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1 Figures de la corporéité Patrick Ange RAOULT

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Henry CONNES<br />

Monsieur le Prési<strong>de</strong>nt, je vous invite à vous asseoir avec nos invités et je propose<br />

immédiatement à <strong>Patrick</strong> <strong>RAOULT</strong> <strong>de</strong> s’installer à votre p<strong>la</strong>ce.<br />

<strong>Patrick</strong> <strong>RAOULT</strong> est Maître <strong>de</strong> Conférence à l’IUFM <strong>de</strong> Grenoble. Il est psychologue<br />

clinicien. Nous avons fait sa connaissance pour ce colloque. Puisqu’il était le premier à<br />

intervenir, nous lui avons <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> traiter l’image du corps en général.<br />

<strong>Figures</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>corporéité</strong><br />

Bonjour, il va s’agir <strong>de</strong> donner corps à ce début <strong>de</strong> journée.<br />

1<br />

<strong>Patrick</strong> <strong>Ange</strong> <strong>RAOULT</strong><br />

Maître <strong>de</strong> conférence en<br />

Psychologie clinique et pathologique<br />

IUFM Chambéry<br />

Comment, en effet, traverser en un temps restreint l’imbroglio <strong>de</strong>s théories sur le corps<br />

pour en donner une vision globale dans cette conférence d’introduction ? Le corps se livre en<br />

débauche à une pluralité <strong>de</strong> fictions interprétatives, au sein <strong>de</strong>squelles il se révèle et s’évanouit.<br />

Objet irreprésentable comme unité, le corps s’adonne à <strong>la</strong> connaissance dans <strong>de</strong>s discours<br />

hétérogènes. Nombre <strong>de</strong> discours (médical, érotique, religieux, psychologique, etc.)<br />

l’assujettissent à leurs découpages, en confectionnant <strong>de</strong>s constructions contradictoires d’un<br />

objet étrange, jamais entièrement accessible. Véritable habit d’Arlequin le corps s’avère ne<br />

relever ni d’une simple subjectivité, ni d’une technicité mais d’une discursivité. Les diversités<br />

<strong>de</strong>s savoirs ren<strong>de</strong>nt compte <strong>de</strong> <strong>la</strong> diversité <strong>de</strong>s parcours du corps, les constituant comme<br />

fictions, modèles d’interprétations, infiltrés <strong>de</strong>s discours sociaux, <strong>de</strong>s imaginaires collectifs et<br />

<strong>de</strong>s systèmes symboliques. Ainsi le corps n’est pas un donné naturel, c’est un construit, dont le<br />

statut <strong>de</strong>meure <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> l’ambiguïté et <strong>de</strong> l’équivocité.<br />

L’expérience du corps s’étire entre un corps positif et opaque que l’on possé<strong>de</strong>rait au<br />

titre d’une instrumentalité et un corps insaisissable que l’on serait. Cette dissension entre l’être<br />

et l’avoir n’est pas sans faire écho à une étymologie incertaine entre un corps mort, une<br />

charogne et une âme vivante. Le corps ne se saisit que d’un excès, celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> psyché. Nous<br />

sommes toujours menacés d’un éc<strong>la</strong>tement entre un corps subjectif et un corps objectif,<br />

refusant <strong>de</strong> prendre en compte <strong>la</strong> multiplicité en jeu. Le psychisme s’enracine dans son corps


qu’il façonne et renouvelle en même temps que ce <strong>de</strong>rnier l’appelle, le rend possible et le<br />

secourt. Il n’y a pas <strong>de</strong> pensée sans corps, il n’y a qu’une pensée incarnée dans un corps.<br />

Cette conception du vivre consiste à ne pas réduire le corps à un dispositif objectif ainsi que le<br />

prétend <strong>la</strong> méthodologie dite scientifique. On concevra le corps comme faisant partie <strong>de</strong><br />

l’institution symbolique <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture, au sens anthropologique du terme.<br />

Sans en saisir toute <strong>la</strong> complexité, nous nous donnerons quelques balises. Le corps<br />

p<strong>la</strong>tonicien est celui <strong>de</strong> l’usage, quoiqu’il soit un corps habité, vivant. Le « Phédon » montre que<br />

le sensoriel empêche l’accès au vrai. Philosopher ou penser consiste alors à mourir, au sens<br />

<strong>de</strong> se séparer <strong>de</strong> l’enveloppe corporelle. La maîtrise du corps, <strong>la</strong> mortification évite le danger<br />

d’un corps d’illusions, <strong>de</strong> souillures, <strong>de</strong> déceptions. Le « Banquet », s’il rappelle que le sensible<br />

déforme et cache l’intelligible, montre qu’un certain <strong>de</strong>gré <strong>de</strong> proximité <strong>de</strong>s corps s’affirme dans<br />

<strong>la</strong> progression du savoir. Le corps est gage <strong>de</strong> sécurité et d’enrichissement. Le « Georgias »<br />

dénonce les séductions du corps (toilette, cuisine) qui s’adjoignent aux autres f<strong>la</strong>tteries<br />

(rhétorique, sophistique). Avec le « Politique » s’affirme l’intégration du corps en tant qu’il prône<br />

<strong>la</strong> sagesse du corps et <strong>la</strong> loi <strong>de</strong>s mariages afin <strong>de</strong> permettre <strong>de</strong>s individus ouverts à <strong>la</strong><br />

tempérance. Mais c’est avec le « Philèbe » qu’il y a une réhabilitation du p<strong>la</strong>isir. Le jeu <strong>de</strong>s<br />

p<strong>la</strong>isirs sensoriels favorise celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée et assure <strong>la</strong> sagesse. Dans le « Timée » le corps<br />

