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une comédie dramatique de Jean-Luc Annest

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TORTILLA ( )<br />

<strong>une</strong> <strong>comédie</strong> <strong>dramatique</strong> <strong>de</strong> <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong>


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- Chapitre 1 -<br />

Harold était persuadé que Dieu n'était pas innocent.<br />

— Je t'assure, m'avait-il dit, le Seigneur m'a parlé sur le pont<br />

<strong>de</strong> Brooklyn...! Il m'a dit: « Harold, attrape ta guitare et glorifie<br />

mon nom!!! »<br />

— Tu débloques Harold, avais-je affirmé. Qu'est-ce que tu<br />

veux que le bon Dieu fasse sur Brooklyn Bridge...??<br />

Un petit silence avait plané au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nos têtes et Harold<br />

s'était gratté la nuque.<br />

— J'en sais rien, avait-il avoué, mais je te jure que sa voix<br />

était aussi limpi<strong>de</strong> que celle <strong>de</strong> Bernie quand il prend <strong>une</strong><br />

comman<strong>de</strong>!<br />

Bernie c'était le glacier du quartier. Nous nous retrouvions<br />

souvent dans sa boutique avec Harold, Tortilla, Stan et les autres,<br />

c'était l'endroit où tous les gosses du coin venaient se ravitailler<br />

en chewing-gums et déguster les meilleurs milk-shake <strong>de</strong><br />

Manhattan.<br />

— Bon sang Lenny, tu te rends compte?!! m'avait-il relancé,<br />

le Seigneur m'a choisi! Il m'a désigné avec ma guitare pour jouer<br />

sa musique, c'est extraordinaire, non...?!?<br />

J'avais avalé l'ultime gorgée <strong>de</strong> lait qui stagnait dans le fond<br />

<strong>de</strong> mon verre et j'avais fait:<br />

— Ouais, maintenant t'es <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> missionnaire, quoi!<br />

Harold était scié. Il avait laissé s'échapper <strong>une</strong> légère bouffée<br />

<strong>de</strong> gaz carbonique en do<strong>de</strong>linant <strong>de</strong> la tête et <strong>de</strong>vant l'étincelle<br />

merveilleuse qui parcourait ses iris, j'avais renoncé à lui révéler<br />

le pot aux roses. De toute façon, comment lui avouer que l'idée<br />

d'un canular religieux avait germé dans nos esprits après avoir<br />

assisté à <strong>une</strong> cérémonie que son papa, pasteur, officiait dans <strong>une</strong><br />

église <strong>de</strong> Woodsi<strong>de</strong>? Comment lui révéler que la voix <strong>de</strong> Dieu<br />

n'était autre que celle <strong>de</strong> Bernie un peu trafiquée? Comment lui<br />

expliquer enfin qu'un haut-parleur avait été ficelé aux câbles<br />

porteurs du pont et qu'il était tombé dans le panneau comme un<br />

nouveau-né qui se fait refiler du lait en poudre?<br />

— Doux Jésus Lenny, est-ce que tu te rends bien compte que<br />

je suis l'élu?!?<br />

— C'est à peine croyable..., <strong>de</strong>puis Jimmy Hendrix on<br />

attendait le messie!


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Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Je sais bien..., c'est dingue, hein?<br />

— Je ne sais pas quoi te dire... Faut croire que t'es porté par<br />

la grâce divine.<br />

— Hhhoouuu! si un jour on m'avait dit un truc pareil!<br />

Tandis qu'Harold n'en finissait pas <strong>de</strong> balancer sa tête au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> son milk-shake, je retenais les gloussements qui<br />

tressaillaient dans le fond <strong>de</strong> ma gorge parce que je ne voulais<br />

pas éveiller ses soupçons. Il avait travaillé <strong>de</strong>s nuits entières à la<br />

sueur <strong>de</strong> son front et ce n’était pas le moment <strong>de</strong> tout flanquer<br />

par terre, d’autant qu’il avait développé un style bien à lui, un<br />

mélange détonnant, un truc nerveux et rythmé comme les<br />

hanches d’<strong>une</strong> africaine. Et je peux vous dire que personne ne lui<br />

arrivait à la cheville dans le quartier!<br />

Un soir qu'<strong>une</strong> chaleur rose enveloppait New-York et que le<br />

pont <strong>de</strong> Brooklyn se profilait dans crépuscule, je me suis faufilé<br />

hors <strong>de</strong> ma chambre en passant par la fenêtre et la voix <strong>de</strong> mon<br />

frère a résonné dans mon dos.<br />

— Tu vas faire un tour? m'a <strong>de</strong>mandé Tortilla en levant les<br />

yeux d’un poème qu'il était en train d’écrire sur la terrasse.<br />

— Ouais, j'arrive pas à dormir, j’ai fait. Ça avance...?<br />

— Je suis sur un passage assez vicieux, il a dit, <strong>une</strong> plaque <strong>de</strong><br />

verglas en rase campagne...<br />

J’ai traversé la terrasse dans sa direction:<br />

— Tu veux pas venir avec moi, je vais courir après la l<strong>une</strong><br />

sur les tôles en amiante?<br />

— Je crois que vais essayer <strong>de</strong> finir ce truc, qu’il a répondu<br />

en s’étirant sur sa chaise.<br />

Je n’ai pas insisté. Il n’y avait pas grand chose à faire pour<br />

l’arracher <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière sa machine à écrire. J’ai sauté par-<strong>de</strong>ssus la<br />

balustra<strong>de</strong> et j’ai filé par les toits.<br />

De son Côté, Harold arrivait sur le pont <strong>de</strong> Brooklyn. Il y<br />

avait <strong>de</strong> l’orage dans l’air. Un vent brûlant soufflait <strong>de</strong> travers et<br />

jetait <strong>de</strong>s grains <strong>de</strong> poussière dans ses cheveux. Sa chemise<br />

claquait sur ses flancs, son ombre s’étirait loin <strong>de</strong>vant lui et selon<br />

l’orientation <strong>de</strong>s bourrasques, on entendait le bruit <strong>de</strong>s vagues<br />

contre les quais ou les jérémia<strong>de</strong>s d'<strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> mouettes au<br />

lointain. Il marchait d’un pas pressé, Harold. Il portait <strong>une</strong> pince<br />

coupante sur l’épaule et en arrivant au milieu <strong>de</strong> l’édifice, il s’en<br />

est servi pour faire sauter le ca<strong>de</strong>nas <strong>de</strong> la clôture <strong>de</strong>rrière<br />

laquelle se trouvait le boîtier haute-tension. Une petite plaque<br />

*


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Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

ja<strong>une</strong> floquée d'un éclair insensé s'est détachée du grillage, elle a<br />

vrillé un instant dans la pénombre avant <strong>de</strong> s'abattre sur les<br />

planches du pont. VLLAAAANNNC!<br />

Pendant ce temps, je louvoyais en essayant <strong>de</strong> piétiner la l<strong>une</strong><br />

qui ondulait sur les plaques d'amiante. Et ce petit truc<br />

m’envoûtait littéralement. Je pouvais y passer la nuit et quand<br />

Tortilla venait avec moi. Nous courions d’un bout à l’autre <strong>de</strong>s<br />

toits en criant à tue-tête, sautions à pieds joints sur les tôles<br />

rougies, bondissions <strong>de</strong> long en large le regard émerveillé et<br />

nous retrouvions au petit matin avec les jambes sabrées et un<br />

filet <strong>de</strong> sueur sur le nez. Taper dans <strong>une</strong> boite <strong>de</strong> conserve à côté<br />

ça faisait vraiment pas le poids!<br />

Au bout d’un moment, j'empruntais tout <strong>de</strong> même un escalier<br />

<strong>de</strong> faça<strong>de</strong> et atterrissais dans <strong>une</strong> flaque d'huile qui s'écoulait le<br />

long du caniveau. La chaussée et la face <strong>de</strong>s bâtiments étaient<br />

giflées par le crépuscule. J'ai suivi un moment l'on<strong>de</strong> visqueuse<br />

qui <strong>de</strong>scendait l'avenue puis le truc s'est jeté dans les égouts et<br />

j'ai bifurqué dans la septième.<br />

Sur le pont, Harold trafiquait le boîtier haute-tension lorsque<br />

son visage s'est illuminé d'un sourire qui s'est prolongé jusqu'aux<br />

<strong>de</strong>ux oreilles. L'ampli à lampes a atterri sur <strong>une</strong> caisse, il a<br />

empoigné sa guitare et un essaim vibrant a fusé à travers les<br />

câbles porteurs <strong>de</strong> l'édifice, épinglant quelques mouettes au<br />

passage.<br />

Dans le même temps, je parvenais <strong>de</strong>vant un magasin <strong>de</strong><br />

jouets à <strong>de</strong>ux blocs <strong>de</strong> Lexington Avenue. L'enseigne qui se<br />

balançait au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la boutique clignotait comme <strong>une</strong> cinglée,<br />

elle aspergeait d'un crachin vert fluo les bagnoles garées dans la<br />

rue et grésillait à la manière d'<strong>une</strong> hor<strong>de</strong> <strong>de</strong> criquets lâchée sur<br />

un bol <strong>de</strong> pop-corn. Je me suis rapproché <strong>de</strong> la vitrine parce que<br />

je voyais vaguement un truc qui brillait à l’intérieur. J'ai effectué<br />

un pas sur le côté pour gommer les reflets du néon sur le carreau<br />

et en voyant le modèle réduit <strong>de</strong> la Porsche 356, version 1961, je<br />

me suis changé en statue <strong>de</strong> pierre. Je n’en revenais pas, j’avais<br />

en face <strong>de</strong> moi le modèle avec le toit ouvrant! Celui qui coûtait<br />

trente dollars! Je suis resté un instant les yeux rivés sur la<br />

bagnole et tout à coup j’ai entendu:<br />

— Dis-donc, Lenny, qu'est-ce que t'attends pour venir me<br />

délivrer...?<br />

— Qu’est-ce que tu dis...?!?<br />

— Comment ça, qu’est-ce que je dis...?! Est-ce que tu<br />

m’écoutes, au moins, je suis en train <strong>de</strong> t’expliquer que je<br />

m’ennuie à mourir dans ce magasin!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Ah, ouais...??<br />

— Bon sang, si tu crois que c’est drôle <strong>de</strong> passer toutes ses<br />

nuits dans cette boutique sans âme! Tu peux me dire à quoi je<br />

sers dans un endroit pareil?!<br />

— ...<br />

— Avec toi, on pourrait s’en payer! Tu me ferais dévaler les<br />

trottoirs, tu m’exposerais dans ta chambre... Je ne te plais donc<br />

pas?<br />

— Tu rigoles j’espère, t'es la plus belle <strong>de</strong> toutes... Et si tu<br />

penses que je vais te laisser croupir dans ce trou à rats, tu te mets<br />

le doigt dans l’œil, je te le dis tout net!!<br />

— C’est vrai..., tu vas m’emmener...?<br />

— Bon Dieu, je suis pas en train <strong>de</strong> dire autre chose! Ooohh,<br />

je vais m'occuper <strong>de</strong> toi!<br />

Dans la foulée, j'ai voulu traverser mais un bruit métallique a<br />

sabré mon élan. J'ai jeté un œil au bout <strong>de</strong> la rue et à travers les<br />

lanières <strong>de</strong> vapeur refoulées par les égouts j'ai vu un clochard. Je<br />

l'ai regardé un instant en hésitant, puis quand je l'ai vu s'avancer<br />

vers l'enseigne, j'ai bondi <strong>de</strong>rrière <strong>une</strong> vieille Lincoln qui<br />

stationnait là, avec <strong>de</strong>s sièges en skaï et un pneu qui mordait le<br />

trottoir. J'ai attendu un moment en retenant ma respiration puis je<br />

me suis redressé doucement. Le type n'était plus qu'à trois ou<br />

quatre enjambées du magasin. La pluie <strong>de</strong> lumière émerau<strong>de</strong> qui<br />

dégringolait sur sa figure lui donnait l'aspect d'un zombie n'ayant<br />

pas digéré <strong>une</strong> huître. Une barbe argentée lui couvrait la<br />

mâchoire, <strong>de</strong>s yeux gris clair saillaient <strong>de</strong> leurs orbites et malgré<br />

un nez écrasé et <strong>de</strong>s oreilles aux lobes étirés, sa physionomie<br />

révélait un abord accueillant. Il est venu se planter sous<br />

l'enseigne, le clochard. Il a sorti <strong>une</strong> bouteille <strong>de</strong> sa poche, s'est<br />

envoyé <strong>une</strong> lampée <strong>de</strong> vin et s’est laissé glisser le long <strong>de</strong> la<br />

vitrine en grommelant légèrement. Le crépuscule grillait ses<br />

<strong>de</strong>rnières cartouches, le quartier tout entier allait basculer dans<br />

l'obscurité, il n’y avait plus <strong>de</strong> bruit, juste le grésillement <strong>de</strong><br />

l’enseigne qui cinglait les pare-brise et ondoyait dans les flaques<br />

d'huiles à intervalle rapproché.<br />

Je suis resté planqué <strong>de</strong>rrière la Lincoln un long moment. Au<br />

bout <strong>de</strong> cinq minutes, j'ai passé un œil par <strong>de</strong>ssus le coffre et<br />

lorsque j'ai vu le clochard avec <strong>une</strong> joue ventousée contre le<br />

carreau et un morceau <strong>de</strong> journal sur les épaules, je me suis<br />

redressé en empoignant la portière, j'ai saisi la bouteille qui avait<br />

roulé dans la rigole et je l'ai envoyée valdinguer dans la vitrine.<br />

La glace a volé en éclats. Une sorte <strong>de</strong> grosse fleur aux pétales<br />

transluci<strong>de</strong>s. Au même instant, d'un coup <strong>de</strong> médiator synchrone,


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Harold attaquait son morceau d’<strong>une</strong> rythmique explosive à base<br />

<strong>de</strong> kérosène non-dilué et plusieurs mouettes ont fait <strong>de</strong>s yeux<br />

ronds. Le clochard quant à lui n’avait pas bougé. Il a juste lâché<br />

un grognement dédaigneux lorsque quelques éclats <strong>de</strong> verre lui<br />

ont dégringolé <strong>de</strong>ssus, puis il a roulé sur le flanc en reniflant<br />

dans le vi<strong>de</strong>. Je n’ai pas perdu <strong>de</strong> temps. Je suis rentré dans la<br />

boutique en enjambant tout ça, j'ai pris la 356 et je me suis<br />

débiné avec.<br />

Juste après les choses se sont précipitées. Un coup <strong>de</strong> sifflet<br />

stri<strong>de</strong>nt a déchiré l'avenue, je me suis retourné et <strong>de</strong>ux flics avec<br />

<strong>de</strong>s casquettes vissées sur la tête ont débouché d'un petit passage<br />

situé à 20 mètres du magasin.<br />

— Halte-là, a crié le plus je<strong>une</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux en braquant <strong>une</strong><br />

lampe torche dans ma direction.<br />

J'ai essayé d'éviter le faisceau lumineux qui lacérait la nuit et<br />

j'ai enfilé la première rue qui venait. Les types se sont lancés sur<br />

mes traces, ils sifflaient à s’en faire péter les vaisseaux et le<br />

clochard a pivoté <strong>de</strong> l'autre côté dans son sommeil. Sur le pont<br />

<strong>de</strong> Brooklyn, Harold entamait un chorus à la Hendrix. Un dédale<br />

<strong>de</strong> rues désertes a défilé sous mes yeux. La nuit avait gagné du<br />

terrain, elle mordait déjà le Queens et un morceau du Bronx. Les<br />

flics ne rigolaient pas. Ils avaient <strong>de</strong>s têtes <strong>de</strong> rats et <strong>de</strong>s oreilles<br />

<strong>de</strong> singes. Et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts jaunies par la cruauté.<br />

Au bout d'un moment, j'ai gravi un escalier zigzaguant le<br />

long d'<strong>une</strong> faça<strong>de</strong> et un bruit <strong>de</strong> ferraille a résonné dans ma tête.<br />

Les <strong>de</strong>ux flics ont déboulé sur le trottoir opposé. Le je<strong>une</strong> a vu<br />

que j'essayais <strong>de</strong> relever l'extrémité <strong>de</strong> l'escalier et il a couru vers<br />

moi avec la mâchoire crispée et les veines du cou gonflées <strong>de</strong><br />

sang. J'ai simplement donné tout ce que j'avais dans le ventre et<br />

lorsqu'il s'est déployé, ses petits doigts ont raté la marche d'un<br />

cheveu.<br />

— AAAAAARRRGGGHHH! il a fait avec sa bouche.<br />

Le cri a duré <strong>une</strong> éternité et n'était pas sans rapport avec celui<br />

poussé par un type qui se serait fait happer les testicules par un<br />

mixer.<br />

— Ecoute petit, ça suffit comme ça, m'a lancé le vieux en<br />

passant un mouchoir sur son front. Descends <strong>de</strong> là, t'as fait <strong>une</strong><br />

bêtise mais on peut passer l'éponge..., allez <strong>de</strong>scends!<br />

— Va te faire mettre! ai-je répondu en m’enfuyant.<br />

Un lampadaire les éclairait tout les <strong>de</strong>ux.<br />

— Putain, je l'ai raté <strong>de</strong> ça! a repris le je<strong>une</strong> en laissant un<br />

minuscule espace entre son pouce et son in<strong>de</strong>x.<br />

— Laisse filer, c'est qu'un môme, a répondu l'autre.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Il a chassé <strong>une</strong> mouche invisible avec sa main, il tournait déjà<br />

les talons lorsque le je<strong>une</strong> a piqué <strong>une</strong> crise <strong>de</strong> nerfs:<br />

— JE M'EN FOUS! CE MORVEUX A PIQUE UN JOUET, FAUT<br />

QU'IL PAIE! J'AURAI SA PEAU, TU M'ENTENDS, DES PETITS<br />

VAURIENS COMME ÇA Y EN À PLEIN LES RUES, FAUT PAS LES<br />

RATER!<br />

Trente secon<strong>de</strong>s plus tard, le vieux est monté sur un<br />

container, le je<strong>une</strong> s’est placé en équilibre sur ses épaules et a<br />

levé les bras pour essayer d’atteindre l’extrémité l'escalier. Il<br />

grimaçait, lançait <strong>de</strong>s injures, ses postillons giclaient dans la<br />

lumière et à l’instant même où il est parvenu à ses fins, le<br />

couvercle a rompu et le vieux s'est retrouvé dans le bidon<br />

industriel.<br />

— Putain, tu vois où ça nous mène tes conneries! il a beuglé.<br />

— Mer<strong>de</strong>, si tu crois que ça m’amuse! a riposté le je<strong>une</strong>.<br />

Il était suspendu à mi-hauteur en gesticulant <strong>de</strong> tout son poids<br />

et au bout d’un moment, il est parvenu à emporter le morceau.<br />

Le bidule métallique a fait balancier le long <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong> et la<br />

marche du <strong>de</strong>ssous a cinglé l'asphalte en touchant le trottoir.<br />

Juste après, il a aidé le vieux à se hisser hors du baril, il y avait<br />

un fond <strong>de</strong> colorant dans le truc et le vieux a fait la gueule en<br />

voyant que ses chaussures avaient viré au rose, <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong><br />

rose insensé avec <strong>une</strong> o<strong>de</strong>ur chimique.<br />

— Mer<strong>de</strong>, <strong>de</strong>s pompes en croco toute neuve! il a glapi. Ce<br />

petit con va pas l'emporter au paradis!<br />

Ils ont repris la poursuite où elle en était restée et marche<br />

après marche, nous nous sommes tous retrouvés sur les toits. En<br />

contrebas, la ville scintillait <strong>de</strong> mille petites lumières qui<br />

palpitaient dans la nuit comme un tapis <strong>de</strong> lucioles tremblantes et<br />

fragiles.<br />

Le crépuscule avait complètement rendu l'âme lorsqu'<strong>une</strong><br />

pluie argentée se mit à balafrer la nuit. Le ciel était pourtant<br />

dégagé, le plafond était haut, mais tout au fond <strong>de</strong> la ville, au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong>s tristes envolées baroques <strong>de</strong>s albatros, un nuage au sang<br />

grisâtre et au cœur gonflé <strong>de</strong> bile était venu s'éventrer sur les<br />

tours <strong>de</strong>ntelées, laissant aux vents naviguants le soin <strong>de</strong> colporter<br />

ses sanglots <strong>de</strong> bohème.<br />

Le <strong>de</strong>rnier orage ayant éclaté il y a plus d'un mois,<br />

j’accueillais les premières gouttes avec un brasillement intense<br />

dans le fond <strong>de</strong>s yeux. Je n'avais pas oublié les abrutis en<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

chemise bleu qui s'agitaient à l'autre bout du toit mais la pluie me<br />

fascinait. Je pensais qu'en restant longtemps sous un truc comme<br />

ça on pouvait purifier son âme. En quelque sorte, je pensais que<br />

la pluie, c'était les larmes <strong>de</strong> Dieu, ses pleurs. J'ai basculé la tête<br />

en arrière et j'ai laissé son chagrin se déverser sur mon visage.<br />

On aurait dit <strong>une</strong> flopée <strong>de</strong> petites aiguilles transluci<strong>de</strong>s<br />

scintillant dans la clarté lunaire.<br />

De l'autre côté, les flics se rapprochaient. Les insignes qu'ils<br />

portaient plaqués sur la poitrine miroitaient au lointain. Je<br />

pouvais entendre le bor<strong>de</strong>l qu'il faisaient en sautant par-<strong>de</strong>ssus<br />

un stock <strong>de</strong> briques ou en enjambant <strong>une</strong> vieille moquette roulée<br />

sur le sol. Je me suis épongé le visage avec le bas <strong>de</strong> mon Tshirt.<br />

J'ai regardé aux alentours le clapotis <strong>de</strong>s gouttes sur les<br />

plaques d'amiante, le ballets <strong>de</strong>s antennes dans la risée, puis je<br />

me suis dirigé vers le bout du toit en serrant la 356 contre mon<br />

torse.<br />

Lorsque je suis parvenu à la balustra<strong>de</strong> qui arpentait la<br />

bordure <strong>de</strong> l’immeuble, un petit pincement m'a saisi le cœur. J'ai<br />

jeté un œil dans le vi<strong>de</strong>, j'ai dégluti machinalement, exceptés<br />

l'enfila<strong>de</strong> <strong>de</strong>s taxis circulant dans l'avenue et un assortiment <strong>de</strong><br />

draps blancs qui claquaient au vent, le gouffre baignait dans<br />

l'obscurité. J'ai cru un instant qu'en prenant <strong>de</strong> l'élan je pourrais<br />

atteindre la corniche <strong>de</strong> l'autre immeuble, mais je me suis ravisé.<br />

Je n'étais qu'un fils d'ivrogne les genoux en sang. Et seul un ange<br />

aurait pu franchir l'océan ténébreux qui séparait les bâtiments.<br />

Seul un ange pur et immaculé avec ses petites ailes blanches qui<br />

frétillent dans un rayon <strong>de</strong> lumière divine.<br />

D'un mouvement lent, je me suis retourné puis j'ai dirigé mes<br />

iris vers les silhouettes qui se rapprochaient. La pluie était tiè<strong>de</strong>.<br />

J'ai attendu un instant les semelles soudées à l'amiante, j'ai<br />

chassé les perles qui s'écoulaient vers mes tempes puis j'ai foncé<br />

vers <strong>une</strong> petite citerne qui se dressait dans la nuit. Le truc se<br />

détachait sur un coin <strong>de</strong> pluie, il contenait un mélange d'eau et <strong>de</strong><br />

produit chimique <strong>de</strong>stiné aux incendies. Je me suis planqué<br />

