Directeur <strong>de</strong> Thèse : Monsieur le Professeur<br />

Bertrand WESTPHAL<br />

Monsieur le Professeur Alain Montandon<br />

Madame le Professeur Elisab<strong>et</strong>h Rallo-Ditche<br />

Monsieur le Professeur Wladimir Troub<strong>et</strong>zkoy<br />

Madame Le Professeur Martine Yvernault<br />

Monsieur le Professeur Bertrand Westphal<br />

1


3<br />

A ma fille Marina


REMERCIEMENTS<br />

Ce travail a été largement facilité par les conseils prodigués par<br />

Monsieur le Professeur Bertrand Westphal, qui a su m’orienter vers plus <strong>de</strong><br />

rigueur méthodologique <strong>et</strong> stimuler mon intérêt pour le suj<strong>et</strong>.<br />

Je remercie également Bertrand Rouby pour son soutien moral <strong>et</strong><br />

ses diverses relectures assidues <strong>de</strong> la thèse.<br />

Je remercie enfin Gilles Visy, Jean-Christophe Gan<strong>de</strong>lman <strong>et</strong><br />

Stéphane Gan<strong>de</strong>lman pour leurs relectures.<br />

4


INTRODUCTION<br />

Le jeu d’échecs fascine à tel point qu’il a été l’obj<strong>et</strong> d’attention dans <strong>de</strong>s<br />

domaines <strong>de</strong> la vie intellectuelle extrêmement divers. Il a été notamment exploité<br />

sur le plan thématique <strong>et</strong> structurel dans la littérature <strong>et</strong> le cinéma. Le jeu<br />

d’échecs s’inscrit dans la problématique générale du lien entre le ludique, <strong>et</strong><br />

l’écriture <strong>et</strong> la créativité. Ce jeu <strong>de</strong> compétition intellectuelle représente une <strong>de</strong>s<br />

multiples modalités du jeu dans la littérature parmi d’autres tels les jeux <strong>de</strong><br />

hasard ; l’activité ludique, en générale, apparaît dans <strong>de</strong>s littératures appartenant<br />

à diverses aires culturelles <strong>et</strong> linguistiques ; entre beaucoup d’autres œuvres, le<br />

jeu <strong>de</strong> cartes est au centre du récit <strong>de</strong> Pouchkine La Dame <strong>de</strong> pique 1 ,<br />

l’engouement pour la roul<strong>et</strong>te dans Le Joueur 2 <strong>de</strong> Dostoïevski. Lewis Carroll a<br />

intégré les cartes <strong>et</strong> le criqu<strong>et</strong> dans Alice au Pays <strong>de</strong>s merveilles 3 .<br />

Plus tard, les multiples fac<strong>et</strong>tes du jeu ont intéressé les écrivains post-mo<strong>de</strong>rnes<br />

non seulement sur le plan thématique mais encore du point <strong>de</strong> vue structurel ; on<br />

pense à La Marelle <strong>de</strong> Cortázar 4 ou aux écrivains du mouvement Oulipo, qui<br />

dévoilent la variété <strong>de</strong>s jeux <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs mo<strong>de</strong>s d’intégration dans la littérature.<br />

On r<strong>et</strong>iendra l’exploitation du jeu <strong>de</strong> go dans la poésie <strong>de</strong> Roubaud 5 ou du jeu <strong>de</strong><br />

1 Pouchkine, Alexandre, «La Dame <strong>de</strong> pique», trad. par G. Arout, dans Pouchkine, Griboïedov,<br />

Lermontov. Paris : Gallimard, 1973.<br />

2 Dostoievski, Fédor, Le Joueur, trad. Sylvie Luneau. Paris : Gallimard, 1993.<br />

3 Carroll, Lewis, Alice’s Adventures in Won<strong>de</strong>rland, dans The Compl<strong>et</strong>e Works of Lewis Carroll,<br />

introduction A. Wollcott. New York : Randon,<br />

4 Il est intéressant <strong>de</strong> noter que la marelle est justement opposée au jeu d’échecs dans ce roman,<br />

selon l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Frédéric Tinguely « Vers l’échiquier éclaté : Marelle, <strong>de</strong> Julio Cortázar » in<br />

Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres (XIXe - XXe s.), sous la direction <strong>de</strong> Jacques<br />

Berchtold, Prologue <strong>de</strong> George Steiner, Genève : Droz S.A., 1998., p. 426 : « Tout se passe donc<br />

comme si le conflit opposant le rationnel à l’irrationnel était à la fois redoublé <strong>et</strong> figuré par<br />

l’antagonisme implicite <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux paradigmes ludiques (échecs/marelle). »<br />

5 Roubaud, Jacques, €, Paris : Gallimard, 1967.<br />

5


tarot comme embrayeur narratif chez Calvino dans Le Château <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stins<br />

croisés 6 . Dans la littérature post-mo<strong>de</strong>rne, qui m<strong>et</strong> en avant la notion d’auto-<br />

référentialité, le jeu s’est révélé comme constituant majeur <strong>de</strong> l’écriture,<br />

traduisant un engouement pour l’application <strong>de</strong> la règle dans l’espace <strong>de</strong> la<br />

fiction.<br />

Par post-mo<strong>de</strong>rnisme, nous entendons un mouvement esthétique post-Auschwitz<br />

ou post-Hiroshima : certains critères m<strong>et</strong>tent en avant une crise <strong>de</strong> la<br />

représentation due à l’érosion <strong>de</strong>s valeurs face aux massacres à gran<strong>de</strong> échelle<br />

élaborés par la rationalité humaine. Ces critères ont été définis par quelques<br />

traits essentiels par Ihab Hassan 7 , dont on r<strong>et</strong>iendra quelques caractéristiques qui<br />

nous semblent importantes en fonction <strong>de</strong>s paradigmes discursifs que nous avons<br />

choisis. Le premier critère essentiel est l’indétermination, induisant le culte <strong>de</strong><br />

l’erreur ou <strong>de</strong> l’omission volontaire qui conduisent le lecteur à une interprétation<br />

erronée. Un second point doit être souligné : le post-mo<strong>de</strong>rnisme révèle une<br />

esthétique <strong>de</strong> la fragmentation <strong>et</strong> du montage. L’œuvre est décomposée <strong>et</strong><br />

reconstituée à la manière d’un puzzle. Une troisième caractéristique peut être<br />

définie par le refus <strong>de</strong> la mimésis <strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription. L’auto-référentialité<br />

confère au texte une autonomie par rapport au réel. Enfin, le post-mo<strong>de</strong>rnisme<br />

introduit une ironie, qui implique une distanciation <strong>et</strong> l’instauration d’un univers<br />

<strong>de</strong> pluralités, qui traduit le refus <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> système.<br />

Ces quatre critères essentiels s’inscrivent dans le fonctionnement du jeu<br />

d’échecs, où les eff<strong>et</strong>s en trompe-l’œil perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> leurrer l’adversaire ; <strong>de</strong><br />

plus, les unités fragmentées, constituées par les cases <strong>et</strong> les pièces, forment un<br />

ensemble auquel le joueur, créant sa partie <strong>de</strong> manière distanciée, instaure son<br />

univers : ce mon<strong>de</strong> possible cohabite avec une pluralité d’autres <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>possibles</strong>, qui pourraient s’élaborer à partir <strong>de</strong> chaque embranchement <strong>de</strong> la<br />

6 Calvino, Italo, Château <strong>de</strong>s <strong>de</strong>stins croisés, trad. <strong>de</strong> l’italien par Jean Thibau<strong>de</strong>au, Paris : Seuil,<br />

1998.<br />

7 Hassan, Ihab. The Postmo<strong>de</strong>rn Turn : Essays in Postmo<strong>de</strong>rn Theory and Culture. Ohio : Ohio<br />

State University Press, 1987, pp. 168-173. Ihab Hassan énumère onze critères pour définir<br />

l’esthétique post-mo<strong>de</strong>rne : “Ind<strong>et</strong>erminacy, fragmentation, <strong>de</strong>canonization, self-less-ness (or<br />

<strong>de</strong>pth-less-ness), the unpresentable, irony, hybridisation, carnivalization, performance (or<br />

participation), constructionism and immanence.”<br />

6


partie. Le jeu d’échecs est fondé sur une dynamique <strong>de</strong> localisation, où les<br />

éléments sont disposés <strong>de</strong> manière significative les uns par rapport aux autres.<br />

C<strong>et</strong> aspect à la fois fragmentaire <strong>et</strong> <strong>de</strong> cohérence <strong>de</strong>s éléments entre eux<br />

rapproche le jeu d’échecs du langage, ce qui explique son utilisation<br />

métaphorique dans le domaine <strong>de</strong> la linguistique. Les pièces du jeu d’échecs<br />

renvoient aux différentes unités linguistiques qui forment la langue dans son<br />

ensemble. Les unités ne sont cohérentes qu’en relation les unes avec les autres.<br />

L’intérêt porté au jeu d’échecs, en eff<strong>et</strong>, ne se limite pas à la production<br />

artistique. Au sein <strong>de</strong> la critique littéraire, ce jeu <strong>de</strong> stratégie a été utilisé comme<br />

un outil, notamment par Saussure 8 qui l’a présenté comme métaphore du<br />

système <strong>de</strong> la langue. Toutes les pièces du jeu forment entre elles un ensemble<br />

pertinent <strong>et</strong> cohérent où les pièces n’ont pas <strong>de</strong> signification séparément mais en<br />

fonction d’une stratégie d’ensemble.<br />

C<strong>et</strong> aspect a été conceptualisé par Gilles Deleuze <strong>et</strong> Félix Guattari dans Mille<br />

Plateaux où il oppose le mon<strong>de</strong> strié du jeu d’échecs à l’espace lisse du jeu <strong>de</strong><br />

go. «Espace lisse du go, contre espace strié <strong>de</strong>s échecs. […] C’est que les échecs<br />

co<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> déco<strong>de</strong>nt l’espace, tandis que le go procè<strong>de</strong> tout autrement, le<br />

territorialise <strong>et</strong> le déterritorialise 9 .» Deleuze m<strong>et</strong> en relation <strong>de</strong>ux jeux <strong>de</strong> société<br />

où les pièces n’entr<strong>et</strong>iennent nullement le même rapport à l’espace : il est fermé<br />

pour les échecs, où il s’agit d’occuper l’espace, alors que les pièces du go<br />

évoluent en un mouvement perpétuel en un espace ouvert ; un autre aspect les<br />

oppose : les pièces d’échecs ont <strong>de</strong>s caractéristiques intrinsèques, représentant<br />

chacune une fonction particulière, alors que les pièces du go sont <strong>de</strong>s unités<br />

abstraites, plongées dans l’anonymat. Les pièces sont particularisées au jeu<br />

d’échecs, alors qu’au jeu <strong>de</strong> go, elles ont une valeur commune <strong>et</strong> universelle, ce<br />

qui leur enlève toute valeur d’individualisation.<br />

8 Engler, Rudolf <strong>et</strong> Harrassovitz, Otto, Cours <strong>de</strong> linguistique générale <strong>de</strong> Ferdinand Saussure,<br />

Wiesba<strong>de</strong>n, 1974, p. 1489 : «Une langue n’est comparable qu’à la complète idée <strong>de</strong> la partie<br />

d’échecs, comportant à la fois les positions <strong>et</strong> les coups ; à la fois <strong>de</strong>s changements <strong>et</strong> <strong>de</strong>s états<br />

dans la succession. »<br />

9 Gilles Deleuze <strong>et</strong> Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 437.<br />

7


Les pièces d’échecs sont codées, elles ont une nature intérieure ou <strong>de</strong>s propriétés<br />

intrinsèques, d’où découlent leurs mouvements, leurs situations, leurs affrontements. Elles<br />

sont qualifiées, le cavalier reste un cavalier, le fantassin un fantassin, le voltigeur un<br />

voltigeur. Chacune est comme un suj<strong>et</strong> d’énoncé, doué d’un pouvoir relatif ; <strong>et</strong> ces<br />

pouvoirs relatifs se combinent dans un suj<strong>et</strong> d’énonciation, le joueur d’échecs lui-même ou<br />

la forme d’intériorité du jeu. Les pions <strong>de</strong> go au contraire sont <strong>de</strong>s grains, <strong>de</strong>s pastilles, <strong>de</strong><br />

simples unités arithmétiques, <strong>et</strong> n’ont d’autre fonction qu’anonyme 10 .<br />

C<strong>et</strong>te particularisation du rôle bien défini <strong>de</strong> chaque pièce est liée à la structure<br />

politique <strong>et</strong> militaire que le jeu d’échecs est censé reproduire. Si l’origine <strong>de</strong>s<br />

échecs n’a jamais été établie <strong>de</strong> façon irréfutable, les historiens s’accor<strong>de</strong>nt à<br />

dire que le jeu reflète l’activité sociale <strong>de</strong> la guerre. L’analyse diachronique <strong>de</strong>s<br />

termes utilisés pour chaque pièce traduit c<strong>et</strong>te configuration politico-militaire du<br />

jeu. A titre d’exemple, la dame était à l’origine une tente, la tour un char <strong>de</strong><br />

guerre <strong>et</strong> le fou un éléphant, animal lié au déplacement rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> troupes 11 . Ces<br />

appellations correspon<strong>de</strong>nt à l’ancêtre du jeu d’échecs, apparu au Vème siècle en<br />

In<strong>de</strong> : le Chaturanga, qui se jouait à quatre 12 . Il est intéressant <strong>de</strong> noter que ce jeu<br />

quadripartite introduisait une part d’aléa, <strong>de</strong> hasard qui disparut ultérieurement,<br />

le jeu d’échecs étant un jeu agonal 13 .<br />

Notre étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce jeu complexe qui renvoie, comme nous venons <strong>de</strong> l’évoquer,<br />

aux paradigmes <strong>de</strong> la guerre <strong>et</strong> du pouvoir, ne prétend pas r<strong>et</strong>enir tous les aspects<br />

du jeu <strong>de</strong> manière exhaustive. De nombreuses étu<strong>de</strong>s ont été consacrées au jeu<br />

10 I<strong>de</strong>m, p. 436.<br />

11 A. Capece, Le grand livre <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s échecs, Paris, De Vecchi, 2001, p. 8.<br />

12 Nicolas Giffard <strong>et</strong> Alain Biénabe, Le gui<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échecs, Paris, Robert Laffont , 1993, p. 333 :<br />

« Le jeu <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te époque s’appelait Chaturanga, ce qui signifie quatre rois. Il se disputait<br />

également sur 64 cases, mais se jouait à quatre partenaires. Chacun jouait pour soi-même <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>vait lancer un dé qui désignait impérativement la pièce à bouger. »<br />

13 Roger Caillois, Les jeux <strong>et</strong> les hommes : Le masque <strong>et</strong> le vertige, Paris, Gallimard, 1967, p. 50-<br />

51 : « Agôn. Tout un groupe <strong>de</strong> jeux apparaît comme compétition, c’est à dire comme un combat<br />

où l’égalité <strong>de</strong>s chances est artificiellement créée pour que les antagonistes s’affrontent dans <strong>de</strong>s<br />

conditions idéales susceptibles <strong>de</strong> donner une valeur précise <strong>et</strong> incontestable au triomphe du<br />

vainqueur. […] Le jeu <strong>de</strong> dames, les échecs, le billard en offrent <strong>de</strong>s exemples parfaits. »<br />

8


d’échecs dans <strong>de</strong>s domaines aussi variés que la psychanalyse ou la sociologie 14 .<br />

Pour ce qui est du phénomène échiquéen dans la littérature, il faut citer<br />

l’ouvrage, qui réunit <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> divers critiques, sous l’égi<strong>de</strong> <strong>de</strong> Jacques<br />

Berchtold, <strong>de</strong> Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres (XIXème-<br />

XXème) 15 ainsi que la thèse <strong>de</strong> doctorat soutenue par Philippe Cuiss<strong>et</strong> en 1993 16 .<br />

Notre corpus comporte principalement <strong>de</strong>s œuvres mo<strong>de</strong>rnes <strong>et</strong> post-mo<strong>de</strong>rnes,<br />

à l’exception du roman précurseur <strong>de</strong> Lewis Carroll De l’Autre côté du miroir 17 :<br />

c<strong>et</strong>te œuvre fondatrice associe les paramètres du labyrinthe <strong>et</strong> du miroir au jeu<br />

d’échecs. Nous m<strong>et</strong>trons en avant le lien entre l’écriture <strong>et</strong> les mécanismes <strong>et</strong><br />

stratégies <strong>de</strong> ce jeu agônal fondé sur la compétition. Dans le jeu d’échecs est<br />

évaluée la capacité du joueur à faire évoluer les pièces <strong>de</strong> manière efficace <strong>et</strong><br />

créatrice sur l’espace strié <strong>de</strong> l’échiquier, évoqué par Deleuze, espace structuré<br />

par la géométrie <strong>de</strong>s huit cases sur huit.<br />

Dans c<strong>et</strong> espace fini, les possibilités combinatoires sont infinies. La<br />

correspondance entre l’écrivain, produisant son œuvre, <strong>et</strong> le joueur d’échecs,<br />

engagé dans une stratégie <strong>de</strong> combinaisons entre les pièces, est d’autant plus<br />

frappante dans la littérature mo<strong>de</strong>rne, où le jeu d’échecs est l’emblème <strong>de</strong> la<br />

création (Stefan Zweig, Le Joueur d’échecs 18 ; Vladimir Nabokov, La Défense<br />

14 A titre d’exemple, il faut citer la thèse <strong>de</strong> Mehl, J.M., Jeu d’échecs <strong>et</strong> éducation au XVIIIème<br />

siècle, <strong>Université</strong> <strong>de</strong> Strasbourg, 1977. Dans le domaine <strong>de</strong> la psychanalyse, il ne faut pas oublier<br />

<strong>de</strong> mentionner Jones, Ernst, Essais <strong>de</strong> psychanalyse appliquée, Paris : Payot, 1973. C<strong>et</strong> ouvrage,<br />

traduit <strong>de</strong> l’anglais, rappelle l’enjeu <strong>de</strong> la partie d’échecs sur le plan psychanalytique, p. 144 :<br />

« La connaissance que nous avons <strong>de</strong> la motivation inconsciente qui pousse à jouer aux échecs<br />

nous apprend qu’ils ne peuvent signifier autre chose que le souhait <strong>de</strong> triompher du père <strong>de</strong><br />

manière acceptable. »<br />

15 Ouvrage publié à Genève : Droz, 1998.<br />

16 Cuiss<strong>et</strong>, Philippe, Lectures en diagonale : dialectiques échiquéennes <strong>et</strong> littéraires, thèse <strong>de</strong><br />

L<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> <strong>de</strong> sciences humaines, <strong>Université</strong> <strong>de</strong> Reims-Champagne-Ar<strong>de</strong>nne, 1993.<br />

17 Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir, Through the Looking-Glass, édition bilingue, trad.<br />

Henri Parisot, Introduction par Hélène Cixous. Paris : Aubier-Flammarion, 1971.<br />

18 Zweig, Stefan, Le Joueur d’échecs, trad. Brigitte Vergne Caïn <strong>et</strong> Gérard Ru<strong>de</strong>nt, Paris :<br />

Delachaux, Collection « Livre <strong>de</strong> poche », 1991.<br />

9


Loujine 19 ). C<strong>et</strong>te analogie a été développée dans la littérature post-mo<strong>de</strong>rne, où<br />

la création <strong>de</strong>vient tactique <strong>de</strong> la combinatoire <strong>et</strong> activité ludique (Georges Perec<br />

La vie mo<strong>de</strong> d’emploi 20 , Vladimir Nabokov Feu pâle 21 ). C<strong>et</strong>te parenté entre le<br />

jeu d’échecs <strong>et</strong> la création artistique n’a pas échappé au structuraliste russe<br />

Viktor Shklovski dans sa théorie <strong>de</strong> la prose.<br />

L’action d’une œuvre littéraire se déroule sur un champ <strong>de</strong> bataille. Les masques <strong>et</strong> les<br />

types du drame mo<strong>de</strong>rne correspon<strong>de</strong>nt aux pièces du jeu d’échecs. L’intrigue correspond<br />

aux coups <strong>et</strong> aux gambits, c’est à dire aux techniques du jeu, telles qu’utilisées <strong>et</strong><br />

interprétées par les joueurs. Les tactiques <strong>et</strong> les péripéties correspon<strong>de</strong>nt aux coups<br />

exécutés par l’adversaire 22 .<br />

C<strong>et</strong>te vision exclusivement fonctionnelle selon laquelle le formaliste Shkovski<br />

envisage la combinatoire <strong>de</strong>s motifs d’une intrigue l’amène à ne pas totalement<br />

prendre en compte toute la spécificité d’une création particulière. C<strong>et</strong>te<br />

limitation est l’un <strong>de</strong>s griefs que les théoriciens <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, tel<br />

Thomas Pavel dans Univers <strong>de</strong> la fiction, adressent à l’approche structuraliste.<br />

Les théoriciens poststructuralistes réagirent à l’option rationaliste <strong>et</strong> scientifique du<br />

programme structuraliste, en soutenant qu’il est illusoire <strong>de</strong> chercher la structure unique <strong>et</strong><br />

bien définie <strong>de</strong>s œuvres littéraires, une telle structure découlant elle-même du travail <strong>de</strong><br />

l’interprétation qui, <strong>de</strong> sa nature, est infini <strong>et</strong> contradictoire 23 .<br />

19 Nabokov, Vladimir, La Défense Loujine, trad. du Russe par Génia <strong>et</strong> René Cannac, préface <strong>de</strong><br />

l’auteur trad. <strong>de</strong> l’anglais par Christine Bouvart. Paris : Gallimard, 1964.<br />

20 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Paris : Hach<strong>et</strong>te, 1978.<br />

21 Nabokov, Vladimir, Feu pâle, trad. <strong>de</strong> l’anglais par Raymond Girard <strong>et</strong> Maurice-Edgar<br />

Coindreau, Préface <strong>de</strong> Mary McCarthy traduite <strong>de</strong> l’Anglais par René Micha. Paris : Gallimard,<br />

1965.<br />

22 Viktor Shklovski, Теория прозы, Moscou, M.L., 1925 (Theory of Prose, trad. B.Sher,<br />

Elmwood Park, Darkey Archive Press, 1991, p.45). (Ma traduction <strong>de</strong> l’anglais en français).<br />

23 Thomas Pavel, Univers <strong>de</strong> la fiction, Paris, Seuil, 1988, p.8.<br />

10


Pavel dénonce l’approche systématique du structuralisme qui souligne<br />

l’uniformité <strong>de</strong>s fonctions narratives au détriment <strong>de</strong> la diversité <strong>de</strong>s motifs,<br />

réduisant l’analyse <strong>de</strong>s œuvres à la morphologie.<br />

Sous l’influence <strong>de</strong> la linguistique structurale <strong>et</strong> notamment <strong>de</strong>s écrits <strong>de</strong> Louis Hjelmslev,<br />

les intégristes <strong>de</strong> la sémantique croient sans réserve à l’autonomie <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s<br />

sémiotiques, au point qu’ils rej<strong>et</strong>tent toute référence à la réalité naturelle ou sociale qui<br />

rend ces <strong>de</strong>rniers <strong>possibles</strong> 24 .<br />

Le structuralisme, semble-il, ne rend pas compte la spécificité <strong>et</strong> l’unicité d’une<br />

œuvre au profit d’éléments sémiologiques généraux, <strong>de</strong> formes universelles <strong>et</strong><br />

récurrentes, que l’on peut r<strong>et</strong>rouver d’une production littéraire à l’autre. En<br />

second lieu, c<strong>et</strong>te approche passe sous silence les relations d’interaction entre le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction <strong>et</strong> l’univers référentiel en prêtant une attention exclusive au<br />

fonctionnement interne d’une œuvre. Or, les <strong>de</strong>ux univers, celui <strong>de</strong> la réalité <strong>et</strong><br />

celui <strong>de</strong> la fiction, entr<strong>et</strong>iennent <strong>de</strong>s liens serrés, le mon<strong>de</strong> créé par l’artiste étant<br />

une variante du mon<strong>de</strong> empirique.<br />

C<strong>et</strong>te conception, sur laquelle nous fon<strong>de</strong>rons notre étu<strong>de</strong>, fait partie <strong>de</strong> la<br />

théorie <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, développée par certains critiques tels que Thomas<br />

Pavel, Brian MacHale, Lubomir Dolezel ou David Lewis, qui perm<strong>et</strong> d’explorer<br />

le statut ontologique <strong>de</strong> la fiction. C<strong>et</strong>te approche décloisonne <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> d’aérer<br />

<strong>de</strong>s domaines, traités souvent séparément, tels la littérature, la philosophie ou la<br />

logique modale. En cela, elle alimente la réflexion comparatiste, visant à<br />

l’interdisciplinarité.<br />

L’accent est mis sur la transversalité <strong>de</strong> ces disciplines, sur l’influence qu’elles<br />

exercent les unes sur les autres. Le décloisonnement concerne le domaine étudié<br />

<strong>de</strong> la fiction, qui n’est plus isolée du mon<strong>de</strong> empirique : les <strong>de</strong>ux sphères -<br />

réalité <strong>et</strong> imaginaire - agissent <strong>de</strong> manière réciproque. C<strong>et</strong>te vision consiste à se<br />

démarquer <strong>de</strong> la conception traditionnelle, ségrégationniste selon la terminologie<br />

<strong>de</strong> Pavel.<br />

24 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 14.<br />

11


Les philosophes <strong>de</strong> la fiction ont proposé plusieurs solutions, chacune reflétant leurs<br />

positions épistémologiques vis-à-vis <strong>de</strong>s rapports entre fiction <strong>et</strong> réalité. Certains<br />

théoriciens conçoivent ces rapports d’un point <strong>de</strong> vue que j’appellerai ségrégationniste, <strong>et</strong><br />

caractérisent le contenu <strong>de</strong>s textes <strong>de</strong> fiction comme pure œuvre d’imagination, sans<br />

aucune valeur <strong>de</strong> vérité 25 .<br />

C<strong>et</strong>te distinction entre réalité <strong>et</strong> fiction est fondée sur l’axiome d’existence, où<br />

énoncés référentiels <strong>et</strong> énoncés fictionnels sont n<strong>et</strong>tement différenciés : les mots,<br />

dans le meilleur <strong>de</strong>s cas ne font que refléter le mon<strong>de</strong> physique, réel. Ce point <strong>de</strong><br />

vue a été défendu par Russell : « La réponse <strong>de</strong> Russell à la question<br />

métaphysique consiste donc à refuser tout statut ontologique aux obj<strong>et</strong>s non<br />

existants 26 .» Dans c<strong>et</strong>te perspective, les seules vérités énoncées sont <strong>de</strong>s vérités<br />

empiriques.<br />

C<strong>et</strong>te vision réductrice s’oppose à la conception intégrationniste <strong>de</strong> Pavel : la<br />

vérité fictionnelle est une vérité modale, du possible. La fiction est une extension<br />

<strong>de</strong>s pratiques référentielles 27 , qui elles-mêmes contiennent <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong><br />

créativité. C<strong>et</strong>te philosophie rem<strong>et</strong> en question la frontière naturelle entre réalité<br />

<strong>et</strong> fiction. Un mon<strong>de</strong> actualisé, réalisé dans certaines circonstances est le<br />

fon<strong>de</strong>ment sur lequel peut se construire un nombre quasiment infini <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>possibles</strong> : «Chaque univers possè<strong>de</strong> ainsi son propre mon<strong>de</strong> actuel, qui sera<br />

appelé sa base. Un univers abrite <strong>de</strong> la sorte une constellation <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> autour<br />

d’une base 28 .»<br />

C<strong>et</strong>te tension entre mon<strong>de</strong> actualisé <strong>et</strong> mon<strong>de</strong> actualisable prend tout son sens<br />

dans l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> fictions : chaque fiction est une version actualisée parmi les<br />

actualisables. C<strong>et</strong>te problématique est particulièrement pertinente pour les<br />

25 Thomas Pavel, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 19.<br />

26 I<strong>de</strong>m, p. 23.<br />

27 Nous entendons par pratiques référentielles tous énoncés se référant au mon<strong>de</strong> empirique.<br />

28 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 69.<br />

12


fictions où le jeu d’échecs s’inscrit dans la thématique ou apparaît dans la<br />

structure <strong>et</strong> dans la stratégie narrative. Le jeu d’échecs est lié à la modalité du<br />

possible, non seulement parce que les joueurs déplacent les pièces en fonction<br />

d’une stratégie fondée sur l’hypothèse ; l’affrontement entre les <strong>de</strong>ux camps<br />

opposés est fondé sur la réalisation ou non d’alternatives <strong>possibles</strong>.<br />

La stratégie s’appuie sur <strong>de</strong>s combinaisons infinies <strong>et</strong> aucune partie n’est<br />

i<strong>de</strong>ntique à une autre. Les joueurs fon<strong>de</strong>nt toute leur stratégie sur <strong>de</strong>s attentes <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s hypothèses qui sont <strong>de</strong>s constellations <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> ; elles peuvent<br />

être remises en question à chaque coup <strong>de</strong> l’adversaire, la partie étant ponctuée<br />

par <strong>de</strong>s temps <strong>de</strong> réflexion, où les pièces sont immobiles, interrompus par les<br />

mouvements sur l’échiquier lorsque le joueur choisit <strong>de</strong> jouer.<br />

C<strong>et</strong>te conception <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> est d’autant plus pertinente que notre<br />

corpus englobe <strong>de</strong>s œuvres appartenant à <strong>de</strong>s aires culturelles <strong>et</strong> linguistiques<br />

variées, où tel joueur manipule « un fou » sur l’échiquier s’il est français (Patrick<br />

Séry Le Maître <strong>et</strong> le scorpion 29 ) ; un autre joueur pousse « un évêque 30 » sur les<br />

cases échiquéennes s’il parle anglais (Lewis Carroll De l’Autre côté du miroir),<br />

un « coureur 31 » s’il se réfère à lui en allemand (Stefan Zweig Le joueur<br />

d’échecs) ou « officier 32 » s’il est russe (Vladimir Nabokov La défense Loujine) :<br />

chacun construit son mon<strong>de</strong> possible.<br />

Le joueur est un manipulateur d’illusions -- ce qui est une redondance<br />

étymologique 33 . Les joueurs vivent chacun dans leur labyrinthe <strong>de</strong> possibilités,<br />

où sont en jeu la modalité du possible <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> la volonté, en quête du fil<br />

d’Ariane menant à la mise en échec <strong>et</strong> mat du roi adverse. Dans Partis pris,<br />

Nabokov, jouant sur l’emboîtement phonétique <strong>de</strong>s mots russes mir -mon<strong>de</strong>- <strong>et</strong><br />

mirage, semblable au Français, définit l’artiste comme un créateur d’illusions : «<br />

Ce qui me paraît être le mon<strong>de</strong> réel, c’est le mon<strong>de</strong> que l’artiste crée, son propre<br />

29 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le Scorpion, Paris : Flammarion, 1991.<br />

30 Le fou se dit « bishop », « évêque », en Anglais.<br />

31 Le fou se traduit par <strong>de</strong>r « Läufer », « le coureur » en allemand.<br />

32 Le fou se dit « офицер », « officier », en russe.<br />

33 Illusion dérive du latin « in luso », « dans le jeu ».<br />

13


mirage, qui <strong>de</strong>vient nouveau mir par le fait même qu’il se dépouille en quelque<br />

sorte <strong>de</strong> l’époque où il vit. 34 »<br />

De manière subversive, Nabokov opère une permutation entre le mon<strong>de</strong><br />

engendré par l’artiste, son mirage, qui <strong>de</strong>vient vérité <strong>et</strong> réalité, <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong><br />

empirique réduit à néant dans le processus <strong>de</strong> création : vision aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

la conception ségrégationniste 35 classique stigmatisée par Pavel. Le jeu d’échecs<br />

s’inscrit comme métaphore <strong>de</strong> la création littéraire utilisée dans <strong>de</strong>s textes<br />

mo<strong>de</strong>rnes tels Le Joueur d’échecs <strong>de</strong> Zweig ( Schachnovelle 36 , 1942) ou La<br />

Défense Loujine <strong>de</strong> Nabokov (Защита Лужина 37 , 1930). Les joueurs<br />

engendrent leurs <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> qui se substituent au réel objectif.<br />

Nous avons intégré dans notre corpus un texte du XIXème siècle qui annonce<br />

c<strong>et</strong>te réflexion sur l’ontologie <strong>de</strong> la fiction, De l’Autre côté du miroir, variante<br />

d’Alice aux Pays <strong>de</strong>s merveilles traduite en version russe par Nabokov. Le<br />

roman fait la part belle à la création <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> : la traversée du miroir<br />

s’effectue sur l’échiquier qui métaphorise l’espace <strong>de</strong> la création <strong>et</strong> du jeu, <strong>et</strong><br />

matérialise le territoire du « l<strong>et</strong>’s pr<strong>et</strong>end » ludique, du « comme si », expression<br />

même <strong>de</strong> la modalité du possible.<br />

Ce corpus comporte les <strong>de</strong>ux romans écrits à une époque charnière, La Défense<br />

Loujine (1930) <strong>de</strong> Nabokov Le Joueur d’échecs (1943) <strong>de</strong> Zweig. D’autre part,<br />

notre corpus comprend <strong>de</strong>s œuvres contemporaines appartenant à <strong>de</strong>s sphères<br />

linguistiques variées : La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>de</strong> Paolo Maurensig (La<br />

variante di Lüneburg, 1993 38 ), Le Tableau du maître flamand <strong>de</strong> Arturo Pérez-<br />

34 Vladimir Nabokov, Partis pris, Paris, Juillard, 1985,p. 130.<br />

35 Nous reprenons ici le terminologie <strong>de</strong> Thomas Pavel : la conception ségrégationniste sépare<br />

clairement les énoncés empiriques <strong>de</strong>s énoncés fictionnels, contrairement à la vision<br />

intégrationiste.<br />

36 Zweig, Stefan, Schachnovelle, Frankfurt : Fischer, 2000.<br />

37 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, Москва: Олип, 1997.<br />

38 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, Milano : A<strong>de</strong>lphi, 1993. ( La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, trad. François Maspero, Paris : Seuil, 1995).<br />

14


Reverte (La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, 1990 39 ), Le Maître <strong>et</strong> le scorpion <strong>de</strong> Patrick Séry<br />

écrit en 1991. Il est constitué également d’œuvres à l’esthétique post-mo<strong>de</strong>rne,<br />

Feu pâle (Pale Fire1962) <strong>de</strong> Vladimir Nabokov <strong>et</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>de</strong><br />

Georges Perec (1978).<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi attribue au jeu d’échecs une fonction narrative : les cases<br />

constituées par les pièces <strong>de</strong> l’immeuble se remplissent au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong> la<br />

marche d’un cavalier invisible. C<strong>et</strong>te utilisation du jeu d’échecs se fon<strong>de</strong> sur un<br />

principe mathématique <strong>et</strong> un principe échiquéen, alliant le carré orthogonal<br />

d’ordre dix <strong>et</strong> la polygraphie du cavalier. 40<br />

Dans Feu pâle, la référence échiquéenne est implicite, constituée notamment par<br />

la stratégie <strong>de</strong> défense <strong>et</strong> d’attaque que Kinbote, le commentateur du poème <strong>de</strong><br />

Sha<strong>de</strong>, utilise en déplaçant les mots du poème initial afin <strong>de</strong> construire la<br />

cohérence <strong>de</strong> sa propre interprétation. L’analogie entre poésie <strong>et</strong> mouvements<br />

échiquéens apparaît <strong>de</strong> manière explicite dans l’œuvre <strong>de</strong> Nabokov Poèmes <strong>et</strong><br />

problèmes 41 .<br />

La problématique <strong>de</strong> la création <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> est au cœur <strong>de</strong> l’écriture<br />

post-mo<strong>de</strong>rne, où la notion <strong>de</strong> combinaisons à l’infini mises en œuvre par un<br />

auteur conscient <strong>et</strong> démiurge renvoie au joueur d’échecs m<strong>et</strong>tant en place sa<br />

stratégie. La littérature postmo<strong>de</strong>rne m<strong>et</strong> en œuvre une littérature <strong>de</strong><br />

l’assemblage, <strong>de</strong> l’association délibérée <strong>de</strong> l’auteur où l’œuvre n’est pas offerte<br />

au lecteur clef en main, mais soumise à son interprétation comme une énigme à<br />

résoudre. En lecteur vigilant, il ne doit pas se laisser piéger par les manigances <strong>et</strong><br />

les faux-semblants.<br />

39 Perez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, Madrid : Alfaguara, 1990 (Le Tableau du Maître<br />

flamand, trad. Jean-Pierre Quijado, Paris : Lattès, 1993).<br />

40 Oulipo, Atlas <strong>de</strong> littérature potentielle, Paris : Folio, 1988, pp. 387-392.<br />

41 Nabokov, Vladimir, Poèmes <strong>et</strong> problèmes, trad. du russe <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’anglais par Hélène Henry,<br />

Paris : Gallimard, 1999. (Poems and Problems, New York : McGraw-Hill,1970). Composition<br />

littéraire <strong>et</strong> démarche ludique sont étroitement liées pour Vladimir Nabokov, comme le montre<br />

c<strong>et</strong>te oeuvre, en 1971 constituée <strong>de</strong> trois parties : poèmes en russe, poèmes en anglais <strong>et</strong><br />

problèmes d’échecs.<br />

15


L’auteur <strong>de</strong> littérature post-mo<strong>de</strong>rne refuse le hasard, l’aléa, auquel il préfère le<br />

calculable, tels les oulipiens comme Perec dont l’écriture représente une<br />

expérimentation <strong>de</strong>s <strong>possibles</strong>. La littérature <strong>de</strong>vient exploration ludique qui<br />

«possibilise» le mon<strong>de</strong> par le langage à la manière d’un joueur d’échecs qui<br />

envisage mentalement diverses alternatives mises en concurrence pour construire<br />

sa stratégie qui doit conduire à l’échec <strong>et</strong> mat.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, les mots reflètent moins qu’ils n’inventent le mon<strong>de</strong>. Il<br />

s’agit d’une véritable stratégie discursive qui repose sur l’art <strong>de</strong> l’illusion, où le<br />

possible est associé au vouloir. Le joueur, comme l’auteur, développe la vision<br />

qu’il choisit parmi d’autres <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, variantes du réel. Les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

fictionnels ne redoublent pas, mais enrichissent la réalité. Dans c<strong>et</strong>te optique, le<br />

mon<strong>de</strong> réel ne semble être qu’expérience parcellaire dans l’infinité <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>possibles</strong>.<br />

Ce constat a amené certains théoriciens <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> à reconsidérer<br />

totalement la différence ontologique entre mon<strong>de</strong> possible <strong>et</strong> mon<strong>de</strong><br />

réel : «David Lewis défend l’idée que les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> <strong>et</strong> les obj<strong>et</strong>s qui les<br />

composent sont aussi réels que le nôtre 42 .» En tout cas, la frontière entre mon<strong>de</strong><br />

réel <strong>et</strong> mon<strong>de</strong> fictionnel ne semble pas si étanche que l’on pourrait croire. Le<br />

mon<strong>de</strong> empirique n’est qu’une actualisation d’infinis <strong>possibles</strong> auxquels la<br />

littérature, <strong>et</strong> particulièrement l’expérimentation post-mo<strong>de</strong>rne, donne existence.<br />

Comme le souligne Umberto Eco dans Lector in fabula, la littérature est «une<br />

machine à produire <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> 43 ». Même si l’œuvre post-mo<strong>de</strong>rne se<br />

revendique auto-référentielle, comme le rappelle Bertrand Westphal, elle ne peut<br />

occulter totalement le référent <strong>et</strong> l’espace humain. « Hors du texte point, point <strong>de</strong><br />

salut ! La célèbre formule <strong>de</strong> Derrida, qui est ici pointée, ne fait que sanctionner<br />

un progressif détachement à l’égard du réel, qui a trouvé d’intéressantes<br />

illustrations notamment dans le nouveau roman ou dans la production sous<br />

contrainte <strong>de</strong> l’Oulipo 44 . »<br />

42 Thomas Pavel, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 66.<br />

43 Umberto Eco, Lector in fabula traduit <strong>de</strong> l’italien par Myriem Bouzaher, Paris : Grass<strong>et</strong>, 1985.<br />

44 Westphal, Bertrand, « Le spectre d’Ulysse ou les aléas du référent » in Kulturpo<strong>et</strong>ik, 2002, p.<br />

1.<br />

16


C<strong>et</strong>te préoccupation est au centre <strong>de</strong> son article : « Nous n’en examinerons qu’un<br />

aspect : la question du lien au référent, car il va <strong>de</strong> soi que tout texte qui<br />

reproduit un espace humain, <strong>et</strong> donc qui transpose un pan du réel, se positionne à<br />

l’égard <strong>de</strong> ce même référent 45 . » La théorie <strong>de</strong> la fiction ne peut dès lors faire<br />

l’économie d’une prise en compte <strong>de</strong> la continuité entre réalité <strong>et</strong> fiction. Chaque<br />

fiction apparaît comme une bifurcation possible du réel.<br />

Une notion essentielle relie ces trois thématiques que sont le jeu d’échecs, la<br />

littérature post-mo<strong>de</strong>rne <strong>et</strong> la théorie <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> : celle du labyrinthe<br />

évoquant une image centrale dans l’œuvre <strong>de</strong> Borges. Dans Fictions, un récit est<br />

consacré à ce thème, «Le jardin aux sentiers qui bifurquent» : « Il croyait à <strong>de</strong>s<br />

séries infinies <strong>de</strong> temps, à un réseau croissant <strong>et</strong> vertigineux <strong>de</strong> temps divergents<br />

<strong>et</strong> parallèles. C<strong>et</strong>te trame <strong>de</strong> temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou<br />

s’ignorent pendant <strong>de</strong>s siècles, embrasse toutes les possibilités 46 .» Bertrand<br />

Westphal s’est inspiré <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te citation dans son commentaire <strong>de</strong> la notion<br />

d’arborescence 47 , qu’il relie à celle du labyrinthe. Le parallélisme <strong>de</strong>vient un<br />

simple cas particulier au sein <strong>de</strong> ce qui ressemble fort au diagramme <strong>de</strong><br />

bifurcations évoqué par Prigogine 48 .<br />

Le labyrinthe s’inscrit dans l’espace comme un ensemble <strong>de</strong> bifurcations,<br />

schéma qui n’est pas étranger au joueur d’échecs qui, avant chaque coup où il<br />

m<strong>et</strong> en mouvement ses pièces, doit choisir entre diverses possibilités dans le<br />

silence <strong>et</strong> l’immobilité. C<strong>et</strong>te évaluation mentale <strong>de</strong> tous les <strong>possibles</strong> aboutit à<br />

l’actualisation d’un seul d’entre eux. Ce choix ne repose que sur l’omnipotence<br />

du joueur, démiurge solitaire responsable <strong>de</strong> son jeu, animateur effacé <strong>de</strong>s pièces<br />

sur l’échiquier. Le rapprochement avec l’auteur est particulièrement n<strong>et</strong>te si l’on<br />

prend en considération la remarque <strong>de</strong> Brian McHale : « L’auteur post-mo<strong>de</strong>rne<br />

45 I<strong>de</strong>m, p. 1.<br />

46 Jorge Luis Borges, «Le Jardin aux sentiers qui bifurquent », in Œuvres Complètes, Paris, La<br />

Pléia<strong>de</strong>, 1993, p. 507.<br />

47 Bertrand Westphal, « Parallèles, <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, archipels », paru dans Revue <strong>de</strong> Littérature<br />

Comparée, n° 298, 2001.<br />

48 I<strong>de</strong>m, p. 238.<br />

17


s’arroge les pouvoirs auxquels les Dieux ont toujours prétendu : omnipotence,<br />

omniscience 49 . »<br />

C<strong>et</strong>te omniscience apparaît tant dans l’espace que sur le plan <strong>de</strong> la temporalité.<br />

Le joueur se meut dans un va-<strong>et</strong>-vient constant reliant passé, présent <strong>et</strong><br />

développement futur hypothétique, créant ainsi son mon<strong>de</strong> possible : les trois<br />

présents évoqués par saint Augustin sont actualisés pendant la partie d’échecs 50 .<br />

L’ensemble <strong>de</strong> la partie se divise en coups, chacun d’entre eux marquant une<br />

bifurcation, qui implique une temps <strong>de</strong> réflexion <strong>et</strong> un choix ponctuel. Chaque<br />

bifurcation constitue une étape, une tension entre le coup précé<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> le suivant.<br />

La maîtrise <strong>de</strong> l’espace <strong>et</strong> celle du temps sont étroitement imbriquées dans la<br />

constitution <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la partie 51 . Le jeu, qui s’achève en fin <strong>de</strong> partie, ne<br />

se présente pas seulement comme une métaphore <strong>de</strong> la création, mais comme<br />

celle <strong>de</strong> la vie, ce qui m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce l’interpénétration <strong>et</strong> l’interactivité <strong>de</strong>s<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

L’espace apparemment clos du jeu d’une géométrie régulière, invariable, fondée<br />

sur l’alternance <strong>de</strong>s cases noires <strong>et</strong> blanches, est une porte ouverte sur l’infini,<br />

comme le héros <strong>de</strong> La Défense Loujine en fait le constat lors <strong>de</strong> son suici<strong>de</strong><br />

final 52 . L’espace continu perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> tendre vers l’incommensurable , si l’on<br />

pense à titre d’exemple au texte <strong>de</strong> Perec La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi où le<br />

déplacement du cavalier sur l’échiquier amplifié (dix sur dix au lieu <strong>de</strong> huit sur<br />

huit) est un outil narratif embrassant un nombre infini d’espaces-temps ; mais on<br />

reste à la périphérie, le centre n’étant jamais atteint. Le centre constitue le lieu <strong>de</strong><br />

49 Brian McHale, Postmo<strong>de</strong>rnist Fiction, London and New York, Routledge, 1987, p. 210 : « The<br />

postmo<strong>de</strong>rnist author arrogates to himself the powers that God has always claimed :<br />

omnipotence, omniscience. » (Ma traduction en français).<br />

50 Cité par Paul Ricoeur dans Temps <strong>et</strong> récit, Vol. 1 : L’Intrigue <strong>et</strong> le récit historique, Paris,<br />

Seuil, 1983, pp. 41-49.<br />

51 L’alliance du temps <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’espace apparaît non seulement dans la partie d’échecs, où<br />

s’affrontent <strong>de</strong>us joueurs, mais dans le problème échiquéen, qui implique <strong>de</strong> remonter<br />

rétrospectivement dans la « mécanique » <strong>de</strong> la partie, d’en reconstituer les agencements<br />

successifs.<br />

52 Loujine se suici<strong>de</strong> en se j<strong>et</strong>ant par une fenêtre ressemblant à un échiquier, prétendant trouver<br />

l’éternité <strong>et</strong> l’infini.<br />

18


l’irreprésentable dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>de</strong> Maurensig, qui lie le jeu à<br />

l’espace <strong>de</strong>s camps <strong>de</strong> concentration nazis. Il s’inscrit comme l’espace <strong>de</strong> l’échec<br />

<strong>et</strong> mat, <strong>de</strong> la mort, seul moment statique <strong>de</strong> la partie, où aucune combinaison<br />

n’est plus possible.<br />

Au lieu <strong>de</strong> confiner le joueur d’échecs dans un espace étroit tel celui <strong>de</strong> Zweig<br />

lors <strong>de</strong> sa détention, le jeu offre une infinité <strong>de</strong> combinaisons, comme<br />

l’expérimente M. B... dans ce récit. Le jeu d’échecs perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> déployer le<br />

multiple <strong>et</strong> les plis du récit. Citant le philosophe Bruno dans De triplici mimino,<br />

Deleuze évoque les fonctions du pli. « Expliquer-impliquer-compliquer forment<br />

la tria<strong>de</strong> du pli, suivant les variations du rapport Un-multiple 53 . » Les espaces-<br />

temps se multiplient à l’infini, en autant <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>.<br />

Une <strong>de</strong>s modalités du pli est constituée par la mise en abyme où le principe<br />

esthétique <strong>de</strong> la répétition <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’emboîtement crée un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> miroirs<br />

transcendant toutes limites, eff<strong>et</strong> souligné par Lucien Dällenbach : « Le récit<br />

spéculaire parle <strong>de</strong> l’impression leibnizienne d’une série <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> emboîtés les<br />

uns dans les autres vertigineusement répercutés 54 . » C<strong>et</strong>te structure spéculaire <strong>de</strong><br />

la mise en abyme suscite <strong>de</strong>s images <strong>de</strong> miroirs vertigineux <strong>et</strong> <strong>de</strong> gouffres chez<br />

Loujine.<br />

Elle perm<strong>et</strong> d’inclure <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> passés chez Maurensig, dans La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, où est révélé le passé <strong>de</strong>s personnages, qui se sont affrontés sur<br />

l’échiquier dans le camp <strong>de</strong> la mort ; ces <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> passés sont liés à l’œuvre<br />

picturale du peintre du XVème siècle dans le roman <strong>de</strong> Pérez-Reverte, Le<br />

Tableau du Maître flamand. La partie d’échecs qui y est représentée <strong>de</strong>vient le<br />

miroir <strong>de</strong> la réalité passée, qui finit par s’actualiser dans le mon<strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rne.<br />

Dans Brian McHale évoque c<strong>et</strong>te structure régressive : « Les structures <strong>de</strong><br />

répétition peuvent faire apparaître le spectre d’une régression vertigineuse <strong>et</strong><br />

infinie 55 . »<br />

53 Gilles Deleuze, Le Pli : Leibniz <strong>et</strong> le baroque, Paris, Minuit, 1988, p. 33.<br />

54 Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire, Paris, Seuil, 1977, p.35.<br />

55 Brian McHale, the Postmo<strong>de</strong>rnist Fiction, op .cit., p.114 : « Recursive structures may raise the<br />

specter of vertiginous infinite regress. » (Ma traduction).<br />

19


C<strong>et</strong>te structure engendrant <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> peut également représenter un<br />

eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> « trompe-l’œil » qui induit le lecteur en erreur, tactique utilisée par<br />

l’auteur post-mo<strong>de</strong>rne, auquel McHale consacre un chapitre dans Pöstmö<strong>de</strong>rnist<br />

Fiction : «« Jean Ricardou a appelé ceci la stratégie <strong>de</strong> ‘la réalité variable’, c’est<br />

à dire une stratégie par laquelle une représentation soit-disant ‘réelle’ se révèle<br />

avoir été simplement ‘virtuelle’ - une illusion ou une représentation secondaire,<br />

une représentation dans la représentation - ou vice versa, une représentation soit-<br />

disant virtuelle est montrée comme étant ‘vraiment réelle’ après tout 56 . »<br />

L’auteur ainsi placé dans la position autocratique du joueur d’échecs <strong>de</strong>vient un<br />

manipulateur, créateur <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> possible tel un illusionniste. Il «fait entrer<br />

dans le jeu », comme l’étymologie du mot le suggère. Il règne en maître absolu<br />

<strong>de</strong> l’espace <strong>et</strong> du temps, qu’il manipule allègrement, se faisant à l’image <strong>de</strong><br />

Dieu, parodiant sa faculté <strong>de</strong> créer son univers à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s mots. Brian McHale<br />

cite William Gass dans son commentaire sur le rôle démiurge <strong>de</strong> l’auteur ayant<br />

toute autorité sur son texte, à l’instar du joueur d’échecs : « De nos jours », dit<br />

William Gass, « le romancier reprend souvent l’apparence <strong>de</strong> Dieu 57 .»<br />

C<strong>et</strong>te vision correspond totalement à la vision Nabokovienne <strong>de</strong> l’auteur créateur<br />

<strong>de</strong> son mirage, qui apparaît dans La Défense Loujine, œuvre antérieure écrite en<br />

russe, comme dans Feu pâle, œuvre post-mo<strong>de</strong>rne en langue anglaise. La<br />

Défense Loujine présente un joueur d’échecs créateur <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong> possible.<br />

Tel un joueur d’échecs, l’auteur pose ses propres règles en début <strong>de</strong> partie,<br />

comme Lewis Carroll dans son célèbre diagramme dans De l ‘Autre côté du<br />

miroir, quitte à réfuter ses règles ou à les transgresser ensuite ; Perec procè<strong>de</strong> ainsi, un<br />

siècle plus tard, en posant <strong>de</strong>s règles strictes <strong>de</strong> construction du récit dans La vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi, règles qu’il occulte au soixante-sixième déplacement du cavalier.<br />

56 McHale, Brian, The Postmo<strong>de</strong>rnist Fiction, op. cit., p.116 : « Jean Ricardou has called this the<br />

strategy of “variable reality”, that is, the strategy whereby a supposedly “real” representation is<br />

revealed to have been merely “virtual” – an illusion or secondary representation, a representation<br />

within the representation – or vice versa, a supposedly virtual representation is shown to have<br />

been “really real” after all.”(Ma traduction en français).<br />

57 I<strong>de</strong>m, p. 210 : « ‘These days, often”, William Gass says ,” the novelist resumes the guise of<br />

God. » (Ma traduction).<br />

20


L’auteur créateur, l’imaginatif construisant son mon<strong>de</strong> possible, représenté par le<br />

joueur d’échecs (comme dans La Défense Loujine) ou par l’un <strong>de</strong>s joueurs (Le<br />

Joueur d’échecs ou dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg), affronte un « contre-<br />

mon<strong>de</strong> » antagoniste. C<strong>et</strong> achoppement entre <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> renvoie à la<br />

bipolarité <strong>de</strong>s échecs, au manichéisme <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux couleurs opposées. Dans le jeu<br />

d’échecs s’exprime une tension entre <strong>de</strong>ux versants, <strong>de</strong>ux versions <strong>possibles</strong> qui<br />

cherchent à s’imposer à l’autre.<br />

Ces <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> en collision apparaissent au niveau psychologique ( tel M. B…<br />

contre Czentovic dans l’œuvre <strong>de</strong> Zweig) ou au niveau idéologique : tel est le<br />

cas, dans <strong>de</strong>s contextes historiques similaires dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>de</strong><br />

Paolo Maurensig ou dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion <strong>de</strong> Patrick Séry. C<strong>et</strong>te<br />

antagonisme prend la forme d’un détournement d’un texte, <strong>de</strong> son<br />

« altérisation » dans Feu pâle où Kinbote s’approprie le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> dans la<br />

secon<strong>de</strong> partie du roman. La collision entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> se résout<br />

finalement, dans certaines œuvres par le triomphe du bien sur le mal, par une<br />

résolution éthique. Dans d’autres œuvres, telles La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, aucune<br />

résolution manichéenne du conflit n’est possible ; la collision <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> est une<br />

collaboration entre <strong>de</strong>ux camps adversaires au lieu d’un combat construit sur un<br />

antagonisme irréductible.<br />

Le combat se joue également entre <strong>de</strong>ux espaces où réalité <strong>et</strong> espace imaginaires<br />

agissent l’un sur l’autre, justifiant la théorie <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> : la frontière<br />

entre univers empirique <strong>et</strong> fictionnel n’est pas intangible. L’influence d’un<br />

mon<strong>de</strong> sur l’autre est réversible. Le mon<strong>de</strong> du réel est contaminé par le jeu ce qui<br />

peut conduire à la folie. Tel est le cas dans La Défense Loujine ou dans Le<br />

Joueur d’échecs où un mon<strong>de</strong> possible se substitue au réel. Les joueurs<br />

construisent leurs <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, à l’instar d’Alice dans De l’Autre côté du<br />

miroir ; elle traverse un miroir possible, son univers possible, qu’elle construit à<br />

partir du jeu d’échecs. L’invasion se produit <strong>de</strong> manière réciproque par le<br />

franchissement d’une frontière où le réel peut également faire dévier le jeu hors<br />

<strong>de</strong> son espace ludique (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion ou Le<br />

Tableau du maître flamand). Plusieurs espaces s’interposent, se superposent,<br />

s’imposent dans un jeu <strong>de</strong> duplication où sont décloisonnées réel <strong>et</strong> fiction.<br />

21


La relation entre <strong>de</strong>s espaces hétérogènes, qui sont reliés entre eux par le jeu<br />

d’échecs, orientent les paradigmes <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>. Celle-ci abor<strong>de</strong>, sous l’angle<br />

<strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, trois paramètres : l’infini dans le fini, la<br />

création, le collision <strong>et</strong> l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>. La première partie m<strong>et</strong> en<br />

évi<strong>de</strong>nce certaines structures à plusieurs dimensions ou répétitives, telles le pli<br />

ou la mise en abyme. Ces configurations soulignent l’aspect <strong>de</strong> spécularité lié<br />

jeu d’échecs. Par un jeu infini <strong>de</strong> répétitions <strong>et</strong> <strong>de</strong> combinaisons, le jeu d’échecs,<br />

qui a l’apparence d’une structure finie, ouvre sur l’infini <strong>et</strong> l’illimité.<br />

La secon<strong>de</strong> partie montre l’affinité du jeu d’échecs avec la création artistique, le<br />

joueur donnant forme à son « mirage », sa variante individuelle, par sa maîtrise<br />

du temps <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’espace, qu’il explore : par un jeu, où interviennent un ordre<br />

décidé par les règles <strong>et</strong> une marge d’imprévu <strong>et</strong> <strong>de</strong> chaos, le joueur d’échecs<br />

<strong>de</strong>vient un démiurge. Il crée sa variante possible sur l’espace échiquéen, comme<br />

l’auteur engendre son mon<strong>de</strong> fictionnel, variante construite à partir <strong>de</strong> la réalité.<br />

La troisième partie, m<strong>et</strong> en avant, d’une part, l’élément agônal <strong>et</strong> binaire du jeu<br />

d’échecs, où intervient une collision entre <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> irréductibles <strong>et</strong><br />

antagonistes dans une logique <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction, jusqu’à l’échec <strong>et</strong> mat <strong>de</strong> l’un<br />

d’eux : ce processus fait débor<strong>de</strong>r le jeu hors <strong>de</strong> ses frontières bien délimitées,<br />

m<strong>et</strong>tant en évi<strong>de</strong>nce l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>. A c<strong>et</strong>te opposition binaire se<br />

substitue, dans certains textes, une interaction créative entre <strong>de</strong>ux joueurs qui<br />

sont plus partenaires qu’adversaires. Enfin, l’interaction entre les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> peut<br />

être liée à la thématique <strong>de</strong> la folie : c<strong>et</strong>te interaction agit <strong>de</strong> manière réciproque<br />

<strong>et</strong> réversible, impliquant un jeu d’influences <strong>et</strong> <strong>de</strong> projection entre l’espace<br />

échiquéen <strong>et</strong> celui du mon<strong>de</strong> empirique, entre le jeu <strong>et</strong> la fiction, <strong>et</strong> la sphère <strong>de</strong><br />

la réalité.<br />

22


PREMIERE PARTIE : L'INFINI<br />

DANS LE FINI<br />

24


« Les jonctions, disjonctions <strong>et</strong> conjonctions qui ont lieu au cours du jeu du<br />

mon<strong>de</strong>, entre l’unité <strong>et</strong> la pluralité qui passent constamment l’une dans l’autre,<br />

effectuant à la fois une unité <strong>et</strong> une lutte <strong>de</strong>s contraires, nous laissent aux prises<br />

avec les problèmes <strong>de</strong> l’un <strong>et</strong> du multiple enchevêtrés. »<br />

INTRODUCTION<br />

Kostas Axelos, Le Jeu du mon<strong>de</strong> 58 .<br />

L’espace échiquéen est structuré <strong>de</strong> manière rigoureuse. Avec ses soixante-<br />

quatre cases blanches <strong>et</strong> noires, ce jeu apparaît comme un mon<strong>de</strong> déterminé où<br />

chaque pièce représente une fonction 59 . Les cases suivent une alternance<br />

immuable <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux couleurs opposées, le blanc <strong>et</strong> le noir. La disposition <strong>de</strong>s<br />

pièces en début <strong>de</strong> partie présente une vision statique, marquant la séparation<br />

bien définie entre <strong>de</strong>ux polarités.<br />

Chaque camp est posé comme le miroir inversé <strong>de</strong> l’autre. Dans c<strong>et</strong> espace fini,<br />

les possibilités combinatoires sont illimitées, dès que la tension entre les <strong>de</strong>ux<br />

adversaires s’engage par le déplacement <strong>de</strong>s pièces dans l’espace vi<strong>de</strong> constitué<br />

par trente-<strong>de</strong>ux cases en début <strong>de</strong> partie. Le nombre <strong>de</strong> cases vi<strong>de</strong>s, trente <strong>de</strong>ux,<br />

est exactement le même que celui <strong>de</strong>s cases occupées par les pièces bien<br />

ordonnées avant que les pièces ne soient déplacées.<br />

La problématique <strong>de</strong> la combinatoire à l’infini renvoie à l’expérimentation <strong>de</strong><br />

l’écriture post-mo<strong>de</strong>rne dont Calvino a bien exprimé le défi : « Chaque vie est<br />

58 Paris : Minuit, 1969, p. 442.<br />

59 Le jeu d’échecs est constitué <strong>de</strong> plusieurs pièces différentes - le roi, la dame, la tour, le fou, le<br />

cavalier <strong>et</strong> le pion - auxquelles correspon<strong>de</strong>nt une position initiale sur l’échiquier <strong>et</strong> un<br />

déplacement particulier : la stratégie échiquéenne est une stratégie <strong>de</strong> position <strong>et</strong> <strong>de</strong> déplacement.<br />

25


une encyclopédie, une bibliothèque, un échantillonnage <strong>de</strong> styles, où tout peut se<br />

mêler, <strong>et</strong> se réorganiser <strong>de</strong> toutes les manières <strong>possibles</strong> 60 ». Calvino évoque<br />

d’emblée l’analogie entre la vie <strong>et</strong> l’écriture, posant ainsi la question <strong>de</strong> l’affinité<br />

ontologique entre le réel <strong>et</strong> la fiction. L’expérimentation <strong>de</strong>s <strong>possibles</strong> dans la<br />

fiction, qui ouvre sur l’infini, présente <strong>de</strong>s variantes infinies <strong>de</strong> possibilités<br />

offertes par l’existence dans la vie réelle.<br />

Chaque mon<strong>de</strong> fictionnel peut être défini comme un mon<strong>de</strong> alternatif, selon la<br />

terminologie <strong>de</strong> Lubomir Dolezel 61 , c’est à dire un mon<strong>de</strong> possible qui est une<br />

forme transposée du mon<strong>de</strong> réel ou d’un autre mon<strong>de</strong> possible. La transposition<br />

préserve le schéma <strong>et</strong> l’histoire principale du mon<strong>de</strong> réel ou du protomon<strong>de</strong>,<br />

mon<strong>de</strong> fictif déjà construit dans la terminologie <strong>de</strong> Dolezel, mais les situe dans<br />

un cadre temporel ou spatial différent. Dans ce passage <strong>de</strong> la réalité à la fiction ,<br />

les éléments <strong>de</strong> la vie empirique cè<strong>de</strong>nt la place à <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>.<br />

Selon Itamar Even-Zohar, c<strong>et</strong>te transposition opère « <strong>de</strong>s sélections<br />

préfabriquées du répertoire dont dispose la culture en question 62 ». Certains<br />

éléments sont prélevés, tandis que d’autres sont laissés <strong>de</strong> côté dans la sélection<br />

opérée dans l’ensemble <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> la réalité. Le répertoire culturel, se<br />

référant à un mon<strong>de</strong> réel précis, est constitué <strong>de</strong> ce qu’Itamar Ben-Zohar appelle<br />

réalèmes 63 . Itamar Even-Zohar m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce la continuité du réel <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

60 Calvino, Italo, Leçons américaines, trad. <strong>de</strong> l’italien par Yves Hersant. Paris, Le Seuil, 1989,<br />

p. 194.<br />

61 Doležel,Lubomir, H<strong>et</strong>erocosmica : Fiction and Possible Worlds. London : John Hopkins<br />

University Press, 1998.<br />

62 Even-Zohar,Itamar, « Les Règles d’insertion <strong>de</strong>s “réalèmes” dans la narration », chapitre <strong>de</strong><br />

« Polysystem Studies » in Po<strong>et</strong>ics Today, n° 11 : 1 , trad. Ruth Ammosy ,1995, p.207.<br />

63 Even-Zohar, Itamar, « Les règles d’insertion <strong>de</strong>s « réalémes dans la narration » chapitre <strong>de</strong><br />

« Polysystem studies », op. cit. p. 203 : « Il en ressort que « les éléments <strong>de</strong> la réalité » (tels<br />

qu’êtres humains <strong>et</strong> phénomènes naturels, voix <strong>et</strong> meubles, gestes <strong>et</strong> visages), lors même qu’ils<br />

sont « là » dans le mon<strong>de</strong> extérieur, constituent dans chaque expression verbale qui s’y réfère <strong>de</strong>s<br />

éléments du répertoire culturel, le répertoire <strong>de</strong>s realia ou - en bref, <strong>et</strong> pour plus <strong>de</strong> commodité <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> clarté - <strong>de</strong>s « réalèmes .<br />

26


fiction, qui loin <strong>de</strong> refléter ou <strong>de</strong> redoubler la réalité, opère <strong>de</strong>s variations à<br />

l’infini, tout comme les combinaisons du jeu d’échecs.<br />

La problématique <strong>de</strong> l’infini sera étudiée dans la perspective du texte précurseur<br />

en la matière De l’Autre côté du miroir <strong>de</strong> Lewis Carroll <strong>et</strong> d’œuvres mo<strong>de</strong>rnes,<br />

correspondant à une époque charnière, La Défense Loujine <strong>de</strong> Vladimir Nabokov<br />

<strong>et</strong> Le Joueur d’échecs <strong>de</strong> Zweig ; l’infini sera également étudié dans l’optique<br />

d’œuvres contemporaines, certaines correspondant à une esthétique post-<br />

mo<strong>de</strong>rne, Feu pâle <strong>et</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, qui utilise le jeu d’échecs comme<br />

base d’expérimentation fictionnelle.<br />

La notion d’infini liée aux potentialités illimitées du virtuel est évoquée par<br />

Gilles Deleuze dans Le Pli, qui se réfère à Leibniz, présentant le mon<strong>de</strong> comme<br />

un réservoir <strong>de</strong> potentialités 64 . Le mon<strong>de</strong> serait constitué <strong>de</strong> virtualités qui se<br />

plient <strong>et</strong> se déploient. Plis <strong>et</strong> déplis, architecture extérieure <strong>et</strong> intérieure : c<strong>et</strong>te<br />

configuration n’est pas sans rappeler La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>de</strong> Perec où la<br />

faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’immeuble contient <strong>de</strong>s infinis d’espaces temps qui se déroulent au fil<br />

<strong>de</strong> la narration selon le déplacement continu du cavalier <strong>de</strong> case en case, <strong>de</strong> pièce<br />

en pièce : à chaque case le narrateur, partant <strong>de</strong> ce qu’il voit, du mobilier,<br />

entreprend <strong>de</strong> restituer le récit <strong>de</strong> chaque personnage ayant vécu dans<br />

l’appartement .<br />

Les histoires <strong>de</strong>s uns <strong>et</strong> <strong>de</strong>s autres se croisent <strong>et</strong> se décroisent, créant une infinité<br />

<strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, tel la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la chambre <strong>de</strong> Geneviève Foulerot 65 .<br />

La décoration m<strong>et</strong> en scène divers personnages, qui mène à l’évocation d’une<br />

histoire imaginaire qui aurait pas être réelle, se mêlant discrètement aux autres<br />

64 Gilles Deleuze, Le Pli, Paris : Minuit, 1988, pp. 31, 32 : « Mais ce n’est pas moins vrai du<br />

mon<strong>de</strong> : le mon<strong>de</strong> entier n’est qu’une virtualité qui n’existe actuellement que dans les plis <strong>de</strong><br />

l’âme qui l’exprime, l’âme opérant <strong>de</strong>s déplis intérieurs par lesquels elle se donne une<br />

représentation du mon<strong>de</strong> incluse. »<br />

65 On notera l’allusion échiquéenne dans ce nom où s’imbriquent <strong>de</strong>ux pièces du jeu d’échecs, le<br />

fou <strong>et</strong> le roi (permutation d’une l<strong>et</strong>tre).<br />

27


histoires : « L’action se passe dans une région qui évoque assez bien les Lacs<br />

italiens, non loin d’une ville imaginaire que l’auteur appelle Valdra<strong>de</strong> 66 . »<br />

Une énigme policière, qui prend l’allure d’un casse-tête chinois, est posée au lecteur, qui<br />

est invité à trouver le centre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te structure labyrinthique 67 ; les récits s’imbriquent les<br />

uns dans les autres, à la manière d’un hypertexte 68 . Le lien entre immeuble <strong>et</strong> pièces,<br />

entre échiquier <strong>et</strong> cases, entre contenant <strong>et</strong> contenu renvoie à la configuration <strong>de</strong> mise en<br />

abyme, évoquée par McHale sous le terme <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> en « Chinese-box », qui peut être<br />

traduite <strong>de</strong> manière plus parlante en Français par « en poupée gigogne » 69. Les<br />

différentes mises en abyme sont autant <strong>de</strong> fenêtres sur d’autres <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, comme le<br />

souligne Lucien Dällenbach 70 , la mise en abyme perm<strong>et</strong>tant d’allier différents <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

selon le principe du miroir, du refl<strong>et</strong> qui reproduit une image.<br />

66 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Paris : Hach<strong>et</strong>te, 1978, p. 274. L’histoire relate une<br />

énigme policière, où les coïnci<strong>de</strong>nces <strong>et</strong> acci<strong>de</strong>nts inattendus ne sont pas plus nombreux <strong>et</strong><br />

extraordinaires que dans la autres histoires. L’opposition binaire entre faits réels <strong>et</strong> imaginaires<br />

n’apparaît plus comme pertinente.<br />

67 Le nom du mort, « Zeitgeber », « celui qui donne du temps », constitue une allusion au temps<br />

passé à la résolution <strong>de</strong> l’énigme, qui est une sorte <strong>de</strong> « passe-temps ».<br />

68 La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi constitue une structure fragmentée, où le lecteur peut entrer par<br />

n’importe quel maillon. La non-linéarité est la caractéristique majeure <strong>de</strong> l’hypertexte. Le lecteur<br />

peut choisir son parcours <strong>de</strong> lecture, créant un texte à lecture infinie.<br />

69 Brian McHale, The Post-Mo<strong>de</strong>rnist Fiction, New York : M<strong>et</strong>huen, 1987, p. 113 : Pinter and<br />

Reisz recast the double ending of Fowles’s novel as a film-within-the-film […]. This ingenious<br />

transformation suggests som<strong>et</strong>hing like […] nesting or embedding, as in a s<strong>et</strong> of Chinese boxes<br />

or Russian babushka dolls. Both types of strategy have the effect of interrupting and<br />

complicating the ontological “horizons” of the fiction, multiplying its worlds, and laying bare the<br />

process of world-construction « Pinter <strong>et</strong> Reisz restructure la double fin <strong>de</strong> Fowles sous la forme<br />

d’un film dans le film[…]C<strong>et</strong>te ingénieuse transformation évoque quelque chose […] comme<br />

l’emboîtement ou l’imbrication à la manière d’une série <strong>de</strong> boîtes chinoises ou <strong>de</strong> poupée russe<br />

baboushka. Les <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> stratégie ont pour eff<strong>et</strong> d’interrompre <strong>et</strong> <strong>de</strong> compliquer<br />

« l’horizon » ontologique <strong>de</strong> la fiction, multipliant ses <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tant à nue le processus <strong>de</strong><br />

construction du mon<strong>de</strong>. »(Ma traduction).<br />

70 Lucien Dällenbach, Le Récit spéculaire, Paris : Seuil, 1977, p. 136 : « Rassembleur <strong>de</strong> temps<br />

<strong>et</strong> d’espace, ce pivot n’est pas seulement un point <strong>de</strong> concentration : centre <strong>de</strong> diffusion aussi<br />

bien, son rayonnement est tel que, à l’instar d’une pierre j<strong>et</strong>ée dans une eau calme, il donne<br />

naissance, sans déperdition d’énergie, à une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> cercles concentriques qui gravitent<br />

autour <strong>de</strong> lui. »<br />

28


C<strong>et</strong>te technique <strong>de</strong> mise en abyme perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> graviter dans plusieurs espaces<br />

temps, en particulier dans <strong>de</strong>s œuvres telles que La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>de</strong><br />

Maurensig ou La Tableau du maître flamand <strong>de</strong> Pérez-Reverte où le jeu<br />

d’échecs, par un schéma d’inclusion régressive vers le passé, est l’instrument<br />

même <strong>de</strong> la projection à l’infini. Le tableau, représentant la partie d’échecs,<br />

révèle le meurtre <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s joueurs, qui a été perpétré <strong>de</strong>s siècles auparavant.<br />

C<strong>et</strong>te duplication picturale <strong>de</strong> la réalité constitue la mise en abyme <strong>de</strong> l’action<br />

qui se déroule dans l’espace <strong>de</strong> la réalité actuelle, cessant <strong>de</strong> représenter<br />

exclusivement le passé : certains personnages sont tués par un mystérieux joueur<br />

d’échecs, qui sévit dans l’entourage <strong>de</strong> Julia, la restauratrice du tableau.<br />

C<strong>et</strong>te reproduction <strong>de</strong> la même structure par eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> miroir, la mise en abyme,<br />

ou les structures à plusieurs dimensions, le pli, perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> créer une<br />

architecture à embranchements multiples. Les miroirs, la mise en abyme, <strong>et</strong> les<br />

tiroirs, les plis, sont les composantes d’un texte à plusieurs voies d’accès,<br />

structure similaire à la partie d’échecs : le miroir <strong>et</strong> le pli sont indissociables <strong>de</strong><br />

l’archétype du labyrinthe. Le lecteur doit construire son cheminement à travers<br />

les voies disséminées dans le texte. Lewis Carroll fait figure <strong>de</strong> précurseur <strong>de</strong> ce<br />

dédale, ayant annoncé l’avènement du post-mo<strong>de</strong>rnisme, en introduisant la<br />

polysémie du texte, indissociablement lié à l’entrelacement <strong>de</strong>s lignes dans une<br />

spatialité fragmentée.<br />

C<strong>et</strong>te architecture, qui m<strong>et</strong> en avant une esthétique <strong>de</strong> morcellement <strong>et</strong><br />

d’hésitation <strong>de</strong> sens, trouve <strong>de</strong>s échos dans l’œuvre <strong>de</strong> Nabokov, que ce soit dans<br />

l’œuvre russe mo<strong>de</strong>rne La Défense Loujine, qui reprend la notion d’errance sur<br />

l’échiquier, ou dans son roman post-mo<strong>de</strong>rne Feu pâle, véritable labyrinthe<br />

textuel. C<strong>et</strong>te notion apparaît sous <strong>de</strong>s formes diverses dans l’œuvre <strong>de</strong> Zweig Le<br />

Joueur d’échecs ou dans les autres œuvres du corpus, dont certaines sont post-<br />

mo<strong>de</strong>rnes, où le culte <strong>de</strong> l’indétermination <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’hermétisme arrive à son<br />

comble dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, à l’inépuisable pluralité <strong>de</strong> sens.<br />

Comme au jeu d’échecs, ces œuvres orientées vers la fragmentation du sens <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’espace construisent <strong>de</strong>s « sens » -sémantique <strong>et</strong> spatialité- dont la<br />

29


multiplication tend vers l’infini grâce à un jeu <strong>de</strong> combinaisons, qui caractérise<br />

le jeu d’échecs. Le film canadien Cube 71 s’est inspiré <strong>de</strong> c<strong>et</strong> aspect du jeu, qui<br />

peut être mis en perspective avec notre problématique <strong>de</strong> l’errance échiquéenne :<br />

les personnages y sont enfermés dans <strong>de</strong>s cubes, se déplaçant <strong>de</strong> l’un à l’autre<br />

grâce à un jeu <strong>de</strong> combinaisons, afin <strong>de</strong> pouvoir s’échapper <strong>de</strong> c<strong>et</strong> enfer<br />

géométrique, qui rappelle les bifurcations combinatoires dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi : le mouvement « <strong>de</strong> pièce en pièce » parcourant le carré <strong>de</strong> l’immeuble<br />

s’effectue par la marche du cavalier.<br />

Cependant, dans c<strong>et</strong>te construction similaire au jeu d’échecs, les règles sont plus<br />

mouvantes <strong>et</strong> irrégulières dans ce film post-mo<strong>de</strong>rne. Les cases bougent<br />

également, ce qui contrarie les savants calculs <strong>et</strong> la prévisibilité. Les règles<br />

changent aussi au cours du processus <strong>de</strong> sortie hors du labyrinthe, l’adversaire<br />

invisible contrecarrant les personnages, dont la rationalité n’est pas un atout<br />

infaillible ; dès qu’ils percent à jour le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong>s combinaisons, clé <strong>de</strong> l’évasion<br />

hors du labyrinthe, la règle ne fonctionne plus <strong>et</strong> le jeu <strong>de</strong>s combinaisons<br />

invalidé. A la manière <strong>de</strong> pièces échiquéennes, les personnages sont tués les uns<br />

après les autres, à l’exception du « fou », qui sort du dédale : il s’agit <strong>de</strong> la mise<br />

en abyme d’une stratégie mortelle aléatoire sans qu’il y ait <strong>de</strong> logique. Le<br />

labyrinthe échiquéen, qui se déploie <strong>de</strong> pli en pli, ne constitue vraiment pas le<br />

chemin le plus court, mais un long détour, qui tend vers l’infini.<br />

71 Natali, Vincenzo, Cube, M<strong>et</strong>ropolitan Films, 1999.<br />

30


1. Le pli à l’infini<br />

Le jeu d’échecs enferme les pièces, dont les rôles respectifs sont déterminés 72 ,<br />

dans un espace circonscrit <strong>et</strong> totalisable. Dans c<strong>et</strong> espace structuré, le joueur<br />

invente <strong>de</strong> nouvelles combinaisons, n’épuise jamais toutes les possibilités. La<br />

persistance <strong>de</strong> l’incommensurable sous l’apparence du mesurable renvoie au<br />

thème <strong>de</strong> l’infini qui se manifeste <strong>de</strong>rrière l’image <strong>de</strong> la grille, image même du<br />

matérialisme scientifique. Ce motif a été étudié par Bertrand Rouby dans son<br />

article « Spectres <strong>de</strong> l’infini : Anno Domini <strong>de</strong> George Barker »: « Il s’agit <strong>de</strong><br />

compléter l’état <strong>de</strong>s lieux du matérialisme ambiant par une vision qui postulerait<br />

une rémanence <strong>de</strong> l’infini sous le masque du fini 73 . » C<strong>et</strong>te conception d’un<br />

incommensurable sous-jacent à la structure limitée <strong>et</strong> mesurable rappelle les<br />

remarques <strong>de</strong> Prigogine dans La Nouvelle Alliance. Il y évoque la physique<br />

quantique comme une ouverture vers l’infini.<br />

On peut également penser à la manière dont Anaxagore conçut la richesse <strong>de</strong>s<br />

possibilités créatrices <strong>de</strong> l’Univers : toute chose contient, en toutes ses parties, jusqu’aux<br />

plus infimes, une multiplicité infinie <strong>de</strong> germes qualitativement différents intimement<br />

mélangés. Ici aussi, toute région <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong>s phases gar<strong>de</strong> une richesse <strong>de</strong><br />

possibilités qualitativement différentes, reste susceptible d’engendrer <strong>de</strong>s mouvements<br />

qualitativement différents. 74<br />

72 Deleuze, Gilles <strong>et</strong> Guattari, Félix, Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980, p.436 : « Les pièces<br />

d’échecs sont codées, elles ont une nature intérieure ou <strong>de</strong>s propriétés intrinsèques, d’où<br />

découlent leurs mouvements, leurs situations, leurs affrontements. »<br />

73 Rouby, Bertrand, « Spectres <strong>de</strong> l’infini », dans Shusterman, Robert (éditeur), L’Infini, Presses<br />

Universitaires <strong>de</strong> Bor<strong>de</strong>aux, 2001, p.288.<br />

74 Prigogine, Ilya <strong>et</strong> Stengers Isabelle, La Nouvelle alliance. Paris : Gallimard, 1979, p. 324.<br />

31


Le jeu d’échecs ne serait-il pas la métaphore <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te connaissance toujours en<br />

expansion car insaisissable dans sa globalité ? L’espace quadrillé <strong>de</strong> manière<br />

mathématique n’a que l’apparence du fini : au fil <strong>de</strong> combinaisons se déploient<br />

<strong>de</strong> nouvelles possibilités tels <strong>de</strong>s plis à l’infini. L’espace strié unifié masque le<br />

multiple, autant <strong>de</strong> chemins vers l’incommensurable, tel un univers toujours en<br />

mouvement.<br />

C’est là qu’on va <strong>de</strong> pli en pli, non pas <strong>de</strong> point en point, <strong>et</strong> que tout contour s’estompe au<br />

profit <strong>de</strong>s puissances formelles du matériau, qui montent à la surface <strong>et</strong> se présentent<br />

comme autant <strong>de</strong> détours <strong>et</strong> <strong>de</strong> plis supplémentaires. 75<br />

C<strong>et</strong>te configuration s’oppose totalement à la parallèle, qui induit une temporalité<br />

linéaire, comme l’a souligné Bertrand Westphal : « Il est la métaphore type<br />

d’une temporalité elle-même linéaire, irréversible, en un mot : fluviale 76 . » Au<br />

contraire, elle suppose l’inclusion d’espaces temps radicalement différents, la<br />

coexistence <strong>de</strong> multiples <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, constituant ainsi <strong>de</strong>s univers<br />

parallèles. C<strong>et</strong>te configuration multiple peut être reliée au concept d’hypertexte,<br />

qui constitue une présentation <strong>de</strong> l’information comme un réseau <strong>de</strong> nœuds<br />

reliés, que le lecteur est libre <strong>de</strong> parcourir librement, <strong>de</strong> manière non linéaire.<br />

Il autorise <strong>de</strong>s lectures polysémiques, une pluralité <strong>de</strong> parcours <strong>et</strong> <strong>de</strong> lectures,<br />

comme dans Les Villes invisibles 77 <strong>de</strong> Calvino ; le Khan y rêve <strong>de</strong> cités en forme<br />

d’échiquiers. L’échiquier s’inscrit dans la problématique d’un mon<strong>de</strong> éclaté aux<br />

multiples versants <strong>et</strong> dimensions, où plusieurs versions du réel peuvent<br />

75 Deleuze, Gilles, Le Pli, Paris : Minuit, 1988, p.23.<br />

76 Westphal, Bertrand, « Parallèles, <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, archipels. »,op. cit.,p.237.<br />

77 Calvino, Italo, Les Villes Invisibles, trad. <strong>de</strong> l’italien par Jean Thibau<strong>de</strong>au, Paris : Seuil, 1974.<br />

32


coexister dans un univers discontinu. Ces villes invisibles représentent, sous une<br />

forme architecturale, l’écriture post-mo<strong>de</strong>rne par une construction hétérogène<br />

aux multiples interstices : le lecteur doit se frayer un chemin dans ce dédale <strong>de</strong><br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te ville imaginaire , où « le catalogue <strong>de</strong>s formes est<br />

infini 78 . »<br />

A . Jeux <strong>de</strong> combinaisons <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

correspondances : structuration <strong>de</strong><br />

l’espace<br />

La cohabitation <strong>de</strong> plusieurs <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, dont la prolifération tend vers<br />

l’infini, se matérialise grâce à l’association d’éléments appartenant à <strong>de</strong>s<br />

ensembles divers. Par ce jeu combinatoire, employé <strong>de</strong> manière systématique par<br />

les écrivains d’Oulipo, est rendue possible la création <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> alternatifs 79<br />

dont l’ambiguïté échappe à toute limite. De l’Autre côté du miroir <strong>de</strong> Lewis<br />

Carroll, œuvre précurseur, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>de</strong> Perec <strong>et</strong> Feu pâle <strong>de</strong><br />

Nabokov élaborent, utilisant le jeu d’échecs chacun à sa manière, <strong>de</strong>s univers<br />

fictionnels grâce à <strong>de</strong>s systèmes <strong>de</strong> combinaisons <strong>et</strong> <strong>de</strong> correspondances.<br />

Si les trois œuvres transposent certains éléments du réel, ne peut-on pas parler,<br />

dans les cas respectifs constitués par De l’Autre côté du miroir <strong>et</strong> <strong>de</strong> Feu pâle, <strong>de</strong><br />

déplacement <strong>et</strong> d’expansion d’un mon<strong>de</strong> ou d’un protomon<strong>de</strong> (mon<strong>de</strong> possible)<br />

selon la terminologie <strong>de</strong> Doležel ? La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi transpose certains<br />

éléments du mon<strong>de</strong> empirique dans un cadre spatio-temporel différent au sens<br />

78 Calvino, Italo, op. cit., p. 161.<br />

79 Doležel, Lubomir, op. cit, glossary, p.279 : “alternative world. A possible world that is a<br />

transform of the actual world or another possible world.” (« Mon<strong>de</strong> alternatif. Un mon<strong>de</strong><br />

possible qui est une transposition du mon<strong>de</strong> réel ou d’un autre mon<strong>de</strong> possible », ma traduction).<br />

33


propre <strong>et</strong> figuré : le cadre qui structure la narration est le carré orthogonal <strong>de</strong> dix<br />

sur dix <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong> d’un immeuble divisé en pièces formant différents<br />

appartements. La narration est fondée sur la combinaison d’un principe<br />

mathématique, carré orthogonal <strong>et</strong> d’un principe échiquéen, le déplacement<br />

systématique du cavalier sur la surface <strong>de</strong> l’immeuble divisée elle-même en<br />

carrés correspondant aux cases sur l’échiquier.<br />

Partant d’un pan du réel, Perec m<strong>et</strong> en place un mon<strong>de</strong> qui fait écho au mon<strong>de</strong><br />

réel. Perec joue sur l’illusion mimétique. Le mon<strong>de</strong> entier, dans toute sa diversité<br />

semble se répercuter par ces divers <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> sur les structures spatio-<br />

temporelles englobant quasiment le mon<strong>de</strong> entier : le lieu, c’est à dire chaque<br />

appartement, décrit en suivant le déplacement inexorable du cavalier, déclenche<br />

la remémoration <strong>de</strong>s événements passés <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s habitants successifs <strong>de</strong><br />

l’immeuble.<br />

Perec effectue la transposition du réel dans une nouvelle structure spatio-<br />

temporelle qui inclut elle-même différents espaces temps, changeants <strong>et</strong><br />

mouvants ; à partir <strong>de</strong> la structure fermée, la notion même <strong>de</strong> voyage <strong>et</strong><br />

d’errance est mise en œuvre, en particulier par le personnage central <strong>de</strong><br />

Bartlebooth : « Pendant qu’il séjournait près du Cap Saint-Vincent, au sud du<br />

Portugal […] peu <strong>de</strong> temps avant <strong>de</strong> commencer son long tour d’Afrique,<br />

Bartlebooth fit la connaissance d’un importateur <strong>de</strong> Lisbonne […] que l’Anglais<br />

avait l’intention <strong>de</strong> se rendre prochainement à Alexandrie 80 . »<br />

C<strong>et</strong>te notion d’errance sur l’espace échiquéen a été inaugurée par De l’Autre<br />

côté du miroir. Lewis Carroll y évoque le voyage d’Alice sur la surface d’un<br />

échiquier. L’espace échiquéen est la métaphore même <strong>de</strong> ce que Doležel nomme<br />

« déplacement » : il construit une version essentiellement différente du<br />

protomon<strong>de</strong> -le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ, supposé réel- en « réélaborant » sa structure,<br />

au point <strong>de</strong> saper <strong>de</strong> manière polémique l’autorité du mon<strong>de</strong> initial. Celui-ci<br />

correspond au mon<strong>de</strong> dans lequel se trouve Alice avant la traversée du miroir<br />

horizontal <strong>de</strong> l’échiquier ; Alice y r<strong>et</strong>ourne à la fin <strong>de</strong> ses péripéties.<br />

Ce protomon<strong>de</strong> construit par Lewis Carroll est une variante du mon<strong>de</strong> réel, du<br />

mon<strong>de</strong> initial auquel Alice appartient ; chaque élément <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> trouve un<br />

80 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 397.<br />

34


équivalent dans la traversée d’Alice, telle la Reine Rouge, où plusieurs éléments<br />

du réel cohabitent – la pièce du jeu d’échecs, le feu qui se consume dans la<br />

cheminée, <strong>et</strong> la min<strong>et</strong>te blanche, qu’Alice r<strong>et</strong>rouve à la fin par la métamorphose<br />

<strong>de</strong> la pièce en chat : « La Reine Rouge n’opposa pas la moindre résistance ;<br />

seulement son visage se mit à rap<strong>et</strong>isser […] <strong>et</strong>, finalement, c’était bel <strong>et</strong> bien<br />

une min<strong>et</strong>te 81 ». Alice <strong>de</strong>vient elle-même est une pièce dans ce mon<strong>de</strong> ludique<br />

dont le fonctionnement constitue un défi à la logique traditionnelle.<br />

Le roman <strong>de</strong> Nabokov Feu Pâle est structuré <strong>de</strong> manière bi-partite, posant <strong>de</strong>ux<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> dans un relation quasiment antagoniste. La première partie est<br />

consacrée au poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, dont le nom, « ombre », évoque les cases sombres<br />

<strong>de</strong> l’échiquier ; la secon<strong>de</strong> partie comprend le commentaire du poème par<br />

Kinbote, que l’on soupçonne d’être le roi <strong>de</strong> la Zembla <strong>et</strong> qui s’approprie la ligne<br />

du récit : le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> s’estompe. Le commentaire, centré uniquement sur<br />

l’histoire <strong>de</strong> Kinbote, se substitue au protomon<strong>de</strong> que constitue le poème. Celui-<br />

ci constitue le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ à partir duquel Kinbote élabore une extension<br />

possible.<br />

Le commentaire <strong>de</strong> Kinbote 82 , dont le nom semblable à « king » est un <strong>de</strong>s<br />

multiples éléments renvoyant au jeu d’échecs <strong>de</strong> ce texte codé, est l’expansion<br />

du mon<strong>de</strong> initial dont il étend la portée, en remplissant ses blancs, construisant<br />

sa préhistoire, sa post-histoire, au point <strong>de</strong> le faire disparaître dans ce jeu bi-<br />

partite rappelant le jeu d’échecs : le joueur se sert du développement <strong>de</strong><br />

l’adversaire pour imposer sa propre stratégie dont le roi est l’élément central.<br />

C<strong>et</strong>te appropriation du texte par l’adversaire correspond à la définition que<br />

donne Dolezel <strong>de</strong> « l’expansion » d’un protomon<strong>de</strong>. Dans l’expansion, le mon<strong>de</strong><br />

qui succè<strong>de</strong> au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ lui est complémentaire : ce mon<strong>de</strong> initial est<br />

inséré dans un mon<strong>de</strong> co-texte. L’originalité du mon<strong>de</strong> construit par Kinbote<br />

81 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, op. cit., pp. 238-241 : “The Red Queen ma<strong>de</strong> no<br />

resistance whatever ; only her face grew very small […] and it really was a kitten after all.” Le<br />

verbe en italique m<strong>et</strong> en avant la notion d’i<strong>de</strong>ntité réelle. Il est important <strong>de</strong> bien établir le<br />

distinction, pour les enfants qui liront son œuvre, entre le mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> du rêve. Il ne<br />

faut pas perdre <strong>de</strong> vue la dimension pédagogique <strong>de</strong> l’écriture <strong>de</strong> Lewis Carroll.<br />

82 Son nom évoque également l’allemand « Botschaft », « l’ambassa<strong>de</strong> », Kinbote se constituant<br />

« ambassa<strong>de</strong>ur », prote-parole <strong>de</strong> la Zembla.<br />

35


ési<strong>de</strong> dans le fait qu’il supplante totalement le poème qui n’est plus qu’une<br />

ombre passée : la mise en échec <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> est totale dans c<strong>et</strong>te expansion interne<br />

à l’œuvre. La fin <strong>de</strong> l’introduction, présentée par Kinbote, prend l’allure d’une<br />

victoire annoncée sur Sha<strong>de</strong> : « Pour le meilleur ou pour le pire, c’est le<br />

commentateur qui a le <strong>de</strong>rnier mot 83 . »<br />

En effectuant diverses opérations, transposition, expansion ou déplacement, les<br />

trois œuvres construisent leur mon<strong>de</strong> possible à partir d’un mon<strong>de</strong> réel ou<br />

fictionnel. Perec évoque les hypothèses <strong>de</strong> travail qui ont précédé l’élaboration<br />

<strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi dans l’Atlas <strong>de</strong> littérature potentielle 84 , plus<br />

particulièrement dans la section intitulée « Quatre figures pour La vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi ». Ces structures régissant l’œuvre, tel le schéma connu sous le nom <strong>de</strong><br />

bi-carré latin orthogonal d’ordre dix, sont conformes aux principes <strong>de</strong> l’Oulipo<br />

(Ouvroir <strong>de</strong> Littérature Potentielle) : refus du hasard dans le processus <strong>de</strong><br />

création, mise en place <strong>de</strong> contraintes formelles, parfois régies par les<br />

mathématiques afin d’éviter l’aléatoire, goût <strong>de</strong> la combinatoire (association,<br />

permutation, substitution d’éléments).<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Perec relie trois ébauches <strong>de</strong> proj<strong>et</strong>, indépendantes<br />

les unes <strong>de</strong>s autres, concernant l’application à un roman du bi-carré latin<br />

orthogonal dix sur dix, la <strong>de</strong>scription d’un immeuble parisien dont la faça<strong>de</strong><br />

aurait été enlevée <strong>et</strong> la reconstitution d’un gigantesque puzzle.<br />

La réunion <strong>de</strong> ces trois points <strong>de</strong> départ se fit brusquement le jour où je m’aperçus que le<br />

plan <strong>de</strong> mon immeuble en coupe <strong>et</strong> le schéma du bi-carré pouvaient fort bien coïnci<strong>de</strong>r ;<br />

chaque pièce <strong>de</strong> l’immeuble serait une <strong>de</strong>s cases du bi-carré <strong>et</strong> un <strong>de</strong>s chapitres du livre<br />

83 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 25 : “For the b<strong>et</strong>ter or worse, it is the commentator<br />

who has the last word.” (Feu pâle, op. cit, p. 57). Kinbote affirme la suprématie <strong>de</strong> sa voix (qui<br />

constitue aussi une voie) sur celle <strong>de</strong> Kinbote, en rappelant que c<strong>et</strong>te victoire peut être perçue<br />

comme bonne ou mauvaise ; tout est affaire <strong>de</strong> point <strong>de</strong> vue, comme au jeu d’échecs. Selon le<br />

camp où l’on se trouve, la victoire <strong>de</strong> l’un ou <strong>de</strong> l’autre est positive ou négative.<br />

84 Oulipo, Atlas <strong>de</strong> littérature potentielle. Paris : Gallimard, 1981.<br />

36


[…] Au centre <strong>de</strong> ces histoires bâties comme <strong>de</strong>s puzzles, l’aventure <strong>de</strong> Bartlebooth<br />

tiendrait évi<strong>de</strong>mment une place essentielle 85.<br />

Le jeu d’échecs, métaphore même <strong>de</strong> l’aspect ludique <strong>de</strong> l’écriture combinatoire,<br />

vient se greffer aux différentes procédures <strong>de</strong> la construction du roman. La<br />

marche du cavalier sur « l’échiquier-carré-immeuble » introduit la dynamique du<br />

récit.<br />

Il aurait été fastidieux <strong>de</strong> décrire l’immeuble étage par étage <strong>et</strong> appartement par<br />

appartement. Mais la succession <strong>de</strong>s chapitres ne pouvait pas pour autant être laissée au<br />

seul hasard. J’ai donc décidé d’appliquer un principe dérivé d’un vieux problème bien<br />

connu <strong>de</strong>s amateurs d’échecs : la polygraphie du cavalier (cf. François Le Lionnais :<br />

Dictionnaire <strong>de</strong>s échecs, P.U.F., 1974, pp. 304-305) ; il s’agit <strong>de</strong> faire parcourir à un<br />

cheval les 64 cases d’un échiquier sans jamais s’arrêter une seule fois sur la même<br />

case. 86<br />

Le principe organisateur <strong>de</strong> ce « roman-puzzle » est la marche du cavalier en un<br />

<strong>de</strong>ux, sur le côté <strong>et</strong> en arrière (ou en avant) ou vice versa : ainsi les possibilités<br />

sont au nombre <strong>de</strong> huit, à chaque coup, pourvu que les cases soient encore<br />

disponibles. Le cavalier est lui-même une pièce qui se prête à la combinaison,<br />

alliant <strong>de</strong>ux mouvements à chaque déplacement. La polygraphie du cavalier<br />

structure le roman en six parties ; Perec joue sur la polysémie <strong>de</strong> ce mot, à la fois<br />

divisions à l’intérieur du roman <strong>et</strong> rencontres échiquéennes : dans c<strong>et</strong>te partie<br />

d’échecs pourtant solitaire, chaque fois que le cheval est passé par les quatre<br />

bords du carré <strong>de</strong> l’immeuble, commence une nouvelle partie.<br />

Un immeuble parisien, le carré mathématique, un puzzle, le jeu d’échecs : tous<br />

ces éléments sur lesquels est fondée La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi sont <strong>de</strong>s fragments du<br />

mon<strong>de</strong> réel que Perec a sélectionnés. Il combine <strong>de</strong>ux jeux – puzzle <strong>et</strong> jeu<br />

85 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op.cit., pp. 387-88. Le nom <strong>de</strong> Bartlebooth, le<br />

personnage qui collectionne les puzzles, est lui-même un puzzle : un amalgame entre un nom <strong>de</strong><br />

personnage <strong>de</strong> Valery Larbaud <strong>et</strong> un autre <strong>de</strong> Melville.<br />

86 Oulipo, Atlas <strong>de</strong> littérature potentielle, op. cit, p. 389.<br />

37


d’échecs – avec la réalité concrète <strong>de</strong> l’immeuble <strong>et</strong> le concept abstrait<br />

mathématique, toutes ces unités formant ce qu’Itamar Even-Zohar appelle les<br />

réalèmes. Dans chaque culture donnée, il existe un répertoire <strong>de</strong> situations<br />

<strong>possibles</strong>, susceptibles d’être racontées, où l’écrivain puise afin <strong>de</strong> créer son<br />

mon<strong>de</strong> possible, qui peut atteindre une relative autonomie par rapport au réel<br />

dont il est issu.<br />

C’est ainsi que les réalèmes peuvent constituer avant tout <strong>de</strong>s secteurs d’organisation<br />

textuelle, contribuant à la démarcation <strong>de</strong>s segments, à l’enchaînement <strong>et</strong> à d’autres<br />

procédures <strong>de</strong> cohésion textuelle. Il n’y a certes pas lieu <strong>de</strong> prétendre que le caractère <strong>de</strong><br />

« mon<strong>de</strong> réel » du réalème a été effacé, mais il a pu être neutralisé dans une large<br />

mesure, au gré, bien entendu, <strong>de</strong>s données spécifiques du modèle impliqué. 87<br />

Perec transpose <strong>de</strong>s éléments du mon<strong>de</strong> empirique dans un mon<strong>de</strong> fictionnel où<br />

ces unités forment une composition nouvelle porteuse d’une signification qui ne<br />

peut être qu’interne à ce mon<strong>de</strong> possible particulier. C<strong>et</strong> assemblage constitue<br />

l’architecture du roman <strong>de</strong> Perec, où le déplacement du cavalier solitaire<br />

déclenche la narration, <strong>de</strong> case en case, <strong>de</strong> pli en pli jusqu’à l’épuisement <strong>de</strong>s<br />

cases <strong>possibles</strong>.<br />

C’est un jeu <strong>de</strong> remplissement, où l’on conjure le vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> ne rend plus rien à l’absence :<br />

c’est le Solitaire inversé, tel qu’on « remplit un trou sur lequel on saute », au lieu <strong>de</strong> sauter<br />

dans une place vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> d’ôter la pièce sur laquelle on saute, jusqu’à ce que le vi<strong>de</strong> soit<br />

compl<strong>et</strong>. 88<br />

Ce cavalier échiquéen, ne s’opposant à aucun adversaire, évoque le jeu du<br />

solitaire qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> déployer la narration <strong>de</strong> pli en pli. Il perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> relier<br />

l’ensemble, <strong>de</strong> donner cohérence <strong>et</strong> logique aux différentes unités <strong>de</strong>s cases-<br />

87 Even-Zohar, Itamar, “Les règles d’insertion <strong>de</strong>s “réalèmes” dans la narration dans Polysystem<br />

in Po<strong>et</strong>ics Today, op. cit., p.212.<br />

88 Deleuze, Gilles, op. cit., pp.91, 92.<br />

38


appartements, qui détiennent les fragments d’existence <strong>de</strong>s habitants présents <strong>et</strong><br />

passés <strong>de</strong> l’immeuble, dont les vies se croisent <strong>et</strong> s’entrecroisent, telles les pièces<br />

d’un jeu mues par un invisible joueur dont le collectionneur <strong>de</strong> puzzles pourrait<br />

être la métaphore. Ce rôle d’unificateur pourrait être tenu par le mouvement<br />

invisible du cavalier tissant inexorablement sa toile sur l’espace échiquéen.<br />

L’utilisation <strong>de</strong> l’espace du jeu d’échecs par Lewis Carroll dans De l’Autre côté<br />

du miroir offre au lecteur une nouvelle version <strong>de</strong>s aventures d’Alice. Au<br />

voyage horizontal évoquant une plongée dans l’inconscient, la chute dans le<br />

terrier, se substitue une traversée d’un échiquier vertical. Le voyage d’Alice<br />

correspond à un diagramme contraignant qui introduit le roman : « Le pion blanc<br />

(Alice) joue <strong>et</strong> gagne en onze coups » 89 .<br />

C<strong>et</strong>te procédure n’est pas sans rappeler les règles, au caractère ludique,<br />

d’Oulipo. Le texte <strong>de</strong> Lewis Carroll est précurseur en la matière ; l’analogie avec<br />

L’Ouvroir <strong>de</strong> Littérature Potentielle ne s’arrête pas à c<strong>et</strong>te utilisation <strong>de</strong> la<br />

contrainte. La traversée du miroir qu’est le jeu d’échecs métaphorise le passage<br />

<strong>de</strong> la langue conventionnelle <strong>et</strong> collective à son utilisation créative <strong>et</strong> poétique,<br />

où toutes les associations <strong>et</strong> tous les jeux <strong>de</strong> mots sont permis.<br />

Tout comme dans Alice au Pays <strong>de</strong>s merveilles, l’espace est structuré en <strong>de</strong>ux<br />

parties dans De l’Autre côté du miroir ; c<strong>et</strong>te spatialité binaire est constituée,<br />

d’une part, par le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité, c’est-à-dire le mon<strong>de</strong> référentiel, dont<br />

Alice s’extirpe afin d’entreprendre sa traversée <strong>de</strong> l’échiquier <strong>et</strong> qu’elle regagne<br />

à la fin ; d’autre part, c<strong>et</strong>te spatialité duelle est formée par l’univers <strong>de</strong> l’espace<br />

échiquéen, où les personnages se m<strong>et</strong>tent à jouer non seulement sur l’échiquier,<br />

mais avec la langue, avec les sens <strong>de</strong>s mots qui se déploient en <strong>de</strong> multiples<br />

associations, constituant <strong>de</strong>s plis dans le corps <strong>de</strong> la langue.<br />

Il existe une solidarité entre les métamorphoses linguistiques exprimées par les<br />

personnages <strong>et</strong> celles que subit le corps d’Alice s’imprimant dans l’espace,<br />

rappelant le corps instable <strong>et</strong> fluctuant d’Alice au Pays <strong>de</strong>s merveilles<br />

(s’agrandissant <strong>et</strong> se rétrécissant) : au terme <strong>de</strong> son périple, Alice le pion se<br />

transmute en reine blanche. L’univers n’est plus unifié dans une signification<br />

89 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 42 : “The White Pawn (Alice) to play<br />

and win in eleven moves.”<br />

39


mais fragmenté en plis infinis dans un univers où tous les mouvements<br />

communiquent entre eux, ainsi que Deleuze l’a évoqué : « Sans doute y a-t-il<br />

convergence, parce que chaque mona<strong>de</strong> exprime le tout du mon<strong>de</strong>, <strong>et</strong> qu’un<br />

corps reçoit l’impression <strong>de</strong> « tous » les autres, à l’infini » 90 .<br />

C<strong>et</strong>te structuration en un double espace correspondant à <strong>de</strong>ux côtés du miroir 91 rappelle<br />

la distinction <strong>de</strong> Frege entre « Be<strong>de</strong>utung » <strong>et</strong> « Sinn », <strong>de</strong>ux aspects <strong>de</strong> la signification<br />

évoqués par Doležel dans H<strong>et</strong>erocosm<strong>et</strong>ica 92. Le premier terme évoque la signification par<br />

rapport à la réalité, alors que le second n’évoque que le sens en soi, sans référent. Le mot<br />

« sens » est récurrent dans l’œuvre <strong>de</strong> Lewis Carroll, m<strong>et</strong>tant en avant l’établissement<br />

d’une logique, <strong>et</strong> d’une spatialité, propres à l’espace <strong>de</strong> l’autre côté du miroir ; la langue<br />

est un labyrinthe, constituées <strong>de</strong> bifurcations polysémique : « « J’en déci<strong>de</strong>rai, se dit Alice,<br />

lorsque la route bifurquera <strong>et</strong> que les poteaux indiqueront <strong>de</strong>ux directions différentes 93 .»<br />

La structuration <strong>de</strong> l’espace dans De L’Autre côté du miroir correspond à c<strong>et</strong>te<br />

opposition : un espace relatif à une signification par rapport au mon<strong>de</strong> référentiel <strong>et</strong> un<br />

espace où elle n’existe que dans la langue. C<strong>et</strong>te dualité <strong>de</strong> la signification - liée au<br />

référent ou indépendante <strong>de</strong> lui - est liée à la conception qu’a Frege <strong>de</strong> la fiction, perçue<br />

comme une langue poétique, libérée <strong>de</strong> tout référent 94 . C<strong>et</strong>te stricte définition <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

90 Deleuze, Gilles. Le Pli, op. cit., p. 133.<br />

91 C<strong>et</strong>te structuration a été reprise dans l’œuvre <strong>de</strong> Bontempelli, L’Echiquier <strong>de</strong>vant le miroir,<br />

dont le titre est une allusion directe à Lewis Carroll (Massimo Bottempelli, La Scacchiera<br />

davanti allo specchio, Milano : Mondadori, 1922.)<br />

92 Dolezel, Lubomir, op. cit., pp. 3 <strong>et</strong> 4: “Frege’s semantic treatment of fiction rests on his well-<br />

known distinction b<strong>et</strong>ween two aspects of meaning, reference (Be<strong>de</strong>utung) and sense (Sinn).<br />

Reference is the <strong>de</strong>notation of an entity in the world; sense “the mo<strong>de</strong> of presentation” of the<br />

reference.” “Le traitement sémantique <strong>de</strong> la fiction par Frege repose sur sa distinction connue<br />

entre <strong>de</strong>ux aspects <strong>de</strong> la signification, la référence (Be<strong>de</strong>utung) <strong>et</strong> le sens ( Sinn). La référence<br />

constitue la dénotation d’une entité du mon<strong>de</strong> ; le sens le « mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> représentation » <strong>de</strong> la<br />

référence .» (ma traduction). Le sens en soi ne s’applique qu’au mon<strong>de</strong> créé par la fiction,<br />

indépendamment <strong>de</strong> la réalité.<br />

93 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 104-105 :<br />

“‘I’ll s<strong>et</strong>tle it,’ Alice said to herself, ‘when the road divi<strong>de</strong>s and they points out different ways.’”<br />

94 Dolezel, Lubomir, op. cit., p. 4 : “Fiction is part and parcel of po<strong>et</strong>ry (Dichtung), a pure-sense<br />

language liberated from reference and truth-valuation. Po<strong>et</strong>ic language has to be so exempt in<br />

or<strong>de</strong>r to serve its proper aim – providing “aesth<strong>et</strong>ic <strong>de</strong>light”. In contrast, the language of science<br />

can fulfil its aim – the pursuit of knowledge – only if it is a referential language subject to truth-<br />

40


langues qui se situent, l’une dans la sphère du réel, susceptible d’être porteuse d’une<br />

valeur <strong>de</strong> vérité <strong>et</strong> l’autre dans celle <strong>de</strong> la fiction <strong>et</strong> n’ayant aucun compte à rendre envers<br />

c<strong>et</strong>te notion, renvoie à la conception traditionnelle <strong>de</strong> Russell, n’adm<strong>et</strong>tant aucune valeur<br />

<strong>de</strong> vérité à la fiction. Les jeux <strong>de</strong> la langue seraient une activité à part, n’ayant aucune<br />

prise sur le réel.<br />

C<strong>et</strong>te conception, manichéenne <strong>et</strong> systématique, se reflète par une division<br />

spatiale claire <strong>et</strong> n<strong>et</strong>te, dans les aventures d’Alice, entre un lieu correspondant à<br />

la sphère statique du réel incontournable (le jeu d’échecs comme obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

maison d’Alice) <strong>et</strong> celle, toujours changeante <strong>et</strong> mouvante, <strong>de</strong>s tribulations<br />

d’Alice sur l’échiquier, lieu <strong>de</strong> l’errance où tout semble en mouvement<br />

perpétuel, comme Alice s’en rend compte dès qu’elle franchit la frontière : « Les<br />

pièces du jeu d’échecs déambulaient <strong>de</strong>ux par <strong>de</strong>ux 95 »<br />

Cependant, les métamorphoses <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s (les chats blanc <strong>et</strong> noir en reines rouge<br />

<strong>et</strong> blanche, Alice en pion, <strong>et</strong>c.) comme <strong>de</strong>s mots dans un mon<strong>de</strong> régi par une<br />

nouvelle logique ne s’effectuent-elles pas à partir du réel, comme une variante<br />

possible ? La scission n’est pas si tranchée : les modulations à l’infini <strong>de</strong>s<br />

<strong>possibles</strong>, dans un mon<strong>de</strong> où les mots recèlent plusieurs sens, se construisent à<br />

partir du mon<strong>de</strong> empirique <strong>et</strong> statique.<br />

Comme l’a démontré Jean-Jacques Lecercle dans La Violence du langage 96 , le<br />

passage <strong>de</strong> la réalité à l’espace ludique dans De l’Autre côté du miroir renvoie à<br />

l’opposition entre la langue, ensemble <strong>de</strong> conventions collectives, <strong>et</strong> ce qu’il<br />

appelle « le reste » (« the remain<strong>de</strong>r »), c’est-à-dire les réalisations individuelles<br />

<strong>et</strong> créatives constituées par le mon<strong>de</strong> mouvant <strong>et</strong> imprévisible sur l’échiquier, en<br />

valuation 94 . La fiction fait partie intégrante <strong>de</strong> la poésie (Dichtung), une langue <strong>de</strong> pure<br />

signification, libérée <strong>de</strong> tout référent <strong>et</strong> <strong>de</strong> toute valeur <strong>de</strong> vérité. La langue poétique se doit<br />

d’être aussi épurée si elle veut servir son objectif – procurer un « plaisir esthétique ». Par<br />

contraste, la langue scientifique ne peut accomplir le sien – la recherche <strong>de</strong> la vérité – que si c’est<br />

une langue référentielle dont la valeur <strong>de</strong> vérité est susceptible d’être évaluée. » (Ma traduction).<br />

95 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 58-59 :<br />

“The chessmen were walking about, two and two.” La préposition “about” marque l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

désordre, <strong>de</strong> mouvement dans tous les sens, sans but précis.<br />

96 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage. Trad. Michèle Carlati, Paris : Presses<br />

Universitaires <strong>de</strong> France, 1996, p.64.<br />

41


dépit du diagramme rigoureux annonçant le sens <strong>de</strong> la partie. « Le reste » ne peut<br />

exister qu’à partir <strong>de</strong> la langue référentielle dont il constitue les multiples<br />

variantes créatives. En traversant l’échiquier, Alice explore les virtualités<br />

contenues dans la langue.<br />

On trouve <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scriptions du reste dans <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong> délire <strong>et</strong> <strong>de</strong> folie; dans <strong>de</strong>s recueils<br />

<strong>de</strong> plaisanteries <strong>et</strong> <strong>de</strong> jeux avec le langage – ce sont <strong>de</strong>s gens comme Lewis Carroll, qui<br />

sont <strong>de</strong>s inventeurs compulsives <strong>de</strong> jeux complexes comme cela, ainsi qu’une certaine<br />

catégories <strong>de</strong> poésie <strong>et</strong> <strong>de</strong> métafiction 97.<br />

« Le reste » n’est formé que <strong>de</strong>s multiples réalisations créatives <strong>et</strong> ludiques <strong>de</strong> la<br />

langue, à partir <strong>de</strong> règles syntaxiques qu’il faut dépasser, afin <strong>de</strong> briser l’unité <strong>de</strong><br />

sens en une pluralité d’associations tendant vers l’infini, comme le commente<br />

Gilles Deleuze : « C’est que, chez Carroll, tout ce qui se passe se passe dans le<br />

langage <strong>et</strong> passe par le langage ; ce n’est pas une histoire qu’il nous raconte,<br />

c’est un discours qu’il nous adresse, discours en plusieurs morceaux 98 ».<br />

Les sens se multiplient en autant <strong>de</strong> plis, face à un lecteur aussi hésitant <strong>et</strong><br />

décontenancé qu’Alice dans les méandres d’un jeu d’échecs dont elle ne maîtrise<br />

pas les règles contradictoires car non définies une fois pour toute. Le personnage<br />

<strong>de</strong> Humpty Dumpty caractérise, par sa forme même, ce jeu mouvant <strong>de</strong> la<br />

langue, qui comme le jeu d’échecs, part d’une structure précise <strong>et</strong> réglementée,<br />

pour inventer <strong>de</strong>s coups imprévisibles <strong>et</strong> créatifs : « Cependant, l’œuf se<br />

contenta <strong>de</strong> grossir, grossir <strong>et</strong> <strong>de</strong> prendre <strong>de</strong> plus en plus figure humaine 99 . »<br />

Humpty Dumpy, œuf <strong>et</strong> être humain à la fois – les personnages ont souvent une<br />

double i<strong>de</strong>ntité, comme les mots ont un caractère double <strong>et</strong> polysémique - initie<br />

Alice au « sens » <strong>de</strong> l’autre côté du miroir où mêmes les noms sont porteurs <strong>de</strong><br />

sens, l’onomastique faisant partie <strong>de</strong> l’acte créateur.<br />

97 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 21.<br />

98 Deleuze, Gilles, Logique du sens. Paris : Minuit, 1969, p. 34.<br />

99 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 88-89.<br />

42


« Mon nom est Alice, mais… » « Que voilà un nom idiot ! intervint avec impatience<br />

Humpty Dumpty. Qu’est-ce qu’il signifie ? » « Est-ce qu’il est absolument nécessaire qu’un<br />

nom signifie quelque chose ? s’enquit, dubitative, Alice. « Evi<strong>de</strong>mment, que c’est<br />

nécessaire, répondit, avec un rire bref, Humpty Dumpty ; mon nom à moi signifie c<strong>et</strong>te<br />

forme qui est la mienne, <strong>et</strong> qui, du reste, est une belle forme 100. »<br />

Le passage d’Alice « <strong>de</strong> l’autre côté du miroir » perm<strong>et</strong> le déplacement subversif<br />

du mon<strong>de</strong> ordonné <strong>et</strong> statique dans un mon<strong>de</strong> alternatif, avec tout un réseau <strong>de</strong><br />

correspondances entre le protomon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> possible <strong>de</strong><br />

l’échiquier : la structure <strong>de</strong> départ est ré-élaborée. Ce travail <strong>de</strong> restructuration<br />

correspond à celui qu’effectue « le reste » qui remodèle la langue.<br />

Feu pâle adopte une configuration bi-partite, l’œuvre étant clairement délimitée<br />

entre une partie consacrée au poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> son commentaire par Kinbote.<br />

C<strong>et</strong>te structure rappelle celle <strong>de</strong> l’échiquier, même si la référence au jeu est plus<br />

discrète, mais non moins présente que pour les <strong>de</strong>ux autres romans. Le terme<br />

d’expansion s’applique à Feu pâle, où le commentaire semble élargir les<br />

perspectives du poème au point <strong>de</strong> l’annihiler. Cependant, le poème est le<br />

protomon<strong>de</strong> (mon<strong>de</strong> fictionnel possible), le pré-texte qui perm<strong>et</strong> au commentaire<br />

d’exister, à Kinbote <strong>de</strong> se révéler, <strong>de</strong> développer son jeu (je), <strong>de</strong> « déplier » les<br />

méandres labyrinthiques <strong>de</strong> son histoire cachée.<br />

Dans son commentaire, il s’efforce cependant <strong>de</strong> surmonter sa déception en démontrant<br />

que le poème a malgré tout pour référence réelle, <strong>et</strong> secrète, non point la vie <strong>et</strong> les<br />

méditations métaphysiques <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, mais son histoire à lui, roi <strong>de</strong> Zembla. La lecture <strong>de</strong><br />

Kinbote est donc lecture délirante en ce sens que Kinbote substitue à la référence du<br />

100 I<strong>de</strong>m, pp. 150-51 : “‘My name is Alice, but-’” ‘It’s a stupid name enough !’ Humpty Dumpty<br />

interrupted impatiently. ‘What does it mean?’ ‘Must a name mean som<strong>et</strong>hing?’ Alice asked<br />

doubtfully. ‘Of course it must,’ Humpty Dumpty said with a short laugh : ‘my name means the<br />

shape I am - and a handsome shape it is, too.’” La modalité <strong>de</strong> l’obligation “must” trahit la<br />

notion <strong>de</strong> règle : comme dans tout univers ludique, le jeu implique <strong>de</strong>s règles, même dans un<br />

mon<strong>de</strong> qui « a l’air » déréglé.<br />

43


poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, poème autobiographique <strong>et</strong> métaphysique, une autre référence qui lui<br />

est propre, faisant <strong>de</strong> Pale Fire un chant à la gloire <strong>de</strong> Charles II 101.<br />

L’aspect stratégique du jeu d’échecs apparaît dans l’encerclement métatextuel<br />

auquel procè<strong>de</strong> Kinbote : dans l’espace du roman, il attaque le poème <strong>de</strong> toutes<br />

parts, épigraphe, avant-propos, commentaire (la partie la plus longue) <strong>et</strong> in<strong>de</strong>x.<br />

Le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> n’est d’ailleurs qu’une ombre posthume, car l’attaque <strong>de</strong><br />

Kinbote ne fait que redoubler l’attaque réelle dont Sha<strong>de</strong> a été victime ; il est<br />

assassiné par Gradus venu <strong>de</strong> la Zembla, théorie développée par Kinbote, ou par<br />

un fou meurtrier, condamné par le juge Goldworth (variation du nom du poète<br />

Wordsworth) <strong>et</strong> le confondant avec Sha<strong>de</strong> qui loue sa villa. L’acte<br />

d’appropriation intellectuelle, tout le commentaire <strong>de</strong> Kinbote, est le<br />

prolongement même <strong>de</strong> son appropriation concrète. A la mort du poète, la<br />

tactique <strong>de</strong> Kinbote consiste à profiter <strong>de</strong> la faiblesse <strong>de</strong> la reine adverse, la<br />

veuve <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, pour s’emparer du poème.<br />

Immédiatement après la mort <strong>de</strong> mon cher ami, je persuadai sa veuve éplorée <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>vancer <strong>et</strong> <strong>de</strong> déjouer les passions commerciales <strong>et</strong> les intrigues académiques qui ne<br />

manqueraient pas <strong>de</strong> s’abattre sur le manuscrit <strong>de</strong> son mari […] en signant un accord<br />

certifiant qu’il m’avait confié le manuscrit 102.<br />

101 Fraysse, Suzanne, « Lire <strong>et</strong> délire : Pale Fire » dans Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

Vladimir Nabokov. Aix-en Provence : Publications <strong>de</strong> l’<strong>Université</strong> <strong>de</strong> Provence, 2000, p. 198.<br />

102 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 15-16 : « Immediately after my <strong>de</strong>ar friend’s<br />

<strong>de</strong>ath, I prevailed on his distraught widow to forelay and <strong>de</strong>feat the commercial passions and<br />

aca<strong>de</strong>mic intrigues that were bound to come swirling around her husband’s manuscript […] by<br />

signing an agreement to the effect that that he had turned over the manuscript to me” (Feu pâle,<br />

op. cit., pp. 44-45). On note l’aspect éminemment stratégique <strong>et</strong> calculateur <strong>de</strong> Kinbote, qui<br />

profite du désarroi <strong>de</strong> Sybil pour s’emparer du manuscrit. Le verbe « to prevail on » veut en eff<strong>et</strong><br />

dire « persua<strong>de</strong>r » mais « pervail » sans la préposition « on » peut signifier « gagner, l’emporter<br />

sur » quelqu’un. Il présente à la veuve l’appropriation du manuscrit comme un avantage<br />

stratégique <strong>de</strong> son point <strong>de</strong> vue à elle, comme s’il m<strong>et</strong>tait en abyme dans son propre discours sa<br />

propre intention.<br />

44


Le jeu d’échecs est une référence symbolique constante dans Feu pâle, comme<br />

le montre c<strong>et</strong>te manière stratégique <strong>de</strong> neutraliser l’action <strong>de</strong> la « dame » Sybil<br />

en l’amadouant par un discours fourbe : il lui fait croire qu’il agit dans son<br />

intérêt à elle, alors qu’il ne veille qu’à la suprématie du sien. Deux axes<br />

antagonistes semblent s’opposer, chacun étant libre <strong>de</strong> ses propres associations<br />

<strong>et</strong> combinaisons : celui <strong>de</strong> l’auteur (Sha<strong>de</strong>) <strong>et</strong> celui du lecteur-interprète<br />

(Kinbote). Le lecteur inscrit son propre texte à partir du texte <strong>de</strong> départ qui ne<br />

semble être, comme dans la stratégie échiquéenne, qu’un pré-texte susceptible <strong>de</strong><br />

soulever ses propres interrogations, ses propres spéculations.<br />

A certains moments du commentaire <strong>de</strong> Kinbote, l’ironie du narrateur dévoile la<br />

mauvaise foi évi<strong>de</strong>nte du commentateur, tel le commentaire du mot « souvent »<br />

au vers 62 : c<strong>et</strong> adverbe absolument vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> tout sens précis, puisqu’il peut<br />

s’appliquer à n’importe quel contexte, est récupéré par Kinbote, qui se m<strong>et</strong> à<br />

évoquer sa propre vie, l’allusion textuelle ne participant qu’à l’illusion qu’il<br />

crée.<br />

Souvent, presque toutes les nuits, au cours du printemps <strong>de</strong> 1959, j’ai craint pour ma vie.<br />

La solitu<strong>de</strong> est le terrain <strong>de</strong> jeu <strong>de</strong> Satan […] Tout le mon<strong>de</strong> sait à quel point les<br />

Zembliens sont portés au régici<strong>de</strong> 103.<br />

Kinbote, sous le masque du commentateur, détourne le texte <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> afin <strong>de</strong><br />

développer sa propre création. A la manière <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux joueurs d’échecs élaborant<br />

leur partie, qui se tisse par c<strong>et</strong>te tension entre <strong>de</strong>ux systèmes combinatoires,<br />

l’association <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> Kinbote, dans c<strong>et</strong>te œuvre hybri<strong>de</strong> <strong>de</strong> Feu pâle, révèle<br />

le caractère infini d’une œuvre fictionnelle, toujours ouverte à <strong>de</strong> nouveaux<br />

développements en autant <strong>de</strong> plis à l’infini.<br />

103 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 78-79 : “Often, almost nightly, throughout the<br />

spring of 1959, I had feared for my life. Solitu<strong>de</strong> is the playfield of Satan. […] Everyone knows<br />

how given to regici<strong>de</strong> Zemblans are.” Le régici<strong>de</strong>, sur lequel Kinbote revient en permanence, est<br />

un thème échiquéen par excellence :pour gagner, il faut « tuer » symboliquement le « roi », le<br />

m<strong>et</strong>tre en situation d’échec <strong>et</strong> mat.<br />

45


Si dans un premier temps le lecteur a le sentiment que Kinbote ne fait que proj<strong>et</strong>er sur le<br />

poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> ses fantasmes, ses hallucinations, il s’aperçoit peu à peu que le délire<br />

<strong>de</strong> Kinbote semble non point précé<strong>de</strong>r la lecture, mais procé<strong>de</strong>r <strong>de</strong> celle-ci : la lecture du<br />

poème semble générer le délire <strong>de</strong> Kinbote. Il <strong>de</strong>vient dès lors légitime <strong>de</strong> se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si<br />

la lecture apparemment délirante <strong>de</strong> Kinbote ne serait pas au fond une manière d’exploiter<br />

<strong>de</strong>s possibilités narratives contenues en germes dans le poème. 104<br />

Le texte-commentaire établit son propre réseau d’associations <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

dédoublements <strong>de</strong> sens, m<strong>et</strong>tant en place son propre jeu, qui transporte le lecteur<br />

vers un autre échiquier vert <strong>et</strong> rouge en Zembla 105 , mot qui dérive du mot<br />

« terre » en russe. Kinbote est maître d’un autre espace où se jouent d’autres<br />

combinaisons, empreint d’une altérité radicale, spatio-temporelle <strong>et</strong> linguistique.<br />

C<strong>et</strong>te combinatoire, superposant plusieurs systèmes linguistiques <strong>et</strong> plusieurs<br />

espaces, s’inscrit dans la texture même <strong>de</strong> l’écriture nabokovienne.<br />

Dans « Sens <strong>et</strong> essence du texte <strong>de</strong> Vladimir Nabokov », Christine Ragu<strong>et</strong>-<br />

Bouvard évoque la nécessité du lecteur <strong>de</strong> Nabokov d’aller « au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la<br />

surface du texte 106 ». Dans c<strong>et</strong> article, Christine Ragu<strong>et</strong> Bouvard avance que le<br />

passage entre la surface du texte <strong>et</strong> ses niveaux plus profonds s’effectue par<br />

différents moyens : la dissolution, la transparence <strong>et</strong> le refl<strong>et</strong> ; « la dissolution »<br />

procè<strong>de</strong> à <strong>de</strong>s « glissements linguistiques, visuels ou auditifs qui engendrent la<br />

confusion <strong>et</strong> la fusion d’un sens dans un autre » 107 ; un exemple convaincant <strong>de</strong><br />

ce procédé est la Zembla elle-même, où sont amalgamés <strong>de</strong>s mots <strong>de</strong> langues<br />

différentes (« assembler », « zembla », « sembler », « le sem » - qui renvoie à la<br />

signification).<br />

« La transparence » se définit par la mise en oeuvre <strong>de</strong> « procédés plus<br />

fragmentaires jouant sur les mots, les syllabes <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres ». Elle perm<strong>et</strong><br />

104 Fraysse, Suzanne, « Lire <strong>et</strong> délire : Pale Fire, op. cit., p.200.<br />

105 Le mot « zembla » est une variation sur le mot russe « Земля » signifiant « la terre ».<br />

106 Ragu<strong>et</strong>-Bouvart, Christine, « Sens <strong>et</strong> essence du texte <strong>de</strong> Vladimir Nabokov », dans Ecriture<br />

<strong>et</strong> mo<strong>de</strong>rnité (« Les années trente » n° 15), p. 45.<br />

107 Ragu<strong>et</strong>-Bouvart, Christine, « Sens <strong>et</strong> essence du texte <strong>de</strong> Vladimir Nabokov » dans Ecriture <strong>et</strong><br />

mo<strong>de</strong>rnité (numéro 15) , p. 46.<br />

46


l’élucidation, la mise au point, donc la quête du sens sur un mo<strong>de</strong> parfois<br />

ironique 108 ». A titre d’exemple, Gradus, l’assassin Sha<strong>de</strong>, constitue une double<br />

allusion. Ce nom rappelle l’anglais « gradual », « progressif », qui évoque<br />

l’arrivée méthodique <strong>et</strong> lente <strong>de</strong> l’assassin, s’approchant peu à peu <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>,<br />

telle une pièce échiquéenne. Mais il est également analogue au russe « градус »,<br />

« <strong>de</strong>gré », qui évoque aussi la notion <strong>de</strong> positionnement dans l’espace. Ce<br />

personnage ne semble constituer qu’au positionnement, tel une forme vi<strong>de</strong>, qui<br />

n’est porteuse d’aucune signification.<br />

Quant au « refl<strong>et</strong> », « il évoque la duplication <strong>et</strong> la multiplication 109 » qui mène à<br />

« la découverte du plaisir du jeu intellectuel, <strong>de</strong> la création littéraire que l’on<br />

perçoit comme l’essence même <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> Vladimir Nabokov 110 ». Ce<br />

procédé, qui consiste à créer <strong>de</strong>s gémellités, est constant dans Feu pâle. A titre<br />

d’exemple, New Wye, le lieu où habitent l’émigré Kinbote <strong>et</strong> le défunt poète<br />

Sha<strong>de</strong>, est bien sûr le double fictionnel <strong>de</strong> New York.<br />

Les trois procédés, qui trouvent <strong>de</strong> nombreuses illustrations dans Feu pâle, sont<br />

utilisés comme autant <strong>de</strong> moyens d’inscrire les plis du texte selon les mo<strong>de</strong>s<br />

variés d’un labyrinthe à la multiplicité linguistique : un labyrinthe non sectionné<br />

en parties, mais en plis <strong>et</strong> replis, rappelant la définition <strong>de</strong> Deleuze. « Un<br />

labyrinthe est dit multiple, étymologiquement, parce qu’il a beaucoup <strong>de</strong> plis. Le<br />

multiple, ce n’est pas seulement ce qui a beaucoup <strong>de</strong> parties, mais ce qui est<br />

plié <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> façons 111 ».<br />

Dans le dédale <strong>de</strong> la polysémie, les voies prolifèrent : chaque embranchement<br />

représente une partie <strong>de</strong> l’ensemble qui se constitue peu à peu, à la manière<br />

d’une partie d’échecs. Les différents éléments se combinent pour former un<br />

puzzle qu’il s’agit <strong>de</strong> déco<strong>de</strong>r <strong>et</strong> <strong>de</strong> déchiffrer, afin <strong>de</strong> trouver son chemin dans<br />

ce labyrinthe sémantique <strong>et</strong> linguistique.<br />

108 I<strong>de</strong>m., p. 46.<br />

109 Ibid., p. 46.<br />

110 Ibid., p. 47.<br />

111 Deleuze, Gilles, Le Pli, op. cit., p.5.<br />

47


B. Combinaisons <strong>et</strong> puzzle<br />

On r<strong>et</strong>iendra que le pli dans les trois œuvres, De l’Autre côté du miroir, La Vie<br />

mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle, s’inscrit dans l’esthétique <strong>de</strong> la combinatoire <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

composition d’un ensemble à partir <strong>de</strong>s diverses unités linguistiques ou<br />

thématiques 112 . Ces procédés sont analogues à ceux présentés dans le préambule<br />

<strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi.<br />

Seules les pièces rassemblées prendront un caractère lisible, prendront un sens :<br />

considérée isolément une pièce d’un puzzle ne veut rien dire ; elle est seulement question<br />

impossible, défi opaque ; mais à peine a-t-on réussi, au terme <strong>de</strong> plusieurs minutes<br />

d’essai <strong>et</strong> d’erreurs, ou en une <strong>de</strong>mi-secon<strong>de</strong> prodigieusement inspirée, à la connecter à<br />

l’une <strong>de</strong> ses voisines, que la pièce disparaît, cesse d’exister en tant que pièce : l’intense<br />

difficulté qui a précédé ce rapprochement, <strong>et</strong> que le mot puzzle – énigme - désigne si bien<br />

en anglais, non seulement n’a plus raison d’être, mais semble n’en avoir jamais eu, tant<br />

elle est <strong>de</strong>venue évi<strong>de</strong>nce : les <strong>de</strong>ux pièces miraculeusement réunies n’en font plus<br />

qu’une, à son tour source d’erreur, d’hésitation, <strong>de</strong> désarroi <strong>et</strong> d’attente. 113<br />

Perec démonte le mécanisme <strong>de</strong> son œuvre tout en expliquant le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

fonctionnement du puzzle, qui est aussi un principe <strong>de</strong> « mise en fiction » : la<br />

réalité est décomposée pour être restructurée selon <strong>de</strong>s règles d’association. Ce<br />

procédé <strong>de</strong> reconstruction doublement requis, <strong>de</strong> l’auteur élaborant son propre<br />

système, tout comme du lecteur à qui il est dorénavant <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> résoudre<br />

l’énigme <strong>de</strong> l’œuvre, correspond à une exigence <strong>de</strong> l’écriture post-mo<strong>de</strong>rne.<br />

Perec s’appuie sur la polysémie du mot « puzzle » en anglais qui ne signifie pas<br />

uniquement le jeu mais aussi « énigme, mystère » <strong>et</strong> également « perplexité ». C<strong>et</strong>te<br />

sémantique élastique du mot peut aussi être associée au jeu d’échecs, qui pose une<br />

énigme au joueur, lors d’une rencontre avec un autre adversaire comme face à un<br />

112 Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Perec, qui a constitué <strong>de</strong>s listes thématiques au préalable,<br />

construit ses associations au fur <strong>et</strong> à mesure que la construction s’organise.<br />

113 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Paris : Hach<strong>et</strong>te, 1978, p.17.<br />

48


problème échiquéen 114 . Le jeu d’échecs adopte le même principe qu’évoque Perec : les<br />

unités ne sont signifiantes que dans le réseau <strong>de</strong> relations qui les lie, comme le souligne<br />

Deleuze dans Mille plateaux 115. Chaque pièce a un rôle défini, en fonction <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité.<br />

Le puzzle comme le jeu d’échecs s’inscrit dans une stratégie <strong>de</strong> la combinatoire :<br />

l’association crée une nouvelle réalité <strong>et</strong> pose une énigme qui appelle une<br />

résolution par une tactique <strong>de</strong> déchiffrement. Ces ingrédients sont récupérés<br />

sémantiquement dans le mot « puzzle » qui inaugure La vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong><br />

contribue à son agencement <strong>et</strong> à sa thématique. Les trois œuvres <strong>de</strong> Carroll,<br />

Perec <strong>et</strong> Nabokov explorent les potentialités du langage en coordonnant<br />

différents espaces, élaboration qui constitue une énigme susceptible d’adopter<br />

une infinité <strong>de</strong> formes. Le mot « puzzle » n’apparaît pas uniquement en tant<br />

qu’élément central <strong>de</strong> l’esthétique combinatoire <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi ; on<br />

peut relever d’autres occurrences <strong>possibles</strong> du mot « puzzle » en anglais dans le<br />

texte <strong>de</strong> Lewis Carroll.<br />

Attendu que le problème d’échecs énoncé a déconcerté plusieurs <strong>de</strong> nos lecteurs, il sera<br />

sans doute bon <strong>de</strong> préciser qu’il est correctement résolu en ce qui concerne l’exécution<br />

<strong>de</strong>s coups 116.<br />

Le terme « puzzle » apparaît dans son occurrence verbale, <strong>et</strong> non nominale ; il<br />

peut être alors traduit par « rendre perplexe ». Dans ce texte précurseur, où<br />

l’auteur avoue ses intentions <strong>de</strong> jouer dans son récit <strong>et</strong> avec le lecteur dès sa<br />

préface, il va au <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> l’étonnement <strong>et</strong> <strong>de</strong> la perplexité du lecteur en<br />

l’assurant <strong>de</strong> ses bonnes intentions <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa fidélité aux règles, d’ailleurs<br />

114 En général, les problèmes échiquéens consistent à trouver, en quelques coups, comment<br />

arriver à un échec <strong>et</strong> mat, à partir d’une situation donnée, qui correspond souvent à une fin <strong>de</strong><br />

partie.<br />

115 Deleuze, Gilles, Mille plateaux, op. cit., p. 436 : « Les pièces du jeu d’échecs sont qualifiées,<br />

le cavalier reste un cavalier, le fantassin un fantassin, le voltigeur un voltigeur. Chacune est<br />

comme un suj<strong>et</strong> d’énoncé, douée d’un pouvoir relatif ; <strong>et</strong> ces pouvoirs relatifs se combinent dans<br />

un suj<strong>et</strong> d’énonciation, le joueur d’échecs lui-même ou la forme d’intériorité du jeu. »<br />

116 Carroll, Lewis, De l’autre côté du miroir, Through the Looking-Glass, op. cit., pp. 40-41 : «<br />

As the chess-problem, given on the next page, has puzzled some rea<strong>de</strong>rs, it may be well to<br />

explain that it is correctly worked out, so far as the moves are concerned. »<br />

49


tronquées, du jeu d’échecs dans le diagramme précédant le récit. La polysémie<br />

sème déjà la graine du doute par ce terme « puzzle », qui dédouble la thématique<br />

du jeu sur c<strong>et</strong> espace <strong>de</strong> l’échiquier <strong>et</strong> qui renvoie à la notion <strong>de</strong> décomposition<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> recomposition, au centre <strong>de</strong> la traversée d’Alice dans le mon<strong>de</strong> du double<br />

sens. Le passage d’Alice dans l’espace <strong>de</strong> l’altérité est ponctué <strong>de</strong> jeux <strong>de</strong> mots,<br />

<strong>de</strong> poésies, <strong>de</strong> créations <strong>de</strong> mots doubles par association (« les mots-valises», qui<br />

constituent <strong>de</strong>s « puzzles » linguistiques).<br />

C<strong>et</strong>te occurrence du mot « puzzle » apparaît dans le texte à plusieurs reprises,<br />

dans son acception adjectivale <strong>de</strong> « perplexe, intrigué » : « Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si<br />

toutes les choses se déplacent dans le même sens <strong>et</strong> avec la même vitesse que<br />

nous ? » pensait, déconcertée, la pauvre Alice 117 . » L’adjectif est associé au<br />

verbe « won<strong>de</strong>r 118 », polysémique en anglais : il signifie à la fois « se<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r », qui appartient au même champ sémantique <strong>de</strong> l’interrogation, du<br />

questionnement face à un problème que « puzzle » ; mais il veut également dire<br />

« le merveilleux, la merveille », qui renvoie à l’œuvre précé<strong>de</strong>nte <strong>de</strong> Lewis<br />

Carroll.<br />

Le mot « puzzle » illustre le lien entre positionnement spatial <strong>et</strong> quête <strong>de</strong> sens<br />

par le langage. Le dépassement d’une limite dans l’espace équivaut à la mise en<br />

place d’un problème, phénomène intrinsèque au jeu d’échecs fondé sur le<br />

déplacement. La relation entre espace <strong>et</strong> sens apparaît dans le récit, <strong>et</strong><br />

notamment dans le passage où Alice entre dans une boutique aux obj<strong>et</strong>s<br />

insaisissables. Telles les cases d’un échiquier invisible sur lesquelles les pièces<br />

se déplaceraient sans cesse, les étagères pleines à craquer se vi<strong>de</strong>nt<br />

complètement dès qu’Alice tente <strong>de</strong> les i<strong>de</strong>ntifier : la quête <strong>de</strong> sens par le<br />

langage est infinie. Le langage n’est plus une mécanique docile, assuj<strong>et</strong>tie à un<br />

mon<strong>de</strong> dont il serait le refl<strong>et</strong> servile ; il ne se confine pas à un espace <strong>de</strong> finitu<strong>de</strong>,<br />

contrairement aux attentes d’Alice : dans une logique du miroir, c’est elle qui est<br />

117 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass- De l’Autre côté du miroir, édition bilingue, op.<br />

cit., pp. 82-83., : “ I won<strong>de</strong>r if all the things move along with us? thought poor puzzled Alice.”<br />

118 Ce mot qui veut dire “se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r” en anglais ressemble à s’y méprendre au terme “wan<strong>de</strong>r”,<br />

signifiant « errer ».<br />

50


décontenancée par la plasticité du possible ; les jeux <strong>de</strong> la métamorphose ou du<br />

dédoublement sont permis, rendant les choses insaisissables.<br />

« J’imagine qu’il sera bien embarrassé lorsqu’il s’agira <strong>de</strong> passer à travers le plafond ! »<br />

Mais ce proj<strong>et</strong>, lui aussi échoua : l’obj<strong>et</strong> traversa le plafond le plus aisément du mon<strong>de</strong> 119.<br />

La partie se joue entre un emploi figé <strong>et</strong> conventionnel du langage,<br />

correspondant au positionnement statique <strong>et</strong> ordonné <strong>de</strong>s pièces avant que la<br />

partie ne s’engage, <strong>et</strong> une appropriation créative <strong>et</strong> individuelle, que Jean-<br />

Jacques Lecercle appelle « remain<strong>de</strong>r », « le reste », qui est source d’étonnement<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> jouissance ludique.<br />

La leçon principale qui peut être tirée […] est que dans le langage toutes les règles, non<br />

seulement les règles pragmatiques, peuvent être « défaites » <strong>et</strong> prêter à exploitation. C’est<br />

là où le reste se révèle négatif <strong>et</strong> subversif, perpétuellement aux prises avec <strong>de</strong>s<br />

tendances à l’ordre. 120<br />

Les règles du diagramme qui donnent un cadre <strong>de</strong> cheminement sans surprise<br />

sont tronquées <strong>et</strong> déjouées dans un mon<strong>de</strong> où le parti pris pour la décomposition,<br />

la fragmentation <strong>et</strong> la duplication démontre une instabilité ontologique.<br />

La référence au puzzle <strong>et</strong> à la mosaïque apparaît à <strong>de</strong> multiples reprises dans Feu<br />

pâle. Le roman pourrait se définir comme un jeu infini d’assemblages, sollicitant<br />

sans cesse la vigilance du lecteur qui doit reconstituer les éléments dispersés.<br />

Suzanne Fraysse, dans Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong> Vladimir<br />

Nabokov, note l’analogie du commentaire <strong>de</strong> Kinbote, qui constitue la majeure<br />

partie <strong>de</strong> ce roman bi-partite, avec le puzzle : « Le commentaire se lit alors<br />

comme un roman éclaté, fragmentaire, puzzle défait, dont le lecteur doit agencer<br />

les morceaux pour voir apparaître l’image 121 . »<br />

119 Carroll, Lewis, Through the Looking- Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 138-39:<br />

““I’ll puzzle it to go through the ceiling, I expect.” But even this plan failed : the things went<br />

through the ceiling as qui<strong>et</strong>ly as possible.”<br />

120 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit. , p. 120.<br />

121 Fraysse, Suzanne, Lire <strong>et</strong> délire dans Pale Fire, I<strong>de</strong>m, p. 228.<br />

51


Le double plan <strong>de</strong> référence construit par Kinbote, « la Zembla », est une<br />

combinaison <strong>de</strong> trois mots issus <strong>de</strong> langues différentes : le terme russe «зембля»<br />

« terre » (analogie que réfute Kinbote) 122 <strong>et</strong> le mot anglais « resemble », comme<br />

Kinbote l’avoue au lecteur vers la fin du commentaire; mais la sonorité <strong>de</strong><br />

« Zembla » évoque aussi au lecteur francophone le mot « assemblage ». Kinbote<br />

« assemble » les éléments du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, afin <strong>de</strong> faire « ressembler » le<br />

poème à sa « terre », la Zembla, ce qui n’est qu’une apparence, qu’un jeu <strong>de</strong><br />

faux semblant <strong>et</strong> en trompe l’œil.<br />

Par contre, le mot « sembler », traduit par « ressembleurs » entre guillem<strong>et</strong>s dans<br />

le texte français, n’existe pas en Anglais. Kinbote s’y réfère en évoquant la<br />

Zembla, comme étant « a Semblerland » 123 . Nabokov fait une allusion à peine<br />

masquée à Alice au Pays <strong>de</strong>s Merveilles, « Won<strong>de</strong>rland » (qu’il a traduit en<br />

russe 124 ) ; en revanche, ce mot <strong>de</strong> « sembler » évoque le français<br />

« rassembleur » 125 . En fait, Kinbote ne cesse <strong>de</strong> construire un sens autours <strong>de</strong> la<br />

Zembla : la thématique <strong>de</strong> la ressemblance est indissociable <strong>de</strong> celle <strong>de</strong><br />

l’apparence, sur laquelle joue Nabokov en introduisant le mot « sembler » (<br />

verbe « sembler » en Français). Il construit <strong>de</strong>s analogies <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ressemblances<br />

dans son commentaire, ce qui donne l’impression, par une jeu stratégique <strong>de</strong><br />

faux semblant, que le poème est lié à la Zembla.<br />

En faisant jouer les trois langues entre elles à la manière <strong>de</strong> pièces sur<br />

l’échiquier, un nouveau réseau <strong>de</strong> relations est créé, alliant la notion d’espace, <strong>de</strong><br />

mon<strong>de</strong> (terre) <strong>et</strong> la ressemblance, la duplication, l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> miroir (ressemblance),<br />

avec l’idée d’assemblage. S’inspirant <strong>de</strong> Lewis Carroll, Nabokov associe le jeu<br />

d’échecs <strong>et</strong> le thème du miroir : La Défense Loujine, comme Feu pâle, sont<br />

constitués comme <strong>de</strong> vastes échiquiers.<br />

122 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 208). (Feu pâle, op. cit., p. 294).<br />

123 I<strong>de</strong>m, p. 294. (I<strong>de</strong>m, p. 208).<br />

124 Carroll, Lewis, Alice’s Adventures in Won<strong>de</strong>rland, trad. par Vladimir Nabokov (Перевод<br />

владмира Набоква), Москва : Радуга, 2001.<br />

125 Nabokov fait souvent <strong>de</strong>s allusions au français, qu’il maîtrisait parfaitement <strong>de</strong>puis l’enfance,<br />

comme dans le titre <strong>de</strong> son roman américain Ada, qui est associé au mot « ar<strong>de</strong>ur» (prononcé à<br />

52


Dans Feu pâle, véritable kaléidoscope multilingue, se tissent <strong>de</strong>s réseaux d’échos<br />

auditifs, sémantiques, intertextuels jouant sur plusieurs tableaux référentiels. On<br />

reconnaîtra <strong>de</strong>s pans <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la Russie, dont la Zembla semble être l’écho<br />

fictionnel. De multiples allusions intertextuelles se glissent subrepticement dans le<br />

commentaire. Des personnages d’autres romans <strong>de</strong> Nabokov se ménagent une entrée<br />

discrète dans le texte, tels Lolita 126 ou le Professeur Pnine 127 . Ces personnages<br />

malicieusement désignés par le narrateur correspon<strong>de</strong>nt à ce que David Lewis nomme<br />

« counterpart ». Ce terme correspond en Français au « double », à l’« équivalent » : ces<br />

personnages <strong>de</strong> fictions antérieures, sont récupérés dans Feu pâle 128.<br />

Lewis envisage la transposition d’un personnage réel avec son double fictionnel.<br />

Un personnage fictionnel peut à son tour être intégré dans une autre fiction,<br />

auquel cas le terme <strong>de</strong> « counterpart » peut <strong>de</strong> nouveau être appliqué. Dans<br />

H<strong>et</strong>erocosmica, Lubomir Doležel donne une définition générale <strong>de</strong> ce terme<br />

dans son lexique : « Une entité d’un mon<strong>de</strong> possible qui est i<strong>de</strong>ntique, <strong>de</strong><br />

manière traversale, à une entité d’un autre mon<strong>de</strong> possible 129 . »<br />

l’anglaise, les « r » disparaissent <strong>de</strong> la prononciation, ce qui renforce l’analogie phonétique entre<br />

les <strong>de</strong>ux mots). Nabokov, Vladimir, Ada ou l’ar<strong>de</strong>ur, trad. Gilles Chahine, Paris : Fafard, 1975.<br />

126 Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op.cit. ,p.232 : « Une nymph<strong>et</strong>te pirou<strong>et</strong>ta. » (Feu pâle, p.<br />

161: « A nymph came pirou<strong>et</strong>ting.»). Nabokov, Vladimir, Lolita, Harmondsworth : Penguin,<br />

1984.<br />

127 Nabokov, Vladimir, Pnin, Harmondsworth : Penguin, 1986.<br />

128 Lewis, David, Philosophical Papers, Minnesota : Minnesota Press, 1983, p. 27-28 : “The<br />

counterpart relation is our substitute for i<strong>de</strong>ntity b<strong>et</strong>ween things in different worlds. Where some<br />

would say that you are in several worlds, in which you have somewhat different properties and<br />

somewhat different things happen to you, I prefer to say that you are in the actual world and no<br />

other, but you have counterparts in several other worlds. […] The counterpart relation is a<br />

relation of similarity.” « La relation que l’on a avec son « double » est celle <strong>de</strong> l’équivalence<br />

i<strong>de</strong>ntitaire qui lie les choses d’un mon<strong>de</strong> à l’autre. Là où certains diraient que l’on est dans <strong>de</strong>s<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> quelque peu différents accomplissant <strong>de</strong>s actions quelque peu différentes, je préfère dire<br />

que l’on est dans le mon<strong>de</strong> réel seulement, mais que l’on a <strong>de</strong>s « doubles » dans plusieurs autres<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.[…] La relation <strong>de</strong> double est une relation <strong>de</strong> similarité. »<br />

129 « An entity of a possible world that is cross-world i<strong>de</strong>ntical with an entity in another possible<br />

world» (Ma traduction).<br />

53


Nabokov n’opère pas seulement <strong>de</strong>s passages constants entre <strong>de</strong>ux plans <strong>de</strong><br />

référence, comme le souligne Suzanne Fraysse 130 , mais établit <strong>de</strong>s<br />

rapprochements perpétuels entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> différents, opposés ou parallèles, dans<br />

un rapport géométrique qui rappelle la structure même <strong>de</strong> jeu d’échecs. Feu pâle<br />

propose une architecture spatio-temporelle complexe, avec <strong>de</strong>s passages<br />

constants d’un mon<strong>de</strong> à l’autre. Ces associations dynamiques présente une<br />

similitu<strong>de</strong> avec le désordre apparent qui règne sur l’échiquier dès lors que les<br />

pièces sont déplacées dans toutes les directions, selon l’ordre intérieur <strong>de</strong> chaque<br />

joueur qui gui<strong>de</strong> leurs déplacements.<br />

Les pièces sont placées en miroir <strong>de</strong> manière quadripartite en début <strong>de</strong> partie : la<br />

Zembla semble bien être le double <strong>de</strong> la Russie (<strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> s’y opposent, les<br />

révolutionnaires <strong>et</strong> les royalistes), tandis que le mon<strong>de</strong> où vivent Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong><br />

Kinbote apparaît comme la duplication <strong>de</strong> l’Amérique avec la référence<br />

quasiment en miroir à New York (New Wye), par ailleurs cité dans le texte. Par<br />

ce jeu associatif, différents plans du réel s’intègrent au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction, ce<br />

qui soulève la question du référent, obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’article <strong>de</strong> Bertrand Westphal Le<br />

Spectre d’Ulysse ou les aléas du référent, où il évoque la notion <strong>de</strong> « réalèmes »<br />

<strong>de</strong> Itamar Even-Zohar.<br />

C<strong>et</strong>te théorie perm<strong>et</strong> entre autres <strong>de</strong> révoquer en doute la stabilité <strong>de</strong> la notion <strong>de</strong> valeur,<br />

car le interactions entre centre <strong>et</strong> périphérie font continuellement évoluer la notion <strong>de</strong><br />

canon. Elle m<strong>et</strong> aussi l’accent sur la relation labile au référent, qui n’est plus un absolu,<br />

mais un point <strong>de</strong> départ : ce que Even-Zohar appelle un « réalème », un sorte <strong>de</strong> repère<br />

(A) transposable à merci, dans un contexte à géométrie variable, <strong>et</strong> non euclidienne<br />

(A’) 131.<br />

Les variantes <strong>possibles</strong> <strong>de</strong> transposition d’un personnage, d’un autre élément du<br />

réel ou d’un autre mon<strong>de</strong> offrent <strong>de</strong>s formes illimitées, créant ainsi <strong>de</strong>s œuvres à<br />

130 Fraysse, Suzanne, Folie, écriture <strong>et</strong> lecture, op.cit., p. 199 : « Pale Fire est sans doute un<br />

texte unique en son genre, en ce qu’il m<strong>et</strong> en scène non point seulement <strong>de</strong>ux narrateurs, mais<br />

<strong>de</strong>ux personnages, chacun auteur d’un texte propre. »<br />

131 Westphal, Bertrand, Le spectre d’Ulysse ou les aléas du référent, op. cit., p. 3.<br />

54


multiples dimensions, avec <strong>de</strong> multiples lectures <strong>possibles</strong>. Les angles d’attaque<br />

mis en place par l’auteur sont doubles ou multiples, ce qui renvoie à la stratégie<br />

échiquéenne <strong>et</strong> particulièrement à celle du cavalier susceptible <strong>de</strong> menacer<br />

plusieurs pièces à la fois. M<strong>et</strong>tant en scène Jacques d’Argus (un <strong>de</strong>s multiples<br />

noms <strong>de</strong> l’assassin <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>) avant <strong>de</strong> comm<strong>et</strong>tre son meurtre, le narrateur<br />

Kinbote le compare à un cavalier. Le jeu d’échecs constitue un réseau<br />

symbolique constant dans Feu pâle. L’analogie entre pièce <strong>et</strong> personnage<br />

s’accompagne d’une référence à <strong>de</strong>ux espaces, celui <strong>de</strong> l’échiquier <strong>et</strong> l’espace<br />

hors du jeu d’échecs.<br />

La projection du peu d’imagination qu’il pouvait avoir, s’arrêtait à l’acte, au bord <strong>de</strong> toutes<br />

les conséquences que c<strong>et</strong> acte pouvait avoir ; conséquences fantomatiques comme le<br />

sont les orteils d’un amputé ou l’étalage en éventail <strong>de</strong> cases additionnelles qu’un cavalier<br />

d’échecs (c<strong>et</strong>te pièce sauteuse <strong>de</strong> case), <strong>de</strong>bout sur une ligne marginale, « sent » en<br />

extensions spectrales hors <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> l’échiquier, mais qui n’ont aucun eff<strong>et</strong> sur les<br />

mouvements réels, sur le jeu réel. 132<br />

Deux espaces ontologiquement différents s’opposent : celui <strong>de</strong> l’imaginaire <strong>et</strong><br />

celui <strong>de</strong> la réalité, qui est beaucoup plus étroit <strong>et</strong> limité. L’imaginaire crée <strong>de</strong>s<br />

espaces périphériques, <strong>de</strong>s plis à l’infini. Les univers, pourtant <strong>de</strong> nature<br />

différente, tissent <strong>de</strong>s liens, <strong>de</strong>s réseaux <strong>de</strong> passages « hors limites » rendus<br />

<strong>possibles</strong> par l’imagination. De c<strong>et</strong>te manière s’effectuent les échanges d’un<br />

mon<strong>de</strong> à l’autre, « les i<strong>de</strong>ntités transposées » 133 , « les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> alternatifs » 134 ou<br />

« les doubles », selon la terminologie <strong>de</strong> Doležel. Feu pâle est un jeu<br />

d’assemblage très complexe, où s’imbriquent différents <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>. Qui dit puzzle<br />

dit pièces déjà existantes préalablement, <strong>et</strong> non création ex nihilo sans aucun<br />

132 Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op.cit., p305.<br />

133 Dolezel, Lubomir, H<strong>et</strong>erocosmica, op.cit., p. 282 : “Transworld i<strong>de</strong>ntity. A relationship of<br />

i<strong>de</strong>ntity b<strong>et</strong>ween entities that are located in different possible worlds.”(Une relation d’i<strong>de</strong>ntité<br />

entre <strong>de</strong>s entités situées dans différents <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, ma traduction).<br />

134 I<strong>de</strong>m, p. 279 : « Alternative world. A possible world that is a transform of the actual world or<br />

another possible world. » (Un mon<strong>de</strong> possible qui est une transposition du mon<strong>de</strong> réel ou d’un<br />

autre mon<strong>de</strong> possible, ma traduction).<br />

55


éférent. Nabokov se montrait ironique vis-à-vis du critique traquant les<br />

moindres allusions référentielles ; sans doute peut-on y voir la défiance du<br />

joueur d’échecs jaloux du secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> sa tactique <strong>et</strong> y lire en filigrane l’affirmation<br />

<strong>de</strong> Sebastian Knight dans ce roman <strong>de</strong> Nabokov selon laquelle ce ne sont pas les<br />

éléments qui comptent mais leur combinaison 135 .<br />

L’art <strong>de</strong> rassembler les éléments dispersés est le principe perm<strong>et</strong>tant<br />

l’élaboration <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Au lieu <strong>de</strong> décrire <strong>de</strong> manière linéaire les<br />

appartements les uns après les autres, Perec fon<strong>de</strong> la narration sur l’ordre <strong>de</strong><br />

passage du cavalier sur le bi-carré latin qui correspond à une construction<br />

mathématique précise, dont Stella Béhar reprend la définition.<br />

Le bi-carré latin d’ordre n : c’est un tableau <strong>de</strong> n x n cases, rempli avec n l<strong>et</strong>tres<br />

différentes <strong>et</strong> n chiffres différents, chaque l<strong>et</strong>tre une fois seulement dans chaque ligne <strong>et</strong><br />

chaque colonne, chaque chiffre figurant une fois seulement dans chaque ligne <strong>et</strong> chaque<br />

colonne 136 .<br />

La course du cavalier sur les cases <strong>de</strong> l’immeuble s’effectue selon <strong>de</strong>s modalités<br />

précises, que Stella Béhar rappelle dans son ouvrage, <strong>et</strong> pose une énigme, dont le<br />

« puzzle » est une traduction possible, comme le souligne Perec dans son<br />

préambule.<br />

La polygraphie du cavalier est une énigme mathématique qui consiste à faire parcourir à<br />

un C les 64 cases par 63 sauts consécutifs sans répétition ni omission <strong>de</strong> cases […].<br />

Comme la polygraphie du cavalier s’effectue généralement sur un échiquier <strong>de</strong> 64 cases,<br />

Perec l’adapte aux dimensions d’un casier <strong>de</strong> 100 cases afin <strong>de</strong> la faire coïnci<strong>de</strong>r à la<br />

grille <strong>de</strong> l’autre contrainte : le carré latin orthogonal d’ordre 10 137 .<br />

135 Nabokov, Vladimir, The Real Life of Sebastian Knight, New York : Penguin, 1995. Ce roman<br />

est sa première œuvre en anglais.<br />

136 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, New-York : P<strong>et</strong>er Lang, 1995, p. 94.<br />

137 Béhar, Stella, Georges PerecEcrire pour ne pas dire, op. cit., pp. 94-95.<br />

56


Le narrateur remplit les cases au fur <strong>et</strong> à mesure afin d’aboutir à une totalité, <strong>de</strong><br />

la même manière que Bartlebooth, l’aquarelliste millionnaire, qui construit son<br />

œuvre à partir d’un jeu tripartite qu’il entreprend avec Valène, le peintre-<br />

narrateur, <strong>et</strong> Winckler, le faiseur <strong>de</strong> puzzles.<br />

Chaque puzzle <strong>de</strong> Winckler était pour Bartlebooth une aventure nouvelle, unique,<br />

irremplaçable. […] il bâtirait son puzzle avec une rigueur cartésienne : diviser les<br />

problèmes pour mieux les résoudre, les abor<strong>de</strong>r dans l’ordre, éliminer les combinaisons<br />

improbables, poser ses pièces comme un joueur d’échecs qui construit sa stratégie<br />

inéluctable 138 .<br />

Malgré c<strong>et</strong>te grille géométrique <strong>de</strong> départ les associations sont infinies,<br />

constituant la métaphore même <strong>de</strong> l’existence humaine : la vie individuelle se<br />

heurte aux limites <strong>de</strong> la mortalité, mais la richesse <strong>de</strong>s possibilités <strong>et</strong> potentialités<br />

contenue dans les vies individuelles mises en relation ten<strong>de</strong>nt vers l’infini.<br />

Pourtant Perec utilise <strong>de</strong>s listes d’éléments appartenant à <strong>de</strong>s ensembles<br />

thématiques en établissant <strong>de</strong>s règles d’apparition dans le roman.<br />

Dans les annexes 1, 2 <strong>et</strong> 3 à l’article <strong>de</strong> Bernard Magné : « La vie mo<strong>de</strong> d’emploi » (232-<br />

246), sont répertoriés <strong>de</strong>s listes d’ « activités », « peintures », « tableaux » <strong>et</strong> « livres »,<br />

avec en plus un « modèle du bi-carré latin » répartissant les emprunts aux livres <strong>et</strong> aux<br />

tableaux. Ce <strong>de</strong>rnier document montre que Georges Perec aurait utilisé plusieurs<br />

échantillons <strong>de</strong> bi-carré d’ordre 10 afin <strong>de</strong> manipuler 21 fois 2 séries <strong>de</strong> 10 éléments 139 .<br />

Les manipulations <strong>de</strong> la combinatoire ouvrent sur une potentialité infinie<br />

d’associations qui rappelle, bien plus que le puzzle qui est une grille finie, toutes<br />

les bifurcations <strong>possibles</strong> du jeu d’échecs. Les déplacements sur l’échiquier sont<br />

codifiés par un système <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> <strong>de</strong> chiffres, grille apparemment fermée <strong>et</strong><br />

138 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 398.<br />

139 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 100.<br />

57


finie, utilisée tant dans les parties que pour les problèmes échiquéens ; en fait, les<br />

potentialités au cours d’une partie ten<strong>de</strong>nt vers l’infini.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la combinatoire, notion liée aux mathématiques, est<br />

utilisée dans les jeux <strong>de</strong> manipulation <strong>et</strong> <strong>de</strong> permutation <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres, qu’ils soient<br />

révélés <strong>de</strong> manière explicite, telles les cartes humoristiques (Adolf Hitler<br />

Fourreur, Jean Bonneau charcutier 140 ) ou les anagrammes (Marie = Aimer,<br />

Sparte = Trépas 141 ), fonctionnant comme <strong>de</strong>s indices pour le lecteur afin qu’il<br />

détecte d’autres jeux <strong>de</strong> ce genre. Cinoc apparaît comme un personnage<br />

emblématique : il rédige un dictionnaire <strong>de</strong>s mots rares. Son nom est lui-même<br />

soumis à un jeu <strong>de</strong> transformation par lequel il tente <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver son origine,<br />

processus qui rappelle sa ressemblance avec Perec, comme le souligne Stella<br />

Béhar.<br />

Cinoc, dont le patronyme a, tout comme celui <strong>de</strong> Perec, subi <strong>de</strong>s métamorphoses<br />

remarquables - Kleinhof, Klinov, Szinowcz, Linhaus, <strong>et</strong>c. -, est un double mo<strong>de</strong>ste <strong>et</strong><br />

discr<strong>et</strong>. Cinoc est « un tueur <strong>de</strong> mots ». Employé par les dictionnaires Larousse, il doit<br />

faire la place aux nouveaux mots, éliminer les mots tombés en désuétu<strong>de</strong>. 142<br />

Ce rôle <strong>de</strong>structeur <strong>et</strong> subversif <strong>de</strong> Cinoc rappelle le commentaire <strong>de</strong> Jean-<br />

Jacques Lecercle sur « le reste » (« the remain<strong>de</strong>r »).<br />

Le reste est le r<strong>et</strong>our dans la langue <strong>de</strong>s contradictions <strong>et</strong> affrontements qui tissent le<br />

social ; c’est la persistance dans la langue <strong>de</strong> contradictions <strong>et</strong> d’affrontements révolus, <strong>et</strong><br />

l’anticipation <strong>de</strong> ceux qui s’annoncent 143 .<br />

« Le reste » constitue un lieu <strong>de</strong> conflit, qui présente une analogie avec le jeu<br />

d’échecs. Il s’agit, dans le jeu d’échecs, <strong>de</strong> contredire le jeu <strong>de</strong> l’adversaire, <strong>de</strong><br />

140 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 291.<br />

141 I<strong>de</strong>m, p.489.<br />

142 Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne dire, op. cit., 1995, p. 182.<br />

143 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 185.<br />

58


déjouer les développements qu’il a prévus. A chaque étape du jeu, à chaque coup<br />

se <strong>de</strong>ssine un embranchement : après une phase <strong>de</strong> réflexion, le joueur choisit<br />

une bifurcation possible.<br />

C. Combinaisons, permutations,<br />

bifurcations<br />

Ce jeu perpétuel <strong>de</strong> permutations <strong>et</strong> <strong>de</strong> manipulations <strong>de</strong> la langue détruit les<br />

structures <strong>de</strong> départ <strong>et</strong> qui l’ouvre en même temps à <strong>de</strong> nouvelles structures. Ce<br />

schéma ressemble au « diagramme <strong>de</strong> bifurcations » <strong>de</strong> Prigogine 144 , évoqué<br />

dans l’article <strong>de</strong> Bertrand Westphal « Parallèles, <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, archipels » :<br />

« Dès lors, au lieu <strong>de</strong> faire un parallèle, on aurait à <strong>de</strong>ssiner « un diagramme <strong>de</strong><br />

bifurcations » 145 ».<br />

Le parallèle est une construction linéaire, homogène, alors que les bifurcations<br />

forment une arborescence, un réseau <strong>de</strong> possibilités <strong>et</strong> <strong>de</strong> plis : comme au jeu<br />

d’échecs, toutes les lignes bifurquent selon le choix du joueur. La permutation<br />

<strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres fonctionne, tout comme la polygraphie du cavalier <strong>de</strong> Perec, à partir<br />

d’une règle, d’une structure <strong>de</strong> départ qui s’ouvre à plusieurs choix, tout comme<br />

le cavalier a plusieurs possibilités équidistantes <strong>de</strong> moins en moins nombreuses à<br />

mesure que l’immeuble se reconstruit.<br />

La combinatoire, l’harmonie <strong>de</strong>s chiffres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s parcours imaginaires, la pratique <strong>de</strong>s<br />

permutations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s exercices calqués sur les récréations mathématiques, les échos<br />

d’autres textes introduits par le biais <strong>de</strong> la citation, l’allusion, la parodie ou le plagiat, sont,<br />

144 Ilya Prigogine, Isabelle Stengers, La Nouvelle Alliance, op. cit., p. 229.<br />

145 Westphal, Bertrand, « Parallèles, <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, archipels » dans La revue <strong>de</strong> Littérature<br />

Comparée, p. 237.<br />

59


parmi les éléments constitutifs <strong>de</strong> l’œuvre, ceux qui s’inspirent directement <strong>de</strong> la<br />

cybernétique. 146<br />

C<strong>et</strong>te ambition totalisante <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Perec, qui exprime la complexité du<br />

mon<strong>de</strong>, a <strong>de</strong>s affinités avec certains domaines <strong>de</strong> l’expérimentation scientifique,<br />

comme le démontre Stella Béhar. Le mouvement Oulipo s’inscrit dans c<strong>et</strong>te<br />

association <strong>de</strong> l’écriture <strong>et</strong> <strong>de</strong> métho<strong>de</strong>s d’expérimentations scientifiques. C<strong>et</strong>te<br />

visée poétique <strong>et</strong> mathématique, alliant chiffres <strong>et</strong> l<strong>et</strong>tres, <strong>de</strong> la construction en<br />

forme <strong>de</strong> vaste arborescence qu’entreprend Perec, rappelle ce que Prigogine dit<br />

<strong>de</strong> la science contemporaine, qualifiant la science <strong>de</strong> poétique, au sens<br />

étymologique <strong>de</strong> créateur 147 . C<strong>et</strong>te transformation dynamique <strong>de</strong> l’obj<strong>et</strong> au cours<br />

<strong>de</strong> l’expérimentation scientifique <strong>et</strong> littéraire démontre l’extrême plasticité <strong>de</strong>s<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, qui rend dès lors la frontière entre univers empirique <strong>et</strong><br />

univers imaginaire plus poreuse. C<strong>et</strong>te instabilité <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> en général, déjà<br />

pressentie par le poète scientifique <strong>et</strong> logicien Lewis Carroll, jouant avec <strong>de</strong>s<br />

personnages aux formes mouvantes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mots aux contours fluctuants <strong>et</strong><br />

insaisissables, illustre les affirmations <strong>de</strong> philosophes <strong>de</strong> logique modale tels<br />

Kendall L. Walton , qui souligne l’incertitu<strong>de</strong> épistémologique du réel comme<br />

du fictionnel 148 .<br />

146 Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, op. cit., p.165.<br />

147 Prigogine, Ilya, <strong>et</strong> Stengers, Isabelle, La Nouvelle Alliance, op. cit., p. 374 : « Au sein d’une<br />

population riche <strong>et</strong> diverse <strong>de</strong> pratiques cognitives, notre science occupe la position singulière<br />

d’écoute poétique <strong>de</strong> la nature – au sens étymologique où le poète est un fabricant -, exploration<br />

active, manipulatrice <strong>et</strong> calculatrice mais désormais capable <strong>de</strong> respecter la nature qu’elle fait<br />

parler. »<br />

148 Walton, Kendall L., “How Remote are Fictional Worlds from the Real World”, in Journal of<br />

Aesth<strong>et</strong>ics and Art Criticism”, 1978, p. 12 : “ The barrier b<strong>et</strong>ween worlds is non air-tight. There<br />

are epistemological holes. We know a great <strong>de</strong>al about what happens in fictional worlds […] and<br />

occasionally we are privileged with information about fictional happenings far in future - in year<br />

1984, or 2001”. “La barrière entre les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> n’est pas étanche. Ils contiennent <strong>de</strong>s ouvertures<br />

épistémologiques. On sait beaucoup <strong>de</strong> choses sur ce qui se passe dans <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> fictionnels<br />

[…] <strong>et</strong> parfois on a le privilège <strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong>s informations sur <strong>de</strong> faits fictionnels arrivant dans<br />

un avenir lointain – en l’an 1984 ou 2001. »<br />

60


La connaissance scientifique <strong>et</strong> littéraire est fondée sur l’hypothèse,<br />

l’expérimentation d’un réel fluctuant ou d’un mon<strong>de</strong> fictionnel qui se construit,<br />

<strong>de</strong> pli en pli, selon le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong>s associations à l’infini. La mise en relation active<br />

entre l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> chiffres dans l’écriture <strong>de</strong> Perec n’évoque pas seulement les<br />

procédés <strong>et</strong> métho<strong>de</strong>s scientifiques <strong>et</strong> le déplacement <strong>de</strong> pièces sur l’échiquier,<br />

mais aussi <strong>de</strong>s traditions mystiques fondées sur un réseau <strong>de</strong> correspondances<br />

symboliques <strong>et</strong> esthétiques. Stella Béhar a relevé c<strong>et</strong>te aspect <strong>de</strong> la<br />

combinatoire : « On trouve au début <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la combinatoire, comme le<br />

témoignage <strong>de</strong> tentatives plus au moins développées <strong>de</strong> réflexion sur l’être<br />

humain <strong>et</strong> son <strong>de</strong>stin, <strong>de</strong>s interprétations mystiques (carrés magiques) ou<br />

divinatoires (le I Ching chinois) 149 . »<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, trois l<strong>et</strong>tres hébraïques s’inscrivent sur la mezouza<br />

<strong>de</strong> Cinoc (elles forment le mot Shadaï, un <strong>de</strong>s noms du divin) 150 . Ce personnage,<br />

dont le nom contient le même nombre <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres que l’auteur <strong>et</strong> qui signifie<br />

« p<strong>et</strong>it fils » en russo-polonais, fonctionne comme un double <strong>de</strong> Perec proj<strong>et</strong><br />

échiquéen <strong>de</strong> Perec dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi 151 . Ce qui perm<strong>et</strong> le mouvement<br />

149 Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, op. cit., p. 101. La Cabale figure parmi<br />

ces traditions <strong>de</strong> mystique ésotérique pratiquant la permutation <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres, avec un système <strong>de</strong><br />

correspondance entre les chiffres <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres, la « guématria », que décrit Marc-Alain Ouaknin<br />

dans Concerto pour quatre consonnes sans voyelles Paris : Balland, 1998. La mezouza est un<br />

parchemin écrit à la main qui contient plusieurs passages <strong>de</strong> la tora <strong>et</strong> que l’on fixe à la porte <strong>de</strong><br />

la maison. (Ouaknin, Marc-Alain, Les Symboles du Judaïsme, Paris : Assouline, 1999, p. 26).<br />

150 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 481.<br />

151 Ouaknin, Marc-Alain, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, op.cit., p. 278 :<br />

« L’espace échiquéen est le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> ce que la Cabale appelle le din. La rigueur du « c’est ainsi<br />

<strong>et</strong> pas autrement », qualité d’être qui ne perm<strong>et</strong> pas la survie ; selon le Midrach, le mon<strong>de</strong> a<br />

d’abord été créé par les lois du din <strong>et</strong> n’a pas pu subsister. C<strong>et</strong>te analogie a intéressé les<br />

cabalistes au plus haut point lorsqu’ils ont découvert <strong>et</strong> souligné que « l’énergie sémantique »<br />

(guématria) du mot din était <strong>de</strong> 64 (dal<strong>et</strong> = 4 ; yod =10 ; noun = 50). Les 64 cases <strong>de</strong> l’échiquier<br />

sont littéralement l’espace numérique du din. » Ces jeux <strong>de</strong> manipulations entre l’hébreu <strong>et</strong> le<br />

français, même si elles n’ont qu’une dimension ludique, présentent une affinité avec les<br />

spéculations <strong>de</strong> la Cabale. Dans son ouvrage sur ce suj<strong>et</strong>, Marc-Alain Ouaknin consacre un<br />

chapitre au jeu d’échecs.<br />

61


sur l’échiquier, donc la créativité <strong>et</strong> la vie, c’est l’espace du vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> trente-<strong>de</strong>ux<br />

cases entre les cases pleines du même nombre.<br />

Le jeu <strong>de</strong> permutation <strong>de</strong>s pièces correspond à une libération par rapport aux structures<br />

immobiles <strong>et</strong> rigi<strong>de</strong>s du départ, comme les manipulations du langage s’affranchissent du<br />

cadre traditionnel <strong>de</strong>s conventions langagières. Le cas échéant, c<strong>et</strong>te violence contre les<br />

structures traditionnelles linguistiques peut amener au « meurtre », comme Cinoc,<br />

employé zélé <strong>de</strong> Larousse qui s’emploie à détruire les mots désu<strong>et</strong>s <strong>et</strong> à les remplacer par<br />

d’autres. La violence sur l’échiquier, basée sur la volonté <strong>de</strong> détruire les pièces adverses,<br />

coexiste avec le mouvement <strong>et</strong> le multiple, ce qui rappelle les réflexions <strong>de</strong> Jean-Jacques<br />