<strong>de</strong>vient paradigmatique selon une tripartition biomorphique. Le corps est ainsi finalisé et l’excès<br />

ou le défaut entraînent <strong>de</strong>s défauts. Les ma<strong>la</strong>dies <strong>de</strong> l’âme traduisent l’état du corps. Le corps<br />

aristotélicien ramène à une union substantielle du corps et <strong>de</strong> l’âme, en regard d’une<br />

dialectique <strong>de</strong> l’enveloppement et <strong>de</strong> l’exhaussement.<br />

Mais une gran<strong>de</strong> rupture intervient avec <strong>la</strong> pensée chrétienne du corps promulguant<br />

l’évacuation progressive du corps. On décèle un pôle positif, celui <strong>de</strong> l’incarnation, et un pôle<br />

négatif, celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière impure. Le corps <strong>de</strong>vient l’objet <strong>de</strong> haine, en attente d’une<br />

transmutation du corruptible à l’incorruptible. Les trois dogmes (l’Incarnation, <strong>la</strong> Trinité,<br />

l’Eucharistie) sont re<strong>la</strong>tifs au corps dans sa double dimension dualiste et unitaire. Le dualisme<br />

est celui d’une chair, où gît le faible, le corruptible, <strong>la</strong> mort, le négatif, et l’âme à libérer.<br />

L’unitaire renvoie à l’unification <strong>de</strong>s différents membres, au sens d’un corps chrétien incorporé<br />

au Christ. Le corps du chrétien, incorporée à <strong>la</strong> chair stigmatisée du Christ, n’est plus ce corps<br />

troué d’une chair. Le Christ, par son sacrifice, restaure ce corps qui n’est plus le lieu du<br />

manque, mais épanouissement. Il est question <strong>de</strong> se débarrasser du corps <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair par une<br />

sévère mortification et un refus <strong>de</strong> <strong>la</strong> jouissance.<br />

La Renaissance institue le corps isolément comme propriété. Il bascule ainsi dans le<br />

registre <strong>de</strong> l’Avoir. Et c’est dans cette continuité avec l’école <strong>de</strong>s anatomistes italiens et<br />

hol<strong>la</strong>ndais, qu’émergera le corps cartésien, corps machine, perçu comme instrument <strong>de</strong> l’âme<br />

qui nécessite qu’on le maîtrise. Avec Spinoza, il y a hétéronomie en corps et pensée, mais à<br />

partir d’une substance infinie pouvant s’exprimer en une infinité d’attributs. Le corps <strong>de</strong>vient<br />

2


contingent, en particulier d’autres corps. Il s’inscrit dès lors dans un rapport d’inter<strong>corporéité</strong>.<br />

Malebranche, lui, concevra un corps enveloppe fédérant les divers éléments. De Liebniz à<br />

Nietzsche, <strong>la</strong> philosophie travaillera au corps ces notions, avant l’émergence <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

phénoménologie.<br />

Merleau-Ponty entend le corps comme véhicule <strong>de</strong> « l’être-au-mon<strong>de</strong> » impliquant qu’il<br />

n’y ait pas <strong>de</strong> césure entre <strong>la</strong> physiologie et le psychique. Le corps est expérience, tout autant<br />

espace expressif que nœud <strong>de</strong> significations vivantes. J.P. Sartre, <strong>de</strong> son côté, distingue le<br />

corps en tant qu’ « être-pour-soi » et en tant qu’ « être-pour autrui ». Dans sa conception il n’y a<br />

rien <strong>de</strong>rrière le corps, le corps est tout entier psychique. Le corps comme « être-pour-soi » se<br />

confond avec l’affectivité originelle : « …ce corps psychique, étant <strong>la</strong> projection, sur le p<strong>la</strong>n <strong>de</strong><br />

l’en-soi, <strong>de</strong> l’intracontexture <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience, fait <strong>la</strong> matière implicite <strong>de</strong> tous les phénomènes<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> psyché »(1).Le corps définit un espace psychique alors comme le corps d’autrui apparaît<br />

comme instrument et s’avère signifiant. Le corps est surtout le seul objet psychique, qui en<br />

vient à être connu dans <strong>la</strong> rencontre avec autrui.<br />

Cette perspective phénoménologique constitue <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> <strong>corporéité</strong>, dont se poursuit<br />

l’é<strong>la</strong>boration dans le travail <strong>de</strong> G. Deleuze sur <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> surface du corps chez le<br />

schizophrène (2).<br />

Les cinquante <strong>de</strong>rnières années ont vu l’émergence <strong>de</strong> plusieurs mises en scènes du<br />

corps après <strong>de</strong>s décennies d’enfouissement :<br />

o Le corps façonné et sophistiqué par l’organisation sociale à <strong>de</strong>s fins <strong>de</strong><br />

production et <strong>de</strong> reproduction<br />

o Le corps fétichisé, marchandise et produit <strong>de</strong> consommation<br />

o Le corps fantasmé, acteur plein d’une dramatique personnelle.<br />

Les prémisses sont peut-être à entendre dans le théâtre <strong>de</strong>s années cinquante qui<br />

invente un personnage sans nom, sans passé, source d’angoisse. Le personnage, désorienté<br />

dans le temps, ne parvient jamais à saisir son i<strong>de</strong>ntité. Et son corps morcelé et souffrant ne lui<br />

permet pas d’accé<strong>de</strong>r à une représentation <strong>de</strong> son moi. C’est un corps brisé qui trouve<br />

représentation. Ce corps, aucunement moyen <strong>de</strong> jouissance, <strong>de</strong>vient lieu <strong>de</strong> l’aliénation et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

persécution (Beckett, Adamov), image <strong>de</strong> mort (Ionesco), objet d’une horrible répulsion<br />