<strong>de</strong>rrière l'édifice en bois entre un extincteur et <strong>une</strong> vieille hache<br />

et j'ai attendu que les flics se radinent. Un silence vachement<br />

lourd flottait sur la ville, même que les gouttes d'argent qui<br />

ricochaient sur les toits étaient muettes. Je me suis recroquevillé<br />

à la base <strong>de</strong> la tourelle, j’ai laissé la pluie glisser le long <strong>de</strong> mes<br />

joues et en pressant la 356, j'ai lancé un sortilège à tous les types<br />

qui arboraient <strong>de</strong>s insignes sur leur poitrine. Que leur âme<br />

hi<strong>de</strong>use se morcelle sous les morsures <strong>de</strong> Satan!<br />

Le je<strong>une</strong> et le vieux se sont pointés <strong>une</strong> minute plus tard dans


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

un vacarme du diable. Aussitôt, je me suis relevé et j'ai hasardé<br />

un œil vers eux. Ils avançaient tout doucement dans ma<br />

direction, sans se douter pour autant que je me tapissais dans<br />

l'ombre <strong>de</strong> la citerne. Ils étaient si près que je pouvais discerner<br />

les matricules sur leurs chemises. Je me suis pincé la lèvre <strong>de</strong><br />

rage. J'ai dissimulé la bagnole sous mon t-shirt et j'ai saisi la<br />

vieille hache qui miroitait contre la citerne. Le vieux et l'autre<br />

flic n'étaient plus qu'à quelques pas. Ils se sont déployés aux<br />

abords du réservoir, les bras tendus comme pour ratisser plus<br />

large.<br />

— Fais-gaffe, il n’a pas pu aller bien loin! a lancé le je<strong>une</strong>.<br />

— T'inquiète pas, a rétorqué le vieux en s'essuyant la bouche<br />

avec le dos <strong>de</strong> la main, je laisserai jamais s'échapper le saligaud<br />

qui a niqué mes pompes en croco!<br />

Le je<strong>une</strong> a souri puis il a susurré:<br />

— Il est fait comme un rat...! Ooohh, ce petit enculé est fait<br />

comme un rat!<br />

Je cramponnais ma hache comme <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> relique<br />

sacrée, le cœur au bord <strong>de</strong>s lèvres. Je laissais les <strong>de</strong>ux types<br />

effectuer un pas <strong>de</strong> plus lorsqu’<strong>une</strong> giclée <strong>de</strong> sang m'a inondé<br />

l'intérieur du crâne. Dans l'enchaînement, j'ai brandi la hache au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> ma tête et d'un mouvement silencieux, je l'ai projetée<br />

dans le ciel New-Yorkais. J'ai mis tout ce que j'avais dans le<br />

ventre. L'engin a vrillé sous la pluie comme <strong>une</strong> pâle<br />

d'hélicoptère et s'est écrasé contre <strong>une</strong> cheminée comme <strong>une</strong><br />

enclume en argent. Les <strong>de</strong>ux agents ont tout <strong>de</strong> suite fait volteface<br />

et j’en ai profité pour catapulter l’extincteur dans le dos du<br />

je<strong>une</strong> et asperger le vieux avec son contenu. Et pendant que le<br />

je<strong>une</strong> se roulait par terre en gémissant et que le vieux se frottait<br />

les yeux en hurlant, je balançais l'extincteur et mettait les voiles.<br />

Cependant, les agents n'ont pas moisi sur place très longtemps. À<br />

peine avais-je déguerpi qu’ils ont dégainé leurs flingues et se<br />

sont lancés à mes trousses. Il avait la rage ancrée dans le fond du<br />

ventre, ils trépignaient <strong>de</strong> hargne et envoyaient <strong>de</strong>s giclées <strong>de</strong><br />

bave opalescente aux alentours.<br />

La poursuite qui s'était enchaînée m’avait vue creuser l’écart<br />

sur les flics parce que le vieux avait du mal à suivre le rythme. Il<br />

était au bord <strong>de</strong> la rupture, il haletait avec la langue à moitié<br />

mauve et sa face aux veines saillantes et gorgées <strong>de</strong> sang était<br />

<strong>de</strong>venue écarlate.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Putain arrête-toi <strong>une</strong> minute, j'en peux plus! il a lancé à<br />

son collègue.<br />

— Déconne pas, on le tient! a argumenté l'autre.<br />

Le vieux a envoyé <strong>une</strong> main balayer l'espace <strong>de</strong>vant son<br />

visage, il a laissé l’autre continuer seul et a obliqué dans <strong>une</strong> rue<br />

qui coupait l'artère. Sa course s'est terminée près d'un panneau<br />

bleu indiquant One way en lettres blanches. Il respirait avec la<br />

violence d'un buffle et <strong>une</strong> légère fumée s'évacuait par ses<br />

narines, sa tronche était passée d'un rouge violacée à <strong>une</strong> espèce<br />

<strong>de</strong> blanc aux teintes verdâtres, ses jambes flageolaient à travers<br />

l'étoffe <strong>de</strong> son pantalon et <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> bedaines lumineux<br />

jaillissaient par les ouvertures <strong>de</strong> sa chemise. D'un seul coup, ses<br />

bronches ont sifflé comme les longs tubes d'un orgue d'église et<br />

<strong>une</strong> énorme gerbe jaunâtre est venue s'abattre sur le goudron<br />

comme un bouquet <strong>de</strong> tulipes insensé. Un éclat <strong>de</strong> rire a retenti:<br />

— Bah, qu'est-ce qui t'arrives mec...? t'as mangé <strong>de</strong>s fruits <strong>de</strong><br />

mer?!!<br />

L'agent avait laissé son front épouser le poteau aluminium du<br />

sens unique. Il a redressé la tête. Ses yeux avaient du mal a<br />

discerner l'endroit d'où provenait la voix, ils percevaient presque<br />

nettement le décor mais son cerveau ne voulait pas traduire les<br />

informations. Peu à peu, les choses s’éclaircirent. La rue était<br />

sale, elle regorgeait <strong>de</strong> boutiques dont les ri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> fer s'étaient<br />

refermés sur les étalages comme <strong>de</strong> véritables guillotines, <strong>une</strong><br />

o<strong>de</strong>ur d'huile d'olive et <strong>de</strong> graisse pour automobile flottait à<br />

hauteur <strong>de</strong>s sacs d'ordures, <strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> chats se débattaient<br />

là-<strong>de</strong>dans, les bouches d'égouts déglutissaient un liqui<strong>de</strong> rose<br />

transluci<strong>de</strong> et souffraient <strong>de</strong> petits renvois <strong>de</strong> fumée blanche,<br />

lesquels montaient dans les cieux telle <strong>une</strong> kyrielle <strong>de</strong> signaux<br />

indiens.<br />

— Hé mec, tu m'entends? reprit la voix.<br />

Cette fois-ci l'agent dirigea son regard livi<strong>de</strong> vers le type qui<br />

l'apostrophait. C'était un noir enveloppé d'un tablier bleu qui<br />

déchargeait <strong>de</strong>s caisses d'huîtres.<br />

— Putain mec, me dis pas que c'est l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s huîtres qui te<br />

fait ça! il a ricané, on dirait que t'as fourré la tête dans <strong>une</strong> cuve à<br />

mer<strong>de</strong>! je t'assure, t'es mala<strong>de</strong> vieux! Tu veux <strong>de</strong>s cachets? Parce<br />

que t'as le foie qui déconne mec, me dit pas le contraire, hein?!<br />

Le vieux d'<strong>une</strong> voix métallique trancha celle du ven<strong>de</strong>ur<br />

d'huîtres:<br />

— C'est à toi la petite fourgonnette là...?<br />

— Evi<strong>de</strong>mment mec, c'est pas au pape cette fourgonnette! Le<br />

pape, il se trimballe pas <strong>une</strong> fourgonnette comme ça! il a <strong>une</strong>


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

super Cadillac blanche avec les chromes nickels mec, qu'est-ce<br />

que tu crois, elle pue le mollusque cette fourgonnette!<br />

— Ecoute, je suis l'inspecteur <strong>de</strong> police Wilfrid.T Jefferson,<br />

je vais <strong>de</strong>voir réquisitionner ce véhicule.<br />

— C'est ça mec, t'es inspecteur <strong>de</strong> police et moi tu sais qui je<br />

suis, hein? tu sais seulement qui je suis mec...? Je suis Martin<br />

Luther King! Ouais, Martin Luther King, mec! J'ai fait croire<br />

qu'on m'avait assassiné pour pouvoir me reconvertir dans la<br />

vente d'huîtres. Je t'assure, les huîtres c’est ma passion, je me<br />

suis rasé les moustaches, le truc a marché comme sur <strong>de</strong>s<br />

roulettes et si avant <strong>de</strong> prendre la tire tu veux que je baisse mon<br />

froc, y a aucun problème mec, comme ça tu pourras m'enfiler,<br />

hein? Qu'est-ce que tu en dis...?<br />

Pendant que la voix <strong>de</strong> Martin Luther King ondulait le long<br />

<strong>de</strong> l'impasse, le vieux se surprit à laisser glisser un œil vers ses<br />

chaussures, elles avaient carrément viré au rose fluorescent. On<br />

aurait dit <strong>de</strong>s trucs pour marcher sur la l<strong>une</strong>.<br />

— Parce ce que je peux aussi te faire <strong>une</strong> petite turlutte<br />

pendant que j’y suis, a ajouté le ven<strong>de</strong>ur.<br />

Le vieux comprenait que le ven<strong>de</strong>ur émît <strong>de</strong>s doutes quant à<br />

son appartenance au département judiciaire <strong>de</strong> la police <strong>de</strong> New-<br />

York. Il était en bras <strong>de</strong> chemise avec <strong>une</strong> traînée <strong>de</strong> vomissure à<br />

ses pieds mais il lui restait son flingue:<br />

— Grimpe là-<strong>de</strong>dans et ferme un peu ta gran<strong>de</strong> gueule, il a<br />

ordonné en ventousant le canon sur la joue chocolatée du<br />

ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> mollusques.<br />

— Eh mec, t'emballe pas, je plaisantais, tu sais, j'adore les<br />

flics, j'ai même un cousin qui fait la circulation à Boston.<br />

Le noir et le blanc sont grimpés dans la fourgonnette. Les<br />

portières ont claqué. Le moteur a hurlé et la gomme <strong>de</strong>s pneus a<br />

<strong>de</strong>ssiné un serpentin sur la chaussée. Le truc fumait encore<br />

lorsque la <strong>de</strong>rnière cagette d'huîtres expulsée <strong>de</strong> la remorque est<br />

venue s'exploser contre le ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> fer d'<strong>une</strong> épicerie.<br />

Le ciel <strong>de</strong>vait s'être suffisamment purgé pour la nuit parce<br />

que la pluie a cessé d'un coup sur toute la ville. La toile tendue<br />

au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nos têtes est re<strong>de</strong>venue d'un bleu foncé presque pur,<br />

à l'exception d'<strong>une</strong> volée <strong>de</strong> pépites traversant le clair-obscur<br />

avec féerie. Il faisait <strong>une</strong> température presque supportable. Je<br />

gardais environ cent cinquante mètres d’avance sur le je<strong>une</strong> flic<br />

et la chaussée luisait tout du long <strong>de</strong> l’avenue avec au bout le<br />

pont <strong>de</strong> Brooklyn en ligne <strong>de</strong> mire. Ce pont où Tortilla venait lire<br />

<strong>de</strong> la poésie à l’aube.<br />

Intrigué par les violents coups <strong>de</strong> Klaxon qui pilonnaient la


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

nuit, j'ai jeté un œil dans mon dos et j’ai vu la fourgonnette<br />

Chevrolet freiner à hauteur du je<strong>une</strong> flic. Les roues ont pilé net.<br />

Une traînée <strong>de</strong> fumée aux senteurs <strong>de</strong> caoutchouc restait collé à<br />

l'asphalte.<br />

— Grimpe <strong>de</strong>rrière! a lancé le vieux en indiquant du pouce la<br />

remorque dans laquelle s'entassaient encore quelques cageots<br />

d'huîtres.<br />

Le je<strong>une</strong> a bondi dans les mollusques et les grosses lettres <strong>de</strong><br />

tôle plaquées sur le véhicule ont vibré lorsque la fourgonnette est<br />

repartie à tout berzingue dans ma direction.<br />

— Accélère, bor<strong>de</strong>l! a crié le je<strong>une</strong> aux oreilles du<br />

conducteur, lequel a penché sa tête au <strong>de</strong>hors du véhicule:<br />

— Putain, c'est pas un avion cette tire, mec! T'es pas sur<br />

American Airlines! Mer<strong>de</strong>, on t’as pas appris la différence à<br />

l’académie <strong>de</strong> police?<br />

Le je<strong>une</strong> n'écoutait déjà plus le noir agrippé au volant. Son<br />

cerveau, ses yeux, ses muscles et sa petite âme <strong>de</strong> mer<strong>de</strong> étaient<br />

concentrés sur les vêtements qui battaient ma silhouette comme<br />

autant <strong>de</strong> petits drapeaux claquant au vent.<br />

— Je le tiens..., je le tiens! il a baragouiné, hypnotisé par la<br />

ca<strong>de</strong>nce <strong>de</strong> ma course.<br />

L'écart qui me séparait <strong>de</strong>s flics fondait comme un cube <strong>de</strong><br />

glace au soleil et je décidais <strong>de</strong> bifurquer vers le pont <strong>de</strong><br />

Brooklyn pour leur échapper.<br />

— Magne-toi, a gueulé le je<strong>une</strong> en frappant sa paume sur le<br />

toit du véhicule, ce petit enculé coupe par Brooklyn Bridge!<br />

— Eh, du calme mec, cette fourgonnette elle m'a coûté les<br />

yeux <strong>de</strong> la tête, ouais, la peau du cul mec et j'ai pas fini <strong>de</strong> la<br />

payer, alors arrête <strong>de</strong> croire qu’en cognant <strong>de</strong>ssus on va aller<br />

plus vite, ceux qui t’ont raconté ça t’ont raconté du flan, mec, je<br />

t’assure, l’accélérateur est sous mes pieds!<br />

Ce fut au tour du je<strong>une</strong> d'appliquer le canon <strong>de</strong> son flingue<br />

sur la joue chocolatée du ven<strong>de</strong>ur d'huîtres:<br />

— TU VAS TE MAGNER OU JE T'ECLATE LA CERVELLE SALE<br />

NEGRE!!!<br />

Le conducteur s'est transformé d'un coup en <strong>une</strong> statue <strong>de</strong><br />

marbre diaphane, puis le vieux est intervenu:<br />

— T'énerve pas Julius, le petit est fichu. Appelle <strong>une</strong><br />

patrouille <strong>de</strong> l'autre côté du pont, on va le prendre en tenaille.<br />

Julius a rangé son flingue. Le caoutchouc <strong>de</strong>s pneus a crissé<br />

sur le bitume et la fourgonnette s'est arrêtée <strong>de</strong>vant l'escalier<br />

menant au pont. Dans l'habitacle, la statue reprenait <strong>de</strong>s<br />

couleurs:


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Putain mec, c'est <strong>une</strong> manie chez vous le coup du flingue!<br />

— On n'est pas du même sang pour rien, s'est contenté <strong>de</strong><br />

dire Wilfrid.T.Jefferson.<br />

Le marchand <strong>de</strong> mollusques a accusé <strong>une</strong> grimace à la<br />

Columbo avec un sourcil froncé et l'autre en accent circonflexe<br />

et il a épongé son visage avec un mouchoir. La couleur <strong>de</strong> sa<br />

peau était re<strong>de</strong>venue pigmentée comme saupoudrée d'<strong>une</strong><br />

cuillerée <strong>de</strong> cacao. Dehors, Julius avait sauté <strong>de</strong> la remorque et<br />

s'excitait sur son Walkie-Takie:<br />

— Ici l'agent Julius.H.Jefferson, appel à toutes les patrouilles<br />

opérant sur Brooklyn heights...<br />

De mon côté, je hâtais ma foulée vers Harold qui s'excitait<br />

sur sa guitare. Un stratus barrait le visage vultueux <strong>de</strong> la l<strong>une</strong>,<br />

<strong>une</strong> kyrielle <strong>de</strong> filets anthracite étaient apparus au lointain et le<br />

vent était tombé. Je me suis approché dans son dos et j'ai<br />

débranché la fiche qui s’enfonçait dans le ventre <strong>de</strong> sa guitare. Il<br />

s'est retourné. Je ne lui ai pas laissé le temps <strong>de</strong> respirer.<br />

— Grouille-toi, j'ai dit en lui ôtant l'instrument <strong>de</strong>s mains. Je<br />

suis poursuivi par <strong>de</strong>ux cinglés!<br />

— Qu’est-ce que tu racontes...??!<br />

— Je t’expliquerai plus tard, pose tout ça!<br />

J'ai reposé la guitare près <strong>de</strong>s câbles haute-tension,<br />

l'amplificateur a suivi le même chemin et j'ai claqué la porte <strong>de</strong><br />

la clôture sur tout ça. Les agents Jefferson sont apparus. J'ai tiré<br />

Harold par la manche puis nous avons déguerpi.<br />

— Douce Sainte Vierge, ces <strong>de</strong>ux types sont <strong>de</strong>s flics!!!<br />

— De quoi tu parles, ai-je répliqué en essayant <strong>de</strong> rester<br />

concentré sur ma foulée.<br />

— Je ne suis pas aveugle, on est poursuivi par <strong>de</strong>ux flics! il<br />

m'a envoyé en employant un ton qui écartait toute duperie <strong>de</strong> ma<br />

part.<br />

— Bon d'accord, c'est pas le prince Charles et le duc <strong>de</strong><br />

Windsor, t'es content?<br />

— Je serais content quand tu m'auras expliqué pourquoi on<br />

est poursuivi par <strong>de</strong>ux flics, bor<strong>de</strong>l!<br />

— Tu vas pas en faire <strong>une</strong> maladie, je t'expliquerai tout plus<br />

tard!<br />

D'un coup, j'ai senti la main d'Harold se plaquer contre ma<br />

poitrine. J'ai ralenti et dans le mouvement, j'ai suivi son regard<br />

qui venait buter sur <strong>de</strong>ux autres policemen à l'autre bout du pont.<br />

— Mer<strong>de</strong>, t'as piqué le portefeuille du maire <strong>de</strong> New-York ou<br />

quoi? m'a <strong>de</strong>mandé Harold, sans qu'on ne puisse discerner la<br />

moindre clochette d'ironie dans sa voix.


Tortilla 11/10/2005<br />

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Je ne répondais rien. Mon cerveau s'était grippé d'un seul<br />

coup. Une espèce <strong>de</strong> sagaie s'était planté dans le fond <strong>de</strong> ma<br />

gorge et ma langue s'était empalée <strong>de</strong>ssus.<br />

Derrière, les frères Jefferson approchaient. Julius ne disait<br />

rien mais un glaire jaillit <strong>de</strong> sa bouche pour venir s'abattre sur les<br />

planches du pont. Ses yeux pétillaient d'un éclat aussi froid que<br />

celui d'<strong>une</strong> lame <strong>de</strong> poignard. Sa carcasse squelettique craquetait<br />

comme du petit bois et l'atmosphère lugubre qui planait sur<br />

l'édifice aurait pu glacer le sang d'un type atteint <strong>de</strong> la fièvre<br />

ja<strong>une</strong>. Soudain, Julius a plongé <strong>une</strong> main dans son dos et dans la<br />

secon<strong>de</strong> qui a suivi, un rictus métallique a tailladé son visage<br />

tandis qu'<strong>une</strong> paire <strong>de</strong> menottes en aluminium cliquetait au bout<br />

<strong>de</strong> ses doigts. Ce truc m'a foutu <strong>de</strong>s frissons sur tout le corps.<br />

Avec Harold, nous avons virevolté dans un sens, dans l'autre, et<br />

finalement nous nous sommes figés sur place. Jefferson &<br />

Jefferson n'étaient plus qu'à trois enjambées. Un embrun iodé<br />

montait d'East River et aseptisait le coin et la 356 tremblait à<br />

chaque coup <strong>de</strong> sabre que mon cœur infligeait à mon thorax.<br />

Désormais, <strong>une</strong> simple l<strong>une</strong> nous séparait <strong>de</strong> Wilfrid et <strong>de</strong><br />

Julius, <strong>une</strong> minuscule l<strong>une</strong> qui rasait l'océan au lointain, et qui<br />

par un effet <strong>de</strong> perspective était venue se faufiler entre nous et<br />

les agents à la manière d'<strong>une</strong> petite pièce <strong>de</strong> monnaie<br />

incan<strong>de</strong>scente. De l'autre côté, les policemen s'étaient arrêtés et<br />

se contentaient <strong>de</strong> nous barrer la route en faisant claquer leurs<br />

matraques sur le <strong>de</strong>vant <strong>de</strong> leurs cuisses. Harold semblait frappé<br />

<strong>de</strong> plein fouet par <strong>une</strong> crise <strong>de</strong> paraplégie et je dois avouer que je<br />

n'en menais pas large non plus. D'autant que W & J Jefferson<br />

n'avaient plus qu'à tendre la main pour nous cueillir.<br />

— Alors petite frappe, on fait moins le malin! m'a lancé<br />

Julius en stoppant net les menottes dans le creux <strong>de</strong> sa paume.<br />

T'as bousillé les pompes <strong>de</strong> Wilfrid mais maintenant tu vas<br />

payer!<br />

Harold s'est tourné vers moi avec <strong>une</strong> tête d'hareng congelé et<br />

j'ai fait:<br />

— Eh, les gars, on va pas s'arrêter à ça, hein? C'est jamais<br />

qu'<strong>une</strong> paire <strong>de</strong> chaussures après tout, la vie c'est autre chose,<br />

non?<br />

— Qu'est-ce que t'en dis? a <strong>de</strong>mandé Julius à son frère qui<br />

reprenait sa respiration.<br />

— CE PETIT ENCULE A NIQUE MES POMPES EN CROCO!<br />

COFFRE-MOI ÇA AVANT QUE JE LUI ECLATE LA TETE A COUPS DE<br />

MATRAQUE!<br />

Juste avant que Julius ne ten<strong>de</strong> le bras pour nous tirer les


Tortilla 11/10/2005<br />

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oreilles, nous avons sauté par <strong>de</strong>ssus la balustra<strong>de</strong> du pont<br />

directement dans East River. La <strong>de</strong>scente fut vertigineuse. En<br />

transperçant la surface <strong>de</strong> l'eau, un tonnerre <strong>de</strong> billes transluci<strong>de</strong>s<br />

s'est trouvé propulsé vers les cieux et l'astre écarlate qui matait le<br />

truc a transformé tout ça en un manège féérique composé <strong>de</strong><br />

milliers <strong>de</strong> gouttes <strong>de</strong> grenadine.<br />

— Mer<strong>de</strong> Julius, qu'est-ce que t'as foutu?!!<br />

— Bah je ne sais pas..., ils ont sauté dans l'eau..., ce petit<br />

enculé a sauté dans l'eau, nom <strong>de</strong> Dieu!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 2 -<br />

Je ne sais pas si l'eau polluée qui nous piquait les yeux était à<br />

l'origine <strong>de</strong> ça, mais la l<strong>une</strong> était désormais ja<strong>une</strong> fluo. Une sorte<br />

<strong>de</strong> catadioptre insensé scellé dans la nuit. On aurait dit qu'elle<br />

avait changé <strong>de</strong> couleur sur un coup <strong>de</strong> tête, la l<strong>une</strong>. Je ne savais<br />

pas pourquoi, mais j'avais toujours été fasciné par l'indolente<br />

grâce avec laquelle elle pouvait virer <strong>de</strong> teinte. Je n'avais auc<strong>une</strong><br />

théorie là-<strong>de</strong>ssus, juste un regard ébloui et médusé.<br />

J'ai dit à Harold:<br />

— Dis-donc t'as vu, la l<strong>une</strong> a changé <strong>de</strong> couleur.<br />