Lecercle sur « le reste » qui s’exprime dans le langage du fou comme du poète 152. La<br />

traversée du reste, c’est évi<strong>de</strong>mment celle d’Alice qui se proj<strong>et</strong>te à travers l’échiquier,<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la duplication <strong>et</strong> <strong>de</strong> la multiplication, le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’altérité où la relation entre<br />

signifié <strong>et</strong> signifiant <strong>de</strong>vient problématique; c’est aussi le mon<strong>de</strong> du non-sens, obj<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

réflexion <strong>de</strong> Deleuze dans Logique du sens : « Faire circuler la case vi<strong>de</strong>, <strong>et</strong> faire parler<br />

les singularités pré-individuelles <strong>et</strong> non personnelles, bref produire le sens, est la tâche<br />

d’aujourd’hui. »<br />

De l’autre côté du miroir, Alice découvre la dualité du sens, la logique du sens<br />

comme du non-sens dont le poème inversé du miroir, « Jabberwocky » 153 , est<br />

l’émanation. Ce voyage initiatique est entreprit avec un sentiment jubilatoire, qui<br />

fait penser à l’expression <strong>de</strong> Derrida un siècle plus tard : « L’avènement <strong>de</strong><br />

l’écriture est l’avènement du jeu 154 ».<br />

Le procédé est du genre suivant : un mot, souvent <strong>de</strong> nature alimentaire, apparaît en<br />

majuscules imprimées comme un collage qui le fige <strong>et</strong> le <strong>de</strong>stitue <strong>de</strong> son sens ; mais en<br />

même temps que le mot épinglé perd son sens, il éclate en morceaux, se décompose en<br />

152 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence <strong>de</strong> la langue, op. cit., p. 67. Pour passer <strong>de</strong> la grammaire<br />

au reste, il suffira donc <strong>de</strong> pratiquer ces <strong>de</strong>ux opérations <strong>de</strong> façon erronée ou/<strong>et</strong> excessive. Le<br />

reste est le lieu <strong>de</strong> l’analyse excessive <strong>et</strong> <strong>de</strong> la fausse synthèse Le patient délirant <strong>et</strong> le poète<br />

inspire s’y laissent aller; la langue aussi.<br />

153 Carroll, Lewis, Through the Looking- Glass , De l’Autre côté du miroir, op. cit. , pp. 64-65.<br />

154 Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, op. cit., p. 57.<br />

62


syllabes, en l<strong>et</strong>tres, surtout en consonnes qui agissent directement sur le corps, le<br />

pénètrent <strong>et</strong> le meurtrissent. 155<br />

Le mot, souvent d’ordre alimentaire, lié à l’oralité, apparaît dans toute<br />

son incertitu<strong>de</strong> ontologique, insaisissable, voué au morcellement ; un passage<br />

pertinent peut illustrer ce phénomène courant dans ce roman. Alice, pion blanc<br />

promu reine selon la règle échiquéenne <strong>et</strong> selon les prévisions du diagramme<br />

introducteur, s’attend à faire bonne chair dans le festin final mais son proj<strong>et</strong> est<br />

contredit dans ce chaos final où aucun aliment n’est consommé .<br />

Tout à coup, un rire enroué se fit entendre tout près d’elle. Elle se r<strong>et</strong>ourna pour voir<br />

quelle raison avait la reine blanche <strong>de</strong> rire <strong>de</strong> la sorte ; mais, à la place <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière,<br />

c’était le gigot <strong>de</strong> mouton qui était assis sur le siège <strong>de</strong> la souveraine : « Me voici » cria la<br />

voix <strong>de</strong> quelqu’un qui <strong>de</strong>vait se trouver dans la soupière, <strong>et</strong> Alice se r<strong>et</strong>ourna <strong>de</strong> nouveau,<br />

juste à temps pour apercevoir le large <strong>et</strong> affable visage <strong>de</strong> la Reine lui sourire un instant<br />

par-<strong>de</strong>ssus le rebord du récipient, avant <strong>de</strong> disparaître au sein du potage 156.<br />

Dépassement <strong>de</strong> limites, disparition : on est à mille lieues <strong>de</strong> l’échiquier<br />

symbolisant l’ordre <strong>et</strong> la rigueur, la partie se jouant entre la langue <strong>et</strong> le reste qui<br />

fait <strong>de</strong>s siennes <strong>et</strong> refuse l’enfermement dans un espace circonscrit. La pièce du<br />

jeu est solidaire <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te rébellion. Le rire « hoarse », « enroué », renvoie à<br />

l’homophonie au début <strong>de</strong> la traversée lorsqu’ Alice entend le cheval arriver : « «<br />

155 Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p.107.<br />

156 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’autre côté du miroir, op. cit. , pp. 236-37 :<br />

“ At this moment she heard a hoarse laugh at her si<strong>de</strong>, and turned to see what was the matter with<br />

the White Queen; but, instead of the Queen, there was the leg of mutton sitting in the chair.<br />

“Here I am!” cried a voice from a soup-tureen, and Alice turned again, just in time to see the<br />

Queen’s broad, good-natured face grinning at her for a moment over the edge of the tureen,<br />

before she disappeared into the soup. ” Le début du texte anglais introduit une polysémie<br />

phonétique : “she heard a hoarse laugh” veut dire qu’elle entendit un rire enroué, mais, à l’oral,<br />

peut vouloir dire qu’elle entendit un cheval rire.<br />

63


It sounds like a horse […] « You might make a joke on that -som<strong>et</strong>hing about<br />

« horse » and « hoarse », you know” 157 .”<br />

L’impossibilité <strong>de</strong> traduire l’homophonie <strong>et</strong> le jeu entre le son <strong>et</strong> le sens rend la traduction<br />

malaisée. De même, le passage en miroir où Alice rencontre un faon, « fawn » en anglais<br />

(qui est un double <strong>de</strong> « pawn », le pion qu’est Alice), ne produit pas en français ce jeu <strong>de</strong><br />

duplicité. Jeux <strong>de</strong> rapprochements auditifs <strong>et</strong> sémantiques, <strong>de</strong> dislocation <strong>et</strong><br />

d’agglutination : autant d’activités langagières qui ressemblent au chaos mais ne<br />

représentent qu’un nouvel ordre instauré avec la multiplicité <strong>de</strong> ses plis, comme le décrit<br />

Deleuze dans Le Pli, les définissant comme <strong>de</strong>s nouveaux « com<strong>possibles</strong> » <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

compatibles, qui ne le sont pas dans la logique habituelle 158 .<br />

La combinatoire implique la <strong>de</strong>struction d’une structure <strong>de</strong> base, une violence<br />

qui fait éclater le langage, mais la structure d’arrivée instaure un nouvel<br />

agencement, comme c’est le cas pour les mots valises <strong>de</strong> Lewis Carroll,<br />

constitués <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mots <strong>de</strong> départ. Ce dédoublement, où <strong>de</strong>ux termes sont<br />

rassemblés à partir d’une infinité <strong>de</strong> combinaisons <strong>possibles</strong>, crée une nouvelle<br />

entité qui contient sa propre cohérence, composée <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux sens, comme<br />

l’explique Humpty Dumpty : « ‘Well, « slithy » means « lithe and slimy » is the<br />

same as « active ». You see it’s like a portmanteau - there are two meanings<br />

packed up in one word” 159 .”<br />

157 Carroll, Lewis, : « On dirait un cheval en colère qui hennit […] Vous pourriez fabriquer un<br />

jeu <strong>de</strong> mots à ce propos… Quelque chose sur « hennir » <strong>et</strong> « en ire », voyez-vous bien. »<br />

158 Deleuze, Gilles, Le Pli, op. cit., p. 104 : « D’après une approximation cosmologique, le chaos<br />

serait l’ensemble <strong>de</strong>s <strong>possibles</strong>, c’est à dire toutes les essences individuelles en tant que chacune<br />

tend à l’existence pour son compte ; mais le crible ne laisse passer que le com<strong>possibles</strong>, <strong>et</strong> la<br />

meilleure combinaison <strong>de</strong> com<strong>possibles</strong>. Suivant une approximation physique, le chaos serait <strong>de</strong>s<br />

ténèbres sans fond, mais le crible en extrait le sombre fond, le « fuscum subnigrum » qui, si peu<br />

qu’il diffère du noir, contient pourtant toutes les couleurs : le crible est la machine infiniment<br />

machinée qui constitue la Nature. D’un point <strong>de</strong> vue psychique, le chaos serait un universel<br />

étourdissement, l’ensemble <strong>de</strong> toutes les perceptions <strong>possibles</strong> comme autant d’infinitésimales<br />

ou d’infiniment p<strong>et</strong>its. »<br />

159 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 160-61 :<br />

“Eh, bien slictueux signifie souple, actif, onctueux. C’est comme une valise, voyez-vous bien : il<br />

y a <strong>de</strong>ux significations contenues dans un seul mot. »<br />

64


Les exemples sont légion, <strong>de</strong> l’autre côté du miroir, <strong>de</strong> ces mots qui, unifiés à<br />

l’intérieur d’une même structure, créent un sens qui n’existait pas. Les mots-<br />

valises créent <strong>de</strong>s concepts nouveaux <strong>et</strong> hybri<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>s monstruosités<br />

linguistiques, au sens étymologique <strong>de</strong> terme (« monstrare »), pour reprendre<br />

l’expression <strong>de</strong> Jean-Jacques Lecercle : « Nous rencontrons <strong>de</strong> ces monstres <strong>de</strong><br />

langue à chaque page du dictionnaire.»<br />

C’est en partie grâce à eux que le vocabulaire se développe. Tels sont les mots valise,<br />

terme inventé par Lewis Carroll qui en forgea beaucoup (<strong>de</strong> « bread and butter » <strong>et</strong><br />

« butterfly », il fit « bread-and-butterfly », une mouche qui se nourrit exclusivement <strong>de</strong><br />

tartines <strong>de</strong> beurres) 160.<br />

Ce procédé démontre l’extrême productivité <strong>de</strong> la combinatoire <strong>et</strong> ses<br />

possibilités d’enrichir la langue <strong>et</strong>, par là même, la réalité : « L’infinité <strong>de</strong>s<br />

possibilités offertes par c<strong>et</strong>te métho<strong>de</strong> donne le vertige ; toute une bibliothèque<br />

<strong>de</strong> Babel s’offre à nous 161 . »<br />

Il démontre que les mots ne sont pas un refl<strong>et</strong> mécanique <strong>et</strong> servile du mon<strong>de</strong>. La<br />

notion <strong>de</strong> miroir chez Lewis Carroll est plutôt liée aux processus divers <strong>de</strong><br />

duplication <strong>et</strong> <strong>de</strong> multiplication en autant <strong>de</strong> plis <strong>et</strong> <strong>de</strong> replis : les mots inventent<br />

le mon<strong>de</strong> en actualisant <strong>de</strong>s <strong>possibles</strong>. C<strong>et</strong>te priorité <strong>de</strong> l’œuvre d’art sur le réel<br />

rappelle l’argument <strong>de</strong> Bradley, cité par Lubomir Doležel dans H<strong>et</strong>erocosmica :<br />

« La nature d’une oeuvre d’art n’est pas <strong>de</strong> faire partie, ni pour autant d’être une<br />

copie du mon<strong>de</strong> réel (selon l’acception habituelle <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te expression), mais un<br />

mon<strong>de</strong> en soi, indépendant, compl<strong>et</strong>, autonome 162 . » Pourtant, il est illusoire <strong>de</strong><br />

croire en l’absolu affranchissement d’un mon<strong>de</strong> possible par rapport au réel,<br />

d’où la pertinence <strong>de</strong> la métaphore du puzzle : les éléments existent <strong>de</strong> façon<br />

préétablie, c’est leur logique <strong>de</strong> mise en ordre qui fon<strong>de</strong> l’œuvre d’art.<br />

160 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 93.<br />

161 I<strong>de</strong>m, p. 91.<br />

162 Dolezel, Lubomir, H<strong>et</strong>erocosmica , op. cit. « The nature of a work of art is to be not a part,<br />

nor y<strong>et</strong> a copy of the real world (as we commonly un<strong>de</strong>rstand that phrase), but a world by itself,<br />

in<strong>de</strong>pen<strong>de</strong>nt, compl<strong>et</strong>e, autonomous. » (Ma traduction).<br />

65


Une autre modalité d’assemblage d’un réel préexistant est l’agencement<br />

alphabétique. C<strong>et</strong>te recomposition selon un ordre lié à la première l<strong>et</strong>tre montre<br />

une volonté affichée d’adopter un critère objectif, ce qui n’est que faux<br />

semblant, comme les prétendues règles objectives du jeu d’échecs censées régir<br />

la traversée d’Alice. Les règles sont, en réalité, totalement soumises à l’arbitraire<br />

<strong>et</strong> à la volonté <strong>de</strong> l’auteur, malgré leur référence à un critère objectif.<br />

D. Agencement alphabétique<br />

L’agencement <strong>de</strong>s mots selon le critère alphabétique est une <strong>de</strong>s modalités dont<br />

la littérature post-mo<strong>de</strong>rne a laissé quelques exemples 163 , comme le remarque<br />

Brian McHale : « Moyen efficace d’ordonner les mots, <strong>et</strong> par conséquent<br />

d’ordonner un mon<strong>de</strong>, l’alphabétisation a parfois été utilisée pour imposer un<br />

ordre arbitraire aux textes post-mo<strong>de</strong>rnes 164 . »<br />

Dans la dynamique lexicale du texte <strong>de</strong> Nabokov apparaît une loi d’énumération<br />

selon l’ordre alphabétique, ce qui est tout à fait cocasse dans un roman<br />

kaléidoscopique où noms <strong>et</strong> références subissent <strong>de</strong> continuelles métamorphoses.<br />

L’évocation <strong>de</strong>s quatre filles du juge Goldsworth, que l’assassin aurait confondu<br />

avec Sha<strong>de</strong> (avec le poète : combinaison à partir <strong>de</strong> Wordsworth), établit une<br />

classification alphabétique allant <strong>de</strong> la plus jeune à la plus âgée : Alphina (9<br />

ans), B<strong>et</strong>ty (10 ans), Candida (12 ans) <strong>et</strong> Dee (14 ans) 165 . Il nomme d’ailleurs<br />

163 On pense à Alphab<strong>et</strong>ical Africa <strong>de</strong> Walter Abisch (New York : New Directions, 1974) ou<br />

Voir ci-<strong>de</strong>ssous : Amour <strong>de</strong> David Grossman, traduit par Judith Misrahi <strong>et</strong> Ami Barrash (Paris :<br />

Seuil, 1991).<br />

164 McHale, Brian, Post-Mo<strong>de</strong>rnist Fiction, New-York : M<strong>et</strong>huen, 1987, p. 157 : « An effective<br />

tool for or<strong>de</strong>ring words, and therefore for or<strong>de</strong>ring a world, alphab<strong>et</strong>ization has som<strong>et</strong>imes been<br />

used to impose arbitrary or<strong>de</strong>r on postmo<strong>de</strong>rnist texts . » (Ma traduction).<br />

165 Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op. cit., 1965, p. 111 (Pale Fire, op. cit., p. 68).<br />

66


Wordsworth « le chef <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te famille alphabétique », au cas où le lecteur n’eût<br />

pas prêté attention à l’astuce 166 , dans une stratégie <strong>de</strong> secrète manigance <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

dévoilement successif propre au joueur d’échecs. Ce jeu dénote l’obsession du<br />

classement <strong>de</strong> l’entomologiste collectionneur <strong>de</strong> papillons.<br />

Ce schéma <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres en ordre alphabétique associées à <strong>de</strong>s nombres croissant<br />

renvoie au quadrillage <strong>de</strong>s cases <strong>de</strong> l’échiquier familier au joueur d’échecs<br />

chevronné. La grille représente une structure inflexible <strong>et</strong> totalisante liée a la loi<br />

qu’incarne doublement le père <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites filles, puisqu’il est juge. Kinbote est<br />

d’ailleurs le locataire <strong>de</strong> c<strong>et</strong> éminent juge, dans c<strong>et</strong>te vieille <strong>de</strong>meure « triste,<br />

noire <strong>et</strong> blanche, à moitié en bois 167 . »<br />

La loi est ce qui « lie les choses entre elles », du latin « ligere ». L’espace <strong>de</strong> la<br />

loi, d’un ensemble <strong>de</strong> règles déterminées, s’ouvre sur l’infini : le juge<br />

Goldsworth ressemble au poète Sha<strong>de</strong>, avec qui le tueur pourrait l’avoir<br />

confondu, <strong>et</strong> loue sa <strong>de</strong>meure au commentateur Kinbote, créateur <strong>de</strong> ses propres<br />

associations, exégèse à l’infini du poème. Les quatre p<strong>et</strong>ites filles ordonnées<br />

selon <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s chiffres font penser à <strong>de</strong>s pions sur l’échiquier qui, à la<br />

manière <strong>de</strong> la chenille se métamorphosant en papillon, peuvent se changer en<br />

reines à leur arrivée <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> l’échiquier. Kinbote proj<strong>et</strong>te mentalement<br />

leur métamorphose possible dans l’avenir 168 .<br />

Le nombre quatre structure le jeu d’échecs, puisque le jeu est composé <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

fois seize pièces (quatre fois quatre), huit pions (quatre fois <strong>de</strong>ux), quatre fous,<br />

cavaliers <strong>et</strong> tours, le roi <strong>et</strong> la reine possédant leur double inversé. C<strong>et</strong>te<br />

thématique <strong>de</strong> la duplication inversée apparaît <strong>de</strong> manière humoristique lorsque<br />

Kinbote découvre la photo <strong>de</strong>s parents Goldsworth, chacun ressemblant à un<br />

166 I<strong>de</strong>m, p. 112 (I<strong>de</strong>m, p. 69 : “ this alphab<strong>et</strong>ic family “ ).<br />

167 Ibid., p. 111 (Ibid, p. 68 : “ Actually, it was an old, dismal, white-and-black, half-timbered<br />

house”). Le bois peut rappeler les pièces du jeu d’échecs.<br />

168 Nabokov, Vladimir, Feu pale, op. cit., p. 111 : «… se transformeront bientôt, d’horriblement<br />

gentilles p<strong>et</strong>ites écolières, en élégantes jeunes filles <strong>et</strong> en mères incomparables. » (Pale Fire, op.<br />

cit., p. 68 : “ …will soon change from horrible cute little schoolgirls to smart young ladies and<br />

superior mothers.”)<br />

67


personnages du sexe opposé 169 , c<strong>et</strong>te confusion <strong>de</strong>s sexes reflétant<br />

l’homosexualité <strong>de</strong> Kinbote.<br />

L’encyclopédie dispersée dans la maison <strong>de</strong> Kinbote révèle une volonté <strong>de</strong><br />

rem<strong>et</strong>tre en ordre ce qui a été disséminé, volonté liée à la quadrature <strong>de</strong><br />

l’échiquier.<br />

Cependant, je ne me souciai pas beaucoup <strong>de</strong> la bibliothèque familiale était également<br />

éparpillée à travers la maison – quatre séries différentes d’Encyclopédies <strong>de</strong> la Jeunesse<br />

<strong>et</strong> une, très volumineuse, pour adultes, qui montait d’étagère en étagère le long d’un<br />

escalier pour aller crever son appendice dans le grenier. A en juger par les romans qui se<br />

trouvaient dans le boudoir <strong>de</strong> Mrs Goldsworth, sa curiosité intellectuelle était très étendue,<br />

allant <strong>de</strong> l’Ambre au Zen. Le chef <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te famille alphabétique possédait également une<br />

bibliothèque, mais elle consistait surtout en ouvrages <strong>de</strong> droit <strong>et</strong> en un tas <strong>de</strong> dossiers aux<br />

titres bien en évi<strong>de</strong>nce. 170<br />

Un jeu <strong>de</strong> miroir s’instaure entre les membres <strong>de</strong> la collectivité, <strong>de</strong> la famille, <strong>et</strong><br />

les mots rangés dans <strong>de</strong>s livres. Ce système <strong>de</strong> correspondances entre le signifié,<br />

le référent, <strong>et</strong> le signifiant, le mot, est illustré par l’obj<strong>et</strong> même qu’est<br />

l’encyclopédie, qui établit un lien entre l’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> sa définition linguistique. Les<br />

quatre encyclopédies correspon<strong>de</strong>nt aux quatre p<strong>et</strong>ites filles. Elles sont mises sur<br />

le même plan, par la notion même <strong>de</strong> séries, sans être différentiées, ce qui<br />

renforce la similitu<strong>de</strong> avec <strong>de</strong>s pions d’échiquiers disséminés dans l’espace <strong>de</strong> la<br />

169 I<strong>de</strong>m, p. 111 : « Dans le cabin<strong>et</strong> <strong>de</strong> travail, je découvris une gran<strong>de</strong> photo <strong>de</strong> leurs parents,<br />

sexes inversés, Mrs G. ressemblant à Malenkov <strong>et</strong> Mr. G. à une vieille sorcière à chevelure <strong>de</strong><br />

méduse. » ( I<strong>de</strong>m, p. 69 : « In the study I found a large picture of their parents, with sexes<br />

reversed, Mr G. resembling Malenkov, and Mr G. a Medusa-locked hag. »).<br />

170 Pale Fire, op. cit., p. 112. (Feu pale op. cit., p. 69) : « I didn’t bother, though, to do much<br />

about the family books which were also all over the house – four s<strong>et</strong>s of different Children’s<br />

Encyclopedias, and a stolid grown-up one that ascen<strong>de</strong>d all the way from shelf to shelf along a<br />

flight of stairs to burst an appendix in the attic. Judging by the novels in Mrs Goldsworth’s<br />

boudoir, her intellectual interests were fully <strong>de</strong>veloped, going as they did from Amber to Zen.<br />

The head of this alphab<strong>et</strong>ical family had a library too, bit this consisted mainly of legal works<br />

and a lot of conspicuously l<strong>et</strong>tered ledgers.”).<br />

68


maison. L’encyclopédie <strong>de</strong>s adultes domine totalement l’espace, dans un<br />

déplacement continu.<br />

C<strong>et</strong>te omniprésence spatiale <strong>de</strong> Mrs Goldsworth, dont les romans sont classés<br />

d’Ambre à Zen, <strong>de</strong> manière alphabétique, est particulièrement éloquente. La<br />

l<strong>et</strong>tre majuscule amplifie la puissance du mot, sa potentialité en soi, détachée du<br />

réel. C<strong>et</strong>te surpuissance d’une connaissance classée <strong>de</strong> A à Z rappelle<br />

l’omniprésence <strong>de</strong> la dame aux échecs, qui peut parcourir toutes les cases, en<br />

long, en large <strong>et</strong> en diagonale, <strong>de</strong> la case la plus proche à la plus éloignée.<br />

Les livres, c’est à dire les mots semblent tout-puissants <strong>et</strong> se rebeller contre<br />

l’espace du réel, qu’ils envahissent ; les livres, les mots semblent former <strong>de</strong>s<br />

lignes <strong>et</strong> construire <strong>de</strong>s mouvements, à la manière <strong>de</strong> pièces échiquéennes.<br />

Nabokov a d’ailleurs établi, <strong>de</strong> manière explicite, une corrélation entre les mots<br />

<strong>et</strong> leur agencement <strong>et</strong> le mouvement <strong>de</strong>s pièces sur l’échiquier dans sa<br />

publication en 1971 <strong>de</strong> Poèmes <strong>et</strong> problèmes 171 . La combinatoire construit un<br />

réseau <strong>de</strong> significations à partir d’unités isolées, dans la poésie comme au jeu<br />

d’échecs.<br />

Le roi Kinbote (« king ») se défie <strong>de</strong> toutes les reines <strong>et</strong> <strong>de</strong> leur puissance, <strong>et</strong> en<br />

particulier <strong>de</strong> Sybil, le femme <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, qui le frustre dans sa jouissance<br />

homosexuelle d’être en présence <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> « jouer » avec ce défunt poète<br />

en participant a l’élaboration <strong>de</strong> sa poésie : c<strong>et</strong>te dame se place toujours <strong>de</strong>vant<br />

son roi afin <strong>de</strong> le protéger <strong>de</strong>s avances <strong>de</strong> Kinbote, comme <strong>de</strong> nombreux<br />

passages rétrospectifs le démontrent 172 .<br />

L’ordre abécédaire <strong>de</strong> Vladimir Nabokov est une <strong>de</strong> ses modalités ludiques, dont<br />

l’agencement renvoie à l’espace échiquéen. Le déplacement <strong>de</strong>s pièces dans une<br />

position stratégique, décidée par la voix dictatoriale <strong>de</strong> l’auteur, reflète les jeux<br />

<strong>de</strong> passages d’une langue à l’autre dont les multiples éclats sémantiques <strong>et</strong><br />

auditifs sont livrés à l’astuce du lecteur dans un jeu inépuisable <strong>et</strong> invérifiable<br />

tendant vers l’infini. C<strong>et</strong>te écriture codée aux multiples plis, dont la<br />

171 C<strong>et</strong>te œuvre se compose <strong>de</strong> trois parties : <strong>de</strong>s poèmes russes <strong>de</strong> jeunesse, <strong>de</strong>s poèmes en<br />

anglais <strong>et</strong> <strong>de</strong>s problèmes échiquéens. Nabokov, Vladimir, Poèmes <strong>et</strong> Problèmes, op. cit.<br />

172 A titre d’exemple, p. 190 , Sybil empêche Kinbote d’entrer en communication avec son mari,<br />

qui se repose. (dans l’édition originale, pp. 128-129).<br />

69


classification alphabétique manifeste la volonté d’ordonner les mots selon une<br />

règle arbitraire mais non aléatoire, s’inscrit dans le définition du « ludus »<br />

donnée par Caillois.<br />

Les mots croisés, les récréations mathématiques, les anagrammes, vers olorimes <strong>et</strong><br />

logogriphes <strong>de</strong> diverses sortes, la lecture active <strong>de</strong> romans policiers (j’entends en<br />

essayant d’i<strong>de</strong>ntifier le coupable), les problèmes d’échecs <strong>et</strong> <strong>de</strong> bridge, constituent autant<br />

<strong>de</strong> variétés <strong>de</strong> la forme la plus répandue <strong>et</strong> la plus pure du ludus 173.<br />

Ces multiples jeux <strong>de</strong> permutations <strong>et</strong> d’associations s’inscrivent dans une<br />

dialectique du vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> du plein, qui présente une analogie avec le fonctionnement<br />

échiquéen : les mots <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres sont manipulés telles les pièces sur l’échiquier,<br />

qui passent, à chaque coup, d’une case pleine à une case vi<strong>de</strong>, ou pleine<br />

remplaçant une autre pièce qu’elle élimine alors.<br />

E. Le vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> le plein<br />

Tous ces mo<strong>de</strong>s du ludique apparaissent dans Feu pâle comme dans La Vie<br />

mo<strong>de</strong> d’emploi. L’énigme policière fait partie <strong>de</strong> la trame principale <strong>de</strong> Feu pâle.<br />

L’i<strong>de</strong>ntité du meurtrier <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> sa motivation, sur lesquelles peut spéculer le<br />

lecteur, restent <strong>de</strong>s questions ouvertes sans qu’aucune réponse définitive ne lui<br />

soit apportée. Comme au jeu d’échecs, plusieurs combinaisons sont <strong>possibles</strong>.<br />

Les perspectives <strong>de</strong> la logique modale liées à l’intrigue ne se ferment à aucune<br />

interprétation présentée dans le roman, qui se compose comme un problème<br />

d’échecs : le roi Sha<strong>de</strong> ( le nom « Sha<strong>de</strong> » signifiant « ombre » suggère que le<br />

poète correspond au roi noir) a été tué <strong>et</strong> il s’agit <strong>de</strong> découvrir quelle a été la<br />

combinaison qui a mené à l’échec.<br />

173 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes : le masque <strong>et</strong> le vertige, op. cit., p. 81.<br />

70


La théorie <strong>de</strong> Kinbote selon laquelle il interprète le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, dans ce jeu<br />

où les gémellités <strong>et</strong> les dédoublements abon<strong>de</strong>nt en autant <strong>de</strong> passages secr<strong>et</strong>s,<br />

ouvre un mon<strong>de</strong> possible quant à l’intrigue policière : Sha<strong>de</strong> aurait été assassiné<br />

par Gradus, issu du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la « Zembla » dont la progression « graduelle »<br />

peut être imaginée comme un possible parallèle à l’élaboration du poème.<br />

Suzanne Fraysse présente un tableau démontrant le déroulement <strong>de</strong> l’œuvre<br />

poétique <strong>et</strong> l’arrivée <strong>de</strong> Gradus, porteur <strong>de</strong> mort, ponctuée d’étapes comme sur<br />

les cases d’un vaste échiquier : « Un tableau résumera plus simplement qu’un<br />

long discours la façon dont Kinbote fait coïnci<strong>de</strong>r d’une part le récit <strong>de</strong> la<br />

composition du poème, <strong>et</strong> d’autre part, le thème <strong>de</strong> l’approche <strong>de</strong> Gradus chargé<br />

<strong>de</strong> tuer Charles II 174 . »<br />

Le roi <strong>de</strong> Zembla, Charles II, serait Kinbote, la véritable cible <strong>de</strong> Gradus, ce qui<br />

constituerait une parodie <strong>de</strong> Gogol 175 ; Sha<strong>de</strong>, qui n’aurait été que son ombre, son<br />

double, aurait été tué par erreur. Rien ne réfute c<strong>et</strong>te thèse dans le récit du Feu<br />

pâle, <strong>et</strong> rien ne la confirme : elle reste un jeu d’associations cohérent tissé par<br />

Kinbote, un mon<strong>de</strong> possible parmi d’autres. La fiction <strong>de</strong> Kinbote pourrait être<br />

réalité, ce qui rappelle la vision intégrationniste <strong>de</strong> Thomas Pavel 176 , s’opposant<br />

aux perceptions ségrégationnistes ; le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction est une variation<br />

épistémologique, tout comme le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité. Réponses multiples<br />

données au réel, dans ces configurations se mêlent l’histoire <strong>et</strong> l’onirique, le<br />

familier <strong>et</strong> le fabuleux, représenté par une lointaine terre <strong>de</strong> Zembla, où le vert <strong>et</strong><br />

le rouge proj<strong>et</strong>tent leurs étranges refl<strong>et</strong>s.<br />

Les jeux <strong>de</strong> combinaisons <strong>et</strong> <strong>de</strong> miroirs dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, où<br />

apparaissent toutes les modalités du jeu, intrigue policière incluse, se constituent<br />

à partir d’un pan déterminé <strong>et</strong> concr<strong>et</strong> du réel : la faça<strong>de</strong> immobile, à géométrie<br />

174 Fraysse, Suzanne, « Folie, lire <strong>et</strong> délire : Pale Fire », dans Ecriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

Vladimir Nabokov, op. cit., p. 224.<br />

175 Dans Le Journal d’un fou, le personnage délirant se prend pour un roi. Gogol, Nicolas, Le<br />

Journal d’un fou, trad. Sylvie Luneau, dans Gogol : œuvres complètes. Paris : Denoël, 1966.<br />

176 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 19. : « Leurs adversaires adoptent en<br />

revanche une position plus tolérante, voir intégrationniste, <strong>et</strong> soutiennent que nulle véritable<br />

différence ontologique ne sépare la fiction <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scriptions non fictives <strong>de</strong> l’univers. »<br />

71


invariable en apparence. Par ces jeux <strong>de</strong> plis <strong>et</strong> <strong>de</strong> replis imprévisibles, la<br />

narration échappe à l’espace circonscrit d’une structure qui n’a que l’apparence<br />

du statique, <strong>de</strong> l’ordonné <strong>et</strong> du banal.<br />

C’est bien plutôt le baroque qui est le style dominant d’une architecture qui<br />

s’ouvre en multiples jeux associatifs : les eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> réel fusionnent avec<br />

l’incroyable <strong>et</strong> l’inouï, qui se construisent au fil <strong>de</strong> la narration. La démesure <strong>et</strong><br />

sa géométrie variable investit l’espace, comme dirait Bertrand Westphal,<br />

lorsqu’il évoque « le crépuscule du référent » dans son article « Le Spectre<br />

d’Ulysse ou les aléas du référent » : « dresser l’inventaire <strong>de</strong>s relations<br />

complexes <strong>et</strong> passionnantes entre le discours <strong>et</strong> l’espace serait une entreprise<br />

démesurée 177 . »<br />

Le cadre <strong>de</strong> départ se situe dans un espace hyper-déterminé, la faça<strong>de</strong> ou<br />

l’échiquier tronqué <strong>de</strong> dix sur dix dans une temporalité imprécise, une sorte<br />

« d’ici <strong>et</strong> maintenant » sans bornes. Le jeu structure <strong>et</strong> remplit l’espace ; il y est<br />

représenté sous toutes les modalités. Parmi les multiples intrigues policières ou<br />

<strong>de</strong> vengeance, le récit est clôturé par la l<strong>et</strong>tre qui manque au puzzle, construit<br />

dans une collaboration entre Bartlebooth, Valène <strong>et</strong> Winckler : « la pièce que le<br />

mort tient entre ses doigts a la forme, <strong>de</strong>puis longtemps prévisible dans son<br />

ironie même, d’un W 178 ».<br />

C<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre confirme la vengeance <strong>de</strong> Winckler contre Bartlebooth, qui y laisse<br />

sa signature, tout en renvoyant évi<strong>de</strong>mment à l’œuvre antérieure <strong>de</strong> Perec, W ou<br />

le souvenir d’enfance 179 : au lecteur <strong>de</strong> démêler la signification <strong>de</strong> ce fil<br />

d’Ariane.<br />

Selon la terminologie <strong>de</strong> Deleuze dans Mille plateaux, le jeu d’échecs est une<br />

« structure striée » 180 . Cependant , par le jeu incessant qu’il établit entre le vi<strong>de</strong><br />

<strong>et</strong> le plein, le jeu d’échecs perd c<strong>et</strong>te caractéristique première dans certaines<br />

œuvres <strong>de</strong> littérature post-mo<strong>de</strong>rne telles La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi ou Feu pâle : le<br />

référent au contraire dépasse les limites, la frontière qui lui été assignée pour<br />

177 Westphal, Bertrand, Le Spectre d’Ulysse ou les aléas du référent , op. cit., p. 13.<br />

178 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 578.<br />

179 Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance, Paris : Denoël, 1975.<br />

180 Deleuze, Gilles, <strong>et</strong> Guattari, Félix, Mille plateaux, op. cit., p. 437.<br />

72


« se déterritorialiser », c’est à dire pour prendre une « ligne à direction variable,<br />

qui ne trace aucun contour <strong>et</strong> ne délimite aucune forme 181 ».<br />

C<strong>et</strong>te abolition <strong>de</strong>s frontières ne peut qu’avoir une inci<strong>de</strong>nce sur les frontières<br />

ontologiques entre les différents <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> selon <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s tendant vers l’infini,<br />

aux multiples plis <strong>et</strong> dimensions, dans une dialectique du vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> du plein<br />

inhérente au jeu d’échecs. Les conséquences philosophiques <strong>de</strong> l’instabilité <strong>de</strong>s<br />

frontières <strong>et</strong> <strong>de</strong>s lignes ont été explorées dans l’article <strong>de</strong> Bertrand Westphal :<br />

Ce que Deleuze a brillamment établi dans son discours philosophique trouve <strong>de</strong>s<br />

applications, voire <strong>de</strong>s précé<strong>de</strong>nts en littérature. La déterritorialisation gagne les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>de</strong> la fiction, <strong>et</strong> les paramètres spatio-temporels qui les régissent. Les catégories du<br />

possible, <strong>de</strong> l’impossible <strong>et</strong> <strong>de</strong> la nécessité qui constituent les modalités structurantes d’un<br />

univers donné se clivent avec <strong>de</strong> moins en moins <strong>de</strong> n<strong>et</strong>t<strong>et</strong>é 182.<br />

Ces jeux <strong>de</strong> déplacement entre les différentes modalités du possible s’inscrivent<br />

dans le mouvement perpétuel entre le vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> le plein, qui constitue la dynamique<br />

du jeu d’échecs. Dans son prologue inaugurant Echiquiers d’encre, recueil<br />

d’articles sur la relation entre jeu d’échecs <strong>et</strong> littérature, George Steiner compare<br />

l’infini <strong>de</strong> l’univers avec les variantes sur l’échiquier : « On a calculé qu’il existe<br />

plus <strong>de</strong> variantes <strong>possibles</strong> dans une partie d’échecs que d’atomes dans<br />

l’immensité <strong>de</strong> l’univers » 183 .<br />

La mise en relation <strong>de</strong> toutes les possibilités entre elles s’effectue par le<br />

remplissage continu, au fil <strong>de</strong>s coups qui alternent entre les joueurs, <strong>de</strong>s cases <strong>de</strong><br />

l’échiquier, qui, en début <strong>de</strong> partie, sont divisées en <strong>de</strong>ux parties égales <strong>de</strong> trente-<br />

<strong>de</strong>ux entre celles qui sont vi<strong>de</strong>s <strong>et</strong> celles qui sont pleines. Le vi<strong>de</strong> appelle le<br />

mouvement. Comme le souligne Marc-Alain Ouaknin dans Concerto pour<br />

181 I<strong>de</strong>m, p. 624.<br />

182 Westphal, Bertrand, Le Spectre d’Ulysse <strong>et</strong> les aléas du référent, op. cit., p. 15.<br />

183 Prologue <strong>de</strong> G. Steiner dans Echiquiers d’encre : Le jeu d’échecs <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres, sous la<br />

direction <strong>de</strong> Jacques Berchtold, Genève : Droz, 1998, p. 14.<br />

73


quatre consonnes sans voyelles, l’écart différentiel qui suscite une dynamique<br />

est inhérent à la vie 184 .<br />

Le remplissage <strong>de</strong> cases vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l’immeuble articule la narration <strong>de</strong> La Vie<br />

mo<strong>de</strong> d’emploi jusqu’à l’épuisement spatial <strong>et</strong> symbolique – l’œuvre se clôt sur<br />

la mort <strong>de</strong> Bartlebooth, le grand architecte « déconstructeur », <strong>et</strong> sur celle <strong>de</strong><br />

l’immeuble, transmuté en espace vi<strong>de</strong> sillonné <strong>de</strong> quelques lignes géométriques :<br />

« La toile était pratiquement vierge : quelques traits au fusain, soigneusement<br />

tracés, la divisaient en carrés réguliers, esquisse d’un plan en coupe d’un<br />

immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter 185 .»<br />

184 Ouaknin, Marc-Alain, Concerto pour quatre consonnes sans voyelles, Paris : Balland, 1991,<br />

p. 141 : « Nous sommes partis en eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’intuition qu’il existait à l’intérieur du vivant, quel<br />

qu’il soit, un écart, une béance, un vi<strong>de</strong>, qui maintenait une dynamique d’être sans laquelle le<br />

vivant ne pouvait exister».<br />

185 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 580.<br />

74


La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi est fragmenté en myria<strong>de</strong>s <strong>de</strong> pièces auxquelles Perec<br />

donne vie en les remplissant d’histoires qui se coupent <strong>et</strong> se recoupent en lignes<br />

discontinues. Partant du vi<strong>de</strong>, Perec effectue un remplissage organisé, en partant<br />

d’éléments combinatoires, mais qui ne cesse <strong>de</strong> se creuser <strong>et</strong> qui n’en finit jamais<br />

d’étendre ses strates spatio-temporelles sans jamais les combler. Quoi<br />

d’étonnant, dans c<strong>et</strong>te perspective, que le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong>meure inachevé, aboutisse au<br />

manque dont la trace est inscrite dans la l<strong>et</strong>tre W, porteuse <strong>de</strong> l’absence liée à<br />

l’enfance <strong>et</strong> à la mère 186 ? Ce aspect <strong>de</strong> l’espace vi<strong>de</strong> comme manque suscitant le<br />

désir <strong>de</strong> construire son propre jeu rappelle le rôle du jeu d’échecs dans Le Joueur<br />

d’échecs <strong>de</strong> Stefan Zweig, œuvre mo<strong>de</strong>rne écrite pendant la secon<strong>de</strong> guerre<br />

mondiale, <strong>et</strong> dans Feu pâle <strong>de</strong> Vladimir Nabokov.<br />

Dans Le Joueur d’échecs, dont le titre français accentue le rôle du héros, M.<br />

B…, m<strong>et</strong> en scène <strong>de</strong>ux joueurs d’échecs qui sont aux antipo<strong>de</strong>s ; Czentovic est<br />

dépourvu <strong>de</strong> culture <strong>et</strong> d’imagination alors que M. B… a bien du mal à maîtriser<br />

un imaginaire gouverné par le goût <strong>de</strong> l’abstraction. L’espace <strong>de</strong> l’échiquier relie<br />

le récit cadre, situé dans la zone <strong>de</strong> « l’entre-<strong>de</strong>ux » <strong>de</strong> l’océan entre New York<br />

<strong>et</strong> Buenos Aires, <strong>et</strong> les <strong>de</strong>ux récits enchâssés qui posent <strong>de</strong>s points d’ancrage<br />

dans un passé en Europe.<br />

Ces <strong>de</strong>ux récits enchâssés, dont l’un domine une gran<strong>de</strong> partie du roman (le récit<br />

à la première personne <strong>de</strong> M. B…), présentent <strong>de</strong>ux personnages qui, en dépit <strong>de</strong><br />

leur opposition, se construisent comme joueurs d’échecs à partir d’un vi<strong>de</strong><br />

culturel <strong>et</strong> psychologique ou spatio-temporel. Czentovic, avant <strong>de</strong> faire sa<br />

première apparition sur le bateau qui l’amène vers une rencontre à Buenos Aires,<br />

est évoqué par un portrait sommaire d’un ami du narrateur, qui entreprend <strong>de</strong><br />

relater les quelques lignes <strong>de</strong> sa biographie.<br />

La <strong>de</strong>stinée fulgurante <strong>de</strong> Czentovic rappelle la métamorphose du pion en pièce<br />

plus puissante, en atteignant le côté adverse <strong>de</strong> l’échiquier, d’autant que sa<br />

186 Dans W ou souvenir d’enfance, un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux récits qui forment le roman concerne <strong>de</strong>s<br />

souvenirs d’enfance, reconstruits à partir <strong>de</strong> photos <strong>et</strong> <strong>de</strong> noms <strong>de</strong> lieu. C<strong>et</strong>te évocation est liée à<br />

la propre biographie <strong>de</strong> Georges Perec, qui a perdu sa mère pendant la shoah, alors qu’il n’avait<br />

que six ans.<br />

75


trajectoire convertit le « Bauer » – « paysan » mais aussi « pion » - en<br />

« Schachmeister », maître du jeu d’échecs : Czentovic se construit sur l’espace<br />

du jeu – « Bauer » signifie encore « constructeur » - compensant son inculture,<br />

« Unbildung » 187 .<br />

Le texte m<strong>et</strong> l’accent sur le manque, le vi<strong>de</strong> : Czentovic compense le manque en<br />

<strong>de</strong>ssinant sa trajectoire propre, individuelle, en <strong>de</strong>venant un joueur d’exception.<br />

Pauvre, orphelin <strong>et</strong> « d’une inculture universelle dans tous les domaines 188 » ,<br />

son don pour les échecs s’avère être sa potentialité distinctive <strong>et</strong> exclusive, qui<br />

ne se manifeste qu’avec les pièces concrètes, grâce leur perception visuelle : «<br />

Czentovic ne parvint jamais à jouer une seule partie dans l’abstrait […] Il était<br />

absolument incapable <strong>de</strong> se représenter l’échiquier en imagination dans<br />

l’espace 189 ».<br />

Czentovic est réfractaire à l’abstraction <strong>et</strong> à l’imaginaire ; le verbe allemand<br />

« fehlte » m<strong>et</strong> l’accent sur l’idée <strong>de</strong> manque (verbe « manquer » traduit par « ne<br />

pas parvenir », verbe qui à la même racine que « <strong>de</strong>r Fehler », « la faute »,<br />

« l’erreur »). Czentovic représente le réalisme pragmatique qui ne voit rien au-<br />

<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’espace concr<strong>et</strong>. Cependant, la caractéristique qu’il partage avec son<br />

adversaire est l’absence, le vi<strong>de</strong> qui sollicite une dynamique dans l’espace.<br />

Czentovic capture l’espace <strong>de</strong> l’échiquier, organise la configuration <strong>de</strong>s pièces<br />

vers une victoire qui doit se répéter à l’infini, comme une sour<strong>de</strong> revanche. Son<br />

« espace-temps » se situe dans les bornes <strong>de</strong> l’espace du jeu, Czentovic est un<br />

personnage « borné », monomaniaque mécaniquement enfermé dans la répétition<br />

sans limites. Il se situe hors du temps, dénué <strong>de</strong> connaissances livresques <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

relations humaines, plongé dans le mouvement <strong>et</strong> le temps du jeu. Czentovic se<br />

187 Il y a une opposition entre Unbildung <strong>et</strong> le verbe bil<strong>de</strong>n, synonyme <strong>de</strong> bauen.<br />

188 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 9 : « seine Unbildung war auf allen Gebi<strong>et</strong>en gleich<br />

universell ». (Le Joueur d’échecs, Paris : Livre <strong>de</strong> Poche, op. cit., p. 11).<br />

189 I<strong>de</strong>m., p. 15 : “Czentovic brachte es nie dazu, auch nur eine einzige Schachpartie auswendig<br />

[...] zu spielen. Ihm fehlte vollkommen die Fähigkeit, das Schachfeld, in <strong>de</strong>n unbegrenzten Raum<br />

<strong>de</strong>r Phantasie zu stellen.“ (Le Joueur d’échecs, I<strong>de</strong>m, p. 17).<br />

76


présente comme le simulacre, la ridicule parodie <strong>de</strong> l’infini, réduit à la répétition<br />

mécanique du même acte <strong>de</strong> jouer aux échecs.<br />

Sur le bateau qui mène les joueurs au championnat, Czentovic le joueur reconnu<br />

affronte M B…, personnage mystérieux qui dévoile son histoire au narrateur,<br />

récit qui inaugure un point d’ancrage dans l’Autriche <strong>de</strong> l’Anschluss. Captif <strong>de</strong>s<br />

Nazis, qui comptent par c<strong>et</strong>te stratégie lui faire divulguer <strong>de</strong>s informations, M<br />

B… se trouve alors confiné dans l’espace exigu <strong>de</strong> quatre murs, carré blanc<br />

dénué <strong>de</strong> toute décoration. C<strong>et</strong>te configuration spatiale réduite au minimum<br />

s’accompagne d’une absence totale <strong>de</strong> mouvement <strong>et</strong> d’activité : ce long séjour<br />

outre-tombe s’inscrit dans une durée seulement ponctuée par <strong>de</strong>s interrogations<br />

qui constituent ses uniques déplacements. C<strong>et</strong> espace hermétiquement coupé du<br />

mon<strong>de</strong> est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la non-existence, du néant, « un vi<strong>de</strong> sans dimensions<br />

dans l’espace <strong>et</strong> dans le temps 190 ».<br />

Le texte allemand m<strong>et</strong> l’accent sur l’absence <strong>de</strong> rupture temporelle <strong>et</strong> la<br />

totalisation spatiale, avec l’adjectif « ununterbrochen », « ininterrompu », lié à<br />

« überall » 191 , « partout », qui n’apparaissent pas dans la traduction. L’espace est<br />

investi par ce néant, « Nichts », qui est une redondance dans le texte 192 . Ce blanc<br />

absolu du non-être représente la case vi<strong>de</strong> sur l’échiquier, qui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à être<br />

comblée, qui appelle le mouvement si l’on ne veut pas cé<strong>de</strong>r à l’instinct<br />

mortifère <strong>de</strong> l’immobilité <strong>et</strong> du silence. Le mouvement <strong>de</strong> la pensée, le<br />

déplacement physique lui étant interdit hormis les interrogatoires, offre une<br />

possibilité <strong>de</strong> survie. Le mon<strong>de</strong> possible <strong>de</strong> M B… est un mon<strong>de</strong> nécessaire,<br />

l’expérience extrême poussant à la révélation, dans c<strong>et</strong> univers totalitaire où<br />

l’infini est galvaudé au vi<strong>de</strong> mortifère, tout en suscitant la révélation évoquée par<br />

190 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 57 :“ die völlige raumlose und zeitlose Leere.“ (Le<br />

Joueur d’échecs, op. cit., p. 52).<br />

191 Ces <strong>de</strong>ux termes sont inscrits juste avant l’expression citée ci-<strong>de</strong>ssus.<br />

192 Dans le texte allemand, le terme négatif nichts, « rien » (dont Nichts, « le néant », est le<br />

substantif correspondant) est répété à plusieurs reprises : “Es gab nichts zu tun, nichts zu hören,<br />

nichts zu sehen, überall und ununterbrochen war um einen das Nichts…“ (« Il n’y avait rien à<br />

faire, rien à entendre, rien à voir, autour <strong>de</strong> soi régnait le néant vertigineux. »)<br />

77


Emmanuel Levinas dans Totalité <strong>et</strong> infini : « L’expérience absolue n’est pas<br />

dévoilement mais révélation 193 ».<br />

M. B… reçoit la révélation <strong>de</strong> son propre infini mental, qui inscrit <strong>de</strong>s lignes<br />

échiquéennes imaginaires répondant au vi<strong>de</strong> existentiel absolu. Enfermé dans le<br />

carré blanc d’une pièce où les sens eux-mêmes sont murés dans un éternel néant,<br />

M B… est privé <strong>de</strong> ce que Levinas appelle « le face à face », la présence <strong>de</strong><br />

l’autre en tant qu’être humain : « L’exister <strong>de</strong> c<strong>et</strong> être – irréductible à la<br />

phénoménalité, comprise comme réalité sans réalité – s’effectue dans<br />

l’inajournable urgence avec laquelle il exige une réponse 194 ».<br />

La rencontre avec l’autre n’existe pas lors <strong>de</strong> sa captivité, ses tortionnaires n’ont<br />

pas <strong>de</strong> visage, car M B… ne peut voir l’humanité en eux, c’est-à-dire la réponse,<br />

l’altérité, la contradiction : la seule ligne <strong>de</strong> fuite sont les combinaisons mentales<br />

qu’il reconstruit à partir du manuel d’échecs dérobé auxquelles se substituent<br />

bientôt celles qu’il invente contre lui-même à l’infini. Devant l’absence <strong>de</strong><br />

l’Autre, il construit c<strong>et</strong>te altérité à l’intérieur <strong>de</strong> lui-même, qui se dédouble en<br />

combinaisons <strong>et</strong> en plis vers une « détotalisation » qui n’en finit pas <strong>de</strong> dévoiler<br />

ses multiples fragments. L’unité initiale <strong>et</strong> statique est déchirée pour faire place à<br />

l’individualité dynamique <strong>et</strong> créatrice, qui rappelle l’irruption <strong>de</strong> l’infini décrite<br />

Totalité <strong>et</strong> infini : « L’infini se produit en renonçant à l’envahissement d’une<br />

totalité dans une contradiction laissant place à l’être séparé 195 . »<br />

Le mur blanc <strong>de</strong> sa cellule ressemble à un échiquier vi<strong>de</strong> que M. B… comble par<br />

<strong>de</strong>s lignes infinies. Il s’agit <strong>de</strong> remplir les creux, <strong>de</strong> créer ses propres<br />

mouvements vers l’infini. M.B… visualise les déplacements <strong>de</strong> pièces, qui ne<br />

sont perceptibles que pour lui. Les pièces se meuvent, reproduisant les lignes <strong>et</strong><br />

les croisements <strong>de</strong>s parties antérieures, jusqu’à ce qu’il crée lui-même ses<br />

propres parties au gré d’une imagination sans limites.<br />

Dans un contexte radicalement différent, Feu pâle présente un schéma<br />

analogue : Kinbote se sert <strong>de</strong>s sillons <strong>de</strong>ssinés par le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> pour<br />

établir ses propres significations. Comme M. B… se sert, <strong>de</strong> manière plus<br />

193 Levinas, Emmanuel, Totalité <strong>et</strong> infini, Paris : Livre <strong>de</strong> Poche, 1971, p. 61.<br />

194 Levinas, Emmanuel, Totalité <strong>et</strong> infini, op. cit., pp. 233-34.<br />

195 Levinas, Emmanuel, Totalité <strong>et</strong> infini, op. cit., p. 77.<br />

78


classique, <strong>de</strong>s parties existantes pour créer son mon<strong>de</strong> possible à l’infini,<br />

Kinbote s’appuie sur le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> pour établir ses propres réseaux <strong>de</strong><br />

signification.<br />

Non content <strong>de</strong> remplir sémantiquement les creux laissés par les mots du poème,<br />

il en multiplie les incertitu<strong>de</strong>s <strong>et</strong> les vi<strong>de</strong>s par ses interprétations, que Suzanne<br />

Fraysse définit comme un « délire », au sens étymologique du terme <strong>de</strong> « sortir<br />

<strong>de</strong>s sillons » : « La lecture <strong>de</strong> Kinbote est donc lecture délirante en ce sens que<br />

Kinbote substitue à la référence du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, poème autobiographique <strong>et</strong><br />

métaphysique, une autre référence qui lui est propre, faisant <strong>de</strong> Pale Fire un<br />

chant à la gloire <strong>de</strong> Charles II 196 ». Respectant tout au plus les vi<strong>de</strong>s que sont les<br />

mots du poème, Kinbote raconte sa propre histoire <strong>et</strong> trace les lignes <strong>et</strong> les<br />

parallèles par le jeu <strong>de</strong> déplacement qu’il construit.<br />

Comme le souligne Christine Ragu<strong>et</strong>-Bouvart le pouvoir <strong>de</strong>s mots constitue<br />

l’obsession <strong>de</strong> Kinbote : « le Verbe. Voilà l’unique préoccupation <strong>de</strong><br />

Kinbote 197 ». Le poème se compose <strong>de</strong> 999 vers, ce qui laisse entrevoir la<br />

possibilité d’un poème inachevé ou d’un vers manquant. Le commentaire est dix<br />

fois plus long que le poème. Le roi en exil, « excentrique » 198 comme il se définit<br />

ironiquement à plusieurs reprises, comble par ses commentaires ce qu’il estime<br />

être les « manques » du poème : l’absence d’allusion à la Zembla, en dépit <strong>de</strong><br />

tous les efforts <strong>de</strong> Kinbote, qui n’a cessé d’évoquer son pays natal au poète<br />

défunt.<br />

L’exégète Kinbote interprète la métaphore poétique du douzième vers, « la terre<br />

<strong>de</strong> cristal », dans un sens plus littéral, correspondant à sa propre histoire; nul<br />

doute pour Kinbote qu’il s’agisse <strong>de</strong> son pays natal. Pour remplir le sens du<br />

poème, qui reste d’autant plus ouvert que l’auteur n’est plus <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, tous<br />

les moyens sont bons pour Kinbote, y compris le rajout qui creuse le poème d’un<br />

196 Fraysse, Suzanne, « Lire <strong>et</strong> délire dans Pale Fire », dans Folie, Ecriture <strong>et</strong> lecture dans<br />

l’œuvre <strong>de</strong> Vladimir Nabokov, op. cit., p. 198.<br />

197 Ragu<strong>et</strong>-Bouvart, Christine, Vladimir Nabokov, Paris : Belin, 2000, p. 66.<br />

198 Kinbote est un roi excentré, à la périphérie. Il tente <strong>de</strong> recentrer le poème autour <strong>de</strong> son<br />

histoire.<br />

79


nouveau sillon : « Sur le brouillon décousu <strong>et</strong> à moitié effacé que je ne suis pas<br />

du tout certain d’avoir déchiffré correctement, suivent les vers 199 … ».<br />

Ironiquement Kinbote est <strong>de</strong> bonne foi dans sa mauvaise foi, à la manière d’un<br />

joueur d’échecs qui dévoilerait ses batteries par fausse naïv<strong>et</strong>é au moment où il<br />

attaque <strong>de</strong> la façon la plus frontale. Les assauts <strong>de</strong> Kinbote, afin <strong>de</strong> s’approprier<br />

le contenu du poème, datent du vivant <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, avant l’achèvement du poème.<br />

Kinbote, tout en le poursuivant <strong>de</strong> ses assiduités homosexuelles, s’efforçait<br />

d’insuffler au poème <strong>de</strong> son ami ses propres mots à lui, le roi Kinbote, qui vit<br />

comme un reclus dans son château, tel un roi qui aurait « roqué » 200 (ce verbe se<br />

traduit en Anglais par « castle »). C<strong>et</strong>te entreprise <strong>de</strong> « pénétration » <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong><br />

s’avère être un échec, d’autant que la reine, Sybil, la femme <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, contrôlait<br />

les lignes d’attaque : « Hélas, il en aurait dit considérablement plus, si une<br />

anticarliste au sein <strong>de</strong> sa famille n’avait contrôlé chaque ligne qu’il lui<br />

communiquait 201 ».<br />

Le terme « anticarliste » - contre le roi Charles - doit être pris au pied <strong>de</strong> la l<strong>et</strong>tre,<br />

car Sybil joue contre Kinbote, qui est ou se prend pour le roi Charles, en<br />

protégeant son propre roi Sha<strong>de</strong> : « La nuit menaçante tirait le pont-levis entre sa<br />

forteresse imprenable <strong>et</strong> mon humble <strong>de</strong>meure 202 ». C<strong>et</strong>te brève incursion dans<br />

199 Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op. cit., p. 102. (Pale Fire, op. cit., p. 62 : “ In the disjointed,<br />

half-obliterated draft which I am not sure to have <strong>de</strong>ciphered properly.”).<br />

200 Au jeu d’échecs, le roi peut se poser près d’une <strong>de</strong> ses tours pour la « faire passer » à coté <strong>de</strong><br />

lui, à la double condition que ces pièces n’aient pas encore bougé <strong>et</strong> que nulle autre pièce ne les<br />

sépare. D’autre part, ce motif du « roque du roi » apparaît également dans La Défense Loujine,<br />

op. cit, p. 25 (Защита Лужина, Москва : Олимп, 1997, p. 20), lorsque le joueur d’échecs se<br />

réfugie dans un château d’où on l’extirpe finalement.<br />

201 Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op. cit., p. 103. (Pale Fire, op. cit., p. 62 : “ Alas, he would<br />

have said a great more if a domestic anti-Karlist had not controlled every line he communicated<br />

to her.”<br />

202 I<strong>de</strong>m, p. 103. (I<strong>de</strong>m, p. 62 : “ Grim night lifted the drawbridge b<strong>et</strong>ween his impregnable<br />

fortress and my humble home.”). Nabokov joue probablement, dans le texte anglais, avec<br />

l’allusion contenue dans le terme “impregnable” : “ to imprernate” signifie “ imprégner” mais<br />

aussi fécon<strong>de</strong>r” (“impregnation” peut vouloir dire “fécondation”). La « dame » Sybil joue dans le<br />

camp adversaire <strong>de</strong> Kinbote, l’empêchant d’insuffler la Zembla dans le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, <strong>et</strong><br />

contrariant, en même temps, son désir <strong>de</strong> séduire le poète.<br />

80


les relations complices <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> Kinbote fait place à l’évocation du mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> la Zembla, qui émerge à partir <strong>de</strong> l’allusion à « la terre <strong>de</strong> cristal ».<br />

Les traces laissées par le poème sont autant <strong>de</strong> prétextes pour redonner vie à ce<br />

lointain passé, qui se dévoile dans toutes ses dimensions. Kinbote évoque, entre<br />

autres, l’histoire du roi, parodiant le roman historique, où le langage est censé<br />

remplir son rôle <strong>de</strong> mimesis. Il élabore un jeu <strong>de</strong> déterritorialisation <strong>de</strong> la langue,<br />

avec l’introduction <strong>de</strong> mots russes tels que « Сосед», voisin <strong>de</strong> la Zembla, qui<br />

justement signifie « voisin » ; il construit une partie d’échecs déguisée en<br />

parallèle avec celle que Kinbote joue avec Sha<strong>de</strong>.<br />

Le commentaire <strong>de</strong> Kinbote est bien une extension du poème, car il suit les pas<br />

que le poème a imprégnés en surface, mais c<strong>et</strong>te extension n’est ni logique, ni<br />

géométrique. Kinbote remplit lui-même les creux laissés par le passage <strong>de</strong>s<br />

mots. A c<strong>et</strong> égard, le vers 17 portant sur « le bleu graduel » 203 est caractéristique.<br />

C<strong>et</strong>te couleur associée à la neige ne comporte, somme toute, rien d’original <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

remarquable. Kinbote profite <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te allusion à le couleur graduelle pour<br />

introduire l’assassin potentiel du poète Jakob Gradus, dont le nom comporte<br />

plusieurs variantes 204 .<br />

Kinbote prend sa revanche contre Sybil, en commentant le poète <strong>de</strong> manière<br />

totalement arbitraire <strong>et</strong> subjective. Après l’assassinat, Kinbote s’est emparé du<br />

recueil en désarmant la vigilance <strong>de</strong> Sybil éplorée. C<strong>et</strong> acte constitue une<br />

véritable usurpation, car le poème ne lui a en aucun cas été légué. Le « bleu<br />

graduel » évoqué ci-<strong>de</strong>ssus est interprété comme une allusion au meurtrier<br />

Gradus, dont l’approche menaçante est progressive (« Gradual » en anglais). Ce<br />

mot renvoie au russe « Градус », « <strong>de</strong>gré », traduit en anglais par « <strong>de</strong>gree », qui<br />

est une <strong>de</strong>s variantes <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> l’assassin.<br />

Kinbote surdétermine <strong>de</strong> manière dictatoriale l’espace tracé par le poème.<br />

Derrière le couple que forment le défunt poète <strong>et</strong> son commentateur posthume se<br />

profilent les silhou<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> Pouchkine <strong>et</strong> <strong>de</strong> Nabokov, qui a commenté par sa<br />

203 Feu pâle, op. cit., p. 105. (Pale Fire, op. cit., p. 64).<br />

204 I<strong>de</strong>m, p. 105 : “ Jack Degree ou Jacques <strong>de</strong> Grey, ou James <strong>de</strong> Gray. (I<strong>de</strong>m,p. 64).<br />

81


traduction annotée le poème Eugène Oneguine 205 . Nabokov fait sa propre<br />

parodie en présentant un annotateur délirant qui s’empare totalement du texte<br />

d’origine en en déplaçant le sens <strong>et</strong> la portée. C<strong>et</strong>te appropriation du texte<br />

d’origine constitue également l’image ironique du traducteur chevronné qu’a été<br />

Nabokov 206 . Il a également traduit plusieurs <strong>de</strong> ses œuvres 207 <strong>et</strong> on peut se<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quel est le statut <strong>de</strong> ces œuvres : doubles <strong>de</strong> l’original ou nouvelles<br />

créations ? La question reste entière.<br />

Cependant, c<strong>et</strong>te surdétermination du texte ne se limite pas à c<strong>et</strong> aspect<br />

parodique <strong>de</strong> la traduction <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’interprétation. Le « remplissage » du poème<br />

par <strong>de</strong>s éléments d’altérité absolue représente une tendance générale <strong>de</strong> la<br />

littérature post-mo<strong>de</strong>rniste, qui a été décrite par Bertrand Westphal : « Les post-<br />

mo<strong>de</strong>rnes déplacent leurs personnages dans <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, <strong>de</strong>s<br />

hétérocosmes, qui n’ont plus d’attaches avec le mon<strong>de</strong> connu - sinon <strong>de</strong>s<br />

attaches ludiques 208 . »<br />

Kinbote joue avec le poème, vaste échiquier vi<strong>de</strong> qu’il remplit <strong>de</strong> pièces qui se<br />

déplacent entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> : souvenirs <strong>et</strong> éléments imaginaires, histoire <strong>et</strong><br />

fantasme. Il crée <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles à partir du pré-construit qu’est le poème<br />

<strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, auteur voué au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s ombres <strong>et</strong> supplanté par le commentateur<br />

qui lui a survécu.<br />

Perec construit également <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, en partant <strong>de</strong> règles qu’il s’est<br />

fixé afin <strong>de</strong> remplir son échiquier constitué <strong>de</strong> cases vi<strong>de</strong>s : les cases se<br />

remplissent selon la marche d’un cavalier échiquéen, avec l’interdiction <strong>de</strong><br />

revenir en arrière <strong>et</strong> l’obligation <strong>de</strong> combler toutes les pièces-cases <strong>de</strong><br />

l’immeuble.<br />

205 Nabokov, Vladimir, Eugene Onegin : A Novel in Verse by Aleksan<strong>de</strong>rPushkin , Princ<strong>et</strong>on :<br />

Princ<strong>et</strong>on U.P., 1964.<br />

206 Nabokov a traduit en russe en 1922 Alice in Won<strong>de</strong>rland <strong>de</strong> Lewis Carroll <strong>et</strong> Colas Breugnon<br />

<strong>de</strong> Romain Rolland.<br />

207 A titre d’exemple, Lolita, traduit en russe par Nabokov.<br />

208 Westphal, Bertrand, « Le Spectre d’Ulysse ou les aléas du référent », op. cit., p. 15.<br />

82


La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi s’ouvre sur la première case <strong>de</strong> l’immeuble,<br />

l’escalier, « un lieu anonyme, froid, presque hostile 209 ». Le narrateur choisit<br />

d’investir les lieux tout en démontrant son contrôle sur le processus <strong>de</strong> création,<br />

en dépit <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> contrainte préétablies. « Oui, ça commencera ici : entre le<br />

troisième <strong>et</strong> le quatrième étage. […] Une femme d’une quarantaine d’années est<br />

en train <strong>de</strong> monter l’escalier 210 ».<br />

Le cadre formé par l’ensemble <strong>de</strong>s appartements constitue les surfaces à<br />

l’intérieur <strong>de</strong>squelles le narrateur creuse les histoires <strong>de</strong> ses personnages. Le<br />

premier chapitre, ou la première case, puisqu’il existe une coïnci<strong>de</strong>nce entre<br />

écriture <strong>et</strong> jeu, s’ouvre sur une absence : Winckler, personnage central<br />

participant à l’œuvre <strong>de</strong> Bartlebooth, est mort <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux. L’appartement ne se<br />

remplit pas ; au contraire, l’unique héritier ne pouvant prendre en charge ce qui<br />

lui a été légué, les meubles ont été dispersés à la manière <strong>de</strong>s pièces d’un puzzle.<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi s’ouvre également sur une énigme, un vi<strong>de</strong> à combler, liée<br />

à Winckler, énigme qui inaugure la thématique <strong>de</strong> la vengeance, récurrente dans<br />

le roman : « Gaspard Winckler est mort, mais la longue vengeance qu’il a si<br />

patiemment, si minutieusement ourdie, n’a pas encore fini <strong>de</strong> s’assouvir 211 ».<br />

La fin du roman se pose comme une béance, un vi<strong>de</strong> qui n’est jamais refermé.<br />

Bartlebooth meurt avec la pièce du puzzle isolée, non posée. La boucle est<br />

bouclée : la l<strong>et</strong>tre manquante W représente la signature <strong>de</strong> Winckler qui a<br />

accompli sa vengeance. C<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre renvoie également à l’enfance <strong>de</strong> Perec <strong>et</strong> à<br />

l’absence maternelle jamais comblée, à l’absence <strong>de</strong> souvenirs : « W ou le<br />

souvenir d’enfance, Je me souviens <strong>et</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi sont <strong>de</strong>s œuvres qui<br />

ont toutes en commun le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> son<strong>de</strong>r la mémoire 212 ».<br />

C<strong>et</strong>te exploration constante du passé <strong>de</strong>s personnages qui s’élabore à l’intérieur<br />

<strong>de</strong> l’organisme social <strong>et</strong> humain <strong>de</strong> l’immeuble, avec ses diverses strates spatio-<br />

temporelles, n’aboutit qu’au néant, qu’à une représentation d’un immeuble<br />

209 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 21.<br />

210 I<strong>de</strong>m, p. 22.<br />

211 Ibid., p. 24.<br />

212 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 164.<br />

83


vacant. Valène, l’aquarelliste, meurt quelques semaines après Bartlebooth 213 , sa<br />

toile presque vi<strong>de</strong> 214 si ce n’est l’immeuble sans habitants, formé <strong>de</strong> carrés<br />

réguliers.<br />

Tel le tonneau <strong>de</strong>s Danaï<strong>de</strong>s, le narrateur emplit les pièces par <strong>de</strong>s personnages<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s récits <strong>de</strong> leur passé, ou <strong>de</strong> celui d’un ancien locataire, sans jamais pouvoir<br />

en combler le vi<strong>de</strong> existentiel. Le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Bartlebooth, pourtant élaboré 215 ,<br />

impliquant la participation <strong>de</strong> l’aquarelliste Valène comme du faiseur <strong>de</strong> puzzle<br />

Winckler , ne mène qu’à la disparition. Le proj<strong>et</strong> d’écriture est lié au vi<strong>de</strong> ce qui<br />

rappelle le lipogramme <strong>de</strong> la l<strong>et</strong>tre e, justement La Disparition 216 , une vacance<br />

qui ne s’emplit jamais. Par une infraction à la règle posée préalablement par<br />

l’auteur, la faça<strong>de</strong> comporte une case manquante, la case soixante-six, où le<br />

cavalier ne passe pas 217 .<br />

Le nom même <strong>de</strong> Bartlebooth renvoie au personnage énigmatique, au point d’en<br />

frôler l’absur<strong>de</strong>, <strong>de</strong> Bartleby 218 . Ce personnage melvillien ne dévoile jamais sa<br />

motivation réelle, menant une vie silencieuse, discrète, qui le mène à<br />

l’internement. Le processus du « remplissage » est infini, les éléments s’ajoutent<br />

les uns aux autres afin <strong>de</strong> décrire les appartements, ses habitants, leurs vies<br />

passées. Tous les procédés sont bons : listes qui n’en finissent pas, biographies<br />

inépuisables où se mêlent soucis d’exhaustivité <strong>et</strong> mystère jamais résolu. Perec<br />

alterne l’infini du vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> l’infini du trop plein.<br />

213 Bartlebooth meurt à la fin du <strong>de</strong>rnier chapitre, Valène à la fin <strong>de</strong> l’épilogue, ce qui constitue<br />

un redoublement du même thème.<br />

214 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 580 : « La toile était pratiquement vierge :<br />

quelques traits au fusain, soigneusement tracés, la divisaient en carrés réguliers, esquisse d’un<br />

plan en coupe d’un immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter. »<br />

215 I<strong>de</strong>m., p. 153 : « Ce que ferait Bartlebooth ne serait ni spectaculaire, ni héroïque : ce serait<br />

simplement, discrètement, un proj<strong>et</strong>, difficile certes, mais non irréalisable, maîtrisé d’un bout à<br />

l’autre <strong>et</strong> qui, en r<strong>et</strong>our, gouvernerait, dans tous les détails, la vie <strong>de</strong> celui qui s’y consacrerait. »<br />

216 Perec, Georges, La Disparition, Paris : Denoël, 1969.<br />

217 C<strong>et</strong>te question <strong>de</strong> la case manquante sera traitée dans la secon<strong>de</strong> partie sur la création.<br />

218 Melville, Herman, « Bartleby », dans Billy Budd and other Tales, New York : Penguin,<br />

Sign<strong>et</strong>, 1961.<br />

84


C<strong>et</strong>te configuration <strong>de</strong> l’absence, <strong>de</strong> l’incomplétu<strong>de</strong> doublée <strong>de</strong> la<br />

surdétermination d’un auteur régissant <strong>de</strong> manière consciente <strong>et</strong> distanciée<br />

l’élaboration <strong>de</strong> son œuvre sont caractéristiques <strong>de</strong> l’écriture post-mo<strong>de</strong>rne.<br />

C<strong>et</strong>te dualité entre indétermination <strong>et</strong> sur-détermination pose d’emblée au lecteur<br />

la question du statut ontologique <strong>de</strong> l’œuvre, ce qui évoque l’analyse du post-<br />

mo<strong>de</strong>rnisme <strong>de</strong> Brian McHale : « Un mon<strong>de</strong> d’obj<strong>et</strong>s déterminés <strong>et</strong> discr<strong>et</strong>s nous<br />

est donné puis r<strong>et</strong>iré, d’où le double eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> déstabiliser la valeur ontologique <strong>de</strong><br />

ce mon<strong>de</strong> proj<strong>et</strong>é <strong>et</strong> <strong>de</strong> simultanément m<strong>et</strong>tre à nu le processus <strong>de</strong> construction<br />

<strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> 219 . »<br />

Le processus d’installation <strong>de</strong>s personnages à l’intérieur <strong>de</strong>s cases suit le même<br />

cheminement, malgré la variation <strong>de</strong> leurs occupations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s lieux où ils ont<br />

vécu. Le schéma est celui d’un vi<strong>de</strong> initial, qui se remplit d’un personnage<br />

présent ou non, il suffit d’en avoir la trace sous la forme d’un obj<strong>et</strong> quelconque ;<br />

le lecteur en suit le parcours singulier dans quelques lieux lointains. A la fin du<br />

chapitre, le personnage, s’il n’est pas sur le point <strong>de</strong> rendre son <strong>de</strong>rnier souffle,<br />

mène une vie discrète <strong>et</strong> sobre, cloisonnée dans l’immeuble, dans son<br />

appartement. Les appartements s’emplissent <strong>de</strong> présences qui se déploient au<br />

point <strong>de</strong> débor<strong>de</strong>r du cadre <strong>de</strong> l’immeuble vers d’amples horizons, qui finissent<br />

par se rétrécir au creux d’une case vi<strong>de</strong>. Le narrateur fait apparaître les obj<strong>et</strong>s qui<br />

se développent en méandres compliquées pour finalement disparaître<br />

complètement, l’infini du néant succédant à l’infini <strong>de</strong> l’extension.<br />

A titre d’exemple, la vie ou plutôt les multiples vies <strong>de</strong> Rorschash 220 ,<br />

successivement artiste <strong>de</strong> music hall, imprésario d’un acrobate, agent d’import-<br />

export voyageant <strong>de</strong> l’Afrique au Moyen-Orient, écrivain dont il ne reste qu’un<br />

vieillard mala<strong>de</strong>, motif du tableau dont la narration a émergé. Une bibliographie<br />

est laissée comme seule trace <strong>de</strong> sa vie mouvementée. De même, la Polonaise<br />

219 McHale, Brian, The Post-Mo<strong>de</strong>rnist Fiction, op. cit., p. 101 : « A world of fixed and discr<strong>et</strong>e<br />

objects is given and then taken away, with the dual effect of <strong>de</strong>stabilizing the ontology of the<br />

projected world and simultaneously laying bare the process of world-construction. »(Ma<br />

traduction).<br />

220 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., pp. 69-75.<br />

85


Elzbi<strong>et</strong>a Orlowska, qui occupe une p<strong>et</strong>ite chambre bien rangée 221 , où quelques<br />

obj<strong>et</strong>s arbitrairement énumérés sont les seules vestiges <strong>de</strong> sa vie aux les<br />

méandres labyrinthiques ; ces traces amènent le lecteur <strong>de</strong> Pologne en France <strong>et</strong><br />

en Tunisie, pour aboutir au p<strong>et</strong>it appartement isolé : « Elle ne connaît presque<br />

personne à Paris. Elle a perdu tout contact avec la Pologne 222 ». La seule trace<br />

visible <strong>de</strong> sa vie <strong>de</strong> femme mariée est un fils, que le narrateur présente comme<br />

absent à la fin du chapitre : « C’est là que le p<strong>et</strong>it Mahmoud, qui a aujourd’hui<br />

neuf ans, vient <strong>de</strong> partir pour les vacances 223 ».<br />

La partie d’échecs, qui se joue paradoxalement en solitaire sur la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’immeuble, échiquier singulier <strong>de</strong> dix sur dix, ressemble à une fin <strong>de</strong> partie où<br />

les véritables mouvements auraient déjà été exécutés. L’infini se cache <strong>de</strong>rrière<br />

l’espace en trois dimensions <strong>de</strong>s cases vi<strong>de</strong>s : l’épaisseur <strong>de</strong> l’existence aux<br />

modalités infinies prend corps au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> ces cases ouvertes à l’énumération<br />

calculée d’obj<strong>et</strong>s sortis <strong>de</strong> listes établies par Perec, dans un ordre néanmoins<br />

arbitraire <strong>et</strong> factice : le trop-plein ressemble au vi<strong>de</strong>, eff<strong>et</strong> en trompe-l’œil post-<br />

mo<strong>de</strong>rne, dont la stratégie vise à utiliser le faux semblant <strong>et</strong> l’illusion.<br />

C<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> en trompe-l’œil a été défini par McHale comme un <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

fonctionnement <strong>de</strong> la littérature post-mo<strong>de</strong>rniste.<br />

En d’autres termes, les textes post-mo<strong>de</strong>rnes ont tendance à encourager l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

trompe-l’œil, poussant délibérément le lecteur à croire qu’un mon<strong>de</strong> secondaire, enchâssé<br />

est le mon<strong>de</strong> primaire, le mon<strong>de</strong> diégétique. En général, à une telle « mystification »<br />

délibérée succè<strong>de</strong> une « démystification », dans laquelle le véritable statut ontologique <strong>de</strong><br />

la soi-disant « réalité » est révélé <strong>et</strong>, par conséquent, la structure ontologique tout entière<br />

du texte est mise à nue […] Jean Ricardou a appelé cela la stratégie <strong>de</strong> « réalité<br />

variable », c’est à dire la stratégie par laquelle une représentation soi-disant « réelle » se<br />

révèle avoir été simplement virtuelle 224 .<br />

221 I<strong>de</strong>m, p. 321.<br />

222 Ibid., p. 327.<br />

223 Ibid., p. 327.<br />

224 McHale, Brian, The Post-Mo<strong>de</strong>rnist Fiction, op. cit., p. 115 : « Postmo<strong>de</strong>rnist texts, in other<br />

worlds, tend to encourage trompe-l’oeil, <strong>de</strong>liberately misleading the rea<strong>de</strong>r into regarding an<br />

86


Le jeu sur la surface <strong>de</strong> l’immeuble avoue sa facticité, au fil <strong>de</strong> ce récit infini, <strong>et</strong><br />

la vanité 225 , au sens étymologique du terme, <strong>de</strong> ce proj<strong>et</strong> qui serait véritablement<br />

<strong>de</strong> décrire en remplissant ces espaces. Ce proj<strong>et</strong> constitue un trompe-l’œil, une<br />

supercherie dont le but <strong>de</strong> tromper s’infiltre dans la définition du puzzle.<br />

L’art du puzzle comme avec les puzzles découpés à la main lorsque celui qui les fabrique<br />

entreprend <strong>de</strong> se poser toutes les questions que le joueur <strong>de</strong>vra résoudre, lorsque, au lieu<br />

<strong>de</strong> laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substituer la ruse, le piège, l’illusion :<br />

d’une façon préméditée, tous les éléments figurant sur l’image à reconstruire […] serviront<br />

<strong>de</strong> départ à une information trompeuse : l’espace organisé, cohérent, structuré, signifiant<br />

du tableau sera découpé non seulement en éléments inertes, amorphes, pauvres <strong>de</strong><br />

signification <strong>et</strong> d’information, mais en éléments falsifiés, porteurs d’informations fausses. 226<br />

Le passage, doublement mentionné dans le roman 227 , m<strong>et</strong> en gar<strong>de</strong> le lecteur<br />

contre un excès <strong>de</strong> can<strong>de</strong>ur face aux manœuvres <strong>et</strong> manipulations d’un auteur,<br />

romancier ou faiseur <strong>de</strong> puzzles, qui maîtrise le fonctionnement <strong>de</strong> l’œuvre : il<br />

avance masqué, tendant <strong>de</strong>s pièges au lecteur. Le jeu ne consiste pas en un<br />

« remplissage » <strong>de</strong> sens mécanique, d’une pièce <strong>de</strong> puzzle à une autre, d’une<br />

pièce <strong>de</strong> l’immeuble à une autre, qui finirait par contenir une signification stable<br />

<strong>et</strong> définitive ; à la fin du roman, le puzzle n’est pas reconstitué, seule <strong>de</strong>meure la<br />

mystérieuse vengeance <strong>de</strong> la l<strong>et</strong>tre, énigme qui n’est jamais résolue.<br />

embed<strong>de</strong>d secondary world as the primary dieg<strong>et</strong>ic world. Typically such a <strong>de</strong>liberate<br />

“mystification” is followed by “<strong>de</strong>mystification”, in which the true ontological status of the<br />

supposed “reality” is revealed and the entire structure of the text laid bare […] Jean Ricardou has<br />

called this the strategy of “variable reality” whereby a supposedly “real” representation is<br />

revealed to have been merely virtual. » (Ma traduction).<br />

225 Vanité vient du Latin vacus, « vi<strong>de</strong> ».<br />

226 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 241.<br />

227 Ce passage fait également partie <strong>de</strong> la préface <strong>de</strong> Perec comme dans un chapitre sur l’art <strong>de</strong><br />

Winckler, le faiseur <strong>de</strong> puzzles.<br />

87


C<strong>et</strong>te stratégie, mise en place sur un espace structuré <strong>et</strong> organisé, mais truffé <strong>de</strong><br />

pièges <strong>et</strong> <strong>de</strong> ruses, renvoie à l’espace échiquéen : le joueur y détourne l’attention<br />

<strong>de</strong> son partenaire vers <strong>de</strong>s fausses pistes afin d’attaquer par surprise à un<br />

moment <strong>et</strong> dans un endroit inattendus. Les échecs représentent un jeu <strong>de</strong> société<br />

où la part du hasard est infime (seulement dans le choix <strong>de</strong> la couleur<br />

déterminant quel joueur engage la partie), <strong>et</strong> où le joueur ne peut compter que<br />

sur la ruse, entièrement responsable <strong>de</strong> sa partie : c<strong>et</strong>te optique correspond à la<br />

volonté <strong>de</strong> l’écrivain <strong>de</strong> maîtriser au mieux les eff<strong>et</strong>s du hasard <strong>et</strong> à conduire son<br />

œuvre comme il l’entend, quitte à laisser le lecteur pantois face à l’absence <strong>de</strong><br />

toute explication <strong>et</strong> résolution. Le texte reste ainsi ouvert, encourageant la<br />

relecture <strong>et</strong> un jeu d’associations <strong>et</strong> <strong>de</strong> « remplissage » <strong>de</strong> sens qui ne s’épuise<br />

jamais.<br />

L’œuvre, écrit pourtant un siècle plus tôt, De l’Autre côté du miroir reste une<br />

création énigmatique, une œuvre « puzzle » offerte à la spéculation hypothétique<br />

du lecteur : ce roman annonce le post-mo<strong>de</strong>rnisme par la polysémie <strong>de</strong> la langue<br />

qui s’y révèle. Dans le roman mo<strong>de</strong>rne Le Joueur d’échecs, le personnage, sur<br />

lequel le titre <strong>de</strong> la traduction française recentre l’œuvre présente une énigme<br />

pour le lecteur, un personnage aux multiples dimensions. M B… incarne le<br />

principe du pli avec une vie cachée, qu’il ne « déplie » que par sa confi<strong>de</strong>nce au<br />

narrateur. Il apparaît <strong>et</strong> disparaît <strong>de</strong> manière mystérieuse 228 ; la partie inachevée<br />

est emblématique <strong>de</strong> la vacance laissée alors dans la narration.<br />

Les romans post-mo<strong>de</strong>rnes, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle, sont <strong>de</strong>s œuvres<br />

ouvertes à jamais aux jeux associatifs inépuisables, <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> offerts aux<br />

lecteurs, susceptibles d’y apporter aussi leurs propres <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, à la<br />

manière <strong>de</strong> Kinbote. Le commentateur représente la mise en abyme du lecteur<br />

invité à creuser les sillons du texte.<br />

228 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 110. (Le Joueur d’échecs, op. cit., p.95).<br />

88


La musique est restée dans la maison, mais, ce qui a changé, c’est l’organisation <strong>de</strong> la<br />

maison, <strong>et</strong> sa nature. Nous restons leibniziens, bien que ce ne soit plus les accords qui<br />

expriment notre mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> notre texte. Nous découvrons <strong>de</strong>s nouvelles manières <strong>de</strong> plier<br />

comme <strong>de</strong> nouvelles enveloppes, mais nous restons leibniziens parce qu’il s’agit toujours<br />

<strong>de</strong> plier, déplier, replier. 229<br />

Kinbote déplie son interprétation possible, centrée sur sa propre existence, qu’il<br />

structure à partir <strong>de</strong>s vers <strong>de</strong> son choix. A partir d’un axe purement subjectif,<br />

émanent <strong>de</strong> son propre imaginaire, le commentateur oriente le poème vers <strong>de</strong>s<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, qu’il déploie <strong>et</strong> délivre au lecteur, invité par la même à<br />

effectuer la même démarche, tendant vers l’infini. Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi,<br />

les jeux associatifs sont inépuisables; les innombrables personnages élargissent<br />

le cadre rigi<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ vers une dispersion englobant le mon<strong>de</strong> entier, où<br />

l’individuel cohabite avec l’universel, <strong>et</strong> ouvrant vers l’infini.<br />

229 Deleuze, Gilles, Le Pli, op. cit., p. 189.<br />

89


Bilan provisoire<br />

Le pli est une construction qui apparaît dans les différentes œuvres du corpus.<br />

Dans celle du roman précurseur <strong>de</strong> Lewis Carroll, De l’Autre côté du miroir<br />

s’inscrivent l’hésitation du sens (spatialité <strong>et</strong> sémantique) <strong>et</strong> le principe <strong>de</strong><br />

fragmentation, qui peuvent être mis en perspective avec <strong>de</strong>s œuvres post-<br />

mo<strong>de</strong>rnes telles que La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>de</strong> Perec <strong>et</strong> Feu pâle <strong>de</strong> Nabokov ; les<br />

trois œuvres sont fondées sur la polysémie <strong>et</strong> l’indétermination, <strong>de</strong>ux faces d’une<br />

même réalité. Le jeu d’échecs est indissociable <strong>de</strong> la thématique du dédale créé<br />

par la profusion <strong>de</strong>s bifurcations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles.<br />

Ces œuvres ouvrent sur l’infini par les jeux combinatoires liés au puzzle, dont la<br />

polysémie est exploitée par les trois auteurs, chez qui l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> mots se<br />

dédoublent <strong>et</strong> s’inventent au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong>s permutations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s bifurcations.<br />

L’agencement alphabétique constitue une modalité particulière <strong>de</strong> la<br />

manipulation ludique, fondée sur un ordre abécédaire <strong>et</strong> arbitraire ; les éléments<br />

s’agencent les uns avec les autres comme dans une partie d’échecs où les<br />

déplacements sont fondés sur un jeu permanent entre les cases vi<strong>de</strong>s <strong>et</strong> pleines,<br />

qui sont en nombre égal en début <strong>de</strong> partie.<br />

Echiquéennes ou linguistiques, les combinaisons ouvrent sur<br />

l’incommensurable, comme le montre l’œuvre <strong>de</strong> Stefan Zweig, Le Joueur<br />

d’échecs. L’espace échiquéen perm<strong>et</strong> le passage d’un univers fini <strong>et</strong> mesurable,<br />

dédoublé dans le roman <strong>de</strong> Zweig par l’espace cloisonné <strong>de</strong> la pièce où est<br />

enfermé M. B…, vers un infini créé par un jeu d’associations abstraites. C<strong>et</strong>te<br />

voie vers l’infini perm<strong>et</strong> à M. B… <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver la liberté, car sa folie nécessite<br />

<strong>de</strong>s soins, ce qui lui donne la possibilité <strong>de</strong> s’éva<strong>de</strong>r. M. B… est le personnage<br />

du pli <strong>et</strong> du dépli, qui d’ailleurs se replie à la fin du roman en disparaissant <strong>de</strong><br />

manière énigmatique, laissant la place vi<strong>de</strong> au commentaire <strong>de</strong> son adversaire :<br />

le vi<strong>de</strong> absolu <strong>et</strong> le néant constituent une <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> l’infini <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’illimité.<br />

90


Le jeu d’échecs est un espace en apparence fermé, mais qui contient <strong>de</strong>s<br />

potentialités infinies. La grille, formée <strong>de</strong> cases noires <strong>et</strong> blanches qui<br />

s’alternent, n’est que la surface d’un jeu infini d’éléments abstraits, faits<br />

d’hypothèses, <strong>de</strong> contradictions, d’exceptions <strong>et</strong> d’incongruités. Dans le secr<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> ses calculs élaborés, le joueur bâtit <strong>de</strong>s lignes d’attaque <strong>et</strong> <strong>de</strong> défense<br />

invisibles, qui se superposent au autant <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles aux déplacements<br />

visibles sur l’échiquier.<br />

Dans ce labyrinthe intérieur, se construisent <strong>de</strong>s lignes kaléidoscopiques,<br />

fragmentées en diverses possibilités, que le joueur va actualiser ou laisser à l’état<br />

<strong>de</strong> potentialité. Les lignes apparentes, qui sillonnent sur l’espace échiquéen, ne<br />

révèlent pas les réseaux contradictoires <strong>et</strong> tourmentés <strong>de</strong>s déplacements<br />

imaginaires qui emplissent l’imaginaire du joueur. A chaque coup, à chaque<br />

bifurcation, le joueur actualise une possibilité, qu’il isole <strong>de</strong>s autres pour<br />

l’inscrire dans le réel. Ainsi l’ensemble <strong>de</strong> la partie forme une arborescence<br />

particulière.<br />

Les auteurs <strong>de</strong>s œuvres évoquées ont exploité la thématique du fini masquant<br />

l’infini <strong>de</strong>rrière la surface. Lewis Carroll quadrille, en apparence, la traversée<br />

d’Alice par l’espace échiquéen. C<strong>et</strong>te délimitation s’avère être un faux<br />

semblant : le diagramme précédant le roman censé refléter le voyage d’Alice au-<br />

<strong>de</strong>là du miroir ne reproduit, par <strong>de</strong>s coups pour le moins fantaisistes, que<br />

certaines étapes. Le diagramme est un masque, donnant l’apparence d’un espace<br />

clos <strong>et</strong> maîtrisé, alors que la traversée est, par essence, suj<strong>et</strong>te à la surprise <strong>et</strong> au<br />

jeu du langage, qui tend vers l’infini.<br />

Dans la nouvelle <strong>de</strong> Zweig, le cloisonnement <strong>de</strong> M.B…dans un espace clos <strong>et</strong><br />

hermétique suscite chez le joueur d’échecs une quête <strong>de</strong> l’infini par l’abstraction<br />

échiquéenne. M.B… s’i<strong>de</strong>ntifie lui-même à une partie d’échecs, en se<br />

dédoublant en <strong>de</strong>ux adversaires <strong>et</strong> en créant ses propres associations <strong>et</strong><br />

combinaisons. Le mon<strong>de</strong> parallèle qu’il construit dans le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> son<br />

imaginaire efface les limites du mon<strong>de</strong> fini <strong>et</strong> mesurable qu’on lui impose :<br />

M.B… voit les murs <strong>de</strong> la pièce où il est cloîtré disparaître pour laisser place à<br />

un mon<strong>de</strong> d’abstractions échiquéennes.<br />

91


Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Perec organise l’exploration <strong>de</strong> la surface <strong>de</strong><br />

l’immeuble à partir <strong>de</strong> règles précises. C<strong>et</strong>te maîtrise rationnelle d’un espace fini<br />

n’est qu’un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> surface : le roman fait plonger le lecteur dans le dédale<br />

secr<strong>et</strong> <strong>de</strong>s vies <strong>de</strong>s occupants <strong>de</strong> l’immeuble, le proj<strong>et</strong>ant dans l’infini <strong>de</strong><br />

l’existence. Le narrateur pose préalablement <strong>de</strong>s règles consistant à dominer <strong>et</strong> à<br />

explorer un espace fini, mais le lecteur se rend vite compte <strong>de</strong> sa bévue : le<br />

mon<strong>de</strong> est un réservoir inépuisable, où il existe toujours <strong>de</strong>s potentialités à<br />

raconter <strong>et</strong> <strong>de</strong>s sillons <strong>de</strong> l’existence à restituer.<br />

L’exégèse que Kinbote entreprend démontre la nature infinie <strong>de</strong> la<br />

création littéraire <strong>et</strong> la flexibilité à l’infini <strong>de</strong>s mots <strong>et</strong> <strong>de</strong>s images poétiques.<br />

Kinbote les r<strong>et</strong>ranscrit à son manière <strong>et</strong> selon un mo<strong>de</strong> qui lui est propre, ouvrant<br />

potentiellement d’autres interprétations <strong>possibles</strong>. Comme les mouvements<br />

échiquéens censés se confiner à un territoire, mais qui sont proj<strong>et</strong>és vers l’infini<br />

par les spéculations <strong>de</strong>s joueurs d’échecs, les mots <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> dépassent les<br />

limites du poème pour se déplacer vers <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, qui pourraient se<br />

multiplier à l’infini.<br />

2. La mise en abyme<br />

Le pli, en ouvrant une œuvre à plusieurs dimensions, tend vers l’infini. La mise<br />

en abyme exprime une autre modalité <strong>de</strong> l’infini, par la répétition d’une même<br />

structure à l’intérieur <strong>de</strong> l’œuvre. Lucien Dällenbach, dans Le Récit spéculaire :<br />

Essai sur la mise en abyme, précise quelques repères dont <strong>de</strong>ux sont cruciaux :<br />

« 1. Organe d’un r<strong>et</strong>our <strong>de</strong> l’œuvre sur elle-même, la mise en abyme apparaît<br />

comme une modalité <strong>de</strong> la réflexion. 2. Sa propriété essentielle consiste à faire<br />

saillir l’intelligibilité <strong>et</strong> la structure formelle <strong>de</strong> l’œuvre 230 . »<br />

230 Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, Paris : Seuil, 1977, p.<br />

16.<br />

92


On r<strong>et</strong>iendra que la mise en abyme fonctionne comme un miroir intérieur, sous<br />

une forme miniaturisée, <strong>et</strong> que c<strong>et</strong>te structure reliant contenant <strong>et</strong> contenu<br />

récapitule la globalité <strong>de</strong> l’œuvre. Le schéma <strong>de</strong> mise en abyme constitue un<br />

paramètre important <strong>de</strong>s échecs perm<strong>et</strong>tant d’établir un jeu <strong>de</strong> similitu<strong>de</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

miroirs entre les différentes spatialités : espace <strong>de</strong> l’échiquier <strong>et</strong> espace où<br />

s’affrontent les joueurs. L’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> spécularité peut se constituer au moyen d’une<br />

ressemblance entre les éléments du jeu <strong>et</strong> certains obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> personnages, comme<br />

dans La Défense Loujine. Il existe un jeu <strong>de</strong> correspondances amusant qu’a<br />

exploité Nabokov entre la structure du roman <strong>et</strong> le jeu d’échecs : « Mais ces<br />

eff<strong>et</strong>s d’échecs que j’ai mis en place ne sont pas seulement repérables dans ces<br />

scènes distinctes ; leur enchaînement se r<strong>et</strong>rouve dans la structure même <strong>de</strong> ce<br />

séduisant roman 231 ».<br />

Ce que Nabokov appelle « l’eff<strong>et</strong> d’échecs » représente bien ce jeu <strong>de</strong> mise en<br />

abyme savamment exploité, <strong>de</strong> manière thématique <strong>et</strong> structurelle. Dans La Vie<br />

mo<strong>de</strong> d’emploi, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>de</strong> Paolo Maurensig <strong>et</strong> dans Le<br />

Tableau du maître flamand d’Arturo Pérez-Reverte la mise en abyme peut<br />

apparaître comme simple allusion thématique. Elle peut revêtir <strong>de</strong>s aspects<br />

beaucoup plus complexes, par un système d’inclusions régressives, <strong>et</strong> briser la<br />

temporalité linéaire du récit pour faire éclore <strong>de</strong>s zones cachées. Par ce<br />

télescopage <strong>de</strong>s frontières spatio-temporelles, l’inclusion est porteuse<br />

d’éparpillement <strong>et</strong> <strong>de</strong> fragmentation qui ren<strong>de</strong>nt confuses les limites<br />

ontologiques <strong>de</strong>s différents <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

La mise en abyme perm<strong>et</strong> l’introduction <strong>de</strong> voix narratives plurielles <strong>et</strong><br />

contradictoires, productrices d’univers multiples contenus dans l’unicité <strong>de</strong><br />

l’œuvre. C<strong>et</strong>te plongée vers d’autres temps <strong>et</strong> d’autres espaces rem<strong>et</strong> en question<br />

la notion même <strong>de</strong> mimesis : ce jeu <strong>de</strong> réverbérations <strong>et</strong> <strong>de</strong> miroirs tend vers<br />

l’infini, échappant ainsi à toute définition figée <strong>et</strong> unilatérale <strong>de</strong> la réalité. La<br />

231 Nabokov, Vladimir, The Defence, Oxford : Oxford University Press, 1986, p. 8 : “ The chess<br />

effects I planted are distinguishable not only in their separate scenes; their concatenation can be<br />

found in the basic structure of this attractive novel.” (La Défense Loujine, Préface, Trad.<br />

Christine Bouvard, pp. 13-14).<br />

93


mise en abyme fait éclater tous les cadres, toutes les frontières entre « le <strong>de</strong>hors<br />

<strong>et</strong> le <strong>de</strong>dans », <strong>et</strong> ouvre les voies <strong>de</strong> communication entre tous les espaces.<br />

La matière présente donc une texture infiniment poreuse, spongieuse ou caverneuse sans<br />

vi<strong>de</strong>, toujours une caverne dans la caverne : chaque corps, si p<strong>et</strong>it soit-il, contient un<br />

mon<strong>de</strong>, en tant qu’il soit troué <strong>de</strong> passages irréguliers… 232<br />

A. Répétition du même<br />

La mise en abyme est fondée sur la répétition <strong>de</strong> la même forme à une autre<br />

échelle. Elle perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> créer un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> métonymie, en rapprochant <strong>de</strong> manière<br />

formelle la partie du tout. Dans La Défense Loujine, certains obj<strong>et</strong>s rappellent le<br />

jeu d’échecs, réfléchissant ainsi la thématique du roman. Le motif du jeu<br />

d’échecs y apparaît constamment, par un obj<strong>et</strong> quadrillé tel le plaid à carreaux 233 ,<br />

la mappemon<strong>de</strong> divisée par un réseau <strong>de</strong> lignes 234 ou le carré <strong>de</strong> la fenêtre par<br />

laquelle Loujine se suici<strong>de</strong> 235 .<br />

L’opposition du noir <strong>et</strong> du blanc imprègne tout le roman. Les exemples <strong>de</strong> la<br />

combinaison <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux couleurs sont légion : « Dans le ciel incolore, une<br />

corneille passait lentement 236 . » C<strong>et</strong>te obsession <strong>de</strong>s lignes <strong>et</strong> <strong>de</strong> la structure<br />

contrastée blanc-noir apparaît dans l’univers <strong>de</strong> l’écolier Loujine : « Un<br />

232 Deleuze, Gilles, Le Pli, op. cit., p. 8.<br />

233 Nabokov, Vladimir, Защиа Лужина, op. cit., p. 17 : « Руки […] лежали на плечатом<br />

пледе» (La Défense Loujine, op. cit., p. 21).<br />

234 I<strong>de</strong>m, p. 128 : « Мир, сперва показываемый как плотный шар, туго обтянутый сеткой<br />

долгот и широт » (La Défense Loujine, op. cit., p. 205).<br />

235 Ibid., p. 176 : « отражения окон, вся бездна распадалась на бледные и темные<br />

квадраты » (I<strong>de</strong>m, p. 282).<br />

236 Ibid, p. 17 : « По бесцветному небу медленно летела ворона » (I<strong>de</strong>m, p.21).<br />

94


ouillard lui masquait la feuille quadrillée <strong>de</strong> bleu ; au tableau noir, les chiffres<br />

blancs tantôt s’amincissaient, tantôt <strong>de</strong>venaient flous 237 ».<br />

« В клетку », littéralement « à carreaux », « quadrillé », renvoie clairement au<br />

motif du quadrillage initial, lorsque Loujine revêt un plaid quadrillé (utilisation<br />

du même mot sous une forme adjectivale « клетчатом »). C<strong>et</strong>te mise en abyme<br />

<strong>de</strong> la thématique centrale <strong>de</strong> jeu perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> créer une ligne constante, qui relie<br />

toute la <strong>de</strong>stinée du joueur, <strong>de</strong> son enfance à la campagne, à la vie écolière <strong>et</strong><br />

citadine, <strong>et</strong> à son existence <strong>de</strong> joueur d’échecs exilé. Dans le passage cité ci-<br />

<strong>de</strong>ssus, le narrateur évoque c<strong>et</strong>te vision quadrillée <strong>et</strong> teintée <strong>de</strong> blanc <strong>et</strong> <strong>de</strong> noir<br />

comme « <strong>de</strong>s métamorphoses optiques » 238 , ce qui donne à ces mises en abyme<br />

<strong>de</strong> la géométrie du jeu une valeur proleptique : Loujine joueur d’échecs souffrira<br />

<strong>de</strong> troubles <strong>de</strong> la perception dus à sa monomanie <strong>et</strong> à son obsession du jeu<br />

d’échecs.<br />

La vie du joueur est jalonnée <strong>de</strong> lignes croisées <strong>et</strong> <strong>de</strong> jeux d’ombres <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

lumières qui constituent autant <strong>de</strong> mises en abyme thématiques <strong>et</strong> structurelles<br />

que d’éléments ancrés dans la <strong>de</strong>stinée <strong>et</strong> la perception du héros, annonciateurs<br />

<strong>de</strong> l’avenir <strong>de</strong> Loujine. Ces mises en abyme concernent spécifiquement la<br />

structure <strong>de</strong> l’espace échiquéen. Ces configurations <strong>de</strong> répétitions rappellent ce<br />

que Lucien Dällenbach dit <strong>de</strong> Robbe-Grill<strong>et</strong> dans son ouvrage sur la mise en<br />

abyme :<br />

Bâtir, en piégeant la mimesis, quelque chose <strong>de</strong> soli<strong>de</strong> <strong>et</strong> qui ait l’attirante gratuité d’un<br />

charme, telle paraît donc être l’ambition première d’un romancier conscient […] <strong>et</strong> pour<br />

lequel l’écriture se définit avant tout comme un jeu <strong>de</strong> construction 239 .<br />

C<strong>et</strong>te fonction esthétique <strong>de</strong> la mise en abyme ne doit pas être minimisée.<br />

L’utilisation <strong>de</strong> la mise en abyme a une fonction ludique : l’écriture est un jeu<br />

237 Ibid, p. 24 : « Страница в голубую клетку застилалась туманом ; белые цифры на черной<br />

доске то суживались, то расплывались» (I<strong>de</strong>m, p. 33).<br />

238 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 24 : « оптическим метаморфозам » (La<br />

Défense Loujine, op. cit., p. 33).<br />

239 Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, op. cit., p 171.<br />

95


qui manipule <strong>et</strong> construit son espace en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> tout souci <strong>de</strong> reproduire le<br />

réel. Cependant, puisqu’elle se fon<strong>de</strong> sur une structure existante, elle ne<br />

représente qu’une variation du réel, conception qui représente le fon<strong>de</strong>ment<br />

même <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong> Thomas Pavel : « Suivant la définition proposée plus haut,<br />

un univers est composé d’une base - un mon<strong>de</strong> réel - entourée par une<br />

constellation <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> alternatifs 240 ».<br />

Nabokov reproduit l’espace échiquéen <strong>de</strong> manière mimétique <strong>et</strong> transpose <strong>de</strong>s<br />

éléments <strong>de</strong> la réalité par ce système d’inclusions. L’univers du roman reproduit<br />

la structure du jeu, comme s’il se comportait à la manière d’un échiquier géant<br />

où se déplaceraient <strong>de</strong>s personnages, à la manière d’Alice dans sa traversée :<br />

« On dirait le <strong>de</strong>ssin d’un énorme échiquier », dit Alice 241 .<br />

La mise en abyme adopte <strong>de</strong>s modalités fort différentes dans les autres œuvres,<br />

qui appartiennent toutes à la pério<strong>de</strong> post-mo<strong>de</strong>rne. La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi<br />

introduit le jeu d’échecs parmi les obj<strong>et</strong>s contenus dans le carré-case <strong>de</strong><br />

l’appartement, lui-même inclus dans le gigantesque carré <strong>de</strong> l’immeuble<br />

échiquier. Par exemple, dans le chapitre portant sur Madame Albin, un jeu<br />

d’échecs fait partie du mobilier <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te locataire : « A Valène, par exemple, elle<br />

a fait admirer un jeu d’échecs en bois <strong>de</strong> palissandre avec <strong>de</strong>s marqu<strong>et</strong>eries <strong>de</strong><br />

nacre 242 ».<br />

Au passage, on r<strong>et</strong>iendra que dans c<strong>et</strong> appartement, « les p<strong>et</strong>its carreaux sur le<br />

sol sont soigneusement cirés 243 ». Ce jeu d’emboîtement, d’inclusion <strong>de</strong> carrés<br />

dans <strong>de</strong>s carrés, ressemble à un jeu <strong>de</strong> construction. Le jeu d’échecs est présenté<br />

comme un obj<strong>et</strong> esthétique, son possesseur n'ayant rien d’une joueuse. Un autre<br />

exemple illustre une mise en abyme du jeu d’échecs 244 non comme obj<strong>et</strong><br />

240 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 84.<br />

241 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, p. 40.<br />

242 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 262.<br />

243 I<strong>de</strong>m, p. 262.<br />

244 Dans l’une <strong>de</strong>s énumérations dont Perec est féru, la présence d’un échiquier est mentionnée,<br />

p. 138 : « échiquiers, miroirs, p<strong>et</strong>its cadres[…] ».<br />

96


décoratif, mais montrant une partie célèbre, juste avant qu’An<strong>de</strong>rsen ne donne le<br />

coup <strong>de</strong> grâce à son adversaire.<br />

Sur la tabl<strong>et</strong>te inférieure est posée un échiquier dont les pièces reproduisent la situation<br />

après le dix-huitième coup noir <strong>de</strong> la partie disputée à Berlin en 1852 entre An<strong>de</strong>rsen <strong>et</strong><br />

Dufresne, juste avant qu’An<strong>de</strong>rsen n’entreprenne c<strong>et</strong>te brillante combinaison <strong>de</strong> mat qui a<br />

fait donné à la partie le surnom <strong>de</strong> « Toujours Jeune » 245.<br />

L’échiquier se trouve sur une étagère au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s peintures d’Altamond,<br />

forme parmi les formes ; sur la tabl<strong>et</strong>te supérieure est posé un « vase à profil<br />

trapézoïdal 246 », élément <strong>de</strong> géométrie <strong>et</strong> « un téléphone blanc » 247 dont la<br />

couleur est un rappel du jeu d’échecs. Il ne s’agit plus dans c<strong>et</strong> exemple d’un jeu<br />

exclusivement à valeur décorative, mais d’une partie d’échecs censée illustrer un<br />

moment célèbre pour les joueurs, tel Altamond, locataire <strong>de</strong> l’appartement.<br />

La situation précè<strong>de</strong> le mat élaboré par An<strong>de</strong>rsen 248 . Lors d’un tournoi<br />

international qui eut lieu à Londres en 1851, An<strong>de</strong>rsen remporta la victoire<br />

contre Kieseritzky, partie connue sous le nom d’« Immortelle 249 », qui lui valut<br />

le titre <strong>de</strong> champion du mon<strong>de</strong>. La partie « Toujours Jeune », dont le nom est une<br />

variante <strong>de</strong> la précé<strong>de</strong>nte, se déroula à Berlin l’année suivante contre<br />

Dufresne 250 .<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi est introduite une autre forme <strong>de</strong> mise en abyme,<br />

très concrète <strong>et</strong> ludique : la reproduction <strong>de</strong> la partie comme illustration 251 . La<br />

partie d’échecs évoquée sous le nom <strong>de</strong> partie « Toujours Jeune » se dédouble<br />

245 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op.cit., p. 394.<br />

246 I<strong>de</strong>m., p. 395.<br />

247 Ibid., p. 395.<br />

248 An<strong>de</strong>rsen (1818-1879), natif <strong>de</strong> Breslau en Allemagne fut l’un <strong>de</strong>s plus grands joueurs<br />

européens du XIXème siècle.<br />

249 Capece, A., Le Grand livre <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s échecs, Paris : Vecchi, 2001, p. 53.<br />

250 I<strong>de</strong>m, p. 170.<br />

251 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 395.<br />

97


sous la forme d’une illustration posée comme un problème d’échecs dont la<br />

solution serait offerte au lecteur. Si l’on compare ce schéma échiquéen <strong>et</strong> les<br />

annotations données sous forme <strong>de</strong> formule mathématique (l<strong>et</strong>tre pour la pièce,<br />

signe x pour la prise, l<strong>et</strong>tre associée à un chiffre pour la situation <strong>de</strong> la pièce sur<br />

l’échiquier) avec les <strong>de</strong>rniers coups <strong>de</strong> la partie réelle entre An<strong>de</strong>rsen <strong>et</strong><br />

Dufresne (à partir du coup 19) fournis dans Le Grand livre <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s<br />

échecs 252 , on s’aperçoit que la partie a été effectivement reproduite par Perec.<br />

C<strong>et</strong>te mise en abyme d’une partie d’échecs perm<strong>et</strong> d’introduire « une partie » <strong>de</strong><br />

la réalité, pourrait-on affirmer en faisant jouer la polysémie. Il introduit un pan<br />

<strong>de</strong> la réalité dans l’univers qu’il bâtit, au sens propre comme au sens figuré ; le<br />

mon<strong>de</strong> fictionnel est construit sur les fondations du mon<strong>de</strong> réel.<br />

Le mon<strong>de</strong> réellement réel jouit d’une priorité ontologique certaine sur les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> du faire-<br />

semblant ; aussi <strong>de</strong>vons-nous distinguer […] entre les univers primaire <strong>et</strong> secondaire, le<br />

premier étant la fondation ontologique sur laquelle le second est construit 253.<br />

C<strong>et</strong>te manière <strong>de</strong> placer le schéma <strong>de</strong> la partie à l’intérieur du roman constitue<br />

une <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> la mise en abyme proposée par Le Tableau du Maître<br />

flamand. Ce roman contemporain intègre le thème <strong>de</strong>s échecs dans une intrigue<br />

policière. Julia, restauratrice d’œuvres d’art, est intriguée par une œuvre<br />

flaman<strong>de</strong> dont elle s’occupe <strong>et</strong> qui date <strong>de</strong> 1471, La Partie d’échecs <strong>de</strong> P<strong>et</strong>er<br />

Van Huys. Le tableau représente une partie d’échec entre Ferdinand, duc<br />

d’Ostenburg, <strong>et</strong> son ami le chevalier d’Arras, avec en arrière-plan Béatrice <strong>de</strong><br />

Bourgogne, femme <strong>de</strong> Ferdinand <strong>et</strong> maîtresse du chevalier. Le tableau porte une<br />

inscription : quis necavit equitem ? (« qui a pris, le chevalier ? ») ; <strong>de</strong>rrière c<strong>et</strong>te<br />

question s’en cache une autre : « Qui a tué le cavalier 254 ? » : Julia, la<br />

252 Capece, A., Le Grand livre <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s échecs, op. cit., p. 170.<br />

253 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 76.<br />

254 La superposition <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux questions est d’autant plus pertinente que le verbe « mater »,<br />

« faire mat », a la même étymologie que matar, « tuer » en Espagnol.<br />

98


estauratrice du tableau, apprend que le chevalier d’Arras a été mystérieusement<br />

assassiné <strong>de</strong>ux années plus tôt.<br />

D’entrée <strong>de</strong> jeu, une énigme est posée au lecteur qui considère, comme Julia, la<br />

restauratrice, que c<strong>et</strong>te énigme sera centrale dans le déroulement <strong>de</strong>s<br />

évènements. Afin <strong>de</strong> résoudre ce problème obsédant, elle déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> recourir à un<br />

joueur d’échecs qui tente <strong>de</strong> rejouer la partie à rebours à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> schémas<br />

échiquéens censés refléter l’intrigue du meurtre. C<strong>et</strong>te énigme est secondaire, <strong>et</strong><br />

constitue une fausse piste, ce qui fait écho au thème <strong>de</strong> la manipulation mis en<br />

exergue au début du roman par l’intertextualité.<br />

L’incipit du roman présente la citation <strong>de</strong> Jorge Luis Borges évoquant le thème<br />

du jeu d’échecs lié à la configuration mise en abyme : « Dieu déplace le joueur,<br />

<strong>et</strong> celui-ci la pièce. Quel Dieu <strong>de</strong>rrière Dieu commence donc la trame 255 ? ».<br />

C<strong>et</strong>te référence m<strong>et</strong> au premier plan la notion <strong>de</strong> manipulation. C<strong>et</strong>te orientation<br />

préalable donnée au roman n’est pas innocente : à l’instar d’un joueur d’échecs,<br />

Pérez-Reverte attire l’attention du lecteur vers une fausse piste dès le début du<br />

roman.<br />

C<strong>et</strong>te mise en abyme <strong>de</strong> l’œuvre d’art dans la fiction est porteuse d’une énigme<br />

posée grâce jeu d’échecs. C<strong>et</strong>te énigme m<strong>et</strong> en valeur à la fois la notion<br />

d’adversité, d’opposition sans merci, <strong>et</strong> <strong>de</strong> secr<strong>et</strong> qu’il s’agit <strong>de</strong> découvrir. La<br />

mise en abyme pourrait se prolonger à l’infini : le tableau représente aussi un<br />

miroir, qui fait face aux joueurs, reflétant la partie d’échecs. Le problème dont il<br />

faut trouver la solution établit un parallélisme entre l’espace <strong>de</strong> l’échiquier <strong>et</strong><br />

l’espace où s’affrontent les joueurs, le duc Fernand d’Ostenbourg <strong>et</strong> Roger<br />

d’Arras : le « chevalier » est aussi le « cavalier » <strong>de</strong>s échecs en espagnol 256 . La<br />

clef <strong>de</strong> l’énigme serait-elle inscrite sur le tableau, dans la partie d’échecs qui est<br />

elle-même mise en abyme ?<br />

255 Pérez-Reverte, Arturo, Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 7.<br />

256 C<strong>et</strong>te référence au nom ambigu <strong>de</strong> la pièce est évoquée par un <strong>de</strong>s personnages dans Le<br />

Tableau du Maître flamand, p. 61 : « Sauf erreur, la pièce du jeu d’échecs que nous appelons<br />

aujourd’hui le cavalier s’appelait chevalier au Moyen-Age… C’est d’ailleurs le cas dans <strong>de</strong><br />

nombreux pays européens. En anglais, par exemple, elle s’appelle knight, littéralement<br />

chevalier. »<br />

99


C<strong>et</strong>te configuration par inclusion régressive tend vers l’infini, comme l’a<br />

souligné Lucien Dällenbach : « Miroirs parallèles, infini mathématique,<br />

impression <strong>de</strong> vertige, boîte dont les motifs se répètent à perte <strong>de</strong> vue,<br />

impressions leibniziennes d’une série <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> emboîtés les uns dans les<br />

autres, vertigineusement répercutés 257 ». C<strong>et</strong>te mise en abyme fait partie d’une<br />

stratégie en trompe-l’œil, très usitée au jeu d’échecs : « Il s’agit d’éluci<strong>de</strong>r un<br />

assassinat […]. Qu’il ait eu lieu au XVe siècle ne change rien à l’affaire 258 . »<br />

C<strong>et</strong>te énigme s’avère être à la périphérie <strong>de</strong> l’intrigue principale : la série <strong>de</strong><br />

meurtres commis dans l’entourage <strong>de</strong> Julia, qui en cherche la motivation dans le<br />

tableau La Partie d’échecs. L’énigme <strong>de</strong> départ, qui porte sur un univers spatio-<br />

temporel révolu, se métamorphose en énigme policière liée à l’entourage <strong>de</strong><br />

Julia. Non seulement La Partie d’échecs fonctionne comme une fausse piste,<br />

mais c<strong>et</strong>te mise en abyme sert <strong>de</strong> base explicative, <strong>de</strong> référence permanente au<br />

meurtrier. Celui-ci i<strong>de</strong>ntifie ses victimes à <strong>de</strong>s pièces du jeu d’échecs dans les<br />

messages qu’il laisse <strong>de</strong>rrière lui <strong>et</strong> qui correspon<strong>de</strong>nt à la position <strong>de</strong>s pièces sur<br />

l’échiquier du tableau. C’est bien l’assassin qui crée le parallélisme entre le<br />

tableau surgi du passé <strong>et</strong> les meurtres ; il établit ainsi ses <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, les<br />

lignes propres <strong>de</strong> l’énigme.<br />

L’assassin établit comme matrice <strong>de</strong> départ la partie d’échecs du tableau,<br />

représentée concrètement 259 comme la partie « Toujours Jeune » <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi. C<strong>et</strong>te partie est reconstituée par Muñoz, le joueur d’échecs que Julia <strong>et</strong><br />

son collègue César ont sollicité pour résoudre le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> la partie du tableau <strong>et</strong><br />

dont la mission va bifurquer : il va finalement tenter <strong>de</strong> résoudre l’énigme <strong>de</strong>s<br />

crimes perpétrés par un mystérieux assassin, apparemment joueur d’échecs. C<strong>et</strong><br />

assassin « reprend la partie en main », la transposant du XVe siècle au XXe<br />

siècle, ce qui rappelle la formulation <strong>de</strong> Prigogine sur la bifurcation.<br />

257 Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, op. cit., p. 35.<br />

258 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., pp. 53-54 : « Se trata <strong>de</strong> resolver un<br />

asesinato […] Que ocurriese en el siglo quince no cambia las cosas….» (Le Tableau du Maître<br />

flamand, op. cit., p. 44).<br />

259 Pérez-Reverte, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 107 (Le Tableau du Maître flamand, op. cit.,<br />

p. 88).<br />

100


A la première bifurcation, la stabilité <strong>de</strong> l’état stationnaire n’est plus assurée. Si l’on<br />

s’éloigne davantage <strong>de</strong> l’équilibre, d’autres structures <strong>de</strong>viennent <strong>possibles</strong>, <strong>et</strong> la première<br />

structure peut elle-même <strong>de</strong>venir instable ; le système, dans l’hypothèse où il serait<br />

contraint par ses conditions aux limites à s’éloigner toujours plus <strong>de</strong> l’équilibre, se<br />

développera donc par une succession d’instabilités <strong>et</strong> <strong>de</strong> fluctuations amplifiées. 260<br />

Ce fonctionnement, qui décrit l’entropie 261 où l’instabilité s’installe peu à peu,<br />

renvoie à celui du joueur d’échecs qui, à chaque coup, est confronté au choix<br />

après chaque délai <strong>de</strong> réflexion ; dans Le Tableau du Maître flamand, c’est<br />

l’assassin qui mène le jeu <strong>de</strong>s bifurcations .La polysémie du titre m<strong>et</strong> en<br />

évi<strong>de</strong>nce le parallélisme entre la peinture, l’art, <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échecs : c’est<br />

César, l’assassin, - collègue <strong>de</strong> Julia <strong>et</strong> joueur d’échecs - qui construit les liens<br />

entre les <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>. La partie d’échecs qui s’engage entre le meurtrier <strong>et</strong> le<br />

joueur Muñoz est transcrite par les différentes mises en abyme <strong>de</strong>s étapes <strong>de</strong> la<br />

partie, qui se construit au fil <strong>de</strong>s assassinats 262 .<br />

L’originalité <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te partie rési<strong>de</strong> dans le fait qu’elle doit être rejouée, répétée à<br />

l’envers par le joueur d’échecs détective Muñoz. Celui-ci doit comprendre<br />

l’action du tueur <strong>et</strong> ses menaces, la cohérence <strong>de</strong> son jeu. L’échiquier,<br />

représentation par inclusion régressive, fonctionne comme un miroir. En<br />

fonction <strong>de</strong>s coups déjà joués qu’il i<strong>de</strong>ntifie sur l’échiquier, le jouer d’échecs<br />

doit anticiper ceux prévus par le meurtrier César. Le joueur, véritable Sherlock<br />

Holmes, nomme ce procédé « analyse rétrospective 263 ».<br />

La mise en abyme dans le roman perm<strong>et</strong> d’effectuer <strong>de</strong>s r<strong>et</strong>ours dans le passé. Le<br />

jeu d’échecs est le cadre qui perm<strong>et</strong> le jeu <strong>de</strong>s suppositions, d’établir <strong>de</strong> façon<br />

active <strong>et</strong> dynamique les hypothèses sur les coups passés comme étant <strong>possibles</strong>.<br />

Chaque diagramme constitue un <strong>de</strong>s maillons <strong>de</strong>s multiples bifurcations. Le<br />

260 Prigogine, Ilya, <strong>et</strong> Stenghers, Isabelle. La Nouvelle alliance, op. cit., pp. 229-30.<br />

261 L’entropie doit être pris au sens d’état <strong>de</strong> désordre d’un système.<br />

262 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 143 (Le Tableau du Maître flamand,<br />

p. 119).<br />

263 I<strong>de</strong>m, p. 105 (I<strong>de</strong>m, p. 87).<br />

101


cheminement logique du joueur doit amener à la résolution <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te énigme<br />

policière.<br />

Ce système <strong>de</strong> régression temporelle tendant vers la résolution d’une énigme<br />

rappelle le fonctionnement du roman <strong>de</strong> Maurensig, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg.<br />

Ce roman allie également échiquiers <strong>et</strong> énigme policière. L’inclusion régressive<br />

ne prend pas dans ce roman la forme <strong>de</strong> représentations graphiques <strong>de</strong> parties<br />

d’échecs. La résolution <strong>de</strong> l’énigme policière requière aux <strong>de</strong>ux narrateurs, qui<br />

interviennent à tour <strong>de</strong> rôle dans ce roman bipartite, <strong>de</strong> relater, en différents<br />

paliers temporels, les parties qui ont été jouées dans le passé : les parties<br />

d’échecs se multiplient dans ce roman à la structure temporelle régressive.<br />

Le problème à la fois échiquéen <strong>et</strong> policier, qui se pose au début du roman, est le<br />

meurtre <strong>de</strong> Frisch, homme d’affaires <strong>et</strong> joueur d’échecs viennois, assassiné alors<br />

qu’est posé sur sa table <strong>de</strong> travail « un échiquier sur lequel les pièces avaient été<br />

abandonnées dans une position compliquée <strong>de</strong> milieu <strong>de</strong> partie 264 . »<br />

L’univers du roman est accessible par paliers où échiquiers <strong>et</strong> parties d’échecs se<br />

multiplient, c<strong>et</strong>te prolifération tendant vers l’infini. La mystérieuse partie<br />

abandonnée par Frisch trouvé mort au début du roman ouvre une brèche par<br />

laquelle le narrateur s’engouffre : il y pénètre comme à l’intérieur d’un dédale<br />

dont le centre serait les fatales parties entre Frisch <strong>et</strong> Tabori, Rubinstein <strong>de</strong> son<br />

vrai nom, entre le nazi <strong>et</strong> le juif dans le camp <strong>de</strong> concentration perdu dans les<br />

bruyères <strong>de</strong> la lan<strong>de</strong> <strong>de</strong> Lüneburg. La mise en abyme <strong>de</strong> la partie d’échecs<br />

constitue le fil d’Ariane qui relie les différentes strates spatio-temporelles du<br />

roman.<br />

Le roman <strong>de</strong> Patrick Séry, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, établit également un lien<br />

entre jeu d’échecs <strong>et</strong> camp <strong>de</strong> la mort, rapprochement que Michael Rinn a relevé<br />

dans son article. A la variante <strong>de</strong> Lüneburg pourrait se substituer « la variante <strong>de</strong><br />

l’indicible », comme l’a souligné Michael Rinn dans « La Variante <strong>de</strong><br />

l’indicible : une mise en texte du génoci<strong>de</strong> 265 ». Michael Rinn montre la tension<br />

qui existe chez les protagonistes narrateurs <strong>de</strong> leur propre histoire, Tabori-<br />

264 Maurensig, Paolo, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 13.<br />

265 Rinn, Michael, « La Variante <strong>de</strong> l’indicible : une mise en texte du génoci<strong>de</strong> », dans<br />

Echiquiers d’encre : Le jeu d’échecs <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres, op. cit., p. 539.<br />

102


Rubinstein dans la secon<strong>de</strong> partie <strong>de</strong> La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, <strong>et</strong> Von Frisch-<br />

Morgenstein dans Maître <strong>et</strong> le scorpion ; ces <strong>de</strong>ux, personnages, qui portent<br />

<strong>de</strong>ux noms selon les pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> leur vie, sont écartelés entre la volonté <strong>de</strong><br />

dévoiler, <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> cacher ce qui s’est passé : « Comme le montre<br />

l’anéantissement psychique <strong>de</strong> Rubinstein/Von Frisch, ce processus ne cesse <strong>de</strong><br />

gagner en violence pour finir par créer un « vi<strong>de</strong> signifiant » tiraillé entre « je<br />

vous dirai tout » <strong>et</strong> « je n’ai rien dit » 266 . »<br />

Tel un joueur d’échecs dissimulant ses véritables intentions à son adversaire,<br />

Tabori avance masqué au fil <strong>de</strong> la narration qu’il usurpe au narrateur Hans, le<br />

jeune inconnu du train, dès la secon<strong>de</strong> partie du roman : « Laissons le train<br />

suivre sa course. […] Moins d’une heure les sépare <strong>de</strong> Vienne, juste le temps<br />

qu’il faut à Hans pour mener la partie jusqu’au coup final en racontant à la<br />

personne qui se cache sous le nom <strong>de</strong> Frisch mon histoire 267 . »<br />

Dans ce roman à la configuration spatio-temporelle complexe, la mise en abyme<br />

du jeu d’échecs perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> relier les différentes ramifications <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te histoire,<br />

dont l’énigme policière se métamorphose, au cours <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux narrations, en<br />

question métaphysique insoluble. Dans ce roman où une partie d’échecs en<br />

cache une autre, les parties se multiplient, tendant vers l’infini que symbolise<br />

l’échiquier hébraïque du père <strong>de</strong> Tabori, qui se transm<strong>et</strong> au fil <strong>de</strong>s générations.<br />

B. Temporalité : simultanéité<br />

d’espaces<br />

266 I<strong>de</strong>m, p. 543.<br />

267 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg. Milano : A<strong>de</strong>lphi, 1993, p. 92 (La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, trad. François Maspero, Paris, Seuil, 1993, p. 109) : “Lasciamo che il treno prosegua<br />

la sua corsa.[…] Meno di un’ora li separa da Vienna, il tempo necessario perché Hans conduca a<br />

termine il suo finale di partita raccontando alla persona che si cela sotto il nome di Frisch la mia<br />

storia. »<br />

103


La mise en abyme du jeu d’échecs perm<strong>et</strong> d’établir <strong>de</strong>s relations entre différents<br />

espaces-temps : l’inclusion fait apparaître le multiple dans l’unicité. L’espace<br />

déterminé <strong>et</strong> confiné du jeu d’échecs, défini comme espace « strié » par<br />

Deleuze 268 , ouvre une brèche vers l’infini par ces inclusions régressives <strong>de</strong> la<br />

même forme proj<strong>et</strong>ant le lecteur vers d’autres <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, évoque avec la<br />

formulation <strong>de</strong> Lucien Dällenbach :<br />

Simplifiant la complexité <strong>de</strong> l’original, la réplique fictionnelle convertit le temps en espace,<br />

transforme la successivité en contemporanéité <strong>et</strong>, par là même, accroît notre pouvoir <strong>de</strong><br />

com-prendre. Aussi Gi<strong>de</strong> n’avait-il pas tort <strong>de</strong> remarquer que « rien n’établit plus sûrement<br />

les proportions <strong>de</strong> l’ensemble », ni Valéry <strong>de</strong> lui faire écho en écrivant que « se mirer, c’est<br />

affronter l’être <strong>et</strong> sa fonction ». En stylisant ce qu’elle copie, la maqu<strong>et</strong>te fait le départ<br />

entre ce qui est essentiel <strong>et</strong> ce qui n’est qu’accessoire : elle in-forme 269.<br />

La mise en abyme oriente le lecteur <strong>et</strong> synthétise la signification <strong>de</strong> l’œuvre . Les<br />

romans <strong>de</strong> Nabokov, <strong>de</strong> Maurensig, <strong>de</strong> Pérez-Reverte ou <strong>de</strong> Perec, qui placent le<br />

jeu d’échecs en figure miniaturisée répétant la structure <strong>de</strong> l’ensemble,<br />

s’appuient sur c<strong>et</strong>te stratégie afin <strong>de</strong> faire coïnci<strong>de</strong>r simultanément plusieurs<br />

espace-temps. C<strong>et</strong>te configuration rappelle la notion <strong>de</strong>s trois présents chez Saint<br />

Augustin évoquée par Paul Ricœur , le présent constituant une tension entre<br />

mémoire du passé <strong>et</strong> attente <strong>de</strong> l’avenir 270 .<br />

268 Voir introduction, p. 1.<br />

269 Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : essai sur la mise en abyme, op. cit., pp. 77-78.<br />

270 Ricoeur, Paul, Temps <strong>et</strong> récit : l’intrigue <strong>et</strong> le récit historique, Paris : Seuil, 1983, pp. 46-<br />

47 : « La théorie du triple présent, reformulée en termes <strong>de</strong> triple intention, fait jaillir la distensio<br />

<strong>de</strong> l’intensio éclatée! […] Néanmoins,mon attention (attentio) est là présente ; <strong>et</strong> c’est par elle<br />

que transite (traicitur) ce qui était futur pour <strong>de</strong>venir passé. Plus c<strong>et</strong>te action avance, avance<br />

(agitur <strong>et</strong> agitur), plus s’abrège l’attente <strong>et</strong> s’allonge la mémoire, jusqu’à ce que l’attente tout<br />

entière soit épuisée, quand l’action toute entière est finie <strong>et</strong> a passé dans la mémoire. » Tout ce<br />

paragraphe a pour thème la dialectique <strong>de</strong> l’attente, <strong>de</strong> la mémoire <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’attention, considérées<br />

non plus isolément, mais en interaction 270 . »<br />

104


C<strong>et</strong>te conception unificatrice <strong>de</strong>s trois temps du présent, tension entre la<br />

mémoire <strong>et</strong> l’attente, trouve une illustration parfaite dans le jeu d’échecs où la<br />

position <strong>de</strong>s pièces sur l’échiquier saisie à un moment donné porte en elle le<br />

passé, les différents choix déjà effectués, ainsi que les racines du développement<br />

futur du jeu qui n’est pas encore visible. A chaque moment <strong>de</strong> réflexion,<br />

ponctuant chaque mouvement sur l’échiquier, le joueur d’échecs est confronté à<br />

c<strong>et</strong>te tension où le présent contient la trace du passé ainsi que les prémices <strong>de</strong><br />

l’avenir, échappant par c<strong>et</strong>te tension à toute valeur ontologique stable.<br />

La partie d’échecs abandonnée par Frisch dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg illustre<br />

ce principe <strong>de</strong>s trois présents : elle constitue un indice majeur perm<strong>et</strong>tant <strong>de</strong><br />

reconstituer les circonstances du meurtre. La mise en abyme perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> briser le<br />

principe <strong>de</strong> continuité <strong>et</strong> <strong>de</strong> linéarité du récit en l’orientant vers un passé causal<br />

<strong>de</strong> l’échec <strong>et</strong> mat infligé à l’industriel Viennois dont la vie est apparemment lisse<br />

<strong>et</strong> transparente.<br />

La référence à la légen<strong>de</strong> <strong>de</strong> Sissa 271 , racontée dans les premières pages <strong>de</strong> La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg, inscrit l’énigme policière dans une perspective dépassant<br />

les frontières spatio-temporelles <strong>de</strong> la Vienne contemporaine. Elle invite le<br />

lecteur à résoudre le problème échiquéen du mat 272 du roi, l’industriel Frisch<br />

trouvé mort, non en se cantonnant à une banale énigme policière, mais en<br />

l’insérant dans une structure spatio-temporelle plus large.<br />

La reconstitution <strong>de</strong> la partie, qui adopte la configuration duelle du jeu d’échecs<br />

avec <strong>de</strong>ux parties distinctes, entraîne le lecteur vers <strong>de</strong>s strates temporelles <strong>de</strong><br />

plus en plus éloignées. La mise en abyme, l’inclusion d’autres parties dans la<br />

partie <strong>de</strong> manière régressive, crée un eff<strong>et</strong> d’élargissement <strong>de</strong>s perspectives<br />

initiales d’un « ici <strong>et</strong> maintenant » limitatif. La partie fatale se trouve reliée à une<br />

partie, liée au passé immédiat <strong>de</strong> Frisch, où il affronte son collaborateur Baum<br />

271 La légen<strong>de</strong> raconte que Sissa, l’inventeur du jeu d’échecs, <strong>de</strong>manda à son souverain, en guise<br />

<strong>de</strong> récompense, <strong>de</strong> lui donner un grain sur la première case, <strong>de</strong>ux sur la secon<strong>de</strong> <strong>et</strong> ainsi <strong>de</strong> suite,<br />

en doublant le nombre à chaque case. A la fin, le roi s’aperçut que la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, à première vue<br />

mo<strong>de</strong>ste, allait le ruiner, tant la quantité <strong>de</strong> blé était élevée !<br />

272 Mat vient du mot arabe mort, qui a donné « matar » en Espagnol (« tuer ») <strong>et</strong> « mater » en<br />

français.<br />

105


dans le train, selon son habitu<strong>de</strong>. Deux indices <strong>de</strong> « l’Unheimlich » viennent<br />

s’ajouter à c<strong>et</strong>te confrontation habituelle dans la vie <strong>de</strong> Frisch, réglée comme du<br />

papier à musique : l’utilisation inaccoutumée d’une variante échiquéenne, la<br />

variante <strong>de</strong> Lüneburg, que Frisch abhorre <strong>et</strong> qui l’amène à la défaite, <strong>et</strong> la<br />

présence d’un jeune inconnu, témoin <strong>de</strong> son échec, qui défend l’efficacité <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te variante. Derrière le jeune homme se cache un grand maître <strong>de</strong>s échecs qui<br />

révèle son i<strong>de</strong>ntité en racontant son histoire.<br />

Par ce jeu « d’histoire dans l’histoire », la narration renvoie au passé du jeune<br />

maître <strong>de</strong>rrière lequel se profile un autre maître, qui a initié le jeune homme aux<br />

échecs, <strong>et</strong> dont la <strong>de</strong>stinée ne semble pas étrangère à celle <strong>de</strong> Frisch. La structure<br />

<strong>de</strong> mise en abyme perm<strong>et</strong> d’élargir la perspective du roman, en le faisant tendre<br />

vers l’infini. C<strong>et</strong>te structure régressive à l’infini rappelle la formulation <strong>de</strong> Brian<br />

McHale au chapitre « Chinese-box worlds » - « les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> en structure <strong>de</strong><br />

poupée gigogne » - <strong>de</strong> The Pöstmö<strong>de</strong>rnist Fictiön, plus particulièrement au<br />

paragraphe intitulé « vers la régression infinie.»<br />

Quel <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> profon<strong>de</strong>ur doit atteindre une structure régressive avant que la pression<br />

d’une régression infinie ne commence à se faire sentir ? […] Mais ne commençons-nous<br />

pas à ressentir déjà la possibilité d’une régression infinie dans une structure qui se répète<br />

à trois niveaux, comme le chapitre « Le vent meurt. Vous mourez. On meurt » <strong>de</strong><br />

Exterminateur <strong>de</strong> William Burroughs (1973), où un homme, dans une salle d’attente, lit<br />

dans un magazine l’histoire d’un homme qui lit un magazine sur un homme lisant un<br />

magazine ? Si le spectre <strong>de</strong> la régression infinie est véritablement évoqué ici, ce n’est pas<br />

tant par la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la structure <strong>de</strong> répétition que par la force <strong>et</strong> la manière explicite<br />

par laquelle elle est mise au premier plan. Burroughs perm<strong>et</strong> à l’un <strong>de</strong> ses lecteurs <strong>de</strong><br />

magazine <strong>de</strong> réfléchir sur l’ontologie à plusieurs niveaux dans laquelle il est lui-même<br />

coincé 273 .<br />

273 McHale, Brian, The Pöst-Mö<strong>de</strong>rnist Fiction, op.cit., p. 114 : How <strong>de</strong>ep does a recursive<br />

structure need to go before the tug of infinite regress begins to be felt? […] But do we already<br />

begin to feel the possibility of infinite regress in a recursive structure of only three levels, such as<br />

the chapter “Wind die. You die. We die.” From William Burroughs’s Exterminator! (1973),<br />

where a man in a waiting-room reads a magazine story about a man reading a magazine story? If<br />

the spectre of infinite regress does g<strong>et</strong> evoked here, it is not so much by the <strong>de</strong>pth of the<br />

106


L’histoire <strong>de</strong> Burroughs, évoqué par Brian Mc Hale dans ce passage fait<br />

référence à la mise en abyme d’un personnage lisant l’histoire d’un autre homme<br />

qui lit lui-même. De même, trois niveaux d’inclusion régressive structurent le<br />

roman La Variante <strong>de</strong> Lüneburg. L’histoire du maître Frisch contient celle <strong>de</strong><br />

Hans qui, racontant son histoire, amène le lecteur vers son intrigue passée. Ce<br />

récit contient lui-même l’histoire <strong>de</strong> Tabori-Rubinstein qui intercepte lui-même<br />

la ligne du récit dès la secon<strong>de</strong> partie du roman.<br />

Comme le souligne Brian McHale, ce jeu d’inclusion tend vers la régression vers<br />

l’infini non pas tant par la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s différentes couches temporelles - qui<br />

sont au nombre <strong>de</strong> trois dans le roman <strong>de</strong> Maurensig, le récit <strong>de</strong> Tabori menant le<br />

lecteur au centre du labyrinthe par l’évocation <strong>de</strong> ses parties avec le nazi Frisch<br />

au camp <strong>de</strong> la mort - que par son aspect ontologique explicitement constitué <strong>de</strong><br />

plusieurs niveaux.<br />

C<strong>et</strong>te configuration « en poupée gigogne » perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> porter l’infini. Brian<br />

McHale rappelle les différentes modalités évoquant l’incommensurable : “On<br />

peut aussi approcher l’infini, ou l’évoquer, en effectuant un saut en avant ou en<br />

arrière, afin d’atteindre un autre niveau 274 . »” C<strong>et</strong>te construction à plusieurs<br />

niveaux constitue une stratégie pour l’auteur qui porte un coup fatal à toute<br />

stabilité ontologique. La mise en abyme perm<strong>et</strong> le dévoilement du<br />

« Unheimlich » <strong>de</strong> l’histoire qui aurait dû rester cachée. L’inclusion détourne la<br />

lecture <strong>de</strong> l’univers sécurisant où tout est ordonné, caractéristique <strong>de</strong> la vie<br />

menée par Frisch l’industriel.<br />

Le récit aboutit à une modalité du possible où est représentée une scène qui<br />

aurait pu se passer dans l’univers du camp <strong>de</strong> la mort : la partie confrontant le<br />

nazi <strong>et</strong> sa victime est une variante, une possibilité du génoci<strong>de</strong>. La légen<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

recursive structure as by the vigor and the explicitness of its foregrounding. Burroughs allows<br />

one of his magazine-rea<strong>de</strong>rs to reflect upon the multi-leveled ontology in which he himself is<br />

sandwiched. (Ma traduction en français).<br />

274 I<strong>de</strong>m, p. 115 : « Infinity can also be approached, or at least evoked, by repeated upward jumps<br />

of level as well as downward jumps. »(Ma traduction).<br />

107


Sissa qui introduit le roman rappelle un principe <strong>de</strong> multiplication s’approchant<br />

<strong>de</strong> l’infini : un grain <strong>de</strong> blé semble dérisoire, mais sa multiplication progressive<br />

selon la géométrie quadrillée <strong>de</strong> l’échiquier échappe à toute limite quantitative.<br />

Les parties d’échecs, tout comme le nombre <strong>de</strong> morts, semblent soumises à ce<br />

principe <strong>de</strong> multiplication mathématique tendant vers l’infini.<br />

Sous le masque du fini, du mesurable, la mort somme toute banale du joueur<br />

d’échecs Frisch, se cache l’ombre d’une puissance infinie <strong>et</strong> maléfique où<br />

chaque partie perdue par Tabori dans le camp <strong>de</strong> la mort correspond à un nombre<br />

d’exécutions humaines selon une relation causale mécanique définie par le<br />

rationnel Frisch. La mise en abyme perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> créer une tension entre l’espace du<br />

connu <strong>et</strong> du mesurable <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> la multiplication sans limites annoncée par la<br />

légen<strong>de</strong> <strong>de</strong> Sissa <strong>et</strong> par l’échiquier du père <strong>de</strong> Tabori, dont l’origine se perd dans<br />

la nuit <strong>de</strong>s temps.<br />

La mise en abyme donne la possibilité d’établir une continuité entre le passé <strong>et</strong> le<br />

présent. L’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> miroir élargit la perspective d’une « représentation-présence »<br />

vers l’infini du « néant-absence ». C<strong>et</strong>te tension vers le néant apparaît dans La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg, où la mort prend <strong>de</strong>s dimensions incommensurables :<br />

« J’ai compris qu’en ce lieu, dans une dimension qui m’était interdite, s’était<br />

jouée une partie dont l’enjeu <strong>et</strong> les pertes étaient incalculables 275 .» C<strong>et</strong>te<br />

évocation <strong>de</strong> l’infini sous les traits d’un néant fantomatique rappelle l’analyse<br />

que livre Bertrand Rouby dans « Spectres <strong>de</strong> l’infini : Anno Domini <strong>de</strong> George<br />

Barker » :<br />

L’infini scientifique, non commensurable, fait place à l’infini métaphysique, non mesurable.<br />

C<strong>et</strong>te présence, ou plutôt c<strong>et</strong>te trace, apparaît sur un mo<strong>de</strong> spectral. L’infini, entendu<br />

comme ce qui transcen<strong>de</strong> les échelles <strong>de</strong> mesure du mon<strong>de</strong> fini, serait en quelque sorte<br />

l’ectoplasme d’un corps absent. C<strong>et</strong>te image est frappante dans l’évocation d’Hiroshima 276.<br />

275 Maurensig, Paolo, La Variante di Luneburg, op. cit.,p. 158 : « …capii che altrove, in una<br />

dimensione ame preclusa, si era giocata una partita a scacchi la cui posta e le cui perdite erano<br />

incalcolabili. » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 189).<br />

276 Rouby, Bertrand, « Spectres <strong>de</strong> l’infini : Anno Domini <strong>de</strong> Georges Baker », op. cit., p. 283.<br />

108


C<strong>et</strong>te formulation évoquant un poème <strong>de</strong> Barker sur Hiroshima pourrait<br />

s’appliquer à l’Holocauste <strong>et</strong> à l’espace du camp <strong>de</strong> la mort qui affecte la<br />

perception que Tabori a du temps, ne formant plus « qu’un flux ininterrompu où<br />

seul le néant pouvait expliquer le néant 277 ». Au centre <strong>de</strong> l’histoire autour<br />

duquel gravitent les personnages siègent le vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> le néant, qui représentent une<br />

modalité <strong>de</strong> l’infini. La mise en abyme perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> décentrer l’intrigue <strong>de</strong> départ,<br />

qui est constituée d’une énigme policière, <strong>et</strong> d’effectuer un passage vers un<br />

espace d’altérité.<br />

Le Tableau du Maître flamand commence également par une énigme à résoudre,<br />

portant sur le tableau du maître hollandais du XVème siècle. Comme le cavalier<br />

au jeu d’échecs qui peut procé<strong>de</strong>r à une double attaque « en fourch<strong>et</strong>te », la<br />

question quis necavit equitem porte à la fois sur la partie d’échecs mise en<br />

abyme dans le roman <strong>et</strong> sur le meurtre du chevalier d’Arras survenu quelques<br />

années auparavant. C<strong>et</strong>te double signification est révélée par la présence <strong>de</strong><br />

miroirs, où se reflètent la partie d’échecs comme les personnages. Le narrateur<br />

joue « sur plusieurs tableaux » ; toute signification semble résonner en multiples<br />

échos se répercutant dans plusieurs espaces-temps, ce qui donne au tableau une<br />

valeur intemporelle. L’espace d’altérité surgit dès le début du roman,<br />

déstabilisant l’univers <strong>de</strong> Julia, restauratrice du tableau : « Elle comprit alors que<br />

La Partie d’échecs allait être autre chose qu’un simple travail <strong>de</strong> routine 278 ».<br />

L’œuvre revêt, par le biais du tableau, l’aspect d’un roman historique mais ces<br />

va-<strong>et</strong>-vient entre le Madrid contemporain <strong>et</strong> le passé <strong>de</strong> la noblesse flaman<strong>de</strong><br />

s’éclipsent sous la prédominance <strong>de</strong> l’intrigue policière confinée à l’entourage <strong>de</strong><br />

Julia. Le joueur d’échecs recruté pour résoudre l’énigme du chevalier en<br />

r<strong>et</strong>rouvant les mouvements antérieurs sur l’échiquier doit dorénavant se<br />

277 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, p.131 : « …un fluire ininterrotto, dove solo il<br />

nulla poteva spiegare il nulla. »(La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 156).<br />

278 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, Madrid : Alfaguara, 1990, p. 9 : « Fue entonces<br />

cuando comprendío que La partida <strong>de</strong> ajedrez iba a ser algo más quesimple rutina profesional. »<br />

(Le Tableau du Maître flamand, trad. Jean-Pierre Quijano, Paris : Lattès, 1993, p. 7).<br />

109


consacrer à la résolution du problème échiquéen posé par le mystérieux assassin<br />

menaçant <strong>de</strong>s personnes réelles.<br />

Les variantes établies par l’assassin se fon<strong>de</strong>nt sur les pièces du tableau : Le<br />

Tableau du Maître flamand illustre l’interaction permanente entre les trois<br />

présents évoqués par Saint Augustin. L’utilisation du tableau dans le roman m<strong>et</strong><br />

en œuvre la dialectique <strong>de</strong> la rémanence <strong>et</strong> du passage, du mouvement : il existe<br />

une partie figée dans un moment qu’illustre le tableau dont la signification peut<br />

se r<strong>et</strong>rouver dans plusieurs espaces (passé, présent, dans le jeu, hors du jeu) mais<br />

également, sur l’échiquier, plusieurs mouvements <strong>possibles</strong> peuvent<br />

s’actualiser, changeant le cours <strong>de</strong>s choses. Par ce jeu entre les coups passés qui<br />

doivent être reconstruits <strong>et</strong> les coups futurs qui doivent être prévus se nouent les<br />

trois présents 279 . Le temps, qui passe par définition, fait que le présent est<br />

« déchiré», écarté entre le passé <strong>et</strong> l’avenir.<br />

Ce présent à géométrie variable s’inscrit dans le roman non seulement par la<br />

mise en scène du jeu, par l’intermédiaire du tableau, mais par les différents<br />

diagrammes censés reproduire les coups passés, puis, à l’inverse, la projection<br />

<strong>de</strong>s coups <strong>possibles</strong> à venir. Les <strong>de</strong>ux « sens » cohabitent, comme dans la<br />

traversée d’Alice à travers le miroir. Dans la logique du mon<strong>de</strong> possible « <strong>de</strong><br />

l’autre côté du miroir » construit par Lewis Carroll, l’eff<strong>et</strong> précè<strong>de</strong> la cause,<br />

comme le refl<strong>et</strong> inversé du mon<strong>de</strong> empirique. La mémoire, comme la logique, y<br />

fonctionne dans les <strong>de</strong>ux sens : « La mémoire s’exerce dans les <strong>de</strong>ux sens 280 ».<br />

La mise en abyme offre un miroir qui fonctionne dans les <strong>de</strong>ux sens, incluant<br />

passé <strong>et</strong> à venir. Comme dans le mon<strong>de</strong> où Alice évolue 281 , le joueur d’échecs du<br />

roman d’Arturo Pérez-Reverte effectue une marche à rebours : partant <strong>de</strong> la<br />

279 Ricoeur, Paul, Temps <strong>et</strong> récit : L’intrigue <strong>et</strong> le récit historique,op. cit., p.41 : “ C’est quand il<br />

passe que nous mesurons le temps ; non le futur qui n’est pas, non le passé qui n’est plus, ni le<br />

présent qui n’a pas d’extension, mais « les temps qui passent ». C’est dans le passage même,<br />

dans le transit, qu’il faut chercher à la fois la multiplicité du présent <strong>et</strong> son déchirement.”<br />

280 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’autre côté du miroir, op. cit., p.132 :<br />

“One’s memory works in both ways”.<br />

281 I<strong>de</strong>m, pp. 130-31 : “That’s the effect of living backwards.” (« C’est ce qui arrive lorsque l’on<br />

vit à l’envers. »)<br />

110


position <strong>de</strong>s pièces du tableau, reproduite par un diagramme 282 qui est en<br />

quelque sorte son miroir, Muñoz r<strong>et</strong>race le cheminement antérieur <strong>de</strong>s pièces, ce<br />

que César, restaurateur <strong>et</strong> ami <strong>de</strong> Julia, appelle « analyse rétrospective 283 ».<br />

Ce type d’analyse rappelle les problèmes échiquéens, que Nabokov associe à la<br />

poésie, comme le montre son œuvre Poèmes <strong>et</strong> Problèmes 284 . Les dix-huit<br />

problèmes d’échecs <strong>de</strong> Nabokov, qui suivent trent-neuf poèmes russes <strong>et</strong><br />

quatorze en anglais, sollicitent plutôt un sens <strong>de</strong> l’anticipation chez le lecteur ; il<br />

s’agit <strong>de</strong> trouver la solution pour arriver à l’échec <strong>et</strong> mat pour l’un <strong>de</strong>s joueurs.<br />

Cependant, les problèmes proposés <strong>de</strong>man<strong>de</strong>nt parfois au lecteur d’opérer <strong>de</strong>s<br />

r<strong>et</strong>ours en arrière avant <strong>de</strong> prévoir le coup <strong>de</strong> grâce porté au camp adverse,<br />

comme dans le <strong>de</strong>rnier problème où le <strong>de</strong>rnier coup doit être repris afin d’obtenir<br />

le mat 285 . Nabokov précise que ce problème a déjà été publié dans un journal <strong>de</strong><br />

l’émigration sous son nom <strong>de</strong> plume V. Sirin, ce qui renforce la similitu<strong>de</strong> entre<br />

poésie <strong>et</strong> jeu d’échecs.<br />

Comme le problème échiquéen, la littérature, telle que l’auteur post-mo<strong>de</strong>rne la<br />

conçoit, sollicite les facultés d’associations du lecteur qui doit déchiffrer les<br />

allusions intertextuelles <strong>et</strong> la stratégie <strong>de</strong> l’auteur jouant avec le langage. Les<br />

diagrammes échiquéens dans Le Tableau du Maître flamand ne représentent pas<br />

seulement un mo<strong>de</strong> d’inclusion « du jeu dans le jeu » ; ils constituent la mise en<br />

abyme <strong>de</strong> la stratégie <strong>de</strong> l’écriture post-mo<strong>de</strong>rne, sollicitant les facultés<br />

d’analyse du lecteur, contraint aux constants aller-r<strong>et</strong>ours entre un passé posé en<br />

hypothèse <strong>et</strong> un présent tendu vers l’avenir.<br />

La mise en abyme perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> répertorier les coups précé<strong>de</strong>nts afin d’i<strong>de</strong>ntifier<br />

l’auteur du crime du tableau <strong>et</strong> ensuite <strong>de</strong> prévoir quelles seront les futures<br />

282 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 138 (Le Tableau du Maître flamand,<br />

op. cit., p. 115).<br />

283 I<strong>de</strong>m, p. 138 : “Análisis r<strong>et</strong>rospectivo “( I<strong>de</strong>m, p. 115).<br />

284 Nabokov, Vladimir, Poèmes and Problèmes, op. cit.<br />

285 Nabokov, Vladimir, Poèmes <strong>et</strong> problèmes, op. cit., p. 259. Vladimir Nabokov, fasciné par<br />

l’idée <strong>de</strong> métamorphose, note qu’ « il y a une sorte <strong>de</strong> magie blanche dans la transformation<br />

rétrospective <strong>de</strong> la Tour blanche en cavalier noir, <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Tour noire en cavalier blanc, avec<br />

symétrie <strong>de</strong>s pièces. »<br />

111


victimes du meurtrier opérant dans l’entourage <strong>de</strong> Julia. En créant un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

miroir englobant le passé <strong>et</strong> l’avenir, la mise en abyme témoigne du dépassement<br />

<strong>de</strong> l’univers spatio-temporel du départ, qui évoque la formulation <strong>de</strong><br />

Dällenbach pour définir c<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> spécularité : « miroirs parallèles, infini<br />

mathématique, impression <strong>de</strong> vertige, boîte dont les motifs se répètent à perte <strong>de</strong><br />

vue 286 ».<br />

L’approche <strong>de</strong> l’infini se fait grâce à la reconstruction mimétique <strong>de</strong>s<br />

mouvements passés, posés comme hypothèse pour l’enquêteur dans lequel s’est<br />

transformé le joueur d’échecs. C<strong>et</strong>te démarche est susceptible d’être mise en<br />

perspective avec la théorie <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>. Thomas Pavel, évoquant<br />

l’évolution <strong>de</strong> la logique modale vers <strong>de</strong>s discours non référentiels, affirme<br />

qu’alors <strong>de</strong>vint « perceptible la parenté entre la fiction <strong>et</strong> le possible 287 ».<br />

Muñoz établit son possible, qui est en fait une nécessité logique du point <strong>de</strong> vue<br />

d’un joueur <strong>de</strong> bon niveau, <strong>et</strong> qui équivaut totalement à une fiction, en tant<br />

qu’hypothèse non vérifiable. Le joueur aboutit à la conclusion que le <strong>de</strong>rnier<br />

coup joué a été la reine, « la dame noire » : « En bonne logique, quand nous<br />

éliminons tout ce qui est impossible, ce qui reste doit nécessairement être vrai,<br />

même si la solution paraît improbable ou impossible 288 ».<br />

C<strong>et</strong>te hypothèse débouche sur le diagramme reproduisant la position antérieure :<br />

le joueur reproduit une position, tout comme le peintre P<strong>et</strong>er Van Huys l’a fait<br />

par le tableau. La polysémie <strong>de</strong> mot « maître » dans le titre du roman marque<br />

l’analogie entre la peinture <strong>et</strong> le jeu d’échecs, entre le mon<strong>de</strong> fictionnel <strong>et</strong> les<br />

suppositions qui constituent toutes les bifurcations par lesquelles s’engage<br />

mentalement le joueur d’échecs, « imaginaires espaces abstraits, visibles <strong>de</strong> lui<br />

seul 289 ». C<strong>et</strong>te proximité ontologique entre la fiction <strong>et</strong> le réel - le joueur décrit<br />

ce qui a pu se passer ou ce qui aurait pu se passer - est mise en avant par<br />

286 Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, op. cit., p.35.<br />

287 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 8.<br />

288 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 141 : « En pura lógica, cuando<br />

eliminamos todo lo imposible, lo que queda, por improbable o difícil que parezca, tiene<br />

forzamente queser cierto. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 117).<br />

289 I<strong>de</strong>m, p . « …imaginarios espacios abstractos que sόlo él era capaz <strong>de</strong> ver. » (I<strong>de</strong>m, p. 117).<br />

112


Muñoz : « Avec tous les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> imaginables, comme ce tableau, qui sont régis<br />

par les mêmes règles que le mon<strong>de</strong> réel 290 ».<br />

Les spéculations <strong>de</strong> Muñoz sont les bases sur lesquelles Julia reconstruit<br />

mentalement le meurtre du chevalier d’Arras par Béatrice <strong>de</strong> Bourgogne,<br />

désignée par le jeu d’échecs, miroir intérieur éclairant la vérité. La structure <strong>de</strong><br />

la mise en abyme en cinq niveaux du tableau est résumée par un schéma <strong>de</strong>ssiné<br />

par Julia 291 . Le cinquième niveau, le miroir, contient tous les autres, refl<strong>et</strong><br />

inversé <strong>de</strong> la scène entière.<br />

L’association du motif <strong>de</strong> l’échiquier <strong>et</strong> celui du miroir renvoie à l’œuvre <strong>de</strong><br />

Lewis Carroll De l’autre côté du miroir, thème repris ultérieurement par<br />

Massimo Bontempelli 292 . La notion d’image inversée m<strong>et</strong> au premier plan<br />

l’aspect « trompe-l’œil » que représente la tentative <strong>de</strong> se « remémorer » <strong>de</strong>s<br />

290 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 136 : « Cualquier mundo imaginable,<br />

como ese cuadro, se rige por las mismas leyes que el mundo real. » (Le Tableau du Maître<br />

flamand, op. cit., p. 113).<br />

291 I<strong>de</strong>m, p. 225 : « Nivel 1. Julia Nivel 2. El escenario <strong>de</strong>ntro <strong>de</strong>l cuadro, suelo en forma <strong>de</strong><br />

tablero <strong>de</strong> ajedrez que contiene a los personajes. Nivel 3. Personajes <strong>de</strong>l cuadro : Fernando,<br />

Beatriz, Roger. Nivel 4. Tablero <strong>de</strong> ajedrez en el que dos personajes juegan la partida. Nivel 5.<br />

Piezas que symbolizan a los personajes <strong>de</strong>l cuadro (y ahora también personajes reales). Nivel 6.<br />

Espejo pintado que refleja la partida y los personajes, invertidos. » (I<strong>de</strong>m, p. 147 : « Niveau 1. La<br />

scène du tableau. Dallage en forme d’échiquier qui renferme les personnages. Niveau 2. Les<br />

personnages du tableau. Niveau 3. Echiquier où se déroule la partie. Niveau 4. Pièces<br />

symbolisant les personnages. Niveau 5. Miroir peint qui reflète la partie <strong>et</strong> les personnages,<br />

inversés. »). On note que dans le texte original, en Espagnol, sont représentés 6 niveaux, par<br />

opposition à la traduction française, le premier niveau étant constitué par Julia elle-même. Le<br />

niveau 4, correspond au 5 en Espagnol, est défini plus précisément dans c<strong>et</strong>te langue, puisque les<br />

<strong>de</strong>ux aspects <strong>de</strong> la symbolisation sont donnés explicitement au lecteur : symbolisation par<br />

rapport au personnages représentés, <strong>et</strong> symbolisation par rapport aux personnages réels, <strong>de</strong><br />

l’entourage <strong>de</strong> Julia.<br />

292 Bontempelli, Massimo, L’Echiquier en face du miroir, trad. Jean-Baptiste Para, Paris :<br />

Gallimard, 1990).. L’œuvre, écrite en 1925, s’inspire <strong>de</strong> Lewis Carroll : un p<strong>et</strong>it garçon passe à<br />

travers un miroir, où il rencontre <strong>de</strong>s pièces du jeu d’échecs.<br />

113


actes, au sens anglais du terme 293 . C<strong>et</strong>te entreprise apparaît dans sa facticité : la<br />

recherche <strong>de</strong> l’assassin du chevalier n’est qu’une fausse piste ; l’enquête est<br />

déviée vers l’espace-temps <strong>de</strong>s personnages du roman dès lors qu’Alvaro, ancien<br />

amant <strong>de</strong> Julia, est assassiné, répétant ainsi la trame principale du tableau.<br />

Le tableau acquiert une nouvelle signification : il <strong>de</strong>vient la mise en abyme du<br />

meurtre qui semble se reproduire à l’infini. Le mystérieux assassin propose <strong>de</strong><br />

continuer la partie d’échecs, qui semble s’engager dans un jeu <strong>de</strong> massacres. Les<br />

interprétations du joueur se portent vers l’avenir, après avoir exploré le passé,<br />

comme le souligne Muñoz : « Qui que ce soit, il connaît le déroulement <strong>de</strong> la<br />

partie <strong>et</strong> sait, ou imagine, que nous avons découvert son secr<strong>et</strong> en jouant à<br />

l’envers. Parce qu’il nous propose maintenant <strong>de</strong> continuer <strong>de</strong> jouer en avant ; <strong>de</strong><br />

reprendre le jeu à partir <strong>de</strong> la position <strong>de</strong>s pièces sur le tableau 294 . »<br />

L’énigme échiquéenne 295 que propose le mystérieux joueur, prêt à « mater » au<br />

sens espagnol du terme 296 , est la mise en abyme d’un meurtre annoncé. Les<br />

annotations sur la carte en bristol transmise par l’assassin sont codifiées selon les<br />

symboles officiels représentant les mouvements <strong>de</strong>s pièces sur l’échiquier. Il<br />

indique une proposition <strong>de</strong> jeu pour ses adversaires <strong>et</strong> sa propre réponse <strong>de</strong><br />

manière anticipée.<br />

Les différents diagrammes sont dès lors tendus vers l’avenir, comme celui<br />

témoignant <strong>de</strong> la prise <strong>de</strong> la tour blanche 297 , indice avant-coureur du meurtre <strong>de</strong><br />

293 Se remémorer se traduit en anglais par « remember », littéralement « rem<strong>et</strong>tre les membres<br />

ensemble », ce qui s’applique particulièrement bien au jeu d’échecs, où les pièces ne prennent<br />

sens que les unes par rapport aux autres.<br />

294 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 197 : « Sea quien sea, conoce el<br />

<strong>de</strong>sarrollo <strong>de</strong> la partida y sabe, o imagina, que hemos resuelto su secr<strong>et</strong>o hacia atrás. Porque<br />

propone seguir moviendo hacia a<strong>de</strong>lante ; continuar el juego a partir <strong>de</strong> la posición que las piezas<br />

ocupan en elcuadro.» (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 166).<br />

295 I<strong>de</strong>m, p. « Muños indicó la cartulina -, Tb3?…Pd7-d5+ » (I<strong>de</strong>m, p. 167 : « Muñoz montrait la<br />

carte <strong>de</strong> bristol.-Tb3 ?…Pd7-d5+. »<br />

296 « Matar » signifie « tuer ».<br />

297 I<strong>de</strong>m, p. 269 (I<strong>de</strong>m, p. 226).<br />

114


l’amie <strong>de</strong> Julia, Menchu Roch, dont le nom renvoie à la tour 298 . Ils ont une<br />

fonction proleptique tout en restituant au texte sa puissance d’énigme. Les<br />

différents sta<strong>de</strong>s du jeu portés sur le diagramme incarnent également les<br />

bifurcations <strong>possibles</strong>, comme en témoigne la remarque <strong>de</strong> Muñoz : « La partie<br />

bifurque comme les branches d’un arbre 299 ».<br />

C<strong>et</strong> aspect <strong>de</strong> la mise en abyme, métaphore interne <strong>de</strong> toutes les possibilités <strong>de</strong><br />

développement <strong>de</strong> l’intrigue, rappelle l’analyse <strong>de</strong> Bertrand Westphal dans<br />

« parallèles, <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles <strong>et</strong> archipels » :<br />

Quoi qu’il en soit, on aura à établir un lien <strong>de</strong> causalité à chaque « point <strong>de</strong> bifurcation ».<br />

La relation participe d’un ré-enchaînement rétroactif, qui suppose une impulsion<br />

subjective. En outre, elle suppose une téléologie bien ordonnée. En d’autres termes,<br />

l’arbre, quand il est perçu comme une ligne unique <strong>et</strong> multipare, repose lui aussi sur un<br />

paradoxe : il est censé exprimé une totalité qui relève d’un travail <strong>de</strong> sélection,<br />

d’élaboration <strong>de</strong> possibilia. Or totalité <strong>et</strong> sélection sont antonymes 300.<br />

La partie d’échecs, fragmentée en plusieurs moments <strong>de</strong> la réflexion, qui sont<br />

reproduits schématiquement par les diagrammes du Tableau du Maître flamand,<br />

suppose une sélection, une bifurcation à chaque nouveau coup. Mais l’ensemble<br />

<strong>de</strong> la partie forme une arborescence représentant une totalité : le jeu d’échecs<br />

métaphorise ce paradoxe évoquée par Bertrand Westphal.<br />

Totalité <strong>et</strong> sélection, ces <strong>de</strong>ux polarités <strong>de</strong> l’espace échiquéen, constituent les<br />

paramètres <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Le roman rassemble le disjoint, les vies<br />

disparates racontées au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong> la constitution <strong>de</strong> ce vaste puzzle. A<br />

298 C<strong>et</strong>te clé <strong>de</strong> l’énigme est révélée par le joueur d’échecs, Pérez-Reverte, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s<br />

p. 308. (Le Tableau du Maître, p. 259). Le nom <strong>de</strong> famille <strong>de</strong> Menchu est Roch : ce mot est le<br />

même que le mot anglais rook, qui veut dire tour aux échecs, il correspond également au français<br />

roc, ancien nom <strong>de</strong> la tour <strong>et</strong>, dans une autre orthographe, roque, mouvement qui fait intervenir<br />

simultanément le roi <strong>et</strong> la tour.<br />

299 Pérez-Reverte, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 307 : « A partir <strong>de</strong> este punto, la partida se<br />

bifurca igual que las ramas <strong>de</strong> un arból. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 258).<br />

300 Westphal, Bertrand, « parallèles, <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles <strong>et</strong> archipels », op. cit., p. 238.<br />

115


chaque chapitre, le cavalier est face à un choix, bifurcation qui peut changer<br />

l’ordre <strong>de</strong>s cases dans la formation progressive <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te totalité. La mise en<br />

abyme est le principe structurel sur lequel repose le roman, qui joue sur la<br />

similitu<strong>de</strong> du contenu <strong>et</strong> du contenant : chaque case est un carré orthogonal à une<br />

autre échelle, comme le montre la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> certaines pièces, Perec jouant<br />

avec la polysémie <strong>de</strong> ce mot : « C’est une pièce octogonale dont les quatre pans<br />

coupés dissimulent <strong>de</strong> nombreux placards 301 ».<br />

Le thème <strong>de</strong> l’emboîtement apparaît sous la forme miniaturisée <strong>de</strong> boîtes <strong>de</strong><br />

Madame Hourca<strong>de</strong> contenant les puzzles <strong>de</strong> Bartlebooth <strong>et</strong> Winkler.<br />

Avant la guerre, elle travaillait dans une fabrique <strong>de</strong> cartonnages, qui faisait <strong>de</strong>s<br />

emboîtages pour <strong>de</strong>s livres d’art […] C’est à elle, bien sûr, en mille neuf cent trente-quatre,<br />

quelques mois avant son départ, que Bartlebooth commanda les boîtes dans lesquelles<br />

Winkler <strong>de</strong>vrait m<strong>et</strong>tre ses puzzles au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong> leur fabrication : cinq cents<br />

boîtes absolument i<strong>de</strong>ntiques 302.<br />

Le motif du carré <strong>et</strong> du quadrillage parcourt le roman <strong>de</strong> manière récurrente,<br />

comme en témoigne le chapitre consacré à madame Moreau. Il apparaît sous la<br />

forme <strong>de</strong> « grands registres quadrillés reliés <strong>de</strong> toile noire dont elle numérotait<br />

les pages à l’encre viol<strong>et</strong>te 303 » ou <strong>de</strong>s « quelques carrés <strong>de</strong> sala<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

choux 304 » qu’elle mangeait. Toutes ces allusions constituent autant <strong>de</strong> p<strong>et</strong>its<br />

miroirs qui tissent le vaste puzzle du roman. La géométrie du carré se matérialise<br />

également dans l’espace du roman sous forme <strong>de</strong> mots croisés 305 ou schéma<br />

échiquéen 306 .<br />

C<strong>et</strong>te forme semble liée aux « souvenirs imaginés » <strong>de</strong> Perec, comme l’a relevé<br />

Bernard Magné dans le chapitre « Quelques pièces pour un blason » <strong>de</strong><br />

301 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p.140.<br />

302 I<strong>de</strong>m, p. 67.<br />

303 Ibid., p. 129.<br />

304 Ibid., p. 129.<br />

305 Ibid., p. 141.<br />

306 Ibid., p. 395.<br />

116


Portrait(s) <strong>de</strong> Georges Perec : « Espace réel <strong>de</strong> l’écriture, qui fait lointainement<br />

écho à l’espace fantasmé, rêvé par l’orphelin <strong>de</strong> Villars : « Sur la table, il y aurait<br />

eu une toile cirée à p<strong>et</strong>its carreaux bleus » 307 ». Privé <strong>de</strong> souvenir, Perec imagine<br />

« ce qui aurait pu être », autrement dit un mon<strong>de</strong> possible qui est également un<br />

mon<strong>de</strong> fictionnel.<br />

Ce quadrillage <strong>de</strong> l’espace (il ne faut pas oublier le second sens <strong>de</strong><br />

« quadriller 308 ») perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> cerner un espace déterminé, <strong>de</strong> le contrôler : à<br />

l’intérieur, Perec construit à partir du vi<strong>de</strong>. La notion <strong>de</strong> souvenir lié à une forme<br />

renvoie au titre du roman W ou le souvenir d’enfance 309 , mais aussi au passage<br />

relaté par Stella Béhar dans Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire.<br />

Parodiant Les mots <strong>de</strong> Sartre, Perec donne sa version <strong>de</strong> sa découverte <strong>de</strong> l’écriture : la<br />

l<strong>et</strong>tre : « Le premier souvenir je suis assis au milieu <strong>de</strong> journaux yiddish éparpillés. Le<br />

cercle <strong>de</strong> famille m’entoure complètement […]. Tout le mon<strong>de</strong> s’extasie <strong>de</strong>vant le fait que<br />

j’ai désigné une l<strong>et</strong>tre hébraïque en l’i<strong>de</strong>ntifiant : le signe aurait eu la forme d’un carré<br />

ouvert à son angle inférieur gauche […] » Perec ne laisse pas le lecteur s’accrocher à ce<br />

premier souvenir. Il sème immédiatement le trouble par un correctif en note dans lequel il<br />

reconnaît que tout, dans ce souvenir, est reconstruction, invention ou erreur 310.<br />

La forme comme support au l’imaginaire : voilà déjà les prémices d’un Oulipo<br />

avant la l<strong>et</strong>tre. L’analogie surgit entre néant <strong>et</strong> infini. Le vi<strong>de</strong> suggère la<br />

construction <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> variables à l’infini ; c’est dans c<strong>et</strong>te<br />

perspective qu’il faut interpréter la mise en abyme dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi.<br />

« Le cadre décrit dans le cadre », c’est à dire un élément <strong>de</strong> l’appartement dans<br />

l’immeuble, fait émerger le souvenir. L’ensemble <strong>de</strong> tous les souvenirs<br />

surgissant à partir d’un obj<strong>et</strong>, qui en est la trace, perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> parcourir tous les<br />

307 Portrait(s) <strong>de</strong> Georges Perec, sous la direction <strong>de</strong> Paul<strong>et</strong>te Perec. Bibliothèque Nationale <strong>de</strong><br />

France, 2001, p. 208.<br />

308 Bernard Magné relève le second sens <strong>de</strong> quadriller, présent chez Perec, p. 208 : « établir un<br />

réseau <strong>de</strong> contrôle dans une zone donnée ».<br />

309 Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance, op. cit.<br />

310 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 139.<br />

117


temps <strong>et</strong> tous les espaces quasiment à l’infini. La présence, la trace mène au<br />

passé absent <strong>et</strong> dispersé dans l’espace, ce qui n’est pas sans rappeler la<br />

formulation <strong>de</strong> Jacques Derrida.<br />

Le concept <strong>de</strong> trace est donc incommensurable avec celui <strong>de</strong> rétention , <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir passé<br />

<strong>de</strong> ce qui a été présent. On ne peut penser la trace - <strong>et</strong> donc la différance – à partir du<br />

présent, ou <strong>de</strong> la présence du présent 311.<br />

A titre d’exemple, un <strong>de</strong>ssin <strong>de</strong> Rémi Rorschash, dont le nom contient, au<br />

passage le mot échecs 312 , suscite l’évocation <strong>de</strong> sa vie aux milles fac<strong>et</strong>tes, « aux<br />

mille plis » puisqu’il a été comique <strong>de</strong> music hall, imprésario d’acrobate, agent<br />

d’import-export en Arabie <strong>et</strong> en Afrique Noire où il vécut :<br />

Sur le mur du fond, un grand <strong>de</strong>ssin à la plume représente Rémi Rorschash lui-même […]<br />

La vie <strong>de</strong> Rémi Rorschash, telle qu’il l’a racontée dans un volume <strong>de</strong> souvenirs<br />

complaisamment rédigé par un écrivain spécialisé, présente un douloureux mélange<br />

d’audace <strong>et</strong> <strong>de</strong> méprises 313.<br />

La vie <strong>de</strong> l’immeuble, instaurée dans ce cadre déterminé <strong>et</strong> limité, est constituée,<br />

à la manière d’un puzzle, <strong>de</strong> fragments d’existence dans chaque pièces, où un<br />

obj<strong>et</strong> - pièce dans la pièce, en jouant sur la polysémie - est dépositaire d’une ou<br />

<strong>de</strong> plusieurs vies. C<strong>et</strong>te nouvelle narration enchâssée dans la narration principale<br />

porte le lecteur vers une infinité <strong>de</strong> temps <strong>et</strong> d’espaces.<br />

Parfois la narration rétrospective n’est pas engagée par la présence d’un obj<strong>et</strong> qui<br />

ouvre vers un ailleurs, mais c’est seulement le pièce en soi comme structure qui<br />

fonctionne comme une fenêtre vers un autre lieu. Tel est le cas pour l’histoire <strong>de</strong><br />

Marcel Appenzell, ancien locataire dans l’appartement <strong>de</strong>s Altamont. Le lieu<br />

311 Derrida, Jacques, Marges : <strong>de</strong> la philosophie. Paris : Minuit, 1972, p. 22.<br />

312 Schach, variante <strong>de</strong> « schach », signifie « échecs » en allemand.<br />

313 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 69.<br />

118


appelle le processus <strong>de</strong> la mémoire, qui rassemble les éléments épars, comme<br />

l’exprime le verbe anglais « re-member » que Perec connaissait bien.<br />

Le lieu contient une « présence-absence », paradoxe qui est matérialisé par le<br />

diagramme 314 <strong>de</strong> mots croisés juste avant la narration <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> l’<strong>et</strong>hnologue,<br />

qui vécut dans diverses tribus <strong>de</strong> l’océan pacifique. L’alternance <strong>de</strong>s cases<br />

remplies <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cases non remplies <strong>de</strong> la grille est la mise en abyme <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

dialectique du vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> du plein : le carré vi<strong>de</strong> doit être rempli jusqu’à saturation,<br />

d’où l’histoire complexe <strong>et</strong> dispersée <strong>de</strong> l’<strong>et</strong>hnologue qui vécut dans les îles du<br />