(Beckett). Une véritable <strong>de</strong>structuration du corps, telle que certaines parties du corps <strong>de</strong>venues<br />

autonomes par un processus métonymique, sont <strong>de</strong>s objets persécuteurs. C’est une vision<br />

archaïque du corps, pré-spécu<strong>la</strong>ire, qui travail<strong>la</strong>nt au cœur du processus i<strong>de</strong>ntitaire est mise en<br />

exergue.<br />

Les années soixante marque une rupture autour du thème <strong>de</strong> <strong>la</strong> libération corporelle. Le<br />

corps, au titre d’une libération politique et d’un éc<strong>la</strong>tement <strong>de</strong>s co<strong>de</strong>s, <strong>de</strong>vient le lieu d’explosion<br />

du désir et d’une possible transgression socioculturelle. Le lien communautaire se marque dans<br />

3


les circu<strong>la</strong>tions <strong>de</strong>s flux libidinaux et dans l’intensité <strong>de</strong>s vécus. Ceci est conjoint à une<br />

fétichisation du corps ouverte par <strong>la</strong> psychologie humaniste, nouveau module <strong>de</strong> l’économie<br />

spécialisée dans <strong>la</strong> production et <strong>la</strong> distribution <strong>de</strong>s services affectifs, thérapeutiques et<br />

re<strong>la</strong>tionnels. La psychologie du Moi se trouve transposée au niveau biologique : le corps se dit<br />

représentatif <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité <strong>de</strong> son propriétaire. L’abâtardissement théorique, physicalisant<br />

l’inconscient, ouvre <strong>de</strong> nouvelles formes d’aliénation sociale fondée sur une gestion<br />

manipu<strong>la</strong>toire passant par une instrumentalisation psychologique. Derrière l’autonomisation<br />

apparente du corps libidinal se tient le retour du corps productif et du corps fétichisé.<br />

Les années soixante-dix prolonge ce mouvement mais avec une inflexion qui fait du<br />

corps le lieu d’une libération personnelle. Surtout ce mouvement est celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> démarcation du<br />

corps pour l’organiser en un matériel structural d’échange <strong>de</strong> signes, à l’égal <strong>de</strong> <strong>la</strong> sphère <strong>de</strong>s<br />

objets(3). Il y a une fétichisation du phallus comme équivalent général. Le corps fétichisé est le<br />

lieu d’un déni <strong>de</strong> <strong>la</strong> castration. La différence érogène s’efface en une substance diaphane,<br />

lisse, épilée d’un corps glorieux et asexué. Toute aspérité est annulée, <strong>la</strong> division irréductible du<br />

sujet se trouve niée. Le corps <strong>de</strong>vient un système <strong>de</strong> signes ordonné par <strong>de</strong>s modèles. Se<br />

trame par-<strong>de</strong>là une rhétorique <strong>de</strong> l’emprise corporelle dans les institutions. J.M. Brohm insistera<br />

dans ses travaux sur le fait que tout ordre social produit un ordre corporel spécifique, que le<br />

pouvoir repose sur une incorporation invisible. L’emprise culturelle et l’hégémonie idéologique<br />

dominante s’exercent prioritairement par le truchement d’une politique du corps légitime qui<br />

assigne à tous les agents sociaux un statut, une fonction et un rôle corporel. Il y a <strong>de</strong>s<br />

mécanismes <strong>de</strong> domination dans, par et à travers le corps. Tout pouvoir se maintient par <strong>la</strong><br />

violence réelle ou symbolique sur les corps. C’est à <strong>la</strong> fois une machinerie disciplinaire, une<br />

manière d’intérioriser les signifiants corporels et une inscription <strong>de</strong>s règlements sociaux à<br />

même le corps. C’est encore un discours juridique qui délimite un corps légitime : « <strong>la</strong> loi<br />

s’empare du corps en le découpant en paragraphes articulés sur un système <strong>de</strong> valeurs et <strong>de</strong><br />

normes (propriété, intégrité, décence, outrage, etc.) »(4). Il y a un appareil<strong>la</strong>ge juridique du<br />

corps concernant <strong>la</strong> division <strong>de</strong>s sexes, l’antagonisme <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse et les variations culturelles.<br />

L’image du corps est <strong>la</strong> construction du corps comme rapport social.<br />

Avec les années quatre-vingt, on assiste à un repli sur le corps comme <strong>de</strong>rnier lieu<br />

d’une i<strong>de</strong>ntité. L’individualisme a pris <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> <strong>la</strong> socialité communautaire. Non seulement se<br />

voit affirmer que l’entremise <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>corporéité</strong> est insécable <strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion au mon<strong>de</strong> (activités<br />

perceptives, expression <strong>de</strong>s sentiments, étiquettes <strong>de</strong>s rites d’interaction, gestuelles et<br />

mimiques, mise en scène <strong>de</strong> l’apparence, entretien physique, re<strong>la</strong>tion à <strong>la</strong> douleur, etc.), mais<br />

est confirmé que l’expérience corporelle se fon<strong>de</strong> au sein d’un processus <strong>de</strong> socialisation. Il n’y<br />

a pas <strong>de</strong> naturalité du geste ou <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensation, le corps se révèle une structure symbolique.<br />

Sont rappelés tout un ensemble <strong>de</strong> travaux. Les techniques du corps (M. Mauss) ou techniques<br />

corporelles (C. Levi Strauss, B. Koechlin), les activités sportives (G. Bruant, A. Rauch, G.<br />

Vigarello, etc.), les techniques artisanales (F. Loux), etc. nécessitent <strong>de</strong>s apprentissages très<br />

4


formalisés et désignent les outils du corps comme palimpseste du corps. Elles constituent une<br />

structuration du schéma corporel dans un contexte socio-symbolique qui en livre conjointement<br />

les normes. Les soins du corps, l’hygiène, subissent <strong>de</strong>s variations historiques et sociales, tout<br />

autant que les thérapeutiques du corps (G. Vigarello). La gestualité interactive renvoie à <strong>de</strong>s<br />

co<strong>de</strong>s corporels fonctionnant comme moyens <strong>de</strong> communication dans le cadre d’institutions<br />

précises. C’est aussi le produit d’i<strong>de</strong>ntification au groupe d’appartenance, assurant les signes<br />