— Si tu savais ce que j'en ai à foutre! il m'a rétorqué en<br />

entrant dans <strong>une</strong> colère blanche.<br />

Il est passé sous mon nez et s'est éloigné vers le bout du quai.<br />

— Qu'est-ce qui se passe Harold, lui ai-je <strong>de</strong>mandé en<br />

emboîtant son pas. Tu fais la tête...??<br />

— A quoi tu vois ça, bâtard?<br />

J'ai laissé filer le temps quelques secon<strong>de</strong>s.<br />

— Mince, tu vas pas faire la tête...<br />

— N'en rajoute pas tu veux! Tu sais bien que l'eau <strong>de</strong> mer me<br />

donne <strong>de</strong>s plaques rouges sur tout le corps! La <strong>de</strong>rnière fois tout<br />

le mon<strong>de</strong> s'est moqué <strong>de</strong> moi! Et je ne te parle pas <strong>de</strong> Charlie qui<br />

voulait me mettre en boule près d'un arbre pour me faire passer<br />

pour un champignon vénéneux!<br />

Un flot <strong>de</strong> larmes nerveuses était venu remplir <strong>de</strong>ux grosses<br />

poches sous ses yeux et avant même que je ne fasse un pas vers<br />

lui, Harold avait repris sa marche vers le bout du quai. J'ai laissé<br />

un embrun balayer les pavés et soulever un petit cyclone <strong>de</strong><br />

poussière dans la lumière <strong>de</strong>s lanternes, puis j'ai balancé <strong>une</strong><br />

ultime suite <strong>de</strong> mots comme <strong>une</strong> vieille chaussette trouée:<br />

— Tu crois que j'ai eu le temps <strong>de</strong> penser à tout ça là-haut!<br />

La frêle silhouette les cheveux en mouillés ne rompit pas le<br />

silence radio. Elle avançait d'<strong>une</strong> foulée agitée. Sur les murs qui<br />

bordaient le quai, elle laissait s'étirer <strong>une</strong> ombre filiforme qui<br />

s'évanouissait à l'approche <strong>de</strong> la lanterne suivante.<br />

— Mer<strong>de</strong> Harold, on était encerclé par les flics, nom <strong>de</strong><br />

Dieu! Tu voyais <strong>une</strong> autre solution...?!!<br />

— En attendant c'est pas toi qui va faire <strong>de</strong> l’allergie pendant<br />

trois jours!<br />

Il m'avait lancé ça sans se retourner, d'<strong>une</strong> voix qui est venue<br />

siffler à mes oreilles à la manière d'un sabre Japonais. J'ai


Tortilla 11/10/2005<br />

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relâché <strong>une</strong> longue bouffée <strong>de</strong> gaz carbonique en accusant un<br />

signe <strong>de</strong> dépit et comme je n'avais rien <strong>de</strong> mieux à faire, j'ai l'ai<br />

reluqué qui disparaissait au cœur d'un nuage <strong>de</strong> fumée rose<br />

refoulée par l'océan. Juste avant que la brume ne l'engloutisse,<br />

j'ai fouillé ma cervelle mais je n'ai pas trouvé grand chose à<br />

ajouter. Finalement, j'enfonçais les mains dans mes poches et je<br />

décidais <strong>de</strong> rentrer à la maison. Et quand je faisais tourner la 356<br />

au bout <strong>de</strong> mes doigts, la l<strong>une</strong> venait la draper d'<strong>une</strong> fine blouse<br />

<strong>de</strong> lumière ocre.<br />

Dix minutes plus tard, je parvenais à l'angle <strong>de</strong> Clinton et<br />

Delancey Street, à <strong>de</strong>ux pas <strong>de</strong> la baraque. Les réverbères<br />

éclairaient la rue d’<strong>une</strong> lumière ja<strong>une</strong>-orangé, quelques types<br />

gesticulaient sur le trottoir et l’un d’entre eux brandissait <strong>une</strong><br />

masse <strong>de</strong> chantier au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête:<br />

— BORDEL DE DIEU, ILS VONT PAS NOUS FAIRE CHIER<br />

LONGTEMPS AVEC LEURS PARCMETRES A LA MORDS-MOI LE<br />

NŒUD! il a grondé.<br />

Ce type, je l'ai tout <strong>de</strong> suite reconnu, c’était papa. Sa voix<br />

rocailleuse vibrait avec <strong>une</strong> résonance bien particulière et il<br />

traînait souvent dans le coin avec <strong>une</strong> poignée d'autres ivrognes<br />

que je ne connaissais pas, excepté Bud et Henri, <strong>de</strong>ux dockers<br />

qui passaient <strong>de</strong> temps en temps faire <strong>une</strong> partie <strong>de</strong> cartes avec<br />

lui.<br />

— T'entends Henri, a repris papa en assénant un coup <strong>de</strong><br />

masse sur la tête du parcmètre. Ils vont pas nous faire chier avec<br />

leurs parcmètres à la mords-moi le nœud!<br />

— T'as raison Joé, s'est contenté d'articuler Henri le docker.<br />

Fais un massacre, je veux te voir faire un massacre. Le parcmètre<br />

c'est le morpion <strong>de</strong> la civilisation!<br />

Juste après, Henri s'est envoyé <strong>une</strong> lampée <strong>de</strong> gin et papa a<br />

balancé <strong>une</strong> ultime claque dans la gueule du parcmètre. Le truc<br />

s'est mis à vomir <strong>une</strong> giclée <strong>de</strong> quaters, laquelle est retombée sur<br />

le bitume comme <strong>une</strong> pluie <strong>de</strong> clochettes en zinc. Les autres<br />

ivrognes ont lancé un évohé qui s'est perdu dans les nuages, puis<br />

Bud a lâché <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> le goulot <strong>de</strong> sa bouteille <strong>de</strong> gin, il s'est<br />

baissé pour ramasser les pièces et les autres l'ont suivi. Ils se sont<br />

tous retrouvés à quatre pattes sur l'asphalte. Le métal blanc qui<br />

scintillait sous la l<strong>une</strong> et le mauvais alcool corrodait le fond <strong>de</strong><br />

leurs pupilles.<br />

D'un coup, Henri a aperçu ma silhouette <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong><br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Delancey Street. Ses yeux étaient hésitants mais lumineux. Il a<br />

attrapé papa au niveau <strong>de</strong> l'épaule:<br />

— Dis-donc, c'est pas ton môme <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la rue...?<br />

Papa a relevé la tête vers l'angle <strong>de</strong> Clinton Street et <strong>de</strong>ux<br />

billes <strong>de</strong> mercure sont venus se caler à la place <strong>de</strong> ses iris.<br />

— Bouge-pas, a t-il grommelé à l'oreille d'Henri d'<strong>une</strong> voix<br />

que l'alcool avait rendu venimeuse.<br />

Il s'est redressé en s'aidant avec la masse et s'est mis à<br />

traverser la rue. Il portait <strong>une</strong> vieille chemise qu'il avait remonté<br />

aux manches et flottait par-<strong>de</strong>ssus son pantalon, un tricot<br />

échancré et <strong>une</strong> paire <strong>de</strong> godillots à lacets. Malgré le taux<br />

d'alcool faramineux qui bouillonnait dans ses veines, sa<br />

démarche était tirée au cor<strong>de</strong>au.<br />

— Qu'est-ce que tu fous là, sale peste?!! il a grogné, t'as<br />

encore été traîné, hein?<br />

— Laisse tomber p'pa, ai-je murmuré d'un ton que la tristesse<br />

avait envahi. T'es soûl comme un cochon.<br />

Les traits <strong>de</strong> son visage se sont durcis comme taillés dans le<br />

silex. Il m'a empoigné le bras:<br />

— Non, mais <strong>de</strong>puis quand tu me parles comme ça petite<br />

pourriture!? Je vais t'apprendre à me manquer <strong>de</strong> respect!<br />

Il s'est retourné vers le troupeau d'ivrognes qui s'était relevé<br />

et lorgnait le petit manège en rigolant sous la lumière <strong>de</strong>s<br />

lampadaires.<br />

— C'est mon fils! il a lancé aux soûlards. Il vient nous faire<br />

la morale!!<br />

Une casca<strong>de</strong> <strong>de</strong> rires a explosé <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la rue. Papa<br />

m'a traîné vers eux.<br />

— Arrête p'pa, ai-je supplié, tu me fais mal, lâche-moi le<br />

bras!<br />

Il ne voulait rien entendre, il me tirait <strong>de</strong>rrière lui comme un<br />

sac <strong>de</strong> pommes <strong>de</strong> terre et les autres crétins sur le trottoir d'en<br />

face pissaient dans leurs frocs.<br />

— Arrêtez <strong>de</strong> boire ban<strong>de</strong> d'ivrognes, a plaisanté papa en<br />

m'exposant comme un linge sale, si vous continuez mon gars va<br />

se fâcher!<br />

Il avait lancé ça en agitant un in<strong>de</strong>x <strong>de</strong>vant son nez et son<br />

visage affichait <strong>une</strong> moue moqueuse.<br />

— Arrête, tu m'effraies Joé, a ironisé Bud en s'envoyant <strong>une</strong><br />

rasa<strong>de</strong> <strong>de</strong> gin aussi longue qu'<strong>une</strong> queue <strong>de</strong> dragon.<br />

Et Henri a tout <strong>de</strong> suite ajouté:<br />

— Ouais regar<strong>de</strong>, je tremble! Tu me donne <strong>de</strong>s frissons sur<br />

tout le corps!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Des éclats <strong>de</strong> rires volaient <strong>de</strong> tous les côtés et les larmes<br />

commençaient à me monter aux yeux. J'ai jeté un œil tout là-haut<br />

pour essayer d'oublier Delancey Street et sa poussière mais la<br />

l<strong>une</strong> ne s'est même pas donnée la peine <strong>de</strong> m'envoyer un petit<br />

signe. Une simple pastille ja<strong>une</strong> et cruelle dans un ciel <strong>de</strong> faïence<br />

sans âme, voilà ce qu’elle était la l<strong>une</strong> ce soir là!<br />

Au bout d'un moment, papa a repéré l'engin dans mes main et<br />

son visage s'est paré du sourire <strong>de</strong> la Jocon<strong>de</strong>:<br />

— Alors comme ça, tu joues encore au petite voiture et tu<br />

viens donner <strong>de</strong>s leçons!<br />

— Laisse-moi tranquille, laisse-moi tranquille s'te plaît!<br />

— Donne-moi ça!<br />

— Non!<br />

— Donne-moi ça, je te dis!<br />

— Lâche-moi! j'ai riposté.<br />

— Tu vas me donner ça ou je t'en colle <strong>de</strong>ux! il a fait en<br />

m'arrachant la bagnole <strong>de</strong>s mains.<br />

Dans la secon<strong>de</strong> qui a suivi, il a placé la 356 hors <strong>de</strong> ma<br />

portée au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête et <strong>une</strong> furie blanche s'est emparée <strong>de</strong><br />

moi, un truc digne d'<strong>une</strong> tempête <strong>de</strong> neige en plein cœur <strong>de</strong><br />

l’arctique.<br />

— Rends-moi ça! j'ai hurlé en fracassant mes <strong>de</strong>ux poings<br />

contre sa poitrine, rends-moi ça tout <strong>de</strong> suite!<br />

Il n'a pas bronché. Il a juste <strong>de</strong>mandé à l'un <strong>de</strong>s poivrots <strong>de</strong><br />

lui lancer <strong>une</strong> bouteille <strong>de</strong> gin et s'est envoyé <strong>une</strong> lampée à tout<br />

casser. Ensuite, il m'a repoussé d'un mouvement lancinant et un<br />

pneu <strong>de</strong> camion m'a fait trébucher dans le caniveau. J'ai essayé<br />

<strong>de</strong> me rattraper à la porte d'<strong>une</strong> vieille gazinière qui pourrissait là<br />

mais le truc a lâché et je me suis blessé la lèvre supérieure en<br />

m'étalant sur le goudron.<br />

— Le prochain coup t'iras pas traîner comme un vaurien, il<br />

m'a lancé.<br />

Bud pouffait, accoudé au toit d'<strong>une</strong> ancienne Ford.<br />

— Bah, laisse tomber Joé, a fait Henri en faisant passer <strong>une</strong><br />

bouteille <strong>de</strong> gin <strong>de</strong>vant sa tronche.<br />

J'ai passé le dos <strong>de</strong> la main sur ma blessure et la petite tâche<br />

<strong>de</strong> sang s'est transformée en <strong>une</strong> traînée écarlate. Mes pr<strong>une</strong>lles<br />

étaient inondées par les larmes. Ma rage était telle que je la<br />

voyais onduler dans mes veines. Je me suis relevé illico, j'ai<br />

crispé mes mains comme si j'avais voulu étrangler le vent et j'ai<br />

foncé sur mon père comme <strong>une</strong> grena<strong>de</strong> dont le cœur venait <strong>de</strong><br />

lâcher.<br />

— C'est qu'il a du caractère le petit, a constaté l'un <strong>de</strong>s


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

ivrognes, pendant que papa bloquait ma charge en plaquant la<br />

paume <strong>de</strong> sa main sur mon front.<br />

Bud a do<strong>de</strong>liné <strong>de</strong> la cafetière et pendant qu'il s'enfilait <strong>une</strong><br />

gorgée <strong>de</strong> bière, les autres se bidonnaient en me voyant<br />

gesticuler dans le vi<strong>de</strong>.<br />

— Tu t'entraînes pour le 100 mètres papillon p'tit, m'a<br />

<strong>de</strong>mandé l'un <strong>de</strong>s crétins.<br />

— Il est pas plus futé que son père, a affirmé un autre.<br />

— Ouais, je comprends mieux pourquoi tu t'es fait radier du<br />

barreau Joé, a relancé le premier en ponctuant sa phrase d'un rire<br />

anguleux qui a perforé les oreilles <strong>de</strong> mon vieux.<br />

Papa a tout <strong>de</strong> suite fait pivoter sa tête vers le type qui<br />

rigolait. Ses pupilles étaient plus noires qu'<strong>une</strong> bille <strong>de</strong> charbon<br />

et plus luisantes qu'<strong>une</strong> soie <strong>de</strong> chine. Il est revenu me dévisager<br />

avec un filet <strong>de</strong> bile visqueuse au fond <strong>de</strong>s rétines et m'a décoché<br />

<strong>une</strong> gifle qui m'a propulsé dans les poubelles. Dans le<br />

mouvement, il a jeté la caisse sur le côté et l’engin est venu<br />

s'écraser près <strong>de</strong>s ordures.<br />

— J'aime pas les mômes qui pleurent, il a dit en me<br />

reluquant.<br />

Puis il a ajouté:<br />

— Allez redresse-toi, fais-leur voir que t'es pas <strong>une</strong><br />

mauviette!<br />

Je n'ai rien répondu, j'ai juste effacé les larmes qui<br />

débordaient aux coins <strong>de</strong> mes yeux et je lui ai balancé la carcasse<br />

du modèle 61 dans le ventre, avant <strong>de</strong> filer vers la maison.<br />

J'avais déjà disparu lorsque qu'Henri s'est approché <strong>de</strong> papa<br />

et lui a tendu <strong>une</strong> bouteille <strong>de</strong> gin:<br />

— T'as peut-être poussé le bouchon un peu loin, Joé. Après<br />

tout, t'es qu'un avocat minable qui s'est fait virer et qui passe son<br />

temps à picoler... Crois-moi, on ne fera jamais rien <strong>de</strong> bon avec<br />

nos gosses!<br />

Papa a terminé le fond d'alcool qui s'agitait dans la bouteille<br />

<strong>de</strong> gin puis il l'a fracassée contre un mur.<br />

“RESERVOIR CAFE”, c'étaient les lettres roses d'<strong>une</strong><br />

enseigne lumineuse qui cinglait ma rue, toutes les nuits.<br />

Exceptée cette petite tâche <strong>de</strong> couleur palpitant dans l'obscurité<br />

comme un bout <strong>de</strong> pastèque irradié et les rares ampoules encore<br />

nickel qui diffusaient <strong>une</strong> douce clarté topaze vissées au bout <strong>de</strong>s<br />

réverbères, la rue était sinistre, <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> complainte<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

nauséabon<strong>de</strong>.<br />

Je remontais vers le petit distributeur <strong>de</strong> journaux qui se<br />

situait juste en face <strong>de</strong> notre immeuble et <strong>de</strong>vant le numéro 153,<br />

j'ai séché mes larmes avec le bas <strong>de</strong> mon T-shirt, j'ai gommé le<br />

sang coagulé qui mouchetait ma joue, puis la cage d'escalier m'a<br />

aspiré comme <strong>une</strong> lame <strong>de</strong> fond.<br />

En haut, j'ai fait tourner la clé dans la serrure avec <strong>une</strong><br />

<strong>de</strong>xtérité telle que la porte n'a même pas eu le temps <strong>de</strong> couiner<br />

pour indiquer ma venue. Je l'ai refermée avec autant d'agilité et<br />

je me suis dirigé vers la terrasse pour voir si Tortilla était encore<br />

en train d’écrire. D'un geste lent, j'ai poussé la porte <strong>de</strong> la<br />

terrasse et ce que j’ai vu m’a soulevé le cœur. Il y avait juste<br />

maman, recroquevillée dans un coin avec un large morceau<br />

d'étoffe sur les épaules. Sa silhouette se découpait sur un carré <strong>de</strong><br />

nuit bleue, entre les antennes, les poteaux électriques et les fils<br />

<strong>de</strong> toutes sortes qui tissaient <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> toile insensée au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong>s immeubles en briques. J'ai marqué un arrêt dans<br />

l'encadrement <strong>de</strong> la porte, puis je me suis dirigé vers elle avec la<br />

gorge nouée. Elle tenait serrée contre sa poitrine <strong>une</strong> poignée <strong>de</strong><br />

feuilles manuscrites et les longs sanglots qu'elle versait me<br />

lacérait l'âme. Au bout d'un moment, j'ai même eu l'impression<br />

qu'un type me tranchait le ventre et m'agrippait les boyaux.<br />

— Eh, pleure-pas m'man..., pleure-pas, ai-je chuchoté à son<br />

oreille en lui passant un bras autour du cou.<br />

Elle a pivoté doucement:<br />

— Lenny...??<br />

— Qu'est-ce qui se passe, pourquoi tu pleures comme ça? j'ai<br />

<strong>de</strong>mandé. Et où est Tortilla...?<br />

— Il s'est encore disputé avec ton père.<br />

— Bah, t'en fais pas, j'ai dit en chassant un moustique<br />

invisible <strong>de</strong>vant mon menton, il est sans doute parti faire un tour<br />

sur les docks, il va pas tar<strong>de</strong>r à revenir.<br />

— Ton père a brûlé tous ses poèmes, c'est tout ce que j'ai pu<br />

sauver, elle a fait en fabriquant un éventail avec les quelques<br />

feuillets rescapés.<br />

J'ai regardé les dégâts, il y avait <strong>de</strong>s petits bouts <strong>de</strong> papier<br />

carbonisé qui voletaient dans tous les sens.<br />

— Bah te casse pas, tu connais Tortilla, dès qu'il est contrarié<br />

il part courir <strong>de</strong>ux heures!<br />

— Je sais bien, mais j'ai peur qu'il fasse <strong>une</strong> bêtise.<br />

Je l'ai aidé à se relever:<br />

— Ecoute, vas te reposer un peu, je vais aller le chercher.<br />

— Non, Lenny, reste-là...


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

J'ai franchi le parapet qui bordait la terrasse et j'ai dévalé la<br />

longue échelle métallique qui aboutissait dans la rue.<br />

— Te tracasse pas m'man, ai-je envoyé <strong>une</strong> fois sur<br />

l'asphalte, je reviens tout <strong>de</strong> suite!<br />

Elle m'a appelée <strong>une</strong> ou <strong>de</strong>ux fois en penchant sa tête dans le<br />

vi<strong>de</strong>, puis elle s'est résignée en me voyant détaler comme un pou<br />

sur <strong>une</strong> écharpe <strong>de</strong> goudron.<br />

Les docks m'avait toujours émerveillé la nuit. Ils étaient<br />

éclairés par d'effrayants pylônes qui se dressaient vers les cieux<br />

et déversaient sur le sol <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> citronna<strong>de</strong> aveuglante.<br />

C'était sans doute ce truc qui m'attirait le plus, puisqu'il<br />

transformait les grues, les caisses <strong>de</strong> marchandises, les wagons et<br />

les bâtiments qui s'étendaient le long du quai en <strong>une</strong> parure<br />

lumineuse qui se reflétait sur les flots huileux <strong>de</strong> l'océan.<br />

J'ai suivi un moment les rails du tramway en laissant les<br />

estampes féeriques <strong>de</strong>s cargos s'imprimer sur mes rétines.<br />

Naturellement, je suis parvenu au bout du quai. J'ai jeté un œil<br />

dans mon dos, un autre sur le côté, il n’y avait auc<strong>une</strong> trace <strong>de</strong><br />

Tortilla. J'ai accusé <strong>une</strong> grimage en me passant la main dans les<br />

cheveux et je me suis décidé à lancer <strong>de</strong>s appels dans toutes les<br />

directions. Seule <strong>une</strong> petite résonance m'a répondu. Elle a<br />

ricoché comme <strong>une</strong> boule <strong>de</strong> feu sur les plaques <strong>de</strong> tôle <strong>de</strong>s<br />

entrepôts, puis elle est revenue à mes tympans.<br />

J'allais pas tar<strong>de</strong>r à me tirer, lorsque au bout <strong>de</strong> la digue n°4<br />

un jet <strong>de</strong> lumière a éclaboussé le ciel. Je me suis rapproché <strong>de</strong><br />

l'endroit d'où émanait la source lumineuse et j'ai aussitôt reconnu<br />

Tortilla qui s'amusait à éclairer la voûte céleste avec un vieux<br />

projecteur.<br />

— Qu'est-ce que tu fous? j'ai bougonné, ça fait vingt minutes<br />

que je te cherche partout!<br />

— Je danse avec les étoiles, il a dit.<br />

— Arrête <strong>de</strong> déconner, maman est morte d'inquiétu<strong>de</strong>.<br />

Je l'ai regardé un instant s'amuser avec la lumière opaline et<br />

au bout <strong>de</strong> quelques secon<strong>de</strong>s le truc m'a complètement<br />

hypnotisé. J'avais levé le visage vers le dôme bleuté et mes iris<br />

vibrait d’émerveillement.<br />

— Tu crois que papa va s'arrêter un jour? j'ai <strong>de</strong>mandé.<br />

Tortilla a laissé un ange passer. Il a lâché le projecteur et la<br />

lumière a plongé dans la mer. Il est venu poser un bras sur mes<br />

épaules.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— T'en fais pas petit frère, qu'il a dit en m'emmenant avec lui<br />

le long <strong>de</strong> la digue, c'est qu’un mauvais moment à passer..., estce<br />

que tu crois que la vie peut se parcourir tout du long à bord<br />

d’<strong>une</strong> goélette aux voiles lumineuses?<br />

Je ne comprenais pas tout ce qu'il racontait mais au fond <strong>de</strong><br />

moi-même, je <strong>de</strong>vais penser à peu près la même chose, enfin je<br />

crois, nous avons marché quelques minutes sur la jetée avec le<br />

clapotis <strong>de</strong>s vagues comme bruit <strong>de</strong> fond, puis je l'ai relancé:<br />

— Mer<strong>de</strong>..., tu te rends compte qu'il a brûlé tous tes<br />

poèmes?!?<br />

— Je sais bien, mais y en avait pas un sur dix qui valait<br />

quelque chose...<br />

— Bon sang, t'as passé <strong>de</strong>s nuits entières à écrire ces trucs-là!<br />