Pacifique. Lors <strong>de</strong> l’une <strong>de</strong> ses aventures, l’<strong>et</strong>hnologue se voit abandonné dans<br />

une village <strong>et</strong> à son réveil, « les cases étaient vi<strong>de</strong>s. Toute la population du<br />

village […] était partie […] 315 . »<br />

La formulation marque une nouvelle « mise en abyme dans la mise en abyme »<br />

en rappelant le motif <strong>de</strong>s cases vi<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s mots croisés. L’effacement se produit<br />

<strong>de</strong> manière impromptue, ce qui avait été annoncé par l’un <strong>de</strong>s mots <strong>de</strong> la grille,<br />

« étonnement ». Marcel Appenzell s’évertue à suivre la tribu coûte que coûte, en<br />

dépit <strong>de</strong> sa disparition réitérée, comme s’ils exécutaient à chaque fois un étrange<br />

rituel. Du reste, Appenzell finit par se volatiliser lui même <strong>de</strong> manière définitive,<br />

cessant toute communication épistolaire avec sa mère qui meurt pendant<br />

l’occupation alleman<strong>de</strong>.<br />

C<strong>et</strong>te totalité fuyante, où alternent les cases vi<strong>de</strong>s <strong>et</strong> les cases pleines, ne vaut pas<br />

seulement pour les mots croisés, mais également pour le jeu d’échecs.<br />

Contrairement aux jeux <strong>de</strong> mots qui sont un jeu statique, le jeu d’échecs perm<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> varier sur l’échiquier la position <strong>de</strong>s cases vi<strong>de</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cases pleines par le<br />

mouvement <strong>de</strong>s pièces <strong>et</strong> la prise <strong>de</strong>s pièces adverses. Aux mots croisés, une<br />

définition <strong>et</strong> un nombre <strong>de</strong> cases suggèrent une réponse sans que soit modifié<br />

l’ordonnancement <strong>de</strong> la grille, alors que toute la créativité du joueur d’échecs<br />

doit se manifester par une dynamique positionnelle <strong>de</strong>s pièces.<br />

314 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 141.<br />

315 I<strong>de</strong>m., p. 145.<br />

119


C. La mise en abyme <strong>de</strong> l’activité<br />

créatrice<br />

La présence concrète du jeu d’échecs ou d’une partie d’échecs perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre<br />

en abyme la structure même du roman. Le jeu d’échecs représente également<br />

une modalité du jeu en général. Le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Bartlebooth, associé à l’aquarelliste<br />

Valène <strong>et</strong> au faiseur <strong>de</strong> puzzle Winkler, présente <strong>de</strong>s analogies avec le jeu<br />

d’échecs.<br />

C<strong>et</strong>te fois-ci, il ne se laisserait pas entraîner par la passion, par le rêve ou par<br />

l’impatience, mais il bâtirait son puzzle avec une rigueur cartésienne : diviser les<br />

problèmes pour mieux les résoudre, les abor<strong>de</strong>r dans l’ordre, éliminer les combinaisons<br />

improbables, poser ses pièces comme un joueur d’échecs qui construit sa stratégie<br />

inéluctable <strong>et</strong> imparable. […] Puis il examinerait toutes les autres pièces, une à une,<br />

systématiquement, les prendrait dans ses mains, les tournerait plusieurs fois dans tous les<br />

sens ; il isolerait toutes celles sur lesquelles un <strong>de</strong>ssin ou un détail serait plus clairement<br />

visible, il classerait celles qui resteraient par couleurs, <strong>et</strong> à l’intérieur <strong>de</strong> chaque couleur<br />

par nuances, <strong>et</strong> avant même d’avoir commencé à juxtaposer les pièces centrales, il aurait<br />

triomphé d’avance <strong>de</strong>s trois quarts <strong>de</strong>s embûches préparées par Winkler. 316.<br />

Ce passage correspond en tous points à la stratégie du joueur d’échecs, qui passe<br />

par la maîtrise <strong>de</strong> l’espace. Le joueur évalue mentalement, dans le secr<strong>et</strong>, toutes<br />

les possibilités <strong>et</strong> les réponses <strong>de</strong> l’adversaire. L’aspect agônal n’est pas absent<br />

dans l’activité apparemment solitaire <strong>de</strong> Bartlebooth : il affronte Winkler, le<br />

faiseur <strong>de</strong> puzzles, à la fois partenaire <strong>et</strong> adversaire <strong>et</strong> doit éviter les fausses<br />

pistes, les tours <strong>et</strong> les détours : « Le problème principal était <strong>de</strong> rester neutre,<br />

objectif, <strong>et</strong> surtout disponible, c’est à dire sans préjugés. Mais c’est par là<br />

précisément que Gaspard Winkler lui tendait <strong>de</strong>s pièges 317 . »<br />

316 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 398-99.<br />

317 I<strong>de</strong>m., p. 399.<br />

120


L’activité monomaniaque <strong>de</strong> Bartlebooth est la mise en abyme <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong><br />

Perec construisant son édifice <strong>de</strong> manière consciente <strong>et</strong> rationnelle, posant les<br />

pièces les unes après les autres. Elle est également la représentation miniaturisée<br />

d’un certaine conception <strong>de</strong> l’activité artistique, où se mêlent rationalité, maîtrise<br />

(excluant donc en gran<strong>de</strong> partie le hasard) <strong>et</strong> ludisme, qui correspond à celle <strong>de</strong><br />

Perec : « Ecrire un roman, c’est établir un jeu entre l’auteur <strong>et</strong> le lecteur 318 ».<br />

Elle est emblématique d’une certaine forme d’écriture où instabilité <strong>et</strong> pluralité<br />

<strong>de</strong> sens surgissent dans la relation entre l’auteur <strong>et</strong> les éléments <strong>de</strong> la langue,<br />

plaçant ainsi le lecteur au centre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te activité ludique. A l’instar <strong>de</strong><br />

Bartlebooth, qui fonctionne comme miroir interne <strong>de</strong> l’auteur, Perec « ne se<br />

laisserait pas entraîner par la passion, par le rêve ou par l’impatience 319 » :<br />

L’opposition à la conception du jeu qui va du dadaïsme au surréalisme est à<br />

peine voilée dans ce passage. Le jeu d’assemblage n’est pas conçu par<br />

Bartlebooth comme une activité tumultueuse <strong>et</strong> désordonnée reposant sur<br />

l’aléatoire. La conception du jeu oulipien est dominée par la contrainte <strong>et</strong> la règle<br />

qui atténuent les eff<strong>et</strong>s du hasard.<br />

Le jeu d’échecs en est l’emblème parfait : l’issue <strong>de</strong> la partie relève <strong>de</strong> la<br />

responsabilité quasi exclusive du joueur, le hasard se limitant au choix <strong>de</strong> la<br />

couleur qui engage la partie. Ces <strong>de</strong>ux polarités du jeu correspon<strong>de</strong>nt à<br />

l’opposition que Roger Caillois établit entre les notions <strong>de</strong> païdia <strong>et</strong> ludus. 320<br />

Quelles peuvent être l’extension <strong>et</strong> la signification du terme <strong>de</strong> païdia ? Je le définirai<br />

quant à moi comme le vocable qui embrasse les manifestations spontanées <strong>de</strong> l’instinct<br />

<strong>de</strong> jeu. […] Elle intervient dans toute exubérance heureuse qui traduit une agitation<br />

immédiate <strong>et</strong> désordonnée, une récréation primesautière <strong>et</strong> détendue, volontiers<br />

318 Georges Perec, entr<strong>et</strong>ien avec Jacqueline Piatier, Le Mon<strong>de</strong>, 29 septembre 1978.<br />

319 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 398.<br />

320 Il est intéressant <strong>de</strong> noter, au passage, que toutes les modalités du jeu définies par Roger<br />

Caillois se trouvent dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi : l’ « agôn » (jeux d’échecs, jeu <strong>de</strong> go,<br />

compétition <strong>de</strong> bicycl<strong>et</strong>te), « Alea » (jeux d’argent), « Mimicry » (théâtre) <strong>et</strong> « Ilinx » (vols par<br />

goût du danger).<br />

121


excessive, dont le caractère impromptu <strong>et</strong> déréglé <strong>de</strong>meure l’essentielle, sinon l’unique<br />

raison d’être 321.<br />

C<strong>et</strong>te définition correspond à ce que Bartlebooth veut absolument éviter : la<br />

spontanéité incontrôlée <strong>et</strong> excessive, assuj<strong>et</strong>tie « au rêve », c’est à dire à<br />

l’inconscient <strong>et</strong> aux aléas du processus <strong>de</strong> création, qui représentent les postulats<br />

mêmes du surréalisme <strong>et</strong> du dadaïsme. Au contraire, Bartlebooth pense le jeu<br />

non comme turbulence, mais comme un « bricolage 322 » rationnel, impliquant<br />

une construction maîtrisée dans l’espace, qui peut être juxtaposée à la définition<br />

que Caillois donne du ludus.<br />

Ici <strong>et</strong> là sont déjà reconnaissable les aspects fondamentaux du jeu : activité volontaire,<br />

convenue, séparée <strong>et</strong> gouvernée. […] Enfin, les mots croisés, les récréations<br />

mathématiques, les anagrammes, vers olorimes <strong>et</strong> logogriphes <strong>de</strong> diverses sortes, la<br />

lecture active <strong>de</strong> romans policiers (j’entends en essayant d’i<strong>de</strong>ntifier le coupable), les<br />

problèmes d’échecs ou <strong>de</strong> bridge, constituent, sans instruments, autant <strong>de</strong> variété <strong>de</strong> la<br />

forme la plus répandue <strong>et</strong> la plus pure du ludus 323.<br />

L’esthétique <strong>de</strong> l’Oulipo se fon<strong>de</strong> sur la systématisation <strong>de</strong> règles, artifice<br />

pleinement choisi par l’auteur, dont le prototype même est le joueur d’échecs<br />

auquel Bartlebooth se réfère : il travaille sur une structure finie <strong>et</strong> déterminée<br />

qu’il monte <strong>et</strong> démonte à l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> Valène <strong>et</strong> <strong>de</strong> Winkler. Cependant, les<br />

fragments que Bartlebooth rassemble méthodiquement pour former un ensemble,<br />

le carré du puzzle, est lui même la con<strong>de</strong>nsation <strong>de</strong>s plus vastes fragments <strong>de</strong><br />

l’immeuble ; il constitue lui-même la partie d’une création à plus gran<strong>de</strong> échelle,<br />

ce qui rappelle la citation <strong>de</strong> Jorge Luis Borges placée en incipit du premier<br />

321 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes : le Masque <strong>et</strong> le vertige, op. cit., pp. 76-77.<br />

322 Lévi-Strauss, Clau<strong>de</strong>, La Pensée sauvage. Paris Plon, 1962, pp. 30-49.<br />

323 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes : Le Masque <strong>et</strong> le vertige, op. cit., p. 81.<br />

122


chapitre du Tableau du maître flamand : « Dieu déplace le joueur, <strong>et</strong> celui-ci la<br />

pièce. Quel Dieu <strong>de</strong>rrière Dieu commence donc la trame 324 ? ».<br />

Le même principe pourrait s’appliquer en sens inverse, vers l’infiniment p<strong>et</strong>it,<br />

comme il apparaît par la mise en abyme du joueur d’échecs dans La Défense<br />

Loujine.<br />

Il ne savait <strong>de</strong> manière précise qu’une seule chose : il jouait aux échecs <strong>de</strong> toute éternité<br />

<strong>et</strong>, comme entre <strong>de</strong>ux glaces affrontées reflétant une bougie, il n’y avait, dans la nuit <strong>de</strong> sa<br />

mémoire, qu’une perspective illuminée qui allait en se rétrécissant <strong>et</strong>, dans c<strong>et</strong>te<br />

perspective, il se voyait lui-même assis <strong>de</strong>vant un échiquier, puis une infinité d’autres<br />

Loujine, assis <strong>de</strong>vant un échiquier <strong>et</strong> <strong>de</strong> plus en plus p<strong>et</strong>its 325.<br />

La mise en abyme <strong>de</strong> Loujine jouant aux échecs, suivant une échelle <strong>de</strong> plus en<br />

plus réduite jusqu’à l’infini, a pour corollaire l’éternité, infini temporel, que<br />

traduit l’expression russe « спокон века » (« <strong>de</strong> tout temps »), traduite par « <strong>de</strong><br />

toute éternité ». C<strong>et</strong>te image perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> réaliser la jonction <strong>de</strong> tous les moments<br />

par une ligne infinie, figure géométrique qui obsè<strong>de</strong> Loujine : « La verticale était<br />

infinie, comme toute ligne, <strong>et</strong> l’oblique l’était également 326 ».<br />

Les lignes formées par le déplacement <strong>de</strong>s pièces semblent dépasser les limites<br />

du cadre fini <strong>et</strong> continu <strong>de</strong> l’échiquier. Par ce dédoublement visuel <strong>de</strong> lui-même,<br />

le joueur d’échecs, créateur <strong>de</strong> son « mirage », <strong>de</strong> son « mon<strong>de</strong> » possible –<br />

« мир » en russe – atteint l’infini <strong>et</strong> l’éternité, par la réduction progressive <strong>et</strong><br />

systématique vers l’infiniment p<strong>et</strong>it.<br />

324 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 9 : « Dios mueve al jugador, y éste la<br />

pieza. Qué Dios d<strong>et</strong>rás <strong>de</strong> Dios la trama empieza ? » (Le Tableau du maître flamand, op. cit., p.<br />

7).<br />

325 Nabokov, Vladimir, Zachtchita Lujina, op. cit., p. 95 : « Единственное, что он знал<br />

достоверно, ето то, что спокон века играет в шарматы,– и в темноте памяти, как в двух<br />

зеркалах, отражающих свечу, была только, светлая перспектива. Лужин за шахматной<br />

доской , и опять Лужин за шахматной доской , только поменьше , и потом еще меньше, и<br />

так далее, бесконечное число раз. » (Trad. La défense Loujine, op. cit., p. 150).<br />

326 I<strong>de</strong>m, p. 29 : « Вертикальная была бесконечна, как всякая линия, и наклонная, тоже<br />

бесконечная. » (Trad. La Défense Loujine, p. 41.).<br />

123


Infiniment grand, infiniment p<strong>et</strong>it, « cela marche dans les <strong>de</strong>ux sens » soufflerait<br />

la reine à Alice dans De l’autre côté du miroir 327 : le jeu d’échecs, malgré son<br />

apparence rationnelle <strong>et</strong> mesurable, est associé à la démesure <strong>et</strong> à<br />

l’incommensurable. Le joueur Loujine atteint l’infini en produisant sa propre<br />

image par une mise en abyme <strong>de</strong> plus en plus réduite, image qui évoque la<br />

notion d’infini chez G. Cantor, qui a baptisé l’infini <strong>de</strong>s nombres entiers Aleph<br />

O : l’infini mathématique embrasse tout l’univers 328 , l’infiniment grand comme<br />

l’infiniment p<strong>et</strong>it. Dans Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, Lucien<br />

Dällenbach évoque la position <strong>de</strong> Ricardou sur la mise en abyme, qui « œuvre<br />

dans l’infiniment p<strong>et</strong>it […] aussi bien que dans l’infiniment grand […] <strong>et</strong> que le<br />

seul fil sûr est l’existence <strong>de</strong> quelque chose qui ressemble à, répète ou<br />

métaphorise quelque autre chose 329 ».<br />

C<strong>et</strong>te vision narcissique <strong>de</strong> Loujine se mirant dans son refl<strong>et</strong> tendant vers<br />

l’infini, par un système d’auto-inclusion, symbolise la création d’un mon<strong>de</strong><br />

possible bouclé sur lui-même, en un défi autiste au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité. C<strong>et</strong>te<br />

conception correspond à celle que se fait Nabokov <strong>de</strong> la création, comme<br />

indépendante <strong>de</strong> tout référent, si ce n’est la vision intérieure <strong>de</strong> l’auteur maître <strong>de</strong><br />

son œuvre.<br />

Cependant, les relations ne sont pas si tranchées entre le réel <strong>et</strong> la fiction, qui est<br />

plutôt une version du mon<strong>de</strong>, une variante du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ : tout comme le<br />

jeu d’échecs fonctionne comme un lieu <strong>de</strong> passage entre le fini <strong>et</strong> l’infini,<br />

l’œuvre est une <strong>de</strong>s infinies versions <strong>possibles</strong> d’une réalité <strong>de</strong> départ qui est<br />

celle du mon<strong>de</strong> empirique, mesurable <strong>et</strong> fini.<br />

327 La reine explique à Alice que la mémoire fonctionne dans les <strong>de</strong>ux sens (p. 132 : « One’s<br />

memory works both ways »).<br />

328 L’aleph, la première l<strong>et</strong>tre hébraïque, représente traditionnellement l’univers.<br />

329 Dällenbach, Lucien, Le Récit spéculaire : Essai sur la mise en abyme, op. cit., p. 202<br />

(souligné dans le texte).<br />

124


Bilan provisoire<br />

La thématique <strong>de</strong> la mise en abyme relie le jeu d’échecs au thème du miroir ;<br />

c<strong>et</strong>te association a été inaugurée par Lewis Carroll, reprise explicitement par<br />

Massimo Bontempelli, dans L’Echiquier <strong>de</strong>vant le miroir, <strong>et</strong>, <strong>de</strong> manière plus<br />

allusive, par Nabokov. La référence à Lewis Carroll ne peut échapper au<br />

lecteur : la mise en abyme dans La Défense Loujine développe la thématique du<br />

refl<strong>et</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> la duplication. Loujine circule d’ailleurs sur un vaste échiquier noir <strong>et</strong><br />

blanc structurant le roman, qui rappelle l’errance <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite fille au-<strong>de</strong>là du<br />

miroir dans son mon<strong>de</strong> possible. Dans son œuvre post-mo<strong>de</strong>rne Feu pâle,<br />

Kinbote m<strong>et</strong> en place un vaste échiquier vert <strong>et</strong> rouge, qui constitue une allusion<br />

au roman <strong>de</strong> Lewis Carroll.<br />

Dans La Défense Loujine, la mise en abyme est indissociable du thème <strong>de</strong><br />

l’éternité. Le héros est relié à l’éternité, qui est l’équivalent temporel <strong>de</strong> l’infini,<br />

par l’espace ludique : la fin <strong>de</strong> sa trajectoire, ou plutôt son prolongement, est<br />

matérialisée par la fenêtre dans laquelle il plonge à la <strong>de</strong>rnière page du roman.<br />

Le jeu crée un phénomène <strong>de</strong> répétition compulsive, qui prend la forme d’une<br />

mise en abyme <strong>de</strong> Loujine jouant aux échecs.<br />

Le jeu forme une ligne constante dans l’existence <strong>de</strong> Loujine. La rencontre avec<br />

le jeu d’échecs était déjà préparée <strong>de</strong>puis longtemps, par l’analogie entre les<br />

personnages <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pièces du jeu <strong>de</strong>puis l’ouverture du roman ou par la<br />

fascination <strong>de</strong> Loujine pour les lignes <strong>et</strong> les diagonales : elles sont associées<br />

<strong>de</strong>puis toujours à l’infini pour Loujine, qui ne peut visualiser ou imaginer une fin<br />

à ces forme géométriques.<br />

C<strong>et</strong>te thématique <strong>de</strong> l’infini, liée à celle <strong>de</strong> l’éternité apparaît dans la stratégie <strong>de</strong><br />

mise en abyme du Tableau du Maître flamand. Ce roman reprend le motif du<br />

miroir, instaurant un système complexe <strong>de</strong> mise en abyme. Le tableau, qui<br />

représente la partie d’échecs, contient d’ailleurs un miroir dans lequel la partie se<br />

reflète. Le tableau constitue aussi un miroir au sens propre, la position <strong>de</strong>s pièces<br />

dédoublant la situation dans le mon<strong>de</strong> réel, mais au sens figuré : il révèle la<br />

vérité, ce qui est traditionnellement la signification du miroir. L’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> la mise<br />

125


en abyme est d’élargir la perspective étroite du hic <strong>et</strong> nunc <strong>de</strong> la partie d’échecs<br />

ou du mon<strong>de</strong> étroit <strong>de</strong>s personnages.<br />

Le motif du jeu d’échecs comme chemin labyrinthique menant à la résolution du<br />

meurtre est réactualisé à un moment du récit qui fait bifurquer l’énigme<br />

policière. La mise en abyme apparaît alors sous forme <strong>de</strong> diagrammes, reprenant<br />

les différentes étapes <strong>de</strong> la partie. Ces diagrammes reprennent la direction<br />

temporelle imposée par les circonstances. Afin <strong>de</strong> résoudre l’énigme du passé,<br />

posée par le tableau, le joueur d’échecs doit suivre le fil du temps à l’envers : il<br />

doit poser <strong>de</strong>s hypothèses sur le coups joués précé<strong>de</strong>mment. C’est ainsi qu’il<br />

découvre, ou qu’il est censé avoir découvert, l’assassin du chevalier.<br />

Pour contre, lorsqu’un mystérieux assassin reprend le cours <strong>de</strong> la partie,<br />

réanimant les enjeux qui semblaient n’appartenir qu’au révolu, il s’agit pour le<br />

joueur d’échecs <strong>de</strong> prévoir les coups sur l’échiquier. Afin <strong>de</strong> démasquer les<br />

menaces qui pèsent sur les personnages dans la vie réelle, le joueur d’échecs doit<br />

anticiper les coups futurs. Le cheminement <strong>de</strong> sa pensée <strong>et</strong> <strong>de</strong>s possibilités qu’il<br />

envisage sont reproduits par <strong>de</strong>s diagrammes successifs, qui perm<strong>et</strong>tent d’arriver<br />

à l’assassin en examinant toutes les bifurcations <strong>et</strong> toutes les trajectoires. L’eff<strong>et</strong><br />

miroir <strong>de</strong>s diagramme, où les pièces symbolisent les personnages, perm<strong>et</strong><br />

d’apporter le clé <strong>de</strong> l’énigme.<br />

Telle est la cas également dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, où l’énigme policière<br />

est finalement résolue grâce à la révélation, par la mise en abyme du jeu<br />

d’échecs, <strong>de</strong> différentes strates temporelles du passé. Dans ce récit, la victime,<br />

s’avère être le bourreau, dans l’espace <strong>de</strong> l’irreprésentable du camp <strong>de</strong> la mort.<br />

La mise en abyme ne prend pas la forme concrète d’un miroir ou d’un<br />

diagramme mais d’échiquiers, où s’affrontent différents antagonistes. La<br />

résolution <strong>de</strong> l’énigme suppose <strong>de</strong> suivre la trajectoire formée par ces divers jeux<br />

d’échecs, qui amène le lecteur vers <strong>de</strong>s paliers temporels <strong>de</strong> plus en plus<br />

éloignés.<br />

Le centre du labyrinthe est l’espace <strong>de</strong> la mort absolue, où le jeu <strong>de</strong>vient<br />

comptabilité macabre <strong>et</strong> mécanique. Von Frisch, l’industriel conforme à la<br />

norme sociale, à la vie réglée comme du papier à musique n’est autre que le<br />

monstre, au cœur du labyrinthe constitué par le camp <strong>de</strong> la mort. Affrontant le<br />

126


juif Tabori au jeu d’échecs, chaque défaite du déporté se soldait par la mort<br />

infligée à <strong>de</strong>s êtres humains. La mise en abyme donne une dimension <strong>de</strong><br />

démesure <strong>et</strong> <strong>de</strong> folie à la banale énigme policière <strong>de</strong> départ. Comme la légen<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> Sissa l’annonce dès le départ dans l’incipit du roman, la mise en abyme crée<br />

un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> multiplication qui tend vers l’infin.<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi joue sur l’eff<strong>et</strong> mise en abyme par le schéma même <strong>de</strong> la<br />

narration : à chaque case, partie miniaturisée <strong>de</strong> l’échiquier constitué par la carré<br />

<strong>de</strong> l’immeuble, le récit s’engrange, menant dans les sillons <strong>de</strong>s histoires<br />

individuelles. La mise en abyme est un principe structurant du roman, qui perm<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> faire cohabiter <strong>et</strong> fonctionner en un ensemble cohérent <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles,<br />

qui pourrait se multiplier à l’infini. Le roman introduit le multiple dans la<br />

structure unique du départ.<br />

La mise en abyme perm<strong>et</strong>, par son schéma <strong>de</strong> répétition <strong>et</strong> <strong>de</strong> spécularité,<br />

d’engendrer <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> symétries <strong>et</strong> <strong>de</strong> parallélismes, qui renvoient à la<br />

structure échiquéenne. L’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> fragmentation <strong>et</strong> <strong>de</strong> multiplication brise la<br />

linéarité du texte, où le principes d’unicité <strong>et</strong> d’i<strong>de</strong>ntité sont soumis à<br />

d’incessants dommages. La mise en abyme perm<strong>et</strong>, sans cé<strong>de</strong>r à l’éparpillement<br />

<strong>et</strong> à la désagrégation grâce à la structure <strong>de</strong> répétition, d’introduire une<br />

fragmentation ontologique <strong>de</strong>s temps <strong>et</strong> <strong>de</strong>s espaces, tendant vers l’infini.<br />

127


CONCLUSION<br />

Au terme <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te analyse <strong>de</strong>s procédés esthétiques du pli <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mise en abyme<br />

dans <strong>de</strong>s textes mo<strong>de</strong>rnes <strong>et</strong> post-mo<strong>de</strong>rnes, nous r<strong>et</strong>iendrons que l’échiquier,<br />

surface aux proportions régulières <strong>et</strong> mesurables, est d’apparence trompeuse : les<br />

mouvements abscons <strong>de</strong>s pièces témoignent <strong>de</strong> son infinie capacité à suggérer<br />

<strong>de</strong> énigmes <strong>et</strong> à créer <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>. La structure <strong>de</strong> l’échiquier est un<br />

schéma <strong>de</strong> mise en abyme, en grand carré en huit sur huit contenant <strong>de</strong> tout p<strong>et</strong>its<br />

carrés. Par nature, le jeu d’échecs a une prédilection pour le pli, car c’est un<br />

espace réservé, entre initiés, <strong>et</strong> entre les <strong>de</strong>ux adversaires, dont la logique n’est<br />

jamais divulguée. Présent par les déplacements <strong>de</strong>s pièces, le joueur s’est r<strong>et</strong>iré<br />

dans son secr<strong>et</strong>, jouant <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s en trompe-l’œil qui induisent l’adversaire en<br />

erreur.<br />

Tous ces aspects se manifestent selon <strong>de</strong>s modalités différentes dans toutes les<br />

œuvres évoquées. En joueur d’échecs chevronné, Perec joue avec les eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong><br />

surface. Sous l’immense échiquier tronqué <strong>de</strong> dix sur dix se révèle toute<br />

l’épaisseur humaine dans son infinie variété existentielle. Espace divisé, dont les<br />

différentes mises en abyme enrichissent l’épaisseur <strong>de</strong> la surface plane,<br />

l’immeuble se déroule, non par une <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> pièce en pièce comme pouvait<br />

l’attendre le lecteur, dans la profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s souvenirs qui s’égrènent peu à peu.<br />

Le cavalier soumis à sa marche inexorable dans l’espace n’est-il pas la<br />

métaphore du temps qui passe jusqu’à l’épuisement - plus la narration avance,<br />

moins il reste <strong>de</strong> cases disponibles, telle l’aiguille sur le cadran d’une montre?<br />

Pourtant, le récit <strong>de</strong> toutes ces vies qui s’entrecroisent, se sont entrecroisées, ou<br />

auraient pu le faire, crée une infinité <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, qui ne semblent<br />

jamais pouvoir épuiser toutes ses combinaisons.<br />

L’imposteur Kinbote, joueur d’échecs expérimenté, engendre son propre<br />

« mirage » par une secrète logique, jamais contredite par les faits. Il démontre la<br />

proximité entre le possible <strong>et</strong> la fiction : son « délire » recouvre son sens<br />

128


étymologique, puisqu’il sort du sillon tracé par le poème afin <strong>de</strong> creuser une<br />

myria<strong>de</strong> <strong>de</strong> sillons tendus vers l’infini. Un infini qui prend les allures du néant<br />

pour le joueur d’échecs Tabori. Comme dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la mise en<br />

abyme suit un cheminement régressif. Le lecteur effectue un passage <strong>de</strong> la zone<br />

<strong>de</strong> la normalité <strong>et</strong> la sociabilité vers une zone <strong>de</strong> l’irreprésentable, <strong>de</strong> l’infini où<br />

toutes les limites sont abolies. Le jeu d’échecs, tout y semble si raisonné <strong>et</strong><br />

raisonnable, est convoqué dans l’espace <strong>de</strong> l’horreur organisée, <strong>de</strong> la mécanique<br />

plaquée sur <strong>de</strong> l’humain.<br />

La clé <strong>de</strong> l’énigme est ainsi dévoilée à la fin, contrairement au Tableau du<br />

maître flamand, où l’énigme du tableau est une mise en abyme mystificatrice. Le<br />

miroir qui y est représenté s’avère être une parodie <strong>de</strong> révélation. Cependant, la<br />

partie du tableau est le support visible <strong>de</strong>s ruses <strong>et</strong> manigances du meurtrier<br />

invisible, qui invente son mon<strong>de</strong> possible à partir <strong>de</strong> c<strong>et</strong> élément référentiel. La<br />

partie d’échecs trouve une extension ontologique, puisque César, le meurtrier,<br />

l’intègre dans son mon<strong>de</strong> possible. Encore mieux, César développe la partie, <strong>de</strong><br />

manière personnelle, par sa propre créativité, ce qui n’est pas sans lien avec le<br />

délire <strong>de</strong> Kinbote qui récupère le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>. Le réel constitue la base à<br />

partir <strong>de</strong> laquelle <strong>de</strong>s variantes <strong>possibles</strong> peuvent se constituer dans <strong>de</strong>s<br />

constructions infinies.<br />

De la même manière, le joueur d’échecs intègre <strong>de</strong>s combinaisons <strong>et</strong> <strong>de</strong>s parties<br />

connues pour créer ses propres associations à l’infini, comme le suggère le récit<br />

<strong>de</strong> M.B… De la même façon, les associations <strong>de</strong> langage, sonorités comme<br />

similitu<strong>de</strong>s syntaxiques, constituent le jeu à l’infini qui se tisse sur l’échiquier<br />

dans De l’autre côté du miroir comme dans Feu pâle, où se rejoignent plusieurs<br />

espaces linguistiques. Pour Loujine, l’infini prend plutôt la forme d’une<br />

compulsion <strong>de</strong> répétition qui lui fait appréhen<strong>de</strong>r la même structure partout, sa<br />

propre image étant mise en abyme, <strong>et</strong> « <strong>de</strong> tous temps », dans toute la ligne <strong>de</strong> sa<br />

vie : l’éternité <strong>et</strong> l’infini se rejoignent, mais toujours à partir <strong>de</strong> l’espace<br />

quadrillé <strong>de</strong> l’échiquier, que la répétition visuelle du joueur ou l’échappée finale<br />

dans l’éternité par la fenêtre carrée.<br />

De tous ces textes se dégage l’intuition d’une démesure du jeu d’échecs, dont le<br />

quadrillage constitue un masque propre à tromper les néophytes. Faut-il évoquer<br />

129


la mégalomanie d’un Steinitz, qui, sombrant dans la folie, jouait aux échecs avec<br />

Dieu 330 , mais en lui laissant l’avantage d’un pion ? C<strong>et</strong>te mansuétu<strong>de</strong> en dit long<br />

sur « le franchissement » <strong>de</strong>s limites <strong>et</strong> du cadre, dont la folie est une <strong>de</strong>s<br />

modalités.<br />

Le jeu d’échecs représente l’infini dans le fini, comme le souligne ce vers extrait<br />

du poème <strong>de</strong> Borges, « Jeu d’échecs » : « Comme l’autre, ce jeu est infini 331 ».<br />

Le jeu apparaît dans sa finitu<strong>de</strong> ordonnée en début <strong>de</strong> partie, les pièces étant<br />

symétriques, organisées selon un face à face statique. Le mouvement par<br />

l’enchaînement <strong>de</strong>s combinaisons produit le passage vers l’infini dans une<br />

dynamique où le joueur, qui s’est r<strong>et</strong>iré dans son secr<strong>et</strong>, manifeste toute sa<br />

créativité.<br />

330 Giffrard, Nicolas, <strong>et</strong> Biénabe, Alain, Le Gui<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échecs. Paris : Laffont, 1993, p. 392 :<br />

« Affirmant qu’il pouvait téléphoner à Dieu, il défia celui-ci dans un match en lui offrant<br />

l’avantage d’un pion ».<br />

331 Echiquiers d’encre : le jeu d’échecs <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres, op. cit., p. « Como el otro, este juego es<br />

infinito ».<br />

130


131


DEUXIEME PARTIE : LA<br />

CREATION<br />

132


« Sur les cases du damier du mon<strong>de</strong> , ce n’est pas un joueur qui déplace pions <strong>et</strong> figures,<br />

en combinant hasard <strong>et</strong> nécessité, règles <strong>et</strong> contingences, calcul <strong>et</strong> fatalité . »<br />

Kostas AXELOS, Le Jeu du mon<strong>de</strong> 332.<br />

INTRODUCTION<br />

La thématique <strong>de</strong> la création est indissociable du jeu d’échecs : dès lors que la<br />

partie s’engage <strong>et</strong> que les pièces quittent le positionnement statique, déterminé<br />

par la valeur qui leur est assignée, elles sont soumises au jeu créateur <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

adversaires qui s’opposent sur l’échiquier. Le jeu d’échecs procè<strong>de</strong> d’une<br />

dynamique <strong>de</strong> localisation où le positionnement volontaire <strong>de</strong> chaque pièce<br />

donne cohérence à l’ensemble ; on parvient à résoudre une situation bloquée sur<br />

l’échiquier en regroupant, en réordonnant les différentes unités.<br />

Les ramifications <strong>de</strong> tous les mouvements sur l’échiquier, désordre apparent,<br />

sont le résultat d’un affrontement entre <strong>de</strong>ux mises en ordre <strong>possibles</strong> qui sont<br />

choisies par les joueurs. La création est <strong>de</strong> nature hybri<strong>de</strong>, fruit du face à face<br />

entre les adversaires. Ce face à face n’est pas figé mais s’élabore au coup par<br />

coup, chaque joueur répondant à son partenaire selon l’alternance régulière <strong>de</strong>s<br />

moments <strong>de</strong> réflexion <strong>et</strong> du mouvement ponctuel <strong>de</strong>s pièces sur l’échiquier. La<br />

partie d’échecs est une création paradoxale, résultant d’une collaboration entre<br />

<strong>de</strong>ux imaginaires <strong>et</strong>, d’autre part, <strong>de</strong> stratégies secrètes jamais révélées à l’autre<br />

joueur.<br />

Feu pâle illustre à sa manière c<strong>et</strong>te complémentarité créative, le roman étant<br />

formé du poème initial <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> du commentaire <strong>de</strong> l’exégète Kinbote.<br />

L’interprétation <strong>de</strong> Kinbote suit la chronologie du poème, en le découpant vers<br />

par vers. C<strong>et</strong>te métho<strong>de</strong> analytique reproduit le schéma échiquéen <strong>de</strong><br />

332 Paris : Minuit, 1969, p. 424.<br />

133


l’alternance <strong>de</strong>s coups entre les <strong>de</strong>ux joueurs. Ce processus rappelle le<br />

fonctionnement du problème d’échecs, évoqué par Nabokov dans Poèmes <strong>et</strong><br />

problèmes, <strong>et</strong> associé <strong>de</strong> manière polémique à la création littéraire. Le « faiseur<br />

<strong>de</strong> problèmes », pour reprendre la terminologie <strong>de</strong> Perec 333 , organise sa propre<br />

création, qui <strong>de</strong>vient énigme à résoudre pour les joueur d’échecs. De la même<br />

manière, le puzzle repose sur le résolution d’une énigme, comme son nom<br />

l’indique, qui requiert <strong>de</strong> répéter les gestes conçus par le faiseur <strong>de</strong> puzzle :<br />

« Chaque geste que fait le poseur <strong>de</strong> puzzle, le faiseur <strong>de</strong> puzzle l’a fait avant<br />

lui 334 ». En tant que verbicruciste –il fut l’auteur <strong>de</strong> grilles <strong>de</strong> mots croisés- Perec<br />

n’ignorait pas les modalités d’une telle interaction, le cruciverbiste tentant lui<br />

aussi <strong>de</strong> reconstituer une énigme.<br />

C<strong>et</strong>te collaboration fondée sur la répétition n’est pas du tout comparable à celle,<br />

plus active, <strong>de</strong> la création littéraire telle que la représente Nabokov à travers<br />

l’activité <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> Kinbote. Le commentaire <strong>de</strong> Kinbote capte l’énergie du<br />

poème afin <strong>de</strong> le relocaliser dans l’aire <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> la Zembla, effectuant le<br />

passage d’une écriture métaphorique <strong>et</strong> universelle à une lecture personnelle <strong>et</strong><br />

littérale. C<strong>et</strong>te interprétation n’est ni réfutée, ni corroborée dans le roman, selon<br />

un principe d’incertitu<strong>de</strong> ontologique propre au post-mo<strong>de</strong>rnisme <strong>et</strong> aux<br />

conclusions <strong>de</strong> la mécanique quantique, où le principe <strong>de</strong> prévisibilité est remis<br />

en doute : il faut choisir entre la connaissance absolue <strong>de</strong> la localisation d’une<br />

particule <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> la mesure <strong>de</strong> son énergie 335 .<br />

333 Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Perec se réfère à Winkler comme «le faiseur <strong>de</strong> puzzles »,<br />

notamment dans le chapitre consacré à Winckler, p. 240 : « Le rôle du faiseur <strong>de</strong> puzzle est<br />

difficile à définir. »<br />

334 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Paris : Hach<strong>et</strong>te, 1978, p. 241.<br />

335 Prigogine, Ilya <strong>et</strong> Stengers, Isabelle, La Nouvelle alliance, op. cit., p. 306 : « Avant tout, il<br />

avait fallu trouver un concept nouveau, inconnu <strong>de</strong> la physique classique, qui perm<strong>et</strong>te<br />

d’incorporer dans le langage théorique la « quantification », le fait observé qu’un atome ne peut<br />

se trouver que dans <strong>de</strong>s états discr<strong>et</strong>s. Cela signifie en particulier que l’énergie (ou<br />

l’Hamiltonien) ne peut être c<strong>et</strong>te simple fonction <strong>de</strong>s positions <strong>et</strong> <strong>de</strong>s moments qu’elle est en<br />

mécanique classique. Sans quoi, en donnant à ces positions <strong>et</strong> à ces moments <strong>de</strong>s valeurs<br />

voisines, l’énergie varierait <strong>de</strong> manière continue. Or, il y a <strong>de</strong>s niveaux énergétiques discr<strong>et</strong>s. »<br />

134


C<strong>et</strong>te alternative entre l’i<strong>de</strong>ntification absolue <strong>de</strong> la situation spatiale ou <strong>de</strong><br />

l’intensité énergétique n’est pas sans rapport avec la création <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>-Kinbote :<br />

soit l’on appréhen<strong>de</strong> le poème dans son langage métaphorique, <strong>et</strong> la localisation<br />

reste indéterminée, soit on lui fixe, à la manière <strong>de</strong> Kinbote, une localisation<br />

certaine, <strong>et</strong> le poème n’est plus qu’un vague prétexte sans réel potentiel<br />

énergétique. En tout état <strong>de</strong> cause, il existe un facteur d’instabilité dans le<br />

système, qui rend la réalité probable plutôt que certaine, constatation qui peut<br />

être reliée aux démonstrations <strong>de</strong>s philosophes <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>. On<br />

r<strong>et</strong>iendra, une fois <strong>de</strong> plus, que la barrière reste spongieuse entre la réalité <strong>et</strong> la<br />

création fictionnelle, qui sont toutes <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>s actualisations <strong>de</strong> multiples<br />

<strong>possibles</strong>.<br />

Le joueur réalise une création possible dans l’espace exigu <strong>de</strong> l’échiquier qui<br />

libère l’imaginaire. C<strong>et</strong>te dialectique entre l’emprisonnement <strong>et</strong> la libération peut<br />

être associée au roman <strong>de</strong> Zweig, Le Joueur d’échecs : M. B… se libère <strong>de</strong> la<br />

captivité par l’activité échiquéenne. Lewis Carroll utilise le jeu d’échecs comme<br />

lieu <strong>de</strong> créativité dans De l’Autre côté du miroir : dans son mon<strong>de</strong> possible<br />

actualisé par la traversée <strong>de</strong> l’échiquier, Alice franchit une frontière linguistique<br />

<strong>et</strong> logique. Il existe une topologie <strong>de</strong> la création qui rend solidaires le corps <strong>et</strong> le<br />

langage. L’instabilité spatiale, le « déplacement » d’Alice la fait accé<strong>de</strong>r à<br />

l’ambiguïté du sens 336 dont l’espace échiquéen représente la frontière 337 . Dans<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Perec réalise le défrichement d’une structure stable, le<br />

carré <strong>de</strong> l’immeuble, case par case, coup par coup, qui représente le<br />

déchiffrement <strong>de</strong>s vies contenues dans ces espaces contigus. La véritable<br />

création s’effectue, à partir du compte rendu <strong>de</strong>scriptif <strong>de</strong>s pièces, par<br />

l’évocation <strong>de</strong>s multiples vies qui sillonnent l’espace du mon<strong>de</strong> entier. L’aspect<br />

<strong>de</strong>scriptif du roman rend compte <strong>de</strong> l’illusion mimétique <strong>de</strong> l’œuvre censée<br />

reproduire la réalité, la vie. L’intervention démiurgique <strong>de</strong> Perec n’intervient que<br />

lorsqu’il donne vie, <strong>de</strong>rrière l’apparence figée <strong>et</strong> cloisonnée <strong>de</strong>s choses, à ses<br />

336 Métaphore signifie étymologiquement « déplacement ».<br />

337 L’échiquier est le lieu <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> langage. Dans La Violence du langage (op. cit., p. 72) Jean-<br />

Jacques Lecercle parle « du développement autonome <strong>de</strong> la langue qui n’est nullement freiné par<br />

les contraintes <strong>de</strong> la référence ou <strong>de</strong> la cohérence rationnelle. »<br />

135


personnages dont les vies constituent une myria<strong>de</strong> <strong>de</strong> péripéties. Feu pâle se<br />

structure par une topologie binaire, avec un va-<strong>et</strong>-vient créatif entre <strong>de</strong>ux<br />

espaces, qui eux-mêmes se dédoublent 338 , faisant apparaître un schéma<br />

quaternaire, similaire au jeu d’échecs, dans ce déploiement inattendu. Aux<br />

échecs comme en littérature, la vitalité créative exclue la prévisibilité absolue,<br />

comme le souligne Danièle Roth-Souton en évoquant l’écriture <strong>de</strong> Vladimir<br />

Nabokov.<br />

Les hommes voient <strong>de</strong> l’ordre là où ils constatent l’avènement <strong>de</strong> l’inattendu <strong>et</strong> du chaos ;<br />

une <strong>de</strong>s fonctions <strong>de</strong> l’art, nous rappelle Nabokov, est précisément <strong>de</strong> leur apprendre à<br />

compter avec l’inattendu, <strong>et</strong> à tirer jouissance <strong>de</strong> toute déception 339.<br />

Dans la création se mêlent ordre <strong>et</strong> chaos, régularité <strong>et</strong> surprise. Le joueur<br />

d’échecs fon<strong>de</strong> sa stratégie sur le principe d’incertitu<strong>de</strong>, où la riposte <strong>de</strong><br />

l’adversaire reste <strong>de</strong> l’ordre du probable. L’esthétique <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi<br />

adm<strong>et</strong> que le désordre vienne perturber la règle, tel le clinamen qui rompt la<br />

marche mécanique du cavalier imaginaire à la case soixante-six. Le chaos peut<br />

n’être qu’apparent, comme sur l’échiquier où l’enchevêtrement <strong>de</strong>s lignes<br />

formées par le mouvement <strong>de</strong>s pièces est censé masquer une cohérence interne <strong>et</strong><br />

secrète. De même, le mystérieux assassin du roman d’Arturo Pérez-Reverte, Le<br />

Tableau du Maître flamand, instaure un désordre apparent qu’il faut déchiffrer,<br />

en faisant revivre la partie figée par le tableau. Jouant doublement les démiurges,<br />

César l’assassin ranime l’inerte, la partie éternisée par le tableau, tout en ayant<br />

pouvoir <strong>de</strong> vie ou <strong>de</strong> mort sur son entourage.<br />

338 Malgré le rej<strong>et</strong> <strong>de</strong> Nabokov <strong>de</strong> tous éléments référentiels, la sembla est le double<br />

homophonique <strong>de</strong> « земля », « terre » en Russe. Les allusions historiques <strong>et</strong> autobiographiques<br />

ne font que confirmer c<strong>et</strong>te interprétation. De la même façon, New Wye constitue un double <strong>de</strong><br />

New York.<br />

339 Roth-Souton, Danièle, Vladimir Nabokov : l’Enchantement <strong>de</strong> l’exil. Paris : l’Harmattan,<br />

1994, p. 150.<br />

136


Comme le rappelle la citation <strong>de</strong> Borges en incipit du roman 340 , le joueur<br />

d’échecs se fait créateur <strong>de</strong> son propre univers en poussant les pièces sur<br />

l’échiquier, à l’instar <strong>de</strong> l’artiste, qui selon Nabokov crée son propre « mirage »,<br />

jouant ainsi sur la polysémie (mir signifie « mon<strong>de</strong> » en russe). L’artiste n’est-il<br />

pas représenté par Loujine, le joueur d’échecs, puisque non seulement il crée son<br />

propre mirage, qui se substitue au réel, mais il est englouti par sa création <strong>et</strong><br />

abandonne le mon<strong>de</strong> en se suicidant ? Le M. B… tirant sa révérence face à son<br />

adversaire à la fin <strong>de</strong> la nouvelle <strong>de</strong> Zweig Le Joueur d’échecs, ne risque t-il pas<br />

une telle submersion en créant son propre mon<strong>de</strong> possible, qui est impossible<br />

dans la réalité ? Le risque pour le démiurge est la <strong>de</strong>struction, comme l’issue <strong>de</strong><br />

la partie d’échecs qui est la mort symbolique <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s partenaires par l’échec<br />

<strong>et</strong> mat.<br />

1. Exploration <strong>de</strong> l’espace : topologie<br />

<strong>de</strong> la création<br />

Avant d’entamer la partie, le joueur d’échecs doit placer ses pièces selon une<br />

configuration figée, où les trente-<strong>de</strong>ux pièces forment <strong>de</strong>ux rangées <strong>de</strong> chaque<br />

côté, laissant vi<strong>de</strong>s les trente-<strong>de</strong>ux autres cases du milieu <strong>de</strong> l’échiquier. Ces<br />

alignements bien ordonnés sont brisés dès lors qu’un joueur déplace une pièce,<br />

ouvrant ainsi la partie. Le joueur n’exprime sa créativité <strong>et</strong> sa liberté que par le<br />

mouvement <strong>de</strong>s pièces à l’intérieur <strong>de</strong> l’échiquier.<br />

C<strong>et</strong>te association fondamentale entre création <strong>et</strong> mouvement est exploitée dans<br />

les trois œuvres De l’Autre côté du miroir, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle. La<br />

traversée du miroir est indissociable <strong>de</strong> l’entrée d’Alice dans l’univers du « l<strong>et</strong>’s<br />

340 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s. Buenos Aires : Sudamericana, 1990, p. 9: « Dios<br />

mueve al jugador, y este la pieza. Qué Dios d<strong>et</strong>ras <strong>de</strong> Dios la trama empieza ? » (Le Tableau du<br />

Maître flamand, op. cit., p. 7 : « Dieu déplace le joueur, <strong>et</strong> celui-ci la pièce. Quel Dieu <strong>de</strong>rrière<br />

Dieu commence donc la trame ? »)<br />

137


pr<strong>et</strong>end », c’est à dire « le faire semblant », le jeu qui s’oppose au mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong><br />

à son mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> penser.<br />

Faisons semblant d’avoir découvert un moyen d’y entrer, Kitty. Faisons semblant d’avoir<br />

rendu le verre inconsistant comme <strong>de</strong> la gaze <strong>et</strong> <strong>de</strong> pouvoir passer à travers <strong>de</strong> celle-ci<br />

Mais, ma parole, voici qu’il se change en une sorte <strong>de</strong> brouillard ! […] A l’instant suivant,<br />

Alice avait traversé la glace <strong>et</strong> sauté avec agilité dans le salon du Miroir 341.<br />

La solidité du mon<strong>de</strong> empirique, au sens propre comme figuré, semble avoir<br />

fondu comme neige au soleil. Telle une pièce du jeu d’échecs, qu’elle s’avère<br />

être par la suite, le déplacement hors <strong>de</strong> la pièce, <strong>de</strong> la case initiale, inaugure le<br />

début du jeu <strong>et</strong> la fiction. Les marges entre les <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, réalité <strong>et</strong> fiction,<br />

sont bien délimitées : Alice effectue à la fois une traversée <strong>et</strong> une entrée, comme<br />

l’indique les <strong>de</strong>ux propositions anglaises through (« à travers ») <strong>et</strong> into (« à<br />

l’intérieur »). Le mon<strong>de</strong> fictionnel qu’Alice explore spatialement s’avère être<br />

une variante du mon<strong>de</strong> empirique, puisque tous les éléments ont leur<br />

correspondant dans c<strong>et</strong>te réalité.<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi constitue également une incursion dans une structure, qui<br />

peut être mise en parallèle avec le mot into inaugurant le voyage d’Alice ; les<br />

cases du vaste échiquier <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’immeuble sont visitées lors <strong>de</strong> la<br />

marche du cavalier imaginaire, qui déclenche la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> l’intérieur <strong>de</strong>s<br />

appartements. C<strong>et</strong>te restitution méticuleuse du mobilier perm<strong>et</strong> d’effectuer le<br />

« remplissage » <strong>de</strong> la pièce vi<strong>de</strong> au départ, souvent sur le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’énumération<br />

exhaustive <strong>et</strong> mécanique.<br />

341 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre coté du miroir, op.cit, pp. 56-58 :<br />

“L<strong>et</strong>’s pr<strong>et</strong>end there is a way of g<strong>et</strong>ting through into it, somehow, Kitty. L<strong>et</strong>’s pr<strong>et</strong>end the glass<br />

has got all soft like gauze, so that you can g<strong>et</strong> through. Why, it’s turning into a sort of mist now.<br />

[…] In another moment, Alice was through the glass, and had jumped lightly down into the<br />

Looking- glass room.”<br />

138


Un salon vi<strong>de</strong> au quatrième à droite. Sur le sol il y a un tapis […] Sur le mur un papier<br />

peint imitant la toile <strong>de</strong> Jouy représente <strong>de</strong> grands navires à voiles […] Il y a quatre<br />

tableaux sur le mur 342.<br />

L’évocation <strong>de</strong>s vies passées <strong>de</strong>s habitants hors <strong>de</strong> l’immeuble, dispersées sur la<br />

surface entière du globe, correspondant à la traversée d’Alice indiquée par le<br />

mot through, représente un voyage « à travers » la surface, la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’immeuble<br />

Dans Feu pâle, Kinbote organise le passage d’un mon<strong>de</strong>, celui du poème, à un<br />

autre, l’espace <strong>de</strong> la Zembla. L’exploration dans l’espace s’effectue <strong>de</strong> manière<br />

plus complexe, dans la mesure où la véracité <strong>de</strong>s interprétations <strong>de</strong> Kinbote est<br />

constamment suj<strong>et</strong>te à caution : explore-t-on un espace bien réel en Zembla ou<br />

est en réalité le territoire mental <strong>de</strong> la folie <strong>de</strong> Kinbote ? En tout cas, le lecteur<br />

effectue <strong>de</strong> nombreux déplacements d’une mon<strong>de</strong> à l’autre : espace du poème, la<br />

Zembla, la Russie en ligne parallèle, New Wye, New York en filigrane.<br />

Contrairement à Perec qui utilise l’illusion référentielle, dans le cas <strong>de</strong> Feu pâle,<br />

on parlera plutôt <strong>de</strong> métafiction, ce qui peut être rapproché du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’enfance évoqué par Lewis Carroll.<br />

Dans ce paramètre <strong>de</strong> l’exploration spatiale, plusieurs phénomènes s’offrent à<br />

l’analyse : le passage d’une frontière donnant accès à un autre espace, le r<strong>et</strong>our<br />

au mon<strong>de</strong> ancestral ou protomon<strong>de</strong> en fin <strong>de</strong> parcours <strong>et</strong> le lien étroit qui peut<br />

s’établir entre métaphore <strong>et</strong> métamorphose. Enfin, l’association entre les<br />

paradigmes discursifs du défrichement <strong>et</strong> <strong>de</strong> déchiffrement traduit le lien entre<br />

spatialité <strong>et</strong> sémantique.<br />

342 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 34.<br />

139


A. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la frontière<br />

Dès qu’Alice engage ses pas sur la surface <strong>de</strong> l’échiquier, la p<strong>et</strong>ite fille-pion se<br />

substitue à la p<strong>et</strong>ite fille, variante possible <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité initiale. Dans c<strong>et</strong>te<br />

métamorphose, elle n’abandonne pas totalement ses caractères ontologiques <strong>de</strong><br />

départ. Son i<strong>de</strong>ntité perd seulement <strong>de</strong> sa rigidité, <strong>de</strong> la même manière que la<br />

glace soli<strong>de</strong> se dissipe en fine brume lors du passage. Une appréhension unifiée,<br />

d’une réalité intangible, construite comme un bloc, aurait contrarié le passage<br />

d’Alice dans l’autre « versant » du miroir qui représente un autre « version » du<br />

mon<strong>de</strong>.<br />

Le passage <strong>de</strong> la frontière perm<strong>et</strong> à Alice d’être confrontée à l’altérité : « Tout le<br />

reste était étrange au possible 343 ». Le texte en anglais est parsemé d’agents <strong>de</strong><br />

comparaison tels que as ou so exprimant l’étonnement <strong>de</strong> la fill<strong>et</strong>te face à ce<br />

« unheimlich » : Alice essaie <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en perspective l’inconnu avec le connu.<br />

Une certaine notion <strong>de</strong> désordre frappe d’emblée la p<strong>et</strong>ite fille : « Ce salon-ci<br />

n’est pas tenu aussi bien que l’autre 344 ». C<strong>et</strong>te remarque rappelle le<br />

commentaire <strong>de</strong> Gilles Deleuze, selon lequel Alice passe du rapport <strong>de</strong><br />

désignation à celui d’expression en franchissant les limites du mon<strong>de</strong> empirique<br />

<strong>et</strong> quotidien.<br />

Passer <strong>de</strong> l’autre côté du miroir, c’est passer du rapport <strong>de</strong> désignation au rapport<br />

d’expression – sans s’arrêter aux intermédiaires, manifestation, signification. C’est arriver<br />

dans une région où le langage n’a plus <strong>de</strong> rapport avec <strong>de</strong>s désignés, mais seulement <strong>de</strong>s<br />

exprimés, c’est à dire avec le sens 345.<br />

343 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 58 : “All the rest was as different as<br />

possible”( De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 59).<br />

344 I<strong>de</strong>m, p. 58 : « They don’t keep this room so tidy as the other ».(I<strong>de</strong>m, p. 59).<br />

345 Deleuze, Gilles, Logique <strong>de</strong> sens, op. cit., p. 38.<br />

140


Le désordre représente ce qui n’est pas contrôlé par le censeur, à savoir le<br />

langage, libre <strong>de</strong> ses mouvements, dans le mon<strong>de</strong> mouvant <strong>et</strong> facétieux <strong>de</strong> la<br />

créativité. Alice se meut dans un territoire <strong>de</strong> l’hétérogène, où cohabitent <strong>de</strong>s<br />

éléments totalement disparates dès lors qu’elle franchit la frontière. Elle est se<br />

libère alors <strong>de</strong>s contraintes du mon<strong>de</strong> référentiel. Le langage n’a <strong>de</strong> sens que<br />

dans le jeu qu’il établit dans ses propres structures, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s règles codifiées<br />

par le mon<strong>de</strong> empirique.<br />

La configuration spatiale dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi présente une certaine<br />

analogie avec celle qu’adopte Lewis Carroll dans De l’Autre côté du miroir ; à<br />

l’instar du jeu d’échecs, Alice quitte le mon<strong>de</strong> statique <strong>de</strong> sa chambre, sa case <strong>de</strong><br />

départ, pour accé<strong>de</strong>r au mon<strong>de</strong> instable <strong>et</strong> fluctuant <strong>de</strong> « l’au-<strong>de</strong>là du miroir »,<br />

qui se situe « au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’apparence ».<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Perec part d’une <strong>de</strong>scription statique <strong>de</strong> la pièce,<br />

avec <strong>de</strong>s personnages accomplissant <strong>de</strong>s rituels quotidiens ; c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>scription<br />

perm<strong>et</strong> d’ouvrir une fenêtre au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te apparence où les personnages ne se<br />

distinguent pas vraiment les uns <strong>de</strong>s autres <strong>et</strong> sont souvent interchangeables :<br />

l’essence <strong>de</strong> leur vie surgit <strong>de</strong> la narration d’un passé souvent haut en couleurs,<br />

jalonné d’événements mouvementés. A titre d’exemple, la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la<br />

chambre <strong>de</strong> bonne, qui s’imbrique astucieusement dans l’appartement <strong>de</strong> Véra<br />

Orlova, donne accès à <strong>de</strong>s éléments biographiques du passé récent <strong>de</strong> la<br />

cantatrice, sur lesquels le narrateur reviendra, puis sur son passé lointain, ses<br />

origines <strong>et</strong> sa spécificité.<br />

Le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> Fernand <strong>de</strong> Beaumont laissa Véra sa veuve seule avec une fille <strong>de</strong> six ans,<br />

Elisab<strong>et</strong>h, qui n’avait jamais vu son père, éloigné <strong>de</strong> Paris par ses fouilles cantabriques, <strong>et</strong><br />

guère davantage sa mère qui poursuivait dans l’ancien <strong>et</strong> le nouveau mon<strong>de</strong> une carrière<br />

<strong>de</strong> cantatrice que son mariage avec l’archéologue n’avait pas interrompue.<br />

Née en Russie au début du siècle, Véra Orlova […] s’en enfuit au printemps dix-huit <strong>et</strong><br />

s’installa d’abord à Vienne où elle fut l’élève <strong>de</strong> Schönberg au Verein für musikalische<br />

Privataufführungen 346.<br />

346 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 41.<br />

141


Cependant, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi ne fonctionnant pas sur un mo<strong>de</strong> binaire<br />

comme De l’Autre côté du miroir, le franchissement <strong>de</strong> la frontière s’effectue <strong>de</strong><br />

manière plus complexe, comme si la narration accédait à différentes couches <strong>de</strong><br />

la temporalité reliant les personnages entre eux. Le cadre <strong>de</strong> départ est purement<br />

conceptuel, c<strong>et</strong> ensemble n’étant évoqué directement que dans l’épilogue :<br />

« L’immeuble était presque vi<strong>de</strong> 347 ».<br />

C<strong>et</strong>te surface acquiert une réelle épaisseur lors <strong>de</strong> la narration, qui se tisse<br />

progressivement, <strong>de</strong> case en case, formant <strong>de</strong>s sous-ensembles (plusieurs pièces<br />

constituent l’appartement <strong>de</strong> tel personnage ou <strong>de</strong> telle famille). L’énumération<br />

<strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s concourt à l’esthétique <strong>de</strong> fragmentation. Dans le carré <strong>de</strong> l’immeuble,<br />

les lignes régulières <strong>de</strong>s appartements fonctionnent comme une grille, où tout<br />

serait cadré <strong>et</strong> répondrait au critère du mon<strong>de</strong> référentiel. C<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> réalisme en<br />

trompe-l’œil est représenté par la présence fréquente d’un tableau : Christine<br />

Montalb<strong>et</strong>ti analyse le rapport analogique entre le tableau <strong>et</strong> la mimésis.<br />

Au mieux, le réel comme tableau offre, dans c<strong>et</strong>te perspective, <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong>nce<br />

ponctuelle, où la nature fait déjà art, <strong>et</strong> où la mimésis pourrait commodément <strong>et</strong> par<br />

dérogation procé<strong>de</strong>r presque comme un mouvement <strong>de</strong> copie 348 .<br />

C<strong>et</strong>te première exploration purement spatiale se double d’une incursion dans <strong>de</strong>s<br />

espaces spatio-temporels infinis. C<strong>et</strong>te incursion dans <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles<br />

s’articule à partir <strong>de</strong> <strong>de</strong>scription <strong>de</strong>s pièces.<br />

La structure spatiale <strong>de</strong> départ, la pièce qui contient <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>s hommes,<br />

perm<strong>et</strong> d’effectuer le travail <strong>de</strong> mémoire qui rassemble les souvenirs dispersés,<br />

les ramenant ainsi à la vie. Georges Perec bilingue, s’inspirant du mot anglais<br />

« remember » (« re-member »), regroupe les membres <strong>de</strong> l’immeuble ainsi que<br />

presque toutes les latitu<strong>de</strong>s <strong>et</strong> les époques.<br />

347 I<strong>de</strong>m, p. 579.<br />

348 Montalb<strong>et</strong>ti, Christine, Le Voyage, le mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> la bibliothèque, Paris : P.U.F., 1997, p. 148.<br />

142


C<strong>et</strong>te exploration articulée autours <strong>de</strong> différents niveaux spatio-temporels, en<br />

lien étroit avec le mon<strong>de</strong> référentiel, est caractérisée par une volonté <strong>de</strong><br />

totalisation dont est dépourvu Feu pâle. Le roman <strong>de</strong> Nabokov se distingue par<br />

le flou <strong>et</strong> le fouillis, où l’interprétation <strong>de</strong> Kinbote, peut-être divagation absolue,<br />

n’entraîne le lecteur que dans un seul sillon : la Zembla natale <strong>de</strong> Kinbote.<br />

L’introduction <strong>et</strong> l’in<strong>de</strong>x qui cernent le poème, stratégiquement menacé,<br />

apparaissent comme <strong>de</strong>ux barrières qui préviennent toute échappatoire : le<br />

poème est condamné à suivre le même sillon <strong>et</strong> le lecteur à n’explorer que la vie<br />

<strong>de</strong> Kinbote, sans doute Charles II 349 , <strong>et</strong> à être conduit vers l’espace <strong>de</strong> la Zembla.<br />

L’oiseau du premier vers, dévié <strong>de</strong> sa course puisqu’il vient s’écraser contre la<br />

vitre, est capté dès ce premier vers dans l’univers <strong>de</strong> Kinbote 350 . Ce début <strong>de</strong><br />

poème m<strong>et</strong> au premier plan la notion d’illusion <strong>et</strong> <strong>de</strong> refl<strong>et</strong> trompeur <strong>de</strong> la vitre.<br />

C’était moi l’ombre du jaseur tué<br />

Par l’azur trompeur <strong>de</strong> la vitre ;<br />

C’était moi la tache <strong>de</strong> duv<strong>et</strong> cendré – <strong>et</strong> je<br />

Survivais, poursuivais mon vol, dans le ciel réfléchi 351.<br />

Le jeu <strong>de</strong> double commence dès le premier vers, lié au motif du miroir, avec<br />

l’évocation <strong>de</strong> l’ombre (« shadow ») qui est le double sémantique <strong>et</strong> phonétique<br />

<strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>. Le refl<strong>et</strong> du ciel dans la surface plane <strong>de</strong> la vitre crée l’illusion d’une<br />

continuité spatiale qui n’existe pas, comme Kinbote n’om<strong>et</strong> pas <strong>de</strong> le<br />

commenter.<br />

349 Peut-être tout simplement est-ce un délire <strong>de</strong> Kinbote. Il ne faut pas oublier l’aspect parodique<br />

que pourrait contenir Feu pâle. Dans Journal d’un fou <strong>de</strong> Gogol, auteur fétiche <strong>de</strong> Nabokov, le<br />

fou se prend pour un roi (<strong>de</strong>ux pièces du jeu d’échecs en français, c<strong>et</strong>te polysémie ne<br />

fonctionnant pas dans d’autres langues).<br />

350 Au passage, coïnci<strong>de</strong>nce amusante, Kinbote confie être souvent <strong>de</strong>vant la vitre, à épier les<br />

faits <strong>et</strong> gestes <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa femme.<br />

143


L’image fait sans aucun doute allusion à un oiseau qui vient s’écraser, en plein vol, contre<br />

la face extérieure d’une vitre où un ciel réfléchi, d’une teinte légèrement plus foncée <strong>et</strong><br />

avec un nuage légèrement plus lent, donne l’illusion d’un espace continu 352.<br />

Le début du commentaire, qui redouble ainsi un thème initial du poème, m<strong>et</strong> en<br />

valeur la notion <strong>de</strong> tromperie <strong>et</strong> d’illusion 353 qui dévie une trajectoire,<br />

préfigurant ce que Kinbote va entreprendre : orienter la trajectoire du poème vers<br />

une interprétation « déviante », sortant du sillon, comme l’indique l’étymologie<br />

du mot « délire ». Ce sens a été développé par Suzanne Fraysse, qui considère la<br />

lecture <strong>de</strong> Kinbote délirante : il détourne le poème hors <strong>de</strong> son sillon.<br />

La lecture <strong>de</strong> Kinbote est donc lecture délirante en ce sens que Kinbote substitue à la<br />

référence du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, poème auto-biographique <strong>et</strong> métaphysique, une autre<br />

référence qui lui est propre 354 .<br />

D’ailleurs, le motif <strong>de</strong> l’oiseau l’amène, sous le couvert du ton <strong>de</strong><br />

l’entomologiste, à un rapprochement <strong>de</strong>s plus arbitraires avec un oiseau <strong>de</strong> la<br />

Zembla.<br />

351 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29 : “I was the shadow of the waxwing slain / By<br />

the false azure in the windowpane; / I was the smudge of ashen fluff – and I / Lived on, flew on,<br />

in the reflected sky”. (Trad. Feu pâle, op. cit., p. 61)<br />

352 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 61 : “The image in these opening lines evi<strong>de</strong>ntly<br />

refers to a bird knocking itself out, in full light, against the outer surface of a glass pane in which<br />

a mirrored sky, with its slightly darker tint and slightly lower cloud, presents the illusion of<br />

continued space.” ( Feu pâle, op. cit., p. 101).<br />

353 Le début <strong>de</strong> La Défense Loujine m<strong>et</strong> en valeur l’opposition entre le vrai <strong>et</strong> le faux Loujine,<br />

dont le nom en soi évoque le mot « illusion », surtout en anglais avec la chuintante. Nabokov,<br />

Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 15 : « …с понедельника он будет Лужиным. Его отец<br />

– настоящий Лужин… » (La Défense Loujine, op. cit., p. 17 : « Dès le lundi suivant, on<br />

l’appellerait Loujine. Son père – le véritable Loujine… »)<br />

354 Fraysse, Suzanne, « Lire <strong>et</strong> délire : Pale Fire » in Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

Vladimir Nabokov, op. cit., p. 198.<br />

144


Inci<strong>de</strong>mment, il est curieux <strong>de</strong> remarquer qu’un oiseau à crête appelé en zemblien sampel<br />

(« queue <strong>de</strong> soie »), très semblable au jaseur par sa forme <strong>et</strong> par sa couleur, est le<br />

modèle <strong>de</strong> trois créatures héraldiques (les <strong>de</strong>ux autres étant respectivement un renne <strong>de</strong><br />

couleur naturelle <strong>et</strong> un triton azur, à crinière d’or) sur les armoiries du Roi zemblien,<br />

Charles le Bien-Aimé (né en 1915), dont j’ai souvent discuté les glorieuses infortunes avec<br />

mon ami 355.<br />

C<strong>et</strong>te remarque, exprimée sur un ton badin, donne la fausse impression d’une<br />

absence <strong>de</strong> calcul <strong>et</strong> d’intention chez Kinbote, alors qu’on est au cœur <strong>de</strong> sa<br />

stratégie. A la manière d’un joueur d’échecs, il semble, avec sa « Zembla » (du<br />

verbe français « sembler », mais aussi « terre » en russe), opérer quelques<br />

mouvements anodins sur l’échiquier du texte alors qu’il place les pièces<br />

essentielles à son attaque. L’allitération <strong>et</strong> l’assonance du texte anglais,<br />

intraduisibles en français, du « shape and sha<strong>de</strong> 356 » (« forme <strong>et</strong> couleur » 357 )<br />

dans ce passage est une allusion au nom du poète. La similitu<strong>de</strong> phonétique <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux mots renvoie justement au thème <strong>de</strong> la ressemblance qu’évoque ici<br />

Kinbote, en référence à la Zembla (« re-semblance »).<br />

Le rapprochement <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mots allie couleur <strong>et</strong> forme, ce qui pourrait<br />

constituer une allusion aux jeu d’échecs où <strong>de</strong>ux couleurs s’affrontent dans <strong>de</strong>s<br />

formes déterminées ; comme le suggère Mary McCarthy dans la préface, Feu<br />

pâle est constitué comme un vaste échiquier vert <strong>et</strong> rouge 358 : « Lorsqu’Alice<br />

355 Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., pp. 61-62 : “Inci<strong>de</strong>ntally, it is curious to note that a<br />

crested bird called in zemblan sample (“silktail”), closely resembling a waxwing in shape and<br />

sha<strong>de</strong>, is the mo<strong>de</strong>l of the three heraldic creatures (the other two being respectively a rein<strong>de</strong>er<br />

proper and a merman azure, crined or) in the armorial bearings of the Zemblan king, Charles the<br />

Beloved (born 1915), whose glorious misfortunes I discussed so often with my friend”. (Feu<br />

pâle, op. cit., p. 102).<br />

356 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit. , p. 61 : « closely resembling a waxwing in shape and<br />

sha<strong>de</strong> » (« très semblable au jaseur par sa forme <strong>et</strong> sa couleur »).<br />

357 Sha<strong>de</strong> signifie « ombre » mais aussi « couleur, teinte ».<br />

358 C<strong>et</strong>te technique est utilisée <strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte dans La Défense Loujine, quadrillée par les<br />

couleurs noire <strong>et</strong> blanche.<br />

145


traverse le miroir <strong>et</strong> pénètre sur l’échiquier, c’est un pion blanc. Il y a<br />

certainement un problème d’échecs dans Feu pâle, <strong>et</strong> qui se joue sur un<br />

échiquier vert <strong>et</strong> rouge 359 ».<br />

La notion <strong>de</strong> miroir que le poème, comme l’interprétation, m<strong>et</strong> en valeur évoque<br />

l’espace échiquéen, où les pièces <strong>de</strong> chaque adversaire sont placées en un parfait<br />

jeu <strong>de</strong> miroir. Kinbote invite le lecteur à pénétrer dans la partie d’échecs <strong>de</strong><br />

Kinbote, ou dans son problème d’échecs, qu’il posera comme un espace continu<br />

au poème. C<strong>et</strong>te interprétation est confirmée par l’allusion au jeu d’échecs dans<br />

le paragraphe suivant : « Le poème fut commencé exactement au milieu <strong>de</strong><br />

l’année, le 1 er juill<strong>et</strong>, quelques minutes après minuit, pendant que je jouais aux<br />

échecs avec un jeune Iranien qui suivait nos cours d’été 360 . » L’exploration du<br />

poème sera mise en parallèle avec la marche <strong>de</strong>s pièces sur un vaste échiquier,<br />

sorte <strong>de</strong> faux miroir imaginaire, à la manière <strong>de</strong> la vitre, donnant « l’illusion d’un<br />

espace continu 361 .» A l’instar d’Alice 362 , Feu pâle constitue l’exploration au-<br />

<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la frontière d’un miroir.<br />

« De l’autre côté du miroir », espace clairement séparé du mon<strong>de</strong> empirique du<br />

départ, Alice, tout en gardant son i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> p<strong>et</strong>ite fille, se transforme en pièce<br />

du jeu <strong>et</strong> rencontre diverses pièces, qui ne sont plus <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s inertes, mais <strong>de</strong>s<br />

êtres animés, doués <strong>de</strong> parole 363 . Le passage <strong>de</strong> la frontière amène Alice dans un<br />

mon<strong>de</strong> « à l’envers », à la manière du refl<strong>et</strong> d’une glace « où les obj<strong>et</strong>s sont<br />

inversés 364 » <strong>et</strong> où les mots d’un livre « y sont écrits à l’envers 365 ». L’analogie<br />

359 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p.11 : “When Alice when trough the looking-glass she<br />

entered a chess game as a white pawn. There is surely a chess game or a chess problem in Pale<br />

Fire, played on a board of green and red squares”. (Feu pâle, op. cit., 17).<br />

360 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 62 : “The poem was begun at the <strong>de</strong>ad centre of the<br />

year, a few minutes after midnight July 1, while I played chess with a young Iranian enrolled in<br />

our summer school”. (Feu pâle, op. cit., p. 102).<br />

361 I<strong>de</strong>m, p. 61 : « The illusion of continued space » (I<strong>de</strong>m, p. 101).<br />

362 Alice in Won<strong>de</strong>rland est d’ailleurs bien connue <strong>de</strong> Nabokov, qui l’a traduit en russe.<br />

363 Le roman <strong>de</strong> Bontempelli, L’Echiquier <strong>de</strong>vant le miroir, reprend le motif <strong>de</strong> l’enfant qui, en<br />

traversant le miroir, rencontre « <strong>de</strong> l’autre côté » <strong>de</strong>s personnages-pièces <strong>de</strong> l’échiquier.<br />

364 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, bilingue, op. cit., p. : “only the things go the<br />

other way”. ( De l’Autre côté du miroir, p. 57).<br />

146


m<strong>et</strong> en avant le lien étroit entre le corps, la spatialité <strong>et</strong> le langage. Alice entre<br />

dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la surface plane, horizontalité abolissant les limites <strong>et</strong> les<br />

séparations, comme le souligne Gilles Deleuze :<br />

Et, <strong>de</strong> sa hauteur, Alice appréhen<strong>de</strong> le miroir comme surface pure, continuité du <strong>de</strong>hors <strong>et</strong><br />

du <strong>de</strong>dans, du <strong>de</strong>ssus <strong>et</strong> du <strong>de</strong>ssous, <strong>de</strong> l’endroit <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’envers, où le Jabberwocky s’étale<br />

dans les <strong>de</strong>ux sens à la fois […] Alice elle-même entre dans le jeu : elle appartient à la<br />

surface <strong>de</strong> l’échiquier qui a pris le relais du miroir, <strong>et</strong> se lance dans l’entreprise <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir<br />

reine 366.<br />

L’exploration <strong>de</strong> l’échiquier est minée d’embûches dans ce mon<strong>de</strong> instable<br />

ressemblant à une partie d’échecs au développement imprévisible (« Quand le<br />

sentier brusquement bifurqua <strong>et</strong> s’ébroua 367 »). Dès lors, le texte est parsemé <strong>de</strong><br />

jeux <strong>de</strong> mots inattendus, ainsi dans l’intervention <strong>de</strong>s fleurs que rencontre Alice,<br />

qui ressemble à s’y méprendre au passage <strong>de</strong> Alice aux Pays <strong>de</strong>s merveilles au<br />

suj<strong>et</strong> du chêne : « Il pourrait se déchaîner, dit la rose 368 ». Le texte anglais joue<br />

sur la double signification <strong>de</strong> « bark », à la fois « aboyer » <strong>et</strong> « écorce », double<br />

notion habilement traduite en français par « dé-chaîner ».<br />

Ce double angle d’attaque qu’effectue le texte rappelle celle en fourch<strong>et</strong>te du<br />

cavalier sur un échiquier, auquel Nabokov fait souvent allusion, notamment dans<br />

Feu pâle. La pièce est la seule qui chevauche les autres, en allant <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux en<br />

<strong>de</strong>ux, selon diverses combinaisons <strong>de</strong> un ou <strong>de</strong>ux pas dans différentes directions,<br />

menaçant souvent plusieurs pièces à la fois. Nabokov valorise c<strong>et</strong>te pièce dans<br />

les commentaires : elle offre la possibilité <strong>de</strong> franchir les limites <strong>et</strong> d’offrir une<br />

solution <strong>de</strong> continuité à <strong>de</strong>s espaces différents, m<strong>et</strong>tant en valeur la ligne <strong>de</strong><br />

rupture existant entre eux. Le déplacement du cavalier, en <strong>de</strong>ux cases <strong>et</strong> une,<br />

365 I<strong>de</strong>m, pp. 56-57 : « only the words go the wrong way ».<br />

366 Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 275.<br />

367 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, bilingue, op. cit., p. 70 : “When the path gave a<br />

sud<strong>de</strong>n twist and shook itself”. (De l’Autre côté du miroir, p. 71).<br />

368 I<strong>de</strong>m, p. 72 : « « It could bark », said the rose » (trad. p. 73).<br />

147


selon huit possibilités, représente la notion <strong>de</strong> combinaison. C<strong>et</strong>te pièce incarne<br />

les facultés imaginatives à l’œuvre dans toute activité créative comme le montre<br />

ce commentaire <strong>de</strong> Kinbote sur Gradus, l’assassin potentiel <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> :<br />

Il nous faut assumer, je crois, que la projection du peu d’imagination qu’il pouvait avoir,<br />

s’arrêtait à l’acte, au bord <strong>de</strong> toutes conséquences que c<strong>et</strong> acte pouvait avoir ;<br />

conséquences fantomatiques comme le sont les orteils d’un amputé ou l’étalage en<br />

éventail <strong>de</strong> cases additionnelles qu’un cavalier d’échecs (c<strong>et</strong>te pièce sauteuse) […]<br />

« sent » en extensions spectrales 369.<br />

Le franchissement <strong>de</strong>s limites que m<strong>et</strong> en avant Kinbote est celui qu’effectue<br />

l’imagination brisant les lignes rigi<strong>de</strong>s d’une réalité factuelle, unificatrice <strong>et</strong><br />

intangible. La pièce polymorphe qu’est le cavalier perm<strong>et</strong> d’effectuer <strong>de</strong>s sauts<br />

inattendus <strong>et</strong> relie les pièces entre elles <strong>de</strong> manière surprenante <strong>et</strong> créative.<br />

N’est-ce pas ce ainsi que procè<strong>de</strong> Kinbote en créant l’allusion, ou l’illusion, en<br />

actualisant la Zembla ? Le plan (au sens métrique comme au sens stratégique)<br />

qu’il développe relève <strong>de</strong> l’épistémique, frôle sans cesse les limites <strong>de</strong> la<br />

possibilité, comme le commente Suzanne Fraysse : « Kinbote isole<br />

systématiquement les mots du poème <strong>de</strong> leur contexte pour les transplanter dans<br />

un autre mon<strong>de</strong>, le sien 370 ».<br />

L’exploration créative procè<strong>de</strong> d’une déviation, ce qui évoque le vol « dévié » <strong>de</strong><br />

l’oiseau du poème contre la vitre, élément que vient percuter l’oiseau. Dans une<br />

œuvre antérieure <strong>de</strong> Nabokov, Loujine, afin d’éviter le contact avec les autres,<br />

369 Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., p. 217 : « We must assume, I think, that the forward<br />

projection of what imagination he had, stopped at the fact, on the brink of all possible<br />

consequences ; ghost consequences, comparable to the ghost toes of an amputee or to the fanning<br />

out of additional squares with a chess knight (that skip-space piece) […] “feels” in phantom<br />

extensions » (Feu pâle, op. cit., p. 305).<br />

370 Fraysse, Suzanne, Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong> Vladimir Nabokov, op. cit., p.<br />

228.<br />

148


avec la norme sociale <strong>et</strong> psychologique, se précipite par la fenêtre. Dans Feu<br />

pâle, celle-ci constitue également le point d’observation par lequel Kinbote<br />

observe les faits <strong>et</strong> gestes <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, à l’instar du joueur d’échecs cherchant la<br />

faille chez l’adversaire <strong>et</strong> l’angle d’attaque possible. Nabokov symbolise souvent<br />

la créativité <strong>et</strong> l’écriture par une déviation à l’égard <strong>de</strong> la norme, que ce soit la<br />

folie comme chez Loujine ou une déviation sexuelle, pédophilie dans Lolita 371<br />

ou inceste dans Ada. Il s’agit dans tous les cas du dépassement <strong>de</strong> limites<br />

mentales, morales ou géographiques. Kinbote est défini comme un excentrique,<br />

comme « hors du centre », dans la périphérie du poème tout d’abord, mais aussi<br />

<strong>de</strong> manière géographique : il est en exil <strong>de</strong> la Zembla, il a dépassé les bornes <strong>de</strong><br />

la normalité (plusieurs allusions sont faites à sa folie). Son homosexualité peut<br />

être considérée comme une « déviance » par rapport à la norme.<br />

Le système <strong>de</strong> Kinbote consiste à effectuer une sélection parmi les mots du<br />

poème, les autres étant livrés au silence tels <strong>de</strong>s cases vi<strong>de</strong>s, ce qui peut<br />

rapprocher la configuration <strong>de</strong>s mots choisis par Nabokov à une partie d’échecs :<br />

d’une « ligne » - « vers » se dit « line » en anglais - à l’autre, Kinbote choisit les<br />

mouvements qui lui sont propres <strong>de</strong> manière arbitraire, laissant <strong>de</strong> côté la<br />

majorité du poème. Pourtant, on assiste à un phénomène <strong>de</strong> multiplication <strong>et</strong><br />

d’amplification, puisqu’il y a une inflation <strong>de</strong> commentaires par rapport au mots<br />

du poème, un mot étant commenté sur une ou plusieurs pages. Tel un joueur<br />

d’échecs, Kinbote se donne un temps <strong>de</strong> réflexion variable <strong>et</strong> relatif à chaque<br />

« coup ».<br />

Dans son commentaire, Kinbote procè<strong>de</strong> à un transfert <strong>de</strong>s mots en territoire <strong>de</strong><br />

la Zembla. Il déploie le poème dans c<strong>et</strong>te direction, <strong>de</strong> manière quasiment<br />

exclusive. Ces commentaires portent également sur les souvenirs <strong>de</strong> sa relation<br />

avec le défunt poème, qu’il observe en permanence, mais c<strong>et</strong> espace est<br />

371 Lolita constitue, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la nymph<strong>et</strong>te, un hymne à la beauté <strong>de</strong>s mots <strong>et</strong> à l’écriture,<br />

comme le suggère le début du roman. Nabokov, Vladimir, Lolita. London : Penguin, 1997, p. 9 :<br />

« Lolita light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta : the tip of the tongue taking<br />

a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the te<strong>et</strong>h. Lo. Lee. Ta. »<br />

149


inéluctablement relié à la Zembla, puisque l’obsession <strong>de</strong> Kinbote est <strong>de</strong><br />

transm<strong>et</strong>tre son « message 372 », la Zembla, dans le poème.<br />

Si l’exploration <strong>de</strong> la lecture <strong>de</strong> Kinbote constitue le dépassement d’une frontière<br />

<strong>et</strong> une déviance, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi opère une bifurcation hors <strong>de</strong> la structure<br />

initiale <strong>de</strong> l’immeuble. Dès lors que le narrateur divulgue une histoire relative au<br />

passé <strong>de</strong>s personnages, le lecteur suit sa trajectoire problématique <strong>et</strong> aléatoire.<br />

En dépit <strong>de</strong> l’apparence beaucoup plus quadrillée <strong>et</strong> ordonnée du départ, ces<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles adoptent une configuration labyrinthique.<br />

La notion <strong>de</strong> bifurcation est déjà mise en jeu par la marche <strong>de</strong> « la pièce » (le<br />

cavalier) sur le carré <strong>de</strong> l’immeuble formé par « les pièces » (les appartements).<br />

La narration se développe grâce aux embranchements relatifs à la marche du<br />

cavalier 373 . C<strong>et</strong>te marche, en huit possibilités, évoque la structure doublement<br />

symétrique du jeu d’échecs. 374 Perec choisit lui même « la pièce sauteuse »<br />

qu’affectionne tant Nabokov afin <strong>de</strong> ménager souplesse <strong>et</strong> surprise dans<br />

l’agencement compliqué <strong>de</strong>s coups, qui bifurquent au gré <strong>de</strong> la logique interne<br />

du narrateur-joueur d’échecs.<br />

A partir <strong>de</strong> chaque case, le lecteur franchit toutes les frontières du mon<strong>de</strong>,<br />

puisque les récits « en-globent » la surface terrestre tout entière. Le globe<br />

terrestre apparaît d’ailleurs malicieusement <strong>et</strong> insidieusement dans le texte avec<br />

l’évocation <strong>de</strong> M. Jérôme : « il posait le roman policier au pied du divan après<br />

avoir marqué sa page avec une carte postale qui représentait un globe<br />

terrestre 375 ». C<strong>et</strong> ancien normalien <strong>et</strong> attaché culturel, <strong>de</strong> r<strong>et</strong>our rue Simon-<br />

Crubellier en 1958 ou 1959, « élimé, éliminé, laminé » 376 , ne cherche qu’une<br />

chambre <strong>de</strong> bonne, « s’il y en avait une vacante 377 ». Le franchissement <strong>de</strong>s<br />

bornes géographiques <strong>et</strong> temporelles implique toujours un r<strong>et</strong>our à « la case <strong>de</strong><br />

372 Le nom <strong>de</strong> Kinbote peut être rapproché <strong>de</strong> « Botschaft », « message » ou « ambassa<strong>de</strong> » en<br />

allemand.<br />

373 La cavalier se déplace en <strong>de</strong>ux temps, <strong>de</strong>ux <strong>et</strong> un, à droite ou à gauche, en avant ou en arrière.<br />

374 C<strong>et</strong>te structure renvoie au thème du miroir.<br />

375 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 256.<br />

376 I<strong>de</strong>m, p. 254.<br />

377 Ibid., p. 254.<br />

150


départ », la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’immeuble. A l’instar d’Alice qui revient à l’espace réel à<br />

la fin <strong>de</strong> l’Autre côté du miroir, chaque personnage revient inexorablement<br />

remplir une <strong>de</strong>s cases « vacantes » <strong>de</strong> l’immeuble : l’escapa<strong>de</strong> au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s<br />

limites ne constitue qu’une « récréation » où toute création est possible.<br />

Le r<strong>et</strong>our à la case <strong>de</strong> départ fait partie intégrante <strong>de</strong> la trajectoire <strong>de</strong>s<br />

personnages dans certaines œuvres, ce qui donne une impression <strong>de</strong> circularité.<br />

Faute <strong>de</strong> pouvoir s’échapper vers un autre mon<strong>de</strong> possible, ils sont assuj<strong>et</strong>tis au<br />

r<strong>et</strong>our au mon<strong>de</strong> initial.<br />

B. R<strong>et</strong>our à la case départ<br />

Le passage dans le ou les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles ne peut s’effectuer que <strong>de</strong> manière<br />

provisoire, le départ impliquant un fatidique r<strong>et</strong>our : tel est le cas dans De l’autre<br />

côté du miroir, Alice r<strong>et</strong>ournant finalement au réel, <strong>et</strong> dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi, où le r<strong>et</strong>our inexorable dans la case <strong>de</strong> départ, la pièce <strong>de</strong> l’immeuble,<br />

est la finalité <strong>de</strong> la trajectoire <strong>de</strong>s personnages.<br />

Le voyage d’Alice comporte un r<strong>et</strong>our final dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ, qui confère<br />

au récit un aspect <strong>de</strong> circularité. Son caractère onirique en fait un mon<strong>de</strong><br />

provisoire, dans lequel on peut que passer, que transiter. Le mon<strong>de</strong> d’Alice, qui<br />

est seule avec ses chattes noire <strong>et</strong> blanche comme les cases <strong>de</strong> l’échiquier,<br />

correspond au principe <strong>de</strong> réalité <strong>et</strong> à la loi : à chaque faute correspond une<br />

punition, comme l’indique Alice à sa chatte Kitty.<br />

Cela fait trois sottises, Kitty, <strong>et</strong> tu n’a encore été punie pour aucune d’entre elles. Tu sais<br />

que je te gar<strong>de</strong> toutes les punitions en réserve pour te les infliger le mercredi en huit. Si<br />

l’on me gardait en réserve toutes mes punitions, à moi, poursuivit-elle à part à part soi<br />

151


plutôt que pour la min<strong>et</strong>te, qu’est-ce que cela pourrait bien faire à la fin <strong>de</strong> l’année ? On<br />

me j<strong>et</strong>terait en prison, je suppose, le jour venu 378 .<br />

C<strong>et</strong>te loi qui implique une punition à chaque faute est détournée <strong>de</strong> manière<br />

ludique par Alice, qui la transforme en jeu. Elle en fait un principe ludique, où<br />

les règles ne relèvent plus <strong>de</strong> la morale, mais du principe <strong>de</strong> plaisir inhérent au<br />

jeu : déjà Alice décloisonne les séparations rigoureuses. Dans c<strong>et</strong>te case <strong>de</strong><br />

départ où elle est enfermée, le <strong>de</strong>dans <strong>et</strong> le <strong>de</strong>hors sont séparés <strong>de</strong> manière<br />

tranchée : Alice est attirée par le mon<strong>de</strong> extérieur, qui représente le principe <strong>de</strong><br />

plaisir <strong>et</strong> le désir. « Entends-tu, Kitty, la neige qui tombe contre les vitres ? Quel<br />

doux <strong>et</strong> joli bruit elle fait ! comme si quelqu’un <strong>de</strong>hors les couvrait <strong>de</strong><br />

baisers 379 ».<br />

L’érotisme du passage est commenté dans l’introduction par Hélène Cixous 380 :<br />

elle en souligne l’aspect dionysiaque <strong>et</strong> jubilatoire. L’imaginaire <strong>de</strong> l’enfant est<br />

stimulé par c<strong>et</strong> espace extérieur, qui est associé au désir <strong>et</strong> au souhait : « Et<br />

comme je souhaiterais que tout cela soit vrai ! Pour sûr que les bois ont l’air<br />

endormis en automne, quand les feuilles jaunissent 381 ! » Le désir est associé à<br />

378 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 54 : “ “That’s three faults, and you’ve<br />

not been punished for any of them. You know I’m saving up all your punishments for<br />

Wednesday week - Suppose they had saved up all my punishments!” she went on, talking more<br />

to herself than to the kitten. “What would they do at the end of the year. I should be sent off to<br />

prison”. (De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 55).<br />

379 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass-De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 54 : “Do<br />

you hear the snow against the window-panes, Kitty? How nice and soft it sounds! Just as if<br />

someone was kissing the window all over outsi<strong>de</strong>.”(trad. p. 55).<br />

380 Cixous, Hélène, « Introduction » dans Through the Looking-Glass-De l’Autre côté du miroir,<br />

op. cit., p. 30 : « Mais c’est aussi une scène mythologique : dionysiaque, elle se joue <strong>de</strong>puis la<br />

mort/hiver/enfouissement jusqu’au réveil <strong>de</strong> la nature/été/resurgissement. Enfin, la distribution<br />

<strong>de</strong>s connotations (couleurs, mouvements, bruits…) implique, pour le texte entier, non seulement<br />

les saisons, mais l’hésitation entre <strong>de</strong>ux saisons complémentaires. Tout vire entre semblant <strong>et</strong><br />

vérité, songe <strong>et</strong> réalité. »<br />

381 Carroll,Lewis, Through the Looking-Glass-De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 54 : « And I<br />

do so wish it was true ! I’m sure the woods look sleepy in the autumn, when the leaves are<br />

g<strong>et</strong>ting brown.” (Trad. p. 55).<br />

152


l’espace ludique du jeu d’échecs qui apparaît contre une « récréation », une<br />

pause dans la logique du mon<strong>de</strong> empirique : « Sais-tu, Kitty, jouer aux échecs ?<br />

Voyons, ne ris pas, ma chérie, je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> cela très sérieusement […] Faisons<br />

semblant 382 ». C<strong>et</strong>te remarque appelle celle <strong>de</strong> Roger Caillois, qui définit le jeu<br />

comme espace <strong>et</strong> temporalité séparés <strong>de</strong> l’existence quotidienne.<br />

En eff<strong>et</strong>, le jeu est essentiellement une occupation séparée, soigneusement isolée du<br />

reste <strong>de</strong> l’existence, <strong>et</strong> accomplie, en général dans les limites précises <strong>de</strong> lieu <strong>de</strong> temps. Il<br />

y a un espace du jeu : suivant les cas, la marelle, l’échiquier, le damier, le sta<strong>de</strong>, la piste,<br />

la lice, le ring, la scène, l’arène, <strong>et</strong>c. Rien <strong>de</strong> se qui se passe à l’extérieur <strong>de</strong> la frontière<br />

idéale n’entre en ligne <strong>de</strong> compte 383.<br />

Or, dès lors qu’Alice pénètre sur l’espace <strong>de</strong> l’échiquier au-<strong>de</strong>là du miroir, le<br />

ligne <strong>de</strong> démarcation entre le sérieux <strong>et</strong> le ludique, entre la réalité <strong>et</strong><br />

l’imaginaire, est abolie. Alice abor<strong>de</strong> un mon<strong>de</strong> singulier <strong>et</strong> étrange où les<br />

séparations, oppositions <strong>et</strong> catégories forgées par l’habitu<strong>de</strong> volent en éclat, d’où<br />

le désordre qui semble régner dans ce mon<strong>de</strong> insolite.<br />

Si Alice plonge dans un mon<strong>de</strong> créatif <strong>et</strong> « récréatif » au-<strong>de</strong>là du miroir, avec ses<br />

règles qui ne sont plus celles <strong>de</strong> la convention <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’habitu<strong>de</strong>, les personnages<br />

<strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi sont proj<strong>et</strong>és hors <strong>de</strong> la structure <strong>de</strong> l’immeuble par le<br />

narrateur qui procè<strong>de</strong> à la restitution <strong>de</strong> leurs vies. Ces fragments <strong>de</strong> vie, mis en<br />

perspective avec la terne banalité <strong>de</strong> la vie dans l’immeuble, apparaissent comme<br />

une « récréation » hors du cadre rigi<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ où se trace la singularité <strong>de</strong><br />

« toutes les lignes <strong>de</strong> vie » qui s’entremêlent <strong>et</strong> se croisent. On décèle dans c<strong>et</strong>te<br />

géométrie labyrinthique un désir <strong>de</strong> totalisation qui parviendrait à dire le mon<strong>de</strong><br />

dans sa complexité <strong>et</strong> dans toutes ses contradictions. La stratification spatio-<br />

temporelle se fait <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong>nse, telle un labyrinthe privé <strong>de</strong> centre.<br />

382 I<strong>de</strong>m, p.54 : « Kitty, can you play chess ? Now, don’t smile, my <strong>de</strong>ar. I’m asking it seriously.<br />

[…] L<strong>et</strong>’s pr<strong>et</strong>end”. (Trad. 55).<br />

383 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes : Le Masque <strong>et</strong> le vertige. Paris : Gallimard, 1967, p.<br />

37.<br />

153


Chaque vie semble échapper à la planification du proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> départ, ainsi la<br />

<strong>de</strong>stinée <strong>de</strong> Joy Slowburn, qui vécut dans l’appartement <strong>de</strong> Mme Moreau avant<br />

que celle-ci ne s’y installe. Elle mène à l’intérieur du cadre rigoureux <strong>de</strong><br />

l’immeuble une vie monastique : « Ses vol<strong>et</strong>s étaient toujours fermés ; elle ne<br />

recevait pas <strong>de</strong> courrier <strong>et</strong> sa porte s’ouvrait seulement pour <strong>de</strong>s traiteurs qui<br />

livraient <strong>de</strong>s repas tout préparés 384 . » C<strong>et</strong>te vie réglée comme du papier à<br />

musique n’est qu’une faça<strong>de</strong> ; la jeune femme semble prendre <strong>de</strong>s moments<br />

d’évasion pour rapport à c<strong>et</strong>te vie cloisonnée <strong>et</strong> étouffante : « Joy Slowburn ne<br />

sortait qu’à la tombée <strong>de</strong> la nuit, conduite par Carlos dans une Pontiac noire. […]<br />

Les histoires les plus fantastiques couraient sur son compte 385 . »<br />

L’opposition est n<strong>et</strong>te entre une vie publique monotone <strong>et</strong> une vie cachée liée à<br />

l’aventure <strong>et</strong> à l’imprévu : <strong>de</strong>rrière la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> Joy Slowburn se cache Ingeborg<br />

Skrifter - ce qui signifie « écriture » en suédois - fille d’un pasteur danois <strong>et</strong><br />

mariée à un Américain, Blunt Stanley. Plus l’on s’éloigne du centre, <strong>de</strong><br />

l’immeuble vers les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> périphériques qu’ont sillonnés les personnages, plus<br />

l’imprévu <strong>et</strong> le désordre s’installent. De l’Amérique, où ils se rencontrent, en<br />

passant par la Corée, jusqu’à Hong Kong, le couple vit d’un spectacle récréatif <strong>et</strong><br />

lucratif : ils font apparaître un grotesque Méphistophélès, activité qui les mène<br />

finalement en France. La course effrénée dans l’espace constitue véritablement<br />

la matrice du récit. L’écriture -« Skrifter »- s’incarnerait dans ce parcours<br />

labyrinthique, où cohabitent <strong>de</strong>s régions hétérogènes <strong>et</strong> mouvantes dont le seul<br />

aboutissement serait la <strong>de</strong>struction. L’écriture semble liée à la compréhension<br />

rétrospective, comme le souligne David Bellos : « Or la vie se vit en suivant le<br />

temps qui passe, tandis que la compréhension, si compréhension il y a, ne peut<br />

être rétrospective 386 . »<br />

La récréation s’avère <strong>de</strong> courte durée dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. La trajectoire<br />

mène inexorablement sur les sentiers battus <strong>de</strong> l’immeuble ; Ingeborg assassinée<br />

par son mari, Stanley rapatrié en Amérique, le r<strong>et</strong>our à la case <strong>de</strong> départ est<br />

inévitable : « De c<strong>et</strong>te pièce où la Lorelei faisait apparaître Méphisto <strong>et</strong> où eut<br />

384 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 369.<br />

385 Perec, Georges,La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 369.<br />

386 Bellos, David, Georges Perec : Une Vie dans les mots, Paris : Seuil, 1994, p. 642.<br />

154


lieu ce double meurtre, madame Moreau décida <strong>de</strong> faire sa cuisine 387 ». On<br />

r<strong>et</strong>iendra le mélange d’anodin <strong>et</strong> d’horreur dans c<strong>et</strong> espace double <strong>et</strong> ambivalent<br />

<strong>de</strong> la cuisine. A l’aventure succè<strong>de</strong>, <strong>de</strong> manière quasiment mécanique, le r<strong>et</strong>our<br />

au quotidien, à la banalité <strong>et</strong> à la dictature <strong>de</strong> l’obj<strong>et</strong>.<br />

Un laboratoire culinaire en avance d’une génération sur son époque, doté <strong>de</strong>s<br />

perfectionnements techniques les plus sophistiqués, équipés <strong>de</strong> fours à on<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> plaques<br />

auto-chauffantes invisibles, <strong>de</strong> robots ménagers télécommandés susceptibles d’exécuter<br />

<strong>de</strong>s programmes complexes <strong>de</strong> préparation <strong>et</strong> <strong>de</strong> cuisson. Tous ces dispositifs<br />

ultramo<strong>de</strong>rnes furent habilement intégrés dans <strong>de</strong>s bahuts <strong>de</strong> mère-grands, <strong>de</strong>s fourneaux<br />

Second Empire en fonte émaillée <strong>et</strong> <strong>de</strong>s huches d’antiquaires 388.<br />

Dans ce vaste dispositif, l’homme n’échappe pas à la programmation.<br />

L’exploration <strong>de</strong>s lignes entremêlées <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te vaste partie d’échecs qu’est<br />

l’existence ne mène qu’à la mécanique totalitaire <strong>de</strong> la machine, qu’à ce que<br />

Deleuze nomme « la machine <strong>de</strong> guerre », liée au jeu d’échecs : «Les échecs<br />

sont bien une guerre, mais une guerre institutionnalisée, réglée, codée, avec un<br />

front, <strong>de</strong>s arrières, <strong>de</strong>s batailles 389 . »<br />

L’incursion dans la créativité <strong>de</strong> la vie n’est qu’une escapa<strong>de</strong>, qui paraît<br />

dérisoire <strong>et</strong> futile par sa gratuité même, comme un jeu qui n’aurait <strong>de</strong> finalité que<br />

lui-même. Ce r<strong>et</strong>our inéluctable établit une structure circulaire, où l’incursion<br />

dans la différence aboutit à la répétition du même. L’art, l’écriture –« Skrifter »-<br />

n’est t-elle pas répétition, comme le formule Deleuze dans Différence <strong>et</strong><br />

répétition? Il y souligne la notion <strong>de</strong> simulacre <strong>de</strong> toutes les répétitions qui<br />

s’inscrit dans l’art, <strong>et</strong> qu’il oppose à l’imitation : « L’art n’imite pas, mais c’est<br />

d’abord parce qu’il répète, <strong>et</strong> répète toutes les répétitions, <strong>de</strong> par une puissance<br />

387 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 379.<br />

388 I<strong>de</strong>m, p. 379.<br />

389 Deleuze, Gilles <strong>et</strong> Guattari, Félix, Mille Plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 436<br />

155


intérieure (l’imitation est une copie, mais l’art est simulacre, il renverse les<br />

copies en simulacre) 390 . »<br />

C<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> simulacre est au cœur <strong>de</strong> l’esthétique post-mo<strong>de</strong>rne que Deleuze<br />

distingue clairement <strong>de</strong> l’imitation ; l’art n’est pas la mimésis, mais produit un<br />

eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> réalité engendrée par le simulacre. L’imitation est liée à la modalité <strong>de</strong> la<br />

nécessité, alors que le simulacre est liée à celle du possible, à celle <strong>de</strong> la fiction.<br />

Dans c<strong>et</strong>te optique post-mo<strong>de</strong>rne, l’acte d’imitation n’est qu’un faux semblant :<br />

il ne s’agit pas tant <strong>de</strong> reproduire un modèle que d’affirmer l’existence <strong>de</strong> la<br />

copie comme mon<strong>de</strong> fictionnel, comme mon<strong>de</strong> possible. Le modèle n’est que<br />

pré-texte, qui s’efface dans l’acte <strong>de</strong> création.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la stratégie narrative est fondée sur la répétition,<br />

mais chaque élément du puzzle-immeuble apparaît dans sa différence, dans sa<br />

trajectoire particulière qui mène inéluctablement au r<strong>et</strong>our dans l’immeuble.<br />

D’autres exemples illustrent le r<strong>et</strong>our fatidique dans la case initiale <strong>de</strong><br />

l’appartement. C<strong>et</strong>te exploration hors d’une case <strong>de</strong> l’immeuble peut être <strong>de</strong> plus<br />

longue durée. Ce schéma est illustré par l’histoire d’Henri Fresnel, cuisinier<br />

silencieux qui vient s’installer dans l’immeuble, quitte femme <strong>et</strong> enfant du jour<br />

au len<strong>de</strong>main pour <strong>de</strong>venir acteur <strong>et</strong> part sillonner les routes <strong>de</strong> France,<br />

d’Espagne <strong>et</strong> d’Afrique pour <strong>de</strong>venir cuisinier aux Etats-Unis, où il fon<strong>de</strong> son<br />

école. A son nomadisme s’oppose la sé<strong>de</strong>ntarité absolue <strong>de</strong> sa femme, qui n’a<br />

pas quitté l’immeuble quarante ans après : « Il fut surpris sans doute d’apprendre<br />

que sa femme vivait toujours dans la p<strong>et</strong>ite chambre <strong>de</strong> la rue Simon-<br />

Crubellier 391 . » Pour finir, abandonnant l’appartement, elle cè<strong>de</strong> la place à un<br />

homme : « il est sur son lit, entièrement nu, à plat ventre, au milieu <strong>de</strong> cinq<br />

poupées gonflables, couché <strong>de</strong> tout son long sur l’une d’entre elles, en enserrant<br />

<strong>de</strong>ux autres dans ses bras, semblant éprouver sur ces simulacres instables un<br />

orgasme hors pair 392 ».<br />

Dans c<strong>et</strong>te vision tragique <strong>et</strong> grotesque, c’est <strong>de</strong> nouveau l’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> la mécanique<br />

qui semblent triompher <strong>de</strong> l’homme : la vie trépidante <strong>et</strong> libre <strong>de</strong> l’acteur errant<br />

390 Deleuze, Gilles, Différence <strong>et</strong> répétition, Paris : P.U.F., 1968, p. 375.<br />

391 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p.317.<br />

392 I<strong>de</strong>m, p. 318.<br />

156


ne change rien à la <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> l’immeuble vouée au déterminisme<br />

<strong>de</strong> la machine. Le schéma reste invariable : départ d’une pièce cloisonnée à<br />

l’intérieur <strong>de</strong> l’immeuble, exploration d’univers spatio-temporels divers <strong>et</strong> r<strong>et</strong>our<br />

à la pièce initiale, éventuellement occupée par un nouveau personnage.<br />

Dans De l’Autre côté du miroir, à la fin <strong>de</strong> son périple sur l’échiquier, Alice<br />

réintègre le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité dont elle s’était extirpée. Ce schéma est le même<br />

que celui d’Alice au Pays <strong>de</strong>s merveilles : Alice revient du mon<strong>de</strong> où elle a<br />

plongé qui, semble-t-il, aurait correspondu à un rêve qu’elle aurait fait, à un<br />

mon<strong>de</strong> possible conçu dans l’inconscient <strong>de</strong> la p<strong>et</strong>ite fille. De manière similaire<br />

au fonctionnement du rêve, les éléments <strong>de</strong> la réalité semblent s’être travestis en<br />

variante, tout comme Alice <strong>de</strong>venue p<strong>et</strong>ite fille pion, puis reine, ce qu’illustre sa<br />

remarque : « Ta rouge Majesté ne <strong>de</strong>vrait pas ronronner si fort […] Et tu es<br />

restée avec moi tout le temps, Kitty…d’un bout à l’autre du mon<strong>de</strong> du<br />

Miroir 393 . »<br />

A chaque personnage onirique correspondrait un être réel, ce qui n’est pas sans<br />

lien avec la définition que Lubomir Dolezel donne du « counterpart » 394 : la reine<br />

rouge serait une variante possible du personnage la min<strong>et</strong>te noire dans ce mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> métamorphose du rêve. Dans le sens métaphorique, au-<strong>de</strong>là du miroir, les<br />

unités initiales, physiques ou linguistiques, se métamorphosent. Le jeu <strong>de</strong> ses<br />

métamorphoses finit par m<strong>et</strong>tre en danger la stabilité <strong>et</strong> l’unité ontologique du<br />

mon<strong>de</strong> initial.<br />

393 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p.242 : “ Your<br />

red Majesty shouldn’t purr so loud […] And you’ve been all along with me, Kitty-all through the<br />

Looking-glass world” (Trad. p. 243).<br />

394 Doležel, Lubomir, H<strong>et</strong>erocosm<strong>et</strong>ica : Fiction and Possible Worlds, op. cit., p. 279 :<br />

« Counterpart. An entity of a possible world that is cross-world i<strong>de</strong>ntical with an entity in<br />

another possible world. » (« Double. Entité d’un mon<strong>de</strong> possible qui est la transposition<br />

i<strong>de</strong>ntique d’une entité dans un autre mon<strong>de</strong> possible » (Ma traduction).<br />

157


C. Métaphore, Métamorphose<br />

La métaphore opère, comme son nom l’indique – « déplacement » en grec - un<br />

transfert sémantique, un écart avec l’usage courant du langage. C<strong>et</strong>te figure <strong>de</strong><br />

style consiste en la substitution d’une terme métaphorique présent à un terme<br />

pris au sens courant qui est dès lors absent. La métaphore est une déviation <strong>de</strong> la<br />

dénomination. C<strong>et</strong>te définition <strong>de</strong> base a été affinée par Paul Ricœur. Sa<br />

réflexion sur la métaphore resserre l’analogie entre la métaphore <strong>et</strong> le jeu<br />

d’échecs, déjà considérable, l’un comme l’autre effectuant un déplacement<br />

sémantique : Ricœur montre que la métaphore m<strong>et</strong> en relation plusieurs<br />

éléments, leur attribuant un nouveau sens d’ensemble.<br />

Au lieu <strong>de</strong> substituer à l’expression métaphorique , avec la rhétorique classique, une<br />

signification littérale, restituée par la périphrase, nous lui substituons, avec Max Black <strong>et</strong><br />

Beardsley, le système <strong>de</strong>s connotations <strong>et</strong> <strong>de</strong>s lieux communs ; je préfère dire que<br />

l’essentiel <strong>de</strong> l’attribution métaphorique consiste dans la construction du réseau<br />

d’interactions qui fait <strong>de</strong> tel contexte un contexte actuel <strong>et</strong> unique. La métaphore est un<br />

événement sémantique qui se produit au point d’intersection entre plusieurs champs<br />

sémantiques. C<strong>et</strong>te construction est le moyen par lequel tous les mots pris ensemble<br />

reçoivent sens. Alors, <strong>et</strong> alors seulement, la torsion métaphorique est à la fois un<br />

événement <strong>et</strong> une signification, un événement signifiant, une signification émergente crée<br />

par le langage 395.<br />

La métaphore crée un nouveau plan <strong>de</strong> référence, qui instaure un réseau <strong>de</strong><br />

significations inédit formant un ensemble cohérent. La délimitation <strong>de</strong>s<br />

frontières établies par les signifiants <strong>de</strong>vient plus floue : l’emploi métaphorique<br />

crée un jeu polysémique qui rend possible différentes interprétations <strong>possibles</strong>,<br />

un jeu entre locuteurs <strong>et</strong> auditeurs, entre auteurs <strong>et</strong> lecteurs. La métaphore<br />

engendre <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités plurielles, métamorphosant l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> départ en<br />

éléments morcelés <strong>et</strong> épars. La notion <strong>de</strong> ressemblance est au cœur <strong>de</strong> ce jeu <strong>de</strong><br />

395 Ricœur, Paul, La Métaphore vive, Paris : Seuil, 1975, p. 127.<br />

158


transpositions <strong>et</strong> <strong>de</strong> substitutions d’une même unité <strong>de</strong> départ, comme le souligne<br />

Paul Ricœur.<br />

La métaphore est, par excellence, le trope par ressemblance. Ce pacte avec la<br />

ressemblance ne constitue pas un trait isolé. […] C’est en eff<strong>et</strong> d’abord entre les idées<br />

dont les mots sont les noms que la ressemblance opère. Ensuite, dans le modèle, le<br />

thème <strong>de</strong> la ressemblance est fortement solidaire <strong>de</strong> ceux <strong>de</strong> l’emprunt, <strong>de</strong> l’écart, <strong>de</strong> la<br />

substitution, <strong>de</strong> la paraphrase exhaustive 396.<br />

La notion <strong>de</strong> ressemblance apparaît dans De l’Autre côté du miroir comme Feu<br />

pâle qui créent <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> fondés sur la symétrie <strong>et</strong> le parallélisme ; ces œuvres<br />

jouent sur l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> miroir : c<strong>et</strong>te configuration évoque la disposition <strong>de</strong>s pièces<br />

au jeu d’échecs. Tout comme la structure labyrinthique, le miroir est une <strong>de</strong>s<br />

métaphores intrinsèquement associée au jeu d’échecs, qui renvoie à la notion<br />

même <strong>de</strong> jeu entre le même <strong>et</strong> l’autre, entre la répétition <strong>et</strong> la différence.<br />

L’image du miroir relie les <strong>de</strong>ux concepts <strong>de</strong> métaphore <strong>et</strong> <strong>de</strong> métamorphose.<br />

L’i<strong>de</strong>ntité est transposée, tout en changeant <strong>de</strong> forme.<br />

Les <strong>de</strong>ux romans, celui <strong>de</strong> Lewis Carroll comme celui <strong>de</strong> Nabokov, évoquent le<br />

passage d’un mon<strong>de</strong> initial à un autre, d’un point <strong>de</strong> vue géographique <strong>et</strong><br />

linguistique : celui d’Alice au-<strong>de</strong>là du miroir, <strong>et</strong> celui du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> orienté<br />

vers la Zembla par l’interprétation <strong>de</strong> Kinbote. Dans les <strong>de</strong>ux cas, le fait <strong>de</strong><br />

départ est « déréalisé » <strong>et</strong> développé par une variante possible. C<strong>et</strong>te<br />

construction s’élabore à partir du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ qu’elle métamorphose.<br />

La métaphore opère un glissement sémantique ; en entrant dans le mon<strong>de</strong><br />

polysémique du miroir par le jeu d’échecs, Alice passe du mon<strong>de</strong> univoque du<br />

sens littérale au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’expression poétique <strong>et</strong> métaphorique. L’espace « au-<br />

<strong>de</strong>là du miroir » est une structure parallèle, où les éléments <strong>de</strong> départ sont<br />

métamorphosés. C<strong>et</strong>te transposition rappelle le déplacement qu’opère la<br />

métaphore.<br />

396 Ricœur, Paul, La Métaphore vive, op. cit., pp. 221-222.<br />

159


Dans Feu pâle, le processus est plus complexe ; d’une part, Kinbote récupère le<br />

sens métaphorique du poème dans une lecture littérale <strong>et</strong> égocentrique. D’autre<br />

part, Kinbote est obnubilé par les ressemblances, à partir <strong>de</strong>squelles ils trace ses<br />

lignes propres <strong>et</strong> ses interprétations : les mots sont extraits <strong>de</strong> leur contexte<br />

initial pour prendre un sens nouveau dans une autre « terre », celle <strong>de</strong> la Zembla.<br />

Ainsi le travail <strong>de</strong> Kinbote fonctionne comme un réseau <strong>de</strong> métaphores, où les<br />

ressemblances se font écho. La lecture métaphorique est une tension entre la<br />

ressemblance <strong>et</strong> la différence, les éléments <strong>de</strong> départ se métamorphosant<br />

sémantiquement par le transfert : Kinbote effectue un travail semblable à celui<br />

<strong>de</strong> la métaphore.<br />

Dans ce processus, la réalité <strong>de</strong> départ est une référence sans être une contrainte.<br />

Kinbote invente un sens nouveau, comme toute métaphore inédite le fait, ce qui<br />

rappelle les commentaires <strong>de</strong> Paul Ricœur : « Si bien « métaphoriser, c’est voir<br />

la maîtrise <strong>de</strong>s ressemblances, alors nous ne saurions sans elle saisir aucune<br />

relation inédite entre les choses 397 . »<br />

Dans De l’Autre côté du miroir, Alice part « sur la voie qui conduit du sens<br />

univoque au sens plurivoque 398 ». Selon Jean-Jacques Lecercle, le langage<br />

métaphorique, au même titre que les mots-valises <strong>et</strong> les plaisanteries sur la<br />

langue, constitue une <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> la polysémie linguistique. La métaphore<br />

établit <strong>de</strong>s équivalences entre <strong>de</strong>s éléments disjoints, introduisant ainsi la<br />

pluralité <strong>de</strong>s sens. Dans Sémiotique <strong>et</strong> philosophie du langage, Umberto Eco<br />

note que la métaphore peut être définie comme un dysfonctionnement <strong>de</strong> la<br />

machine conventionnelle linguistique, qui libère une certaine créativité. Une<br />

autre manière d’envisager la question, souligne-t-il, serait <strong>de</strong> considérer qu’à<br />

l’origine, la langue est métaphorique, <strong>et</strong> que les règles qui la régissent viennent<br />

ruiner c<strong>et</strong>te créativité originelle 399 . Les tribulations d’Alice, soumises à un<br />

simulacre <strong>de</strong> règles échiquéennes, incarnent l’autonomie du langage qui échappe<br />

à la rigidité <strong>de</strong> son cadre conventionnel.<br />

397 Ricœur, Paul, La Métaphore vive, op. cit., p. 104.<br />

398 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 144.<br />

399 Eco, Umberto, Sémiotique <strong>et</strong> philosophie du langage, traduit par M.Bouhazer. Paris : P.U.F.<br />

1988, p. 140.<br />

160


A travers ces <strong>de</strong>ux conceptions, apparaît l’opposition entre un langage<br />

conventionnel <strong>et</strong> rigi<strong>de</strong> <strong>et</strong> un langage créatif dont la métaphore 400 fait partie<br />

intégrante. La métaphore perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> faire émerger « le semblable par-<strong>de</strong>là le<br />

divorce 401 ». Elle fait partie <strong>de</strong> ce que Jean-Jacques Lecercle appelle le reste, ce<br />

langage créatif <strong>et</strong> rebelle qui se rebiffe contre les conventions <strong>et</strong> qu’explore<br />

Alice pendant la traversée <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong> possible, qu’elle aurait imaginé ou rêvé<br />

comme le suggère le titre du <strong>de</strong>rnier chapitre : « Qui a rêvé cela ? 402 ».<br />

La traduction française ne rend pas compte du sens exact <strong>de</strong> la formulation<br />

anglaise « which », qui marque une alternative. S’agit-il du rêve d’Alice ou est-<br />

ce une allusion au roi rouge qui, endormi, rêve d’Alice, selon les dires <strong>de</strong>s<br />

jumeaux Tweedle<strong>de</strong>e <strong>et</strong> Tweedledum : « Vous n’êtes qu’une espèce d’obj<strong>et</strong><br />

figurant dans son rêve ! Si le roi venait à se réveiller, ajouta Tweedledum, vous<br />

400 Si l’on s’en tient à une théorie <strong>de</strong> la métaphore comme substitution, il faudra adm<strong>et</strong>tre que la<br />

teneur (tenor) est appréhendée par un véhicule (vehicule) qui a pour fonction <strong>de</strong> se substituer à<br />

lui. Nous employons la dénomination proposée par I.A. Richards (terminologie citée par<br />

P.Ricoeur,La Métaphore vive, Paris : Seuil, 1975, p. 105).<br />

401 Ricœur , Paul, La Métaphore vive, op. cit., p. 249. Le métaphore est le lieu d’une crise entre<br />

i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> différence, qui crée <strong>de</strong>s tensions qui apparaissent souvent dans De l’Autre côté du<br />

miroir. Suzanne Fraysse ( « Lire <strong>et</strong> délire : Pale Fire » dans Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans<br />

l’œuvre <strong>de</strong> Vladimir Nabokov, op. cit., p. 253) fait référence à l’œuvre <strong>de</strong> Paul Ricœur en<br />

relation avec Feu pâle : « Ricoeur qui définit sobrement, mais utilement, la métaphore comme<br />

mise en jeu d’une ressemblance <strong>et</strong> d’une différence nous encourage à voir dans le commentaire<br />

l’expression métaphorique <strong>de</strong>s thèmes développés par Sha<strong>de</strong> dans le poème : les ressemblances<br />

du roman constituent le fon<strong>de</strong>ment du jeu métaphorique <strong>de</strong> Pale Fire. Ricoeur, citant Aristote,<br />

souligne le fait que la métaphore « fait image » : le commentaire serait alors la version en<br />

couleur du <strong>de</strong>ssin grisé du poème. C<strong>et</strong>te remarque souligne un aspect <strong>de</strong> la relation du poème <strong>et</strong><br />

du commentaire. A notre sens, Kinbote, au contraire, localise <strong>et</strong> donne un sens littéral aux<br />

métaphores du texte. Maurice Couturier exprime c<strong>et</strong>te complexité insoluble <strong>de</strong> la relation entre le<br />

poème <strong>et</strong> son commentaire dans Nabokov ou la tyrannie <strong>de</strong> l’auteur. Paris : Seuil, 1993, p. 225 :<br />

« Dans Feu Pâle, les référents n’existent pas en tant que tels, ce sont <strong>de</strong>s images qui se font écho,<br />

du poème au commentaire, du commentaire au poème, comme dans les jeux <strong>de</strong> miroirs évoqués<br />

plus haut, sans qu’il soit possible <strong>de</strong> dire où se trouve le modèle <strong>et</strong> où le refl<strong>et</strong> ».<br />

402 Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir, Through the Looking-Glass, op. cit., p. 242 : “<br />

Which dreamed it?”. (Trad. p. 243).<br />

161


vous trouveriez soufflée – pfutt - tout comme une chan<strong>de</strong>lle » 403 . Alice est-elle le<br />

suj<strong>et</strong> rêvant ou l’obj<strong>et</strong> rêvé 404 ? Une autre interprétation serait possible : ce<br />

« which » se référerait au reste, à la langue créative qui sabor<strong>de</strong> les règles <strong>et</strong> les<br />

conventions en une jubilation libératrice <strong>et</strong> dionysiaque : le voyage d’Alice à<br />

travers l’échiquier serait le « rêve » du langage jouant sur ses propres structures.<br />

Aucune réponse intangible <strong>et</strong> stable n’est offerte au lecteur sur un plateau<br />

d’argent ; à lui d’élaborer ses propres déductions, <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en œuvre sa propre<br />

stratégie <strong>de</strong> lecture <strong>et</strong> sa créativité dans c<strong>et</strong>te partie d’échecs qu’il joue avec<br />

l’œuvre.<br />

C<strong>et</strong>te polysémie, c<strong>et</strong>te ouverture d’interprétation fait partie intégrante du langage<br />

métaphorique inscrit dans Feu pâle. Le fait <strong>de</strong> départ, le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, subit<br />

une métamorphose. Kinbote ne passe pas d’une production univoque à une<br />

interprétation équivoque. du poème. Au contraire, il déplace un sens<br />

métaphorique <strong>et</strong> ouvert vers une interprétation univoque, mais non moins<br />

créative, où le poème ne serait qu’un prétexte. Ce processus équivaut à un<br />

brouillage entre l’être <strong>et</strong> le <strong>de</strong>venir Cependant, la folie <strong>de</strong> Kinbote peut parfois<br />

s’interpréter comme un déplacement métaphorique du sens premier du poème,<br />

car elle lui fait subir un glissement <strong>de</strong> sens. C<strong>et</strong>te ambiguïté a été résumée par<br />

Suzanne Fraysse :<br />

Le délire <strong>de</strong>s personnages fous fonctionne souvent dans les romans <strong>de</strong> Nabokov à la<br />

façon d’une métaphore. […] Le même jeu se laisse lire dans Pale Fire, mais il <strong>de</strong>vient ici<br />

diaboliquement complexe, jusqu’à ce que le lecteur ne sache même plus très bien où<br />

situer le plan <strong>de</strong> référence littéral, <strong>et</strong> le plan <strong>de</strong> référence métaphorique du texte. Le délire<br />

<strong>de</strong> Kinbote peut se lire comme l’expression métaphorique <strong>de</strong> certains thèmes <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>,<br />

403 Carroll, Lewis, op.cit , p. 118 : “You’re a sort of thing in his dream ! “If that there king was to<br />

wake”, ad<strong>de</strong>d Tweedledum, “you’d go out-bang-just like a candle”. (Trad. p. 119).<br />

404 Ce thème est repris dans L’Echiquier <strong>de</strong>vant le miroir <strong>de</strong> Massimo Bontempelli. Un p<strong>et</strong>it<br />

garçon traverse le miroir <strong>et</strong> y rencontre <strong>de</strong>s personnages du jeu d’échecs : il apprend que ce<br />

mon<strong>de</strong> a plus <strong>de</strong> réalité <strong>et</strong> que le mon<strong>de</strong> réel, dont il est issu, est une illusion.<br />

162


tandis que dans le même temps, Kinbote prend au pied <strong>de</strong> la l<strong>et</strong>tre, littéralement, les<br />

métaphores <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> 405.<br />

Nabokov exploite c<strong>et</strong>te dynamique, c<strong>et</strong> échange actif entre sens métaphorique <strong>et</strong><br />

sens littéral, qui s’effectue dans le déplacement du poème vers la Zembla, ce qui<br />

démontre que la création est fondée sur c<strong>et</strong>te interaction : Feu pâle n’existe, à la<br />

manière d’une partie d’échecs, que grâce aux <strong>de</strong>ux stratégies <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Kinbote. Dans Feu pâle comme dans De l’Autre côté du miroir, se construisent<br />

<strong>de</strong>s « proto<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> », qui sont les versions <strong>possibles</strong> d’un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ : la<br />

fiction <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> dans un cas, <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> référentiel d’où part Alice dans le<br />

roman <strong>de</strong> Lewis Carroll.<br />

Dans le mon<strong>de</strong> du rêve, parallèle au mon<strong>de</strong> empirique dont s’exile Alice, elle<br />

fait l’expérience <strong>de</strong> la précarité <strong>de</strong> sa situation ; elle a pour i<strong>de</strong>ntité échiquéenne<br />

d’être un pion qui peut être « soufflé » comme une bougie par le roi rouge dont<br />

elle est l’obj<strong>et</strong>. C<strong>et</strong>te métamorphose constitue une inversion subversive : dans la<br />

réalité, c’est bien Alice qui manipule les pièces sur son échiquier. Transformée<br />

en pion rêvé par le roi rouge dans le protomon<strong>de</strong> du miroir, elle n’est plus qu’un<br />

refl<strong>et</strong> fragile <strong>de</strong> son image réelle, une pièce soumise à la stratégie du roi. Dans le<br />

jeu mouvant mis en œuvre dans Alice, le corps <strong>et</strong> le langage subissent <strong>de</strong><br />

multiples métamorphoses <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tent en valeur, par c<strong>et</strong>te double flexibilité, la<br />

solidarité entre l’évolution du corps dans l’espace <strong>et</strong> le langage.<br />

C<strong>et</strong>te remarque n’est pas sans rappeler les métamorphoses du corps d’Alice dans<br />

Alice au Pays <strong>de</strong>s merveilles. C<strong>et</strong>te question est commentée par Gilles Deleuze<br />

dans Logique du sens, op. cit., pp. 112-13 : « L’œuvre <strong>de</strong> Lewis Carroll, on peut<br />

toujours en faire un conte schizophrénique. D’anglais psychanalystes impru<strong>de</strong>nts<br />

le firent : le corps-téléscope d’Alice, ses emboîtements <strong>et</strong> <strong>de</strong> déboîtements, ses<br />

obsessions alimentaires manifestes, <strong>et</strong> excrémentielles latentes ; les morceaux<br />

qui désignent aussi bien <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> nourriture, que <strong>de</strong>s « morceaux<br />

choisis », les collages <strong>et</strong> étiqu<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> mots alimentaires prompts à se<br />

405 Fraysse, Suzanne, « Lire <strong>et</strong> délire : Pale Fire » dans Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

Vladimir Nabokov, op. cit., p. 204.<br />

163


décomposer ; les pertes d’i<strong>de</strong>ntité, les poissons <strong>et</strong> la mer… 406 ». Ce caractère<br />

indissociable <strong>de</strong> la spatialité <strong>et</strong> <strong>de</strong>s mots apparaît dans les <strong>de</strong>ux acceptions du<br />

mot « sens », direction dans l’espace <strong>et</strong> signification, comme dans la remarque<br />

que fait Humpty Dumpty au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> son i<strong>de</strong>ntité : « Mon nom, à moi, signifie<br />

c<strong>et</strong>te forme qui est la mienne 407 ».<br />

La notion même <strong>de</strong> double rem<strong>et</strong> en question l’intégrité <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> l’unicité<br />

d’un moi cohérent. Le nom <strong>de</strong> ce personnage, avec le redoublement <strong>de</strong><br />

consonnes <strong>et</strong> <strong>de</strong> voyelles, fonctionne comme une entité dédoublée. Le<br />

personnage souligne la similitu<strong>de</strong> parfaite entre la forme <strong>et</strong> le sens : il n’y a pas<br />

d’arbitraire du signe dans ce mon<strong>de</strong> possible. Le nom est motivé par la forme. Le<br />

langage métaphorique, partie intégrante du reste, ne sépare pas le signifié du<br />

signifiant. L’entité <strong>de</strong> Humpty Dumpty n’est pas une <strong>et</strong> indivisible, comme son<br />

nom le démontre. Il est la représentation même du mot-valise, dont il fait la<br />

présentation à son interlocutrice : « C’est une valise, voyez-vous. Il y a <strong>de</strong>ux<br />

significations contenues en un seul mot 408 ».<br />

Les mots se métamorphosent en entités constituées <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux mots, tels « slithy »,<br />

(« slictueux »), forgé à partir <strong>de</strong> « lithe » (« agile, souple ») <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

« slimy »(« vaseux »). Ces mots sont <strong>de</strong> nature double. La gémellité parcourt le<br />

texte, dans les <strong>de</strong>ux sens, à la manière du jeu d’échecs. Les <strong>de</strong>ux versants <strong>de</strong><br />

l’échiquier se font face, se reflètent l’un dans l’autre : les éléments du mon<strong>de</strong><br />

que quitte Alice, le réel, ont leurs équivalents <strong>de</strong> l’autre côté du miroir. La<br />

min<strong>et</strong>te noire <strong>de</strong>vient la reine rouge, image que l’on r<strong>et</strong>rouve peut-être avec le<br />

feu qui se consume dans la cheminée du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ. La min<strong>et</strong>te blanche a<br />

pour équivalent la reine blanche dans l’autre versant du mon<strong>de</strong> imaginaire. Une<br />

autre gémellité, non parallèle mais symétrique, s’organise dans le mon<strong>de</strong> du<br />

406 C<strong>et</strong>te remarque n’est pas sans rappeler les métamorphoses du corps d’Alice dans Alice au<br />

Pays <strong>de</strong>s merveilles. C<strong>et</strong>te question est commentée par Gilles Deleuze dans Logique du sens, op.<br />

cit., pp. 112-13.<br />

407 Carroll , Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 150 “My<br />

name means the shape I am”. (Trad. p. 151).<br />

408 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 160 : “You<br />

see It’s like a portmanteau - there are two meanings packed up in one word” (p. 161).<br />

164


miroir, à la manière du jeu d’échecs où chaque joueur a <strong>de</strong>s pièces en double,<br />

tels les fous, les cavaliers <strong>et</strong> les tours : les couples inséparables que rencontre<br />

Alice, tels Tweedle<strong>de</strong>e <strong>et</strong> Tweedledum, dont seules les <strong>de</strong>ux <strong>de</strong>rnières l<strong>et</strong>tres<br />

différent.<br />

Métamorphose <strong>et</strong> métaphore sont indissociables dans l’univers du roman : la<br />

métaphore perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> faire coexister <strong>de</strong>ux sens à la fois, <strong>de</strong>ux formes, en jouant<br />

sur le passage d’une image à l’autre. La métaphore perm<strong>et</strong> un jeu sur le langage<br />

qui n’est pas acquis <strong>et</strong> définitif, mais qui se construit au fil <strong>de</strong>s associations, <strong>de</strong> la<br />

même manière que la partie d’échecs crée son propre sens au fil <strong>de</strong>s<br />

mouvements.<br />

Dans Feu pâle, les déplacements se multiplient sur le vaste échiquier imaginaire<br />

<strong>de</strong> Kinbote où s’engrangent les jeux <strong>de</strong> doubles. Le pays <strong>de</strong> cristal du douzième<br />

vers du poème se transmute en Zembla par l’interprétation obsessionnelle <strong>de</strong><br />

Kinbote. La métaphore poétique est transposée dans une signification unilatérale<br />

<strong>et</strong> exclusive, où Kinbote règne en maître absolu : elle se dédouble en roi au cours<br />

<strong>de</strong> la partie, puisqu’il prétend être Charles II. Le délire <strong>de</strong> Kinbote le fait<br />

basculer vers une perception altérée du poème. Tel un joueur d’échecs qui<br />

prolonge l’espace <strong>de</strong> ce qu’il perçoit vers un espace virtuel d’un développement<br />

possible, Kinbote se persua<strong>de</strong> d’une extension du poème.<br />

Sur le brouillon décousu <strong>et</strong> à moitié effacé que je ne suis pas tout à fait certain d’avoir<br />

déchiffré correctement, suivent les vers :<br />

Ah, je ne dois pas oublier <strong>de</strong> dire quelque chose<br />

Que mon ami m’a raconté à propos d’un certain roi 409 .<br />

Le terme anglais « disjointed » m<strong>et</strong> en avant la notion <strong>de</strong> décomposition mise à<br />

l’œuvre dans l’interprétation <strong>de</strong> Kinbote qui, isolant les éléments du poème, peut<br />

d’autant plus facilement rassembler « les pièces » selon sa propre créativité. « Le<br />

409 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op.cit, p. 62 : “ After this, in the disjointed, half-obliterated<br />

draft which I am not sure I have <strong>de</strong>ciphered properly:<br />

Ah, I must not forg<strong>et</strong> to say som<strong>et</strong>hing<br />

That my friend told me of a certain king.” (Feu pâle, op. cit., pp. 102-103).<br />

165


pays <strong>de</strong> cristal », qui renvoie plus généralement à la neige, se métamorphose en<br />

Zembla par une projection où la mauvaise foi <strong>de</strong> Kinbote transparaît sous la<br />

plume ironique <strong>de</strong> l’instance narrative. L’auteur Sha<strong>de</strong> aurait mentionné les<br />

paroles <strong>de</strong> Kinbote : c<strong>et</strong>te modalité du possible, qui semble <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong><br />

l’impossible par l’ironique euphémisme (« que je ne suis pas du tout certain »)<br />

<strong>de</strong>vient une quasi certitu<strong>de</strong> sous la plume <strong>de</strong> Kinbote. Son mon<strong>de</strong> possible est la<br />

projection même <strong>de</strong> son désir, qui métamorphose l’espace même du poème.<br />

L’exploration <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> que Kinbote présente au lecteur se construit<br />

selon <strong>de</strong>s parcours balisés <strong>de</strong> manière rigi<strong>de</strong>, reposant sur le choix imposé <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />

interprète qui va jusqu’à trahir les mots d’origine.<br />

C<strong>et</strong>te incursion dans un univers délirant rappelle le commentaire <strong>de</strong> Maxim D.<br />

Shrayer 410 au suj<strong>et</strong> d’une nouvelle <strong>de</strong> Nabokov où le suj<strong>et</strong> transfigure le<br />

représentation picturale « Венецанка» (« la Vénitienne ») : « Pendant l’acte <strong>de</strong><br />

lecture, le lecteur, qui suit l’exploration du fou Simpson, fait ainsi l’expérience<br />

d’un simulacre textuel <strong>de</strong> l’espace pictural que Simpson transgresse dans<br />

l’histoire 411 . » C<strong>et</strong>te remarque s’accompagne dans c<strong>et</strong> article d’une référence<br />

plus générale sur l’exploration spatiale chez Nabokov : « On <strong>de</strong>vrait accor<strong>de</strong>r<br />

une plus gran<strong>de</strong> attention à l’importance que Nabokov accor<strong>de</strong> au problème <strong>de</strong><br />

l’incursion dans un espace dont les paramètres diffèrent totalement avec l’espace<br />

habituel entourant le personnage 412 ».<br />

Le passage « <strong>de</strong> l’autre côté du miroir » apparaît comme l’exploration d’un<br />

espace d’une totale altérité. La logique y est totalement inversée par rapport au<br />

mon<strong>de</strong> habituel, comme la conversation que tient Alice avec les reines rouge <strong>et</strong><br />

blanche tend à le démontrer.<br />

410 Maxim D. Shrayer fait partie <strong>de</strong> la société nabokovienne Zembla.<br />

411 Shrayer, Maxim, “A Dozen Notes to Nabokov’s Short Stories” in The Nabokovian, n°40,<br />

1998, pp. 42-63 : « During the act of reading, the rea<strong>de</strong>r who follows Simpson in his lunatic<br />

exploration thus experiences a textual simulacrum of the pictorial space which Simpson<br />

transgresses in the story » (Ma traduction en français).<br />

166


Savez-vous faire une Division ? Divisez un pain par un couteau, qu’obtenez-vous ?…<br />

Qu’obtenez-vous ? » « Je suppose, commençait <strong>de</strong> dire Alice, mais la reine rouge<br />

répondit pour elle : « Des tartines <strong>de</strong> beurre, bien entendu. Essayez <strong>de</strong> faire une autre<br />

Soustraction : Prenez un chien, ôtez lui un os. Que reste-t-il ? […] « Vous vous trompez,<br />

comme d’habitu<strong>de</strong>, dit la Reine Rouge ; il restera la patience du chien 413. »<br />

L’illogisme apparent <strong>de</strong>s prépositions traduit le déplacement vers une autre<br />

réalité où la notion <strong>de</strong> vérité ne revêt plus la même importance. La référence au<br />

mon<strong>de</strong> réel n’est plus un dogme intangible. Cependant, si le rapport au mon<strong>de</strong><br />

réel se trouve modifié, rien n’indique non plus que les propositions avancées<br />

soient fausses. Dans le mon<strong>de</strong> fictionnel, le rapport à la notion <strong>de</strong> vérité n’est<br />

plus le même. Les mots qui se rebellent contre les règles contredisent également<br />

le verdict <strong>de</strong> la réalité, le rapport au vrai. Comme le note Jean-Jacques Lecercle,<br />

le passage du littéral, représenté par le mon<strong>de</strong> réel, au sens métaphorique du<br />

miroir ne représente pas le passage <strong>de</strong> la vérité à la fauss<strong>et</strong>é : « « Il est temps <strong>de</strong><br />

noter que le passage du littéral au métaphorique n’implique pas <strong>de</strong> déplacement<br />

<strong>de</strong> la vérité à la fauss<strong>et</strong>é, car la vérité ou la fauss<strong>et</strong>é <strong>de</strong> toutes les propositions est<br />

au mieux contingente <strong>et</strong> au pire indécidable 414 . »<br />

Ce mon<strong>de</strong> nouveau n’est ni plus vrai ni plus faux que le mon<strong>de</strong> empirique. Ce<br />

constat rejoint les remarques <strong>de</strong>s théoriciens du mon<strong>de</strong> possible : un mon<strong>de</strong><br />

fictionnel représente l’actualisation d’un mon<strong>de</strong> possible, où la notion <strong>de</strong> vérité<br />

logique est toute relative. Elle peut s’exprimer, selon l’intentionnalité du<br />

locuteur donne le sens du discours par « une sorte <strong>de</strong> langage radical à la<br />

412 Shrayer, Maxim, op. cit., p. 45 : « One should start paying increasing attention to Nabokov’s<br />

concern with the problem of entering a space whose param<strong>et</strong>ers differ from the regular space<br />

enveloping the character . » (Ma traduction).<br />

413 Lewis, Carroll, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 216 :<br />

“Divi<strong>de</strong> a loaf by a knife – what’s the answer to that?” “I suppose-” Alice was beginning, but the<br />

Red Queen answered for her. “Bread-and-butter, of course. Try another Subtraction sum. Take a<br />

bone from a dog. What remains? “ Alice consi<strong>de</strong>red […] “Wrong, as usual”, said the Red Queen,<br />

“the dog’s temper would remain.” (Trad. p. 217).<br />

414 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 149.<br />

167


Humpty Dumpty 415 ». Le mon<strong>de</strong> dans lequel plonge Alice n’est pas celui du<br />

mensonge ; il est simplement gouverné par une logique inversée, subversive par<br />

rapport à « notre mon<strong>de</strong> possible ». Ce fonctionnement différent libère les<br />

canaux <strong>de</strong> l’inventivité, comme le fait Kinbote dans Feu pâle grâce à la poésie<br />

<strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, dont il exploite une variation possible, qui aurait pu être autre.<br />

A l’instar du joueur d’échecs, il oriente la partie vers un possible en ouvrant la<br />

lecture sur un nouvel espace inconnu du lecteur <strong>et</strong> prend appui, avec une<br />

mauvaise foi évi<strong>de</strong>nte, sur une image métaphorique <strong>de</strong> l’hiver enneigé. Fort <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te prétendue allusion, Kinbote entreprend le récit <strong>de</strong> la Zembla, qui s’ouvre<br />

avec la référence au roi qui régnait dans son pays. Ce thème du roi, qui apparaît<br />

en permanence, est un <strong>de</strong>s éléments échiquéens <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te métamorphose d’un<br />

espace en un autre qu’entreprend Kinbote.<br />

Kinbote opère, parallèlement au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Zembla qui s’ouvre au lecteur, un<br />

passage dans l’espace échiquéen par la brève évocation <strong>de</strong> la dame rivale, Mrs<br />

Sha<strong>de</strong>, qu’il m<strong>et</strong> en opposition avec son roi Charles II : « Hélas, il en aurait dit<br />

considérablement plus, si une anticaréliste au sein <strong>de</strong> sa famille n’avait contrôlé<br />

415 Lewis, David, Counterpart Theory and Quantified Modal Logics, Princ<strong>et</strong>on : Princ<strong>et</strong>on<br />

University, p. 141 “There is a kind of radical Humpty Dumpty language in which the world<br />

means whatever the user intends it to mean”. (Ma traduction : « Il existe une sorte <strong>de</strong> langage à la<br />

Humpty Dumpty radical, par lequel le mon<strong>de</strong> signifie ce que le locuteur veut bien qu’il<br />

signifie. » Ainsi l’intention du locuteur donnerait une flexibilité totale au langage qui <strong>de</strong>viendrait<br />

un pur mo<strong>de</strong> d’expression personnel <strong>et</strong> créatif au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s règles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s conventions sociales qui<br />

régissent le langage. Selon Michael J. Loux, les mo<strong>de</strong>s <strong>possibles</strong>, en tant qu’expression <strong>et</strong> suj<strong>et</strong><br />

du discours modal, sont illimités, le mon<strong>de</strong> réel n’étant qu’une actualisation possible, comme il<br />

le souligne en évoquant Leibniz. Loux, Michael J., The Possible and the Actual, Ithaca and<br />

London : Cornell U.P., 1988, p. 15 : “ Our world is not the only possible world, there are other<br />

worlds, the various possible worlds constitute the subject matter of modal discourse” (Ma<br />

traduction : « Notre mon<strong>de</strong> n’est pas le seul mon<strong>de</strong> possible, il existe d’autres <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>,<br />

les divers <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> constituent le suj<strong>et</strong> du discours modal »). C<strong>et</strong>te actualisation<br />

potentielle d’une plasticité illimitée amène certains théoriciens à conclure à la proximité<br />

ontologique du réel <strong>et</strong> du fictionnel, qui sont toutes <strong>de</strong>ux l’expression d’un possible : Alice<br />

franchit le gouffre qui les sépare avec une facilité remarquable.<br />

168


chaque ligne qu’il lui communiquait ! 416 ». Le texte anglais m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce le<br />

jeu <strong>de</strong> miroirs se déployant dans Feu pâle, où les noms se multiplient pour le<br />

même référent, Charles II en l’occurrence, dont Karl est la variante germanique ;<br />

elle apparaît dans l’expression « anti-Karliste » employé par Kinbote pour<br />

qualifier l’action <strong>de</strong> Sybil.<br />

Les jeux <strong>de</strong> doubles se déploient d’une univers à l’autre : chaque vers subit « une<br />

torsion » 417 qui perm<strong>et</strong> à Kinbote lui-même <strong>de</strong> créer un autre texte. Ce<br />

fonctionnement rappelle De l’Autre côté du miroir <strong>et</strong> son double, Alice au Pays<br />

<strong>de</strong> merveilles, où le corps d’Alice est malmené par une suite <strong>de</strong> métamorphoses<br />

qui en fait successivement une géante <strong>et</strong> une naine. Le corps, comme le langage,<br />

subissent une douloureuse « torsion », une métamorphose perm<strong>et</strong>tant au sens<br />

métaphorique <strong>de</strong> s’exercer. C<strong>et</strong>te flexibilité nouvellement acquise du corps<br />

d’Alice, symptôme du jeu sur le langage, ouvre la voie <strong>de</strong> la polysémie. Au<br />

contraire, par la « torsion » qu’il fait subir au texte <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, Kinbote manipule<br />

le texte pour l’orienter vers son sens à lui.<br />

Nabokov, qui connaissait le français <strong>de</strong>puis l’enfance, utilise dans Feu pâle<br />

toute la gamme sémantique du mot « vers ». Le mot du texte originel « line »<br />

perm<strong>et</strong> lui-même d’effectuer un jeu sémantique autours <strong>de</strong> l’idée <strong>de</strong> géométrie,<br />

la structure spatiale du poème étant ouverte à un jeu <strong>de</strong> déplacements <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

coupures <strong>de</strong> la « linéarité ». Le mot français possè<strong>de</strong> une flexibilité sémantique<br />

encore plus gran<strong>de</strong>. Le « vers », unité poétique, donne lieu à un « r<strong>et</strong>ournement »<br />

<strong>de</strong> la ligne narrative, sens qui se dégage du mot latin « versus » (d’où dérive la<br />

préposition française). Il n’est pas anodin que la couleur verte soit, en opposition<br />

avec le rouge, une <strong>de</strong> celles du quadrillage échiquéen du roman 418 . C<strong>et</strong>te<br />

métamorphose <strong>de</strong>s couleurs habituelles rappelle l’opposition blanc-rouge,<br />

couleur qui se substitue au noir dans De l’Autre côté du miroir.<br />

416 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op.cit., p. : “Alas, he would have said a great <strong>de</strong>al more if a<br />

domestic anti-Karlist had not controlled every line he communicated to her! “. ( Feu pâle, op.<br />

cit., p. 103).<br />

417 Le verbe anglais « write » , « écrire », a pour étymologie le verbe « tordre ».<br />

169


L’incursion dans l’univers <strong>de</strong> la Zembla constitue une « trans-lation » ; la lecture<br />

<strong>de</strong> Kinbote crée <strong>de</strong>s nouvelles lignes 419 , qui se substituent à celle <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>. Ce<br />

passage d’un espace à un autre grâce au processus d’interprétation est lié au<br />

problème <strong>de</strong> la traduction (translation en anglais), souvent évoquée par Christine<br />

Ragu<strong>et</strong>-Bouvart.<br />

.<br />

Le traducteur-passeur joue un rôle <strong>de</strong> médiateur. Cherchant à prendre l’empreinte <strong>de</strong><br />

l’original, il produit un obj<strong>et</strong> inerte. S’il veut insuffler la vie à sa traduction, il lui faut<br />

effectuer une transmigration 420.<br />

La traduction dans une autre langue d’un texte <strong>de</strong> départ dédouble ce texte<br />

d’origine, <strong>de</strong>venant une sorte d’extension créative, protomon<strong>de</strong>, à l’arrivée, du<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ. Elle constitue un double du texte d’origine, créé grâce à c<strong>et</strong>te<br />

« translation » dans un autre espace.<br />

Tout comme dans De l’Autre côté du miroir, les images <strong>de</strong> gémellité parcourent<br />

Feu pâle. Kinbote crée un véritable jeu <strong>de</strong> doubles <strong>et</strong> rapproche <strong>de</strong>s personnages<br />

appartenant à <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> hétérogènes, comme Sybil dont il souligne la<br />

ressemblance avec Disa, la reine déchue <strong>de</strong> la Zembla. Le titre même du poème,<br />

Feu pâle, se proj<strong>et</strong>te comme un refl<strong>et</strong> du texte <strong>de</strong> Shakespeare 421 . Le refl<strong>et</strong> est<br />

associé à la notion <strong>de</strong> vol, d’usurpation dans Timon d’Athènes. Timon d’Athènes<br />

y accuse le feu pâle <strong>de</strong> la lune d’usurper la lumière du soleil. Kinbote, peut-être<br />

418 On peut ajouter à c<strong>et</strong>te liste le verre <strong>de</strong> la glace sur lequel vient se cogner l’oiseau du premier<br />

vers. Le motif du miroir est récurrent dans le roman. Gradus travaille dans l’industrie du verre (p.<br />

182).<br />

419 « Lines » en anglais possè<strong>de</strong> la polysémie <strong>de</strong> « lignes » <strong>et</strong> <strong>de</strong> « vers ».<br />

420 Ragu<strong>et</strong>-Bouvart, Christine, Paris : Belin, 2000, p. 72. Un peu plus loin, Christine Ragu<strong>et</strong>-<br />

Bouvart parle <strong>de</strong> déterritorialisation <strong>de</strong> la langue.<br />

421 Shakespeare, William, Timon of Athens, in The Compl<strong>et</strong>e Works of William Shakespeare.<br />

London : Collins, 1959, Act VI, scene 3, p. 813 : I’ll exemple you with thievery: / The sun’s is a<br />

thief, and with his great attraction /Robs the vast sea; the moon’s an arrant thief , / And her pale<br />

fire she snatches from the sun; / The sea’s a thief…” Le feu pâle <strong>de</strong> la lune est assimilé au vol <strong>de</strong><br />

la lumière du soleil, qui lui-même est i<strong>de</strong>ntifié à un voleur. C<strong>et</strong>te référence m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce la<br />

thématique du vol, <strong>de</strong> l’appropriation du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> par Kinbote.<br />

170


comme tout traducteur ou lecteur, s’approprie le texte <strong>de</strong> départ pour le<br />

métamorphoser en sa propre création 422 .<br />

Les jeux <strong>de</strong> doubles ou <strong>de</strong> refl<strong>et</strong>s sont multiples ; Gradus le tueur se décline en<br />

multiples <strong>possibles</strong>, par un jeu <strong>de</strong> permutations <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> d’associations<br />

d’idées ; il est également Gerald Emerald, alias Reginald Emerald<br />

(« émerau<strong>de</strong> », rappel <strong>de</strong> la couleur verte). Gradus se reflète dans une image<br />

évoluant d’un vaste échiquier géant où il avance méthodiquement, « gradually »,<br />

« progressivement », quittant l’espace opposé, la Zembla, pour passer <strong>de</strong> l’autre<br />

côté <strong>de</strong> l’échiquier <strong>et</strong> abattre le roi Sha<strong>de</strong> . Comme Alice qui est promue reine à<br />

la fin du voyage, Gradus traverse l’échiquier qui m<strong>et</strong> en opposition la Zembla <strong>et</strong><br />

New Wye, dédoublant métaphoriquement la Russie <strong>et</strong> New York. Les <strong>de</strong>ux<br />

mots sont métamorphosés, <strong>de</strong>ux l<strong>et</strong>tres permutant dans le passage d’un mot à<br />

l’autre : la structure <strong>de</strong> Wye 423 rappelle les mots à l’envers du poème <strong>de</strong> l’Autre<br />

côté du miroir 424 .<br />

Image à l’envers, pièce qui en menace une autre, attaque <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pièces à la fois,<br />

jeux <strong>de</strong> doubles <strong>et</strong> doubles jeux : la partie d’échecs se développe sur l’échiquier<br />

<strong>de</strong> Feu pâle à mesure qu’elle avance dans l’esprit <strong>de</strong> son créateur, l’esprit<br />

obsessionnel <strong>et</strong> paranoïaque <strong>de</strong> Kinbote. Celui-ci est un être protéiforme, roi<br />

comme son nom l’indique, <strong>et</strong> double <strong>de</strong> Charles II roi <strong>de</strong> Zembla 425 , mais sans<br />

doute une dame – Kinbote homosexuel est en concurrence permanente avec la<br />

femme <strong>de</strong> Kinbote, elle même double <strong>de</strong> Disa, reine <strong>de</strong> Zembla - dont<br />

l’omnipotence rappelle les mouvements <strong>de</strong> la dame sur l’échiquier 426 . Gradus<br />

422 Derrière la bi-polarité Sha<strong>de</strong>-Kinbote se cache sans doute Nabokov le critique <strong>de</strong> Pouchkine<br />

ou <strong>de</strong> Gogol, ou Nabokov le traducteur (il a traduit, entre autres, Alice in Won<strong>de</strong>rland. )<br />

423 Ce mot ressemble à l’anglais « why », ce qui rappelle la nature du roman : le lecteur doit<br />

résoudre l’énigme <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> Kinbote.<br />

424 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 64-65.<br />

425 Kinbote semble être Charles II, comme le suggère leur ressemblance : vérité ou délire ?<br />

Aucune solution n’est apportée au lecteur, qui peut seulement relever les allusions à la folie <strong>de</strong><br />

Kinbote, à sa mégalomanie, <strong>et</strong> m<strong>et</strong>tre en relation Kinbote <strong>et</strong> le fou <strong>de</strong> Gogol qui se prend pour un<br />

roi.<br />

426 La dame est la pièce maîtresse, synthèse <strong>de</strong> la tour (toutes les lignes droites sont accessibles)<br />

<strong>et</strong> d’un fou ( la diagonale est possible, en autant <strong>de</strong> cases qu’elle le souhaite).<br />

171


accomplit une double attaque en tuant Sha<strong>de</strong>, puisque, selon l’interprétation <strong>de</strong><br />

Kinbote, il aurait confondu le poète avec le juge Wordsmith 427 . Le jeu d’échecs<br />

est une référence constante, qui ai<strong>de</strong> au déchiffrement au cours <strong>de</strong> ce<br />

défrichement spatial organisé par Kinbote.<br />

D Défrichement, déchiffrement<br />

Même si l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> surface lisse peut donner une apparence <strong>de</strong> régularité <strong>et</strong><br />

d’unité, l’incursion dans un espace à plusieurs dimensions est indissociable d’un<br />

dévoilement <strong>de</strong> sens : « Le sens est toujours double sens, <strong>et</strong> exclut qu’il y ait un<br />

bon sens <strong>de</strong> la relation 428 . » C<strong>et</strong> aspect <strong>de</strong> la création est intrinsèquement lié au<br />

fonctionnement du jeu d’échecs. Pour le joueur d’échecs, sens <strong>et</strong> espace forment<br />

une unité. Le joueur attribue une signification à chaque mouvement sur<br />

l’échiquier. Les formes qui s’élaborent sur l’espace échiquéen portent une<br />

logique qui est cachée : à l’adversaire d’en déchiffrer la signification.<br />

C<strong>et</strong>te notion d’énigme posée à l’adversaire apparaît <strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte dans les<br />

œuvres structurées par une trame policière, telles Le Tableau du Maître flamand<br />

<strong>et</strong> La Variante <strong>de</strong> Lüneburg. Il s’agit pour le lecteur <strong>de</strong> déchiffrer un sens caché<br />

au fur <strong>et</strong> à mesure que se déploie l’exploration <strong>de</strong> l’espace, menant le lecteur à la<br />

solution <strong>de</strong> l’énigme à la fin du roman.<br />

Dans Le Tableau du Maître flamand, le joueur d’échecs doit déchiffrer l’énigme<br />

du tableau <strong>et</strong> i<strong>de</strong>ntifier l’assassin <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s joueurs d’échecs, le chevalier<br />

d’Arras. Dans un <strong>de</strong>uxième temps, il joue contre un mystérieux assassin-joueur<br />

d’échecs qui a repris la partie <strong>et</strong> qu’il doit démasquer. La Variante <strong>de</strong> Lüneburg<br />

débute par le meurtre <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s joueurs qui est posée comme une énigme<br />

427 Allusion au poète Wordsworth, dont Sha<strong>de</strong> pourrait être le double.<br />

428 Lewis Carroll joue sur la polysémie du mot « sense », direction dans l’espace <strong>et</strong> signification.<br />

Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., 1969, p. 46.<br />

172


policière liée au jeu d’échecs. Arturo Pérez-Reverte comme Paolo Maurensig<br />

jouent sur l’imbrication <strong>de</strong> plusieurs espaces-temps qui parfois fonctionnent<br />

comme <strong>de</strong>s fausses pistes induisant une lecture erronée 429 .<br />

Feu pâle n’est pas exempt d’énigme policière, même si c<strong>et</strong>te dimension n’est<br />

que rudimentaire : Sha<strong>de</strong> a été assassiné <strong>et</strong> l’interprétation <strong>de</strong> Kinbote intègre<br />

l’auteur du crime au défrichement progressif <strong>de</strong> l’espace. Kinbote propose même<br />

une nouvelle interprétation du crime, puisque Sha<strong>de</strong> aurait été confondu avec le<br />

juge Goldsworth. La notion <strong>de</strong> déchiffrement revêt <strong>de</strong> multiples aspects dans<br />

l’œuvre, non limitée à l’énigme policière, qui n’est qu’un aspect du travail<br />

interprétatif rétrospectif <strong>de</strong> Kinbote. Celui-ci analyse rétrospectivement le<br />

poème d’un mort, donc d’un absent. C<strong>et</strong>te métho<strong>de</strong> coïnci<strong>de</strong> parfaitement avec<br />

celle d’un joueur d’échecs analysant un problème échiquéen : les joueurs sont<br />

absents, <strong>et</strong> il s’agit <strong>de</strong> prendre leur posture mentalement afin <strong>de</strong> comprendre la<br />

partie <strong>et</strong> <strong>de</strong> donner un sens à leurs mouvements.<br />

Le Tableau du Maître flamand utilise c<strong>et</strong>te métho<strong>de</strong> rétrospective, parfois <strong>de</strong><br />

manière visuelle en utilisant <strong>de</strong>s diagrammes, suivant le cheminement<br />

rétrospectif du mouvement <strong>de</strong>s pièces. L’énigme policière est au cœur <strong>de</strong> ce<br />

roman où il s’agit d’i<strong>de</strong>ntifier le meurtrier du chevalier d’Arras, puis <strong>de</strong> celui qui<br />

sévit dans l’entourage <strong>de</strong> la restauratrice Julia, chargée <strong>de</strong> l’entr<strong>et</strong>ien d’un<br />

tableau représentant une partie d’échecs. L’inscription sur l’œuvre d’art d’une<br />

question Qui a tué le chevalier? est d’autant plus ambiguë que ce mot désignée<br />

au moyen âge le cavalier comme le guerrier réel : il s’agit donc <strong>de</strong> résoudre<br />

l’énigme policière à rebours selon la position <strong>de</strong>s pièces. C<strong>et</strong>te ligne temporelle<br />

s’inverse au moment où <strong>de</strong>s meurtres sont exécutés dans l’entourage <strong>de</strong><br />

l’héroïne : il faudra alors prévoir les développements futurs du jeu <strong>de</strong><br />

l’adversaire.<br />

La métho<strong>de</strong> rétrospective liée à l’exploration <strong>de</strong> l’espace apparaît également<br />

dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, qui évoque un certain nombre d’énigmes policières.<br />

Plusieurs récits relatent <strong>de</strong>s crimes ou <strong>de</strong>s vols, dont la solution est donnée<br />

rapi<strong>de</strong>ment ou paraît évi<strong>de</strong>nte. Ces énigmes sont là pour illustrer le thème<br />

429 Il ne faut pas oublier l’origine étymologique commune <strong>de</strong>s mots « erreur » <strong>et</strong> « errer » en<br />

français : se tromper équivaut à parcourir l’espace <strong>de</strong> manière incohérente.<br />

173


général <strong>de</strong> l’œuvre, celui <strong>de</strong> l’énigme <strong>de</strong> l’existence. Espace <strong>et</strong> sens sont<br />

indissociables dans ce roman. Le défrichement <strong>de</strong> l’espace, <strong>de</strong> la structure,<br />

perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> déchiffrer le sens <strong>de</strong> toutes les vies <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> l’immeuble <strong>et</strong><br />

mène à une absence <strong>de</strong> résolution finale.<br />

La notion d’énigme à déco<strong>de</strong>r, à déchiffrer apparaît dans la nouvelle <strong>de</strong> Stefan<br />

Zweig. Elle m<strong>et</strong> en scène un personnage énigmatique, qui apparaît <strong>de</strong> manière<br />

inattendue <strong>et</strong> impromptue au beau milieu d’une partie d’échecs qui oppose le<br />

champion Czentovic <strong>et</strong> MacConnor. Il intervient en contestant avec véhémence<br />

le choix <strong>de</strong> MacConnor, se référant à <strong>de</strong>s parties d’échecs historiques.<br />

Si vous faites dame maintenant, il vous attaque immédiatement avec le fou en c1, <strong>et</strong> vous<br />

ripostez avec le cavalier. Mais entre-temps, il ira menacer votre tour en d7 avec son pion<br />

libre, <strong>et</strong> même si vous faites échec avec le cavalier, vous êtes perdus <strong>et</strong> battus en neuf ou<br />

dix coups. Ce sont à peu près les positions qu’avaient Aljechin <strong>et</strong> Bogoljubow lors du<br />

grand tournoi <strong>de</strong> Pistyan en 1922 430.<br />

Le mystérieux personnage perm<strong>et</strong> à l’assistance <strong>de</strong> déco<strong>de</strong>r le problème qui se<br />

pose à elle. Il effectue une lecture <strong>de</strong> la position <strong>de</strong>s pièces en résolvant l’énigme<br />

échiquéenne : « On eût dit que c<strong>et</strong> homme lisait ses coups dans un livre 431 . »<br />

C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>xtérité avec laquelle il fait évoluer les pièces sur l’échiquier présente la<br />

partie comme un labyrinthe spatial <strong>et</strong> mental auquel les néophytes ne<br />

430 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 37 :“ Wenn Sie j<strong>et</strong>zt eine Dame machen, schlägt er<br />

sie sofort mit <strong>de</strong>m Läufer c1, Sie nehmen mit <strong>de</strong>m Springer zurück. Aber inzwischen geht er mit<br />

seinem Freibauern auf d7, bedroht Ihren Turm, und auch wenn Sie mit <strong>de</strong>m Springer Schach<br />

sagen, verlieren Sie und sind nach neun bis zehn Zügen erledigt. Es ist beinahe dieselbe<br />

Konstellation, wie sie Aljechin gegen Bogoljubow 1922 im Pistyaner Grosstunier initiiert hat.“<br />

(Le Joueur d’échecs, op. cit., pp. 35-36. Le mot allemand « Konstellation » m<strong>et</strong> en valeur<br />

l’aspect énigmatique d’une position qui doit être déchiffrée, en tant qu’ensemble formé<br />

d’éléments signifiants les uns par rapport aux autres.<br />

431 I<strong>de</strong>m, p. 39 : „Es war, als ob er die Züge aus einem gedruckten Buch ablesen wür<strong>de</strong>“. (I<strong>de</strong>m,<br />

p. 36). L’adjectif allemand gedruckten (« imprimé ») m<strong>et</strong> l’accent sur la forme <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres, sur le<br />

signe qui doit être déchiffré par le grand interprète qu’est M. B…<br />

174


comprennent rien. Le joueur d’échecs semble être le dépositaire d’un secr<strong>et</strong> qui<br />

ne se laisse pas percer à jour.<br />

C<strong>et</strong>te signification liée au rôle du joueur d’échecs rappelle Le Tableau du<br />

Maître flamand. Le joueur d’échecs Muñoz doit déchiffrer le co<strong>de</strong> mystérieux<br />

formé par les lignes échiquéennes <strong>de</strong>s pièces, ce qui plonge Julia dans un<br />

sentiment d’admiration croissante.<br />

Julia hocha lentement la tête. Une simple phrase <strong>de</strong> Muñoz avait suffi pour qu’un coin <strong>de</strong><br />

l’échiquier qui lui avait paru statique jusque là, sans importance, se remplisse <strong>de</strong><br />

possibilités infinies. Il y avait quelque chose <strong>de</strong> magique dans la manière dont c<strong>et</strong> homme<br />

était capable <strong>de</strong> vous gui<strong>de</strong>r dans ce complexe labyrinthe blanc <strong>et</strong> noir dont il possédait<br />

les clés secrètes 432.<br />

La création, ou la recréation puisqu’il s’agit <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver les mouvements<br />

cachés, ressemble à une science occulte, où le joueur d’échecs apparaît comme<br />

un magicien, créateur <strong>de</strong> sens, déchiffreur <strong>et</strong> défricheur d’espaces. Comme M<br />

B… , Muñoz semble être le détenteur d’un secr<strong>et</strong> inaccessible au commun <strong>de</strong>s<br />

mortels, situé dans un mon<strong>de</strong> invisible.<br />

M. B… voit au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la position visible sur l’échiquier, du simple<br />

positionnement <strong>de</strong>s pièces. L’énigme <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te secon<strong>de</strong> partie d’échecs du Joueur<br />

d’échecs, résolue par le personnage anonyme qui obtient le match nul, se double<br />

d’un mystère situé à l’extérieur <strong>de</strong> l’espace du jeu, celui <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> M. B… .<br />

Si le personnage reste dans l’anonymat, ce qui accentue sa dimension<br />

emblématique, le lecteur parvient à déchiffrer une partie du personnage grâce à<br />

l’incursion dans l’espace <strong>de</strong> l’Europe nazie qu’il a quitté en s’embarquant sur le<br />

bateau.<br />

432 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 181 : « Julia hizo un lento gesto<br />

affirmativo con la cabeza. Una simple frase <strong>de</strong> Muños hacía que un rincón <strong>de</strong>l tablero que hasta<br />

entonces parecía estático, sin importancia, se llenara <strong>de</strong> infinitas posibilida<strong>de</strong>s. Había una magia<br />

especial en el modo en que aquel hombre era capaz <strong>de</strong> guiar a los <strong>de</strong>más a través <strong>de</strong>l complejo<br />

labirinto en blanco y negro <strong>de</strong>l que poseía claves ocultas. » (Le Tableau du Maître flamand, p.<br />

152).<br />

175


La clé qui ren<strong>de</strong> accessible la compréhension du personnage rési<strong>de</strong> dans le passé<br />

<strong>de</strong> M. B… , <strong>et</strong> plus particulièrement dans sa détention par les nazis dans l’espace<br />

confiné <strong>et</strong> vi<strong>de</strong> d’une pièce. L’incursion dans l’espace-temps <strong>de</strong> la Vienne nazie<br />

perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> comprendre l’aspect livresque <strong>et</strong> purement abstrait du jeu <strong>de</strong> M. B…<br />

Le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> sa connaissance parfaite <strong>de</strong>s situations échiquéennes rési<strong>de</strong> dans le<br />

manuel du jeu d’échecs qu’il a dérobé aux nazis <strong>et</strong> qu’il étudie nuit <strong>et</strong> jour.<br />

Les signes a1, a2, c7, c8 qui m’avaient paru si abstraits au début se concrétisaient à<br />

présent automatiquement dans ma tête en images visuelles. La transposition était<br />

complète : l’échiquier <strong>et</strong> ses pièces se proj<strong>et</strong>aient dans mon esprit <strong>et</strong> les formules du livre<br />

y figuraient immédiatement <strong>de</strong>s positions 433.<br />

C’est une véritable symphonie mentale qu’exécute M. B… du fond du sa cellule,<br />

la métaphore musicale m<strong>et</strong>tant l’accent sur la création qu’il réalise : M. B…<br />

relie mentalement les signes entre eux en un mouvement qui leur donne vie <strong>et</strong><br />

cohérence. La captivité aura fait <strong>de</strong> M. B… un déchiffreur <strong>de</strong> signes échiquéens,<br />

ce qui apparaît une secon<strong>de</strong> fois dans le roman pendant les <strong>de</strong>rnières parties avec<br />

Czentovic. Le narrateur exprime l’inaccessibilité <strong>de</strong> l’espace échiquéen pour les<br />

joueurs médiocres : « Car plus les pièces composaient sur l’échiquier leurs<br />

étranges arabesques, moins nous en pénétrions le sens caché 434 . »<br />

Dans Le Joueur d’ échecs, M B…, comme Czentovic, détiennent la capacité <strong>de</strong><br />

déchiffrer le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’espace échiquéen. Parallèlement au mystère qui se<br />

433 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 73 : „Automatisch verwan<strong>de</strong>lten sich die anfangs<br />

abstrakten Zeichen <strong>de</strong>s Buches a1, a2, c7, c8 hinter meiner Stirn zu visuellen, zu plastischen<br />

Positionen. Die Umstellung war restlos gelungen : ich hatte das Schachbr<strong>et</strong>t mit seinen Figuren<br />

nach innen projiziert und überblickte auch dank <strong>de</strong>r bloßen Formeln die jeweilige Positionen.“<br />

(Le Joueur d’échecs, op. cit., pp. 65-66). Le terme verwan<strong>de</strong>lten (« se métamorphoser ») m<strong>et</strong> en<br />

valeur la notion <strong>de</strong> changement, <strong>de</strong> mise en mouvement <strong>de</strong>s formes. Un passage s’effectue entre<br />

<strong>de</strong>s formes inertes <strong>et</strong> statiques d’un livre qui s’animent en images mentales, images qui ne sont<br />

que mouvements <strong>et</strong> forment un tout, les mouvements s’enchaînant les uns après les autres.<br />

434 Zweig, Stefan, Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 98 : « Denn je mehr sich die Figuren zu einem<br />

son<strong>de</strong>rbaren Ornament ineinan<strong>de</strong>r verflochten, um so undurchdringlicher wur<strong>de</strong> für uns <strong>de</strong>r<br />

eigentliche Stand.“ (Ibid., p. 85).<br />

176


construit sur l’échiquier, les <strong>de</strong>ux joueurs constituent eux-même une énigme :<br />

celle <strong>de</strong> M. B… est, en partie, révélée, tandis que le mystère Czentovic reste<br />

entier. Mirko Czentovic, le Wun<strong>de</strong>rkind 435 (« enfant prodige ») se distingue par<br />

sa lour<strong>de</strong>ur d’esprit <strong>et</strong> son absence <strong>de</strong> curiosité intellectuelle, qui apparaît dans le<br />

récit enchâssé <strong>de</strong> l’ami du narrateur, conduisant le lecteur dans les Balkans d’où<br />

Czentovic est originaire . Le mystère entourant le personnage énigmatique <strong>de</strong><br />

Czentovic, génie <strong>de</strong>s échecs mais totalement inculte <strong>et</strong> indifférent à tous les<br />

autres domaines, n’est pas levé.<br />

Le déchiffrement ou la tentative <strong>de</strong> déchiffrement d’une énigme grâce au<br />

parcours d’un espace caché apparaît dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, où le jeu<br />

d’échecs <strong>et</strong> la Vienne <strong>de</strong> l’Anschluß sont <strong>de</strong> nouveau associés. Le meurtre du<br />

joueur d’échecs Frisch pose une énigme policière dès l’ouverture du roman, qui<br />

prend l’allure d’un problème échiquéen, puisqu’il s’agit <strong>de</strong> faire l’analyse<br />

rétrospective <strong>de</strong> la vie du joueur afin <strong>de</strong> trouver la clé qui perm<strong>et</strong>tra <strong>de</strong> trouver<br />

l’auteur <strong>et</strong> le mobile du crime. Le passé <strong>de</strong> Frisch est revisité, menant le lecteur<br />

vers <strong>de</strong>s strates temporelles <strong>de</strong> plus en plus éloignées.<br />

Un étrange parallélisme s’opère entre le mystère posé par la mort d’un joueur<br />

d’échecs, industriel prospère à la vie réglée comme du papier à musique, <strong>et</strong> celui<br />

d’une position échiquéenne r<strong>et</strong>rouvée avec le mort.<br />

On a cherché en vain un message, mais tout ce qu’on a trouvé, c’est, sur sa table <strong>de</strong><br />

travail, un échiquier sur lequel les pièces avaient été abandonnées dans une position<br />

compliquée <strong>de</strong> milieu <strong>de</strong> partie. Etrange échiquier, en vérité, fait <strong>de</strong> morceaux d’étoffe<br />

grossière cousus ensemble, clairs <strong>et</strong> sombres alternés, <strong>et</strong> dont les pièces étaient formées<br />

<strong>de</strong> boutons <strong>de</strong> diverses dimensions portant, maladroitement gravées sur une face -<br />

comme avec la pointe d’un clou -, les figures du jeu 436.<br />

435 « Wun<strong>de</strong>rn » signifie « étonner », « intriguer » en allemand, ce qui accentue la valeur<br />

d’énigme. Le terme du « Wun<strong>de</strong>rkind » est souvent employé dans le mon<strong>de</strong> du jeu d’échecs pour<br />

un enfant précoce qui joue comme les grands maîtres dont certains noms sont cités dans le<br />

roman : Allejin, Tartakover, Capablanca , Lasker, Bogoljubow.<br />

436 Maurensig, Paolo, La Variante di Luneburg, op. cit., p. 14 : « Invano si è cercato un<br />

messagio, ma sul suo tavolo da lavoro non si è trovato nulla se non una scacchiera con una<br />

posizione di gioco già sviluppata in un complicato centro di partita. Una strana scacchiera, in<br />

177


Etrange échiquier dont les éléments disparates <strong>et</strong> désordonnés sont autant <strong>de</strong><br />

signes à déchiffrer. La spatialité <strong>et</strong> la signification sont indissolublement liés : la<br />

position <strong>de</strong>s pièces est une trace <strong>de</strong>s événements passés. La question <strong>de</strong> la<br />

lisibilité est au cœur du roman, comme l’a relevé Michael Rinn dans « La<br />

variante <strong>de</strong> l’indicible. », où il rapproche le roman <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Patrick Séry La<br />

Maître <strong>et</strong> le scorpion 437 : « L’analyse <strong>de</strong>s parties figurées dans les romans <strong>de</strong><br />

Patrick Séry <strong>et</strong> <strong>de</strong> Paolo Maurensig a montré que la « variante <strong>de</strong> l’indicible »<br />

provoque <strong>de</strong> manière exemplaire <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s d’illisibilité, mais paradoxalement<br />

par « excès <strong>de</strong> lisibilité 438 . »<br />

La partie d’échecs laissée comme trace <strong>de</strong>s événement participe <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

dialectique du secr<strong>et</strong> indicible <strong>et</strong> <strong>de</strong> la révélation. La première incursion spatio-<br />

temporelle concerne la rencontre <strong>de</strong> Frisch avec un jeune inconnu dans le train.<br />

Le joueur d’échecs, vaincu par son collaborateur Baum, attribue c<strong>et</strong> échec au<br />

recours à une variante inhabituelle, « la variante <strong>de</strong> Lüneburg », qu’il condamne<br />

<strong>de</strong> manière péremptoire, alors que le jeune inconnu défend c<strong>et</strong>te stratégie. Ce<br />

maître <strong>de</strong>s échecs raconte sa propre histoire, défrichant un nouveau territoire<br />

spatial, tout en révélant peu à peu le caractère calculé <strong>de</strong> la rencontre avec Frisch<br />

qui semblait fortuite au premier abord : tactique bien connue <strong>de</strong>s joueurs<br />

d’échecs donnant l’apparence d’une manœuvre anodine à leurs attaques les plus<br />

foudroyantes.<br />

C<strong>et</strong>te technique du va-<strong>et</strong>-vient entre le présent <strong>et</strong> un espace appartenant au passé<br />

<strong>et</strong> qu’il faut déchiffrer est également utilisée dans Le Tableau du Maître<br />

flamand, à c<strong>et</strong>te différence que le r<strong>et</strong>our au tableau représentant la partie<br />

d’échecs constitue une fausse piste pour le lecteur. La question <strong>de</strong> l’assassinat,<br />

sur l’échiquier, mais aussi dans la réalité, du cavalier (ou chevalier au Moyen-<br />

verità, cucita assieme con pezze chiare e scure di stoffa grezza ; e con le pedine formate da<br />

bottoni di varie dimensioni che portavano, malamente incise su una faccia – si sarebbe d<strong>et</strong>to con<br />

la punta di un chiodo -, le figure <strong>de</strong>l gioco. » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 13).<br />