<strong>de</strong> reconnaissance et d’adhésion. Cette communication intercorporelle est échange : il y a<br />

intériorisation en creux <strong>de</strong>s gestes d’autrui auxquels nous réagissons par <strong>de</strong>s réponses<br />

appropriées (l’amphimixie <strong>de</strong> Ferenczi). Il est question d’i<strong>de</strong>ntification et <strong>de</strong> symbolisation dans<br />

<strong>la</strong> rencontre. Les sentiments, qui s’inscrivent sur le visage, le corps, sont enracinés dans les<br />

normes collectives implicites et ne sont pas conçus comme <strong>de</strong>s réalités en soi. L’expression <strong>de</strong><br />

<strong>la</strong> douleur n’échappe à ce tamisage social et psychologique. Et le visage est le lieu d’une<br />

véritable théâtralisation sociale. Plus finement encore, le décodage sensoriel du mon<strong>de</strong> est<br />

marqué par <strong>la</strong> dimension socioculturelle (G. Simmel). Chaque communauté en vient à é<strong>la</strong>borer<br />

son propre univers sensoriel comme univers <strong>de</strong> sens. Le façonnement symbolique du corps<br />

(soustraction rituelle d’un fragment du corps, marquages dans l’épaisseur <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair,<br />

inscriptions tégumentaires sous formes <strong>de</strong> tatouages, modifications <strong>de</strong> <strong>la</strong> forme du corps, etc.)<br />

désigne le corps comme support inévitable du rituel (Maertens, Doug<strong>la</strong>s, De Heutsch, etc.).<br />

Cependant <strong>la</strong> fonction rituelle (affronter l’inconnu et l’altérité, canaliser les émotions<br />

fondamentales, régler <strong>la</strong> sexualité) se trouve dérégulée dans nos sociétés. Elle <strong>la</strong>isse p<strong>la</strong>ce à<br />

l’emballement <strong>de</strong>s imaginaires sociaux du corps dont les corps fantasmatiques du racisme et<br />

<strong>de</strong> l’handicap font témoins. En ces cas, il y a réification du corps au regard <strong>de</strong> traits sail<strong>la</strong>nts,<br />

l’autre est réduit à sa visibilité et <strong>la</strong> différence se creuse en stigmate. L’altération, <strong>la</strong> différence<br />

est socialement transformée en stigmate, assimilé à un désordre dans <strong>la</strong> sécurité ontologique<br />

(E. Goffman). Cette stigmatisation est d’autant plus prégnante dans le mouvement <strong>de</strong><br />

personnalisation du corps, dans ce néo-narcissisme dans lequel le corps <strong>de</strong>vient le tenant-lieu<br />

<strong>de</strong> l’individu.<br />

Les années quatre-vingt dix s’inscrivent en partie en rupture en raison même <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

figuration dramatique d’une jouissance mortifiée, au travers du corps cachexique du sujet<br />

atteint du S.I.D.A. La mort extradée jusqu’alors trouvera à s’exacerber au lieu impensable d’une<br />

jeunesse se vivant immortelle. C’est le temps <strong>de</strong> l’effondrement <strong>de</strong> l’insouciance <strong>de</strong> l’Eros et le<br />

retour d’une figure décharnée <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, dans une confusion entre jouissance et mort. On<br />

découvre le sexe mortifère dont par<strong>la</strong>it Baudril<strong>la</strong>rd avec un renversement terrifiant dans lequel<br />

<strong>la</strong> sexualité se fait l’agent <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort. Le corps <strong>de</strong> son côté perd <strong>de</strong> son triomphalisme, les<br />

techniques corporelles s’enferrent dans une récupération psychiatrique, les étu<strong>de</strong>s savantes<br />

s’amenuisent, <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce du corps s’anthropologise dans un discours conformiste (D. Le Breton).<br />

En même temps, <strong>la</strong> violence envahit l’espace imaginaire <strong>de</strong> nos sociétés et s’affiche sur le<br />

mo<strong>de</strong> banal <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence télévisuelle surréalitaire.<br />

5


Les années <strong>de</strong>ux mille voient <strong>la</strong> poursuite <strong>de</strong> ce mouvement d’extradition qui tente <strong>de</strong> se<br />

théâtraliser dans <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> guerre propre, technologique avant qu’elle ne soit elle-même<br />

rattrapée par l’archaïsme <strong>de</strong>s corps déchiquetés et par l’imagerie barbare <strong>de</strong> <strong>la</strong> torture. La<br />

généralisation <strong>de</strong> <strong>la</strong> valeur d’usage dans sa glorification verra son renversement ou sa logique<br />

propre se déployer dans les processus d’exclusion, par lesquels <strong>la</strong> mort s’installe désormais<br />

dans son quotidien. Le discours savant est désormais envahi par un scientisme étroit et<br />

discriminatif, ramenant le corps à un biologisme, à un comportementalisme ou à un<br />

cognitivisme. C’est un discours normatif, naturalisant les manifestations du corps, le réduisant à<br />

un ensemble <strong>de</strong> signes, niant les fonctions premières <strong>de</strong>s facteurs socioculturels et<br />

psychologiques. On retrouve un discours hégémonique restaurant <strong>de</strong>s machineries<br />

disciplinaires, discours <strong>de</strong> nature paranoïaque s’affirmant détenteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> vérité. Mais il se<br />

refuse à prendre en compte que le corps se voit livré à <strong>la</strong> pure violence : violences urbaines ou<br />

guerrières, actes autovulnérants ou suicidaires, généralisation <strong>de</strong>s actes déritualisés à<br />

connotation masochique, prégnance d’un discours victimologique.<br />

S. Freud mettra rapi<strong>de</strong>ment l’anatomie à l’écart dans l’étiologie névrotique, non sans<br />

avoir tenté d’é<strong>la</strong>borer le rapport conceptuel psychique/physiologique (1891, 1892, 1895). La<br />