Et le poème sur le pont <strong>de</strong> Brooklyn? moi, je l’aimais bien le<br />

poème sur le pont <strong>de</strong> Brooklyn!<br />

— Franchement, à côté <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> Crane c’était <strong>de</strong> la<br />

vomissure, <strong>de</strong> toute façon je crois que je vais arrêter la poésie, ça<br />

mène nulle part!<br />

— Et ça qu'est-ce que c'est...? j'ai questionné en lui arrachant<br />

un petit carnet qui dépassait <strong>de</strong> sa poche.<br />

— RENDS-MOI ÇA TOUT DE SUITE! il a crié.<br />

Je n'ai même pas eu le temps d’ouvrir le truc qu'il a enchaîné:<br />

— PUTAIN LENNY, SI TU LIS CA T'ES MORT!<br />

Je n’ai pas insisté.<br />

— Je déconnais, ai-je lancé en lui refilant le carnet. Si on<br />

peut plus déconner!<br />

— Ouais, bah <strong>de</strong>s fois tu fais chier, s'est-il contenté <strong>de</strong> me<br />

dire. Ça résumait bien sa pensée.<br />

Je l'ai laissé ranger le carnet dans sa veste, puis j'ai mené ma<br />

petite enquête:<br />

— C'est un nouveau poème...?<br />

— C'est ma liste <strong>de</strong> courses, il a fait.<br />

— Ah ouais, j'ai rétorqué en do<strong>de</strong>linant <strong>de</strong> la tête, et faut pas<br />

déconner avec <strong>une</strong> liste <strong>de</strong> courses, évi<strong>de</strong>mment, j'avais pas<br />

pensé à ça.<br />

— On peut pas penser à tout, il a dit.<br />

J'ai accusé <strong>une</strong> petite moue et il a proposé un truc:<br />

— Allez, le <strong>de</strong>rnier arrivé à la baraque paie <strong>une</strong> glace à<br />

l'autre, ça marche...?<br />

— Une double pistache chez Bernie?<br />

— Si tu veux.<br />

— Tu peux déjà casser ta tirelire, j'ai lâché juste avant <strong>de</strong><br />

m'élancer entre les <strong>de</strong>ux rails chromés du tramway miroitant


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

sous le crachin <strong>de</strong>s pylônes.<br />

Lorsque je suis arrivé sur la terrasse, Tortilla était auprès <strong>de</strong><br />

maman. Elle s'était endormie sur un transat, le menton sur<br />

l'épaule, <strong>une</strong> douce clarté lunaire était venue baigner la moitié <strong>de</strong><br />

son visage. D'un coup, Tortilla s'est retourné vers moi et son<br />

in<strong>de</strong>x est venu barrer sa bouche.<br />

— Fais pas <strong>de</strong> bruit, elle dort, m'a t-il indiqué.<br />

Je l'ai rejoint sur la pointe <strong>de</strong>s pieds. J'ai regardé un instant le<br />

visage <strong>de</strong> maman et je l'ai trouvé drôlement belle. Elle avait ce<br />

mélange <strong>de</strong> grâce et <strong>de</strong> tristesse déployé sur la figure. Ses<br />

paupières oscillaient avec fébrilité dans son sommeil et tout ça la<br />

rendait émouvante. Au bout d'un moment, j'ai redressé ma tête<br />

vers Tortilla:<br />

— On la réveille, tu crois?<br />

— C'est pas la peine, il a dit. Passe-moi plutôt la couverture<br />

<strong>de</strong>rrière-toi.<br />

Je lui ai tendu le machin et dans le silence absolu, il a déposé<br />

la couvrante sur son corps.<br />

Juste après, nous sommes rentrés se coucher. La porte <strong>de</strong> la<br />

terrasse a grincé, elle a réveillé <strong>une</strong> mouette qui somnolait, la<br />

l<strong>une</strong> a disparu <strong>de</strong>rrière les toits, puis la bestiole s'est cassée en<br />

déployant ses longues ailes blanches dans la tié<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la nuit.<br />

*<br />

Trente minutes plus tard, je me suis relevé pour aller<br />

chapar<strong>de</strong>r le poème dans la poche <strong>de</strong> Tortilla. De <strong>de</strong>hors, en<br />

matant la petite lucarne <strong>de</strong> notre chambre, on pouvait discerner<br />

<strong>une</strong> ombre agitant <strong>une</strong> veste, brandissant un carnet, et dans la<br />

secon<strong>de</strong> qui a suivi, se prendre les pieds dans le tapis et tomber à<br />

la renverse.<br />

— Mince Lenny, qu'est-ce que tu fabriques encore? a<br />

psalmodié Tortilla d'<strong>une</strong> voix endormie.<br />

— C'est rien rendors-toi, me suis-je empressé <strong>de</strong> répondre, je<br />

me suis pris les pieds dans le tapis.<br />

Il a soufflé <strong>une</strong> tonne d'air et s'est retourné dans son lit. Après<br />

m'être assuré qu'il s'était rendormi, j'ai ouvert le carnet dans la<br />

radiance qui provenait <strong>de</strong> la rue et les mots que j'ai lus sur la<br />

page m'ont foutu les glan<strong>de</strong>s pour le restant <strong>de</strong> la nuit. J'ai<br />

replacé le carnet dans sa poche, je me suis glissé dans les draps,<br />

j'ai jeté <strong>une</strong> <strong>de</strong>rnière œilla<strong>de</strong> vers la lucarne qui se découpait sur<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

les murs sombres <strong>de</strong> la chambre et quand le petit carré <strong>de</strong><br />

lumière orange est <strong>de</strong>venu flou, j'ai refermé mes paupières:<br />

“Ce matin sous mes pieds<br />

le sol sera d'un rouge si violent,<br />

si frappant que je ne pourrai rêver.”


Tortilla 11/10/2005<br />

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- 3 -<br />

Le len<strong>de</strong>main matin, Stan, Antonio et Charlie ont débarqué<br />

dans la piaule et avec Tortilla nous avons bien cru que le ciel<br />

nous dégringolait sur la tête.<br />

— LENNY, REVEILLE-TOI VITE! a hurlé Stan en me<br />

secouant comme un dératé, réveille-toi je te dis!<br />

— Lenny n'est pas là, j'ai fait, il est parti en ville!<br />

Je plongeais ma tête sous l'oreiller.<br />

— Fais pas le con, lève-toi! a insisté Stan.<br />

Comme je restais muet, il a reporté sa colère vers l'autre lit.<br />

— Tortilla, fais quelque chose, il a vociféré, file-nous un<br />

coup <strong>de</strong> main, nom <strong>de</strong> Dieu!<br />

Tortilla n'a même pas pris la peine d'écarquiller les yeux. Il a<br />

juste poussé un grognement apocalyptique en plissant le front et<br />

a dévoilé <strong>une</strong> rangée <strong>de</strong> crocs.<br />

— Ces <strong>de</strong>nts peuvent te sauter à la gorge à n'importe quel<br />

moment, il a menacé, n'oublie jamais ce truc fondamental.<br />

Stan s'est retourné vers Antonio et Charlie. Antonio et<br />

Charlie ont lancé vers Stan <strong>de</strong>s têtes d'ahuris. C'étaient les<br />

spécialistes <strong>de</strong> ce genre <strong>de</strong> grimaces. Plus personne ne se<br />

tracassait pour ça dans le quartier, exceptée la maman <strong>de</strong><br />

Charlie, qui lorsqu'il avait fait <strong>une</strong> connerie criait à qui voulait<br />

l'entendre que son fils était un âne bâté, que cela ne l'étonnait pas<br />

avec un père aussi <strong>de</strong>meuré, qu'il n'y avait pas <strong>de</strong> fumée sans feu<br />

et que la maxime tel père tel fils c'était pas pour les cochons!<br />

— Bon sang, Lenny, tu va te lever! m'a ordonné Stan. C'est<br />

Harold!<br />

— Quoi Harold...? ai-je baragouiné <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous mon petit<br />

nuage <strong>de</strong> plumes.<br />

— Il s'est barricadé dans les chiottes <strong>de</strong> Bernie et il veux plus<br />

sortir!<br />

— Quoi...?!? Qu'est-ce que tu racontes...?!!<br />

J'ai chassé l'oreiller <strong>de</strong> mon crâne. J'ai manqué <strong>de</strong><br />

m'étrangler. Tortilla a ouvert un œil et Stan a poursuivi:<br />

— Je t'assure! il s'est enfermé dans les toilettes <strong>de</strong> Bernie et<br />

quand on lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pourquoi, il répond: “vous n'avez qu'à<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à Lenny!”<br />

J'ai viré le drap qui m'enveloppait d'un geste dégoutté. J'ai


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

collé la plante <strong>de</strong>s pieds sur le plancher. Les cou<strong>de</strong>s appuyés sur<br />

les cuisses, je me suis frotté le visage avec la paume <strong>de</strong>s mains.<br />

Enfin dans la lignée, j'ai baillé.<br />

— Le soleil lui a tapé sur la tête ou quoi? j'ai dit.<br />

— Tout ce qu'on sait c'est qu'il a refusé <strong>de</strong> bouger pendant au<br />

moins trois jours!<br />

J'ai accusé <strong>une</strong> légère grimace.<br />

— Qu'est-ce qui s'est passé? m'a <strong>de</strong>mandé Antonio.<br />

— Rien, je vous expliquerai en route, j'ai fait en couronnant<br />

ma tira<strong>de</strong> d'un sentiment d'exaspération particulièrement<br />

exacerbé.<br />

Juste avant <strong>de</strong> me lever, je me suis tourné vers Tortilla:<br />

— Tu viens avec nous?<br />

— Je crois qu'Harold changera jamais, il a conclu en se<br />

levant.<br />

Comme nous avions dormi avec nos fringues sur le dos, nous<br />

avons simplement enfilé nos baskets. Tortilla a attrapé sa veste,<br />

nous nous sommes taillés et la porte <strong>de</strong> la chambre a claqué sur<br />

mes talons.<br />

Dans l'escalier, nous avons croisé maman qui revenait <strong>de</strong>s<br />

courses avec un panier rempli <strong>de</strong> poireaux accroché au cou<strong>de</strong>.<br />

Nous avons <strong>de</strong>scendu les marches à fond la caisse et quand elle<br />

nous a vu détaler comme ça, maman, elle s'est agrippée à la<br />

rampe.<br />

— Salut m'man! a lancé Tortilla.<br />

— Où est-ce que vous courez comme ça? elle a <strong>de</strong>mandé.<br />

En queue <strong>de</strong> peloton, j'ai expliqué:<br />

— Harold est coincé dans les cabinets <strong>de</strong> Bernie.<br />

Elle a marqué <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> d'étonnement, puis elle s'est<br />

penchée par-<strong>de</strong>ssus le petit serpent en acier qui bordait l'escalier.<br />

— Faites attention à vous! elle a recommandé.<br />

— T'inquiète pas m'man, y a qu'<strong>une</strong> place dans les cabinets<br />

<strong>de</strong> Bernie! j'ai répondu.<br />

Nous avons disparu dans la rue.<br />

Deux minutes plus tard, toute la petite ban<strong>de</strong> louvoyait entre<br />

les barrières, les tubes métalliques, les signaux clignotants, les<br />

bobines <strong>de</strong> câbles et les engins du chantier s'étalant sur Delancey<br />

Street. Malgré les travaux, la circulation était flui<strong>de</strong>. Les rares<br />

taxis qui empruntaient ce tronçon <strong>de</strong> bitume ne se cassaient pas<br />

la tête à scruter les sorties d'immeubles, parce que lorsqu'un type<br />

arrêtait un chauffeur dans le coin, c'était uniquement pour lui<br />

réclamer un dollar ou les clés <strong>de</strong> sa caisse, en lui appliquant <strong>une</strong><br />

lame sous la gorge. Dans les <strong>de</strong>ux cas, rares sont ceux qui


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

pensaient que le jeu en valût la chan<strong>de</strong>lle.<br />

D'un coup, Tortilla a pointé un doigt vers <strong>une</strong> machine du<br />

chantier en s'adressant à Stan:<br />

— T'as vu, ton vieux roupille dans la pelleteuse!<br />

— Je sais, le tien est dans le fossé, là-bas, avec Bud.<br />

Personne ne s'est étonné <strong>de</strong> la chose. La petite marche vers le<br />

café s'est poursuivie mais le truc m'avait quand même contrarié.<br />

Je savais que maman ne dormait pas lorsque papa passait la nuit<br />

<strong>de</strong>hors, elle le cherchait dans tout le quartier en ce faisant un<br />

sang d’encre parce qu’<strong>une</strong> fois, elle l’avait retrouvé sur les docks<br />

aux côté d’Henri et le premier tramway du matin avait bien failli<br />

les écrabouiller.<br />

Brutalement, en s'approchant du Café <strong>de</strong> Bernie, le cas<br />

d'Harold m'a sauté à la cervelle comme un geyser <strong>de</strong> pétrole à la<br />

face du mon<strong>de</strong>. Mon père avait le foie qui trempait dans la<br />

glaise, Henri ronflait dans le go<strong>de</strong>t <strong>de</strong> la pelleteuse et Harold<br />

s'était barricadé dans les chiottes <strong>de</strong> Bernie. Parfois, le mon<strong>de</strong><br />

revêtait les allures d'un cirque <strong>de</strong> quartier drôle et éloquent.<br />

J'ai profité <strong>de</strong> la suite du trajet pour raconter aux autres ce qui<br />

s'était passé avec Harold.<br />

— Tu débloques, a affirmé Antonio, tu nous fait marcher,<br />

hein?<br />

— Je t'assure, c'est comme ça que ça s'est passé. On a sauté<br />

du pont et on s’est retrouvés dans la flotte! Tu connais la suite...,<br />

déjà que quand on fait <strong>de</strong>s spaghettis, il veut pas s'approcher <strong>de</strong><br />

la casserole d'eau salée...<br />

Le cercle <strong>de</strong> têtes qui s'était formé autour <strong>de</strong> moi a do<strong>de</strong>liné<br />

comme pour confirmer ce que je venais <strong>de</strong> dire, puis <strong>une</strong> vague<br />

d'hilarité s'est emparée <strong>de</strong> la petite place qui s'étendait <strong>de</strong>vant le<br />

café <strong>de</strong> Bernie.<br />

Soudain, la porte du troquet s'est ouverte. Bernie s'est planté<br />

sur le seuil, les manches relevées jusqu'aux cou<strong>de</strong>s:<br />

— Alors, qu'est-ce que vous fabriquez! Il vous faut un ticket<br />

pour rentrer?<br />

Nous nous sommes retournés. Il a agité le torchon qui<br />

pendait au bout <strong>de</strong> sa main et a enchaîné:<br />

— Allez, remuez-vous un peu au lieu <strong>de</strong> rire comme <strong>une</strong><br />

ban<strong>de</strong> d'imbéciles! J'ai déjà perdu trois clients à cause <strong>de</strong> ce<br />

crétin d'Harold qui bloque mes chiottes!<br />

Nos visages qui effectivement étaient fendus du sourire <strong>de</strong><br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

l'idiot absolu se sont figés d'un seul coup. Après <strong>une</strong> petite<br />

secon<strong>de</strong> d'inertie, nous avons suivi la carcasse <strong>de</strong> Bernie qui<br />

s'engouffrait dans le ra<strong>de</strong>, vêtue d'un vieux tricot <strong>de</strong> corps<br />

blanchâtre, <strong>de</strong> bretelles retenant un drôle <strong>de</strong> froc beige et d'un<br />

tablier noué autour <strong>de</strong> la bedaine.<br />

— Vous connaissez le chemin! il a dit en nous regardant<br />

passer un par un, avant <strong>de</strong> gifler la porte et <strong>de</strong> placar<strong>de</strong>r<br />

l'étiquette “closed” sur la vitre.<br />

— T'en fait pas Bernie, on va trouver <strong>une</strong> solution, l'ai-je<br />

rassuré.<br />

A l'intérieur, les petites vannes en métal dressées sur le<br />

comptoir ont tout <strong>de</strong> suite transformé nos corps en guimauves<br />

psychédéliques et nos trombines en citrouilles farfelues. J'ai<br />

maté un instant le manège déformant, puis j'ai laissé mes iris<br />

flâner <strong>de</strong> l'autre côté, vers le mur, où <strong>de</strong> vieilles affiches étaient<br />

collées. De cette manière, du fromage spécial hamburger au<br />

sorbet <strong>de</strong> cassis en passant par le Strawberry soda, j'ai traversé la<br />

pièce, entouré <strong>de</strong> Stan, Antonio, Tortilla, Charlie. Bernie fermait<br />

la marche.<br />

— Hé, Harold, t'es toujours là...? a <strong>de</strong>mandé Charlie en<br />

tapotant <strong>de</strong>s phalanges sur le bois <strong>de</strong> la porte.<br />

Comme aucun bruit ne s'est manifesté, Charlie a braqué vers<br />

nous <strong>une</strong> tête <strong>de</strong> merlan frit avec les yeux dans les coins. Il a<br />

refait <strong>une</strong> tentative:<br />

— Harold, tu m'entends...? C'est Charlie, réponds-moi!<br />

— Tu perds ton temps Charlie, tu ferais mieux <strong>de</strong> rentrer<br />

chez toi, a déclaré Harold.<br />

Bernie a écarté Charlie avec le bras qui étranglait le torchon<br />

et s’est adressé à la porte d'<strong>une</strong> voix que l'énervement avait<br />

rendue dissonante:<br />

— Ecoute Harold, tu penses pas sérieusement rester dans mes<br />

chiottes pendant trois jours, hein?!!<br />

— Y a rien a faire Bernie, je peux pas sortir....<br />

— Mais t'as juste à tourner le verrou, bor<strong>de</strong>l!<br />

— Il s'agit pas <strong>de</strong> ça, je suis venu là tout seul, seulement je<br />

peux pas sortir <strong>de</strong>hors comme ça.<br />

Stan a repris le flambeau:<br />

— Ecoute Harold, si c'est pour cette histoire d'allergie, Lenny<br />

est là et il nous a tout raconté.<br />

Un petit silence a fusillé les toilettes, puis Bernie a fusillé le<br />

silence.<br />

— Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire? il a <strong>de</strong>mandé<br />

en se prenant la tête à <strong>de</strong>ux mains.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

J'ai mis mes bras en croix:<br />

— Harold est tombé dans East River, il fait <strong>une</strong> crise<br />

d'urticaire.<br />

— Quoi...! Ce petit con s'est barricadé dans mes chiottes pour<br />

trois rougeurs sur la figure!!<br />

Il s'est tourné vers la porte:<br />

— HAROLD, TU VAS ME FAIRE LE PLAISIR<br />

D'OUVRIR IMMEDIATEMENT CETTE PUTAIN DE PORTE<br />

SINON CE SONT TES FESSES QUI VONT ROUGIR, ET A<br />

COUPS DE CEINTURON ENCORE!!!<br />

— J'ai lu quelque part qu'un type comme Ulysse avait résisté<br />

vachement longtemps aux chants <strong>de</strong>s sirènes, s'est contenté <strong>de</strong><br />

faire remarquer Harold.<br />

Les bras <strong>de</strong> Bernie ont dégringolé le long <strong>de</strong> son corps<br />

comme <strong>de</strong>ux bouts <strong>de</strong> cor<strong>de</strong> lestés <strong>de</strong> plomb. Le torchon s'est<br />

abattu sur le carrelage. Une petite giclée d'adrénaline a dû lui<br />

grimper trop vite au cerveau, parce qu'il a carrément changé <strong>de</strong><br />

couleur et Tortilla a juste eu le temps <strong>de</strong> placer <strong>une</strong> chaise sous<br />

son corps avant que ses jambes ne se dérobent et que ses yeux<br />

n’affichent plus qu'<strong>une</strong> effrayante pastille blanche sous chaque<br />

paupière.<br />

— Qu'est-ce qui se passe? s'est renseigné Harold.<br />

— Bernie vient <strong>de</strong> tomber dans les pommes, a répondu<br />

Charlie.<br />

Pendant ce temps, Stan et Tortilla s'étaient accroupis près <strong>de</strong><br />

Bernie et essayaient <strong>de</strong> le ranimer.<br />

— Eh, Bernie, reprends-toi, a fait Stan en lui distribuant<br />

plusieurs claques. Faut pas te mettre dans cet état pour un truc<br />

comme ça!<br />

— Tu crois qu'il t'entend? a <strong>de</strong>mandé Antonio, il fait <strong>une</strong><br />

drôle <strong>de</strong> tête.<br />

— Je ne sais pas, a soufflé Stan en épongeant le front <strong>de</strong><br />

Bernie avec un kleenex, va donc me chercher un peu d'eau.<br />

Tandis que Antonio s'exécutait, Charlie a accusé un rictus<br />

soucieux.<br />

— C'est vrai qu'il fait <strong>une</strong> drôle <strong>de</strong> tête, qu'il a dit. On dirait<br />

qu'il va vomir, t'es sûr qu'il ne va pas vomir...?<br />

Stan a haussé les épaules mais <strong>une</strong> étincelle bleue est tout <strong>de</strong><br />

même venue dilater ses pupilles. Deux secon<strong>de</strong>s plus tard, il a<br />

chassé cette diabolique éventualité <strong>de</strong> son esprit. Il a attrapé le<br />

gobelet que lui tendait Antonio et d'un geste lent, il a abreuvé le<br />

glacier. Malgré tout, j'étais obligé <strong>de</strong> me ranger du côté <strong>de</strong><br />

Charlie, parce que Bernie affichait <strong>une</strong> tête dont personne


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

n'aurait pu attester que la pâleur <strong>de</strong> teint ne fut point le prémisse<br />

à <strong>une</strong> galette verdâtre déposée sur le carrelage.<br />

Ensuite, comme Bernie a dégluti <strong>une</strong> petite gorgée <strong>de</strong> liqui<strong>de</strong><br />

et que juste après, il a laissé échapper un petit gémissement<br />

sourd, Tortilla s'est penché à son oreille:<br />

— Bon sang Bernie, cette porte c'est pas l'ultime muraille qui<br />

t'empêche d’accé<strong>de</strong>r au paradis! Tu vas pas te laisser abattre par<br />

<strong>une</strong> porte <strong>de</strong> chiottes miteuse! ça a aucun sens!<br />

Malgré la charge hautement philosophique que véhiculait le<br />

message <strong>de</strong> Tortilla, Bernie s'est attardé dans le brouillard<br />

absolu. Un sourire en forme <strong>de</strong> banane avait envahi sa face et<br />

revenait systématiquement après chac<strong>une</strong> <strong>de</strong>s torgnoles que lui<br />

infligeait Stan, à croire que le pauvre Bernie était <strong>de</strong>venu<br />

complètement cinglé, qu'<strong>une</strong> enzyme exterminatrice lui avait<br />

planté <strong>une</strong> paille dans le crâne afin <strong>de</strong> lui sucer la cervelle.<br />