437 Séry, Patrick, La Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., 1991.<br />

438 Rinn, Michael, « La Variante <strong>de</strong> l’indicible » in Echiquiers d’Encre : Le jeu d’échecs <strong>et</strong> les<br />

L<strong>et</strong>tres (XIXè-Xxè), op. cit., p. 547.<br />

178


Age, double sens qu’a conservé l’anglais « knight ») éveille la curiosité <strong>de</strong> Julia,<br />

la restauratrice, au point que celle-ci a recours aux services d’un joueur d’échecs<br />

chargé <strong>de</strong> résoudre l’énigme : il s’agit <strong>de</strong> la déchiffrer en étudiant<br />

minutieusement l’espace échiquéen du tableau.<br />

C’est un principe logique qui s’applique aux échecs : ce qui paraît évi<strong>de</strong>nt n’est pas<br />

toujours ce qui s’est produit en réalité, ou ce qui est sur le point <strong>de</strong> se produire…<br />

Résumons-nous : nous <strong>de</strong>vons découvrir laquelle <strong>de</strong>s pièces noires qui se trouvent sur ou<br />

hors <strong>de</strong> l’échiquier a pris le cheval blanc. – Ou qui a tué le chevalier, corrigea Julia 439.<br />

Ce décryptage <strong>de</strong> l’énigme, résolue par le joueur d’échecs, fait partie du jeu <strong>de</strong><br />

tromperie échiquéenne : la véritable énigme est celle du meurtrier qui sévit dans<br />

l’entourage <strong>de</strong> Julia. Déchiffrement <strong>et</strong> création sont intimement liés puisque la<br />

partie, morte <strong>et</strong> figée <strong>de</strong>puis longtemps, reprend vie. Le joueur d’échecs se<br />

substitue à un détective qui doit prévoir les coups du malfrat sur l’échiquier<br />

comme dans la réalité, à partir <strong>de</strong>s propositions <strong>de</strong> jeu griffonnées par l’assassin<br />

comme un co<strong>de</strong> secr<strong>et</strong>.<br />

Le sens doit, comme dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, être décodé, découpé, en<br />

effectuant le passage d’une zone d’ombre <strong>et</strong> <strong>de</strong> mystère vers un espace lumineux<br />

<strong>de</strong> la compréhension. L’assassin, dans les <strong>de</strong>ux œuvres, lance un défi à la<br />

logique <strong>et</strong> à la capacité <strong>de</strong> déduire l’enchaînement logique <strong>de</strong>s événements entre<br />

eux. Le récit <strong>de</strong> l’inconnu, engendré par la discussion sur la variante utilisée <strong>et</strong><br />

décriée par Frisch, mène le lecteur à travers les dédales <strong>de</strong> son histoire. La<br />

caractère heuristique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te évocation apparaît dès l’introduction du jeu<br />

d’échecs dans la vie du jeune homme : « Mon père avait laissé <strong>de</strong> nombreux<br />

439 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 109 : « Ese es un principio lógico<br />

aplicable al ajedrez : lo que parece evi<strong>de</strong>nte no siempre resulta ser lo que <strong>de</strong> verdad ha ocurrido o<br />

está a punto <strong>de</strong> ocurrir… Resumiendo : esto significa que hemos <strong>de</strong> averiguar cuál <strong>de</strong> las piezas<br />

negras que están <strong>de</strong>ntro o fuera <strong>de</strong>l tablero, se comió al cabello blanco. – O quién mató el<br />

caballero- matizó Julia. » ( Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 90). Il y a évi<strong>de</strong>mment un<br />

jeu <strong>de</strong> mot en espagnol avec matar (« tuer » <strong>et</strong> « faire échec <strong>et</strong> mat »).<br />

179


livres sur les échecs que j’ai parcourus avec avidité […] en cherchant à ne pas<br />

sombrer dans c<strong>et</strong> océan <strong>de</strong> symboles obscurs 440 . »<br />

Dans le lieu d’initiation au jeu d’échecs « <strong>de</strong>r rote Engel » (l’ange rouge), où se<br />

déroulent simultanément <strong>de</strong> multiples parties, le jeune homme, qui s’approprie la<br />

ligne du récit, rencontre son maître Tabori, semblable à un prestidigitateur ;<br />

Tabori crée mentalement, <strong>de</strong> manière rétrospective, le développement possible<br />

qu’aurait pu prendre la partie : « Il lui arrivait <strong>de</strong> reconstituer une position<br />

intéressante en revenant dix à quinze coups en arrière, <strong>et</strong> <strong>de</strong> faire en quelques<br />

minutes la démonstration d’une bifurcation compliquée qui aurait permis <strong>de</strong><br />

gagner 441 . »<br />

Tabori recèle une énigme qui se résout peu à peu, d’abord par l’exploration d’un<br />

espace inconnu par le jeune qui franchit les portes <strong>de</strong> ce labyrinthe.<br />

Nous avons <strong>de</strong>scendu un long escalier <strong>et</strong> enfilé un couloir, puis un autre, <strong>et</strong> encore un<br />

autre, tous parcimonieusement éclairés par <strong>de</strong> faibles lampes fluorescentes si éloignées<br />

les unes <strong>de</strong>s autres qu’à un certain moment nous avons dû marcher presque dans le noir.<br />

Sans gui<strong>de</strong>, n’importe qui se serait perdu dans ce labyrinthe souterrain 442.<br />

L’initiation au jeu d’échecs du jeune Hans par le maître Tabori prend<br />

l’apparence d’une exploration labyrinthique, qui l’amène non seulement à percer<br />

le mystère du jeu d’échecs mais, peu à peu, celui que représente Tabori. De<br />

nouveau, le jeu d’échecs est lié à la métaphore du dédale, d’où il faut sortir en<br />

440 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 38 : « …mio padre mi aveva lasciato<br />

non pochi libri sugli scacchi, libri che io scorsi con avida superficialità, cercando di non<br />

naufragare in quell’oceano di simboli astrusi. »(La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 43).<br />

441 I<strong>de</strong>m, p. 47 : “ Non di rado ricostruiva una posizione interessante tornando indi<strong>et</strong>ro di dieci o<br />

quindici mosse, e mostrava in pochi minuti un’intricata diramazione di soluzioni<br />

vincenti. »(I<strong>de</strong>m, p. 53).<br />

442 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., pp. 74-75 : « Scen<strong>de</strong>mmo una lunga<br />

scala e imboccammo un corridoio, e poi un altro, e un altro ancora, tutti scarsamente illuminati<br />

da fioche lampa<strong>de</strong> fluorescenti,disposte tanto distanti l’una dall’altra che in certi punti ci<br />

trovavamo a camminare quasi al buio. In quel labirinto di corridoi sotterranei, chiunque si<br />

sarebbe perso senza una guida. »(La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op.cit., p. 87).<br />

180


trouvant un sens, ce qui établit une association indissoluble entre le repérage<br />

dans l’espace <strong>et</strong> la résolution <strong>de</strong> l’énigme. Seulement, au centre du labyrinthe se<br />

trouve le trou noir <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction absolue. Ce lieu <strong>de</strong> l’irreprésentable, <strong>de</strong><br />

l’innommable est annoncé par le passage initiatique <strong>de</strong> Hans dans le lieu<br />

mortifère <strong>et</strong> cloîtré où Tabori lui apprend à jouer : il ressemble au mon<strong>de</strong><br />

infernal dont Tabori a fait l’expérience.<br />

L’homme l’a ouverte avec une clef qu’il a tirée <strong>de</strong> sa poche <strong>et</strong> nous a fait rentrer dans une<br />

vaste salle revêtue <strong>de</strong> carreaux <strong>de</strong> céramique jusqu’au plafond, avec <strong>de</strong>s soupiraux<br />

grillagés placés en haut <strong>de</strong>s murs, confirmant l’impression suffocante que j’avais à me<br />

trouver à plusieurs mètres sous terre 443.<br />

L’exploration <strong>de</strong> l’espace perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> déchiffrer l’énigme posée par Tabori ; dans<br />

c<strong>et</strong>te prison symbolique, Hans apprend les secr<strong>et</strong>s du jeu d’échecs, par une<br />

expérience où le corps est ru<strong>de</strong>ment mis à l’épreuve. Lors <strong>de</strong> son apprentissage,<br />

chaque erreur est immédiatement sanctionnée par une décharge électrique<br />

infligée à Hans. Le véritable sens <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te torture n’est révélée au lecteur que<br />

lorsque Tabori prend le relais <strong>de</strong> la voix narrative, ce qui perm<strong>et</strong> au récit <strong>de</strong><br />

changer <strong>de</strong> voie 444 <strong>et</strong> <strong>de</strong> défricher d’autres espaces. La première incursion dans<br />

un autre univers spatio-temporel s’effectue dans son passé à Vienne, qui se<br />

transforme, comme pour M. B… dans Le Joueur d’échecs, en Vienne <strong>de</strong><br />

l’Anschluß.<br />

La découverte du jeu d’échecs par Tabori enfant se présente comme une<br />

initiation à un mon<strong>de</strong> ésotérique à déchiffrer, comme une ouverture vers l’infini<br />

443 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 75 : « L’uomo la aprì con una chiave<br />

che aveva in tasca e ci fece entrare in un’ampia sala piastrellata sino al soffitto, altissimo, con<br />

<strong>de</strong>lle grate che si aprivano alla sommità <strong>de</strong>lle par<strong>et</strong>i, confermando la mia soffocante impressione<br />

di trovarmi parecchi m<strong>et</strong>ri sottoterra. » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op.cit., p. 87).<br />

444 Ce changement est clairement indiqué dans le texte par une déviation spatiale, Tabori<br />

exhortant le lecteur <strong>de</strong> laisser le train suivre sa course, qui mène implicitement au meurtre <strong>de</strong><br />

Frisch. Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 92. (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op.<br />

cit., p. 109).<br />

181


<strong>et</strong> la créativité, sous l’apparence du jeu d’échecs cabalistique 445 . Sur c<strong>et</strong> étrange<br />

échiquier, qui revêt un caractère sacré, sont gravées les vingt-<strong>de</strong>ux l<strong>et</strong>tres<br />

hébraïques.<br />

Il portait, gravées sur un côté, les vingt-<strong>de</strong>ux l<strong>et</strong>tres <strong>de</strong> l’alphab<strong>et</strong> hébraïque, <strong>et</strong> sur les<br />

trois autres, à moitié effacées par le temps, trois inscriptions que mon père se souvenait<br />

avoir déchiffrées. Dans tous les trois revenait le mot « douleur » : « Tu ne causeras pas <strong>de</strong><br />

douleur », « Tu fuiras la douleur » <strong>et</strong> « Tu apprendras par la douleur ». Cela sonnait<br />

comme un comman<strong>de</strong>ment, ou comme une incompréhensible prophétie. Mon père me<br />

parla également <strong>de</strong>s eff<strong>et</strong>s extraordinaires que l’échiquier était capable <strong>de</strong> produire : il me<br />

dit qu’il avait le pouvoir <strong>de</strong> punir sur-le-champ toute erreur 446.<br />

L’énigme inscrite sur l’espace échiquéen prend <strong>de</strong>s accents prophétiques dès lors<br />

que le narrateur gui<strong>de</strong> le lecteur vers l’abîme <strong>de</strong> l’espace concentrationnaire, qui<br />

résout du même coup celle du meurtre <strong>de</strong> Frisch. Afin d’atténuer les nombres <strong>de</strong><br />

victimes - à chacun <strong>de</strong> ses « échecs » contre Frisch le nazi correspond<br />

l’exécution <strong>de</strong> déportés - Tabori y est contraint <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s combinaisons<br />

échiquéennes qui mènent à la victoire : « Car il ne déplaçait que <strong>de</strong>s morceaux<br />

445 La cabale constitue la branche ésotérique du judaïsme, basée sur le sens caché dans textes<br />

sacrés, auquel le mystique peut avoir accès grâce à la permutation <strong>de</strong>s caractères hébraïques. Les<br />

l<strong>et</strong>tres hébraïques correspon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s chiffres. La combinatoire <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s chiffres est liée<br />

dans la tradition cabalistique au thème <strong>de</strong> la création ; le mon<strong>de</strong> aurait été créé par l’association<br />

<strong>de</strong>s 22 l<strong>et</strong>tres <strong>de</strong> l’alphab<strong>et</strong> hébraïque <strong>et</strong> <strong>de</strong>s 10 chiffres. (Scholem, Gershom, La Kabbale : une<br />

introduction. Origines, thèmes <strong>et</strong> biographies, Paris : Grass<strong>et</strong>, 1998.)<br />

446 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., pp. 100-101 : «Incise su un lato c’erano<br />

le ventidue l<strong>et</strong>tere <strong>de</strong>ll’alfab<strong>et</strong>o ebraico, e sui rimanenti tre, semicancellate dal tempo, tre scritte<br />

che mio padre riteneva di aver <strong>de</strong>cifrato. In tutte e tre ricorreva la parola « dolore » : « Tu non<br />

arrecherai dolore », « Tu fuggirai il dolore » e « Tu imparerai dal dolore ». Suonava come un<br />

comandamento, o come un’in<strong>de</strong>cifrabile profezia. Mio padre mi parlò anche <strong>de</strong>gli eff<strong>et</strong>i<br />

straordinari che quella scacchiera sapeva produrre : mi disse che aveva il potere di punire<br />

all’istante ogni errore. » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op.cit., p. 119).<br />

182


<strong>de</strong> bois inanimés, tandis que je faisais avancer un détachement <strong>de</strong> véritables<br />

golems 447 . »<br />

L’incursion progressive à l’intérieur <strong>de</strong> nouvelles sphères spatio-temporelles<br />

offre une possibilité <strong>de</strong> déchiffrement au lecteur. Ce principe peut s’appliquer à<br />

une ou plusieurs énigmes, comme nous l’avons remarqué jusqu’ici, mais il peut<br />

s’inscrire dans le fonctionnement général <strong>de</strong>s l’œuvres. Dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi, la vaste exploration <strong>de</strong> l’échiquier donne peu à peu sens à l’ensemble,<br />

ce qui constitue un principe essentiel du jeu d’échecs, où la signification <strong>de</strong> la<br />

partie se révèle par la position <strong>de</strong>s pièces <strong>et</strong> la maîtrise <strong>de</strong> l’espace.<br />

Dans l’œuvre <strong>de</strong> Perec, le passage du cavalier <strong>de</strong> case en case, c’est-à-dire <strong>de</strong><br />

pièce en pièce, construit une cohérence spatiale : ces mouvements sur l’échiquier<br />

perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> former <strong>de</strong>s appartements entiers où se trouvent les mêmes<br />

familles, principe qui donne la possibilité d’évoquer plusieurs fois la même<br />

histoire, <strong>de</strong> l’approfondir, <strong>de</strong> remplir les « cases vi<strong>de</strong>s » du récit <strong>et</strong> d’ouvrir peu à<br />

peu les tiroirs cachés <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong>s personnages.<br />

Ainsi est révélée par touches successives au lecteur la <strong>de</strong>stinée <strong>de</strong> Véra Orlova,<br />

cantatrice russe, <strong>de</strong>venue Madame <strong>de</strong> Beaumont. La présentation du personnage<br />

se fait par l’intermédiaire <strong>de</strong> la situation spatiale dans l’immeuble, partant <strong>de</strong> la<br />

chambre <strong>de</strong> bonne « qui dépend du grand appartement du <strong>de</strong>uxième droite, celui<br />

que Madame <strong>de</strong> Beaumont, la veuve <strong>de</strong> l’archéologue, habite avec ses <strong>de</strong>ux<br />

p<strong>et</strong>ites filles 448 . » Le lecteur en apprend plus sur son passé en Russie <strong>et</strong> le suici<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> son mari, <strong>et</strong> surtout sur l’énigme policière qui lui est posée : le meurtre<br />

447 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 157 : « Lui non muoveva che pezzi di<br />

legno inanimati, mentre io facevo avanzare una schiera di temibili golem. » (La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, op. cit., p. 187). Le rabbin <strong>de</strong> Prague, qui vivait au XVIème siècle, aurait créé le<br />

Golem afin <strong>de</strong> protéger la communauté juive <strong>de</strong>s persécutions. D’après ce récit, le Golem <strong>de</strong>vint<br />

l’instrument <strong>de</strong> libération <strong>de</strong>s juifs <strong>de</strong> leurs oppresseurs, une sorte <strong>de</strong> Messie du gh<strong>et</strong>to. L’œuvre<br />

<strong>de</strong> création échiquéenne <strong>de</strong> Tabori est ainsi comparé à celle du créateur du Golem, car il évite,<br />

par une victoire, le massacre d’autres juifs. Dans c<strong>et</strong>te partie sur la création, nous reviendrons<br />

ultérieurement sur l’aspect démiurgique que prend Tabori, a qui la possibilité <strong>de</strong> donner le vie<br />

comme d’infliger la mort, lui même n’étant qu’une pièce entre les mains <strong>de</strong> Frisch.<br />

448 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 40.<br />

183


d’Elisab<strong>et</strong>h, sa fille, <strong>et</strong> ensuite celui <strong>de</strong> son mari, qui l’amène à adopter les <strong>de</strong>ux<br />

fill<strong>et</strong>tes 449 .<br />

L’énigme du violent assassinat (les époux ont la gorge tranchée) n’est résolue<br />

qu’au r<strong>et</strong>our du cavalier dans l’appartement 450 , <strong>et</strong> après l’évocation d’une longue<br />

enquête tenant le lecteur en haleine, par la réception d’une l<strong>et</strong>tre exposant le<br />

motif <strong>de</strong> la vengeance 451 . C<strong>et</strong>te incursion dans les p<strong>et</strong>ites histoires perm<strong>et</strong> au<br />

narrateur d’évoquer l’Histoire <strong>et</strong> ses drames : Véra Orlova reste impassible, ce<br />

qui est déchiffré à la lumière <strong>de</strong> l’Histoire <strong>de</strong> la Russie, sa famille ayant été<br />

dispersée <strong>et</strong> assassinée : « C<strong>et</strong>te apparente indifférence à la mort s’explique peut-<br />

être par sa propre histoire 452 ».<br />

Ce principe essentiel du déploiement d’un espace caché comme vecteur <strong>de</strong> la<br />

création <strong>et</strong> du déchiffrement d’un sens est également appliqué dans Feu pâle. Par<br />

l’intermédiaire du commentaire se dévoile l’histoire <strong>de</strong> la Zembla présentée par<br />

le conteur Kinbote. Comme un vaste puzzle, qui rappelle La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi,<br />

le récit se construit « pièce par pièce 453 ». Chaque vers se présente comme un<br />

espace, parfois quasiment vi<strong>de</strong>, qu’il s’agit <strong>de</strong> remplir progressivement : « Vers<br />

62 : Souvent. Souvent, presque toutes les nuits, au cours du printemps 1959, j’ai<br />

craint pour ma vie. […] Tout le mon<strong>de</strong> sait à quel point les Zembliens sont<br />

portés au régici<strong>de</strong> : <strong>de</strong>ux reines, trois rois <strong>et</strong> quatorze prétendants moururent <strong>de</strong><br />

mort violente 454 . »<br />

449 I<strong>de</strong>m, p.42.<br />

450 Ibid., p.176. L’emplacement <strong>de</strong> l’appartement coïnci<strong>de</strong>, <strong>de</strong> manière rigoureuse, à<br />

l’emplacement qui avait déjà été localisé. C<strong>et</strong>te cohérence spatiale se r<strong>et</strong>rouve dans tout le<br />

roman, <strong>et</strong> sera commenté <strong>de</strong> manière plus détaillée dans la secon<strong>de</strong> sous partie sur l’ordre <strong>et</strong> le<br />

chaos.<br />

451 Ce thème récurrent <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi sera exploité dans la troisième partie, « Collision<br />

<strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> ».<br />

452 Ibid., p. 192.<br />

453 C<strong>et</strong>te composition qui s’élabore peu à peu, non <strong>de</strong> façon linéaire, fait penser à la manière<br />

dont Nabokov crée ses romans. Voir Nabokov, Vladimir, Strong Opinions, op. cit., 1985, où<br />

Nabokov affirme écrire sur <strong>de</strong>s cartes-fiches, à la manière d’un puzzle (p. 140).<br />

454 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 78-79 : “ Line 62 : often. Often, almost nightly,<br />

throughout the spring of 1959, I had feared for my life. […] Everyone knows how given to<br />

184


Le commentaire n’ai<strong>de</strong> pas à éluci<strong>de</strong>r l’espace du poème, contrairement à ce que<br />

pourrait penser le lecteur. Celui-ci est induit en erreur vers une fausse piste, tel<br />

un adversaire au jeu d’échecs. Le commentaire entraîne le lecteur vers le<br />

territoire <strong>de</strong> la Zembla ; la mauvaise foi <strong>de</strong> Kinbote apparaît <strong>de</strong> manière évi<strong>de</strong>nte<br />

dans ce commentaire, le mot « souvent » étant vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> tout contexte, ce qui<br />

perm<strong>et</strong> à Kinbote <strong>de</strong> s’infiltrer malicieusement dans le poème.<br />

La métho<strong>de</strong> d’exploration <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi semble plus rigoureuse, les<br />

histoires s’élaborant <strong>de</strong> manière cohérente par l’intermédiaire <strong>de</strong>s pièces qui,<br />

situées côte à côte par le passage du cavalier, forment un appartement, à la<br />

manière d’un patchwork. Inci<strong>de</strong>mment, le patchwork est aussi un élément <strong>de</strong> la<br />

chambre <strong>de</strong> Jane Sutton, la jeune Anglaise au pair 455 . Dans sa chambre, Jane<br />

Sutton « relit 456 pour la vingtième fois – une l<strong>et</strong>tre 457 ». C<strong>et</strong>te action, entreprise<br />

vers le début du roman, est réitérée à la fin : « Jane Sutton relit une l<strong>et</strong>tre qu’elle<br />

attendait avec impatience ». Comme au jeu d’échecs, où les combinaisons<br />

peuvent se répéter lors d’une partie, Perec exploite la même combinatoire<br />

associant la jeune fille au pair à la lecture d’une l<strong>et</strong>tre. C<strong>et</strong>te présence répétée <strong>de</strong><br />

la jeune fille se sol<strong>de</strong> finalement par son absence <strong>de</strong> l’immeuble, <strong>de</strong>rnière<br />

allusion à la jeune fille qui clôt le livre : « Les Pizzicagnoli allèrent à Deauville<br />

<strong>et</strong> y emmenèrent Jane Sutton ». La figure est emblématique <strong>de</strong> la présence-<br />

regici<strong>de</strong> Zemblans are : two Queens, three Kings, and fourteen Pr<strong>et</strong>en<strong>de</strong>rs died violent <strong>de</strong>aths.”<br />

(Feu pâle, op. cit., pp. 124-125).<br />

455 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 60 : « Le lit est très étroit […] recouvert<br />

d’un édredon en patchwork. » C<strong>et</strong> élément apparaît comme une mise en abyme, tout comme le<br />

puzzle, du travail d’assemblage auquel se livre le narrateur. Le personnage <strong>de</strong> Jane Sutton , qui<br />

est au pair « relie » les pièces entre elle : elle apparaît, pour faire le ménage, dans plusieurs<br />

pièces (p. 85, p. 263, p. 266, <strong>et</strong>c.).<br />

456 Perec joue sur la ressemblance, phonique <strong>et</strong> sémantique, entre « relire » <strong>et</strong> « relier » : dans les<br />

<strong>de</strong>ux cas, il s’agit <strong>de</strong> réunir <strong>de</strong>s morceaux pour donner une cohérence. De nouveau, le lien entre<br />

spatialité <strong>et</strong> sens est mis en avant.<br />

457 I<strong>de</strong>m, p. 60. Il y a un jeu sur le sens <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tre : la l<strong>et</strong>tre, qui lui a été envoyée, mais aussi la<br />

l<strong>et</strong>tre comme sens à déchiffrer.<br />

185


absence <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> l’immeuble, reliés avec ordre <strong>et</strong> cohérence dans un<br />

même puzzle.<br />

Bilan provisoire<br />

Le paramètre <strong>de</strong> la création s’inscrit dans un lien indissoluble avec la<br />

spatialité. C<strong>et</strong>te solidarité entre espace <strong>et</strong> signification prend toute sa valeur dans<br />

le jeu d’échecs, où les joueurs m<strong>et</strong>tent en place une stratégie <strong>de</strong> positionnement<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> localisation. Le mot sens, récurrent dans le roman précurseur <strong>de</strong> Lewis<br />

Carroll, est le vecteur <strong>de</strong> ce lien entre espace <strong>et</strong> sémantique. Dans les œuvres<br />

évoquées, la création prend forme pas à pas comme sur un échiquier.<br />

Deux métaphores sont constantes dans c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’exploration <strong>de</strong><br />

l’espace comme paramètre <strong>de</strong> la création. Celle du miroir, inaugurée par Lewis<br />

Carroll, est liée aux thématique <strong>de</strong> la bifurcation <strong>et</strong> <strong>de</strong> la polysémie. La langue<br />

poétique, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la surface du miroir, sort hors <strong>de</strong>s sillons <strong>de</strong> la langue<br />

coutumière <strong>et</strong> conventionnelle pour entraîner Alice vers l’espace fragmenté du<br />

dédale échiquéen. Le labyrinthe constitue la secon<strong>de</strong> métaphore liée au jeu<br />

d’échecs à laquelle ont recours les œuvres évoquées dans notre corpus.<br />

La thématique du miroir est reprise dans l’œuvre post-mo<strong>de</strong>rne Feu pâle, qui<br />

réactive c<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> spécularité spatiale <strong>et</strong> sémantique. La transmigration<br />

vers un autre espace, imaginaire ou lié au passé <strong>de</strong> Kinbote, perm<strong>et</strong> d’effectuer<br />

<strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> dédoublements <strong>et</strong> <strong>de</strong> duplications. Les i<strong>de</strong>ntités sont déplacées,<br />

s’entrecroisent <strong>et</strong> se superposent selon <strong>de</strong>s variantes qui rappellent le<br />

fonctionnement d’une partie d’échecs.<br />

Au jeu d’échecs, une combinaison peut varier selon la situation <strong>de</strong>s pièces <strong>et</strong> les<br />

réponses <strong>de</strong> l’adversaire. A partir d’une même base se déploient différentes<br />

variantes, qui jouent entre les phénomènes <strong>de</strong> répétition <strong>et</strong> d’altération,<br />

d’altérité : une combinaison peut bifurquer en différentes modifications. Dans<br />

Feu Pâle, le sens se construit en fonction du semblable. Les mots sélectionnés<br />

186


dans l’ensemble du poème sont interprétés par le commentateur Kinbote grâce à<br />

leur i<strong>de</strong>ntification à ses propres souvenirs, ou fantasmes, <strong>de</strong> Kinbote : le<br />

commentateur a une relation narcissique avec la création <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, dans laquelle<br />

il aperçoit « son sens », sa Zembla. Ce rapport <strong>de</strong> spécularité narcissique perm<strong>et</strong><br />

au commentaire d’exister. Comme dans une partie d’échecs, Kinbote isole<br />

certains éléments <strong>et</strong> les relie entre eux afin <strong>de</strong> leur donner un sens d’ensemble,<br />

qui n’est vali<strong>de</strong> que pour une partie singulière.<br />

L’appropriation du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> passe par la « déterriolisation » <strong>de</strong> mots<br />

sélectionnés par Kinbote <strong>et</strong> leur « territorialisation » dans un espace propre à<br />

Kinbote, la Zembla. Kinbote implante les signifiants <strong>de</strong> la langue métaphorique<br />

du poème dans le territoire <strong>de</strong> sa Zembla natale. La possession du poème se<br />

réalise dans l’espace en un découpage <strong>et</strong> en un rythme particuliers.<br />

A la manière d’un joueur d’échecs déplaçant les pièces <strong>de</strong> son choix en une<br />

ordonnancement particulier <strong>et</strong> ayant recours à la durée <strong>de</strong> réflexion qu’il<br />

souhaite à chaque coup, Kinbote sélectionne les mots du poème <strong>et</strong> <strong>de</strong>ssine ainsi<br />

une arborescence à l’intérieur du poème. Il commente ces éléments selon la<br />

durée <strong>de</strong> son choix. Ce choix d’un rythme pour intégrer les mots <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> dans<br />

son territoire rappelle les commentaires <strong>de</strong> Gilles Deleuze <strong>et</strong> <strong>de</strong> Félix Guattari :<br />

« C’est qu’un milieu existe bien par une répétition périodique, mais celle-ci n’a<br />

pas d’autre eff<strong>et</strong> que <strong>de</strong> produire une différence par laquelle il passe dans un<br />

autre milieu 458 . »<br />

Pour l’exégète Kinbote, faire entrer le poème dans un territoire <strong>et</strong> l’interpréter<br />

sont <strong>de</strong>s actions concomitantes <strong>et</strong> indivisibles. Par c<strong>et</strong>te « translation » dans un<br />

territoire autre fait <strong>de</strong> l’interprétation <strong>de</strong> Kinbote une véritable création, ce qui<br />

évoque les remarques <strong>de</strong> Deleuze <strong>et</strong> <strong>de</strong> Guattari sur le rapport entre territoire <strong>et</strong><br />

création artistique : « Le territoire serait l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’art. L’artiste, le premier<br />

homme qui dresse une borne ou fait une marque 459 … »<br />

La spécularité fait partie intégrante <strong>de</strong> l’acte <strong>de</strong> création pour Kinbote : il se voit<br />

dans l’œuvre <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> peut ainsi l’étendre, en renouveler la portée en le<br />

transposant dans son propre territoire. Le poème est le fruit du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong><br />

458 Deleuze, Gilles, <strong>et</strong> Guattari, Félix, Mille Plateaux, op. cit., pp. 385-386.<br />

459 Deleuze, Gilles, <strong>et</strong> Guattari, Félix, Mille Plateaux, op. cit., p. 388.<br />

187


qui en est la base, dans une r<strong>et</strong>ournement ironique si l’on songe que Kinbote<br />

souhaiter insuffler les germes <strong>de</strong> la Zembla dans le poème <strong>de</strong> son ami. Comme<br />

dans une partie d’échecs, chaque joueur donne la possibilité à son adversaire<br />

d’élaborer sa création : la partie d’échecs se construit <strong>de</strong> manière polémique par<br />

une collaboration entre <strong>de</strong>ux polarités.<br />

Dans Le Tableau du Maître flamand, le jeu d’échecs perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> traduire un<br />

conflit entre <strong>de</strong>ux polarités sous le mo<strong>de</strong> du roman policier. Le joueur d’échecs<br />

<strong>de</strong>vient enquêteur essayant <strong>de</strong> déchiffrer les coups <strong>de</strong> son adversaire. Ce roman<br />

renouvelle le thème du miroir lié au jeu d’échecs . Le tableau représente un<br />

échiquier face à un miroir, introduisant <strong>de</strong> nouveau l’association entre<br />

spécularité <strong>et</strong> jeu d’échecs. C<strong>et</strong>te représentation concrète d’un miroir révèle son<br />

aspect herméneutique : les actions passées apparaissent à travers le<br />

positionnement <strong>de</strong>s pièces. La partie reflète l’i<strong>de</strong>ntité du meurtrier qui a eu sévit<br />

<strong>de</strong>s siècles auparavant. De plus, lorsque la partie d’échecs reprend, les coups<br />

proposés par le meurtrier traduisent, sur le mo<strong>de</strong> du ludique <strong>et</strong> métaphorique, ses<br />

violents assassinats.<br />

Le joueur d’échecs doit se r<strong>et</strong>rouver dans ce dédale <strong>de</strong> mouvements <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

significations comme Alice dans l’espace <strong>de</strong> la créativité libérée <strong>de</strong>s contraintes<br />

du langage. Espace <strong>et</strong> sémantique sont indissociables : afin <strong>de</strong> démasquer<br />

l’assassin qui se dissimule sous les coups qu’il propose, son adversaire, le joueur<br />

d’échecs analyse, la découpe, interprète les éléments hétérogènes <strong>de</strong> ces<br />

embryons <strong>de</strong> parties représentés par les diagrammes.<br />

Dans le roman <strong>de</strong> Zweig, le joueur d’échecs M.B…, emprisonné dans<br />

l’espace <strong>de</strong> sa cellule, s’en libère grâce aux associations créatives <strong>et</strong> centrifuges<br />

contenues dans le manuel d’échecs. Le jeu d’échecs, dont la structure quadrillée<br />

peut faire penser à une grille, est créateur <strong>de</strong> nouvelle espace pour le prisonnier.<br />

Le manuel lui propose une possibilité d’extraterritorialité qui lui perm<strong>et</strong><br />

d’échapper à l’exiguïté <strong>de</strong> l’espace <strong>et</strong> à la monotonie d’un temps uniforme. Par<br />

c<strong>et</strong>te stratégie échappatoire, M.B… supporte la pression crée par les Nazis. Son<br />

univers mental <strong>de</strong>vient un dédale complexe <strong>et</strong> hétérogène qui s’oppose à<br />

l’uniformité <strong>et</strong> l’homogénéité <strong>de</strong> son espace-temps <strong>de</strong> prisonnier.<br />

188


Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, le lecteur s’engouffre dans le dédale <strong>de</strong> la<br />

mémoire menant au centre mortifère du camp <strong>de</strong> la mort. Le récit s’élargit en<br />

cercles concentriques par le récit <strong>de</strong> Hans qui entrecoupe la trame policière du<br />

meurtre <strong>de</strong> Frisch. C<strong>et</strong>te énigme n’est jamais perdue <strong>de</strong> vue mais le lecteur est<br />

entraîné dans le méandres sinueuses du labyrinthe, dont le centre est l’espace du<br />

camp <strong>de</strong> la mort. Pour Tabori, le centre ne peut être, comme dans le récit crétois,<br />

que la <strong>de</strong>struction.<br />

Le labyrinthe apparaît dans les espaces parallèles <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi,<br />

comme dans Feu pâle, où une multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles cohabitent. La<br />

marche du cavalier organise l’appropriation <strong>de</strong> l’espace, pas à pas, avec <strong>de</strong>s<br />

embranchements à plusieurs possibilités. Comme dans les commentaires <strong>de</strong><br />

Kinbote, où les temps d’arrêt dans le même vers sont plus ou moins longs, les<br />

passages dans chaque case sont d’une durée variable. Comme au jeu d’échecs, le<br />

narrateur reste sur la même case pendant la durée <strong>de</strong> son choix. Ces<br />

déplacements réguliers <strong>et</strong> <strong>de</strong> durée variable qui perm<strong>et</strong>tent d’explorer la surface<br />

<strong>de</strong> l’immeuble peuvent être mis en perspective avec ce que Deleuze <strong>et</strong> Guattari<br />

disent du territoire <strong>et</strong> du rythme.<br />

Le territoire n’est pas premier par rapport à la marque qualitative, c’est la marque qui fait<br />

le territoire. Les fonctions dans un territoire ne sont pas premières, elles supposent<br />

d’abord une expressivité qui fait territoire. C’est bien en ce sens que le territoire, <strong>et</strong> les<br />

fonctions qui s’y exercent, sont <strong>de</strong>s produits <strong>de</strong> la territorialisation. La territorialisation est<br />

l’acte du rythme <strong>de</strong>venu expressif 460.<br />

L’exploration du territoire <strong>de</strong> l’immeuble selon certaines modalités <strong>et</strong> un certain<br />

rythme constitue la marque <strong>de</strong> l’auteur choisissant ses règles. Celles-ci<br />

organisent ces espaces labyrinthiques, suggérant la possibilité d’en trouver le<br />

centre. Cependant, certains facteurs d’imprévisibilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> désordre<br />

comprom<strong>et</strong>tent c<strong>et</strong> objectif.<br />

460 Deleuze, Gilles <strong>et</strong> Guattari, Félix, Mille Plateaux, op. cit., p. 388.<br />

189


2. Création : Ordre <strong>et</strong> chaos<br />

Tout jeu implique l’application d’un ensemble <strong>de</strong> règles 461 mais le ludus s’avère<br />

impossible sans part d’imprévisibilité. C<strong>et</strong>te composante constitue le plaisir<br />

même du jeu <strong>et</strong> sa dominante créative. L’équilibre entre l’ordre <strong>et</strong> le chaos<br />

perm<strong>et</strong> la création échiquéenne. Les pièces sont rangées selon un ordre précis en<br />

début <strong>de</strong> partie <strong>et</strong> correspon<strong>de</strong>nt, selon leur valeur, à <strong>de</strong>s mouvements<br />

déterminés : ces règles ne peuvent en aucun cas être transgressées. Cependant, la<br />

notion même <strong>de</strong> « variantes » laisse entrevoir la part <strong>de</strong> bifurcation, d’alternative<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> liberté qui font que le jeu n’est pas une mécanique répétitive, ce qui le rend<br />

intéressant <strong>et</strong> le situe hors du domaine <strong>de</strong> la certitu<strong>de</strong>.<br />

La réponse <strong>de</strong> l’adversaire n’est en aucun cas prévisible, elle ne constitue<br />

qu’une probabilité dans un grand nombre. La partie dans son ensemble est une<br />

inconnue totale. Chaque joueur explore un mon<strong>de</strong> possible à chaque coup auquel<br />

répond la partie adverse en suivant sa propre logique. Ainsi se tisse, au fil du<br />

temps, la création qu’est la partie d’échecs, fondée sur un caractère binaire,<br />

résultant d’une tension entre <strong>de</strong>ux logiques qui s’affrontent : leur buts sont<br />

diamétralement opposés, puisqu’il s’agit <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre le roi <strong>de</strong> l’adversaire en<br />

situation d’échec <strong>et</strong> mat.<br />

Le facteur temporel, qui fait alterner les coups <strong>et</strong> se traduit par <strong>de</strong>s mouvements<br />

sur l’échiquier, reste <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’incertain : chaque joueur dispose d’une<br />

durée <strong>de</strong> réflexion qu’il choisit. C’est ce qui faisait supposer au narrateur du récit<br />

d’Edgar Poe que <strong>de</strong>rrière la machine se cachait un être humain, puisque les<br />

461 C<strong>et</strong>te nécessité <strong>de</strong> règles dans le jeu est évoquée par Kostas Axelos. AXELOS, Kostas, Le<br />

Jeu du mon<strong>de</strong>, Paris : P.U.F., 1973, p. 429 : « Or, tous les jeux ont <strong>de</strong>s règles. Le jeu est la règle<br />

<strong>de</strong>s jeux réglés. »<br />

190


durées <strong>de</strong> réflexion étaient irrégulières 462 . C<strong>et</strong>te modalité du possible fait partie<br />

intégrante <strong>de</strong> l’être humain, la précision mécanique étant <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la<br />

machine.<br />

De l’Autre côté du miroir, Feu pâle, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Le Tableau du<br />

Maître flamand illustrent c<strong>et</strong> équilibre ludique entre le respect <strong>de</strong> la règle, sans<br />

lequel il n’y a pas <strong>de</strong> jeu, <strong>et</strong> qui impose ordre <strong>et</strong> prévisibilité, <strong>et</strong> le désordre, qu’il<br />

soit dû à l’aléatoire ou qu’il soit transgression volontaire <strong>de</strong> la règle. Dans les<br />

quatre œuvres, la création s’effectue grâce à un ordre imposé, à l’instar d’un<br />

joueur d’échecs qui construit par rapport à sa logique interne, <strong>et</strong> grâce à la<br />

surprise <strong>et</strong> à l’inattendu, désordre ludique <strong>et</strong> créatif.<br />

A. La règle comme mon<strong>de</strong> possible<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, œuvre oulipienne, la référence à la règle est la base<br />

<strong>de</strong> la création. L’organisation méthodique <strong>de</strong> l’œuvre par <strong>de</strong>s contraintes<br />

choisies par l’auteur, en réponse à tout élément <strong>de</strong> hasard dans la création, est<br />

évoqué dans Oulipo : Atlas <strong>de</strong> littérature potentielle : « Toute œuvre littéraire se<br />

construit à partir d’une inspiration […] qui est tenue à s’accommo<strong>de</strong>r tant bien<br />

que mal d’une série <strong>de</strong> contraintes <strong>et</strong> <strong>de</strong> procédures qui rentrent les unes dans les<br />

autres comme <strong>de</strong>s poupées russes 463 . »<br />

462 Poe, Edgar Allan, « Le joueur d’échecs <strong>de</strong> Maezel », in Collected Works of Edgar Poe. Voir<br />

Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres (XIXème-XXème s.), op. cit., p 118 : « Il<br />

postule que la régularité temporelle est essentielle au fonctionnement d’une machine <strong>et</strong> que les<br />

fluctuations temporelles que l’automate révèle en adaptant les intervalles entre ses coups non<br />

seulement aux intervalles entre les coups <strong>de</strong> l’adversaire, mais encore à la complexité <strong>de</strong> ces<br />

<strong>de</strong>rniers, passe les capacités d’une pure machine <strong>et</strong> qu’elle ressortit au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’esprit. »<br />

L’indice <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> l’être humain est l’irrégularité, l’imprévisibilité <strong>de</strong>s durées <strong>de</strong><br />

réflexion.<br />

463 Oulipo : Atlas <strong>de</strong> littérature potentielle, France : Gallimard, 1981, <strong>et</strong> 1988 pou F.A.S.T.L. , p.<br />

53.<br />

191


Le commentaire <strong>de</strong> Raymond Queneau m<strong>et</strong> l’accent sur l’aspect méthodique <strong>de</strong><br />

la construction littéraire, qui se construit selon un ordre dont l’auteur fixerait les<br />

règles <strong>de</strong> jeu. Des éléments rigoureux cadrent <strong>et</strong> structurent la création :<br />

l’échiquier <strong>de</strong> dix sur dix, la marche régulière du cavalier qui circule dans le<br />

cadre par sa trajectoire « cassée » - <strong>de</strong>ux cases puis une case, ou une case puis<br />

<strong>de</strong>ux cases, que ce soit en avant, en arrière, à gauche ou à droite ; ce<br />

déplacement implique la répétition du même pas, dans quelque direction que ce<br />

soit, mais il est soumis à l’interdiction absolue <strong>de</strong> revenir sur la même case 464 .<br />

Le préambule désigne les attributs <strong>de</strong> l’art du puzzle, qui est une référence<br />

permanente <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Ces indications données par l’auteur sont<br />

réitérées, mot pour mot, dans le chapitre consacré à Winkler, le faiseur <strong>de</strong><br />

puzzles. Seul le nombre <strong>de</strong> morceaux <strong>de</strong> puzzle, <strong>de</strong>ssinés pour illustrer le texte,<br />

ne coïnci<strong>de</strong> pas : les « bonshommes » ne sont plus qu’au nombre <strong>de</strong> trois au lieu<br />

<strong>de</strong> quatre, « les croix <strong>de</strong> Lorraine » que <strong>de</strong>ux, <strong>et</strong> non plus trois, <strong>et</strong> les croix<br />

passent du nombre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux à l’unicité. C<strong>et</strong>te croix ressemble d’ailleurs<br />

étrangement à une croix gammée 465 .<br />

La notion <strong>de</strong> répétition rend le texte prévisible <strong>et</strong> lui donne un caractère presque<br />

rituel <strong>et</strong> immuable. Elle est un facteur <strong>de</strong> prévisibilité. Dans Différence <strong>et</strong><br />

répétition, Gilles Deleuze évoque la règle comme répétition du même, qui<br />

fonctionne en opposition à l’aléatoire 466 . Les légères différences entre les <strong>de</strong>ssins<br />

m<strong>et</strong>tent en avant la notion <strong>de</strong> « variante », très usitée dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échecs.<br />

Les variantes sont <strong>de</strong>s possibilités <strong>de</strong> développement sur l’espace échiquéen à<br />

464 C<strong>et</strong>te forme du pas du cavalier fait penser à une sorte d’embryon <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tre hébraïque.<br />

465 C<strong>et</strong>te analogie n’est pas étonnante, étant donnée la ressemblance entre « Winkler » <strong>et</strong><br />

« Hitler ».<br />

466 Deleuze, Gilles, Différence <strong>et</strong> répétition, op. cit., p. 363 : « Un point aléatoire se déplace à<br />

travers tous les points sur les dés, comme une fois pour toutes les fois. Ces différents lancers qui<br />

inventent leurs propres règles, <strong>et</strong> composent le coup unique aux multiples formes, <strong>et</strong> au r<strong>et</strong>our<br />

éternel, sont autant <strong>de</strong> questions impératives […] Mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la « volonté» : entre les affirmations<br />

du hasard (questions impératives <strong>et</strong> décisoires) <strong>et</strong> les affirmations résultantes engendrées (cas <strong>de</strong><br />

solutions décisifs ou résolutions) se développe toute la positivité <strong>de</strong>s Idées. Le jeu du<br />

problématique <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’impératif a remplacé celui <strong>de</strong> l’hypothétique <strong>et</strong> du catégorique ; le jeu <strong>de</strong> la<br />

différence <strong>et</strong> <strong>de</strong> la répétition a remplacé celui du Même <strong>et</strong> <strong>de</strong> la représentation. »<br />

192


partir d’un même modèle, qui varie selon les ripostes <strong>de</strong> l’adversaire <strong>et</strong> la<br />

tactique du joueur. Dans Feu pâle, l’œuvre poétique <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> est récupérée par<br />

Kinbote. Il en offre une présentation dans son préambule, évoquant différentes<br />

variantes du même poème, que Sha<strong>de</strong> aurait modifiées.<br />

Il datait sa ou ses fiches non pas au moment <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières r<strong>et</strong>ouches mais au jour du<br />

premier j<strong>et</strong> ou <strong>de</strong> la première copie au n<strong>et</strong>. Je veux dire qu’il gardait la date <strong>de</strong> la véritable<br />

création plutôt que celle <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième ou la troisième version 467.<br />

Pour Kinbote, ces différentes fiches consignant le même poème, mais sous une<br />

forme plus ou moins corrigée aboutissant à une forme finale, constituent <strong>de</strong>s<br />

variantes, comme il en existe au jeu d’échecs. Dans ces formes répétées qui<br />

indiquent un ordre dans la création, la forme supérieure est la première qui a<br />

surgi <strong>de</strong> l’imaginaire du poète. Il indique la mise en ordre spatiale <strong>et</strong> temporelle<br />

du poème, qui comporte quatre parties, quatre chants, ce qui renvoie à la<br />

structure <strong>de</strong> l’échiquier.<br />

Kinbote prend soin <strong>de</strong> noter la distribution <strong>de</strong>s vers selon le chant ; le premier<br />

chant est constitué <strong>de</strong> 166 vers, ainsi que le quatrième, alors que 334 vers<br />

forment les chants <strong>de</strong>ux <strong>et</strong> trois. Kinbote évoque c<strong>et</strong>te structure, qui eût été<br />

parfaitement symétrique si le poète avait achevé le poème <strong>de</strong> 1000 vers (au lieu<br />

<strong>de</strong> 999), d’une manière analogue à celle d’un échiquier : « Il ne restait qu’un seul<br />

vers du poème à écrire (en l’occurrence le vers 1000) qui aurait été i<strong>de</strong>ntique au<br />

vers 1, <strong>et</strong> aurait complété la symétrie <strong>de</strong> la structure, avec ses <strong>de</strong>ux parties<br />

centrales i<strong>de</strong>ntiques, soli<strong>de</strong>s <strong>et</strong> amples, formant avec les <strong>de</strong>ux parties latérales<br />

plus courtes <strong>de</strong>ux ailes jumelles <strong>de</strong> cinq cents vers chacune 468 ».<br />

467 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 13 : « He marked his card or cards not with the date<br />

of his final adjustments, but with that of the his Corrected Draft or Fist Fair Copy. I mean, he<br />

preserved the date of actual creation rather than that of second or third thoughts. » (Feu pâle, op.<br />

cit., p. 42). L’usage <strong>de</strong>s majuscules pour les premières formes du poème suggère qu’elles sont<br />

plus importantes pour le commentateur.<br />

468 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit. pp. 14-15 : « There remained to be written only one<br />

line of the poem (namely verse 1000) which would have been i<strong>de</strong>ntical to line 1 and would have<br />

193


Le commentateur ajoute au poème un <strong>de</strong>rnier vers, le millième, qui est la<br />

répétition du premier vers évoquant l’oiseau s’écrasant sur l’espace transparent<br />

<strong>de</strong> la vitre. Ce vers, qui enrobe le poème, constitue la reprise du thème du miroir,<br />

structurant le récit échiquéen <strong>de</strong> Lewis Carroll De l’Autre côté du miroir. La<br />

création dans Feu pâle, semble impliquer la répétition du même, ce qui évoque<br />

les commentaires <strong>de</strong> Gilles Deleuze dans Différence <strong>et</strong> répétition. Il définit le<br />

principe <strong>de</strong> répétition comme la rémanence d’un élément dans le multiple, dans<br />

<strong>de</strong>s éléments différents 469 . Ce principe <strong>de</strong> répétition, d’extension du même sous<br />

<strong>de</strong>s formes diverses constitue l’axe central du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, comme l’indique<br />

clairement, <strong>de</strong> manière typographique, certains vers du texte originel, jouant sur<br />

le mélange du Français <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Anglais : « L’if, lifeless tree 470 .»<br />

Dans le paratexte qui précè<strong>de</strong> l’espace du poème, Kinbote indique les points <strong>de</strong><br />

repères temporels qui ont structuré le processus <strong>de</strong> création, tout mouvement<br />

impliquant le passage du temps, comme au jeu d’échecs (le premier chant du 2<br />

juill<strong>et</strong> au 4 juill<strong>et</strong>, le second du 5 au 11 juill<strong>et</strong>, la création du troisième dure une<br />

semaine, du 11 ou 18, <strong>et</strong> le <strong>de</strong>rnier est commencé le 19 471 ). La date<br />

compl<strong>et</strong>ed the symm<strong>et</strong>ry of the structure, with its two i<strong>de</strong>ntical central parts, solid and ample,<br />

forming tog<strong>et</strong>her with the shorter flanks twin wings of five hundred verses ». (Feu pâle, op. cit.,<br />

p. 43). La notion <strong>de</strong> semblable (la « Zembla ») mais non i<strong>de</strong>ntique apparaît dès lors : l’écart est<br />

infime entre la structure en mille vers qu’aurait dû adopter le poème <strong>et</strong> celle qu’elle a en fin <strong>de</strong><br />

compte. Le verbe anglais to compl<strong>et</strong>e indique une idée d’achèvement, d’aller jusqu’à la fin d’un<br />

processus. L’inachèvement crée l’écart, dont peut-être la possibilité <strong>de</strong> continuer à construire « le<br />

semblable », « la Zembla ». Nous sommes au cœur <strong>de</strong> la théorie <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> : il eût été<br />

possible d’achever l’ordre symétrique absolu, mais cela n’a pas été actualisé : dans c<strong>et</strong>te brèche,<br />

il est possible d’expérimenter un autre possible, une autre variante.<br />

469 Deleuze, Gilles, Différence <strong>et</strong> répétition, Paris : P.U. F., 1968, p. 59 : «L’éternel r<strong>et</strong>our ne fait<br />

pas revenir « le même », mais le <strong>de</strong>venir constitue le seul même <strong>de</strong> ce qui <strong>de</strong>vient. Revenir, c’est<br />

le <strong>de</strong>venir i<strong>de</strong>ntique du <strong>de</strong>venir lui-même. Revenir est donc la seule i<strong>de</strong>ntité, mais l’i<strong>de</strong>ntité<br />

comme puissance secon<strong>de</strong>, l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> la différence, l’i<strong>de</strong>ntique qui se dit du différent, qui<br />

tourne autours du différent. Une telle i<strong>de</strong>ntité, produite par la différence, est déterminée comme<br />

« répétition. »<br />

470 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 44. (Feu pâle, op.cit., p. 80 : « L’if, arbre sans<br />

vie. »)<br />

471 I<strong>de</strong>m, p. 14 (I<strong>de</strong>m, p. 42).<br />

194


d’achèvement du quatrième chant reste approximative, car Sha<strong>de</strong> annonce à<br />

Kinbote le soir du 21 juill<strong>et</strong> « la fin ou presque <strong>de</strong> son labeur 472 ». Ce cadre que<br />

donne Kinbote préalablement à la lecture du poème gar<strong>de</strong> une dimension<br />

d’incertitu<strong>de</strong> pour ce qui est <strong>de</strong> la fin du poème. C<strong>et</strong> écart laisse une brèche par<br />

laquelle Kinbote introduit son propre imaginaire.<br />

Kinbote annonce une structure au lecteur avant même qu’il ne découvre le<br />

poème, cerné par c<strong>et</strong>te préface <strong>et</strong> par l’in<strong>de</strong>x final. Dans De l’Autre côté du<br />

miroir, le diagramme échiquéen annonce la victoire d’Alice, le pion blanc, en<br />

onze coups. C<strong>et</strong>te structure ressemble au problème échiquéen, où l’issue <strong>de</strong> la<br />

partie est indiquée, en précisant le nombre <strong>de</strong> coups pour y aboutir. A la<br />

différence du problème échiquéen classique, Lewis Carroll annonce toute la<br />

partie, en découpant <strong>de</strong> manière autoritaire tous les mouvements sur l’échiquier,<br />

ne laissant aucun possibilité au joueur d’échecs d’imaginer le déroulement <strong>de</strong> la<br />

partie.<br />

C<strong>et</strong>te mise en ordre préalable est posée comme un cadre dans lequel la position<br />

initiale d’Alice correspond à une <strong>de</strong>s huit places <strong>possibles</strong> du pion au départ. Les<br />

<strong>de</strong>ux couleurs structurant la traversée d’Alice se r<strong>et</strong>rouvent dans ce schéma<br />

échiquéen qui donne un sens (direction <strong>et</strong> signification) à la traversée d’Alice.<br />

Le déplacement dans l’espace constitue la métaphore <strong>de</strong> la création littéraire. La<br />

traversée d’Alice illustre la séparation, évoquée par Jacobson 473 , entre la langue<br />

conventionnelle <strong>et</strong> dénotative, <strong>et</strong> la langue poétique <strong>et</strong> métaphorique. Le récit est<br />

structuré par ces <strong>de</strong>ux polarités. Le diagramme, faussement contraignant, illustre<br />

le glissement d’une métaphore à une autre où la logique n’est plus assuj<strong>et</strong>tie aux<br />

signifiés mais au jeu entre signifiants.<br />

Dans Le Tableau du Maître flamand, les diagrammes ont une propriété<br />

explicative : le joueur d’échecs fait une analyse rétrospective qui suit l’ordre <strong>et</strong><br />

la logique du jeu d’échecs. Le joueur, mise en abyme du lecteur déchiffrant<br />

472 Ibid., p. 15 : « the end, or almost the end, of his labors ». ( Ibid., p. 43). De nouveau,<br />

l’incertitu<strong>de</strong> se glisse dans le texte, l’orientant vers un mon<strong>de</strong> possible, mais pas forcément<br />

réalisé. La volonté <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> était peut-être <strong>de</strong> laisser le poème inachevé.<br />

473 Jacobson, Roman, Essais <strong>de</strong> linguistique générale, Paris : Minuit, 1963.<br />

195


l’énigme, recrée les mouvements à rebours <strong>de</strong>s pièces afin <strong>de</strong> savoir qui a « tué<br />

le cavalier » (ou « chevalier ») : double menace qui rappelle la spécificité du<br />

cavalier au jeu d’échecs, qui peut menacer <strong>de</strong>ux pièces à la fois. Les différents<br />

diagrammes donnent une forme concrète <strong>et</strong> visuelle à la succession <strong>de</strong>s<br />

déplacements : « Si vous voulez, je peux vous expliquer le raisonnement que j’ai<br />

suivi pour remonter en arrière 474 ». Le joueur d’échecs écarte tous les choix <strong>et</strong><br />

bifurcations qui n’ont pas pu avoir lieu en toute logique échiquéenne, afin <strong>de</strong><br />

déterminer avec la plus forte probabilité possible les mouvements qui se sont<br />

succédés sur l’espace échiquéen. Il aboutit au nécessairement vrai, en se basant<br />

sur l’ordre échiquéen 475 . Il fait partager aux lecteur ses raisonnements ordonnés,<br />

dont la logique implacable arrive à la quasi certitu<strong>de</strong> d’un déplacement précis <strong>de</strong><br />

la dame noire.<br />

Le jeu a ses règles propres <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> d’exploiter la structure comme fin en soi en<br />

littérature 476 , d’où la fascination <strong>de</strong>s auteurs oulipiens pour la règle : elle offre un<br />

moyen d’ordonner l’œuvre, lui donnant un sens « en soi » 477 . Dans le préambule<br />

<strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, dont le texte est répété dans un chapitre consacré à<br />

Winkler, le rôle <strong>de</strong>s faiseurs <strong>de</strong> puzzles est associé à la ruse <strong>et</strong> au piège. C<strong>et</strong>te<br />

stratégie implique le recours à un principe organisateur masqué sous <strong>de</strong>s<br />

474 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. : « Si quieren, puedo explicarles el<br />

razonamiento que he seguido hacia atrás ». (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p 114).<br />

475 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., pp. 142-43 : « Eliminando lo imposible,<br />

cuanto nos queda tiene forzosamente que ser cierto ». (I<strong>de</strong>m, op. cit., p. 119) Le joueur emprunte<br />

mentalement toutes les possibilités du labyrinthe pour arriver au centre, à ce qui s’est<br />

« forcément » passé. Il exclut certains coups pour arriver aux <strong>de</strong>s conclusions précises en suivant<br />

un raisonnement quasiment scientifique : les noirs ont joué, neuf <strong>de</strong>s dix pièces noires n’ont pas<br />

pu bouger, la seule pièce qui ait pu bouger est la dame <strong>et</strong> trois <strong>de</strong>s quatre mouvements<br />

hypothétiques <strong>de</strong> la dame sont im<strong>possibles</strong>. Il aboutit donc à un quasi certitu<strong>de</strong> en faisant<br />

intervenir l’ordre <strong>de</strong> la logique.<br />

476 On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il n’y a pas une affinité entre le développement du structuralisme en<br />

critique littéraire <strong>et</strong> le mouvement d’Oulipo en littérature.<br />

477 Le sens se distingue <strong>de</strong> la signification, qui existe par rapport à un référent, au mon<strong>de</strong><br />

empirique. C’est la distinction qu’établit Frege entre « Sinn » (« sens ») <strong>et</strong> Be<strong>de</strong>utung<br />

(signification).<br />

196


apparences trompeuses afin d’induire en erreur : le jeu est basé sur un écart entre<br />

celui qui maîtrise les règles <strong>et</strong> les clés <strong>de</strong> l’énigme <strong>et</strong> « la partie adverse » qui<br />

recherche la solution, le but étant <strong>de</strong> se superposer totalement au raisonnement<br />

du créateur initial qu’est le faiseur <strong>de</strong> puzzles : « La résolution du puzzle<br />

consistera simplement à essayer à tour <strong>de</strong> rôle toutes les combinaisons<br />

<strong>possibles</strong> 478 ».<br />

Ces tentatives <strong>de</strong> trouver la bonne combinaison entre les pièces présentent une<br />

analogie avec le problème échiquéen. Dans Le Tableau du Maître flamand, le<br />

joueur d’échecs s’évertue à r<strong>et</strong>rouver un ordre caché en imbriquant les coups les<br />

uns avec les autres : « La dame noire est b2, avant <strong>de</strong> s’installer en c2. Nous<br />

<strong>de</strong>vons maintenant découvrir par quel coup les blancs ont forcé la dame à<br />

effectuer ce mouvement 479 . » Il tente <strong>de</strong> trouver la réponse à l’énigme en<br />

essayant plusieurs variantes. La notion <strong>de</strong> ruse <strong>et</strong> <strong>de</strong> tromperie apparaît dans la<br />

secon<strong>de</strong> partie du roman, lorsque l’assassin reprend les comman<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la partie<br />

en réorganisant les éléments ou les pièces entre elles, en leur redonnant un sens<br />

dans son propre contexte.<br />

C<strong>et</strong>te ré-appropriation <strong>de</strong> l’espace échiquéen, dont le sens est transposé à<br />

l’univers <strong>de</strong> l’assassin, se construit <strong>de</strong> manière autoritaire. César impose sa<br />

propre logique en ne laissant aucun choix au joueur d’échecs qui s’oppose à lui :<br />

« Je suppose que ces points d’interrogation nous invitent à jouer ces coups 480 ».<br />

En réalité, ces coups ne sont pas <strong>de</strong>s suggestions. Ils revêtent un caractère<br />

autoritaire, qui rappelle l’utilisation du diagramme par Lewis Carroll, qui affirme<br />

478 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 19.<br />

479 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. « La dama negra se encuentra todavía<br />

en B2, antes <strong>de</strong> <strong>de</strong>splazarse a C2. Así que ahora tendremos que averiguar la jugada <strong>de</strong> las blancas<br />

que ha obligado a la dama a efectuar ese movimiento. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit.,<br />

p. 120)<br />

480 I<strong>de</strong>m, op. cit., p. : “Imagino que esos signos son una invitación a que realicemos las jugadas. »<br />

(I<strong>de</strong>m, op. cit., p. 254) Les propositions <strong>de</strong> jeu s’expriment par le co<strong>de</strong> échiquéen : <strong>de</strong><br />

l’association d’un chiffre <strong>et</strong> d’une l<strong>et</strong>tre pour indiquer un mouvement particulier. Une l<strong>et</strong>tre<br />

initiale indique la pièce déplacée. Lorsqu’il s’agit d’indiquer les coups qu’il attend <strong>de</strong> la part <strong>de</strong><br />

ces adversaires, l’assassin César, au nom emblématique du pouvoir qu’il détient, ajoute un point<br />

d’interrogation (De7 ? Db3 rd4 ? pb7x pc6 : la prise d’une pièce est transcrite par le signe x).<br />

197


ainsi sa maîtrise absolue sur un jeu en apparence livré à lui même. Dans le<br />

roman <strong>de</strong> Pérez-Reverte, c’est l’assassin qui mène c<strong>et</strong>te danse macabre selon sa<br />

propre logique. La règle <strong>de</strong>vient omniprésente <strong>et</strong> toute-puissante.<br />

La soumission à la règle perm<strong>et</strong> d’établir un ordre, que l’auteur élabore<br />

consciemment, sans se laisser envahir par les facteurs d’aléatoire. Le mouvement<br />

Oulipo définit la contrainte comme un anti-hasard : « Le caractère intentionnel,<br />

volontaire, <strong>de</strong> la contrainte […] est indissolublement lié pour lui à ce vif refus du<br />

hasard <strong>et</strong> encore plus <strong>de</strong> l’équation souvent faite entre hasard <strong>et</strong> liberté 481 .»<br />

Cependant, dans le roman <strong>de</strong> Pérez-Reverte, les règles se multiplient,<br />

envahissent l’espace <strong>de</strong> la réalité, <strong>de</strong>venant un facteur <strong>de</strong> désordre qui échappe à<br />

la volonté <strong>et</strong> à la maîtrise <strong>de</strong>s personnages sur leur vie.<br />

B. Prolifération <strong>de</strong> la règle<br />

Toute l’ambiguïté du mot « règle » rési<strong>de</strong> dans l’opposition totale <strong>de</strong> ses<br />

domaines d’application. D’une part, les règles recouvrent <strong>de</strong>s principes <strong>de</strong><br />

conduite conventionnels qui régissent la vie sociale. Poussées à l’extrême, ces<br />

règles peuvent aboutir à une discipline autoritaire, voire totalitaire 482 . D’autre<br />

part, tout jeu appelle l’acceptation <strong>de</strong> règles, créatrices <strong>de</strong> jeu. Le ludique<br />

implique <strong>de</strong>s règles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s contraintes. C<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> nécessité dans le jeu<br />

évoque les commentaires Roger Caillois.<br />

Les lois confuses <strong>et</strong> embrouillées <strong>de</strong> la vie ordinaire sont remplacées, dans c<strong>et</strong> espace<br />

défini <strong>et</strong> pour un temps donné, par <strong>de</strong>s règles précises, arbitraires, irrécusables, qu’il faut<br />

accepter comme telles <strong>et</strong> qui prési<strong>de</strong>nt au déroulement correct <strong>de</strong> la partie. Le tricheur, s’il<br />

481 Oulipo : Atlas <strong>de</strong> littérature potentielle, op. cit., p. 56.<br />

482 Le roman <strong>de</strong> Perec W ou souvenir d’enfance illustre la manière dont fonctionne le système<br />

totalitaire. Dans l’île W, l’organisation <strong>de</strong> l’espace <strong>et</strong> du temps est soumis à <strong>de</strong>s règles rigi<strong>de</strong>s <strong>et</strong><br />

arbitraires, qui apparaissent dans les activités sportives.<br />

198


les viole, feint du moins <strong>de</strong> les respecter. […] Le jeu n’a pas d’autre sens que lui-même.<br />

C’est d’ailleurs pourquoi ces règles sont impérieuses <strong>et</strong> absolues : au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute<br />

discussion 483.<br />

Dans le roman <strong>de</strong> Pérez-Reverte, la partie d’échecs du tableau <strong>de</strong>vient le référent<br />

du meurtrier, qui réanime la partie figée sur le tableau. Ses meurtres s’effectuent<br />

en concordance avec les déplacements qu’il propose au joueur d’échecs chargé<br />

<strong>de</strong> démasquer ses intentions meurtrières : l’échiquier <strong>de</strong>vient un miroir <strong>de</strong> la<br />

réalité, qui est envahie par les règles échiquéennes. C<strong>et</strong>te adéquation<br />

obsessionnelle à la règle engendre une discordance, qui aboutit à un<br />

débor<strong>de</strong>ment du jeu sur la réalité 484 .<br />

La règle <strong>de</strong>vient tyrannique <strong>et</strong> enferme le joueur dans <strong>de</strong>s résolutions<br />

mécaniques. Il s’agit <strong>de</strong> démonter la pensée du tueur <strong>et</strong> sa stratégie <strong>de</strong> manière<br />

purement rationnelle, en se fiant uniquement aux règles <strong>de</strong> l’échiquier.<br />

L’émotionnel, l’humain sont larvés par la lecture purement abstraite du joueur<br />

d’échecs qui se poursuit sur les diagrammes échiquéens. Le tueur codifie<br />

astucieusement le déroulement <strong>de</strong>s actions à partir d’associations échiquéennes,<br />

où le référent permanent <strong>de</strong>vient la partie d’échecs. Dès le premier meurtre 485 ,<br />

pour marquer son omniprésence, l’assassin mystérieux laisse une trace <strong>de</strong> son<br />

passage dans la vie <strong>de</strong> Julia, une p<strong>et</strong>ite carte avec une énigme (Tb3 ?…Pd7-d5).<br />

C<strong>et</strong>te annotation connecte directement la partie d’échecs avec sa stratégie<br />

meurtrière 486 .<br />

Quelqu’un […] semble s’intéresser à la partie d’échecs du tableau. […] Qui que ce soit, il<br />

connaît le déroulement <strong>de</strong> la partie <strong>et</strong> sait, ou imagine, que nous avons découvert son<br />

483 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes : Le masque <strong>et</strong> le vertige, op. cit., p. 3<br />

484 Ce suj<strong>et</strong> sera abordé <strong>de</strong> manière plus précise dans la <strong>de</strong>rnière partie <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>, consacrée<br />

à l’interaction entre les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

485 L’assassinat d’Alvaro, ancien amant <strong>de</strong> Julia, constitue le premier meurtre du roman.<br />

486 Il y a dysfonctionnement : ce qui <strong>de</strong>vrait constituer une création <strong>de</strong>vient <strong>de</strong>struction.<br />

199


secr<strong>et</strong> en jouant à l’envers. Parce qu’il nous propose maintenant <strong>de</strong> continuer à jouer en<br />

avant ; <strong>de</strong> reprendre le jeu à partir <strong>de</strong>s pièces sur le tableau 487.<br />

Le joueur inconnu crée sa variante <strong>de</strong> la partie d’échecs à partir <strong>de</strong> ce qui existe<br />

déjà. Il m<strong>et</strong> en place sa stratégie, non ex nihilo, mais en se fondant sur le réel, ou<br />

plutôt sur une mise en abyme fictionnelle du mon<strong>de</strong> référentiel, la partie<br />

d’échecs du tableau. Il transpose la partie, à la manière dont une œuvre littéraire<br />

peut être déplacée dans un autre contexte. Le tableau est le pivot du roman qui<br />

relie les différentes spatialités <strong>et</strong> temporalités.<br />

L’intrigue contenue dans le tableau est détournée par l’assassin : dans une<br />

relation en miroir, le joueur d’échecs Muñoz doit se placer du point <strong>de</strong> vue du<br />

meurtrier afin <strong>de</strong> démonter sa logique <strong>et</strong> déchiffrer ses intentions. Ainsi<br />

l’intrigue du tableau se trouve-t-elle transposée dans un autre contexte. Le joueur<br />

d’échecs attribue à la partie un nouveau « sens 488 », direction <strong>et</strong> signification à la<br />

fois, en se basant sur les règles échiquéennes.<br />

Ces <strong>de</strong>ux acceptions du mot « sens » apparaissent dans De l’Autre côté du<br />

miroir. Au-<strong>de</strong>là du miroir, le « sens » <strong>de</strong> la réalité est inversé, ce qui modifie les<br />

règles déplacements dans l’espace 489 <strong>et</strong> les principes <strong>de</strong> la logique. C<strong>et</strong>te<br />

487 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. « Alguien [...] parece interesado en la<br />

partida <strong>de</strong> ajedrez que se ruega en ese cuadro. […] Sea quien sea, conoce al <strong>de</strong>sarrollo <strong>de</strong> la<br />

partida, y sabe, o imagina, que hemos resuelto su secr<strong>et</strong>o hacia atrás. Porque propone seguir<br />

movimiento hacia a<strong>de</strong>lante ; continuar el juego a partir <strong>de</strong> la posición que les piezas ocupan en el<br />

cuadro. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., pp. 165-66) Le joueur inconnu inverse le<br />

« sens » <strong>de</strong> la partie. Partant du réel, <strong>de</strong> la partie existante, il m<strong>et</strong> en œuvre sa propre création, qui<br />

s’avère être une <strong>de</strong>struction. L’expression espagnole « sea quien sea » traduit, par la redondance,<br />

une eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> circularité : l’adversaire n’est pas i<strong>de</strong>ntifié <strong>et</strong> peut être n’importe qui connaissant le<br />

tableau.<br />

488 Nouveau « sens » qui se manifeste aussi dans le fait que l’œuvre picturale représente le réel,<br />

effectuant un déplacement du réel au fictionnel : au contraire, la partie du meurtrier <strong>de</strong>vient<br />

représentation ou prédiction <strong>de</strong> ce qui ce passe dans le mon<strong>de</strong> empirique.<br />

489 C<strong>et</strong>te inversion est exprimée par les l<strong>et</strong>tres à l’envers du poème, qui fonctionne comme un<br />

« refl<strong>et</strong> » du poème, son double inversé. (Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre<br />

côté du miroir, op. cit., pp. 64-65 ). Commentant le rôle <strong>de</strong>s personnages <strong>de</strong> Alice au Pays <strong>de</strong>s<br />

merveilles <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Autre côté du miroir dans Logique du sens (Paris : Minuit, 1969, pp. 95-96),<br />

200


nouvelle logique, rencontrée au-<strong>de</strong>là du miroir, n’équivaut pas à une négation<br />

<strong>de</strong>s règles : au contraire, elle n’existerait pas sans les règles <strong>de</strong> départ. De l’autre<br />

côté du miroir, les règles prolifèrent, comme le souligne Jean-Jacques Lecercle<br />

dans son analyse <strong>de</strong> ce qu’il appelle le « sac à malices » 490 . Le reste, la langue<br />

créative, est constitué à la fois par les procédés rhétoriques du jeu conscient <strong>et</strong><br />

méthodique, analogue à la stratégie échiquéenne, <strong>et</strong> par la langue laissée à elle-<br />

même 491 .<br />

Gilles Deleuze évoque la figure <strong>de</strong> la bifurcation, qui traduit une dualité, comme étant opposée à<br />

la trajectoire unidirectionnelle : « De l’autre côté du miroir, le lièvre <strong>et</strong> le chapelier sont repris<br />

dans les <strong>de</strong>ux messagers, l’un pour aller, l’autre pour le venir, l’un pour chercher, l’autre pour<br />

rapporter, suivant les <strong>de</strong>ux directions simultanées <strong>de</strong> l’Aiôn. Plus encore, Tweedledum <strong>et</strong><br />

Tweedle<strong>de</strong>e témoignent <strong>de</strong> l’indécidabilité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux directions, <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’infinie subdivision <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux sens dans chaque direction sur la route se scindant en plusieurs chemins qui indique leur<br />

maison.<br />

490 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 97 : « Mon sac à malices s’est<br />

révélé bien rempli. C’est que j’ai voulu montrer que le reste faisait r<strong>et</strong>our partout dans la langue,<br />

dans notre usage quotidien <strong>de</strong>s mots, autant que dans ces jeux complexes que l’on nomme<br />

écriture. Le reste est là, aux <strong>de</strong>ux extrémités du spectre : dans le discours autorisé, riche en<br />

procédés <strong>et</strong> autres fleurs <strong>de</strong> rhétorique <strong>de</strong> l’auteur, <strong>et</strong> dans le développement autonome <strong>de</strong> la<br />

langue, ce procès sans suj<strong>et</strong>. La brissétisation <strong>et</strong> la wolfsonisation ne sont pas nécessairement <strong>de</strong>s<br />

symptômes <strong>de</strong> démence ou d’habilité du locuteur. Ils indiquent seulement qu’il se laisse aller,<br />

qu’il cè<strong>de</strong> aux provocations <strong>de</strong> la langue. » Afin d’illustrer le travail du reste, Lecercle prend<br />

<strong>de</strong>ux exemples. Le premier est Briss<strong>et</strong>, linguiste français, dont Lecercle décrit la métho<strong>de</strong><br />

délirante (i<strong>de</strong>m, p. 68 ): « Sa métho<strong>de</strong> est simple : elle repose sur l’étymologie poussée à l’excès<br />

[…] Le délire <strong>de</strong> Briss<strong>et</strong> ne rési<strong>de</strong> pas dans sa foi en l’étymologie, mais dans sa pratique <strong>de</strong><br />

l’analyse étymologique excessive, parce que multiple. » L’usage du langage rappelle<br />

singulièrement l’arborescence du jeu d’échecs. Les phrases semblent s’interpeller entre elles en<br />

un foisonnement où la règle ressemble paradoxalement au désordre. A titre d’exemple : « Les<br />

<strong>de</strong>nts, la bouche, Les <strong>de</strong>nts la bouchent L’ai<strong>de</strong> dans la bouche, L’ai<strong>de</strong> en la bouche » (on croirait<br />

assister à un jeu oulipien). L’autre exemple qu’il donne est Louis Wolfson, juif américain<br />

schizophrène qui, ne supportant pas d’entendre <strong>de</strong>s mots <strong>de</strong> sa langue maternelle, l’anglais, avait<br />

inventé une technique <strong>de</strong> traduction instantanée en français, allemand, russe <strong>et</strong> hébreu. Ce<br />

procédé rappelle l’écriture <strong>de</strong> Joyce, fondée sur le multi-linguisme polysémique.<br />

491 Lewis Carroll affirmait qu’il fallait s’occuper du sens, <strong>et</strong> que les sons s’occupaient d’eux-<br />

mêmes.<br />

201


Il y a excès <strong>de</strong> contraintes dans ce passage à la langue créative, où les sens<br />

bifurquent en doubles attaques échiquéennes <strong>et</strong> en menaces polymorphes, au gré<br />

<strong>de</strong>s sons produits par la langue: « It sounds like a horse […] You might make a<br />

joke on that–som<strong>et</strong>hing about « horse » and « hoarse » 492 . »<br />

La prolifération <strong>de</strong> règles renforce l’aspect labyrinthique <strong>de</strong> la partie d’échecs,<br />

ou du problème d’échecs, les <strong>de</strong>ux éléments étant combinés dans Le Tableau du<br />

Maître flamand : « Dans ce labyrinthe mystérieux, qu’il suffisait d’entrevoir<br />

pour frissonner d’impuissance <strong>et</strong> <strong>de</strong> terreur, Muñoz était le seul qui savait<br />

interpréter les signes, qui était en possession <strong>de</strong>s clés pour entrer <strong>et</strong> sortir sans se<br />

faire dévorer par le Minotaure 493 . » Le joueur d’échecs affronte l’assassin<br />

mystérieux tout en résolvant un problème d’échecs. Il doit démêler les fils du<br />

raisonnement <strong>de</strong> l’assassin afin <strong>de</strong> trouver l’ordre caché <strong>de</strong>rrière le désordre <strong>de</strong> la<br />

prolifération.<br />

Alice s’engage également dans le dédale <strong>de</strong> l’espace échiquéen, à l’apparence<br />

chaotique 494 , mais gouvernée par <strong>de</strong>s règles qui sont subversives par rapport à la<br />

réalité <strong>et</strong> qui inversent les lois <strong>de</strong> la logique, comme le montre le passage <strong>de</strong> la<br />

rencontre entre Alice <strong>et</strong> la reine rouge.<br />

492 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 92-93. Les<br />

mots horse, « cheval », <strong>et</strong> hoarse, « enroué », forment <strong>de</strong>s doubles phonétiques, ce qui renvoie à<br />

la tension entre le semblable <strong>et</strong> le différent qui existe dans le langage métaphorique, comme l’a<br />

souligné Paul Ricoeur dans La Métaphore vive. Il y a un double jeu, une double attaque, puisque<br />

les <strong>de</strong>ux mots sont presque i<strong>de</strong>ntiques phonétiquement <strong>et</strong> que, <strong>de</strong> plus, le mot sounds indique à<br />

la fois la similitu<strong>de</strong> (ressembler, sembler) <strong>et</strong> la question du son (il signifie aussi « son »).<br />

493 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., pp. 221-22 : « En el laberinto misterioso<br />

cuya sola consi<strong>de</strong>ración hacía estremecerse <strong>de</strong> impotencia y miedo, Muñoz era el único que sabía<br />

interpr<strong>et</strong>ar los signos ; que estaba en posesión <strong>de</strong> las claves para entrar y salir sin que lo<br />

<strong>de</strong>vorarse el Minotauro.» (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 186). Le joueur d’échecs<br />

possè<strong>de</strong> les clés pour se diriger dans le dédale <strong>de</strong>s possibilités. Il a la faculté d’éviter le danger <strong>de</strong><br />

la perdition dans le labyrinthe représenté par le Minotaure.<br />

494 Dès qu’elle passe <strong>de</strong> l’autre côté du miroir, Alice insiste sur le désordre qui semble régner<br />

dans ce mon<strong>de</strong> du refl<strong>et</strong>.<br />

202


« Je crois que je vais aller au-<strong>de</strong>vant d’elle », dit Alice. […] « Vous n’avez pas la possibilité<br />

<strong>de</strong> faire cela, dit la rose ; moi, je vous conseillerais plutôt d’aller dans l’autre sens. » Ce<br />

propos parut absur<strong>de</strong> à Alice ; elle ne répondit rien mais se dirigea immédiatement vers la<br />

Reine Rouge. A sa gran<strong>de</strong> surprise, elle la perdit <strong>de</strong> vue en un instant, pour se r<strong>et</strong>rouver<br />

en train <strong>de</strong> franchir le seuil <strong>de</strong> la maison. […] Elle décida d’essayer, c<strong>et</strong>te fois-là, <strong>de</strong><br />

marcher dans la direction opposée. Cela réussit admirablement 495 .<br />

Alice essaie les <strong>de</strong>ux possibilités dont l’une ne fonctionne pas <strong>et</strong> l’autre, non<br />

conforme à la logique habituelle, lui perm<strong>et</strong> d’arriver à ses fins, rencontrer la<br />

reine rouge sur l’échiquier. Ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’échiquier n’a que l’apparence du<br />

chaos ; en fait, les règles n’y sont pas niées mais prolifèrent, manifestant le<br />

travail du reste, la langue <strong>de</strong>s signifiants jouant entre eux, ainsi que le souligne<br />

Jean-Jacques Lecercle : « Mais l’excès <strong>de</strong> règles <strong>et</strong> <strong>de</strong> contraintes n’étouffe pas<br />

le travail du reste : il en est en contraire le symptôme 496 . »<br />

Sur la surface <strong>de</strong> l’échiquier, une logique inversée produit le sens, <strong>de</strong> case en<br />

case, logique où les règles du jeu d’échecs font irruption : en réponse au souhait<br />

d’Alice d’être un pion blanc, la reine rouge lui rappelle certaines règles : « Pour<br />

commencer, vous prendrez place dans la secon<strong>de</strong> case ; <strong>et</strong> quand vous serez à la<br />

495 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 76-79 :<br />

« « I think I’ll go and me<strong>et</strong> her », said Alice. […] « You can’t possibly do that », said the<br />

Rose : « I should advise you to walk the other way ». This soun<strong>de</strong>d nonsense to Alice, so she<br />

said nothing, but s<strong>et</strong> off at once towards the Red Queen. To her surprise, she lost sight of her in a<br />

moment, and found herself walking in at the front-door again. […] She thought she would try the<br />

plan, this time, of walking in the opposite direction. It succee<strong>de</strong>d beautifully. » L’expression <strong>de</strong><br />

la modalité m<strong>et</strong> l’accent sur l’impossibilité (« You can’t possibly do that »), la rose proclamant<br />

haut <strong>et</strong> fort que la règle ne correspond pas à celles du mon<strong>de</strong> d’Alice. Ce mon<strong>de</strong> possible<br />

fonctionne « à l’envers » : la notion d’impossibilité y est inversée. L’auxiliaire modal should<br />

perm<strong>et</strong> à la rose d’exprimer ce qui est la règle à respecter dans le mon<strong>de</strong> du « refl<strong>et</strong> », <strong>de</strong> l’image<br />

inversée. C<strong>et</strong>te inversion <strong>de</strong>s lois directionnelles est l’expression même du nonsense, comme le<br />

souligne Alice.<br />

496 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 90.<br />

203


huitième case, vous serez reine 497 . » Parfois la règle échiquéenne surgit, non <strong>de</strong><br />

manière rigoureuse comme semble l’annoncer le préambule, mais brutalement,<br />

comme par exemple l’alternance entre déplacement <strong>de</strong> la pièce manipulée sur<br />

l’échiquier <strong>et</strong> immobilisme pendant les moments <strong>de</strong> réflexion ; ce dualisme du<br />

mouvement apparaît justement lorsque la reine rouge rappelle à Alice la règle<br />

échiquéenne du pion qui, partant d’une case <strong>de</strong> son camp, peut se muer en reine,<br />

s’il atteint le camp adversaire. La reine est d’ailleurs interrompue dans sa phrase.<br />

A ce moment précis, on ne sait trop pourquoi, elles se mirent à courir. Lorsqu’elle y<br />

réfléchit par la suite, Alice ne put jamais très bien comprendre comment cela avait<br />

commencé : tout ce dont elle se souvint c’est qu’elles couraient en se tenant par la main <strong>et</strong><br />

que la reine allait si vite que la fill<strong>et</strong>te avait toutes les peines du mon<strong>de</strong> à se maintenir à sa<br />

hauteur ; <strong>et</strong> aussi que la reine ne cessait <strong>de</strong> crier : « Plus vite ! Plus vite ! » 498.<br />

C<strong>et</strong>te course effrénée <strong>et</strong> subite laisse Alice impuissante <strong>et</strong> passive comme une<br />

pièce sur l’échiquier manipulée par un joueur invisible. L’arrêt <strong>de</strong> ce<br />

déplacement impromptu s’avère tout aussi inattendu <strong>et</strong> surprenant. Les<br />

mouvements dans le mon<strong>de</strong> du miroir ne semblent nullement soumis à la logique<br />

du mon<strong>de</strong> réel.<br />

497 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 80-81 :<br />

“You’re in the Second Square to begin with; when you g<strong>et</strong> into the Eighth Square, you’ll be a<br />

queen.”<br />

498 Carroll, Lewis, Through The Looking-Glass, op. cit., pp. 80-83 : “Alice never could make out,<br />

in thinking it over afterwards, how it was that they began : all she remembered is, that they were<br />

running hand in hand, and the Queen went so fast, that it was all she could do to keep up with her<br />

: and still the queen kept crying “Faster! Faster!”.” L’anglais m<strong>et</strong> en valeur la notion<br />

d’exclusivité (« all she remembered, all she could do »), l’impossibilité <strong>de</strong> faire autre chose. Cela<br />

implique que le souvenir a ses limites, qui font sans doute partie <strong>de</strong> règles <strong>de</strong> la traversée, <strong>et</strong> que<br />

son action sur l’échiquier est soumise à <strong>de</strong>s règles indiscutables, sur lesquelles on ne saurait<br />

transiger.<br />

204


Puis, tout à coup, à l’instant où Alice touchait à la limite <strong>de</strong> l’épuisement, elles s’arrêtèrent<br />

n<strong>et</strong> […] La reine la fit alors adosser contre un arbre, <strong>et</strong> lui dit avec gentillesse : « Vous<br />

pouvez maintenant vous reposer un peu. » 499<br />

Ce respect <strong>de</strong> la règle sur un mo<strong>de</strong> humoristique, <strong>et</strong> appliqué sans rigueur<br />

absolue dans le roman, apparaît sous un jour surtout parodique, ce qui peut être<br />

relié à la préface <strong>de</strong> l’œuvre : Lewis Carroll y annonce son respect <strong>de</strong>s règles,<br />

tout en prévenant que certaines seraient bafouées. La parodie constitue bien<br />

l’imitation d’une forme sur un mo<strong>de</strong> ludique <strong>et</strong> ironique.<br />

C. Parodie <strong>de</strong> la règle comme mon<strong>de</strong><br />

possible<br />

Contrairement à la satire, où l’imitation prend la dimension d’une critique<br />

sérieuse <strong>de</strong>stinée à réformer un état <strong>de</strong>s choses, la parodie est la reproduction<br />

d’une forme sur le mo<strong>de</strong> ludique. La réappropriation <strong>de</strong> règles échiquéennes<br />

prend une forme parodique dans De l’Autre côté du miroir, Feu pâle <strong>et</strong> La Vie<br />

mo<strong>de</strong> d’emploi. La parodie renvoie à la notion <strong>de</strong> simulacre qui hante la<br />

littérature post-mo<strong>de</strong>rne, où aucun modèle n’a force <strong>de</strong> loi. Le simulacre y<br />

acquiert une dimension subversive. Une incertitu<strong>de</strong> radicale substitue à<br />

l’instauration d’un sens, unique <strong>et</strong> intangible, <strong>de</strong>s simulacres qui introduisent une<br />

notion d’ironie ; ces reproductions d’une forme sous le mo<strong>de</strong> ludique, qui<br />

m<strong>et</strong>tent en avant la nature expérimentale <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> fiction, sont liées à la<br />

modalité du possible.<br />

499 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 82-83 :<br />

“Sud<strong>de</strong>nly, just as Alice was g<strong>et</strong>ting quite exhausted, they stopped […] The Queen propped her<br />

against a tree, and said kindly, “You may rest a little now.” Le may <strong>de</strong> modalité m<strong>et</strong> l’accent sur<br />

205


Le simulacre renvoie à plusieurs aspects <strong>de</strong> la littérature post-mo<strong>de</strong>rne,<br />

notamment à la pluralité <strong>de</strong>s voies construites par un auteur manipulateur <strong>et</strong><br />

conscient <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> construction <strong>de</strong> l’œuvre. Comme l’annonce le roman <strong>de</strong><br />

Lewis Carroll un siècle auparavant, le simulacre est une manière d’instaurer <strong>de</strong>s<br />

voies multiples <strong>et</strong> <strong>de</strong>s sens inédits. Il perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> passer d’une vérité unique te<br />

d’une mon<strong>de</strong> figé <strong>et</strong> intangible à <strong>de</strong>s voies diverses <strong>et</strong> conflictuelles dans la<br />

construction d’un ou <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

Le simulacre fait apparaître une tension entre le même est l’autre : il ne s’impose<br />

pas comme imitation mais constitue l’expression <strong>de</strong> la différence. C<strong>et</strong> aspect lié<br />

à l’expérimentation post-mo<strong>de</strong>rne apparaît dans Feu pâle <strong>et</strong> La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi. Le roman <strong>de</strong> Lewis Carroll préfigure c<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> simulacre <strong>de</strong><br />

règle qui est un agent <strong>de</strong> duplicité <strong>et</strong> <strong>de</strong> dissimulation.<br />

L’application scrupuleuse <strong>de</strong> la règle à laquelle Lewis Carroll semble se référer<br />

procè<strong>de</strong> d’un eff<strong>et</strong> en trompe-l’œil. C<strong>et</strong>te référence à la règle est contrebalancée<br />

par l’affirmation <strong>de</strong> son détournement, ce qui révèle l’intention parodique <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te annonce <strong>de</strong> partie. Lewis Carroll annonce avec euphémisme que<br />

l’alternance <strong>de</strong> jeu entre les couleurs adverses n’est pas franchement respectée.<br />

C<strong>et</strong>te entorse à un règle échiquéenne sur laquelle la partie est structurée rem<strong>et</strong><br />

en question un principe fondateur <strong>de</strong> la partie d’échecs. Le diagramme peut,<br />

d’ailleurs, être la rapproché plutôt du problème échiquéen : « Il se peut que<br />

l’alternance <strong>de</strong>s Rouges <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Blancs n’y soit pas observée aussi strictement<br />

qu’il se <strong>de</strong>vrait 500 ».<br />

la permission accordée à présent, la gentillesse <strong>de</strong> la reine succédant à son inflexibilité. Ce<br />

dualisme du comportement reflète l’alternance entre mouvement effréné <strong>et</strong> repos.<br />

500 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 40-41 :<br />

“The alternation of Red and White is perhaps not so strictly observed as it might be”. On note le<br />

choix du modal might qui exprime la possibilité parmi bien d’autres : Lewis Carroll sélectionne<br />

c<strong>et</strong>te caractéristique parmi d’autres dans le mon<strong>de</strong> qu’il crée. Le modal should aurait une<br />

connotation plus normative <strong>et</strong> poserait l’alternance comme une norme à laquelle il aurait fallu se<br />

tenir.<br />

206


Le roque <strong>de</strong>s reines n’est pas conforme à la règle ; le roque consistant à déplacer<br />

simultanément du roi <strong>et</strong> <strong>de</strong> la tour 501 , Lewis Carroll lui attribue une signification<br />

littérale : dans l’histoire <strong>de</strong> la traversée, les <strong>de</strong>ux dames roquent lorsqu’elles<br />

entrent dans le palais ( « roquer » se dit « castling » en anglais ). Le roque du roi<br />

en début <strong>de</strong> partie, qui constitue une <strong>de</strong>s règles fondamentales du jeu d’échecs,<br />

se transforme en roque <strong>de</strong>s reines en fin <strong>de</strong> partie : c<strong>et</strong>te transgression <strong>de</strong> la règle<br />

prend l’apparence d’une règle « à l’envers » évoquant le mon<strong>de</strong> du « refl<strong>et</strong> » <strong>de</strong><br />

l’autre côté du miroir. La structure constituée par l’échiquier <strong>et</strong> le référent<br />

permanent du jeu d’échecs attribue un cadre, un ordonnancement au récit, mais<br />

le jeu implique aussi la surprise <strong>et</strong> la liberté, les règles sont inversées ou<br />

détournées, ce qui évite aussi la systématisation stérile.<br />

La règle <strong>de</strong> roque est également parodiée dans Feu pâle, Kinbote se plaçant lui-<br />

même dans la situation <strong>de</strong> ce positionnement échiquéen. Il évoque les <strong>de</strong>ux<br />

possibilités <strong>de</strong> roque au échecs : « Il m’est impossible, hélas, <strong>de</strong> reproduire le<br />

méticuleux horaire <strong>de</strong> ces transpositions, mais je crois me souvenir que je <strong>de</strong>vais<br />

roquer en faisant le grand détour à gauche avant <strong>de</strong> me coucher, <strong>et</strong> en faisant le<br />

p<strong>et</strong>it détour à droite, dès que je m’éveillais 502 .» Kinbote évoque ici les<br />

déplacements <strong>de</strong> certains meubles, que sa propriétaire Mrs Goldsworth, lui<br />

501 Si les <strong>de</strong>ux pièces, le roi <strong>et</strong> la tour, n’ont pas encore bougé <strong>et</strong> s’ils ne sont séparés par aucune<br />

autre pièce, le joueur a la possibilité <strong>de</strong> placer la tour à côté du roi <strong>et</strong>, passant le roi par-<strong>de</strong>ssus la<br />

tour, <strong>de</strong> le poser dans la case voisine. C<strong>et</strong>te stratégie perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> protéger le roi dans l’une <strong>de</strong>s<br />

ailes <strong>de</strong> l’échiquier. Le mot anglais « castling » est forgé à partir du mot « castle », « château »,<br />

d’où l’association à laquelle procè<strong>de</strong> Lewis Carroll avec le palais.<br />

502 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 70 : “I cannot, alas, reproduce the m<strong>et</strong>iculous<br />

schedule of these transposals, but seem to recall that I was supposed to castle the long way<br />

before going to bed and the short way first thing in the morning” (Feu pâle, op. cit, p. 114). Ces<br />

transpositions renvoient également aux constants déplacements auxquels procè<strong>de</strong> Kinbote dans<br />

son interprétation du poème. Le terme anglais <strong>de</strong> « castle » correspond analogiquement au<br />

château <strong>de</strong> Goldsmith, que Kinbote qualifie <strong>de</strong> forteresse imprenable : ceci est en accord avec le<br />

sens stratégique du roque au jeu d’échecs, qui consiste à protéger le roi. Kinbote se sent<br />

d’ailleurs, que cela soit vrai ou non, comme un roi menacé.<br />

207


impose <strong>de</strong> pratiquer 503 , liés à la position du soleil. Ainsi, comme au jeu d’échecs,<br />

espace <strong>et</strong> temps sont intrinsèquement liés. Le calque avec le jeu d’échecs est<br />

d’autant plus surprenant que les <strong>de</strong>ux façons <strong>de</strong> roquer sont évoquées, le grand<br />

roque (consistant à faire passer le roi par-<strong>de</strong>ssus la tour qui était au départ du<br />

côté <strong>de</strong> la reine) <strong>et</strong> le p<strong>et</strong>it roque (qui est la même opération, mais avec la tour du<br />

côté du roi). La parodie est d’autant plus amusante qu’effectivement Sha<strong>de</strong> est<br />

roi en exil ou se prend pour le roi. Ainsi, Sha<strong>de</strong> apparaît à la fois comme la pièce<br />

royale 504 sur l’échiquier, <strong>et</strong> comme un joueur à l’œil <strong>de</strong> lynx face à la partie qu’il<br />

dispute avec <strong>de</strong>s adversaires à géométrie variable. Il est en perpétuelle posture<br />

d’observateur, se livrant « à une orgie d’espionnage 505 ».<br />

La règle échiquéenne parodiée semble se dédoubler : elle existe pour les<br />

personnages-pièces se mouvant dans différents espaces, dont la réalité peut être<br />

contestable comme celle <strong>de</strong> la vitre que l’oiseau prend pour l’extension du ciel<br />

où il vole 506 . La référence à la règle sous le mo<strong>de</strong> du simulacre ironique existe<br />

également aussi pour le narrateur joueur d’échecs Kinbote, parodie sans doute <strong>de</strong><br />

l’auteur lui-même <strong>et</strong> du Nabokov commentateur du poème <strong>de</strong> Pouchkine Eugène<br />

Onéguine.<br />

La règle échiquéenne prend un tour inattendu, qu’il convient au lecteur <strong>de</strong><br />

déchiffrer, alors que la parodie du jeu d’échecs apparaît <strong>de</strong> manière ouverte <strong>et</strong><br />

503 Le ju<strong>de</strong> Goldsworth, le législateur, <strong>et</strong> sa femme, ont justement laissé à leur locataire Kinbote<br />

une liste <strong>de</strong> règles à respecter, dont celle <strong>de</strong> tirer les ri<strong>de</strong>aux à certaines heures afin que le soleil<br />

n’endommage pas les meubles ou, sinon, <strong>de</strong> les déplacer.<br />

504 Il peut être interprété comme une pièce polymorphe. Il est à la fois le roi, autour duquel<br />

s’organise la partie, puisqu’il est, que cela soit vrai ou faux, attaqué par <strong>de</strong>s ennemis<br />

omniprésents. Mais il est aussi un fou, par la polysémie qu’offre le français <strong>et</strong> peut-être une reine<br />

par son omnipotence <strong>et</strong> la variété <strong>de</strong> ses mouvements mais aussi par sa rivalité avec Sybil <strong>et</strong> son<br />

homosexualité, son secr<strong>et</strong> désir d’être « la reine » <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>.<br />

505 Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., p. 72 : « …to indulge in an orgy of spying. » (Feu pale,<br />

op. cit., p. 113)<br />

506 Dans les premières lignes du poème, l’oiseau s’écrase sur « l’azur trompeur <strong>de</strong> la vitre. » (Feu<br />

pâle, op. cit., p. 61) Le terme anglais false est encore plus radical <strong>et</strong> renvoie à une opposition<br />

constante chez Nabokov, qui apparaît dans La Défense Loujine, où il a le père, le vrai Loujine <strong>et</strong><br />

le fils, qui vit dans l’illusion, comme les sonorités <strong>de</strong> son nom le suggère, surtout prononcé à<br />

l’anglaise avec la chuintante.<br />

208


déclarée dès l’ouverture <strong>de</strong> l’Autre côté du miroir. Lewis Carroll affiche ses<br />

intentions <strong>de</strong> parodier les règles échiquéennes. Dans le cas du roman <strong>de</strong> Lewis<br />

Carroll, le jeu d’échecs structure la traversée <strong>de</strong> manière explicite, alors que le<br />

jeu est exploité <strong>de</strong> manière plus détournée dans Feu pâle.<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi s’inscrit dans un schéma spatial <strong>et</strong> narratif précis, avec les<br />

répétitions du déplacement du cavalier. C<strong>et</strong>te pièce incarne le principe même <strong>de</strong><br />

bifurcation en huit possibilités. A chaque coup, le cavalier suit un <strong>de</strong>s<br />

embranchements potentiellement utilisables. C<strong>et</strong>te marche du cavalier invisible<br />

est soumise aux principe <strong>de</strong> totalisation (il doit passer dans les cents cases) <strong>et</strong><br />

d’irréversibilité (il ne peut revenir en arrière). Ces règles ne correspon<strong>de</strong>nt<br />

nullement à celles du jeu d’échecs 507 . C<strong>et</strong>te variante par rapport au jeu réel<br />

incarne la volonté <strong>de</strong> totalisation qui s’inscrit dans l’œuvre <strong>de</strong> Perec, comme l’a<br />

souligné Brigitte Sion dans « Mater l’oubli » : « D’entrée, le jeu d’échecs<br />

participe <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> tout explorer, <strong>de</strong> tout dire, <strong>de</strong> tout écrire, dans une<br />

approche systématique visant à l’épuisement <strong>de</strong>s potentialités 508 .»<br />

L’aspect répétitif <strong>et</strong> ordonné du déplacement du cavalier est contrecarré par<br />

l’imprévisibilité <strong>de</strong>s histoires passées <strong>de</strong>s habitants <strong>de</strong> l’immeuble. La création<br />

échappe à la mécanisation par la surprise apportée au lecteur à chaque histoire<br />

qui n’est pas circonscrite dans les limites rigi<strong>de</strong>s du carré. Aucune règle ne<br />

semble gouverner ces aventures dont l’issue est toujours imprévisible, si ce n’est<br />

le r<strong>et</strong>our quasiment certain dans le carré <strong>de</strong> l’immeuble 509 . La vie circonscrite<br />

507 Toutes les pièces, aucunement soumises à l’obligation <strong>de</strong> franchir toutes les cases, peuvent<br />

revenir en arrière, mis à part le pion qui n’avance <strong>et</strong> ne prend qu’en avant.<br />

508 Sion, Brigitte, « Mater l’oubli » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres<br />

(XIXème-Xxème), op. cit., p. 488. Brigitte Sion précise, à la même page, que le problème<br />

consistant à faire parcourir au cavalier du jeu d’échecs toutes les cases <strong>de</strong> l’échiquier, avaient<br />

passionné les mathématiciens du siècle <strong>de</strong>s Lumières, dont elle cite un ouvrage : Histoire <strong>de</strong><br />

l’Académie <strong>de</strong>s Sciences <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Belles-L<strong>et</strong>tres, Berlin : Hau<strong>de</strong> <strong>et</strong> Spener, 1766, pp. 310-337.<br />

509 Certains personnages, tels les évadés d’une prison, s’échappent définitivement<br />

mathématiciens du siècle <strong>de</strong>s Lumières, dont elle cite un ouvrage : Histoire <strong>de</strong> l’Académie <strong>de</strong>s<br />

Sciences <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Belles-L<strong>et</strong>tres, Berlin : Hau<strong>de</strong> <strong>et</strong> Spener, 1766, pp. 310-337.<br />

509 Certains personnages, tels les évadés d’une prison, s’échappent définitivement mais ils sont<br />

rares. Telle est la <strong>de</strong>stinée du cuisinier Fresnel (pp. 310-18) qui abandonne femme <strong>et</strong> enfants<br />

209


dans l’immeuble n’est elle-même pas exempte <strong>de</strong> surprises, comme le montre<br />

l’épiso<strong>de</strong> concernant Mme Echard 510 , mère acariâtre, menant la vie dure au<br />

couple (sa fille <strong>et</strong> son ami) qui vit chez elle. Le nom <strong>de</strong> famille « Echard » fait<br />

penser par analogie orthographique au jeu d’échecs ; il suffit <strong>de</strong> modifier les<br />

trois <strong>de</strong>rnières l<strong>et</strong>tres pour passer d’un mot à l’autre. Madame Echard est<br />

d’ailleurs associée à la notion <strong>de</strong> combinaison, qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> donner accès à un<br />

espace dont elle a le secr<strong>et</strong> en ouvrant les ca<strong>de</strong>nas.<br />

Madame Echard […] tantôt accentuait sévices <strong>et</strong> vexations […] faisant m<strong>et</strong>tre <strong>de</strong>s<br />

ca<strong>de</strong>nas à combinaisons sur tous les placards sous prétexte que les réserves <strong>de</strong><br />

sucre, <strong>de</strong> biscuits secs <strong>et</strong> <strong>de</strong> papier hygiénique, étaient systématiquement<br />

pillées 511 .<br />

C<strong>et</strong>te analogie avec la reine noire est exploitée dans Feu pâle où Sybil Sha<strong>de</strong>,<br />

l’épouse du poète, est présentée dans sa toute-puissance castratrice, s’opposant à<br />

l’intervention <strong>de</strong> Kinbote dans la vie <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> ; c’est du moins la lecture<br />

rétrospective que fait Kinbote <strong>de</strong> la présence <strong>de</strong> Sybil dans l’histoire. Elle fait<br />

obstacle à la création qui aurait pu être produite par l’association <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Kinbote si elle n’avait été contrariée. Sybil semble contrôler les « lignes »,<br />

l’espace, comme le suggère le triple sémantisme du mot anglais « line » :<br />

Kinbote trouve affligeant le contrôle « <strong>de</strong> chaque ligne qu’il lui<br />

communiquait 512 ».<br />

L’allusion concerne non seulement les « lignes » qu’il écrivait à Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> qu’elle<br />

interceptait, mais les lignes spatiales (ce qui renvoie au jeu d’échecs) <strong>et</strong> les<br />

pour <strong>de</strong>venir acteur. Il reprend sa profession initiale, mais épouse une milliardaire américaine <strong>et</strong><br />

ne revient voir sa femme que provisoirement : elle-même quitte l’immeuble après la rencontre.<br />

510 Echard est composé du mot échecs combiné avec l’allemand « Schach ».<br />

511 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p 174. Madame Echard toute-puissante a<br />

seule accès libre à la nourriture, ce qui constitue une déviation machiavélique <strong>de</strong> l’archétype <strong>de</strong><br />

la mère nourricière.<br />

512 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 62 : “…every line he communicated to her!” (Feu<br />

pâle, op. cit., p.103 ).<br />

210


« vers » (« lines » en anglais ) ; le poème eût été différent si Sybil n’avait exercé<br />

son contrôle sur la partie, Kinbote, roi <strong>de</strong> la partie <strong>et</strong> joueur d’échecs, manipulant<br />

la création <strong>de</strong> son ami. Le roi est également impuissant, tout comme Sha<strong>de</strong>, face<br />

à l’omniprésence <strong>de</strong> la reine Sybil.<br />

Comme dans l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong>s Echard <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la référence<br />

échiquéenne apparaît sous un aspect parodique. Les personnages apparaissent<br />

comme <strong>de</strong>s doubles parodiques <strong>de</strong>s pièces échiquéennes, avec un jeu<br />

d’opposition <strong>et</strong> <strong>de</strong> symétries inversées. C<strong>et</strong>te manière ludique d’abor<strong>de</strong>r les<br />

personnages m<strong>et</strong> en échec le caractère faussement mimétique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre<br />

refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> « la vie mo<strong>de</strong> d’emploi », qui n’est qu’un eff<strong>et</strong> trompe-l’œil : l’œuvre<br />

constitue un artefact, structuré selon un mo<strong>de</strong> ludique.<br />

Monsieur Echard représente <strong>de</strong> manière analogique le roi au jeu d’échecs, qui<br />

somme toute n’a guère <strong>de</strong> pouvoir ; il avance d’un pas seulement dans le sens<br />

que l’on souhaite. Ses possibilités limitées apparaissent dans l’impuissance <strong>de</strong><br />

Monsieur Echard face au pouvoir omniprésent <strong>et</strong> castrateur <strong>de</strong> sa femme. C<strong>et</strong><br />

homme débonnaire pourrait être associé, dans le symbolisme manichéen du jeu<br />

d’échecs dont le narrateur entreprend la parodie, au roi blanc : « Monsieur<br />

Echard […] était la bonhomie même 513 . »<br />

A l’inverse, Madame Echard toute-puissante, soum<strong>et</strong>tant la famille à son pouvoir<br />

<strong>de</strong> femme méchante <strong>et</strong> acariâtre, peut être associée à la reine noire 514 . C’est elle<br />

qui maîtrise l’espace <strong>et</strong> le temps, qu’elle impose à toute la famille par une<br />

« réglementation <strong>de</strong>s temps d’occupation <strong>de</strong>s locaux sanitaires, strict partage <strong>de</strong><br />

l’espace 515 ». C<strong>et</strong>te pièce essentielle, qui régente la vie <strong>de</strong> la famille, du groupe<br />

disparaît à la manière mécanique <strong>et</strong> inattendue d’une pièce échiquéenne.<br />

513 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 173.<br />

514 La reine représente une synthèse du fou <strong>et</strong> <strong>de</strong> la tour : elle peut avancer en diagonal, autant<br />

qu’elle souhaite, comme le fou <strong>et</strong> sur toutes les verticales <strong>et</strong> les horizontales, comme la tour. Elle<br />

est la pièce la plus puissante du jeu, même si la stratégie du jeu est basée sur le défense du roi <strong>et</strong><br />

l’attaque du roi adverse, l’échec <strong>et</strong> mat marquant la fin <strong>de</strong> la partie. Du point <strong>de</strong> vue du strict<br />

déplacement, le roi est une pièce faible qui n’avance que d’une case, dans la direction souhaitée.<br />

515 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 173.<br />

211


C<strong>et</strong>te vie difficile dura <strong>de</strong>ux ans. Madame Echard, selon ses humeurs, tantôt s’humanisait,<br />

allant jusqu’à offrir à sa fille une tasse <strong>de</strong> thé, tantôt accentuait sévices <strong>et</strong> vexations, par<br />

exemple en coupant l’eau chau<strong>de</strong> exactement à l’heure où Philippe allait se raser […]La<br />

conclusion <strong>de</strong> ces dures années d’apprentissage fut aussi soudaine qu’inespérée.<br />

Madame Echard, un jour, s’étrangla avec une arête ; Monsieur Echard, qui n’attendait que<br />

cela <strong>de</strong>puis dix ans, se r<strong>et</strong>ira dans un tout p<strong>et</strong>it cabanon qu’il avait fait construire à côté<br />

d’Arles 516.<br />

Le r<strong>et</strong>rait <strong>de</strong> Monsieur Echard peut s’interpréter dans la logique échiquéenne<br />

comme un roque du roi, puisqu’il se r<strong>et</strong>ire dans un lieu calme, le cabanon<br />

évoquant une tour. Ce p<strong>et</strong>it cabanon pourrait être l’image parodique <strong>et</strong> dégradée<br />

<strong>de</strong> l’image du château contenue dans le mot anglais « castling » (« roquer »). Le<br />

pion qu’était Philippe, le gendre <strong>de</strong> Madame Echard, se métamorphose en pièce<br />

puissante après la disparition <strong>de</strong> la reine en fondant une agence <strong>de</strong> publicité<br />

florissante.<br />

C<strong>et</strong> exemple illustre la notion <strong>de</strong> reproduction déviée qui s’exprime dans la<br />

parodie (para odiê en grec « chant à côté », « chant parallèle »). L’ordre qui<br />

s’inscrit dans les règles échiquéennes n’est pas nié, il est transposé dans une<br />

variante possible. Dans Feu pâle, œuvre que Nabokov relie à la parodie, on<br />

décèle la présence <strong>de</strong> règles détournées du jeu d’échecs. Nabokov distingue<br />

clairement la parodie <strong>de</strong> la satire : « La satire est une leçon, la parodie un<br />

jeu 517 . » Ici la parodie est d’autant plus un jeu qu’elle s’applique à la<br />

transposition <strong>de</strong> l’univers échiquéen dans celui <strong>de</strong> la fiction.<br />

L’activité <strong>de</strong> voyeur pratiquée par Kinbote observant ses voisins Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> Sybil<br />

<strong>de</strong>rrière la vitre, où l’oiseau du poème vient s’écraser dès le premier vers,<br />

constitue une image parodique <strong>de</strong> l’activité du joueur d’échecs. Kinbote<br />

construit sa stratégie <strong>et</strong> son angle d’attaque selon les conclusions qu’il tire en<br />

secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> son observation, le feuillage faisant obstacle à son champ <strong>de</strong> vision.<br />

516 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 174.<br />

517 Nabokov, Vladimir, Partis pris, op. cit., p. 89.<br />

212


La venue <strong>de</strong> l’été présentait un problème d’optique : le feuillage usurpateur n’était pas<br />

toujours en accord avec moi : il confondait un monocle vert avec un obturateur opaque, <strong>et</strong><br />

l’idée <strong>de</strong> protection avec celle d’obstruction 518.<br />

Comme au jeu d’échecs, la vision est avant tout perception <strong>de</strong> l’espace. Telle<br />

une pièce venant perturber sa stratégie, le feuillage empêche le joueur Kinbote<br />

(ou le roi sur l’espace échiquéen, d’où le terme d’« usurpateur ») <strong>de</strong> percevoir<br />

avec clarté les agissements <strong>de</strong> l’adversaire. Ce problème d’optique peut<br />

également être rapproché d’un problème échiquéen ; comment atteindre le roi<br />

Sha<strong>de</strong>, étant donné la protection dont il bénéficie <strong>et</strong> la présence <strong>de</strong> pièce qui<br />

entrave la rencontre entre le poète <strong>et</strong> son futur commentateur ? C<strong>et</strong>te analyse<br />

rétrospective <strong>de</strong> la situation prend les allures parodiques à la fois du problème<br />

échiquéen, qui doit être résolu en solitaire, <strong>et</strong> <strong>de</strong> la partie d’échecs où<br />

s’affrontent <strong>de</strong>ux adversaires.<br />

De plus, Kinbote <strong>de</strong>vient le double parodique du joueur d’échecs, qui épie le jeu<br />

<strong>de</strong> l’adversaire afin d’organiser son attaque. D’ailleurs, il gu<strong>et</strong>te son adversaire<br />

symbolique, Sha<strong>de</strong>, en plein processus <strong>de</strong> création, comme le comment Suzanne<br />

518 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 71 : “The coming of the summer presented a<br />

problem in optics : the encroaching foliage did not always see eye to eye with me : it confused a<br />

green monocle with an opaque occlu<strong>de</strong>nt, and the i<strong>de</strong>a of protection with that of obstruction.”<br />

(Feu pâle, op. cit., pp. 114-15). Le problème survient comme sur l’échiquier <strong>de</strong> manière<br />

provisoire, coïncidant temporairement avec la venue <strong>de</strong> l’été. L’anglais m<strong>et</strong> l’accent sur l’eff<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> similitu<strong>de</strong> entre le voyeur <strong>et</strong> ce qui est perçu : l’expression eye to eye produit un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

réciprocité, renforcée par l’homophonie <strong>de</strong>s mots eye <strong>et</strong> I. Le suj<strong>et</strong> semble fusionner avec l’obj<strong>et</strong>,<br />

ce qui va tout à fait dans le sens <strong>de</strong> la confusion d’espaces. On note la référence à la couleur<br />

verte, qui est associée au « camp » ou au « champ » <strong>de</strong> vision <strong>de</strong> la Zembla <strong>et</strong> à Kinbote, au<br />

monocle vert. Le suj<strong>et</strong> qui perçoit semble fusionner avec ce qu’il perçoit, à savoir avec le<br />

feuillage vert. La confusion <strong>de</strong> la perception semble s’accompagner <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> la conscience, ce<br />

qui <strong>de</strong>vrait être protection étant perçu par Kinbote comme « obstruction » à son champ <strong>de</strong> vision.<br />

213


Fraysse : « Et Kinbote d’espionner Sha<strong>de</strong>, en voyeur <strong>de</strong>s processus <strong>de</strong> création<br />

[…] A sa façon, Kinbote, tout comme Smurov, est un gu<strong>et</strong>teur, un voyeur 519 . »»<br />

Parmi les pièces qui protègent le roi <strong>et</strong> l’excluent du champ <strong>de</strong> vision <strong>de</strong><br />

Kinbote, la dame Sybil Sha<strong>de</strong> joue un rôle prépondérant qui rappelle celui <strong>de</strong> la<br />

reine rouge (couleur opposée au vert, associé à Kinbote dans Feu pâle) dans De<br />

l’Autre côté du miroir 520 : « …Quand je me trouvais nez à nez avec Sybil qu’un<br />

arbuste avait dérobée à mon œil <strong>de</strong> faucon 521 . » Curieusement, Sybil se trouve<br />

dans le jardin. Elle s’occupe <strong>de</strong>s fleurs, situation analogue à celle où Alice<br />

rencontre la Reine Rouge alors qu’elle est en train <strong>de</strong> s’entr<strong>et</strong>enir avec les<br />

fleurs 522 .<br />

Coiffée d’un chapeau <strong>de</strong> paille <strong>et</strong> munie <strong>de</strong> gants <strong>de</strong> jardinage, elle était accroupie <strong>de</strong>vant<br />

une plate-ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> fleurs en train d’émon<strong>de</strong>r ou d’attacher quelque chose […] Elle me dit<br />

519 Fraysse, Suzanne, « Lire <strong>et</strong> délire : Pale Fire.» in Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

Vladimir Nabokov, op. cit., p. 206. Suzanne Fraysse fait allusion au héros du roman <strong>de</strong> Nabokov<br />

Le Gu<strong>et</strong>teur, Traduit du russe par Dimitri Nabokov The Eye, New-York : Phaedra, 1965.<br />

520 La reine rouge est présenté comme une reine autoritaire <strong>et</strong> castratrice, contrairement à la reine<br />

blanche qui est extrêmement effacée. Elle interrompt Alice, qui a du mal à finir ses phrases. Elle<br />

fait sans arrêt appel aux règles <strong>de</strong> la bienséance <strong>et</strong> harasse la p<strong>et</strong>ite fille <strong>de</strong> questions. Elle<br />

ressemble à la reine <strong>de</strong> cœur, qui est aussi rouge, <strong>de</strong> Alice au Pays <strong>de</strong>s merveilles, que Nabokov a<br />

traduit en russe. Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, pp. 78-79<br />

: “ ‘Where do you come from?’, said the Red Queen, ‘And where are you going? Look up, speak<br />

nicely, and don’t twiddle your fingers all the time.’<br />

521 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 71 : “…and ran into Sybil whom a shrub had<br />

screened from my falcon eye”. (Feu pâle, op. cit., p. ) Le terme anglais screen, « écran », m<strong>et</strong> en<br />

valeur la notion d’espace. C<strong>et</strong>te obstacle à la vision <strong>de</strong> Kinbote a été annoncé par le motif<br />

précé<strong>de</strong>nt du feuillage masquant sa vision.<br />

522 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 76-77 :<br />

“Alice looked round eagerly, and found that it was the Red Queen”. Alice est aussi surprise <strong>de</strong> la<br />

rencontre que Kinbote, d’autant que la reine rouge a considérablement grandi, se<br />

métamorphosant d’une pièce en femme plus gran<strong>de</strong> que la fill<strong>et</strong>te.<br />

214


<strong>de</strong> ne pas déranger Sha<strong>de</strong> avec ces réclames <strong>et</strong> ajouta l’information qu’il venait <strong>de</strong><br />

« commencer un vraiment grand poème » 523.<br />

Image parodique <strong>de</strong> la dame au jeu d’échecs, <strong>et</strong> sans doute même <strong>de</strong> la reine<br />

rouge <strong>de</strong> Lewis Carroll, Sybil fait irruption dans le champ <strong>de</strong> vision <strong>de</strong> Kinbote<br />

<strong>et</strong> fait obstruction à la rencontre avec le poète absorbé par sa création. Au grand<br />

dam <strong>de</strong> Kinbote, il ne peut approcher le roi au moment même où son influence<br />

serait la plus efficace, puisque Sha<strong>de</strong> a commencé son œuvre. De manière<br />

analogue à la Reine Rouge <strong>de</strong> l’Autre côté du miroir, Sybil Sha<strong>de</strong> interrompt<br />

Kinbote.<br />

Je marmonnai quelque chose à propos du fait qu’il ne m’avait encore rien montré, <strong>et</strong> elle<br />

se redressa, <strong>et</strong> écarta ses cheveux poivre <strong>et</strong> sel <strong>de</strong> son front, <strong>et</strong> me dévisagea <strong>et</strong> dit :<br />

« Qu’enten<strong>de</strong>z-vous par rien montré ? Il ne montre jamais quelque chose d’inachevé.<br />

Jamais. Jamais. Il n’en parlera pas même avec vous tant que le poème ne sera pas tout à<br />

fait, tout à fait terminé. » Je ne pouvais pas le croire, mais je découvris bientôt en parlant à<br />

mon ami étrangement réticent que son épouse lui avait bien fait la leçon 524.<br />

523 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 71 : “Straw-hatted, and gar<strong>de</strong>n-gloved, she was<br />

squatting on her hams in front of a flower bed and pruning or tying som<strong>et</strong>hing […] She said not<br />

to bother him with those ads and ad<strong>de</strong>d the information about his having “begun a really big<br />

poem” (Feu pâle, op. cit., p. 115). Kinbote évoque tout d’abord le positionnement <strong>de</strong> Sybil dans<br />

l’espace, qui se tient face à une sorte d’espace en carré, flower bed. Le chapeau <strong>de</strong> paille posé sur<br />

le tête renforce l’analogie avec un pièce, en particulier avec la dame portant une couronne.<br />

Kinbote m<strong>et</strong> symboliquement la reine en échec, qui réplique immédiatement au coup, comme le<br />

suggère la répétition instantanée <strong>de</strong> ads, porté par Kinbote <strong>et</strong> ainsi refusé, dans ad<strong>de</strong>d, dont les<br />

sonorités pointues constituent une mise en échec, se r<strong>et</strong>ournant contre Kinbote.<br />

524 I<strong>de</strong>m, pp. 71-72 : “I mumbled som<strong>et</strong>hing about his not having shown any of it to me y<strong>et</strong>, and<br />

she straightened herself, and swept her black and grey hear off her forehead , and stared at me at<br />

said : “What do you mean - shown any of it? He never shows anything unfinished. Never. Never.<br />

He will never even discuss it with you until it is quite, quite unfinished.” I could not believe it,<br />

but soon discovered on talking to my strangely r<strong>et</strong>icent friend that he had been well coached by<br />

his lady” (I<strong>de</strong>m, op. cit., p. 115). Le terme <strong>de</strong> coach m<strong>et</strong> l’accent sur la relation <strong>de</strong> soumission <strong>de</strong><br />

Sha<strong>de</strong> aux règles décrétées par Sybil.<br />

215


L’hostilité <strong>de</strong> Sybil Sha<strong>de</strong> à son égard, dont il ne fait qu’une référence<br />

lapidaire dans son in<strong>de</strong>x final 525 , lui interdit toute proximité avec le poète <strong>et</strong><br />

surtout d’avoir accès à la création qu’il a entamée : il rêvait d’une collaboration<br />

avec Sha<strong>de</strong>, lui insufflant l ‘âme <strong>de</strong> la Zembla. Il interprète la distance <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong><br />

à son égard comme une preuve <strong>de</strong>s manipulations calculatrices <strong>de</strong> Sybil <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa<br />

toute-puissance. Les <strong>de</strong>ux protagonistes constituent <strong>de</strong>ux pièces ou <strong>de</strong>ux joueurs<br />

qui s’opposent sur un vaste échiquier imaginaire. Leurs relations sont envisagées<br />

exclusivement du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la stratégie selon un fonctionnement<br />

échiquéen.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la création qui s’élabore - <strong>et</strong> doit d’ailleurs aboutir<br />

à la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l’œuvre bipartite ou plutôt tripartite 526 - entre Winkler, décédé<br />

comme Sha<strong>de</strong> au début du roman 527 , <strong>et</strong> Barthebooth - ressemble à une parodie<br />

<strong>de</strong> partie d’échecs, bien qu’il s’agisse <strong>de</strong> puzzle. La notion même <strong>de</strong> réponse à<br />

l’adversaire fait penser à la tension entre <strong>de</strong>ux joueurs qui s’affrontent sur<br />

l’espace échiquéen. Les stratégies <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux joueurs semblent s’affiner au fil du<br />

temps.<br />

Il y avait dix-sept ans que Bartlebooth était revenu […] qu’il s’acharnait à recomposer une<br />

à une les cinq cents marines que Gaspard Winkler avait découpées sept cent cinquante<br />

morceaux […] Puis, au fil <strong>de</strong>s années, c’était comme si les puzzles se compliquaient <strong>de</strong><br />

plus en plus, <strong>de</strong>venaient <strong>de</strong> plus en plus difficiles à résoudre. Sa technique, sa pratique,<br />

son inspiration, ses métho<strong>de</strong>s s’étaient pourtant affinées à l’extrême, mais s’il <strong>de</strong>vinait le<br />

plus souvent à l’avance les pièges que lui avait préparés Winckler , il n’était pas toujours<br />

capable <strong>de</strong> découvrir la réponse qui convenait 528 .<br />

525 Nabokov, Vladimir,Pale Fire, op. cit., p. 246 : “ Sha<strong>de</strong>, Sybil, S’wife, passim.”<br />

526 Valène peint les aquarelles, Winkler les découpe en puzzle que Bartlebooth recompose, avec<br />

comme proj<strong>et</strong> final <strong>de</strong> les détruire.<br />

527 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 23 : « Il y a presque <strong>de</strong>ux ans que Winckler<br />

est mort. Il n’avait pas d’enfants. On ne lui connaissait pas <strong>de</strong> famille ».<br />

528 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., pp. 162-63.<br />

216


C<strong>et</strong> affinement au fil du temps d’un jeu intellectuel s’élaborant dans un face à<br />

face imaginaire avec l’autre, Winckler n’étant plus <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong>, a plus<br />

l’apparence du jeu d’échecs que du puzzle. Winckler semble avoir laissé une<br />

trace <strong>et</strong> mener un combat contre son adversaire Bartlebooth.<br />

C’est véritablement une parodie <strong>de</strong> rencontre échiquéenne qui est évoquée, où le<br />

jeu aurait perdu la valeur <strong>de</strong> plaisir qui lui est inhérente : « Pour Bartlebooth, ils<br />

n’étaient plus que les pions biscornus d’un jeu sans fin dont il avait fini par<br />

oublier les règles, ne sachant même plus contre qui il jouait, quelle était la mise,<br />

quel était l’enjeu 529 .» Dans c<strong>et</strong>te parodie <strong>de</strong> jeu, il ne reste que le geste<br />

mécanique, dépourvu <strong>de</strong> toute signification <strong>et</strong> <strong>de</strong> référence à un ordre supposant<br />

<strong>de</strong>s règles <strong>et</strong> une finalité 530 . C’est une parodie du jeu au sens péjoratif <strong>de</strong><br />

simulacre, d’imitation affadie. La parodie prend ici les connotations péjoratives<br />

d’imitation où la signification n’existe plus. La démarche créatrice semble<br />

affadie <strong>et</strong>, au contraire, être substituée par la répétition stérile <strong>et</strong> absur<strong>de</strong>,<br />

détournée <strong>de</strong> toute signification.<br />

C<strong>et</strong>te connotation d’image affaiblie répétant une forme ne pourrait-elle pas être<br />

contenue dans les multiples significations du titre <strong>de</strong> Nabokov Feu pâle, entre<br />

autre reprise d’un passage <strong>de</strong> Timon d’Athènes 531 ? C<strong>et</strong>te image, à la limite <strong>de</strong><br />

l’oxymore, traduit l’idée d’un double atténué se diluant dans l’espace. L’oiseau<br />

s’écrasant sur la vitre, pièce mise en échec <strong>et</strong> mat dès le début <strong>de</strong> la partie, peut<br />

se voir comme l’image atténuée, inversée <strong>et</strong> parodique <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, qui<br />

529 I<strong>de</strong>m., p 163.<br />

530 Il ne reste dans c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>scription ni la référence à la règle, ni la notion <strong>de</strong> détente, qui font<br />

partie intégrante du jeu, comme le souligne Roger Caillois, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes : le Masque<br />

<strong>et</strong> le vertige, op. cit., p. 75 : « Les règles sont inséparables du jeu sitôt que celui-ci acquiert ce<br />

que j’appellerais une existence institutionnelle. A partir <strong>de</strong> ce moment, elles font partie <strong>de</strong> sa<br />

nature […] Mais il reste qu’à la source du jeu rési<strong>de</strong> une liberté première, besoin <strong>de</strong> détente <strong>et</strong><br />

tout ensemble distraction <strong>et</strong> fantaisie. »<br />

531 Le feu pâle <strong>de</strong> la lune est accusé <strong>de</strong> dérober la lumière du soleil, qui lui même est i<strong>de</strong>ntifié à<br />

un voleur. C<strong>et</strong>te référence m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce la thématique <strong>de</strong> l’usurpation, <strong>de</strong> l’appropriation du<br />

poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> par Kinbote. Cela peut également constituer une allusion au fait que Kinbote<br />

usurpe le trône <strong>de</strong> la Zembla, en se faisant passer pour le roi, fait qui reste <strong>de</strong> l’ordre du possible.<br />

217


contrairement à l’oiseau ne confond pas les espaces dans son refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> la vitre 532 ,<br />

mais qui est confondu par l’assassin Gradus ; c<strong>et</strong>te interprétation possible se<br />

<strong>de</strong>ssine dans le récit : Sha<strong>de</strong> aurait été confondu avec le juge Goldworth son<br />

voisin (Kinbote loue sa maison), dont le nom est « voisin » phonétiquement du<br />

fameux poète anglais Wordsworth. En eff<strong>et</strong>, le juge, par ce jeu <strong>de</strong> permutations<br />

entre syllabes, se transforme en double du poète Sha<strong>de</strong>. C<strong>et</strong>te menace <strong>de</strong> Gradus,<br />

qui est double, contre Goldworth <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong> à la fois, rappelle la possibilité du<br />

cavalier <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en danger <strong>de</strong>ux pièces à la fois.<br />

Dans la parodie, le référent <strong>et</strong> ses règles <strong>de</strong> fonctionnement sont transposés.<br />

L’impression <strong>de</strong> chaos qui se dégage <strong>de</strong> Feu pâle n’est qu’un aspect <strong>de</strong> l’œuvre,<br />

le plus apparent : comme dans une partie d’échecs, un principe organisateur<br />

constitué <strong>de</strong> règles maîtrise le désordre <strong>de</strong> surface. De même, l’aspect débridé <strong>et</strong><br />

spontané <strong>de</strong> la traversée d’Alice sur l’échiquier est contrebalancé par les règles<br />

du jeu d’échecs qui structurent l’aventure. En ce sens, Lewis Carroll apparaît<br />

comme un précurseur, annonçant le mouvement Oulipo 533 . Intégrer la règle d’un<br />

jeu dans une œuvre, c’est déjà introduire une dimension parodique à la création.<br />

Les éléments consécutifs <strong>de</strong> la création - personnages, obj<strong>et</strong>s – <strong>de</strong>viennent <strong>de</strong>s<br />

« entités com<strong>possibles</strong> » avec le jeu, pour reprendre la terminologie <strong>de</strong> Lubomir<br />

532 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. “ I was the shadow of the waxing slain / By the<br />

false azure in the window-pane / I was the smudge of ashen fluff-and I / Lived on, flew on, in the<br />

reflected sky”. (Feu pale, op. cit., p. 61) Le mot anglais shadow est le double sémantique <strong>et</strong><br />

phonétique <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>. Le poète est mort au début du roman, comme l’oiseau meurt au début du<br />

poème. L’oiseau s’est écrasé, passant que l’espace <strong>de</strong> la vitre était le prolongement du ciel. Il ne<br />

faut pas oublier que, curieusement, Kinbote se tient souvent <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la vitre, à observer<br />

ses voisins. Ce positionnement dans l’espace le place face à l’oiseau, face à Sha<strong>de</strong>, dont il serait<br />

le double, le shadow. Dans beaucoup <strong>de</strong> récits l’ombre est associée au double, comme dans<br />

l’œuvre <strong>de</strong> Chamisso (Von Chamisso, A<strong>de</strong>lbert, L’Etrange histoire <strong>de</strong> P<strong>et</strong>er Schlemihl. Trad. <strong>de</strong><br />

l’allemand par A. Lortholary. Paris : Gallimard, 1992 )<br />

533 Echiquiers d’encre, op. cit., 171 : « Nous voulons parler <strong>de</strong> Jacques Roubaud, dont l’avis<br />

nous est d’autant plus précieux qu’il s’est lancé dans un entreprise homologue à celle <strong>de</strong> Lewis<br />

Carroll avec le jeu <strong>de</strong> go. » Bernard Schlurick cite alors Jacques Roubaud, citant la poésie<br />

comme jeu <strong>de</strong> langage, avec ses règles propres. Vladimir Nabokov associe également la poésie <strong>et</strong><br />

le jeu d’échecs dans Poèmes <strong>et</strong> problèmes, op. cit.<br />

218


Dolezel. 534 Cependant, la règle, au lieu d’être un obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> parodie, est parfois<br />

tout simplement bafouée par l’auteur, qui affirme ainsi sa liberté <strong>et</strong> sa volonté.<br />

D. Transgression <strong>de</strong> la règle<br />

En s’imprégnant <strong>de</strong> règles ludiques, la création s’élabore selon un certain ordre,<br />

révélant une structuration dans l’espace <strong>et</strong> dans le temps, <strong>et</strong> une mise en relation<br />

dynamique <strong>de</strong> divers éléments entre eux. La création, comme au jeu d’échecs,<br />

n’intervient pas ex nihilo, mais en fonction <strong>de</strong> structures pré-existantes ; la partie<br />

d’échecs se construit à partir <strong>de</strong>s règles <strong>et</strong> <strong>de</strong> combinaisons circonscrites dans un<br />

cadre précis. Les variantes connues, étudiées <strong>et</strong> pratiquées précé<strong>de</strong>mment par les<br />

joueurs donnent un ordonnancement à leur pensée créatrice. Cependant, l’ordre<br />

sans aucune dimension d’inattendu <strong>et</strong> <strong>de</strong> surprise, aux échecs comme dans tout<br />

autre art, ne serait que la répétition stérile <strong>et</strong> servile d’une machine. L’élément<br />

d’imprévisibilité est nécessaire à la création <strong>et</strong> peut être introduit dans certaines<br />

œuvres <strong>de</strong> notre corpus par la transgression <strong>de</strong>s règles échiquéennes que l’auteur<br />

impose au départ.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la règle est déterminée <strong>et</strong> inflexible : l’entrée du<br />

cavalier imaginaire dans le carré <strong>de</strong> l’immeuble par l’une <strong>de</strong>s cent cases doit être<br />

suivie d’un agencement précis <strong>et</strong> ordonné : le cavalier couvre toutes les cases <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong> échiquier géant en se déplaçant selon la règle habituelle du jeu d’échecs, <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux en un sans jamais revenir sur la même case. Le lecteur est surpris au fil <strong>de</strong><br />

la lecture par la rigueur <strong>de</strong> ces règles si bien respectées que les cases évoquées<br />

au fil <strong>de</strong> la narration forment <strong>de</strong>s ensembles cohérents d’appartements<br />

regroupant <strong>de</strong>s familles. Une autre règle régit la traversée <strong>de</strong> l’échiquier : lorsque<br />

534 Doležel, Lubomir, H<strong>et</strong>erocosmica : Fictions and Possible Worlds, op. cit., p. 279 :<br />

“Compossible entities. Entities that can coexist in one and the same possible world”.<br />

219


le cavalier est passé sur les quatre bords <strong>de</strong> l’échiquier-immeuble, une partie est<br />

terminée. Jouant sur la polysémie <strong>de</strong> ce mot, le roman <strong>de</strong> Perec constitue six<br />

« parties », divisions internes du roman <strong>et</strong> parties d’échecs.<br />

Ce nombre <strong>de</strong> six n’est pas anodin : on le r<strong>et</strong>rouve dans la transgression <strong>de</strong> la<br />

règle qui survient sur l’échiquier à la soixante-sixième case 535 , réduisant le<br />

nombre <strong>de</strong> cases parcourues à quatre-vingt-dix-neuf au lieu <strong>de</strong>s cent prévues par<br />

la règle. C<strong>et</strong>te omission d’une case bouleverse l’ordonnancement <strong>et</strong> la<br />

prévisibilité <strong>de</strong>s coups <strong>possibles</strong> sur l’échiquier, comme l’indique Brigitte Sion<br />

dans « Mater l’oubli » : « Avec l’élimination d’une pièce <strong>de</strong> l’immeuble (une<br />

cave), le cavalier voit sa trajectoire entre la soixante cinquième <strong>et</strong> la soixante<br />

septième case amputée, n’avançant que <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cases au lieu <strong>de</strong> trois 536 .»<br />

D’ailleurs, les coups <strong>possibles</strong> se réduisent au fil <strong>de</strong> la narration : plus le<br />

parcours s’effectue, plus les cases disponibles se font rares 537 . L’entorse à une<br />

règle est appelée clinamen par les oulipiens 538 ; la règle du parcours du cavalier,<br />

535 Sion, Brigitte « Mater l’oubli » dans Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres<br />

(XIXè-Xxé), op. cit., pp. 488-489 : « Avec l’élimination d’une pièce <strong>de</strong> l’immeuble (une cave), le<br />

cavalier voit sa trajectoire entre la soixante-cinquième <strong>et</strong> la soixante-septième case amputée,<br />

n’avançant que <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux cases au lieu <strong>de</strong> trois. C<strong>et</strong>te faille n’est pas un hasard, encore moins une<br />

erreur » Bernard Magné souligne que dans l’écriture Oulipienne, la règle cohabite avec sa<br />

transgression dans « La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, texte Oulipien ? » dans Perecollages 1981-1982,<br />

Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1995, p158 : « Dans l’écriture Perecquienne comme<br />

dans l’écriture oulipienne, la contrainte est d’autant plus productive qu’elle se combine avec sa<br />

propre contestation. Toute contrainte suppose l’intervention d’un écart, d’un dysfonctionnement<br />

momentané : c’est ce qu’avec les oulipiens Perec appelle le clinamen. »<br />

536 Sion, Brigitte, « Mater l’oubli » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres<br />

(XIXème-Xxème), op. cit., p. 488. C<strong>et</strong> écart, ce dysfonctionnement est appelé clinamen par les<br />

oulipiens.<br />

537 C<strong>et</strong>te logique rappelle le jeu d’échecs où l’issue <strong>de</strong> la partie se <strong>de</strong>ssine au fil du temps,<br />

réduisant considérablement le nombre <strong>de</strong> possibilités en fin <strong>de</strong> partie.<br />

538 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 153. « Le clinamen<br />

intervient au moment où le cavalier aurait dû se poser dans une cave, qui peut être liée à la<br />

problématique <strong>de</strong> la mémoire. Il s’agirait d’oublier. Après la case située au magasin <strong>de</strong><br />

l’antiquaire Madame Gracia, le cavalier passe dans une autre cave. Ainsi s’exprimerait peut-être<br />

une tension entre la mémoire <strong>et</strong> l’oubli. »<br />

220


complètement intégrée dans l’attente du lecteur à ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la partie, est<br />

d’autant plus surprenante que la narration, par ailleurs foisonnante <strong>et</strong> diverse, est<br />

bien insérée dans c<strong>et</strong>te traversée ordonnée <strong>de</strong> l’échiquier. Celle-ci s’oppose<br />

totalement à celle d’Alice, qui reste spontanée <strong>et</strong> inattendue malgré quelques<br />

points <strong>de</strong> repère apportés par le diagramme.<br />

Les règles énoncées dans la préface <strong>de</strong> l’Autre côté du miroir jouent sur l’eff<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> trompe-l’œil lié à la surface, comme le souligne Hélène Cixous dans<br />

l’introduction lorsqu’elle évoque un déploiement <strong>de</strong> miroirs lors <strong>de</strong> la<br />

traversée 539 . Ces avatars variés du miroir rappellent le thème <strong>de</strong> l’illusion<br />

trompeuse <strong>de</strong> la surface : l’espace se fragmente en un myria<strong>de</strong>s d’éclats<br />

dispersés. Certaines règles évoquées ne produisent qu’un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> faux semblant,<br />

étant utilisés <strong>de</strong> manière peu orthodoxe dans les aventures d’Alice.<br />

Mais quiconque voudra prendre la peine <strong>de</strong> disposer les pièces <strong>et</strong> <strong>de</strong> jouer les coups<br />

comme indiqué, <strong>de</strong>vra reconnaître que l’« échec » au Roi Blanc du sixième coup, la prise<br />

du Cavalier Rouge du septième, <strong>et</strong> le final « mat » du Roi Rouge répon<strong>de</strong>nt strictement<br />

aux règles du jeu 540.<br />

539 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., Introduction,<br />

Cixous, Hélène, p. 28 : « Il y a miroir, mais il n’est pas du côté que l’on pense. Le miroir est lui-<br />

même réfléchi par les miroirs <strong>de</strong> rappelle que sont les prés, la mer, les ruisseaux, <strong>et</strong> surtout<br />

l’échiquier ; vision du mon<strong>de</strong> en planisphère, illusion d’étagement démentie l’étalement du jeu<br />

d’échecs, aplatissement <strong>de</strong> l’ordre du sens, <strong>et</strong> dispersion <strong>de</strong>s rapports. »<br />

540 Carroll, Lewis, p. 40-41 : “But the ‘check’ of the White King at move 6, the capture of the<br />

Red Knight at move 7, and the final ‘checkmate’ of the Red King, will be found, by anyone who<br />

will take the trouble to s<strong>et</strong> the pieces and play the moves as directed, to be strictly in accordance<br />

with the laws of the game”. Les termes as directed <strong>et</strong> in accordance with traduisent l’idée <strong>de</strong><br />

fidélité absolue à la règle, d’une adéquation totale qui s’avérera purement ironique, comme le<br />

montre déjà la suite du texte qui parodie une forme d’autoritarisme stérile <strong>de</strong> la règle : “The new<br />

words, in the poem ‘Jabberwocky’ have given rise to some differences of opinion as to their<br />

pronunciation : so it may be well to give instructions on that point also. Pronounce ‘slithy’ as if it<br />

were the two words ‘sly, the’ : make the ‘g’ hard in ‘gyre’ and ‘gimble’…” Ces instructions<br />

relèvent du nonsense : l’excès <strong>de</strong> règles ou le débor<strong>de</strong>ment <strong>de</strong>s règles produisent une impression<br />

d’absur<strong>de</strong> <strong>et</strong> d’arbitraire.<br />

221


C<strong>et</strong> ensemble <strong>de</strong> références à la règle, suivi <strong>de</strong> prescription sur la prononciation<br />

<strong>de</strong>s mots inventés par Lewis Carroll, ressemble à une sorte <strong>de</strong> mo<strong>de</strong> d’emploi.<br />

Ces indications qu’il faut suivre, selon les recommandations ironiques <strong>de</strong><br />

l’auteur, présente une similitu<strong>de</strong> avec le titre <strong>de</strong> Georges Perec, La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi : il fait explicitement référence à un ensemble <strong>de</strong> règles <strong>et</strong><br />

d’instructions à suivre <strong>et</strong> à respecter, c<strong>et</strong> aspect fonctionnel étant curieusement<br />

associé à une notion aussi indéterminée que la vie. Ce titre, qui fait référence<br />

directement au mon<strong>de</strong> empirique, révèle paradoxalement l’impossibilité <strong>de</strong><br />

l’entreprise : aucune règle ne perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> maîtriser la vie. L’inachèvement <strong>de</strong><br />

l’entreprise <strong>de</strong> Bartlebooth est la marque <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te impossibilité ontologique : La<br />

Vie mo<strong>de</strong> d’emploi vise à l’exhaustivité, tout en offrant <strong>de</strong>s expressions du<br />

manque, <strong>de</strong> l’incomplétu<strong>de</strong>.<br />

C<strong>et</strong>te dimension ironique s’inscrit dans l’apparence <strong>de</strong> rigueur, dans le roman <strong>de</strong><br />

Lewis Carroll. L’application stricte <strong>de</strong> la règle masque ses multiples<br />

transgressions, dont on peut avoir la fausse impression qu’elles viennent juste<br />

d’être énumérées <strong>de</strong> manière exhaustive, comme pour se dédouaner par<br />

avance 541 . En fait, lorsque les règles ne sont pas parodiées ou ne prolifèrent pas à<br />

l’excès au-<strong>de</strong>là du miroir, elles sont purement <strong>et</strong> simplement transgressées.<br />

L’entorse à la règle surgit avant même que le récit ne commence. L’échec au<br />

roi, annoncé dans le diagramme au sixième coup - nombre déterminé <strong>de</strong> manière<br />

totalement arbitraire, puisqu’il n’y a pas alternance <strong>de</strong> coups - ne correspond<br />

nullement à la règle échiquéenne. Le roi fait irruption sur l’échiquier avec <strong>de</strong>s<br />

milliers <strong>de</strong> soldats, ses pions <strong>et</strong> ses chevaux. Ce roi débonnaire n’est menacé par<br />

aucun type d’échec. C<strong>et</strong>te rencontre soi-disant conforme aux règles<br />

échiquéennes se sol<strong>de</strong> par la rencontre d’Alice avec une licorne, qui ne figure<br />

nullement dans le paysage échiquéen. Pour ce qui est <strong>de</strong> la soi-disant prise du<br />

Cavalier Rouge au coup suivant 542 , il s’agit simplement <strong>de</strong> sa chute grotesque<br />

puis, au terme d’un combat avec la pièce blanche qui lui correspond, par sa fuite.<br />

541 Nous faisons allusion là à l’absence d’alternance entre les joueurs <strong>et</strong> au roque final <strong>de</strong>s dames,<br />

règle inversée, comme nous nous sommes employées à le démontrer.<br />

542 Il est vrai que ce coup survient chronologiquement juste après la rencontre d’Alice avec le<br />

Roi Blanc <strong>et</strong> avec la licorne.<br />

222


A c<strong>et</strong> instant, elle fut interrompue dans ses réflexions par un « Holà ! Holà ! Echec ! »<br />

r<strong>et</strong>entissant, <strong>et</strong> un Cavalier, recouvert d’une armure cramoisie, arriva au galop droit sur<br />

elle en brandissant une énorme masse d’armes. Au moment précis où il allait l’atteindre,<br />

son cheval s’arrêta brusquement : « Vous êtes ma prisonnière ! » s’écria le Cavalier en<br />

dégringolant <strong>de</strong> sa monture 543.<br />

C<strong>et</strong>te chute fracassante est suivie <strong>de</strong> celle du cavalier blanc, qui lui est<br />

exactement parallèle 544 . L’échec au pion blanc Alice est <strong>de</strong>s plus fantaisiste <strong>et</strong> ne<br />

correspond nullement à la règle échiquéenne, qui est donc transgressée. Après<br />

avoir été vaincu selon « les règles du Loyal Combat 545 », le cavalier Rouge<br />

prend la fuite. Quant à l’échec <strong>et</strong> mat promis dans la préface, il n’existe tout<br />

bonnement pas. C<strong>et</strong>te annonce disparaît d’ailleurs <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> la partie<br />

d’échecs que Lewis Carroll découpe analytiquement dans les pages suivantes <strong>de</strong><br />

la préface. Curieusement, alors que le diagramme ressemblait plutôt à un<br />

problème d’échecs, c<strong>et</strong>te analyse <strong>de</strong> partie semble restituer l’alternance <strong>de</strong>s<br />

coups entre les <strong>de</strong>ux camps, alors que l’application <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong> l’alternance<br />

semble compromise dans la préface 546 . Comme le commente Bernard<br />

Schlurick, « son diagramme initial nous initie à un jeu bel <strong>et</strong> bien pipé 547 . »<br />

543 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 186-87 :<br />

“At this moment her thoughts were interrupted by a loud shouting of, ‘Ahoy! Ahoy! Check!’ and<br />

a Knight, dressed in crimson armour, came galloping down upon her, brandishing a great club.<br />

Just as he reached her, the horse stopped sud<strong>de</strong>nly : ‘you’re my prisoner!’ the Knight cried, as he<br />

tumbled off his horse.”<br />

544 Il est intéressant <strong>de</strong> constater que le nom <strong>de</strong> ces personnages en français n’ait plus rien à voir<br />

avec la pièce échiquéenne, puisque the knight correspond au cheval en français, monture <strong>de</strong> ces<br />

chevaliers.<br />

545 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 188-89 :<br />

“The Rules of Battle”.<br />

546 Ibid, op. cit., p. 40 : “The alternation of Red and White is perhaps not so strictly observed”.<br />

547 Schlurick, Bernard, « De l’Autre côté <strong>de</strong> chez Alice » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs<br />

<strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres (XIXème-XXème), op. cit., 1998, p. 164.<br />

223


La partie est centrée sur la promotion du pion Alice en reine, qui inaugure sa<br />

victoire, ce qui constitue une transgression <strong>de</strong> la règle échiquéenne où la partie<br />

s’organise autour du roi. En fait, la partie se détache du modèle, du mon<strong>de</strong> réel.<br />

C<strong>et</strong>te transgression subversive apparaît également dans Feu pâle, où l’on<br />

reconnaît <strong>de</strong>s rémanences du mon<strong>de</strong> échiquéen d’Alice, telles que la référence au<br />

rouge, comme variante <strong>de</strong>s couleurs habituelles <strong>de</strong>s pièces.<br />

Kinbote, le fou qui se croit roi, option qui n’est pas prouvée mais reste <strong>de</strong><br />

l’ordre du vraisemblable 548 , pourrait transgresser la règle. S’il n’est<br />

effectivement pas le roi <strong>de</strong> la Zembla, il transgresse la règle en organisant une<br />

partie irréelle qu’il ménerait contre les révolutionnaires <strong>et</strong> en jouant du même<br />

coup une partie simultanée 549 contre Sha<strong>de</strong>, <strong>et</strong> contre sa femme. Celle-ci veut<br />

préserver le poète <strong>de</strong> l’influence <strong>de</strong> Kinbote, qui s’approprie le poème <strong>et</strong> le<br />

réorganise autour <strong>de</strong> lui <strong>de</strong> ses souvenirs <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses fantasmes, comme l’indique<br />

c<strong>et</strong>te remarque mise entre parenthèses dans la tactique qu’il imagine adopter<br />

contre Sybil : « (Le plan est à moi <strong>et</strong> clairement signé avec une couronne noire<br />

<strong>de</strong> roi d’échecs à la suite <strong>de</strong> « Kinbote ») 550 ».<br />

Dans la tension entre <strong>de</strong>ux logiques, celle du poème <strong>et</strong> celle du commentaire 551 ,<br />

Kinbote affirme avoir « le <strong>de</strong>rnier mot 552 ». Il s’attribue la victoire par<br />

anticipation, ce qui ne peut être contesté, le poète étant mort. Il s’autoproclame<br />

548 Œuvre typiquement post-mo<strong>de</strong>rne, Feu pâle laisse certaines cases vi<strong>de</strong>s : le doute gouverne,<br />

laissant ouvertes plusieurs <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, comme la réalité <strong>de</strong> la Zembla <strong>et</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong><br />

Kinbote, qui pourrait en être le roi.<br />

549 Une partie simultanée est une partie jouée au même moment qu’une autre partie.<br />

550 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit, p. “(the plan is mine and is clearly signed with a black<br />

chess-king crown after ‘Kinbote’)” (Feu pâle, op. cit., p. 136).<br />

551 Fraysse, Suzanne, Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong> Vladimir Nabokov, op. cit., p.<br />

197 : « Dans The Eye l’écart servait <strong>de</strong> gui<strong>de</strong> à l’interprétation, prises entre <strong>de</strong>ux logique, une<br />

logique <strong>de</strong> la construction (la référence se construit peu à peu <strong>et</strong> donc survient au texte) <strong>et</strong> une<br />

logique <strong>de</strong> la découverte (la référence naît d’une dynamique construite par l’auteur <strong>et</strong> donc<br />

précè<strong>de</strong> le texte), Nabokov examine la tension entre ces <strong>de</strong>ux logiques dans son roman publié en<br />

1962, Pale Fire. »<br />

552 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. “It is the commentator who has the last word” (Feu<br />

pâle, op. cit., p. 57).<br />

224


oi <strong>de</strong> Kinbote <strong>et</strong> vainqueur <strong>de</strong> la partie avant qu’elle n’ait été engagée. La<br />

transgression <strong>de</strong> la règle, sous le masque <strong>de</strong> la légitimité, apparaît ainsi dès la<br />

préface <strong>de</strong> Feu pâle. C<strong>et</strong>te référence à la règle n’est qu’un simulacre, ce qui<br />

évoque l’introduction du roman <strong>de</strong> Lewis Carroll, qui présente un soi-disant<br />

« parcours à suivre », qui structure le voyage d’Alice, conforme au<br />

fonctionnement <strong>de</strong> la partie d’échecs.<br />

La préface <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi m<strong>et</strong> l’accent sur l’omniprésence <strong>de</strong> la<br />

règle : la marche du cavalier incarne c<strong>et</strong>te rigueur méthodique. Le lecteur est mis<br />

en gar<strong>de</strong> ; l’auteur ne se plie pas à <strong>de</strong>s règles extérieures qui le contraindraient <strong>et</strong><br />

limiteraient sa liberté <strong>de</strong> manœuvre. Au contraire, il fixe ses propres règles <strong>et</strong> le<br />

fonctionnement <strong>de</strong> l’œuvre qu’il construit.<br />

Les règles sont prescrites d’avance pour c<strong>et</strong> auteur Oulipien pratiquant sa<br />

technique consciente du roman. Queneau exprime l’implication philosophique<br />

<strong>de</strong> la contrainte choisie par l’auteur qui s’oppose à l’aléa : la règle constitue la<br />

marque du libre arbitre <strong>de</strong> l’auteur 553 . Dans ce roman du jeu, le narrateur investit<br />

l’espace <strong>de</strong> manière construite <strong>et</strong> prédéfinie, d’où un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> prévisibilité<br />

quasiment scientifique, si ce n’est dans les histoires racontées, tout du moins<br />

dans le déroulement formel du fil <strong>de</strong> la narration. Or, un dysfonctionnement dans<br />

la machine à la case soixante-six réduit le nombre incontestablement attendu <strong>de</strong><br />

cent cases <strong>de</strong> l’immeuble à quatre-vingt-dix-neuf. La disparition d’une case<br />

illustre le principe d’imprévisibilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> désordre dans la création, qui rappelle<br />

évi<strong>de</strong>mment la prouesse littéraire <strong>de</strong> Georges Perec La Disparition, écrit sans la<br />

l<strong>et</strong>tre e. Le manque est posé comme une marque qui renvoie à celle gravée dans<br />

l’histoire personnelle <strong>de</strong> Georges Perec 554 , puisqu’il a perdu sa mère, déportée à<br />

Auschwitz alors qu’il n’avait que six ans.<br />

553 Oulipo : Atlas <strong>de</strong> littérature potentielle, op. cit., p. 56 : « Le caractère intentionnel, volontaire,<br />

<strong>de</strong> la contrainte sur lequel il revient à plusieurs reprises, avec insistance, est indissolublement lié<br />

pour lui à un vif refus du hasard <strong>et</strong> encore plus <strong>de</strong> l’équation souvent faite entre hasard <strong>et</strong><br />

liberté.»<br />

554 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 84 (chapitre « Femmes :<br />

tous ces e qui nous manquent. »).<br />

225


La transgression <strong>de</strong> la règle consistant en l’omission <strong>de</strong> la case soixante-six, qui<br />

est inscrite mais ne correspond pas à la case où l’on <strong>de</strong>vrait se trouver, a été<br />

annoncée dans la case précé<strong>de</strong>nte. C<strong>et</strong>te partie du récit relate la vie <strong>de</strong> la jeune<br />

Américaine Joy Slowburn, <strong>de</strong> son vrai nom Ingeborg Skrifter, surnommée la<br />

Lorelei, dont la profession consiste à évoquer Méphistophélès dans <strong>de</strong>s séances<br />

<strong>de</strong> spiritisme. C<strong>et</strong> aspect faustien <strong>de</strong> son activité annonce ce que Georges Perec a<br />

lui même qualifié <strong>de</strong> nombre maléfique lorsqu’il s’exprimait sur la déviation à la<br />

case soixante-six 555 . La transgression <strong>de</strong> la règle, tout comme le choix délibéré<br />

<strong>de</strong> la contrainte, constitue une marque <strong>de</strong> liberté <strong>de</strong> l’artiste, comme le souligne<br />

Brigitte Sion.<br />

En eff<strong>et</strong>, Perec a volontairement sauté la soixante sixième case, violant du même coup la<br />

règle <strong>de</strong> départ. […] C<strong>et</strong>te faille n’est pas un hasard, encore moins une erreur 556.<br />

C<strong>et</strong> écart entre le fonctionnement prévu, programmé, potentiellement<br />

« actualisable » <strong>et</strong> ce qui est « actualisé », réellement mis en œuvre, est appelé<br />

clinamen par les auteurs oulipiens, terme dont Bernard Magné donne une<br />

définition précise.<br />

Dans l’écriture perecquienne comme dans l’écriture oulipienne, la contrainte est d’autant<br />

plus productive qu’elle se combine avec sa propre contestation. Toute contrainte suppose<br />

l’intervention d’un écart, d’un dysfonctionnement momentané : s’est ce que l’oulipien<br />

Perec appelle le clinamen 557.<br />

555 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 103.<br />

556 Sion, Brigitte, « Mater l’oubli » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres<br />

(XIXème-Xxème), op. cit. , p. 488.<br />

557 Magné, Bernard, « La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, texte oulipien ? », in Perecollages 1981-1988,<br />

Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1989, p. 158. L’origine philosophique <strong>de</strong><br />

« clinamen », terme latin utilisé par Lucrèce, est détaillé par Stella Béhar, Georges Perec :<br />

Ecrire pour ne pas dire, op. cit.,p. 153.<br />

226


Ce manquement à la règle attire d’autant plus l’attention du lecteur qu’il vient<br />

perturber un ordonnancement sans faille établi grâce au déplacement du cavalier.<br />

Au contraire, dans De l’Autre côté du miroir, la référence à la règle est tronquée<br />

dès la préface. Au cours du récit, la transgression <strong>de</strong> la règle surgit <strong>de</strong> manière<br />

ludique <strong>et</strong> facétieuse dans De l’Autre côté du miroir lors <strong>de</strong> l’initiation<br />

d’Alice 558 , où la p<strong>et</strong>ite fille rencontre non seulement les pièces du jeu d’échecs,<br />

découverte prévisible, mais <strong>de</strong>s êtres surgissant d’un imaginaire ludique <strong>et</strong><br />

débridé. Le narrateur souligne la notion <strong>de</strong> réciprocité <strong>de</strong> la découverte entre le<br />

suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’obj<strong>et</strong>, selon la généralisation <strong>de</strong> la règle <strong>de</strong> l’image qui se reflète dans<br />

le miroir.<br />

« J’avais toujours cru que les Licornes étaient <strong>de</strong>s monstres fabuleux ! […] « Eh bien,<br />

maintenant que nous nous sommes vues une bonne fois l’une l’autre, dit la Licorne, si<br />

vous croyez en mon existence, je croirai en la vôtre. Marché conclu ? 559 ».<br />

Reconnaissance mutuelle d’entités <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> différents, entités <strong>de</strong>venant<br />

com<strong>possibles</strong> dans le mon<strong>de</strong> du miroir 560 . Dans le mon<strong>de</strong> du refl<strong>et</strong>, l’i<strong>de</strong>ntité<br />

n’est pas figée, mais fragmentée <strong>et</strong> mouvante. Elle varie selon le point <strong>de</strong> vue, ce<br />

qui produit un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> relativité qui interdit toute fixation <strong>de</strong> règles absolues.<br />

Dans Feu pâle, la transgression s’effectue par le personnage <strong>de</strong> Kinbote, qui en<br />

déviant la signification du poème par rapport à son plan <strong>de</strong> référence crée son<br />

mon<strong>de</strong> possible, son « mirage » selon la définition qu’en donne Nabokov. Il<br />

insuffle sa propre création dans l’œuvre <strong>de</strong> Kinbote, en fondant c<strong>et</strong>te création sur<br />

la perception déviante qu’il en a : « Enfin, j’eus la certitu<strong>de</strong> que ma Zembla avait<br />

mûri en lui, qu’il éclatait en rimes appropriées, qu’il était prêt à éjaculer à un<br />

558 Le titre original entier m<strong>et</strong> l’accent sur la notion <strong>de</strong> découverte : Through the Looking-Glass,<br />

and What Alice Found There.<br />

559 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 180-<br />

82 : “‘ I have always thought Unicorns were fabulous monsters, too !’ […] Now, that we have<br />

seen each other’ , said the Unicorn, ‘if you’ll believe in me, I’ll believe in you . Is that a<br />

bargain ?’”<br />

560 Définition <strong>de</strong> Lubomir Doležel, Hétérocosmica, op. cit., p. 279.<br />

227


frôlement <strong>de</strong> cils 561 ». Kinbote pénètre le vers 42 <strong>de</strong> Kinbote - Je pouvais<br />

distinguer 562 - en se substituant à l’ombre du défunt Sha<strong>de</strong> 563 ; il reprend sans<br />

scrupule le vers <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> en <strong>de</strong>venant le suj<strong>et</strong> « je » narrateur-poète <strong>et</strong> en<br />

usurpant son i<strong>de</strong>ntité : « Vers la fin du mois <strong>de</strong> mai, je pouvais distinguer le<br />

contour <strong>de</strong> quelques-unes <strong>de</strong> mes images dans la forme que le génie <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong><br />

pourrait leur donner 564 . » Kinbote remplit littéralement les formes laissées par<br />

Sha<strong>de</strong>, qui sont ses vers. La transgression <strong>de</strong>s règles est le fait du personnage<br />

commentateur qui s’approprie la ligne du récit, apposant sa propre marque sur la<br />

texture du poème.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la transgression est constituée par l’omission d’une<br />

case, qui modifie le cheminement attendu du cavalier sur la surface <strong>de</strong><br />

l’immeuble. La trajectoire tracée par la marche du cavalier, qui forme une sorte<br />

<strong>de</strong> l<strong>et</strong>tre, donc d’écriture sur le carré <strong>de</strong> l’immeuble, est modifiée à la case<br />

soixante-six. La déviation mène au magasin <strong>de</strong> Madame Garcia. Ce chapitre a<br />

une spécificité dans l’ensemble <strong>de</strong> l’immeuble ; une case a disparu, mais<br />

l’omission d’une pièce ne rem<strong>et</strong> pas en question la cohérence <strong>de</strong> l’ensemble.<br />

561 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. : “At length I knew he was ripe with my Zembla,<br />

bursting with suitable rhymes, ready to spurt at the brush of an eyelash” (Feu pâle, op. cit., p.<br />

109). La connotation sexuelle du verbe spurt renvoie au caractère homosexuel <strong>de</strong> l’attirance <strong>de</strong><br />

Kinbote pour Sha<strong>de</strong>. Dans son mon<strong>de</strong> possible, Kinbote aurait « pénétré » Kinbote <strong>de</strong> sa Zembla,<br />

sa semence qui aurait alors mûri en lui pour naître sous la forme du poème, enfant symbolique.<br />

562 I<strong>de</strong>m, p. “Line 42 : I could make out” (I<strong>de</strong>m, op. cit., p. 108)<br />

563 Sha<strong>de</strong> signifie « ombre » en anglais.<br />

564 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 66 : “By the end of May I could make out the<br />

outlines of some of my images in the shape his genius might give them” (Ibid, op. cit., p. 108).<br />

Pour Kinbote, Sha<strong>de</strong> est effectivement une ombre, une forme, qui s’incarne dans le poème.<br />

L’usurpateur Kinbote, qui l’est doublement s’il s’approprie également le trône <strong>de</strong> la Zembla (ce<br />

qui <strong>de</strong>meure <strong>de</strong> l’ordre du doute), crée ses propres images, son mon<strong>de</strong> possible à partir <strong>de</strong>s<br />

images que le problème a figées. Le terme extrêmement laudatif <strong>de</strong> genius est atténué <strong>et</strong><br />

contrebalancé par l’auxiliaire <strong>de</strong> modalité might, exprimant une possibilité parmi d’autres. Les<br />

auxiliaires <strong>de</strong> modalité constituent un domaine extrêmement riche <strong>de</strong> la linguistique anglaise, qui<br />

explique par ailleurs sans doute le développement <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> dans le<br />

mon<strong>de</strong> anglo-saxon.<br />

228


Tout le chapitre, qui évoque le magasin d’antiquités, ensemble <strong>de</strong> vieux<br />

meubles ayant appartenu à diverses personnes, m<strong>et</strong> en avant la notion <strong>de</strong><br />

lien : « Madame Garcia considère ses clients comme <strong>de</strong>s amis […] elle a réussi à<br />

créer avec la plupart d’entre eux <strong>de</strong>s liens qui dépassent <strong>de</strong> loin ceux <strong>de</strong>s strictes<br />

relations d’affaires 565 . » Le tracé du cavalier, qui forme <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres invisibles sur<br />

l’échiquier, donne cohérence à l’ensemble en créant <strong>de</strong>s liens entre les cases. Il<br />

n’est pas anodin que la transgression <strong>de</strong> la règle, la disparition d’une case,<br />

achemine la narration vers le magasin <strong>de</strong> Madame Garcia, où quatre obj<strong>et</strong>s,<br />

comme les quatre côtés du l’échiquier, « semblent reliés entre eux par un<br />

multitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> fils invisibles 566 .»<br />

La création semble s’opérer sur <strong>de</strong>ux plans, celui <strong>de</strong> la visibilité, <strong>de</strong> la l<strong>et</strong>tre<br />

écrite, <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> l’invisible, qui constitue les cases blanches <strong>de</strong> l’écriture. C<strong>et</strong>te<br />

conception <strong>de</strong> l’écriture, où <strong>de</strong>s mouvements relient secrètement différents<br />

éléments <strong>de</strong>rrière l’unité apparente <strong>de</strong>s choses rappelle le personnage <strong>de</strong><br />

Ingeborg Skrifter : ce nom constitue sa véritable i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>rrière l’apparente vie<br />

monotone <strong>de</strong> Joy Sowburn. C<strong>et</strong>te dialectique <strong>de</strong> la création <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’effacement, <strong>de</strong><br />

la disparition apparaît à travers le personnage <strong>de</strong> Cinoc qui, dans la vie active,<br />

était chargé par les éditions Larousse d’éliminer les mots désu<strong>et</strong>s afin <strong>de</strong> laisser<br />

<strong>de</strong> la place aux mots nouveaux 567 . Ce jeu <strong>de</strong> remplacement <strong>de</strong> mots par d’autres,<br />

après les avoir supprimés, rappelle le mouvement sur l’échiquier, où les pièces<br />

prennent la place <strong>de</strong> celles qu’elles éliminent.<br />

Le chapitre sur le magasin <strong>de</strong> Madame Garcia est suivi <strong>de</strong> l’évocation <strong>de</strong> la cave<br />

<strong>de</strong>s Roschach 568 , que Gaston Bachelard relie à l’inconscient 569 <strong>et</strong> à la mémoire :<br />

<strong>de</strong>s fils invisibles se tissent dans l’acte <strong>de</strong> création, chaque être portant en lui <strong>de</strong>s<br />

565 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 381.<br />

566 I<strong>de</strong>m, p. 383.<br />

567 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 347.<br />

568 I<strong>de</strong>m, p. 389. Le nom du personnage contient le mot “échecs” en allemand (Schach ). La cave<br />

recèle <strong>de</strong> nombreux obj<strong>et</strong>s, dont <strong>de</strong>s pièces du jeu d’échecs : « Une boite octogonale, sans<br />

couvercle, contient quelques pièces d’échecs fantaisie. » D’ailleurs, dans le chapitre soixante-six,<br />

il est rappelé au lecteur que David Marcia, le fils <strong>de</strong> l’antiquaire, a été le fiancé éconduit <strong>de</strong><br />

Caroline Echard, dont le nom renvoie au motif <strong>de</strong>s échecs.<br />

569 Bachelard, Gaston, La Terre <strong>et</strong> les rêveries du repos. Paris : Gallimard, 1965, p. 87.<br />

229


liens inconscients avec son passé. C<strong>et</strong>te thématique est indissociable du thème<br />

du temps, la référence aux montres <strong>de</strong> Madame Garcia prenant une dimension<br />

emblématique : « La véritable spécialité <strong>de</strong> Madame Garcia concerne c<strong>et</strong>te<br />

variété d’automates que l’on appelle les montres animées 570 . » Ce motif renvoie<br />

à l’aspect ordonné <strong>de</strong> la création, conçue comme une mécanique pouvant être<br />

démontée par son concepteur, à la manière d’un puzzle. C<strong>et</strong>te conception<br />

n’offrirait pas <strong>de</strong> surprise ou d’inattendu, ingrédients <strong>de</strong> l’existence même, sans<br />

une marge <strong>de</strong> transgression volontaire à la règle ou d’aléa dont le créateur même<br />

n’est pas maître : « En fait c’est par hasard que Madame Garcia s’est r<strong>et</strong>rouvée,<br />

avec les années, en possé<strong>de</strong>r huit ; elle n’était pas le moins du mon<strong>de</strong><br />

collectionneuse 571 . »<br />

Les notion <strong>de</strong> règle <strong>et</strong> <strong>de</strong> désordre renvoient à l’équilibre entre la nécessité, la<br />

répétition <strong>et</strong> le hasard, l’imprévisibilité qui caractérise les jeux. La prévision<br />

totale du déroulement d’une partie d’échecs supprimerait toute surprise : une<br />

certaine marge <strong>de</strong> désordre est donc indispensable au ludique.<br />

E. Hasard <strong>et</strong> nécessité<br />

La notion <strong>de</strong> hasard semble totalement occultée dans la création échiquéenne où<br />

s’affrontent <strong>de</strong>ux logiques, le triomphe <strong>de</strong> l’une <strong>de</strong>s parties revenant<br />

exclusivement à ses qualités intellectuelles <strong>et</strong> imaginatives. La seule part<br />

d’aléa 572 semble se limiter à la couleur, les blancs ayant le privilège <strong>de</strong><br />

570 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 384.<br />

571 I<strong>de</strong>m, p. 387.<br />

572 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes, op. cit., pp. 55-56 : « Alea - C’est en latin le nom du<br />

jeu <strong>de</strong> dés. Je l’emprunte ici pour désigner tout jeu fondé, à l’exact opposé <strong>de</strong> l’agôn, sur une<br />

décision qui ne dépend pas du joueur, sur laquelle il ne saurait avoir la moindre prise, <strong>et</strong> où il<br />

s’agit par conséquent <strong>de</strong> gagner bien moins sur un adversaire que sur le <strong>de</strong>stin. »<br />

230


commencer 573 . Cependant, la création échiquéenne, à l’instar <strong>de</strong> toute création,<br />

contient d’autres formes d’aléas, même si la développement <strong>de</strong> la partie repose<br />

effectivement sur les qualités du joueur. C<strong>et</strong>te introduction du hasard dans ce jeu<br />

intellectuel <strong>et</strong> imaginatif rési<strong>de</strong> en partie dans l’impact <strong>de</strong> la vie réelle sur le<br />

jeu 574 , mais également dans les calculs du joueur qui n’est pas une machine <strong>et</strong><br />

dont les choix comportent une part d’aléa. Il s’agit d’envisager dans quelles<br />

œuvres apparaît ce paramètre <strong>de</strong> hasard.<br />

Une composante d’aléa, créatrice <strong>de</strong> chaos, est évoquée dans le roman <strong>de</strong> Stefan<br />

Zweig, Le Joueur d’échecs. Lorsque le personnage <strong>de</strong> M. B… fait irruption dans<br />

le récit, ses conseils judicieux perm<strong>et</strong>tent aux adversaires <strong>de</strong> Czentovic d’obtenir<br />

une partie nulle 575 .<br />

Dans les coups suivants, les <strong>de</strong>ux adversaires se livrèrent sur l’échiquier à un manège<br />

auquel nous autres - réduits <strong>de</strong>puis longtemps au rôle <strong>de</strong> comparses inutiles – ne<br />

comprenions rien du tout. Après six ou sept coups, Czentovic resta longtemps songeur,<br />

puis il déclara : « Partie nulle 576. »<br />

573 La couleur est déterminée par le hasard : <strong>de</strong>ux pions <strong>de</strong> couleur différente sont dissimulés<br />

dans les mains <strong>de</strong> l’adversaire ; le joueur fait son choix qui détermine la couleur avec laquelle il<br />

joue.<br />

574 C<strong>et</strong>te question sera approfondie dans la quatrième partie <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong> portant sur<br />

l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

575 Il est intéressant <strong>de</strong> noter que la partie d’échecs ne se sol<strong>de</strong> pas systématiquement par la<br />

victoire <strong>de</strong> l’un ou l’autre <strong>de</strong>s joueurs, mais qu’elle peut aboutir à ce que l’on appelle dans le<br />

jargon du jeu d’échecs un pat , c’est à dire une partie nulle.<br />

576 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 41 “Es begann in <strong>de</strong>n nächsten Zügen zwischen <strong>de</strong>n<br />

bei<strong>de</strong>n – wie an<strong>de</strong>rn waren längst zu leeren Statisten herabgesungen – ein uns unverständlich Hin<br />

und Her. Nach <strong>et</strong>wa sieben Zügen sah Czentovic nach längerem Nach<strong>de</strong>nken auf und erklärte :<br />

“Remis.“(Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 39. C<strong>et</strong>te présentation donne vraiment l’impression<br />

d’un chaos apparent dont il faut démêler les fils afin d’arriver à une vision d’ensemble.<br />

L’allemand Hin und Her, prépositions nominalisées, rend bien l’idée d’un mouvement perpétuel,<br />

soumis à l’aléa <strong>de</strong>s réponses <strong>de</strong> l’adversaire.<br />

231


M. B… vient à la rescousse <strong>de</strong>s joueurs <strong>et</strong> réussit à renverser la situation par son<br />

intervention. Les joueurs étaient voués à l’échec contre le champion du mon<strong>de</strong><br />

lorsqu’il survient <strong>de</strong> manière inopinée pour les tirer <strong>de</strong> la déroute inévitable. De<br />

même, les choix <strong>de</strong>s adversaires, qui forment un labyrinthe inextricable pour les<br />

autres adversaires, perm<strong>et</strong>tent d’arriver au pat, ce qui ne résulte pas seulement<br />

d’un jeu <strong>de</strong> calculs précis, mais <strong>de</strong> choix contenant une part d’aléa puisqu’il faut<br />

anticiper ce que l’autre va jouer.<br />

M.B… doit se placer dans la posture intellectuelle <strong>de</strong> l’adversaire afin<br />

d’anticiper ses coups. La riposte <strong>de</strong> l’adversaire qu’imagine M. B… n’est qu’une<br />

probabilité 577 parmi d’autres ; c’est une sorte <strong>de</strong> pari qu’il fait sur le<br />

développement <strong>de</strong> la partie : les coups qui seront véritablement actualisés dans la<br />

partie d’échecs ne sont pas fondamentalement différents <strong>de</strong>s coups imaginés,<br />

dont ils sont une variante possible. Ce fonctionnement <strong>de</strong> la partie d’échecs peut<br />

être étendue à toute création, réelle ou fictionnelle. La différence ontologique<br />

entre ce qui est « actualisé » <strong>et</strong> le virtuel n’est pas si tranchée : toute potentialité<br />

est un possible qui n’a pas été actualisé.<br />

C<strong>et</strong>te constatation renvoie à la différence infime entre le mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong> les autres<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> selon David Lewis 578 . Dans Le Tableau du Maître flamand, c<strong>et</strong>te notion<br />

est explorée par l’intermédiaire <strong>de</strong>s diagrammes échiquéens. Le joueur d’échecs<br />

ém<strong>et</strong> <strong>de</strong>s suppositions sur les développement passés <strong>de</strong> la partie d’échecs du<br />

tableau afin <strong>de</strong> déterminer qui a tué le cavalier quelques siècles auparavant. En<br />

revanche, il étudie les développements potentiels <strong>de</strong> la partie dirigée par le<br />

mystérieux meurtrier qui rem<strong>et</strong> en mouvement la partie d’échecs du tableau.<br />

577 C<strong>et</strong>te notion peut être reliée à la théorie <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>. La riposte <strong>de</strong> l’adversaire peut<br />

être telle qu’on la prévoit, mais aussi différente, l’arborescence du jeu évoluant dans un autre<br />

sens. La réplique <strong>de</strong> l’autre est une inconnue que la logique échiquéenne perm<strong>et</strong> d’entrevoir,<br />

mais elle n’est en aucun cas garantie. Le jeu s’est déroulé dans le temps d’une certaine manière,<br />

mais il aurait pu être différent à chaque choix : la logique que l’on applique à l’autre n’est<br />

nullement nécessité. C<strong>et</strong>te constatation au suj<strong>et</strong> du jeu d’échecs pourrait s’étendre à toute<br />

création.<br />

578 Lewis, David, « Anselm and actuality », p. 184. Los Angeles. “It is true that our world alone<br />

is actual; but that does not make our world special, radically different from all other worlds.”<br />