psychanalyse va instaurer un écart d’avec <strong>la</strong> position médicale aussi bien au registre clinique<br />

qu’au registre <strong>de</strong> <strong>la</strong> science <strong>de</strong>s corps. L’opération freudienne est une opération <strong>de</strong> sens qui<br />

déjoue <strong>la</strong> logique linéaire d’une matérialité visible. Au regard médical ou psychiatrique, Freud<br />

substitue l’écoute <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>inte du ma<strong>la</strong><strong>de</strong>. A <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> l’objectivité positiviste qui réalise le<br />

corps du ma<strong>la</strong><strong>de</strong> comme corps <strong>de</strong> savoir, il convoque l’approche <strong>de</strong> <strong>la</strong> souffrance si bien<br />

amorcée dans l’équivalence entre douleur imaginaire et douleur somatique. Là où le ma<strong>la</strong><strong>de</strong><br />

somatique déploie une <strong>de</strong>scription avec tranquillité et certitu<strong>de</strong>, localisant l’origine <strong>de</strong> ses<br />

douleurs et leur diffusion, l’hypochondriaque donne l’impression d’accomplir un travail mental<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ses forces, alors que l’hystérique montre une singulière expression <strong>de</strong><br />

satisfaction au lieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> douleur lors <strong>de</strong> <strong>la</strong> stimu<strong>la</strong>tion du point sensible. L’hystérique se<br />

comporte comme si l’anatomie n’existait pas, l’altération est celle <strong>de</strong> l’idée du membre. Très<br />

vite référée au <strong>la</strong>ngage, cette symbolisation corporelle, cette conversion <strong>de</strong>ssine, dans ses<br />

effets <strong>de</strong> sens, une anatomie fantasmatique. Freud fait <strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>inte <strong>la</strong> vérité du trouble<br />

pathologique et y introduit le corps imaginaire du désir, voire <strong>de</strong> <strong>la</strong> passion. Le réalisme du<br />

corps est dép<strong>la</strong>cé par rapport à sa fantasmatique et à sa signifiance. Son attention porte sur <strong>la</strong><br />

position subjective <strong>de</strong> l’énonciataire. Il y a une rupture d’avec le corps objet du neurologue.<br />

Freud dép<strong>la</strong>ce le signe médical vers le symptôme comme formation <strong>de</strong> compromis et<br />

surdétermination. La position médicale se soutient d’une mise à l’écart <strong>de</strong> <strong>la</strong> subjectivité face à<br />

un organisme qui ne ment pas. Ce sont <strong>de</strong>s rapports référentiels, universalisables. Le<br />

symptôme médical renvoie à quelque chose, sans sujet aucun. Alors que le symptôme<br />

6


psychanalytique est, comme le formule J. Lacan, un retour <strong>de</strong> vérité, interprétable dans l’ordre<br />

du signifiant. Freud accor<strong>de</strong> au <strong>la</strong>ngage une fonction <strong>de</strong> symbolisation corporelle et un rôle <strong>de</strong><br />

soutien aux phénomènes <strong>de</strong> conversion. Cette symbolisation corporelle se développe dans une<br />

re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> sens entre une série associative et une disposition organique. Le corps se trouve<br />

ainsi pris dans l’articu<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> signifiants qui le découpe ; il est pris dans le corps du<br />

symbolique.<br />

Freud constitue le corps dans son rapport au désir inconscient. La sexualité, à ce titre,<br />

réalise une véritable transgression anatomique. La pulsion sexuelle s’étend au corps tout<br />

entier, <strong>de</strong> même que se joue <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion du corps au fantasme. Le corps s’avère <strong>la</strong> scène<br />

d’accomplissement d’un appareil psychique et d’une réalité psychique ; le moi se révèle dérivé<br />

<strong>de</strong> sensations corporelles, il est <strong>la</strong> projection mentale <strong>de</strong> <strong>la</strong> surface du corps.<br />

L’approche neurologique, non sans proximité avec l’approche psychiatrique, n’a pas été<br />

sans décrire <strong>de</strong> nombreux tableaux d’atteinte <strong>de</strong>s fonctions corporelles ; parmi les plus<br />

singulières s’illustrent les problèmes <strong>de</strong> reconnaissance et d’appréhension. Les agnosies<br />

neurologiques et les troubles <strong>de</strong> somatognosie sont envisagés comme <strong>de</strong>s troubles <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

reconnaissance et <strong>de</strong> <strong>la</strong> nomination touchant l’image du corps. De J. Lhermitte à Ajuriaguerra<br />

et Hécaen, voire <strong>Ange</strong>lergues, <strong>la</strong> notion d’image du corps est interrogée alors qu’elle n’est plus<br />

présente dans <strong>la</strong> neurologie actuelle qui y a substitué les dysconnexions entre les divers<br />

systèmes <strong>de</strong> perception et <strong>de</strong> conscience. L’agnosie affecte <strong>la</strong> reconnaissance <strong>de</strong> l’objet qui est<br />

vu, senti mais pas reconnu. Appréhendé par le regard, il ne peut être nommé. Il y a <strong>de</strong>s<br />

agnosies pour les choses, pour les couleurs, <strong>de</strong>s agnosies spatiales, <strong>de</strong>s agnosies <strong>de</strong>s<br />

physionomies (prosopagnosie). Il s’agit d’une perte <strong>de</strong> significations. Dans une même<br />

perspective, les dyspraxies affectent l’hémisphère droit, les alexies l’hémisphère gauche.<br />

L’asomatognosie est une forme d’agnosie qui porte sur ce qui est reconnu et désigné au titre<br />