J'ai laissé tout le mon<strong>de</strong> au chevet <strong>de</strong> Bernie et je me suis<br />

faufilé jusqu'à la porte <strong>de</strong>s cabinets.<br />

— Dis-moi, Harold, ai-je susurré, on pourrait peut-être<br />

s'arranger tout les <strong>de</strong>ux, non?<br />

— Qu'est-ce que tu veux dire...?<br />

J'ai jeté un œil dans mon dos. Profitant que Stan assurait qu'il<br />

fallait être complétement abruti pour rire après <strong>une</strong> talmouse<br />

pareille, que Tortilla hochait <strong>de</strong> la tête, qu'Antonio prétendait<br />

qu'il n'avait jamais vu ça, que Charlie émettait <strong>de</strong>s interprétations<br />

vaseuses pour éluci<strong>de</strong>r la surprenante chose qui frappait Bernie,<br />

et notamment qu'un escadron <strong>de</strong> mouches Tsé-tsé avait débarqué<br />

d'un cargo africain pour décimer tous les glaciers du quartier, j'ai<br />

poursuivi:<br />

— Je sais pas, mais je pourrais peut-être revenir cette nuit<br />

avec <strong>une</strong> cagoule?<br />

— Tu veux que je te dise Lenny, si jamais t'as d'autres idées<br />

comme ça, j'aime autant que tu les gar<strong>de</strong> pour toi, d'accord? Tu<br />

les places dans <strong>de</strong>s gélules, tu t'appliques et tu te les colle en<br />

suppositoire!<br />

J'ai pas discuté plus longtemps. J'ai traversé la pièce, Antonio<br />

m'a <strong>de</strong>mandé où j'allais, je lui ai répondu que je revenais tout <strong>de</strong><br />

suite, puis j'ai claqué la porte <strong>de</strong>s lavabos et je suis passé dans le<br />

petit cloître qui empestait la pisse <strong>de</strong> chat. C'était là que Bernie<br />

stockait ses sodas, on aurait dit qu'un rayon <strong>de</strong> soleil argenté<br />

avait allumé les milliers <strong>de</strong> capsules qui jonchaient le sol, que le<br />

pavé fut serti d'authentiques pierres précieuses. Enlevé ce<br />

mirage, la cour se rapprochait d'<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> fosse puante aux<br />

murs lézardés. Une grappe <strong>de</strong> vieilles chaises grimpait jusqu'à la


Tortilla 11/10/2005<br />

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gouttière, <strong>une</strong> batterie <strong>de</strong> casseroles s'entrechoquaient dans un<br />

coin, un tas d'ustensiles genre gobelets, coupes, bouteilles,<br />

vaisselle, pots, vases, paniers et barils <strong>de</strong> lessive s'empilaient au<br />

fond. Enfin, <strong>une</strong> mythique baignoire en faïence avait le cœur<br />

brisé en <strong>de</strong>ux.<br />

Je n'y suis pas allé par quatre chemins. Je me suis dirigé<br />

directement vers la petite hache d'incendie qui irisait dans son<br />

cadre <strong>de</strong> verre, je me suis fabriqué <strong>une</strong> moufle avec un vieux<br />

chiffon et j'ai balancé un coup <strong>de</strong> poing dans le truc. Tout a<br />

explosé!<br />

Lorsque la ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> la croix rouge m'a vu débouler avec le<br />

tomahawk barrant la poitrine et <strong>de</strong>ux billes d'acier soudées aux<br />

nerfs optiques, un vaporeux flottement s'est emparé <strong>de</strong>s lavabos.<br />

— Tu pars en croisa<strong>de</strong>? s'est enquis Stan.<br />

— Non, je me lance dans la fabrication <strong>de</strong> cure-<strong>de</strong>nts, ai-je<br />

dit en envoyant un premier coup <strong>de</strong> foudre dans l'épaisse porte<br />

<strong>de</strong>s cabinets.<br />

— Mais qu'est-ce qui te prend!!? s'est affolé Harold. T'ES<br />

DEVENU COMPLETEMENT MALADE!!!<br />

J'ai balancé un second coup, lequel s'est planté le bois, et<br />

tandis que je paumoyais sur le manche pour débloquer l'aileron<br />

métallique, Stan et Tortilla ont déplacé Bernie vers les lavabos,<br />

afin qu'il ne risquât pas <strong>de</strong> recevoir <strong>une</strong> échar<strong>de</strong>.<br />

— BON SANG ARRETEZ-LE, FAITES-LUI UNE PIQURE<br />

IL EST DEVENU COMPLETEMENT DINGUE!!! s'est égosillé<br />

Harold en fracassant la paume <strong>de</strong> sa main contre la face interne<br />

<strong>de</strong> la porte.<br />

Comme personne ne répondit — Antonio et Charlie étant<br />

rivés au carrelage les bras croisés avec un sourire du genre<br />

putain c'est incroyable ce qu'il est en train <strong>de</strong> faire ce con <strong>de</strong><br />

Lenny — Harold s'est alarmé:<br />

— Eh les gars, vous êtes tous tombés dans les vapes ou<br />

quoi?!! Faites quelque chose! Je sais pas moi, amenez <strong>une</strong><br />

camisole, plongez-lui la tête dans <strong>une</strong> bassine <strong>de</strong> valium, ME<br />

LAISSEZ SURTOUT PAS SEUL AVEC CE MALADE, C'EST<br />

UN FOU FURIEUX, IL EST DANGEREUX, MERDE!<br />

J'ai marqué <strong>une</strong> petite halte. La hache a décrit un arc <strong>de</strong><br />

cercle dans la poussière lumineuse. Elle est venue buter sur le<br />

carrelage la tête en bas. J'ai épongé mon front avec la manche <strong>de</strong><br />

mon T-shirt puis en expulsant <strong>une</strong> prodigieuse bolée d'azote, j'ai<br />

appuyé mes <strong>de</strong>ux mains sur le manche <strong>de</strong> l'outil.<br />

— Je suis très calme, ai-je affirmé à la petite sirène <strong>de</strong><br />

chantier qui me cassait les tympans <strong>de</strong> l'autre côté du rectangle


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

<strong>de</strong> bois. Je crois même que j'ai atteint la paix <strong>de</strong> l'esprit,<br />

seulement t'as pas voulu emprunter la voie diplomatique, alors je<br />

vais démolir cette porte jusqu'à la transformer en petit tas<br />

d'allumettes!<br />

— Mer<strong>de</strong>, Lenny, tu crois pas que t'as fait assez <strong>de</strong> dégâts<br />

comme ça...? Passe encore sur la noya<strong>de</strong> et la guerre<br />

bactériologique, mais que tu m'attaques à l'arme blanche, je<br />

trouve que tu charries un peu, non?<br />

— N'exagère pas, j'ai dit<br />

Il a pouffé.<br />

— Tu vas sortir? j'ai <strong>de</strong>mandé.<br />

— Plutôt crever! il a dit.<br />

Mes muscles ont démarré au quart <strong>de</strong> tour. La lame a sifflé<br />

dans les airs et la porte a tremblé sous le coup foudroyant que<br />

l'engin venait <strong>de</strong> lui porter. Ensuite, j'ai craché dans mes paumes<br />

et je me suis frotté les mains. Je décidai <strong>de</strong> ne pas lâcher le<br />

morceau tant que <strong>de</strong> son arrogance la porte ne se départit, tant<br />

que <strong>de</strong> ses gonds l'obstinée ne sauta.<br />

En inclinant d'un cran ma tête sur la droite, j'ai pu remarquer<br />

que Charlie et Antonio me reluquaient<br />

— Tu ferais un sacré bûcheron, m'a lancé Charlie avant<br />

d'envoyer son cou<strong>de</strong> dans les côtes d'Antonio.<br />

— Ah ouais, t'as du style, a ratifié Antonio.<br />

Quant à Stan et Tortilla, ils s'étaient avachis dans un rayon <strong>de</strong><br />

lumière émerau<strong>de</strong> qui giclait d'un hublot construit au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s<br />

lavabos. La petite gélatine verte scotchée sur la vitre transformait<br />

les cabinets <strong>de</strong> Bernie en <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> capsule <strong>de</strong> l'espace<br />

plongée dans <strong>une</strong> eau pure et mentholée.<br />

D'un coup, Tortilla s'est levé. Il a disparu et il est revenu avec<br />

<strong>une</strong> caisse <strong>de</strong> sodas.<br />

— Au cas où faudrait y passer la journée, il a fait en déposant<br />

le bidule sur le carrelage.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> a souri. Les capsules ont volé. Les têtes ont<br />

basculé en arrière. Les glottes ont dégluti et les sodas <strong>de</strong> Bernie<br />

se sont métamorphosés en petits cadavres opalescents.<br />

Un peu plus tard, les yeux <strong>de</strong> Bernie ont papilloté dans la<br />

brume et lorsque la petite ampoule rouge d'alerte maximum a<br />

clignoté dans son crâne, il a ravalé sa salive et s'est rué vers la<br />

porte.<br />

— MERDE, MA PORTE EN CHENE VERT MASSIF DE<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

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PROVENCE!!! il a hurlé en venant se placer <strong>de</strong>vant en bouclier.<br />

J'ai reposé la hache, il a enchaîné:<br />

— NON, MAIS T'ES PAS UN PEU INCONSCIENT, TU<br />

SAIS COMBIEN ÇA COUTE UNE PORTE COMME ÇA?!!<br />

MERDE...! CHIER...!<br />

J'ai grimacé, mais personne n'en menait large.<br />

— Chacun <strong>de</strong> ces petits bijoux est UNIQUE et VIVANT! il a<br />

expliqué. Il faut <strong>de</strong>s années à un menuisier pour arriver à un<br />

chef-d'œuvre pareil, et toi t'arrives, comme <strong>une</strong> fleur, et tu<br />

dégommes le truc à coups <strong>de</strong> tomahawk!<br />

Il a tapoté l'empreinte <strong>de</strong> son in<strong>de</strong>x sur sa tempe:<br />

— Non, mais il te manque <strong>une</strong> case ou quoi! Quand est-ce<br />

que tu vas arrêter tes conneries!?!<br />

Un long silence a plané sur les cabinets <strong>de</strong> Bernie, un peu<br />

comme si un fantôme étrangleur était passé dans les rangs pour<br />

nous sangler la gorge, puis <strong>une</strong> voix angélique s'est échappée <strong>de</strong><br />

la porte pour se muer en un petit serpentin sucré qui est venu<br />

flotter dans la radiance ja<strong>de</strong> avant <strong>de</strong> parvenir à nos oreilles.<br />

Nous nous sommes tous regardés dans le blanc <strong>de</strong>s yeux. Bernie<br />

avait <strong>une</strong> paupière qui battait comme <strong>une</strong> porte <strong>de</strong> saloon. J'ai<br />

souri à Tortilla. Stan s'est laissé tomber sur la chaise en se<br />

claquant les cuisses. Antonio et Charlie ont légèrement soupiré<br />

puis Harold a répété:<br />

— Bon, ben je crois que je vais sortir.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 4 -<br />

Depuis l'inci<strong>de</strong>nt qui avait coûté <strong>une</strong> porte en chêne vert à<br />

Bernie, les jours s'étaient écoulés avec l'indolence d'un paresseux<br />

sous l'effet du hachisch. Le thermomètre n'avait jamais voulu<br />

<strong>de</strong>scendre au-<strong>de</strong>ssous <strong>de</strong>s 35°C, il se chiait <strong>de</strong>ssus et plusieurs<br />

centres météorologiques avaient relevé <strong>de</strong>s pointes à 44°C sous<br />

abri.<br />

Parfois, en déambulant le long <strong>de</strong>s rues chau<strong>de</strong>s et<br />

lancinantes, on pouvait remarquer un thermomètre fixé au<br />

chambranle d'<strong>une</strong> fenêtre ou cloué sur les lamelles d'un volet. En<br />

attendant un peu, le truc se transformait souvent en fleur parce<br />

qu’à l’intérieur, le mercure rouge bouillonnait et finissait par<br />

faire exploser le tube, giclant dans le ciel immaculé comme un<br />

geyser <strong>de</strong> plasma sur un drap propre. Du coup, les marchands <strong>de</strong><br />

quincaillerie ont pu durant quelques jours se faire <strong>de</strong>s burnes en<br />

diamant. Et ce n'était pas fini, les stations <strong>de</strong> radio annonçaient<br />

que la vague <strong>de</strong> feu risquait <strong>de</strong> se prolonger plusieurs semaines<br />

et malgré la douce et rafraîchissante obscurité qui épinglait la<br />

ville au crépuscule, la nuit était trop courte pour faire chuter les<br />

températures et dès le len<strong>de</strong>main, <strong>une</strong> chaleur démoniaque<br />

abattait ses lour<strong>de</strong>s ailes sur le bitume fondant <strong>de</strong>s avenues.<br />

Ouais, dès les premières secon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> l'aube, un soleil aveuglant<br />

se levait sur New-York City, se faufilait entre les arbres <strong>de</strong>s<br />

allées, s'insinuait dans les cuisines, décochait <strong>de</strong>s petits coups <strong>de</strong><br />

baïonnette jusque dans le cœur <strong>de</strong>s buildings et transformait le<br />

subway en <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> chaudière à vapeur, où seules les rames<br />

climatisées tiraient leur épingle du jeu.<br />

— C'est vraiment débile d'aller jouer sous cette chaleur, a<br />

lancé Charlie en s'aspergeant le crâne avec <strong>une</strong> bouteille d'eau.<br />

— Gar<strong>de</strong> ta salive et file-moi plutôt tes 10$, ai-je proposé en<br />

recomptant les billets que m'avait déjà donnés Stan, Harold,<br />

Antonio et Tortilla.<br />

— T'es certain qu'on peut pas perdre? s'est inquiété Charlie.<br />

J'ai stoppé d'un coup sec tout mouvement. Je me suis<br />

retrouvé avec un petit éventail vert dans chaque main:<br />

— Puisque je te dis qu'il se sont fait aligner la semaine<br />

<strong>de</strong>rnière par <strong>une</strong> équipe d'handicapés du Bronx! 97 à 15. Contre<br />

<strong>de</strong>s gars en chaises roulantes, ça <strong>de</strong>vrait te suffire, non?!!<br />

— Je ne dis pas, seulement ces 10$ je les ai volés dans le sac<br />

<strong>de</strong> ma mère, et si je les paume elle va encore m'accrocher par les


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

bretelles au balcon!<br />

— Ecoute Charlie, est intervenu Stan après <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong><br />

circulaire <strong>de</strong>stinée à s'assurer que personne ne l'espionnait, c'est<br />

mon cousin qui m'a refilé le tuyau, ces types ce sont <strong>de</strong> vrais<br />

pigeons, on balancerait <strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> graines dans un coin, ils<br />

se mettraient à quatre pattes pour les picorer!<br />

Un silence a gambadé le long du quai, puis l'atmosphère est<br />

<strong>de</strong>venue si asphyxiante, que par endroits, elle s'est matérialisée<br />

en <strong>de</strong> petites bouffées roses et luminescentes. Même le ballon <strong>de</strong><br />

basket qu'Harold frappait sur le sol avait <strong>de</strong>s allures <strong>de</strong> vieille<br />

citrouille périmée. Le truc rebondissait entre ses cuisses avec la<br />

mollesse <strong>de</strong> la gélatine et juste à côté, sur les marches, Tortilla<br />

reluquait le mouvement <strong>de</strong> la balle avec détachement et Antonio<br />

s'était transformé en petite fontaine <strong>de</strong> square. Enfin, sous l'élan<br />

<strong>de</strong> Stan qui certifiait que ces types étaient venus au mon<strong>de</strong><br />

uniquement pour se faire plumer, Charlie s'est décidé, il m’a<br />

tendu le billet et <strong>une</strong> rame <strong>de</strong> métro a débouché du tunnel telle<br />

<strong>une</strong> barquette d'aluminium expulsée <strong>de</strong> l'enfer.<br />

Harold a bloqué la citrouille en levant le nez. Nous nous<br />

sommes redressés, engouffrés dans le réfrigérateur et tandis que<br />

la voix du conducteur s'étranglait en annonçant la station d'après,<br />

les portes ont coulissé dans notre dos. ChhhhhhhhhToc!<br />

Les types se radinaient d'un quartier riche du Queens mais<br />

l'épreuve <strong>de</strong>vait se disputer dans le vieux Brooklyn, en zone<br />

neutre. Nous avons enfilé <strong>une</strong> rue bordée <strong>de</strong> cabanons, <strong>de</strong><br />

vieilles citernes et <strong>de</strong> bâtiments à la dérive, lorsque brutalement,<br />

le ciel s'est drapé d'un voile anthracite et le tonnerre a grondé au<br />

lointain. Un orage étourdissant a éclaté sur la ville, un peu<br />

comme un opéra <strong>de</strong> Wagner sur <strong>une</strong> cathédrale en ruine.<br />

Nous nous sommes arrêtés <strong>une</strong> minute afin <strong>de</strong> lever les yeux<br />

vers l'éblouissant spectacle et nous n'avons pas été déçus, parce<br />

qu'un éclair <strong>de</strong> toute beauté est venu déchirer les boules <strong>de</strong> coton<br />

noir agrippées dans le ciel. Un second a foudroyé un poteau<br />

télégraphique scellé dans le goudron, <strong>une</strong> gerbe d'étincelles s'est<br />

déclenchée au sommet du machin, elle a brasillé un instant, puis<br />

le cordage électrique a rompu et est venu cingler la porte d'<strong>une</strong><br />

Buick garée là. Le vacarme a résonné dans toute la rue. Quelques<br />

têtes sont apparues aux fenêtres. Il fallait vraiment dresser<br />

l'oreille pour discerner “Sweet Home Chicago” qui s'échappait<br />

d'un poste, sous la pluie battante.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Une minute plus tard, nous nous sommes glissés sous la<br />

clôture du terrain <strong>de</strong> basket et l'orage s'est éloigné.<br />

— Salut les gars, vous êtes venus à la nage? a lancé l'un <strong>de</strong>s<br />

chérubins avec un collier <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts blanches suspendu aux lobes<br />

<strong>de</strong>s oreilles.<br />

— Comment t'as <strong>de</strong>viné? a dit Stan.<br />

— Je suis sorcier, a répondu l'autre.<br />

J'ai laissé un petit blanc s'emparer du coin, puis j'ai sorti la<br />

liasse <strong>de</strong> billets <strong>de</strong> ma poche:<br />

— Dis-donc Belzébuth, à propos <strong>de</strong> sorcellerie tu voudrais<br />

pas faire apparaître tes 60$?<br />

Le sorcier est resté <strong>de</strong> marbre. Il a juste claqué <strong>de</strong>s doigts en<br />

levant le bras et un enfant s'est radiné avec les billets.<br />

Nous avons placé l'argent dans <strong>une</strong> petite boite en cobalt.<br />

Tandis que le type qui avait apporté les billets et Antonio<br />

prenaient place sur un banc près <strong>de</strong> la clôture, nous nous sommes<br />

déployés sur le bitume.<br />

— T'as vu, ils sont tous habillés pareil! s'est alarmé Charlie<br />

en tirant sur la manche <strong>de</strong> Tortilla..., maillots, shorts,<br />

chaussettes, on s'est fait rouler!<br />

— Ils ont peut-être eu un lot, a proposé Tortilla.<br />

— Tu parles, si ça se trouve c'est <strong>une</strong> équipe <strong>de</strong> club et on va<br />

se prendre <strong>une</strong> raclée monstrueuse!<br />

D'un coup, le visage <strong>de</strong> Charlie est <strong>de</strong>venu vert. Sa main s'est<br />

refermée sur l'épaule <strong>de</strong> Tortilla et sa voix s'est nantie d'<strong>une</strong><br />

extrême fébrilité:<br />

— Dis-donc, tu vois le mec sous le panier...? Tu trouves pas<br />

qu'il ressemble un peu à Mickael Jordan?<br />

— C'est peut-être son petit-fils, a plaisanté Tortilla.<br />

— Je ne suis pas fou, seulement il a les mêmes l<strong>une</strong>ttes!<br />

— Ecoute Charlie, t’as jamais entendu dire que l'habit ne<br />

faisait pas le moine.<br />

— Je dis pas le contraire, seulement ces types nous dépassent<br />

tous <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux têtes!<br />

— Et alors, ça veux rien dire?<br />

— Comment ça, ça veut rien dire!?! Je te rappelle qu'on a<br />

misé 60$ sur <strong>une</strong> partie <strong>de</strong> basket! Et au cas où tu l'aurais oublié,<br />

dans <strong>une</strong> partie <strong>de</strong> basket faut envoyer <strong>une</strong> balle dans un panier<br />

accroché en hauteur! Même si tu ne feras jamais Harvard tu peux<br />

comprendre que plus t'es petit, plus le panier est loin, et plus le<br />

panier est loin plus c'est la mer<strong>de</strong>!<br />

— Et David et Goliath...?<br />

— Ça a rien à voir, Tortilla! David avait pas piqué 10$ dans


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

le sac <strong>de</strong> sa mère, et même s’il avait pas étendu Goliath, il<br />

risquait pas <strong>de</strong> se retrouver pendu au balcon par les bretelles! Ça<br />

se voit bien que c'est pas toi!<br />

Au centre du terrain, dans le petit cercle blanc <strong>de</strong>ssiné sur le<br />

bitume, le sorcier examinait le ballon que lui avait refilé Harold.<br />

— Dis-donc gamin, c'est quoi ce ballon? il m'a <strong>de</strong>mandé.<br />

J'ai pas voulu relevé parce que le flot d'adrénaline qui<br />

frémissait dans mes artères avait <strong>de</strong>s allures <strong>de</strong> torrent acidulé et<br />

que dans ces cas là, un coup <strong>de</strong> latte dans le crapaud qui vous<br />

bavait sur le dos était vite venu.<br />

— On peut pas jouer avec ça, il a enchérit, il rebondit<br />

presque plus!<br />

J'ai hésité <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> entre un coup <strong>de</strong> savate qui aurait<br />

envoyé ses roustons percuter ses amygdales et un coup <strong>de</strong> tête<br />

dans le plexus. Finalement, j'ai pris un air embarrassé et le<br />

sorcier est tombé dans le panneau:<br />

— Tu sais, c'est pas très sérieux ça gamin, le basket c'est un<br />

sport <strong>de</strong> professionnels!<br />

— Je sais vieux, ai-je confessé en attrapant le ballon, je suis<br />

désolé, je te promets que ça se reproduira plus jamais, même si<br />

je dois vivre 100 ans.<br />

J'ai jeté le ballon comme <strong>une</strong> vieille chaussette trouée et il a<br />

souri. Durant un bref instant j'ai cru qu'il allait poser <strong>une</strong> main<br />

sur mon épaule, mais tout compte fait, il s'est ravisé et n'a jamais<br />

su que ses amygdales étaient passés près <strong>de</strong> la catastrophe.<br />

— Bill envoie ta balle, il a dit en tournant la tête vers Harold.<br />

Un petit bedonnant avec un maillot rouge floqué du numéro<br />

86 est allé piocher un ballon <strong>de</strong> basket dans un sac, puis il l'a<br />

rapporté au sorcier:<br />

— Je l'ai acheté hier, faites-gaffe, hein?<br />

— T'inquiète pas Bill, l'a rassuré Harold, j'ai jamais eu<br />

d'histoire avec un ballon <strong>de</strong> basket.<br />

Lorsque le match a débuté, <strong>une</strong> lumière céleste d'après orage<br />

est venue consteller <strong>de</strong> sa clarté le faubourg et ses citernes. Des<br />

grappes <strong>de</strong> petits losanges rutilaient au travers le grillage qui<br />

encadrait le terrain et le truc nous aveuglait. J'ai vissé ma<br />

casquette <strong>de</strong> sorte qu'<strong>une</strong> petite zone d'ombre est venue me<br />

couper le visage en <strong>de</strong>ux et j'ai bondi vers la balle que Bill venait<br />

<strong>de</strong> lancer mollement au sorcier arborant le numéro 96. J'ai fait<br />