232


A chaque embranchement du labyrinthe le joueur construit une hypothèse, tel<br />

Muñoz: « il s’arrêta un instant, totalement concentré, comme si son esprit s’était<br />

mis automatiquement à explorer les possibilités qu’offrait la combinaison qu’il<br />

venait <strong>de</strong> mentionner 579 . » C<strong>et</strong>te conception probabiliste <strong>de</strong> la riposte <strong>de</strong><br />

l’adversaire apparaît dans le combat que mène M. B…, qui s’est substitué aux<br />

joueurs dont il est le ventriloque, contre Czentovic : « Votre partenaire attaquera<br />

probablement sur l’autre flanc […] Puis il poussera un pion <strong>de</strong> h2 en h4, sur<br />

l’autre flanc du roi, comme l’avait prévu notre sauv<strong>et</strong>eur inconnu 580 ».<br />

L’ensemble <strong>de</strong>s ramifications <strong>possibles</strong> <strong>de</strong> ce labyrinthe échiquéen forme une<br />

configuration, constituée d’éléments hétérogènes. C<strong>et</strong>te constellation d’éléments<br />

peut être rapprochée <strong>de</strong> l’archipel, ensemble d’îles qui dialoguent <strong>et</strong> s’opposent à<br />

la fois, à la manière <strong>de</strong>s pièces échiquéennes. Ce rapport polémique entre<br />

éléments formant un tout engendre la tension créatrice. Le dynamisme <strong>de</strong> la<br />

partie est suscité par c<strong>et</strong>te relation polémique entre <strong>de</strong>ux polarités. Dans c<strong>et</strong>te<br />

partie contre Czentovic, M. B. se substitue aux autres passagers <strong>et</strong> détourne le<br />

cours <strong>de</strong> la partie en formant <strong>de</strong>s hypothèses sur les mouvements <strong>de</strong> son<br />

adversaire.<br />

C<strong>et</strong>te part d’aléa dans la construction <strong>de</strong> la partie, qui se sol<strong>de</strong> finalement par un<br />

pat, augmente selon la longueur <strong>de</strong> la partie ; plus la partie dure, plus le nombre<br />

d’embranchements augmente, multipliant les possibilités d’erreurs dans les<br />

hypothèses que constituent les ripostes <strong>de</strong> l’adversaire. La durée a également une<br />

inci<strong>de</strong>nce sur la fatigue <strong>de</strong>s joueurs, ce qui entrave la régulation <strong>de</strong>s calculs, <strong>et</strong><br />

les rend encore plus hypothétiques <strong>et</strong> soumis au hasard <strong>de</strong>s ripostes.<br />

579 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 198 : « se d<strong>et</strong>uvo un instante, absorto,<br />

como si su mente se hubiera internado automáticamente por las posibilida<strong>de</strong>s que ofrecía la<br />

combinación que acababa <strong>de</strong> mencionar. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 167).<br />

580 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., pp. 38-39 : „Er wird wahrscheinlich <strong>de</strong>n Angriff dann<br />

auf die an<strong>de</strong>re Flanke hinüberwerfen [...] Dann zog er auf <strong>de</strong>m Königflügel <strong>de</strong>n Bauern h2-h4,<br />

genau wie sie es unser unbekannter Helfer vorausgesagt“ (Le Joueur d’échecs, op. cit., pp. 36-<br />

37). Le mot wahrscheinlich m<strong>et</strong> en avant la notion <strong>de</strong> vraisemblable, <strong>de</strong> ce qui pourrait être<br />

« vrai » (wahr). L’adéquation avec l’hypothèse sur laquelle parie M. B… s’exprime par<br />

l’adverbe genau, qui traduit l’exactitu<strong>de</strong>.<br />

233


C<strong>et</strong>te part d’imprévisibilité qui augmente au fil du temps est appréhendée dans<br />

La Défense Loujine lorsque le joueur d’échecs, en se mesurant à Turati, sent<br />

l’incertitu<strong>de</strong> le gagner en fin <strong>de</strong> partie.<br />

De nouvelles possibilités se <strong>de</strong>ssinèrent, cependant personne n’aurait pu dire encore <strong>de</strong><br />

quel côté pencherait le plateau <strong>de</strong> la balance. Loujine réfléchit longuement en préparant<br />

son attaque qui nécessitait une exploration préliminaire <strong>de</strong>s variantes, au cours <strong>de</strong><br />

laquelle chacun <strong>de</strong> ses pas réveillerait un écho dangereux – <strong>et</strong> il lui sembla qu’un <strong>de</strong>rnier<br />

<strong>et</strong> immense effort ouvrirait <strong>de</strong>vant lui la voie secrète <strong>de</strong> la victoire 581.<br />

L’arborescence échiquéenne, où toutes les possibilités forment <strong>de</strong>s<br />

embranchements qui se croisent <strong>et</strong> s’entrecroisent, se construit dans le secr<strong>et</strong>.<br />

Elle se bâtit comme une construction mentale, ce qui apparaît pour les <strong>de</strong>ux<br />

joueurs Loujine <strong>et</strong> M B…, qui essaient d’anticiper la réplique <strong>de</strong> l’adversaire, en<br />

se plaçant <strong>de</strong> son point <strong>de</strong> vue. Ce processus mental atteint son paroxysme<br />

lorsque M. B…vit un dédoublement schizophrénique lors <strong>de</strong> sa captivité : il<br />

intériorise alors la séparation entre les <strong>de</strong>ux couleurs, jouant ainsi contre lui-<br />

même.<br />

Lorsque M. B… affronte son adversaire Czentovic, l’imprévisibilité, qui<br />

<strong>de</strong>meure dans le jeu en dépit <strong>de</strong> tous les calculs, crée une tension qui n’est<br />

581 Nabokov, Vladimir, Zachtchita Lujina, op. cit., p. 97 : « Новые наметились<br />

возможности,нo еще никто не мог сказать, на чьей стороне перевес. Лужин, подготовляя<br />

нападение, для которого требовалось сперво исследовать лабиринт вариантов, где каждый<br />

его шаг будил опасное эхо, на долго задумался : казалось, еще одно последнее<br />

неимоверное усилие, и он найдет тайный ход победы. » (La Défense Loujine, op. cit., pp.<br />

153-54). La version russe utilise <strong>de</strong> manière explicite la notion <strong>de</strong> « labyrinthe », « лабиринт ».<br />

Le dédale m<strong>et</strong> l’accent sur l’aspect <strong>de</strong> désordre dont peut ressortir un ordre, une victoire mais<br />

aussi dans lequel on peut se perdre. Elle m<strong>et</strong> également l’accent sur la notion <strong>de</strong> découverte du<br />

secr<strong>et</strong> du labyrinthe par l’emploi <strong>de</strong> « найдет ». Le perfectif russe exprimé par ce verbe au futur<br />

(il existe une forme imperfective qui ém<strong>et</strong> plus <strong>de</strong> doute quant à la réalisation <strong>de</strong> l’action) perm<strong>et</strong><br />

d’évaluer <strong>de</strong> manière plus positive les possibilités d’actualisation <strong>de</strong> la victoire du point <strong>de</strong> vue<br />

<strong>de</strong> Loujine.<br />

234


ésolue qu’à la fin <strong>de</strong> la partie. Dans Le Joueur d’échecs, lors <strong>de</strong> la secon<strong>de</strong><br />

rencontre, M.B… remporte la première partie, anticipant l’issue <strong>de</strong> la partie.<br />

« ça y est ! c’est réglé ! » […] Nous nous penchâmes tous, sans le vouloir, vers l’échiquier<br />

pour comprendre c<strong>et</strong>te manœuvre si victorieusement annoncée. […] L’exclamation <strong>de</strong><br />

notre ami <strong>de</strong>vait donc se rapporter à un développement ultérieur <strong>de</strong> la situation que nous<br />

autres, dil<strong>et</strong>tantes à courte vue, ne savions pas prévoir. […] Mais Czentovic ne joua pas :<br />

du revers <strong>de</strong> la main, il repoussa les pièces <strong>de</strong> l’échiquier. Nous ne comprîmes pas tout <strong>de</strong><br />

suite qu’il abandonnait la partie 582.<br />

C<strong>et</strong>te partie remportée, prévue par les suppositions que fait le joueur à l’avance,<br />

a son revers <strong>de</strong> la médaille ; les hypothèses peuvent s’avérer être <strong>de</strong>s mirages <strong>de</strong><br />

l’imaginaire, <strong>de</strong>s créations comme le prône Nabokov, mais aussi <strong>de</strong> pures<br />

illusions <strong>de</strong> l’esprit. L’adjectif « unsichtbar », « invisible », montre que<br />

l’annonce <strong>de</strong> la victoire n’est pas lisible directement car elle n’est pas encore<br />

actualisée.<br />

Dans le passage qui suit, le joueur d’échecs manifeste le même enthousiasme<br />

triomphant, sûr <strong>de</strong> sa victoire, alors que c<strong>et</strong>te perception est le fruit du désordre<br />

mental <strong>de</strong> M. B. Le processus <strong>de</strong> création peut conduire à la folie 583 , le chaos<br />

l’emportant sur le principe d’ordre dans ce cas <strong>de</strong> figure. La création se réalise<br />

par un équilibre entre l’ordre, qui implique déterminisme <strong>et</strong> prévisibilité, <strong>et</strong> le<br />

chaos, lié au principe d’incertitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> à l’inattendu.<br />

Ces notions d’imprévisibilité <strong>et</strong> <strong>de</strong> désordre apparaissent dans les œuvres post-<br />

mo<strong>de</strong>rnes La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle. Ces notions, que convoque la<br />

582 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., pp. 100-02 : „“So! Erledigt!” […] Unwillkürlich<br />

beugen wir uns über das Br<strong>et</strong>t, um <strong>de</strong>n so triumphierend angekündigten Zug zu verstehen. [...]<br />

Die Äußerung unseres Freun<strong>de</strong>s musste sich also auf eine Entwicklung beziehen, die wir<br />

kurz<strong>de</strong>nken<strong>de</strong>n Dil<strong>et</strong>tanten noch nicht errechnen konnten. [...] Aber Czentovic tat keinen Zug,<br />

son<strong>de</strong>rn sein gewend<strong>et</strong>er Handrücken schob mit einem entschie<strong>de</strong>nen Ruck alle Figuren langsam<br />

von Br<strong>et</strong>t. Erst im nächsten Augenblick verstan<strong>de</strong>n wir : Czentovic hatte die Partie aufgegeben.“<br />

L’adjectif unsichtbar, « invisible », montre que l’annonce <strong>de</strong> la victoire n’est pas lisible<br />

directement car elle n’est pas encore actualisée.<br />

583 C<strong>et</strong> aspect sera traité dans la <strong>de</strong>rnière partie sur l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

235


littérature post-mo<strong>de</strong>rne en général, peuvent être mises en perspective avec<br />

l’évolution actuelle <strong>de</strong> la science. C<strong>et</strong>te répartition proportionnée d’ordre<br />

assuj<strong>et</strong>ti à <strong>de</strong>s règles <strong>et</strong> d’imprévisibilité incontrôlée correspond à l’évolution <strong>de</strong><br />

la connaissance scientifique sur l’univers, qui adm<strong>et</strong> une marge d’incertitu<strong>de</strong>.<br />

Dans son article « L’univers est-il une machine ? », Paul Davies affirme l’aspect<br />

créatif <strong>de</strong> l’univers, car il en comporte les <strong>de</strong>ux composantes <strong>de</strong> la détermination<br />

<strong>et</strong> du hasard : « Le chaos semble réconcilier les lois déterminées <strong>de</strong> la physique<br />

<strong>et</strong> celles du hasard, impliquant que l’univers est authentiquement créatif 584 . »<br />

A titre d’exemple, Paul Davies cite la physique quantique, qui démontre le<br />

principe d’incertitu<strong>de</strong> par les fluctuations constatées dans ce domaine, inhérentes<br />

à la nature imprévisible en elle-même. Ces découvertes m<strong>et</strong>tent à mal le proj<strong>et</strong><br />

scientifique d’une connaissance absolue <strong>de</strong> l’univers, puisqu’elles comportent<br />

une part <strong>de</strong> chaos échappant à la prédiction <strong>de</strong> l’analyse.<br />

De manière analogue au proj<strong>et</strong> scientifique, dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Perec<br />

affiche le proj<strong>et</strong>, fondé sur le principe <strong>de</strong> distanciation <strong>et</strong> <strong>de</strong> construction<br />

consciente, d’éliminer la marge d’aléatoire que comporte la création : « Au lieu<br />

<strong>de</strong> laisser le hasard brouiller les pistes, il entend lui substituer la ruse, le piège,<br />

l’illusion 585 .» La préméditation consciente semble réduire au minimum la part<br />

d’aléa dans la construction créative, fondée sur l’expérimentation. Curieusement,<br />

la plupart <strong>de</strong>s histoires que recèle l’immeuble contient une gran<strong>de</strong> part d’aléa.<br />

Perec affiche un désir <strong>de</strong> maîtriser totalement la création <strong>et</strong> la vie que traduit le<br />

titre même du roman. Cependant, il inclut dans ses histoires miniatures une<br />

gran<strong>de</strong> part d’imprévisibilité, composante essentielle <strong>de</strong> la fiction comme <strong>de</strong> la<br />

vie. La volonté <strong>de</strong> contrôle absolu <strong>de</strong> Perec sur son œuvre, à l’instar du joueur<br />

d’échecs, peut être rapprochée <strong>de</strong> la conception nabokovienne d’un auteur<br />

tyrannique, comme l’énonce Maurice Couturier dans le titre <strong>de</strong> son ouvrage<br />

584 Paul Davies, “Is the Universe a Machine?”, in Nina Hall, The New Scientist Gui<strong>de</strong> to Chaos.<br />

London : Penguin Books, 1992, p. 213 : “Chaos seems to provi<strong>de</strong> a bridge b<strong>et</strong>ween the<br />

d<strong>et</strong>erministic laws of physics and the laws of chance, implying that the Universe is genuinely<br />

creative.”<br />

585 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 19.<br />

236


Nabokov ou la tyrannie <strong>de</strong> l’auteur. Il y commente la volonté <strong>de</strong> Nabokov <strong>de</strong><br />

maîtriser totalement tous les paramètres <strong>de</strong> son œuvre.<br />

Nabokov est un auteur autoritaire, comme il l’a reconnu lui-même ; il cherche à verrouiller<br />

son texte, à faire entendre pour l’éternité l’écho <strong>de</strong> sa voix. C<strong>et</strong> autoritarisme est d’autant<br />

plus grand qu’il sait, par expérience, que le lecteur va chercher à son tour à imposer sa loi<br />

au texte. Il m<strong>et</strong> d’ailleurs un lecteur en scène dans Feu pâle, Charles Kinbote, le<br />

commentateur du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> 586.<br />

En dépit <strong>de</strong> la volonté <strong>de</strong> contrôle absolu <strong>de</strong> la part <strong>de</strong> l’auteur, l’œuvre<br />

n’échappe pas aux principes d’incertitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> désordre aléatoire, principes qui<br />

parcourent La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle. C<strong>et</strong>te introduction du hasard dans<br />

la création peut être mise en perspective avec ce qu’écrit Frédéric Regard sur le<br />

lien entre l’entropie <strong>et</strong> la littérature post-mo<strong>de</strong>rne. Il analyse le point <strong>de</strong><br />

rencontre entre science <strong>et</strong> littérature : le principe d’incertitu<strong>de</strong>, d’imprévisibilité,<br />

qui fait entrer une part <strong>de</strong> hasard dans la création : « la contingence <strong>de</strong>vient la loi<br />

<strong>de</strong> la nature 587 . » Frédéric Regard commente l’évolution <strong>de</strong> la littérature en<br />

résonance avec celle <strong>de</strong> la science <strong>et</strong> la philosophie.<br />

586 Couturier, Maurice, Nabokov ou la tyrannie <strong>de</strong> l’auteur. Paris : Seuil, 1993, p. 31. C<strong>et</strong>te<br />

obsession <strong>de</strong> tout contrôler chez Nabokov, préoccupation liée au joueur d’échecs <strong>et</strong> créateur <strong>de</strong><br />

problèmes échiquéens, peut expliquer sa sainte horreur <strong>de</strong> la psychanalyse <strong>et</strong> <strong>de</strong> leur théorie sur<br />

l’inconscient (il surnommait les psychanalystes « les p<strong>et</strong>its charlatans <strong>de</strong> Vienne »).<br />

587 Regard, Frédéric, « Bowing down before the great god entropy : postmo<strong>de</strong>rnisme, désir <strong>et</strong><br />

mysticisme (sur l’imagination créatrice chez William Golding) », in Fiction <strong>et</strong> entropie : Une<br />

Autre fin <strong>de</strong> siècle anglaise, textes réunis par Max Duperray. P.U. <strong>de</strong> Provence, 1996, p. 29.<br />

Dans les pages suivantes, Frédéric Regard rappelle la théorie scientifique du trou noir : l’univers<br />

serait creusé <strong>de</strong> trous noirs. C<strong>et</strong>te théorie énonce que non seulement l’univers est soumis à <strong>de</strong>s<br />

mouvements imprévisibles <strong>et</strong> aléatoires, mais, selon les termes <strong>de</strong> Frédéric Regard , qu’il est en<br />

proie à « <strong>de</strong>s forces négatives précipitant un évanouissement absolu <strong>de</strong> la matière » (pp. 30-31).<br />

Ces trous noirs sont inaccessibles à la connaissance <strong>et</strong> à l’expérience humaine, laissant une place<br />

considérable à « un Inconnu Absolu ». Curieusement, « ces trous noirs seraient doublés <strong>de</strong><br />

« trous blancs », sorte d’anti-trous noirs, qui expulseraient la matière « <strong>de</strong> l’autre côté » <strong>de</strong>s trous<br />

noirs. » C<strong>et</strong>te vision d’une sublime poésie d’un mon<strong>de</strong> où s’alternent les couleurs absolues du<br />

237


Là où on le début du XIXème siècle postulait une force mystérieuse pour assigner leur<br />

place à ces mêmes atomes, on interprète aujourd’hui le choix entre les structures<br />

<strong>possibles</strong> en termes d’entropie <strong>et</strong> d’information. Le mon<strong>de</strong> n’est donc plus celui <strong>de</strong> Dieu <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> la métaphysique, ni celui <strong>de</strong> la Raison <strong>et</strong> <strong>de</strong>s Lumières. Le mon<strong>de</strong> est un labyrinthe<br />

d’aléas que ne régit qu’une seule loi, celle <strong>de</strong> l’imprédictibilité 588.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, ce principe <strong>de</strong> hasard apparaît à maintes reprises <strong>et</strong><br />

peut prendre la forme <strong>de</strong> la rencontre fortuite ; à titre d’exemple, Riri, le fils du<br />

caf<strong>et</strong>ier, rencontre son ancien professeur Paul Hébert, qui par le passé s’était<br />

enfui avec La<strong>et</strong>izia, le femme <strong>de</strong> Grifalconi 589 : « Il aperçut son ancien<br />

professeur : installé à l’entrée d’un supermarché, habillé en paysan normand […]<br />

Paul Hébert proposait aux passants <strong>de</strong>s charcuteries régionales 590 . »<br />

C<strong>et</strong>te rencontre fortuite rappelle celle <strong>de</strong> Ma<strong>de</strong>moiselle Crespi apercevant son<br />

ancienne maîtresse d’école Madame Danglars : « assise sur un banc, rue <strong>de</strong> la<br />

Folie-Régnaud, c’était une clochar<strong>de</strong> é<strong>de</strong>ntée, vêtue d’une robe <strong>de</strong> chambre caca<br />

d’oie, poussant une voiture d’enfant pleine <strong>de</strong> har<strong>de</strong>s diverses, <strong>et</strong> répondant au<br />

sobriqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> La Baronne 591 . » Les mariages se font souvent à la suite d’une<br />

rencontre fortuite, comme entre l’érudit Léon Garcia <strong>et</strong> son épouse, future<br />

antiquaire (mentionnée à la case soixante-six) : « C’est lui […] qui établit avec<br />

certitu<strong>de</strong> la chronologie <strong>de</strong>s miniatures <strong>de</strong> Samuel Cooper rassemblées à la<br />

collection Frick : c’est à c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière occasion qu’il rencontra celle qui <strong>de</strong>vait<br />

noir <strong>et</strong> <strong>de</strong> blanc pourrait laisser à penser que, si Dieu ne joue pas aux dés, comme l’affirmait<br />

Einstein, il jouerait peut-être aux échecs !<br />

588 I<strong>de</strong>m, (pp. 25-49), p. 28.<br />

589 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 157 : « Grifalconi la laissa partir. Il ne se<br />

suicida pas, ne sombra pas dans l’alcoolisme mais s’occupa <strong>de</strong>s jumeaux avec une attention<br />

inflexible. »<br />

590 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi,op. cit., p. 161.<br />

591 I<strong>de</strong>m., p. 476.<br />

238


<strong>de</strong>venir sa femme : Clara Lichtenfeld, fille <strong>de</strong> Juifs polonais nés aux Etats-Unis,<br />

qui faisait un stage dans ce musée 592 ».<br />

De même, <strong>de</strong> nombreux acci<strong>de</strong>nts <strong>et</strong> revers <strong>de</strong> fortune dus au hasard sillonnent<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. A titre d’exemple, l’association <strong>de</strong> Massy <strong>et</strong> <strong>de</strong> Margay,<br />

l’entraîneur <strong>et</strong> le coureur, prend fin subitement avec l’acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier qui<br />

est défiguré 593 . L’aléatoire apparaît dans les diverses existences aux multiples<br />

fac<strong>et</strong>tes ; ce constat d’imprévisibilité cohabite avec, à l’opposé, le calcul pur <strong>et</strong><br />

simple, la stratégie à long terme, caractéristique du jeu d’échecs, dont une <strong>de</strong>s<br />

variantes est le thème <strong>de</strong> la vengeance. Elle peut être ourdie pour un motif précis<br />

<strong>et</strong> avoué, comme pour le meurtre d’Elisab<strong>et</strong>h, la fille <strong>de</strong> Véra <strong>de</strong> Beaumont,<br />

assassinée par un père <strong>de</strong> famille. Celui-ci agit par pure vengeance, la punissant<br />

d’avoir laissé son fils se noyer dans la piscine quelques années plus tôt,<br />

provoquant ainsi le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> son épouse. L’assassinat se pose comme un<br />

problème échiquéen à résoudre, comme dans Le Tableau du maître flamand ou<br />

dans Feu pâle, où l’assassinat <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> est posé comme un problème<br />

échiquéen. Il s’agit dans les <strong>de</strong>ux cas <strong>de</strong> rétablir la trajectoire <strong>de</strong> l’assassin, liée à<br />

son mobile.<br />

Le thème <strong>de</strong> l’énigme policière survient à plusieurs reprises dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi ; le lecteur prend connaissance <strong>de</strong> la stratégie patiente <strong>et</strong> progressive <strong>de</strong><br />

Mr Ericson, l’assassin, dans la longue l<strong>et</strong>tre qu’il rédige à Madame <strong>de</strong><br />

Beaumont 594 . Il y révèle les motifs <strong>de</strong> l’assassinat : Ericson fomente sa<br />

vengeance <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années, puisque le fille <strong>de</strong> Madame <strong>de</strong> Beaumont était<br />

responsable <strong>de</strong> la noya<strong>de</strong> <strong>de</strong> son fils ; il décrit rétrospectivement, dans sa l<strong>et</strong>tre,<br />

toutes ses trajectoires qui lui perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> cerner stratégiquement sa victime.<br />

De même, dans Feu pâle, le lecteur suit la lente progression <strong>de</strong> Gradus<br />

(« gradual » en anglais signifiant « progressif »), semblable à une pièce évoluant<br />

592 Ibid., p. 218. Le thème <strong>de</strong> l’émigration est récurrent, établissant un jeu <strong>de</strong> trajectoires fortuites<br />

entre les personnages.<br />

593 Ibid., p. 421.<br />

594 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi.,op. cit., pp. 182-92.<br />

239


selon une tactique qui se construit peu à peu 595 . Kinbote interprète le meurtre<br />

comme l’acte d’un révolutionnaire qui aurait voulu le tuer, lui le roi <strong>de</strong> la<br />

Zembla, <strong>et</strong> non son voisin ; la presse voit dans ce meurtre l’action vengeresse <strong>de</strong><br />

Jack Grey, fou échappé d’un asile où l’avait fait enfermer le juge Goldsworth,<br />

avec qui il aurait confondu Sha<strong>de</strong>.<br />

Dans les <strong>de</strong>ux cas <strong>de</strong> figure se mêlent dans le meurtre le calcul tacticien lié à la<br />

vengeance ou à l’action politique, <strong>et</strong> le pur hasard, qui fait que le malheureux<br />

Sha<strong>de</strong> est assassiné sans avoir achevé le poème, laissant le <strong>de</strong>rnier mot à<br />

Kinbote. De même Winckler à la fin <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, qui ourdit une<br />

mystérieuse vengeance contre Bartlebooth, a le <strong>de</strong>rnier mot (dont la marque est,<br />

en fait, une l<strong>et</strong>tre). Bartlebooth meurt, tenant à la main la <strong>de</strong>rnier l<strong>et</strong>tre du puzzle<br />

W, comme Winckler, empêchant ainsi le démiurge qu’est Bartlebooth <strong>de</strong><br />

parachever son œuvre totalisante.<br />

Bilan provisoire<br />

La création échiquéenne m<strong>et</strong> l’accent sur le processus <strong>de</strong> construction,<br />

qui s’ordonne peu à peu. C<strong>et</strong>te lente élaboration apparaît dans toutes les œuvres<br />

du corpus où le dosage est plus ou moins équilibré entre l’ordonnancement<br />

méthodique, la répétition <strong>et</strong> la perturbation <strong>de</strong> l’ordre. Le rapport au échecs se<br />

595 L’approche <strong>de</strong> Gradus est parallèle à la construction du poème (voir Fraysse, Suzanne, « Lire<br />

<strong>et</strong> délire : Pale Fire dans Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong> Vladimir Nabokov », op. cit.,<br />

p. 224 : Suzanne Fraysse y inscrit un tableau montrant les différentes étapes <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te élaboration<br />

<strong>de</strong> l’œuvre, parallèlement à l’approche matérielle <strong>de</strong> Gradus.<br />

240


place tantôt sur le plan rationnel, tantôt sur le plan du débor<strong>de</strong>ment par excès <strong>de</strong><br />

règles ou principe d’entropie.<br />

La règle peut être appliquée, <strong>de</strong> façon répétitive, presque ritualisée chez<br />

Perec, qui en fait un concept d’anti-hasard, comme tous les oulipiens. La<br />

modalité <strong>de</strong> la volonté se superpose à celle du possible : la règle est la marque <strong>de</strong><br />

la liberté <strong>de</strong> l’auteur qui révèle un mon<strong>de</strong> possible. Parfois la règle est reproduite<br />

<strong>de</strong> manière subversive, selon les voies <strong>de</strong> l’inversion <strong>et</strong> du ludique, comme dans<br />

la traversée d’Alice ou dans Feu pâle, qui réintroduisent les règles échiquéennes<br />

<strong>de</strong> manière peu orthodoxe dans leur mon<strong>de</strong> possible.<br />

L’application <strong>de</strong> règles contraignantes est un choix arbitraire pour<br />

l’auteur, une référence permanente perm<strong>et</strong>tant paradoxalement à l’imaginaire <strong>de</strong><br />

se libérer. Cependant, un ordre trop rigi<strong>de</strong> <strong>de</strong>vient une mécanique totalitaire<br />

aussi toute création implique-t-elle une marge <strong>de</strong> désordre. L’humain ne saurait<br />

être totalisable comme une machine dans la fiction ainsi que dans la vie ; ainsi le<br />

manquement à le règle <strong>et</strong> le facteur <strong>de</strong> désordre fait-elle partie <strong>de</strong> la liberté. Le<br />

principe d’organisation choisi par Perec est transgressé à la case soixante-six. Ce<br />

clinamen rem<strong>et</strong> en question l’attente du lecteur : l’auteur pose sa marque, son<br />

territoire, le manquement à la règle faisant partie <strong>de</strong> sa marque, <strong>de</strong> sa signature, à<br />

la manière <strong>de</strong> Winckler. Bartlebooth meurt avec l’initiale <strong>de</strong> son nom, la l<strong>et</strong>tre<br />

manquante qui fait défaut au puzzle.<br />

La structure échiquéenne propose un mo<strong>de</strong> d’organisation qui peut parfois<br />

engendrer une prolifération <strong>de</strong> règles, comme dans Le Tableau du maître<br />

flamand. La partie d’échecs <strong>de</strong>vient le référent constant <strong>de</strong> l’assassin, qui s’avère<br />

être aussi un joueur qui manipule son adversaire en l’invitant à <strong>de</strong>venir détective.<br />

L’application systématique <strong>de</strong> la règle échiquéenne <strong>de</strong>vient un facteur <strong>de</strong><br />

désordre à l’extérieur <strong>de</strong> l’espace échiquéen. Les règles <strong>de</strong>viennent meurtrières<br />

<strong>et</strong> dangereuses, semblant frapper <strong>de</strong> manière arbitraire <strong>et</strong> mécanique. Le<br />

meurtrier est froid <strong>et</strong> calculateur se plaçant uniquement sous l’angle <strong>de</strong> la<br />

stratégie échiquéenne, agissant selon les contraintes <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> l’échiquier. Il<br />

frappe là où il peut <strong>et</strong> veut attaquer en codifiant ses actes selon la géométrie du<br />

jeu d’échecs. Ainsi apparaît le paradoxe <strong>de</strong> ce jeu à double sens : l’assassin se<br />

cache autant qu’il se dévoile <strong>de</strong>rrière les déplacements échiquéens. César le<br />

241


meurtrier ne prend finalement pas la reine noire alors menacée, qui représente<br />

son amie Julia ; César prend la tour qui est la métaphore <strong>de</strong> Menchu Roch alors<br />

tuée. C<strong>et</strong>te bifurcation échiquéenne perm<strong>et</strong> alors <strong>de</strong> démasquer l’assassin.<br />

Les règles échiquéennes sont récupérées par l’assassin qui en fait un référence<br />

ordonnatrice. L’enquête, par échiquiers interposés, <strong>de</strong>vient un positionnement à<br />

déchiffrer, une logique à démonter comme une mécanique. L’enquêteur raisonne<br />

du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> la logique <strong>de</strong> son adversaire, ce qui est une caractéristique du<br />

jeu d’échecs : chaque joueur doit se placer du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> son adversaire afin<br />

<strong>de</strong> prévoir ses coups <strong>et</strong> le déroulement probable <strong>de</strong> la partie. Devant la<br />

prolifération <strong>de</strong>s règles, qui tue en réalité à l’extérieur <strong>de</strong> l’échiquier, le joueur<br />

d’échecs doit rentrer dans la tactique rationnelle du meurtrier.<br />

Dans le roman <strong>de</strong> Lewis Carroll, sur le miroir aux multiples plis <strong>et</strong> replis où<br />

Alice circule, les règles prolifèrent comme un jeu qui n’en finirait pas <strong>de</strong> se<br />

développer en méandres inattendues. Le mon<strong>de</strong> parallèle <strong>de</strong> l’autre côté du<br />

miroir perm<strong>et</strong> à la langue <strong>de</strong> se libérer <strong>de</strong>s contraintes du mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong><br />

conventionnel. Dans c<strong>et</strong> espace <strong>de</strong> récréation les signifiants se m<strong>et</strong>tent à jouer<br />

entre eux <strong>et</strong> les règles prolifèrent dans ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> polysémie. De l’autre côté<br />

du miroir, ce ne sont plus les signifiés qui sont les référents absolus mais les<br />

signifiants, dont les règles se multiplient, échappant au contrôle du locuteur.<br />

C<strong>et</strong>te prolifération n’est pas dénuée d’un aspect ludique <strong>et</strong> humoristique dans le<br />

mon<strong>de</strong> du miroir. Dans Feu pâle, l’humour apparaît sous l’aspect ludique <strong>de</strong>s<br />

parodies <strong>de</strong> règles échiquéennes. Les personnages peuvent être assimilées à <strong>de</strong>s<br />

pièces d’échecs. Nabokov a déjà utilisé c<strong>et</strong>te transposition dans son œuvre russe,<br />

bien antérieure, La Défense Loujine. Dans Feu pâle, c<strong>et</strong> aspect parodique du jeu<br />

d’échecs apparaît clairement dans un jeu d’opposition <strong>de</strong> couleur qui apparaissait<br />

déjà dans La Défense Loujine. Nabokov associe la parodie au jeu, qu’il oppose<br />

clairement au sérieux <strong>de</strong> la satire, qui implique une volonté <strong>de</strong> réformer <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

changer les choses. La gratuité ludique est une caractéristique <strong>de</strong> la parodie.<br />

Les références aux règles se mêlent ainsi à leur mise à distance par la parodie.<br />

C<strong>et</strong>te distanciation peut même aller jusqu’à la transgression, comme le démontre<br />

l’œuvre <strong>de</strong> Perec, qui applique le principe du clinamen, du manquement à la<br />

règle. Les contraintes doivent être contournées, niées, déconstruites au moment<br />

242


où l’auteur démiurge le souhaite. La structure n’existe que pour être<br />

transgressée : le clinamen démonte les mécanismes rigi<strong>de</strong>s, en m<strong>et</strong>tant l’accent<br />

sur la liberté du créateur. Les contraintes arbitrairement choisies comme la<br />

transgression la règle démontrent le libre arbitre <strong>de</strong> l’auteur démiurge<br />

construisant sciemment son œuvre.<br />

3. Le joueur d’échecs comme<br />

métaphore du démiurge<br />

Dans c<strong>et</strong> espace parcellaire du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’échiquier, le joueur démiurgique<br />

donne vie aux pièces qu’il organise, ainsi que le suggère Tabori dans La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg, « faisant avancer un détachement <strong>de</strong> redoutables<br />

Golems 596 . » Le joueur d’échecs manipule les pièces, statiques <strong>et</strong> inertes au<br />

début <strong>de</strong> la partie, puis animées par un mouvement qui semble raconter une<br />

histoire ; elle prend forme par la dialectique dynamique du conflit <strong>de</strong>s joueurs.<br />

Par la réflexion distanciée <strong>et</strong> impassible, dont les secrètes motivations ne sont<br />

divulguées qu’en fin <strong>de</strong> partie, le joueur construit son œuvre dans le conflit <strong>et</strong> le<br />

secr<strong>et</strong>.<br />

Dans l’œuvre <strong>de</strong> Pérez-Reverte, le tableau du maître flamand semble relever<br />

d’un art pictural statique qui a figé la partie telle qu’elle fut à un moment donné,<br />

alliant ainsi le ponctuel <strong>et</strong> l’éternel ; lorsque la partie reprend vie, le tableau<br />

semble s’animer en sortant <strong>de</strong> son éternité immuable. L’histoire se raconte en<br />

matérialisant les choix par <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> bifurcation. Le joueur inconnu <strong>de</strong>vient<br />

conteur, engendre le mouvement <strong>et</strong> la surprise, ancrant la partie dans un hic <strong>et</strong><br />

nunc.<br />

596 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 157 : « Io facevo avanzare una schiera<br />

di temibili golem. » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 187)<br />

243


La métaphore se fait jour : le joueur d’échecs est un artiste créant son mon<strong>de</strong><br />

possible dans l’affrontement à l’autre. Il construit sur l’échiquier son « mirage »,<br />

le mot convenant tout à fait, car il se réfère à l’inclusion du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’artiste<br />

dans la vie réelle, qui pour Nabokov n’a pas plus <strong>de</strong> vérité que l’illusion fictive<br />

créée par l’artiste. Feu pâle comme La Défense Loujine valorisent au contraire le<br />

virtuel construit par l’artiste, joueur d ‘échecs explicite ou implicite (Kinbote qui<br />

d’ailleurs joue aux échecs avec un Iranien « à l’ouverture » du commentaire 597 ).<br />

C<strong>et</strong>te conception d’un artiste créant son propre mirage est une constante <strong>de</strong><br />

l’œuvre nabokovienne, comme le souligne Jocelyn Maixent dans Leçon littéraire<br />

sur Vladimir Nabokov, <strong>de</strong> La Méprise à Ada où il définit Nabokov comme un<br />

anti-réaliste qui s’évertue <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre à mal le mon<strong>de</strong> référentiel : « Il s’agit, au<br />

contraire, d’être anti-réaliste, <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre le lecteur à l’école <strong>de</strong> l’inexact <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’imprécis, déconstruisant le réel référent <strong>et</strong> l’acte même <strong>de</strong> le raconter, c<strong>et</strong>te<br />

école est l’anti-chambre <strong>de</strong> l’art 598 . » Ce processus <strong>de</strong> reconstruction se produit<br />

au cœur même <strong>de</strong> l’illusion mimétique, ce qui est le cas dans La Défense<br />

Loujine, où le héros s’exile après la révolution bolchevique ; mais il ne faut pas<br />

s’y laisser prendre : l’écriture est bel <strong>et</strong> bien un jeu.<br />

C<strong>et</strong> aspect ludique <strong>de</strong> l’écriture, que prône Nabokov dans son art, le rapproche<br />

<strong>de</strong>s auteurs oulipiens tels que Perec. Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, le titre <strong>de</strong><br />

l’œuvre trace, <strong>de</strong> manière ironique, le lien entre mon<strong>de</strong> fictionnel <strong>et</strong> mon<strong>de</strong><br />

référentiel. L’illusion référentielle n’est qu’un faux semblant, <strong>et</strong> la construction<br />

du roman, s’édifie comme un jeu. Ce traitement <strong>de</strong> l’art, qui ressemble à la lente<br />

élaboration d’une création artisanale, est mise en abyme par le proj<strong>et</strong> tripartite <strong>de</strong><br />

Bartlebooth. Le proj<strong>et</strong> se construit peu à peu, à la manière d’une partie d’échecs,<br />

m<strong>et</strong>tant à contribution l’aquarelliste Valène, <strong>et</strong> Winckler, le faiseur <strong>de</strong> puzzle (ou<br />

déconstructeur d’aquarelles). La création s’effectue donc en trois temps : Valène<br />

597 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 62 : “The poem was begun at the <strong>de</strong>ad centre of the<br />

year, a few minutes after midnight July 1, while I played chess with a young Iranian.” Le mot<br />

« <strong>de</strong>ad » renvoie à la mort du poète, qui n’achève pas son oeuvre. La création semble porter sa<br />

finitu<strong>de</strong> en soi, c’est à dire la mort.<br />

598 Maixent, Jocelyn, Leçon littéraire sur Vladimir Nabokov, <strong>de</strong> la Méprise à Ada. Paris : P.U.F.,<br />

p. 101.<br />

244


peint les aquarelles, Winckler les fragmente pour en faire <strong>de</strong>s puzzles, <strong>et</strong><br />

Bartlebooth , les reconstituant, en fait la collection.<br />

Si on établit une analogie entre c<strong>et</strong>te fragmentation <strong>de</strong>s rôles <strong>et</strong> la linguistique,<br />

Valène correspond au mot, représenté par une image, Winckler, par le<br />

découpage, à la l<strong>et</strong>tre, <strong>et</strong> Bartlebooth, qui rassemble les aquarelles, à la phrase.<br />

C<strong>et</strong>te œuvre organisée aboutit à la <strong>de</strong>struction : la finalité trouve cohérence dans<br />

l’arbitraire <strong>et</strong> l’absur<strong>de</strong>, la création <strong>de</strong>vant être détruite. Le jeu contient sa propre<br />

finalité, justification <strong>et</strong> finitu<strong>de</strong> à la fois, ce qui présente une similitu<strong>de</strong> avec les<br />

« happenings 599 », très en vogue dans les années soixante, où le caractère<br />

ponctuel <strong>et</strong> éphémère <strong>de</strong> l’œuvre était mis en avant.<br />

Toutes les œuvres du corpus élaborent une construction méthodique qui contient<br />

sa propre <strong>de</strong>struction. Dans La Variante <strong>de</strong> Lünebürg, Tabori développe une<br />

lente tactique qui aboutit au meurtre <strong>de</strong> son ancien bourreau <strong>et</strong> adversaire au jeu<br />

d’échecs ; la tactique <strong>de</strong> la vengeance, récurrente dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, est<br />

portée à son paroxysme par la victoire finale <strong>de</strong> Winckler qui sabote le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Bartlebooth, l’œuvre s’achevant sur l’incomplétu<strong>de</strong> <strong>et</strong> la mort.<br />

Le joueur d’échecs peut être un démiurge <strong>de</strong>structeur, ce qui apparaît surtout<br />

dans Le Tableau du Maître flamand où le joueur qui prend l’initiative <strong>de</strong><br />

rem<strong>et</strong>tre en marche la partie est l’assassin, où il peut être détruit lui-même dans<br />

le processus <strong>de</strong> création. Loujine est absorbé par sa propre création, le carré <strong>de</strong> la<br />

fenêtre analogue à l’échiquier, par lequel il se suici<strong>de</strong> ; Sha<strong>de</strong> est déjà mort au<br />

début du poème, qui commence par celle <strong>de</strong> l’oiseau qui, dans un mouvement<br />

inverse à celui <strong>de</strong> Loujine, vient s’écraser contre la vitre <strong>de</strong> la fenêtre. Le<br />

créateur est voué à la <strong>de</strong>struction, comme le laissent présager les paroles<br />

annonciatrices <strong>de</strong> Kinbote, à la fin <strong>de</strong> son œuvre, <strong>de</strong> l’arrivée d’un Gradus « plus<br />

grand, plus respectable, plus compétent 600 ».<br />

599 Le mot signifie “évènement”. Ces créations, qui ne duraient que le temps d’un spectacle,<br />

exigeait la participation spontanée du public.<br />

600 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 236 : “a bigger, more respectable, more comp<strong>et</strong>ent<br />

Gradus” (Feu pâle, op. cit., p. 330).<br />

245


A. Le créateur <strong>et</strong> son mirage : son<br />

mon<strong>de</strong> alternatif<br />

Le jeu d’échecs fait appel à la logique <strong>et</strong> à la rigueur rationnelle du joueur, tout<br />

en faisant la part belle à l’imagination <strong>et</strong> à l’innovation ; le joueur s’apparente à<br />

l’auteur « bricoleur » mo<strong>de</strong>rne ou postmo<strong>de</strong>rne qui lie entre eux <strong>de</strong>s éléments<br />

fragmentaires en construisant son œuvre <strong>de</strong> manière distanciée <strong>et</strong> consciente.<br />

C<strong>et</strong>te parenté entre jeu d’échecs <strong>et</strong> œuvre postmo<strong>de</strong>rne est mise en évi<strong>de</strong>nce dans<br />

Echiquiers d’encre par George Steiner, qui rappelle également le jeu<br />

qu’établissent <strong>de</strong> telles créations avec le lecteur.<br />

Dans ce même ordre d’idée, un grand nombre <strong>de</strong> romans mo<strong>de</strong>rnes traitant du jeu ne<br />

manquent pas d’exhiber eux-mêmes les procédés matriciels <strong>et</strong> combinatoires ayant été<br />

opératoires dans leur propre genèse, témoignant par là <strong>de</strong> leur conscience auto-réflexive.<br />

Rompant avec le pacte <strong>de</strong> l’illusion référentielle du roman réaliste ou naturaliste, <strong>de</strong> tels<br />

textes favorisant l’inclusion du blason emblématique par lequel ils se désignent eux-<br />

mêmes (le jeu d’échecs occupe dès lors c<strong>et</strong>te fonction <strong>de</strong> façon privilégiée) font à leur tour<br />

<strong>de</strong> la relation ludique instaurée entre le lecteur <strong>et</strong> le texte-jeu à déchiffrer un élément co-<br />

substantiel <strong>de</strong> la relation esthétique 601 .<br />

Chaque univers littéraire possè<strong>de</strong> son propre fonctionnement interne, l’auteur<br />

réorganisant les structures existantes avec d’autres composantes, comme le<br />

rappelle Thomas Pavel au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Don Quichotte : « DonQuichotte exhibe une<br />

structure complexe <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> actuels <strong>et</strong> <strong>possibles</strong> 602 . » A l’instar du joueur<br />

601 Steiner, George, « La mort <strong>de</strong>s rois : prologue », in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong><br />

les L<strong>et</strong>tres (XIXème-XXème s.), op. cit., p. 21.<br />

602 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 81. Il faut prendre le mot « actuel » dans son<br />

acceptation <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> actualisé, tel qu’il existait à l’époque où Cervantés a écrit son œuvre, où se<br />

mêlent <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> non réels. Don Quichotte est un Loujine <strong>de</strong> son époque, les romans<br />

<strong>de</strong> chevalerie jouant le même rôle que <strong>de</strong> contamination que le jeu d’échecs pour Loujine. A<br />

246


d’échecs, l’auteur réorganise les structures en déplaçant <strong>de</strong>s éléments qui<br />

appartiennent à <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> disparates. C<strong>et</strong>te conscience réorganisatrice apparaît<br />

d’autant plus clairement chez <strong>de</strong>s auteurs post-mo<strong>de</strong>rnes, ou précurseurs tels que<br />

Lewis Carroll, qui associent, déplacent, mélangent <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong>venant<br />

com<strong>possibles</strong> dans le mon<strong>de</strong> inédit qu’ils créent.<br />

Lewis Carroll choisit le jeu d’échecs, lié à la structure du miroir par la<br />

disposition bipartite symétrique <strong>et</strong> parallèle <strong>de</strong>s pièces, pour illustrer le voyage<br />

dans la créativité où l’enfant développe son mon<strong>de</strong> possible au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la surface<br />

du miroir ; elle y rencontre <strong>de</strong>s pièces d’échecs qui prennent une dimension<br />

démesurée, telle la reine : « Elle avait beaucoup grandi, en eff<strong>et</strong> […] <strong>et</strong> voilà<br />

que, maintenant, elle dépassait Alice d’une <strong>de</strong>mi-tête ! 603 » Ces disproportions <strong>et</strong><br />

distorsions rappellent les transfigurations d’Alice dans Alice au Pays <strong>de</strong>s<br />

merveilles 604 , où la p<strong>et</strong>ite fille elle-même est suj<strong>et</strong>te à <strong>de</strong>s changements <strong>de</strong> taille<br />

inattendus, passant du gigantisme au nanisme.<br />

C<strong>et</strong>te flexibilité <strong>de</strong>s formes illustre la création d’un mon<strong>de</strong> possible à partir <strong>de</strong>s<br />

formes existantes que sont les pièces du jeu d’échecs, ainsi que la parenté entre<br />

le jeu <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction, qui façonnent <strong>de</strong> manière subversive la texture<br />

même du mon<strong>de</strong> réel. Alice passe à travers le miroir <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong> possible.<br />

L’imaginaire semble constituer un vaste réservoir d’images réelles, où le suj<strong>et</strong><br />

lui-même, sitôt qu’il entre dans le jeu, est matière à décomposition <strong>et</strong> à<br />

recomposition.<br />

Comme le remarque Gilles Deleuze, le suj<strong>et</strong> lui-même fait partie intégrante du<br />

jeu d’échecs dès lors qu’il traverse la surface du miroir <strong>et</strong> déambule sur celle <strong>de</strong><br />

l’échiquier: « Après s’être brièvement comportée comme bon suj<strong>et</strong> ou voix<br />

r<strong>et</strong>irée vis-à-vis <strong>de</strong>s pièces d’échecs, (avec tous les caractères terrifiants <strong>de</strong> c<strong>et</strong><br />

obj<strong>et</strong> ou <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te voix), Alice elle-même entre dans le jeu : elle appartient à la<br />

l’instar <strong>de</strong> Loujine, le mon<strong>de</strong> réel est « contaminé » par les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> que Don Quichotte<br />

porte en lui.<br />

603 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 76-77 :<br />

“She had in<strong>de</strong>ed […] and here she was, half a head taller than Alice herself!”<br />

604 Carroll, Lewis, Alice’s Adventures in Won<strong>de</strong>rland, édition bilingue d’H. Parisot, Paris:<br />

Aubier-Flammarion, 1971.<br />

247


surface <strong>de</strong> l’échiquier qui a pris le relais du miroir, <strong>et</strong> se lance dans l’entreprise<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>venir reine 605 . » Alice, être <strong>de</strong> fiction manipulé par un joueur invisible,<br />

<strong>de</strong>vient une autre variante fictionnelle à <strong>de</strong>ux dimensions (la p<strong>et</strong>ite fille <strong>et</strong> le<br />

pion), comme la surface <strong>de</strong> l’échiquier-miroir, dès que son univers ontologique<br />

se transforme.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Perec construit un cadre <strong>de</strong> référence, l’édifice, qui<br />

s’élabore progressivement à la manière d’une partie d’échecs ; le cavalier semble<br />

se mouvoir sous l’action consciente d’un joueur invisible <strong>et</strong> omniscient qui<br />

maîtrise l’espace selon le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> la séparation, regroupant les appartements<br />

entre eux. Le proj<strong>et</strong> se présente d’ailleurs comme un problème d’échecs, la règle<br />

étant <strong>de</strong> parcourir l’ensemble (totalisation) sans revenir sur la même case<br />

(irréversibilité).<br />

C<strong>et</strong> espace à l’apparence d’un mon<strong>de</strong> possible à <strong>de</strong>ux dimensions, mais la<br />

structure bi-dimensionnelle se complexifie dès les premiers chapitres : <strong>de</strong>rrière<br />

c<strong>et</strong> espace visible maîtrisé par le démiurge, joueur d’échecs présent <strong>et</strong> absent à la<br />

fois, existe ou subsiste une troisième dimension, celle du souvenir, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la<br />

surface plane <strong>de</strong> l’immeuble, qui n’émane pas <strong>de</strong>s mémoires individuelles mais<br />

que les lieux semblent receler. Le démiurge omniprésent multiplie les points<br />

d’intersection entre les personnages dans un enchevêtrement qui occupe<br />

l’univers hors <strong>de</strong> l’immeuble. Dans l’immeuble, les seuls points <strong>de</strong> rencontre mis<br />

en place dans le dispositif sont les parties communes ; ailleurs, les habitants sont<br />

séparés les uns <strong>de</strong>s autres par leurs cases respectives, qui par la territorialité<br />

marquent leur différence, en dépit <strong>de</strong> la similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> leurs actions.<br />

Les habitants d’un même immeuble vivent à quelques centimètres les uns <strong>de</strong>s autres, une simple<br />

cloison les sépare, ils se partagent les mêmes espaces répétés le long <strong>de</strong>s étages, ils font les<br />

mêmes gestes en même temps, ouvrir le robin<strong>et</strong>, tirer la chasse d’eau, allumer la lumière, m<strong>et</strong>tre la<br />

table, quelques dizaines d’existences simultanées qui se répètent d’étage en étage, <strong>et</strong> d’immeuble<br />

en immeuble, <strong>et</strong> <strong>de</strong> rue en rue. Ils se barrica<strong>de</strong>nt dans leurs parties privatives 606 .<br />

605 Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 275.<br />

606 Perec, George, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 21.<br />

248


Telles <strong>de</strong>s pièces d’échecs, les habitants circulent dans l’immeuble <strong>de</strong> manière<br />

simultanée <strong>et</strong> non régulée pour venir se cloîtrer dans la case qui est la leur,<br />

différenciés les uns <strong>de</strong>s autres par l’attribution d’un espace individuel, marque <strong>de</strong><br />

leur différence. Les frontières sont n<strong>et</strong>tement constituées à l’intérieur <strong>de</strong><br />

l’immeuble dans un structure où chaque personnage, chaque pièce a sa place.<br />

Le démiurge nabokovien brouille au contraire les espaces, le créateur<br />

introduisant la confusion <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités. C<strong>et</strong>te exploitation <strong>de</strong> la ressemblance<br />

renvoie à la structure du jeu d’échecs mise en évi<strong>de</strong>nce par John T. Irwin dans<br />

Echiquiers d’encre : la structure en miroir est redoublée à l’intérieur du<br />

dispositif initial d’un même joueur : « La symétrie dans la disposition initiale<br />

<strong>de</strong>s blancs <strong>et</strong> <strong>de</strong>s noirs redouble sous la forme d’une confrontation la symétrie<br />

interne que montre la disposition <strong>de</strong>s ailes gauche <strong>et</strong> droite <strong>de</strong> chacun <strong>de</strong>s<br />

joueurs 607 . » La disposition <strong>de</strong>s pièces offre une structure doublement en miroir :<br />

dans « le face à face » avec l’adversaire <strong>et</strong> à l’intérieur du jeu <strong>de</strong> chaque joueur.<br />

C<strong>et</strong>te structure est aussi exploitée dans De l’Autre côté du miroir, où est mis en<br />

place un jeu <strong>de</strong> correspondances entre les <strong>de</strong>ux versants du miroir ; à titre<br />

d’exemple, les <strong>de</strong>ux chattes blanche <strong>et</strong> noire <strong>de</strong>viennent par analogie les <strong>de</strong>ux<br />

reines blanche <strong>et</strong> rouge. Dans le jeu <strong>de</strong> déplacement, le démiurge, joueur<br />

chevronné, transpose, en les réorganisant, les éléments entre eux : le rouge, qui<br />

renvoie au feu dans la cheminée, se substitue au noir du jeu réel 608 . Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

départ m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce une opposition tranchée entre le rouge, lié au feu dans la<br />

cheminée <strong>et</strong> à l’intériorité, <strong>et</strong> le blanc <strong>de</strong> la neige qui tombe abondamment, à<br />

l’extérieur, <strong>et</strong> vient appuyer la couleur échiquéenne qu’est le blanc, conservée<br />

607 Irwin, T. John, « La Manualité <strong>et</strong> le moi : le Joueur d’échecs <strong>de</strong> Poe » dans Echiquiers<br />

d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres, op. cit., p. 126.<br />

608 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., p. 56-57 :<br />

“‘L<strong>et</strong>’s pr<strong>et</strong>end you’re the Red Queen, Kitty” […] First, there’s the room you can see through the<br />

glass-that’s just the same as our drawing-room, only the things go the other way. I can see all of<br />

it when I g<strong>et</strong> upon a chair-all but the bit just behind the fire-place. Oh! I do so wish I could see<br />

that bit! I want so much to know wh<strong>et</strong>her they’ve a fire in the winter.’”<br />

249


au-<strong>de</strong>là du miroir. De l’Autre côté du miroir exploite le jeu <strong>de</strong> symétrie <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

parallélisme, la tension entre ressemblance <strong>et</strong> différence 609 .<br />

Alors que dans La Défense Loujine, l’opposition traditionnelle entre le blanc <strong>et</strong><br />

le noir est conservée 610 , Feu pâle exploite également le rouge comme couleur <strong>de</strong><br />

son jeu imaginaire, couleur opposée au vert, qui est aussi une tonalité récurrente<br />

dans le roman 611 . Le rouge constitue, d’ailleurs, une <strong>de</strong>s allusions <strong>de</strong> Vladimir<br />

Nabokov au texte <strong>de</strong> Lewis Carroll, dont il fut le lecteur assidu ainsi que le<br />

traducteur. Loujine crée sa version <strong>de</strong> la réalité en transposant le jeu sur le<br />

mon<strong>de</strong> référentiel. Il compose son mon<strong>de</strong> possible à partir <strong>de</strong> son expérience<br />

empirique, dont les contours se limitent à l’espace échiquéen. Loujine, à l’instar<br />

<strong>de</strong> l’artiste, matérialise son « mirage », dans le sens nabokovien du terme 612 :<br />

« Aux images <strong>de</strong> rêve venaient se mêler, plus ou moins distinctes, celles <strong>de</strong> sa<br />

vie réelle <strong>de</strong> joueur d’échecs 613 . »<br />

Son imagination créatrice transfigure l’espace : par un tour <strong>de</strong> passe-passe <strong>de</strong><br />

prestidigitateur, c’est le mon<strong>de</strong> référentiel qui perd toute réalité, tel un mirage au<br />

sens commun du terme : « Depuis que ce mon<strong>de</strong>, où tant <strong>de</strong> choses n’étaient pas<br />

609 C<strong>et</strong>te tension constitue la définition même <strong>de</strong> la métaphore <strong>de</strong> Paul Ricœur dans La<br />

Métaphore vive, op. cit. (pp. 247-49).<br />

610 Tout le roman est imprégné <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te opposition qui s’inscrit dans les paysages, les obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong><br />

les personnages. C<strong>et</strong>te question relève également <strong>de</strong> l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, traitée dans la<br />

<strong>de</strong>rnière partie <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>.<br />

611 Le rouge renvoie sans aucun doute à l’œuvre <strong>de</strong> Lewis Carroll, que Nabokov a traduite, mais<br />

aussi à la signification politique <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te couleur, exploitée sans cesse par les bolcheviques. A la<br />

manière d’un refl<strong>et</strong> qui inverse l’image initiale, le rouge est connoté positivement dans Feu pâle.<br />

Au contraire, le vert <strong>et</strong> tous ses homonymes français sont associés aux éléments négatifs. A titre<br />

d’exemple, le feuillage vert l’empêche d’épier ses voisins, obstruant sa vision <strong>et</strong> ses calculs<br />

échiquéens.<br />

612 « Mirage » est forgé à partir du mot russe mir.<br />

613 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 93 : « .Все время, однако, то слабее, то<br />

резче, проступали в этом сне тени его подлинной шахматной жизни. » (La Défense Loujine,<br />

op. cit., p. 148) Sa création est une combinaison, une association entre ses rêves <strong>et</strong> sa vie <strong>de</strong><br />

joueur d’échecs.<br />

250


intelligibles, s’était évanoui comme un mirage 614 . » Sa vérité se constitue, <strong>de</strong> la<br />

même manière que l’artiste recompose sa vérité esthétique, la seule qui existe<br />

dans le mon<strong>de</strong> auto-référentiel du roman. C<strong>et</strong>te conception renvoie à la<br />

distinction <strong>de</strong> Frege entre Sinn, « sens », <strong>et</strong> Be<strong>de</strong>utung, « signification ». Il<br />

distingue la dénotation <strong>de</strong>s mots, qui se référent à <strong>de</strong>s signifiés <strong>et</strong> ont une<br />

signification en relation avec le mon<strong>de</strong> empirique, <strong>et</strong> leur connotation spécifique,<br />

leur sens à l’intérieur d’une œuvre particulière 615 .C<strong>et</strong>te opposition à l’intérieur<br />

<strong>de</strong> la langue est reprise par Vincent Descombes, qui se réfère à Frege dans ce<br />

passage, en distinguant sémiotique <strong>de</strong> sémantique.<br />

La différence du sémiotique <strong>et</strong> du sémantique est assignée à la langue, elle passe entre<br />

<strong>de</strong>ux « fonctionnements » ou « mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> signifiance » <strong>de</strong> la langue. Le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

signifiance sémiotique appartient aux signifiants formant « un système signifiants », aux<br />

signifiants saussuriens. Le mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> signifiance sémantique consiste à signifier quelque<br />

chose, à faire référence à quelque chose hors <strong>de</strong> la langue 616 .<br />

La gratuité du jeu, où les co<strong>de</strong>s n’ont <strong>de</strong> signification qu’à l’intérieur <strong>de</strong> son<br />

mon<strong>de</strong> possible, est emblématique. La création artistique est auto-référentielle.<br />

Le processus <strong>de</strong> création suit ses propres règles dans la partie d’échecs comme<br />

dans l’œuvre artistique. C<strong>et</strong>te exploitation du jeu qui s’inscrit dans les lois<br />

arbitraires construites par l’auteur a fasciné les auteurs oulipiens, comme Perec<br />

qui crée son mon<strong>de</strong> possible à partir <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> fonctionnement choisis par<br />

l’auteur conscient <strong>de</strong> bâtir une œuvre. Le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Bartlebooth s’inscrit dans<br />

c<strong>et</strong>te problématique.<br />

614 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 94 : «… ощупывая окружавший его не<br />

совсем понятый мир […] когда этот мир расплылся в мираж.» (I<strong>de</strong>m, p. 148) Le mon<strong>de</strong> qui<br />

l’entoure, celui <strong>de</strong> la réalité, ne lui est pas compréhensible ; il ne parvient pas à en dégager sens<br />

<strong>et</strong> cohérence, alors que le jeu d’échecs « fait sens » pour lui.<br />

615 Frege, Gottlob, Ecrits logiques <strong>et</strong> philosophiques, trad. Par Clau<strong>de</strong> Imbert, Paris : Seuil, 1971.<br />

616 Descombes, Vincent, Grammaire d’obj<strong>et</strong>s en tous genres, op. cit., p. 194.<br />

251


Ce que ferait Bartlebooth ne serait ni spectaculaire, ni héroïque ; ce serait simplement,<br />

discrètement un proj<strong>et</strong>, difficile, certes, mais non irréalisable, maîtrisé d’un bout à l’autre<br />

[…] l’entreprise ferait fonctionner le temps <strong>et</strong> l’espace comme <strong>de</strong>s coordonnées<br />

abstraites 617.<br />

Le contrôle absolu <strong>de</strong> l’espace <strong>et</strong> du temps, simplement dans un espace<br />

circonscrit, offre une similitu<strong>de</strong> avec le jeu d’échecs, où le joueur occupe<br />

l’espace tout en respectant les tempos, qui sont les unités <strong>de</strong> temps aux échecs.<br />

Les mouvements y sont indissociables <strong>de</strong> la temporalité, sans lien avec le<br />

mon<strong>de</strong> concr<strong>et</strong>, empirique, ce qui fait du joueur, comme du créateur qu’est<br />

Bartlebooth, un véritable démiurge. Il s’agit <strong>de</strong> découper l’espace-temps en<br />

unités cohérentes <strong>et</strong> régulières, à la manière <strong>de</strong>s cases du jeu d’échecs ; les<br />

mouvements <strong>de</strong>s pièces sont marqués par l’association abstraite <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

chiffres.<br />

Dans Le Joueur d’échecs, M. B… bâtit ainsi ses parties d’échecs abstraites en<br />

amalgamant <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s chiffres qui correspon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s mouvements sur<br />

l’échiquier abstrait construit <strong>de</strong> manière imaginaire, « hors <strong>de</strong> la réalité » : « Du<br />

matin jusqu’au soir, je ne voyais que <strong>de</strong>s pions, tours, rois <strong>et</strong> fous, je n’avais en<br />

tête que a, b <strong>et</strong> c, que mat <strong>et</strong> roque » 618 . Ces créations abstraites existent en<br />

<strong>de</strong>hors <strong>de</strong> tout échiquier réel : M. B. ne découvre la réalité empirique dès lors<br />

qu’il est face au champion d’échecs Czentovic. Le champion reconnu dans le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échecs est le premier joueur réel qu’il affronte sur un échiquier<br />

concr<strong>et</strong>.<br />

617 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 153.<br />

618 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 83 : „Von früh bis nachts dachte ich an nicht als an<br />

Läufer und Bauern und Turm und König und a und b und Matt und Rocha<strong>de</strong>“. (Le Joueur<br />

d’échecs, op. cit., p. ) Les termes allemands « Läufe »r (« fou » mais aussi « coureur ») <strong>et</strong><br />

« Bauer » (« pion » <strong>et</strong> aussi « bâtisseur ») m<strong>et</strong>tent l’accent sur le mouvement, sur l’aspect<br />

dynamique <strong>de</strong>s images mentales créées par le joueur d’échecs. Les allitérations (nacht, dachte,<br />

nicht) ainsi que les assonances (nachts, dachte, als) ren<strong>de</strong>nt l’impression d’emprisonnement<br />

mental dans lequel se trouve le joueur d’échecs.<br />

252


Je fixais l’échiquier où je contemplais mes diagrammes concrétisés par les figurines<br />

sculptées d’un cavalier, d’une tour, d’un roi, d’une reine <strong>et</strong> <strong>de</strong> pions véritables. Pour saisir<br />

les positions respectives <strong>de</strong>s adversaires, je fus obligé <strong>de</strong> transposer le mon<strong>de</strong> abstrait <strong>de</strong><br />

mes chiffres dans celui <strong>de</strong>s pièces qu’il maniait sous mes yeux 619.<br />

A l’instar <strong>de</strong> Loujine face à l’inextricable incohérence du mon<strong>de</strong>, M. B… a<br />

construit sa défense. Lors <strong>de</strong> sa détention par les Nazis, il se construit à partir du<br />

manuel d’échecs un espace structuré qui s’oppose au vi<strong>de</strong> ontologique qui<br />

l’entoure, « un vi<strong>de</strong> sans dimensions dans l’espace <strong>et</strong> dans le temps 620 » :<br />

l’absence caractérise c<strong>et</strong>te détention solitaire au beau milieu d’une pièce vi<strong>de</strong>,<br />

sans qu’aucune activité vienne interrompre l’écoulement du temps, hormis les<br />

moments d’interrogatoire. Reproduisant la cosmogonie biblique, le joueur<br />

d’échecs démiurge crée à partir du vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> du chaos un espace ordonné dont les<br />

cases noires <strong>et</strong> blanches marquent la différentiation, la séparation entre les<br />

éléments.<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi offre également une régulation <strong>de</strong> l’espace, où<br />

l’agencement créatif semble m<strong>et</strong>tre <strong>de</strong> l’ordre dans l’aléa existentiel : à<br />

l’acci<strong>de</strong>ntel <strong>et</strong> à l’adversité, le narrateur oppose le <strong>de</strong>ssein rationnel, dont<br />

l’arbitraire a pour origine le créateur qui décrète les lois <strong>et</strong> ne subit plus celles<br />

<strong>de</strong> l’acci<strong>de</strong>ntel <strong>et</strong> du hasard. Tout repose sur la responsabilité du joueur-créateur<br />

qui compose sa création selon les règles qu’il choisit <strong>et</strong> qu’il réfute quand bon lui<br />

619 Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p. 82 : „Wie magn<strong>et</strong>isch festgehalten strarrte ich<br />

auf das Br<strong>et</strong>t und sah dort meine Schemata, Pferd, Turm, König, Königen und Bauern als reale<br />

Figuren, aus Holz geschnitzt; um die Stellung <strong>de</strong>r Partie zu überblicken, mußte ich sie<br />

unwillkürlich erst zurückmutieren aus meiner abstrakten Ziffernwelt in die <strong>de</strong>r bewegten Steine“<br />

(I<strong>de</strong>m, p. 81). Le joueur d’échecs effectue une transposition <strong>de</strong> l’abstrait vers le concr<strong>et</strong>, ce qui<br />

est contraire à la démarche habituelle du joueur qui apprend d’abord le jeu concr<strong>et</strong> <strong>et</strong> qui peu à<br />

peu arrive à construire une partie <strong>de</strong> manière abstraite <strong>et</strong> mentale. Son mon<strong>de</strong> possible intérieur<br />

est un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> chiffres <strong>et</strong> <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres associés en <strong>de</strong> multiples combinaisons.<br />

620 Zweig, Stefan, I<strong>de</strong>m, p. 57 : „ die völlige raumlose und zeitlose Leere.“ (Le Joueur d’échecs,<br />

op. cit., p. 52)<br />

253


semble. L’artiste démiurge fait fonctionner son œuvre selon ses propres règles,<br />

tout en se réservant la prérogative dans sortir en toute liberté.<br />

C<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> démiurge est associée à la légen<strong>de</strong> du Golem dans La Variante<br />

<strong>de</strong> Lüneburg, où le grand ordonnateur Tabori détient le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong>s mouvements<br />

échiquéens, les pièces <strong>de</strong>venant ses Golems dans son combat lorsqu’il lutte pour<br />

la survie <strong>de</strong>s siens dans le camp <strong>de</strong> la mort : « Dans ces moments-là, je me<br />

sentais aussi puissant que Steinitz quand il affirmait pouvoir contre Dieu en lui<br />

donnant l’avantage du pion 621 . »<br />

La même allusion est faite au champion d’échecs démiurge qui affronte Dieu<br />

dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion <strong>de</strong> Patrick Séry. Ce roman reprend le même<br />

schéma <strong>de</strong> la victime affrontant son bourreau aux échecs dans l’environnement<br />

extrême du camp <strong>de</strong> la mort : « L’Autrichien Wilhelm Steinitz avait achevé sa<br />

vie dans une maison <strong>de</strong> santé où il jouait avec Dieu, adversaire réputé inférieur à<br />

qui il offrait un pion <strong>et</strong> l’avantage du trait 622 ». Comme dans le roman <strong>de</strong><br />

Maurensig, le héros Morgenstein doit vaincre les puissances <strong>de</strong> la mort <strong>et</strong> se<br />

substituer au démiurge. L’enjeu <strong>de</strong> la partie géante qu’il joue contre le nazi est la<br />

mort <strong>de</strong> pièces qui sont en réalité <strong>de</strong>s êtres vivants 623 : « Un immense échiquier<br />

en bois, spécialement <strong>de</strong>ssiné, avait été installé au centre <strong>de</strong> l’appelplatz. Sur<br />

chacune <strong>de</strong>s trente-<strong>de</strong>ux cases <strong>de</strong> départ était amarré un être humain portant une<br />

parure carnavalesque censée symboliser une figure 624 . » Dans ces conditions<br />

extrêmes, le joueur doit se faire créateur absolu <strong>et</strong> animer <strong>de</strong>s créatures vivantes<br />

dans son combat contre la mort. Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, Tabori<br />

réactualise c<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> création démiurgique, qui est sa variante possible <strong>de</strong><br />

la vengeance, lorsqu’il construit sa partie d’échecs contre Frisch <strong>et</strong> utilise Hans,<br />

621 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 157 : « In quei momenti mi sentivo<br />

onnipotente come Steinitz quando asseriva di poter giocare contro Dio conce<strong>de</strong>ndogli il<br />

vantaggio di un pedone. » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, p. 187.<br />

622 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion. Paris : Flammarion, 1991, p. 114.<br />

623 Ce thème <strong>de</strong> la partie géante <strong>et</strong> réelle, impliquant la mort <strong>de</strong>s pièces, juifs <strong>de</strong>s camps <strong>de</strong> la<br />

mort, est exploité également dans Simmons, Dan, L’Echiquier du Mal.<br />

624 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 173.<br />

254


qu’il manipule comme une sorte <strong>de</strong> Golem justicier. La trame policière est<br />

résolue à la fin <strong>de</strong> la première partie du roman , lorsque Hans évoque sa <strong>de</strong>rnière<br />

rencontre avec son père symbolique Tabori <strong>et</strong> annonce à Frisch son ultime<br />

menace.<br />

Et c’est alors que, pour la première fois, il m’a parlé d’un homme qu’il cherchait <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />

dizaines d’années. Le seul lien susceptible <strong>de</strong> le mener à lui était les échecs. […] Il me<br />

suppliait <strong>de</strong> lui pardonner <strong>de</strong> s’être servi <strong>de</strong> moi comme d’un pion. Il m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong><br />

rester sur mes gar<strong>de</strong>s, cependant, car j’étais toujours dans le jeu <strong>et</strong> je <strong>de</strong>vais mener la<br />

partie jusqu’au bout 625.<br />

Tabori apparaît comme un démiurge invisible, manipulant l’assassin que va être<br />

Hans qui accomplit ses <strong>de</strong>rnières volontés. Hans est chargé par son maître<br />

Tabori d’assassiner l’ancien nazi Frisch. Le démiurge Tabori m<strong>et</strong> en ordre en<br />

donnant un sens à la création, à la partie. C<strong>et</strong>te configuration d’un démiurge<br />

caché évoque la nouvelle d’Edgar Poe, « Le Joueur d’échecs <strong>de</strong> Maezel », où le<br />

narrateur analyse les raisons qui laisseraient penser qu’un être humain se cache<br />

peut-être <strong>de</strong>rrière l’automate jouant aux échecs 626 .<br />

La notion <strong>de</strong> démiurge manipulateur apparaît aussi dans Le Tableau du Maître<br />

flamand, où l’assassin prête un sens nouveau au tableau en le réactualisant dans<br />

le contexte du présent <strong>de</strong> la narration. Le joueur invisible stimule l’esprit<br />

d’analyse <strong>et</strong> la propre créativité du joueur d’échecs Muñoz en lui proposant une<br />

625 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 91 : Ed è stato allora che, per la prima<br />

volta, mi ha parlato di un uomo che stava cercando da <strong>de</strong>cenni. L’unico legame che avrebbe<br />

potuto condurlo a lui erano gli scacchi. […] E mi pregava di perdonarlo anche di questo, di<br />

avermi usato come una pedina. Mi ha avvertito di stare in guardia, perché mi trovavo ancora in<br />

gioco e avrei dovuto portare la partita sino in fondo. » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p.<br />

107).<br />

626 Poe, Edgar Allan, « The Maezel », in The Stories of the Strange and the Extraordinary . C<strong>et</strong>te<br />

histoire renvoie à la présence <strong>de</strong> l’auteur tout-puissant <strong>et</strong> démiurge opérant par l’intermédiaire<br />

d’un narrateur. Le récit s’inspire certainement <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong> Vaucanson, qui avait présenté à la<br />

Cour <strong>de</strong> Louis XV un automate capable <strong>de</strong> jouer aux échecs, dans lequel était dissimulé un nain.<br />

255


énigme. C<strong>et</strong>te invitation à jouer avec lui traduit la créativité ludique <strong>de</strong> l’écrivain<br />

qui sollicite la participation du lecteur à la résolution du problème. L’auteur<br />

démiurge souligne que toute création naît d’un point <strong>de</strong> vue particulier qui<br />

façonne une œuvre. Le tableau du peintre flamand n’a que la signification qu’on<br />

veut bien lui donner ; la partie figée n’a pas <strong>de</strong> sens en soi. Elle peut être<br />

interprétée par rapport à un contexte passé, comme le fait Julia, mais elle peut<br />

être porteuse d’une autre signification, selon la volonté d’un auteur omnipotent<br />

qui oriente sa création comme il l’entend. Comme tout élément du mon<strong>de</strong><br />

référentiel, la partie du tableau peut être intégrée selon la stratégie <strong>de</strong> l’auteur.<br />

C<strong>et</strong>te constatation atteste <strong>de</strong> l’impossibilité, selon Thomas Pavel, <strong>de</strong> dégager une<br />

seule version <strong>de</strong> l’univers, dans quelque domaine que ce soit 627 .<br />

Il n’existe pas qu’une seule modalité <strong>de</strong> la création. Plusieurs démiurges peuvent<br />

cohabiter. Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, plusieurs modalités <strong>de</strong> la création sont<br />

représentées dont les piliers sont Valène, Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth. Valène<br />

constitue l’impulsion créatrice initiale en peignant les aquarelles. Il envisage<br />

d’effectuer la mise en abyme <strong>de</strong> son action créatrice dans l’un <strong>de</strong> ses<br />

tableaux : « Il se peindrait en train <strong>de</strong> se peindre, <strong>et</strong> autour <strong>de</strong> lui, sur la gran<strong>de</strong><br />

toile carrée, tout serait déjà mis en place 628 . » Le second élément <strong>de</strong> la création<br />

tripartite est constitué par le faiseur <strong>de</strong> puzzles Winckler : il s’inscrit dans<br />

l’action <strong>de</strong> découpage <strong>et</strong> <strong>de</strong> séparation 629 . En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la découpe <strong>de</strong>s aquarelles<br />

qu’il envoie sous forme <strong>de</strong> puzzles à Bartlebooth, Winckler confectionne <strong>de</strong>s<br />

bagues, ce qui évoque le mythe germanique <strong>de</strong>s Nibelungen : « C’est un peu<br />

plus tard qu’il commença à faire <strong>de</strong>s bagues, il prenait <strong>de</strong>s p<strong>et</strong>ites pierres, <strong>de</strong>s<br />

627 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 97 : « Nelson Goodman tient pour acquis<br />

qu’il n’y a point <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> au sens strict, mais uniquement <strong>de</strong>s versions <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> occasionnées<br />

par les théories scientifiques, les textes, les œuvres d’art, versions qui n’ont pas d’existence<br />

autonome en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s activités intellectuelles ou artistiques qui les produisent. »<br />

628 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 280. C<strong>et</strong>te image peut faire penser à<br />

l’image biblique <strong>de</strong> la Genèse, qui évoque l’acte <strong>de</strong> création.<br />

629 La sonorité <strong>de</strong> son nom rappelle celle Hitler, ainsi que certaines similitu<strong>de</strong>s biographiques,<br />

telle sa rencontre avec Valène en 1932, son arrivée dans la capitale en 1929 ou la mort <strong>de</strong> sa<br />

femme <strong>et</strong> <strong>de</strong> leur enfant mort-né en 1943.<br />

256


agates, <strong>de</strong>s cornalines, <strong>de</strong>s pierres <strong>de</strong> Ptyx, <strong>de</strong>s cailloux du Rhin 630 . » Les<br />

anneaux confectionnés par Winckler 631 introduisent dans leur structure un<br />

élément <strong>de</strong> manque qui rappelle la case omise dans le parcours du cavalier du<br />

carré <strong>de</strong> l’immeuble, ainsi que la pièce qui fait défaut au puzzle à la fin du<br />

roman.<br />

L’admirable, dans les bagues <strong>de</strong> Winckler, était que les anneaux, une fois entrelacés,<br />

ménageaient, sans rien perdre <strong>de</strong> leur stricte régularité, un minuscule espace circulaire dans lequel<br />

venait s’enchâsser la pierre semi-précieuse qui, une fois sertie, serrée <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux minuscules coups<br />

<strong>de</strong> pince, fermait pour toujours les anneaux. « C’est seulement pour moi, dit-il un jour à Valène qu’il<br />

sont diaboliques. Bartlebooth lui-même n’y trouverait pas à redire 632 . »<br />

C<strong>et</strong>te référence à une création diabolique, d’apparence parfaite mais contenant<br />

un manque, renvoie au commentaire <strong>de</strong> Perec sur l’omission <strong>de</strong> la case soixante-<br />

six, qu’il qualifie <strong>de</strong> « nombre diabolique 633 ». Il est possible <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en<br />

parallèle c<strong>et</strong>te allusion à une pierre précieuse, aux connotations à la fois <strong>de</strong> sacré<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> maléfique, avec la constante référence au vert dans Feu pâle. C<strong>et</strong>te couleur<br />

est celle-là même <strong>de</strong> la pierre tombée du front <strong>de</strong> l’archange <strong>de</strong> lumière qu’était<br />

Lucifer dans le mythe biblique <strong>de</strong> la chute <strong>de</strong>s anges.<br />

Dans Feu pâle, le vert est connoté négativement dans l’optique échiquéenne <strong>de</strong><br />

Kinbote. Il constitue le seul point <strong>de</strong> vue éminemment subjectif, annexant tous<br />

les autres, <strong>de</strong> l’œuvre alors que dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la création est<br />

tripartite, le troisième démiurge étant Bartlebooth, le « bâtisseur » : « Winckler<br />

630 I<strong>de</strong>m, p. 52.<br />

631 Winckler, associé au mythe <strong>de</strong>s Nibelungen, rappelle Wagner.<br />

632 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 52. L’aspect « diabolique », trompe-l’œil<br />

<strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Winckler n’est pas divulgué à son adversaire Bartlebooth. C<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> secr<strong>et</strong><br />

est analogue à la stratégie échiquéenne basée sur la dissimulation <strong>et</strong> la tromperie.<br />

633 Béhar, Stella, Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 103. Se référant à un entr<strong>et</strong>ien <strong>de</strong><br />

Perec, Stellaz Béhar rappelle qu’il y justifia ainsi l’omission <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te case : le nombre soixante-<br />

six, est selon la cabale, un nombre maléfique, le six étant le chiffre du diable.<br />

257


acheva, comme prévu, le <strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s puzzles que Bartlebooth lui avait<br />

commandés 634 . »<br />

C<strong>et</strong>te création qui requiert l’action complémentaire <strong>de</strong> trois personnes structure<br />

le roman ; un <strong>de</strong>s chapitres consacrés à Winckler constitue presque la répétition<br />

<strong>de</strong> la préface <strong>de</strong> l’auteur 635 , ce qui suggérerait que ce personnage, indissociable<br />

<strong>de</strong>s créations initiales <strong>de</strong> Valène <strong>et</strong> du proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Bartlebooth, est emblématique<br />

du rôle <strong>de</strong> l’auteur démiurgique. Ce terme <strong>de</strong> « presque », qui suggère une non<br />

complétu<strong>de</strong> infime, se r<strong>et</strong>rouve dans la structure <strong>de</strong> l’immeuble, auquel il<br />

manque une case, comme dans celle <strong>de</strong>s anneaux créés par Winckler, comme<br />

dans la l<strong>et</strong>tre qui fait défaut à l’ensemble en fin <strong>de</strong> parcours. Le proj<strong>et</strong><br />

démiurgique semble toujours effleurer la totalisation dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi 636 .<br />

Le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Bartlebooth 637 comporte l’action <strong>de</strong> création initiale <strong>de</strong><br />

l’aquarelliste, celle du découpage du faiseur <strong>de</strong> puzzle <strong>et</strong> sa propre action finale<br />

<strong>de</strong> préservation. A c<strong>et</strong>te opération, où tous les auxiliaires du proj<strong>et</strong> ont un rôle<br />

déterminé, s’ajoutent <strong>de</strong> nombreuses images <strong>de</strong> démiurges dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi, notamment celle <strong>de</strong> Rorschash, au nom significatif 638 . Ce personnage<br />

aux activités multiformes 639 , <strong>de</strong>venu cinéaste, nourrit le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> reproduire la<br />

mise en œuvre du proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Bartlebooth.<br />

634 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 52.<br />

635 I<strong>de</strong>m, pp. 239-242. Ce passage restitue quasiment mot pour mot le préambule <strong>de</strong> Perec (pp.<br />

17-20). Ce paratexte souligne l’importance <strong>de</strong> l’agencement <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la création, ce qui<br />

rapproche le puzzle, évoqué <strong>de</strong> manière explicite, du jeu d’échecs, dont la présence est plus <strong>de</strong><br />

l’ordre <strong>de</strong> l’implicite <strong>et</strong> du suggéré.<br />

636 Roschash parvient presque à concrétiser son proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> réaliser une émission sur l’action<br />

démiurgique triangulaire <strong>de</strong> Valène, <strong>de</strong> Winckler <strong>et</strong> <strong>de</strong> Barthebooth (Ibid, p. 95 ) C<strong>et</strong>te notion d’<br />

œuvre presque achevée renvoie au poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, qui pourrait ne pas été mené à son terme.<br />

637 Son proj<strong>et</strong> est <strong>de</strong> vouer c<strong>et</strong>te œuvre, dont la richesse est fondée sur sa gratuité totale, à la<br />

<strong>de</strong>struction. Nous reviendrons sur c<strong>et</strong> aspect majeur <strong>de</strong> l’action démiurgique.<br />

638 Son nom l’associe naturellement à la création comme projection d’images.<br />

639 Il est décrit comme artiste <strong>de</strong> music hall, impresario d’un trapéziste, agent d’import-export au<br />

Moyen-Orient <strong>et</strong> en Afrique <strong>et</strong> romancier (chapitre 13). D’une manière ou d’une autre, il est lié<br />

258


Mais Rorschash s’emballa <strong>et</strong> l’évocation parcellaire <strong>de</strong> ces vingt ans <strong>de</strong> circumnavigation, <strong>de</strong> ces<br />

tableaux découpés, reconstitués, redécollés, <strong>et</strong>c., <strong>et</strong> <strong>de</strong> toutes les histoires <strong>de</strong> Winckler <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Morell<strong>et</strong>, lui donnèrent l’idée d’une émission gigantesque où l’on ne ferait rien moins que<br />

reconstituer toute l’affaire 640 .<br />

La création envisagée par Rorschash, le terme « émission » m<strong>et</strong>tant l’accent sur<br />

l’aspect réaliste du proj<strong>et</strong>, implique la re-duplication d’une œuvre déjà inscrite<br />

dans la réalité. Il veut reconstituer un puzzle, ou r<strong>et</strong>rouver <strong>de</strong>s pièces sur<br />

l’échiquier, comme dans un problème d’échecs. Son œuvre serait une<br />

recombinaison possible d’éléments réels. C<strong>et</strong>te re-création reprend en la<br />

transposant <strong>de</strong>s éléments <strong>de</strong> la réalité qu’elle recompose en un eff<strong>et</strong> miroir.<br />

Ce proj<strong>et</strong>, qui m<strong>et</strong> en valeur la question <strong>de</strong> l’image transposée dans un autre<br />

espace, présente une analogie thématique avec le début du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> dans<br />

Feu pâle. Il s’agit non seulement <strong>de</strong> l’évocation <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong> l’oiseau s’écrasant<br />

sur sa propre image, reflétée sur la surface plane <strong>de</strong> la vitre, mais du jeu <strong>de</strong><br />

duplication entrepris par le narrateur-poète lui-même.<br />

Et <strong>de</strong> l’intérieur, également, je savais reproduire<br />

Mon visage, ma lampe, une pomme sur une assi<strong>et</strong>te :<br />

Dévoilant la nuit, je laissais la vitre obscure<br />

aux mouvements, aux déplacements, à la fragmentation polymorphe <strong>de</strong>s images, que ce soit par<br />

ses multiples imitations d’artistes <strong>de</strong> music hall ou par l’intermédiaire du trapéziste qui s’ébat<br />

dans l’espace : « Quand je le voyais, écrit Rorschash, poser le pied sur l’échelle <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>,<br />

grimper rapi<strong>de</strong> comme l’éclair <strong>et</strong> se percher enfin là-haut, je vivais toujours l’un <strong>de</strong>s plus beau<br />

moment <strong>de</strong> ma vie » (Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 71) Ensuite, en tant<br />

qu’homme d’affaires international, Rorschash se déplace beaucoup, s’occupe <strong>de</strong> transactions, ce<br />

qui constitue <strong>de</strong>s déplacements financiers. Quant au roman qu’il entreprend, il s’agit en gran<strong>de</strong><br />

partie <strong>de</strong> la transposition <strong>de</strong> son aventure africaine, ce qui relève encore une fois du mouvement<br />

du mon<strong>de</strong> référentiel vers un mon<strong>de</strong> possible fictionnel.<br />

640 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 94. De nouveau, Rorschach semble fasciné<br />

par le mouvement, l’échange qu’implique c<strong>et</strong>te œuvre démiurgique.<br />

259


Suspendre le mobilier au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’herbe 641.<br />

Le mot « également » 642 , mis en évi<strong>de</strong>nce par son insertion entre <strong>de</strong>ux virgules,<br />

traduit l’idée <strong>de</strong> réciprocité <strong>de</strong> l’image, qui évoque la structure du jeu d’échecs.<br />

Le poète Sha<strong>de</strong> (« ombre ») dévoile la nuit, ce qui représente l’encre <strong>de</strong> l’auteur<br />

se répandant dans le mon<strong>de</strong> : c<strong>et</strong> acte démiurgique perm<strong>et</strong> aux éléments <strong>de</strong> se<br />

refléter les uns dans les autres, créant un eff<strong>et</strong> d’illusion <strong>et</strong> <strong>de</strong> mirage.<br />

C<strong>et</strong>te image pourrait être une allusion à De l’Autre côté du miroir, où<br />

l’opposition est marquée dès le début <strong>de</strong> l’œuvre entre l’intérieur <strong>et</strong> l’extérieur,<br />

la neige tombant contre la vitre : « Entends-tu, Kitty, la neige qui tombe contre<br />

les vitres ? 643 ». Le passage m<strong>et</strong> l’accent sur la qualité acoustique du contact <strong>de</strong><br />

la neige avec la vitre, qui constitue l’élément intermédiaire entre l’intérieur <strong>et</strong><br />

l’extérieur, alors que Sha<strong>de</strong> révèle les qualités visuelles <strong>de</strong> la réverbération dans<br />

le miroir. Le poète traduit l’idée d’une confusion entre le suj<strong>et</strong> qui perçoit <strong>et</strong><br />

l’obj<strong>et</strong> perçu.<br />

Et puis le bleu graduel <strong>et</strong> double<br />

Quand la nuit unit le voyant <strong>et</strong> la vue 644.<br />

641 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29: “And from the insi<strong>de</strong>, too, I’d duplicate /<br />

Myself, my lamp, an apple on a plate: / Uncurtaining the night, I’d l<strong>et</strong> dark glass / Hang all the<br />

furniture above the grass.” (Feu pale, op. cit., p. 61.) Le terme anglais « duplicate », rimant avec<br />

« plate », “assi<strong>et</strong>te”, renvoie à une surface plane qui rappelle la vitre où l’oiseau s’écrase. C<strong>et</strong>te<br />

partie du poème reprend d’emblée l’opposition échiquéenne entre le blanc (« the snow »)<br />

recouvrant l’herbe verte (« the grass ») <strong>et</strong> le noir (l’oxymore « dark glass »). Du point <strong>de</strong> vue du<br />

poète, le blanc <strong>et</strong> le vert semble être associés, ce qui est repris aux quelques vers suivants : « And<br />

how <strong>de</strong>lightful when a fall of snow / Covered my glimpse of lawn… »<br />

642 En russe, du mot « тоже » (« également ») dérive le mot « тождество » (« i<strong>de</strong>ntité »). Il y a<br />

i<strong>de</strong>ntité entre le mécanisme <strong>de</strong> reproduction <strong>de</strong> l’extérieur vers l’intérieur <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> l’intérieur<br />

vers l’extérieur.<br />

643 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 54-55 :<br />

“Do you hear the snow against the window-panes, Kitty?”<br />

644 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29: “And then the gradual and dual blue / As night<br />

unites the viewer and the view.” (Feu pale, op. cit., p. 61.) En anglais, le terme « view » est<br />

260


C<strong>et</strong>te relation entre le suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’obj<strong>et</strong> ressemble à celle qu’établit le joueur<br />

d’échecs avec sa partie, qui est l’émanation <strong>de</strong> son pouvoir créateur. La partie<br />

d’échecs réunit tous les sens résultant <strong>de</strong> la polysémie du mot anglais « view » :<br />

elle est la vue qui se présente au joueur <strong>et</strong> se développe au fur <strong>et</strong> à mesure selon<br />

« son point <strong>de</strong> vue » 645 , <strong>et</strong> enfin elle contient « l’intention » du joueur, bien sûr<br />

inavouée, qui proj<strong>et</strong>te la partie dans l’avenir. Comme Alice qui finit par être<br />

absorbée dans son mon<strong>de</strong> possible <strong>de</strong>rrière le miroir, l’acte créateur semble<br />

s’i<strong>de</strong>ntifier à la perception visuelle qui s’offre au créateur : « Mes yeux étaient<br />

tels qu’ils prenaient littéralement <strong>de</strong>s photographies 646 . »<br />

Le créateur visualise ce qui est à l’extérieur par l’intermédiaire <strong>de</strong> la fenêtre, ce<br />

qui évoque le suici<strong>de</strong> final <strong>de</strong> Loujine dans La Défense Loujine. Le créateur<br />

s’i<strong>de</strong>ntifie à sa vision, son mirage, qui l’absorbe totalement à la fin du<br />

roman 647 . A la différence <strong>de</strong> Loujine, qui pénètre dans la fenêtre, Sha<strong>de</strong> absorbe<br />

ce qu’il perçoit à l’intérieur <strong>de</strong> lui-même.<br />

Chaque fois que je le perm<strong>et</strong>tais<br />

Ou que d’un frisson silencieux, je l’ordonnais,<br />

ambigu, car il signifie la « vision », ce qui est perçu, mais aussi l’interprétation, « l’opinion » sur<br />

quelque chose, ce qui m<strong>et</strong> en valeur la subjectivité. Ce mot signifie également l’intention, « la<br />

vue » orientée vers l’avenir.<br />

645 Dans le jeu d’échecs comme dans la fiction, il n’existe pas <strong>de</strong> création, sans point <strong>de</strong> vue. Le<br />

point <strong>de</strong> vue, éminemment subjectif, crée le mon<strong>de</strong> possible.<br />

646 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, p. 30: “My eyes were such that literally they / Took<br />

photographs…” (Feu pâle, p. 62)<br />

647 Le motif <strong>de</strong> la fenêtre apparaît <strong>de</strong> manière récurrente dans l’œuvre <strong>de</strong> Nabokov. Par exemple,<br />

c’est le cas dans la nouvelle « La Vénitienne » (La Vénitienne <strong>et</strong> autres nouvelles. Trad. Bernard<br />

Kreise. Trad. <strong>de</strong> l’anglais, établissement du texte <strong>et</strong> avant-propos <strong>de</strong> Gilles Barbed<strong>et</strong>te. Paris :<br />

Gallimard, 1990). Simpson est amoureux <strong>de</strong> la vénitienne représentée sur le tableau dans lequel<br />

il a l’impression d’entrer (p. 213 : « Et Simpson, après avoir profondément respiré, partit vers<br />

elle <strong>et</strong> entra sans efforts dans le tableau »). En fait, on le r<strong>et</strong>rouve le len<strong>de</strong>main sous la fenêtre, ce<br />

qui illustre le thème <strong>de</strong> la confusion <strong>de</strong>s espaces (p. 219). On r<strong>et</strong>iendra les couleurs, présentes<br />

dans La Défense Loujine <strong>et</strong> dans Feu pâle, du blanc, du noir <strong>et</strong> du vert.<br />

261


Tout ce qui entrait dans mon champ <strong>de</strong> vision […]<br />

Etait imprimé sur la face interne <strong>de</strong> ma paupière 648.<br />

Le passage <strong>de</strong> la vision extérieure à l’image intérieure semble <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la<br />

pure duplication. Cependant, Sha<strong>de</strong> le poète annonce ce à quoi va s’employer<br />

Kinbote, qui interprète le poème selon son point <strong>de</strong> vue (« view » ) : le poète<br />

établit à un écart entre le mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong> son mon<strong>de</strong> à lui, les carrés du mon<strong>de</strong><br />

étant déplacés comme les cases d’un vaste échiquier.<br />

Peut-être qu’un accroc dans l’espace<br />

A fait qu’un pli ou un sillon a déplacé<br />

La fragile éclaircie, la maison en bois entre<br />

Goldsworth <strong>et</strong> Wordsmith sur son carré <strong>de</strong> verdure 649.<br />

C<strong>et</strong>te mobilité d’un paysage formé <strong>de</strong> carrés constitue une allusion intertextuelle<br />

aux tribulations d’Alice <strong>de</strong> l’autre côté du miroir, lorsqu’elle parcourt collines <strong>et</strong><br />

648 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 30: “Whenever I’d permit, / Or, with a silent shiver,<br />

or<strong>de</strong>r it, / Whatever in my field of vision dwelt […] / Was printed on my eyelids’ n<strong>et</strong>her si<strong>de</strong>”<br />

(Feu pale, op. cit., p. 62). Le démiurge agit sur le mon<strong>de</strong> (« it »), qui est réifié, en le maîtrisant<br />

totalement («permit »). Les choses viennent remplir (« dwelt ») son champ <strong>de</strong> vision.<br />

649 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 30 : “Maybe some quirk in space / Has caused a<br />

fold or a furrow to displace / The fragile vista, the frame house b<strong>et</strong>ween / Goldsworth and<br />

Wordsmith on its square green” (Feu pâle, op. cit., p. 62). « Quirk », traduit par « accroc »,<br />

possè<strong>de</strong> également le sens <strong>de</strong> caprice, d’excentricité, qualificatif souvent appliqué à Kinbote dans<br />

le roman. C’est bien l’excentricité (« hors du centre ») du point <strong>de</strong> vue qui déplace le plan du réel<br />

vers une autre mon<strong>de</strong> possible, vers la vision créatrice <strong>de</strong> l’artiste. L’allitération qui relie les<br />

termes « fold » (« pli »), furrow (« sillon »), « fragile » (« fragile ») <strong>et</strong> « frame » (« cadre » mais<br />

aussi « maison en bois » associée à « house ») relèvent d’une dimension spatiale, qui est<br />

modifiable, instable (« fragile »). « Vista », traduit par éclaircie, signifie « point <strong>de</strong> vue »,<br />

« perspective », renforçant l’idée que la perspective modifie la vision (« fragile vista »).<br />

262


jardins 650 . Les <strong>de</strong>ux noms propres eux-mêmes (le nom du juge Goldworth <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’université Wordsmith) ressemblent à <strong>de</strong>s carrés assemblés par le jeu <strong>de</strong><br />

combinaisons du démiurge 651 (Gold-Worth-Word-Smith) : « Wordsmith », le<br />

nom <strong>de</strong> l’université où enseigne Kinbote, signifie « forgeron <strong>de</strong> mots », ce qui<br />

suggérerait que l’interprétation <strong>de</strong>s textes par les professeurs consisterait à créer<br />

<strong>de</strong> nouveaux sillons à partir <strong>de</strong> textes littéraires 652 . Tous les commentateurs<br />

seraient <strong>de</strong>s Kinbote en puissance, <strong>de</strong>s démiurges déplaçant le sens <strong>de</strong>s mots 653 .<br />

Sha<strong>de</strong> annoncerait ce que Kinbote s’évertue à faire à partir <strong>de</strong> son poème :<br />

effectuer un déplacement <strong>de</strong> sens qui donne une nouvelle orientation au texte.<br />

Le second élément <strong>de</strong> ce quadrillage sémantique fait référence au juge<br />

Goldsworth, dont Kinbote occupe la maison 654 , <strong>et</strong> dont le nom évoque la<br />

recherche d’une pierre précieuse. (« Gold », « worth » si l’on décompose le<br />

nom). Kinbote, locataire chez Goldworth serait un alchimiste capable d’insuffler<br />

au poème sa vraie signification, un feu véritable, <strong>et</strong> non plus « pâle ».<br />

C<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> quête d’une pierre sacrée, qui apparaît dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi sous la forme <strong>de</strong>s bagues créées par Winckler, constitue une allusion à<br />

l’alchimie, qui consiste à métamorphoser la pierre brute en or. Il s’agit, dans la<br />

création <strong>de</strong> Winckler, d’une « pierre semi-précieuse 655 ». La pierre est qualifiée<br />

<strong>de</strong> diabolique à cause <strong>de</strong> son incomplétu<strong>de</strong> : accomplir la plénitu<strong>de</strong> parfaite<br />

revient à obtenir le matériau parfait, l’or du Rhin auquel le texte fait allusion.<br />

Dans le mythe germanique <strong>de</strong>s Nibelungen, la pierre précieuse à une valeur<br />

sacrée. Les <strong>de</strong>ux romans, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle, évoquent, <strong>de</strong><br />

manière détournée <strong>et</strong> implicite, le thème <strong>de</strong> la quête d’une pierre sacrée,<br />

symbolisant la perfection d’un mon<strong>de</strong> perdu.<br />

650 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 72-<br />

73 : “However, there was the hill full in sight.”<br />

651 Les <strong>de</strong>ux mots sont formés à partir du nom du poète Wordsworth.<br />

652 Le mot « furrow », « sillon », apparaît dans le texte.<br />

653 En premier lieu, Nabokov, professeur <strong>de</strong> littérature, <strong>et</strong> interprète <strong>de</strong> Pouchkine.<br />

654 Kinbote est spatialement présent dans les <strong>de</strong>ux endroits, à l’université comme chez le juge.<br />

655 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 52.<br />

263


Dans le roman <strong>de</strong> Nabokov, le tueur possible <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, selon le mirage<br />

démiurgique développé par l’imaginaire <strong>de</strong> Kinbote, se nomme Gradus ; il est<br />

associé à l’émerau<strong>de</strong>, non seulement parce qu’il travaille à l’origine dans une<br />

entreprise <strong>de</strong> verre, mais parce qu’il est commandité par Uzumrudov 656 , alias<br />

Gerald Emerald, alias Reginald 657 Emerald, professeur d’anglais<br />

élémentaire.Dans le <strong>de</strong>rnier commentaire, où il s’arroge le droit d’ajouter un<br />

millième vers, Kinbote jubile <strong>de</strong> s’être emparé du poème, <strong>et</strong> <strong>de</strong> pouvoir examiner<br />

son « trésor 658 ». A ses yeux, l’œuvre est une matière « brute », qui n’a pas<br />

restitué « l’or » qu’il attendait.<br />

Un récit autobiographique, foncièrement appalachien, plutôt démodé, dans un style<br />

prosodique néo-Pope - très bien écrit naturellement - Sha<strong>de</strong> ne pouvait écrire que très<br />

bien, mais où rien ne subsistait <strong>de</strong> ma magie, <strong>de</strong> ce courant spécial <strong>et</strong> riche <strong>de</strong> magique<br />

folie qui, j’étais sûr le parcourait tout entier <strong>et</strong> le ferait transcen<strong>de</strong>r son époque 659.<br />

Kinbote apparaît comme un alchimiste qui veut transmuter « le feu pâle » du<br />

poème, qui n’est pas imprégné comme il le pense <strong>de</strong> « son sang » au sens<br />

métaphorique du terme (ce terme rapprochant une nouvelle fois Kinbote du<br />

rouge), c’est-à-dire <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te énergie qui aurait dû traverser l’œuvre : il s’agit pour<br />

lui <strong>de</strong> changer ce « feu pâle » en véritable feu. A mesure qu’il reprend peu à<br />

656 Il est un <strong>de</strong>s patrons <strong>de</strong>s Ombres, qu’on rencontre sur la Riviera en veston <strong>de</strong> velours vert.<br />

657 Ce prénom renvoie à la pièce échiquéenne du roi.<br />

658 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 232 : “But only at daybreak did I find it safe enough<br />

to examine my treasure.” (Feu pâle, op. cit., p. 325) C’est dans la clarté du p<strong>et</strong>it jour que Kinbote<br />

a loisir d’étudier le poème qui, à première vue, n’a rien à voir avec sa Zembla natale.<br />

659 I<strong>de</strong>m, p. 233 : “An autobiographical eminently Appalachian, rather old-fashioned narrative in<br />

a neo-Popian prosodic style-beautifully written of course-Sha<strong>de</strong> could not write otherwise than<br />

beautifully-but void of my magic, of that special rich streak of magical madness which I was<br />

sure would run through it and make it transcend its time.” (I<strong>de</strong>m, pp.325-326) L’allitération <strong>de</strong><br />

“magical” <strong>et</strong> <strong>de</strong> “madness” m<strong>et</strong> en valeur l’association <strong>de</strong> la folie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la créativité, qui donne le<br />

jour à ce qui n’existe pas : l’œuvre démiurgique est bien un mirage, une nouvelle fenêtre qui<br />

donne accès à une autre mon<strong>de</strong>.<br />

264


peu 660 son calme, Kinbote entrevoit dans son mirage <strong>de</strong>s allusions à la Zembla,<br />

ce sens caché (« sem ») qu’il veut restituer au lecteur en donnant à l’œuvre une<br />

dimension d’éternité (« transcen<strong>de</strong>r son époque »).<br />

Le démiurge est maître du temps, comme l’exprime Perec dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’Emploi par le chevauchement du cavalier, semblable aux aiguilles d’une<br />

montre au mouvement irréversible. C<strong>et</strong>te œuvre, dont la visée totalisante est<br />

« presque 661 » réalisée, restitue d’innombrables strates temporelles englobant<br />

l’histoire <strong>de</strong> l’humanité.<br />

B. Le démiurge, maître <strong>de</strong> la<br />

temporalité<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, le quadrillage échiquéen, qui alterne le blanc <strong>et</strong> le<br />

noir, évoque le paradoxe <strong>de</strong> la mémoire qui oscille entre la re-création<br />

démiurgique qu’est le souvenir <strong>et</strong> le vi<strong>de</strong> constitué par l’oubli. C<strong>et</strong> aspect double<br />

<strong>et</strong> antithétique du rapport au temps est souligné par Brigitte Sion dans « Mater<br />

l’oubli : le jeu d’échecs dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>de</strong> Georges Perec 662 ». Elle<br />

660 Le terme anglais “gradually” pourrait constituer une allusion à Gradus, comme nous le<br />

soulignerons ultérieurement. (Ibid, p. 233)<br />

661 C<strong>et</strong>te notion du « presque », qui marque l’approche d’une totalisation est récurrente. Dans le<br />

tableau <strong>de</strong> Madame Foulerot, les éléments <strong>de</strong> résolution <strong>de</strong> l’énigme policière <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong><br />

Zeitgeber sont « presque » tous présents. (Perec, Georges, LA Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, I<strong>de</strong>m, p. 274 :<br />

« Le tableau avait été inspiré par un roman policier […] qui rassemblerait en une scène unique<br />

presque tous les éléments <strong>de</strong> l’énigme. »<br />

662 Sion, Brigitte, « Mater l’oubli : le jeu d’échecs dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>de</strong> Georges<br />

Perec » dans Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres (XIXème – XXème s.), op. cit., p.<br />

494 : « L’ambiguïté du jeu d’échecs - comme obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> comme pratique - en fait justement une<br />

métaphore <strong>de</strong> la mémoire qui tend, d’une part, à tout consigner dans <strong>de</strong>s listes, <strong>de</strong>s archives, <strong>de</strong>s<br />

livres, pour ne rien abandonner à l’oubli, <strong>et</strong>, d’autre part, se heurte à l’amnésie, au blanc. » Selon<br />

Brigitte Sion, ce paradoxe est incarné par un personnage, Cinoc, dont l’activité consiste à<br />

265


voit dans le jeu d’échecs une métaphore <strong>de</strong> la mémoire, qui tend, d’une part à<br />

tout consigner, <strong>et</strong> d’autre part, se heurte au blanc, à l’oubli. C<strong>et</strong>te contradiction<br />

<strong>de</strong> la mémoire entre le plein du passé ressuscité par la narration <strong>et</strong> le vi<strong>de</strong><br />

constitué par l’ellipse est inscrite dans le roman. Certaines évocations regorgent<br />

<strong>de</strong> détails, ainsi l’histoire rocambolesque <strong>de</strong> Carel Van Loorens <strong>et</strong> d’Ursula von<br />

Littau en Arabie, située dans une strate temporelle pourtant éloignée du temps <strong>de</strong><br />

la narration, à l’époque napoléonienne 663 . Au contraire, un élément manquant<br />

peut s’introduire dans la chaîne d’un récit précis relatant les faits récents <strong>de</strong><br />

personnages <strong>de</strong> l’immeuble, par exemple lorsque le proj<strong>et</strong> cinématographique <strong>de</strong><br />

Rorschash, qui a pourtant longtemps essuyé le refus catégorique <strong>de</strong> Bartlebooth,<br />

semble être enfin <strong>de</strong> l’ordre du possible.<br />

Et, curieusement, c’est Rorschash que Bartlebooth vint alors voir pour qu’il lui<br />

recommandât un cinéaste qui irait filmer la phase ultime <strong>de</strong> son entreprise. Cela ne lui<br />

servit d’ailleurs à rien, sinon à l’enfoncer davantage dans un réseau <strong>de</strong> contradictions<br />

dont, <strong>de</strong>puis plusieurs années déjà, il savait qu’il connaîtrait l’inexorable poids 664.<br />

Aucune explication n’est offerte au lecteur pour expliquer le revirement <strong>de</strong><br />

Bartlebooth, ni sur le fait que le proj<strong>et</strong> n’ait pas abouti. Les « blancs » du texte<br />

ne sont jamais comblés, ce qui le rend ouvert à diverses interprétations,<br />

différents <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> étant compatibles avec lui. C<strong>et</strong>te esthétique <strong>de</strong><br />

l’amnésie peut être reliée au roman auto-biographique <strong>de</strong> Perec, W ou le<br />

souvenir d’enfance, qui commence par la déclaration suivante : « Je n’ai pas <strong>de</strong><br />

souvenir d’enfance 665 .»<br />

éliminer les mots tombés en désuétu<strong>de</strong> pour laisser place aux mots nouveaux. Une fois à la<br />

r<strong>et</strong>raite, le personnage, au contraire, ressuscite les mots sous la forme d’un dictionnaire.<br />

663 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., pp. 440-49.<br />

664 I<strong>de</strong>m, p. 95.<br />

665 Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance, op. cit., p. 13.<br />

266


C<strong>et</strong>te hésitation entre la dissimulation <strong>et</strong> la révélation apparaît dans Feu pâle.<br />

Dévoiler, comme l’exprime Sha<strong>de</strong> dans le poème 666 , c’est répandre le noir <strong>de</strong> la<br />

nuit, l’encre <strong>de</strong> l’écriture. Après le décès du poète, Kinbote se transforme en<br />

démiurge, en véritable maître du temps. Offrant une lecture singulière <strong>et</strong><br />

éminemment subjective du poème, il réactualise <strong>de</strong> manière dynamique <strong>et</strong><br />

créative l’action du poète Sha<strong>de</strong>, renouvelant ainsi la vision du mon<strong>de</strong> présentée<br />

dans le poème. Kinbote donne accès à un autre espace : « Je laissais la vitre<br />

obscure Suspendre le mobilier au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’herbe 667 . » Le miroir prolonge le<br />

champ <strong>de</strong> vision en répliquant l’original ; cependant, le noir <strong>de</strong> la nuit constitue<br />

également un brouillage <strong>de</strong>s pistes qui rend problématiques <strong>et</strong> incertaines<br />

l’interprétation <strong>et</strong> la remémoration du passé effectués par Kinbote. Dans Feu<br />

pâle, ce qui est en jeu n’est pas tant l’opposition entre le souvenir <strong>et</strong> la mémoire,<br />

selon le principe <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, que le brouillage du passé :<br />

l’imaginaire <strong>et</strong> la mémoire semblent s’y mêler. Perec conserve l’opposition du<br />

quadrillage échiquéen, selon le principe <strong>de</strong> séparation, tandis que Feu pâle<br />

traduit une confusion entre souvenir <strong>et</strong> imaginaire.<br />

En jouant sur la fausse analogie, Kinbote offre une extension spatio-temporelle<br />

au poème, les contorsions qu’il fait subir méthodiquement à l’histoire ; par<br />

exemple, Sybil 668 représente dans l’imaginaire <strong>et</strong> dans le souvenir <strong>de</strong> Kinbote la<br />

« reine » rivale protégeant farouchement son roi, alors que c<strong>et</strong>te vision n’est que<br />

l’interprétation égocentrique d’un être « excentrique 669 ». Or, rien ne confirme ni<br />

ne perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> réfuter c<strong>et</strong>te interprétation. Il se pourrait que Sha<strong>de</strong> ait été excédé<br />

666 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29 : “Uncurtaining the night…” (Feu pâle, op. cit.,<br />

p. 61.)<br />

667 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29 : “Uncurtaining the night, I’d l<strong>et</strong> dark glass Hang<br />

all the furniture above the grass.” (Feu pâle, op. cit., p. 61.)<br />

668 Le prénom <strong>de</strong> la femme <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> évoque le mot « sibyllin » qui traduit l’idée d’un sens<br />

obscur. Elle est donc l’adversaire qui s’opposerait à Kinbote, dépositaire <strong>de</strong> l’interprétation, d’un<br />

message clair <strong>et</strong> univoque. (« Botschaft » signifie, d’ailleurs, « message » en allemand).<br />

669 Le terme apparaît dans le texte dans les commentaires que font les autres sur Kinbote.<br />

L’adjectif m<strong>et</strong> l’accent sur « l’éloignement hors du centre, à la périphérie » (évoquant le<br />

glissement vers un autre espace qu’est la folie), d’où l’incertitu<strong>de</strong> qui règne quant à la réalité <strong>de</strong>s<br />

souvenirs <strong>de</strong> la Zembla.<br />

267


par la personnalité envahissante du poète, qui préfigure son appropriation future<br />

du poème, comme le suggère l’ironie du narrateur.<br />

« Je croyais, dis-je à mon ami, que vous veniez faire une promena<strong>de</strong> avec moi. » Il<br />

s’excusa en disant qu’il ne se sentait pas très bien, <strong>et</strong> continua à n<strong>et</strong>toyer le fourneau <strong>de</strong><br />

sa pipe aussi férocement que si c’était mon cœur qu’il creusait 670.<br />

Kinbote manipule le souvenir dans un récit rétrospectif où le lecteur attentif ne<br />

peut que nourrir un doute sur sa véracité, ou tout au moins sur l’objectivité ou<br />

même la plausibilité <strong>de</strong> son interprétation. Au suj<strong>et</strong> du récit <strong>de</strong> Kinbote, toutes<br />

les modalités du possible sont recevables, du mensonge pur <strong>et</strong> simple à la vérité,<br />

l’ironie du narrateur 671 masqué <strong>de</strong>rrière Kinbote étant le seul indicateur. Il se<br />

pourrait que la Zembla n’ait jamais existé, <strong>et</strong> que sa restitution d’un passé<br />

historique ne soit que le travestissement d’une création ou une divagation pure <strong>et</strong><br />

simple 672 . En tout cas, la référence à la Zembla passée ne dépend que du bon<br />

vouloir du grand maître Kinbote, pour qui le poème n’est qu’un pré-texte.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Perec m<strong>et</strong> en œuvre une esthétique <strong>de</strong> l’omission<br />

qui fait partie <strong>de</strong> l’incomplétu<strong>de</strong> ontologique post-mo<strong>de</strong>rne. Elle ne provient pas<br />

d’un personnage divaguant <strong>et</strong> d’une mauvaise foi évi<strong>de</strong>nte comme Kinbote. Elle<br />

provient d’un narrateur omniscient qui regroupe l’humanité à <strong>de</strong>s époques<br />

disparates, effleurant la totalisation mais dont le manque constitue la marque : la<br />

mémoire cohabite avec l’oubli du passé.<br />

En englobant le passé <strong>de</strong> l’humanité, le narrateur <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi,<br />

creuse plusieurs sillons, ouvre plusieurs <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> virtuels, tel un joueur d’échecs<br />

670 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 75 : “ ‘I thought,’ I said to my friend, ‘you were<br />

coming out with me for a stroll.’ He excused, saying he felt out of sorts, and continued to clean<br />

the bowl of his pipe as fiercely as if it were my heart he was hollowing out.” (Feu pâle, op. cit.,<br />

p. 120.)<br />

671 Le terme « persona », équivalent <strong>de</strong> « narrateur », provient du mot latin qui signifie<br />

« masque ».<br />

672 Le thème <strong>de</strong> la folie sera l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière partie <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong> (l’interaction entre<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong>).<br />

268


estituant les diverses bifurcations, alors que Kinbote creuse l’unique sillon dont<br />

il est le maître, développant la partie ou les parties d’échecs comme il les aurait<br />

menées. Ce prestidigitateur dévoile ce qui aurait été possible, puisque son<br />

analyse est rétrospective, qu’il s’agisse <strong>de</strong> ses souvenirs <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> ou <strong>de</strong><br />

la Zembla. Ses révélations m<strong>et</strong>tent au jour son point <strong>de</strong> vue éminemment<br />

subjectif <strong>et</strong> son pouvoir <strong>de</strong> dissimulation, comme l’ironie du narrateur le laisse<br />

souvent transparaître.<br />

C<strong>et</strong>te hésitation <strong>de</strong> la lecture qui se tient en suspension au <strong>de</strong>ssus d’un vi<strong>de</strong><br />

ontologique du texte m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce l’illusion mimétique d’une écriture qui<br />

semble, selon un eff<strong>et</strong> en trompe-l’œil, être étroitement liée au mon<strong>de</strong><br />

référentiel, ce qui rappelle la notion <strong>de</strong> « <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> stylisés » <strong>de</strong> Brian McHale<br />

dans Postmo<strong>de</strong>rnist Fiction 673 . C<strong>et</strong>te soi-disant duplication du mon<strong>de</strong> réel, qui<br />

semble établir un accord entre le mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> les mots, en dévoile au contraire<br />

l’écart. Les mots ne reflètent pas, loin s’en faut, le mon<strong>de</strong> mais révèlent le conflit<br />

entre signifiants <strong>et</strong> signifiés dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction. Tout eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> réalité<br />

mais qu’un eff<strong>et</strong> en trompe-l’œil <strong>de</strong>stiné à induire en erreur le lecteur sur<br />

l’intention qu’aurait l’auteur <strong>de</strong> restituer le réel, comme le titre du roman <strong>de</strong><br />

Perec le suggère.<br />

L’artificialité du texte m<strong>et</strong> en avant le pouvoir démiurgique <strong>de</strong> l’auteur-joueur<br />

d’échecs qui manipule le texte à sa guise, en utilisant les différents niveaux<br />

temporels, dans une tension permanente entre le dévoilement <strong>et</strong> la dissimulation.<br />

Ce jeu entre la révélation <strong>et</strong> l’intentionnalité cachée, le secr<strong>et</strong> indicible, apparaît<br />

dans trois œuvres où le jeu d’échecs est lié à l’histoire du nazisme, Le Joueur<br />

d’échecs <strong>de</strong> Stefan Zweig, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>de</strong> Paolo Maurensig, <strong>et</strong> le<br />

roman <strong>de</strong> Patrick Séry Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, où la narration m<strong>et</strong> en évi<strong>de</strong>nce<br />

un jeu entre différentes temporalités.<br />

Alors que dans le roman <strong>de</strong> Paolo Maurensig, différentes strates temporelles sont<br />

peu à peu dévoilées. Le Joueur d’échecs m<strong>et</strong> en place une stratégie narrative<br />

673 McHale, Brian, The Post-Mo<strong>de</strong>rnist Fiction, op. cit., pp. 150-51 : “The objective is not to<br />

efface the world once and for all but to lay bare the tension b<strong>et</strong>ween word and world.”<br />

(« L’objectif n’est pas d’effacer le mon<strong>de</strong> une bonne fois pour toutes, mais <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre à nu la<br />

tension entre le mot <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong>. », ma traduction).<br />

269


complètement différente : le passé <strong>de</strong> Czentovic est brièvement évoqué au style<br />

indirect, tandis que M. B… <strong>de</strong>vient l’instance narrative dans son récit enchâssé à<br />

la première personne. Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion <strong>de</strong> Patrick Séry, le narrateur<br />

extérieur effectue un balancement entre le présent <strong>de</strong> la narration, lié au joueur<br />

d’échecs Von Frisch, <strong>et</strong> à son passé dans le camp <strong>de</strong> la mort alors qu’il portait le<br />

nom <strong>de</strong> sa mère juive Morgenstein.<br />

Le jeu entre les différentes strates temporelles est également mis en œuvre <strong>de</strong><br />

manière dynamique dans Le Tableau du Maître flamand, tout en introduisant une<br />

dimension d’éternité par l’intermédiaire <strong>de</strong> la partie du tableau. Le tableau<br />

perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> faire le lien entre différentes couches temporelles ; d’une part, il<br />

perm<strong>et</strong> d’évoquer le passé où se sont affrontés le duc <strong>de</strong> Bourgogne <strong>et</strong> le<br />

chevalier d’Arras ; d’autre part, la partie du tableau fait pivoter l’action du passé<br />

au présent puisque le meurtrier reprend la partie inanimée. Le jeu entre les<br />

différentes instances narratives apparaît <strong>de</strong> manière totalement différente dans<br />

ces quatre œuvres, chacune étant constituées <strong>de</strong> différentes sphères temporelles.<br />

Dans Le Joueur d’échecs, les <strong>de</strong>ux joueurs d’échecs Czentovic <strong>et</strong> M. B...<br />

suscitent une incursion spatio-temporelle dans un espace d’altérité constitué par<br />

le passé <strong>de</strong>s joueurs en Europe Centrale. Le narrateur rencontre sur le bateau,<br />

espace intermédiaire naviguant entre <strong>de</strong>ux Amériques, un ami qui lui offre la<br />

possibilité <strong>de</strong> compléter le tableau <strong>de</strong> la vie passée <strong>de</strong> Czentovic, dont le<br />

narrateur a gardé quelques détails en mémoire. Ainsi s’ouvre une vanne sur le<br />

passé du joueur en Europe Centrale, brisant l’isolement du bateau dans un<br />

espace confiné <strong>de</strong> l’entre-<strong>de</strong>ux non seulement spatial, mais temporel : les<br />

personnages sont tendus entre un passé qu’ils portent en eux <strong>et</strong> un avenir que le<br />

lecteur appréhen<strong>de</strong> dans ce lieu du voyage ; Czentovic est d’ailleurs en route<br />

vers un championnat d’échecs qui a lieu en Argentine : « Il s’en va cueillir <strong>de</strong><br />

nouveaux lauriers en Argentine 674 . » Le joueur d’échecs, dans ce lieu <strong>de</strong> passage<br />

qu’est le bateau, est en suspension entre un passé brièvement évoqué par<br />

l’intermédiaire d’un personnage <strong>et</strong> un avenir se résumant au championnat qui<br />

l’attend.<br />

674 Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p. 8 : « Er […] fährt j<strong>et</strong>zt zu neuen Triumphen<br />

nach Argentinien. » (Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 11.)<br />

270


Ce présent, où s’exerce la tension entre le passé <strong>et</strong> l’avenir, doit être mis en<br />

perspective avec le commentaire que fait Paul Ricœur du triple présent conçu<br />

par Saint Augustin, où apparaît une constante dynamique entre « intentio» <strong>et</strong><br />

« distentio».<br />

C’est quand il passe que nous mesurons le temps ; non le futur qui n’est pas, non le<br />

passé qui n’est plus, ni le présent qui n’a pas d’extension, « mais les temps qui passent »<br />

(souligné dans le texte). C’est dans le passage même, dans le transit, qu’il faut chercher à<br />

la fois la multiplicité du présent <strong>et</strong> son déchirement. Dans son chapitre « Intensio <strong>et</strong><br />

distensio », Ricoeur, se référant au triple présent <strong>de</strong> Saint Augustin, m<strong>et</strong> l’accent sur<br />

l’aspect insaisissable <strong>et</strong> paradoxal du temps : le passé par définition n’existe plus, l’avenir<br />

n’est qu’une potentialité non actualisée <strong>et</strong> le présent est un point sans extension. Le<br />

présent est en fait déchiré par une discordance entre la mémoire <strong>et</strong> l’attente, qui lui fait<br />

perdre toute unité 675 .<br />

Ces <strong>de</strong>ux polarités créent une dialectique entre la mémoire du passé <strong>et</strong> une<br />

attente tournée vers l’avenir. Ce triple présent est à l’œuvre dans le jeu d’échecs<br />

où le temps modifie la structure au fil du développement <strong>de</strong> la partie. Elle résulte<br />

<strong>de</strong>s choix face aux bifurcations antérieures dont hérite le joueur. Lorsque M. B...<br />

intervient brutalement au beau milieu <strong>de</strong> la partie <strong>de</strong> Czentovic, il peut obtenir<br />

une partie nulle mais non une victoire, car, la partie étant irréversible, il ne peut<br />

revenir sur les choix du joueur amateur McConnor. La partie en cours implique<br />

<strong>de</strong> reprendre à son compte les coups passés, formant une arborescence<br />

particulière.<br />

De même, le joueur d’échecs dans le roman <strong>de</strong> Pérez-Reverte reprend une partie<br />

en cours, formant un ensemble d’embranchements particulier. La notion <strong>de</strong><br />

reconstitution <strong>de</strong> partie à rebours intervient dans Le Tableau du Maître flamand.<br />

Muñoz, le joueur d’échecs, fait apparaître la rémanence <strong>de</strong>s bifurcations passées<br />

à un moment donné <strong>de</strong> la partie. Celui-ci est chargé d’étudier le déroulement<br />

possible, selon la logique échiquéenne, <strong>de</strong> la partie antérieurement à la position<br />

675 Ricoeur, Paul, Temps <strong>et</strong> récit, Vol. 1 : L’Intrigue <strong>et</strong> le récit historique, Paris : Seuil, 1983, p.<br />

41.<br />

271


figée sur le tableau, afin d’i<strong>de</strong>ntifier l’assassin du chevalier d’Arras, un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

joueurs. Lorsque la partie reprend vie, elle se construit en une tension<br />

expectative vers l’avenir. Dans les <strong>de</strong>ux cas, la position <strong>de</strong>s pièces sur<br />

l’échiquier, représentée par les diagrammes échiquéens, incarne la tension <strong>de</strong> ce<br />

présent « déchiré » entre la mémoire <strong>et</strong> l’attente : elle fait le point <strong>de</strong> jonction<br />

entre ce qui s’est passé <strong>et</strong> ce qui va se produire.<br />

Pérez-Reverte illustre par l’intermédiaire du jeu d’échecs la mise en place<br />

d’éléments analeptiques <strong>et</strong> proleptiques dans un mon<strong>de</strong> fictionnel. Les<br />

hypothèses posées par le joueur d’échecs réactivent le passé <strong>et</strong> préfigurent<br />

l’avenir. L’auteur démiurgique manipule le temps, comme le joueur d’échecs<br />

Muñoz, qui ouvre une brèche dans le tableau statique <strong>et</strong> figé : il arrive à la<br />

conclusion d’une logique irréfutable que la reine noire est la <strong>de</strong>rnière pièce qui a<br />

bougé sur l’échiquier <strong>et</strong> pris le cavalier. C<strong>et</strong>te conclusion fait revivre le passé<br />

dans l’imaginaire <strong>de</strong> la restauratrice <strong>de</strong> tableaux, liée par sa fonction même au<br />

passé que recèlent les œuvres d’art :<br />

C’est Béatrice <strong>de</strong> Bourgogne qui a fait tuer le chevalier […] Et la scène lui apparut avec<br />

une n<strong>et</strong>t<strong>et</strong>é parfaite : le peintre dans son atelier en désordre […] mais le duc <strong>de</strong> Fernand a<br />

raison : « La clé est trop évi<strong>de</strong>nte, maître Van Huys 676. »<br />

Les diagrammes sont ainsi <strong>de</strong>s fenêtres faisant la jonction entre le passé <strong>et</strong> le<br />

présent, où sont conduites les interprétations du joueur. C<strong>et</strong>te ouverture vers le<br />

passé brise la linéarité chronologique du récit, faisant cohabiter différents<br />

espaces-temps. La création s’effectue en intégrant <strong>de</strong>s éléments spatio-temporels<br />

676 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., pp. 183-84 : « Significa […] que fue<br />

Beatriz <strong>de</strong> Burgoña la que hizo matar al caballero. […] Y lo vio con perfecta niti<strong>de</strong>z : el pintor en<br />

su <strong>de</strong>sor<strong>de</strong>nero taller […] pero el duque Fernando tenía razón : « Es <strong>de</strong>masiado evi<strong>de</strong>nte, maestro<br />

Van Huys. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., 154). Le peintre semble doublement<br />

s’arroger ce titre : en tant que peintre mais aussi comme stratège échiquéen, comme maître du<br />

jeu, <strong>et</strong> maître <strong>de</strong> l’énigme laissée aux générations futures.<br />

272


hétérogènes. L’entrée dans une autre univers introduit une dimension d’altérité<br />

absolue dans le récit, comme c’est le cas dans la nouvelle <strong>de</strong> Zweig.<br />

Le récit enchâssé <strong>de</strong> M. B… ouvre une brèche dans le présent cadre <strong>de</strong> la<br />

narration principale. Son histoire prend une dimension emblématique renforcée<br />

par l’utilisation <strong>de</strong>s initiales au lieu d’un nom propre. Le narrateur à la première<br />

personne fait figure <strong>de</strong> médiateur entre l’expérience passée <strong>de</strong> M. B… <strong>et</strong> le<br />

lecteur. Il révèle l’événement central <strong>de</strong> la nouvelle, son emprisonnement par les<br />

nazis, comme le souligne Christophe Laumont dans « <strong>Echecs</strong> <strong>et</strong> navigation 677 »,<br />

récit antérieur <strong>et</strong> intérieur où la découverte du livre d’échecs constitue<br />

l’événement structurant <strong>de</strong> la nouvelle.<br />

Le personnage énigmatique <strong>de</strong> M. B…, comme revenu d’entre les morts, semble<br />

tendu dans un entre-<strong>de</strong>ux temporel, entre son passé <strong>de</strong> prisonnier <strong>et</strong> un avenir<br />

indéchiffrable, insaisissable (représenté par son nom énigmatique, B suivi <strong>de</strong><br />

trois points) comme sa disparition soudaine à la fin <strong>de</strong> la nouvelle. Il ressemble à<br />

un passeur relatant l’énigme <strong>de</strong> sa détention, secr<strong>et</strong> qui explique son génie<br />

échiquéen.<br />

De même, le peintre Van Huys dans Le Tableau du maître flamand est<br />

dépositaire d’un témoignage du passé, malicieusement transmis aux générations<br />

futures par l’intermédiaire <strong>de</strong> l’œuvre d’art. Contrairement à M. B… qui<br />

représente le mouvement, physique par sa nervosité <strong>et</strong> mental par sa pensée<br />

flui<strong>de</strong> <strong>et</strong> rapi<strong>de</strong>, personnage incarné dans l’histoire <strong>et</strong> narrateur d’une partie du<br />

récit, Van Huys est l’auteur invisible, le démiurge caché <strong>de</strong>rrière sa créature,<br />

détenteur d’un secr<strong>et</strong> dont la résolution est figée pour l’éternité.<br />

677 Laumont, Christophe, « <strong>Echecs</strong> <strong>et</strong> navigation » in Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les<br />

L<strong>et</strong>tres (XIXème-XXème), op. cit., p. : « Le récit intérieur <strong>de</strong> M. B…est une nouvelle dans la<br />

nouvelle <strong>et</strong> « son événement inouï », qui se transforme en tournant, est la découverte du manuel<br />

d’échecs.»<br />

273


Car tout était là : la vie, la beauté, l’amour, la mort, la trahison. Ce tableau était une œuvre<br />

d’art qui survivrait à son auteur, aux personnages qui s’y trouvaient représentés. Le vieux<br />

peintre flamand sentit dans son cœur le souffle chaud <strong>de</strong> l’immortalité 678.<br />

La partie d’échecs semble cristalliser le fugitif <strong>et</strong> l’irrationnel <strong>de</strong> la vie humaine,<br />

en un instant <strong>de</strong> la partie livré à l’éternité. Ce que n’a pas prévu le peintre-<br />

démiurge, c’est la reprise <strong>de</strong> la partie, qui pourrait être transposée dans n’importe<br />

quel contexte puisqu’elle cristallise <strong>de</strong>s situations du mon<strong>de</strong> empirique liées à<br />

<strong>de</strong>s problématiques universelles <strong>de</strong> l’être humain. Une myria<strong>de</strong> infinie <strong>de</strong><br />

possibilités <strong>de</strong> création se déploie autour <strong>de</strong> la partie du tableau.<br />

De la même manière que l’entropie, la localisation se produit <strong>de</strong> manière<br />

inattendue, sortant le tableau <strong>de</strong>s bornes <strong>de</strong> son éternité figée 679 pour s’actualiser<br />

hors <strong>de</strong>s bornes <strong>de</strong> la signification que lui donnait le peintre. Ce schéma est lié à<br />

la notion d’aléatoire : le tableau s’est actualisé dans un contexte précis qui aurait<br />

pu être un autre. L’ordre statique institué par le peintre est remis en question par<br />

le meurtrier qui crée un phénomène entropique.<br />

L’entropie dans le récit <strong>de</strong> fiction correspond à une mise en crise du fantasme d’ordre <strong>et</strong><br />

du désir <strong>de</strong> complétu<strong>de</strong> qui imposerait au réel, au temps <strong>et</strong> à l’espace, <strong>de</strong> se conformer à<br />

un <strong>de</strong>ssein prédéterminé. Entre l’aléatoire <strong>et</strong> la conspiration, telle serait la tension qui<br />

donnerait lieu à la fiction entropique 680 .<br />

678 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 185 : « Porque todo estaba allí : la<br />

vida, la belleza, el amor, la muerte, la traición. Aquella tabla era una obra <strong>de</strong> arte que le<br />

sobreviviría a el y a cuantos en ella estaban represantodos. Y el viejo maestro flamenco sintió en<br />

su corazón el cálido soplo <strong>de</strong> la inmortalidad. » L’œuvre est la trace du passé, <strong>de</strong> son auteur, <strong>de</strong>s<br />

personnages réels qui ont existé <strong>et</strong> ont été transposés dans la fiction, mise en abyme dans le<br />

mon<strong>de</strong> fictionnel du roman, celle du tableau qui a fixé pour toujours le mouvement échiquéen à<br />

un sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la partie réelle.<br />

679 Paradoxalement, le tableau est fini, spatialement parce qu’il est confiné aux bornes du tableau,<br />

<strong>et</strong> du point <strong>de</strong> vue esthétique, puisque Van Huys en a figé la signification en achevant son<br />

oeuvre. En même temps, le tableau est livré à l’éternité, qui est un infini temporel.<br />

680 Ce schéma est lié à la notion d’aléatoire : le tableau s’est actualisé dans un contexte précis qui<br />

aurait pu être un autre. Frédéric Regard dans « Bowing down before the great god entropy :<br />

274


Le tableau est <strong>de</strong>stitué <strong>de</strong> son ancrage temporel passé <strong>et</strong> , en même temps, <strong>de</strong> sa<br />

valeur universelle, investie d’une dimension humaine commune ; il s’enracine<br />

dans le « hic <strong>et</strong> nunc » <strong>de</strong>s personnages. Les diagrammes échiquéens jouent le<br />

rôle <strong>de</strong> marqueurs dans l’orientation du récit, faisant coexister plusieurs récits à<br />

la fois. La structure linéaire du temps est remise en question ; le peintre<br />

démiurge a créé par le tableau une fenêtre possible vers d’autres univers spatio-<br />

temporels. Autrement dit, c’est bien l’intention du démiurge qui crée le plan <strong>de</strong><br />

référence, ce qui rappelle les commentaires <strong>de</strong> Vincent Descombes.<br />

Le référent reste intentionnel, il reste le corrélat <strong>de</strong>s intentions <strong>de</strong> l’énonciateur, ou<br />

peut-être le correspondant <strong>de</strong>s intentions <strong>de</strong> l’énoncé. Ce que l’on appelle mon<strong>de</strong><br />

reste un obj<strong>et</strong>, le complément d’obj<strong>et</strong> d’un verbe intentionnel 681 .<br />

Dans Le Tableau du Maître flamand, la transposition du ludique, <strong>et</strong> du meurtre,<br />

d’un contexte passé vers celui du présent dépend <strong>de</strong> la seule volonté d’un suj<strong>et</strong><br />

qui manipule la structure <strong>de</strong> départ. C<strong>et</strong>te intentionnalité perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> faire<br />

coïnci<strong>de</strong>r, par un jeu <strong>de</strong> parallèles <strong>et</strong> <strong>de</strong> symétries, plusieurs espaces-temps<br />

hétérogènes.<br />

Les trois oeuvres, Le Joueur d’échecs, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong><br />

le scorpion, sont inscrites dans l’expérience historique du nazisme. Les <strong>de</strong>ux<br />

romans contemporains, publiés récemment, évoquent l’univers<br />

concentrationnaire, monstruosité <strong>de</strong> l’histoire que l’humanité ne pouvait même<br />

pas imaginer à l’époque, où Zweig a écrit sa nouvelle. M. B… fait entrevoir son<br />

postmo<strong>de</strong>rnisme, désir <strong>et</strong> mysticisme (sur l’imagination créatrice chez William Golding) in<br />

Fiction and Entropie : Une Autre fin <strong>de</strong> siècle anglaise), op. cit., p. 36.<br />

681 Le référent peut changer selon l’intervention d’une volonté démiurgique, ce qui corrobore les<br />

remarques du philosophe Vincent Descombes sur l’émancipation du signifiant (Grammaire<br />

d’obj<strong>et</strong>s en tous genres, op. cit., p. 203).<br />

275


passé par un récit enchâssé selon un schéma temporel classique, fenêtre faisant<br />

entrevoir un <strong>de</strong>stin singulier. La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong> le<br />

scorpion évoquent tous <strong>de</strong>ux l’espace <strong>de</strong> l’innommable, pénétrant ainsi au cœur<br />

<strong>de</strong> l’appareil nazi. Le Maître <strong>et</strong> le scorpion joue sur un balancement permanent<br />

entre le présent <strong>de</strong> la narration, lié au nom officiel du personnage, <strong>et</strong> un passé<br />

indicible d’un narrateur à la première personne portant le nom <strong>de</strong> sa mère ; La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg, par l’intermédiaire <strong>de</strong> plusieurs narrateurs, dévoile<br />

progressivement les différents cercles temporels pour arriver au centre à la fin du<br />

roman, au camp <strong>de</strong> la mort.<br />

Le lecteur plonge au gré <strong>de</strong> la voix narrative dans les cercles concentriques du<br />

passé, qui s’organisent autour du meurtre <strong>de</strong> Frisch. La variante échiquéenne<br />

s’inscrit comme une marque du passé, le message qu’il faut déco<strong>de</strong>r pour arriver<br />

au meurtrier. Le narrateur m<strong>et</strong> le lecteur dans la confi<strong>de</strong>nce, dont l’attention est<br />

alors éveillée <strong>et</strong> tendue vers le cheminement à rebours dans le passé où rési<strong>de</strong> la<br />

résolution <strong>de</strong> l’énigme : « De même, personne n’a compris que c’était justement<br />

dans la disposition <strong>de</strong>s échecs que se trouvait le message codé du joueur 682 . »<br />

Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, les chapitres alternent en faisant contraster <strong>de</strong>ux<br />

temporalités liées au nom porté par le personnage principal, qui, curieusement,<br />

s’appelle Von Frisch dans le cadre spatio-temporel du début du roman. Le<br />

personnage, qui vit tranquillement chez sa sœur dans une calme vallée suisse,<br />

joue aux échecs par correspondance avec <strong>de</strong>s grands maîtres étrangers. Dès le<br />

second chapitre, l’entrée dans le second champ spatio-temporel est brutale, la<br />

voix passant d’un narrateur extérieur à un narrateur à la première personne : « -<br />

Morgenstein ! Morgenstein ! Les <strong>de</strong>ux fois j’avais tressailli, tant <strong>de</strong> sour<strong>de</strong> peur<br />

que <strong>de</strong> surprise, à ces appels lancés comme <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> fou<strong>et</strong> 683 . » Aucune<br />

transition n’est ménagée pour le lecteur : la trajectoire est directe, <strong>et</strong> non<br />

labyrinthique comme celle empruntée par La Variante <strong>de</strong> Lüneburg.<br />

682 Maurensig, Paolo, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 15 : « Come nessuno ha capito che<br />

propio in quella posizione di scacchi era codificato il suo messaggio. » (La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, op. cit., p. 14)<br />

683 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 29.<br />

276


Ces intrusions du passé, selon <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s différents, marquent <strong>de</strong>ux stratégies<br />

<strong>possibles</strong> face à sa persistance dans la mémoire <strong>de</strong>s joueurs d’échecs, dont l’une<br />

est fondée sur l’enfoncement progressif dans le « Unheimlich »,<br />

l’irreprésentable, l’autre sur l’opposition directe entre <strong>de</strong>ux polarités temporelles.<br />

Le démiurge est maître du temps comme <strong>de</strong> l’espace : l’attaque est frontale <strong>et</strong><br />

emprunte la ligne droite chez Séry, alors qu’elle est celle du dédale chez<br />

Maurensig.<br />

Le labyrinthe représente la ligne la plus longue entre <strong>de</strong>ux points <strong>et</strong> implique un<br />

écoulement temporel à la mesure <strong>de</strong> ce parcours tourmenté. Le schéma<br />

labyrinthique se dégage <strong>de</strong>s différents récits à travers plusieurs évocations : celle<br />

du Rote Engel (« L’ange rouge »), lieu où les jeux d’échecs <strong>et</strong> les joueurs<br />

prolifèrent dans un espace diffus, ensuite celle du lieu sépulcral <strong>et</strong> souterrain<br />

dans lequel Tabori initie Hans au jeu d’échecs, ou celle <strong>de</strong> l’errance du jeune<br />

Rubinstein, alias Tabori qui tente d’échapper aux nazis. L’errance s’inscrit dans<br />

une temporalité en extension, ce qui évoque les commentaires <strong>de</strong> Ricœur sur la<br />

relation entre le passage du temps <strong>et</strong> le déplacement dans l’espace : « Passer, en<br />

eff<strong>et</strong>, c’est transiter […] On le voit, c’est le terme « passer » (transire) qui<br />

suscite c<strong>et</strong>te capture dans la quasi-spatialité 684 . »<br />

Le mouvement <strong>de</strong>vient le signe du passage du temps, tel le cavalier invisible qui<br />

marque son passage irréversible sur les cases dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi : il<br />

représente un sablier symbolique qui indique l’écoulement du temps, se<br />

rapprochant progressivement d’une fin imminente. Ce passage marqué par le<br />

déplacement dans l’espace correspond aux longs moments <strong>de</strong> réflexion <strong>de</strong>s<br />

joueurs, le mouvement réel <strong>de</strong> la pièce étant au contraire instantané <strong>et</strong> ponctuel.<br />

Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, la notion <strong>de</strong> durée d’une partie est d’autant plus<br />

significative que le joueur-démiurge Von Frisch joue contre <strong>de</strong>s adversaires par<br />

correspondance, la durée <strong>de</strong> réflexion étant beaucoup moins limitée que pour un<br />

championnat habituel.<br />

684 Ricœur, Paul, Temps <strong>et</strong> récit, op. cit., p. 35.<br />

277


Un championnat par correspondance s’étalait sur trois ans. La durée <strong>de</strong>s parties était, par nature,<br />

imprévisible, d’autant que les échanges postaux entre <strong>de</strong>s adversaires nécessitaient parfois <strong>de</strong>ux<br />

bonnes semaines 685 .<br />

Ce joueur démiurgique organise le temps <strong>de</strong> manière souple dans une présence-<br />

absence qui n’est pas sans lien avec l’écriture. Depuis plusieurs années, ce<br />

maître <strong>de</strong>s échecs a disparu physiquement <strong>de</strong> la vie échiquéenne, il s’est r<strong>et</strong>iré,<br />

manipulant dans l’invisibilité <strong>de</strong>s pièces abstraites, symbolisées par <strong>de</strong>s chiffres<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong>s l<strong>et</strong>tres dans <strong>de</strong>s courriers envoyés à <strong>de</strong>s adversaires, tout aussi désincarnés.<br />

Son sens du beau, son goût <strong>de</strong> la combinaison brillante passaient avant les motifs <strong>de</strong> l’utile, c’est à<br />

dire <strong>de</strong> la victoire. Son talent, qualifié par ses pairs <strong>de</strong> « spéculatif » <strong>et</strong> <strong>de</strong> « poétique », s’était<br />

exprimé également dans la composition <strong>de</strong> problèmes 686 .<br />

La créativité du joueur ne s’exprime pas seulement dans la progression spatio-<br />

temporelle d’une partie 687 , mais aussi sous la forme d’œuvre éternelle par <strong>de</strong>s<br />

problèmes créés à la manière <strong>de</strong>s poèmes 688 consignés dans <strong>de</strong>s œuvres<br />

spécialisées. Le joueur-démiurge entre dans un moment d’éternité, comme<br />

l’exprime Tabori dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg : « Paradoxalement, le joueur<br />

d’échecs a l’impression d’immobiliser le temps, <strong>de</strong> l’ancrer dans l’anse d’un<br />

présent éternel 689 . »<br />

Dans un univers historique totalement différent, la Russie pré-révolutionnaire,<br />

Loujine, le jeune joueur d’échecs tente d’échapper au temps chronologique par<br />

685 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 46.<br />

686 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 58.<br />

687 Les gran<strong>de</strong>s parties sont elles-mêmes conservées dans <strong>de</strong>s ouvrages consacrés au jeu<br />

d’échecs.<br />

688 Nabokov a fait le rapprochement entre ces <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> création. Les <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong><br />

créativité sont analogues par la concision <strong>de</strong> la forme.<br />

689 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 16 : « Paradossalmente, il giocatore di<br />

scacchi assapora l’arrestarsi <strong>de</strong>l tempo in un’ansa di <strong>et</strong>erno presente. » (La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, op. cit., p. 16)<br />

278


l’intermédiaire <strong>de</strong> l’échiquier : c’est à c<strong>et</strong>te éternité d’un éternel présent que le<br />

héros dans La Défense Loujine. Il s’agit pour ce héros démiurgique d’échapper à<br />

l’emprisonnement du temps historique <strong>et</strong> chronologique. Il refuse l’irréversibilité<br />

du temps.<br />

Loujine comprenait toute l’horreur du changement annoncé par son père […] Jamais plus ne se<br />

renouvelleraient les promena<strong>de</strong>s quotidiennes du matin avec la française 690 .<br />

Le jeu d’échecs lui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir maître <strong>de</strong> la partie, <strong>de</strong> l’espace fini, <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

se proj<strong>et</strong>er dans un éternel présent. Le père <strong>de</strong> Loujine comprend toute la<br />

dimension métaphysique du jeu pour Loujine : « Ce n’est pas pour s’amuser<br />

qu’il joue aux échecs, il y célèbre un culte 691 . » Loujine accè<strong>de</strong> au sens par la<br />

structure quadrillée <strong>de</strong> l’échiquier, espace où sont consignées les pièces qu’il<br />

déplace tel un démiurge ; l’espace échiquéen <strong>de</strong>vient le lieu qui lui perm<strong>et</strong><br />

d’abolir le temps linéaire. Il existe exclusivement dans l’espace ludique, double<br />

<strong>de</strong> l’enfance qu’il ne veut pas quitter, ce qui évoque l’espace échiquéen <strong>de</strong> Lewis<br />

Carroll, symbole <strong>de</strong> l’enfance <strong>et</strong> <strong>de</strong> la fiction.<br />

Pour <strong>de</strong>s raisons d’ordre pédagogique, le r<strong>et</strong>our à la réalité <strong>et</strong> à une temporalité<br />

ordonnée, qui ne fonctionne que dans « un sens », est inévitable pour Alice. Il ne<br />

faudrait pas que l’enfant confon<strong>de</strong> le mon<strong>de</strong> virtuel <strong>de</strong> la fiction <strong>et</strong> du jeu avec la<br />

réalité : l’enfant revient dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité après avoir exploré son<br />

mirage. Ce r<strong>et</strong>our avait une vertu pédagogique évi<strong>de</strong>nte. Le roman, écrit pour les<br />

enfants dans l’Angl<strong>et</strong>erre victorienne, se <strong>de</strong>vait <strong>de</strong> distinguer clairement le réel <strong>et</strong><br />

la fiction.<br />

690 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 19 : « …он понял весь ужас перемены, о<br />

которой ему говорил отец. […] Eжeдневная утренняя прогулка с француженкой[…]<br />

никогда не повторится » (La Défense Loujine, op. cit., p. 23)<br />

691 I<strong>de</strong>m p. 48 : « Он не просто забавляется шахматами, он священнодействует. » C<strong>et</strong>te<br />

remarque place Loujine au rang d’intermédiaire entre le mon<strong>de</strong> quotidien du fini <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’éternité<br />

(I<strong>de</strong>m, p. 73). Le ludique créatif débauche sur l’éternité.<br />

279


La fin s’inscrit au cœur même <strong>de</strong> la création, comme le rappelle le poème <strong>de</strong> De<br />

l’Autre côté du miroir où « le doux nid joyeux <strong>de</strong> l’enfance qui chante 692 » n’est<br />

qu’un enchantement éphémère 693 , comme toute création, qu’elle soit fictionnelle<br />

ou vivante, dans l’espace <strong>de</strong> la vie empirique ou dans celui que circonscrit le<br />

livre ou l’échiquier. Le démiurge échiquéen élabore un mon<strong>de</strong> virtuel qui aboutit<br />

à la fin <strong>de</strong> la partie. La mort s’inscrit dans le processus même <strong>de</strong> création,<br />

comme l’illustre La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi : le passage du cavalier dans l’espace <strong>de</strong><br />

l’immeuble est une marche irréversible où les cases <strong>possibles</strong>, comme dans la<br />

vie, s’épuisent peu à peu, laissant <strong>de</strong> moins en moins <strong>de</strong> possibilités. C<strong>et</strong>te<br />

restriction <strong>de</strong> l’espace incarne l’approche progressive <strong>de</strong> la fin <strong>de</strong> l’existence<br />

comme <strong>de</strong> la fiction.<br />

C. Le démiurge : construction,<br />

<strong>de</strong>struction<br />

L’action créatrice du démiurge construisant son mon<strong>de</strong> s’accompagne d’une<br />

<strong>de</strong>struction qui apparaît selon <strong>de</strong>s modalités variées dans les œuvres du corpus.<br />

Comme au jeu d’échecs, la création est indissociable <strong>de</strong> l’anéantissement final.<br />

La mise en place <strong>de</strong> stratégies faisant circuler les personnages, proposant<br />

d’habiles camouflages <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cheminements variés, aboutit à l’évocation<br />

obsédante <strong>de</strong> la mort.<br />

692 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 46-47 :<br />

“And the childhood’s nest of gladness”.<br />

693 I<strong>de</strong>m, op. cit., pp. 48-49 : “For ‘happy summer days’ gone by, / And vanish’d summer glory”.<br />

Il ne reste plus qu’une ombre <strong>de</strong> c<strong>et</strong> E<strong>de</strong>n <strong>de</strong> créativité <strong>et</strong> <strong>de</strong> jeu, ce qui rappelle le nom du poète<br />

dans Feu pâle, Sha<strong>de</strong>.<br />

280


Dans De l’Autre côté du miroir, les images créées par la p<strong>et</strong>ite fille reprennent<br />

finalement leurs formes initiales, dans une fulgurance qui contraste avec la lente<br />

progression d’Alice, qui se construit pas à pas comme une partie d’échecs. La<br />

déconstruction du personnage <strong>de</strong> la reine blanche se produit en une succession<br />

<strong>de</strong> <strong>de</strong>ux chapitres sommaires.<br />

« Quant à vous, […] je vais vous secouer, je vais vous secouer le poil jusqu’à ce que vous vous<br />

transformiez en min<strong>et</strong>te, vous n’y couperez pas ! » (fin du chapitre IX) 694<br />

La Reine Rouge ne lui opposa pas la moindre résistance ; seulement, son visage se mit à<br />

rap<strong>et</strong>isser, rap<strong>et</strong>isser, <strong>et</strong> ses yeux à verdir <strong>et</strong> à s’agrandir ; puis, tandis qu’Alice continuait <strong>de</strong> la<br />

secouer, elle ne cessa <strong>de</strong> se raccourcir, d’engraisser, <strong>de</strong> s’adoucir, <strong>de</strong> s’arrondir…<strong>et</strong> …<strong>et</strong>… (fin du<br />

chapitre X) 695<br />

<strong>et</strong> finalement, c’était bel <strong>et</strong> bien une min<strong>et</strong>te. 696<br />

694 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 236-37 : “<br />

As for you, […] “I’ll shake you into a kitten, that I will” (end of chapter IX). L’anglais construit<br />

<strong>de</strong> manière plus imbriquée la relation <strong>de</strong> cause à eff<strong>et</strong> entre le moyen (« shake », « secouer ») <strong>et</strong><br />

le résultat <strong>de</strong> l’action (« into a kitten ») ; la préposition « into » est le marqueur par excellence <strong>de</strong><br />

la transformation. (mouvement « à l’intérieur <strong>de</strong> » comme « turn into », « transformer ». Le<br />

modal « will » (qui n’est pas la marque grammatical du futur, qui n’existe pas en anglais, mais<br />

bien un modal) m<strong>et</strong> l’accent sur la volonté <strong>de</strong> l’agent démiurge Alice (le modal « will » est lié à<br />

la volonté, mot qui se dit d’ailleurs « will » en anglais)<br />

695 I<strong>de</strong>m, pp. 238-39 : « The Red Queen ma<strong>de</strong> no resistance whatever ; only her face grew very<br />

small, and her eyes got large and green : and still, as Alice went on shaking her, she kept on<br />

growing shorter – and fatter – and softer – and roun<strong>de</strong>r – and – ». L’anglais marque <strong>de</strong> manière<br />

beaucoup plus concise les signes du changement grâce au verbe « grow », qui peut être associé à<br />

n’importe quel adjectif pour exprimer l’accentuation d’une caractéristique, ce qui m<strong>et</strong> en valeur<br />

le r<strong>et</strong>our à la forme primordiale du chat qui se laisse <strong>de</strong>viner au fil <strong>de</strong> la <strong>de</strong>scription. C<strong>et</strong>te<br />

progression est extrêmement rapi<strong>de</strong> <strong>et</strong> con<strong>de</strong>nse plusieurs chapitres aux formules lapidaires, ce<br />

qui contraste avec la lente construction d’Alice sur l’échiquier.<br />

696 Carroll, Lewis, Through the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, p. 240-41 : “-and it<br />

really was a kitten after all”. Le r<strong>et</strong>our au principe <strong>de</strong> réalité se fait brusquement <strong>et</strong> constitue un<br />

chapitre à part. L’i<strong>de</strong>ntité réelle <strong>de</strong>s choses est soulignée par l’italique (verbe être) <strong>et</strong> l’adverbe<br />

« really » (composé <strong>de</strong> « reality ») ; le mot « after all » montre la tension qui a pu exister entre le<br />

281


En l’espace <strong>de</strong> trois chapitres, selon une formule lapidaire, comme si le temps<br />

s’accélérait brutalement, l’image <strong>de</strong> la Reine Rouge r<strong>et</strong>ourne à sa forme initiale,<br />

disparaissant à tout jamais sous l’action d’Alice, démiurge tout-puissant <strong>et</strong> non<br />

plus pion manipulé dont rêve le Roi Rouge qui sommeille. La mort du rêve<br />

signifie la fin du jeu, ce qui est un facteur structurant <strong>et</strong> stabilisant pour Alice,<br />

qui abandonne sa condition <strong>de</strong> pièce sur l’échiquier manipulée par le démiurge<br />

invisible <strong>de</strong> la langue créative, où les règles prolifèrent <strong>et</strong> se dérèglent à la fois :<br />

elle r<strong>et</strong>ourne au mon<strong>de</strong> empirique d’autant plus structurée que sa traversée, où<br />

elle gagne comme l’annonce la préface, préfigure son entrée dans le mon<strong>de</strong><br />

adulte 697 .<br />

Le mon<strong>de</strong> virtuel d’Alice disparaît <strong>et</strong> marque la fin <strong>de</strong> son errance. Ce schéma<br />

est aux antipo<strong>de</strong>s du parcours <strong>de</strong> Loujine. Dans La Défense Loujine, le héros est<br />

finalement happé par sa création, qui prend la forme d’une fenêtre ressemblant à<br />

un vaste échiquier. A l’instar d’Alice, Loujine traverse la surface <strong>de</strong> la vitre <strong>et</strong><br />

pénètre dans son mon<strong>de</strong> virtuel. Il franchit également un seuil, les limites du<br />

mon<strong>de</strong> référentiel, en se hissant laborieusement à l’intérieur <strong>de</strong> la fenêtre.<br />

Mais le carré <strong>de</strong> la nuit était encore beaucoup trop haut. Ployant le genou, Loujine hissa la chaise<br />

sur la commo<strong>de</strong>. La chaise n’était pas d’aplomb, il était difficile <strong>de</strong> s’y tenir en équilibre, mais<br />

Loujine finit par y parvenir. Maintenant il pouvait s’accou<strong>de</strong>r au bord <strong>de</strong> la nuit noire. 698<br />

réel <strong>et</strong> l’imaginaire <strong>et</strong> qui est finalement résolue. Pendant toute la traversée <strong>de</strong> l’échiquier-miroir,<br />

l’hésitation sur l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s êtres a été une caractéristique dominante – Alice elle-même était-<br />

elle une p<strong>et</strong>ite fille, un pion <strong>de</strong>venue reine ou une image rêvé par le Roi Rouge, menacée <strong>de</strong><br />

disparaître comme une pièce sur l’échiquier ? Rassurons-nous, à la fin tout rentre dans l’ordre !<br />

697 Winnicot, Donald W., Jeu <strong>et</strong> réalité, trad. Cl. Monod <strong>et</strong> J. B. Pontalis. Paris : Gallimard,<br />

1995. L’approche psychanalytique <strong>de</strong> Winnicot montre que le phénomène transitoire du jeu<br />

préfigure les expériences culturelles <strong>de</strong> l’adulte. Le jeu a donc une valeur structurante <strong>et</strong><br />

pédagogique pour l’enfant.<br />

698 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 175 : « Квадратная ночь, однако, была<br />

еще слишком высоко. Пригнув колено, Лужин втянул стул на комод. Стул стоял нетвердо,<br />

трудно было валансировать, все же Лужин долез. Tеперь можно было свободно<br />

облокотиться о нижний край черной ночи. » (La Défense Loujine, op. cit., p. 281).<br />

282


Le suici<strong>de</strong> du démiurge prend <strong>de</strong>s allures grotesques. Son corps maladroit <strong>et</strong><br />

incongru, inadapté à l’espace <strong>de</strong> la vie réelle, rend son suici<strong>de</strong> cocasse <strong>et</strong><br />

ludique : après tout, il ne fait que fusionner avec son mon<strong>de</strong> possible. Le créateur<br />

s’engouffre dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la virtualité, ne laissant nulle trace <strong>de</strong> son passage<br />

ni <strong>de</strong> son œuvre purement gratuite, qui ne s’inscrit que dans l’éphémère.<br />

Tel est l’objectif <strong>de</strong> Bartlebooth dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi : ce « bâtisseur » se<br />

« bat », à l’instar du joueur d’échecs, afin <strong>de</strong> construire peu à peu une œuvre<br />

totalement gratuite, n’ayant <strong>de</strong> sens qu’en soi, avec comme finalité d’être<br />

entièrement détruite.<br />

Le troisième, enfin, fut d’ordre esthétique : inutile, sa gratuité étant l’unique garantie <strong>de</strong> sa rigueur,<br />

le proj<strong>et</strong> se détruirait <strong>de</strong> lui-même au fur <strong>et</strong> à mesure qu’il s’accomplirait ; sa perfection serait<br />

circulaire : une succession d’événements qui, en s’enchaînant s’annuleraient : parti <strong>de</strong> rien,<br />

Bartlebooth reviendrait au rien, à travers <strong>de</strong>s transformations précises d’obj<strong>et</strong>s finis 699 .<br />

L’absurdité apparente <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre, qui s’élabore difficilement au fil du temps<br />

comme une partie d’échecs, constitue le mystère même <strong>de</strong> Bartlebooth. L’œuvre<br />

est <strong>de</strong>stinée à être détruite dans son intégralité : « Aucune trace, ainsi, ne<br />

resterait <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te opération qui aurait, pendant cinquante ans, entièrement<br />

mobilisé son auteur 700 . »<br />

On pourrait rapprocher c<strong>et</strong>te recherche du point zéro, du vi<strong>de</strong>, <strong>de</strong> la notion<br />

scientifique <strong>de</strong> trou noir qu’annonce Loujine, maître d’œuvre d’une littérature<br />

mo<strong>de</strong>rniste niant le schéma linéaire du temps <strong>et</strong> la continuité spatiale. Le héros<br />

699 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p.153. Ce procédé <strong>de</strong> construction pour<br />

détruire ensuite fait penser à la notion <strong>de</strong> « déconstruction » dans la littérature post-mo<strong>de</strong>rne. Il<br />

construit un sens qui est contredit en même temps, contrariant l’horizon d’attente du lecteur.<br />

L’écart s’accentue entre le signifié <strong>et</strong> le signifiant, ce qui rappelle les remarques <strong>de</strong> Frédéric<br />

Regard, «Bowing down before the great God entropy» op. cit., p. 33 : «En d’autres termes, pour<br />

qu’il y ait une œuvre, il faudrait qu’il y ait dés-ordre, le <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> néguentropie d’une fiction<br />

dépendant viscéralement <strong>de</strong> son dérèglement entropique, la structure procédant <strong>de</strong> c<strong>et</strong> espace-<br />

temps où se produit l’effondrement gravitationnel <strong>de</strong>s schémas linéaires <strong>et</strong> progressifs. »<br />

700 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 154.<br />

283


<strong>et</strong>rouve l’éternité d’une enfance qu’il n’a jamais quittée en se j<strong>et</strong>ant dans le<br />

gouffre noir <strong>de</strong> la nuit. Il ne reste qu’une image acoustique coupée <strong>de</strong> toute<br />

présence physique.<br />

« Alexandre Ivanovitch ! Alexandre Ivanovitch ! » hurlèrent plusieurs voix. Mais il n’y avait plus<br />

d’Alexandre Ivanovitch 701 .<br />

Loujine disparaît dans le trou noir 702 <strong>et</strong> <strong>de</strong>vient souvenir, créateur ne laissant<br />

aucune œuvre à la postérité. Sa relation au temps, une temporalité où se mêlent<br />

constamment les images du passé, construites à partir <strong>de</strong> sensations présentes, en<br />

fait la représentation même <strong>de</strong> la littérature mo<strong>de</strong>rne, fondée sur la relativité <strong>et</strong> la<br />

subjectivité.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, les trois personnages incarnent trois modalités <strong>de</strong> la<br />

création 703 , l’œuvre étant vouée au néant en fin <strong>de</strong> parcours selon le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Bartlebooth. Chacun participe à la création d’ensemble, mais correspond à une<br />

occurrence particulière <strong>de</strong> la création ; c<strong>et</strong>te disposition d’ensemble, à l’intérieur<br />

<strong>de</strong> laquelle chaque élément entre en résonance avec les autres, renvoie au puzzle<br />

ou au jeu d’échecs. Les trois démiurges représentent, par leurs rôles respectifs,<br />

différentes finalités artistiques <strong>et</strong> esthétiques. L’aquarelliste qui, en peignant <strong>de</strong>s<br />

701 Nabokov, Vladimir, Ζащита Лужина, op. cit., p. 176 : « « ΑлександрИванович ! Αлександр<br />

Иванович ! » - заревело несколко голосов.Но никакого Αлександра Ивановича не было ».<br />

Loujine reprend son prénom <strong>et</strong> son patronyme (construit à partir du prénom du père), signe qu’il<br />

coupe avec le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité qui l’avait contraint à s’appeler Loujine dès le début du roman,<br />

le sommant <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir adulte. L’incipit <strong>de</strong> Lolita introduit les sonorités du prénom, évoquant la<br />

présence-absence <strong>de</strong> l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> la passion du condamné Humbert-Humbert.<br />

702 C<strong>et</strong>te remarque rappelle ce que dit Jankélévitch dans son ouvrage sur la mort. Jankélévitch,<br />

Vladimir, La Mort, Paris : Flammarion, 1977, p. 7 : « Contrairement aux apparitions féeriques,<br />

elle n’est pas un gain, mais une perte : la mort est un vi<strong>de</strong> qui se creuse brusquement en pleine<br />

continuation <strong>de</strong> l’être ; l’existant rendu soudain invisible comme par l’eff<strong>et</strong> d’une prodigieuse<br />

occultation, s’abîme en un clin d’œil dans la trappe du non-être. »<br />

703 Les trois personnages démiurgiques correspon<strong>de</strong>nt à la signification <strong>de</strong>s trois l<strong>et</strong>tres<br />

hébraïques mères, qui sont <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> la création : « aleph », l’impulsion créatrice (Valène<br />

l’aquarelliste), « mem », la création-<strong>de</strong>struction (Winckler, le faiseur <strong>de</strong> puzzle qui découpe) <strong>et</strong><br />

« shin », la préservation (Bartlebooth). (Voir Sérouya, Henri, La Kabbale. Paris : Grass<strong>et</strong>, 1947).<br />

284


tableaux, représente l’acte créateur dans son acception la plus classique. Le<br />

faiseur <strong>de</strong> puzzles, en découpant la création, renvoie à une esthétique post-<br />

mo<strong>de</strong>rne : il s’agit <strong>de</strong> séparer ce qui a été constitué comme une unité, <strong>de</strong><br />

fragmenter, non au hasard mais en anticipant les difficultés <strong>de</strong> ceux qui<br />

s’emploieront à reconstituer l’ensemble, à faire émerger un sens général à partir<br />

<strong>de</strong>s différentes structures séparées.<br />

Ce rôle est défini dans le préface <strong>de</strong> l’œuvre <strong>et</strong> dans un chapitre sur Winckler ;<br />

c<strong>et</strong>te répétition à la l<strong>et</strong>tre rend encore plus tangible l’analogie entre le faiseur <strong>de</strong><br />

puzzles <strong>et</strong> l’auteur masqué <strong>de</strong>rrière le narrateur : « D’une façon préméditée, tous<br />

les éléments figurant sur l’image à reconstruire […] serviront <strong>de</strong> départ à une<br />

information trompeuse 704 . » Le faiseur <strong>de</strong> puzzles déconstruit l’ensemble, il en<br />

détruit l’esthétique d’unité porteuse <strong>de</strong> sens afin <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en œuvre une<br />

esthétique <strong>de</strong> la séparation, <strong>de</strong> la fragmentation, qui passe forcément par la<br />

<strong>de</strong>struction minutieuse <strong>de</strong> l’œuvre primordiale.<br />

Une analogie se <strong>de</strong>ssine entre l’opération <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction <strong>de</strong> Winckler <strong>et</strong> Kinbote,<br />

qui mutilent l’œuvre d’un créateur primordial en détournant les éléments<br />

originaux <strong>de</strong> leur contexte. Kinbote représente non seulement le critique<br />

littéraire qu’il doit être par sa fonction même <strong>de</strong> professeur d’<strong>Université</strong>, mais<br />

une esthétique post-mo<strong>de</strong>rne : il décompose un par un les vers du poème <strong>de</strong><br />

Sha<strong>de</strong>, les détache <strong>de</strong> leur contexte <strong>et</strong> les détourne <strong>de</strong> leur fonction, à l’instar <strong>de</strong><br />

Winckler qui entreprend « la découpe » méthodique <strong>de</strong>s aquarelles. De la même<br />

manière, le personnage <strong>de</strong> Cinoc, dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, incarne la<br />

thématique <strong>de</strong> l’effacement par sa fonction même. Ce curieux personnage est<br />

chargé d’éliminer <strong>de</strong>venus rares.<br />

704 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 241. C<strong>et</strong>te volonté <strong>de</strong> déjouer la vigilance<br />

<strong>de</strong> l’adversaire renvoie au joueur d’échecs, mais également à l’auteur post-mo<strong>de</strong>rne qui induit<br />

son lecteur en erreur, s’ingéniant à le pousser vers une errance labyrinthique. L’auteur post-<br />

mo<strong>de</strong>rne joue aux échecs avec son lecteur, ce qui est clairement exposé dans Le Tableau du<br />

maître flamand.<br />

285


Cinoc, qui avait alors une cinquantaine d’années, exerçait un curieux métier. Comme il le disait lui-<br />

même, il était « tueur <strong>de</strong> mots » : il travaillait à la mise à jour <strong>de</strong>s dictionnaires Larousse. Mais alors<br />

que d’autres rédacteurs étaient à la recherche <strong>de</strong> mots <strong>et</strong> <strong>de</strong> sens nouveaux, lui <strong>de</strong>vait, pour leur<br />

faire <strong>de</strong> la place, éliminer tous les mots <strong>et</strong> tous les sens tombés en désuétu<strong>de</strong> 705 .<br />

Ce jeu entre les mots qu’ils faut enlever <strong>et</strong> ceux qu’il faut placer, dans une<br />

dialectique du vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> plein, rappelle le jeu d’échecs, où le mouvement est<br />

créé par c<strong>et</strong>te dynamique <strong>de</strong>s pièces évoluant <strong>de</strong>s cases vi<strong>de</strong>s aux cases pleines.<br />

Le nom « Cinoc » évoque le mouvement. (kinesthésie, qui vient du grec<br />

« kinein », « se mouvoir » ; « кино » signifie « cinéma » en russe, comme en<br />

allemand « das Kino )».<br />

Le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, exilé dans un autre espace <strong>et</strong> un autre contexte par<br />

l’interprétation <strong>de</strong> Kinbote, représente le passage 706 d’un texte mo<strong>de</strong>rne à une<br />

littérature post-mo<strong>de</strong>rne : le langage est détourné <strong>de</strong> sa fonction <strong>et</strong> le texte n’est<br />

plus porteur d’un sens stable <strong>et</strong> univoque. Les interprétations les plus<br />

personnelles sont permises. De même que Cinoc est un « tueur <strong>de</strong> mots » dans<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Kinbote est « un tueur <strong>de</strong> textes » <strong>et</strong> Winckler « un tueur<br />

d’aquarelles », fonction qui renvoie à la violence du jeu d’échecs, qui justement<br />

m<strong>et</strong> l’adversaire « en échec ».<br />

« Cinoc », « le fils » en russe, détruit, pendant sa vie active, une partie du<br />

patrimoine linguistique, tuant 707 l’ancien pour faire place au nouveau : son<br />

activité professionnelle consiste à éliminer les mots désu<strong>et</strong>s pour faire place aux<br />

nouveaux. Cependant, pendant sa r<strong>et</strong>raite – étant lui-même passé à « l’ancien »<br />

705 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 347. Le nom m<strong>et</strong> <strong>de</strong> « Cinoc » en avant la<br />

notion d’héritage, puisqu’il veut dire « fils » en russe (formule affectueuse, par rapport au mot<br />

habituel « сын »).<br />

706 Déplacement géographique <strong>et</strong> linguistique qui renvoie à la propre expérience <strong>de</strong> Nabokov.<br />

D’ailleurs, il fut un écrivain russe mo<strong>de</strong>rniste <strong>et</strong> <strong>de</strong>vient un auteur post-mo<strong>de</strong>rne en se<br />

métamorphosant en prosateur <strong>de</strong> langue anglaise.<br />

707 Le bilan <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te triste besogne est décrit dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 347 : « il<br />

avait fait disparaître <strong>de</strong>s centaines <strong>et</strong> <strong>de</strong>s milliers d’outils, <strong>de</strong> techniques, <strong>de</strong> coutumes, <strong>de</strong><br />

croyances… »<br />

286


par son âge - Cinoc ressuscite les mots qu’il a détruits en les rassemblant sous la<br />

forme d’un dictionnaire : « Cinoc lisait lentement, notait les mots rares, <strong>et</strong> peu à<br />

peu, son proj<strong>et</strong> pris corps <strong>et</strong> il se décida <strong>de</strong> rédiger un grand dictionnaire <strong>de</strong>s<br />

mots oubliés 708 . »<br />

C<strong>et</strong>te fonction, qui consiste à rassembler ce qui a été détruit, pourrait être<br />

rapprochée <strong>de</strong> celle <strong>de</strong> Bartlebooth, à c<strong>et</strong>te différence que le collectionneur <strong>de</strong><br />

puzzles reconstitue ce qui a été morcelé alors que Cinoc restitue <strong>de</strong>s mots – <strong>de</strong>s<br />

signifiants, <strong>et</strong> non <strong>de</strong>s signifiés comme les morceaux d’aquarelles - qu’il avait<br />

tout bonnement fait disparaître.<br />

L’objectif final <strong>de</strong> Bartlebooth est <strong>de</strong> livrer la collection au néant, non <strong>de</strong><br />

préserver ce qu’il a péniblement acquis au fil <strong>de</strong>s années. De nouveau, la<br />

fonction du collectionneur est détournée. Il rassemble <strong>de</strong>s œuvres d’art<br />

transformées en puzzles, ce qui évoque les conceptions esthétiques du<br />

mouvement Oulipo, qui consiste à associer l’art au jeu. La <strong>de</strong>struction finale fait<br />

partie intégrante du proj<strong>et</strong> en accentuant sa gratuité <strong>et</strong> son inutilité. C<strong>et</strong>te<br />

esthétique renvoie à la notion d’auto-référentialité <strong>de</strong> l’œuvre post-mo<strong>de</strong>rne qui<br />

n’a <strong>de</strong> finalité qu’en elle-même. Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, construction <strong>et</strong><br />

déconstruction s’imbriquent dans le proj<strong>et</strong> démiurgique : c<strong>et</strong>te dialectique<br />

dynamique structure la partie d’échecs, où la stratégie est fondée sur la<br />

disparition progressive <strong>de</strong>s pièces sur l’échiquier, qui ne s’effectue que rarement<br />

<strong>de</strong> manière exhaustive, le mat étant souvent réalisé avant que les pièces ne soient<br />

totalement éliminées.<br />

Dans Feu pâle, la notion <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction liée à la création ne concerne pas<br />

l’œuvre en soi, mais la relation entre la création du démiurge dans l’espace<br />

fictionnel <strong>et</strong> la mort effective du créateur. Suzanne Fraysse résume sous forme<br />

<strong>de</strong> tableaux le parallélisme entre l’élaboration du poème <strong>et</strong> la progression<br />

« graduelle » du meurtrier (Gradus) 709 . C<strong>et</strong>te synchronisation m<strong>et</strong> en parallèle le<br />

mouvement sur l’échiquier <strong>de</strong> la pièce menaçante <strong>de</strong> Gradus <strong>et</strong> la construction<br />

du poème, qui débute d’ailleurs par l’évocation <strong>de</strong> la mort : « C’était moi<br />

708 La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 349.<br />

709 Fraysse, Suzanne, « Lire <strong>et</strong> délire : Feu pâle », op. cit., p. 224.<br />

287


l’ombre du jaseur tué 710 . » Le démiurge, en dévoilant la mort <strong>de</strong> l’oiseau,<br />

annonce sa propre mort : il se définit comme l’ombre <strong>de</strong> c<strong>et</strong> oiseau qui s’écrase<br />

dans son propre refl<strong>et</strong>, comme son double ; le mot « shadow », « ombre »,<br />

constitue un écho du nom du poète, « Sha<strong>de</strong> 711 », qui est une métaphore <strong>de</strong> la<br />

mort. De même, le commentateur-démiurge annonce sa propre mort, après avoir<br />

ressuscité, ou inventé, la Zembla : « Quelqu’un, quelque part, se m<strong>et</strong>tra<br />

tranquillement – quelqu’un s’est déjà mis en route, quelqu’un, encore très loin<br />

r<strong>et</strong>ient une place, monte dans un autocar […] <strong>et</strong> bientôt il sonnera à la porte 712 .»<br />

On r<strong>et</strong>iendra que ce jeu <strong>de</strong> doubles fait l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> « poupées gigogne » ; le poète-<br />

narrateur, qui regar<strong>de</strong> par la fenêtre, se fait le refl<strong>et</strong> l’oiseau tué, annonçant par là<br />

même sa propre mort, élément proleptique qui trouve un écho dans la prédiction<br />

finale <strong>de</strong> Kinbote. Feu pâle m<strong>et</strong> l’accent sur la confusion <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités, <strong>et</strong> plus<br />

particulièrement entre le suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’obj<strong>et</strong> : un mon<strong>de</strong> virtuel, qui ne peut être<br />

totalement réfuté, est l’i<strong>de</strong>ntité possible <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> 713 <strong>et</strong> <strong>de</strong> Kinbote 714 , qui aurait<br />