<strong>de</strong> son corps (schéma <strong>de</strong> notre corps <strong>de</strong> Bonnier, l’image spatiale du corps <strong>de</strong> Pick, le schéma<br />

postural <strong>de</strong> Head, le schéma corporel <strong>de</strong> Schil<strong>de</strong>r, l’image <strong>de</strong> soi <strong>de</strong> Von Bogaert, l’image <strong>de</strong><br />

notre <strong>de</strong> corps <strong>de</strong> Lhermitte). C’est le sens <strong>de</strong> notre corps qui est perdu, se traduisant en une<br />

mauvaise connaissance du corps. La notion <strong>de</strong> membre fantôme est <strong>la</strong> persistance d’un<br />

membre illusionnel senti en lieu et p<strong>la</strong>ce d’un membre amputé. Il réalise <strong>la</strong> distinction entre<br />

corps physique et l’image du corps. Il y a prégnance <strong>de</strong> l’image du corps et sa prépondérance<br />

par rapport à <strong>la</strong> perception du corps réel. Le syndrome <strong>de</strong> Gerstmann (agnosie digitale,<br />

indistinction droite/gauche, acalculie et agraphie dite pure) décrit l’incapacité à distinguer,<br />

nommer les différents doigts <strong>de</strong> sa propre main ou <strong>de</strong> l’observateur. C’est une atteinte d’une<br />

fonction primordiale <strong>de</strong> symbolisation <strong>de</strong> l’espace à partir d’une orientation du corps. Ce<br />

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phénomène est plus massif dans l’autotopoagnosie qui est <strong>la</strong> perte <strong>de</strong> <strong>la</strong> localisation <strong>de</strong>s<br />

différents éléments du corps. Il y a incapacité <strong>de</strong> nommer et <strong>de</strong> décrire les diverses parties du<br />

corps (exemple c<strong>la</strong>ssique <strong>de</strong> l’oreille gauche perdue et recherchée sur <strong>la</strong> table). On constate un<br />

phénomène <strong>de</strong> négation avec l’idée que les organes ont été soustraits par l’autre.<br />

L’asomatognosie est <strong>la</strong> méconnaissance d’un hémicorps ; l’hémiasomatognosie est l’illusion ou<br />

le délire d’absence <strong>de</strong> l’hémicorps lésé ; l’anosognosie est l’ignorance apparente du trouble<br />

survenu. L’asomatognosie totale est insensibilité générale au lieu du corps, d’où un sentiment<br />

<strong>de</strong> déréalisation et <strong>de</strong> dépersonnalisation. Nous avons là une atteinte du champ entier <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

reconnaissance. On relève encore <strong>de</strong>s perturbations somatognosiques paroxystiques sources<br />

<strong>de</strong> sentiment d’absence, d’illusions <strong>de</strong> transformation corporelle, d’illusions <strong>de</strong> dép<strong>la</strong>cement<br />

corporel entraînant <strong>de</strong>s manifestations psychoaffectives.<br />

Ainsi tout trouble neurologique (agnosique, aphasique, apraxique, paralytique) a une<br />

inci<strong>de</strong>nce sur les modalités d’assomption <strong>de</strong> l’image du corps, jusqu’à <strong>de</strong>s réactions<br />

catastrophiques (Goldstein) suscitant une pathologie <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité.<br />

S. Thibierge rappelle utilement les pathologies <strong>de</strong> l’image du corps au p<strong>la</strong>n<br />

psychiatrique en partant du syndrome d’illusion <strong>de</strong>s sosies <strong>de</strong> Capgras et Reboul-Lachaux en<br />

1923. C’est dans le cadre d’un délire systématisé chronique qu’est relevé un symptôme<br />

singulier. Il s’agit là d’une méconnaissance systématique procédant d’une interprétation d’ordre<br />

affectif consistant à substituer <strong>de</strong>s sosies aux visages familiers. Ce syndrome précè<strong>de</strong> <strong>la</strong> mise<br />

en avant du syndrome d’illusion <strong>de</strong> Frégoli, exposé en 1927 par Courbon et Fail. C’est là une<br />

même personnalité que diversifie une multitu<strong>de</strong> d’apparences. Disjonction entre<br />

reconnaissance et nomination : il y a bien disjonction entre le nom d’un côté, comme support <strong>de</strong><br />

l’i<strong>de</strong>ntification <strong>de</strong> quelque chose, et <strong>de</strong> l’autre côté l’image comme ensemble <strong>de</strong> traits<br />

normalement articulés à <strong>la</strong> reconnaissance, mais en l’espèce détachés <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconnaissance.<br />

Un troisième syndrome psychiatrique est relevé, celui d’intermétamorphose <strong>de</strong> Courbon<br />

et Tusques qui affecte aussi les registres <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconnaissance, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntification et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />

nomination. Ces pathologies psychiatriques <strong>de</strong> l’image du corps seront interprétées comme une<br />

i<strong>de</strong>ntification délirante sous <strong>de</strong>ux actualisations différentes :<br />

Les syndromes <strong>de</strong> méconnaissance (illusion <strong>de</strong>s sosies <strong>de</strong> Capgras) : image<br />

sans nom<br />

Les syndromes <strong>de</strong> fausse reconnaissance (illusion <strong>de</strong> Frégoli, illusion<br />

d’intermétamorphose) : nom sans image.<br />

C’est bien entendu autour <strong>de</strong> <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> psychose que cette fonction corporelle<br />

est singulièrement cernée dans une inspiration psychanalytique. Parmi les nombreux auteurs,<br />

G. Pankow fait référence. La psychose, selon elle, renvoie à une dissociation ou à une<br />

<strong>de</strong>struction <strong>de</strong> l’image du corps <strong>de</strong> telle manière que ses parties per<strong>de</strong>nt leur lien avec le tout<br />