<strong>de</strong>ux foulées au <strong>de</strong>là <strong>de</strong> la ligne médiane, lorsque subito, le<br />

numéro 17 m'a subtilisé le ballon. Je me suis figé sur place. Le<br />

17 a passé la balle au 44 qui occupait l'aile droite. Le 44 a<br />

dribblé Stan, il a dévié sur le 96. Le 96 a adressé <strong>une</strong> longue


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

passe lobée à Mickael Jordan Junior le 42, lequel s'est infiltré<br />

entre Tortilla et Charlie qui étaient postés en défense. Il a shooté<br />

dans le petit carré rouge tracé au centre du panneau. Le plexiglas<br />

a vibré. La balle a rebondi. Elle a vrillé dans le filet et nous nous<br />

sommes tous regardés avec <strong>de</strong>s yeux exorbités.<br />

— Dis-donc gamin, m'a lancé le sorcier, j'ai comme<br />

l'impression que vous auriez eu plus <strong>de</strong> chance au ping-pong,<br />

hein?<br />

J'ai bougé mes lèvres mais les mots restaient bloqués dans le<br />

fond <strong>de</strong> ma gorge comme <strong>de</strong>s petites bouées <strong>de</strong> sauvetage<br />

absur<strong>de</strong>s dans <strong>une</strong> caverne infestée <strong>de</strong> piranhas. Le manège a<br />

duré <strong>une</strong> éternité. Après un ultime panier marqué par l'équipe<br />

<strong>de</strong>s têtes <strong>de</strong> veaux, les choses se sont détraquées <strong>de</strong> notre côté.<br />

Stan s'est ramené vers Tortilla en grognant:<br />

— Mer<strong>de</strong>, mais t'as contracté le virus <strong>de</strong> la polio ou quoi!<br />

— Pourquoi tu dis ça?<br />

— Je ne sais pas, tu pouvais pas sauter un peu non?! t'es<br />

paraplégique?!!<br />

— Ecoute Stan, si t'es pas content t'as qu'à venir prendre ma<br />

place en défense! c'est tout simple.<br />

Stan a lancé <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> incrustée d'un saphir d'<strong>une</strong> peur<br />

bleue, laquelle a débuté sur Tortilla et a fini sur Charlie, en arc<br />

<strong>de</strong> cercle:<br />

— Il s'agit pas <strong>de</strong> ça, seulement faudrait peut-être penser à<br />

serrer le garrot. L'hémorragie c'est un truc qui conduit tout droit<br />

au cimetière!<br />

— Bon, bah quand t'auras fini ton ordonnance tu pourras<br />

peut-être reprendre ta place, hein? a dit Charlie en indiquant le<br />

chemin d'un geste du bras, tandis que son autre bras ceinturait la<br />

balle.<br />

— Ouais, j'y vais... J'y vais!<br />

J'ai accompagné Stan près <strong>de</strong> la ligne médiane et j'ai vu que<br />

Harold s'était planté là les bras entrelacés. Stan n'a rien<br />

remarqué, il a juste soufflé dans le vi<strong>de</strong> en agrippant <strong>de</strong>ux<br />

glan<strong>de</strong>s transparentes suspendues sous sa gorge:<br />

— Tu sais qu'ils commencent à me les gonfler avec leur<br />

partie <strong>de</strong> basket à la con!<br />

— Dis-donc, je savais que la mémoire était sélective mais<br />

dans ton cas c'est <strong>de</strong> l'amnésie! On t'as plongé le cerveau dans le<br />

formol, t'as sombré dans l'oubli Stan, je vois que ça, parce que<br />

cette partie <strong>de</strong> basket, c'est quand même bien toi qui l'a organisée<br />

avec ton cousin à la mords-moi le nœud qui se prend pour<br />

Huggy-les-bons-tuyaux!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Stan a détourné les yeux et j'ai poursuivi en appliquant le<br />

bout <strong>de</strong> mon in<strong>de</strong>x sur sa poitrine:<br />

— Tu veux que je te dise, la prochaine fois, c'est moi qui lui<br />

apporterai <strong>de</strong>s tuyaux, seulement les miens ils seront en plomb et<br />

je lui collerai dans le fion!<br />

Stan n'a rien répondu, il a maté Antonio qui s'était affalé sur<br />

le banc, puis il s'est énervé bêtement:<br />

— Et l'autre là-bas qui se prend pour un lézard, il pourrait pas<br />

nous encourager un peu, non?!!<br />

Antonio a cligné <strong>de</strong>s paupières dans la lumière. Il a affiché<br />

<strong>une</strong> tête d'autruche sous l'emprise du cannabis, un peu comme si<br />

on venait <strong>de</strong> le réveiller.<br />

De l'autre côté, sous le panier <strong>de</strong> basket, Charlie s'est<br />

acheminé vers la ligne <strong>de</strong> fond afin d'engager. En croisant<br />

Tortilla, il a baragouiné un truc du genre:<br />

— Ah, tu sais je comprends mieux pourquoi son père picole!<br />

Aussitôt, Stan s'est figé. Il s'est retourné brutalement en<br />

serrant les <strong>de</strong>nts et s'est dirigé vers Charlie comme <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong><br />

mannequin <strong>de</strong> résine téléguidé.<br />

— Qu'est-ce que t'as dit? il a craché d'<strong>une</strong> voix qui aurait pu<br />

sou<strong>de</strong>r <strong>de</strong>ux plaques <strong>de</strong> zinc.<br />

— Rien, a rétorqué Charlie, afin <strong>de</strong> désamorcer la fulgurante<br />

grena<strong>de</strong> qui s'approchait vers lui. Retourne à ta place qu'on<br />

puisse reprendre le jeu!<br />

Stan s'est arrêté d'un coup. Il a fixé Charlie avec <strong>de</strong>s yeux<br />

plus fuligineux qu'<strong>une</strong> nuit <strong>de</strong> novembre en Irlan<strong>de</strong> et ses oreilles<br />

sont <strong>de</strong>venues écarlates:<br />

— Non, parce que si tu veux parler <strong>de</strong> choses qui blessent,<br />

j'ai appris <strong>de</strong>ux trois trucs si jamais ça t'intéresse...?<br />

Les doigts <strong>de</strong> Charlie ont crissé sur la balle.<br />

— Ah ouais, il a grincé, alors comme ça en plus <strong>de</strong> tes<br />

activités <strong>de</strong> bookmaker à la noix, tu fais le mouchard!<br />

Il a pouffé:<br />

— Et on peut savoir où t'as mené ton enquête...?<br />

— Ouais, a riposté Stan tandis que Harold se rapprochait<br />

dans son dos, elle m'a menée dans un cours <strong>de</strong> danse sur Allen<br />

Street... Celui où ton vieux fait <strong>de</strong>s pointes avec un collant rose<br />

si tu veux tout savoir!<br />

Charlie est <strong>de</strong>venu comme un coquelicot qui se serait flétri<br />

d'un seul coup. Il a laissé un petit courant d'air aux parfums<br />

d'ozone et <strong>de</strong> goudron humi<strong>de</strong> balayer le terrain, puis il a foncé<br />

vers Stan. Tortilla a esquissé un geste pour agripper sa manche<br />

mais le truc n'a pas marché et Charlie est venu se planter à un


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

centimètre du nez <strong>de</strong> Stan:<br />

— Mon père apprend peut-être la danse classique en collants<br />

mais ils ont jamais été roses! Et en attendant, quitte à danser,<br />

mieux vaut le faire dans <strong>une</strong> salle d'Allen Street que sur les<br />

docks, avec les putes du port, surtout pour terminer la nuit dans<br />

le caniveau comme un raté!<br />

J'ai cru que la terre venait <strong>de</strong> se scin<strong>de</strong>r en <strong>de</strong>ux sous mes<br />

baskets, mais c'était juste mes jambes qui flageolaient un peu. Je<br />

me suis rapproché <strong>de</strong> Stan qui s'était pétrifié et tandis que<br />

Charlie est reparti sous le panier où Tortilla se grattait la nuque,<br />

Harold a balancé <strong>une</strong> petite tape amicale dans le dos <strong>de</strong> Stan.<br />

— Allez laisse-tomber, il a dit, ça craint.<br />

— Hé toi, lâche-moi! Va voir chez le <strong>de</strong>rmato si j'y suis!<br />

— Pourquoi tu dis ça...? Pourquoi tu dis ça...! Pourquoi il dit<br />

ça! s'est révolté Harold comme s'il avait marché dans la seule<br />

crotte <strong>de</strong> Schnauzer qui garnissait le trottoir à <strong>de</strong>s kilomètres à la<br />

ron<strong>de</strong>. Je suis juste allergique à l'eau <strong>de</strong> mer, c'est tout!<br />

Tandis qu'Harold m'expliquait qu'excepté l'eau salée, il<br />

n'avait jamais connu <strong>de</strong> problème <strong>de</strong> peau et que même <strong>une</strong> fois<br />

il avait bouffé dix tablettes <strong>de</strong> chocolat sans accuser le moindre<br />

bouton, Stan était venu se camper <strong>de</strong>vant Charlie avec le regard<br />

<strong>de</strong> Lee Van Cleef dans ses mauvais jours. À ce moment précis,<br />

Stan et Charlie ont plissé <strong>de</strong>s yeux et on aurait pu entendre <strong>une</strong><br />

mouche fienter dans l'espace.<br />

— Qu'est-ce que tu veux dire exactement? a menacé Stan.<br />

Charlie a souri sans dévoiler ses <strong>de</strong>nts, mais juste avant<br />

qu'<strong>une</strong> volée <strong>de</strong> mots ne jaillissent <strong>de</strong> sa bouche, Bill, le<br />

bedonnant avec un maillot rouge floqué du numéro 86 s'est<br />

rapproché d'eux en bredouillant:<br />

— Excusez-moi, vous pouvez me refiler le ballon..., parce<br />

que je l'ai acheté hier..., alors si vous pouviez me refiler le<br />

ballon, hein...?<br />

Charlie ne s'est même pas aperçu que Bill avait parlé.<br />

— Ça me semble clair, non? il a fait en plantant ses iris dans<br />

celles <strong>de</strong> Stan.<br />

— Dis-donc, Charlie, a fait Stan, t'as bu <strong>de</strong> la potion magique<br />

pour me parler comme ça?<br />

— Hé les gars, vous pensez à mon ballon, hein? a dit Bill.<br />

— Tu me fais pas peur tu sais, a continué Charlie, t'es jamais<br />

qu'un morveux qui se croit plus malin plus les autres!<br />

— Hé les gars, avant <strong>de</strong> vous emballer on pourrait pas régler<br />

la question du ballon? a dit Bill.<br />

— Mais je ne cherche pas à te faire peur, a expliqué Stan


Tortilla 11/10/2005<br />

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d'un ton présumant d'<strong>une</strong> irruption imminente, je vais juste te<br />

faire ravaler ta langue. Ça t'évitera <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s conneries!<br />

— Arrête, tu me fais trembler, a persiflé Charlie.<br />

— Tu veux vraiment te prendre <strong>une</strong> déculottée?<br />

— Viens, qu'est-ce que t'attends? Tu ne vas pas en parler<br />

pendant <strong>de</strong>ux jours?!<br />

— Bon, je vous aurais prévenu, si vous ne me ren<strong>de</strong>z pas<br />

cette balle je vais m'énerver, a fait Bill. J'aime autant vous le dire<br />

que quand je m'énerve ça fait du grabuge!<br />

Le ciel était vert pâle avec <strong>de</strong>s reflets argentés. Une mouette<br />

<strong>de</strong>ssinait <strong>de</strong>s figures géométriques prisonnière du cercle solaire.<br />

L'atmosphère était lour<strong>de</strong>, <strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> nuages s'étaient figés<br />

dans la clarté chlorophyllienne, un vent <strong>de</strong> vésanie est venu<br />

gifler le vieux Brooklyn et les choses se sont précipitées:<br />

Bill a récolté un coup <strong>de</strong> crâne sur l'arca<strong>de</strong>. Il a gémi comme<br />

un gorille qui se serait pris un régime <strong>de</strong> banane dans la pastille<br />

et il s'est écroulé d'un seul coup. Sur sa lancée, Stan a infligé un<br />

second coup <strong>de</strong> crâne dans la cafetière <strong>de</strong> Charlie, lequel a titubé<br />

sans pour autant flancher, agrippé qu'il était au ballon <strong>de</strong> basket.<br />

Le sorcier s'est radiné au chevet <strong>de</strong> Bill. Tortilla lorgnait ça d'<strong>une</strong><br />

mine affligée. Mes bras se sont déroulés comme <strong>de</strong>ux spaghettis<br />

le long <strong>de</strong> mes jambes et Harold qui croyait au miracle s'est<br />

précipité vers Stan et Charlie afin <strong>de</strong> les séparer.<br />

— C'est pas bientôt fini! il a lancé<br />

— Oh fais pas chier! a hurlé Charlie en lui balançant la balle<br />

dans la figure, juste avant <strong>de</strong> bondir sur la gorge <strong>de</strong> Stan.<br />

— MERDE MON NEZ! a trépigné Harold, MON<br />

NEZ!...MON NEZ!... JE SAIGNE DU NEZ!!!<br />

Tandis que j'attrapais la balle au rebond, Tortilla est venu<br />

enrouler un bras autour <strong>de</strong>s trapèzes d'Harold, puis il l'a conduit<br />

à l'écart:<br />

— T'as mal...?<br />

— EVIDEMMENT QUE J'AI MAL NOSTRADAMUS, CE<br />

CON M'A A MOITIE PETE LE NEZ!!!<br />

Harold avait plaqué le creux <strong>de</strong> sa main contre ses narines et<br />

un petit filet <strong>de</strong> sang lui dégoulinait le long du poignet. Il<br />

avançait la tête relevée, sa démarche manquait d'assurance, la<br />

tonalité <strong>de</strong> sa voix était perchée dans la stratosphère <strong>de</strong> la<br />

gamme.<br />

— MAIS C'EST DE TA FAUTE AUSSI, il a hurlé aux<br />

oreilles <strong>de</strong> Tortilla. SI SEULEMENT TU M'AVAIS AIDE A<br />

LES SEPARER AU LIEU DE ME REGARDER AVEC DES<br />

YEUX DE MERLAN FRIT!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— C'est pas parce que ton père est pasteur qu'il faut te croire<br />

chargé d'<strong>une</strong> mission divine! a riposté Tortilla. T'es pas le messie<br />

mer<strong>de</strong>!<br />

— JE NE SUIS PEUT-ETRE PAS LE MESSIE MAIS LE<br />

BON DIEU M'A PARLE SUR BROOKLYN BRIDGE! ALORS<br />

LACHE-MOI LA GRAPPE ET RETOURNE A TES POEMES<br />

MERDEUX!<br />

Le visage <strong>de</strong> Tortilla a viré au rouge. Deux champignons <strong>de</strong><br />

fumée bleue ont jailli <strong>de</strong> ses fosses nasales. Il a attrapé Charlie<br />

par le col <strong>de</strong> sa chemise et l'a secoué contre le grillage:<br />

— POURQUOI TU DIS ÇA!... MAIS POURQUOI TU DIS<br />

ÇA!... TU... TU... TU LES A MEME JAMAIS LUS!!! ALORS<br />

POURQUOI TU DIS ÇA!!! TU CHERCHES A ME FOUTRE<br />

LES NERFS, HEIN?!!<br />

— MAIS ARRETE, JE SAIGNE DU NEZ BORDEL!!!<br />

Lorsque je me suis dirigé vers Harold et Tortilla, j'étais loin<br />

<strong>de</strong> me douter que les choses puissent encore s'aggraver et<br />

pourtant ce fut le cas. Bill qui s'était ranimé sous les claques du<br />

sorcier s'est relevé dans mon dos et lorsqu'il a vu que je<br />

m'éloignais avec sa balle, <strong>une</strong> giclée <strong>de</strong> sang est venue lui<br />

percuter le cerveau. Il m'a sauté <strong>de</strong>ssus en me plantant ses ongles<br />

dans les yeux.<br />

— MON BALLON, MON BALLON, RENDS-MOI MON<br />

BALLON! il s'est égosillé.<br />

Je lui ai mordu l'annulaire. J'ai recraché un petit morceau <strong>de</strong><br />

chair resté accroché entre mes <strong>de</strong>nts, et tandis que Bill hurlait sa<br />

douleur, j'ai balancé un coup <strong>de</strong> savate prodigieux dans ce foutu<br />

ballon. Il a traversé les airs en vrillant sur lui-même, puis il a<br />

disparu <strong>de</strong>rrière les toits.<br />

— Tu commençais à me foutre les foies avec ton ballon! j'ai<br />

implosé avec la mâchoire légèrement crispée.<br />

À ce moment là, le sorcier s'est approché dans mon dos. J'ai<br />

vu son ombre s'effiler sur le ciment. Sa respiration s'est<br />

accélérée. Il a plaqué la paume <strong>de</strong> sa main sur mon épaule:<br />

— Je crois que t'as dépassé les limites petit!<br />

En me retournant j'ai souri, un rictus <strong>de</strong> dingue. J'ai louché un<br />

instant sur la batte <strong>de</strong> base-ball qu'il agitait sous mon nez, puis<br />

j'ai relevé la tête.<br />

— Qu'est-ce que c'est que ce truc...? j'ai fait.<br />

— Ce truc c'est ta sentence! il a répondu d'un trait. T'existes<br />

déjà plus!<br />

J'ai avalé un petit paquet <strong>de</strong> salive avec le regard vissé dans<br />

le bois du bâton. Quand je l'ai vu brandir le bidule mon genou est


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

remonté <strong>de</strong> 20 cm, ses couilles se sont enflammées et je l'ai<br />

terminé d'un uppercut au menton. Immédiatement, les autres ont<br />

déballé <strong>de</strong> leurs sacs <strong>de</strong>s battes <strong>de</strong> base-ball, ils se sont rués vers<br />

moi avec frénésie et j'ai couru vers le fond du terrain. Il y avait<br />

<strong>de</strong>s bruits <strong>de</strong> boyaux dans mon ventre. Au bout d'un moment, je<br />

me suis retrouvé au sommet du panneau <strong>de</strong> plexiglas avec la<br />

meute juste en <strong>de</strong>ssous.<br />

— Tu vas <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong> là! m'a lancé l'<strong>une</strong> <strong>de</strong>s asperges.<br />

Je l'ai ignorée.<br />

— Tortilla viens m'ai<strong>de</strong>r! j'ai braillé, t'entends viens m'ai<strong>de</strong>r<br />

bor<strong>de</strong>l!<br />

— Je te préviens, a repris l'autre, si tu <strong>de</strong>scends pas tout <strong>de</strong><br />

suite on va venir te chercher!<br />

— Hé les gars, vous emballez pas, on peut discuter, non...?<br />

Le numéro 44 a hissé sur ses épaules le type dont le maillot<br />

rouge était frappé du chiffre 17. L'édifice s'est avancé sous le<br />

panier. Mon sourire s'est figé lorsque l'enfant a saisi sa batte en<br />

bois.<br />

— Mer<strong>de</strong> les gars, ça rime à quoi tout ça? ça veut rien dire,<br />

on va nulle part avec ce genre <strong>de</strong> comportement. Le chaos n'a<br />

aucun attrait, pensez-y, vous voulez pas finir avec plein <strong>de</strong><br />

poussière à l'intérieur?<br />

— Je vais t'apprendre à faire le mariole espèce d'avorton, a<br />

envoyé le 17, en même temps qu'un coup <strong>de</strong> bâton, lequel est<br />

venu foudroyer le plexiglas.<br />

— PUTAIN TORTILLA, ARRETEZ VOS CONNERIES ET<br />

VENEZ M'AIDER BON SANG!<br />

Le hurlement fut si intense qu'on l'entendit <strong>de</strong> l'autre côté<br />

d'East River. Puis un autre coup s'est abattu sur le panneau et<br />

Tortilla a dressé l'oreille. Il a rappliqué en un éclair avec Stan,<br />

Charlie et Harold. La bagarre qui éclata fut belle et ravageuse<br />

comme <strong>une</strong> nouvelle <strong>de</strong> Bukowski, <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> fureur mêlée<br />

<strong>de</strong> beauté et <strong>de</strong> giclées <strong>de</strong> sang.<br />

Plus tard, Antonio a louché sur la boite en cobalt, elle<br />

miroitait sur le banc. Il l'a saisie, s'est retranché <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong><br />

la rue et a profité que la vitre d'<strong>une</strong> Cadillac fut baissée pour<br />

envoyer <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> klaxons.<br />

— Avec 120$ on va pouvoir racheter le stock <strong>de</strong> glaces chez<br />

Bernie! il a clamé en serrant la boite au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête.<br />

Les visages se sont paralysés. Le combat a cessé. L'impact<br />

<strong>de</strong>s battes <strong>de</strong> base-ball a laissé place aux cornements <strong>de</strong>s<br />

haleines et pendant que les ultimes gouttes <strong>de</strong> pluie s'écoulaient<br />

le long <strong>de</strong>s gouttières <strong>de</strong> zinc, les rangs se sont disloqués. Nous


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

avons mis les voiles sous le regard éberlué <strong>de</strong>s enfants aux<br />

maillots rouge.<br />

- 5 -<br />

— Vous allez finir par me faire arrêter avec vos conneries! a<br />

lancé Bernie en ajustant <strong>de</strong>s l<strong>une</strong>ttes <strong>de</strong> sou<strong>de</strong>ur sur ses yeux.<br />

J'ai haussé <strong>de</strong>s épaules. Stan et Tortilla ont regardé le<br />

plafond. Harold et Antonio ont chassé <strong>de</strong>s microbes qui flottaient<br />

<strong>de</strong>vant eux. Charlie a pouffé et Bernie s'est décidé a craquer <strong>une</strong><br />

allumette pour enflammer le chalumeau.<br />

— Fais-gaffe <strong>de</strong> ne pas cramer les billets, hein? a<br />

recommandé Charlie.<br />

Bernie s'est arrêté. Il lui a lancé <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> <strong>de</strong> plomb et<br />

Charlie a vu sa tête <strong>de</strong> macaque se refléter dans les l<strong>une</strong>ttes <strong>de</strong><br />

sou<strong>de</strong>ur. Juste après, le glacier a tourné <strong>une</strong> molette. La flamme<br />

est <strong>de</strong>venue verte, puis bleue en caressant le Cobalt. Le truc était<br />

carrément hypnotisant. Il se déployait dans nos iris, embrasait<br />

nos rétines d'un éclat topaze. Il n’y avait pas <strong>de</strong> raffut, juste un<br />

silence malicieux et le crépitement du chalumeau. Au bout d'un<br />

moment, le couvercle a sauté et j'ai balancé <strong>une</strong> tape dans le dos<br />

<strong>de</strong> Bernie.<br />

— T'es le plus grand glacier du mon<strong>de</strong>! j'ai déclaré.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> a hoché la tête. Tandis que Bernie enlevait ses<br />

l<strong>une</strong>ttes et rangeait le chalumeau, chacun a raflé ses billets dans<br />

la boite et lorsque le glacier est réapparu dans la salle, il nous a<br />

trouvés assis sur les tabourets qui bordaient le bar.<br />

— Un Coke avec <strong>une</strong> paille, a <strong>de</strong>mandé Stan en levant un<br />

doigt.<br />

— Ouais, <strong>de</strong>ux s'te plaît, a enchéri Antonio.<br />

Bernie a relevé ses manches.<br />

— Moi, ce sera un café liégeois, a dit Harold en laissant un<br />

pouce appuyé sur sa narine ensanglantée.<br />

— Un milk shake vanille, a poursuivi Charlie.<br />

J'ai commandé trois boules <strong>de</strong> pistache. Tortilla a pris un<br />

sorbet aux fruits exotiques. Bernie nous a regardés en nouant un<br />

tablier autour <strong>de</strong> son ventre.<br />

— Qui c'est le plus grand? il a fait.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— C'est toi! avons-nous répondu d'<strong>une</strong> seule voix, c'est toi<br />