710 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 29 : “I was the shadow of the waxwing slain.” (Feu<br />

pâle, op. cit., p. 61)<br />

711 Les <strong>de</strong>ux mots « shadow » <strong>et</strong> « Sha<strong>de</strong> » traduisent une tension entre le différence <strong>et</strong> la<br />

similitu<strong>de</strong>. Il sont comme le refl<strong>et</strong> l’un <strong>de</strong> l’autre.<br />

712 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., 236 : “Somebody, somewhere, will qui<strong>et</strong>ly s<strong>et</strong> out –<br />

somebody has already s<strong>et</strong> out, somebody still rather far away is buying a tick<strong>et</strong>, is boarding a bus<br />

[…] and presently he will ring at my door.” (Feu pâle, op. cit., p. 330) L’arrivée progressive <strong>de</strong><br />

l’assassin, telle une pièce s’avançant sur l’échiquier, est rendue en anglais par la forme -ing : la<br />

scène se déroule au fil <strong>de</strong> la lecture qui <strong>de</strong>vient ainsi un exercice <strong>de</strong> visualisation spatiale. La<br />

<strong>de</strong>rnière phrase m<strong>et</strong> en scène une action virtuel, par le modal <strong>de</strong> prédiction « will », qui crée un<br />

eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> proximité spatiale <strong>et</strong> temporelle. Le lecteur a l’impression n<strong>et</strong>te d’assister au<br />

déplacement d’une pièce sur l’espace échiquéen. Encore une fois, le rapprochement se fait entre<br />

création <strong>et</strong> mort du démiurge.<br />

713 Dans <strong>de</strong> nombreuses traditions, l’ombre est le double <strong>de</strong> l’être : avoir perdu son ombre<br />

reviendrait à perdre son âme.<br />

714 Kinbote est souvent <strong>de</strong>vant la fenêtre, en train d’épier. Il aurait pu inventer le personnage du<br />

poète, comme l’histoire <strong>de</strong> la Zembla, ce qui ferait <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> la création un mensonge<br />

schizophrénique : pour Nabokov, la seule vérité est la vérité esthétique d’un mon<strong>de</strong> fictionnel.<br />

288


écrit le poème <strong>et</strong> annoncerait donc la mort qu’il pressent à la fin <strong>de</strong> son<br />

commentaire.<br />

Un <strong>de</strong>s démiurges est déjà mort <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, le<br />

faiseur <strong>de</strong> puzzles, qui ourdit une vengeance contre Bartlebooth, menant ainsi<br />

une « bataille » invisible contre lui. La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi s’achève sur une<br />

vision <strong>de</strong> mort, <strong>de</strong> la création comme <strong>de</strong>s créateurs : Winckler, suivi <strong>de</strong> peu par<br />

Valène dans l’épilogue laissant « une toile pratiquement vierge 715 », s’éteint à la<br />

fin <strong>de</strong> la sixième partie (nombre fatidique), ces <strong>de</strong>ux morts coïncidant avec la<br />

vacuité <strong>de</strong> l’immeuble : « L’immeuble était presque vi<strong>de</strong> 716 . » Ce vi<strong>de</strong><br />

ontologique, aboutissement <strong>de</strong> la métaphore <strong>de</strong> la vie constituée par ce roman<br />

labyrinthique, qui s’élabore lentement selon la stratégie <strong>de</strong> la construction<br />

échiquéenne, rappelle que la mort s’inscrit dans toute création, réelle ou<br />

fictionnelle. L’incomplétu<strong>de</strong> en est l’essence, qui s’inscrit dans la texture même<br />

<strong>de</strong> la création : « Le trou noir <strong>de</strong> la seule pièce non posée <strong>de</strong>ssine la silhou<strong>et</strong>te<br />

presque parfaite d’un X 717 . »<br />

Ce X, l’inconnu en mathématique, reprend la structure doublement symétrique<br />

du jeu d’échecs : ainsi c<strong>et</strong>te l<strong>et</strong>tre, découpée en <strong>de</strong>ux à la verticale ou à<br />

l’horizontale, puis recollée donne la l<strong>et</strong>tre W 718 . Ce procédé <strong>de</strong> déconstruction <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> reconstruction est emblématique <strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> Winckler <strong>et</strong> <strong>de</strong> Bartlebooth,<br />

l’un décomposant, l’autre recomposant.<br />

Telle une partie d’échecs, dont la fin statique contraste avec le long combat, le<br />

roman s’achève par l’évocation <strong>de</strong> la pièce manquante, qui m<strong>et</strong> Bartlebooth en<br />

échec, victime <strong>de</strong> la victoire <strong>de</strong> Winckler - trois V successifs – qui apparaissent<br />

715 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 580. Le récit s’achève quasiment sur une<br />

case blanche, un vi<strong>de</strong>.<br />

716 I<strong>de</strong>m, p. 579.<br />

717 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit.., p. 578. Le X est à la fois une l<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> un<br />

chiffre roman, ces chiffres marquant les chapitres du roman. On r<strong>et</strong>iendra que ce chiffre a pour<br />

valeur dix, nombre qui structure l’immeuble.<br />

718 On r<strong>et</strong>iendra également l’allusion probable au roman <strong>de</strong> Perec W ou le souvenir d’enfance, op.<br />

cit. C<strong>et</strong>te œuvre comprend an aspect d’autobiographie plus fantasmé <strong>et</strong> imaginaire que réel.<br />

289


comme une signature. La création ne peut être que liée à la <strong>de</strong>struction : le roi se<br />

voit infliger un échec <strong>et</strong> mat où s’inscrivent le W comme un double « vie », qui,<br />

à l’envers, constitue un M comme « Mort ». Feu pâle débute par l’échec <strong>et</strong> mat,<br />

sur lequel on revient à la fin, indiquant que Kinbote <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong> pourrait ne faire<br />

qu’un, être l’ombre l’un <strong>de</strong> l’autre ; à moins que Sha<strong>de</strong> n’ait été tué par le fou<br />

échappé <strong>de</strong> l’asile, qui ne serait que le démiurge, le voleur Kinbote.<br />

Bilan provisoire<br />

Le joueur d’échecs apparaît comme la métaphore <strong>de</strong> l’artiste créateur<br />

élaborant sa propre stratégie <strong>de</strong> création. La partie d’échecs, comme l’œuvre<br />

d’art, prend forme du le point <strong>de</strong> vue singulier <strong>de</strong> l’auteur. Il définit ses propres<br />

règles, ses propres finalités qui sont <strong>de</strong>s variantes à l’infini du mon<strong>de</strong> actualisé :<br />

l’auteur expérimente <strong>de</strong>s potentialités fictionnelles dont chaque œuvre incarne<br />

un mon<strong>de</strong> possible.<br />

C<strong>et</strong>te mise en ordre du « mirage » qui lui est propre perm<strong>et</strong> à l’auteur-<br />

joueur <strong>de</strong> faire cohabiter <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, à géométries <strong>et</strong> à temporalités<br />

variables. C<strong>et</strong>te remise en question d’une ligne temporelle <strong>et</strong> spatiale, unique <strong>et</strong><br />

unilatérale, donne lieu à la coexistence d’une pluralité <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>. A partir du<br />

manuel d’échecs qu’il dérobe aux nazis, le héros <strong>de</strong> la nouvelle <strong>de</strong> Zweig<br />

construit son mon<strong>de</strong> qu’il proj<strong>et</strong>te dans l’univers <strong>de</strong> sa cellule. Il élabore ses<br />

propres variantes qui finissent par se <strong>de</strong>ssiner dans le mon<strong>de</strong> réel.<br />

Son dédoublement schizophrénique est une manière <strong>de</strong> pousser le<br />

fonctionnement psychologique <strong>de</strong>s joueurs d’échecs à son paroxysme. Le joueur<br />

d’échecs doivent, afin d’anticiper le déroulement <strong>de</strong> la partie d’échecs, se m<strong>et</strong>tre<br />

à la place du joueur adverse. Il proj<strong>et</strong>te son mon<strong>de</strong> possible qui est un mon<strong>de</strong><br />

exclusivement échiquéen. A l’instar <strong>de</strong> M.B…, Loujine crée son mon<strong>de</strong><br />

possible : il perçoit le mon<strong>de</strong> exclusivement a travers le prisme du jeu d’échecs,<br />

en créant ses propres variantes. Une vaste partie d’échecs, à échelle humaine, se<br />

290


déroule sous les yeux <strong>de</strong> Loujine, qui finit par interpréter le mon<strong>de</strong> à travers les<br />

règles <strong>de</strong> stratégie échiquéenne.<br />

Dans ces différents <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, variantes créatrices <strong>de</strong> l’univers, plusieurs<br />

espace-temps cohabitent en différents <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles d’une complexité<br />

variable. C<strong>et</strong>te concordance <strong>de</strong> différentes temporalités peut varier du récit<br />

enchâssé, comme dans le roman <strong>de</strong> Zweig, au va-<strong>et</strong>-vient symétrique entre le<br />

passé <strong>et</strong> le présent comme dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion <strong>de</strong> Patrick Séry, ou à<br />

l’établissement <strong>de</strong> réseaux <strong>de</strong> temporalités concentriques comme dans La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg. Des solutions plus complexes sont offertes dans La Vie<br />

mo<strong>de</strong> d’emploi où, <strong>de</strong> la structure stable <strong>et</strong> unique <strong>de</strong> l’immeuble, <strong>de</strong>s<br />

temporalités <strong>et</strong> <strong>de</strong>s spatialités centrifuges créent un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> kaléidoscope. Feu<br />

pâle crée un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> brouillages spatio-temporels perm<strong>et</strong>tant à une pluralité<br />

d’univers d’exister.<br />

Les temporalités se heurtent <strong>et</strong> s’entrechoquent, prenant <strong>de</strong>s formes diverses. Les<br />

récits classiques du Joueur d’échecs, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg ou Le Maître <strong>et</strong><br />

le scorpion adoptent <strong>de</strong>s configurations où les différentes strates temporelles<br />

sont clairement séparées <strong>et</strong> définies. Par contre, Feu pâle <strong>et</strong> La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi présentent <strong>de</strong>s configurations temporelles complexes où les univers<br />

semblent se répondre <strong>et</strong> se faire écho ; <strong>de</strong>s myria<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> sont<br />

contenues dans le microcosme <strong>de</strong> l’immeuble. C<strong>et</strong>te configuration fermée<br />

semble éclater en éléments hétérogènes qui cohabitent. Feu pâle joue sur<br />

l’enchevêtrement d’espace-temps où le lecteur a du mal à s’orienter.<br />

Dans ces <strong>de</strong>ux romans, il n’y a pas <strong>de</strong> solution <strong>de</strong> continuité : les univers sont<br />

dispersés, séparés ; il sont reliés par la structure <strong>de</strong> l’immeuble dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi. Ces univers diffus sont agencés par l’imaginaire <strong>de</strong> Kinbote dans Feu<br />

pâle. Kinbote m<strong>et</strong> en place les éléments selon les associations qu’il m<strong>et</strong> lui-<br />

même en place. Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, les éléments hétérogènes sont mis<br />

en relation par un structure globale <strong>et</strong> « objectivée » par le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’auteur, la<br />

loi mathématique <strong>et</strong> échiquéenne <strong>de</strong> l’exploration <strong>de</strong> l’immeuble par le cavalier.<br />

En revanche, dans Feu pâle l’imaginaire, la subjectivité <strong>de</strong> Kinbote est la<br />

puissance organisatrice <strong>de</strong> l’ensemble. Le roman <strong>de</strong> Perec traduit une aspiration<br />

291


à l’universel <strong>et</strong> à la totalisation ; celui <strong>de</strong> Nabokov est fondé sur un point <strong>de</strong> vue<br />

subjectif <strong>et</strong> individuel.<br />

Dernier point qu’il faut relever : le processus <strong>de</strong> création est indissociable<br />

<strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction, comme pour une partie d’échecs qui se termine par la mort<br />

symbolique <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s joueurs. Dans Le Joueur d’échecs, le jeu mène à<br />

l’effacement : M.B…disparaît à la fin du roman. Ce processus mortifère se<br />

r<strong>et</strong>rouve dans les romans évoquant l’holocauste, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>et</strong> Le<br />

Maître <strong>et</strong> le scorpion. Le processus <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction est évoqué <strong>de</strong> manière plus<br />

implicite dans Feu pâle ou La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi.<br />

Kinbote annonce sa propre mort par un autre Gradus à la fin <strong>de</strong> l’œuvre, qu’il ait<br />

tué le poète Sha<strong>de</strong>, perdu aux royaume <strong>de</strong>s ombres, ou qu’il soit la prochaine<br />

pièce éliminée sur l’échiquier complexe du récit où les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> s’embrouillent <strong>et</strong><br />

s’entremêlent. C<strong>et</strong>te fin souligne le parallélisme entre création <strong>de</strong> l’œuvre <strong>et</strong><br />

processus <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction. La fin <strong>de</strong> la création implique la mort <strong>de</strong> l’auteur,<br />

comme semblait l’indiquait la disparition <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> à la fin – ou quasi fin si<br />

effectivement il manquait le vers final comme le soutient Kinbote. La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi s’achève sur un constat d’impossibilité <strong>de</strong> restituer la vie dans sa<br />

totalité : le proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Bartlebooth, <strong>et</strong>, en filigrane, <strong>de</strong> l’auteur, est mis en échec.<br />

CONCLUSION<br />

Dans le jeu d’échecs, le joueur gouverne le système comme lieu géométrique<br />

dont il doit cultiver une vision panoramique. La partie se veut une exploration à<br />

la fois méthodique <strong>et</strong> imaginative. Le joueur démiurge ne s’engage pas dans les<br />

ramifications <strong>de</strong> la partie en se soum<strong>et</strong>tant à <strong>de</strong>s lois mécaniques. Il a recours à<br />

sa propre créativité, comme toutes les œuvres l’auront montré.<br />

L’exploration <strong>de</strong> l’espace échiquéen s’inscrit dans la thématique générale du<br />

dédale, qui entraîne le lecteur dans les méandres d’espaces organisés <strong>et</strong><br />

superposés (La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>de</strong> Perec), d’espaces diffus <strong>et</strong> glissants (Feu<br />

292


pâle), concentriques <strong>et</strong> immergents (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg), binaires <strong>et</strong><br />

entrecoupés (Le Maître <strong>et</strong> le scorpion), passéistes <strong>et</strong> proleptiques (Le Tableau du<br />

Maître flamand). Ces <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> virtuels engagent vers une mosaïque <strong>de</strong> lieux<br />

mouvants où le joueur peut s’enfoncer pour l’éternité (La Défense Loujine),<br />

disparaître subrepticement (Le Joueur d’échecs) ou en revenir plus apte à<br />

affronter les étapes d’un réel structuré par le temps <strong>et</strong> la logique (De l’Autre côté<br />

du miroir).<br />

Le système arborescent est maîtrisé par un pouvoir central perm<strong>et</strong>tant d’avoir<br />

prise sur les segments labyrinthiques où se coordonnent bifurcations <strong>et</strong><br />

agencements. Le joueur engage la partie vers une logique d’appropriation du<br />

territoire, dans un réseau <strong>de</strong> déplacements cohérents qui assemblent <strong>et</strong><br />

désunissent au gré <strong>de</strong>s choix <strong>et</strong> <strong>de</strong>s hypothèses. Le éléments se m<strong>et</strong>tent en place<br />

tout en malmenant les attentes <strong>et</strong> les prévisions rationnelles : Alice doit répondre<br />

à une prolifération logique qui frôle le non-sens, comme le souligne Deleuze 719 .<br />

L’affluence <strong>et</strong> la confluence <strong>de</strong> règles créent un système où le principe <strong>de</strong><br />

l’analogie est prépondérant <strong>et</strong> où doubles jeux <strong>et</strong> jeux <strong>de</strong> doubles se répon<strong>de</strong>nt en<br />

un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> miroir : Le Tableau du Maître flamand érige la règle comme seul<br />

référent possible, transposable à l’infini.<br />

A l’inverse, l’excès donne accès au désordre où profusion <strong>de</strong>vient fusion. Le<br />

Joueur d’échecs comme La Défense Loujine ouvrent une brèche dans l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

surface, dans la rationalité <strong>et</strong> entraîne vers les abîmes du chaos absolu : génie <strong>et</strong><br />

folie cohabitent dans c<strong>et</strong>te métamorphose <strong>de</strong> la maîtrise en impuissance<br />

mortifère.<br />

Le réseau d’associations logiques <strong>et</strong> <strong>de</strong> créativité dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong><br />

dans Feu pâle n’est pas sans béances <strong>et</strong> fissures où s’introduit le doute<br />

ontologique intrinsèque au mon<strong>de</strong> post-mo<strong>de</strong>rne. L’ordre spatio-temporel<br />

719 Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 83 : « Il a <strong>de</strong>ux faces, puisqu’il appartient<br />

simultanément à <strong>de</strong>ux séries, mais qui ne s’équilibrent, ne se joignent ou ne s’apparient jamais,<br />

puisqu’il est toujours en déséquilibre par rapport à lui-même. Pour rendre compte <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

corrélation <strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te dissymétrie, nous avons utilisé <strong>de</strong>s couples variables : il est à la fois excès<br />

<strong>et</strong> défaut, case vi<strong>de</strong> <strong>et</strong> obj<strong>et</strong> surnuméraire, place sans occupant <strong>et</strong> occupant sans place,<br />

« signifiant flottant » <strong>et</strong> signifié flotté, mot ésotérique <strong>et</strong> chose exotérique, mot blanc <strong>et</strong> obj<strong>et</strong><br />

noir.»<br />

293


s’écroule ainsi que la signification stable <strong>et</strong> mesurée ; le lecteur entre dans<br />

l’instabilité entropique aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> stables <strong>et</strong> convenus ; l’écart se<br />

creuse entre signifiés <strong>et</strong> signifiants, laissant <strong>de</strong> l’espace aux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

hypothétiques construits par le démiurge tout puissant, qui peut élaborer sa<br />

vengeance pas à pas dans la texture du roman (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg).<br />

Le démiurge ouvre la voie vers <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> dont il suppose, pressent<br />

l’existence ; La Défense Loujine <strong>et</strong> Le joueur d’échecs, œuvres conçues à une<br />

époque charnière, ainsi que l’œuvre du précurseur Lewis Carroll De l’Autre côté<br />

du miroir, laissent <strong>de</strong>viner la présence <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> virtuels comme variante <strong>de</strong> la<br />

réalité. Le roman <strong>de</strong> Lewis Carroll fait entrevoir l’existence d’un mon<strong>de</strong> au-<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong> l’apparence <strong>et</strong> <strong>de</strong> la réalité empirique. Dans Le Joueur d’échecs, M. B…<br />

affirme l’existence d’un mon<strong>de</strong> parallèle, son univers d’abstractions <strong>et</strong><br />

mouvements invisibles. Dans La Défense Loujine, se trouve valorisé le point <strong>de</strong><br />

vue <strong>de</strong> l’artiste-joueur démiurge qui affirme la suprématie <strong>de</strong> sa variante<br />

possible.<br />

Le joueur d’échecs <strong>de</strong> La Variante <strong>de</strong> Lünebürg, comme celui du Maître <strong>et</strong> le<br />

scorpion, s’inscrit dans c<strong>et</strong>te histoire où l’innommable a surgi d’une humanité<br />

dont la sociabilité n’est qu’un vernis. Des <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> posés comme hypothèses<br />

surgissent <strong>de</strong> la surface plane du tableau-partie d’échecs du Tableau du Maître<br />

flamand. Le lecteur est un Sherlock Holmes à la recherche d’un assassin, mais ce<br />

n’est qu’une fausse piste échiquéenne, puisque la partie reprend à l’envers.<br />

Le post-mo<strong>de</strong>rne mêle les genres, les mo<strong>de</strong>s <strong>et</strong> les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, tel Kinbote qui<br />

pourrait avoir assassiné son poète préféré afin d’instaurer son ordre imaginaire<br />

tout puissant : fantasme <strong>de</strong> partie d’échecs solitaire, où l’adversaire est neutralisé<br />

dès le début <strong>de</strong> la partie. Le démiurge crée un lieu <strong>de</strong> passage entre la réalité<br />

tangible qui, telle une partie d’échecs, est un mon<strong>de</strong> « actualisable », qui s’est<br />

« actualisé », <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction, où il expérimente méthodiquement une<br />

hypothèse, un mon<strong>de</strong> virtuel. Ce lien entre le réel <strong>et</strong> le fictionnel apparaît dans<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, jeu métaphorique <strong>de</strong> la création fictionnelle, comme <strong>de</strong> la<br />

vie, qui lorsque la l<strong>et</strong>tre est r<strong>et</strong>ournée <strong>de</strong>vient la mort. C<strong>et</strong>te dualité s’exprime<br />

dans la l<strong>et</strong>tre manquante du W : il suffit <strong>de</strong> manipuler les signes pour inverser les<br />

294


valeurs 720 . Perec utilise les mathématiques <strong>et</strong> la géométrie ; il fait le lien entre la<br />

science <strong>et</strong> la création artistique, dans un jeu qui n’aboutit qu’à l’incomplétu<strong>de</strong>.<br />

La science contemporaine renouvelle la réflexion sur l’aléatoire <strong>et</strong> le discontinu<br />

qui s’expriment dans l’entropie <strong>et</strong> la mécanique quantique : y aurait-il une<br />

mystérieuse solidarité entre le mo<strong>de</strong> d’expérimentation scientifique <strong>et</strong> le<br />

développement <strong>de</strong> la littérature ? En tout état <strong>de</strong> cause, ces eff<strong>et</strong>s <strong>de</strong> parallélisme<br />

démontre la parenté ontologique <strong>de</strong> la réalité la plus tangible <strong>et</strong> <strong>de</strong> la fiction,<br />

dont le jeu d’échecs, à la fois matériel <strong>et</strong> abstrait, pourrait constituer la figure<br />

emblématique.<br />

Le jeu, dont l’origine se perd dans la nuit <strong>de</strong>s temps, constituait l’allégorie<br />

parfaite <strong>de</strong> la guerre <strong>et</strong> du pouvoir 721 . Fondé sur une disposition <strong>de</strong>s pièces en<br />

miroir interne (localisation <strong>de</strong>s pièces d’un joueur) <strong>et</strong> externe (localisation <strong>de</strong>s<br />

pièces <strong>de</strong> l’autre joueur), le jeu constitue lui-même un miroir <strong>de</strong> l’affrontement<br />

guerrier. La scission s’inscrit dans la structure du jeu d’échecs, fondé sur un<br />

ordre binaire où <strong>de</strong>ux polarités s’affrontent. La division manichéenne entre les<br />

pièces blanches, qui offrent au joueur le privilège <strong>de</strong> commencer la partie, <strong>et</strong> les<br />

pièces noires, a pour fonction dans les œuvres <strong>de</strong> représenter le conflit entre<br />

<strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> , qui finissent soit par entrer en collision, soit par entr<strong>et</strong>enir <strong>de</strong>s<br />

relations d’interaction.<br />

720 Tels les Nazis inversant la Svastika hindoue.<br />

721 Voir l’histoire du jeu d’échecs dans l’ouvrage <strong>de</strong> Giffard, Nicolas <strong>et</strong> Biénabe, Alain, Le Gui<strong>de</strong><br />

du jeu d’échecs, Paris : Laffont, 1993. (pp. 333-656). Un autre ouvrage montre le lien entre le jeu<br />

d’échecs <strong>et</strong> le hiérarchie militaire <strong>et</strong> politique à travers le nom <strong>de</strong>s pièces : Capece, A. L’Histoire<br />

<strong>de</strong> échecs, Paris : Vecchi, 2001.<br />

295


TROISIEME PARTIE :<br />

COLLISION ET INTERACTION<br />

DE MONDES<br />

296


INTRODUCTION<br />

« L’unité <strong>de</strong> soi avec son contraire, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la différence, ne joue-telle pas le jeu du<br />

Même ? »<br />

Costas AXELOS 722 .<br />

Le jeu d’échecs offre un dispositif complexe, avec <strong>de</strong>s pièces aux<br />

mouvements variés, qui perm<strong>et</strong> la confrontation <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> irréductibles.<br />

Le « face à face » échiquéen intervient dans un climat d’animosité guerrière :<br />

l’échiquier se présente comme un obstacle que le joueur doit surmonter afin <strong>de</strong><br />

m<strong>et</strong>tre son adversaire en échec. Il s’agit pour le joueur d’échecs d’imposer à son<br />

adversaire le développement qu’il souhaite. Le jeu d’échecs exprime une tension<br />

entre <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> qui s’affrontent. Il représente doublement un<br />

conflit, en tant que lutte agônale bien réelle entre <strong>de</strong>ux joueurs, <strong>et</strong> en tant que<br />

figuration imaginaire <strong>et</strong> guerrière sur l’échiquier. La partie d’échecs constitue la<br />

transposition d’un conflit entre <strong>de</strong>ux armées, entre <strong>de</strong>ux monarchies, dont<br />

l’objectif est la conquête du territoire adversaire <strong>et</strong> sa mise à mort 723 . Le jeu<br />

incarne ainsi un meurtre symbolique.<br />

La collision entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> peut se jouer <strong>de</strong> manière binaire, selon l’opposition<br />

manichéenne entre les <strong>de</strong>ux couleurs blanc <strong>et</strong> noir. Plusieurs œuvres du corpus<br />

illustrent c<strong>et</strong>te opposition, tant sur le plan psychologique qu’idéologique, entre<br />

<strong>de</strong>ux polarités inconciliables. Tel est les cas du jeu <strong>de</strong> contraste entre les <strong>de</strong>ux<br />

joueurs d’échecs du roman <strong>de</strong> Stefan Zweig. Czentovic apparaît comme le<br />

double inversé <strong>de</strong> M. B… : les joueurs constituent tous <strong>de</strong>ux une énigme, un<br />

mystère, mais ils sont l’image inversée l’un <strong>de</strong> l’autre. La même remarque peut<br />

s’appliquer au roman contemporain <strong>de</strong> Maurensig, où les joueurs Frisch <strong>et</strong><br />

722 Le Jeu du mon<strong>de</strong>, op. cit., p. 441.<br />

723 Mat provient du mot arabe signifiant « mort ».<br />

297


Tabori sont présentés comme <strong>de</strong>s doubles inversés. Ces jeux d’opposition<br />

s’inscrivent dans la manière <strong>de</strong> jouer, dans le style <strong>de</strong> stratégie utilisée par les<br />

joueurs, que ce soit dans Le Joueur d’échecs ou dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg.<br />

Ce contraste entre <strong>de</strong>ux adversaires apparaît dans Le Fou noir. Dans la nouvelle<br />

d’Arrigo Boito 724 , les personnages qui s’opposent sur l’échiquier, le blanc<br />

esclavagiste <strong>et</strong> le noir émancipé, sont <strong>de</strong>s doubles inversés. De plus, comme dans<br />

Le Joueur d’échecs ou La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, le conflit qui se joue sur<br />

l’échiquier figure une autre tension, qui se déroule sur le plan imaginaire, entre<br />

<strong>de</strong>ux idéologies inconciliables. Le récit <strong>de</strong> Boito, publié en 1867, m<strong>et</strong> en scène,<br />

par échiquier interposé, un conflit idéologique entre les forces du bien <strong>et</strong> celles<br />

du mal : l’anti-esclavagiste noir s’oppose à l’esclavagiste blanc 725 .<br />

L’esclavagiste finit par tuer son adversaire noir, qui est en train <strong>de</strong> le vaincre sur<br />

l’échiquier. C<strong>et</strong>te mise en scène d’un conflit guerrier par l’intermédiaire du jeu<br />

démontre la proximité du jeu <strong>de</strong>s activités sociales, comme le souligne Roger<br />

Caillois, qui traduit le débor<strong>de</strong>ment du ludique hors <strong>de</strong> ses frontières <strong>et</strong> son<br />

intégration dans la sphère <strong>de</strong> la vie réelle.<br />

Hors <strong>de</strong> l’arène, après le coup <strong>de</strong> gong, commence la perversion véritable <strong>de</strong> l’agôn, la<br />

plus répandue <strong>de</strong> toutes. Elle apparaît dans chaque antagonisme que ne tempère plus la<br />

rigueur <strong>de</strong> l’esprit du jeu. Or la concurrence absolue n’est jamais qu’une loi <strong>de</strong> nature […]<br />

La corruption <strong>de</strong> l’agôn commence là où aucun arbitre, ni arbitrage n’est reconnu 726.<br />

Au meurtre symbolique sur l’échiquier se substitue le meurtre réel du rival noir,<br />

qui n’est que le prolongement dans le mon<strong>de</strong> empirique du conflit imaginaire,<br />

idéologique qui était sous-jacent. Ainsi la collision <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> est indissociable<br />

<strong>de</strong> l’interaction qui s’exerce entre le mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction, du<br />

ludique : l’opposition irréductible entre <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> aboutit à la contamination<br />

du jeu sur le réel.<br />

724 Boito, Arrigo, Le fou noir, trad. par Jacques Parsi, Paris : Actes Sud, 1987.<br />

725 C<strong>et</strong>te nouvelle propose une inversion <strong>de</strong>s valeurs accordées habituellement à ces <strong>de</strong>ux<br />

couleurs, puisque le noir incarne ici les forces du bien.<br />

726 Caillois, Roger, Les Hommes <strong>et</strong> les jeux, op. cit., pp. 106-107.<br />

298


Dans Le Joueur d’échecs, la mise en scène contrastée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux joueurs peut être<br />

interprétée comme la victoire du nazisme conquérant sur l’humanisme vaincu à<br />

la fin <strong>de</strong> la nouvelle. C<strong>et</strong>te opposition est réinvestie <strong>de</strong> manière plus tranchée<br />

encore dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg : le combat se joue entre le bourreau <strong>et</strong> la<br />

victime, dans le lieu <strong>de</strong> ces « pires horreurs concentrées en quelques hectares<br />

ceints <strong>de</strong> barbelés », pour reprendre la formule <strong>de</strong> Bertrand Westphal dans<br />

« Pour une approche géocritique <strong>de</strong>s textes : Esquisse 727 . » Tabori le juif y<br />

affronte Frisch le nazi, schéma qui est repris dans le roman <strong>de</strong> Patrick Séry, La<br />

Maître <strong>et</strong> le scorpion. Ce lieu <strong>de</strong> l’irreprésentable, <strong>de</strong> l’horreur indicible se tient,<br />

a priori, à mille lieues du ludique. Or, l’enjeu <strong>de</strong>s parties, dans le roman <strong>de</strong><br />

Maurensig, comme dans celui <strong>de</strong> Séry, mêle le ludique <strong>et</strong> le macabre : aux<br />

parties perdues correspon<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s pertes en vies humaines.<br />

Le combat, situé hors <strong>de</strong> l’échiquier, consiste à défier la mort. Dans c<strong>et</strong>te<br />

antagonisme irréductible, le jeu débor<strong>de</strong> sur la réalité. Le seule manière <strong>de</strong><br />

prendre sa revanche consiste pour Tabori à vaincre l’adversaire en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong><br />

l’espace échiquéen en le faisant assassiner par son Golem symbolique, Hans, son<br />

fils adoptif : ce meurtre apparaît comme la résolution éthique du conflit. C<strong>et</strong>te<br />

« contamination avec le mon<strong>de</strong> réel » est définie par Roger Caillois comme une<br />

corruption du jeu 728 . Le jeu débor<strong>de</strong> également <strong>de</strong> ses limites dans le roman Le<br />

Tableau du maître flamand, dont la trame principale est constituée par une<br />

énigme policière. Le ludique prend forme dans le mon<strong>de</strong> empirique, un jeu <strong>de</strong><br />

correspondances macabres s’établissant entre les pièces <strong>et</strong> les êtres humains<br />

menacés ou tués par l’assassin-joueur d’échecs.<br />

C<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> contagion du jeu sur le réel est réversible : au départ, la partie reflète<br />

le meurtre qui a eu lieu <strong>de</strong>s siècles auparavant, dont la position échiquéenne<br />

727 Westphal, Bertrand, « Pour une approche géocritique <strong>de</strong>s textes : Esquisse. » in La<br />

Géocritique mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 9. Dans son article, Bertrand Westphal souligne la<br />

rupture, engendrée par les horreurs <strong>de</strong> la <strong>de</strong>uxième guerre mondiale, qui s’est produite dans la<br />

perception du temps <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’espace.<br />

728 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes, op. cit., p. 103 : « L’empire <strong>de</strong> l’instinct re<strong>de</strong>venant<br />

absolu, la tendance que parvenait à abuser l’activité isolée, abritée <strong>et</strong> en quelque sorte neutralisée<br />

du jeu, se répand dans la vie courante <strong>et</strong> tend à la subordonner autant qu’elle peut à ses propres<br />

exigences.»<br />

299


constitue la trace visible. C<strong>et</strong>te réversibilité <strong>de</strong> l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

correspond à la métaphore du miroir associée au jeu d’échecs. Ce passage d’un<br />

mon<strong>de</strong> à l’autre, en traversant la surface transparente du miroir, a été inauguré<br />

par le voyage d’Alice au royaume <strong>de</strong>s échecs. Ce texte précurseur est fondé sur<br />

une partie d’échecs où « le face à face » prend <strong>de</strong>s allures singulières, puisqu’il y<br />

a <strong>de</strong>ux couleurs opposées, mais pas d’adversaires, ni d’alternances <strong>de</strong> coups.<br />

Quelle est c<strong>et</strong>te partie insolite qui se développe sur l’échiquier au-<strong>de</strong>là du<br />

miroir, du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’apparence ? La collision, qui émerge dans c<strong>et</strong>te<br />

disposition binaire <strong>de</strong> l’univers réel face au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction, s’effectue entre<br />

le langage conventionnel <strong>et</strong> fonctionnel, <strong>et</strong> le langage <strong>de</strong> la créativité 729 . Ce<br />

conflit, que Lewis Carroll m<strong>et</strong> en jeu, entre l’empirique unificateur <strong>et</strong> le<br />

labyrinthe du langage multiple <strong>et</strong> créatif est résumé par Deleuze dans Critique <strong>et</strong><br />

clinique : « Il m<strong>et</strong> à jour <strong>de</strong> nouvelles puissances grammaticales ou syntaxiques.<br />

Il entraîne la langue hors <strong>de</strong>s sillons coutumiers, il la fait délirer 730 . » Dans ce<br />

« face à face » échiquéen, l’enjeu <strong>de</strong> la partie est d’ordre esthétique <strong>et</strong><br />

ontologique : il s’agit <strong>de</strong> montrer la prépondérance d’un mon<strong>de</strong> sur un autre. La<br />

r<strong>et</strong>our d’Alice à la norme, par sa réintégration au mon<strong>de</strong> réel, a ce côté rassurant<br />

du conte pédagogique.<br />

La Défense Loujine s’inspire <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> Lewis Carroll : le « face à face »<br />

entre Loujine <strong>et</strong> ses adversaires reflète son conflit avec le mon<strong>de</strong> réel, Loujine<br />

qui, comme son nom l’indique, représente le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’illusion <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’imaginaire. Contrairement à Lewis Carroll, Nabokov introduit un brouillage<br />

permanent <strong>de</strong>s frontières entre réalité <strong>et</strong> ludique qui aboutit à la disparition finale<br />

<strong>de</strong> Loujine par la fenêtre, analogue au carré <strong>de</strong> l’échiquier. La folie <strong>de</strong> Loujine<br />

constitue une projection du jeu sur le réel : c<strong>et</strong>te transfiguration peut être définie<br />

comme son « mirage » qui se substitue au réel, ce thème rappelant la folie <strong>de</strong><br />

M.B…dans Le Joueur d’échecs.<br />

729 C<strong>et</strong>te opposition envoie aux fonctions du langage chez Jakobson, la fonction dénotative <strong>et</strong> la<br />

fonction poétique. Jacobson, Roman. Essais <strong>de</strong> linguistique générale : 1-Les fondations du<br />

langage, op.cit.<br />

730 Deleuze, Gilles, Critique <strong>et</strong> Clinique, Paris : Minuit, 1993, p.9. Deleuze prend là le mot<br />

« délirer » dans son sens étymologique, c’est à dire « sortir <strong>de</strong>s sillons ».<br />

300


C<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> contamination du réel par l’imaginaire surgit d’une tension entre<br />

<strong>de</strong>ux polarités dans Feu pâle: celle qui oppose le poème, ou son auteur,<br />

« l’ombre » (qui fait penser au noir échiquéen), <strong>et</strong> son exégète délirant Kinbote.<br />

Les jeux <strong>de</strong> doubles sont infiniment complexes dans ce texte, où s’affrontent <strong>de</strong>s<br />

espaces hétérogènes. « La voyant <strong>et</strong> la vue s’unissent 731 », ce qui suggère que les<br />

joueurs sont aussi <strong>de</strong>s pièces dont l’image se fragmente, tel Gradus, pièce à la<br />

marche inexorable. Le texte n’est pas dénué d’allusions aux couleurs<br />

manichéennes du jeu d’échecs, le noir (l’ombre) <strong>et</strong> le blanc (la neige).<br />

Cependant, l’opposition majeure qui imprègne le texte, est constituée par le<br />

rouge (allusion à l’œuvre <strong>de</strong> Lewis Carroll) <strong>et</strong> le vert.<br />

Ces <strong>de</strong>ux couleurs n’expriment pas une opposition tranchée mais, au contraire,<br />

une gradation, contenue dans le second sens <strong>de</strong> « Sha<strong>de</strong> », « la nuance ». Elles<br />

traduisent une complémentarité, ce qui suggère l’absence <strong>de</strong> toute résolution<br />

éthique possible : chaque joueur adopte un point <strong>de</strong> vue éminemment subjectif<br />

qui contamine la réalité, où chacun peut être un joueur, ou une pièce, négatif ou<br />

positif selon l’angle où l’on se place. L’idée <strong>de</strong> complémentarité dans ces<br />

œuvres évacue toute possibilité <strong>de</strong> résolution n<strong>et</strong>te <strong>et</strong> tranchée <strong>de</strong> la tension<br />

échiquéenne.<br />

La conception d’une complémentarité nuancée, plus que d’une opposition<br />

manichéenne suggérant une résolution éthique, se dégage <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi. Le jeu s’établit entre trois joueurs (Valène, Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth),<br />

ce qui change la bi-polarité en une triangularité qui échappe au manichéisme <strong>et</strong><br />

traduit la complexité <strong>de</strong> la vie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la création. La mystérieuse opposition entre<br />

Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth, à l’insu <strong>de</strong> celui-ci, se sol<strong>de</strong> par la victoire mystérieuse<br />

du W vengeur, sans qu’aucune signification stable puisse se dégager <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

opposition.<br />

On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r qui affronte le cavalier à la marche inflexible <strong>et</strong> solitaire.<br />

C<strong>et</strong>te pièce, qui unit par son déplacement l’ensemble <strong>de</strong> l’immeuble, réduit peu à<br />

peu les possibilités <strong>de</strong> dire les choses, puisqu’il reste <strong>de</strong> moins ou moins <strong>de</strong><br />

cases-pièces disponibles. Elle traduit métaphoriquement l’incomplétu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

731 Nabokov, Vladimir, Feu pâle, op. cit., p.61.<br />

301


fiction, du mot qui ne peut jamais vaincre la complexité du réel : « la face à<br />

face » ne peut aboutir que « presque » à une victoire.<br />

1. Mon<strong>de</strong>s antithétiques <strong>et</strong> corruption<br />

du jeu<br />

La structure <strong>de</strong>s forces en présence révèle une lutte guerrière primitive entre<br />

<strong>de</strong>ux camps qui s’opposent jusqu’à l’anéantissement <strong>de</strong> l’un d’eux. Les couleurs<br />

antithétiques du jeu d’échecs, opposition dédoublée par l’alternance <strong>de</strong>s cases<br />

blanches <strong>et</strong> noires, constituent une allégorie <strong>de</strong> la lutte entre les forces du bien <strong>et</strong><br />

du mal. C<strong>et</strong>te dualité manichéenne a été utilisée, notamment dans la littérature <strong>de</strong><br />

la Renaissance, comme dans la pièce <strong>de</strong> Thomas Middl<strong>et</strong>on A Game at Chess 732<br />

publiée en 1624.<br />

Dans A Game of Chess, les personnages sont nommés comme <strong>de</strong>s pièces<br />

d’échecs, dans tout un système <strong>de</strong> doubles inversés (roi noir, roi blanc, reine<br />

blanche, reine noire, <strong>et</strong>c.) : la pièce représente, dans une lecture parfaitement<br />

732 Middl<strong>et</strong>on, Thomas, Women Beware Women and other Plays, New York, Oxford University<br />

Press, 1999, pp. 238-309. La pièce <strong>de</strong> Middl<strong>et</strong>on traduit, autant qu’une vision générale <strong>de</strong><br />

l’opposition <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux royautés, une préoccupation politique du moment : l’échec <strong>de</strong>s<br />

négociations entre le Prince Charles <strong>et</strong> le Duc <strong>de</strong> Buckingham, en 1663, menées afin d’aboutir au<br />

mariage du prince avec l’Infante espagnole. Les personnages portent le nom <strong>de</strong> pièce d’échecs en<br />

anglais, avec un jeu d’opposition <strong>de</strong> couleur ( Black Bishop, White Bishop, Black Knight, White<br />

Knight, <strong>et</strong>c) <strong>et</strong> correspon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s personnages réels, ce qui confère à la pièce une réelle valeur<br />

d’allégorie politique (par exemple, l’ambassa<strong>de</strong>ur d’Espagne est représenté par le cavalier noir –<br />

chevalier en anglais).<br />

302


manichéenne d’événements historiques, une situation politique précise opposant<br />

la couronne d’Angl<strong>et</strong>erre (les blancs) à celle d’Espagne (les noirs).<br />

C<strong>et</strong>te incursion dans le temps démontre l’utilisation du manichéisme <strong>de</strong>s<br />

couleurs dans c<strong>et</strong>te connivence fécon<strong>de</strong> qui s’est toujours exercée entre le jeu<br />

d’échecs <strong>et</strong> les l<strong>et</strong>tres. Certaines œuvres du corpus révèlent c<strong>et</strong>te utilisation <strong>de</strong>s<br />

couleurs pour opposer <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> antithétiques, comme Le Joueur d’échecs,<br />

écrit en plein contexte historique <strong>de</strong> l’avènement du nazisme <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Anschluß.<br />

Les <strong>de</strong>ux romans contemporains, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong> le<br />

scorpion, réinvestissent c<strong>et</strong>te thématique <strong>de</strong> la lutte contre le mal nazi, dans<br />

l’espace même <strong>de</strong> la solution finale. C<strong>et</strong>te lutte à mort entre <strong>de</strong>ux polarités ne<br />

peut être contenue à l’intérieur <strong>de</strong> l’espace échiquéen : elle en débor<strong>de</strong> les<br />

limites, le jeu n’étant plus que la métaphore d’un autre conflit d’une violence<br />

inouïe.<br />

Par le choix délibéré <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s joueurs, qui pousse la<br />

systématisation <strong>de</strong> la règle jusqu’à ses conséquences extrêmes, l’aspect ludique<br />

du jeu est perverti, détourné <strong>de</strong> son sens initial : la mort symbolique sur<br />

l’échiquier prend une forme concrète dans l’univers réel 733 . Dans Le Maître <strong>et</strong> le<br />

scorpion, il s’agit <strong>de</strong> la mise en œuvre d’un échiquier vivant, où<br />

l’instrumentalisation <strong>de</strong> l’humain est poussée à son <strong>de</strong>gré extrême. Il prend <strong>de</strong>s<br />

allures sacrificielles, où les nazis se font assassins <strong>de</strong> ceux qu’ils considèrent<br />

comme l’altérité absolue, dans « ce face à face » échiquéen qui n’est plus du tout<br />

du ressort du jeu.<br />

Dans un tout autre contexte, où se mêlent le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échecs <strong>et</strong><br />

celui <strong>de</strong> la peinture, Le Tableau du maître flamand, l’espace échiquéen<br />

contamine la réalité : le tableau, au départ censé reproduire une situation réelle<br />

<strong>de</strong> meurtre perpétré <strong>de</strong>s siècles auparavant, reprend vie sous l’impulsion<br />

dévastatrice d’un mystérieux assassin. Celui-ci applique les règles échiquéennes<br />

à sa construction démoniaque, que doit combattre le joueur d’échecs Muñoz, en<br />

733 C<strong>et</strong>te thématique se r<strong>et</strong>rouve dans l’œuvre <strong>de</strong> science fiction <strong>de</strong> Dan Simmons, L’Echiquier<br />

du mal, trad. par Jean-Daniel Brèque. Paris : Denoël, 1989. Dan Simmons évoque le même<br />

détournement du ludique au cœur <strong>de</strong> l’horreur <strong>de</strong> la solution finale : l’échiquier est constitué<br />

d’êtres humains qui sont massacrés au fil du développement <strong>de</strong> la partie.<br />

303


prévoyant ses coups <strong>et</strong> en démasquant finalement l’assassin .C<strong>et</strong>te lutte<br />

manichéenne aboutit à une résolution éthique, que ce soit dans l’énigme<br />

policière ou dans le roman <strong>de</strong> Maurensig. Dans ces <strong>de</strong>ux œuvres, le mat final est<br />

infligé au joueur porteur d’ombre <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction. Dans La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, l’aspect purificateur d’un mat justicier infligé à la partie adversaire,<br />

qui incarne la monstruosité sous le vernis <strong>de</strong> la civilisation, prend d’autant plus<br />

l’allure emblématique d’une victoire <strong>de</strong>s forces du bien contre le mal.<br />

A. Collision <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> antithétiques<br />

Le symbolisme manichéen contenu dans <strong>de</strong>s couleurs qui se font face dans leur<br />

altérité radicale se prête aisément à la thématique <strong>de</strong> l’opposition <strong>de</strong> forces<br />

contraires. Le joueur s’i<strong>de</strong>ntifierait lui-même à la couleur <strong>de</strong> son camp, <strong>et</strong> serait<br />

emblématique d’une <strong>de</strong>s polarités morales du bien <strong>et</strong> du mal. La négativité serait<br />

d’ailleurs associée à la <strong>de</strong>struction symbolique figurée dans le mat final -<br />

« mort » en arabe - <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s adversaires 734 . Ce jeu rigoureux <strong>et</strong> rationnel a pu<br />

être ainsi être utilisé comme allégorie <strong>de</strong> questions métaphysiques : tel est le cas<br />

du film d’ Ingmar Bergman, Le Septième sceau 735 , où le chevalier Block joue<br />

contre la mort, personnage allégorique au visage <strong>de</strong> cire sous un voile noir qui<br />

l’habille <strong>de</strong> pied en cap.<br />

C<strong>et</strong> affrontement aboutit à la fin du film à la mort réelle du chevalier, mise en<br />

parallèle avec le mat que lui inflige la mort (qui a les pièces noires) sur<br />

l’échiquier : la partie d’échecs avec la mort constitue la structure matricielle <strong>de</strong><br />

ce film dont l’action se déroule au Moyen-Age, pendant la gran<strong>de</strong> peste. Le<br />

chevalier semble être en sursis pendant la durée du film, affrontant la mort,<br />

734 La seule alternative possible au mat est le « pat », où les <strong>de</strong>ux joueurs obtiennent l’égalité.<br />

735 Bergman, Ingmar, Le Septième Sceau, Stockholm : Filmindustri, 1957. Le film est, d’ailleurs,<br />

réalisé en noir <strong>et</strong> blanc, contrainte technique qui sert les <strong>de</strong>sseins du réalisateur.<br />

304


faucheuse implacable <strong>de</strong>s pièces humaines. Le personnage principal,<br />

emblématique <strong>de</strong> la condition humaine vouée à la mortalité, est un « chevalier »,<br />

traduction du « cavalier » en anglais : il est joueur <strong>et</strong> pièce manipulée à la fois,<br />

ce qui apparaît n<strong>et</strong>tement dans la scène <strong>de</strong> confession où la grille entre le moine<br />

<strong>et</strong> le chevalier ressemble à un échiquier. Comme le souligne Serge Brusorio,<br />

« l’affrontement du Chevalier <strong>et</strong> <strong>de</strong> la Mort sur l ‘échiquier est bien le pivot<br />

esthétique sur lequel s’articule le film 736 . »<br />

Le combat sur l’échiquier a une valeur allégorique <strong>et</strong> prend une dimension<br />

métaphysique dans ce film philosophique sur la toute-puissance <strong>de</strong> la mort. Le<br />

film puise sa puissante charge symbolique dans l’opposition <strong>de</strong> l’homme à<br />

l’énigme insoluble <strong>et</strong> inéluctable du « mat » final. D’une manière atténuée ou<br />

transposée dans un contexte historique, sans intervention du fantastique comme<br />

dans Le Septième Sceau, la lutte contre la mort apparaît dans certaines œuvres<br />

exploitant le jeu d’échecs.<br />

La thématique du jeu d’échecs est associée au contexte du nazisme dans trois<br />

œuvres <strong>de</strong> notre corpus. Le Joueur d’échecs, publié en 1943, quelques mois<br />

avant le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> Zweig en exil au Brésil, m<strong>et</strong> en scène <strong>de</strong>ux joueurs d’échecs,<br />

qui sont présentés à la fois <strong>de</strong> manière symétrique <strong>et</strong> antithétique. Le récit cadre<br />

a lieu sur un bateau, qui navigue entre <strong>de</strong>ux polarités, l’Amérique du Nord, New<br />

York étant le lieu <strong>de</strong> départ, <strong>et</strong> Buenos Aires, <strong>de</strong>stination du narrateur comme du<br />

champion Czentovic, se rendant à un tournoi. Les <strong>de</strong>ux joueurs ont un ancrage<br />

en Europe centrale : Czentovic est le fils d’un bateleur du Danube, qui, orphelin,<br />

est élevé par un prêtre, tandis que M.B… est originaire <strong>de</strong> Vienne. Czentovic,<br />

comme M.B… , est porteur d’un mystère, d’une énigme ; ils sont tous <strong>de</strong>ux à la<br />

périphérie <strong>de</strong> leur lieu d’origine, en exil, que ce soit pour <strong>de</strong>s motifs politique<br />

(M.B…) ou professionnel (Czentovic).<br />

Ils représentent un mystère pour le narrateur, qui tente <strong>de</strong> percer leur secr<strong>et</strong>, <strong>et</strong><br />

en particulier, le mystère <strong>de</strong> l’origine <strong>de</strong> leur don pour l’inculte Czentovic<br />

736 Brusorio, Serge, « Les Len<strong>de</strong>mains <strong>de</strong> l’Apocalypse : A propos du Septième Sceau d’Ingmar<br />

Bergman » in « Echiquiers d’encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres (XIXème-XXème), op. cit., p.<br />

571.<br />

305


comme pour l’anonyme <strong>de</strong> M.B…, qui gar<strong>de</strong> le masque <strong>de</strong>s initiales dans toute<br />

la nouvelle. Enfin, les <strong>de</strong>ux personnages sont coupés du mon<strong>de</strong> social :<br />

Czentovic n’a aucun contact avec les autres, si ce n’est par l’intermédiaire <strong>de</strong><br />

l’espace échiquéen, tandis que M.B…, surgi <strong>de</strong> l’inconnu où il r<strong>et</strong>ourne à la fin,<br />

ne rompt sa solitu<strong>de</strong> que lorsqu’il qu’il se confie au narrateur dans un récit<br />

enchâssé.<br />

Ces parallèles tracés entre les <strong>de</strong>ux personnages sont assortis d’un jeu<br />

d’opposition qui en fait les représentants <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> antithétiques <strong>et</strong><br />

irréconciliables. Czentovic est un paysan du Danube : la polysémie du mot<br />

« Bauer » en Allemand laisse entrevoir plusieurs aspects <strong>de</strong> ce personnage<br />

taciturne. Hormis ce sens <strong>de</strong> « paysan », le mot signifie également un « pion » du<br />

jeu d’échecs. Ne représente t-il pas, par un jeu d’analogies, le « pion » qui, selon<br />

la règle échiquéenne, peut se métamorphoser en pièce <strong>de</strong> son choix ? De sa<br />

condition initiale <strong>de</strong> « paysan », Czentovic <strong>de</strong>vient un maître du jeu en<br />

construisant ses parties, ce qui constitue le troisième sens du mot « Bauer », « le<br />

constructeur » : il compense ainsi son inculture, « Unbildung » 737 .<br />

Au contraire, M.B… <strong>de</strong>scend d’une vieille famille autrichienne, proche du<br />

pouvoir politique <strong>et</strong> financier, avant l’Anschluß, <strong>et</strong> est l’héritier <strong>de</strong> la vieille<br />

culture européenne. Alors que Czentovic constitue le point <strong>de</strong> mire <strong>de</strong>s<br />

passagers, comme maître <strong>de</strong>s échecs reconnu, M.B…apparaît comme un roi en<br />

exil : il gar<strong>de</strong> son d’anonymat pendant tout le voyage, <strong>et</strong> apparaît <strong>et</strong> disparaît en<br />

catimini. Il s’avère être le perdant <strong>de</strong> la rencontre échiquéenne contre son<br />

adversaire inculte <strong>et</strong> d’un pragmatisme brutal, ce qui, comme le commente<br />

Christof Laumont, perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> lire la nouvelle <strong>de</strong> Zweig comme une allégorie<br />

politique : « La <strong>de</strong>rnière œuvre <strong>de</strong> Zweig peut être lue comme le récit <strong>de</strong> la<br />

737 Le terme « inculture », « Unbildung », est composé du verbe « bil<strong>de</strong>n » <strong>et</strong> d’un préfixe<br />

privatif, synonyme <strong>de</strong> « bauen », « construire » : l’activité échiquéenne est posée comme<br />

l’élément compensatoire d’un manque.<br />

306


victoire du fascisme sur l’intellectualisme conservateur <strong>et</strong> humaniste<br />

européen 738 .»<br />

C<strong>et</strong>te lecture peut être étayée par le thème du récit enchâssé à la première<br />

personne que fait M.B… au narrateur : sa captivité par les Nazis, qui est au cœur<br />

<strong>de</strong> la nouvelle. M.B. a fait les frais <strong>de</strong> la brutalité politique dans le cadre <strong>de</strong> sa<br />

détention.<br />

C<strong>et</strong>te opposition entre la victime <strong>et</strong> le bourreau, en résonance avec le<br />

manichéisme <strong>de</strong>s échecs, est accentuée dans les <strong>de</strong>ux romans publiés très<br />

récemment, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>de</strong> Maurensig <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong> le scorpion<br />

<strong>de</strong> Patrick Séry. Les <strong>de</strong>ux romans, publiés respectivement en 1993 <strong>et</strong> en 1991,<br />

jouent sur la dualité <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités, révélée <strong>et</strong> cachée <strong>de</strong>s personnages, tous liés<br />

aux nazisme dans leur passé, qu’ils aient été victimes ou bourreaux.<br />

Dans le roman <strong>de</strong> Séry, un balancement s’opère entre le présent, où l’ancien<br />

déporté, joueur d’échecs <strong>de</strong> renom, a repris le nom <strong>de</strong> son père aristocrate Von<br />

Frisch, <strong>et</strong> son passé <strong>de</strong> déporté lorsqu’il portait le nom juif <strong>de</strong> sa mère<br />

Morgenstein. Le mot, qui introduit la rétrospection vers l’horreur, est l’impératif<br />

« choisis », que le kapo adresse à Morgenstein 739 . C<strong>et</strong>te notion <strong>de</strong> choix, lié à<br />

l’espace ludique, est transposé dans une univers où elle prend <strong>de</strong>s allures d’ordre<br />

<strong>et</strong> d’invective : le joueur Morgenstein, le déporté, affronte le commandant nazi.<br />

Morgenstein souligne la relation antithétique qui sous-tend les rencontres<br />

échiquéennes : « Je suis juif uniquement parce que vous êtes nazi 740 .»<br />

Ce rapport antithétique à l’autre s’inscrit également dans La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, où l’histoire rétrospective <strong>de</strong> Frisch, l’industriel au passé nazi, trouvé<br />

assassiné après une partie d’échecs, entraîne le lecteur vers l’espace du camp <strong>de</strong><br />

738 Laumont, Christof, « <strong>Echecs</strong> <strong>et</strong> navigation : allégorie <strong>et</strong> structure narrative dans Le Joueur<br />

d’échecs <strong>de</strong> Stefan Zweig » in Echiquiers d’encre : Le jeu d’échecs <strong>et</strong> les L<strong>et</strong>tres (XIXème-<br />

XXème), op. cit., p.335. C<strong>et</strong>te échec <strong>de</strong> l’intellectuel face à la force brutale peut être mis en<br />

perspective avec le suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> Zweig quelques mois après : c<strong>et</strong> échec, ainsi que le thème <strong>de</strong><br />

l’exil, prend une dimension autobiographique.<br />

739 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 29.<br />

740 I<strong>de</strong>m, p. 41.<br />

307


la mort, dans un affrontement avec son rival ancestral, Tabori-Rubinstein, qui a<br />

alors pris le relais <strong>de</strong> l’instance narrative <strong>de</strong> départ 741 . Ce « face à face » entre le<br />

déporté <strong>et</strong> le nazi coïnci<strong>de</strong> avec l’opposition <strong>de</strong>s couleurs : « Guidés par leur<br />

froi<strong>de</strong> logique, les blancs s’enfonçaient parmi les noirs, les forces contraires<br />

s’équilibraient 742 .»<br />

C<strong>et</strong>te partie est l’aboutissement d’un antagonisme qui s’est exprimé dans le<br />

temps : pendant son récit rétrospectif, Tabori-Rubinstein relate d’abord, <strong>de</strong><br />

manière chronologique, les faits qui ont précédé son arrestation, <strong>et</strong> notamment<br />

son affrontement avec Frisch alors qu’il étaient enfants. En évoquant leur<br />

première rencontre échiquéenne, le narrateur emploie l’expression<br />

d’ « adversaire pré<strong>de</strong>stiné 743 .» C<strong>et</strong>te opposition ontologique avec Frisch<br />

constitue l’archétype <strong>de</strong> la compétition entre <strong>de</strong>s polarité irréconciliables, étant<br />

aux antipo<strong>de</strong>s l’une <strong>de</strong> l’autre. Elle hante Tabori dès la première<br />

rencontre : « Tout au long <strong>de</strong> ces premières années, la présence <strong>de</strong> mon<br />

adversaire d’élection ne cessa <strong>de</strong> me poursuivre 744 .» Le narrateur m<strong>et</strong> en avant le<br />

contraste physique entre les <strong>de</strong>ux protagonistes.<br />

Même au physique nous ne pouvions être plus dissemblables : à l’époque j’étais p<strong>et</strong>it <strong>et</strong><br />

joufflu, lui était grand <strong>et</strong> très maigre, un véritable échassier en culottes courtes. J’étais<br />

brun <strong>et</strong> frisé, lui blond avec <strong>de</strong>s cheveux plats <strong>et</strong> fins qui lui tombaient sur les tempes.<br />

Bref, j’étais juif <strong>et</strong> lui aryen 745.<br />

741 Dans la secon<strong>de</strong> partie du roman, c’est Tabori qui <strong>de</strong>vient l’instance narrative.<br />

742 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 140 : « Guidate da una loro fredda<br />

logica, le figure bianche si incuneavano tra quelle nere, le forze contrarie si equilibravano.» (La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 168).<br />

743 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 110 : « Il mio avversario<br />

pre<strong>de</strong>stinato.» (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, p. 131).<br />

744 I<strong>de</strong>m, p. 111 : “ In quei primi anni, la presenza <strong>de</strong>l mio avversario el<strong>et</strong>tivo non cessò mai di<br />

perseguitarmi. ” (I<strong>de</strong>m., p. 132).<br />

745 Ibid, p. 113 : “Anche sul piano fisico, non potevamo essere più diversi : se io a quel tempo ero<br />

piccolo e paffutello, lui era alto e magrissimo, un autentico trampoliere in calzoni corti. Se io ero<br />

bruno e ricciuto, lui era biondo e con i capelli lisci e fini che gli rica<strong>de</strong>vano sulla tempia.<br />

Insomma, io ero ebreo e lui ariano.” (Ibid, op. cit., p. 134).<br />

308


Cependant, la différence la plus sensible pour un joueur d’échecs s’inscrit dans<br />

le style du jeu. Le jeu conservateur <strong>de</strong> Frisch est comparé à celui <strong>de</strong> Tarrasch,<br />

joueur d’échecs célèbre pour son conformisme, qui soutenait qu’il y avait <strong>de</strong>s<br />

coups « comme il faut » au jeu d’échecs. Frisch semble s’être inspiré <strong>de</strong> ce<br />

paragon du conformiste dans un jeu pourtant créatif.<br />

Je connaissais son jeu ; j’avais analysé plusieurs <strong>de</strong> ses parties sans leur trouver la<br />

moindre originalité : elles étaient celles d’un conservateur qui ne s’était pas débarrassé du<br />

schématisme d’un Tarrasch (le père germanique <strong>de</strong>s échecs) <strong>et</strong> ne <strong>de</strong>vait rien à<br />

l’influence <strong>de</strong>s théories ultramo<strong>de</strong>rnes alors en vogue. Mais c’était justement ce manque<br />

d’originalité, <strong>de</strong> risque, <strong>de</strong> fantaisie, c<strong>et</strong>te soumission au dogmatisme qui m’inquiétaient 746.<br />

Frisch est un homme qui peut pousser l’esprit <strong>de</strong> système jusqu’à ses extrêmes<br />

limites. Au contraire, Tabori porte le même nom que Rubinstein, joueur connu<br />

pour la richesse <strong>et</strong> le caractère novateur <strong>de</strong> son jeu 747 . Ainsi Frisch <strong>et</strong> Tabori sont<br />

campés comme <strong>de</strong>s personnages aussi contrastés que les couleurs échiquéennes.<br />

Le déporté est censé apporter, dans le contexte du système <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction<br />

massive dans le camp <strong>de</strong> la mort, une dimension <strong>de</strong> jeu à son tortionnaire. Le jeu<br />

d’échecs <strong>de</strong>vient un terrain d’opposition, <strong>de</strong> conflit entre le bourreau <strong>et</strong> la<br />

victime, tout en étant inévitablement le lieu où un contact entre eux est possible.<br />

Tabori est placé dans une relation interactive avec son bourreau, par<br />

l’intermédiaire du jeu d’échecs, ce qui le rend involontairement complice du<br />

système dont il est victime : la perversité du fonctionnement échiquéen mis en<br />

746 Maurensig, Paolo, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 112 : « Conoscevo il suo gioco, avevo<br />

analizzato parecchie sue partite senza trovarvi nulla di originale ; il suo era un gioco<br />

conservatore, legato ancora agli schematismi di Tarrash (il Padre te<strong>de</strong>sco <strong>de</strong>gli scacchi), e non<br />

era stato per nulla influenzato dalle teorie ipermo<strong>de</strong>rne allora in voga. Eppure, era propio quella<br />

mancanza di originalità, di rischio, di fantasia, quell’asservimento al dogmatismo, che mi<br />

inqui<strong>et</strong>avano.» (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 133).<br />

747 Giffard, Nicolas <strong>et</strong> Biénabe, Alain, Le Gui<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échecs, op. cit., pp. 406-407. Le caractère<br />

<strong>de</strong>s joueurs se révèle dans la manière <strong>de</strong> jouer. Ainsi <strong>de</strong>s différences très n<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> style<br />

apparaissent, ainsi que <strong>de</strong>s mouvements esthétiques, tel que le romantisme.<br />

309


place par les normes <strong>et</strong> les règles <strong>de</strong> Frisch constitue à faire participer Tabori,<br />

par le jeu d’échecs, à la <strong>de</strong>struction physique <strong>de</strong>s déportés.<br />

Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg comme dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, la victime<br />

juive <strong>et</strong> le bourreau nazi forment un couple emblématique, qui peut évoquer le<br />

roman <strong>de</strong> David Grossman Voir-ci <strong>de</strong>ssous Amour 748 . Dans ce roman, Neigel, le<br />

commandant du camp <strong>de</strong> la mort <strong>de</strong>man<strong>de</strong> au conteur Wasserman, déporté juif,<br />

d’adopter le rôle <strong>de</strong> Schéhéraza<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> lui raconter les aventures <strong>de</strong>s Enfants au<br />

cœur vaillant, ses héros <strong>de</strong> roman. Dans la quatrième <strong>et</strong> <strong>de</strong>rnier partie du roman,<br />

« l’encyclopédie complète <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Kazik », c<strong>et</strong>te histoire est racontée sous la<br />

forme d’un dictionnaire, qui m<strong>et</strong> en avant les relations du déporté <strong>et</strong> <strong>de</strong> son<br />

tortionnaire, dans une perspective ludique, contrastant avec le contexte du camp<br />

<strong>de</strong> la mort.<br />

L’antithèse entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> qui entrent en collision apparaît également dans<br />

le jeu d’opposition entre Czentovic <strong>et</strong> M.B…dans Le Joueur d’échecs. Par ce jeu<br />

d’oppositions, on voit même se <strong>de</strong>ssiner une analogie entre les personnages <strong>et</strong><br />

les pièces du jeu d’échecs. Czentovic au large front, au jeu d’une lenteur<br />

imperturbable, réfractaire au pouvoir <strong>de</strong> l’imagination, présente une similitu<strong>de</strong><br />

avec la tour à l’implacable <strong>et</strong> prévisible déplacement en lignes droites. Il se<br />

démarque par un comportement <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rait, replié dans « sa tour d’ivoire ». Quant<br />

à M.B…, sa pâleur fantomatique <strong>et</strong> son visage anguleux le rapprochent d’un fou<br />

blanc : « Sa tête anguleuse s’appuyait aux coussins dans une pose un peu lasse,<br />

<strong>et</strong> l’étonnante pâleur <strong>de</strong> ce visage relativement jeune me frappa <strong>de</strong> nouveau. Ses<br />

cheveux étaient tout blancs 749 .»<br />

Il apparaît <strong>de</strong> façon impromptue, comme surgi d’une diagonale, <strong>et</strong> prend congé<br />

<strong>de</strong> manière fuyante : « Il s’inclina encore une fois <strong>et</strong> s’en fut, <strong>de</strong> la même<br />

748 Grossman, David, Voir ci-<strong>de</strong>ssous: Amour, trad. par Judith Misrahi <strong>et</strong> Ami Barak, Paris :<br />

Seuil, 1991. Par ses récits, Wasserman doit distraire son bourreau, ce qui introduit une dimension<br />

<strong>de</strong> jeu.<br />

749 Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p. 46 :“ Der scharfgeschnittene Kopf ruhte in <strong>de</strong>r<br />

Haltung leichter Ermüdung auf <strong>de</strong>m Kissen; abermals fiel mir die merkwürdige Blässe <strong>de</strong>s<br />

verhältnismäßig jungen Gesichtes beson<strong>de</strong>rs auf, <strong>de</strong>m die Haare blen<strong>de</strong>nd weiß die Schläfen<br />

rahmten.“(Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 43).<br />

310


manière mystérieuse <strong>et</strong> discrète qu’il était apparu la première fois 750 .» Par c<strong>et</strong>te<br />

disparition finale, le joueur d’échecs cè<strong>de</strong> le terrain à son rival qui a le <strong>de</strong>rnier<br />

mot : ce r<strong>et</strong>rait <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te défaite peuvent être lus comme l’échec <strong>de</strong>s valeurs <strong>de</strong> la<br />

culture <strong>et</strong> <strong>de</strong> la démocratie face à la force imperturbable <strong>et</strong> mortifère du nazisme<br />

conquérant. Sa déroute est totale à la fin <strong>de</strong> la nouvelle, comme l’a relevé<br />

Christof Laumont dans « <strong>Echecs</strong> <strong>et</strong> navigation ».<br />

M.B…n’est qu’un fou, un dés-axé, un pion poussé hors <strong>de</strong> la vie […] L’unique défaite du<br />

champion du mon<strong>de</strong> peut bien faire entrevoir brièvement l’espoir <strong>de</strong> vaincre son régime ;<br />

M.B… est au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la zone dangereuse, mais il a échoué : le « somnambule » apparaît<br />

comme le revenant d’un mon<strong>de</strong> perdu 751.<br />

M.B… <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> qu’il représente sont tenus en échec avant même que la<br />

partie soit terminée, puisque M.B…l’abandonne. Ces <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> antithétiques <strong>et</strong><br />

inconciliables, qui entrent en conflit, sont à l’image <strong>de</strong> la structure symétrique <strong>de</strong><br />

jeu d’échecs : les pièces se font face en un système <strong>de</strong> doubles inversés.<br />

Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, le schéma <strong>de</strong> l’inversion est repris à plusieurs<br />

niveaux du récit. Il présente un mon<strong>de</strong> à <strong>de</strong>ux dimensions ; l’une est visible, liée<br />

à l’i<strong>de</strong>ntité paternelle du protagoniste Von Frisch <strong>et</strong> au présent <strong>de</strong> la narration ;<br />

l’autre appartient au mon<strong>de</strong> souterrain dont Morgenstein, nom lié à la filiation<br />

maternelle du joueur d’échecs, a fait l’expérience dans le camp <strong>de</strong> la mort,<br />

comme l’annonce l’incipit du roman : « Je suis Lazare, revenu d’entre les morts<br />

pour tout vous dire <strong>et</strong> je vous dirai tout… 752 »<br />

Le r<strong>et</strong>our brutal au passé <strong>de</strong> Von Frisch sous le nom <strong>de</strong> Morgenstein entraîne le<br />

lecteur vers la zone sombre <strong>de</strong> ce que Freud appelait « Unheimlich », ce qui<br />

aurait dû rester dans l’ombre mais s’est finalement manifesté. C<strong>et</strong>te opposition<br />

750 Zweig, Stefan, Der Schachnovelle, op. cit., p. 110 :“ Er verbeugte und ging, in <strong>de</strong>r gleichen<br />

beschei<strong>de</strong>nen und geheimnisvollen Weise, mit <strong>de</strong>r er zuerst erschienen.“(Le Joueurd’échecs, p.<br />

95).<br />

751 Laumont, Christof, « <strong>Echecs</strong> <strong>et</strong> navigation : allégorie <strong>et</strong> structure narrative dans Le Joueur<br />

d’échecs <strong>de</strong> Stéfan Zweig » in Echiquiers d’encre, op. cit., p. 348.<br />

752 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 9.<br />

311


entre <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> mis en parallèles présente une similitu<strong>de</strong> avec La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg : <strong>de</strong>rrière la vie du respectable Frisch, réglée comme du papier à<br />

musique, se dissimule son passé <strong>de</strong> nazi, où il affronte Tabori-Rubinstein dans le<br />

camp <strong>de</strong> la mort.<br />

Comme au jeu d’échecs, une variante en cache une autre : dans Le Joueur<br />

d’échecs, <strong>de</strong>rrière le récit-cadre se profile le récit enchâssé <strong>de</strong> M.B…, qui relate<br />

sa détention par les nazis. Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, la trame policière ne<br />

constitue que le symptôme d’un processus <strong>de</strong> revanche, mené par un maître<br />

échiquéen qui tire les ficelles <strong>de</strong> l’action : il construit peu à peu sa vengeance<br />

contre Frisch le nazi.<br />

Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, à l’affrontement échiquéen concr<strong>et</strong> entre le<br />

déporté <strong>et</strong> le commandant nazi, se sont substituées les parties abstraites que Von<br />

Frisch (Morgenstein) mène par correspondance avec <strong>de</strong> lointains adversaires. Au<br />

moment d’un affrontement contre joueur d’Amérique du Sud, qui lui déclare son<br />

antisémitisme, Von Frisch revit l’opposition avec son ennemi ancestral.<br />

Qu’un adversaire déclaré du grand Reich <strong>de</strong>vînt champion du mon<strong>de</strong> leur était forcément<br />

désagréable, ils feraient tout pour ai<strong>de</strong>r le Sud-Américain. Julius les pressentait dans<br />

l’ombre <strong>de</strong>puis quelque temps, tournant autours <strong>de</strong> la maison. Il ne les avait jamais vu<br />

mais ils étaient là. Des hommes aux ordres <strong>de</strong> c<strong>et</strong> officier SS qui lui avait lancé avec un<br />

rire sardonique : « Ah, c’est toi, Morgenstein 753 ? »<br />

Le conflit débor<strong>de</strong> le cadre <strong>de</strong> l’échiquier dans c<strong>et</strong>te opposition ontologique, qui<br />

se manifeste <strong>de</strong> manière plus au moins violente dans Le Joueur d’échecs, La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong> le scorpion. La collision <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

n’offre pas d’autre issue que la <strong>de</strong>struction réelle ou imaginaire <strong>de</strong> l’adversaire.<br />

Dans le roman d’Arturo Pérez-Reverte s’inscrit c<strong>et</strong>te problématique <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> irréconciliables, surtout à partir du moment où le meurtrier reprend la<br />

partie à son compte en affrontant le joueur d’échecs Muñoz. Celui-ci évoque lui<br />

même l’opposition ontologique entre les joueurs comme un aspect presque<br />

753 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 119.<br />

312


invariable du jeu d’échecs : «Souvent, sur un échiquier, ce ne sont pas <strong>de</strong>ux<br />

écoles d’échecs qui s’opposent dans la bataille, mais <strong>de</strong>ux philosophies, <strong>de</strong>ux<br />

manières <strong>de</strong> concevoir le mon<strong>de</strong> 754 .»<br />

Dans Le Tableau <strong>de</strong> Maître flamand, le tableau représentant la partie d’échecs<br />

exprime c<strong>et</strong> aspect violent <strong>et</strong> irréconciliable : la partie n’est que le refl<strong>et</strong> d’une<br />

rivalité amoureuse, qui a conduit au meurtre <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s joueurs. L’énigme à<br />

double sens, qui renvoie aux attaques doubles du cavalier, Qui a tué le<br />

cavalier ? 755 inaugure le jeu interactif entre le mon<strong>de</strong> empirique <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l’imaginaire du ludique : le combat échiquéen masque un autre conflit qui a lieu<br />

dans l’espace réel. Ce jeu <strong>de</strong> correspondances démontre l’interaction du réel <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> la fiction, qui est réversible <strong>et</strong> fonctionne dans les <strong>de</strong>ux sens.<br />

C<strong>et</strong>te relation <strong>de</strong> réciprocité entre les sphères du réel <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’imaginaire<br />

est évoquée par Brian McHale dans The Pöstmö<strong>de</strong>rnist Fiction : « La<br />

confrontation ontologique a lieu entre notre mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> quelque autre mon<strong>de</strong> ou,<br />

autres <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, adjacent ou parallèle au notre, d’une manière ou d’une autre,<br />

accessible au-<strong>de</strong>là d’une limite ou d’une frontière. » 756 .<br />

Le système analogique selon lequel procè<strong>de</strong> le meurtrier perm<strong>et</strong><br />

d’effectuer <strong>de</strong>s passages d’un mon<strong>de</strong> à l’autre. Le jeu débor<strong>de</strong> ainsi <strong>de</strong>s limites<br />

qui lui sont assignées : le jeu comporte désormais <strong>de</strong>s implications réelles aux<br />

conséquences fatales.<br />

754 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 218 : « A menudo, sobre un tablero, la<br />

batalla no es entre dos escuelas <strong>de</strong> ajedrez, sino entre dos filosofías…Entre dos formas <strong>de</strong><br />

concebir el mundo. »»(Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 183).<br />

755 Le mot « cavalier » désigne la pièce sur l’échiquier, comme le personnage qui joue au<br />

échecs : « le cheval » se dit « cavalier » dans plusieurs langues, telles que l’anglais, « knight ».<br />

756 McHale, Brian, The Pöstmö<strong>de</strong>rnist Fiction, op. cit., p. 61 :“ The ontological confrontation<br />

occurs b<strong>et</strong>ween our world or worlds somehow adjacent or parallel to our own, accessible across<br />

some kind of boundary or barrier. ”(Ma traduction en français).<br />

313


B. Opposition <strong>et</strong> perversion du jeu<br />

Le jeu est une activité coupée du mon<strong>de</strong> réel, comme le dit Roger<br />

Caillois dans Les Jeux <strong>et</strong> les hommes : « Opposant du moins fortement le mon<strong>de</strong><br />

du jeu au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité, soulignant que le jeu est essentiellement une<br />

activité à part, elles [ « ses six qualités » ] laissent prévoir que toute<br />

contamination avec la vie courante risque <strong>de</strong> corrompre <strong>et</strong> <strong>de</strong> ruiner sa nature<br />

même 757 .»<br />

L’opposition entre <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> antithétiques dans un affrontement sans<br />

merci aboutit au fatal débor<strong>de</strong>ment hors <strong>de</strong> l’espace échiquéen. La séparation<br />

entre les <strong>de</strong>ux univers, le jeu <strong>et</strong> le réel, <strong>de</strong>vient poreuse <strong>et</strong> fragile. Le jeu<br />

contamine la réalité, qui épouse ses lois <strong>et</strong> ses fonctionnements. Ce schéma <strong>de</strong><br />

corruption du réel par le jeu apparaît dans les trois œuvres La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion <strong>et</strong> Le Tableau du maître flamand.<br />

Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, le récit enchâssé <strong>de</strong> Hans, dans la<br />

première partie, relate sa rencontre avec Tabori, qui l’a initié au mystère <strong>de</strong>s<br />

échecs. Tabori annonce <strong>de</strong> manière énigmatique au néophyte Hans l’étrange<br />

relation entre le jeu d’échecs <strong>et</strong> la vie.<br />

C’est ça, l’Attention dont je parle ! Comme si l’enjeu était ta propre vie, ou mieux : pas<br />

seulement la tienne – parce que tu pourrais tout simplement avoir envie <strong>de</strong> te suici<strong>de</strong>r -<br />

mais celles <strong>de</strong>s personnes qui te sont le plus chères. Tout le reste : la stratégie, la<br />

tactique, l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s ouvertures <strong>et</strong> <strong>de</strong>s fins, tout cela n’est qu’un corollaire qui <strong>de</strong>vient<br />

superflu en l’absence <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te forme d’attention 758.<br />

757 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les Hommes : le Masque <strong>et</strong> le vertige, op. cit., p. 101.<br />

758 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 59 : «Questa è l’Attenzione di cui<br />

parlo ! Come se la posta in gioco fosse la tua stessa vita, o meglio : non solo la tua –perché tu<br />

potresti anche essere un potenziale suicida-, bensì quella <strong>de</strong>lle persone che ti sono più care. Tutto<br />

il resto : la strategia, la tattica, lo studio <strong>de</strong>lle aperture e <strong>de</strong>i finali, tutto ciò è un corollario che<br />

diventa superfluo se viene a mancare questa forma di attenzione. » » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg,<br />

op. cit., p. 68).<br />

314


Tabori indique à son initié le lien qui peut s’établir entre l’espace échiquéen <strong>et</strong> le<br />

mon<strong>de</strong> empirique. Il préconise une forme supérieure <strong>de</strong> l’attention du joueur : la<br />

vigilance, où il s’agit d’imaginer que le jeu puisse impliquer une <strong>de</strong>struction bien<br />

réelle pour soi-même <strong>et</strong> pour les autrui. Le jeu semble se dépouiller <strong>de</strong> tout<br />

plaisir : les échecs <strong>de</strong>viennent un instrument <strong>de</strong> tragédie <strong>et</strong> <strong>de</strong> souffrance, dès<br />

lors détournés <strong>de</strong> leur fonction ludique initiale. Dans son chapitre consacré à la<br />

corruption <strong>de</strong>s jeux, Roger Caillois parle <strong>de</strong> « déviation funeste 759 », terme qui<br />

est particulièrement approprié pour le roman <strong>de</strong> Maurensig. C<strong>et</strong>te conception<br />

d’un jeu perverti, « déjoué » par le réel même, surgit dans l’étrange manière dont<br />

l’initiation est transmise à Hans. Il se voit infliger une punition à chaque fois<br />

qu’il perd, sous forme <strong>de</strong> décharges électriques : Tabori impose à son néophyte<br />

une sorte d’enjeu où le corps est ru<strong>de</strong>ment mis à l’épreuve.<br />

La démarcation entre le jeu <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> réel, physique, semble ainsi s’estomper.<br />

C<strong>et</strong>te étrange solidarité entre les parties d’échecs <strong>et</strong> le corps annonce le jeu<br />

macabre évoqué par Tabori, qui prend le relais <strong>de</strong> la narration dans la secon<strong>de</strong><br />

partie du roman : les parties d’échecs entre le nazi Frisch <strong>et</strong> Tabori le juif se<br />

sol<strong>de</strong>nt par l’assassinat réel <strong>de</strong> déportés à chaque fois que ce <strong>de</strong>rnier perd la<br />

partie. Le meurtre <strong>de</strong> l’industriel Frisch au début du roman cache <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong><br />

meurtres absur<strong>de</strong>s introduisant le jeu d’échecs dans le cadre <strong>de</strong> la solution finale.<br />

La résolution <strong>de</strong> l’énigme échiquéenne a pour enjeu <strong>de</strong>s massacres réels : dans le<br />

labyrinthe, Tabori doit combattre le Minotaure, le monstre nazi, mélange <strong>de</strong><br />

rationalité <strong>et</strong> <strong>de</strong> cruauté bestiale, association que Martin Amis définit dans son<br />

roman La Flèche du temps comme un « cerveau reptilien construit sur une<br />

autobahn qui y conduisait 760 .»<br />

759 Caillois, Roger, Les Hommes <strong>et</strong> les Jeux, op. cit., p. 112 : « Il est remarquable que pour<br />

l’agôn, l’alea ou la mimicry, en aucun cas l’intensité du jeu ne soit cause <strong>de</strong> la déviation funeste.<br />

Celle-ci est toujours issue d’une contamination avec la vie ordinaire.»<br />

760 Amis, Martin, La Flèche du temps, trad. Géraldine Koff d’Amico, Paris : Christian Bourgois,<br />

collection 10/18, 1993.<br />

315


Le choix <strong>de</strong>s condamnés (l’enjeu <strong>de</strong>s parties) serait effectué sur une liste <strong>de</strong> prisonniers<br />

suffisamment bien portants pour que la mort ne soit pas pour eux un ca<strong>de</strong>au. Nous ne<br />

nous servirions pas <strong>de</strong> la liste en cas <strong>de</strong> partie nulle ; en revanche, chacune <strong>de</strong> ses<br />

victoires détermineraient la mort d’un nombre <strong>de</strong> prisonniers qui irait en augmentant,<br />

suivant une progression géométrique, comme cela avait été le cas pour les premières<br />

parties. Toute défaite <strong>de</strong> sa part me donnerait le droit <strong>de</strong> supprimer <strong>de</strong> la sélection, en<br />

nombre égal, les noms <strong>de</strong> ceux qui, ainsi exclus du jeu, seraient (mais pour combien <strong>de</strong><br />

temps ?) sauvés 761.<br />

C<strong>et</strong>te progression géométrique, ces calculs mathématiques peuvent être rattachés<br />

à la légen<strong>de</strong> <strong>de</strong> Sissa, évoquée dans l’incipit du roman, où la <strong>de</strong>man<strong>de</strong> se<br />

convertit en exigence démesurée, qui causa l’exécution <strong>de</strong> l’inventeur du jeu. De<br />

même, l’enjeu <strong>de</strong> la partie est soumis à <strong>de</strong>s calculs mécaniques appliqués à <strong>de</strong>s<br />

êtres humains : la partie sur l’échiquier, qui aboutit à la mort symbolique<br />

prononcée par le mat final, dépasse les limites <strong>de</strong> l’échiquier.<br />

A l’imaginaire se substituent <strong>de</strong>s règles mécaniques qui réduisent les êtres<br />

humains à <strong>de</strong> simples pions manipulés par Frisch. Ce droit <strong>de</strong> vie ou <strong>de</strong> mort,<br />

pouvoir discrétionnaire, sur les déportés constitue déjà une prérogative du<br />

commandant nazi. Il intègre un élément ludique dans le système <strong>de</strong> la solution<br />

finale, ce qui paraît d’autant plus monstrueux. Comme le laissait présager sa<br />

manière <strong>de</strong> jouer dogmatique, Frisch pousse à l’extrême l’esprit <strong>de</strong> système<br />

jusqu’à ses conséquences ultimes <strong>et</strong> paradoxales.<br />

Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, la contamination du réel par le jeu surgit <strong>de</strong><br />

manière visuelle, puisque l’échiquier <strong>de</strong>vient un échiquier à échelle humaine,<br />

constitué d’êtres vivants. Aux parties contre le commandant Hemmrich que<br />

761 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 154 : « La scelta <strong>de</strong>i condannati (la<br />

posta in gioco) si sarebbe fatta utilizzando una lista di prigionieri sufficientemente in salute<br />

perché la morte non fosse loro di premio. Di questa lista non ci saremmo valsi per le partite che<br />

si fossero concluse in parità; ogni vittoria da parte sua, invece, avrebbe d<strong>et</strong>erminato la morte di<br />

un numero di prigionieri che sarebbe aumentato di volta in volta, come già era accaduto per le<br />

prime partite, con progressione geom<strong>et</strong>rica. Ogni sua sconfitta, invece, mi avrebbe concesso di<br />

cancellare da quell’elenco, in ugual numero, i nomi di coloro che, venendo esclusi dal gioco, si<br />

sarebbero (ma per quanto ancora ?) salvati. »» (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 184).<br />

316


Morgenstein joue, échappant ainsi à « l’impitoyable rigueur d’un traitement<br />

collectif <strong>de</strong> <strong>de</strong>stin 762 », se substitue une rencontre échiquéenne avec le nouveau<br />

commandant du camp <strong>de</strong> la mort, Diemler : l’échiquier est remplacé par un jeu<br />

vivant où <strong>de</strong>s êtres humains tiennent lieu <strong>de</strong> pièces.<br />

Un immense échiquier en bois, spécialement <strong>de</strong>ssiné, avait été installé au centre <strong>de</strong><br />

l’appelplatz. Sur chacune <strong>de</strong>s trente-<strong>de</strong>ux cases <strong>de</strong> départ, était amarré un être humain<br />

portant une parure carnavalesque censée symboliser une figure. Sur les rangées<br />

frontales, les pions n’avaient pour seul accessoire, par-<strong>de</strong>ssus leur tenue zébrée, qu’un<br />

p<strong>et</strong>it chapeau pointu, comme on n’en voit dans les cirques sur la tête <strong>de</strong> Monsieur Loyal,<br />

blanc ou noir selon le camp, Les pièces, rois, reines, tours, cavaliers, fous, arboraient <strong>de</strong>s<br />

habits gaufrés confectionnés pour la circonstance <strong>et</strong> <strong>de</strong>s atours en carton-pâte 763.<br />

Un autre élément <strong>de</strong> jeu est introduit par le motif du travestissement, la mimicry,<br />

que Roger Caillois définit dans sa classification <strong>de</strong>s jeux comme le<br />

travestissement, le déguisement liés à l’i<strong>de</strong>ntité simulée 764 . Le caractère ludique<br />

<strong>et</strong> volontaire <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te feinte, qui normalement doit marquer l’entrée dans<br />

« l’illusion », dans le jeu, est évi<strong>de</strong>mment effacé puisque ce sont les nazis qui<br />

disposent <strong>de</strong>s déportés comme <strong>de</strong> pions.<br />

L’aspect carnavalesque <strong>de</strong> ce grotesque travestissement ajoute un élément <strong>de</strong><br />

macabre. Il s’agit d’un grotesque plus orienté vers l’horreur, par opposition au<br />

grotesque comique 765 : un grotesque inquiétant, qui peut être rattaché à l’analyse<br />

762 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 121. Dans ce passage, Morgenstein se<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il doit continuer à accepter un traitement <strong>de</strong> faveur <strong>de</strong> la part <strong>de</strong>s nazis, dans la<br />

mesure où il joue aux échecs contre le commandant Hemmrich.<br />

763 I<strong>de</strong>m, p. 173.<br />

764 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes, op. cit., pp.60-61 : «Le jeu peut consister, non pas à<br />

déployer une activité ou à subir un <strong>de</strong>stin dans un milieu imaginaire, mais à <strong>de</strong>venir soi-même un<br />

personnage illusoire <strong>et</strong> à se conduire en conséquence. […] Il oublie, déguise sa personnalité pour<br />

en feindre une autre. »<br />

765 Le grotesque dans son orientation comique a été analysé par Mikhail Bakhtine dans L’œuvre<br />

<strong>de</strong> François Rabelais au Moyen-Age <strong>et</strong> sous la Renaissance, Paris : Gallimard, 1970.<br />

317


<strong>de</strong> Wolfgang Kaiser 766 , qui a élaboré une théorie du grotesque autour du thème<br />

<strong>de</strong> l’insécurité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la transformation d’un mon<strong>de</strong> familier en un mon<strong>de</strong><br />

inquiétant 767 . Le mon<strong>de</strong> physique, dans ce processus, prend <strong>de</strong>s allures<br />

d’irréalité, proche du fonctionnement du cauchemar. L’aspect carnavalesque <strong>de</strong>s<br />

déportés, grimés <strong>de</strong> telle façon qu’ils per<strong>de</strong>nt l’apparence d’êtres humains, fait<br />

<strong>de</strong> ce jeu une mise en scène <strong>de</strong> la mort. Au lieu d’être suspension du réel, le jeu<br />

opère au cœur <strong>de</strong> la réalité : la mise en scène accentue l’horreur <strong>et</strong> le tragique <strong>de</strong><br />

la situation. Le décor moyenâgeux rappelle les exécutions publiques qui avaient<br />

lieu alors.<br />

Un partie d’échecs vivante ! […] L’idée, étrange en ce lieu, eût été plutôt réjouissante si,<br />

au fond <strong>de</strong> la place, à une vingtaine <strong>de</strong> mètres, un autre décor pour une autre mise en<br />

scène n’était venu en contrepoint du théâtre ludique profiler sa sale gueule : une double<br />

potence. […] Un carnaval <strong>de</strong> mort, oui ! 768<br />

Le carnaval est l’expression d’un renversement <strong>de</strong>s valeurs, où le jeu fait partie<br />

intégrante <strong>de</strong> la logique d’extermination. Dans ce déguisement grotesque,<br />

l’humanité <strong>de</strong> l’autre est à peine reconnaissable : le masque perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> cacher le<br />

visage <strong>de</strong> l’autre, ce qui rend d’autant plus possible le passage du meurtre virtuel<br />

<strong>de</strong> l’espace échiquéen au meurtre réel d’autant plus possible. La notion<br />

d’absence <strong>de</strong> visage liée au meurtre rappelle les remarques d’Emmanuel Lévinas<br />

dans Totalité <strong>et</strong> infini. Le meurtre se fait dans l’absence <strong>de</strong> représentation <strong>de</strong><br />

l’autre, son humanité <strong>de</strong>venant alors invisible 769 .<br />

766 Kaiser, Wolfgang, Das Groteske, seine Gestaltung in Malerei und Dichtung, Olenburg, 1957.<br />

Son analyse porte, en l’occurrence, sur l’oeuvre <strong>de</strong> Hoffmann.<br />

767 Kaiser parle <strong>de</strong> « Verfremdung » : dans ce processus, le réalité <strong>de</strong>vient d’un inquiétante<br />

étrang<strong>et</strong>é (« unheimlich »). L’aspect normal <strong>et</strong> rassurant du réel fait place à un mon<strong>de</strong> proche du<br />

cauchemar.<br />

768 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 173.<br />

769 Lévinas, Emmanuel, Totalité <strong>et</strong> infini : Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 216 : « La<br />

profon<strong>de</strong>ur qui s’ouvre dans c<strong>et</strong>te sensibilité modifie la nature même du pouvoir qui ne peut dès<br />

lors plus prendre, mais peut tuer. Le meurtre vise une donnée sensible <strong>et</strong> cependant il se trouve<br />

<strong>de</strong>vant une donnée dont l’être ne saurait pas se suspendre par un appropriation. […] Ni la<br />

318


Dans c<strong>et</strong>te grotesque mascara<strong>de</strong>, le joueur d’échecs Morgenstein participe à<br />

l’entreprise <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction, dans une interaction active sur l’échiquier avec le<br />

commandant du camp. Il se fait ange <strong>de</strong> la mort, complice involontaire en<br />

acceptant, dans la contrainte, les règles <strong>de</strong> jeu macabres.<br />

Voici les règles <strong>de</strong> jeu fixées par le commandant Diemler. Les détenus qui sortiront du jeu<br />

seront pendus sur-le-champ. Libre à toi <strong>de</strong> chercher à épargner ceux <strong>de</strong> ton camp ou ceux<br />

du camp adverse, mais n’oublie pas que ta propre vie est en cause. Tu ferais bien <strong>de</strong><br />

gagner c<strong>et</strong>te partie 770.<br />

Le détenu joue contre la mort, une mort imminente, immédiate, brutale. Les<br />

parties que Tabori-Rubinstein mène sur un échiquier formé <strong>de</strong> pièces, <strong>et</strong> non<br />

d’êtres humains, contre le nazi Frisch dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg se<br />

cantonnent à l’espace échiquéen. Les parties <strong>de</strong> Tabori <strong>et</strong> <strong>de</strong> Frisch ont<br />

également pour enjeu <strong>de</strong>s vies humaines, mais les massacres n’ont pas l’aspect<br />

visuel <strong>et</strong> théâtral <strong>de</strong> ceux perpétrés par le commandant Diemmler dans Le Maître<br />

<strong>et</strong> le scorpion : Morgenstein est directement témoin <strong>de</strong>s meurtres, qui se<br />

déroulent sous ses yeux au fil <strong>de</strong> la partie.<br />

Les <strong>de</strong>ux scènes, l’échiquier <strong>et</strong> le gib<strong>et</strong>, les <strong>de</strong>ux spectacles, le jeu qui était supplice <strong>et</strong> le<br />

supplice qui était jeu, les <strong>de</strong>ux publics, maîtres <strong>et</strong> esclaves, s’imbriquaient donc<br />

étroitement 771.<br />

<strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s choses, ni la chasse, ni l’extermination <strong>de</strong>s vivants – ne visent le visage qui n’est<br />

pas du mon<strong>de</strong>. […] Le meurtre seul prétend à la négation totale. La négation du travail <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

l’usage, comme la négation <strong>de</strong> la représentation – effectuent une prise ou une compréhension,<br />

reposent sur l’affirmation ou la visent, peuvent. Tuer n’est pas dominer mais anéantir, renoncer<br />

absolument à la compréhension.»<br />

770 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 174.<br />

771 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 177.<br />

319


C<strong>et</strong>te manière <strong>de</strong> « donner à voir » la mort, selon un principe <strong>de</strong> jeu, présente<br />

une analogie avec les jeux <strong>de</strong>s empereurs romains : le nazi «avait transformé le<br />

noble jeu en jeu <strong>de</strong> cirque 772 . » Le joueur nazi manipule ces pièces humaines<br />

comme s’il s’agissait <strong>de</strong> pions : « Le cavalier du roi avança en zigzag, comme lui<br />

indiqua le kapo d’un mouvement <strong>de</strong> son tuyau en caoutchouc 773 .»<br />

L’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> grotesque, où se mêlent le morbi<strong>de</strong> <strong>et</strong> le ludique, est renforcé<br />

par l’accoutrement dont sont affublés les pièces humaines, habillés <strong>de</strong> « robes à<br />

crinoline d’antan, d’où partait, au niveau <strong>de</strong>s fesses, une queue <strong>de</strong> plumes<br />

blanches ou noires 774 .» C<strong>et</strong>te manière <strong>de</strong> ridiculiser la victime que l’on va<br />

assassinée peut être rapprocher <strong>de</strong> l’esthétique grotesque du film <strong>de</strong> Roman<br />

Polanski, adaptation du roman Le Pianiste 775 , où certaines scènes opèrent un<br />

mélange entre horreur <strong>et</strong> comique grotesque, la victime étant totalement réifiée<br />

par la volonté <strong>de</strong>s nazis 776 .<br />

Contrairement au conflit échiquéen contre la mort que Tabori joue avec<br />

Frisch dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, où les victimes sont assassinées ou non<br />

après la partie selon son issue, la partie <strong>de</strong> Morgenstein implique l’assassinat<br />

immédiat <strong>et</strong> attendu <strong>de</strong> la pièce perdue sur l’échiquier.<br />

Les hommes sur le plateau pouvaient tout ignorer du jeu d’échecs, la règle du jeu leur<br />

sautait aux yeux ; ils savaient que chaque coup contenait une menace 777.<br />

772 I<strong>de</strong>m, p. 179.<br />

773 Ibid, p. 179.<br />

774 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 179.<br />

775 Polanski, Roman, Le Pianiste, New York, 2002. Ce film est une adaptation du roman <strong>de</strong><br />

Szpilman, Wladyslaw, Le Pianiste, Paris : Laffont, 2001.<br />

776 On peut penser, par exemple, à la scène où le nazi fait danser <strong>de</strong>vant tout le mon<strong>de</strong> un<br />

homme très p<strong>et</strong>it <strong>et</strong> gros avec femme maigre <strong>et</strong> très gran<strong>de</strong>. Certaines victimes entrent dans ce<br />

jeu du grotesque afin <strong>de</strong> survivre.<br />

777 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 180.<br />

320


Le jeu <strong>de</strong>vient machine <strong>de</strong> mort, ce qui peut être rapproché <strong>de</strong> l’allégorie <strong>de</strong> la<br />

mort dans Le Septième sceau. Mais dans c<strong>et</strong>te partie, ce n’est pas le joueur<br />

vaincu qui perd la vie du même coup, mais les pièces humaines, ce qui place<br />

Morgenstein dans <strong>de</strong>s situations <strong>de</strong> choix inextricables. Le paroxysme <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

partie, où les personnages-pièces dissimulent leur visage authentique, est atteint<br />

lorsque le commandant nazi tente d’obtenir la partie nulle par l’échange <strong>de</strong>s<br />

dames, alors condamnées.<br />

La dame blanche cessa ses prières <strong>et</strong>, sans qu’on ne lui eût rien <strong>de</strong>mandé, les violons se<br />

turent comme s’ils ne pouvaient accompagner l’explosion <strong>de</strong> silence qui se fit sur la place<br />

lorsque la reine déchue se tourna vers moi, arracha d’un même geste désespéré sa<br />

bouillie <strong>de</strong> couronne en carton-pâte <strong>et</strong> la perruche d’or frisotée d’anglaises <strong>de</strong>venues<br />

nouilles pendouillantes racornies par la pluie, <strong>et</strong> découvrit une tête brune, rasée, <strong>de</strong> p<strong>et</strong>it<br />

garçon. Esther ! Une taie tombée sur les yeux, avait éteint leurs phares dévorants. Pétrifié<br />

par l’incroyable métamorphose, je ne fus plus qu’une statue <strong>de</strong> sel 778.<br />

Au jeu qui frappe <strong>de</strong>s victimes inconnues <strong>de</strong> manière arbitraire, se substitue un<br />

autre jeu, où se mêlent Eros <strong>et</strong> Thanatos, puisque la reine n’est autre que la<br />

femme dont Morgenstein est épris. La monstrueuse mascara<strong>de</strong> est gravée à<br />

jamais dans la mémoire <strong>de</strong> Morgenstein, qui ne prend pas sa revanche contre son<br />

bourreau, comme Frisch dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, mais qui finit, comme<br />

cela sera évoqué ultérieurement, par confondre les espaces : « Les échecs sont<br />

son mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> n’est plus qu’un terrain <strong>de</strong> jeu 779 . » Le chiasme traduit<br />

bien l’enfermement dans lequel vit Morgenstein.<br />

Les trois œuvres qui m<strong>et</strong>tent en scène l’affrontement avec les nazis d’une<br />

manière atténuée comme dans Le Joueur d’échecs, ou <strong>de</strong> manière très violente<br />

778 I<strong>de</strong>m, p. 189. Avec la mansuétu<strong>de</strong> d’un empereur romain lorsqu’il accor<strong>de</strong> sa grâce à la<br />

victime condamnée, Diemler, le commandant nazie, épargne la victime.<br />

779 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 247. C<strong>et</strong> enfermement mental rappelle celui<br />

<strong>de</strong> Loujine dans La Défense Loujine ou M.B…dans Le Joueur d’échecs. C<strong>et</strong> enfermement<br />

implique, en même temps, un décloisonnement <strong>de</strong>s espaces, espace ludique <strong>et</strong> espace <strong>de</strong> la<br />

réalité.<br />

321


comme dans les <strong>de</strong>ux autres œuvres, utilisent la symbolique manichéenne du jeu<br />

d’échecs. Il s’agit d’un affrontement avec le mal absolu, qui débouche, dans La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg comme dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, sur l’invasion du<br />

réel par le jeu. La mort symbolique infligée à la fin <strong>de</strong> la partie au joueur perdant<br />

se métamorphose en morts bien réelles d’êtres vivants.<br />

Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, le jeu investit le réel, non seulement dans<br />

les monstrueuses parties jouées contre le nazi Frisch, mais dans la vengeance<br />

que Tabori-Rubinstein ourdit contre lui : le début du roman commence, à la<br />

manière d’un problème échiquéen, par l’échec <strong>et</strong> mat infligé à Frisch, trouvé<br />

assassiné. L’énigme policière se pose comme un problème échiquéen qui aurait<br />

contaminé la réalité. Frisch est d’ailleurs trouvé mort <strong>de</strong>vant une partie<br />

d’échecs : « On a cherché en vain un message, mais tout ce qu’on a trouvé, c’est,<br />

sur sa table <strong>de</strong> travail, un échiquier sur lequel les pièces avaient été abandonnées<br />

dans une position compliquée <strong>de</strong> milieu <strong>de</strong> partie 780 . »<br />

C<strong>et</strong>te imbrication d’une partie d’échecs <strong>et</strong> d’une énigme policière<br />

constitue la trame du roman <strong>de</strong> Pérez-Reverte, Le Tableau du Maître flamand.<br />

L’énigme policière <strong>et</strong> le problème échiquéen ne font qu’un dans ce roman, où le<br />

tableau du maître flamand porte la marque d’une question à éluci<strong>de</strong>r par son titre<br />

même Quis necavit equitem, Qui a tué le chevalier ?, en jouant sur la polysémie<br />

du mot : la pièce du jeu, le cheval, qui se disait ainsi au XVème siècle, <strong>et</strong> le<br />

chevalier d’Arras est un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux joueurs, amant <strong>de</strong> la dame, Béatrice <strong>de</strong><br />

Bourgogne, <strong>et</strong> rival <strong>de</strong> son époux, l’autre joueur d’échecs, Fernand<br />

d’Ostenbourg. Ce double référent, la pièce <strong>de</strong> l’échiquier <strong>et</strong> le personnage réel,<br />

confère à la partie une double dimension, sur l’échiquier <strong>et</strong> dans la réalité,<br />

d’autant que le chevalier d’Arras fut effectivement assassiné.<br />

L’assimilation d’une pièce à un personnage perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre au jour le<br />

lien entre la réalité <strong>et</strong> le jeu, qui a débordé <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> l’échiquier : Julia, la<br />

780 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 14 : « Invano si è cercato un<br />

messaggio, ma sul suo tavolo da lavoro non si è trovato nulla se non una scacchiera con una<br />

posizione di gioco già sviluppata in un complicato centro di partita.»(La Variante <strong>de</strong> Lüneburg,<br />

op. cit., p. 13).<br />

322


estauratrice du tableau, a recours aux services d’un joueur d’échecs, qui r<strong>et</strong>race<br />

les mouvements les plus probables <strong>de</strong>s pièces sur l’échiquier afin <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver<br />

l’assassin, en procédant par analogie.<br />

Et c’est là, en c2,que la dame noire a pris le cavalier pour se protéger <strong>de</strong> la tour <strong>et</strong><br />

s’emparer d’une pièce. […] Oui, fit Muñoz en haussant les épaules. C’est la dame noire<br />

qui a pris le cavalier…Et vous en tirerez les conclusions que vous voudrez. […] Les<br />

conclusions, murmura t-elle, encore abasourdie par c<strong>et</strong>te révélation, c’est que Ferdinand<br />

Altenhoffen était innocent […] C’est Béatrice <strong>de</strong> Bourgogne qui a fait tuer le cavalier 781.<br />

Le jeu offre la clé <strong>de</strong> l’énigme posée par le tableau, dont le jeu échiquéen ne<br />

constitue qu’une représentation analogique <strong>de</strong>s faits. La frontière entre la fiction,<br />

ludique <strong>et</strong> imaginaire, <strong>et</strong> le réel semble ténue dans ce jeu d’analogies entre pièces<br />

<strong>et</strong> personnages. La fiction <strong>et</strong> le ludique constituent une représentation du réel : ils<br />

trouvent leur source dans la réalité, à l’inverse <strong>de</strong>s romans La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, où, à partir du jeu, la réalité est<br />

transfigurée, perd son autonomie, n’est conçue qu’en fonction <strong>de</strong> l’issue <strong>de</strong> la<br />

partie.<br />

L’affrontement entre les <strong>de</strong>ux adversaires, le chevalier d’Arras <strong>et</strong> Ferdinand<br />

d’Ostenbourg, masque une rivalité amoureuse. Le tableau, la partie d’échecs<br />

fonctionnent comme <strong>de</strong>s miroirs <strong>de</strong> la situation réelle : <strong>de</strong> nouveau, la<br />

thématique du miroir surgit comme corollaire <strong>de</strong> la partie d’échecs. C<strong>et</strong>te<br />

référence à Lewis Carroll, qui est cité en exergue en début <strong>de</strong> chapitre 782 , est<br />

781 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., pp. 182-183 : « Y fue allí, en C2, don<strong>de</strong><br />

la dama negra, para protegerse <strong>de</strong> la amenaza <strong>de</strong> la torre y para ganar una pieza, se comió el<br />

caballo […] Sí,- Muños se encogió <strong>de</strong> hombros -. Fue la dama negra la que mató al<br />

caballero…Signifique eso lo que signifique. […] Significa – murmuró, aún aturdida por la<br />

revelación – que Fernando Altenhoffen era inocente […] Significa […] que fue Beatriz <strong>de</strong><br />

Borgoña la que hizo matar al caballero. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., pp. 153-154).<br />

782 I<strong>de</strong>m, p. 49 : « Se diría que está trazado como un enorme tablero <strong>de</strong> ajadrez –dijo Alicia al<br />

fin. » (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., chapitre II, p. 40 : « On dirait le <strong>de</strong>ssin d’un<br />

énorme échiquier, dit Alice.») Le mot espagnol « tablero <strong>de</strong> ajedrez » perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> faire une jeu <strong>de</strong><br />

mot avec « tabla », « le tableau », alliant ainsi la thématique échiquéenne à la thématique<br />

323


étayée par la présence d’un miroir qui redouble tous les personnages <strong>et</strong> toutes les<br />

pièces du tableau.<br />

Cependant, la collision entre <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> antagonistes intervient <strong>de</strong> manière<br />

inattendue par l’intervention d’un assassin anonyme qui a repris la partie<br />

d’échecs, figée <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s siècles. C<strong>et</strong> assassin, qui sévit mystérieusement,<br />

constitue l’aspect mortifère du jeu, <strong>et</strong> les forces du mal <strong>et</strong> du chaos. Il s’oppose<br />

aux forces du bien <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’ordre, représentées par l’intervention salvatrice du<br />

joueur d’échecs, qui essaie, en association avec Julia, la restauratrice, <strong>de</strong> trouver<br />

l’i<strong>de</strong>ntité du meurtrier. C<strong>et</strong>te collision <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, qui apparaît dans le contraste<br />

<strong>de</strong>s couleurs, est exprimée dans la citation <strong>de</strong> Kasparov, épigraphe dans le<br />

chapitre VII : «Les pièces blanches <strong>et</strong> noires semblaient représenter <strong>de</strong>s<br />

oppositions manichéennes entre la lumière <strong>et</strong> l’obscurité, le bien <strong>et</strong> le mal, dans<br />

l’esprit même <strong>de</strong> l’homme 783 . »<br />

L’intrigue policière débute avec le meurtre d’Alvaro, l’ancien amant <strong>de</strong> Julia.<br />

L’assassin établit un lien avec la partie en proposant une énigme codifiée selon<br />

les règles échiquéennes sur une p<strong>et</strong>ite carte. Muñoz décrypte le co<strong>de</strong> afin<br />

d’établir une signification probable du message.<br />

J’interprète le point d’interrogation comme signifiant qu’on nous propose un coup. D’où<br />

nous déduisons que nous jouons avec les blancs <strong>et</strong> l’adversaire avec les noirs 784.<br />

picturale. Le chapitre IV du roman s’appelle «De miroirs <strong>et</strong> d’échiquiers» (Le Tableau du Maître<br />

flamand, op.cit., p. 122) , associant ainsi directement le jeu <strong>et</strong> le miroir. (La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s,<br />

op. cit., p. 147 : « De los tableros y los espejos »).<br />

783 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> flan<strong>de</strong>s, op. cit., G. kasparov, p. 178 : «Las piezas blancas<br />

y negras parecían representar divisiones maniqueas entre la luz y la oscuridad, el bien y el mal,<br />

en el mismo espíritu <strong>de</strong>l hombre. »(Le Tableau du Maître flamand, op. cit., G. Casparov, p. 149).<br />

784 I<strong>de</strong>m, p. 198 : “Lo acompaña un signo <strong>de</strong> interrogación, que yo interpr<strong>et</strong>o como que se nos<br />

sugiere ese movimiento. Eso permite <strong>de</strong>ducir que nosotros jugamos con blancas y el adversario<br />

con negras. » (I<strong>de</strong>m, p. 167).<br />

324


La symbolique <strong>de</strong>s couleurs renvoie à l’esprit manichéen du jeu, qui est l’obj<strong>et</strong><br />

du commentaire <strong>de</strong> Kasparov dans la citation au chapitre précé<strong>de</strong>nt. L’assassin<br />

dirige le camp <strong>de</strong>s noirs <strong>et</strong> le joueur d’échecs, assisté <strong>de</strong> Julia, les blancs. C<strong>et</strong>te<br />

référence aux couleurs reprend la division manichéenne qui apparaît dans La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong> le scorpion. Le jeu d’échecs est<br />

emblématique d’une lutte entre les forces du bien <strong>et</strong> <strong>de</strong> la vie contre celles du<br />

mal <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort. Les joueurs, dans leur affrontement sans merci, représentent<br />

l’archétype <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te lutte manichéenne, dont une <strong>de</strong>s oppositions emblématiques<br />

est le nazi contre sa victime. Dans Le Tableau du Maître flamand, il s’agit <strong>de</strong> la<br />

lutte entre l’assassin mystérieux <strong>et</strong> le joueur, assisté <strong>de</strong> sa coéquipière, qui<br />

doivent rétablir l’ordre en résolvant l’énigme. Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg<br />

comme dans Le Tableau du Maître flamand, une résolution éthique <strong>de</strong> la tension<br />

nous est proposée par le triomphe final du bien sur le mal.<br />

C. La résolution éthique<br />

Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, Morgengenstein-Von Frisch (l’ancien déporté)<br />

sombre finalement dans la folie, trajectoire similaire à celle <strong>de</strong> M. B…,<br />

submergé par son imaginaire dans Le Joueur d’échecs. Au contraire, dans La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg, une résolution éthique est proposée dès l’ouverture du<br />

roman à l’insu du lecteur, qui ne connaît pas la véritable i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> Frisch.<br />

Celui-ci est r<strong>et</strong>rouvé mort dès le début. La trame policière masque la dimension<br />

éthique <strong>et</strong> métaphysique <strong>de</strong> l’histoire, comme au jeu d’échecs où une variante en<br />

cache une autre : le meurtre isolé <strong>de</strong> l’industriel allemand, dès lors que la vérité<br />

émerge par les récits <strong>de</strong> Hans <strong>et</strong>, surtout, <strong>de</strong> Tabori, apparaît comme un acte <strong>de</strong><br />

justice rendu pour <strong>de</strong>s milliers d’autres meurtres.<br />

La similitu<strong>de</strong> entre la mise en place la vengeance perpétrée contre Frisch, <strong>et</strong> le<br />

jeu d’échecs se manifeste également par l’élaboration lente <strong>et</strong> graduelle <strong>de</strong> la<br />

tactique <strong>de</strong> Tabori, qui mène au mat fatal.<br />

325


Si différentes hypothèses ont continué à osciller entre le suici<strong>de</strong> <strong>et</strong> l’acci<strong>de</strong>nt, effleurant<br />

même le crime, en revanche personne n’a pensé à la possibilité d’une exécution capitale,<br />

simplement différée dans le temps. De même, personne n’a compris que c’était justement<br />

dans la disposition <strong>de</strong>s échecs que se trouvait le message codé du joueur : ni imaginé non<br />

plus que ce message soit adressé au juge qui venait <strong>de</strong> le condamner 785.<br />

La partie d’échecs constitue le fil d’Ariane perm<strong>et</strong>tant <strong>de</strong> remonter jusqu’au<br />

centre du labyrinthe, les parties d’échecs entre le nazi <strong>et</strong> le juif dans le camp <strong>de</strong><br />

la mort. Pour trouver la solution du problème, le lecteur est invité à r<strong>et</strong>racer la<br />

partie à rebours. C<strong>et</strong>te régression temporelle s’effectue par l’évocation <strong>de</strong>s<br />

différentes strates <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Frisch en allant <strong>de</strong>s événements les plus récents<br />

jusqu’à un lointain passé. Comme pour un problème échiquéen, où il s’agit <strong>de</strong><br />

démonter la chaîne <strong>de</strong>s coups précé<strong>de</strong>nts, la chaîne <strong>de</strong> causalité, le narrateur<br />

remonte au coup précé<strong>de</strong>nt : « La sentence a été prononcée le vendredi soir, dans<br />

le rapi<strong>de</strong> Munich-Vienne 786 .»<br />

Ce fonctionnement « à rebours », pour évoquer les faits réels <strong>de</strong> la vie réelle <strong>de</strong><br />

Frisch, est analogue au principe <strong>de</strong>s coups « à rebours » sur l’échiquier<br />

parcourus par Muñoz afin <strong>de</strong> trouver le meurtrier passé du chevalier dans Le<br />

Tableau du Maître flamand. Cependant, lorsque qu’il doit trouver qui est<br />

l’assassin qui sévit dans l’entourage <strong>de</strong> Julia, le joueur d’échecs étudie les<br />

potentialités <strong>de</strong>s coups qui vont être joués dans l’avenir proche par l’assassin.<br />

Ces interprétations, qui peuvent mener à la paranoïa <strong>et</strong> à la méprise, offre une<br />

logique arborescente, une logique <strong>de</strong>s <strong>possibles</strong>. Le joueur d’échecs parcourt<br />

785 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 15 : « Se le varie ipotesi hanno<br />

continuato a oscillare dal suicidio alla disgrazia, sfiorando finanche il <strong>de</strong>litto, nessuno ha pensato<br />

invece alla possibilità di un’esecuzione capitale, seppure differita nel tempo e nello spazio. Come<br />

nessuno ha capito che propio en quella posizione di scacchi era codificato il suo messaggio ; né<br />

immaginato, <strong>de</strong>l resto, che quel messaggio fosse indirizatto al giudice che l’aveva appena<br />

condannato. » » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 14).<br />

786 I<strong>de</strong>m, p. 15 : « La sentenza è stata pronunciata venerdì notte, sul rapido Monaco-Vienna.» (La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 15).<br />

326


mentalement tous les <strong>possibles</strong> dans chaque situation, à chaque bifurcation, afin<br />

d’i<strong>de</strong>ntifier les coups futurs.<br />

Ces spéculations perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> déjouer l’imprévisibilité <strong>de</strong>s attaques réelles<br />

menées par l’assassin. Elles suscitent du même coup l’eff<strong>et</strong> d’angoisse <strong>et</strong> <strong>de</strong> peur<br />

typique du roman policier. Le coup proposé par le meurtrier à la suite du premier<br />

assassinat –Tb3 ?…Pd7 – d5+ - laisse entrevoir une menace potentielle <strong>de</strong> la<br />

dame blanche, à laquelle s’i<strong>de</strong>ntifie Julia, comme semble lire sa <strong>de</strong>stinée dans ce<br />

miroir échiquéen : « Et comme si l’échiquier était <strong>de</strong>venu miroir, elle découvrit<br />

quelque chose <strong>de</strong> familier dans la p<strong>et</strong>ite pièce en bois qui représentait la reine<br />

blanche, sur sa case e1, menacée par les pièces noires voisines, pathétiquement<br />

vulnérable 787 . » Son rôle est celui d’un détective qui doit prévoir les menaces<br />

afin d’éviter les assassinats <strong>et</strong>, finalement, trouver le coupable. Il s’agit <strong>de</strong> lui<br />

imposer un échec <strong>et</strong> mat en l’empêchant définitivement <strong>de</strong> nuire. Le joueur<br />

d’échecs, assisté par Julia, parvient par un travail long <strong>et</strong> méthodique à i<strong>de</strong>ntifier<br />

l’adversaire anonyme <strong>et</strong>, par conséquent, à le vaincre.<br />

De même, dans le contexte très différent d’une vengeance <strong>de</strong> justicier, Tabori<br />

parvient à éliminer son adversaire. L’efficacité <strong>de</strong> son action apparaît dès le<br />

début par la mort <strong>de</strong> Frisch, mais c’est en remontant les faits jusqu’à leur source<br />

que le narrateur confère au meurtre sa dimension réelle. La reconstitution <strong>de</strong>s<br />

faits à rebours laisse apparaître les éléments <strong>de</strong> tactique mis en place par le<br />

joueur Tabori, qui est invisible au début du récit. La première strate temporelle<br />

amène le lecteur quelques jours avant la mort <strong>de</strong> Frisch, qui affronte, dans le<br />

train selon son habitu<strong>de</strong>, au jeu d’échecs son collaborateur Baum. Deux éléments<br />

viennent perturber c<strong>et</strong>te activité routinière : Frisch perd la partie, en utilisant une<br />

variante, que ce joueur normatif décrie ensuite comme mauvaise, ne pouvant<br />

mener qu’à la défaite. Le <strong>de</strong>uxième élément perturbateur est constitué par la<br />

présence d’un inconnu, qui, au contraire, vante les mérites <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te variante. Les<br />

<strong>de</strong>ux points <strong>de</strong> vue sont d’emblée irréconciliables : alors que Frisch affirme que<br />

787 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 200-201 : « Y como si el tablero se<br />

hubiera tornado espejo, <strong>de</strong>scrubrió algo familiar en la pequeña pieza <strong>de</strong> ma<strong>de</strong>ra que representaba<br />

a la reina blanca, en su casilla E1, patéticamente vulnerable en la proximidad amenazadora <strong>de</strong> las<br />

piezas negras.» (Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 169).<br />

327


c<strong>et</strong>te variante mène inéluctablement à la défaite, l’inconnu du train soutient qu’il<br />

a toujours 788 utilisé c<strong>et</strong>te variante avec succès.<br />

La tactique adoptée pour démasquer Frisch fait penser aux déplacements <strong>de</strong><br />

pièces calculés à l’avance par le joueur d’échecs. Dans l’après-midi, Frisch avait<br />

reçu un appel téléphonique anonyme, <strong>et</strong> il s’était enquis à ce suj<strong>et</strong> auprès <strong>de</strong> sa<br />

secrétaire. La réponse apportée laisse entrevoir l’analogie avec les pièces du jeu<br />

d’échecs, la secrétaire interprétant l’appel comme une manière <strong>de</strong> connaître les<br />

allées <strong>et</strong> venues <strong>de</strong> Frisch.<br />

Mais j’ai peur que ce n’ait été qu’un expédient pour s’informer <strong>de</strong> vos mouvements.<br />

S’informer <strong>de</strong> mes mouvements ? C’est seulement après avoir prononcé c<strong>et</strong>te phrase que<br />

Frisch se rendit compte qu’il n’avait fait qu’ajouter un point d’interrogation aux <strong>de</strong>rniers<br />

mots <strong>de</strong> la secrétaire 789.<br />

Le narrateur Tabori, qui lègue la parole à son fils adoptif pour une partie du<br />

roman, évoque sa stratégie en posant le jeu d’échecs comme référence <strong>et</strong> comme<br />

clé <strong>de</strong> l’énigme, l’industriel viennois Frisch ayant été r<strong>et</strong>rouvé mort après une<br />

partie d’échecs, abandonnée sur l’échiquier. Le lecteur associe la présence <strong>de</strong><br />

l’inconnu dans le train à l’énigme policière ; Tabori a déjà évoqué l’existence <strong>de</strong><br />

son fils adoptif Tabori : le lecteur <strong>de</strong>vine ainsi l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> l’inconnu.<br />

Dès sa rencontre avec Frisch, Hans, le fils adoptif <strong>de</strong> Tabori, adopte une tactique<br />

d’approche progressive, qui a abouti – le lecteur le sait déjà – à l’échec <strong>et</strong> mat<br />

final. La stratégie échiquéenne perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> cerner l’adversaire Frisch, <strong>de</strong> r<strong>et</strong>ourner<br />

la situation <strong>et</strong> d’arriver à la résolution éthique. L’inconnu arrive à la manière<br />

788 En italique dans le texte.<br />

789 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op.cit., p. 20 : « « Ma temo che si sia trattato<br />

solo di un espediente per avere qualche informazione sui suoi movimenti ». « Sui miei<br />

movimenti? ». Solo allora Frisch si accorse di non fare altro che aggiungere un punto<br />

interrogativo alle ultime parole pronunciate dalla segr<strong>et</strong>aria.» (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit.,<br />

p. 20).<br />

328


d’un pion poussé sur un échiquier invisible. Il est, d’ailleurs, pressenti comme<br />

une menace par Frisch.<br />

Plongé comme il l’était dans ses réflexions, il ne s’était pas aperçu qu’un voyageur était<br />

entré dans le compartiment <strong>et</strong> s’était assis à côté d’eux. Il arrivait si rarement que<br />

quelqu’un, malgré les ri<strong>de</strong>aux tirés, déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> s’installer dans leur compartiment que<br />

Frisch leva la tête <strong>de</strong> l’échiquier pour lancer à l’intrus un coup d’œil chargé d’hostilité 790.<br />

L’entrée <strong>de</strong> l’inconnu dans le compartiment est perçue par Frisch comme une<br />

intrusion en territoire ennemi. L’apparence extérieure du jeune homme s’oppose<br />

au caractère ordonné, qui distingue Frisch tant dans la vie qu’aux échecs.<br />

L’intrus pouvait avoir un peu plus <strong>de</strong> vingt ans. Ses cheveux blonds lui tombaient sur les<br />

épaules, il était mal rasé <strong>et</strong> portait un imperméable blanc qui n’était pas <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière<br />

fraîcheur, fermé jusqu’au cou. Un genre d’habillement que, naturellement, Frisch<br />

détestait 791.<br />

L’inconnu attire l’attention <strong>de</strong> Frisch <strong>et</strong> <strong>de</strong> son collaborateur en commentant la<br />

défaite <strong>de</strong> Frisch pendant la partie d’échecs <strong>et</strong> en soulignant l’efficacité <strong>de</strong> la<br />

variante que Frisch vient <strong>de</strong> décrier. Il révèle avoir été un champion d’échecs<br />

mais être atteint d’une étrange phobie, qui l’amène à redouter <strong>de</strong> jouer avec un<br />

790 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 27 : « Immerso com’era nelle sue<br />

riflessioni, non si era neppure accorto che un viaggiatore era entrato nello scompartimento e<br />

stava pren<strong>de</strong>ndo posto accanto a loro. Capitava così di rado che qualcuno <strong>de</strong>ci<strong>de</strong>sse, nonostante<br />

le tendine tirate, di occupare propio il loro scompartimento, che Frisch alzò il capo dalla<br />

scacchiera e rivolse all’intruso un’occchiata carica di fastidio. » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op.<br />

cit., p. 29).<br />

791 I<strong>de</strong>m, p. 27 : « L’intruso poteva avere poco più di vent’anni. Aveva i capelli biondicci che gli<br />

arrivavano fin sulle spalle, era mal rasato e si stringeva addoso un impermeabile, bianco ma non<br />

più candido, chiuso fino al collo. Un tipo di abbigliamento che Frisch naturalmente d<strong>et</strong>estava.<br />

»(La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 29).<br />

329


adversaire réel. C<strong>et</strong>te révélation éveille la curiosité <strong>de</strong>s ses interlocuteurs, ce qui<br />

amène Hans à prendre le relais <strong>de</strong> la narration, à la première personne.<br />

Sa tactique consiste à pousser l’ennemi dans ses <strong>de</strong>rniers r<strong>et</strong>ranchements.<br />

Le récit <strong>de</strong> Hans, qui relate sa vie <strong>de</strong> joueur d’échecs, <strong>et</strong> son initiation par<br />

Tabori, est entrecoupé par <strong>de</strong>s r<strong>et</strong>ours réguliers au présent <strong>de</strong> la narration dans le<br />

train. Au fil du récit, Frisch reconnaît peu à peu le visage <strong>de</strong> l’autre, <strong>de</strong> Tabori<br />

son ennemi ancestral, <strong>de</strong>rrière celui <strong>de</strong> Hans racontant son histoire. L’approche<br />

progressive se traduit par les r<strong>et</strong>ours réguliers récit cadre dans le train, où Hans<br />

affronte Frisch, qu’il tente <strong>de</strong> démasquer. Dans la première partie <strong>de</strong> son récit,<br />

Hans évoque le lieu où il rencontre Tabori, Der rote Engel 792 : joueurs d’échecs<br />

<strong>et</strong> échiquiers se multiplient dans ce premier labyrinthe qui perm<strong>et</strong> à Hans <strong>de</strong><br />

développer son jeu face à l’adversaire Frisch. Dès l’introduction du personnage<br />

<strong>de</strong> Tabori, Hans suggère que ce grand maître <strong>de</strong>s échecs a connu l’enfer.<br />

Strumpel Lump s’est réveillé <strong>de</strong> son espèce <strong>de</strong> torpeur bavar<strong>de</strong>, <strong>et</strong> ses yeux<br />

habituellement inexpressifs ont semblé s’aimer, comme s’ils reprenait conscience : pour la<br />

première fois le vieux m’a regardé en face. « Tiens-toi loin <strong>de</strong> c<strong>et</strong> homme ! a-t-il tonné,<br />

d’un voix <strong>de</strong> prédicateur <strong>de</strong> campagne. C<strong>et</strong> homme…c<strong>et</strong> homme a joué en enfer ! 793»<br />

C<strong>et</strong>te allusion à la vie passée du maître <strong>de</strong>s échecs est un indice pour que Frisch<br />

reconnaisse son ennemi ancestral. Des allusions à la vie passé <strong>de</strong> Tabori<br />

parsèment le récit <strong>de</strong> Hans Mayer, d’où le sentiment <strong>de</strong> vague menace éprouvée<br />

par Frisch, comme si le danger s’approchait <strong>de</strong> plus en plus. La première partie<br />

du récit s’achève au moment où Hans évoque son initiation aux échecs par<br />

792 Ces termes signifient « l’ange rouge », ce qui évoque l’idée <strong>de</strong> violence justicière.<br />

793 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit, pp. 44-45 : « A questa domanda Strumfel<br />

Lump si svegliò da quella specie di sonniloquio e i suoi occhi perennemente inespressivi<br />

sembrarono raccogliersi come uno che si tiri su le brache : per la prima volta il vecchio mi<br />

guardò dritto in faccia. « Sta’lontano da quell’uomo ! » tuonò con un piglio da predicatore di<br />

campagna. “Quello …quello ha giocato all’inferno.”» (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., pp. 50-<br />

51).<br />

330


Tabori : chaque erreur – ou chaque faute – est sanctionnée par une décharge<br />

électrique lui parcourant tout le corps.<br />

Frisch n’avait pas bougé ; jambes <strong>et</strong> bras croisées, il avait attendu que s’achèvent les<br />

formalités du passage <strong>de</strong> la frontière <strong>et</strong>, maintenant que le train avait repris sa vitesse <strong>de</strong><br />

croisière, il semblait s’apprêter à écouter la suite du récit <strong>de</strong> Mayer. On eût dit qu’il avait<br />

compris que ce récit, d’une manière ou d’une autre, le concernait 794.<br />

Le voyage dans l’espace, <strong>et</strong> le franchissement <strong>de</strong> la frontière géographique, sont<br />

la métaphore d’un déplacement temporel proj<strong>et</strong>ant Frisch dans son passé <strong>de</strong> nazi.<br />

C<strong>et</strong>te métaphore spatiale renvoie au jeu d’échecs, où le positionnement<br />

dynamique <strong>de</strong>s pièces donne la signification d’ensemble <strong>de</strong> la partie. Les<br />

moments <strong>de</strong> silence évoquent les temps <strong>de</strong> réflexion au jeu d’échecs.<br />

Cependant Mayer ne reprit pas tout <strong>de</strong> suite la parole. Impossible <strong>de</strong> dire combien <strong>de</strong><br />

temps ils restèrent ainsi silencieux : peut-être le temps interminable que dure la réflexion<br />

précédant un coup difficile. Ce fut finalement Frisch qui <strong>de</strong>manda à Mayer <strong>de</strong> poursuivre,<br />

en portant son buste en avant <strong>de</strong> façon imperceptible. Un mouvement qui dénotait <strong>de</strong> la<br />

curiosité, <strong>et</strong> peut-être une légère appréhension. – Continuez, je vous en prie. C’était le<br />

mouvement qu’attendait Mayer 795.<br />

794 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., pp. 68-69 : « Frisch non si era mosso dal<br />

suo posto; con le gambe accavallate e le braccia conserte aveva asp<strong>et</strong>tato che terminassero le<br />

varie formalità alla frontiera, e ora che il treno aveva raggiunto una velocità costante, sembrava<br />

apprestarsi ad ascoltare il seguito <strong>de</strong>l racconto di Mayer. Era come se avesse intuito che quella<br />

storia in qualche modo lo riguardava. » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., pp. 79-80).<br />

795 I<strong>de</strong>m, p. 67 : « Mayer, tuttavia, non riprese subito a parlare. Non avrebbe saputo dire per<br />

quanto tempo fossero rimasti in silenzio : forse l’interminabile tempo di riflessione necessario<br />

per una mossa difficile. Fu Frisch a chie<strong>de</strong>re a Mayer di proseguire, spostando in avanti il busto<br />

in maniera appena perc<strong>et</strong>tibile. Un gesto che <strong>de</strong>notava curiosità, e forse anche una lieve<br />

apprensione. « Continui, la prego. » Era la mossa che Mayer asp<strong>et</strong>tava.»(La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, op. cit., p. 80).<br />

331


La vengeance – ou revanche – <strong>de</strong> Tabori, qui se cache <strong>de</strong>rrière Hans Mayer son<br />

fils adoptif, se construit peu à peu comme une partie d’échecs : la résolution<br />

éthique <strong>de</strong> la tension entre les forces du bien <strong>et</strong> du mal est le résultat <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te<br />

lente élaboration. Dans Le Tableau du Maître flamand, le joueur d’échecs<br />

parvient à dévoiler l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> l’assassin en établissant un parallélisme entre les<br />

mouvements échiquéens <strong>et</strong> ce qui se passe dans la vie réelle. Le lien avec<br />

l’échiquier se fait directement, sous forme <strong>de</strong> diagrammes, alors que, dans La<br />

Variante <strong>de</strong> Lüneburg, l’attaque réelle <strong>de</strong> Hans Mayer contre l’ancien nazi<br />

Frisch correspond, <strong>de</strong> manière plus implicite <strong>et</strong> suggestive, à la tactique<br />

échiquéenne <strong>de</strong> l’encerclement progressif.<br />

Ainsi, comme la légen<strong>de</strong> <strong>de</strong> Sissa évoquée dans l’incipit du roman, l’arrivée <strong>de</strong><br />

Hans Mayer dans le compartiment apparaît comme un événement anodin <strong>de</strong> la<br />

vie quotidienne, alors qu’elle va provoquer la mort <strong>de</strong> Frisch. Le détail<br />

insignifiant se métamorphose en catastrophe pour l’un <strong>de</strong>s joueurs. Ce double<br />

développement <strong>de</strong> l’action – un visible <strong>et</strong> l’autre invisible, porteur <strong>de</strong> l’échec<br />

final – est analogue au jeu d’échecs, où les coups visibles sur l’échiquier cachent<br />

d’autres variantes qui n’émergent sur l’échiquier que peu à peu : à la fin <strong>de</strong> la<br />

première partie du roman, Hans apparaît comme le véritable meurtrier <strong>de</strong> Frisch.<br />

La secon<strong>de</strong> partie, racontée directement par Tabori, laisse entrevoir une partie<br />

d’échecs plus vaste, où il s’oppose à Frisch, qu’il a finalement vaincu : c<strong>et</strong>te<br />

secon<strong>de</strong> partie offre une interprétation plus large, donnant au mouvement final,<br />

fatal pour Frisch, une valeur <strong>de</strong> résolution éthique <strong>de</strong> la tension entre les forces<br />

du mal <strong>et</strong> celles du bien. L’intervention <strong>de</strong> Hans Mayer fait partie d’une plus<br />

vaste tactique : son attaque progressive, coup par coup, fait alterner <strong>de</strong>s moments<br />

<strong>de</strong> tension <strong>et</strong> <strong>de</strong>s moments <strong>de</strong> calme, dus à la résolution d’un problème.<br />

Il ressentait la même chose lorsqu’il jouait aux échecs : d’abord une tension insupportable,<br />

à laquelle, à un moment donné, succédait un calme souverain où tout <strong>de</strong>venait clair <strong>et</strong><br />

cohérent, où il lui était accordé d’appréhen<strong>de</strong>r l’avenir dans ses nuances les plus<br />

infimes 796.<br />

796 Maurensig, Paolo, La variante di Lüneburg, op. cit., p. 67 : « Gli succedava la stessa cosa<br />

quando giocava a scacchi : daprincipio una tensione intollerabile alla quale, da un certo momento<br />

332


Le second récit <strong>de</strong> Tabori entraîne le lecteur vers un labyrinthe, menant à une<br />

salle « revêtue <strong>de</strong> carreaux <strong>de</strong> céramiques jusqu’au plafond 797 ». Dans ce lieu<br />

étrange, Tabori, qui n’a pas joué aux échecs <strong>de</strong>puis quarante ans, initie<br />

progressivement Hans aux échecs. Tabori inflige <strong>de</strong>s décharges électriques à son<br />

élève, punissant durement chaque faute. Tabori finit par disparaître<br />

mystérieusement, ce qui plonge Hans dans le désespoir : après quoi il ne joue<br />

plus aux échecs. A la fin <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te secon<strong>de</strong> partie du récit, Baum, l’allié <strong>de</strong> Frisch<br />

qui pourrait le défendre, prend congé <strong>de</strong> ses compagnons <strong>de</strong> voyage : le « face à<br />

face » avec son adversaire est total <strong>et</strong> direct .<br />

Hans tira la porte que Baum avait laissée ouverte <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ourna s’asseoir, c<strong>et</strong>te fois dans le<br />

fauteuil qu’avait occupé Baum, faisant ainsi face à l’autre comme à un adversaire qui<br />

s’apprête à conclure rapi<strong>de</strong>ment la partie. La manœuvre n’avait pas échappée à Frisch. Il<br />

avait eu un léger mouvement <strong>de</strong> surprise, <strong>et</strong>, pour surmonter sa contrariété, il regarda sa<br />

montre 798 .<br />

La tactique <strong>de</strong> Frisch est <strong>de</strong> se réfugier dans le rythme d’une vie réglée comme<br />

une horloge, <strong>et</strong> <strong>de</strong> vérifier l’heure. Mais ce geste renvoie implicitement à la<br />

partie d’échecs, où le nombre <strong>de</strong> tempos est calculé pour chaque joueur. Hans,<br />

en joueur d’échecs chevronné doit surmonter son impatience d’accomplir la<br />

vengeance prématurément : son jeu est prévu à l’avance <strong>et</strong> il ne faut pas brûler<br />

les étapes, étudiées <strong>de</strong>puis longtemps, ce qui ruinerait la stratégie d’ensemble.<br />

in poi, subentrava uno stato di calma sovrana, dove tutto diventava chiaro e conseguente, dove<br />

gli era concesso di impugnare il futuro in ogni sua minima sfumatura.» (La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, op. cit., p. 80).<br />

797 I<strong>de</strong>m., p.75 : «piastrellata sino al soffitto.» (I<strong>de</strong>m, p. 87).<br />

798 Ibid., p. 85 : « Hans accostò la porta che Baum aveva lasciato aperta, e tornò a se<strong>de</strong>rsi, questa<br />

volta però sulla poltrona lasciata libera da Baum stesso, m<strong>et</strong>tendosi così di fronte all’altro come a<br />

un avversario, con il fare di chi si appresti a conclu<strong>de</strong>re rapidamente la partita. A Frisch non era<br />

sfuggita la manovra. Aveva avuto quasi un moto di sorpresa, e per superare il disappunto guardò<br />

l’orologio.» (Ibid., p. 100).<br />

333


La tentation d’extraire le paqu<strong>et</strong> <strong>de</strong> chiffon faillit le submerger, <strong>de</strong> même qu’en d’autres<br />

temps il lui arrivait <strong>de</strong> ne pouvoir s’empêcher <strong>de</strong> jouer un coup prématuré qui détruisait<br />

tout son jeu. Mais, c<strong>et</strong>te fois, il avait bien appris la leçon. Il fit un effort sur lui-même. Il ne<br />

<strong>de</strong>vait pas cé<strong>de</strong>r avant le moment prévu, il <strong>de</strong>vait respecter le plan qu’il s’était fixer <strong>et</strong><br />

patienter jusqu’à Vienne 799.<br />

Le joueur d’échecs doit surmonter son émotion <strong>et</strong> développer son jeu <strong>de</strong> manière<br />

rationnelle <strong>et</strong> efficace afin d’arriver à la résolution éthique <strong>de</strong> la partie contre<br />

Frisch. C<strong>et</strong>te manière <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r, d’établir une stratégie à long terme sans cé<strong>de</strong>r<br />

à l’émotion, rappelle le roman <strong>de</strong> Pérez-Reverte. Dans Le Tableau du Maître<br />

flamand, le joueur d’échecs doit procé<strong>de</strong>r <strong>de</strong> manière rationnelle <strong>et</strong> méthodique<br />

face au meurtrier <strong>et</strong> ne pas cé<strong>de</strong>r à l’émotion, même lorsque Julia est menacée<br />

par l’analogie avec la reine noire, en danger sur l’échiquier, comme le souligne<br />

le joueur d’échecs : « La p<strong>et</strong>ite croix à côté <strong>de</strong>s chiffres veut dire échec.<br />

Traduction : nous sommes en danger 800 . »<br />

Il s’agit pour le joueur <strong>de</strong> vaincre l’émotionnel afin <strong>de</strong> contrôler la partie.<br />

Dans le roman <strong>de</strong> Pérez-Reverte, le danger est imminent <strong>et</strong> proche, alors que,<br />

dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, Hans, qui est le double <strong>de</strong> son maître Tabori, ne<br />

doit pas cé<strong>de</strong>r à l’empressement d’infliger la punition fatale pour les crimes<br />

perpétrés par Frisch dans le passé. Le plan suit le cours prévu, Frisch lui<br />

799 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., pp. 85-86 : « La tentazione di estrarre<br />

l’involto di pezza fu lì lì per sopraffarlo, così come in altri tempi gli acca<strong>de</strong>va di non poter<br />

trattenersi dal fare una mossa prematura, rovinando tutto il gioco. Ma ora aveva imparato la<br />

lezione. Si face forza. Non doveva ce<strong>de</strong>re prima <strong>de</strong>l previsto, doveva risp<strong>et</strong>tare il piano che si era<br />

prefissato, e pazientare finché non fossero arrivati a Vienna.» (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg., p.<br />

100).<br />

800 Pérez- Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 199 : « La crucecita junto a<br />

las cifras significa jaque. Traducido : estamos en peligro. » (Le Tableau du Maître flamand, op.<br />

cit., pp. 167-168).<br />

334


<strong>de</strong>mandant d’achever le récit <strong>de</strong> « l’échiquier <strong>de</strong> la douleur 801 », ainsi qu’il<br />

nomme le jeu <strong>de</strong> Tabori.<br />

Ici, je peux affirmer avec certitu<strong>de</strong>, le regard <strong>de</strong> Hans Mayer laissa transparaître la<br />

satisfaction intime du joueur d’échecs qui voit se réaliser sur l’échiquier, coup après coup,<br />

tout ce qu’il a prévu <strong>et</strong> qui se dit : « Voici le coup fatal !» Désormais, tout n’était plus<br />

qu’une question <strong>de</strong> pure technique. Pas besoin d’improvisation, <strong>de</strong> génie, mais<br />

simplement <strong>de</strong> technique 802.<br />

La partie d’échecs semble s’accélérer vers une résolution finale ; la <strong>de</strong>rnière<br />

partie du récit est très succincte. Hans pose ses <strong>de</strong>rnières pièces; il a revu Tabori<br />

récemment qui, après l’avoir adopté officiellement, l’a chargé <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver un<br />

homme, le jeu d’échecs étant le fil d’Ariane pour parvenir au bout <strong>de</strong> sa<br />

mission : « Il m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> rester sur mes gar<strong>de</strong>s, cependant, car j’étais<br />

toujours dans le jeu <strong>et</strong> je <strong>de</strong>vais mener la partie jusqu’au bout 803 .»<br />

Le roi noir se trouve en position <strong>de</strong> Zuswang, terme échiquéen signifiant que le<br />

pièce ne peut que se m<strong>et</strong>tre en échec <strong>et</strong> mat soit même en se déplaçant : il ne<br />

peux que se reconnaître dans l’ennemi que Tabori veut éliminer : « Je suppose<br />

que je suis c<strong>et</strong> homme, dit Frisch 804 . » Quoi qu’il joue, il ne peut plus qu’être à la<br />

merci <strong>de</strong> son adversaire. L’énigme policière étant ainsi résolue, la secon<strong>de</strong><br />

partie, menée par Tabori narrateur jusqu’à la fin, perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> justifier la partie que<br />

vient <strong>de</strong>, ou que va, remporter Hans. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>uxième partie constitue une<br />

801 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 88 : «La « scacchiera <strong>de</strong>l<br />

dolore » ! » (La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, op. cit., p. 104).<br />

802 I<strong>de</strong>m, p. 89 : « Posso dirlo con sicurezza, nello sguardo di Hans Mayer trasparve l’intima<br />

soddisfazione <strong>de</strong>llo scacchista che veda realizzarsi sulla scacchiera, mossa dopo mossa, tutto ciò<br />

che aveva previsto, e pensi : « Ecco il finale.» Da quel momento in poi tutto era dunque affidato<br />

alla pura tecnica. Non c’era bisogno di improvvisazione, di genialità, ma semplicemente di<br />

tecnica.» (I<strong>de</strong>m, p. 104).<br />

803 Maurensig, Paolo, La Variante di Lüneburg, op. cit., p. 91: “ Mi ha avvertito di stare in<br />

guardia, però, perché mi trovavo ancora in gioco e avrei dovuto portare la partita sino in fondo.”<br />

(La Variante <strong>de</strong> Lüneburg op. cit., p. 107).<br />

804 Ibid, op. cit., p. 91 “ “Suppongo di essere io quest’uomo” disse Frisch.” (Ibid, op. cit., p. 107).<br />

335


justification <strong>de</strong> la revanche <strong>de</strong> Tabori : l’issue qui vient <strong>de</strong> se jouer apparaît<br />

comme une résolution éthique, qui résulte <strong>de</strong> la tension entre les forces<br />

justicières du bien, représentées par le tan<strong>de</strong>m Tabori-Hans, <strong>et</strong> les forces du mal,<br />

par le nazi Frisch. L’action <strong>de</strong> Tabori <strong>et</strong> <strong>de</strong> Hans doit alors être interprétée<br />

rétrospectivement comme le triomphe du bien 805 .<br />

Le lente élaboration échiquéenne menée par Hans <strong>et</strong>, en filigrane, par Tabori,<br />

mène à une résolution éthique. La fin du texte – ou le début pour ce roman –<br />

traduit la punition <strong>de</strong>s forces du mal par une action perpétrée par la victime, qui<br />

représente le triomphe <strong>de</strong> la justice. Celle ci est actualisée dès le début du<br />

roman : l’interprétation rétrospective <strong>de</strong>s faits perm<strong>et</strong> au lecteur <strong>de</strong> parvenir à<br />

c<strong>et</strong>te lecture éthique <strong>de</strong> la partie d’échecs, où s’affrontent le bien <strong>et</strong> le mal.<br />

Dans Le Tableau du Maître flamand, c<strong>et</strong>te résolution n’apparaît qu’à la fin du<br />

roman. Le joueur d’échecs Muñoz, dans l’espace délimité <strong>de</strong> l’échiquier, est<br />

absorbé dans un face à face avec l’assassin inconnu, qui sévit dans l’entourage<br />

<strong>de</strong> Julia. Le meurtrier laisse <strong>de</strong>s cartes anonymes proposant <strong>de</strong> continuer la partie<br />

d’échecs, qui débor<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’espace échiquéen <strong>et</strong> contamine la réalité sous forme<br />

<strong>de</strong> menaces potentielles ou <strong>de</strong> meurtres réels.<br />

Le lien entre le premier meurtre <strong>et</strong> les cartes proposant la continuation <strong>de</strong> la<br />

partie n’apparaît, au début, que comme une hypothèse, une possibilité, ce qui<br />

renvoie au fonctionnement du jeu d’échecs : les coups <strong>de</strong> l’adversaire sont <strong>de</strong><br />

l’ordre du possible, non <strong>de</strong> la certitu<strong>de</strong>, comme le souligne César, l’antiquaire<br />

avec qui travaille Julia : « Ce n’est pas une preuve, c’est une hypothèse 806 .»<br />

C<strong>et</strong>te hypothèse se vérifie peu à peu pour <strong>de</strong>venir une certitu<strong>de</strong>, lorsque Menchu,<br />

amie <strong>et</strong> collaboratrice <strong>de</strong> Julia, est tuée ; le mystérieux assassin note sur une<br />

805 Les cheveux noirs <strong>de</strong> Tabori sont <strong>de</strong>venus blancs, métamorphose emblématique du triomphe<br />

du bien sur le roi noir Frisch. Ibid., op. cit., p. 90 : « I suoi capelli e anche la barba, che mi era<br />

sembrata scura, erano improvvisamente incanutiti. »(Ibid, op. cit., p. 106 : « Ses cheveux <strong>et</strong><br />

même sa barbe qui m’avaient semblé si noire étaient <strong>de</strong>venus blancs d’un seul coup.»). C<strong>et</strong>te<br />

métamorphose soudaine correspond à la promptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières étapes d’une vengeance<br />

préparée <strong>de</strong>puis longtemps, ce qui est analogue aux <strong>de</strong>rniers coups d’une partie d’échecs, prévue<br />

pourtant <strong>de</strong>puis longtemps à l’avance.<br />

806 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 204 : « Eso no es una prueba. Es una<br />

hipótesis.»(Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 171).<br />

336


carte anonyme le co<strong>de</strong> « D X T » : « Avec les signes D X T , l’assassin établit un<br />

rapport entre la mort <strong>de</strong> votre amie <strong>et</strong> la prise <strong>de</strong> la tour par la dame noire 807 .»<br />

L’assassin joue sur la frontière poreuse entre la réalité, les faits, <strong>et</strong> le virtuel,<br />

l’interprétation : par <strong>de</strong>s correspondances entre les pièces <strong>et</strong> les personnes<br />

réelles, l’assassin fait imaginer au joueur d’échecs, par les coups qu’il propose,<br />

<strong>de</strong>s attaques potentielles qui peuvent être réalisées ou non. Une bifurcation peut<br />

être proposée, pour être ensuite réfutée <strong>et</strong> remplacée par une variante différente.<br />

La menace portée à la reine blanche, qui représente Julia, selon une très forte<br />

probabilité, se transforme en une autre proposition <strong>de</strong> jeu menaçant la tour.<br />

Le pion noir <strong>de</strong> la case a7 prend la tour blanche en b6…, expliqua-t-il en leur montrant le<br />

mouvement sur l’échiquier. C’est ce que notre adversaire dit dans sa carte. – Et qu’est-ce<br />

que ça signifie ? <strong>de</strong>manda Julia. Muños attendit quelques secon<strong>de</strong>s avant <strong>de</strong> répondre. –<br />

Qu’il renonce à un autre coup qui nous faisait peur, d’une certaine manière. Je veux parler<br />

<strong>de</strong> prendre la dame blanche en e1 avec la tour noire <strong>de</strong> c1…Ce coup aurait<br />

nécessairement entraîné <strong>de</strong>s échanges <strong>de</strong> dames […] Julia écarquillait les yeux. – Vous<br />

voulez dire qu’il renonce à me prendre 808 ?<br />

Par analogie, l’attaque potentielle <strong>de</strong> la dame traduisait un danger pesant<br />

sur Julia. Une autre pièce est menacée à présent, ce qui se manifeste dans la<br />

réalité par le meurtre <strong>de</strong> Menchu, amie <strong>et</strong> collaboratrice <strong>de</strong> Julia. Arrivant pas à<br />

pas à la résolution <strong>de</strong> l’énigme, <strong>et</strong> au dénouement éthique <strong>de</strong> la trame policière,<br />

807 I<strong>de</strong>m., p. 308 : « El asesino relaciona aquí, utilizando los signos D x T, la muerte <strong>de</strong> su amiga<br />

con la torre comida por la dama negra. »(Le Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 259).<br />

808 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 268-269 : « - El peón negro que<br />

estaba en la casilla A7 se come la torre blanca en B6…- dijo, mostrándoles la situación en el<br />

tablero -, Es lo que nuestro adversario dice en su tarj<strong>et</strong>a. – Y eso significa ? preguntó Julia.<br />

Muños tardó unos segundos en respon<strong>de</strong>r. – Significa que renuncia a hacer otra jugada que, en<br />

cierta forma, habíamos estado temiendo. Me refiero a comerse la dama blanca en E1 con la torre<br />

negra <strong>de</strong> C1…La jugada habría supuesto forzosamente un cambio <strong>de</strong> damas – levantó los ojos <strong>de</strong><br />

las piezas y miró a Julia, preocupado-. Con todo lo que eso implica. […] – Quiere <strong>de</strong>cir que<br />

renuncia a comerme a mí ? »(La Tableau du Maître flamand, op. cit, pp. 226-227).<br />

337


le joueur d’échecs donne la clé <strong>de</strong> l’analogie entre la tour <strong>et</strong> Menchu. L’assassin<br />

procè<strong>de</strong> par un jeu d’analogies <strong>et</strong> <strong>de</strong> correspondances.<br />

Le nom <strong>de</strong> famille <strong>de</strong> Menchu était bien Roch, n’est-ce pas ? Eh bien, ce mot est le même<br />

que le mot anglais rook qui veut dire « tour » aux échecs, <strong>et</strong> il correspond également au<br />

mot français roc, ancien nom <strong>de</strong> la tour, <strong>et</strong>, dans une autre orthographe, roque,<br />

mouvement qui fait intervenir simultanément le roi <strong>et</strong> la tour 809.<br />

La solution <strong>de</strong> l’énigme établit <strong>de</strong> façon certaine le lien entre l’espace ludique <strong>et</strong><br />

la réalité. La disparition <strong>de</strong> la pièce sur l’échiquier correspond à l’élimination<br />

réelle <strong>de</strong> Menchu. Dans la <strong>de</strong>rnière partie du roman, Muñoz se lance dans une<br />

démonstration échiquéenne ; elle perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> dévoiler la vérité <strong>et</strong> l’i<strong>de</strong>ntité du<br />

tueur masqué : le jeu d’échecs apparaît <strong>de</strong> nouveau comme un miroir <strong>de</strong> la<br />

réalité.<br />

Le voilà : le fou qui occupe une place <strong>de</strong> confiance à côté du roi <strong>et</strong> <strong>de</strong> la reine. Pour<br />

romancer un peu l’affaire, le bishop anglais, l’évêque intriguant. Le grand vizir traître qui<br />

conspire dans l’ombre car, en réalité, il est la Dame noire déguisée 810.<br />

Le joueur d’échecs semble lire dans la disposition <strong>de</strong>s pièces la clé <strong>de</strong> l’intrigue<br />

policière. Le fou qui se trouve près du roi <strong>et</strong> <strong>de</strong> la dame représente César, allié <strong>de</strong><br />

Julia <strong>et</strong> <strong>de</strong> Muñoz, qui, en fait, joue un double jeu <strong>et</strong> un jeu <strong>de</strong> double : il est le<br />

mystérieux « assassin-joueur d’échecs ». Muñoz dénonce sa duplicité : il opère<br />

809 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 308 : « El appellido <strong>de</strong> Menchu era<br />

Roch ? Y esa palabra, lo mismo que la inglesa rook, pue<strong>de</strong> traducirse como roca y a<strong>de</strong>más com<br />

roque, término con el que, en ajedrez, también se <strong>de</strong>signa a la torre. » (Le Tableau du Maître<br />

flamand, p. 259).<br />

810 I<strong>de</strong>m, p. 357 : « Ahí lo tiene : el alfil, que ocupa un lugar <strong>de</strong> confianza junto al rey y la reina.<br />

Puestos a novelar la cosa, el bishop inglés, el obispo intrigante. El Gran Visir traidor que<br />

conspira conspira en la sombra porque, en realidad, es la Dama Negra disfrazada.» (Le Tableau<br />

du Maître flamand, op. cit., p. 300).<br />

338


dans le secr<strong>et</strong>, dans l’ombre, <strong>et</strong> <strong>de</strong>rrière le fou apparent se cache la dame noire.<br />

Ce rapprochement analogique avec la dame noire est d’autant plus pertinent que<br />

César est homosexuel, <strong>et</strong> peut donc être assimilée à une pièce féminine. C<strong>et</strong>te<br />

caractéristique peut être également attribuée, selon Muñoz, au fou : « Le fou […]<br />

La pièce que l’on peut le mieux assimilée à l’homosexualité, avec ses profonds<br />

mouvements en diagonale 811 .»<br />

Il annonce à César qu’il a perdu la partie, puisque la dame noire va être<br />

irrémédiablement éliminée. César, en apparence ami <strong>et</strong> allié <strong>de</strong>s blancs, est en<br />

réalité le joueur inconnu jouant les noirs, « le meurtrier-joueur d’échecs. » Un<br />

<strong>de</strong>s indices menant à la résolution <strong>de</strong> l’énigme est un aspect émotionnel lié à la<br />

réalité ; le joueur inconnu avait tout intérêt à prendre la dame blanche, qui<br />

représente Julia <strong>et</strong> n’a pas fait ce choix pour <strong>de</strong>s raisons affectives. Le réel a<br />

débordé sur le jeu, le miroir jouant dans les <strong>de</strong>ux sens, <strong>et</strong> il existe une<br />

réversibilité : le jeu contamine le réel, mais le mon<strong>de</strong> empirique contamine le<br />

jeu. Le second indice consiste en l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> la dame noire avec<br />

l’assassin.<br />

Le lien avec les assassinats était évi<strong>de</strong>nt : seules les pièces prises par la dame noire<br />

correspondaient à <strong>de</strong>s morts réelles. J’ai alors analysé <strong>de</strong> plus près les mouvements <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te pièce, ce qui a permis d’aboutir à <strong>de</strong>s conclusions intéressantes. Par exemple son<br />

rôle protecteur par rapport au jeu <strong>de</strong>s noirs en général, un rôle qui s’étendait même à la<br />

dame blanche, sa principale ennemie, qu’elle respectait pourtant comme si elle était<br />

sacrée 812.<br />

811 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 364 : « El alfil […] Una pieza que<br />

resulta la más asimilable a la homosexualidad, con su movimiento diagonal y profundo. » (Le<br />

Tableau du Maître flamand, op. cit., p. 307).<br />

812 I<strong>de</strong>m., p. 362 ; : «La relación con los asesinatos era evi<strong>de</strong>nte : soló aquellas piezas comidas<br />

por la dama negra simbolizaban muertes reales. Me apliqué entonces a estudiar los movimientos<br />

<strong>de</strong> esa pieza, y obtuve conclusiones interesantes. Por ejemplo, su papel protector respecto al<br />

juego <strong>de</strong> las negras en general, extensivo a<strong>de</strong>más a la dama blanca, su principal enemigo, y a la<br />

que sin embargo respectaba como si fuese sagrada. » (I<strong>de</strong>m., p. 305).<br />

339


Le joueur d’échecs était lui-même assimilé au cavalier dans ce jeu <strong>de</strong><br />

correspondances, alors que César était à la fois c<strong>et</strong>te dame noire au jeu ambiguë<br />

<strong>et</strong> le fou blanc, jouant apparemment du côté <strong>de</strong> Julia <strong>et</strong> <strong>de</strong> Muñoz.<br />

Et vous, César, vous avez joué dans tout cela un rôle extraordinaire : fou blanc travesti en<br />

reine noire, qui jouait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côté <strong>de</strong> l’échiquier. […] Le coup <strong>de</strong> grâce, vous vous l’êtes<br />

donné vous-même : le fou blanc prend la dame noire, l’antiquaire ami <strong>de</strong> Julia se trahit lui-<br />

même, lui, le joueur invisible, le scorpion qui se pique la queue… Je peux vous assurer<br />

que c’est la première fois <strong>de</strong> ma vie que je suis témoin d’un suici<strong>de</strong> sur l’échiquier réussi<br />

avec une telle perfection 813.<br />

Le paradoxe <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te lutte entre le bien <strong>et</strong> le mal rési<strong>de</strong> dans l’absence <strong>de</strong> désir<br />

<strong>de</strong> gagner la partie du côté <strong>de</strong>s noirs ; le jeu d’échecs est pourtant un jeu agônal,<br />

motivé par la compétition <strong>et</strong> la volonté <strong>de</strong> vaincre l’adversaire, <strong>de</strong> lui imposer<br />

son point <strong>de</strong> vue. Le jeu <strong>de</strong> doubles <strong>de</strong> César aboutit à un dédoublement <strong>de</strong> point<br />

<strong>de</strong> vue : il joue <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés à la fois, d’où l’aspect auto<strong>de</strong>structeur <strong>de</strong> son jeu,<br />

qui entraîne sa perte.<br />

Contrairement à La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, où la revanche contre Frisch<br />

le surprend dans sa vie quotidienne, « le joueur assassin » manipule ses<br />

adversaires, prenant la partie figée par l’œuvre d’art comme référence pour ses<br />

crimes. Il est mis en échec pour le joueur Muñoz, victoire qui offre une<br />

résolution éthique <strong>de</strong> la partie. Ces <strong>de</strong>ux œuvres, présentant <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> qui<br />

s’opposent, propose une résolution finale exprimant la victoire du bien sur le<br />

mal ; dans c<strong>et</strong>te lutte l’espace ludique <strong>et</strong> fictionnel débor<strong>de</strong> <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong><br />

l’espace échiquéen pour contaminer le réel, pervertissant ainsi la notion même<br />

<strong>de</strong> jeu.<br />

813 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 363 : « Usted, César, ha jugado en<br />

todo esto un papel extraordinario : alfil blanco travestido <strong>de</strong> reina negra, actuando a uno y otro<br />

lado <strong>de</strong>l tablero . […] Y el golpe <strong>de</strong> gracia lo recibe <strong>de</strong> su propia mano : el alfil blanco se come a<br />

la dama negra, el anticuario amigo <strong>de</strong> Julia <strong>de</strong>lata con su propio juego al jugador invisible, el<br />

escorpión se clava la cola….Le aseguro a usted que es la primera vez en mi vida que presencio,<br />

logrado con tan alto nivel <strong>de</strong> perfección, un suicidio sobre el tablero.»(Le Tableau du Maître<br />

flamand, op. cit., pp. 305-306).<br />

340


Bilan provisoire<br />

L’opposition entre <strong>de</strong>ux camps ennemis irréconciliables structure les romans<br />

évoqués dans c<strong>et</strong>te partie <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>. Le Joueur d’échecs <strong>de</strong> Zweig est<br />

concentré, comme le titre l’indique, sur un seul joueur, M.B… qui est mis en<br />

opposition avec son adversaire Czentovic. Celui ci incarne le dogmatisme <strong>et</strong> la<br />

volonté <strong>de</strong> puissance <strong>et</strong> s’oppose ainsi radicalement à M.B…, qui représente la<br />

vieille culture européenne, notamment par son impuissance à résister à l’ennemi<br />

nazi : il est mis en déroute à la fin du roman.<br />

C<strong>et</strong>te opposition est reprise dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong> le<br />

scorpion, qui reprennent <strong>de</strong> manière plus schématique l’opposition entre doubles<br />

inversés, le bourreau nazi <strong>et</strong> la victime juive. La confrontation échiquéenne revêt<br />

une valeur idéologique, où le jeu <strong>de</strong>vient un instrument <strong>de</strong> torture <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>struction, <strong>et</strong> s’intègre à la machine <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction nazie. Dans La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg comme dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, le jeu est perverti <strong>et</strong> <strong>de</strong>vient, <strong>et</strong><br />

n’est plus associé au plaisir <strong>et</strong> à la liberté, mais à la servitu<strong>de</strong> absolue : les<br />

joueurs Tabori <strong>et</strong> Morgenstein sont contraints <strong>de</strong> jouer selon les règles arbitraires<br />

<strong>de</strong>s nazis.<br />

Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, la défaite aux échecs <strong>de</strong> Tabori, qui affronte<br />

Frisch, a pour conséquence mécanique, dans une logique <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction,<br />

l’assassinat d’êtres humains. C<strong>et</strong>te action est perpétrée après l’issue <strong>de</strong> la partie,<br />

alors que dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, le nazi construit une mise en scène<br />

macabre <strong>et</strong> monstrueuse 814 <strong>de</strong> la <strong>de</strong>struction. Il élabore un jeu d’échecs réel, où<br />

les pièces sont <strong>de</strong>s êtres humains, éliminés physiquement au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong> la<br />

partie.<br />

814 Monstrueux vient étymologiquement <strong>de</strong> « monstrare », « montrer ».<br />

341


Ce débor<strong>de</strong>ment du jeu hors <strong>de</strong> ses frontières apparaît également dans Le<br />

Tableau du Maître flamand. L’intrigue policière est fondée sur la partie d’échecs<br />

représentée par l’œuvre d’art. L’assassin reprend la partie en construisant une<br />

signification analogique établie par une correspondance entre les pièces <strong>et</strong> les<br />

personnes. Les assassinats <strong>et</strong> les menaces sur l’échiquier, qui <strong>de</strong>vient un<br />

véritable miroir, se matérialisent dans la réalité.<br />

Le roman propose une résolution éthique : l’assassin est démasqué par le joueur<br />

d’échecs, qui a relevé les faiblesses <strong>et</strong> les contradictions <strong>de</strong> l’adversaire. Le<br />

logique spéculative du joueur d’échecs, fondée sur l’hypothèse, perm<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

démasquer le véritable assassin. Les premières suppositions quant au mystérieux<br />

assassin s’avèrent alors avoir été erronées. Le soupçons s’étaient portés sur<br />

Belmonte, <strong>et</strong> sa belle fille Lola, les possesseurs du tableau. Ces possibilités ont<br />

été méthodiquement rej<strong>et</strong>ées au cours <strong>de</strong>s analyses échiquéennes, à la manière <strong>de</strong><br />

coups im<strong>possibles</strong> sur l’échiquier. Les potentialités examinées par le joueur,<br />

<strong>de</strong>venu enquêteur, le mène à la résolution <strong>de</strong> l’énigme.<br />

La Variante <strong>de</strong> Lüneburg offre également une résolution éthique, qui émerge dés<br />

la début du roman par le meurtre <strong>de</strong> l’industriel Frisch. Le lecteur, qui découvre<br />

peu à peu la vérité sur le passé <strong>de</strong> Frisch, interprète rétrospectivement c<strong>et</strong><br />

assassinat comme la résolution éthique d’une tension entre le bien <strong>et</strong> le mal,<br />

entre la vie <strong>et</strong> la mort. Dans les romans évoqués, la collision <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> est<br />

radicale : le lecteur i<strong>de</strong>ntifie <strong>de</strong>ux polarités, positive <strong>et</strong> négative, dans les joueurs<br />

qui s’opposent sur l’échiquier <strong>et</strong> dans la réalité. Cependant, dans d’autres<br />

romans, l’opposition n’est pas si tranchée <strong>et</strong> il est impossible d’établir une<br />

interprétation manichéenne <strong>de</strong> l’affrontement.<br />

2. Collision <strong>et</strong> collusion<br />

A l’inverse <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te lecture manichéenne, fondée sur le caractère binaire <strong>de</strong>s<br />

couleurs au jeu d’échecs, certains romans proposent une interprétation plus<br />

342


nuancée <strong>de</strong> l’affrontement échiquéen. Les adversaires ne s’opposent pas <strong>de</strong><br />

manière radicale <strong>et</strong> tranchée : la lutte est fondée sur un principe <strong>de</strong> relativité où<br />

les adversaires peuvent tenir, selon le point <strong>de</strong> vue adopté, <strong>de</strong>s rôles positif ou<br />

négatif. Chaque représentation est construite à partir d’un point <strong>de</strong> vue<br />

particulier, qui peut être remis en question ou modifié.<br />

Il s’agit <strong>de</strong> l’élaboration <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, hypothétiques, où aucune<br />

interprétation définitive n’est offerte sur un plateau d’argent au lecteur. La Vie<br />

Mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle élaborent <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles qui peuvent entrer<br />

en conflit, en collision, mais paradoxalement être parfois en collusion. La<br />

création tripartite <strong>de</strong> Valène, Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth, qui forment une<br />

association triangulaire, marque le refus <strong>de</strong> la polarité binaire <strong>et</strong> manichéenne.<br />

Les rôles <strong>de</strong>s différents acteurs <strong>de</strong> l’action créatrice se complètent.<br />

En même temps, la notion d’opposition n’est pas complètement niée : un conflit<br />

sourd s’inscrit dans la relation entre Bartlebooth <strong>et</strong> Winckler. Celui-ci, qui est<br />

déjà mort au début du roman, ourdit à titre posthume une vengeance contre son<br />

collaborateur Bartlebooth, qui se sol<strong>de</strong> par la défaite finale du collectionneur.<br />

Ainsi, les <strong>de</strong>ux notions <strong>de</strong> collision, marquant le conflit entre <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

collusion, traduisant au contraire l’idée <strong>de</strong> convergence, trouvent leur place dans<br />

ce roman qui préfère la nuance <strong>et</strong> l’indétermination, dans une esthétique post-<br />

mo<strong>de</strong>rne, à l’opposition manichéenne. L’écriture post-mo<strong>de</strong>rne déconstruit les<br />

schémas linéaires pour les faire évaluer vers <strong>de</strong>s structures plurielles où<br />

coexistent <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>.<br />

Dans Feu pâle, qui participe également <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te esthétique post-mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> la<br />

pluralités <strong>de</strong>s lectures, Kinbote est l’architecte <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles. Plusieurs<br />

personnages qui se dédoublent en différents refl<strong>et</strong>s s’affrontent en divers<br />

espaces. Kinbote le commentateur s’oppose au poète Sha<strong>de</strong> en récupérant son<br />

poème <strong>et</strong> en l’intégrant à l’espace <strong>de</strong> la Zembla. Kinbote, roi possible ou<br />

supposé <strong>de</strong> la Zembla, affronte Gradus, qui incarne les forces révolutionnaires<br />

ayant chassé le roi Charles II : il est perçu par Kinbote comme l’assassin du<br />

poète Sha<strong>de</strong>, dont le meurtre est évoqué dès la préface <strong>de</strong> Feu pâle.<br />

Dans ce mon<strong>de</strong> complexe, l’affrontement, ou les affrontements, ne sont pas<br />

posés comme intrinsèquement binaires ou manichéens. Ils sont le fait <strong>de</strong> la<br />

343


perception éminemment subjective <strong>de</strong> Kinbote. Les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> construits par le<br />

poème <strong>et</strong> par le commentaire - Feu pâle présentant ainsi une structure binaire -<br />

sont structurés par les couleurs verte <strong>et</strong> rouge, c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière constituant une<br />

allusion intertextuelle au roman précurseur De L’Autre côté du miroir.<br />

Ce roman annonce la pluralité <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, qui est au cœur <strong>de</strong><br />

l’esthétique post-mo<strong>de</strong>rne. Alice parcourt un mon<strong>de</strong> structuré par le jeu<br />

d’échecs, où les <strong>de</strong>ux couleurs qui s’affrontent sont le vert <strong>et</strong> le rouge. Lewis<br />

Carroll construit un mon<strong>de</strong> qui n’est pas binaire, puisque plusieurs sens peuvent<br />

cohabiter. La partie d’échecs ne présente d’ailleurs pas une partie d’échecs très<br />

orthodoxe : les camps ne s’opposent que sur le mo<strong>de</strong> du grotesque, avec <strong>de</strong>s<br />

attaques impromptues sans résultat concr<strong>et</strong>. A la fin <strong>de</strong> la partie, les <strong>de</strong>ux reines,<br />

blanche <strong>et</strong> rouge, sont réunies autour d’un banqu<strong>et</strong> final. Ce roman précurseur<br />

inaugure la polysémie du sens qui s’élabore dans un labyrinthe échiquéen.<br />

Dans Feu pâle, le vert <strong>et</strong> le rouge se superposent souvent au traditionnel noir <strong>et</strong><br />

blanc, comme le traduit le titre du roman : le feu peut être associé à la couleur<br />

rouge tandis que l’adjectif « pâle » renvoie au blanc. Le feu constitue également<br />

une allusion intertextuelle au feu qui apparaît au début du voyage d’Alice à<br />

travers l’échiquier. Dans le roman <strong>de</strong> Lewis Carroll, les <strong>de</strong>ux couleurs mises en<br />

opposition sur l’échiquier sont le blanc <strong>et</strong> le rouge, prolongement du feu dans la<br />

cheminée du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> départ.<br />

Dans Feu pâle, le vert <strong>et</strong> le rouge, sont récurrents : ces couleurs n’expriment pas<br />

l’opposition manichéenne du blanc <strong>et</strong> du noir, mais, au contraire, sont <strong>de</strong>s<br />

couleurs complémentaires qui traduisent l’idée <strong>de</strong> gradation. Les éléments ne<br />

sont pas mis en opposition <strong>de</strong> manière manichéenne, mais semblent participer à<br />

une création commune. Comme au jeu d’échecs, la tension entre joueurs <strong>et</strong><br />

espaces contribue à une création par la complémentarité. Dans le roman <strong>de</strong><br />

Nabokov, la création s’opère autant par l’association d’éléments qui se<br />

complètent que par l’opposition.<br />

Ainsi, comme dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la collision <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> constitue<br />

également une collusion, une collaboration créative. L’association <strong>de</strong> ces<br />

couleurs au blanc ou au noir semble varier dans ce mon<strong>de</strong> polysémique, où tout<br />

semble dépendre du point <strong>de</strong> vue. Pour Kinbote, le rouge semble plutôt connoté<br />

344


positivement : par un r<strong>et</strong>ournement parodique, c<strong>et</strong>te couleur semble liée à la<br />

royauté dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Zembla. Le titre du poème semble associer le rouge<br />

au blanc, à la polarité positive. Au contraire, le vert constitue souvent un<br />

obstacle du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> Kinbote, comme le montre le feuillage qui obstrue sa<br />

vision lorsqu’il épie son voisin Sha<strong>de</strong>. Mais ces associations <strong>de</strong> couleurs<br />

connaissent <strong>de</strong>s variations. Feu pâle n’est pas l’expression d’un sens univoque <strong>et</strong><br />

stable, mais est constitué <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles <strong>et</strong> mouvants.<br />

A. Mon<strong>de</strong>s parallèles<br />

Le roman <strong>de</strong> Lewis Carroll De l’Autre côté du miroir, écrit un siècle<br />

avant La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle, inaugure la création d’un univers où<br />

s’élaborent différents <strong>possibles</strong>. Au-<strong>de</strong>là du miroir, structuré par les<br />

déplacements échiquéens, Alice est initiée au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la polysémie<br />

labyrinthique. Les méandres que suit Alice dans c<strong>et</strong> espace à plusieurs<br />

dimensions la font pénétrer dans un mon<strong>de</strong> parallèle à celui du réel. Ce espace<br />

<strong>de</strong> l’inattendu <strong>et</strong> <strong>de</strong> la surprise est analysé par Jean-Jacques Lecercle dans La<br />

Violence du langage comme le déploiement <strong>de</strong> la langue livrée à elle-même,<br />

abolissant ainsi la maîtrise <strong>et</strong> la domination du locuteur sur le message qu’il<br />

formule : la langue <strong>de</strong>vient autonome dans ce mon<strong>de</strong> parallèle du refl<strong>et</strong>, <strong>de</strong><br />

l’autre côté du miroir.<br />

Mais l’échec du linguiste crée <strong>de</strong>s doutes sur la maîtrise du locuteur. Le contenu affectif<br />

n’est pas toujours conscient, sa transmission pas toujours délibérée – nous sommes plus<br />

proches <strong>de</strong> l’obsession ou <strong>de</strong> la possession. De ce point <strong>de</strong> vue, le texte constitue une<br />

formulation paradoxale <strong>de</strong> l’indicible, ou <strong>de</strong> l’innommable. […] La langue n’est plus simple<br />

instrument, elle semble avoir pris son indépendance. C’est la langue qui parle : elle suit<br />

345


son propre rythme, sa propre cohérence partielle, elle prolifère <strong>de</strong> façon chaotique, <strong>et</strong><br />

parfois violente 815 .<br />

C<strong>et</strong>te libération <strong>de</strong> la langue, qui s’affranchit du caractère univoque <strong>de</strong> la<br />

signification, fait cohabiter <strong>de</strong>s sens contradictoires, polysémie incarnée par les<br />

personnages <strong>de</strong> Tweedledum <strong>et</strong> Tweedle<strong>de</strong>e. Ces doubles, dont les noms<br />

représentent une bifurcation à partir d’un élément semblable 816 , expriment la<br />

cohésion <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux <strong>possibles</strong> sans constituer une contradiction. L’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> ces<br />

doubles est fondée sur une dialectique du même <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’autre : ils se ressemblent<br />

à s’y méprendre, comme leur noms, mais se distinguent cependant l’un <strong>de</strong><br />

l’autre.<br />

Leur discours constitue en même temps une parodie <strong>de</strong> la logique binaire qui<br />

structure le mon<strong>de</strong> réel. Poussant à l’extrême les principes <strong>de</strong> logique, fondé sur<br />

les liens <strong>de</strong> causalité, leur discours aboutit au pur non-sens. Le mon<strong>de</strong> possible,<br />

au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la surface transparente du miroir, introduit Alice dans un univers où<br />

cohabitent plusieurs sens <strong>et</strong> voies opposées qui se contredisent parfois. La<br />

créativité semble venir au jour dans la violence : Alice passe <strong>de</strong> l’espace lisse <strong>de</strong><br />

la réalité empirique <strong>et</strong> pragmatique au terrain <strong>de</strong> jeu, plus acci<strong>de</strong>nté <strong>et</strong> tourmenté,<br />

au-<strong>de</strong>là du miroir.<br />

« Je sais à quoi vous pensez, dit Twi<strong>de</strong>ul<strong>de</strong>ume ; mais cela n’est vrai en aucune façon. »<br />