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pour réapparaître dans le mon<strong>de</strong> extérieur. Elle définit une double fonction <strong>de</strong> l’image du corps,<br />

fonction <strong>de</strong> structure (réseau <strong>de</strong> re<strong>la</strong>tions interhumaines, constituées <strong>de</strong> systèmes <strong>de</strong> lois) et<br />

fonction <strong>de</strong> contenu ou <strong>de</strong> communication. La première fonction concerne sa structure spatiale<br />

en tant que forme, soit l’expression d’un lien dynamique entre les parties et <strong>la</strong> totalité. La<br />

secon<strong>de</strong> fonction abor<strong>de</strong> le contenu et le sens. Privilégiant les notions <strong>de</strong> limite et <strong>de</strong> surface,<br />

elles sont symbolisantes, à savoir qu’elles réalisent un ensemble <strong>de</strong> systèmes symboliques<br />

visant une règle d’échange. La psychose exprime divers mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> dissociation (perte du lien<br />

entre les parties et le tout) alors que <strong>la</strong> névrose signale <strong>de</strong>s formes <strong>de</strong> muti<strong>la</strong>tions. Elle construit<br />

ainsi une forme <strong>de</strong> sémiologie <strong>de</strong> l’atteinte <strong>de</strong>s fonctions du corps en regard du registre<br />

psychopathologique. Elle précise <strong>la</strong> précocité <strong>de</strong>s atteintes <strong>de</strong> ces fonctions, spécifiant une<br />

construction primaire <strong>de</strong> l’image du corps. Pareillement, dans un autre espace psychanalytique,<br />

G. Haag insiste sur ces échecs <strong>de</strong> <strong>la</strong> « corporéation » dans les psychoses précoces. La<br />

corporéation désigne en quoi les diverses parties du corps sont <strong>de</strong>s représentants <strong>de</strong>s<br />

interre<strong>la</strong>tions entre les ébauches du sentiment <strong>de</strong> soi et les ébauches du sentiment <strong>de</strong><br />

l’existence <strong>de</strong> l’objet d’amour, connu initialement par l’expérience corporelle <strong>de</strong> jonctions dans<br />

les phénomènes <strong>de</strong> portage et <strong>de</strong> nourrissage. L’échec <strong>de</strong> cette opération entraîne <strong>la</strong><br />

régression du moi psychique naissant sous <strong>la</strong> forme d’une désorganisation, soit le<br />

« démantèlement » <strong>de</strong> l’appareil perceptuel en ses composants sensuels et sensoriels. Dans<br />

un autre registre, F. Dolto développe <strong>la</strong> notion d’une image inconsciente du corps, lieu d’une<br />

re<strong>la</strong>tion interhumaine. Cette image est <strong>la</strong> mémoire inconsciente <strong>de</strong> tout vécu re<strong>la</strong>tionnel<br />

précoce dans <strong>la</strong> dya<strong>de</strong> mère-enfant. Elle est l’articu<strong>la</strong>tion dynamique d’une image <strong>de</strong> base,<br />

d’une image fonctionnelle et d’une image <strong>de</strong>s zones érogènes. L’image <strong>de</strong> base, constitutive du<br />

sentiment d’existence, est <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> continuité narcissique, et va se modifier par d’autres<br />

images <strong>de</strong> base (respiratoire-olfactive-auditive, orale, anale). L’image fonctionnelle vise à<br />

l’accomplissement du désir, elle s’objective dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion au mon<strong>de</strong>, et prépare à l’utilisation<br />

du schéma corporel, qui lui réfère, à un autre niveau, au corps actuel dans l’espace <strong>de</strong><br />

l’expérience immédiate. L’image érogène est associée au lieu où se focalisent p<strong>la</strong>isir et<br />

dép<strong>la</strong>isir érotiques dans <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion à l’autre. Ces trois composantes se synthétisent dans<br />

l’image dynamique. Cette construction opère dans le rapport <strong>la</strong>ngagier à autrui, à défaut<br />

s’inscrit une faille interrompant le processus <strong>de</strong> symbolisation. Cette image inconsciente du<br />

corps se verra refouler tout d’abord par l’image scopique, puis par <strong>la</strong> castration oedipienne.<br />

J. Lacan précisera <strong>la</strong> fonction <strong>de</strong> l’image spécu<strong>la</strong>ire dans l’économie subjective à partir<br />

<strong>de</strong> <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> sta<strong>de</strong> du miroir, reprise <strong>de</strong>s psychologues généticiens. Située entre 6 et 18<br />

mois, cette opération est celle, au décours d’une pério<strong>de</strong> d’impuissance et <strong>de</strong> dépendance, <strong>de</strong><br />

l’unité formelle anticipée <strong>de</strong> sa propre image au miroir. Ce sta<strong>de</strong> du miroir peut se caractériser<br />

par trois traits principaux :<br />

La reconnaissance <strong>de</strong> l’image par une captation narcissique où le sujet<br />

méconnaît l’inversion spécu<strong>la</strong>ire ;<br />

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L’i<strong>de</strong>ntification du sujet (imaginaire) à cette image suppose le regard d’un<br />

autre, et un élément symbolique est requis comme trait par lequel le sujet<br />

peut d’abord être représenté dans l’élément <strong>de</strong> <strong>la</strong> parole (i<strong>de</strong>ntification<br />

symbolique) ;<br />

La consistance <strong>de</strong> cette image dans sa valeur narcissique <strong>de</strong> forme idéale est<br />

subordonnée à une neutralisation <strong>de</strong> l’investissement libidinal attaché à l’objet<br />

phallique.<br />

La faillite <strong>de</strong> cette opération, qui est celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> séparation entre corps et psychisme, qui<br />

est matrice du moi et <strong>de</strong>s i<strong>de</strong>ntifications, entraîne <strong>de</strong>s troubles psychopathologiques.<br />

On voit s’opérer <strong>de</strong> ce rapi<strong>de</strong> rappel <strong>de</strong>s auteurs une différenciation entre l’image pré-<br />

spécu<strong>la</strong>ire et l’image spécu<strong>la</strong>ire, caractérisant chacune <strong>de</strong>s modalités d’expression<br />

pathologique. La fondation corporelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> psyché se retrouve chez <strong>de</strong> nombreux autres<br />

auteurs parmi lesquels D. Anzieu occupe un site <strong>de</strong> choix avec sa notion <strong>de</strong> Moi-peau. On peut<br />

se référer à l’excellente synthèse <strong>de</strong> travaux <strong>de</strong> Ciccone et Lhopital en 1991.<br />