Bernie! t'es le plus grand <strong>de</strong> tous!<br />

— Vraiment?<br />

— Gandhi t'arrive pas aux chevilles et Hart Crane dépasse à<br />

peine ton nombril! a affirmé Tortilla.<br />

Le glacier a souri. Il a sorti un petit carnet d'un tiroir. Il s'est<br />

coincé <strong>de</strong>s l<strong>une</strong>ttes sur l'arête du nez. Il a tourné trois pages. Il a<br />

saisi le crayon sur son oreille, s'est approché <strong>de</strong> Stan et a passé sa<br />

langue sur la mine <strong>de</strong> carbone:<br />

— Alors Stan, tu m'a dis un Coca, hein?<br />

— Ouais.<br />

— Alors avec le Coca, ta petite ardoise grimpe à 17$!<br />

Bernie a kidnappé les billets qui dépassaient <strong>de</strong> la main <strong>de</strong><br />

Stan et lui a rendu 3$. Stan s'est décomposé sur place. Malgré les<br />

hématomes, nos visages ont viré au blanc laiteux et le manège<br />

s'est prolongé le long du comptoir comme <strong>une</strong> épidémie <strong>de</strong> peste<br />

parmi un banc <strong>de</strong> rats cadavéreux:<br />

— Antonio 12$!<br />

— Lenny 34$!<br />

— Charlie 9$!<br />

— Tortilla 14$!<br />

— Harold 15$!<br />

Harold s'est remis à saigner du nez.<br />

— Vous voyez les enfants la vie est déconcertante, a<br />

expliqué Bernie en palpant les billets. Depuis six mois que ça<br />

traîne, je commençais à croire que vous ne vouliez pas me<br />

rembourser et vous déboulez avec la monnaie au moment où je<br />

m'y attends le moins...! On a beau dire, ça en fiche un coup! Et<br />

pourtant Dieu sait que vous m'en avez fait voir! Ah, vous êtes<br />

<strong>de</strong>s gamins merveilleux!<br />

— Dis-donc Bernie, t'aurais pas un truc pour mon nez? est<br />

intervenu Harold pendant que <strong>de</strong>s sourires argileux naissaient sur<br />

nos bouches.<br />

— Tu sais Harold, il serait temps que t'arrêtes un peu tes<br />

bêtises! a sermonné Bernie en lui donnant un vieux torchon.<br />

Harold a démarré au quart <strong>de</strong> tour:<br />

— Mais c'est pas moi c'est cette buse <strong>de</strong> Charlie qui m'a<br />

envoyé un ballon en pleine tête!<br />

— Pourquoi tu me traites comme ça <strong>de</strong>vant tout le mon<strong>de</strong>! a<br />

vociféré Charlie.<br />

— Mer<strong>de</strong> vous allez pas recommencer! a dit Stan.<br />

— Bah ça te va bien <strong>de</strong> dire ça! a fait Antonio qui du même<br />

coup s'est pris un seau <strong>de</strong> glaçons sur la tronche.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Dehors la circulation était flui<strong>de</strong>, un petit parfum <strong>de</strong> gas-oil<br />

montait le long <strong>de</strong>s rues, <strong>de</strong>s poches <strong>de</strong> fumée bleue s'étaient<br />

formées à la base <strong>de</strong>s bouches d'égouts, un vent tiè<strong>de</strong> parcourait<br />

la ville et se chargeait <strong>de</strong> la dissiper à hauteur <strong>de</strong>s étalages.<br />

Plus tard, la ville a endossé un éclat nocturne légèrement<br />

bleuté, et les filaments <strong>de</strong> tungstène vacillants au bout <strong>de</strong>s<br />

lampadaires ont projeté l'ombre <strong>de</strong> papa sur le mur d'un<br />

immeuble. D'un seul coup <strong>une</strong> crise <strong>de</strong> toux l'a plaqué contre la<br />

faça<strong>de</strong>. Il est <strong>de</strong>venu blanc comme un linge. Il a toussoté à la<br />

manière d'un tuberculeux mais la quinte est passée avec <strong>une</strong><br />

gorgée <strong>de</strong> gin. Juste après, il a rallumé le vieux cigare qu'il<br />

broyait sous <strong>une</strong> rangée <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts jaunies, il a recraché un<br />

champignon <strong>de</strong> fumée blanche et il est reparti en longeant le<br />

trottoir comme <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> scarabée, un scarabée boiteux usé<br />

<strong>de</strong> l'intérieur. Ensuite, il s'est engouffré dans l'escalier <strong>de</strong> notre<br />

immeuble. Il a gravi les marches en s'aidant <strong>de</strong> la rampe et s'est<br />

planté <strong>de</strong>vant la porte <strong>de</strong> l'appartement avec le cœur au bord <strong>de</strong>s<br />

lèvres. Il s'est envoyé <strong>une</strong> autre rasa<strong>de</strong> <strong>de</strong> gin. Il a pioché les clés<br />

dans la poche <strong>de</strong> sa veste. Il a passé plus d'<strong>une</strong> minute à essayer<br />

d'ajuster la tige métallique dans la serrure.<br />

A l'intérieur, il s'est dirigé vers la terrasse. Il a terminé la<br />

bouteille et l'a expédiée dans la nuit, au <strong>de</strong>là <strong>de</strong>s toits obscurs,<br />

tout au fond, vers les buildings argentés <strong>de</strong> Wall Street. Avec<br />

Tortilla, nous nous sommes pointés juste au moment où il<br />

ramassait <strong>une</strong> bouteille Whisky Ecossais qu'il avait planquée<br />

dans la gouttière.<br />

— Alors maintenant vous m'espionnez! il a fulminé en se<br />

retournant.<br />

— Qu'est-ce que tu vas imaginer? a fait Tortilla, on a juste<br />

entendu du bruit.<br />

— Tu crois que je vais gober ça petite vermine?!! Vous me<br />

surveillez pour savoir où je planque mes bouteilles!<br />

— Je t'assure que non P'pa.<br />

— Vous êtes vraiment <strong>de</strong>ux bons à rien...! Et qu'est-ce que<br />

vous avez encore foutu aujourd'hui?<br />

— On a pas fait <strong>de</strong> mal P'pa! j'ai dit.<br />

Il a poursuivi. On aurait dit <strong>une</strong> locomotive chargée<br />

d'explosifs:<br />

— Où vous avez été traîner pour revenir avec <strong>de</strong>s fringues<br />

dans cet état?! Vous croyez que votre mère s'esquinte la santé<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

pour vous payer <strong>de</strong>s chemises neuves tout les mois, hein?!<br />

Quand est-ce que vous vous déci<strong>de</strong>rez à faire quelque chose <strong>de</strong><br />

vos dix doigts?!!<br />

— J'ai mis 6$ sur la table <strong>de</strong> la cuisine, a dit Tortilla.<br />

— Tu parles! tout ce que vous savez faire c'est traîner et<br />

voler avec <strong>une</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> vauriens!<br />

— Et toi qu'est-ce que t'as jamais fait, hein? j'ai riposté,<br />

qu'est-ce que t'as jamais fait a part nous coller <strong>de</strong>s baffes et faire<br />

pleurer maman!<br />

Papa est resté interdit dans la lumière d'<strong>une</strong> lanterne<br />

suspendue à la faça<strong>de</strong>. Il a purement chaviré vers moi:<br />

— Tu t'imagines que je vais te laisser me parler comme ça!?!<br />

— T'es bien trop saoul pour m'empêcher quoi que ce soit! j'ai<br />

rétorqué en l'évitant <strong>de</strong> justesse.<br />

— Petite peste, tu vas regretter <strong>de</strong> m'avoir parler comme ça!<br />

il a ragé. Attends un peu que je te mette la main <strong>de</strong>ssus!<br />

J'ai vu <strong>une</strong> torpille détraquée se précipiter vers moi. Tortilla a<br />

tenté <strong>de</strong> lui barrer le chemin mais le truc l'a écartée du bras et j'ai<br />

dû m'éclipser par les toits.<br />

— Tu perds rien pour attendre! il a crié en se penchant par<strong>de</strong>ssus<br />

la corniche bordant la terrasse..., attends un peu que je<br />

t'attrape!<br />

Tortilla a récupéré son carnet <strong>de</strong> poèmes dans la chambre et<br />

il m'a suivi.<br />

— C'est ça, barrez-vous tous les <strong>de</strong>ux! s'est exclamé papa. Je<br />

vous ai assez vu!<br />

— Tu crois pas si bien dire! j'ai gueulé en me retournant, en<br />

le fusillant <strong>de</strong>s pupilles, je me tire! je me tire comme ça je ne te<br />

verrai plus, toi et ta sale tête d'ivrogne!<br />

— Saleté! il s'est égosillé en fracassant la bouteille <strong>de</strong><br />

Whisky sur la chape <strong>de</strong> la terrasse, espèce <strong>de</strong> petite pourriture!<br />

Sa voix s'est perdue dans l'espace puis un long silence s'est<br />

abattu sur le quartier, un silence uniquement perturbé par le bruit<br />

<strong>de</strong> nos larmes sur les plaques d'amiante, la nuit était fichue. Une<br />

l<strong>une</strong> démoniaque et sanguine est venue encercler les cheminées<br />

qui se dressaient à l'horizon, nos silhouettes se sont débattues là<strong>de</strong>dans<br />

comme <strong>de</strong>ux ombres chinoises suspendues à un fil <strong>de</strong><br />

nylon. Une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> tabac traînait dans le coin. Cette nuit là<br />

Tortilla écrivit un poème pur comme <strong>une</strong> traînée <strong>de</strong> lumière:<br />

“Le sol m'apparut comme un désert<br />

Comme <strong>une</strong> terre brûlée<br />

C'était un désert


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

C'était <strong>une</strong> terre brûlée<br />

Et tout en <strong>de</strong>scendant<br />

Le long <strong>de</strong>s courants d'air chaud<br />

J'ai pleuré.”<br />

- 6 -<br />

Le len<strong>de</strong>main matin, Stan a débarqué sur la petite place qui<br />

s'étendait <strong>de</strong>vant la boutique <strong>de</strong> Bernie. Un je<strong>une</strong> soleil un peu<br />

dingue s'était déjà posté au coin <strong>de</strong>s avenues pour étouffer la<br />

ville au saut du lit, et malgré cette insidieuse menace, Bernie<br />

refilait un coup <strong>de</strong> pinceau sur son enseigne.<br />

— Salut Picasso, t'as pas vu Lenny et Tortilla? a <strong>de</strong>mandé<br />

Stan en passant sous l'échelle. Je viens <strong>de</strong> passer chez eux, ils<br />

sont pas rentrés <strong>de</strong> la nuit!<br />

— Ils ont dû s'engueuler avec leur vieux, a fait Bernie, t'as<br />

été jeter un œil sur les docks?<br />

— Bah ouais, je les ai pas trouvés.<br />

— Et du côté <strong>de</strong> la casse?<br />

— Rien.<br />

— Dans ce cas va faire un saut au poste, je vois que ça!<br />

Stan a regardé Bernie d'un air consterné:<br />

— Le soleil t'a cogné sur la tête Bernie, tu <strong>de</strong>vrais mettre un<br />

chapeau!<br />

— T'en fais pas pour moi.<br />

— Je sais ce que je dis! regar<strong>de</strong> mon oncle Marcello, ça a<br />

commencé comme ça, un coup <strong>de</strong> canicule sur la timbale, <strong>de</strong>s<br />

diarrhées, <strong>de</strong>s troubles auditifs, <strong>de</strong>s picotements dans les yeux et<br />

maintenant il voit <strong>de</strong>s pieuvres au coin <strong>de</strong>s rues!<br />

— Ouais, bah fais pas le malin! a dit Bernie en flanquant le<br />

pinceau dans le pot, avec toutes vos combines je serais pas<br />

étonné <strong>de</strong> vous retrouver au poste un <strong>de</strong> ces quatre matins!<br />

— Te bile pas Bernie! a soufflé Stan en secouant un tapis<br />

invisible à l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains. Si tu les vois, dis leur que je<br />

suis à la casse.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Bernie a hoché le menton en reprenant son pinceau, il l'a<br />

écrasé dans le pot. Une substance ja<strong>une</strong> et résineuse a dégouliné<br />

le long <strong>de</strong> la paroi. Il a trouvé ça beau, surtout à l'endroit où la<br />

coulée éclatait en petits affluents sirupeux. Il a suivi le manège<br />

jusqu'à ce que les traînées atteignent le fond du récipient et<br />

lorsqu'il a redressé la tête, Stan avait disparu. La place avait pris<br />

l'aspect d'un lac pétrolifère. Des relents <strong>de</strong> goudrons vous<br />

sautaient à la gorge à chaque coin <strong>de</strong> rue. Des nuées d'insectes<br />

s’empêtraient là-<strong>de</strong>dans, ils gémissaient en se débattant. Leurs<br />

petites ailes irisaient l'atmosphère, puis grillaient sur place.<br />

Fallait se rendre à l'évi<strong>de</strong>nce, la journée allait encore faire <strong>de</strong>s<br />

dégâts.<br />

J'ai laissé Tortilla me précé<strong>de</strong>r puis je l'ai suivi le long <strong>de</strong> la<br />

gouttière. Lorsque j'ai touché le sol, un cumulus est venu faire<br />

écran <strong>de</strong>vant la mâchoire <strong>de</strong> feu qui sévissait <strong>de</strong>puis le début <strong>de</strong><br />

la matinée et j'ai remercié le seigneur, tout simplement.<br />

— Faut absolument trouver un moyen <strong>de</strong> gagner <strong>de</strong> l'argent!<br />

j'ai expliqué à Tortilla qui marchait à mes côtés.<br />

— Je sais, il a répondu.<br />

Nous avons marché un moment le long <strong>de</strong>s étalages en se<br />

remuant les méninges mais la chaleur liquéfiait tout sur son<br />

passage. Nos cervelles étaient molles, elles avaient pris l'aspect<br />

<strong>de</strong> guimauves dégoulinantes. Un ri<strong>de</strong>au opalescent s'était formé<br />

au niveau <strong>de</strong> la chaussée, il y avait <strong>de</strong>s individus suintants sur les<br />

trottoirs, dans les boutiques, l'atmosphère était chargée d'effluves<br />

<strong>de</strong> sueur, <strong>une</strong> o<strong>de</strong>ur à vous rubéfier les narines. Nous regardions<br />

les gens. Ils marchaient en avalant <strong>de</strong>s hamburgers. Ils avaient<br />

<strong>de</strong>s têtes <strong>de</strong> limace et <strong>de</strong>s langues baveuses et couvertes d'aphtes.<br />

Au bout d'un moment, Tortilla a volé <strong>une</strong> pomme en passant<br />

<strong>de</strong>vant un marchand <strong>de</strong> fruits. Il a mordu <strong>de</strong>dans, il me l'a passée<br />

et nous avons pris la direction <strong>de</strong> Brooklyn.<br />

Sur le pont, Harold frottait les cor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> sa guitare. Il était<br />

appuyé contre un jerrycan avec la tête légèrement inclinée sur<br />

l'instrument.<br />

— Hé Harold, ramène-toi! j'ai dit.<br />

Il a levé les yeux. Un morceau <strong>de</strong> lumière est venu métalliser<br />

ses iris.<br />

— Salut les gars, qu'est-ce qui vous amène? il a fait.<br />

— On a besoin <strong>de</strong> toi, j'ai dit.<br />

Il a rangé son instrument et nous a suivis.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Dix minutes plus tard, nous sommes parvenus sous les<br />

fenêtres <strong>de</strong> Charlie. Il était accroché au balcon par les bretelles et<br />

ses chaussures pendaient dans le vi<strong>de</strong>.<br />

— Cassez-vous, cassez-vous! il a grincé en gesticulant. Si ma<br />

vieille vous voit je vais encore dérouiller!<br />

— Tu veux qu'on vienne te décrocher? j'ai proposé.<br />

— Surtout pas! il a trépigné, je veux juste que vous dégagiez!<br />

allez du vent...! Tirez-vous, bon sang!<br />

— Tu sais ça nous prendrait <strong>de</strong>ux minutes avec <strong>une</strong> échelle,<br />

ai-je repris en chuchotant.<br />

Charlie a serré les <strong>de</strong>nts:<br />

— J'y crois pas! on t'as croisé avec <strong>une</strong> mule ou quoi!<br />

Comment faut te le dire, tu veux un télégramme?! c'est pourtant<br />

simple, tire-toi <strong>de</strong> là! Suis le mouvement que font mes lèvres,<br />

tire-toi-<strong>de</strong>-là! Tire-toi-<strong>de</strong>-là, t'entends!<br />

Juste au même moment, nous nous sommes planqués parce<br />

qu'<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> masse écarlate avec <strong>une</strong> robe fleurie et <strong>de</strong>s<br />

algues sur l'encéphale s'est radinée au balcon.<br />

— Je t'avais dit <strong>de</strong> la boucler! a barri la chose en décochant<br />

un coup <strong>de</strong> tapette à moustiques sur la tête <strong>de</strong> Charlie.<br />

— Mais maman...<br />

— Je veux pas t'entendre, t'as compris! a massicoté la chose,<br />

ça t'apprendra à revenir avec <strong>de</strong>s trous dans tes pantalons!<br />

— Mais c'est Lenny qui me causait!<br />

La chose a jeté un œil dans la rue, elle s'est retournée vers<br />

son fils et s'est mise a do<strong>de</strong>liner <strong>de</strong> la tête:<br />

— C'est marrant cette manie que vous avez à mentir à tout<br />

bout <strong>de</strong> champ avec ton père!<br />

Charlie a marqué un instant d'étonnement, et juste après, il<br />

s'est tenu le crâne parce que la chose lui a délivré <strong>une</strong> autre coup<br />

<strong>de</strong> tapette à moustiques avant <strong>de</strong> retourner dans la cuisine. Nous<br />

avons abandonné le vestibule, j'ai fait un petit signe à Charlie, il<br />

a articulé en silence que je pouvais aller me faire mettre et nous<br />

nous sommes tous débinés en direction <strong>de</strong> la casse. Harold avait<br />

bien failli pisser dans son froc. Il s'était retenu in extremis en<br />

serrant les cuisses. Il fallait reconnaître qu'avec Charlie on<br />

s'ennuyait pas.<br />

La vieille Oldsmobile dans laquelle Stan avait pris place était<br />

complètement déglinguée, mais c'était la seule bagnole <strong>de</strong> la<br />

décharge qui possédait <strong>une</strong> radio et <strong>de</strong>s sièges en skaï rouge.<br />

Stan la squattait donc dès que son vieux se tirait aux docks. La<br />

tête coiffé d'<strong>une</strong> casquette, il passait <strong>de</strong>s matinées entières les<br />

fesses collées au skaï myrtille <strong>de</strong> cette vieille cabriolet.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Parfois, le bras métallique <strong>de</strong> la grue qui dominait le coin<br />

s'emparait d'<strong>une</strong> carcasse qui encombrait le passage, la soulevait<br />

<strong>de</strong> terre d'un mouvement circulaire et la laissait s'écraser un peu<br />

plus loin dans un vacarme du diable. Du coup, avec toutes ses<br />

bagnoles empilées les <strong>une</strong>s sur les autres, la casse avait les<br />

allures d'un vaisseau <strong>de</strong> l'espace à la dérive.<br />

Dans le poste, un type annonçait qu'un acci<strong>de</strong>nt effrayant<br />

était survenu du côté <strong>de</strong> l'aéroport. Une victime qui s'était éclaté<br />

le crâne contre le tableau <strong>de</strong> bord déclarait que cette situation<br />

désespérée n'était qu'un feu <strong>de</strong> paille comparé à l'apocalypse qui<br />

attendait la race humaine, qu'il était temps <strong>de</strong> se repentir, <strong>de</strong> fuir<br />

les sentiers <strong>de</strong> la débauche, que l'aube allait se lever sur la<br />

purification <strong>de</strong> nos âmes, que si Jéhovah continuait à se faire<br />

traiter <strong>de</strong> tête <strong>de</strong> pine par la moitié <strong>de</strong> l'humanité, un voile <strong>de</strong><br />

ténèbres s'abattrait sur le globe comme un couperet d'acier sur<br />

les vertèbres d'un condamné. Les sirènes <strong>de</strong>s ambulances<br />

hurlaient <strong>de</strong> tous les côtés. Les sanglots d'<strong>une</strong> petite fille qui<br />

avait perdu sa mère remontait dans le poste comme <strong>une</strong> coulée<br />

<strong>de</strong> lave qui vous gicle aux tympans, puis Stan a capté <strong>une</strong> autre<br />

fréquence et “Papa's got a brand new bag” s'est emparé <strong>de</strong> la<br />

casse.<br />

Nous avons bondi sur le toit d'<strong>une</strong> Chevrolet dont la<br />

carlingue était brûlante. En ricochant <strong>de</strong> bagnole en bagnole<br />

comme <strong>de</strong>s petits anges sur <strong>de</strong>s trampolines, nous nous sommes<br />

retrouvés face à Stan.<br />

— Salut les gars! il a lancé.<br />

— Salut!<br />

— Qu'est-ce que vous avez fait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux autres?<br />

— Charlie sèche au soleil et Antonio est consigné dans sa<br />

chambre, a expliqué Harold. Ses parents ont pas voulu gober<br />

qu'un moustique l'avait piqué à la paupière!<br />

Stan a accusé <strong>une</strong> moue repentie. Il a jeté un regard circulaire<br />

<strong>de</strong>puis la vieille Oldsmobile.<br />

— Ça vaut peut-être mieux, il a dit, venez voir!<br />

Nos sourcils ont empiété sur nos fronts. Stan s'est propulsé<br />

par-<strong>de</strong>ssus la portière. Ses baskets ont soulevé un petit nuage <strong>de</strong><br />

poussière en claquant le sol. Tandis que le soleil se safranait là<strong>de</strong>dans<br />

comme <strong>une</strong> topaze atteinte <strong>de</strong> la fièvre ja<strong>une</strong>, nous<br />

l'avons suivi le long du véhicule et nous nous sommes plantés<br />

<strong>de</strong>vant le coffre.<br />

— Vous me jurez <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r le secret sur ce que vous allez<br />

voir? il a dit en affichant un air sérieux.<br />

— Tu me connais, l'ai-je rassuré, pendant que Tortilla jurait


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

en crachant sur le côté et qu'Harold assurait que même sous la<br />

torture il ne lâcherait pas le morceau.<br />

Du coup, Stan s'est retourné. Il a saisi un pied <strong>de</strong> biche et<br />

s'est empressé d'ouvrir le coffre.<br />

— Qu'est-ce que vous dites <strong>de</strong> ce petit bijou? il a dit en<br />

admirant le canon d'<strong>une</strong> carabine, laquelle miroitait dans le fond<br />

du coffre telle <strong>une</strong> tige <strong>de</strong> platine exposée en pleine lumière.<br />

Les bras <strong>de</strong> Harold se sont décrochés:<br />

— MERDE STAN, C'EST UNE CARABINE...! UNE<br />

CARABINE, TU TE RENDS COMPTE?!! QU'EST-CE<br />

QU'ELLE FOUT LA? QU'EST-CE QUE TU FOUS AVEC<br />

UNE CARABINE! ELLE EST PAS VENUE LA TOUTE<br />

SEULE, HEIN?<br />

Stan a ramassé l'arme dans le coffre:<br />

— Je l'ai piquée au vieil aveugle qui tient l'épicerie à l'angle<br />

d'Essex Street! Il la planquait sous sa caisse!<br />

Le visage d'Harold s'est paré <strong>de</strong> petites plaques blanches et sa<br />

bouche s'est flétrie.<br />

— T'as d'autres cartouches? s'est renseigné Tortilla en<br />

examinant la culasse <strong>de</strong> plus près.<br />

— Non, a répondu Stan.<br />

La musique qui s'échappait du poste s'est accaparée un<br />

instant <strong>de</strong> la casse. Le vent a ébranlé un morceau <strong>de</strong> carlingue<br />

cloué au sommet d'un poteau puis ma voix s'est élevée le long<br />

<strong>de</strong>s cadavres <strong>de</strong> bagnoles.<br />

— Avec ce truc, on va faire le vi<strong>de</strong> dans le quartier! j'ai fait.<br />