« Si, tout au contraire, c’était vrai, poursuivit Twin<strong>de</strong>uldie, il se pourrait que ce ne fût pas<br />

faux ; <strong>et</strong> si cela n’était pas faux, ça <strong>de</strong>vrait être vrai ; mais comme ce n’est pas vrai, en<br />

bonne logique, c’est faux 817. »<br />

815 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 6.<br />

816 Tweedle est l’élément commun qui les relie, tandis que la secon<strong>de</strong> syllabe marque l’altérité<br />

entre ces doubles. Ce jeu entre le même <strong>et</strong> l’autre rappelle les échecs où les pièces ont leur<br />

double inversé traduisant une dialectique du semblable <strong>et</strong> du différent.<br />

817 Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir, Through the Looking-Glass, édition bilingue, op.<br />

cit., pp. 108-109 : « « I know what you’re thinking about, » said Tweedledum : « but it isn’t so,<br />

nohow.»”Contrariwise”, continued Tweedle<strong>de</strong>e, “if it was so, it might be; and if it were so, it<br />

would be : but as it isn’t, it ain’t. That’s logic.” Les modaux du texte anglais font apparaître<br />

l’ordre du possible qui s’exprime dans la réplique du second personnage. La validation d’un fait<br />

346


Ces prépositions, qui semblent se référer à une logique rigoureuse, se révèlent<br />

être une parodie <strong>de</strong> la logique binaire, comme dans le chapitre sur le non-sens<br />

dans La Logique du sens <strong>de</strong> Gilles Deleuze.<br />

Aux <strong>de</strong>ux figures du non-sens correspon<strong>de</strong>nt donc <strong>de</strong>ux formes <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong>, définies<br />

comme « dénuées <strong>de</strong> signification » <strong>et</strong> constituant <strong>de</strong>s paradoxes : l’ensemble qui se<br />

comprend comme élément, l’élément <strong>de</strong> tous les ensembles […] L’absur<strong>de</strong> est donc tantôt<br />

confusion, tantôt cercle vicieux dans la synthèse disjonctive 818.<br />

Le mon<strong>de</strong> au-<strong>de</strong>là du miroir, parallèle au mon<strong>de</strong> réel, ouvre une brèche dans la<br />

stabilité <strong>de</strong> la relation entre le signifié <strong>et</strong> le signifiant. La traversée d’Alice offre<br />

au langage <strong>de</strong> nouvelles potentialités créatrices, associant différents sens entre<br />

eux qui, au lieu <strong>de</strong> s’opposer, forment un autre mon<strong>de</strong> possible, qui a sa<br />

cohérence interne. Dans c<strong>et</strong>te œuvre s’élabore un espace parallèle à la réalité, qui<br />

en contredit la logique <strong>et</strong> le fonctionnement ; alors que le mon<strong>de</strong> référentiel est<br />

structuré par une logique binaire en matière <strong>de</strong> vérité 819 , la traversée représente<br />

dans la réalité, qui d’ailleurs est posée comme une hypothèse « if it was so », constitue une<br />

possibilité parmi d’autres <strong>possibles</strong>, « might be ». Le texte reformule une secon<strong>de</strong> fois<br />

l’hypothèse, mais avec le verbe être « were », <strong>et</strong> non plus « was », qui éloigne <strong>de</strong> la certitu<strong>de</strong> :<br />

« were » marque une plus gran<strong>de</strong> opacité entre le fait <strong>et</strong> sa validation, une « déréalisation » qui<br />

plonge alors dans le « would », condition, paradoxalement plus proche du réel qui le « might »<br />

associé à « was » ! Il n’y a donc aucune logique dans c<strong>et</strong>te logique supposée rigoureuse ! Le<br />

summum <strong>de</strong> l’illogisme est atteint par la redondance finale « isn’t » <strong>et</strong> « ain’t ».<br />

818 Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 86.<br />

819 Les assertions sont dites vraies ou fausses si elles sont validées ou non par le mon<strong>de</strong><br />

référentiel. Ce fonctionnement binaire <strong>de</strong> la réalité se traduit, dans le roman <strong>de</strong> Lewis Carroll,<br />

par l’opposition entre le mon<strong>de</strong> réel, d’où part Alice <strong>et</strong> où elle revient à la fin, <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong><br />

fictionnel <strong>de</strong> la traversée échiquéenne. Cependant, c<strong>et</strong>te dichotomie peut être nuancée : selon la<br />

théorie <strong>de</strong> Thomas Pavel, le réel peut être exprimé par le langage selon <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue<br />

tellement variées que le réel lui-même semble se rapprocher ontologiquement <strong>de</strong> la fiction.<br />

Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 70 : « La structure <strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong> semble dès<br />

lors possé<strong>de</strong>r une plasticité irréductible, qui exclut l’existence d’un point <strong>de</strong> vue privilégié à<br />

partir duquel l’organisation du savoir puisse être maîtrisé.»<br />

347


l’univers <strong>de</strong> la fiction, où la notion <strong>de</strong> vérité est suj<strong>et</strong>te à caution, chaque mon<strong>de</strong><br />

fictionnel constituant une variante possible du mon<strong>de</strong> référentiel. Le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la<br />

fiction entre en collision, <strong>de</strong> manière créative <strong>et</strong> récréative, avec le mon<strong>de</strong> réel.<br />

Le texte <strong>de</strong> Lewis Carroll, en illustrant le dynamisme <strong>et</strong> l’instabilité <strong>de</strong> la<br />

langue par la métaphore échiquéenne, inaugure la création d’un mon<strong>de</strong> parallèle<br />

à celui <strong>de</strong> la réalité. Il annonce les romans post-mo<strong>de</strong>rnes, tels La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi ou Feu pâle, qui construisent non un mon<strong>de</strong> parallèle, mais une<br />

pluralité <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, où plusieurs interprétations cohabitent. Les <strong>de</strong>ux<br />

œuvres sont fondées sur l’aspect stratégique <strong>et</strong> labyrinthique du jeu d’échecs afin<br />

d’établir ces différents <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, <strong>de</strong>s mouvements centrifuges entraînent le<br />

lecteur hors <strong>de</strong> la structure initiale, hors du carré <strong>de</strong> dix sur dix que forme<br />

l’immeuble. La mémoire, qui relie le présent <strong>de</strong> l’immeuble au passé <strong>de</strong>s<br />

personnages, fait éclater les limites dans lesquelles sont insérés les habitants <strong>de</strong><br />

l’immeuble. Ainsi s’élaborent <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles sur un mo<strong>de</strong> rétroactif.<br />

C<strong>et</strong>te esthétique du souvenir comme base <strong>de</strong> la création peut être reliée aux<br />

commentaires <strong>de</strong> Stella Béhar sur W ou souvenir d’enfance lorsqu’elle rappelle<br />

le rôle <strong>de</strong> la mémoire dans ce roman <strong>de</strong> Perec <strong>et</strong> souligne, <strong>de</strong> manière générale,<br />

la dialectique du souvenir <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’amnésie dans l’œuvre <strong>de</strong> Perec 820 .<br />

Le narrateur trace <strong>de</strong>s lignes <strong>possibles</strong> en évoquant la vie passée <strong>de</strong>s<br />

personnages. C<strong>et</strong>te déstructuration d’un ensemble spatio-temporel unifié en une<br />

multiplicité <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> peut être mise en perspective avec l’action<br />

820 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 146 : « Dans la mesure où<br />

la thématique <strong>de</strong> W ou le souvenir d’enfance pose d’une façon aiguë le problème <strong>de</strong> la mémoire,<br />

l’ouvrage l’abor<strong>de</strong> aussi comme source d’inspiration esthétique. Depuis le début du siècle, <strong>de</strong>ux<br />

courants esthétiques distincts se partagent l’exploration <strong>de</strong> la mémoire. Chez Proust, celle-ci<br />

surgit <strong>de</strong> la sensation, chez les surréalistes, où les travaux <strong>de</strong> Freud ont trouvé l’application<br />

esthétique la plus militante, la mémoire est, par le rêve, explorée jusque dans l’inconscient.<br />

Confronté à l’absence <strong>de</strong> souvenir, ou c<strong>et</strong>te forme d’amnésie abécédaire dont nous avons déjà<br />

parlé, Perec se doit <strong>de</strong> définir une autre voie.»<br />

348


tripartite <strong>de</strong> Valène, Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth, où « chaque puzzle <strong>de</strong> Winckler<br />

était pour Bartlebooth une aventure nouvelle, unique, irremplaçable 821 . »<br />

L’action <strong>de</strong> Winckler consiste à diviser l’ensemble constitué par chaque<br />

aquarelle <strong>de</strong> Valène. C<strong>et</strong>te entreprise reflète le morcellement du passé <strong>de</strong>s<br />

personnages en récits miniatures, qui s’imbriquent dans l’immeuble. La mémoire<br />

collective <strong>de</strong> la communauté constituée par les habitants présents ou passés <strong>de</strong><br />

l’immeuble se subdivise en myria<strong>de</strong>s d’unités spatio-temporelles. (De même,<br />

l’immeuble comporte différentes « pièces » 822 , qui le morcelle). Chaque<br />

expérience individuelle fait partie, cependant, <strong>de</strong> la totalité formée par<br />

l’immeuble. Ces <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles peuvent être rattachés à « la mise en puzzle »<br />

<strong>de</strong> Winckler à partir <strong>de</strong> l’unité créée par Valène. Bartlebooth serait, en tant que<br />

collectionneur, la vaste mémoire conservant le tout, jusqu’à la mort à laquelle<br />

l’œuvre est vouée.<br />

De manière analogue au jeu d’échecs, où les pièces 823 , statiques <strong>et</strong> figées au<br />

départ, ne prennent une signification que par le mouvement, l’ensemble brisé <strong>de</strong><br />

l’aquarelle morcelée <strong>de</strong>vient le vecteur d’une dynamique significative pour le<br />

faiseur <strong>de</strong> puzzles comme pour Bartlebooth, « tout le travail consistant en fait à<br />

opérer ce déplacement qui donne à la pièce, à la définition, son sens 824 . »<br />

Dans c<strong>et</strong>te création tripartite, Valène ne joue qu’en filigrane, en apportant<br />

l’unité initiale. L’affrontement crucial a lieu entre Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth, dont<br />

les objectifs entrent alors en collision, chacun voulant m<strong>et</strong>tre en échec les ruses<br />

<strong>de</strong> son adversaire. Comme dans une partie d’échecs, la mémoire <strong>de</strong>s coups<br />

passés – <strong>de</strong>s aquarelles <strong>de</strong> Valène – peut induire en erreur en plaquant le<br />

souvenir sur la situation particulière.<br />

Chaque fois il se prom<strong>et</strong>tait <strong>de</strong> procé<strong>de</strong>r avec discipline <strong>et</strong> métho<strong>de</strong>, <strong>de</strong> ne pas se<br />

précipiter sur les pièces, <strong>de</strong> ne pas tenter <strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver tout <strong>de</strong> suite dans son aquarelle<br />

821 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 398.<br />

822 Perec joue à plusieurs reprises sur la polysémie <strong>de</strong> ce terme.<br />

823 C<strong>et</strong>te acception du mot constitue le troisième sens <strong>de</strong> ce terme.<br />

824 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 400.<br />

349


morcelée tel ou tel élément dont il croyait gar<strong>de</strong>r le souvenir intact : c<strong>et</strong>te fois-ci il ne se<br />

laisserait pas entraîner par la passion, par le rêve ou par l’impatience, mais il bâtirait avec<br />

une rigueur cartésienne : diviser les problèmes pour mieux les résoudre, les abor<strong>de</strong>r dans<br />

l’ordre, éliminer les combinaisons improbables, poser ses pièces comme un joueur<br />

d’échecs qui construit sa stratégie inéluctable <strong>et</strong> imparable 825.<br />

La tactique adoptée par Bartlebooth pour contrer son partenaire Wickler le<br />

faiseur <strong>de</strong> puzzles, afin <strong>de</strong> reconstituer l’ensemble, fait penser au jeu d’échecs.<br />

Au lieu <strong>de</strong> se lancer spontanément dans la résolution <strong>de</strong>s problèmes, Bartlebooth<br />

calcule avec préméditation. Il analyse l’ensemble <strong>de</strong>s combinaisons en rej<strong>et</strong>ant<br />

celles qui ont peu <strong>de</strong> chance <strong>de</strong> fonctionner.<br />

C<strong>et</strong>te lutte agônale entre les <strong>de</strong>ux partenaires ne débouche pas sur une<br />

opposition manichéenne où chacun incarnerait <strong>de</strong>s polarités contradictoires. Au<br />

contraire, il apparaît que l’affrontement avec l’autre perm<strong>et</strong> au jeu <strong>et</strong> à la<br />

création d’avoir lieu. Le combat, où les points <strong>de</strong> vue <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux protagonistes<br />

entrent en collision, souligne l’activité <strong>de</strong> réflexion <strong>et</strong> <strong>de</strong> stratégie, qui renvoie au<br />

jeu d’échecs. Les <strong>de</strong>ux adversaires, le faiseur <strong>de</strong> puzzle <strong>et</strong> le collectionneur qui<br />

tente <strong>de</strong> les reconstituer, forment une association complémentaire : Winckler<br />

brise l’unité initiale <strong>de</strong>s aquarelles créées par Valène, tandis Bartlebooth restitue<br />

une unité en rassemblant les pièces.<br />

C<strong>et</strong>te double activité, où les <strong>de</strong>ux camps s’opposent autant qu’ils se complètent,<br />

renvoie à la construction qui s’élabore dans le roman. Le narrateur part d’une<br />

structure fermée <strong>de</strong> dix sur dix, dont les éléments, les habitants, s’éparpillent <strong>de</strong><br />

manière centrifuge par le recours à la mémoire. A la fin <strong>de</strong> chaque récit, qui<br />

transporte le lecteur hors <strong>de</strong>s marges <strong>de</strong> l’immeuble, le narrateur revient<br />

quasiment systématiquement à la structure <strong>de</strong> départ, l’immeuble.<br />

L’émi<strong>et</strong>tement <strong>de</strong> l’unité initial souligne la notion <strong>de</strong> pluralité, <strong>de</strong> diversité qui<br />

est au cœur du récit : <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles se déploient par les histoires<br />

individuelles qui s’enchaînent à partir <strong>de</strong> la structure figée <strong>de</strong> l’immeuble. Le<br />

narrateur est un créateur <strong>de</strong> mouvements, à l’instar d’un joueur d’échecs. Les<br />

récits, entrecoupés par les r<strong>et</strong>ours à l’immeuble qui perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> les relier,<br />

825 I<strong>de</strong>m, p. 400.<br />

350


suivent <strong>de</strong>s trajectoires variées <strong>et</strong> uniques. Des lignes invisibles semblent se<br />

constituer, en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong>s lignes visibles dans l’immeuble : comme au jeu<br />

d’échecs les variantes évi<strong>de</strong>ntes masquent celles qui, sous-jacentes, fon<strong>de</strong>nt la<br />

stratégie du joueur d’échecs.<br />

Ces parcours tracés par le narrateur semblent s’élaborer sous l’angle objectif<br />

d’une mémoire collective, qui rassemblerait les souvenirs <strong>de</strong> tous les habitants<br />

<strong>de</strong> l’immeuble. C<strong>et</strong>te volonté affichée d’objectivation, qui peut être rattachée à la<br />

<strong>de</strong>scription minutieuse <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s que recèle l’immeuble, n’est qu’un simulacre<br />

qui a parfois peine à masquer l’aspect fondamentalement ludique <strong>et</strong> fictionnel <strong>de</strong><br />

la construction <strong>de</strong> ces <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles.<br />

Le narrateur crée un univers fondé sur le jeu dans une dialectique du fini –<br />

l’immeuble – <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’infini. Une vaste mémoire emmagasinerait les expériences<br />

du passé <strong>et</strong> en ferait l’inventaire <strong>de</strong> manière exhaustive <strong>de</strong> la même manière dont<br />

le narrateur se lance dans la <strong>de</strong>scription d’obj<strong>et</strong>s. Les <strong>de</strong>scriptions <strong>de</strong>s pièces <strong>de</strong><br />

l’immeuble se font <strong>de</strong> manière minutieuse, avec une volonté d’exhaustivité 826 ,<br />

qui tend vers la totalisation sans qu’elle s’accomplisse. L’esthétique <strong>de</strong> La Vie<br />

mo<strong>de</strong> d’emploi est fondée sur la somme (dix sur dix, les cases s’additionnant au<br />

passage du cavalier) <strong>et</strong> le manque (999 cases au lieu du 100 attendu).<br />

Un désir <strong>de</strong> totalisation s’exprime dans ces évocations <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, les<br />

éléments étant reliés entre eux par la présence d’habitants ou d’obj<strong>et</strong>s dans<br />

l’immeuble ; la construction perecquienne dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi révèle un<br />

désir <strong>de</strong> totalisation, tendant vers l’infini, désir d’achèvement qui se traduit dans<br />

le jeu tripartite <strong>de</strong> Valène, Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth : celui-ci tente <strong>de</strong> parachever<br />

son œuvre en ne laissant « aucune case vi<strong>de</strong> », aucune pièce du puzzle<br />

manquante. Bartlebooth apparaît comme « le grand rassembleur », qui donne<br />

unité à l’ensemble même si c<strong>et</strong>te cohérence est <strong>de</strong> l’ordre du provisoire, l’œuvre<br />

<strong>de</strong>vant être finalement détruite.<br />

826 Ce soucis <strong>de</strong> totalisation rappelle la bibliothèque <strong>de</strong> Babel <strong>de</strong> Borges : Borges, Luis, « El<br />

Aleph » dans Œuvres complètes. Paris : Gallimard, 1993. Dans c<strong>et</strong>te œuvre, la bibliothèque<br />

Borgésienne contient l’univers tout entier, dans un véritable labyrinthe, où toutes les parties <strong>et</strong><br />

embranchements sont codés.<br />

351


Feu pâle élabore également <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, où semblent se faire échos<br />

les doubles <strong>et</strong> les images inversées. Ce jeu <strong>de</strong> doubles fait penser aux pièces du<br />

jeu d’échecs. Plusieurs adversaires s’affrontent sur <strong>de</strong>s échiquiers imaginaires<br />

tout au long <strong>de</strong> l’élaboration <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles créés sur un mo<strong>de</strong><br />

éminemment subjectif par Kinbote le commentateur. L’échiquier constitue un<br />

référent implicite du roman <strong>de</strong> Nabokov, comme le souligne Mary McCarthy<br />

dans la préface <strong>de</strong> l’ouvrage, en évoquant l’intertextualité avec De l’Autre côté<br />

du miroir.<br />

D’autre part, lorsque Alice traverse le miroir <strong>et</strong> pénètre sur l’échiquier, c’est un pion blanc.<br />

Il y a certainement un problème d’échecs dans Feu pâle, <strong>et</strong> qui se joue sur un échiquier<br />

vert <strong>et</strong> rouge. Le poète décrit sa <strong>de</strong>meure comme « une maison démontable située entre<br />

Goldsworth <strong>et</strong> Wordsmith sur son carré <strong>de</strong> gazon » : la Cour Rose, dans le palais royal<br />

d’Onhava, capitale <strong>de</strong> la Zembla, est pavée <strong>de</strong> mosaïque sécable reproduisant <strong>de</strong>s roses :<br />

les pétales sont faits <strong>de</strong> pierre rouge, les épines <strong>de</strong> marbre vert 827.<br />

C<strong>et</strong>te double coloration est récurrente dans le roman, qui traduit l’idée <strong>de</strong><br />

complémentarité dans l’opposition, comme dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. C<strong>et</strong>te<br />

affrontement du vert <strong>et</strong> du rouge apparaît dans le contraste entre Kinbote, qui est<br />

végétarien <strong>et</strong> se nourrit <strong>de</strong> sala<strong>de</strong> (vert), <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong> qui mange <strong>de</strong> la vian<strong>de</strong> (rouge).<br />

Kinbote <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong> peuvent être considérés comme <strong>de</strong>ux joueurs d’échecs face à<br />

face, l’un étant mort au début du roman. Kinbote est maître du jeu dès<br />

l’ouverture du roman, régnant en monarque absolu du jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses<br />

développements.<br />

Kinbote établit une triple rétrospective, liée à <strong>de</strong>ux espaces différents antérieurs<br />

au meurtre ; la première comporte le jeu échiquéen qui oppose Kinbote <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong>,<br />

827 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. xi : “Now when Alice went through the looking-<br />

glass she entered a chess game as a white pawn. There is surely a chess game or a chess problem<br />

in Pale Fire, played on a board of green and red squares. The po<strong>et</strong> <strong>de</strong>scribes as “the frame house<br />

b<strong>et</strong>ween Goldsworth and Goldsmith on its square of green”; the Rose Court in the royal palace in<br />

Onhava (Far Away), the Zemblan capital, is a sectile mosaic with rose p<strong>et</strong>als cut out of green<br />

marble.” (Feu pâle, op. cit., pp. 17-18).<br />

352


associé à Sybil sa reine jusqu’à son assassinat dans l’espace <strong>de</strong> New Wye. Les<br />

<strong>de</strong>ux autres affrontements échiquéens ont lieu dans l’espace <strong>de</strong> la Zembla : le<br />

récit, parodie du roman historique, <strong>de</strong> l’affrontement du roi <strong>de</strong> la Zembla <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

révolutionnaires qui ont pris le pouvoir, <strong>et</strong> celui du parcours <strong>de</strong> l’assassin<br />

Gradus, qui quitte la Zembla pour venir tuer Sha<strong>de</strong> à New Wye. Ces différentes<br />

collisions <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> sont développées sous l’angle d’attaque <strong>de</strong> Kinbote. Il n’est<br />

nullement proposé au lecteur une grille où s’affronteraient <strong>de</strong>ux polarités, l’une<br />

négative <strong>et</strong> l’autre positive : tout semble dépendre du point <strong>de</strong> vue <strong>et</strong>, en<br />

l’occurrence, <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Kinbote.<br />

La référence au roman échiquéen <strong>de</strong> Lewis Carroll, qui se <strong>de</strong>ssine en filigrane,<br />

trouve toute sa pertinence. L’œuvre <strong>de</strong> Lewis Carroll révèle la polysémie du<br />

langage <strong>et</strong> du sens, sur laquelle est fondée la création <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles.<br />

Kinbote crée son sens possible – sa Zembla, son « sème» - structuré par<br />

plusieurs espaces échiquéens conflictuels. Le premier conflit oppose Kinbote <strong>et</strong><br />

Sha<strong>de</strong>, qui est déjà mort au début du poème.<br />

C<strong>et</strong>te mort prend une dimension métaphorique évi<strong>de</strong>nte <strong>et</strong> figure la mort <strong>de</strong><br />

l’auteur, qui s’efface bon gré mal gré <strong>de</strong>rrière la parole du commentateur.<br />

Kinbote reprend dans son commentaire, point par point, les étapes <strong>de</strong>s relations<br />

conflictuelles qui les ont animés. Suzanne Fraysse commente c<strong>et</strong>te relation du<br />

lecteur Kinbote sous l’angle <strong>de</strong> son homosexualité. Kinbote le lecteur <strong>de</strong> l’auteur<br />

Sha<strong>de</strong> veut renverser c<strong>et</strong>te distribution <strong>de</strong>s rôles <strong>et</strong> <strong>de</strong>venir le pôle actif <strong>de</strong> la<br />

relation : « Pour Kinbote, pas <strong>de</strong> doute : il est le séminateur ; Sha<strong>de</strong> doit jouer le<br />

rôle <strong>de</strong> génitrice portant leur enfant commun 828 .» Ainsi Kinbote <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong><br />

engendreraient une création commune, que serait le poème associé à la Zembla.<br />

C<strong>et</strong>te création s’élaboreraient d’une tension entre <strong>de</strong>ux polarités, à la manière<br />

d’une partie d’échecs.<br />

Sha<strong>de</strong> apparaît donc autant comme adversaire que comme partenaire perm<strong>et</strong>tant<br />

<strong>de</strong> créer : la collision constitue en même temps une collusion, liant la notion <strong>de</strong><br />

conflit avec celle <strong>de</strong> complémentarité créatrice. Kinbote veut insuffler<br />

l’évocation <strong>de</strong> la Zembla dans l’œuvre du poète. Il s’agit pour Kinbote d’inspirer<br />

828 Fraysse, Suzanne, « Lire <strong>et</strong> délire : Pale fire in Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong><br />

Vladimir Nabokov, op. cit., p. 206.<br />

353


la création poétique. Kinbote est animé du désir <strong>de</strong> pénétrer l’œuvre <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, ce<br />

qui renvoie à son homosexualité.<br />

La référence dionysiaque au vin, rendue par l’expression « folle générosité <strong>de</strong><br />

l’ivrogne », traduit le caractère érotique du proj<strong>et</strong> <strong>de</strong> Kinbote. De nouveau, la<br />

couleur rouge, qui figure la passion <strong>et</strong> le désir du commentateur, apparaît dans le<br />

passage par l’évocation du vin <strong>et</strong> du feu. Par l’intervention <strong>de</strong> Kinbote, le poème<br />

<strong>de</strong>viendrait le fruit d’une collaboration intellectuelle, <strong>et</strong> érotique, entre le poète<br />

<strong>et</strong> son commentateur.<br />

Vers la fin du mois <strong>de</strong> mai, je pouvais distinguer le contour <strong>de</strong> quelques-unes <strong>de</strong> mes<br />

images dans la forme que le génie <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> pourrait leur donner ; vers la mi-juin, je me<br />

sentais enfin assuré qu’il recréerait dans un poème l’aveuglante Zembla qui flamboyait<br />

dans son cerveau. Je l’en hypnotisai, je le saturai <strong>de</strong> ma vision, je lui imposai, avec la folle<br />

générosité <strong>de</strong> l’ivrogne, tout ce que j’étais capable <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en vers moi-même 829.<br />

L’image <strong>de</strong> la Zembla rougeoyante dans l’imaginaire du poète, alliée à celle <strong>de</strong><br />

l’ivresse, renvoie au rouge évoqué par le titre du poème lui même : c’est comme<br />

si le « feu pâle » du poème <strong>de</strong>venait plus éclatant <strong>et</strong> plus accompli sous la plume<br />

d’un Sha<strong>de</strong> inspirée par la Zembla. En même temps, l’évocation <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te création<br />

fusionnelle a <strong>de</strong>s connotations sexuelles évi<strong>de</strong>ntes <strong>et</strong> évoque un orgasme entre<br />

Kinbote <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong>, qui aboutirait à l’engendrement d’un nouveau poème.<br />

Le combat qu’il mène contre Sha<strong>de</strong> - Kinbote entre en collision avec sa vision<br />

poétique à laquelle il s’évertue <strong>de</strong> substituer la sienne - est également un<br />

partenariat qui comporte une collusion d’intérêts : le poème lui-même est<br />

l’aboutissement <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te complémentarité créatrice, malgré l’opposition. Kinbote<br />

insiste sur les différences qui les séparent, démontrant leur altérité. Comme au<br />

829 Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., pp. 66-67 : “By the end of May I could make out the<br />

outlines of some of my images in the shape his genius might give them ; by mid-june I felt sure<br />

at last that he would recreate in a poem the dazzling Zembla burning in my bit, I saturated him,<br />

with a dunkard’s wild generosity, all that I was helpless myself to put into verse.” (Feu pâle, op.<br />

cit., 1008-109).<br />

354


jeu d’échecs, les partenaires s’opposent dans l’affirmation <strong>de</strong> leurs différences,<br />

qui aboutit à la création échiquéenne.<br />

Il est certain qu’on ne trouverait pas facilement dans l’histoire <strong>de</strong> la poésie un cas<br />

semblable – celui <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommes, différents par leur origine, leur éducation, leurs<br />

associations d’idées, leur intonation spirituelle <strong>et</strong> leur co<strong>de</strong> mental, l’un érudit cosmopolite,<br />

l’autre, poète sé<strong>de</strong>ntaire, concluant un pacte secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> c<strong>et</strong> ordre. Enfin, j’eus la certitu<strong>de</strong><br />

que ma Zembla avait mûri en lui, qu’il éclatait <strong>de</strong> rimes appropriées, qu’il était prêt à<br />

éjaculer à un frôlement <strong>de</strong> cils 830.<br />

L’expression anglaise « to be ripe with », rendu en français par « avoir mûri en<br />

lui » traduit bien le désir homosexuel que Kinbote proj<strong>et</strong>te sur son partenaire. La<br />

notion <strong>de</strong> secr<strong>et</strong> évoque le jeu d’échecs, où les <strong>de</strong>ux partenaires se trouvent<br />

coupés du mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité le temps <strong>de</strong> la partie, dans un univers qui leur est<br />

propre, <strong>et</strong> où ils sont guidés par le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong>s combinaisons invisibles qu’ils<br />

élaborent au même moment, chacun dans l’intimité <strong>de</strong> ses pensées.<br />

C<strong>et</strong>te connivence créative entre Kinbote <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong> présente une analogie<br />

avec celle <strong>de</strong> Bartlebooth <strong>et</strong> <strong>de</strong> Winckler dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Les <strong>de</strong>ux<br />

partenaires entrent en collision, jouant <strong>de</strong> ruses <strong>et</strong> <strong>de</strong> pièges pour contrecarrer<br />

l’autre. Cependant, le jeu ne peut exister que dans c<strong>et</strong>te adversité qui lie les <strong>de</strong>ux<br />

partis, partis qui sont aussi, paradoxalement, en collusion dans l’activité ludique.<br />

Comme dans la création que Kinbote imaginait avec son partenaire, le<br />

narrateur souligne la notion <strong>de</strong> plaisir, qui fait partie <strong>de</strong> la définition même du<br />

ludique. Dans son opposition à Winckler, dont il tente <strong>de</strong> reconstituer les<br />

830 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 67 : “ Surely, it would not be easy to discover in the<br />

history of po<strong>et</strong>ry a similar case – that of two men, different in origin, upbringing, thought<br />

associations, spiritual intonation and mental mo<strong>de</strong>, one cosmopolitan scholar, the other a firesi<strong>de</strong><br />

po<strong>et</strong>, entering into a secr<strong>et</strong> compact of this kind. At length I knew he was ripe with my Zembla,<br />

bursting with suitable rhymes, ready to spurt at the brush of an eyelash.”(Feu pâle, op. cit., p.<br />

109).<br />

355


puzzles, Bartlebooth éprouve le vertige <strong>de</strong> la compréhension totale qui est<br />

similaire à celle du joueur d’échecs maîtrisant sa partie.<br />

Bartlebooth atteignait une sorte d’état second, une stase, une espèce d’hébétu<strong>de</strong> tout<br />

asiatique, peut-être analogue à celle que recherche le tireur à l’arc […] C<strong>et</strong>te impression<br />

<strong>de</strong> grâce durait parfois plusieurs minutes <strong>et</strong> Bartlebooth avait la sensation d’être un<br />

voyant :il percevait tout, il comprenait tout 831.<br />

Par son activité mentale intense, le joueur semble atteindre une jouissance<br />

intellectuelle presque mystique dans ce face à face avec l’adversaire.<br />

L’impression d’omnipotence <strong>de</strong> Bartlebooth dans son mon<strong>de</strong> possible constitué<br />

par le jeu évoque la voix dictatoriale <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, créant ses propres règles selon<br />

une interprétation purement personnelle. Ce mon<strong>de</strong> parallèle qu’il crée sur un<br />

mo<strong>de</strong> purement subjectif se révèle ironiquement être un leurre, puisque le poème<br />

ne porte pas, finalement, sur la Zembla comme Kinbote l’escomptait.<br />

Dans son désir homosexuel, Kinbote semble proj<strong>et</strong>er sa propre image <strong>de</strong> manière<br />

spéculaire sur Sha<strong>de</strong>, croyant ainsi percevoir une réciprocité illusoire; Sha<strong>de</strong><br />

résiste aux assauts <strong>de</strong> Kinbote : « Il ne me violera pas ! 832 » Kinbote, dans son<br />

combat pour imposer sa vision <strong>et</strong> sa pulsion homosexuelle à Sha<strong>de</strong>, interprète la<br />

présence <strong>de</strong> Sybil comme un obstacle, une reine toute puissante, comme au jeu<br />

d’échecs, qui l’empêcherait <strong>de</strong> jouer avec Sha<strong>de</strong>. Les sonorité du verbe « rape »,<br />

« violer », constituent un écho à « ripe », « être mûr », qui vient d’être évoqué,<br />

image du désir <strong>de</strong> Kinbote d’engendrer son poème – dont la Zembla serait le<br />

centre, le « soleil » - en « infiltrant » l’œuvre <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>. De nouveau, les polarités<br />

masculine <strong>et</strong> féminine apparaissent dans la vision <strong>de</strong> Kinbote. Sha<strong>de</strong>, <strong>et</strong> sa<br />

Zembla figureraient le « soleil », capable <strong>de</strong> diffuser le « feu véritable », alors<br />

que Sha<strong>de</strong> serait lié au féminin, à « la lune », par le « feu pâle » <strong>de</strong> son poème.<br />

La reine Sybil fait sans arrêt obstruction à son désir <strong>de</strong> voir Sha<strong>de</strong>, mais l’ironie<br />

<strong>de</strong> l’instance narrative apparaît clairement dans les phrases que prononce Sha<strong>de</strong> :<br />

831 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 404.<br />

832 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 208 : “ He won’t rape me!”. (Feu pâle, op. cit., p.<br />

293).<br />

356


il n’a lui-même, contrairement à ce que pense Kinbote, aucun désir <strong>de</strong> collaborer<br />

avec Kinbote <strong>de</strong> quelque manière que ce soit. Il essaie d’éviter sa présence<br />

envahissante en se réfugiant <strong>de</strong>rrière sa femme. Ce décalage entre la perception<br />

<strong>de</strong> Kinbote <strong>et</strong> l’appréciation <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> apparaît particulièrement dans la manière<br />

dont Kinbote voit <strong>de</strong>s ressemblances partout, d’où les analogies qu’il n’a <strong>de</strong><br />

cesse d’établir avec la Zembla 833 , alors que Sha<strong>de</strong> perçoit les différences.<br />

« Il n’y a pas la moindre ressemblance J’ai vu le roi dans les actualités <strong>et</strong> il n’y a aucune<br />

ressemblance. Les ressemblances sont les ombres <strong>de</strong>s différences. Des personnes<br />

différentes voient <strong>de</strong>s similarités différentes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s différences similaires.» 834<br />

C<strong>et</strong>te dichotomie émerge d’une discussion à propos <strong>de</strong> la ressemblance supposée<br />

<strong>de</strong> Kinbote <strong>et</strong> du roi <strong>de</strong> la Zembla, ressemblance que Sha<strong>de</strong> réfute. Il est<br />

intéressant <strong>de</strong> noter la référence métaphorique <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, aux ombres, qui<br />

renvoient à la fois à son propre nom <strong>et</strong> au jeu d’échecs où « les ombres »<br />

représentent les noirs : les pièces du jeu d’échecs sont placées selon une<br />

dialectique <strong>de</strong> la similitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> la différence, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’altérité, les<br />

noirs étant les doubles inversés <strong>de</strong>s blancs.<br />

Ce passage crucial fait la jonction entre l’affrontement <strong>de</strong> Kinbote <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Sha<strong>de</strong>, <strong>et</strong> celui qui oppose les révolutionnaires, qui ont pris le pouvoir, <strong>et</strong> le roi<br />

<strong>de</strong> la Zembla 835 , mort ou exilé selon les convictions <strong>de</strong>s uns <strong>et</strong> <strong>de</strong>s autres.<br />

833 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 208 : « …the name Zembla is a corruption not of<br />

the Russian zemblya, but of Semblerland, a land of reflections, of « ressemblers »» (Feu pâle, op.<br />

cit., p. 294 : « …le nom <strong>de</strong> Zembla est une corruption non du russe zemlya, mais <strong>de</strong> Semblerland,<br />

un pays <strong>de</strong> refl<strong>et</strong>s, <strong>de</strong> « ressembleurs »). La Zembla évoque également le jeu <strong>de</strong> sosies en<br />

Ruritanie qui apparaît dans Le Prisonnier <strong>de</strong> Zenda. Hope, Antony, Le prisonnier <strong>de</strong> Zenda,<br />

1982.<br />

834 I<strong>de</strong>m., p. 208 : “There is no resemblance at all. I have seen the King in newsreels, and there is<br />

no resemblance. Resemblances are the shadows of differences. Different people are different<br />

similarities and similar differences.” (Feu pâle, op. cit., p. 294). Le chiasme reprend la structure<br />

en miroir <strong>et</strong> rappelle la configuration du jeu d’échecs.<br />

835 Ce roi exilé pourrait être Kinbote, qui signe Charles Kinbote à la fin <strong>de</strong> l’introduction<br />

précédant le poème.<br />

357


Plusieurs possibilités sont évoquées au suj<strong>et</strong> du monarque <strong>de</strong> la Zembla ; les<br />

énoncés le concernant sont <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’épistémique <strong>et</strong> aucune certitu<strong>de</strong><br />

intangible n’est permise. Plusieurs hypothèses sont avancées, dont l’une est<br />

émise par Sha<strong>de</strong>.<br />

Le Roi est peut-être mort ou il est peut-être aussi vivant que vous <strong>et</strong> Kinbote, mais<br />

respectons les faits. Je tiens <strong>de</strong> lui, - me désignant, - que c<strong>et</strong>te histoire <strong>de</strong> bonne sœur<br />

qu’on a répandue partout est une vulgaire fabrication proextrémiste. […] mais la vérité est<br />

que le Roi est sorti à pied <strong>de</strong> son palais, a traversé les montagnes <strong>et</strong> a quitté le pays, non<br />

pas sous l’habillement noir d’une pâle vieille fille, mais habillé comme un athlète en<br />

lainage écarlate 836.<br />

Les couleurs fondamentales dans le roman <strong>de</strong> Nabokov se r<strong>et</strong>rouvent : la pâleur<br />

(c<strong>et</strong>te variante du blanc renvoie au titre du poème), le noir <strong>et</strong> le rouge suggéré<br />

par le terme « écarlate ». Par une sorte <strong>de</strong> renversement parodique, si l’on songe<br />

à l’histoire <strong>de</strong> la Russie, le rouge est en eff<strong>et</strong> associé au roi, tandis que les<br />

révolutionnaires donnent l’impression d’incarner le camp <strong>de</strong>s verts comme<br />

Gradus, du côté <strong>de</strong>s révolutionnaires au pouvoir – ils ont renversé le roi Charles<br />

II : un <strong>de</strong> ces doubles se nomme « Emerau<strong>de</strong> », il travaille pour une usine <strong>de</strong><br />

verre. Ce personnage, issu du pouvoir révolutionnaire zemblien, apparaît dans<br />

une troisième partie d’échecs, celle qu’il semble disputer contre le poète,<br />

finalement tué. Ainsi les fils <strong>et</strong> les lignes <strong>de</strong>s trois parties – celle entre Kinbote <strong>et</strong><br />

Sha<strong>de</strong> (<strong>et</strong> sa femme), celle du roi <strong>de</strong> la Zembla contre les révolutionnaires <strong>et</strong><br />

836 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 209 : “ The King may be <strong>de</strong>ad, or may be as much<br />

as alive as you and Kinbote, but l<strong>et</strong> us respect facts. I have it from him [pointing to me] that the<br />

wi<strong>de</strong>ly circulated stuff about the nun is a vulgar pro-Extremist fabrication. The Extremists and<br />

their friends invented a lot of nonsense to conceal their discomfiture; but the truth is that the king<br />

walked out of the palace, and crossed the mountains, and left the country, not in a black garb of a<br />

pale spinster but dressed as an athl<strong>et</strong>e in scarl<strong>et</strong> wool.” (Feu pâle, op. cit., p. 295). L’usage du<br />

modal “may” indique la possibilité qu’il soit mort, hypothèse tout aussi valable que celle selon<br />

laquelle il serait vivant. Plusieurs <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> sont recevables. Une <strong>de</strong>s hypothèses<br />

implicite est que Kinbote serait, en fait, le roi Charles II.<br />

358


enfin celle que Gradus mène contre Sha<strong>de</strong> – se mêlent <strong>et</strong> s’entremêlent pour<br />

former un véritable labyrinthe.<br />

C<strong>et</strong>te confusion labyrinthique, régie par l’interprétation exclusive <strong>de</strong><br />

Kinbote, présente une similitu<strong>de</strong> avec les lignes entrecoupées <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

souterrains du passé, sous la surface <strong>de</strong> l’immeuble carré, qui sont ressuscités par<br />

le narrateur <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Un <strong>de</strong>s personnages principaux, Winckler,<br />

est d’ailleurs déjà mort au début du roman. Le narrateur spécule sur l’œuvre<br />

qu’il a construit avec Valène, dont il découpe les toiles pour en faire <strong>de</strong>s puzzles,<br />

reconstitués par Bartlebooth : il tente d’en saisir la chronologie ainsi que les<br />

modalités <strong>de</strong> l’association avec le collectionneur milliardaire.<br />

Il y a vingt ans, en mille neuf cent cinquante-cinq, Winckler acheva, comme prévu, le<br />

<strong>de</strong>rnier <strong>de</strong>s puzzles que Bartlebooth lui avait commandés. On a tout lieu <strong>de</strong> supposer que<br />

le contrat qu’il avait signé avec le milliardaire contenait une clause explicite stipulant qu’il<br />

n’en fabriquerait jamais d’autres, mais <strong>de</strong> toute façon, il est vraisemblable qu’il n’en avait<br />

plus envie 837.<br />

Le narrateur construit <strong>de</strong>s hypothèses, <strong>de</strong>s probabilités concernant le<br />

passé <strong>de</strong> Winckler. La mémoire du passé ne constitue pas <strong>de</strong>s actions certaines<br />

qui ont été actualisées, mais <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles reliés<br />

au centre, c’est à dire à l’immeuble. Le souvenir est lié au possible, plus qu’à<br />

une réalité certaine comme le commente Stella Béhar au suj<strong>et</strong> <strong>de</strong> W ou le<br />

souvenir d’enfance.<br />

Dans le <strong>de</strong>rnier chapitre <strong>de</strong> la partie confession <strong>de</strong> W ou le souvenir d’enfance, Perec fait<br />

en quelque sorte une <strong>de</strong>rnière tentative pour faire surgir ces souvenirs qui n’existent pas.<br />

La recherche s’organise autour <strong>de</strong> points <strong>de</strong> repère précis tels que <strong>de</strong>s photos, <strong>de</strong>s lieux,<br />

<strong>de</strong>s dates. Rien n’est laissé à la sensation. Ce qui va tenir lieu <strong>de</strong> souvenir est une<br />

déduction analytique conçue comme un vraie enquête policière 838.<br />

837 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., pp. 51-52.<br />

838 Béhar, Stella, Georges Perec : écrire pour ne pas dire, op. cit., p. 146. Stella Béhar montre<br />

comment Perec utilise <strong>de</strong>s indices pour restituer son enfance, dont il n’a pas souvenir.<br />

359


Ce procédé est employé dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, où les listes d’obj<strong>et</strong>s<br />

apparaissent comme <strong>de</strong>s indices perm<strong>et</strong>tant d’i<strong>de</strong>ntifier le passé <strong>de</strong>s personnages.<br />

Winckler semble particulièrement énigmatique : le texte lacunaire ne concè<strong>de</strong><br />

que peu d’éléments dans la restitution <strong>de</strong> son passé, notamment sur les<br />

motivations <strong>de</strong> son jeu avec Bartlebooth ; le faiseur <strong>de</strong> puzzles entr<strong>et</strong>ient avec le<br />

collectionneur <strong>de</strong>s relations <strong>de</strong> partenariat actif <strong>et</strong> binaire; il doit y avoir<br />

collusion <strong>de</strong> vues pour reconstituer les puzzles, mais le jeu établit une collision<br />

où les <strong>de</strong>ux partenaires s’affrontent : Winckler ourdit une mystérieuse vengeance<br />

contre le collectionneur.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi comme dans Feu Pâle, les notions<br />

d’opposition <strong>et</strong> <strong>de</strong> complémentarité sont les <strong>de</strong>ux aspects du jeu, qui engendrent<br />

la création. Il n’y a pas opposition irréductible entre <strong>de</strong>ux polarités bien<br />

différentiés, mais jeu interactif entre plusieurs personnages. Le mouvement est<br />

rendu possible par c<strong>et</strong> affrontement créatif qui perm<strong>et</strong> d’instaurer <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

parallèles <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pluralités <strong>de</strong> sens. En eff<strong>et</strong>, la collision <strong>et</strong> la collusion entre les<br />

partenaires rend la création polysémique <strong>et</strong> multiple, échappant à un sens unique.<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, comme Feu pâle, engendre <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> où<br />

cohabitent plusieurs sens probables.<br />

Sha<strong>de</strong> apparaît dans c<strong>et</strong>te création <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, non seulement<br />

comme un joueur d’échecs construisant sa partie d’échecs mais comme une<br />

pièce <strong>de</strong> nature polymorphe, à la fois roi, fou 839 , dame – on pense à sa rivalité<br />

avec Sybil Sha<strong>de</strong> - ou cavalier, qu’il définit comme « une pièce sauteuse 840 »<br />

capable <strong>de</strong> dépasser les lignes étroites du concr<strong>et</strong> <strong>et</strong> d’imaginer ce qui est<br />

possible au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te frontière entre le réel <strong>et</strong> le fictif. Kinbote est<br />

omniprésent dans c<strong>et</strong>te partie qu’il construit. Il semble s’i<strong>de</strong>ntifier à toutes les<br />

pièces à la fois, tout en manipulant le développement <strong>de</strong> la partie en joueur<br />

d’échecs expérimenté.<br />

839 C<strong>et</strong>te polysémie n’existe ni en anglais, ni en russe, mais Nabokov parlait le français <strong>de</strong>puis<br />

l’enfance.<br />

840 Nabokov, Vladimir, Pale fire, op. cit., “Skip-space-piece.” (p. 217).<br />

360


De plus, les couleurs changent selon le point <strong>de</strong> vue <strong>et</strong> l’espace où il se<br />

trouve. Il s’i<strong>de</strong>ntifie plutôt au rouge, comme ses constantes références au feu le<br />

suggère. Il s’oppose au vert dans plusieurs espaces, jouant contre Gradus,<br />

associé à <strong>de</strong>s homophones variés <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te couleur, ou contre – <strong>et</strong> avec – Sha<strong>de</strong>,<br />

qui est amateur <strong>de</strong> verdure en matière culinaire <strong>et</strong> <strong>de</strong> jardinage. Dans l’espace <strong>de</strong><br />

la Zembla, lorsqu’il s’oppose aux révolutionnaires, Kinbote semble également<br />

lié au rouge, qui représente la monarchie. Un passage illustre c<strong>et</strong>te association du<br />

roi <strong>de</strong> la Zembla <strong>et</strong> du rouge : lorsqu’il fuit les attaques <strong>de</strong>s révolutionnaires, on<br />

organise un simulacre <strong>de</strong> fuite du roi.<br />

Il n’aurait jamais atteint la côte occi<strong>de</strong>ntale si l’idée <strong>de</strong> se faire passer pour le Roi en fuite<br />

ne s’était répandue parmi ses partisans secr<strong>et</strong>s <strong>de</strong> romantiques <strong>et</strong> héroïques casse-cou.<br />

Ils s’accoutrèrent <strong>de</strong> chandails rouges <strong>et</strong> <strong>de</strong> bonn<strong>et</strong>s rouges pour lui ressembler, <strong>et</strong><br />

surgirent ici <strong>et</strong> là, embrouillant complètement la police révolutionnaire 841.<br />

C<strong>et</strong>te tactique, qui consiste à attirer l’attention <strong>de</strong> l’adversaire afin <strong>de</strong> perm<strong>et</strong>tre<br />

au roi <strong>de</strong> fuir, présente une similitu<strong>de</strong> avec le jeu d’échecs : afin <strong>de</strong> mener une<br />

attaque ou <strong>de</strong> placer les pièces importantes dans une position plus protégée, il<br />

s’agit <strong>de</strong> faire semblant - sens <strong>de</strong> « impersonating » dans le texte original traduit<br />

par « se faire passer pour 842 » -, <strong>de</strong> donner à l’adversaire l’impression que<br />

l’essentiel se déroule à un endroit précis, alors que cela n’est qu’une diversion.<br />

Les multiples partisans, qui se travestissent tous <strong>de</strong> la même manière, font penser<br />

aux pions qui se ressemblent tous <strong>et</strong> sont efficaces dans <strong>de</strong>s attaques collectives.<br />

Ces individus, pour se travestir en roi, arborent <strong>de</strong>s vêtements rouges. Un <strong>de</strong> ces<br />

faux rois déguisé est poursuivi « <strong>de</strong> l’hôtel Kronblick, dont le télésiège amène<br />

841 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 81: “ He never would have reached the western<br />

coast not had a fad spread among his secr<strong>et</strong> supporters, romantic, heroic dare<strong>de</strong>vils of<br />

impersonating the fleeing king. They rigged themselves out to look like him in red sweaters and<br />

red caps, and popped up here and there, compl<strong>et</strong>ely bewil<strong>de</strong>ring the revolutionary police.”(Feu<br />

pâle, op. cit., p. 128).<br />

842 I<strong>de</strong>m, p. 81 : He would never have reached the western coast had not a fad spread among his<br />

secr<strong>et</strong>s supporters, romantic, heroic dare<strong>de</strong>vils of impersonating the fleeing king.<br />

361


les touristes au glacier Kron 843 .» Le mot « Kron » renvoie au « roi », car il<br />

signifie « couronne » en Russe Dans un passage Kinbote signale que un plan a<br />

été signé avec une couronne noire <strong>de</strong> roi d’échecs à la suite <strong>de</strong> Kinbote.<br />

Cependant, le récit <strong>de</strong> Kinbote ne fait qu’entr<strong>et</strong>enir la fusion – Kinbote<br />

pourrait être Charles II - <strong>et</strong> la confusion (il n’a <strong>de</strong> cesse, à c<strong>et</strong> égard, d’établir <strong>de</strong>s<br />

similitu<strong>de</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ressemblances) ; dans son face à face avec le poète, le rouge <strong>et</strong><br />

le vert semblent se superposer, d’où l’incertitu<strong>de</strong> quand à l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

camps opposés. On r<strong>et</strong>iendra, comme il a déjà été mentionné, que Sha<strong>de</strong> est<br />

végétarien, tandis que Sha<strong>de</strong> est un mangeur <strong>de</strong> vian<strong>de</strong> rouge ; à l’inverse, le<br />

vert, tel le feuillage qui contrarie l’activité <strong>de</strong> Kinbote <strong>et</strong> épie son voisin, est<br />

souvent un obstacle pour lui.<br />

Le troisième jeu échiquéen est l’attaque <strong>de</strong> Gradus contre le poète Sha<strong>de</strong>,<br />

c<strong>et</strong> assaut unifiant l’espace <strong>de</strong> la Zembla, d’où Gradus provient, <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> New<br />

Wye. L’arrivée progressive <strong>de</strong> Gradus correspond aux différentes étapes qui<br />

graduent le poème. Gradus approche au fur <strong>et</strong> à mesure que le poème se<br />

construit ; lorsqu’il tue Sha<strong>de</strong>, si tant est qu’il soit le véritable assassin, celui-ci<br />

vient d’achever le vers 999 : le poème est presque achevé selon Kinbote,<br />

ajoutant un <strong>de</strong>rnier vers, le même que le premier. Dans son obsession pour les<br />

similitu<strong>de</strong>s, il attribue ainsi une structure circulaire <strong>et</strong> spéculaire au poème : la<br />

similitu<strong>de</strong> constitue une répétition.<br />

En fait, les adversaires ressemblent à <strong>de</strong>s doubles dans c<strong>et</strong>te interprétation <strong>de</strong><br />

Kinbote. Les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> en collision sont aussi <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> en collusion, d’où les<br />

inversions <strong>et</strong> confusions entre couleurs : le blanc <strong>et</strong> le noir échiquéen, auxquels il<br />

est fait allusion souvent dans le roman, sont supplantés par le vert <strong>et</strong> le rouge,<br />

couleurs complémentaires <strong>et</strong> qui, <strong>de</strong> plus, se superposent parfois <strong>et</strong> varient selon<br />

le point <strong>de</strong> vue adoptée. Kinbote affronte Sha<strong>de</strong> à qui il s’oppose sur bien <strong>de</strong>s<br />

843 Ibid., pp. 81-82 : “ …the Kronblick Hotel, whose chairlift takes tourists to the Kron glacier”.<br />

(Ibid., p. 129).<br />

362


plans ; d’autre part, le poète fonctionne comme un double : dans <strong>de</strong> nombreux<br />

traditions littéraires, le double est d’ailleurs représenté par « l’ombre » 844 .<br />

D’ailleurs, au moment où Kinbote achève le poème, il s’i<strong>de</strong>ntifie à Sha<strong>de</strong>, <strong>et</strong><br />

annonce l’arrivée menaçante d’un Gradus plus compétent qui va le tuer. Le<br />

poème s’achève d’ailleurs, selon le mon<strong>de</strong> possible <strong>de</strong> Kinbote, sur la notion<br />

d’i<strong>de</strong>ntité <strong>et</strong> <strong>de</strong> spécularité dans la mort : « C’était moi l’ombre du jaseur<br />

tué 845 . » De même, Gradus semble résolument opposé à Kinbote <strong>et</strong> à Sha<strong>de</strong>, par<br />

son pragmatisme <strong>et</strong> son absence totale d’imagination. Il semble disparaître à la<br />

fin, cédant la place à un autre assassin potentiel, puisque l’assassin pourrait être<br />

un fou évadé <strong>de</strong> l’asile, qui aurait confondu Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> le juge Goldsworth 846 .<br />

Gradus semble se métamorphoser brusquement en Jack Grey. C<strong>et</strong>te substitution<br />

pourrait indiquer que Gradus est une <strong>de</strong>s multiples fac<strong>et</strong>tes <strong>de</strong> Kinbote qui, lui-<br />

même fou, pourrait être Jack Grey. Celui-ci aurait confondu Goldsworth <strong>et</strong> <strong>et</strong><br />

Kinbote, <strong>de</strong> part certaines analogies. Les <strong>de</strong>ux voisins, Goldsworth <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong><br />

constituent <strong>de</strong>ux éléments semblables : il habitent tous <strong>de</strong>ux dans une <strong>de</strong>meure<br />

similaires, <strong>de</strong>s châteaux, se protégeant ainsi dans un coin, tels <strong>de</strong>s tours sur<br />

l’échiquier.<br />

Kinbote <strong>et</strong> Gradus pourraient être <strong>de</strong>ux fous, si le meurtre a été perpétré par un<br />

aliéné évadé <strong>de</strong> l’asile, qui, croyant se venger <strong>de</strong> l’homme <strong>de</strong> loi qui l’a fait<br />

844 Dans le roman <strong>de</strong> Chamisso, par exemple, l’ombre constitue le double du protagoniste.<br />

Chamisso, Al<strong>de</strong>rbert, La Merveilleuse histoire <strong>de</strong> P<strong>et</strong>er Schlemihl, trad. A. Lortholary, Paris :<br />

Gallimard, 1992.<br />

845 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 229 : “ I was the shadow of the waxing slain.” (Feu<br />

pâle, op. cit., p. 321).<br />

846 Sur l’échiquier virtuel <strong>de</strong> Kinbote, Goldsworth pourrait être une tour ; son nom possè<strong>de</strong> une<br />

structure carrée « Golds-worth », qui en permutant avec le nom <strong>de</strong> l’<strong>Université</strong> <strong>de</strong> Kinbote<br />

« Words-smith » donne le nom d’une poète : en fait, il y a eu permutation, c’est à dire<br />

changement <strong>de</strong> place. Goldsworth est une tour qui a changé <strong>de</strong> place, une tour qui a roqué<br />

(permutation <strong>de</strong> place avec le roi). D’ailleurs, il habite dans un château : « roquer » se dit<br />

« castling » en Anglais.<br />

363


arrêter, aurait tué Sha<strong>de</strong> 847 . Ainsi nous nous trouvons face à <strong>de</strong>ux couples <strong>de</strong><br />

doubles, comme c’est souvent le cas au jeu d’échecs : le nombre quatre structure<br />

le jeu, qui forme d’ailleurs un carré. Il y aurait <strong>de</strong>ux tours confondues<br />

(Goldsworth <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong>, les victimes ayant été confondues, <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux fous (Gradus,<br />

<strong>de</strong>venu brutalement une certain Jack Grey <strong>et</strong>, peut-être, Kinbote).<br />

Il existe une possibilité <strong>de</strong> confondre l’assassin, comme la victime, <strong>et</strong> d’établir<br />

une conjonction d’i<strong>de</strong>ntité entre Gradus, Jack Grey, <strong>et</strong> Kinbote, qui pourrait être<br />

l’assassin, comme nous l’avons déjà suggéré. En tout cas, dans ce mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

confusion <strong>et</strong> <strong>de</strong> fusion, plusieurs interprétations peuvent cohabiter. De même<br />

dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles ressuscités par le souvenir<br />

offrent plusieurs lectures <strong>possibles</strong>. Dans ces <strong>de</strong>ux exemples, le jeu d’échecs<br />

n’illustre pas une lutte manichéenne. Au contraire, ces <strong>de</strong>ux exemples montrent<br />

la complexité d’un affrontement à plusieurs dimensions, qui exclut toute<br />

transparence <strong>de</strong> la réalité, comme le traduit l’oiseau qui s’écrase sur « la<br />

transparence » <strong>de</strong> la vitre. L’adversaire représente à la fois le même <strong>et</strong> le<br />

différent, comme le refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> la vitre, où sont unis « le voyant <strong>et</strong> la vue », pour<br />

reprendre la formulation du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, il est impossible d’arriver à une résolution éthique <strong>de</strong> la<br />

partie, qui selon laquelle les <strong>de</strong>ux camps incarnent les polarités négative <strong>et</strong><br />

positive. Si résolution il y a, elle ne saurait être que plurivoque, laissant entrevoir<br />

plusieurs dimensions <strong>et</strong> points <strong>de</strong> vue.<br />

B. Impossibilité <strong>de</strong> résolution finale<br />

847 Le fou contourne justement la loi, la référence au réel. Le nom <strong>de</strong> « Goldsworth » valorise<br />

« l’or », le bien matériel, la norme (étalon or) alors que le fou Kinbote valorise le pouvoir <strong>de</strong>s<br />

mots, qui peut faire dévier du réel. La permutation <strong>de</strong> syllabes entre Goldsworth <strong>et</strong> Wordsmith<br />

donne le nom du poète romantique « Wordsworth », qui peut être associé à Sha<strong>de</strong>.<br />

364


Contrairement aux romans où le manichéisme <strong>de</strong>s couleurs est exploité,<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle ne proposent pas la vision <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux camps ou<br />

polarités n<strong>et</strong>tement tranchés. Les adversaires coopèrent autant qu’ils s’opposent.<br />

Aucun ne détient la vérité ou n’incarne la polarité positive, ou négative, <strong>de</strong><br />

manière absolue. Les attributs <strong>de</strong>s uns <strong>et</strong> <strong>de</strong>s autres se mélangent, si bien que le<br />

lecteur ne peut acquérir une vision stable <strong>et</strong> indiscutable <strong>de</strong> l’une ou l’autre <strong>de</strong>s<br />

parties, qui fluctuent selon le point <strong>de</strong> vue ou la situation particulière : ces<br />

variations expriment le relativisme <strong>de</strong> la représentation.<br />

Ces métamorphoses constituent <strong>de</strong>s variantes <strong>possibles</strong> du même obj<strong>et</strong>.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, Winckler ou Bartlebooth apparaissent absorbés<br />

dans un travail dont la finalité semble discutable, ou tout au moins ils semblent<br />

se consacrer à un objectif d’ordre esthétique tout à fait énigmatique. La « mise<br />

en pièces » <strong>de</strong>s aquarelles <strong>de</strong> Valène afin <strong>de</strong> créer <strong>de</strong>s puzzles fait apparaître une<br />

esthétique du morcellement, <strong>de</strong> la création <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles à partir d’une<br />

structure <strong>de</strong> départ.<br />

Son proj<strong>et</strong> avec Bartlebooth reste sous le sceau du secr<strong>et</strong>, ce qui en fait une sorte<br />

<strong>de</strong> complice lié par une sorte d’engagement mystérieux : « Gaspard Winckler<br />

venait alors d’arriver à Paris. Il avait à peine vingt-<strong>de</strong>ux ans. Du contrat qu’il<br />

passa avec Bartlebooth rien ne transpira jamais 848 .» Winckler s’engage, ou plutôt<br />

s’est engagé dans une revanche, dont le sens n’est jamais révélé au lecteur,<br />

contre son partenaire Bartlebooth. Le lecteur ne connaît pas du tout l’enjeu <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te vengeance, thème qui parcourt tout le roman à travers les histoires<br />

miniatures <strong>de</strong> plusieurs personnages.<br />

C<strong>et</strong>te vengeance qu’il ourdit <strong>de</strong>puis longtemps évoque l’affrontement échiquéen<br />

où, le temps d’une partie d’échecs, les partenaires préparent dans le secr<strong>et</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

manière préméditée la tactique qui leur perm<strong>et</strong>tra <strong>de</strong> faire subir un échec <strong>et</strong> mat à<br />

leur partenaire. C<strong>et</strong>te analogie avec le jeu est renforcée par la vengeance finale<br />

<strong>de</strong> Winckler, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> sa mort, sur le terrain du jeu, <strong>de</strong> sa création :<br />

Bartlebooth ne peut achever son œuvre, puisqu’il manque à l’ensemble une<br />

<strong>de</strong>rnière pièce, le W, signature <strong>de</strong> Winckler. La collision entre la volonté <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux hommes, l’un voulant parachever l’œuvre, <strong>et</strong> l’autre voulant contrarier ce<br />

848 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 243.<br />

365


proj<strong>et</strong> pour <strong>de</strong>s raisons inconnues, échappe au lecteur : il ne saurait y avoir <strong>de</strong><br />

résolution éthique, puisque ces <strong>de</strong>ux volontés opposées ne peuvent être<br />

interprétées sous l’angle <strong>de</strong> l’opposition morale.<br />

La l<strong>et</strong>tre manquante qui est finalement apposée à la fin du roman constitue la<br />

trace <strong>de</strong> la victoire <strong>de</strong> Winckler. C<strong>et</strong>te revanche a valeur posthume, Winckler<br />

étant décédé. La l<strong>et</strong>tre W ne peut qu’être reliée à W ou le souvenir d’enfance. Le<br />

souvenir y apparaît comme un jeu <strong>de</strong> construction plus qu’une restitution réelle.<br />

Stella Béhar commente la relation <strong>de</strong> Perec avec ses propres souvenirs, qui<br />

ressemblent à <strong>de</strong>s constructions à partir <strong>de</strong> signes graphiques.<br />

La correspondance entre l’obj<strong>et</strong> <strong>et</strong> la forme du caractère qui représente la l<strong>et</strong>tre fait<br />

déraper le souvenir sur un jeu <strong>de</strong> transformations <strong>de</strong> caractères ou <strong>de</strong> symboles<br />

graphiques. Perec joue à y représenter différentes façons d’arranger les traits <strong>de</strong> la l<strong>et</strong>tre<br />

W /VV en lui faisant prendre la forme d’un X, d’une étoile juive, d’une croix gammée 849.<br />

Dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, la l<strong>et</strong>tre W est confondue dans un premier temps<br />

avec la l<strong>et</strong>tre X. C<strong>et</strong>te méprise s’inscrit dans la logique <strong>de</strong> construction présente<br />

dans le roman par la référence constante aux puzzles: le X travaillé, découpé,<br />

manipulé peut <strong>de</strong>venir un W. C<strong>et</strong>te fin <strong>de</strong> roman illustre la notion d’élaboration<br />

progressive, <strong>de</strong> tension permanente entre éléments contradictoires (le proj<strong>et</strong><br />

tripartite <strong>de</strong> Valène, <strong>de</strong> Winckler <strong>et</strong> <strong>de</strong> Bartlebooth), tension qui se sol<strong>de</strong> par une<br />

stase finale. Dans la vie comme au jeu d’échecs, l’aboutissement <strong>de</strong> la partie, qui<br />

représente le mouvement suscité par l’opposition, la contradiction, tout autant<br />

que la collaboration dans la différence, est la stase finale <strong>de</strong> l’échec <strong>et</strong> mat. C<strong>et</strong>te<br />

stase finale énigmatique traduit une impossibilité <strong>de</strong> résolution claire <strong>et</strong> n<strong>et</strong>te <strong>de</strong><br />

la partie qui s’est jouée dans le roman.<br />

Feu pâle <strong>et</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi adoptent <strong>de</strong>s tactiques très divergentes dans<br />

la construction <strong>de</strong> leur univers. Le roman <strong>de</strong> Nabokov donne l’apparence d’un<br />

chaos total. Ce roman très codé est, comme une partie d’échecs, plus organisé<br />

qu’il n’en a l’air au premier abord élaborant un jeu <strong>de</strong> transformations <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

849 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 149.<br />

366


transpositions linguistiques. Au contraire, Perec donne certaines clés au départ <strong>et</strong><br />

construit un mon<strong>de</strong> plus structuré, avec <strong>de</strong>s liens étroits avec le mon<strong>de</strong><br />

référentiel ; cependant, il ne faut pas s’y méprendre, ce texte lacunaire aux<br />

ambitions référentielles affichées, contrairement au roman <strong>de</strong> Nabokov, est avant<br />

tout un jeu, ce qui est représenté par le jeu tripartite entre Valène, Winckler <strong>et</strong><br />

Bartlebooth. Les <strong>de</strong>ux romans établissent surtout une pluralité <strong>de</strong> lectures qui<br />

cohabitent : ils créent <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> où plusieurs interprétations restent<br />

ouvertes. La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle posent plus <strong>de</strong> questions qu’ils<br />

n’offrent <strong>de</strong> réponses.<br />

Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, l’aspect binaire du jeu d’échecs est utilisé pour<br />

exploiter le paramètre <strong>de</strong> la collision <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>. Au contraire, les romans post-<br />

mo<strong>de</strong>rnistes La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle souscrivent à l’aspect<br />

combinatoire du jeu d’échecs qui tend vers l’infini ; une variante est choisie,<br />

mais on peut toujours revenir en arrière <strong>et</strong> s’interroger sur le développement<br />

possible <strong>de</strong> la partie si la bifurcation avait été différente.<br />

Les enjeux ontologiques d’une telle démarche sont clairs : la frontière entre<br />

l’« actualisé » <strong>et</strong> « l’actualisable », entre l’empirique <strong>et</strong> le possible, n’est pas si<br />

intangible que cela. Un choix différent à tel embranchement aurait pu faire<br />

évoluer la partie dans un sens complètement différent. La pluralité <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>possibles</strong> est aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la résolution d’une tension manichéenne. Elle<br />

implique moins la collision entre <strong>de</strong>ux adversaires, qu’une collusion <strong>de</strong>s points<br />

<strong>de</strong> vue qui sont confrontés <strong>et</strong> réévalués <strong>de</strong> manière rétrospective, la dimension<br />

régressive étant cruciale dans les <strong>de</strong>ux romans.<br />

La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi restitue le puzzle <strong>de</strong> l’immeuble, puzzle ne contient pas la<br />

seule dimension <strong>de</strong> surface, contrairement à ce qui est annoncé : l’évocation <strong>de</strong>s<br />

habitants <strong>de</strong> l’immeuble creuse <strong>de</strong> multiples sillons qui s’éten<strong>de</strong>nt sur le mon<strong>de</strong><br />

entier ; c<strong>et</strong>te reconstruction s’établit <strong>de</strong> manière souterraine, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la bi-<br />

dimensionnalité apparente <strong>de</strong> l’immeuble. De même, l’histoire <strong>de</strong> la<br />

collaboration tripartite entre Valène, Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth ne peut être<br />

restituée que <strong>de</strong> manière régressive, puisque Winckler est décédé au début du<br />

roman.<br />

367


Feu pâle s’inscrit également dans une dynamique rétroactive. Le<br />

commentateur se fait l’exégète d’un texte posthume auquel il se perm<strong>et</strong> d’ajouter<br />

le millième vers, répétition du premier : c<strong>et</strong> ajout constitue la marque même <strong>de</strong><br />

la référence au passé, au « semblable » - la Zembla - dont Kinbote fait un usage<br />

continuel <strong>et</strong> obsessionnel. Kinbote imagine différentes variantes <strong>possibles</strong> dans<br />

c<strong>et</strong>te référence au passé qui ne semble pas être une réalité fixe <strong>et</strong> immuable, d’où<br />

les métamorphoses <strong>et</strong> les gémellités qui foisonnent dans son discours.<br />

Depuis le début <strong>de</strong> son exégèse, où il trace un sillon possible, les espaces <strong>et</strong> les<br />

personnages semblent se mêler <strong>et</strong> former les variantes d’une même entité <strong>et</strong><br />

d’une même obsession. Ce mélange d’i<strong>de</strong>ntités qui se reflètent les unes dans les<br />

autres apparaît particulièrement dans le <strong>de</strong>rnier chapitre du roman, où est<br />

présenté rétrospectivement la scène du meurtre <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> ; le poète n’est<br />

effectivement plus qu’une ombre au début <strong>de</strong> l’exégèse, puisqu’il a été assassiné.<br />

C<strong>et</strong>te fin <strong>de</strong> roman, en tant que clôture <strong>de</strong> la rétrospection interprétative <strong>de</strong><br />

Kinbote, montre l’impossibilité d’une résolution éthique <strong>de</strong> la ou <strong>de</strong>s tensions<br />

exprimées dans le roman.<br />

De même, il est intéressant <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en perspective c<strong>et</strong>te fin, où aucune<br />

résolution n’est apportée au lecteur, avec celle <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Le titre<br />

même du roman associe le terme « mo<strong>de</strong> d’emploi » à une notion existentielle<br />

aussi vaste que « la vie » : il suggère l’idée d’une maîtrise <strong>de</strong> la vie, d’une sorte<br />

<strong>de</strong> rec<strong>et</strong>te qui serait révélée au lecteur, le contraste entre les <strong>de</strong>ux mots laissant<br />

entrevoir une possible ironie <strong>de</strong> la part du narrateur. Le déroulement <strong>de</strong>s<br />

histoires parallèles à l’occupation <strong>de</strong> l’espace <strong>de</strong> l’immeuble fait ressortir<br />

l’aspect mécanique <strong>et</strong> contrôlé <strong>de</strong> la construction. Ces règles données au lecteur<br />

dans le déroulement <strong>de</strong> la narration se reflètent dans l’activité tripartite <strong>de</strong>s<br />

principaux protagonistes, Valène, Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth, qui divisent les<br />

tâches à la manière d’un mo<strong>de</strong> d’emploi.<br />

Cependant, <strong>de</strong> multiples failles <strong>et</strong> écueils laissent <strong>de</strong>viner que, malgré ces<br />

aspects rationnels <strong>et</strong> continus dans la construction du roman, aucune maîtrise<br />

absolue n’est possible : les histoires miniatures s’enchaînent <strong>et</strong> se déchaînent<br />

sans qu’un ordre ne puise être défini. Les événements ne semblent être soumis à<br />

aucune loi, d’où une impression <strong>de</strong> désordre absolu. De surcroît, la case<br />

368


manquante <strong>de</strong> l’immeuble, qui annonce l’incomplétu<strong>de</strong>, ainsi que les failles <strong>et</strong><br />

lacunes entourant l’activité <strong>de</strong>s trois associés, laissent présager l’impossibilité<br />

d’une résolution finale, qu’elle soit d’ordre éthique, esthétique ou ontologique.<br />

Comme le souligne Stella Béhar, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi est l’expression d’une<br />

époque en proie aux doutes <strong>et</strong> confrontée à l’instabilité ontologique du mon<strong>de</strong>.<br />

Le jeu est pour Perec un moyen <strong>de</strong> traduire la société post-mo<strong>de</strong>rne, où aucune<br />

réponse intangible ni aucune représentation stable du mon<strong>de</strong> ne peuvent<br />

émerger : « Chez Perec, c<strong>et</strong>te conception du jeu va être développée <strong>de</strong> façon<br />

systématique <strong>et</strong> originale comme une réponse esthétique capable <strong>de</strong> capter la<br />

diversité, les malaises, les contradictions d’un Occi<strong>de</strong>nt post-atomique, post-<br />

colonial, post-Shoah 850 .»<br />

L’absence <strong>de</strong> réponse tangible à la question <strong>de</strong> l’existence que révèle le roman,<br />

au bout du compte, est l’expression du mouvement esthétique post-mo<strong>de</strong>rne,<br />

fondé sur le doute ontologique <strong>et</strong> l’impossibilité d’arriver à une représentation<br />

stable <strong>de</strong> la réalité ; la pluralité <strong>de</strong>s lectures <strong>possibles</strong> est le corollaire positif <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te incapacité : plusieurs interprétations du mon<strong>de</strong> sont <strong>possibles</strong>, aucune<br />

vérité absolue ne pouvant émerger.<br />

Perec entr<strong>et</strong>ient un lien entre son mon<strong>de</strong> fictionnel <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> réel ; au<br />

contraire, Nabokov revendique l’auto-référentialité <strong>de</strong> l’œuvre, affirmant<br />

l’indépendance <strong>de</strong> l’œuvre envers le réel, auquel elle n’est en rien re<strong>de</strong>vable. Feu<br />

pâle, contrairement à La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, ne prétend pas refléter une époque<br />

ou <strong>de</strong>s préoccupations <strong>de</strong> la société post-mo<strong>de</strong>rne. Mais c<strong>et</strong>te œuvre <strong>de</strong> Nabokov<br />

est comparable à celle <strong>de</strong> Perec par ses choix esthétiques post-mo<strong>de</strong>rnes<br />

impliquant l’absence <strong>de</strong> toute résolution à la fin du roman, où une pluralité<br />

d’interprétations sont <strong>possibles</strong>, dans un récit relaté du point <strong>de</strong> vue fluctuant <strong>et</strong><br />

très subjectif d’un Kinbote probablement fou.<br />

Avant d’ajouter le millième vers, qui est le même que le premier, Kinbote<br />

fait allusion à un nouveau personnage, le jardinier ; il introduit ce personnage par<br />

le début du vers 998 qu’il choisit <strong>de</strong> commenter, « jardinier d’un voisin 851 ».<br />

850 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 65.<br />

851 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 228 : “ Some neighbour’s gar<strong>de</strong>ner.” (Feu pale, op.<br />

cit., p. 319).<br />

369


C<strong>et</strong>te partie <strong>de</strong> l’avant-<strong>de</strong>rnier vers est la <strong>de</strong>rnière allusion au poète, puisque<br />

Kinbote réitère lui-même le premier, selon sa volonté <strong>de</strong> démiurge absolu.<br />

Comme il apparaît tout au long du poème, le commentaire est forcément<br />

lacunaire <strong>et</strong> subjectif, Kinbote laissant tomber <strong>de</strong> nombreux éléments du poème<br />

<strong>et</strong> commentant le poème selon les bifurcations <strong>de</strong> son choix.<br />

Il est intéressant <strong>de</strong> noter, d’ailleurs, que les mots que Kinbote choisit <strong>de</strong><br />

commenter à l’intérieur <strong>de</strong> chaque vers forment un réseau <strong>de</strong> bifurcations qui<br />

évoque les mouvements <strong>de</strong>s pièces sur un échiquier. Les quatre premiers vers,<br />

commentés dans leur intégralité, rappellent d’ailleurs les quatre rangées<br />

parallèles <strong>de</strong>s joueurs en début <strong>de</strong> partie. Ces quatre premiers vers sont les seuls<br />

que Kinbote commente dans leur intégralité 852 ; ensuite il ne choisit qu’un vers<br />

ou une partie du vers, ce qui crée un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> mouvement <strong>et</strong> <strong>de</strong> bifurcation<br />

comparable au jeu d’échecs. Les mots, en passant d’un vers à l’autre, forment<br />

<strong>de</strong>s lignes <strong>et</strong> <strong>de</strong>s trajectoires. Si l’on poursuit l’analogie avec le jeu d’échecs,<br />

certaines cases sont pleines, se remplissent d’un commentaire, d’autres restent<br />

vi<strong>de</strong>s. On pourrait aussi voir dans le contraste entre les mots commentés <strong>et</strong> ceux<br />

qui ne le sont pas l’alternance <strong>de</strong>s cases noires <strong>et</strong> <strong>de</strong>s cases blanches 853 .<br />

Kinbote choisit à la fin du poème <strong>de</strong> se faire l’exégète du mot « jardinier »,<br />

laissant dans l’ombre les autres termes du <strong>de</strong>rnier vers 854 . Le « jardinier » est le<br />

<strong>de</strong>rnier mot du poème que Kinbote détache du poème pour le commenter,<br />

personnage lié au jardin <strong>et</strong> à la verdure, « étranger travaillant pour un<br />

852 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 61 : “Lines 1-4 : I was the shadow of the waxwing<br />

slain, <strong>et</strong>c.” (Feu Pale, op. cit., p. 101 : « Vers 1-4 : C’était moi l’ombre du jaseur tué, <strong>et</strong>c.»<br />

853 On peut considérer que les mots qui font l’obj<strong>et</strong> d’un commentaire écrit seraient <strong>de</strong>s cases<br />

noires <strong>et</strong> que ceux qui ne le sont pas représenteraient les cases blanches. A l’inverse, on pourrait<br />

aussi bien affirmer que les mots commentés sont, bien que d’une manière subjective, « mis en<br />

lumière » par le commentateur Kinbote, alors que les autres restent « dans l’ombre », <strong>et</strong> forment<br />

les cases noires.<br />

854 I<strong>de</strong>m, p. 58 : « Some neighbor’s gar<strong>de</strong>ner, I guess – goes by Trundling an empty barrow up<br />

the lane. » (I<strong>de</strong>m, p. 98 : «Jardinier d’un voisin sans doute, passe, Remonte l’allée, poussant un<br />

brou<strong>et</strong>te vi<strong>de</strong>. »). Ces <strong>de</strong>rniers mots, après avoir mentionné la présence d’un jardinier, m<strong>et</strong>tent<br />

l’accent sur la notion <strong>de</strong> mouvement, d’une trajectoire précise, mentionnant la présence d’un<br />

obj<strong>et</strong> vi<strong>de</strong> qui pourrait annoncer l’activité <strong>de</strong> « remplissage » effectuée par Kinbote, ou peut-être<br />

même la mort <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, qui va laisser une place vi<strong>de</strong>.<br />

370


étranger 855 .» Kinbote crée une fois <strong>de</strong> plus un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> spécularité entre lui-même<br />

<strong>et</strong> ce nouveau personnage, qu’il associe aux <strong>de</strong>ux couleurs <strong>de</strong> ses jeux d’échecs<br />

imaginaires : « Il était <strong>de</strong>bout au somm<strong>et</strong> d’une échelle verte […] Sa chemise <strong>de</strong><br />

flanelle rouge gisait sur l’herbe 856 . »<br />

C<strong>et</strong>te image est proleptique <strong>de</strong> l’assassinat <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, où il sera étendu sur<br />

l’herbe, le sang s’écoulant comme une tache rouge. C<strong>et</strong>te scène finale est<br />

évoquée à partir du vers répété par Kinbote, qui reprend la thématique <strong>de</strong> la mort<br />

par méprise 857 . Quatre personnages sont réellement présents, d’après le récit <strong>de</strong><br />

Kinbote : le jardinier étranger qu’il vient d’engager, Sha<strong>de</strong>, lui-même <strong>et</strong> Gradus.<br />

A ces quatre personnages, <strong>de</strong>ux autres s’ajoutent par extension imaginaire,<br />

similaire à l’espace du ciel qui s’étend dans l’espace fictif <strong>de</strong> la vitre :<br />

Goldsworth, le juge que, selon une interprétation <strong>de</strong> l’assassinat, le fou Jack<br />

Grey aurait voulu tuer par vengeance <strong>et</strong> qu’il aurait confondu avec le<br />

malheureux poète voisin.<br />

Mais une autre confusion d’i<strong>de</strong>ntité a pu avoir lieu : Gradus, l’assassin venu <strong>de</strong><br />

la Zembla, aurait pris Sha<strong>de</strong> pour Kinbote, roi déchu <strong>de</strong> la Zembla. Ainsi à la fin<br />

du commentaire, le problème <strong>de</strong> l’assassinat n’est pas résolu : plusieurs lectures<br />

sont <strong>possibles</strong>, aucune n’étant réfutée <strong>de</strong> manière catégorique. Il y a au moins<br />

quatre pistes plausibles dans c<strong>et</strong>te confusion d’i<strong>de</strong>ntités <strong>et</strong> d’espace-temps. La<br />

première est effectivement celle, déjà évoquée, <strong>de</strong> la double superposition<br />

d’i<strong>de</strong>ntités entre, d’une part, Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> son voisin Goldsworth le juge, <strong>et</strong>, d’autre<br />

part, Gradus <strong>et</strong> Jack Grey, fou condamné à l’asile par Goldsworth quelques<br />

années auparavant.<br />

C<strong>et</strong> intrus est terrassé par le jardinier, c<strong>et</strong>te défense quelque peu grotesque<br />

produisant un eff<strong>et</strong> parodique d’une partie d’échecs. Le jardinier jouerait du côté<br />

<strong>de</strong>s verts, surgissant <strong>de</strong> la haie <strong>et</strong> terrassant l’assassin fou Jack Grey : «…mon<br />

855 Ibid, p. 228 : “ A stranger working for a stranger.”(Ibid, pp. 319-320).<br />

856 Ibid, p. 228 : “He stood at the top of a green lad<strong>de</strong>r […] His red flannel shirt lay on the grass.”<br />

(Ibid., p. 320).<br />

857 C<strong>et</strong>te thématique fait écho au premier vers : l’oiseau s’écrase sur la vitre, car il a confondu<br />

<strong>de</strong>ux espaces, celui du ciel <strong>et</strong> celui du refl<strong>et</strong> dans la vitre.<br />

371


jardinier donna à Jack le tueur, <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière la haie, un coup formidable sur le<br />

crâne, l’abattant <strong>et</strong> faisant voler l’arme <strong>de</strong> sa main 858 . » L’assassin fou est<br />

associé au rouge, d’autant qu’il se suici<strong>de</strong> en se tranchant la gorge dans sa<br />

prison. C<strong>et</strong>te résolution possible du meurtre est d’ailleurs la version officielle,<br />

donnée à la nation.<br />

Coexistant avec c<strong>et</strong>te interprétation plausible <strong>de</strong>s faits, une autre possibilité <strong>de</strong><br />

lecture est offerte au lecteur, fondée elle aussi sur la confusion <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntités :<br />

Gradus, en clamant une fausse i<strong>de</strong>ntité, celle <strong>de</strong> Jack Grey, pour justifier son<br />

crime, visait non pas Sha<strong>de</strong> mais Kinbote, roi déchu <strong>de</strong> la Zembla. C<strong>et</strong>te lecture<br />

est liée à la mémoire défaillante <strong>de</strong> Kinbote, <strong>et</strong> constitue non la version<br />

officielle, mais celle qui découle <strong>de</strong> toute l’interprétation du commentaire, avec<br />

la trajectoire <strong>de</strong> Gradus parallèle à l’élaboration du poème : « Avais-je déjà vu<br />

Gradus autrefois ? Laissez-moi réfléchir. L’avais-je vu ? La mémoire branle en<br />

moi 859 . »<br />

L’interprétation <strong>de</strong> Kinbote le place au centre <strong>de</strong> l’agression. Il y aurait<br />

un écart entre le suj<strong>et</strong> visé <strong>et</strong> le suj<strong>et</strong> touché par le meurtrier, dont le nom signifie<br />

« <strong>de</strong>gré » en russe. La thématique <strong>de</strong> l’écart apparaît tout au long du<br />

commentaire, par la folie <strong>de</strong> Kinbote <strong>et</strong> son interprétation du poème, révélant<br />

finalement une trajectoire en décalage.<br />

Sa première balle arracha un bouton à la manche <strong>de</strong> mon blouson noir, une autre chanta<br />

à mon oreille. C’est une niaiserie méchante d’affirmer qu’il ne me visait pas moi (moi qu’il<br />

venait juste <strong>de</strong> voir à la bibliothèque – soyons logiques, messieurs, après tout, nous<br />

vivons dans un mon<strong>de</strong> rationnel !) mais qu’il visait le gentleman à cheveux gris <strong>de</strong>rrière<br />

moi. Oh c’était bien moi qu’il visait, <strong>et</strong> qu’il ratait chaque fois, l’incorrigible maladroit […]<br />

John se cramponnait à moi, me tirait <strong>de</strong>rrière lui, <strong>de</strong>rrière la protection <strong>de</strong> ses lauriers avec<br />

858 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 231 : « …my gar<strong>de</strong>ner’s spa<strong>de</strong> <strong>de</strong>alt gunman Jack<br />

from behind the hedge a tremendous blow on the pate, felling him and sending his weapon flying<br />

from his grasp.”(Feu pâle, op. cit., p. 323).<br />

859 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit.., p. 230 : “ Had I ever seen Gradus before? L<strong>et</strong> me<br />

think. Had I? Memory shakes her head.” (Feu pâle, p. 322).<br />

372


l’empressement d’un pauvre enfant boiteux essayant d’écarter son frère paraplégique <strong>de</strong>s<br />

pierres que font pleuvoir sur eux <strong>de</strong>s garçons <strong>de</strong> l’école 860.<br />

C<strong>et</strong>te scène est la parodie d’une attaque échiquéenne, où une pièce attaquée est<br />

couverte par une autre pièce afin <strong>de</strong> se protéger. En <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> c<strong>et</strong> aspect du jeu<br />

plaqué sur la vie réelle, ce passage est doublement ironique, car il fait perdre à<br />

c<strong>et</strong>te interprétation du meurtre une gran<strong>de</strong> part <strong>de</strong> crédibilité, même si elle ne<br />

<strong>de</strong>vient pas pour autant totalement caduque. D’une part, Kinbote fait appel à la<br />

rationalité du lecteur à qui il <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> vali<strong>de</strong>r son interprétation. C<strong>et</strong><br />

argument ne peut que l’amener au doute : l’interprétation du poème est<br />

intégralement fondée sur le facteur émotionnel <strong>et</strong> personnel, <strong>et</strong> ne fait<br />

aucunement appel à la raison. D’autre part, la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> la scène par<br />

Kinbote souligne la notion d’écart. Kinbote, dans la logique égocentrique qui est<br />

la sienne, interprète l’agression <strong>de</strong> Gradus comme une attaque contre lui, le roi<br />

réel ou imaginaire <strong>de</strong> la Zembla.<br />

Le fait que Sha<strong>de</strong> soit touché ne peut être, selon lui, que l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> la maladresse<br />

<strong>de</strong> l’agresseur. De plus, Kinbote insiste sur l’aspect héroïque <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong><br />

protégeant Kinbote, le plaçant <strong>de</strong>rrière lui, alors que c<strong>et</strong>te insistance <strong>de</strong>vient on<br />

ne peut plus suspecte. A l’inverse, on peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si Kinbote, se sentant<br />

menacé, à tord ou à raison, ne s’est pas glissé volontairement <strong>de</strong>rrière Sha<strong>de</strong>,<br />

dans le but <strong>de</strong> se protéger.<br />

A c<strong>et</strong>te interprétation on ne peut plus égocentrique, qui correspond à<br />

l’interprétation générale du poème, viennent s’ajouter <strong>de</strong>ux autres lectures<br />

<strong>possibles</strong> qui émergent du récit <strong>de</strong> Kinbote. C<strong>et</strong>te troisième piste possible,<br />

contrairement à l’interprétation officielle <strong>de</strong>s faits <strong>et</strong> à celle <strong>de</strong> Kinbote, n’est pas<br />

860 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 230-231 : «His first bull<strong>et</strong> ripped a sleeve button<br />

off my black blazer, another sang past my ear. It is evil piffle to assert that he aimed not at me<br />

(whom I had just seen in the library – l<strong>et</strong> us be consistent, gentlemen, ours is a rational world<br />

after all), but at the grey-locked gentleman behind me. Oh, he was aiming at me all right but<br />

missing me every time, the incorrigible bungler […] John kept clawing at me and pulling me<br />

after him, back to the protection of his laurels, with the solemn fussiness of a poor lame boy<br />

trying to g<strong>et</strong> his spastic brother out of the range of stones hurled at them by schoolchildren. »<br />

(Feu pâle, op. cit., p. 323).<br />

373


explicitement formulée, mais consisterait à i<strong>de</strong>ntifier complètement le<br />

commentateur Kinbote, <strong>et</strong> « son ombre » Sha<strong>de</strong> : Sha<strong>de</strong> ne serait que le double<br />

imaginaire <strong>de</strong> Kinbote, qui l’aurait inventé afin <strong>de</strong> restituer le Zembla <strong>de</strong><br />

manière oblique <strong>et</strong> allusive.<br />

Ainsi Kinbote <strong>et</strong> Sha<strong>de</strong> seraient la variation du même personnage, d’où le<br />

doute survenu sur l’i<strong>de</strong>ntité du suj<strong>et</strong> visé par le tueur. Le <strong>de</strong>rnier vers, que<br />

Kinbote vient greffer sur le poème prendrait une toute autre signification :<br />

l’ombre du jaseur tué ne serait que Sha<strong>de</strong> imaginé jusqu’à sa mort par Kinbote le<br />

démiurge. Gradus serait lui-même sorti <strong>de</strong> l’imagination <strong>de</strong> Kinbote, comme<br />

toute c<strong>et</strong>te histoire, <strong>et</strong> ne représenterait que la menace potentielle <strong>de</strong> la mort pour<br />

le créateur, comme semble le suggérer son arrivée à la fin du roman, l’œuvre<br />

étant achevée.<br />

Une quatrième interprétation <strong>de</strong> ce texte à plusieurs dimensions <strong>et</strong><br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles serait, non moins implicite <strong>et</strong> cachée qu’il incomberait au<br />

lecteur <strong>de</strong> découvrir, que l’assassin soit le soi-disant ami <strong>et</strong> acolyte du poète, le<br />

commentateur Kinbote. Il aurait ainsi pu s’emparer du poème <strong>et</strong> en <strong>de</strong>venir le<br />

maître absolu. Gradus ne serait alors qu’une pure invention, comme sans doute<br />

la Zembla d’où il provient. La phrase que Kinbote aurait prononcée, comme une<br />

menace contre l’intrus Gradus, ne serait adressée qu’au poète Sha<strong>de</strong> : « Je le<br />

tuerai », murmurai-je […] « Oh, je le tuerai », répétai-je en sourdine - tellement<br />

je trouvais intolérable <strong>de</strong> penser que la volupté du poème puisse être<br />

r<strong>et</strong>ardée 861 .»<br />

La priorité pour Kinbote est <strong>de</strong> transfigurer le poème en évocation <strong>de</strong> la<br />

Zembla. Tout obstacle à c<strong>et</strong> objectif apparaît comme un élément nuisible dont<br />

Kinbote doit se débarrasser. L’assassinat du poète constitue la seule possibilité<br />

<strong>de</strong> régner en maître absolu sur Feu pâle. Après la mort <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, Kinbote prend<br />

possession du poème en utilisant un subterfuge auprès <strong>de</strong> Sybil, <strong>et</strong>, prenant<br />

conscience qu’il ne contient pas la moindre allusion à la Zembla, fait état <strong>de</strong> sa<br />

861 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, p. 230 : « “I will kill him !”, I muttered. […] “ Oh, I will kill<br />

him !”, I repeated un<strong>de</strong>r my breath – so intolerable was it to think that the rapture of the poem<br />

might be <strong>de</strong>layed.” Le modal “will” m<strong>et</strong> en valeur la notion, non seulement <strong>de</strong> prédiction sur<br />

l’avenir, mais <strong>de</strong> volonté. (Feu pâle, op. cit., p. 322).<br />

374


gran<strong>de</strong> déception face à « un récit autobiographique, foncièrement appalachien,<br />

plutôt démodé, dans un style prosodique néo-Pope 862 .»<br />

Cependant, rien ne prouve que Kinbote ait suivi l’ordre chronologique<br />

<strong>de</strong>s événements dans son récit peu fiable, d’où émergent <strong>de</strong>s contradictions 863 . Il<br />

se peut qu’il ait tué Sha<strong>de</strong> après avoir pris connaissance <strong>de</strong> poème, ce qui<br />

expliquerait son violent désir <strong>de</strong> meurtre <strong>et</strong> l’introduction d’un tueur peu<br />

crédible. Gradus apparaît comme une projection <strong>de</strong> Kinbote, qui avance pas à<br />

pas, tel un pion sur l’échiquier à mesure que s’élabore le poème. Il affiche<br />

brusquement une autre i<strong>de</strong>ntité, celle <strong>de</strong> Jack Grey, qu’elle soit vrai ou fausse,<br />

dilemme qui n’est jamais résolu. De plus, Gradus apparaît comme un personnage<br />

construit à la manière d’une fiction. Il disparaît aussi mystérieusement qu’il était<br />

survenu, à la manière d’une fiction construite par Sha<strong>de</strong>. Il m<strong>et</strong> fin à ses jours en<br />

prison, ayant assumé le rôle qui lui était assigné, ce que Kinbote ne manque pas<br />

<strong>de</strong> relever, justement en affirmant le contraire : « Il mourut non pas tant parce<br />

que ayant joué son rôle dans c<strong>et</strong>te histoire, il ne voyait pas <strong>de</strong> raison d’exister<br />

plus longtemps […] Cela suffit. Exit Jack Grey 864 .»<br />

Un Gradus fonctionnel <strong>et</strong> fictionnel aurait été construit <strong>de</strong> toutes pièces par<br />

Kinbote, qui le congédie après l’avoir utilisé dans sa création imaginaire. Le<br />

véritable assassin apparaît sous le masque du narrateur Kinbote, il se <strong>de</strong>ssine<br />

pour servir son but exclusif : à l’instar du joueur d’échecs tendu vers son objectif<br />

<strong>de</strong> l’échec <strong>et</strong> mat, Kinbote est obsédé par son désir d’infiltrer la Zembla dans le<br />

poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>. Le poème <strong>de</strong> « Sha<strong>de</strong> », « l’ombre », ne semble être qu’un pré-<br />

862 I<strong>de</strong>m, p. 233 : “ An autobiographical, eminently Appalachian, rather old-fashioned narrative<br />

in a neo-Popian prosodic style.” (I<strong>de</strong>m, p. 325).<br />

863 Par exemple, il se décrit, au moment <strong>de</strong> l’agression, comme se tenant <strong>de</strong>rrière Sha<strong>de</strong>, censé<br />

vouloir à tous prix le protéger, alors qu’il affirme juste après ne plus sentir sa présence <strong>de</strong>rrière<br />

lui.<br />

864 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 235 : « He died, not so much because having played<br />

his part in the story he saw no point in living any longer. […). Enough of this. Exit Jack Grey.”<br />

(Feu pâle, op. cit., p. 328). C<strong>et</strong>te façon <strong>de</strong> congédier les personnages, qui rappelle le<br />

fonctionnement du jeu d’échecs.<br />

375


texte pour évoquer la Zembla. Sha<strong>de</strong> aurait été assassiné par celui qui affirme<br />

être son ami, son frère.<br />

On peut se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r si ce schéma du meurtre fratrici<strong>de</strong> ne pourrait pas évoquer<br />

le meurtre <strong>de</strong> Caïn : le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> constitue une évocation du lien<br />

primordial <strong>de</strong> l’homme <strong>et</strong> <strong>de</strong> la nature, tandis que le commentaire <strong>de</strong> Kinbote<br />

s’inscrit dans une thématique <strong>de</strong> la construction intellectuelle élaborée. C<strong>et</strong>te<br />

opposition perm<strong>et</strong>trait d’établir un parallélisme entre Caïn <strong>et</strong> Kinbote, condamné<br />

à l’errance géographique, en tant qu’exilé, <strong>et</strong> psychologique, puisqu’il est fou.<br />

Ainsi quatre pistes se <strong>de</strong>ssinent dans l’interprétation <strong>de</strong> ce meurtre final, qui<br />

donneraient un éclairage général sur le roman dans son ensemble. Aucune <strong>de</strong> ces<br />

quatre interprétations <strong>possibles</strong> n’est réfutée ni confirmée. La version officielle<br />

d’un tueur fou, Jack Grey, qui aurait confondu Sha<strong>de</strong> avec le juge Goldsworth,<br />

responsable <strong>de</strong> son internement à l’asile, est plausible, <strong>de</strong> même que la version,<br />

plus douteuse, <strong>de</strong> Kinbote, selon laquelle il aurait été la véritable cible en tant<br />

que roi déchu.<br />

Les trajectoires <strong>possibles</strong> plus cachées, telles les variantes invisibles construites<br />

par les joueurs d’échecs, cohabitent dans ce texte polysémique : Sha<strong>de</strong> peut<br />

constituer le double imaginaire <strong>de</strong> Kinbote, qui aurait composé lui-même le<br />

poème, comme Kinbote peut avoir tué le poète afin <strong>de</strong> ravir le poème <strong>et</strong> d’en<br />

faire un commentaire autocratique. C<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière interprétation justifierait la<br />

référence à la citation shakespearienne <strong>de</strong> Timon d’Athènes, par l’intermédiaire<br />

du titre Feu pâle, qui souligne la notion <strong>de</strong> vol <strong>et</strong> <strong>de</strong> transgression. Kinbote aurait<br />

dérobé le poème après avoir supprimé son auteur.<br />

C<strong>et</strong>te incertitu<strong>de</strong> quand à l’interprétation <strong>de</strong> l’œuvre , où cohabitent plusieurs<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, rapproche Feu pâle <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Dans ces <strong>de</strong>ux<br />

romans post-mo<strong>de</strong>rnistes, où se déploient <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, aucune<br />

résolution finale n’est apportée. Au contraire, les romans s’achèvent sur<br />

l’indétermination <strong>et</strong> par une stase finale actualisée dans le cas du roman <strong>de</strong><br />

Perec, l’immeuble étant presque vi<strong>de</strong>, <strong>et</strong> par une stase annoncée dans celui <strong>de</strong><br />

Nabokov. Kinbote annonce sa <strong>de</strong>struction par un autre Gradus. Comme au jeu<br />

d’échecs, la tension, génératrice <strong>de</strong> mouvement, se termine par une stase finale,<br />

qui est constituée par l’échec <strong>et</strong> mat, la mort symbolique. Ce schéma apparaît<br />

376


dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi : le conflit propose une fin énigmatique, même si<br />

elle semble marquée par la victoire <strong>de</strong> Winckler, impossible à interpréter avec<br />

certitu<strong>de</strong>.<br />

La vengeance que prépare Winckler est évoquée dès les premières pages du<br />

roman : « Gaspard Winckler est mort, mais la longue vengeance qu’il a si<br />

patiemment, si minutieusement ourdie, n’a pas encore fini <strong>de</strong> s’assouvir 865 . »<br />

C<strong>et</strong>te phrase énigmatique laisse supposer que Winckler fomente une vengeance<br />

méthodiquement mise en place, à l’instar d’un joueur d’échecs, <strong>et</strong> dont les<br />

conséquences dépassent les limites <strong>de</strong> son existence. Le narrateur annonce que<br />

son œuvre va se prolonger au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> sa mort.<br />

Winckler, co-équipier <strong>et</strong> adversaire <strong>de</strong> Bartlebooth, <strong>de</strong>ux termes indissociables<br />

où s’inscrivent les notions <strong>de</strong> collision <strong>et</strong> <strong>de</strong> collusion, a disparu dés le début du<br />

roman. C<strong>et</strong>te relation bipartite, où un joueur n’est présent que par l’intermédiaire<br />

<strong>de</strong> son œuvre, rappelle la relation <strong>de</strong> l’écrivain <strong>et</strong> du lecteur ; l’écrivain prépare<br />

un espace où « se rassemblent les significations 866 .» Le lecteur, à l’instar <strong>de</strong><br />

Bartlebooth, doit reconstruire les réseaux <strong>de</strong> significations en rassemblant les<br />

pièces dispersés.<br />

La vengeance <strong>de</strong> Winckler serait d’induire en erreur son collaborateur<br />

Bartlebooth, en jouant sur la similitu<strong>de</strong> trompeuse <strong>de</strong>s formes. Comme au jeu<br />

d’échecs, le joueur, à la fois partenaire <strong>et</strong> adversaire, ne doit pas se laisser<br />

tromper par l’évi<strong>de</strong>nce : les combinaisons visibles <strong>et</strong> apparentes masquent celles<br />

qui sont cachées, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’abstraction <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’invisible. Certaines pièces<br />

épousent la forme <strong>de</strong> l<strong>et</strong>tres, « <strong>de</strong>s pièces en J, en K, en L, en M, en Z, en X, en<br />

Y <strong>et</strong> en T 867 .» C<strong>et</strong>te ressemblance fait <strong>de</strong> ce jeu <strong>de</strong> construction une métaphore<br />

<strong>de</strong> l’écriture. Comme au jeu d’échecs, les pièces n’ont <strong>de</strong> signification que dans<br />

leur rapport à l’ensemble. De la même manière, le joueur d’échecs, <strong>et</strong> il en va <strong>de</strong><br />

même pour Winckler <strong>et</strong> Bartlebooth, ne se construit <strong>et</strong> n’existe que par rapport<br />

au jeu <strong>de</strong> son adversaire.<br />

865 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 24.<br />

866 Béhar, Stella, Georges Perec : Ecrire pour ne pas dire, op. cit., p. 105.<br />

867 Perec Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 399.<br />

377


La collusion <strong>et</strong> la collusion sont indissociables dans les rapports qu’entr<strong>et</strong>iennent<br />

les joueurs. Bartlebooth <strong>et</strong> Winckler sont les <strong>de</strong>ux fac<strong>et</strong>tes d’une même réalité, le<br />

jeu étant bipartite <strong>et</strong> n’existant que grâce à un troisième élément : les puzzles<br />

sont forgés à partir <strong>de</strong>s aquarelles <strong>de</strong> Valène. L’aboutissement <strong>de</strong> la partie ne<br />

peut représenter, dans c<strong>et</strong>te perspective, une réelle résolution, éthique ou<br />

esthétique, <strong>de</strong> la tension s’exprimant dans la vengeance posthume <strong>de</strong> Winckler,<br />

qui semble se déplier au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong> l’écoulement du temps.<br />

Ce jeu, qui se sol<strong>de</strong> à la fin du roman par l’inachèvement du puzzle pour<br />

Bartlebooth, représente l’incapacité, dans l’art comme dans l’existence, <strong>de</strong> capter<br />

une signification définitive, qui se réduirait à une certitu<strong>de</strong> intangible. Les<br />

fluctuations dans la perception <strong>de</strong> l’obj<strong>et</strong> montrent l’instabilité du réel qui<br />

échappe à tout schéma réducteur <strong>et</strong> mécanique. Les difficultés rencontrées par<br />

Bartlebooth lorsqu’il construit les puzzles laissent présager l’impossibilité finale<br />

<strong>de</strong> compléter le puzzle dans un ensemble cohérent <strong>et</strong> définitif à la fin du roman.<br />

Ce n’était que plusieurs heures plus tard, quand ce n’était pas plusieurs jours, que<br />

Bartlebooth s’apercevait que la pièce adéquate n’était pas noire mais gris plutôt clair –<br />

discontinuité <strong>de</strong> couleur qui aurait dû être prévisible si Bartlebooth ne s’était laissé pour<br />

ainsi dire emporter par son élan 868.<br />

Comme au jeu d’échecs, Bartlebooth m<strong>et</strong> en œuvre une tactique d’occupation <strong>de</strong><br />

l’espace pour construire les puzzles. Il s’agit d’envisager la pièce sous toutes ses<br />

formes, sous tous les angles, à la manière dont un joueur d’échecs visualise<br />

mentalement tous les coups <strong>possibles</strong> à partir d’une position déterminée. La<br />

pièce <strong>de</strong>vient polymorphe, elle n’est plus une forme figée, comme les pièces<br />

statiques du début <strong>de</strong> partie : à chaque pièce correspond une place possible. Dès<br />

que les pièces se m<strong>et</strong>tent en marche, les bifurcations se multiplient <strong>et</strong> forment<br />

plus <strong>de</strong>s lignes droites, mais <strong>de</strong>s archipels aux ramifications labyrinthiques.<br />

868 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 399.<br />

378


D’une manière similaire, la pièce du puzzle doit être déplacée, bougée afin <strong>de</strong><br />

trouver la solution ; parfois, les formes se confon<strong>de</strong>nt <strong>et</strong> se superposent, comme<br />

le W final <strong>de</strong> la pièce manquante, qui est prise pour un X, à la silhou<strong>et</strong>te<br />

« presque » parfaite. La fin traduit la stase finale, à laquelle aboutit<br />

inexorablement la tension entre les joueurs d’échecs. Winckler semble<br />

administrer un échec <strong>et</strong> mat final à Bartlebooth, en signant <strong>de</strong> son initiale W.<br />

Cependant, c<strong>et</strong>te victoire finale n’apporte aucune résolution éthique ou<br />

esthétique. Elle semble témoigner <strong>de</strong> l’impossibilité pour l’artiste d’atteindre la<br />

totalité, d’exprimer tous les ressorts du réel, <strong>de</strong> la vie sur laquelle aucun mo<strong>de</strong><br />

d’emploi ne peut être plaqué.<br />

C<strong>et</strong>te pièce manquante préfigurée par la pièce occultée au coup soixante-six du<br />

parcours du cavalier dans l’immeuble, traduit plus une impossibilité <strong>de</strong><br />

résolution finale que la victoire d’une adversaire, qui, d’ailleurs, est mort. Le<br />

désir <strong>de</strong> tout dire, dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, est indissociable <strong>de</strong> l’occultation<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’oubli. L’œuvre est, comme le commente Blanchot 869 , inachevable en soi,<br />

l’absolu dans la création reste une visée qui n’est jamais réalisée. L’écriture<br />

post-mo<strong>de</strong>rne renvoie à <strong>de</strong>s critères esthétiques précis déjà définis, dont La Vie<br />

mo<strong>de</strong> d’emploi <strong>et</strong> Feu pâle se font l’expression. L’œuvre <strong>de</strong> Perec fait <strong>de</strong><br />

l’incomplétu<strong>de</strong>, caractéristique intrinsèque à l’écriture selon certains critiques ou<br />

même auteurs, tels Mallarmé, le fon<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> son esthétique : l’œuvre reste<br />

dans une incertitu<strong>de</strong> ontologique, ouverte à une infinité d’interprétations <strong>et</strong><br />

n’offrant pas <strong>de</strong> résolution ferme <strong>et</strong> définitive.<br />

Feu pâle représente également c<strong>et</strong>te esthétique <strong>de</strong> l’indétermination <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

pluralité <strong>de</strong>s lectures. Dans ces <strong>de</strong>ux œuvres, l’aspect labyrinthique du jeu<br />

d’échecs, avec ses <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> qui s’ouvrent à l’infini, est exploité au<br />

détriment <strong>de</strong> l’aspect manichéen <strong>et</strong> binaire <strong>de</strong> ce jeu agônal. La fin <strong>de</strong> l’œuvre<br />

exalte plusieurs interprétations <strong>possibles</strong> en relation avec les règles échiquéennes<br />

dans Feu pâle. Elle porte en elle l’incomplétu<strong>de</strong> du mon<strong>de</strong>, réel ou fictionnel,<br />

porté au cœur même du jeu dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Dans les <strong>de</strong>ux cas, le<br />

résultat <strong>de</strong> la tension aboutit à une impossibilité d’arriver à une solution ferme <strong>et</strong><br />

869 Blanchot, Maurice, L’écriture du désastre. Paris : Gallimard, 1980, pp. 95-100.<br />

379


définitive. Tel est l’enjeu <strong>de</strong> la partie d’échecs : aboutir à la pluralité <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>possibles</strong>.<br />

Bilan provisoire<br />

Le contraste est n<strong>et</strong> entre les œuvres fondées sur le jeu d’échecs qui<br />

offrent une résolution éthique <strong>de</strong> la partie, telles La Variante <strong>de</strong> Lüneburg ou Le<br />

Tableau du Maître flamand, <strong>et</strong> celles dont l’objectif même est <strong>de</strong> représenter<br />

l’univers dans sa multiplicité <strong>et</strong> son incertitu<strong>de</strong> ontologique. Le jeu d’échecs,<br />

dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, apparaît comme la mécanique, le système qui<br />

perm<strong>et</strong> à la narration <strong>de</strong> prendre forme par la marche inexorable du cavalier<br />

passant <strong>de</strong> case en case, d’appartement en appartement.<br />

Le système est lui-même mis en échec : il manque une case, la soixante-<br />

sixième, marque <strong>de</strong> la liberté <strong>de</strong> l’auteur qui réfute son propre système, comme<br />

<strong>de</strong> l’impossibilité d’apporter une réponse ferme face à la complexité <strong>et</strong> à<br />

l’indicibilité du réel. C<strong>et</strong>te absence <strong>de</strong> résolution finale doit être interprétée non<br />

seulement comme une impossible totalisation, mais, <strong>de</strong> manière plus positive,<br />

comme un constat d’irréductibilité <strong>de</strong> la vie comme <strong>de</strong> l’art à une réponse<br />

certaine <strong>et</strong> figée. La seule certitu<strong>de</strong> apportée dans la stase finale <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi est celle <strong>de</strong> la mort.<br />

Dans Feu pâle, le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> débute par le motif <strong>de</strong> l’oiseau mort,<br />

écrasé sur son propre refl<strong>et</strong> ; le poète Sha<strong>de</strong> est déjà mort quand le roman<br />

s’ouvre avec l’introduction <strong>de</strong> Kinbote. Le commentateur annonce la fatalité <strong>de</strong><br />

son propre assassinat par un Gradus plus compétent. Le nom même <strong>de</strong> l’assassin<br />

est un rappel <strong>de</strong> l’approche inexorable, « graduelle », progressive <strong>de</strong> la mort.<br />

Comme dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, où le passage du cavalier ressemble à celui<br />

<strong>de</strong>s aiguilles d’une montre ponctuant le passage du temps, la seule réalité<br />

incontournable, est la stase finale, comme dans une partie d’échecs.<br />

A la manière <strong>de</strong>s variantes du jeu d’échecs, où le joueur choisit entre<br />

plusieurs bifurcations <strong>possibles</strong>, le narrateur <strong>de</strong> Feu pâle laisse entrevoir, <strong>de</strong><br />

380


manière explicite ou implicite selon les cas, plusieurs résolutions <strong>possibles</strong> du<br />

problème. L’assassinat <strong>de</strong> Kinbote peut être rétrospectivement résolu <strong>de</strong><br />

plusieurs manières, comme un problème échiquéen, dont la plus extrême serait<br />

<strong>de</strong> considérer que Sha<strong>de</strong> n’est effectivement qu’une « ombre », une invention<br />

sortie <strong>de</strong> l’imagination démesurée <strong>de</strong> Kinbote.<br />

Le discours du commentateur peu fiable traduit les distorsions entre le réel <strong>et</strong><br />

l’imaginaire, qui sont relevées sur le mo<strong>de</strong> ironique par le narrateur. La<br />

possibilité <strong>de</strong> l’invention pure <strong>et</strong> simple <strong>de</strong> la Zembla <strong>et</strong>, le cas échéant, <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong><br />

n’est pas à exclure. L’univers est jalonné <strong>de</strong> modalités du possible, plus ou<br />

moins marquées, « graduelles » allant du vraisemblable au probable. Comme<br />

dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, le jeu d’échecs est la métaphore d’une<br />

représentation du réel non uniforme, mais au contraire multiple <strong>et</strong> dénuée <strong>de</strong><br />

toute résolution. Le jeu n’est pas marqué par son caractère binaire dans ces<br />

textes, mais par l’aspect labyrinthique, <strong>et</strong>, surtout dans le cas <strong>de</strong> Feu pâle, lié au<br />

motif du miroir.<br />

Les images <strong>de</strong> miroir sont récurrentes parmi les obj<strong>et</strong>s évoqués dans La Vie<br />

mo<strong>de</strong> d’emploi. C<strong>et</strong>te évocation peut être rattachée à l’esthétique <strong>de</strong> la<br />

multiplication mise en œuvre dans le roman. Les images <strong>et</strong> les personnages<br />

semblent se disjoindre <strong>et</strong> s’éparpiller dans l’espace au départ circonscrit <strong>de</strong><br />

l’immeuble. C<strong>et</strong>te dispersion trouve un écho dans la métaphore du puzzle, qui<br />

illustre une esthétique <strong>de</strong> la fragmentation. L’immeuble est « mis en pièces »<br />

tous comme les aquarelles <strong>de</strong> Valène afin <strong>de</strong> créer les puzzles. Les différents<br />

éléments sont cependant reliés à un tout qu’il appartient à Bartlebooth <strong>de</strong><br />

r<strong>et</strong>rouver. A la fin du roman, il s’avère impossible <strong>de</strong> reconstituer le tout : la<br />

fragmentation est intrinsèquement liée à la vie, l’art ne pouvant qu’exprimer<br />

c<strong>et</strong>te dispersion, le désir <strong>de</strong> totalisation <strong>et</strong> d’unité absolues n’étant que <strong>de</strong> l’ordre<br />

<strong>de</strong> la visée. Ce constat final d’inachèvement résulte <strong>de</strong> la vengeance ourdie par<br />

Winckler le faiseur <strong>de</strong> puzzle. Son esthétique <strong>de</strong> « la mise en pièces » émerge <strong>de</strong><br />

l’image finale <strong>de</strong> la pièce W manquante, ce qui rappelle le commentaire <strong>de</strong><br />

Maurice Blanchot sur la fragmentation dans L’Ecriture du désastre.<br />

381


Mais la mise en pièces (le déchirement) <strong>de</strong> ce qui n’a jamais préexisté (réellement ou<br />

idéalement) comme ensemble, ni ne pourra se rassembler dans quelque présence<br />

d’avenir que ce soit. […] Le fragment, en tant que fragments, tend à dissoudre la totalité<br />

qu’il suppose <strong>et</strong> qu’il emporte vers la dissolution 870.<br />

C’est bien une image <strong>de</strong> dissolution qui l’emporte à la fin <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi. Dans l’épilogue qui suit la mort <strong>de</strong> Winckler, Valène s’éteint à son<br />

tour, laissant « une toile pratiquement vierge […] esquisse d’un plan en coupe<br />

d’un immeuble qu’aucune figure, désormais, ne viendrait habiter 871 . » Valène<br />

semble, à l’unisson <strong>de</strong> Bartlebooth, répéter le même schéma <strong>de</strong> l’incomplétu<strong>de</strong>,<br />

dont les trois protagonistes sont les complices. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’affrontement, <strong>de</strong> la<br />

collision, Bartlebooth, Winckler <strong>et</strong> Valène participent d’une collusion parfaite<br />

qui aboutit à l’anéantissement presque total : la vie, comme l’art, ne saurait<br />

s’ériger en absolu. La fin du roman est <strong>de</strong> l’ordre du « presque », du relatif, où la<br />

totalité n’est pas atteinte.<br />

Contrairement à c<strong>et</strong>te vision sobre qu’offre la fin du roman <strong>de</strong> Perec, Feu pâle<br />

exprime la même esthétique sous l’angle du foisonnement <strong>et</strong> <strong>de</strong> la confusion. Le<br />

commentaire <strong>de</strong> Kinbote s’étend déjà bien au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s marges du poème, <strong>et</strong> le<br />

dépasse démesurément par son longueur ; Kinbote prend la liberté d’y ajouter un<br />

vers <strong>de</strong> son choix, qu’il développe en relatant l’assassinat du poète. Les lignes du<br />

récit sont tracées selon son bon vouloir, ce qui suggère qu’il y a autant <strong>de</strong><br />

commentaires <strong>possibles</strong> que <strong>de</strong> commentateurs : chaque subjectivité, chaque<br />

compréhension individuelle produit une nouvelle signification.<br />

Kinbote relie les éléments du récit selon sa perception <strong>de</strong>s choses, qui semble<br />

bien fluctuante, <strong>et</strong> laisse <strong>de</strong> nombreuses questions en suspens, notamment<br />

l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s personnages, qu’il convoque ou congédie selon sa volonté<br />

autocratique. Gradus, ou Jack Grey le fou évadé <strong>et</strong> vengeur, m<strong>et</strong> fin à ses jours,<br />

après avoir assumé son rôle dans l’histoire, comme le relève Kinbote. C<strong>et</strong>te<br />

fonctionnalité affirmée <strong>de</strong>s personnages ne fait que souligner leur facticité.<br />

Kinbote crée son « mirage », son artefact.<br />

870 Blanchot, Maurice, L’écriture du désastre, op. cit., p. 100.<br />

871 Perec, Georges, La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, op. cit., p. 580.<br />

382


Il joue sur le phénomène analogique, ce qui est un eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> spécularité liant le jeu<br />

d’échecs, où se disputent plusieurs parties, avec le miroir, association que Lewis<br />

Carroll a inaugurée dans De l’Autre côté du miroir. Ainsi les i<strong>de</strong>ntités se<br />

brouillent dans un dédale <strong>de</strong> possibilités qui rend impossible toute résolution <strong>de</strong>s<br />

différentes parties superposées – Kinbote contre Sha<strong>de</strong>, Kinbote contre Gradus,<br />

les royalistes <strong>et</strong> les révolutionnaires <strong>de</strong> la Zembla.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, il <strong>de</strong>meure impossible <strong>de</strong> résoudre le problème du<br />

meurtre qui revêt plusieurs dimensions, mobiles, selon les cibles visées par le<br />

meurtrier. Quel que soit le cas, une confusion d’i<strong>de</strong>ntités est mise au jour, le<br />

poète ayant été pris pour le juge ou pour le commentateur, celui-ci pouvant bien<br />

aussi être l’assassin. Comme à l’oiseau qui meurt dans son refl<strong>et</strong>, la mort est<br />

suscitée par la confusion ou l’i<strong>de</strong>ntification symbolique : Kinbote aurait pu<br />

assassiner son double, le poète dont l’œuvre pourrait susciter l’évocation <strong>de</strong> sa<br />

Zembla.<br />

La collision entre le désir <strong>de</strong> Kinbote d’introduire la Zembla dans le poème <strong>et</strong> la<br />

réticence du poète à accomplir c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> aurait pu aboutir au meurtre ; c<strong>et</strong>te<br />

collision fatale, en anéantissant le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’autre, aurait ainsi permis à<br />

Kinbote d’arriver à c<strong>et</strong>te collusion entre le poème <strong>et</strong> son commentaire. Sous la<br />

plume <strong>de</strong> Kinbote, s’opère une métamorphose du poème, puisqu’il n’y voit<br />

qu’une allusion à la Zembla, son illusion, son « mirage ». Kinbote fait penser à<br />

Prospéro dans La Tempête 872 , le créateur d’illusions manipulant les autres dans<br />

son île d’émerau<strong>de</strong>, couleur constamment associé au récit <strong>de</strong> Kinbote. Le thème<br />

<strong>de</strong> l’oiseau se fracassant sur son propre refl<strong>et</strong> dans la vitre place la notion <strong>de</strong><br />

mirage au centre <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te histoire à multiple dimensions.<br />

Il se pourrait que la Zembla ne soit qu’un « sem », un « sens » construit par<br />

l’imaginaire déviant <strong>de</strong> Kinbote. De même, Sha<strong>de</strong> pourrait n’être qu’un double,<br />

un ombre <strong>de</strong> Kinbote. Sha<strong>de</strong> peut être associé à la pâle lumière <strong>de</strong> la lune,<br />

évoquée dans la citation extraite <strong>de</strong> Timon d’Athènes, la lune représentant<br />

l’imagination. Par opposition, Kinbote est un roi solaire, comme le suggère le<br />

titre d’un problème d’échecs qu’il associe à la situation du roi <strong>de</strong> la Zembla – qui<br />

872 Shakespeare, William, “The Tempest” in Compl<strong>et</strong>e Works, London : Collins Press,1959. Dans<br />

c<strong>et</strong>te pièce, <strong>de</strong>ux personnages jouent aux échecs, Miranda, la fille <strong>de</strong> Prospéro, <strong>et</strong> Ferdinand.<br />

383


pourrait être Kinbote, « solus rex », « le roi seul », autours duquel toute<br />

l’interprétation est organisée : comme dans un partie d’échecs, les lignes qui se<br />

construisent s’organisent autours du roi, chaque joueur <strong>de</strong>vant protéger son roi <strong>et</strong><br />

m<strong>et</strong>tre en échec <strong>et</strong> mat le roi adverse.<br />

Il est intéressant <strong>de</strong> relier ces <strong>de</strong>ux personnages complémentaires, Kinbote <strong>et</strong><br />

Sha<strong>de</strong>, à la référence shakespearienne qui évoque la lune <strong>et</strong> le soleil, qualifiés<br />

tous <strong>de</strong>ux <strong>de</strong> voleurs par Timon. Kinbote détourne le poème, quel que soit le réel<br />

assassin, pour en faire son œuvre où l’imagination côtoie la folie. Celle-ci<br />

constitue une modalité <strong>de</strong> la collision <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, où<br />

l’imaginaire, ou le jeu, ne peut plus être dissocié <strong>de</strong> la réalité. Le plan du réel <strong>et</strong><br />

celui <strong>de</strong> la fiction ne forment plus qu’un seul <strong>et</strong> même mon<strong>de</strong>, brisant toute ligne<br />

<strong>de</strong> séparation entre les <strong>de</strong>ux espaces.<br />

3. Interaction <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> : le réel <strong>et</strong><br />

l’imaginaire<br />

La notion d’espace <strong>et</strong> <strong>de</strong> frontière est au cœur <strong>de</strong> la problématique <strong>de</strong><br />

l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> : le jeu est censé appartenir à un territoire bien<br />

délimité, séparé du réel par une barrière infranchissable. Parmi les<br />

caractéristiques essentielles qu’il donne du jeu, Roger Caillois relève qu’il est<br />

une activité fictive, définie comme « accompagnée d’une conscience spécifique<br />

<strong>de</strong> réalité secon<strong>de</strong> ou <strong>de</strong> franche irréalité par rapport à la vie courante 873 . » Le jeu<br />

est constitué comme un espace fictionnel, avec une borne d’entrée <strong>et</strong> une borne<br />

<strong>de</strong> sortie.<br />

Il faut reprendre le jeu à la frontière convenue. De même pour le temps : la partie<br />

commence <strong>et</strong> prend fin au signal donné. Souvent sa durée est fixée d’avance. […] S’il y a<br />

873 Caillois, Roger, Le Jeux <strong>et</strong> les hommes, op. cit., p. 43.<br />

384


lieu, on la prolonge, après accord <strong>de</strong>s adversaires ou décision d’un arbitre. Dans tous les<br />

cas, le domaine du jeu est ainsi un espace réservé, clos, protégé : un espace pur 874.<br />

L’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> neutralise la division supposée intangible<br />

entre le mon<strong>de</strong> référentiel <strong>et</strong> celui du jeu. La délimitation séparant <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

ontologiquement disparates s’estompe pour parfois s’effacer totalement. On<br />

constate qu’il y a réversibilité du processus, le jeu figurant le réel <strong>et</strong>, à l’inverse,<br />

le réel étant contaminé par le ludique.<br />

Nous n’abor<strong>de</strong>rons pas dans c<strong>et</strong>te partie le suj<strong>et</strong>, déjà traité dans la première<br />

sous partie « Mon<strong>de</strong>s antithétiques <strong>et</strong> corruption du jeu », <strong>de</strong> la perversion du jeu<br />

par son détournement volontaire <strong>et</strong> <strong>de</strong>structeur dans l’espace <strong>de</strong> la réalité,<br />

comme il apparaît dans Le Tableau du Maître flamand ou dans La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg. La thématique <strong>de</strong> la contamination du réel par la folie du joueur sera<br />

abordée à travers certaines œuvres du corpus où le processus <strong>de</strong> projection du<br />

jeu sur le plan du réel est mis en valeur. La notion <strong>de</strong> réversibilité s’inscrit dans<br />

le passage d’un mon<strong>de</strong> à l’autre : le refl<strong>et</strong> dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction constitue<br />

une transposition du réel, comme le montre le roman précurseur <strong>de</strong> Lewis<br />

Carroll, écrit au XIXème siècle, mais annonçant le mo<strong>de</strong>rnisme <strong>et</strong> le post-<br />

mo<strong>de</strong>rnisme.<br />

C<strong>et</strong>te œuvre reste rassurante, puisque le voyage onirique d’Alice à travers<br />

le jeu d’échecs adm<strong>et</strong> un r<strong>et</strong>our à la réalité. Le mot du refl<strong>et</strong>, au-<strong>de</strong>là du miroir,<br />

représente une transposition d’éléments du réel, à la manière d’une rêve qui a<br />

une borne <strong>de</strong> départ, la surface du miroir, <strong>et</strong> une borne d’arrivée, le r<strong>et</strong>our final<br />

au réel. Les pièces du mon<strong>de</strong> imaginaire sont une variante possible du réel,<br />

qu’Alice réintègre à la fin <strong>de</strong> la traversée.<br />

Au contraire, dans les œuvres mo<strong>de</strong>rnes fondée sur le jeu d’échecs, La<br />

Défense Loujine <strong>et</strong> Le Joueur d’échecs, les joueurs d’échecs plongent dans leur<br />

mon<strong>de</strong> possible, leur projection du jeu sur la réalité. Tous <strong>de</strong>ux suivent une ligne<br />

<strong>de</strong> fuite vers leur mon<strong>de</strong> possible, qui finit par se confondre avec le réel, que ce<br />

soit M. B…prenant furtivement congé <strong>de</strong> son adversaire dans Le Joueur<br />

874 I<strong>de</strong>m, p. 37.<br />

385


d’échecs ou Loujine se j<strong>et</strong>ant par la fenêtre dans La Défense Loujine. Ces<br />

disparitions finales sont déjà annoncées par la confusion d’espaces qui s’opère<br />

dans l’univers <strong>de</strong>s personnages au cours <strong>de</strong> la narration.<br />

Dans ces œuvres, on est a mille lieues du rassurant passage d’Alice dans<br />

le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’onirique, qui aboutit au r<strong>et</strong>our final ; c<strong>et</strong>te œuvre didactique, qui<br />

appartenait au champ <strong>de</strong> la littérature enfantine lorsqu’il a été écrit, se doit <strong>de</strong><br />

bien séparer les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> : l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> existe mais sur le mo<strong>de</strong><br />

rassurant du passage du réel à l’onirique, espace délimité où les pièces<br />

échiquéennes constituent <strong>de</strong>s variantes du réel. Au contraire, Le Joueur d’échecs<br />

<strong>et</strong> La Défense Loujine sont écrits au siècle suivant, dans le contexte tragique <strong>de</strong><br />

l’exil ; Zweig a quitté la Vienne <strong>de</strong> l’Anschluss <strong>et</strong> Nabokov sa Russie natale. Ces<br />

œuvres mo<strong>de</strong>rnes présentent <strong>de</strong>s personnages qui mènent un réel combat contre<br />

la mort <strong>et</strong> contre le temps, qui les mène à la folie.<br />

Le thème du joueur d’échecs monomaniaque confondant le jeu <strong>et</strong> le réel<br />

est un thème <strong>de</strong> prédilection, d’autant que les exemples sont légion <strong>de</strong> joueurs<br />

d’échecs ayant vraiment sombré dans la folie 875 . Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion,<br />

déjà étudié sous l’angle <strong>de</strong> la perversion du jeu par l’autorité absolue du nazi sur<br />

les vies humaines <strong>de</strong>venues <strong>de</strong>s pièces, le joueur von Frisch, ex Morgenstein,<br />

sombre dans la folie, le jeu d’échecs contaminant le réel dans la <strong>de</strong>uxième partie<br />

du roman.<br />

Dans Feu pâle, Nabokov exploite le thème <strong>de</strong> la folie associée au jeu<br />

d’échecs, même si le jeu d’échecs n’est pas une référence explicite comme dans<br />

son œuvre mo<strong>de</strong>rne La Défense Loujine. Kinbote se démarque lui aussi du réel<br />

en l’interprétant <strong>de</strong> manière éminemment subjective. Comme dans La Défense<br />

Loujine, Nabokov m<strong>et</strong> en scène un fou, dont les délires représentent un écart par<br />

rapport à la norme. L’illusion s’oppose radicalement au principe <strong>de</strong> réalité. Dans<br />

l’histoire <strong>de</strong> Loujine, le joueur d’échecs s’oppose « au vrai Loujine », son père,<br />

qui incarne l’inexorable réalité du temps qui passe. Il est mis en échec à la fin du<br />

875 Quelques exemples suffisent à étayer c<strong>et</strong>te tendance à la folie <strong>et</strong> à la mégalomanie. Morphy a<br />

sombré dans la folie. Steinitz est mort fou, jouant contre Dieu, en lui laissant l’avantage d’un<br />

pion. (Capece, A. Le Grand Livre <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s échecs, op. cit.).<br />

386


oman par son suici<strong>de</strong> final, alors que le fou Kinbote est maître du commentaire<br />

du poème qu’il s’approprie, même si il est aussi victime <strong>de</strong> sa propre illusion à la<br />

fin du roman où l’arrivée <strong>de</strong> l’assassin Gradus est annoncée, comme ultime <strong>et</strong><br />

fatale menace.<br />

Gradus apparaît comme une projection <strong>de</strong> Kinbote, comme une sorte <strong>de</strong><br />

double inversé : Kinbote insiste sur son caractère pragmatique, incapable<br />

d’imagination par opposition à la capacité <strong>de</strong> Kinbote <strong>de</strong> passer <strong>de</strong> la réalité à sa<br />

fiction, à son propre mon<strong>de</strong> possible. Il traverse si souvent le miroir <strong>de</strong><br />

l’imaginaire que le lecteur peut s’interroger sur la fiabilité <strong>de</strong> toutes ses<br />

assertions. Toute certitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Kinbote est suj<strong>et</strong>te au doute <strong>et</strong> apparaît comme<br />

étant <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’incertitu<strong>de</strong>.<br />

En jouant sur les analogies <strong>et</strong> les similitu<strong>de</strong>s, Kinbote crée un mon<strong>de</strong> où<br />

les gémellités <strong>et</strong> les duplications foisonnent. L’allusion intertextuelle à De<br />

l’Autre côté du miroir apparaît notamment par la mention constante du rouge,<br />

associé à divers espaces <strong>et</strong> personnage, <strong>et</strong> par c<strong>et</strong>te référence permanente aux<br />

doubles, qui s’inscrit dans un jeu <strong>de</strong> miroirs <strong>et</strong> <strong>de</strong> refl<strong>et</strong>s. C<strong>et</strong>te thématique<br />

participe du thème <strong>de</strong> la folie, <strong>de</strong> l’obsession <strong>de</strong> la « ressemblance », <strong>de</strong> la<br />

« Zembla. »<br />

Dans l’œuvre <strong>de</strong> Lewis Carroll, la notion <strong>de</strong> gémellité se traduit par les<br />

figures <strong>de</strong> la traversée, qui peuvent être associés au caractère double <strong>de</strong>s pièces<br />

échiquéennes, <strong>et</strong> par le jeu <strong>de</strong> correspondances qui fonctionnent entre les<br />

personnages <strong>de</strong> départ <strong>et</strong> ceux qu’elle rencontre dans son voyage au-<strong>de</strong>là du<br />

miroir, dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’imaginaire. Alice ne perd pas la raison, elle quitte le<br />

mon<strong>de</strong> possible qui se trouve au-<strong>de</strong>là du miroir en fin <strong>de</strong> parcours pour<br />

réintégrer le mon<strong>de</strong> empirique.<br />

A. Le jeu d’échecs comme refl<strong>et</strong><br />

L’univers d’Alice, comme Alice aux Pays <strong>de</strong>s merveilles, que Nabokov a traduit<br />

en russe, est constitué <strong>de</strong> manière binaire, avec un mon<strong>de</strong> référentiel <strong>de</strong> départ <strong>et</strong><br />

387


un mon<strong>de</strong> fictionnel qui relève du jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’imagination. Jean-Jacques Lecercle<br />

a clairement démontré les enjeux sémantiques <strong>et</strong> linguistiques qui relevaient <strong>de</strong><br />

c<strong>et</strong>te opposition. La partie se joue, avec une violence à peine masquée par<br />

l’aspect ludique entre le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la convention, <strong>et</strong> celui du<br />

« terrain <strong>de</strong> jeu », où la langue se libère <strong>de</strong> ses contraintes, en jouant avec ses<br />

propres structures. C<strong>et</strong>te topologie binaire m<strong>et</strong> en contraste la langue familière <strong>et</strong><br />

un versant <strong>de</strong> la langue étrange <strong>et</strong> créatif, que Jean-jacques Lecercle nomme « le<br />

reste ».<br />

Nous ne pouvons plus traiter le reste simplement comme la face cachée <strong>de</strong> la langue,<br />

comme obj<strong>et</strong> d’exclusion, en termes négatifs, le reste est bien <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la langue,<br />

mais ce n’est pas le verso obscur d’un recto juste. C’est plutôt l’ombre portée par la<br />

langue, c<strong>et</strong>te compagne discrète que l’on oublie facilement, mais dont la disparition – qui<br />

se produit habituellement dans les récits fantastiques – a <strong>de</strong>s conséquences néfastes. Il y<br />

a en eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> l’Unheimlich dans le reste : il participe <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux sens opposés <strong>de</strong> ce mot<br />

primitif, il est trivial <strong>et</strong> domestique, mais il est aussi étrange <strong>et</strong> inquiétant 876.<br />

Les <strong>de</strong>ux espaces opposés, séparés par la frontière transparente du miroir,<br />

correspon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>ux versants <strong>de</strong> la langue, à <strong>de</strong>ux versions <strong>de</strong> l’univers, la<br />

première uniforme <strong>et</strong> pragmatique, l’autre polysémique <strong>et</strong> ludique. La distinction<br />

est clairement posée entre langue conventionnelle <strong>et</strong> langue jubilatoire, créative,<br />

récréative. Le jeu d’échecs, qui prend la forme d’un labyrinthe dans les<br />

aventures d’Alice sur l’échiquier, <strong>de</strong>vient la figuration spatiale <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te entrée<br />

dans le territoire du reste, <strong>de</strong> la langue libérée <strong>de</strong>s contraintes imposées par les<br />

conventions sociales.<br />

Au-<strong>de</strong>là du miroir, la langue est libre <strong>de</strong>s cheminements qu’elle impose au<br />

locuteur, comme le montrent les péripéties d’Alice sur l’échiquier. Le locuteur<br />

ne contrôle plus, dans son passage dans l’espace <strong>de</strong> c<strong>et</strong> « unheimlich»<br />

linguistique, le jeu <strong>de</strong>s refl<strong>et</strong>s <strong>et</strong> <strong>de</strong>s duplications polysémiques fondés sur la<br />

langue émancipée <strong>de</strong> tout contrôle. C<strong>et</strong>te libération émancipe le discours <strong>de</strong> ses<br />

876 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., p. 97.<br />

388


liens avec le mon<strong>de</strong> référentiel, caractéristique du reste, que Jean-Jacques<br />

Lecercle souligne dans La Violence du langage : « La langue ne me délivre<br />

aucun message au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la prolifération <strong>de</strong> ses chemins, ou <strong>de</strong> son triomphe<br />

facile sur mes piètres tentatives pour m’assurer sa maîtrise 877 .»<br />

Le jeu d’échecs est associé au miroir, ce qui rappelle la structure spéculaire <strong>de</strong>s<br />

pièces au jeu d’échecs. C<strong>et</strong>te alliance entre espace échiquéen <strong>et</strong> surface<br />

spéculaire est fondatrice, <strong>et</strong> trouve un écho dans <strong>de</strong> nombreuses œuvres du<br />

corpus. Elle perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> poser la problématique du lien entre mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong> mon<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> la fiction. Le jeu d’échecs reflèterait la réalité, c<strong>et</strong>te interaction étant<br />

réversible : La Défense Loujine est structurée comme un vaste échiquier vivant,<br />

construit sur l’opposition constante du noir <strong>et</strong> du blanc.<br />

C<strong>et</strong>te construction selon un schéma échiquéen vivant apparaît également dans<br />

son œuvre post-mo<strong>de</strong>rniste Feu pâle, où Kinbote joue constamment avec la<br />

notion <strong>de</strong> double <strong>et</strong> <strong>de</strong> refl<strong>et</strong>. Dans l’œuvre <strong>de</strong> Arturo Pérez-Reverte, Le Tableau<br />

du maître flamand, un chapitre est introduit par une citation <strong>de</strong> l’Autre côté du<br />

miroir 878 . Le roman, qui montre l’interaction entre la réalité <strong>et</strong> la fiction, se<br />

réfère donc également à l’œuvre fondatrice <strong>de</strong> Lewis Carroll, où Alice franchit<br />

une frontière, passant du mon<strong>de</strong> référentiel au mon<strong>de</strong> fictionnel <strong>et</strong> ludique.<br />

L’œuvre <strong>de</strong> Massimo Bontempelli, L’Echiquier <strong>de</strong>vant le miroir 879 , publiée en<br />

1925, reprend littéralement l’histoire d’Alice : le p<strong>et</strong>it garçon, partant du mon<strong>de</strong><br />

réel, traverse le miroir dans lequel l’échiquier se reflète. A l’instar d’Alice, il<br />

rencontre les pièces échiquéennes au-<strong>de</strong>là du miroir. Marco Sabbatini, dans son<br />

article « De l’éternité <strong>de</strong>s échecs », souligne la préférence <strong>de</strong> Bontempelli, qui<br />

ignore les règles du jeu d’échecs, pour le motif du miroir.<br />

877 Lecercle, Jean-Jacques, La Violence du langage, op. cit., pp. 107-108.<br />

878 Pérez-Reverte, Arturo, La Tabla <strong>de</strong> Flan<strong>de</strong>s, op. cit., p. 49 : « « Se diría que está trazado<br />

como un enorme tablero <strong>de</strong> ajedrez – dijo Alicia al fin. » (Le Tableau du Maître flamand, op.<br />

cit., p. 40 : « « On dirait le <strong>de</strong>ssin d’un énorme échiquier »», dit enfin Alice. »).<br />

879 Botempelli, Massimo, « La Scacchiera <strong>de</strong>vanti allo Speccio » in Opere scelte, Milano :<br />

Mondadori, 1991.<br />

389


En proclamant d’emblée son ignorance <strong>de</strong>s règles du jeu, Bontempelli nous fait<br />

comprendre que son récit n’est pas organisé comme une partie. Dans le couple<br />

« échiquier/miroir », c’est le second terme qu’il privilégie, avec toutes les conséquences<br />

structurales que ce choix implique. […] Les évènements relatés dans chacune <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

séquences semblent également répondre à un principe d’organisation spéculaire 880.<br />

La thématique du miroir, qui révèle un mon<strong>de</strong> où les images se reflètent dans un<br />

mon<strong>de</strong> inversé, perm<strong>et</strong> d’abor<strong>de</strong>r la relation entre le mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong><br />

imaginaire. Comme dans les aventures d’Alice, la surface du miroir représente<br />

l’espace intermédiaire entre le réel <strong>et</strong> la fiction, qui tient lieu <strong>de</strong> frontière entre<br />

les <strong>de</strong>ux univers.<br />

La préférence accordée par Massimo Bontempelli au miroir n’a rien d’exceptionnel : c’est<br />

là un motif récurrent dans son œuvre. Le miroir y joue habituellement le rôle<br />

d’intermédiaire entre <strong>de</strong>ux réalités, entre <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> différents <strong>et</strong> parallèles dont la<br />

coexistence m<strong>et</strong> en crise la notion même <strong>de</strong> vérité 881.<br />

Tandis qu’Alice se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> « qui l’a rêvée 882 », le jeune protagoniste du roman<br />

<strong>de</strong> Bontempelli apprend, au-<strong>de</strong>là du miroir, par une inversion subversive que le<br />

mon<strong>de</strong> du refl<strong>et</strong> <strong>et</strong> ses habitants constituent la réalité alors que le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> « la<br />

réalité » n’est qu’une illusion. L’univers au-<strong>de</strong>là du miroir est un espace qui est<br />

éternel, alors que le mon<strong>de</strong> d’où vient l’enfant, la réalité quotidienne, est<br />

transitoire <strong>et</strong> empirique. L’enfant est saisi du même vertige métaphysique<br />

qu’Alice pendant la traversée <strong>et</strong> s’interroge sur sa réalité ontologique.<br />

880 Sabbatini, Marco, « De l’Eternité <strong>de</strong>s échecs » in Echiquiers d’Encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les<br />

L<strong>et</strong>tres (XIXème-XXème siècles), op. cit, pp. 232-233. Marco Sabbatini précise que l’œuvre est<br />

divisée en 24 chapitres, à savoir le double du livre <strong>de</strong> Lewis Carroll.<br />

881 Sabbatini, Marco, « De l’Eternité <strong>de</strong>s échecs » in Echiquiers d’Encre : Le Jeu d’échecs <strong>et</strong> les<br />

L<strong>et</strong>tres (XIXème-XXème), op. cit., p. 233.<br />

882 Carroll, Lewis, Trough the Looking-Glass, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 242-43.<br />

390


Les <strong>de</strong>ux romans perm<strong>et</strong>tent ainsi <strong>de</strong> poser le problème <strong>de</strong> la relation entre la<br />

fiction <strong>et</strong> la réalité. Le roman <strong>de</strong> Bontempelli m<strong>et</strong> en avant l’aspect éphémère <strong>de</strong><br />

la vie, alors que le mon<strong>de</strong> au-<strong>de</strong>là du miroir, le mon<strong>de</strong> du refl<strong>et</strong> est caractérisé<br />

par l’éternité, mais aussi par l’ennui : l’enfant <strong>de</strong> L’Echiquier <strong>de</strong>vant le miroir<br />

pénètre dans un éternel présent, sans divisions, sans tensions, <strong>et</strong> empreint d’un<br />

mortel ennui. D’une certaine manière, l’enfant rejoint une stase, un état <strong>de</strong> fixité<br />

qui ne correspond pas du tout au jeu d’échecs. Bontempelli prend grand soin <strong>de</strong><br />

préciser qu’il ne sait pas jouer aux échecs, alors que Lewis Carroll connaît très<br />

bien les règles échiquéennes, <strong>et</strong> s’y réfère dans le diagramme initial. Le voyage<br />

sur l’échiquier est loin <strong>de</strong> représenter l’ennui <strong>et</strong> une sorte d’éternité<br />

indifférenciée ; au contraire, la traversée d’Alice est ponctuée d’aventures <strong>et</strong><br />

d’hésitations, qui renvoient aux bifurcations échiquéennes au moment où le<br />

joueur choisit sa variante parmi bien d’autres variantes.<br />

Le jeu d’échecs, lié au thème du miroir <strong>et</strong> du labyrinthe dans De l’Autre côté du<br />

miroir, constitue la métaphore même <strong>de</strong> l’entrée dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction.<br />

C<strong>et</strong>te thématique est largement reprise dans La Défense Loujine : le récit<br />

s’inscrit dans l’opposition entre le mon<strong>de</strong> du réel, régi par <strong>de</strong>s lois temporelles<br />

<strong>et</strong> spatiales fermes <strong>et</strong> rigi<strong>de</strong>s, <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> la fiction <strong>et</strong> du jeu. Le joueur d’échecs<br />

Loujine y apparaît comme la métaphore même <strong>de</strong> l’artiste, dont la création<br />

s’élève au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s règles <strong>de</strong> la réalité, en établissant ses propres normes.<br />

La Défense Loujine semble reprendre l’opposition entre le mon<strong>de</strong> du réel,<br />

incarné par son père « le vrai Loujine » <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> du jeu. Ce contraste s’inscrit<br />

en eff<strong>et</strong> dans le roman <strong>de</strong> Lewis Carroll, où Alice affectionne le jeu par<br />

opposition à sa sœur qui représente l’esprit <strong>de</strong> sérieux <strong>et</strong> le principe <strong>de</strong> réalité :<br />

« Faisons semblant d’être <strong>de</strong>s rois <strong>et</strong> <strong>de</strong>s reines », <strong>et</strong> que sa sœur, férus<br />

d’exactitu<strong>de</strong>, avait prétendu le simulacre impossible attendu qu’elles n’étaient<br />

que <strong>de</strong>ux 883 .»<br />

883 Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir, op. cit., pp. 54-55 : “ “L<strong>et</strong>’s pr<strong>et</strong>end we’re queens<br />

and kings”; and her sister, who liked being very exact, had argued that they couldn’t, because<br />

they were only two of them.””<br />

391


Parmi toutes les modalités du jeu décrites par Roger Caillois, il en est une qui<br />

semble fondamentale, <strong>et</strong> à laquelle se réfère le narrateur du roman <strong>de</strong> Lewis<br />

Carroll dans ce passage : il s’agit <strong>de</strong> ce que Caillois appelle la mimicry, qui<br />

consiste feindre d’être un autre, le terme anglais se référant au mimétisme 884 . Ce<br />

processus fondamental du jeu qui consiste à <strong>de</strong>venir l’autre – <strong>et</strong> peut-être aussi<br />

soi même, en construisant son i<strong>de</strong>ntité - apparaît clairement dans toute activité<br />

fondée sur les jeux <strong>de</strong> rôle, comme le théâtre.<br />

Cependant, c<strong>et</strong>te transformation revenant à <strong>de</strong>venir un autre est mise en œuvre<br />

dans toute activité ludique : pendant la pério<strong>de</strong> où se déroule le jeu, débutant par<br />

l’entrée « dans l’illusion », le joueur <strong>de</strong>vient un autre ; qu’il se m<strong>et</strong>te à jouer aux<br />

échecs ou au poker, qu’il joue à un activité agônale ou aléatoire, il existe<br />

toujours une part <strong>de</strong> mimicry dans le jeu. Caillois, bien que classant la mimicry<br />

comme catégorie à part, en donne une définition qui inclut toute forme <strong>de</strong> jeu : «<br />

Tout jeu suppose l’acceptation temporaire, sinon d’une illusion (encore que ce<br />

mot ne signifie pas autre chose qu’entrée en jeu : in-lusio), du moins d’un<br />

univers clos, conventionnel <strong>et</strong>, à certains égards, fictif 885 .»<br />

Alice présente déjà dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité les caractéristiques d’une<br />

joueuse : elle possè<strong>de</strong> la capacité d’être une autre, <strong>de</strong> se métamorphoser, par<br />

opposition à sa sœur qui, au nom <strong>de</strong> la logique – elle ne veut pas jouer plusieurs<br />

personnages alors qu’elles ne sont que <strong>de</strong>ux – refuse <strong>de</strong> se prêter au jeu <strong>de</strong> la<br />

mimicry . Elle représente la loi castratrice à l’égard du désir qui, au nom <strong>de</strong><br />

l’exactitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> la fidélité au réel, pose son véto sur « l’entrée en lusio », dans<br />

l’illusion en général. Le jeu <strong>et</strong> l’illusion que constitue l’art sont indissociables <strong>et</strong><br />

s’opposent au principe <strong>de</strong> vérité référentielle. Les <strong>de</strong>ux univers dans De l’Autre<br />

côté du miroir marquent la séparation hermétique entre réalité <strong>et</strong> illusion.<br />

Dans La Défense Loujine se r<strong>et</strong>rouve c<strong>et</strong>te dichotomie entre le personnage qui<br />

incarne l’illusion <strong>et</strong> celui qui représente le principe <strong>de</strong> réalité dès l’ouverture du<br />

roman. Le nom même du protagoniste renvoie au principe d’illusion, « Loujine»<br />

ressemblant fortement au mot « illusion », surtout prononcée à l’anglaise – avec<br />

la chuintante -, langue que Nabokov connaît dès l’enfance. Les sonorités du nom<br />

884 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes, op. cit., p. 61.<br />

885 I<strong>de</strong>m, p. 60.<br />

392


du héros renvoie au mot russe « лужа», flaque, qui suggère l’idée <strong>de</strong> refl<strong>et</strong>.<br />

Loujine semble donc appartenir au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction, au-<strong>de</strong>là du miroir.<br />

En revanche, son père, auquel il est mis en opposition dès la secon<strong>de</strong> phrase du<br />

roman, constitue son double inversé : il incarne le principe <strong>de</strong> réalité, du temps<br />

qui passe, auquel Loujine n’a <strong>de</strong> cesse <strong>de</strong> vouloir échapper : « Son père – le<br />

véritable Loujine, Loujine l’aîné, celui qui écrivait <strong>de</strong>s livres 886 . » Le fait que ce<br />

Loujine « du réel » soit écrivain aurait <strong>de</strong> quoi surprendre, mais on apprend au<br />

cours <strong>de</strong> la narration qu’il est un mauvais écrivain. Le père <strong>de</strong> Loujine est<br />

présenté comme le « vrai » Loujine, celui qui fait partie <strong>de</strong> l’espace du réel, par<br />

opposition au « faux » Loujine, celui qui est justement valorisé dans l’histoire,<br />

celui qui appartient au domaine <strong>de</strong> La fiction.<br />

Loujine refuse, dès l’ouverture du roman, le passage du temps qui voudrait le<br />

plonger dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s adultes, puisque dorénavant, le héros doit être appelé<br />

par son nom <strong>de</strong> famille, signe même <strong>de</strong> son obligation <strong>de</strong> quitter l’enfance : « Ce<br />

qui le frappa le plus, c’est que, dès le lundi suivant, on l’appellerait Loujine 887 .»<br />

Le verbe français « frapper » m<strong>et</strong> en relief la double valeur du verbe russe<br />

« поразило» - étonner, choquer, mais aussi frapper au sens physique ; « поразит<br />

удар » signifie aussi « porter un coup » : le combat que mène le joueur d’échecs,<br />

dès l’enfance, se joue contre la réalité inexorable du temps. On r<strong>et</strong>rouve dans<br />

l’opposition mise en place dans La Défense Loujine entre mon<strong>de</strong> empirique <strong>et</strong><br />

mon<strong>de</strong> fictionnel celle du roman <strong>de</strong> Lewis Carroll, où conventions <strong>et</strong> logique<br />

réaliste sont violemment remises en question par « le reste », les jeux <strong>de</strong> la<br />

langue libérée <strong>de</strong> ses contraintes.<br />

Le jeu d’échecs, dans les <strong>de</strong>ux œuvres, constitue la métaphore <strong>de</strong> la création<br />

artistique, où l’art <strong>de</strong>vient autonome par rapport au mon<strong>de</strong> référentiel. Dans c<strong>et</strong>te<br />

métaphore ludique <strong>de</strong> l’écriture, la fiction doit représenter non pas le mon<strong>de</strong>,<br />

mais un problème posé par l’artiste, à la manière d’une partie d’échecs ou d’un<br />

problème échiquéen. Le mon<strong>de</strong> du refl<strong>et</strong> <strong>de</strong> Lewis Carroll annonce c<strong>et</strong>te<br />

886 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 15 : « Его отец – настоящий Лужин,<br />

пожилой Лужин, Лужин, писавший книги. »(La Défense Loujine, op. cit., p. 17).<br />

887 I<strong>de</strong>m, p. 15 : « Болъше всего его поразило то, что с понеделъника он будeт Лжиным. »<br />

(I<strong>de</strong>m, p. 17).<br />

393


conception <strong>de</strong> l’écriture où l’artiste est maître du problème qu’il veut présenter,<br />

sans avoir <strong>de</strong> comptes à rendre à la notion même <strong>de</strong> vérité, d’où le r<strong>et</strong>ournement<br />

subversif <strong>de</strong> La Défense Loujine : le « véritable » est opposé à « l’illusion » qui<br />

finit par le supplanter, Loujine père est un mauvais écrivain alors que son fils est<br />

un génie <strong>de</strong>s échecs.<br />

Le mon<strong>de</strong> au-<strong>de</strong>là du miroir est celui du jeu <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’écriture, qui se fon<strong>de</strong> sur une<br />

même réalité, ce qui annonce une certaine conception <strong>de</strong> l’art formulée, par<br />

exemple, par Roubaud au siècle suivant : « La poésie, c’est d’abord un jeu, c’est<br />

un jeu <strong>de</strong> langage, <strong>et</strong> comme tous les autres jeux, il a ses règles propres 888 .»<br />

Selon une conception oulipienne, l’écriture est associée au jeu.<br />

L’analogie entre l’écriture <strong>et</strong> le jeu d’échecs, inaugurée par Lewis Carroll, est<br />

reprise par Nabokov, <strong>et</strong> par <strong>de</strong> nombreux auteurs post-mo<strong>de</strong>rnes. Le mouvement<br />

Oulipo, est fondé sur la similitu<strong>de</strong> entre le fonctionnement du jeu <strong>et</strong> la<br />

construction <strong>de</strong> la fiction. Feu pâle joue sur c<strong>et</strong>te similitu<strong>de</strong>, à la manière d’un<br />

auteur post-mo<strong>de</strong>rnE. La Défense Loujine est une œuvre antérieure, œuvre<br />

charnière, qui fait la transition entre <strong>de</strong>ux époques, tout en appartenant à la<br />

mo<strong>de</strong>rnité. De manière explicite, Loujine représente l’artiste vivant dans sa<br />

fiction, dans son « mirage » comme l’appelait Nabokov : c<strong>et</strong>te illusion construite<br />

par l’artiste avait, au yeux <strong>de</strong> Nabokov, plus <strong>de</strong> vérité que la réalité même. C<strong>et</strong>te<br />

vision subversive apparaît dans La Défense Loujine, où la vérité <strong>de</strong> Loujine, son<br />

illusion, finit par se substituer au réel.<br />

Folie <strong>et</strong> création semblent intimement liée dans plusieurs œuvres, notamment<br />

dans La Défense Loujine <strong>et</strong> Le Joueur d’échecs. Les <strong>de</strong>ux joueurs per<strong>de</strong>nt la<br />

raison à la fin du roman, M.B. s’effaçant discrètement à la fin <strong>de</strong> la nouvelle,<br />

alors que Loujine disparaît définitivement par la fenêtre à travers laquelle il se<br />

suici<strong>de</strong>. Ecrit <strong>de</strong>s décennies plus tard, le roman <strong>de</strong> Patrick Séry, Le Maître <strong>et</strong> le<br />

scorpion, m<strong>et</strong> en scène un joueur d’échecs qui <strong>de</strong>vient fou à la fin, finissant par<br />

confondre jeu <strong>et</strong> réel. Dans Feu pâle, Kinbote, qui m<strong>et</strong> en place mentalement<br />

différentes parties d’échecs où s’affrontent <strong>et</strong> collaborent, en une œuvre toujours<br />

888 Roubaud, Jacques, in « poésie sur parole », France-Culture, 1989. Roubaud a, pour sa part,<br />

utilisé le jeu <strong>de</strong> go pour écrire sa poésie. Voir Roubaud, Jacques, ε. Paris : Gallimard, 1967.<br />

394


en mouvement, plusieurs adversaires, est selon toute apparence fou, détournant<br />

sans arrêt le réel vers ses propres fantasmes <strong>et</strong> ses propres règles.<br />

Kinbote, comme les héros <strong>de</strong>s autres œuvres qui viennent d’être évoquées,<br />

introduit un écart entre le réel <strong>et</strong> ce qu’il voit ; dans c<strong>et</strong> écart, où Loujine finit par<br />

s’engouffrer, se rejoignent créativité <strong>et</strong> folie. Le jeu d’échecs <strong>de</strong>vient une<br />

métaphore <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te créativité qui débouche sur la folie. Au lieu <strong>de</strong> maîtriser <strong>de</strong>s<br />

règles à l’intérieur <strong>de</strong> l’espace circonscrit du jeu, le joueur est entraîné dans les<br />

méandres <strong>de</strong> son propre chaos, qui se matérialise par une extension, progressive<br />

ou totale, du jeu vers le réel, qui débute par un écart entre réel <strong>et</strong> perception : les<br />

espaces du jeu ou <strong>de</strong> la fiction se superposent. C<strong>et</strong> écart peut se matérialiser par<br />

une projection du jeu d’échecs, à proprement parler, sur le réel, ou par une<br />

projection <strong>de</strong> son jeu, au sens plus large – il impose ses règles propres - comme<br />

Kinbote qui introduit sans arrêt une distension entre le poème <strong>et</strong> son<br />

commentaire.<br />

B. La folie comme écart : extension du<br />

jeu<br />

C<strong>et</strong>te notion d’écart renvoie à un personnage littéraire aux dimensions<br />

mythiques, Don Quichotte, auquel Nabokov a consacré un essai 889 . Don<br />

Quichotte apparaît comme une œuvre fondatrice où le héros ne voit pas la réalité<br />

telle qu’elle apparaît à tous, mais comme une projection <strong>de</strong> son imaginaire.<br />

Comme dans les œuvres du corpus, où la folie est évoquée, le chevalier errant vit<br />

à la fois un exil géographique <strong>et</strong> un exil mental constitué par un écart avec le réel<br />

<strong>et</strong> l’imaginaire. Les géants perçus par Don Quichotte ont plus <strong>de</strong> vérité pour lui,<br />

889 Nabokov, Vladimir, Lectures on Don Quixote, ed. F. Bowers, préface G.Davenport. Orlando :<br />

Harcourt Brace Jovanovich, 1983.<br />

395


<strong>de</strong> son point <strong>de</strong> vue subjectif, que les moulins à vents observables pour les<br />

autres.<br />

C<strong>et</strong>te problématique posée par l’œuvre <strong>de</strong> Cervantes, qui a été<br />

commentée par Nabokov, évoque le personnage <strong>de</strong> Loujine, qui est un exilé à<br />

bien <strong>de</strong>s égards ; il a quitté sa Russie natale dans la secon<strong>de</strong> partie du roman,<br />

mais son exil a d’autres dimensions : il vit dans un écart temporel avec le mon<strong>de</strong>,<br />

refusant <strong>de</strong> quitter le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’enfance, <strong>et</strong> paraît inadapté au milieu où il vit,<br />

que ce soit le lycée russe, ou, plus généralement, le mon<strong>de</strong> social. Enfin, la<br />

<strong>de</strong>rnière fac<strong>et</strong>te <strong>de</strong> son exil, qui n’est pas <strong>de</strong>s moindres, est constituée par sa<br />

folie, qui au départ se manifeste par simple écart entre la vision normative du<br />

mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> la perception qu’il en a.<br />

A l’instar <strong>de</strong> Don Quichotte, Loujine opère <strong>de</strong>s déplacements, la stase<br />

n’étant apportée, pour les <strong>de</strong>ux personnages, qu’avec la mort finale. C<strong>et</strong>te<br />

configuration d’une tension menant à la stase finale rappelle le jeu d’échecs, où<br />

les joueurs s’affrontent jusqu’à la résolution <strong>de</strong> la partie, l’échec <strong>et</strong> mat <strong>de</strong> l’un<br />

<strong>de</strong>s adversaires. L’enjeu du combat est le triomphe du principe <strong>de</strong> réalité ou <strong>de</strong> la<br />

fiction ; la question n’est pas réglée par la topologie, par la division entre <strong>de</strong>ux<br />

espaces bien définis comme dans De l’Autre côté du miroir.<br />

La question que Rachel Reichelberg pose sur le problème du conflit entre<br />

réel <strong>et</strong> imaginaire, dans Don Quichotte ou le roman d’un juif masqué, pourrait<br />

s’appliquer à Loujine. Ce combat associe le mouvement <strong>et</strong> les déplacements à la<br />

vie, alors que la stase finale signifie mort, configuration qui s’exprime<br />

totalement dans le jeu d’échecs : « Plus l’histoire avance, plus l’enjeu du combat<br />

quichottesque se <strong>de</strong>ssine : il s’agit d’opposer la vie, dans son mouvement<br />

irrépressible, à toutes les simagrées <strong>de</strong> la vie qui débouchent sur la mort 890 .»<br />

L’écart entre le réel <strong>et</strong> l’imaginaire s’inscrit dans la spatialité même du<br />

roman : les personnages s’y meuvent à la manière <strong>de</strong> pièces sur l’espace<br />

échiquéen. La Défense Loujine s’inspire <strong>de</strong>s voyages d’Alice dans son mon<strong>de</strong><br />

possible constitué <strong>de</strong> pièces à échelle humaine. Si la réalité <strong>et</strong> l’imaginaire dans<br />

De l’Autre côté du miroir sont bien délimités, dans l’œuvre mo<strong>de</strong>rne La Défense<br />

Loujine, où le point <strong>de</strong> vue du personnage est mis en valeur, la perspective, au<br />

890 Reichelberg, Rachel, Le Roman d’un juif masqué, Paris : Seuil, 1999, p. 92.<br />

396


début même du roman, est imprégnée par le jeu d’échecs. Les personnages se<br />

meuvent à la manière <strong>de</strong> pièces échiquéennes dans un mon<strong>de</strong> quadrillé par le<br />

blanc <strong>et</strong> le noir.<br />

Dans ce mon<strong>de</strong> en mouvement, l’écart psychologique <strong>et</strong> ontologique <strong>de</strong><br />

Loujine avec les autres apparaît dans sa relation spécifique à la spatialité <strong>et</strong> dans<br />

sa façon <strong>de</strong> se déplacer. Les gestes <strong>de</strong> Loujine sont continuellement évoqués,<br />

dans le texte russe, par les composés <strong>de</strong> « бок », « le côté », <strong>et</strong> par l’adverbe<br />

« криво », signifiant « <strong>de</strong> travers ». Il est ainsi intrinsèquement lié à l’oblique, à<br />

la diagonale du fou. Ce positionnement perpétuel dans l’espace connote un<br />

certain écart avec le mon<strong>de</strong> réel. La mère <strong>de</strong> sa fiancée l’associe continuellement<br />

à sa position « спиной », « <strong>de</strong> dos », la seule qui soit ancrée dans la mémoire <strong>de</strong><br />

ses compagnons d’école.<br />

On peut établir un parallélisme, à c<strong>et</strong> égard, entre ce héros nabokovien <strong>et</strong><br />

le personnage <strong>de</strong> M. B… dans Le Joueur d’échecs, écrit à la même époque.<br />

Comme Loujine, M.B… apparaît totalement en décalage par rapport au mon<strong>de</strong><br />

empirique du voyage sur le bateau voguant <strong>de</strong> New York à Buenos Aires. Sa<br />

seule i<strong>de</strong>ntité, tout au long du récit, consiste en ces <strong>de</strong>ux initiales suivies <strong>de</strong><br />

points : M.B… ressemble plus à <strong>de</strong>s références abstraites qu’à un personnage<br />

ancré dans une réalité matérielle. C<strong>et</strong>te i<strong>de</strong>ntité formulée en <strong>de</strong>ux l<strong>et</strong>tres lui<br />

confère une dimension emblématique, qui contraste fort avec la présentation <strong>de</strong><br />

Czentovic, sommité <strong>de</strong>s échecs, qui se rend à un championnat.<br />

Il s’oppose à la quiétu<strong>de</strong> du voyage <strong>et</strong> à l’aspect rassurant d’une narration<br />

linéaire, excepté la brève incursion dans le passé <strong>de</strong> Czentovic, évoqué par un<br />

ami du narrateur. M.B…est porteur d’une dimension d’inquiétu<strong>de</strong> qui fait surgir<br />

ce que Freud appelait « unheimlich », « l’inquiétante étrang<strong>et</strong>é ». Il détourne le<br />

fil <strong>de</strong> la narration au profit du récit angoissant <strong>de</strong> sa détention par les Nazis, dans<br />

la solitu<strong>de</strong> absolue d’une pièce vi<strong>de</strong>. C<strong>et</strong>te expérience d’un mon<strong>de</strong> caché, où il<br />

est <strong>de</strong>venu joueur d’échecs, d’un mon<strong>de</strong> mortifère se manifeste par sa blancheur<br />

fantomatique que le narrateur relève à plusieurs reprises.<br />

Sa tête anguleuse s’appuyait aux coussins dans une pose un peu lasse, <strong>et</strong> l’étonnante<br />

pâleur <strong>de</strong> ce visage relativement jeune me frappa <strong>de</strong> nouveau. Ses cheveux étaient tout<br />

397


lancs ; j’avais, je ne sais pourquoi, l’impression que c<strong>et</strong> homme avait vieilli<br />

prématurément 891.<br />

M.B…semble avoir été soumis à un processus d’accélération du temps, son<br />

apparence ne correspondant pas du tout à son âge. La vélocité <strong>de</strong> ses<br />

mouvements dans l’espace semble refléter la promptitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> sa pensée <strong>et</strong><br />

l’excitation extrême <strong>de</strong> son activité cérébrale. Face à la lenteur <strong>de</strong> son adversaire<br />

Czentovic, lorsqu’il l’affronte pour le secon<strong>de</strong> fois, M.B…est mis au supplice<br />

face à l’attente <strong>de</strong>vant l’échiquier. Il est sans cesse dans l’anticipation du coup<br />

suivant, dans une tension permanente où s’inscrit la mémoire <strong>de</strong>s parties jouées<br />

lors <strong>de</strong> sa détention <strong>et</strong> la visualisation <strong>de</strong>s coups à venir.<br />

Autant les moments <strong>de</strong> réflexion s’accompagnent <strong>de</strong> statisme chez Czentovic,<br />

autant l’impatience <strong>et</strong> le mouvement caractérisent l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> M.B…, qui<br />

semble « arpenter toujours le même espace 892 .» M.B…agit <strong>de</strong> manière<br />

totalement décalée par rapport au mon<strong>de</strong> extérieur. Comme pour Loujine, le jeu<br />

semble trouver une extension dans la vie réelle par le comportement <strong>de</strong><br />

protagonistes pris dans la mouvance perpétuelle <strong>de</strong> leurs déplacements dans<br />

l’espace <strong>et</strong> <strong>de</strong> leurs pensées. La prédominance du jeu se révèle d’ores <strong>et</strong> déjà par<br />

c<strong>et</strong>te incessante activité.<br />

Les <strong>de</strong>ux personnages doivent affronter un mon<strong>de</strong> hostile, contre lequel il s’agit<br />

<strong>de</strong> s’inventer une défense. Dans Le Joueur d’échecs, M.B…fait l’apprentissage<br />

du jeu d’échecs alors qu’il est emprisonné par les nazis dans une solitu<strong>de</strong><br />

absolue. Afin d’affronter c<strong>et</strong>te épreuve <strong>et</strong> <strong>de</strong> ne pas cé<strong>de</strong>r à l’instinct mortifère<br />

<strong>de</strong> ce confinement, M.B…trouve un moyen <strong>de</strong> salut dans le seul livre qu’il arrive<br />

891 Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p.“Der scharfgeschnittene Kopf ruhte in <strong>de</strong>r<br />

Haltung leichter Ermüdung auf <strong>de</strong>m Kissen; abermals fiel mir die merkwürdige Blässe <strong>de</strong>s<br />

verhältnismäβig jungen Gesichtes beson<strong>de</strong>rs auf, <strong>de</strong>m Haare blen<strong>de</strong>nd weiβ die Schläfen<br />

rahmten; ich hatte, ich weiβ nicht warum, <strong>de</strong>n Eindruck, dieser Mann müsse plötzlich gealtert<br />

sein.“ (Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 43).<br />

892 I<strong>de</strong>m, p. 101 :“Auf und ab immer nur die gleiche Spanne Raum ausmaβen.“ (I<strong>de</strong>m, p. 88).<br />

398


à se procurer, par ruse <strong>et</strong> à l’insu <strong>de</strong> ses tortionnaires. Ce manuel d’échecs lui<br />

ouvre tout un mon<strong>de</strong> qu’il ne connaissait pas <strong>et</strong> le transforme en joueur d’échecs.<br />

Loujine est également contraint à se trouver une ligne <strong>de</strong> défense - le titre du<br />

roman ne renvoyant pas seulement à sa défense sur l’espace échiquéen – afin<br />

d’affronter un mon<strong>de</strong> qui lui est hostile <strong>et</strong> qu’il ne maîtrise pas du tout. Sa<br />

stratégie consiste à se transformer en joueur d’échecs, ce qui lui perm<strong>et</strong><br />

d’échapper au réel, qui lui est totalement étranger. La concentration <strong>de</strong> Loujine<br />

sur le jeu <strong>et</strong> ses règles propres lui perm<strong>et</strong> donc <strong>de</strong> construire une ligne <strong>de</strong> fuite.<br />

D’une certaine manière, les <strong>de</strong>ux personnages semblent créer leurs propres<br />

règles à partir <strong>de</strong> leur point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> joueurs d’échecs. M.B…est un personnage<br />

énigmatique, dont les réactions suscitent l’étonnement dès qu’il apparaît :<br />

« Surpris, MacConnor lâcha la pièce qu’il tenait dans la main <strong>et</strong> regarda,<br />

émerveillé comme nous tous, c<strong>et</strong> homme qui semblait tomber du ciel, tel un ange<br />

sauveur 893 .»<br />

Il apparaît comme un homme <strong>de</strong> « l’entre-<strong>de</strong>ux », encore vivant mais sur le point<br />

<strong>de</strong> rendre l’âme, appartenant au passé légendaire incarné par sa famille, ancienne<br />

famille viennoise influente <strong>et</strong> cultivée, chassée par l’Anschluβ ; en quête d’une<br />

place qu’il ne trouve pas, ce fantôme revenu d’outre-tombe n’appartient pas à<br />

l’espace du nouveau, incarné par le voyage en bateau dans un espace<br />

intermédiaire. Face à la logique militaire <strong>de</strong> Czentovic, M.B…s’efface à la fin<br />

du roman. Sa fuite hors du confinement dans lequel les Nazis le maintenaient ne<br />

semble le mener à rien : il apparaît comme « dés-axé », voué désormais à son<br />

obsession échiquéenne, qui constituait pourtant sa défense au départ.<br />

Pendant son confinement, la tactique échiquéenne, qu’il calque déjà sur le réel,<br />

lui sert d’arme contre les incessants interrogatoires dont il fait les frais : « Sans<br />

le savoir, j’avais sur l’échiquier amélioré ma défense contre les menaces feintes<br />

893 Zweig, Stefan, Le Joueur d’échecs, op. cit., p 54 : “McConnor lieβ erstaunt die Hand von <strong>de</strong>r<br />

Figur und starrte nicht min<strong>de</strong>r verwun<strong>de</strong>rt als wir alle auf <strong>de</strong>n Mann, <strong>de</strong>r wie ein unvermut<strong>et</strong>er<br />

Engel helfend vom Himmel kam.“ (I<strong>de</strong>m, p. 36).<br />

399


<strong>et</strong> les détours perfi<strong>de</strong>s 894 .» D’ores <strong>et</strong> déjà, la vie <strong>et</strong> le jeu entr<strong>et</strong>iennent <strong>de</strong>s<br />

relations interactives dans ce milieu hostile, M.B…étant, grâce au<br />

développement <strong>de</strong> sa logique échiquéenne, plus à même <strong>de</strong> faire face à<br />

l’adversaire nazi. Sa confusion mentale, survenue à cause du jeu d’échecs, lui<br />

perm<strong>et</strong> d’ailleurs d’échapper à la détention, puisqu’il est pris en charge par le<br />

corps médical.<br />

Dans La Défense Loujine, le point <strong>de</strong> vue échiquéen existe avant même que<br />

Loujine ne <strong>de</strong>vienne un joueur d’échecs, puisque les personnages sont assimilées<br />

à <strong>de</strong>s pièces dès l’ouverture du roman 895 . Il s’agit d’annoncer à Loujine que,<br />

désormais, on l’appellerait par son nom <strong>de</strong> famille. La tactique, en vue<br />

d’apprendre la nouvelle à l’enfant, a été vainement mise en œuvre pendant tout<br />

l’été, ce qui est évoqué <strong>de</strong> manière rétrospective.<br />

C’était en eff<strong>et</strong> un soulagement. Tout l’été – un bref été passé à la maison <strong>de</strong> campagne<br />

<strong>et</strong> qui se résumait en trois o<strong>de</strong>urs : lilas, foin coupé, feuilles mortes -, tout l’été ils s’étaient<br />

<strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> quelle façon <strong>et</strong> à quel moment ils allaient lui apprendre la nouvelle <strong>et</strong>,<br />

d’ajournement en ajournement, ils avaient différé leur décision jusqu’à la fin août. Ils<br />

traçaient pru<strong>de</strong>mment autour <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>s cercles <strong>de</strong> plus en plus étroits 896.<br />

Afin d’annoncer la nouvelle, les parents utilisent une tactique échiquéenne<br />

d’encerclement, annonçant ainsi le thème du roman. L’ajournement <strong>de</strong> la mise<br />

894 Zweig, Stefan, Die Schachnovelle, op. cit., p. 75 : “ Unbewusst hatte ich mich auf <strong>de</strong>m<br />

Schachbr<strong>et</strong>t in <strong>de</strong>r Verteidigung gegen falsche Drohungen und ver<strong>de</strong>ckte Winkelzüge<br />

vervollkommn<strong>et</strong>.“ (Le Joueur d’échecs, op. cit., p. 67).<br />

895 On peut d’autant plus parler d’ouverture du roman, dans la mesure où « ouverture » est aussi<br />

un terme échiquéen.<br />

896 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 15 : « Это было и впрямъ облегчение.<br />

Все лето – быстрое – дачное лето, состоящее в общем из трех запахов : сирень, сенокос,<br />

сухие листья – все лето они обсуждали вопрос, когда и как перед ним открытъся, и<br />

откладывали, откладывали, дотянули до конца августа. Они ходили вокруг него, с опаской<br />

суживая круги.»<br />

400


en œuvre <strong>de</strong> l’objectif final rappelle également la stratégie échiquéenne. Il s’agit<br />

d’agir avec pru<strong>de</strong>nce, <strong>de</strong> calculer le moment opportun pour mener l’attaque.<br />

Ainsi Loujine n’est pas seulement le futur champion d’échecs, mais une pièce se<br />

déplaçant comme sur un échiquier imaginaire, en proie aux agressions <strong>de</strong>s autres<br />

personnages : l’altérité constitue une menace permanente pour Loujine, qu’elle<br />

se profile sous l’apparence <strong>de</strong>s ses parents ou <strong>de</strong> ses compagnons <strong>de</strong> lycée, dont<br />

Loujine subit l’hostilité.<br />

Afin <strong>de</strong> se protéger, Loujine adopte une tactique <strong>de</strong> positionnement dans<br />

l’espace, comme en prémonition <strong>de</strong> sa future vocation <strong>de</strong> joueur d’échecs.<br />

L’écart qui le sépare <strong>de</strong>s autres le m<strong>et</strong> en position <strong>de</strong> danger <strong>et</strong> préfigure le « face<br />