La psychosomatique, processus au cours duquel le soma seul sert <strong>de</strong> théâtre sans le<br />

concours <strong>de</strong> l’instance psychique, permet d’interroger cette image du corps. Elle traduit <strong>la</strong><br />

mobilisation du corps pour évacuer <strong>de</strong>s conflits ou <strong>de</strong>s fantasmes psychiques, en l’absence <strong>de</strong><br />

représentations. J. Mac Dougall décrit un fonctionnement psychique <strong>de</strong> type alexithymique<br />

(pensée opératoire, rejet hors-psyché <strong>de</strong>s idées pénibles, <strong>de</strong>s représentations) qui est une<br />

défense massive contre <strong>de</strong>s angoisses narcissiques et psychotiques donnant lieu à un récit<br />

désaffecté. Elle lie ce fonctionnement à un contrôle <strong>de</strong> <strong>la</strong> mère <strong>de</strong> certaines parties du corps <strong>de</strong><br />

l’enfant, ainsi envahi et qui ne peut s’approprier psychiquement <strong>la</strong> totalité <strong>de</strong> son corps. Les<br />

parties du corps sont vécues comme propriété <strong>de</strong> l’Autre et cet excès est ressenti comme une<br />

substance toxique. Ceci entraînera <strong>de</strong>s expériences <strong>de</strong> perte <strong>de</strong> limite en tant qu’existe un<br />

corps pour <strong>de</strong>ux. C’est un couple constitué d’une mère abyssale et d’un enfant bouchon. De fait<br />

les conflits psychiques sont immédiatement éjectés hors <strong>de</strong> <strong>la</strong> psyché. Le même<br />

fonctionnement peut résulter <strong>de</strong> l’exposition à un vécu traumatique précoce. Les somatisations<br />

réalisent alors une défense archaïque contre le désir <strong>de</strong> se perdre en se confondant avec<br />

l’Autre ; le soma réagit contre un affect débordant traité comme une ma<strong>la</strong>die physiologique.<br />

C’est l’inexistence <strong>de</strong>s affects qui implique une vulnérabilité aux désorganisations<br />

psychosomatiques. Le corps est séparé du sujet qui habite ce corps.<br />

Ces conclusions resteront ouvertes. La traversée rapi<strong>de</strong> <strong>de</strong> ces figures <strong>de</strong> l’image du<br />

corps insiste sur les fonctions singulières du corps, objet innommable en proie à <strong>de</strong>s opérations<br />

conjointes, hétérogènes et à <strong>de</strong>s discours multiples. Il reste, mais ce n’était pas l’objet du<br />

propos, à travailler ce qu’il en est du <strong>de</strong>venir <strong>de</strong> ces images du corps quand le handicap vient<br />

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marquer le corps. Là encore <strong>de</strong>s différenciations s’imposent entre le handicap <strong>de</strong> naissance et<br />

le handicap acquis, entre un mo<strong>de</strong> d’acquisition traumatique ou consécutif à une évolution<br />

progressive, entre le lieu spécifique du corps neutre ou fortement signifiant, entre un handicap<br />

lié à <strong>de</strong>s atteintes neurologiques ou celui lié à une traumatologie, etc. Ces handicaps viennent<br />

s’inscrire dans une historicité psychique et les mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> construction <strong>de</strong>s images du corps, ils<br />

les sollicitent, dép<strong>la</strong>cent les équilibres antérieurs, réactualisent <strong>de</strong>s failles. Ils obligent, au-<strong>de</strong>là<br />

d’une appropriation et d’une récupération fonctionnelle, à un nouveau travail d’appropriation<br />

psychique. Ils interrogent le corps social, le corps sexualisé et le corps sensorialisé, entraînent<br />

un travail <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil ou d’acceptation <strong>de</strong> limitation, conduisent à lutter contre un renoncement.<br />

Ces situations soulignent d’un point <strong>de</strong> vue psychologique qu’on ne peut aucunement se limiter<br />

à une approche neuropsychologique, nécessaire aux p<strong>la</strong>ns évaluatif et rééducatif, mais<br />

insuffisante au p<strong>la</strong>n psychique. L’exposition présentée d’ailleurs lors du congrès rappe<strong>la</strong>it cette<br />

nécessité existentielle pour ne pas se vivre comme un corps aliéné par l’instrumentalité<br />

médicale. Celle-ci d’ailleurs se présente pour le sujet comme une paradoxalité aliénante car elle<br />

s’impose pour son bien, voire pour sa survie, se centre sur l’objectivité du corps en déniant <strong>la</strong><br />

part subjective. Il est donc d’importance <strong>de</strong> restaurer à chaque étape <strong>de</strong> <strong>la</strong> médicalisation<br />

nécessaire un travail <strong>de</strong> subjectivation, un travail <strong>de</strong> psychologie clinique, qui ne se réduise pas<br />

à un comportementalisme réadaptatif. Le sujet ne peut se réduire à <strong>la</strong> visibilité <strong>de</strong> son<br />

handicap, <strong>de</strong> ses limitations fonctionnelles, <strong>de</strong> ses difficultés adaptatives, aux pertes <strong>de</strong> sa<br />

qualité <strong>de</strong> vie (familiale, sexuelle, sociale). Il lui faut se réapproprier sa qualité <strong>de</strong> sujet avec les<br />

limitations spécifiques qui le marquent, enjeu particulièrement prégnant chez les jeunes<br />

acci<strong>de</strong>ntés mais tout autant chez les personnes d’un âge plus avancé.<br />

Je vous remercie.<br />

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