à face » opposant Loujine à ses adversaires au jeu d’échecs.<br />

Loujine se levait, quittait la voûte pour l’arrière-cour carrée, faisait quelques pas, tâchant<br />

<strong>de</strong> trouver un point équidistant <strong>de</strong> trois <strong>de</strong> ses disciples qui étaient particulièrement<br />

féroces à c<strong>et</strong>te heure-ci, évitait, en se j<strong>et</strong>ant <strong>de</strong> côté, un ballon […] Il avait choisi ce coin<br />

dès le premier jour, dès ce sombre jour où il sentait senti entouré d’une telle haine […] que<br />

tout ce qu’il voyait subissaient <strong>de</strong>s métamorphoses optiques fort compliquées 897.<br />

Loujine, avant d’affronter ses adversaires sur le terrain <strong>de</strong>s échecs, doit faire face<br />

aux autres, qui représentent un danger permanent pour lui. La défense qu’il se<br />

construit dans le réel, prémonitoire <strong>de</strong> sa future activité, comporte un aspect <strong>de</strong><br />

positionnement dans l’espace. Loujine se défend en se situant en un point spatial<br />

précis ; telle une pièce échiquéenne, il se place à l’endroit, un coin, où il se sent<br />

le plus protégé. D’un certaine manière, <strong>de</strong>venir un joueur d’échecs reflète l’écart<br />

<strong>de</strong> Loujine avec les autres, avec ses condisciples : il r<strong>et</strong>rouve sur l’échiquier les<br />

897 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 23-24 : « Лужин вставал с дров, выходил<br />

из-под арки в четырехуголъный задний двор, делал несколъко шагов, стараясь найти<br />

точку, равноотстояшую от тех трех его одноклассников, которые бывали особенно<br />

свирепы в этот час, шарахался от мяча, yдостоверившись. […] Он избрал это место в<br />

первый же день, в тот<br />

темный день, когда он почувствовал вокруг себя такую ненависть. […] что на что он<br />

гладел подвергалось замысловатым оптическим метаморфосам. »(La Défense Loujine, op.<br />

cit., p. 33).<br />

401


mêmes stratégies <strong>de</strong> défense que celle qu’il avait développées dans la vie réelle.<br />

L’hostilité du mon<strong>de</strong> l’amène à le percevoir sous un jour déformé, que le mot<br />

«métamorphose» traduit : l’écart s’incarne également dans la vision que l’enfant<br />

a du mon<strong>de</strong>.<br />

Ainsi il existe une réversibilité, car Loujine, qui finira par plaquer le jeu sur le<br />

réel, a tout d’abord reproduit sur l’échiquier <strong>de</strong>s stratégies mises en œuvre dans<br />

sa vie empirique. C<strong>et</strong>te réversibilité rend les relations entre réalité <strong>et</strong> imaginaire<br />

extrêmement étroites. La Défense Loujine illustre parfaitement la théorie <strong>de</strong><br />

Thomas Pavel, <strong>et</strong> d’autres théoriciens <strong>de</strong> logique modale <strong>et</strong> <strong>de</strong> la philosophie <strong>de</strong>s<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> : les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> fictionnels ne sont que <strong>de</strong>s variantes <strong>possibles</strong><br />

d’une même base, constituée par la réalité référentielle. La vie réelle est<br />

constituée d’innombrables points <strong>de</strong> vue <strong>possibles</strong>, ce qui marque<br />

l’impossibilité <strong>de</strong> séparer <strong>de</strong> manière radicale l’ontologie du réel <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> la<br />

fiction : « La structure <strong>de</strong> notre mon<strong>de</strong> semble dès lors possé<strong>de</strong>r une plasticité<br />

irréductible, qui exclut l’existence d’un point <strong>de</strong> vue privilégié à partir duquel<br />

l’organisation du savoir puisse être maîtrisée 898 .»<br />

Toute vision du réel engage un point <strong>de</strong> vue particulier, subjectif qui interdit<br />

toute prédominance d’une perception sur une autre. Dans l’univers <strong>de</strong> la fiction,<br />

un mon<strong>de</strong> possible est développé à partir d’une base commune, le mon<strong>de</strong><br />

référentiel. Ainsi la séparation entre réalité <strong>et</strong> fiction apparaît comme poreuse <strong>et</strong><br />

donne lieu à <strong>de</strong>s va-<strong>et</strong>-vient, à <strong>de</strong>s passages entre ces <strong>de</strong>ux ensembles ouverts<br />

l’un sur l’autre ; c’est c<strong>et</strong>te fenêtre entre les <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, perm<strong>et</strong>tant <strong>de</strong>s<br />

mouvements <strong>de</strong> passage dans les <strong>de</strong>ux sens <strong>de</strong> l’un à l’autre, que Nabokov<br />

représente dans son œuvre, <strong>et</strong> dans La Défense Loujine en particulier.<br />

Le motif <strong>de</strong> la fenêtre est d’ailleurs récurrent dans l’œuvre <strong>de</strong> Nabokov. Il<br />

apparaît dans La Défense Loujine au <strong>de</strong>rnier chapitre, Loujine se suicidant en se<br />

j<strong>et</strong>ant par une fenêtre, mais c<strong>et</strong>te fin est déjà annoncée dans le premier chapitre ;<br />

c<strong>et</strong>te double position aux extrémités du roman, au début <strong>et</strong> à la fin, crée un eff<strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> symétrie <strong>et</strong> <strong>de</strong> parallélisme typique du jeu d’échecs. Loujine enfant tente<br />

d’échapper à la menace qui pèse sur lui. Il doit fuir le passage du temps, qui<br />

s’inscrit dans le nom <strong>de</strong> famille qu’il doit désormais porter, au lieu du prénom <strong>et</strong><br />

898 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 70.<br />

402


du patronyme comme c’est l’usage en Russie, <strong>et</strong> dans l’obligation <strong>de</strong> quitter la<br />

vie paisible à la campagne avec ses parents pour le pensionnat en ville.<br />

Il s’agit pour Loujine dans un premier temps <strong>de</strong> trouver refuge dans les cases<br />

sombres, comme le suggère sa course dans le bois, « où le sentier zigzagua une<br />

dizaine <strong>de</strong> minutes 899 .» Il va ensuite trouver refuge dans le château, ce qui<br />

évoque un roque 900 au jeu d’échecs, en passant par la fenêtre, qui remplit le rôle<br />

d’un intermédiaire entre <strong>de</strong>ux espaces ; la fenêtre pourrait jouer le rôle du miroir,<br />

d’espace intermédiaire. Il est intéressant <strong>de</strong> noter que, dans ce premier chapitre,<br />

Loujine accomplit le chemin inverse <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te fin du roman, puisqu’il bascule par<br />

<strong>de</strong>ssus le rebord <strong>de</strong> la fenêtre afin <strong>de</strong> pénétrer à l’intérieur du château.<br />

La fenêtre fait partie <strong>de</strong> l’écart entre le héros <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> extérieur, d’ordre<br />

psychologique <strong>et</strong> mental, qui revêt une dimension géométrique <strong>et</strong> spatiale. Ce<br />

motif fait partie du parcours dévié du héros nabokovien, où l’espace du réel<br />

semble changer au gré <strong>de</strong> sa volonté <strong>et</strong> <strong>de</strong> sa perception <strong>et</strong> selon ses propres<br />

règles. Dans La Défense Loujine, la fenêtre renvoie à la dimension ludique du<br />

roman <strong>et</strong> à l’obsession échiquéenne. Loujine découvre, après avoir franchi la<br />

frontière constituée par la fenêtre, un jeu d’échecs fendu, qui préfigure<br />

l’ouverture <strong>de</strong> la fenêtre par laquelle Loujine s’engouffre : le jeu d’échecs est<br />

aussi inséparable <strong>de</strong> la fenêtre chez Nabokov que du miroir chez Lewis Carroll.<br />

Ce motif <strong>de</strong> la fenêtre, lieu <strong>de</strong> passage entre l’extérieur <strong>et</strong> l’intérieur, apparaît<br />

dans d’autres romans <strong>de</strong> Nabokov où se jouent l’interaction du réel <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

fiction. Dans sa nouvelle « La Vénitienne 901 », la fenêtre joue le rôle crucial<br />

d’intermédiaire entre réalité <strong>et</strong> fiction. C<strong>et</strong>te nouvelle traduit <strong>de</strong>ux obsessions <strong>de</strong><br />

Nabokov, qui apparaissent dans La Défense Loujine. D’une part, la nouvelle, qui<br />

899 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 19 : « Тропинка, минут десять поюлив в<br />

лесу. » (La Défense Loujine, op. cit., p. 25).<br />

900 Roquer se dit « castling » en Anglais – terme formé à partir <strong>de</strong> « castle », « château ». Ce<br />

terme est utilisé, notamment dans le diagramme, dans De l’Autre côté du miroir. Carroll, Lewis,<br />

De l’Autre côté du miroir, Through The Looking-Glass, op. cit. pp. 44-45 : “ Alice castles.”<br />

“Alice roque”.<br />

901 Nabokov, Vladimir, La Vénitienne <strong>et</strong> autres nouvelles, précédé <strong>de</strong> Le Rire <strong>et</strong> les rêves <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

Bois laqué, traduction du Russe <strong>de</strong> Bertrand Kreise, traduction <strong>de</strong> l’Anglais, établissement du<br />

texte <strong>et</strong> avant propos <strong>de</strong> Gilles Barbed<strong>et</strong>te. Paris : Gallimard, 1990.<br />

403


se passe, comme le début <strong>de</strong> Loujine, dans un château, débute par une scène <strong>de</strong><br />

jeu où <strong>de</strong>s joueurs s’affrontent au crick<strong>et</strong> 902 . Le parallélisme entre jeu <strong>et</strong> écriture<br />

y est d’emblée souligné : « Les mouvements d’un joueur durant une partie sont<br />

exactement les mêmes que son écriture au repos 903 .» Le narrateur fait allusion à<br />

l’écriture <strong>de</strong> manière polysémique, à la manière <strong>de</strong> tracer les mots, mais<br />

également à l’art <strong>de</strong> l’écrivain.<br />

D’autre part, la nouvelle souligne les liens qui existent entre réalité <strong>et</strong> fiction,<br />

traçant les lignes qui se construisent par le passage d’un mon<strong>de</strong> à l’autre. Elle<br />

m<strong>et</strong> en avant l’importance <strong>de</strong> la fenêtre comme frontière entre les <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

Dans c<strong>et</strong>te nouvelle, un colonel passionné <strong>de</strong> peinture invite dans son château<br />

son ami <strong>et</strong> restaurateur <strong>de</strong> tableau, Magor, accompagné <strong>de</strong> sa femme Maureen,<br />

qui est aussi la maîtresse du fils du colonel, Frank ; celui ci a amené son ami <strong>de</strong><br />

Cambridge, un autre étudiant, Simpson, personnage timi<strong>de</strong>, en total décalage<br />

avec le mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> ses règles, à l’instar <strong>de</strong> Loujine.<br />

Dans ce vau<strong>de</strong>ville, où les <strong>de</strong>ux amants, Frank <strong>et</strong> Maureen, s’enfuient à la fin <strong>de</strong><br />

la nouvelle, l’essentiel est concentré sur le personnage <strong>de</strong> Simpson, qui, faute <strong>de</strong><br />

prendre activement part à l’histoire se déroulant autour <strong>de</strong> lui, incarne la notion<br />

même <strong>de</strong> mirage, en m<strong>et</strong>tant en place sa propre fiction qui se substitue au réel.<br />

Simpson tombe amoureux <strong>de</strong> Maureen, mais encore plus <strong>de</strong> son équivalent dans<br />

le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction, le portrait que son mari Magor dévoile à l’étudiant.<br />

L’étudiant timoré, en r<strong>et</strong>rait <strong>et</strong> vivant « en écart » du mon<strong>de</strong> réel, plonge dans la<br />

variante possible fictionnelle <strong>de</strong> la femme réelle, le portrait : « Et Simpson, après<br />

avoir profondément respiré, partit vers elle <strong>et</strong> entra sans effort dans le<br />

tableau 904 .»<br />

A l’instar <strong>de</strong> Loujine, ce personnage inadapté, gauche <strong>et</strong> timi<strong>de</strong>, pénètre dans son<br />

mon<strong>de</strong> possible, tout du moins <strong>de</strong> manière provisoire, le temps d’une nuit,<br />

puisque le jardinier le découvre le len<strong>de</strong>main matin sous la fenêtre par laquelle il<br />

902 Ce jeu est un renvoi à Alice au Pays <strong>de</strong>s merveilles, que Nabokov a traduit en Russe, d’autant<br />

que l’action se passe en Angl<strong>et</strong>erre. C<strong>et</strong>te nouvelle inédite fut écrite en Russe en 1924, <strong>et</strong><br />

provient <strong>de</strong>s archives <strong>de</strong> Nabokov <strong>de</strong> Montreux.<br />

903 Nabokov, Vladimir, La Vénitienne <strong>et</strong> autres nouvelles, op. cit., p. 176.<br />

904 Nabokov, Vladimir, « La Vénisienne » dans La Vénisienne <strong>et</strong> autre nouvelles, op. cit., p. 213.<br />

404


est visiblement tombé. Le motif <strong>de</strong> la fenêtre apparaît en eff<strong>et</strong> pendant le mirage<br />

vécu par Simpson, où il est absorbé par le mon<strong>de</strong> fictif du tableau, d’une manière<br />

inquiétante qui rem<strong>et</strong> en question les limites du réel.<br />

Il se dirigea vers la fenêtre. […] Le charme avait disparu. Il tenta <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r à gauche,<br />

vers la Vénisienne, mais il ne pouvait tourner le cou. Il était empêtré comme un mouche<br />

dans le miel ; il frissonna, se figea, il sentait son sang, sa chair, ses vêtements se<br />

transformer en en peinture, se fondre dans le vernis, sécher sur la toile. Il <strong>de</strong>vint une partie<br />

du tableau 905.<br />

C<strong>et</strong>te métamorphose prend eff<strong>et</strong> dans la réalité : Simpson <strong>de</strong>vient une<br />

partie du tableau, qui s’est incrusté sur le portrait <strong>de</strong> la jeune femme, que Magor<br />

découvre le len<strong>de</strong>main : « Sur la toile <strong>de</strong> Luciani, à côté <strong>de</strong> la Vénitienne, une<br />

nouvelle figure était apparue. C’était le portrait superbe, bien que fait à la hâte,<br />

<strong>de</strong> Simpson 906 . » Le virtuel, le désir imaginaire semble avoir pris sa revanche sur<br />

le réel, où Frank <strong>et</strong> Maureen sont réunis à la fin, laissant Simpson à ses chimères.<br />

Cependant, Magor efface définitivement Simpson du tableau, « la figure noire <strong>et</strong><br />

le visage blanc 907 » ayant complètement disparu. Le portrait <strong>de</strong>vient un double<br />

métaphorique du réel, problématique qui renvoie à d’autres œuvres lues par<br />

Nakobov, tels Le Portrait <strong>de</strong> Nicolas Gogol ou Le Portrait <strong>de</strong> Dorian Gray <strong>de</strong><br />

Oscar Wil<strong>de</strong>. Ces œuvres traduisent la même préoccupation <strong>et</strong> interrogent le lien<br />

entre le mon<strong>de</strong> empirique <strong>et</strong> celui <strong>de</strong> la création <strong>et</strong> <strong>de</strong> la fiction, qui d’une<br />

manière ou d’une autre, finissent par se substituer au réel.<br />

L’imaginaire <strong>de</strong> Simpson finit par superposer son jeu, ses règles propres<br />

sur le plan du réel, qui d’ailleurs est déjà une création, le portrait. Ainsi Nabokov<br />

apporte une dimension supplémentaire aux œuvres <strong>de</strong> ses prédécesseurs, ayant<br />

exploité la notion du double d’un personnage formé par le portrait. Il s’agit par<br />

Simpson d’agir en démiurge sur une création artistique, d’imposer ses règles <strong>et</strong><br />

ses mouvements au réel, à l’instar <strong>de</strong> Loujine. Les <strong>de</strong>ux personnages, inadaptés<br />

905 I<strong>de</strong>m, p. 214.<br />

906 Ibid, p. 216.<br />

907 Ibid, p. 218.<br />

405


au réel <strong>et</strong> au mon<strong>de</strong> social, prennent leurs revanche, <strong>de</strong> manière subjective <strong>et</strong><br />

subversive, sur la réalité en en remo<strong>de</strong>lant le fonctionnement.<br />

Simpson modifie le portrait grâce à son mirage, à son imaginaire <strong>et</strong><br />

impose son mon<strong>de</strong> possible, même si ce n’est que <strong>de</strong> manière provisoire,<br />

puisqu’il est vaincu par Magor qui efface toutes les traces <strong>de</strong> son passage sur le<br />

tableau. De la même manière, Loujine, dès lors qu’il <strong>de</strong>vient joueur d’échecs,<br />

perm<strong>et</strong> au jeu <strong>de</strong> dépasser les frontières <strong>de</strong> l’espace échiquéen <strong>et</strong> d’étendre ses<br />

règles <strong>et</strong> son fonctionnement sur le réel. Dès l’ouverture du roman, les<br />

personnages adoptent <strong>de</strong>s mouvements similaires aux pièces <strong>et</strong> le réel semble<br />

quadrillé par le jeu ; cependant, l’extension du jeu prend <strong>de</strong> plus en plus<br />

d’ampleur : l’imaginaire <strong>de</strong> Loujine transforme le plan du réel en vaste échiquier<br />

vivant.<br />

La nouvelle inédite <strong>de</strong> Nabokov, « La Vénitienne », écrite en 1924<br />

exprime déjà les préoccupations <strong>de</strong> Nabokov : son goût pour les stratégies en<br />

trompe-l’œil, l’opposition constante entre le vrai <strong>et</strong> le faux <strong>et</strong> les jeux qui relient<br />

ces <strong>de</strong>ux domaines, l’expression <strong>de</strong> l’art comme déviation. Le héros nabokovien<br />

porte en lui un écart, une déviation qui est marque même <strong>de</strong> l’expression<br />

artistique, <strong>de</strong> l’écriture. Simpson, comme Loujine, n’est pas adapté au réel <strong>et</strong> au<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la norme. A l’instar <strong>de</strong> Don Quichotte, il crée ce qu’il voit, <strong>de</strong> manière<br />

décalée <strong>et</strong> subversive par rapport au mon<strong>de</strong> réel.<br />

Les héros <strong>de</strong> Nabokov traduisent une déviance, qu’il s’agisse d’un joueur<br />

d’échecs obsessionnel, comme La Défense Loujine, ou, comme dans ses œuvres<br />

post-mo<strong>de</strong>rnes, qu’il s’agisse un amateur <strong>de</strong> nymph<strong>et</strong>te dans Lolita ou d’un<br />

personnage incestueux dans Ada. C<strong>et</strong>te déviance est liée à une obsession qui est<br />

placée au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> tout : à l’instar <strong>de</strong> l’écrivain qui crée son œuvre non à partir<br />

d’un réel placé comme référent <strong>et</strong> absolu, mais <strong>de</strong> sa variante possible, le héros<br />

<strong>de</strong> Nabokov étend son mirage auquel il donne forme sur le plan <strong>de</strong> la réalité. Son<br />

interprétation finit par prédominer dans La Défense Loujine, comme dans Feu<br />

pâle, où la réalité est remise au question par la version subjective du créateur<br />

autocrate.<br />

Dans « La Vénitienne », on apprend à la fin <strong>de</strong> la nouvelle que le tableau n’est<br />

pas le vrai, celui qui a été peint par Luciani, mais un « faux », une imitation faite<br />

406


par Frank. Ainsi Simpson, en intégrant mystérieusement sa propre image à<br />

l’intérieur du tableau, procè<strong>de</strong> à l’extension <strong>de</strong> l’œuvre. A partir <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong><br />

son ami Frank, Simpson crée son propre mirage qui le rattache à l’obj<strong>et</strong> <strong>de</strong> son<br />

désir <strong>et</strong> <strong>de</strong> son amour, Maureen, modèle du tableau . Ce processus présente une<br />

analogie avec l’interprétation <strong>de</strong> Kinbote dans l’œuvre post-mo<strong>de</strong>rne, écrite<br />

quelques décennies plus tard : le héros <strong>de</strong> Feu pâle ajoute une extension au<br />

poème <strong>de</strong> son ami Sha<strong>de</strong>, pour lequel il éprouve une attirance homosexuelle. Le<br />

poème ne portant pas sur la Zembla, que Kinbote a pourtant tenté d’insuffler<br />

dans l’œuvre <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, Kinbote en fait l’extension, détournant l’interprétation<br />

vers son univers obsessionnel <strong>de</strong> la Zembla.<br />

Ecrit beaucoup plus tard que La Défense Loujine, Feu pâle m<strong>et</strong> également en<br />

scène un personnage porteur d’un écart, d’un décalage avec la norme. Exilé <strong>de</strong><br />

son pays natal, homosexuel <strong>et</strong> probablement fou, comme l’ironie <strong>de</strong> la narration<br />

le laisse supposer, Kinbote représente la déviation par tous ces éléments <strong>de</strong> son<br />

i<strong>de</strong>ntité, mais aussi par son activité d’interprète : il procè<strong>de</strong> à l’extension du<br />

poème <strong>de</strong> Kinbote en faisant dévier le texte <strong>de</strong> sa ligne initiale. Kinbote traduit<br />

<strong>de</strong> façon littérale le langage métaphorique du poème suivant une ligne qui lui est<br />

propre.<br />

C<strong>et</strong>te élaboration <strong>de</strong> lignes personnelles <strong>et</strong> déviantes à partir <strong>de</strong> ce qui existe déjà<br />

offre une similitu<strong>de</strong> avec l’activité échiquéenne. Le joueur utilise <strong>de</strong> manière<br />

personnelle <strong>et</strong> créatrice les combinaisons qui existent déjà <strong>et</strong> qui sont <strong>de</strong>s<br />

références préalables avant d’entamer la partie d’échecs. Le joueur se base sur<br />

ces pré-construits, conçus antérieurement par d’autres joueurs, pour tracer les<br />

lignes <strong>de</strong> leur propre jeu qui en est une adaptation personnelle, une extention<br />

créatrice. Le joueur traduit ses diverses variantes dans son mirage qui lui est<br />

propre. Il imite les variantes <strong>possibles</strong>, qui, cependant, sont transposées dans<br />

l’univers <strong>de</strong> sa partie à lui, <strong>de</strong> manière dynamique <strong>et</strong> créative. Kinbote se sert <strong>de</strong><br />

la création préalable, statique, définitive <strong>de</strong> son ami, pour mener sa propre<br />

création.<br />

C<strong>et</strong>te activité déviante, exprimant <strong>de</strong>s préoccupations obsessionnelles, <strong>et</strong> qui<br />

consiste à tracer <strong>de</strong>s lignes à partir d’une lecture dominante <strong>et</strong> d’une orientation<br />

prédéterminée, peut être rapprochée, comme l’a fait Christine Ragu<strong>et</strong>-Bouvart,<br />

407


<strong>de</strong> l’activité <strong>de</strong> traducteur <strong>de</strong> Nabokov : « La frontière entre traduction <strong>et</strong><br />

création est floue <strong>et</strong> comme il craint <strong>de</strong> s’y perdre, Nabokov voudrait possé<strong>de</strong>r la<br />

faculté <strong>de</strong> s’y dissoudre, <strong>de</strong> se fondre dans ses textes afin d’être là pour prévenir<br />

les glissements incontrôlés <strong>de</strong>s traducteurs 908 . »<br />

La métaphore <strong>de</strong> la fusion est parlante : Simpson fusionne avec l’œuvre en<br />

intégrant le tableau, Loujine ne fait plus qu’un avec son œuvre échiquéenne en<br />

se précipitant par la fenêtre, tandis que Kinbote est obsédé par les similitu<strong>de</strong>s<br />

entre les gens <strong>et</strong> les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, créant <strong>de</strong>s superpositions entre les éléments <strong>et</strong> entre<br />

les êtres. Nabokov utilise la métaphore du jeu d’échecs pour représenter l’écart<br />

<strong>et</strong> le déplacement d’éléments statiques en un nouveau réseau <strong>de</strong> significations,<br />

qui est celui d’un auteur particulier, mais les lignes se complexifient au fil <strong>de</strong> la<br />

création pour, dans Feu pâle, constituer un espace <strong>de</strong> confusion propice au doute<br />

<strong>et</strong> à l’indétermination. C<strong>et</strong> eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> fragmentation <strong>et</strong> <strong>de</strong> confusion est typique<br />

d’une interprétation-création post-mo<strong>de</strong>rne, comme la « trans-lation » <strong>de</strong><br />

Kinbote.<br />

Le traducteur comme le joueur d’échecs m<strong>et</strong> en place une « translation 909 »<br />

d’éléments existants déjà, mais en construisant ses propres lignes selon son<br />

imaginaire. Ainsi, il s’écarte <strong>de</strong> la ligne initiale qui lui est proposée pour<br />

constituer sa configuration particulière, selon une interprétation individuelle <strong>et</strong><br />

subjective. Kinbote ne fait pas qu’effectuer le passage du métaphorique au<br />

littéral, mais établit un réseau d’interprétations <strong>possibles</strong> qui rend<br />

paradoxalement l’œuvre polysémique <strong>et</strong> ouverte, comme le commente Christine<br />

Ragu<strong>et</strong>-Bouvart.<br />

C<strong>et</strong>te métaphore <strong>de</strong> la dissolution, <strong>de</strong> la fusion se r<strong>et</strong>rouve dans toute son œuvre ; les<br />

personnages qui ont c<strong>et</strong>te qualité ne sont pas confinés à l’espace bi-dimentionnel <strong>de</strong> leur<br />

univers fictionnel, celui <strong>de</strong> la feuille où s’alignent les signes <strong>de</strong> l’écriture ; ils ont une faculté<br />

908 Raqu<strong>et</strong>-Bouvart, Christine, Vladimir Nabokov. Paris : Belin, 2000, p. 88.<br />

909 A c<strong>et</strong> égard, le mot anglais « translation », « traduction », est très révélateur : il souligne<br />

l’idée <strong>de</strong> déplacements linguistiques, mais ainsi interprétatifs, qui s’opèrent inévitablement.<br />

408


qui leur donne accès à un autre univers <strong>et</strong> leur perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> fuir l’horreur <strong>et</strong> la souffrance<br />

diégétique pour accé<strong>de</strong>r au mon<strong>de</strong> supradiégétique <strong>de</strong> leur créateur 910.<br />

Par le délire du créateur exégète Kinbote se m<strong>et</strong> en place une vision<br />

kaléidoscopique <strong>de</strong> la réalité qui se substitue à celle <strong>de</strong> départ. Le délire perm<strong>et</strong><br />

au discours créateur <strong>de</strong> s’opérer dans ce théâtre <strong>de</strong> masques qu’est Feu pâle. La<br />

folie est une <strong>de</strong>s modalités <strong>de</strong> l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>. Contrairement à De<br />

l’Autre côté du miroir, où la ligne <strong>de</strong> partage entre le réel <strong>et</strong> le rêve est bien<br />

établie, dans Feu pâle, comme dans les œuvres antérieures La Défense Loujine<br />

ou Le Joueur d’échecs, la folie prend le pas sur l’activité rationnelle <strong>et</strong><br />

structurante du joueur d’échecs réel ou implicite, tel Kinbote. Tel est également<br />

le cas dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, où le joueur d’échecs Von Frisch-<br />

Morgenstein, <strong>de</strong>vient fou : il voit se constituer une partie d’échecs dans l’univers<br />

<strong>de</strong> la réalité.<br />

La réalité est alors contaminée par les règles du jeu, au sens propre ou<br />

figuré dans Feu pâle, où Kinbote impose ses propres règles au poème <strong>de</strong> départ.<br />

Le jeu est, parallèlement à c<strong>et</strong>te métamorphose du réel, détourné <strong>de</strong> sa nature<br />

initiale. Le conflit entre la réalité <strong>et</strong> la fiction, neutralisé par le caractère onirique<br />

<strong>de</strong>s aventures échiquéennes d’Alice, aboutit dans ces œuvres à la confusion <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, que ce soit une défaite ou une victoire pour le héros <strong>de</strong>venu fou<br />

ou, dans le cas <strong>de</strong> Kinbote, un fou probable dès le début du commentaire.<br />

C. La folie : Contamination du réel,<br />

corruption du jeu<br />

Le jeu d’échecs fait la part belle à l’aspect agônal <strong>et</strong> compétitif du<br />

ludique. Il est fondé sur la compétition, sur l’affrontement entre <strong>de</strong>ux joueurs qui<br />

doivent démontrer leurs talents <strong>et</strong> leurs compétences en infligeant un échec <strong>et</strong><br />

910 Ragu<strong>et</strong>-Bouvart, Christine, Vladimir Nabokov, op. cit., p. 86.<br />

409


mat à l’adversaire. L’élément <strong>de</strong> hasard, d’aléa est extrêmement faible <strong>et</strong><br />

n’apparaît qu’au début <strong>de</strong> la partie ; les couleurs sont déterminées par le hasard,<br />

les blancs ayant l’avantage <strong>de</strong> commencer. C<strong>et</strong>te réduction au minimum <strong>de</strong> l’aléa<br />

s’inscrit dans le fonctionnement intrinsèque du jeu <strong>et</strong> laisse au joueur l’entière<br />

responsabilité <strong>de</strong> l’issue <strong>de</strong> la partie. Le joueur d’échecs aspire dès lors à<br />

maîtriser tous les paramètres <strong>de</strong> la partie <strong>et</strong> à démontrer sa volonté autocratique<br />

sur le jeu.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, la dérive possible du joueur d’échecs est<br />

l’obsession d’un contrôle absolu sur le déroulement <strong>de</strong> la partie, qui peut le<br />

conduire à la folie, sous une forme souvent paranoïaque <strong>et</strong> mégalomane. C<strong>et</strong>te<br />

dérive l’amène à étendre les limites du jeu au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> la frontière du réel <strong>et</strong> à<br />

créer ainsi un mon<strong>de</strong> possible, à l’instar d’Alice. Cependant, contrairement à<br />

l’univers onirique construit par Lewis Carroll, ce mon<strong>de</strong> émergeant <strong>de</strong><br />

l’imaginaire du joueur créateur s’insère dans l’espace même du réel.<br />

C’est le cas dans les <strong>de</strong>ux œuvres La Défense Loujine <strong>et</strong> Le Joueur<br />

d’échecs ; c’est paradoxalement en voulant contrôler le jeu à l’extrême que<br />

Loujine comme M.B…per<strong>de</strong>nt totalement la maîtrise <strong>de</strong> leur vie. Leur mon<strong>de</strong><br />

possible, qui fonctionne à la manière d’une partie d’échecs, s’étend sur le tissu<br />

du réel. De même, dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion – le jeu d’échecs est envisagé<br />

comme inclus dans le processus <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction – le joueur d’échecs Von Frisch-<br />

Morgenstein finit par mélanger jeu <strong>et</strong> réalité, corrompant la nature même du jeu<br />

par ce processus <strong>de</strong> contamination.<br />

Dans Feu pâle, Kinbote, contrairement au autres personnages qui<br />

viennent d’être évoqués, ne <strong>de</strong>vient pas fou, mais l’est probablement au départ :<br />

le doute qui <strong>de</strong>meure quant à la folie possible <strong>de</strong> Kinbote fait partie <strong>de</strong><br />

l’esthétique post-mo<strong>de</strong>rne fondée sur l’incertitu<strong>de</strong> ontologique <strong>et</strong> la pluralité <strong>de</strong>s<br />

lectures. De même, l’allusion au jeu d’échecs, où Kinbote apparaît à la fois<br />

comme joueur autocratique <strong>et</strong> pièce du jeu, comme d’autres personnages <strong>de</strong> ce<br />

roman, est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’implicite <strong>et</strong> fait partie <strong>de</strong> la stratégie en trompe-l’œil<br />

<strong>de</strong> Nabokov.<br />

Quoi qu’il en soit, toutes ces œuvres illustrent la contamination du plan<br />

du réel par le jeu – ou le je – du joueur manipulateur, corrompant ainsi la nature<br />

410


même du ludique, censé rester confiné à un espace délimité spatialement, <strong>et</strong> se<br />

dérouler dans <strong>de</strong>s bornes temporelles déterminées. Les frontières ontologiques<br />

entre rêve <strong>et</strong> réalité volent en éclats à cause <strong>de</strong> la folie du créateur qui plonge, au<br />

sens propre ou figuré, dans son mon<strong>de</strong> possible. Le suj<strong>et</strong> créateur substitue son<br />

propre mon<strong>de</strong> possible, son « mirage » à la réalité qui n’est plus intangible <strong>et</strong><br />

unique, mais suj<strong>et</strong>te aux modulations, aux variations d’un « je » autocratique<br />

établissant son « jeu » qui m<strong>et</strong> en échec le réel.<br />

Dans La Défense Loujine comme dans Le Joueur d’échecs, Loujine <strong>et</strong><br />

M.B… <strong>de</strong>viennent tous les <strong>de</strong>ux fous <strong>et</strong> finissent par plaquer le fonctionnement<br />

échiquéen sur le tissu <strong>de</strong> la réalité. La folie envahit progressivement les <strong>de</strong>ux<br />

joueurs, qui passent par un sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> créativité intense où l’imaginaire est débridé.<br />

C<strong>et</strong> élément <strong>de</strong> créativité évoque le roman précurseur <strong>de</strong> Lewis Carroll, Alice<br />

traversant un mon<strong>de</strong> dans lequel la langue est libérée <strong>de</strong>s contraintes <strong>de</strong> ses<br />

conventions. Le joueur semble développer son jeu <strong>de</strong> manière autonome, sans<br />

avoir <strong>de</strong> comptes à rendre au mon<strong>de</strong> référentiel, la réalité <strong>de</strong>venant une notion<br />

instable <strong>et</strong> variable.<br />

Dans Le Joueur d’échecs, le jeu d’échecs apparaît comme un élément<br />

structurant pour M.B…, qui se trouve confiné dans une pièce vi<strong>de</strong>, confronté à<br />

l’absence totale <strong>et</strong> sans limites. Les interrogatoires auxquels il est soumis sont<br />

les seules bornes qui confèrent un cadre temporel à ses journées. C<strong>et</strong>te<br />

expérience préliminaire prédispose M.B…à sombrer dans la folie. La découverte<br />

du manuel d’échecs lui donne accès à une pensée logique <strong>et</strong> structurante. Au<br />

début, M.B…se contente <strong>de</strong> reproduire mentalement les parties d’échecs du<br />

manuel. Le jeu d’échecs revêt rapi<strong>de</strong>ment un aspect créatif : ayant épuisé toutes<br />

les parties déjà réalisées par <strong>de</strong> grands joueurs, M.B…se m<strong>et</strong> à créer ses propres<br />

parties mentalement.<br />

En passant <strong>de</strong> la simple répétition à la création, M.B…élabore ses<br />

propres parties selon la règle échiquéenne <strong>de</strong> l’alternance <strong>de</strong>s coups entre les<br />

<strong>de</strong>ux joueurs ; c’est ainsi qu’il se m<strong>et</strong>, <strong>de</strong> manière totalement schizophrénique, à<br />

jouer contre lui-même. Il engendre <strong>de</strong> nouveaux espaces, tout en perdant <strong>de</strong> plus<br />

en plus le contrôle <strong>de</strong> ses pensées, comme le suggère l’expression <strong>de</strong> « jeu <strong>de</strong><br />

411


fou », « irres Spiel 911 ». En Allemand, comme en français parfois, le verbe<br />

« irren » signifie à la fois « errer » <strong>et</strong> « se tromper » : ce terme m<strong>et</strong> l’accent sur la<br />

perte <strong>de</strong> contrôle <strong>de</strong> M.B…, dans ses mouvements comme dans ses pensées.<br />

M.B…crée <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, par ce phénomène <strong>de</strong> dédoublement<br />

intérieur, comme il le décrit au narrateur à la première personne du récit cadre.<br />

« Pour ce jeu mené dans un espace abstrait, imaginaire…[…] Mon cerveau se<br />

partageait, si je puis dire, en cerveau blanc <strong>et</strong> en cerveau noir, pour y combiner à<br />

l’avance les quatre ou cinq coups qu’exigeait, dans les <strong>de</strong>ux camps, la<br />

tactique 912 .» La folie <strong>de</strong> M.B…a ce sta<strong>de</strong> n’implique pas la confusion <strong>de</strong>s<br />

espaces, mais une division intérieure telle qu’il est les <strong>de</strong>ux adversaires à la fois.<br />

M.B…intériorise le jeu à tel point qu’il s’affronte lui-même, changeant <strong>de</strong> point<br />

<strong>de</strong> vue selon le camp où il est.<br />

Ce fonctionnement présente une analogie avec la littérature mo<strong>de</strong>rniste,<br />

pério<strong>de</strong> à laquelle Zweig appartient, où la focalisation interne peut varier, selon<br />

la relativité <strong>de</strong> la perception : M.B…passe d’une version <strong>de</strong> la partie, impliquant<br />

<strong>de</strong>s choix subjectifs à une autre, qui lui est complètement opposée, avec toujours<br />

la volonté d’anéantir l’adversaire. Par ce dédoublement <strong>de</strong> la personnalité, les<br />

parties défilent dans l’imaginaire du joueur monomaniaque. C<strong>et</strong>te créativité<br />

incontrôlée <strong>et</strong> fébrile annonce la <strong>de</strong>rnière partie où il affronte Czentovic,<br />

puisqu’il finit par contaminer le réel.<br />

M.B…, narrateur relatant sa chute dans la folie monomaniaque, nomme<br />

c<strong>et</strong>te maladie mentale, qui fait débor<strong>de</strong>r le jeu <strong>de</strong>s limites d’un espace échiquéen,<br />

reproduit <strong>de</strong> façon imaginaire, d’ « intoxication par le jeu d’échecs 913 ».<br />

L’intoxication par la lecture du manuel d’échecs, qui amène M.B…à percevoir<br />

son mon<strong>de</strong> possible dans le tissu <strong>de</strong> la réalité, évoque la folie <strong>de</strong> Don Quichotte<br />

qui, contaminé par ses lectures <strong>de</strong> romans <strong>de</strong> chevalerie, transfigure la réalité.<br />

911 Zweig, Stefan, Der Schachnovelle, op. cit., p. 84 : « Mein irres Spiel . » (Le Joueur d’échecs,<br />

op. cit., p. 74).<br />

912 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit., p. 80 : „ Ich mußte […] bei diesem Spiel im abstrakten<br />

Raum <strong>de</strong>r Phantasie als Spieler weiß vier o<strong>de</strong>r fünf Züge vorausberechnen und ebenso als Spieler<br />

Schwarz, also alle sich in <strong>de</strong>r Entwicklung.“<br />

913 I<strong>de</strong>m, pp. 85-86 : « Eine Schachvergiftung ». (I<strong>de</strong>m, p. 74).<br />

412


L’imaginaire du fou intoxiqué envahit l’espace du réel par <strong>de</strong>s hallucinations<br />

obsessionnelles. Don Quichotte <strong>et</strong> M..B… substituent leur mon<strong>de</strong> possible,<br />

construit comme la répétition <strong>de</strong> structures connues, à un réel jusqu’alors<br />

supposé intangible.<br />

C<strong>et</strong>te transfiguration <strong>de</strong> la réalité est un processus subversif qui rem<strong>et</strong> en<br />

question le mon<strong>de</strong> référentiel. Thomas Pavel considère l’univers <strong>de</strong> la fiction<br />

comme une variante possible du mon<strong>de</strong> empirique. Les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>de</strong> la fiction<br />

s’élaborent par rapport à une base, le réel, à partir <strong>de</strong> laquelle ils forment une<br />

constellation <strong>de</strong> variantes liées à la modalité du possible. La folie <strong>de</strong>s joueurs<br />

d’échecs dans La Défense Loujine <strong>et</strong> dans Le Joueur d’échecs, contaminés par le<br />

jeu, à l’instar <strong>de</strong> Don Quichotte, proj<strong>et</strong>tent leur mon<strong>de</strong> possible sur le mon<strong>de</strong><br />

empirique.<br />

C’est bien à partir <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te base formée par le réel que s’ébauche leur<br />

variante, terme qui appartient aussi au mon<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échecs. Cependant, la<br />

projection <strong>de</strong> ce mon<strong>de</strong> fictif sur l’espace même du mon<strong>de</strong> référentiel finit par en<br />

menacer, <strong>de</strong> manière subversive, les fon<strong>de</strong>ments mêmes. La contamination du<br />

joueur, qui <strong>de</strong>vient fou, prive la réalité <strong>de</strong> son caractère stable <strong>et</strong> intangible, <strong>et</strong><br />

par là même <strong>de</strong> son caractère <strong>de</strong> référent. La folie perm<strong>et</strong>tant à l’imaginaire<br />

d’être un élément prédominant <strong>et</strong> <strong>de</strong> régner en maître autocratique, la base qu’est<br />

le réel prend alors le statut <strong>de</strong> variante possible parmi tant d’autres. Le mon<strong>de</strong><br />

imaginaire vient contester la base <strong>de</strong> départ.<br />

Le joueur d’échecs contaminé par le jeu – à l’instar <strong>de</strong> Don Quichotte<br />

intoxiqué par ses lectures <strong>de</strong> chevalerie, qui sont en décalage avec le réel, étend<br />

c<strong>et</strong>te contamination sur le plan du réel. M.B…, à la fin <strong>de</strong> la nouvelle, proj<strong>et</strong>te<br />

une partie qui se substitue à la partie réelle. Soumis au rythme <strong>de</strong> ses propres<br />

parties imaginaires, il voit une partie qui n’existe que pour lui. La tension<br />

permanente entre la mémoire <strong>de</strong>s parties jouées – qu’il les ait lues dans le<br />

manuel ou qu’il les ait construites dans son propre imaginaire – <strong>et</strong> l’anticipation<br />

du coup suivant, vers lequel le jouer exalté tend en permanence, aboutit à la<br />

projection <strong>de</strong> la partie imaginaire. Cependant, contrairement à Loujine, M.B…se<br />

soum<strong>et</strong>, du moins en apparence, au verdict <strong>de</strong> la réalité : « Il s’inclina encore une<br />

413


fois <strong>et</strong> s’en fut, <strong>de</strong> la même manière mystérieuse <strong>et</strong> discrète qu’il était apparu la<br />

première fois 914 . »<br />

La folie <strong>et</strong> la confusion d’espaces créent un univers autonome, qui se<br />

détache <strong>de</strong> sa base référentielle. Pour M.B…c<strong>et</strong>te substitution se produit pendant<br />

la partie d’échecs, à la fin <strong>de</strong> laquelle le joueur prend congé <strong>de</strong>s autres passagers<br />

<strong>et</strong> quitte les lieux sans qu’aucun autre indice sur son <strong>de</strong>stin ne soit révélé au<br />

lecteur. La question du conflit entre le réel <strong>et</strong> la fiction reste ainsi en suspens ;<br />

aucune résolution au problème n’est apportée, hormis l’affirmation finale <strong>de</strong> la<br />

victoire du pragmatique Czentovic qui a le <strong>de</strong>rnier mot. Le joueur<br />

M.B…disparaît définitivement, apportant avec lui les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> qu’il<br />

crée sur l’espace échiquéen.<br />

Le statut du réel est menacé <strong>de</strong> manière plus radicale dans La Défense<br />

Loujine, où l’imaginaire du joueur d’échecs envahit progressivement le mon<strong>de</strong><br />

empirique. Loujine ne se contente pas <strong>de</strong> construire, à l’instar <strong>de</strong> M.B…, <strong>de</strong>s<br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, qui n’existent pas, sur l’espace ludique : le jeu investit<br />

progressivement l’espace du mon<strong>de</strong> référentiel, à la manière d’une partie<br />

d’échecs. M. B. perçoit <strong>de</strong>s parties imaginaires, qui surviennent sous forme<br />

d’hallucinations. Ces perceptions sont le prolongement <strong>de</strong>s parties qu’il<br />

s’inventent à partir du manuel d’échecs. Pendant sa détention, il voit <strong>de</strong>s parties<br />

d’échecs se <strong>de</strong>ssiner : elles prennent la place du mon<strong>de</strong> réel.<br />

Dans La Défense Loujine, <strong>de</strong>s personnages analogues à <strong>de</strong>s pièces se<br />

déplaçant sur l’espace échiquéen, avant même que Loujine ne soit <strong>de</strong>venu<br />

champion d’échecs. C<strong>et</strong>te perspective esthétique s’élargit <strong>et</strong>, dans la <strong>de</strong>rnière<br />

partie du roman, toute la signification <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Loujine semble contenue dans<br />

une combinaison échiquéenne. Loujine interprète tout ce qui lui arrive à travers<br />

le prisme du jeu d’échecs. A titre d’exemple, lorsque son ancien imprésario, qui<br />

l’avait abandonné dans le passé, resurgit <strong>et</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong> figurer dans un film<br />

qui porterait sur sa vie, Loujine y voit une attaque potentielle, contre laquelle il<br />

914 Zweig, Stefan, Schachnovelle, op. cit. , p. 110 : « Er verbeugte und ging, in <strong>de</strong>r gleichen<br />

beschnei<strong>de</strong>nen und geheimnisvollen Weise, mit <strong>de</strong>r er zuerst erschienen. » (Le Joueur d’échecs,<br />

op. cit., p. 95).<br />

414


ne peut que suivre une ligne <strong>de</strong> fuite à travers la vitre <strong>de</strong> la fenêtre. Contre ce<br />

coup presque imparable, Loujine est placé <strong>de</strong>vant la seule possibilité qui le reste,<br />

le suici<strong>de</strong>.<br />

Le jeu d’échecs prend pour Loujine une dimension <strong>de</strong> révolte <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

subversion contre le réel qu’il n’accepte pas. Dès le début du roman, Loujine<br />

affirme son conflit avec le réel, qui relève pour lui <strong>de</strong> l’impossibilité : « Au lieu<br />

<strong>de</strong> cela, l’attendaient <strong>de</strong>s choses d’une nouveauté <strong>et</strong> d’une incertitu<strong>de</strong><br />

répugnantes, un univers impossible, inacceptable 915 .» Loujine plonge dans<br />

l’espace ludique, qui est une ligne <strong>de</strong> fuite 916 du réel, qu’il doit subir <strong>et</strong> auquel il<br />

veut échapper : le jeu lui perm<strong>et</strong> enfin <strong>de</strong> contrôler ce qui se passe <strong>et</strong> <strong>de</strong> rester<br />

confiné dans un refuge géométrique. Son père, « le vrai Loujine », souligne que<br />

son fils ne joue pas aux échecs pour s’amuser, mais qu’ « il célèbre un culte 917 . »<br />

Le jeu représente l’affirmation <strong>de</strong> l’imaginaire, qui agit en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> la<br />

structure temporelle du réel. Loujine n’a plus à subir la tyrannie du temps : il<br />

<strong>de</strong>vient un joueur d’échecs, i<strong>de</strong>ntité intangible <strong>et</strong> constante, indépendamment du<br />

temps qui s’écoule. Sur l’échiquier, l’intemporalité lui est offerte. Loujine<br />

<strong>de</strong>vient une figure <strong>de</strong> l’artiste, dont l’œuvre se soustrait à la temporalité. Ce<br />

personnage est d’autant plus une métaphore <strong>de</strong> l’imaginaire que les lignes<br />

invisibles construites mentalement par le joueur abolissent les frontières<br />

habituelles entre le réel <strong>et</strong> le virtuel.<br />

La folie <strong>de</strong> Loujine revient à interpréter le mon<strong>de</strong> en termes échiquéens,<br />

effectuant ainsi le passage entre le ludique, le virtuel <strong>et</strong> le réel. Comme dans Le<br />

Joueur d’échecs, la folie du personnage est annoncée par une première<br />

convalescence, où se manifeste le délire du personnage. M.B…perd la raison une<br />

première fois à la fin <strong>de</strong> sa détention ; Loujine tombe mala<strong>de</strong> dans la première<br />

partie du roman, qui se passe dans la Russie d’avant la Révolution. Loujine<br />

915 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op.cit., p. 19 : «Взамен всего этого было нечто<br />

отвратительное своей новизной и неизвестностью, невозможный, неприемлемый мир. »<br />

(La Défense Loujine, op. cit., p. 24).<br />

916 Le titre initial du roman <strong>de</strong> Nabokov était La Course du fou.<br />

917 I<strong>de</strong>m, p. 48 « Он священнодействует. » (I<strong>de</strong>m, p. 73).<br />

415


perçoit alors le mon<strong>de</strong> selon un point <strong>de</strong> vue exclusivement échiquéen : « Tout<br />

cela s’amalgamait dans son délire <strong>et</strong> prenait la forme d’une monstrueuse partie<br />

jouée sur un échiquier fantomatique <strong>et</strong> vacillant, qui s’élargissait sans fin 918 .»<br />

Comme Don Quichotte proj<strong>et</strong>te son mon<strong>de</strong> possible sur le réel, les délires<br />

<strong>de</strong> Loujine consistent à transgresser les limites du jeu en l’élargissant à l’infini<br />

dans l’espace du mon<strong>de</strong> qui l’entoure. L’échiquier fantomatique rappelle, à une<br />

autre échelle, l’échiquier fendu que Loujine découvre dans le grenier dans le<br />

premier chapitre. C<strong>et</strong>te image annonçait l’entrée <strong>de</strong> Loujine dans son refuge,<br />

dans son mon<strong>de</strong> possible échiquéen. La réalité, dans ce processus, est menacée<br />

dans son statut même <strong>de</strong> mon<strong>de</strong> référentiel, comme Don Quichotte lorsqu’il<br />

proj<strong>et</strong>te le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la chevalerie sur le réel.<br />

Le mon<strong>de</strong> imaginaire supplante le réel, comme le commente Rachel<br />

Reichenberg : « Chacune <strong>de</strong> ses aventures est toujours lue en <strong>de</strong>ux temps, <strong>de</strong><br />

sorte que le réel quotidien proposé <strong>et</strong> perçu par Sancho, initialement existant, se<br />

trouve peu à peu évacué par un système <strong>de</strong> cohérence qui finit par créer non<br />

l’unique réalité possible, mais la seule réalité vraie 919 .» A l’instar <strong>de</strong> Don<br />

Quichotte, Loujine substitue son système <strong>de</strong> référence, le jeu d’échecs, à celui <strong>de</strong><br />

la réalité, qui s’estompe totalement. Don Quichotte donne cohérence <strong>et</strong><br />

signification au réel en interprétant la réalité selon son point <strong>de</strong> vue, qui ne cadre<br />

pas du tout avec le réel.<br />

De la même façon, la réalité créée par Loujine n’est pas une référence<br />

universelle <strong>et</strong> intangible, mais elle est son mon<strong>de</strong> possible, le seul mon<strong>de</strong> vrai<br />

pour lui, lui perm<strong>et</strong>tant d’évacuer un réel insaisissable au profit d’un mon<strong>de</strong><br />

qu’il rêve <strong>de</strong> contrôler <strong>de</strong> façon absolue, comme une partie d’échecs. Sa folie est<br />

basée sur une compulsion <strong>de</strong> répétition, puisque son imaginaire est structuré par<br />

les parties d’échecs, le seul domaine qu’il connaisse. Loujine est la métaphore <strong>de</strong><br />

l’artiste, défini par Nabokov comme un illusionniste, capable <strong>de</strong> créer un réalité<br />

918 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 51 : « все это участвовало в его бреду и<br />

принимало подобие какой-то чудовищной игры на призрачной , валкой, бесконечно<br />

расползавшейся доске. »( La Défense Loujine, op. cit., p. 78).<br />

919 Reichelberg, Rachel, Don Quichotte ou le juif masqué, op. cit., p. 92.<br />

416


qui n’existe pas. Christine Ragu<strong>et</strong>-Bouvart commente ce processus <strong>de</strong><br />

métamorphose du réel dans l’œuvre <strong>de</strong> Nabokov : « Paradoxalement, <strong>de</strong>venir<br />

« réel » équivaut à savoir matérialiser l’irréel, à créer à partir <strong>de</strong> données<br />

objectives un mon<strong>de</strong> fantastique que Nabokov nomme réalité objective dans son<br />

étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> la Métamorphose <strong>de</strong> Kafka 920 .»<br />

La folie est un thème <strong>de</strong> prédilection <strong>de</strong> la littérature russe 921 , où le fou<br />

est souvent valorisé ; chez Nabokov, folie <strong>et</strong> créativité font bon ménage : le fou<br />

crée son propre mon<strong>de</strong> possible, sa variante à partir d’une base qui se trouve<br />

finalement menacée. Loujine, comme le préfigure son délire lorsqu’il est enfant,<br />

crée son mon<strong>de</strong> possible qui envahit <strong>de</strong> plus en plus l’espace du réel dans la<br />

secon<strong>de</strong> partie du roman, alors qu’à la quarantaine il est menacé par le joueur<br />

d’échecs, jeune <strong>et</strong> alerte –marquant <strong>de</strong> nouveau la suprématie du temps – Turati,<br />

dont le nom pose ironiquement le rapprochement entre pièce d’échecs <strong>et</strong><br />

personnages. L’analogie entre le fou <strong>et</strong> le créateur illusionniste apparaît dans bon<br />

nombre <strong>de</strong> personnages nabokoviens, comme le souligne Suzanne Fraysse dans<br />

son article « L’ailleurs : The Defense ».<br />

De nombreux personnages nabokoviens prennent ainsi la réalité pour une illusion. Ainsi,<br />

le narrateur <strong>de</strong> The Eye, également publié en 1930, est fermement convaincu qu’il a<br />

réussi son suici<strong>de</strong> <strong>et</strong> prend le mon<strong>de</strong> qui l’entoure pour le simple fruit d’une imagination<br />

qui survit à la mort du corps. De même, dans King, Queen, Knave, un personnage<br />

secondaire, le vieil Enricht, qui loue une chambre au héros Franz, se prend pour un<br />

magicien […] <strong>et</strong> se figure qu’il est l’auteur du mon<strong>de</strong> 922.<br />

920 Ragu<strong>et</strong>-Bouvard, Christine, Vladimir Nabokov, op. cit., p. 39.<br />

921 De nombreux exemples viennent illustrer ce propos : Souvenirs du sous-sol <strong>de</strong> Dostoïevski,<br />

Le Journal d’un fou <strong>de</strong> Gogol, la nouvelle « La Chambre 42 » dans Récits <strong>de</strong> Tchekhov. Dans<br />

L’Idiot, les figures du fou <strong>et</strong> du sage cohabitent à travers le personnage principal.<br />

922 Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong> Vladimir Nabokov, op. cit., p. 100.<br />

417


L’espace du jeu, version possible <strong>de</strong> l’univers selon Loujine, investit le<br />

champ <strong>de</strong> la réalité à tel point que l’espace réel « s’évanouit en un mirage 923 .»<br />

Par un renversement subversif, le mon<strong>de</strong> référentiel <strong>de</strong>vient mirage <strong>et</strong> illusion.<br />

Le schéma du jeu d’échecs finit par s’infiltrer dans les rêves <strong>de</strong> Loujine, puis<br />

dans sa perception du réel sous formes d’hallucinations <strong>et</strong> <strong>de</strong> phénomènes <strong>de</strong><br />

confusion d’espaces : « …<strong>et</strong> il cessa alors <strong>de</strong> percevoir n<strong>et</strong>tement la différence<br />

entre le café <strong>de</strong>s échecs <strong>et</strong> la maison <strong>de</strong> sa fiancée 924 .»<br />

Loujine est un magicien qui, par sa folie, anime l’inerte <strong>et</strong> le statique<br />

pour créer <strong>de</strong>s mouvements échiquéens, comme lorsqu’il évite <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r trop<br />

longtemps les p<strong>et</strong>its obj<strong>et</strong>s en bois, qu’il transforme en pièces échiquéennes.<br />

Loujine génère <strong>de</strong> nouveaux espaces en un mouvement compulsif <strong>de</strong> répétition,<br />

créant <strong>de</strong>s parties imaginaires systématiquement perdues ou <strong>de</strong>s mises en abyme<br />

à l’infini <strong>de</strong> sa propre image <strong>de</strong>vant l’échiquier : « Il se voyait lui-même assis<br />

<strong>de</strong>vant un échiquier, puis une infinité d’autres Loujine, assis <strong>de</strong>vant un échiquier<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> plus en plus p<strong>et</strong>its 925 .»<br />

Loujine substitue un mon<strong>de</strong> à un autre, qui <strong>de</strong>vient son mon<strong>de</strong> vrai <strong>et</strong><br />

réel, <strong>et</strong> comprom<strong>et</strong> la base <strong>de</strong> départ, le mon<strong>de</strong> empirique. Dans son délire,<br />

Loujine fait subir une métamorphose au réel, qu’il a l’impression <strong>de</strong> contrôler<br />

totalement : « Comme c<strong>et</strong>te vie réelle, celle <strong>de</strong>s échecs, était belle, claire, <strong>et</strong><br />

fertile en aventures ! Loujine constatait fièrement qu’il la maîtrisait sans<br />

difficultés 926 . » La folie apporte une compréhension absolue du mon<strong>de</strong> : le<br />

joueur d’échecs calque le jeu d’échecs sur le mon<strong>de</strong> qui l’entoure. L’inquiétu<strong>de</strong><br />

est le fon<strong>de</strong>ment même du désir <strong>de</strong> maîtrise absolue tant pour Loujine, qui trouve<br />

923 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 94 : «Этот мир расплылся в мираж. » (La<br />

Défense Loujine, op. cit., p. 148).<br />

924 I<strong>de</strong>m, p. 88 : « …и уже перестал отчетливо чувствовать грань между шахматамии<br />

невестиным домом. » (I<strong>de</strong>m, p. 139).<br />

925 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 95 : « Лужин зa шахматной доской,<br />

иопять Лужин за шахматной доской, только поменьше, и так далее, бесконечное число<br />

раз. » (La Défense Loujine, op. cit., p. 150).<br />

926 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 94 : « Стройна, отчетлива и богата<br />

приключениями была подлинная жизнь, шахматная жизнь, и с гордостью Лужин замечал,<br />

как легко ему в этой жизни властвовать. » (La Défense Loujine, op. cit., p. 148).<br />

418


efuge dans le jeu d’échecs afin d’échapper à la réalité du temps <strong>et</strong> à l’obligation<br />

d’entr<strong>et</strong>enir <strong>de</strong>s contacts humains, que pour M.B… dans Le Joueur d’échecs,<br />

victime <strong>de</strong>s nazis <strong>et</strong> confiné dans un espace vi<strong>de</strong>.<br />

M.B…se plie, du moins en apparence, au verdict <strong>de</strong> la réalité, qui est en<br />

décalage avec son mon<strong>de</strong> possible, à la fin <strong>de</strong> la nouvelle. Il déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> se r<strong>et</strong>irer,<br />

laissant à le soin <strong>de</strong> conclure à Czentovic, qui incarne une vision pragmatique <strong>et</strong><br />

unilatérale <strong>de</strong> la réalité. Dans La Défense Loujine, aucun compromis avec le réel<br />

n’est possible <strong>et</strong> le combat contre le réel se sol<strong>de</strong> par la mort, schéma qui évoque<br />

le fonctionnement <strong>de</strong> la partie d’échecs, où l’échec <strong>et</strong> mat constitue la stase<br />

finale, la résolution <strong>de</strong> la tension entre les <strong>de</strong>ux joueurs qui s’affrontent.<br />

La folie relève <strong>de</strong> l’imaginaire <strong>et</strong> du virtuel, <strong>et</strong> perm<strong>et</strong> au joueur <strong>de</strong> créer<br />

sa version du mon<strong>de</strong>. Cependant, en se fondant sur une compulsion <strong>de</strong> répétition,<br />

elle condamne le fou à la <strong>de</strong>struction. Loujine, qui sombre <strong>de</strong> plus en plus dans<br />

la paranoïa, est obsédé par une combinaison qui semble se répéter à l’infini aux<br />

échecs, lorsqu’il affronte Turati, comme dans la vie. Confronté à <strong>de</strong>s gens qu’il a<br />

rencontrés dans son passé, Loujine est persuadé <strong>de</strong> répéter le même schéma à<br />

l’infini. Lorsqu’il r<strong>et</strong>rouve Valentinov, son ancien imprésario, Loujine construit<br />

une stratégie <strong>de</strong> défense : il se j<strong>et</strong>te dans la case – ou échiquier – <strong>de</strong> la fenêtre, en<br />

suivant la diagonale qui semble lui être assignée <strong>de</strong>puis toujours .<br />

Dans son suici<strong>de</strong> final « à travers son miroir », Loujine suit la trajectoire<br />

qui lui est associée <strong>de</strong>puis le début du roman, celle <strong>de</strong> la ligne oblique, du fou<br />

échiquéen : « La verticale était infinie, comme toute ligne, <strong>et</strong> l’oblique, qui<br />

l’était également […] était condamnée à se mouvoir perpétuellement 927 .» Le<br />

terme russe « обречена » - traduit en Français par « condamnée » - exprime<br />

l’inévitabilité <strong>de</strong> son mouvement le menant au suici<strong>de</strong> ; ce mot peut être<br />

rapproché d’un autre, traduit par « inévitable », « неубежный » (dérivé <strong>de</strong> la<br />

« course 928 », « бег ») : littéralement, aucune course ne peut le faire échapper à<br />

c<strong>et</strong>te ligne fatale.<br />

927 Nabokov, Vladimir, Защита Лужина, op. cit., p. 29 : « Вертикальная была бесконечна,<br />

как всякая линия, и наклонная, тоже бесконечная […] обречена была двигаться вечно. »<br />

(La défense Loujine, op. cit., p. 41).<br />

928 Ce mot peut être rapproché du titre initial La course du fou.<br />

419


La folie le fait glisser d’un espace à l’autre à la fin du roman, où il<br />

plonge dans l’éternité <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong> possible, à travers la fenêtre-jeu d’échecs.<br />

L’absence du héros qui a disparu est signalée par la mention non du nom <strong>de</strong><br />

famille Loujine, qui marquait le passage à la vie adulte, mais par la mention <strong>de</strong><br />

son prénom <strong>et</strong> <strong>de</strong> son patronyme Alexandre Ivanovitch, signe <strong>de</strong> son intégration<br />

définitive dans l’univers du ludique <strong>et</strong> <strong>de</strong> la fiction. C<strong>et</strong>te mention <strong>de</strong> l’absence<br />

<strong>de</strong> Loujine, qui finit par se proj<strong>et</strong>er lui-même dans le jeu, signale aussi par le<br />

patronyme une réconciliation avec le père 929 lié au temps <strong>de</strong> l’enfance,<br />

réconciliation qui intervient dans un décalage total avec le mon<strong>de</strong> réel, puisque<br />

Loujine disparaît.<br />

C<strong>et</strong>te fin renvoie au passage d’Alice à travers le miroir, qui est <strong>de</strong> l’ordre<br />

<strong>de</strong> l’onirique <strong>et</strong> implique un r<strong>et</strong>our au réel. Au contraire, le déplacement <strong>de</strong><br />

Loujine dans le ludique ne peut être que définitif, <strong>et</strong> constitue le signe <strong>de</strong> la fin<br />

du roman, perçu comme une partie d’échecs qui s’achève, comme le souligne<br />

Suzanne Fraysse dans « L’Ailleurs : The Defense.»<br />

Luzhin entre définitivement dans l’espace ludique <strong>et</strong>, ce faisant, détruit le rêve <strong>de</strong> la vie.<br />

Parce que l’illusion <strong>de</strong> la vie n’est plus possible, le roman s’achève. Tout se passe comme<br />

si le roman n’était possible qu’à la limite difficile entre rêve <strong>et</strong> réalité, dans la tension entre<br />

les <strong>de</strong>ux 930.<br />

La construction du roman avance par la tension entre le réel <strong>et</strong> la fiction,<br />

<strong>et</strong> la stase finale, lorsque Loujine se précipite hors <strong>de</strong> la pièce par la fenêtre,<br />

marque la sortie hors du roman. La folie <strong>de</strong> Loujine implique un glissement,<br />

représenté <strong>de</strong> manière métaphorique dans l’engloutissement <strong>de</strong> Loujine dans<br />

l’espace ludique. Loujine ressemble à un fou qui suivrait sa diagonale inexorable<br />

vers un espace, où il est promu à l’éternité. C<strong>et</strong>te représentation échiquéenne, qui<br />

joue sur la polysémie du mot « fou », apparaît également à la fin <strong>de</strong> la nouvelle<br />

<strong>de</strong> Zweig. M.B…disparaît <strong>de</strong> façon impromptue vers une ligne inconnue. On se<br />

929 Le patronyme est formé à partir du prénom du père.<br />

930 Fraysse, Suzanne, « The Defense » dans Folie, écriture <strong>et</strong> lecture dans l’œuvre <strong>de</strong> Vladimir<br />

Nabokov, op. cit., p. 102.<br />

420


souviendra que Zweig s’est suicidé peu après, ce qui apparaît comme un<br />

prolongement tragique <strong>de</strong> la fiction dans la réalité.<br />

Les <strong>de</strong>ux personnages fous adoptent une ligne <strong>de</strong> fuite plus ou moins<br />

radicale, qui exprime l’impossibilité <strong>de</strong> trouver un compromis avec la réalité. La<br />

folie semble créer <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, irréconciliables avec le mon<strong>de</strong><br />

empirique, où perception <strong>et</strong> création semblent se mêler. Loujine comme<br />

M.B…visualisent un mon<strong>de</strong> en même temps qu’ils le créent, à la manière du<br />

personnage <strong>de</strong> Don Quichotte qui fait se mouvoir un mon<strong>de</strong> possible, une<br />

variante du réel, à partir <strong>de</strong> ses lectures.<br />

Dans le roman <strong>de</strong> Lewis Carroll, l’univers au-<strong>de</strong>là du miroir contredit la<br />

logique du mon<strong>de</strong> empirique. Les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> engendrés par le pouvoir<br />

imaginaire <strong>et</strong> autocrate <strong>de</strong>s joueurs d’échecs Loujine <strong>et</strong> M.B… se démarquent du<br />

réel <strong>et</strong> en menacent les fon<strong>de</strong>ments mêmes. Ils créent <strong>de</strong>s univers autonomes, qui<br />

se superposent au réel, en attaquant son statut ontologique avec une violence qui<br />

rappelle celle du jeu d’échecs : la partie se sol<strong>de</strong> par une mort symbolique, seul<br />

moment où la tension entre les <strong>de</strong>ux joueurs est résolue.Dans le mon<strong>de</strong> d’Alice,<br />

les <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> du réel <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’imaginaire sont partagés <strong>et</strong> ne communiquent<br />

entre eux que par l’intermédiaire d’Alice, qui effectue la traversée <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ourne<br />

dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la réalité, la traversée étant reléguée dans l’onirique. La folie<br />

<strong>de</strong> Loujine <strong>et</strong> <strong>de</strong> M.B…crée une tension au cœur même du réel.<br />

Loujine <strong>et</strong> M.B…donnent sens à un mon<strong>de</strong> frappé d’incohérence par le<br />

jeu d’échecs, M.B…en inventant <strong>de</strong>s parties fictives qu’il contrôle par son<br />

imaginaire, Loujine en plaquant les règles <strong>et</strong> les fonctionnements échiquéens sur<br />

la réalité. Dans ces œuvres, le jeu d’échecs prend valeur <strong>de</strong> métaphore <strong>de</strong> la<br />

création artistique <strong>et</strong> comporte ses règles propres, qui peuvent mener à la folie.<br />

Le délire échiquéen crée une variante possible construite à partir <strong>de</strong> la réalité, qui<br />

finit par menacer le statut même du réel en donnant forme à une version <strong>de</strong> la<br />

réalité <strong>de</strong>venue autonome par rapport au mon<strong>de</strong> référentiel.<br />

Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, l’action est campée dans l’Europe post-<br />

Shoah ; le thème du jeu d’échecs est lié à celui <strong>de</strong> la solution finale, puisque le<br />

joueur d’échecs Von Frisch cache une autre i<strong>de</strong>ntité, celle <strong>de</strong> Morgenstein, nom<br />

<strong>de</strong> sa mère qu’il a porté pendant son existence <strong>de</strong> déporté juif. La narrateur<br />

421


adopte une stratégie binaire, à la manière d’une partie d’échecs, avec<br />

l’alternance d’une narration à la troisième personne évoquant le joueur d’échecs<br />

Von Frisch <strong>et</strong> <strong>de</strong> la narration à la première personne du déporté Morgenstein, qui<br />

relate son passé <strong>de</strong> déporté dans le camp nazi. Ce va-<strong>et</strong>-vient continu relie <strong>de</strong><br />

manière dynamique le présent <strong>et</strong> le passé, la paisible campagne suisse, où vit<br />

Von Frisch, <strong>et</strong> le camp <strong>de</strong> la mort ; le récit imbrique ainsi <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong><br />

narrations, à la troisième <strong>et</strong> à la première personne, <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux noms <strong>et</strong> i<strong>de</strong>ntités,<br />

liées au père <strong>et</strong> à la mère.<br />

Dans son passé <strong>de</strong> déporté, il a fait l’expérience <strong>de</strong> l’interaction entre le<br />

mon<strong>de</strong> réel <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> du ludique. Il est contraint par les nazis à jouer contre<br />

eux une partie d’échecs avec <strong>de</strong>s pièces vivantes, qui sont massacrées au fur <strong>et</strong> à<br />

mesure <strong>de</strong> l’affrontement. Le jeu, lié au plaisir <strong>et</strong> à la liberté, est ainsi perverti : il<br />

est détourné par les nazis <strong>et</strong> fait partie intégrante <strong>de</strong> la machine d’extermination.<br />

C<strong>et</strong>te perversion du jeu est une forme d’interaction entre le réel <strong>et</strong> le jeu 931 , qui<br />

traduit l’aliénation du joueur par le système totalitaire, excluant les notions <strong>de</strong><br />

liberté <strong>et</strong> <strong>de</strong> plaisir.<br />

Dans la <strong>de</strong>rnière partie du roman, le joueur d’échecs Von Frisch plonge<br />

dans la folie <strong>et</strong> mélange <strong>de</strong> plus en plus le mon<strong>de</strong> empirique <strong>et</strong> le jeu d’échecs,<br />

ce qui constitue une autre forme d’interaction entre le réel <strong>et</strong> le jeu. Von Frisch<br />

superpose différents plans <strong>de</strong> son existence <strong>et</strong> mélange fantasme <strong>et</strong> réalité.<br />

Lorsqu’il affronte par correspondance le Sud-Américain Sifurano, il est persuadé<br />

<strong>de</strong> jouer contre Birshmayer, nazi contre qui il a joué avec les pièces humaines <strong>et</strong><br />

criminel <strong>de</strong> guerre enfui en Argentine. L’obsession <strong>de</strong>s échecs structure la<br />

pensée <strong>de</strong> Von Frisch, qui ne peut dissocier le jeu d’échecs <strong>de</strong> l’existence<br />

même : « Longtemps en eff<strong>et</strong> qu’il ne voyait plus le mon<strong>de</strong> que par les soixante-<br />

quatre p<strong>et</strong>ites fenêtres <strong>de</strong> l’échiquier 932 .»<br />

C<strong>et</strong>te obsession échiquéenne se double d’une incapacité à contrôler le jeu<br />

<strong>et</strong> les pièces qui, en <strong>de</strong>venant fluctuantes <strong>et</strong> floues, transgressent l’espace qui<br />

leur est assigné. Elles se mêlent aux ombres que Von Frisch perçoit dans sa<br />

931 Ce thème est développé dans la première sous-partie « Mon<strong>de</strong>s antithétiques <strong>et</strong> corruption du<br />

jeu » <strong>de</strong> la troisième partie <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong> « Collision <strong>et</strong> interaction <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> ». (pp. 341-388).<br />

932 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op. cit., p. 213.<br />

422


paranoïa <strong>et</strong> quittent le terrain du jeu pour entrer dans l’espace du mon<strong>de</strong><br />

empirique.<br />

Pourtant, « ils » allaient venir, il l’avait toujours su <strong>et</strong> ces ombres l’annonçaient. Il comprit<br />

qu’ils étaient là le jour où, pour la première fois, ses pièces ne lui obéirent plus. Elles se<br />

déplaçaient sans but sur le plateau, se dérobaient à son contrôle, semblables dans leur<br />

pantomime anarchique à la gesticulation d’un orchestre privé <strong>de</strong> son chef 933.<br />

La confusion <strong>de</strong>s espaces s’accompagne d’une perte <strong>de</strong> contrôle <strong>et</strong> d’un<br />

sentiment permanent <strong>de</strong> menace liée à son passé <strong>de</strong> déporté : la folie est<br />

indissociable du passé <strong>et</strong> <strong>de</strong>s souvenirs, qui envahissent le présent <strong>de</strong> Von Frisch.<br />

Il superpose espaces <strong>et</strong> pério<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sa vie. Le récit se fragmente entre son passé<br />

<strong>de</strong> champion d’échecs, avant le camp <strong>de</strong> la mort, sa déportation lorsqu’il prend<br />

le nom <strong>de</strong> sa mère Morgenstein, <strong>et</strong> son présent <strong>de</strong> joueur vivant dans la<br />

campagne suisse chez sa <strong>de</strong>mi-sœur ; c<strong>et</strong>te confusion, accentuée par une cécité<br />

progressive, se double <strong>de</strong> l’absence <strong>de</strong> délimitation entre le jeu <strong>et</strong> la vie : « Les<br />

échecs sont son mon<strong>de</strong> <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong> n’est plus qu’un terrain <strong>de</strong> jeu 934 .»<br />

La folie <strong>de</strong> Von Frisch apparaît comme une réponse au jeu macabre qu’il<br />

a mené contre les nazis sur l’échiquier vivant. A son tour, Von Frisch fait<br />

progressivement sortir le jeu <strong>de</strong> ses limites, si bien qu’il i<strong>de</strong>ntifie totalement<br />

espace <strong>de</strong> la réalité <strong>et</strong> espace ludique à la fin du roman. Sa seule stratégie<br />

possible est une ligne <strong>de</strong> fuite vers la mort, afin d’échapper à ses poursuivants<br />

imaginaires : « Vivant il était perdu, mort il se tirait d’affaire 935 .»<br />

L’enjeu pour Von Frisch n’est pas <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en échec, à la manière <strong>de</strong><br />

Loujine ou <strong>de</strong> M.B…, un réel impossible ou insupportable. Sa folie n’est pas<br />

l’affirmation subversive d’une réalité autonome, créatrice, qui se substitue au<br />

réel. Elle est en continuité avec le traumatisme vécu pendant le Shoah, où<br />

933 I<strong>de</strong>m, p. 221.<br />

934 Séry, Patrick, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, op.cit, p. 247.<br />

935 I<strong>de</strong>m., p. 258.<br />

423


Morgenstein était contraint <strong>de</strong> jouer avec la vie humaine. Le terrain <strong>de</strong> jeu s’était<br />

transformé en espace <strong>de</strong> mort, par l’inversion totale <strong>de</strong>s valeurs inhérente au<br />

nazisme. Le ludique se transforme en son contraire, l’horreur <strong>et</strong> le macabre. Von<br />

Frisch-Morgenstein revit, sous la forme d’un désordre psychique, c<strong>et</strong>te intrusion<br />

du jeu dans la réalité.<br />

L’histoire se situe au cœur <strong>de</strong> la Shoah, contrairement à la nouvelle <strong>de</strong><br />

Zweig, où le personnage, arrêté par les nazis, reste à la périphérie du système<br />

nazi. La nouvelle <strong>de</strong> Zweig est située chronologiquement dans une pério<strong>de</strong><br />

intermédiaire : les horreurs auxquelles peuvent aboutir l’esprit <strong>de</strong> système <strong>et</strong> le<br />

totalitarisme idéologique n’ont pas encore été révélées. Dans Le Maître <strong>et</strong> le<br />

scorpion, le thème <strong>de</strong> la folie, impliquant une extension du jeu dans la réalité, est<br />

en continuité avec l’expérience <strong>de</strong>s camps <strong>de</strong> la mort. Le nom <strong>de</strong> Morgenstein<br />

est indissociable <strong>de</strong> la partie cachée <strong>de</strong> la vie <strong>de</strong> Von Frisch, qui refait surface <strong>et</strong><br />

l’entraîne dans la folie.<br />

Ce roman adopte une stratégie narrative conventionnelle, avec un<br />

découpage spatio-temporel binaire, qui m<strong>et</strong> en parallèle <strong>de</strong>ux parties <strong>de</strong><br />

l’existence du personnage . Le récit <strong>de</strong>s événements antérieurs apparaît avec<br />

limpidité. Il établit un lien entre le perversion du jeu dans l’univers du camp <strong>et</strong> la<br />

folie du personnage : Morgenstein a joué aux échecs avec <strong>de</strong>s pièces vivantes,<br />

image même <strong>de</strong> l’instrumentalisation absolue <strong>et</strong> absur<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’être humain. C<strong>et</strong>te<br />

expérience l’entraîne vers la folie, glissement psychologique par lequel le jeu<br />

contamine le réel en s’étendant au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> l’échiquier.<br />

Contrairement à c<strong>et</strong>te exploitation conventionnelle <strong>de</strong> la folie du joueur<br />

d’échecs dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, Nabokov intègre ce thème à l’esthétique<br />

post-mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> Feu pâle. La folie fait partie du labyrinthe <strong>de</strong> ce roman, où le<br />

lecteur est invité à jouer activement, à la manière d’un joueur d’échecs, contre<br />

l’auteur : il doit déjouer ses tactiques <strong>et</strong> ses fausses pistes <strong>et</strong> est appelé à<br />

déchiffrer une écriture codée, qui pose une énigme similaire à un problème<br />

échiquéen. Le lecteur est invité à reconstruire ce qui s’est passé avant l’échec <strong>et</strong><br />

mat <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>.<br />

Dans c<strong>et</strong>te perspective, la folie supposée <strong>de</strong> Kinbote est partie prenante<br />

<strong>de</strong> la stratégie post-mo<strong>de</strong>rne du roman : Kinbote apparaît comme un narrateur<br />

424


peu fiable, dont les allégations sont suj<strong>et</strong>tes à caution. Plusieurs insinuations à sa<br />

folie se glissent dans son récit, tel l’avis <strong>de</strong> ses collègues qui le tiennent pour<br />

fou. Qu’il soit fou ou pas, Kinbote entraîne le poème hors <strong>de</strong> ses sillons, vers<br />

l’espace <strong>de</strong> la Zembla. Son délire perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> développer certaines potentialités du<br />

texte, parmi d’autres commentaires <strong>possibles</strong> contenus dans le poème.<br />

Le délire <strong>de</strong> Kinbote effectue un déplacement <strong>de</strong> sens, spatial <strong>et</strong><br />

sémantique 936 , <strong>de</strong>s mots du poème qu’il prend grand soin <strong>de</strong> choisir <strong>et</strong> qu’il<br />

commente <strong>de</strong> manière parfaitement égocentrique. La vie <strong>de</strong> Kinbote, ou ses<br />

diverses vies notamment en Zembla <strong>et</strong> à New Wye, se déplient comme « un<br />

labyrinthe mystificateur », comme un dédale échiquéen, image que Kinbote<br />

utilise dans son commentaire au vers 810 : un tissu <strong>de</strong> sens .<br />

Quelle satisfaction <strong>de</strong> le voir prendre, comme <strong>de</strong>s rênes entre ses doigts, le long ruban <strong>de</strong><br />

la vie <strong>de</strong> l’homme <strong>et</strong> le r<strong>et</strong>racer à travers le labyrinthe mystificateur <strong>de</strong> toute la<br />

merveilleuse aventure…Ce qui était dévié, redressé. Le plan dédalien simplifié par un<br />

regard d’en haut – estompé pourrait-on dire par quelque coup <strong>de</strong> pouce magistral qui<br />

aurait fait <strong>de</strong> toute c<strong>et</strong>te chose involutive, confuse, un seule belle ligne droite 937.<br />

Kinbote décrit exactement ce qu’il est en train <strong>de</strong> faire par son<br />

commentaire. Kinbote crée un réseau <strong>de</strong> sens qu’il contrôle en maître<br />

autocratique <strong>et</strong> mystificateur, traçant, tel un joueur d’échecs chevronné, les<br />

lignes bifurcatrices <strong>de</strong> ses propres élucubrations. A partir du dédale formé par le<br />

poème, Kinbote oriente la lecture vers un sillon, une ligne droite. Cependant,<br />

c<strong>et</strong>te interprétation ne représente que la première strate, le premier <strong>de</strong>gré dans la<br />

936 Ce double aspect, spatial <strong>et</strong> sémantique à la fois, renvoie à la traversée d’Alice. On r<strong>et</strong>iendra<br />

que le mot « Zembla » traduit à la fois la spatialité (« terre » en russe) <strong>et</strong> <strong>de</strong> sens (« le sème »).<br />

937 Nabobov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., pp. 205-206 : “ What satisfaction to see him take, like<br />

reins from b<strong>et</strong>ween his fingers, the long ribbon of man’s life and trace it through the mystifying<br />

maze of all the won<strong>de</strong>rful adventure…The crooked ma<strong>de</strong> straight. The Daedalian plan simplified<br />

by a look from above – smeared out as if it were by the splotch of some master thumb that ma<strong>de</strong><br />

the whole involuted, boggling thing one beautiful straight line. ”(Feu pale, op. cit., p. 291).<br />

425


lecture du texte <strong>de</strong> Kinbote : dans sa volonté d’ordonner le sens selon une ligne<br />

droite, Kinbote crée lui-même un autre dédale où le lecteur a du mal à s’orienter.<br />

Son délire emmène le lecteur vers <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>, qu’il élabore à<br />

partir du poème. Si dans La Défense Loujine le héros élabore son mon<strong>de</strong><br />

possible à partir <strong>de</strong> la réalité, dans Feu pâle le commentateur délirant crée les<br />

méandres <strong>de</strong> multiples <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> à partir d’une fiction. Loujine, dans sa<br />

folie, se contente <strong>de</strong> substituer un mon<strong>de</strong> fictionnel au plan du réel ; Kinbote<br />

élabore non une variante possible mais <strong>de</strong>s variantes <strong>possibles</strong> à partir d’un<br />

mon<strong>de</strong> qui est déjà fictionnel, celui du poème. Afin d’arriver à ses fins, Kinbote<br />

se fon<strong>de</strong> sur <strong>de</strong>s analogies <strong>et</strong> <strong>de</strong>s ressemblances totalement subjectives qui lui<br />

perm<strong>et</strong>tent d’effectuer ses déplacements. Ce fonctionnement apparaît clairement<br />

lorsque Kinbote invite le lecteur à percevoir la ressemblance entre Sybil, la<br />

femme <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, <strong>et</strong> Disa, celle du roi déchu <strong>de</strong> la Zembla, qui pourrait être<br />

Kinbote.<br />

Mais ce qu’il y a <strong>de</strong> curieux dans tout cela, c’est que Disa à trente ans, la <strong>de</strong>rnière fois que<br />

je la vis en en 1958, ressemblait étrangement non pas à Mrs. Sha<strong>de</strong> telle qu’elle était<br />

quand je la rencontrai, mais à la peinture idéalisée <strong>et</strong> stylisée que le poète a brossée d’elle<br />

dans ces vers <strong>de</strong> Feu pâle. En réalité, il n’y avait idéalisation <strong>et</strong> stylisation qu’en ce qui<br />

concerne la plus âgée <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux femmes, pour ce qui est <strong>de</strong> la reine Disa, telle qu’elle était<br />

c<strong>et</strong>te après-midi là sur la terrasse bleue, la ressemblance sans r<strong>et</strong>ouches était évi<strong>de</strong>nte 938.<br />

Le passage est révélateur <strong>de</strong> la manière dont fonctionne le commentaire<br />

<strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>. Son délire consiste à déplacer constamment le plan <strong>de</strong> référence <strong>de</strong><br />

l’œuvre du poète. L’image qui correspond à Sybil, la femme <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, dans<br />

l’œuvre du poète est déviée vers un autre plan <strong>de</strong> référence constitué par les<br />

938 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit.,p. 164 : “ Now the curious thing about it is that Disa at<br />

thirty, when last seen in September 1958, bore a singular resemblance not, of course, to Mrs<br />

Sha<strong>de</strong> as she was when I m<strong>et</strong> her, but to the i<strong>de</strong>alized and stylised picture painted by the po<strong>et</strong> in<br />

those lines of Pale Fire. Actually it was i<strong>de</strong>alized and stylised only in regard to the ol<strong>de</strong>r woman;<br />

in regard to Queen Disa, as she was that afternoon on that blue terrace, it represented a plain<br />

unr<strong>et</strong>ouched likeness.” (Feu pâle, op.cit., p. 236)<br />

426


souvenirs ou l’imaginaire <strong>de</strong> Kinbote. Par un glissement spatial <strong>et</strong> sémantique,<br />

l’équivalent <strong>de</strong> Sybil dans la fiction se métamorphose en Disa, souvenir ou<br />

création pure <strong>et</strong> simple <strong>de</strong> Kinbote.<br />

Kinbote construit, tel un joueur d’échecs expérimenté, <strong>de</strong>s projections <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong>s lignes fictives rapprochant <strong>de</strong>s êtres éloignés dans le temps <strong>et</strong> dans l’espace.<br />

Il crée mentalement <strong>de</strong>s déplacements <strong>possibles</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong>s pistes <strong>de</strong> lectures<br />

potentielles. Avant que le roman ne s’achève, Kinbote proj<strong>et</strong>te un éventuel futur<br />

en s’imaginant être le m<strong>et</strong>teur en scène d’une pièce <strong>de</strong> théâtre où il envisage trois<br />

rôles principaux : « un fou qui tente d’assassiner un roi imaginaire, un autre fou<br />

qui s’imagine être ce roi <strong>et</strong> un poète <strong>de</strong> talent qui se trouve par hasard dans la<br />

ligne <strong>de</strong> feu <strong>et</strong> périt dans le choc entre ces <strong>de</strong>ux fictions 939 .»<br />

C<strong>et</strong>te projection semble refléter les trames <strong>possibles</strong> que Kinbote le fou a<br />

développées à l’attention du lecteur à partir du poème. Il expose lui même les<br />

interprétations <strong>possibles</strong> du commentaire, suggérant sans doute que le lecteur<br />

lui-même doit développer ses propres interprétations <strong>et</strong> continuer à l’infini<br />

d’élaborer les lignes <strong>et</strong> les sens en reliant les personnages entre eux, à la manière<br />

<strong>de</strong> pièces échiquéennes. Kinbote s’est fait le m<strong>et</strong>teur en scène d’un scénario où<br />

coïnci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>ux folies, celle <strong>de</strong> l’assassin Gradus voulant tué un roi imaginaire,<br />

Kinbote, lui-même se prenant pour le roi <strong>de</strong> la Zembla. Sha<strong>de</strong>, comme les autres<br />

éléments, pourrait n’être que pure invention, coïncidant harmonieusement avec<br />

les <strong>de</strong>ux autres éléments mis en place.<br />

C<strong>et</strong>te configuration correspond parfaitement bien avec le jeu d’échecs :<br />

<strong>de</strong>ux camps – ou champs – fictionnels semblent s’opposer, l’un visant à « m<strong>et</strong>tre<br />

en échec <strong>et</strong> mat » le roi, l’autre à s’i<strong>de</strong>ntifier à un roi, la tension entre les <strong>de</strong>ux<br />

parties adverses entraînant la mort du poète. La finalité du jeu d’échecs consiste<br />

à organiser sur l’espace échiquéen la mort symbolique <strong>de</strong> son adversaire.<br />

Kinbote suggère que toute histoire est une projection, une mise en relation<br />

d’éléments créant un mon<strong>de</strong> ou <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong>.<br />

939 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 236 : “ a lunatic who intends to kill an imaginary<br />

king, another lunatic who imagines himself to be that king, and a distinguished old po<strong>et</strong> who<br />

stumbles by chance into the line of fire, and perishes in the clash b<strong>et</strong>ween the two figments.”<br />

(Feu pâle, op. cit., p. 330).<br />

427


Quelques décennies plus tôt, M.B… s’était opposé au pragmatisme <strong>et</strong> au<br />

réalisme brut <strong>de</strong> son adversaire Czentovic <strong>et</strong> Loujine à une version possible <strong>de</strong> la<br />

réalité, qu’il a remplacé par la sienne. Dans Feu pâle, Kinbote a son double<br />

antithétique <strong>et</strong> meurtrier, le pragmatique Gradus, incapable d’imaginer <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

créer, qui ne croit qu’à une version <strong>de</strong> la réalité. Le fou Kinbote incarne les<br />

potentialités <strong>de</strong> l’imaginaire <strong>et</strong> du fictif, qui engendre plusieurs versants <strong>et</strong><br />

versions d’une réalité qui échappe à la transparence, à la vérité comme l’oiseau<br />

s’écrasant sur la vitre dans le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>. Tout exégète semble porteur d’un<br />

délire, car il construit son propre cheminement plus ou moins fondé : la folie<br />

s’avère être éclairante <strong>et</strong> peut révéler <strong>de</strong>s vérités <strong>possibles</strong> dans c<strong>et</strong>te<br />

fragmentation kaléidoscopique, où les éléments sont reliés entre eux à la manière<br />

d’un jeu d’échecs.<br />

Bilan provisoire<br />

Dans c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière partie traitant <strong>de</strong> l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, on<br />

r<strong>et</strong>ient la réversibilité <strong>de</strong>s passages qui s’effectuent entre la sphère du réel <strong>et</strong><br />

celle du jeu, <strong>de</strong> l’imaginaire. La frontière est plus en moins tangible <strong>et</strong> ferme<br />

entre les <strong>de</strong>ux univers. Selon la version <strong>de</strong> Lewis Carroll, Alice franchit le seuil<br />

constitué par le miroir afin <strong>de</strong> pénétrer dans le mon<strong>de</strong> du refl<strong>et</strong> <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

duplication, où l’unicité <strong>de</strong>s mots <strong>et</strong> <strong>de</strong>s concepts se brisent dans une polysémie<br />

labyrinthique. Le jeu d’échecs fonctionne par déplacements <strong>et</strong> glissements<br />

spatiaux <strong>et</strong> sémantiques.<br />

Ce roman précurseur fait la part belle à l’invention linguistique polysémique<br />

frian<strong>de</strong> <strong>de</strong> jeux <strong>de</strong> mots <strong>et</strong> <strong>de</strong> jeux <strong>de</strong> doubles. La réalité est suj<strong>et</strong>te aux<br />

métamorphoses les plus inattendues, où les extensions <strong>et</strong> distensions du corps<br />

renvoient à celles qui s’effectuent sur la surface <strong>de</strong> la langue. C<strong>et</strong>te version du<br />

jeu d’échecs confère au ludique un aspect <strong>de</strong> liberté <strong>et</strong> d’inventivité, où les<br />

pièces ne sont plus assuj<strong>et</strong>ties à la logique. L’espace situé au-<strong>de</strong>là du miroir<br />

428


constitue le territoire <strong>de</strong> la trouvaille linguistique <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’innovation sémantique,<br />

où les formes se dédoublent <strong>et</strong> se multiplient, comme le souligne Deleuze.<br />

Mais, <strong>de</strong> toute manière, ils ont pour caractère d’aller en <strong>de</strong>ux sens à la fois, <strong>et</strong> <strong>de</strong> rendre<br />

impossible une i<strong>de</strong>ntification, m<strong>et</strong>tant l’accent tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre <strong>de</strong> ces<br />

eff<strong>et</strong>s : telle est la double aventure d’Alice, le <strong>de</strong>venir-fou <strong>et</strong> le nom-perdu. C’est que le<br />

paradoxe s’oppose à la doxa, aux <strong>de</strong>ux aspects <strong>de</strong> la doxa, bon sens <strong>et</strong> sens commun. Or<br />

le bon sens se dit d’une direction : il est sens unique, il exprime l’exigence d’un ordre<br />

d’après lequel il faut choisir une direction <strong>et</strong> s’en tenir à elle 940.<br />

Les aventures d’Alice portent un coup à l’ordre <strong>et</strong> à la logique, <strong>et</strong> m<strong>et</strong> en échec<br />

la notion même <strong>de</strong> bon sens. Alice est soumise au double sens, au propre comme<br />

au figuré : les directions sont doubles <strong>et</strong> contradictoires, s’éloigner revenant à se<br />

rapprocher <strong>et</strong> la langue est constituée <strong>de</strong> multiples bifurcations, c<strong>et</strong>te disjonction<br />

possible ayant lieu à chaque mot. Alice s’ouvre à un mon<strong>de</strong> où l’illogisme <strong>et</strong> la<br />

folie construisent le sens <strong>et</strong> les mouvements. Cependant, c<strong>et</strong>te prolifération<br />

jubilatoire <strong>et</strong> chaotique à laquelle on assiste <strong>et</strong> qui mène au désordre final,<br />

lorsque Alice est sacrée reine, se termine par la réintégration d’Alice dans<br />

l’espace <strong>de</strong> la normalité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la réalité.<br />

Contrairement à c<strong>et</strong>te traversée, dont le caractère onirique est souligné, Le<br />

Joueur d’échecs <strong>et</strong> La Défense Loujine m<strong>et</strong>tent en scène la folie progressive d’un<br />

joueur d’échecs. La folie est un processus, dont le lecteur suit le développement<br />

au fur <strong>et</strong> à mesure du récit. M.B…substitue une partie imaginaire à une partie<br />

réelle, créant ainsi son mon<strong>de</strong> possible qui n’est visible que pour lui. Le réel est<br />

envahi par le jeu ou par le «je», le suj<strong>et</strong> imaginant qui élabore son mon<strong>de</strong><br />

possible <strong>de</strong> manière totalement subjective. Loujine, quant à lui, substitue son<br />

mon<strong>de</strong> imaginaire, dont l’unique référent est le jeu d’échecs, non seulement à<br />

une partie réelle mais à la réalité toute entière.<br />

Son interprétation du mon<strong>de</strong> est exclusivement fondée sur le jeu d’échecs, d’où<br />

sa peur d’être agressé <strong>et</strong> sa phobie <strong>de</strong>s autres. M.B…sombre dans la<br />

schizophrénie en se dédoublant en <strong>de</strong>ux adversaires qui s’opposent sur<br />

940 Deleuze, Gilles, Logique du sens, op. cit., p. 93.<br />

429


l’échiquier ; Loujine plonge dans une paranoïa qui l’amène à se j<strong>et</strong>er finalement<br />

par la fenêtre afin d’échapper à ses ennemis. Comme au jeu d’échecs, <strong>de</strong>s lignes<br />

invisibles semblent se tracer sous l’action <strong>de</strong> calculs virtuels <strong>et</strong> imaginaires. La<br />

réalité perçue par Loujine <strong>de</strong>vient sa seule réalité possible. Le «je», suj<strong>et</strong><br />

imaginant, mène le jeu dont il construit les règles, tel un démiurge qui fon<strong>de</strong> sa<br />

création sur le fonctionnement du jeu d’échecs.<br />

La réalité perçue par M.B…<strong>et</strong> Loujine est décalée par rapport au réel, ce qui<br />

trace une ligne <strong>de</strong> séparation entre le joueur <strong>et</strong> les autres. M.B. voit une partie<br />

qui n’existe que pour lui, créant ainsi sa variante possible du mon<strong>de</strong> empirique<br />

qui se déploie sur l’espace échiquéen. Loujine finit par confondre le jeu avec sa<br />

propre vie, en l’interprétant selon les termes <strong>et</strong> la logique <strong>de</strong> ce jeu. Il substitue<br />

le langage métaphorique à celui du réel. Les personnages <strong>de</strong>viennent pièces<br />

d’échecs sous l’emprise <strong>de</strong> l’imaginaire <strong>de</strong> Loujine.<br />

C<strong>et</strong>te métamorphose psychique renvoie à la violence ontologique faite au réel<br />

dans la traversée d’Alice, que Jean-Jacques Lecercle nomme «la violence <strong>de</strong> la<br />

langue». Cependant, le voyage d’Alice prend une forme onirique <strong>et</strong> rassurante,<br />

alors que Loujine entreprend une traversée finale <strong>et</strong> sans r<strong>et</strong>our en se suicidant à<br />

travers son «miroir» possible, la fenêtre carrée, qui rappelle une case ou un<br />

échiquier. Loujine est happé par le labyrinthe psychique dans lequel il est<br />

enfermé.<br />

Dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, écrit quelques décennies après, le joueur d’échecs<br />

porte en lui-même sa bifurcation, liée au jeu d’échecs : Von Frisch, qui vit dans<br />

la paisible campagne suisse <strong>et</strong> ne joue plus que par correspondance, dévoile peu<br />

à peu, à travers une narration à la première personne, son passé <strong>de</strong> déporté juif<br />

du nom <strong>de</strong> Morgenstein. Le joueur a choisi alors <strong>de</strong> porter ce nom <strong>et</strong> d’en<br />

assumer les conséquences. C<strong>et</strong>te réalité du passé qu’il évoque <strong>de</strong>vient <strong>de</strong> plus en<br />

plus tangible, dans une dialectique entre l’absence <strong>et</strong> la présence, entre cacher <strong>et</strong><br />

dévoiler. Le passé, l’espace <strong>de</strong> l’horreur remonte à la surface, ce qui présente<br />

une analogie avec la configuration géométrique dualiste du jeu d’échecs.<br />

Morgenstein gagne <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> terrain par rapport à Von Frisch, qui<br />

métamorphose le réel par le jeu d’échecs.<br />

430


C<strong>et</strong>te confusion entre réel <strong>et</strong> ludique est indissociable <strong>de</strong> la tragédie passée. Von<br />

Frisch confond tout autant le passé <strong>et</strong> le présent que le jeu <strong>et</strong> le mon<strong>de</strong><br />

empirique. Le joueur argentin invisible qui l’affronte par correspondance, prend<br />

les traits du nazi contre lequel il a joué sur un échiquier vivant. La folie<br />

représente pour Von Frisch-Morgenstein un glissement spatio-temporel <strong>et</strong><br />

sémantique à la fois. Dans c<strong>et</strong>te confusion, liée à l’espace <strong>de</strong> l’innommable, Von<br />

Frisch ne trouve d’apaisement, à l’instar <strong>de</strong> Loujine, que dans la mort, la seule<br />

stase possible pour le joueur d’échecs confronté à ses tensions psychiques.<br />

Dans Feu pâle, la seule stase possible pour le commentateur présumé fou est une<br />

mort annoncée, qui serait infligée par un autre Gradus. Kinbote trace les fils<br />

d’une invisible stratégie, dont il est le seul maître <strong>et</strong> dont il est le seul à détenir le<br />

secr<strong>et</strong>, tel un joueur d’échecs expérimenté. La <strong>de</strong>rnière projection dans l’avenir<br />

rappelle le fonctionnement mental d’un joueur d’échecs, où les développements<br />

futurs <strong>de</strong> la partie sont <strong>de</strong> l’ordre du virtuel <strong>et</strong> du possible. Dans tout son<br />

commentaire, Kinbote aura fait valoir son ou ses points <strong>de</strong> vue sans qu’aucun<br />

adversaire ne s’y oppose. Sur l’échiquier, le joueur doit composer avec une<br />

dialectique entre la modalité du possible <strong>et</strong> celle <strong>de</strong> la volonté. Il élabore sur plan<br />

selon ce qu’il veut jouer dans la mesure <strong>de</strong> ses possibilités, en tenant compte <strong>de</strong>s<br />

ripostes probables <strong>de</strong> son adversaire.<br />

Pour Kinbote, probablement fou, possibilité <strong>et</strong> volonté se superposent<br />

totalement : tout au long <strong>de</strong> son commentaire, aucun adversaire ne vient<br />

contrecarrer ses désirs <strong>et</strong> il est maître absolu <strong>de</strong> ses associations <strong>et</strong> analogies,<br />

aussi délirantes soient-elles. Il dispose totalement du jeu, créant à sa guise ses<br />

déplacements sémantiques, linguistiques <strong>et</strong> spatio-temporels. Il substitue son<br />

interprétation au plan du réel. Il est impossible <strong>de</strong> démêler le vrai du faux <strong>de</strong> son<br />

jeu <strong>de</strong> fou, si bien que ce texte s’ouvre à <strong>de</strong> multiples lectures <strong>possibles</strong>. Comme<br />

le représente l’oiseau qui s’écrase sur la transparence trompeuse <strong>de</strong> la vitre dans<br />

le poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, il n’y a pas <strong>de</strong> transparence possible du réel qui est multiple.<br />

Comme son ancêtre Loujine, le «je», qui imagine <strong>et</strong> reconstruit est maître du<br />

jeu. Cependant, Kinbote fait fonctionner un jeu kaléidoscopique <strong>et</strong> fait entrer<br />

plusieurs espaces <strong>et</strong> échiquiers qui se superposent dans c<strong>et</strong>te vision délirante,<br />

tirant le poème hors <strong>de</strong> son espace, le propulse vers un ailleurs où s’entremêlent<br />

431


souvenirs <strong>et</strong> imaginaire. Sa vision est spécifiquement analogique <strong>et</strong> nostalgique,<br />

ce qui rappelle le fonctionnement du problème échiquéen, art où Nabokov était<br />

passé maître.<br />

La projection finale est le seul moment où Kinbote ne se tourne plus vers le<br />

passé, mais vers l’avenir ; il imagine un adversaire qui le m<strong>et</strong>trait finalement en<br />

échec, lui infligeant une mort non plus symbolique, mais bien réelle. Il convoque<br />

la vision d’un autre Gradus, en jouant <strong>de</strong> nouveau sur l’analogie <strong>et</strong> la<br />

ressemblance, mais d’un Gradus digne <strong>de</strong> l’affronter : pour la première fois<br />

Gradus est valorisé dans le discours <strong>de</strong> Kinbote. Gradus est malmené dans tout le<br />

commentaire <strong>de</strong> Kinbote. Il semble incarner un principe <strong>de</strong> réalité que Kinbote le<br />

fou tient en horreur. Gradus, réfractaire à l’imaginaire, fait partie <strong>de</strong>s<br />

révolutionnaires qui ont renversé <strong>et</strong> supplanté le roi <strong>de</strong> la Zembla, Charles X. Il<br />

se situe aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s convictions <strong>de</strong> Kinbote, qui pourrait d’ailleurs être le<br />

roi déchu.<br />

De plus, Gradus incarne la généralité par opposition à l’individualité <strong>et</strong> la<br />

spécificité du fou Kinbote : «Il adorait les idées générales <strong>et</strong> le faisait avec un<br />

aplomb pédantesque. Toute généralité était divine, toute spécificité<br />

diabolique 941 .» Gradus est le principe même contre lequel s’insurge Kinbote,<br />

celui d’une vision unilatérale <strong>et</strong> universelle qui confère au réel un caractère<br />

unique, intangible <strong>et</strong> en fait une référence permanente accessible à tous. Kinbote<br />

démontre, par son commentaire le caractère multiple <strong>et</strong> infini <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

<strong>possibles</strong> créés par l’auteur. Aucune piste n’est privilégiée <strong>et</strong> i<strong>de</strong>ntifiée comme la<br />

vérité absolue selon un principe post-mo<strong>de</strong>rne qui a été commenté par Jean-<br />

François Lyotard dans La Condition post-mo<strong>de</strong>rne.<br />

La marque même <strong>de</strong> la condition post-mo<strong>de</strong>rne, chronologiquement située après<br />

la secon<strong>de</strong> guerre mondiale, est la réfutation <strong>de</strong> tout système, qui a pu mener à la<br />

<strong>de</strong>struction <strong>de</strong> masse, organisée par la rationalité humaine. Dans la condition<br />

post-mo<strong>de</strong>rne, le scepticisme <strong>et</strong> la crise <strong>de</strong> la représentation cohabite avec<br />

941 Nabokov, Vladimir, Pale Fire, op. cit., p. 123 : “ He worshipped general i<strong>de</strong>as and did so with<br />

pedantic aplomb. The generality was godly, the specific diabolical.” (Feu pâle, op. cit., p. 183).<br />

432


l’acceptation <strong>de</strong> la relativité <strong>et</strong>, par conséquent, <strong>de</strong> la pluralité <strong>de</strong>s visions<br />

<strong>possibles</strong>.<br />

La condition postmo<strong>de</strong>rne est pourtant étrangère au désenchantement, comme à la<br />

positivité aveugle <strong>de</strong> la légitimation. […] Le consensus obtenu par discussion comme le<br />

pense Habermas ? Il violente l’hétérogénité <strong>de</strong>s jeux <strong>de</strong> langage. Et l’invention se fait<br />

toujours dans la dissentiment. Le savoir post-mo<strong>de</strong>rne n’est pas seulement <strong>de</strong>s pouvoirs.<br />

Il raffine notre sensibilité aux différences <strong>et</strong> renforce notre capacité <strong>de</strong> supporter<br />

l’incommensurable 942.<br />

Comme Loujine luttant contre le principe <strong>de</strong> réalité, Kinbote montre que toute<br />

exégèse contient un délire, une appropriation d’un texte par un autre. La<br />

substitution d’une réalité par une autre, glissement qui relève <strong>de</strong> la folie, aboutit<br />

à une remise en question <strong>de</strong> l’intangibilité du réel. La folie peut s’avérer<br />

éclairante <strong>et</strong> créatrice <strong>et</strong> rend un mon<strong>de</strong> autonome par rapport à la base<br />

référentielle. Comme Loujine plongeant dans son mon<strong>de</strong> possible, Kinbote<br />

perm<strong>et</strong> à l’imaginaire <strong>et</strong> la modalité du possible <strong>de</strong> supplanter le réel.<br />

Conclusion<br />

Le jeu d’échecs perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre en place, sur le plan structurel comme<br />

sur le plan <strong>de</strong> la thématique, <strong>de</strong>s collisions <strong>et</strong> <strong>de</strong>s interactions <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

Plusieurs applications métaphoriques <strong>de</strong> l’échiquier apparaissent, qui ne sont pas<br />

toujours compatibles. Dans certaines œuvres, l’aspect manichéen du jeu<br />

d’échecs est exploité. Des <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> antagonistes <strong>et</strong> irréductibles s’y opposent, ce<br />

qui donne lieu à une perversion du jeu qui débor<strong>de</strong> <strong>de</strong>s frontières <strong>de</strong> l’échiquier<br />

<strong>et</strong> vient s’insérer dans l’espace du réel en y transposant sa violence symbolique :<br />

942 Lyotard, Jean-François, La Condition post-mo<strong>de</strong>rne, Paris : Minuit, 1979, pp. 8-9.<br />

433


la lecture métaphorique y <strong>de</strong>vient lecture réelle, la menace <strong>et</strong> la mise à mort<br />

finale prenant un caractère concr<strong>et</strong> <strong>et</strong> meurtrier.<br />

Le dualisme <strong>de</strong> l’échiquier est largement exploité dans les œuvres qui allient le<br />

thème <strong>de</strong> la shoah <strong>et</strong> le jeu qui, ainsi détourné, perd son caractère ludique. Le<br />

jeu, par une systématisation monstrueuse, est intégré au système <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction<br />

massive lié à une idéologie. Le déporté juif affronte son adversaire nazi<br />

directement sur un échiquier vivant, comme dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, ce<br />

qui implique une théâtralisation du meurtre. Le meurtre réel sur l’échiquier<br />

<strong>de</strong>vient spectacle, d’où l’aspect grotesque <strong>et</strong> carnavalesque <strong>de</strong> la mise à mort<br />

réelle.<br />

Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, l’issue <strong>de</strong>s nombreuses parties entre le juif<br />

Tabori <strong>et</strong> le nazi Frisch détermine le sort <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> déportés : l’enjeu <strong>de</strong> la<br />

partie <strong>de</strong>vient les vies humaines, la victoire <strong>de</strong> Tabori étant la seule chance <strong>de</strong><br />

survie pour les déportés promis à la mort en cas d’échec. Dans les <strong>de</strong>ux œuvres,<br />

le jeu se transforme en mécanique écrasant l’être humain <strong>et</strong> l’aliénant <strong>de</strong> sa<br />

liberté. Le totalitarisme fait feu <strong>de</strong> tout bois, ce qui évoque le roman <strong>de</strong> Perec, W<br />

ou le souvenir d’enfance 943 . Une partie <strong>de</strong> ce roman, qui défie toutes les<br />

stratégies <strong>de</strong> lectures linéaires par l’alternance <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux récits finissant par se<br />

rejoindre, est consacrée à la <strong>de</strong>scription <strong>de</strong> l’île W. C<strong>et</strong>te construction décrit un<br />

mon<strong>de</strong> totalitaire dans les moindres détails <strong>de</strong> la vie, en particulier dans<br />

l’organisation <strong>de</strong> sports.<br />

Jeu <strong>et</strong> totalitarisme sont ainsi alliés, ce qui pervertit la notion même <strong>de</strong> ludique,<br />

lié au consentement <strong>de</strong>s joueurs <strong>et</strong> au plaisir qu’ils éprouvent à jouer. C<strong>et</strong>te<br />

opposition « agônal » <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> antagonistes trouve une résolution éthique dans<br />

La Variante <strong>de</strong> Lüneburg. Tabori fomente une vengeance contre son tortionnaire<br />

<strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années, à la manière <strong>de</strong> certains personnages <strong>de</strong> Perec, adoptant la<br />

stratégie d’anticipation <strong>de</strong>s joueurs d’échecs. Le lecteur découvre dès la fin <strong>de</strong> la<br />

première partie que le meurtre initial <strong>de</strong> Frisch représente une résolution éthique.<br />

De même, le roman <strong>de</strong> Pérez-Reverte Le Tableau du Maître flamand, se termine<br />

par une résolution éthique <strong>de</strong> la partie, l’assassin étant démasqué par le joueur<br />

d’échecs. Dans ce roman, écrit dans les années quatre-vingt dix comme La<br />

943 Perec, Georges, W ou le souvenir d’enfance. Paris : Denoël, 1975.<br />

434


Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, apparaissent l’antagonisme <strong>et</strong><br />

l’interaction entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>. Le thème du meurtre, lié au jeu d’échecs, est<br />

initialement révélé par le tableau du XVème siècle du maître flamand. Il est<br />

réactualisé par le mystérieux assassin qui exploite <strong>et</strong> prolonge la partie d’échecs<br />

du tableau. L’énigme est finalement résolue par Muñoz le joueur d’échecs<br />

chevronné, qui découvre l’assassin grâce aux transpositions métaphoriques sur<br />

l’échiquier.<br />

En eff<strong>et</strong>, dans ce roman, l’interaction entre l’espace réel <strong>et</strong> l’espace ludique est<br />

réversible. Le tableau est le refl<strong>et</strong> d’un meurtre réel fomenté dans le passé, où un<br />

<strong>de</strong>s joueurs représenté sur c<strong>et</strong> espace fictionnel a été assassiné. Le nouveau<br />

meurtrier, qui sévit dans l’entourage <strong>de</strong> Julia, réactualise le tableau <strong>et</strong> attribue<br />

aux pièces une correspondance dans la réalité. Par un glissement analogique,<br />

l’amie <strong>de</strong> Julia, Menchu Ruch, est une tour sur l’échiquier, le nom «ruch»<br />

rappelant les sonorités du mot «roque», qui consiste à déplacer le roi <strong>et</strong> la tour.<br />

La résolution <strong>de</strong> l’énigme fait intervenir une fois <strong>de</strong> plus la dialectique baroque<br />

<strong>de</strong> l’être <strong>et</strong> du paraître : les meurtres ont été perpétrés par César, en apparence<br />

allié <strong>de</strong> Julia <strong>et</strong> du joueur d’échecs. C<strong>et</strong>te résolution éthique apaise les tensions<br />

qui ont lieu sur l’échiquier comme dans le réel, l’échec ayant perdu son caractère<br />

symbolique pour revêtir un aspect meurtrier <strong>et</strong> tangible. Le jeu sort <strong>de</strong> son<br />

espace rigoureusement délimité pour envahir le réel. C<strong>et</strong>te corruption du jeu<br />

prend fin avec la résolution éthique.<br />

C<strong>et</strong>te résolution définitive <strong>de</strong> la partie s’avère impossible dans les romans à<br />

l’esthétique post-mo<strong>de</strong>rne Feu pâle <strong>et</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. Les énigmes<br />

posées dans l’enchevêtrement <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> parallèles, qui se <strong>de</strong>ssinent au fil <strong>de</strong>s<br />

récits, restent ouvertes à plusieurs lectures <strong>possibles</strong>. Les reconstructions du<br />

passé, dans ces <strong>de</strong>ux romans, apparaissent <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la possibilité <strong>et</strong> semblent<br />

fonctionner comme <strong>de</strong>s projections mentales, <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la probabilité,<br />

construites par les joueurs d’échecs. Dans ces romans complexes, qui échappent<br />

à tout manichéisme, la collision entre personnages s’accompagne d’une<br />

collusion, d’une collaboration.<br />

Dans Feu pâle, Kinbote s’oppose à Sha<strong>de</strong>, qui est réduit au silence par une mort<br />

prématurée dès l’ouverture du roman ; en même temps, le commentaire, aussi<br />

435


loin qu’il puisse dériver du poème <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, s’en inspire <strong>et</strong> en est le<br />

prolongement. Le roman dans son ensemble est le fruit d’un collaboration, d’une<br />

collusion entre les mots du poème <strong>et</strong> la mémoire, ou l’imaginaire, <strong>de</strong> Kinbote. Le<br />

commentateur construit un sens possible – ou plutôt <strong>de</strong>s sens <strong>possibles</strong> -, d’un<br />

point <strong>de</strong> vue spatial comme sémantique, parmi tant d’autres sens potentiellement<br />

acceptables.<br />

Il existe autant <strong>de</strong> Feu pâle potentiels qu’il y a <strong>de</strong>s commentateurs, telle est<br />

l’implication qui semble se <strong>de</strong>ssiner : les commentaires sont autant <strong>de</strong> variantes<br />

<strong>possibles</strong>, terme relevant aussi du jeu d’échecs. Une gamme <strong>de</strong> variantes<br />

<strong>possibles</strong> est offerte au joueur à chaque coup, perm<strong>et</strong>tant <strong>de</strong> faire évoluer la<br />

partie dans <strong>de</strong>s directions <strong>et</strong> configurations variées. Le poète <strong>et</strong> son<br />

commentateur sont donc reliés à la manière <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux joueurs qui créent la partie<br />

dans la tension qui les oppose. De même, il n’y a pas <strong>de</strong> création sans la tension<br />

engendrée par l’opposition à l’autre, qu’il prenne le visage <strong>de</strong> Gradus ou <strong>de</strong> Jack<br />

Grey qui sont autant <strong>de</strong> variantes <strong>possibles</strong> <strong>de</strong> la même projection.<br />

De même, dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi les trois personnages principaux<br />

collaborent autant qu’ils s’opposent. Leur collision est également une collusion.<br />

Les aquarelles initiales <strong>de</strong> Valène renvoient au début <strong>de</strong> la partie d’échecs, où les<br />

pièces sont rangées dans un ordre statique. Au contraire, Gaspard Winckler, qui<br />

sépare les aquarelles en différents éléments, rappelle la «mise en pièces» <strong>de</strong><br />

l’ordre initial dès lors que les pièces échiquéennes sont mises en mouvement.<br />

Bartlebooth donne cohérence à l’ensemble, tel un joueur d’échecs qui introduit<br />

sens <strong>et</strong> cohérence le temps <strong>de</strong> la partie : l’œuvre est promise à la <strong>de</strong>struction 944 .<br />

Dans ces romans, où collaboration se superpose avec collusion, il n’existe pas <strong>de</strong><br />

résolution éthique ou esthétique. La fin <strong>de</strong> Feu pâle ramène à la mort initiale du<br />

poète, <strong>et</strong> au premier vers 945 , que Kinbote choisit <strong>de</strong> réitérer, faisant écho à Sha<strong>de</strong>.<br />

Aucune résolution n’est apportée à ce problème échiquéen posé par la mort <strong>de</strong><br />

Sha<strong>de</strong> : plusieurs variantes se <strong>de</strong>ssinent, comme autant <strong>de</strong> possibilités<br />

944 C<strong>et</strong>te configuration rappelle les «happenings», très en vogue dans les années soixante, où<br />

plusieurs artistes collaborent pour une création éphémère, qui dure le temps d’un spectacle.<br />

945 Le nom «vers» dérive du mot latin «vertere», «revenir», reliant étymologiquement la poésie à<br />

la thématique <strong>de</strong> la répétition <strong>et</strong> du r<strong>et</strong>our.<br />

436


échiquéennes. Dans ce jeu <strong>de</strong> projection mentale, Sha<strong>de</strong> <strong>et</strong> son poème pourraient<br />

tout aussi bien avoir été inventés par Kinbote, qui <strong>de</strong>meure le maître absolu d’un<br />

jeu <strong>de</strong> doubles <strong>et</strong> <strong>de</strong> doubles jeux.<br />

De même, la fin <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi, n’apporte ironiquement aucune<br />

résolution : au problème posé par la vie <strong>et</strong> la fiction qui se veut une <strong>de</strong> ses<br />

variantes, aucun mo<strong>de</strong> d’emploi n’est donné sur un plateau d’argent au lecteur.<br />

Ce roman construit une présence, qui aspire à la totalisation, par une<br />

énumération d’obj<strong>et</strong>s <strong>et</strong> par l’évocation <strong>de</strong> personnages se déployant à l’infini<br />

dans un espace- temps incommensurable. C<strong>et</strong>te lente élaboration, qui se construit<br />

à la manière d’une partie d’échecs, par la marche inflexible d’un cavalier<br />

invisible, aboutit à l’absence, à la pièce W manquante, trace laissée ironiquement<br />

par Winckler.<br />

Le roman semble intrinsèquement <strong>et</strong> ontologiquement insoluble : il se termine<br />

par une quadruple absence - Bartlebooth meurt, ainsi que Valène, le puzzle est<br />

inachevé <strong>et</strong> les toiles quasiment vi<strong>de</strong>s. La victoire <strong>de</strong> Winckler, qui laisse sa<br />

marque par un manque, semble vi<strong>de</strong> <strong>de</strong> sens. Le parcours semble s’annuler par<br />

c<strong>et</strong> aboutissement au non-lieu, à l’absence ce qui laisse entrevoir au lecteur<br />

l’eff<strong>et</strong> «trompe-l’œil» <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre post-mo<strong>de</strong>rne. Ce parcours n’était<br />

qu’artifice provisoire <strong>et</strong> adopté <strong>de</strong> manière arbitraire selon <strong>de</strong>s règles ponctuelles<br />

auxquelles échappe toute totalisation. Clau<strong>de</strong> Burgelin commente c<strong>et</strong>te quête qui<br />

se construit pas à pas pour aboutir au néant.<br />

Faut-il voir dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi […] un inventaire d’un mon<strong>de</strong> où on ne prend plus<br />

plaisir qu’à fabriquer <strong>de</strong>s trompe-l’œil, <strong>de</strong>s amus<strong>et</strong>tes sophistiquées ; où les signes <strong>et</strong><br />

emblèmes du faux reviennent <strong>de</strong> manière obsédante ; où écrire <strong>de</strong>vient proposer d’habiles<br />

collages ou camouflages <strong>de</strong> citations ; où copier <strong>de</strong>vient l’origine <strong>et</strong> la butée <strong>de</strong> tout<br />

problème littéraire ; où circuler d’histoire en histoire, <strong>de</strong> roman en roman, revient à<br />

raconter toujours la même histoire d’une quête qui n’aboutit pas, qui ne mérite pas<br />

d’aboutir ; où l’on conjure l’obsession <strong>de</strong> la mort par <strong>de</strong>s rituels <strong>et</strong> <strong>de</strong>s amusements<br />

répétitifs… 946<br />

946 Burgelin, Clau<strong>de</strong>, Georges Perec, Paris : Seuil, 1988, p. 216.<br />

437


Ce roman qui, selon toute apparence, a <strong>de</strong>s visées référentielles, fait apparaître<br />

son artifice <strong>et</strong> son aspect fictionnel en fin <strong>de</strong> parcours. Le jeu d’interaction entre<br />

le réel <strong>et</strong> la fiction emprunte <strong>de</strong>s chemins variés. La folie apparaît comme une<br />

modalité particulière <strong>de</strong> ce passage, <strong>de</strong> ce glissement d’un espace à un autre.<br />

C<strong>et</strong>te problématique est exploitée dans différentes œuvres du corpus comme Le<br />

joueur d’échecs <strong>et</strong> La Défense Loujine ou dans <strong>de</strong>s romans publiés plus<br />

tardivement, comme Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, ou le roman à l’esthétique post-<br />

mo<strong>de</strong>rne Feu pâle.<br />

Dans ces différentes œuvres, la réalité est travestie par l’imaginaire du joueur<br />

d’échecs autocratique. Le jeu investit progressivement l’espace du réel. Dans Le<br />

Joueur d’échecs, la plongée dans la folie est mise en place <strong>et</strong> annoncée par le<br />

récit <strong>de</strong> la détention <strong>de</strong> M.B… ; fragilisé par <strong>de</strong>s conditions <strong>de</strong> détention<br />

extrêmes, où le vi<strong>de</strong> ontologique qui l’entoure menace déjà son équilibre mental,<br />

il structure le temps <strong>et</strong> l’espace grâce au jeu d’échecs : il reconstruit les parties<br />

du manuel qu’il a dérobé aux nazis, pour ensuite créer ses propres parties dans<br />

un combat où il se dédouble entre <strong>de</strong>ux joueurs. Ce processus schizophrénique<br />

aboutit à <strong>de</strong>s hallucinations, où M.B…transpose <strong>de</strong>s parties d’échecs sur le réel.<br />

Ce processus <strong>de</strong> projection aboutit au délire final où M.B…, jouant contre le<br />

pragmatique Czentovic, substitue une partie irréelle, qu’il ne voit que dans le<br />

secr<strong>et</strong> <strong>de</strong> son imaginaire, à la partie réelle. Après c<strong>et</strong> échec final, M.B…disparaît<br />

aussi vite qu’il était apparu. Ce personnage énigmatique est en décalage<br />

ontologique avec le mon<strong>de</strong> qui l’entoure, comme Loujine qui réfute le primat du<br />

réel sur l’imaginaire <strong>et</strong> refuse la réalité du temps qui passe. M.B…trouve refuge<br />

dans le jeu d’échecs afin <strong>de</strong> lutter contre l’espace dans lequel il est confiné ;<br />

Loujine s’insurge contre le principe <strong>de</strong> réalité, qui s’inscrit dans le passage du<br />

temps. Les <strong>de</strong>ux personnages sont en décalage avec le mon<strong>de</strong> qui les entoure au<br />

point d’aspirer à entrer dans une réalité dont ils seraient les seuls maîtres.<br />

La folie perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> proj<strong>et</strong>er leur mon<strong>de</strong> possible sur le réel, ce qui apparaît<br />

comme éminemment subversif. Dans le roman précurseur <strong>de</strong> Lewis Carroll, qui<br />

n’a cessé d’imprégner l’œuvre <strong>de</strong> Nabokov, les espaces sont bien partagés entre<br />

le réel <strong>et</strong> la fiction. Il s’agit <strong>de</strong> ne pas mélanger les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> dans ce livre <strong>de</strong>stiné<br />

au départ aux enfants. C<strong>et</strong> aspect pédagogique <strong>et</strong> structurant apparaît dans<br />

438


l’aspect onirique qui caractérise la traversée d’Alice à travers le miroir<br />

échiquéen. Les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> appartiennent à <strong>de</strong>s sphères bien délimitées, ce qui<br />

semble neutraliser l’aspect subversif. Cependant, il se manifeste pourtant dans<br />

l’utilisation polysémique du langage contrecarrant la langue conventionnelle.<br />

En contraire, pour M.B…<strong>et</strong> surtout pour Loujine, il s’agit d’infliger au réel une<br />

métamorphose qui menace sa supériorité ontologique, en tant que référent<br />

absolu. Loujine commence par mélanger les <strong>de</strong>ux sphères, en interprétant le réel<br />

selon les termes du jeu d’échecs, mais les <strong>de</strong>ux <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> finissent par fusionner :<br />

seul son mon<strong>de</strong> possible subsiste <strong>et</strong> se superpose totalement au réel.<br />

L’engloutissement <strong>de</strong> Loujine dans la fenêtre représente son immersion totale<br />

dans le ludique.<br />

Si Loujine est un fou réel, reconnu comme tel par son entourage, dans c<strong>et</strong>te<br />

œuvre mo<strong>de</strong>rne, Kinbote est un fou probable, sans que sa folie soit confirmée<br />

directement. Elle est suggérée ironiquement dans les discours qui sont rapportés<br />

par Kinbote lui-même. Ce doute ontologique fait partie <strong>de</strong> l’esthétique post-<br />

mo<strong>de</strong>rne <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre. L’interprétation du poème fait apparaître un<br />

phénomène <strong>de</strong> distorsion <strong>et</strong> <strong>de</strong> délire : le poème est déplacé, mot par mot, dans<br />

l’orbite <strong>de</strong> Kinbote. Il choisit totalement les mots du poème, qui forment un<br />

<strong>de</strong>ssin particulier découpant le poème <strong>de</strong> Kinbote 947 . Dans tout le commentaire,<br />

Kinbote rentre – <strong>et</strong> fait rentrer le lecteur – dans son mon<strong>de</strong> possible, à partir <strong>de</strong> la<br />

fiction du poème.<br />

L’œuvre <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> est déjà une variante du réel. Kinbote en prolonge l’extension<br />

<strong>et</strong> se l’approprie dans une variante qui lui est propre, tel un joueur d’échecs<br />

lorsqu’il répond à son adversaire. Cependant, il n’y a pas alternance <strong>de</strong>s coups.<br />

Ceux <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> sont posés, figés définitivement, <strong>et</strong> il revient à Kinbote d’en<br />

construire les mouvements. Il s’emploie à déplacer les éléments qu’il choisit du<br />

poème, afin <strong>de</strong> construire sa fiction, son mon<strong>de</strong> possible, qui s’achève par la<br />

947 Ce découpage pourrait bien renvoyer à une partie d’échecs. Par exemple, les quatre premiers<br />

vers sont commentés dans leur ensemble, ce qui n’arrive qu’un fois dans tout l’exégèse : ces<br />

quatre rangées <strong>de</strong> mots rappellent la manière dont les <strong>de</strong>ux rangées symétriques – formant quatre<br />

rangées – se font face au début d’une partie d ‘échecs. C<strong>et</strong>te interprétation est d’autant plus<br />

pertinente que le poème évoque, dans ces quelques lignes, le thème du miroir <strong>et</strong> <strong>de</strong> la<br />

duplication.<br />

439


prédiction <strong>de</strong> sa propre mort : il n’était lui-même qu’une projection <strong>de</strong> l’auteur<br />

<strong>de</strong>stinée lui ainsi à périr à la fin du roman.<br />

C<strong>et</strong>te entrée <strong>de</strong>s protagonistes dans leur mon<strong>de</strong> fictif possible évoque le<br />

personnage féminin du film <strong>de</strong> Woody Allen La Rose pourpre du Caire 948 , qui<br />

choisit <strong>de</strong> plonger dans l’espace <strong>de</strong> la fiction. Fascinée par le film qu’elle regar<strong>de</strong><br />

au cinéma, elle entre dans le film qu’elle est en train <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r afin d’y<br />

rencontrer un homme imaginaire, renonçant ainsi à son ami réel. Ce film montre<br />

le passage possible entre le réel <strong>et</strong> la fiction, qui ne sont plus <strong>de</strong>ux univers<br />

séparés ontologiquement. De manière subversive, le personnage préfère pénétrer<br />

dans l’univers virtuel <strong>et</strong> fictionnel. La stabilité ontologique du réel est mise en<br />

échec par le constitution du mirage <strong>de</strong> la fiction, qui happe le lecteur, comme le<br />

joueur le temps <strong>de</strong> la partie.<br />

948 Woody, Allen, La Rose pourpre du Caire. (The Purple Rose of Cairo). New York :<br />

M<strong>et</strong>ropolitan Film, 1999.<br />

440


CONCLUSION GÉNÉRALE<br />

Le jeu d’échecs perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> décliner plusieurs dimensions <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong><br />

fictionnels du corpus. La présence du jeu, plus ou moins visible, illustre <strong>de</strong>s<br />

notions telles que l’infini, la création ou la collision <strong>et</strong> l’interaction <strong>de</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

Ces différents aspects liés au jeux d’échecs contribuent à m<strong>et</strong>tre en valeur les<br />

relations entre mon<strong>de</strong> référentiel <strong>et</strong> mon<strong>de</strong> fictionnel, ce qui rejoint les<br />

préoccupations <strong>de</strong> critiques tels que Thomas Pavel. L’intégration d’une<br />

composante ludique, comme le jeu d’échecs, dans le domaine <strong>de</strong> la fiction m<strong>et</strong><br />

en relief l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> simulation <strong>et</strong> d’artifice contenu dans l’œuvre littéraire.<br />

Thomas Pavel souligne la valeur épistémologique <strong>de</strong>s œuvres en soi <strong>et</strong><br />

dans leur intégralité ; par là même, il réfute la vision ségrégationiste qui, en<br />

séparant le bon grain <strong>de</strong> l’ivraie, distingue les énoncés référentiels <strong>et</strong> les énoncés<br />

simulés.<br />

A l’instar <strong>de</strong>s théories, les textes <strong>de</strong> fiction produisent du sens en tant que système, <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

même qu’en physique il est souvent impossible <strong>de</strong> séparer les éléments<br />

« authentiquement » référentiels <strong>de</strong> l’appareil mathématique, dans les textes <strong>de</strong> fiction on<br />

peut se passer <strong>de</strong> suivre à la trace les phrases simulées <strong>et</strong> authentiques, car <strong>de</strong> telles<br />

distinctions ne brouillent pas leur pertinence globale 949.<br />

Procédant ainsi, Thomas Pavel refuse <strong>de</strong> placer les énoncés fictionnels dans une<br />

zone <strong>de</strong> marginalité, où ils ne seraient pas respectables <strong>et</strong> dignes d’intérêt<br />

épistémologique, par opposition aux énoncés référentiels. L’intégration d’une<br />

dimension ludique montre que l’eff<strong>et</strong> <strong>de</strong> simulation est totalement revendiqué<br />

949 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 37.<br />

441


par l’œuvre, qui n’en comporte pas moins <strong>de</strong>s aspects référentiels : la création ne<br />

se produit pas «ex nihilo», mais en interaction avec le mon<strong>de</strong> empirique.<br />

Les œuvres du corpus auront mis en évi<strong>de</strong>nce les va-<strong>et</strong>-vient entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>, qui<br />

perm<strong>et</strong>tent <strong>de</strong> décloisonner les espaces, <strong>et</strong> d’ouvrir le fini <strong>et</strong> le mesurable vers<br />

l’infini. Les trois paramètres étudiés – infini, création <strong>et</strong> collision, interaction <strong>de</strong><br />

<strong>mon<strong>de</strong>s</strong> – fonctionnent ensemble, dans un processus qui se construit peu à peu<br />

comme une partie d’échecs. Le jeu d’échecs semble embrasser la totalité du<br />

phénomène réflexif, adoptant la configuration <strong>de</strong> la mise en abyme ou<br />

multipliant les duplications <strong>et</strong> les chemins labyrinthiques. Dans une création qui<br />

tend vers l’infini, <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> se m<strong>et</strong>tent en place, se heurtent, se mélangent, se<br />

reflètent les uns dans les autres.<br />

L’espace du jeu est celui <strong>de</strong> la créativité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la déviation <strong>de</strong> la norme. A c<strong>et</strong><br />

égard, Lewis Carroll apparaît comme un précurseur. Il invente un espace <strong>de</strong><br />

rébellion en opposition aux conventions <strong>et</strong> à la norme <strong>de</strong> l’époque victorienne. A<br />

la respectabilité d’un discours normatif, Lewis Carroll répond par une langue qui<br />

se métamorphose <strong>et</strong> bifurque en un jeu spéculaire. Ses préoccupations ne<br />

rejoignaient-elles pas celles du contemporains Thomas Pavel, qui s’insurge<br />

contre la vision normative <strong>de</strong>s ségrégationistes, qui sépare discours référentiels<br />

<strong>et</strong> discours simulés, même dans le domaine créatif <strong>de</strong> la fiction ?<br />

Appelons «intégrationnistes» c<strong>et</strong>te approche qui nous encourage à considérer les<br />

comportements marginaux comme <strong>de</strong>s manifestations du côté créateur <strong>de</strong>s<br />

comportements sociaux <strong>et</strong> à attribuer leur caractère marginal à la «canonisation» indue<br />

d’une normalité passagère 950.<br />

Thomas Pavel souligne l’impact qu’ont les discours fictionnels sur le mon<strong>de</strong><br />

référentiel : les passages entre <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> sont réversibles, comme le montrent les<br />

œuvres <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te étu<strong>de</strong>, fondées sur le jeu d’échecs. C<strong>et</strong>te zone créative <strong>et</strong><br />

marginale, pour laquelle Thomas Pavel souhaite raviver l’intérêt<br />

épistémologique, n’est-elle pas ce territoire au-<strong>de</strong>là du miroir qu’Alice découvre<br />

950 Pavel, Thomas, Univers <strong>de</strong> la fiction, op. cit., p. 38.<br />

442


en passant au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> l’apparence? La contrainte du r<strong>et</strong>our s’inscrit dans<br />

l’obligation pédagogique <strong>de</strong> bien scin<strong>de</strong>r les <strong>de</strong>ux univers afin d’éviter la<br />

confusion entre les <strong>de</strong>ux espaces.<br />

Comme le souligne Thomas Pavel, la frontière ontologique entre mon<strong>de</strong><br />

référentiel <strong>et</strong> <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> fictionnels n’est pas si étanche. Les univers s’influencent<br />

réciproquement <strong>et</strong> fonctionnent parfois <strong>de</strong> manière similaire. Le jeu, qui est un<br />

espace fictionnel en soi, reflète la société d’une époque tout autant qu’il<br />

l’influence, comme le commente Roger Caillois : «Toutes les manifestations<br />

culturelles sont calqués sur le jeu 951 .»<br />

Si le jeu entr<strong>et</strong>ient <strong>de</strong>s liens étroits avec la réalité, il fonctionne selon ses règles<br />

spécifiques, d’où l’utilisation du jeu dans la littérature comme métaphore d’un<br />

espace autonome <strong>et</strong> créatif. L’entrée dans le jeu marque l’immersion dans le<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction, dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’illusion. Ce thème est inauguré par<br />

Lewis Carroll dans le domaine échiquéen : Alice traverse le miroir pour entrer<br />

dans le mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> la fiction, dont elle accepte spontanément les règles arbitraires.<br />

Nabokov, traducteur <strong>de</strong> Lewis Carroll, reprend à compte ce fonctionnement, <strong>de</strong><br />

manière encore plus subversive.<br />

Son œuvre en langue russe est teintée par l’univers <strong>de</strong> Lewis Carroll :<br />

Loujine semble évoluer sur un échiquier géant, même avant <strong>de</strong> sombrer dans la<br />

monomanie échiquéenne. Les personnages-pièces se déploient sur un vaste<br />

univers quadrillé en noir <strong>et</strong> blanc. Dans son œuvre post-mo<strong>de</strong>rne Feu pâle, la<br />

structure échiquéenne se complexifie, car le quadrillage noir <strong>et</strong> blanc se double<br />

d’un autre vert <strong>et</strong> rouge, c<strong>et</strong>te <strong>de</strong>rnière couleur étant un clin d’œil à Lewis<br />

Carroll, une allusion à l’univers rouge <strong>et</strong> blanc d’Alice, dans ce jeu d’illusions <strong>et</strong><br />

en trompe-l’œil.<br />

Selon Nabokov, l’artiste « fait naître un mon<strong>de</strong> ou <strong>de</strong>s <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> qui lui sont<br />

propres 952 ». Comme Loujine, l’artiste crée son mon<strong>de</strong> possible sur un mo<strong>de</strong><br />

parfaitement subjectif. La variante fictionnelle à laquelle l’auteur donne vie se<br />

substitue au mon<strong>de</strong> référentiel, qui finit par s’effacer, <strong>et</strong> acquière ainsi plus <strong>de</strong><br />

vérité <strong>et</strong> <strong>de</strong> réalité que c<strong>et</strong>te base <strong>de</strong> départ. C<strong>et</strong>te version d’Alice d’un voyage<br />

951 Caillois, Roger, Les Jeux <strong>et</strong> les hommes : le Masque <strong>et</strong> le vertige, op. cit., p. 125.<br />

952 Nabokov, Vladimir, Partis pris, op. cit., p. 206.<br />

443


sans r<strong>et</strong>our apparaît dans La Défense Loujine, où le joueur s’engouffre dans son<br />

mon<strong>de</strong>, fusionnant ainsi totalement avec sa création.<br />

C<strong>et</strong>te disparition finale montre que les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> ne peuvent plus cohabiter, <strong>et</strong> que<br />

seule la fuite, la diagonale du fou, est possible. C<strong>et</strong>te configuration <strong>de</strong> fuite face<br />

à l’impossible coexistence d’univers s’inscrit dans la fin <strong>de</strong> la nouvelle <strong>de</strong><br />

Zweig, où M.B…repart définitivement, suivant sa diagonale, sa déviance par<br />

rapport à la norme ne pouvant plus être confrontée au réel. La scission entre la<br />

normalité <strong>et</strong> la déviation se creuse <strong>et</strong> fait apparaître l’exclusion d’un mon<strong>de</strong><br />

comme seule solution possible. C<strong>et</strong>te irréductibilité reprend le schéma duel du<br />

jeu d’échecs, où l’une <strong>de</strong>s parties est mise en échec par l’autre.<br />

Le mon<strong>de</strong> ludique, partant du réel, peut se détacher totalement <strong>de</strong> sa base,<br />

au point <strong>de</strong> rem<strong>et</strong>tre sa primauté radicalement en question. C<strong>et</strong>te subversion<br />

prend une allure radicale dans Feu pâle, œuvre à l’esthétique post-mo<strong>de</strong>rne, où<br />

la crise <strong>de</strong> la représentation <strong>et</strong> la réfutation <strong>de</strong> l’esprit <strong>de</strong> système aboutissent à<br />

un mon<strong>de</strong> pluriel. Des <strong>mon<strong>de</strong>s</strong> <strong>possibles</strong> se déploient, où s’entremêlent les fils<br />

<strong>de</strong>s lignes visibles <strong>et</strong> réelles <strong>et</strong> ceux <strong>de</strong>s lignes invisibles <strong>et</strong> virtuelles, ce qui rend<br />

impossible toute lecture unique.<br />

Comme au jeu d’échecs, le virtuel - envisagé dans le secr<strong>et</strong> <strong>de</strong>s combinaisons<br />

mentales du joueur - <strong>et</strong> le réel - les déplacements actualisés par les joueurs –<br />

s’entrecroisent <strong>et</strong> se superposent au fil <strong>de</strong>s bifurcations. Kinbote n’est après tout<br />

qu’un masque, qui cache <strong>et</strong> exprime 953 à la fois : il fait partie <strong>de</strong>s multiples<br />

projections <strong>et</strong> artifices <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te œuvre extrêmement codée, à l’apparence<br />

chaotique. Feu pâle est un jeu <strong>de</strong> combinaisons <strong>et</strong> <strong>de</strong> fragmentations à l’infini,<br />

orchestré par le génial fou Kinbote.<br />

Il déplace le poème d’une manière artificielle <strong>et</strong> arbitraire <strong>et</strong> révèle que la<br />

cohérence d’ensemble ne peut être donnée que par un point <strong>de</strong> vue particulier.<br />

Comme au jeu d’échecs, c’est la vision d’ensemble du joueur qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

relier tous les éléments dans un ensemble signifiant. Le délire <strong>de</strong> Kinbote donne<br />

paradoxalement un sens possible à l’ensemble du poème, les mots qu’il choisit<br />

formant un <strong>de</strong>ssin arbitraire qui rappelle <strong>de</strong>s mouvements <strong>possibles</strong> <strong>de</strong> pièces<br />

d’échecs.<br />

444


C<strong>et</strong>te utilisation du jeu d’échecs comme élément <strong>de</strong> la combinatoire<br />

apparaît dans La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi. La surface <strong>de</strong> dix cases sur dix sur laquelle<br />

se déplace le cavalier imaginaire représente une potentialité qui perm<strong>et</strong> <strong>de</strong> rendre<br />

compte <strong>de</strong> la multiplicité du mon<strong>de</strong>, <strong>de</strong> la réalité <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong>s choses <strong>et</strong> <strong>de</strong>s<br />

êtres. Ce processus <strong>de</strong> remplissage <strong>de</strong>s cases, qui renvoie à la construction<br />

progressive d’une partie d’échecs, m<strong>et</strong> en place une dialectique <strong>de</strong> l’apparition <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> la disparition ; ce paramètre est une composante essentielle <strong>de</strong> la création<br />

chez Perec 954 .<br />

C<strong>et</strong>te problématique est liée à celle <strong>de</strong> la mémoire <strong>et</strong> <strong>de</strong> ses failles : la marche <strong>de</strong><br />

cavalier d’appartement en appartement perm<strong>et</strong> d’évoquer le passé dans un<br />

ailleurs lointain, qui est dévoilé au moment où le cavalier est posé sur la case. Le<br />

passage à la case suivante fait disparaître ce passé particulier afin d’en<br />

reconstruire un autre, lié à ce nouvel appartement, <strong>et</strong> ainsi <strong>de</strong> suite jusqu’à la<br />

disparition finale, qui est la mort.<br />

C’est bien la dialectique <strong>de</strong> la vie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort qui est au cœur <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te narration,<br />

dont le titre semble afficher clairement <strong>de</strong>s ambitions référentielles : il semble<br />

suggérer qu’il y aurait « un mo<strong>de</strong> d’emploi », une façon <strong>de</strong> résoudre <strong>de</strong> manière<br />

pragmatique l’énigme <strong>de</strong> l’existence; <strong>de</strong> manière ouvertement ironique, car la fin<br />

liée au manque <strong>et</strong> à l’incomplétu<strong>de</strong> démontre l’impossibilité <strong>de</strong> réaliser c<strong>et</strong>te<br />

aspiration à l’absolu <strong>et</strong> à la totalisation.<br />

La forme indique le manque, elle en est la marque : la l<strong>et</strong>tre W,<br />

confondue dans un premier temps avec un X, laisse le puzzle <strong>de</strong> Bartlebooth<br />

dans l’incomplétu<strong>de</strong>. La similitu<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux l<strong>et</strong>tres – W est un X coupé en <strong>de</strong>ux<br />

<strong>et</strong> recomposé – renvoie aux fonctions <strong>de</strong>s trois personnages : Valène, dont les<br />

aquarelles sont découpées par Winckler <strong>et</strong> recomposées par Bartlebooth. Ces<br />

formes, qui sont <strong>de</strong>s variantes l’une <strong>de</strong> l’autre – le W <strong>et</strong> le X – évoquent aussi la<br />

marche du cavalier sur l’échiquier imaginaire : c<strong>et</strong>te pièce a, au maximum, huit<br />

953 «Masque» se dit «persona» en latin, ce qui traduit c<strong>et</strong>te ambiguïté.<br />

954 Perec, Georges, La disparition. Paris : Denoël, 1969. Dans ce roman, la l<strong>et</strong>tre e est totalement<br />

occultée, renvoyant à Ester, prénom <strong>de</strong> sa mère disparue pendant la shoah. Dans La Vie mo<strong>de</strong><br />

d’emploi, une <strong>de</strong>s cent cases prévues dans l’évocation <strong>de</strong> l’immeuble disparaît, puisqu’il y a une<br />

case manquante.<br />

445


variantes <strong>possibles</strong>, selon sa position, c’est à dire <strong>de</strong>ux fois quatre, le nombre <strong>de</strong><br />

lignes composant ces l<strong>et</strong>tres.<br />

Les fonctions <strong>de</strong>s trois personnages, comme le morcellement <strong>de</strong> l’histoire en<br />

différents récits par la marche du cavalier, sont emblématiques <strong>de</strong> l’activité<br />

d’écriture. En dépit <strong>de</strong>s intentions affichées <strong>de</strong> représenter le réel, l’auteur<br />

rappelle que l’art est avant tout représentation <strong>et</strong> recomposition, au gré <strong>de</strong> la<br />

liberté <strong>de</strong> l’auteur qui peut créer la règle <strong>et</strong> en sortir <strong>de</strong> manière arbitraire.<br />

L’aspect purement formel pose le mon<strong>de</strong> fictionnel comme une variante du réel,<br />

reconstruite par l’auteur, à la manière d’un joueur d’échecs s’inspirant <strong>de</strong><br />

variantes déjà préconçues.<br />

La marche du cavalier, préétablie par l’auteur comme composante formelle <strong>de</strong><br />

l’œuvre, traduit le passage du temps menant à la mort : le nombre <strong>de</strong> cases<br />

accessibles au cavalier se réduit au fur <strong>et</strong> à mesure <strong>de</strong> la narration, qui aboutit à<br />

la stase finale. Comme au jeu d’échecs, le mouvement est créé par la tension<br />

entre les <strong>de</strong>ux adversaires, la stase n’étant atteinte qu’avec la mort symbolique<br />

d’un <strong>de</strong>s joueurs.<br />

L’espace échiquéen représente dans certaines œuvres le terrain <strong>de</strong> l’angoisse<br />

existentielle. Le film d’Ingmar Bergman, Le Septième sceau, déjà évoqué dans le<br />

troisième vol<strong>et</strong> <strong>de</strong> notre étu<strong>de</strong>, m<strong>et</strong> en scène un affrontement échiquéen entre le<br />

chevalier Block <strong>et</strong> la mort, représentée par un personnage inquiétant recouvert <strong>de</strong><br />

pied en cap par un voile noir. Le film se déroule entre la première partie<br />

d’échecs, où la mort, qui ne découvre pas la combinaison secrète du chevalier,<br />

accor<strong>de</strong> un sursis à son adversaire, <strong>et</strong> la secon<strong>de</strong>, qui se sol<strong>de</strong> par la victoire <strong>de</strong> la<br />

mort. Le film s’achève sur une danse macabre où la gran<strong>de</strong> faucheuse emporte<br />

ses victimes, au nombre <strong>de</strong>squelles se trouve le chevalier Block.<br />

C<strong>et</strong>te représentation allégorique place la question existentielle <strong>de</strong> la mort au<br />

cœur du combat échiquéen 955 . C<strong>et</strong>te problématique <strong>de</strong> la survie face à une<br />

altérité menaçante apparaît dans toutes les œuvres, <strong>de</strong> manière plus ou moins<br />

marquée. Dans De l’Autre côté du miroir, les <strong>de</strong>ux poèmes qui encadrent les<br />

955 Le jeu d’échecs est une allégorie <strong>de</strong> la guerre, où chaque pièce correspond à l’origine un<br />

représentant <strong>de</strong> la vie politique <strong>et</strong> militaire. Giffard, Nicolas, <strong>et</strong> Biénabe, Alain, Le Gui<strong>de</strong> <strong>de</strong>s<br />

échecs, op. cit., 1993. (pp. 333-356).<br />

446


aventures d’Alice évoquent <strong>de</strong> manière métaphorique l’imminence <strong>de</strong> la mort : «<br />

Le soleil a l’horizon sombre; L’écho s’assourdit <strong>et</strong> le sombre Automne étend son<br />

ombre 956 ». Après la partie d’échecs, métaphore <strong>de</strong> l’existence même, la mort<br />

survient <strong>de</strong> façon inévitable.<br />

Le terrain <strong>de</strong> jeu jubilatoire qu’a traversé Alice n’est qu’une étape vers la mort,<br />

ce qui est rendu <strong>de</strong> manière beaucoup plus directe <strong>et</strong> explicite dans le texte<br />

original par le verbe «die», restitué <strong>de</strong> manière allusive dans la traduction<br />

française par «sombre». De même, l’idée d’opposition entraînant la mort <strong>de</strong><br />

l’autre, qui rappelle l’affrontement échiquéen, n’est pas rendu en français,<br />

puisqu’en anglais littéralement « les gelés <strong>de</strong> l’automne ont tué l’été ». C<strong>et</strong>te<br />

tonalité d’inquiétu<strong>de</strong> cerne la traversée du miroir, qui n’est qu’un passage : la<br />

fiction comme la réalité est soumise, <strong>de</strong> manière ontologique, a <strong>de</strong>s bornes<br />

temporelles, à la manière d’une partie d’échecs.<br />

Dans Le Joueur d’échecs, comme dans La Défense Loujine, le joueur se<br />

construit par le jeu afin <strong>de</strong> s’opposer à un milieu hostile. M.B…élabore sur<br />

l’espace échiquéen sa défense contre les nazis : il est sur le point <strong>de</strong> sombrer<br />

dans la folie lorsqu’il découvre le manuel d’échecs. Ce moyen <strong>de</strong> survie le voue<br />

paradoxalement à la <strong>de</strong>struction, puisque M.B… perd la raison. Au cœur même<br />

<strong>de</strong> la logique <strong>et</strong> du rationalisme se trouvent le désordre <strong>et</strong> l’irrationnel. Les<br />

calculs géométriques finissent par entraîner M.B… dans l’emprisonnement<br />

mortifère <strong>de</strong> la folie. De même Loujine, qui s’était construit une ligne <strong>de</strong> défense<br />

imparable contre la réalité, se suici<strong>de</strong> en plongeant dans la seule case qu’il lui<br />

reste, le fenêtre en forme d’échiquier.<br />

Feu pâle, écrit par Nabokov <strong>de</strong>s années plus tard <strong>et</strong> dans une langue qu’il a dû<br />

s’approprier, est hanté par le thème <strong>de</strong> la mort. Le poète Sha<strong>de</strong> a déjà été<br />

assassiné, comme le précise Kinbote le commentateur, rédigeant une<br />

introduction qui précè<strong>de</strong> le poème. L’œuvre posthume <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong> débute par<br />

l’évocation <strong>de</strong> l’oiseau tué par son propre refl<strong>et</strong> dans la vitre qu’il a prise pour le<br />

prolongement du ciel. C<strong>et</strong>te vision introduit les thèmes <strong>de</strong> la spatialité, <strong>de</strong> la<br />

956 Carroll, Lewis, De l’Autre côté du miroir-Through the Looking-Glass, op. cit., pp. 246-247 : “<br />

Long has paled that sunny sky: Echoes fa<strong>de</strong> and memories die: Autumns frosts have slain July”.<br />

Le premier poème qui débute le roman évoque également la fugacité <strong>de</strong>s choses (pp.48-49).<br />

447


spécularité <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort, liée à l’illusion <strong>et</strong> à la tromperie. Ces problèmes sont<br />

tous <strong>de</strong>s paramètres du jeu d’échecs : il consiste à occuper, <strong>de</strong> la manière la plus<br />

efficace <strong>et</strong> rationnelle possible, l’espace échiquéen, avec les pièces dont la<br />

disposition initiale forme un double miroir, intérieur <strong>et</strong> extérieur, afin <strong>de</strong> m<strong>et</strong>tre<br />

en échec son adversaire par la ruse <strong>et</strong> l’illusion.<br />

Comme dans la partie d’échecs où l’élaboration progressive <strong>de</strong> la partie aboutit à<br />

la stase finale, la création <strong>et</strong> la mort sont indissociables. L’arrivée <strong>de</strong> Gradus,<br />

assassin potentiel <strong>de</strong> Sha<strong>de</strong>, est parallèle à l’écriture du poème, les <strong>de</strong>ux<br />

processus étant marqués par <strong>de</strong>s étapes précises. Les <strong>de</strong>ux personnages semblent<br />

être, comme au jeu d’échecs, les doubles inversés l’un <strong>de</strong> l’autre se faisant face :<br />

Gradus est un pragmatique dénué d’imagination, Sha<strong>de</strong> représente la création<br />

artistique.<br />

Il se pourrait que tous <strong>de</strong>ux ne soient que <strong>de</strong>s projections <strong>de</strong> Kinbote, qui<br />

pourrait avoir inventé le poète, ou son assassin. Celui-ci semble fluctuant,<br />

soumis à plusieurs variantes. Il se transforme en Jack Grey, un fou, à un moment<br />

du récit <strong>de</strong> Kinbote. Celui-ci pourrait se cacher sous ce masque <strong>et</strong> avoir tué le<br />

poète afin <strong>de</strong> dérober le poème : autant <strong>de</strong> variantes <strong>possibles</strong>, qui peuvent être<br />

<strong>de</strong>s projections <strong>et</strong> spéculations <strong>de</strong> Kinbote. Il élabore sa partie d’échecs ou son<br />

commentaire, qui <strong>de</strong>vient une œuvre en soi, indépendamment du poème.<br />

En tout cas les processus <strong>de</strong> création <strong>et</strong> <strong>de</strong> <strong>de</strong>struction sont indissociables,<br />

comme au jeu d’échecs. Sha<strong>de</strong> est mort alors qu’il allait achever son œuvre,<br />

l’assassinat étant survenu comme un inattendu échec <strong>et</strong> mat. De même, lorsque<br />

le commentaire <strong>de</strong> Kinbote arrive à son terme, il imagine un Gradus plus<br />

compétent qui viendrait l’assassiner. A l’instar d’un joueur d’échecs, Kinbote<br />

actualise <strong>de</strong> nouvelles possibilités par les coups qu’il crée mentalement. En eff<strong>et</strong>,<br />

le joueur d’échecs ouvre <strong>de</strong> nouvelles possibilités à chaque coup, en essayant <strong>de</strong><br />

rendre possible ce qui peut s’avérer totalement impossible au départ. Kinbote fait<br />

bifurquer la fin vers une mort potentielle, en l’annonçant, ce qui est une manière<br />

<strong>de</strong> manipuler l’imaginaire du lecteur dans c<strong>et</strong>te partie d’échecs encore en cours<br />

dans c<strong>et</strong>te oeuvre post-mo<strong>de</strong>rne, où Nabokov ne revendique aucune intention<br />

référentielle.<br />

448


Trois œuvres du corpus, La Variante <strong>de</strong> Lüneburg, Le Maître <strong>et</strong> le scorpion <strong>et</strong><br />

Le Tableau du Maître flamand, inscrivent pleinement le jeu d’échecs, <strong>de</strong><br />

manière explicite, dans le paramètre <strong>de</strong> la lutte pour la vie <strong>et</strong> <strong>de</strong> la mort. Ces<br />

œuvres offrent une stratégie discursive relativement classique, avec un point<br />

d’ancrage dans le passé. Dans Le Tableau du Maître flamand, qui allie jeu<br />

d’échecs <strong>et</strong> énigme policière, c<strong>et</strong>te référence au passé est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> la<br />

spéculation : l’énigme <strong>de</strong> la partie d’échecs, éternisée par le tableau du Maître<br />

flamand du XVème siècle, invite les protagonistes, Julia <strong>et</strong> le joueur d’échecs<br />

Muñoz, à découvrir l’assassin d’un <strong>de</strong>s joueurs.<br />

Dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg <strong>et</strong> Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, l’ancrage dans le<br />

passé s’articule entre histoire collective <strong>et</strong> individuelle. Tabori-Rubinstein <strong>et</strong><br />

Von Frisch-Morgenstein révèlent leur passé <strong>de</strong> passé <strong>de</strong> joueurs d’échecs dans<br />

l’univers du camp <strong>de</strong> la mort. L’un comme l’autre ont participé à la mécanique<br />

d’extermination, l’enjeu <strong>de</strong>s parties étant les vies humaines <strong>de</strong>s déportés,<br />

transformés en pièces échiquéennes, au sens propre dans Le Maître <strong>et</strong> le<br />

scorpion <strong>et</strong> au sens figuré dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg.<br />

Dans Le Tableau du Maître flamand, la partie, liée à la thématique du meurtre,<br />

est réactualisée dans le contexte contemporain. L’assassin, qui sévit dans<br />

l’entourage <strong>de</strong> Julia, continue la partie en proposant à Muñoz <strong>de</strong>s coups,<br />

matérialisés par <strong>de</strong>s diagrammes échiquéens. Les mouvements <strong>et</strong> menaces sur<br />

l’échiquier correspon<strong>de</strong>nt à <strong>de</strong>s meurtres réels. Le jeu d’échecs fonctionne<br />

comme un miroir du réel, dans un jeu <strong>de</strong> doubles <strong>et</strong> <strong>de</strong> refl<strong>et</strong>s trompeurs.<br />

L’assassin démasqué n’est autre que le meilleur ami <strong>de</strong> Julia.<br />

Dans les trois romans, le sens métaphorique <strong>et</strong> symbolique du jeu, avec ses<br />

mises en échec <strong>et</strong> ses échecs <strong>et</strong> mat, est transposé dans le réel <strong>et</strong> prend un sens<br />

littéral. C<strong>et</strong>te valeur concrète <strong>et</strong> effrayante du jeu matérialise une interaction<br />

réversible entre l’espace du jeu <strong>et</strong> l’espace réel. Le jeu d’échecs plonge ses<br />

racines dans la hiérarchie féodale du Moyen-Age, reflétant le pouvoir politique<br />

<strong>et</strong> militaire <strong>et</strong> fonctionne comme une allégorie <strong>de</strong> la guerre. Dans ces romans, le<br />

cheminement inverse se produit : le jeu se proj<strong>et</strong>te avec ses règles <strong>et</strong> ses<br />

mécanisme sur le plan du réel.<br />

449


Ces œuvres exploitent la puissance symbolique du jeu en proj<strong>et</strong>ant les<br />

mécanismes <strong>et</strong> les règles échiquéennes sur l’espace <strong>de</strong> la réalité. L’adversaire<br />

<strong>de</strong>vient littéralement la mort elle-même, comme dans la figure allégorique du<br />

film <strong>de</strong> Bergman. La mort survient comme une conséquence logique, que ce soit<br />

celle du joueur ou, comme dans ces œuvres, celle <strong>de</strong>s autres, arithmétique<br />

abstraite dans La Variante <strong>de</strong> Lüneburg ou comme une mise à mort en direct<br />

dans Le Maître <strong>et</strong> le scorpion, le jeu <strong>de</strong>venant monstrueux au sens étymologique<br />

du terme. Les victimes sont dépouillées préalablement <strong>de</strong> leur humanité, dans le<br />

spectacle grotesque comme dans le calcul arithmétique, ce qui évoque les<br />

commentaires <strong>de</strong> Lévinas sur la relation entre visage <strong>et</strong> éthique.<br />

Ni la <strong>de</strong>struction <strong>de</strong>s choses, ni la chasse, ni l’extermination <strong>de</strong>s vivants – ne visent le<br />

visage qui n’est pas du mon<strong>de</strong>. […] Le meurtre seul prétend à la négation totale. La<br />

négation du travail <strong>et</strong> <strong>de</strong> l’usage, comme la négation <strong>de</strong> la représentation. […] Tuer n’est<br />

pas dominer mais anéantir, renoncer absolument à la compréhension 957.<br />

Les notions <strong>de</strong> domination, d’assuj<strong>et</strong>tissement <strong>et</strong> <strong>de</strong> pouvoir sont <strong>de</strong>s<br />

composantes intrinsèques au jeu d’échecs. Le joueur, responsable <strong>de</strong> son jeu<br />

dans c<strong>et</strong> affrontement purement agônal sur l’échiquier, prouve <strong>de</strong> manière<br />

violente, par sa victoire, la supériorité <strong>de</strong> son pouvoir <strong>de</strong> réflexion <strong>et</strong> <strong>de</strong><br />

concentration sur son adversaire. Comme dans la légen<strong>de</strong> <strong>de</strong> Sissa, où la<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong> raisonnable en apparence masque la démesure, dans La Variante <strong>de</strong><br />

Lüneburg, le pouvoir du joueur confiné à l’espace échiquéen se transforme en<br />

pouvoir <strong>de</strong> vie ou <strong>de</strong> mort . Les choix échiquéens <strong>de</strong> Tabori sont investis d’une<br />

responsabilité incommensurable.<br />

Il s’agit pour le nazi Frisch, qui inscrit le jeu dans le réel, <strong>de</strong> marquer<br />

l’assuj<strong>et</strong>tissement absolu <strong>de</strong> l’adversaire à <strong>de</strong>s règles visant à introduire<br />

directement dans la partie d’échecs le paradigme vie/mort. Le Maître <strong>et</strong> le<br />

scorpion suit le même schéma, le jeu se métamorphosant en machine <strong>de</strong> mort.<br />

C<strong>et</strong> aspect apparaît <strong>de</strong> manière atténuée dans le roman Le Tableau du Maître<br />

957 Lévinas, Emmanuel, Totalité <strong>et</strong> infini, op. cit., p. 216.<br />

450


flamand, où l’assassin parvient à tuer <strong>de</strong>ux victimes <strong>et</strong> menace provisoirement<br />

Julia. Contrairement aux bourreaux <strong>de</strong>s romans <strong>de</strong> Paolo Maurensig <strong>et</strong> <strong>de</strong> Patrick<br />

Séry, la clémence <strong>de</strong> César, qui épargne sa victime potentielle Julia, montre qu’il<br />

ne parvient pas à l’instrumentaliser <strong>et</strong> à la voir comme une pièce sur l’échiquier<br />

<strong>de</strong> son plan meurtrier, trahissant ainsi son i<strong>de</strong>ntité au joueur d’échecs.<br />

Ces œuvres marquent la prédominance du réel, qui pervertit le jeu <strong>et</strong> le détourne<br />

<strong>de</strong> sa valeur ludique. A l’inverse, M.B…, Loujine <strong>et</strong> plus tard Kinbote signifient<br />

par leur folie que l’espace du jeu supplante le réel, dont ils se moquent<br />

éperdument. M.B…tire sa révérence à la fin <strong>et</strong> abdique tout pouvoir sur la<br />

réalité, constat qui trouve un tragique prolongement dans la réalité dans le<br />

suici<strong>de</strong> <strong>de</strong> Zweig, quelques mois après. Loujine <strong>et</strong> Kinbote se raillent d’un réel<br />

trop pesant : Loujine, par sa combinaison finale, montre qu’il est un personnage<br />

<strong>de</strong> fiction, qui n’a point <strong>de</strong> salut dans l’univers extra-textuel.<br />

Quant à Kinbote, il se passe <strong>de</strong> la sanction du réel <strong>et</strong> <strong>de</strong>s limites que celui-ci lui<br />

impose : il commente le poème, qui est déjà une fiction, en l’entraînant dans sa<br />

Zembla, sa terre géographique <strong>et</strong> son «sem», son sens, reprenant une<br />

problématique <strong>de</strong> Lewis Carroll 958 . La Vie mo<strong>de</strong> d’emploi présente une autre<br />

approche du jeu d’échecs, qui ne déteint pas sur le réel, ni par systématisation<br />

perverse <strong>de</strong>s règles, ni par la folie. Le jeu dans la fiction forme le signe, la trace<br />

<strong>de</strong> la facticité <strong>de</strong> l’œuvre d’art manipulée à la guise <strong>de</strong> l’auteur, dans un jeu<br />

révélant le « je » tout en le masquant. La mémoire universelle qui semble se<br />

déployer dans le roman, grâce au jeu du cavalier trahit un soucis d’exhaustivité<br />

<strong>et</strong> <strong>de</strong> totalisation, absolu jamais atteint car les mots ne sauraient dire le mon<strong>de</strong> ou<br />

les <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>.<br />

Des espaces libres <strong>et</strong> vierges <strong>de</strong>meurent à explorer, la fiction fonctionnant<br />

comme le jeu d’échecs : chaque variante proposée ouvre une potentialité dans<br />

l’espace infini <strong>de</strong>s possibilités. Le jeu d’échecs propose une dialectique, où<br />

aucune synthèse n’est possible, entre <strong>de</strong>ux altérités toujours en quête d’espace <strong>et</strong><br />

<strong>de</strong> signification. C<strong>et</strong> aspect a certainement fasciné les auteurs s’inspirant du jeu<br />

d’échecs, qui représente un éternel questionnement, variable à l’infini selon les<br />

joueurs qui s’affrontent, <strong>et</strong> suscitant une remise en question perpétuelle.<br />

958 Lewis Carroll sur joue la polysémie du mot «sens», direction <strong>et</strong> signification.<br />

451


C<strong>et</strong>te remarque rappelle l’aphorisme <strong>de</strong> Kostas Axelos, selon lequel tout est<br />

constamment rejoué, déjoué, mis en jeu : « Le jeu lui-même serait-il encore une<br />

figure – analogique plutôt que symbolique – non figurative, triomphante <strong>et</strong><br />

déclinante <strong>de</strong> l’errance, ou serait-ce l’errance elle-même qui ne formerait qu’une<br />

<strong>de</strong>s configurations du jeu 959 ?» Aucun jeu ne saurait mieux représenter l’errance<br />

que le jeu d’échecs; les pièces sont soumises à la tension permanente entre <strong>de</strong>ux<br />

polarités, la stase finale annonçant la fin <strong>de</strong> la partie. C’est alors que le joueur,<br />

errant comme sa pièce sur l’espace échiquéen, est libéré <strong>de</strong> c<strong>et</strong>te concentration,<br />

où le jeu se substitue au mon<strong>de</strong>, <strong>et</strong> <strong>de</strong>vient son mon<strong>de</strong> possible : « Pendant que<br />

<strong>de</strong>ux joueurs se disputent une partie, on leur annonce que le mon<strong>de</strong> va<br />

disparaître. Silencieusement, <strong>et</strong> d’un commun accord, ils continuent leur jeu 960 .»<br />

959 Axelos, Kostas, Le jeu du mon<strong>de</strong>, op. cit., p. 422.<br />

960 I<strong>de</strong>m, p. 444.<br />

452


BIBLIOGRAPHIE<br />

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Textuel 21. Paris : <strong>Université</strong> <strong>de</strong> Paris VII, 1988.<br />

532


Cahiers Georges Perec 3, Presbytères <strong>et</strong> Prolétaires, le dossier P.A.L.F. Valence : Editions<br />

du Limon, 1989.<br />

Cahiers Georges Perec 4, Mélanges. Valence : Editions du Limon, 1990.<br />

DUVIGAUD, Jean. Perec ou la cicatrice. Paris : Actes Sud, 1993.<br />

Formules : Revue <strong>de</strong>s littératures à contraintes. Qu’est-ce que les littératures à contraintes ? :<br />

Avant, ailleurs <strong>et</strong> autours <strong>de</strong> l’Oulipo. Paris : Noésis, 2000.<br />

FOURNEL, Paul. Clefs pour la littérature potentielle. Paris : Denoël, 1972.<br />

HARTJE, Hans, MAGNE, Bernard <strong>et</strong> NEEFS, Jacques. Cahier <strong>de</strong>s charges <strong>de</strong> La Vie mo<strong>de</strong><br />

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LEJEUNE, Philippe. La Mémoire <strong>et</strong> l’oblique : Georges Perec autobiographe. Paris : P.O.L.,<br />

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SCHWARTZ, Paul. Georges Perec : Traces of his passage. Birmingham : Summa, 1988.<br />

TRIGANO, Schmuel. Le Récit <strong>de</strong> la disparue. Paris : Gallimard, 1977.<br />

YAGUELLO, Marina. Les Fous du langage. Paris : Seuil, 1978.<br />

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4. OUVRAGES SUR STEFAN ZWEIG<br />

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DUMONT, Robert. Stefan Zweig <strong>et</strong> la France. Paris : Didier, 1967.<br />

EUROPE, Stefan Zweig, n° 794-795, juin-juill<strong>et</strong> 1995.<br />

FERRIGNAUD, Jean-Louis, <strong>et</strong> GROUIX, Pierre. Le Joueur d’échecs <strong>de</strong> Stefan Zweig :<br />

Premières leçons. Paris : PUF, 2001.<br />

JOHNSTON, William M. L’Esprit viennois. Paris : P.U.F., 1985.<br />

LAFAYE, Jean-Jacques. L’Avenir <strong>de</strong> la nostalgie, Une Vie <strong>de</strong> Stefan Zweig. Paris : Félin,<br />

1994.<br />

- Stefan Zweig, un aristocrate juif au cœur <strong>de</strong> l’Europe. Paris : Félin, 1999.<br />

- LE RIDER, Jacques. Mo<strong>de</strong>rnité viennoise <strong>et</strong> crises <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité. Paris : P.U.F., 1990.<br />

- Le Magazine littéraire, n° 351, février 1997.<br />

NIEMETZ, Serge. Stefan Zweig : Le Voyageur <strong>et</strong> ses <strong>mon<strong>de</strong>s</strong>. Paris : Le Livre <strong>de</strong> poche,<br />

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PATER, Donald. L’avenir <strong>de</strong> la nostalgie : une Vie <strong>de</strong> Stefan Zweig, trad. par Pascale<br />

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ROTHMUND, Elisab<strong>et</strong>h. Etu<strong>de</strong>s sur Le Joueur d’échecs. Paris : Résonances, Ellipses, 2000.<br />

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III. CRITIQUE GENERALE<br />

1. OUVRAGES<br />

ADORNO, Theodor W. Notes sur la littérature, trad. Sibylle Muller. Paris : Gallimard, 1984.<br />

ALLEN, Sture, Possible Worlds in Humanities, Arts and Sciences : Proceedings of Nobel<br />

Symposium 65. Berlin : Walter <strong>de</strong> Gruyter, 1989.<br />

AXELOX , Costas. Le Jeu du mon<strong>de</strong>. Paris : Minuit, 1969.<br />

- Métamorphoses. Paris : Minuit , 1991.<br />

BAKHTINE, Mikhaïl. Esthétique <strong>et</strong> théorie du roman, trad. Daria Olivier. Paris : Gallimard,<br />

1678, coll. «Tel».<br />

-Esthétique <strong>de</strong> la création verbale, trad. Alfreda Aucoutrier. Paris : Gallimard, 1984.<br />

- L’œuvre <strong>de</strong> François Rabelais au Moyen-Age <strong>et</strong> sous la Renaissance. Paris : Gallimard,<br />

1970.<br />

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BARDECHE, Marie-Laure, Le Principe <strong>de</strong> répétition : Littérature <strong>et</strong> mo<strong>de</strong>rnité. Paris :<br />

L’Harmattan, 1999.<br />

BARTHES, Roland, Le Degré zéro <strong>de</strong> l’écriture (1953), suivi <strong>de</strong> Nouveaux essais critiques.<br />

Paris : Seuil, 1972.<br />

- Le Plaisir du texte. Paris : Seuil, 1973.<br />

BAUDRILLARD, Jean. Le système <strong>de</strong>s obj<strong>et</strong>s. Paris : Gallimard, 1968.<br />

- La Transparence du mal : essai sur les phénomènes extrêmes. Paris : Galilée, 1990.<br />

BLANCHOT, Maurice. L’Espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955.<br />

- Le livre à venir. Paris : Gallimard, 1959.<br />

_. L’Ecriture du désastre. Paris : Gallimard, 1980.<br />

- La Communauté inavouable. Paris : Minuit, 1983.<br />

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CALVINO, Italo. Pourquoi lire les classiques. Trad. <strong>de</strong> l’Italien par Jean-Paul Mangaro.<br />

Paris : Le Seuil, 1984.<br />

- Leçons américaines. Paris Gallimard, 1989.<br />

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-. Le Pli : Leibniz <strong>et</strong> le baroque. Paris : Minuit, 1988.<br />

-Critique <strong>et</strong> clinique. Paris : Minuit, 1993.<br />

- Répétition<br />

DELEUZE, Gilles <strong>et</strong> GUATTARI, Félix. Kafka, pour une littérature mineure. Paris : Minuit,<br />

1975.<br />

- Capitalisme <strong>et</strong> schizoprénie : Mille plateaux. Paris : Minuit, 1980<br />

- Qu’est-ce que la philosophie?. Paris : Minuit, 1991.<br />

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- Méditations érotiques : essai sur Emmanuel Lévinas. Paris : Balland, 1992.<br />

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2. ARTICLES<br />

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Polysystem Studies in Po<strong>et</strong>ics Today, n°11 :1, trad. Ruth Ammosy, 1995.<br />

DAVIES, Paul. « Is the Universe a Machine ?” in Nina Hall, The New Scientist Gui<strong>de</strong> to<br />

Chaos. London : Penguin, 1992.<br />

REGARD, Frédéric. “ Bowing down before the great god entropy : postmo<strong>de</strong>rnisme, désir <strong>et</strong><br />

mysticisme (sur l’imagination créatrice chez William Golding) dans Fiction <strong>et</strong> entropie : Une<br />

Autre fin <strong>de</strong> siècle anglaise, textes réunis par Max Duperray, P.U. <strong>de</strong> Provence, 1996. (pp. 25-<br />

49).<br />

RAGUET-BOUVART, Christine. « Sens <strong>et</strong> essence du texte <strong>de</strong> Vladimir Nabokov » dans<br />

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ROUBY, Bertrand. « Spectres <strong>de</strong> l’infini » dans Shusterman, Robert (éditeur), L’infini.<br />

Bor<strong>de</strong>aux : Presses Universitaires, 2001.<br />

WESTPHAL, Bertrand. « Parallèle, mon<strong>de</strong> parallèle, archipel. » in Les Parallèles, Revue <strong>de</strong><br />

Littérature Comparée, Paris, n° 298, avril-juin 2001, pp. 235-241.<br />

- « Le spectre d’Ulysse ou les aléas du référent » in Kultur Po<strong>et</strong>ik, 2-2002, p. 166-183.<br />

- « Pour une approche géocritique <strong>de</strong>s textes : Esquisses » dans Géocritique mo<strong>de</strong> d’emploi,<br />

sous la direction <strong>de</strong> Bertrand Westphal, Pulim, 2000.<br />

543


IV. OUVRAGES GENERAUX : JEU<br />

D’ECHECS<br />

CAPECE, A. Le Grand livre <strong>de</strong> l’histoire <strong>de</strong>s échecs. Paris : Editions <strong>de</strong> Vecchi, 2001. 223 p.<br />

GIFFARD, Nicolas <strong>et</strong> BIENABE, Alain. Le Gui<strong>de</strong> <strong>de</strong>s échecs. Paris : Laffont, 1993. 1591 p.<br />

ECHIQUIERS D’ENCRE, sous la direction <strong>de</strong> BERCHTOLD, J., Genève, Droz, 1998. 603 p.<br />

V. FILMOGRAPHIE<br />

ALLEN, Woody. La Rose pourpre du Caire. (The Purple Rose of Cairo). New York :<br />

M<strong>et</strong>ropolitan Film, 1985.<br />

BERGMAN, Ingmar. Le Septième sceau (D<strong>et</strong> sjun<strong>de</strong> insegl<strong>et</strong>). Stockholm : Filmindustri,<br />

1956.<br />

NATALI, Vincenzo. Cube. New York : M<strong>et</strong>ropolitan Film, 1999.<br />

POLANSKI, Roman. The Pianist ( Le Pianiste). New York : M<strong>et</strong>ropolitan Film, 2002.<br />

544

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