Harold a plongé sa tête dans le creux <strong>de</strong> ses mains en<br />

implorant le Seigneur <strong>de</strong> lui accor<strong>de</strong>r sa miséricor<strong>de</strong>. Tortilla a<br />

souri. Une fossette est venue se nicher dans sa joue. Tandis que<br />

le type dans le poste envoyait “Always on the run”, Stan a claqué<br />

le coffre et nous nous sommes ripés en ca<strong>de</strong>nce. Waaaaooooooo!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 7 -<br />

Nous avons débarqué dans le magasin <strong>de</strong> chaussures avec<br />

tellement d'innocence dans les yeux, qu'avec <strong>une</strong> auréole sur le<br />

crâne et <strong>de</strong>s ailes blanches collées dans le dos, le ven<strong>de</strong>ur aurait<br />

pu nous prendre pour <strong>de</strong>s anges égarés dans la ville. D'ailleurs,<br />

<strong>une</strong> risée largement niaise est aussitôt venue dénu<strong>de</strong>r <strong>une</strong> ligne<br />

<strong>de</strong> canines plus blanches que <strong>de</strong> la porcelaine. Il était posté<br />

<strong>de</strong>rrière la caisse, avec <strong>une</strong> chemise Hawaïenne ouverte sur <strong>une</strong><br />

poitrine légèrement graissée d'huile <strong>de</strong> Monoï. Une mèche ja<strong>une</strong><br />

lui taquinait l'arca<strong>de</strong>. Un assortiment <strong>de</strong> bracelets métalliques<br />

encerclaient ses poignets. Du lobe <strong>de</strong> l'oreille droite jaillissait<br />

<strong>une</strong> pierre précieuse et pour couronner le tout, <strong>de</strong>s l<strong>une</strong>ttes<br />

ovales et roses ornaient le bout <strong>de</strong> son nez et lui étranglaient les<br />

narines. Du coup, sa voix était nasillar<strong>de</strong> et un soupçon<br />

empruntée. Ce type avait l'anus en guimauve, c'était tout vu!<br />

— Alors les enfants je peux vous ai<strong>de</strong>r? il a proposé en<br />

accusant un mouvement <strong>de</strong> la tête <strong>de</strong>stiné à repousser l'agaçante<br />

mèche ja<strong>une</strong> qui lui barrait l'arca<strong>de</strong>.<br />

— Bouge pas ou je te fais <strong>de</strong>ux autres trous <strong>de</strong> nez! a riposté<br />

Stan en plaquant le canon <strong>de</strong> la carabine dans les narines du<br />

ven<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> savates.<br />

Le bruit <strong>de</strong> la rue s'est engouffré dans la boutique. Une<br />

couleur verdâtre est venue pigmenter son visage. Un<br />

tremblement nerveux s'est emparé <strong>de</strong> sa mâchoire. Lorsque Stan<br />

s'est amusé avec la gâchette, ses pupilles ont effectué un quart <strong>de</strong><br />

tour, <strong>de</strong>ux billes émaillées et luisantes ont sailli <strong>de</strong> ses orbites et<br />

le type s'est évanoui dans un lot <strong>de</strong> boites en cartons <strong>de</strong>rrière la<br />

caisse.<br />

— Putain, c'est génial ce truc là, a lancé Stan en vénérant<br />

l'arme comme <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> relique sacrée.<br />

J'ai hoché <strong>de</strong> la tête <strong>de</strong> manière soft en passant <strong>de</strong> l'autre côté<br />

<strong>de</strong> la caisse et j'ai raflé l'oseille dans le tiroir. Stan a enroulé<br />

l'arme dans un vieux journal. Nous nous sommes dirigés vers<br />

Tortilla qui surveillait la rue <strong>de</strong>puis l'encadrement <strong>de</strong> la porte.<br />

— Vous avez <strong>une</strong> couleur préférée? a sondé Harold en<br />

envoyant valdinguer les couvercles cartonnés dans le fond <strong>de</strong> la<br />

pièce.<br />

— T'as qu'à prendre un assortiment! a conseillé Tortilla.<br />

Nous nous sommes taillés illico. Harold a fermé la marche


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

avec un sac plastic bourré <strong>de</strong> baskets <strong>de</strong> toutes les couleurs.<br />

Un peu plus loin, dans <strong>une</strong> impasse déserte, nous nous<br />

sommes partagés l'argent. Nous avons balourdé nos vieilles<br />

baskets et enfilé les neuves. Ce n'était pas ma marque préférée,<br />

sur les semelles le symbole “Oil Resistant” ne figurait pas, mais<br />

à ce prix, j'ai pensé que ça valait le coup. Un type enfoncé<br />

jusqu'aux <strong>de</strong>nts dans <strong>de</strong>s sables mouvants infestés <strong>de</strong> sangsues<br />

au ventouse-buccale-arrache-scrotum ne se plaint pas parce que<br />

sa tasse <strong>de</strong> thé est trop sucrée.<br />

Peu <strong>de</strong> temps après, nos ombres ont glissé le long <strong>de</strong>s<br />

plaques <strong>de</strong> tôle brûlante d'un drugstore et la température est<br />

encore grimpée d'un cran. J'ai entendu le mercure d'un<br />

thermomètre qui rageait <strong>de</strong> colère dans son petit réservoir<br />

d'alcool. Les journaux qui stagnaient sur le parking du drugstore<br />

expliquaient comment un employé d'un Mac Donald <strong>de</strong> la<br />

neuvième s'était suicidé en se plongeant la tête dans l'huile <strong>de</strong>s<br />

frites, parce que la climatisation venait <strong>de</strong> lâcher. La ville avait<br />

pris les allures d'un vaisseau <strong>de</strong> fonte incan<strong>de</strong>scente, et les<br />

dockers, les poseurs <strong>de</strong> briques, les ouvriers <strong>de</strong>s chantiers et ceux<br />

<strong>de</strong>s haut-fourneaux avaient le cœur marqué au fer rouge. Même<br />

la sueur avait pris <strong>une</strong> o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> roussi.<br />

Après <strong>une</strong> ultime œilla<strong>de</strong> vers le parking qui cuisait à petit<br />

feu, nous nous sommes faufilés entre <strong>de</strong>ux morceaux <strong>de</strong> tôle qui<br />

branlaient à l'arrière du drugstore. Nous nous sommes retrouvés<br />

au milieu <strong>de</strong>s stocks, entre les piles <strong>de</strong> linges, les échafaudages<br />

<strong>de</strong> chaises, les pyrami<strong>de</strong>s <strong>de</strong> vaisselle et les amas <strong>de</strong> cartons. J'ai<br />

risqué un œil dans l'allée principale, j'ai pu constater qu'elle était<br />

déserte. Exceptée <strong>une</strong> longue ligne ja<strong>une</strong> qui la divisait en <strong>de</strong>ux<br />

telle <strong>une</strong> traînée <strong>de</strong> moutar<strong>de</strong>, elle était d'<strong>une</strong> tristesse suicidaire<br />

l'allée principale. C'était parfait pour ce qu'on venait y faire. J'ai<br />

donné le feu vert aux autres.<br />

Deux minutes plus tard, Harold et Tortilla chargeaient les<br />

cartons vi<strong>de</strong>s, <strong>de</strong> vases <strong>de</strong> Chine et d'assiettes en porcelaine,<br />

tandis que Stan qui était grimpé au sommet d'<strong>une</strong> pile <strong>de</strong><br />

gaufriers me balançait les boites en acier dans un silence absolu.<br />

Le seul bruit qui sifflait et résonnait dans tout le bâtiment entre<br />

les poutrelles métalliques et les stocks <strong>de</strong> vaisselle, c'était <strong>une</strong><br />

minuscule ampoule qui diffusait <strong>une</strong> délicate lumière verte à<br />

travers <strong>une</strong> applique <strong>de</strong> plexiglax, sur laquelle les lettres EXIT<br />

s'effaçaient doucement avec le temps.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Soudain, un grognement insidieux s'est mêlé au grésillement<br />

<strong>de</strong> la veilleuse. J'ai légèrement fait pivoté ma tête et je me suis<br />

figé sur place parce qu'un Doberman monstrueux s’avançait dans<br />

la faible clarté <strong>de</strong> l'ampoule. Je ne l'ai pas lâché <strong>de</strong>s yeux. J'ai<br />

posé le gaufrier en retenant ma respiration. J'ai adopté <strong>une</strong> voix<br />

posée et un tantinet fébrile et j'ai susurré:<br />

— Hé les gars, ne bougez plus, y a un Doberman dans l'allée.<br />

— Qu'est-ce que tu racontes? a <strong>de</strong>mandé Stan qui ne l'avait<br />

pas vu du haut <strong>de</strong>s gaufriers.<br />

— Bouge plus je te dis, y a un putain <strong>de</strong> Doberman qui a<br />

planté son cul dans l'allée.<br />

Harold et Tortilla s'étaient métamorphosés en <strong>de</strong>ux<br />

mannequins <strong>de</strong> Celluloïd au sourire gelé par la peur. Stan ne<br />

voulait pas comprendre.<br />

— Tu plaisantes? il a fait.<br />

— Ecoute Stan, tu ne peux peut-être pas le voir d'où t'es<br />

perché, mais je te promets que ce n'est pas <strong>une</strong> otarie qui s'est<br />

fait poser <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> requin. Je t'en supplie arrête <strong>de</strong> poser <strong>de</strong>s<br />

questions à la con et bouge plus, ces trucs ça te saute à la gorge<br />

sans savoir pourquoi, faut surtout pas l'affoler.<br />

— Lenny a raison, a confirmé Harold, j'ai lu quelque part<br />

qu'<strong>une</strong> <strong>de</strong> ces bestioles avait bouffé son maître. Ils expliquaient<br />

que le chien était resté trop longtemps au soleil. Il a commencé<br />

par la nuque et tout y est passé. Même qu'à la fin, il ne restait<br />

plus qu'<strong>une</strong> mare <strong>de</strong> sang et un petit médaillon qui trempait<br />

<strong>de</strong>dans. C'est même grâce à ça qu'ils ont pu i<strong>de</strong>ntifier le type,<br />

parce qu'au début, ils pensaient que le clebs avait bouffé un<br />

voleur.<br />

— C'est terrifiant, a ajouté Tortilla, j'ai lu le même genre<br />

d'histoire, sauf que le clébard, il était pas resté trop longtemps au<br />

soleil, il avait même pas reçu <strong>une</strong> brique sur le crâne ou un coup<br />

<strong>de</strong> bâton dans les côtes, non, il a juste dévoré son propriétaire<br />

comme ça, sans raison, sur un coup <strong>de</strong> tête, pour passer le temps,<br />

quoi.<br />

— Bon, c'est pas bientôt fini, non? ai-je articulé d'<strong>une</strong> langue<br />

venimeuse..., vous voulez vraiment qu'il me saute <strong>de</strong>ssus, hein!<br />

c'est ça que vous voulez?!!<br />

Tortilla et Harold se sont tu. Stan s'est figé au sommet <strong>de</strong>s<br />

gaufriers. Le sifflement qui provenait <strong>de</strong> l'ampoule verte s'est<br />

propagé dans l’entrepôt comme <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> rayon laser qui<br />

vous transperce le cerveau <strong>de</strong> part en part. Au bout d'un moment,<br />

la voix <strong>de</strong> Stan est <strong>de</strong>scendue le long <strong>de</strong>s gaufriers:<br />

— Mer<strong>de</strong> Lenny, on va pas rester là et attendre que le


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

gardien vienne nous cueillir quand même?<br />

— T'es marrant toi, qu'est-ce que tu veux qu'on fasse?<br />

— Je ne sais pas, je pourrais faire diversion en jetant un<br />

gaufrier <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> l'allée, qu'est-ce que t'en dis?<br />

— Non, mais t'es complètement mala<strong>de</strong>, fait pas ça! ai-je<br />

glapi en essayant <strong>de</strong> ne pas élever la voix. T'as pas compris que<br />

ces machins là, c'étaient <strong>de</strong>s égorgeurs? Ça fait dix minutes que<br />

ses yeux fixent ma gorge. Au moindre bruit, il va venir<br />

m'arracher les amygdales!<br />

— Ça dépend, a insisté Stan, si tu lui montres pas que t'as<br />

peur et que tu le regar<strong>de</strong>s droit dans les yeux, il va comprendre<br />

qui est le plus fort.<br />

— Ça dépend <strong>de</strong> rien du tout, ai-je aussitôt rétorqué. Ces<br />

bestioles c'est comme <strong>de</strong>s bombes à retar<strong>de</strong>ment, c'est posé dans<br />

un coin gentiment, sans faire <strong>de</strong> bruit, et d'un seul coup ça<br />

t'explose en pleine tronche, c'est <strong>de</strong> la dynamite!<br />

— Mais puisque je te dis qu'il suffit que tu prennes<br />

l'ascendant psychologique! Les scientifiques sont formels, quand<br />

t'as pris l'ascendant psychologique sur un animal, y a <strong>une</strong> espèce<br />

<strong>de</strong> phénomène naturel <strong>de</strong> soumission qui se produit et la bestiole<br />

vient te manger dans la main.<br />

— Tout ça c'est <strong>de</strong> la mer<strong>de</strong> Stan! T'entends c'est <strong>de</strong> la<br />

mer<strong>de</strong>! On discute pas avec un fauve d'ascendant psychologique!<br />

Et si tu veux mon avis, les types qui ont écrit ça avaient <strong>de</strong>s<br />

Yorkshire comme clébards!<br />

De nouveau, le sifflement s'est emparé du drugstore puis un<br />

petit miracle s'est produit. Harold et Tortilla ont laissé leurs<br />

muscles se relâcher. J'ai soupiré la bolée d'azote qui polluait mes<br />

poumons <strong>de</strong>puis un bon moment déjà.<br />

— Hé Stan, ai-je lancé, plus délicatement que jamais.<br />

— Ouais?<br />

— Le Doberman vient <strong>de</strong> s'allonger.<br />

Mon cœur a recommencé a battre gentiment et <strong>une</strong> grosse<br />

perle se sueur à ripé sur l'arête <strong>de</strong> mon nez, elle a brillé dans les<br />

airs et explosé sur le ciment. Stan était perdu.<br />

— Qu'est-ce que tu déci<strong>de</strong>s? il a <strong>de</strong>mandé.<br />

— On va se replier. Descends <strong>de</strong> l'autre côté sans faire <strong>de</strong><br />

bruit.<br />

Tandis que Stan varappait en silence le long <strong>de</strong>s gaufriers, j'ai<br />

hasardé un imperceptible rictus vers le fauve. J'ai effectué un<br />

premier pas en arrière, un peu comme si je marchais sur <strong>de</strong>s œufs<br />

<strong>de</strong> tortue. Harold et Tortilla dont les paupières cillaient comme<br />

les ailes d'un papillon en train <strong>de</strong> s'électrocuter sur un câble


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

haute-tension, avaient le visage traversé par <strong>de</strong> petites gouttes <strong>de</strong><br />

transpiration. Le Doberman n'avait toujours pas bougé à la fin <strong>de</strong><br />

mon enjambée. Harold a pioché dans sa poche un mouchoir. Il<br />

s'est épongé le front d'un geste dicté par la pru<strong>de</strong>nce.<br />

J'ai attendu que Stan eût touché le sol <strong>de</strong> l'autre côté, puis<br />

sans lâcher le monstre <strong>de</strong>s yeux, j'ai poursuivi mon repli. J'ai<br />

enchaîné un second pas en arrière, puis un autre, puis un<br />

quatrième. Quand je me suis retrouvé à hauteur <strong>de</strong> Tortilla, le<br />

chien n'avait toujours pas percuté. Il me lorgnait simplement<br />

avec ses <strong>de</strong>ux petites iris démoniaques et l'ensorcelante clarté<br />

émerau<strong>de</strong> qui poudroyait à l'intérieur me glaçait le sang. Malgré<br />

tout, j'essayais <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r ma lucidité et avec l'angoisse qui me<br />

tétanisait les entrailles ce n'était pas évi<strong>de</strong>nt.<br />

A l'angle d'<strong>une</strong> allée, j'ai vu Stan qui est apparu <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière<br />

un stock <strong>de</strong> vaisselle. Presque immédiatement, il s'est volatilisé<br />

<strong>de</strong>rrière un dépôt <strong>de</strong> planches <strong>de</strong> bois et n'est réapparu qu'au fond<br />

<strong>de</strong> l'allée. J'ai poursuivi mon décrochage avec Harold et Tortilla.<br />

Le Doberman restait <strong>de</strong> marbre.<br />

— Il s'est peut-être assoupi? a susurré Harold en jetant un<br />

coup d'œil éclair vers la brèche lumineuse qui jaillissait dans<br />

notre dos entre <strong>de</strong>ux plaques <strong>de</strong> tôle. On pourrait peut-être tenter<br />

notre chance, non...?<br />

— Sur 100 mètres un Doberman a le temps <strong>de</strong> bouffer les<br />

couilles <strong>de</strong> Ben Johnson et <strong>de</strong> venir battre Carl Lewis au sprint,<br />

s'est contenté <strong>de</strong> préciser Tortilla afin <strong>de</strong> couper court aux<br />

tentatives <strong>de</strong> suici<strong>de</strong> d'Harold.<br />

Harold a reçu le message cinq sur cinq et le repli stratégique<br />

entamé a pu se prolonger dans le calme, hormis le gémissement<br />

<strong>de</strong> la lampe verte qui s'envolait vers les poutrelles métalliques<br />

comme un ridicule sanglot.<br />

L'un d'entre nous était vraiment <strong>une</strong> tête <strong>de</strong> nœud. Il a<br />

trébuché. Ses pieds se sont emmêlés tout seuls et il a basculé en<br />

arrière. Plutôt que d'agripper la main que Tortilla tendait<br />

désespérément dans sa direction, Harold a préféré se rattraper à<br />

<strong>une</strong> colonne d'assiettes. Harold était vraiment <strong>une</strong> tête <strong>de</strong> nœud<br />

quand il s'y mettait. La pile a tangué. Nos yeux ont lancés <strong>de</strong>s<br />

signaux <strong>de</strong> détresses. Stan s'est pétrifié dans le halo aveuglant<br />

provenant <strong>de</strong> la brèche. Le Doberman s'est redressé. Il a poussé<br />

un grognement qui s'est répercuté dans tout le bâtiment et les<br />

assiettes se sont fracassées sur le ciment comme <strong>une</strong> pluie <strong>de</strong><br />

grêlons en porcelaine.<br />

Immédiatement les regards se sont portés sur le fauve. Nous<br />

avons hésité <strong>une</strong> secon<strong>de</strong>, nous avons jeté un œil vers Stan


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

qu'était sorti d'affaire et nous avons détalé comme <strong>une</strong> giclée <strong>de</strong><br />

spermatozoï<strong>de</strong>s à moitié cinglé. A partir <strong>de</strong> là, le temps s'est étiré<br />

dans le vi<strong>de</strong>. Je ne savais pas si le Doberman s'était lancé sur nos<br />

talons parce que le déluge d'assiettes couvrait ses aboiements,<br />

mais je sentais son regard littéralement vissé dans ma nuque.<br />

L'histoire <strong>de</strong> la mare <strong>de</strong> sang et du médaillon me remontait au<br />

cerveau comme un renvoi <strong>de</strong> bile venimeux, plein <strong>de</strong> choses me<br />

traversaient la tête.<br />

Au bout d'un long moment, j'ai voulu me retourner pour voir<br />

ce qui se passait et j'en ai pas eu le cran. Je ne voulais pas que<br />

l'égorgeur se délecte <strong>de</strong> la frayeur qui ruisselait dans mes yeux, il<br />

n’y avait aucun attrait à regar<strong>de</strong>r la mort en face. Je préférais lui<br />

tourner le dos et m'écrouler en lui crachant un ultime bouquet<br />

d'insultes méprisantes.<br />

Finalement, le flot <strong>de</strong> lumière safran nous a englouti à<br />

quelques enjambées <strong>de</strong> la sortie. Pendant qu'Harold se glissait<br />

dans l'encoche, en attendant mon tour, j'ai obliqué les yeux vers<br />

l'allée principale et je me suis mis à rire nerveusement. Dans la<br />

lignée, j'ai martelé délicatement l'épaule <strong>de</strong> Tortilla.<br />

— Ce chien est imprévisible, j'ai dit.<br />

Tortilla s'est retourné. Il a invité les <strong>de</strong>ux autres d'un coup <strong>de</strong><br />

sifflet. Les tronches <strong>de</strong> Stan et <strong>de</strong> Harold sont apparues dans la<br />

brèche. Tandis qu'<strong>une</strong> porte en ferraille claquait au fond du<br />

drugstore annonçant la venue d'un gardien, le Doberman qui<br />

n'avait pas bougé a aboyé mollement et s'est barré, en équilibre<br />

sur la traînée <strong>de</strong> moutar<strong>de</strong> qui léchait le ciment.<br />

Un peu plus tard dans la soirée, nous avons cambriolé un<br />

appartement du côté <strong>de</strong> Park Avenue. Nous sommes passés par<br />

les toits, nous avons déployé <strong>une</strong> cor<strong>de</strong> le long <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong> et<br />

nous nous sommes engouffrés dans la cuisine en cassant un<br />

carreau. Tortilla connaissait la propriétaire, c'était <strong>une</strong> maniaque<br />

<strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts qui avait largement dépassé les soixante-dix ans.<br />

Pendant que la sorcière se faisait détartrer les ratiches, nous lui<br />

barbotions sa télé, ses flacons <strong>de</strong> parfums, ses bijoux, ses draps<br />

<strong>de</strong> soie et ses verres en cristal. Ensuite, nous avons stocké le<br />

butin dans un hangar abandonné, puis nous nous sommes farcis<br />

les quatre pneus d'<strong>une</strong> Ford qui dormait au fond d'<strong>une</strong> impasse.<br />

Nous sommes repartis en poussant les pneus avec la paume <strong>de</strong>s<br />

mains. La gomme a sucé le bitume. Nos silhouettes ont louvoyé<br />

un moment, puis la nuit s'est affalée au bout <strong>de</strong> l'impasse tel un<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

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nuage <strong>de</strong> poussières interstellaires.<br />

- 8 -<br />

L'empire céleste bleuté qui se déployait d'un bout à l'autre <strong>de</strong><br />

la ville était estampé d'<strong>une</strong> l<strong>une</strong> lyrique dont la beauté <strong>de</strong> sultane<br />

se reflétait dans les eaux limpi<strong>de</strong>s d'East River, aux abords du<br />

pont <strong>de</strong> Williamsburg. On aurait dit <strong>une</strong> bulle <strong>de</strong> savon<br />

flavescente soufflée par la grâce. Même les mouettes, fascinées<br />

par tant <strong>de</strong> fragilité, se refusaient à battre <strong>de</strong>s ailes dans le<br />

brasillement lunaire, elles attendaient les limites <strong>de</strong> la zone<br />

ar<strong>de</strong>nte pour terminer leurs vols planés.<br />

Malgré tout, <strong>une</strong> canicule étourdissante régnait toujours sur<br />

New-York. Elle était tellement épaisse la canicule, qu'elle aurait<br />

pu étouffer un bœuf, pétrifier <strong>une</strong> libellule en pleine envolée.<br />

Bref, fallait être cinglé pour traîner plus <strong>de</strong> dix minutes dans les<br />

rue torri<strong>de</strong>s <strong>de</strong> la ville. Néanmoins, sur le quai, côté Manhattan,<br />

là où le pont s'envolait dans la nuit, quatre trombines ont dépassé<br />

d'<strong>une</strong> d<strong>une</strong> <strong>de</strong> sable industriel.<br />

— T'es sûr que c'est là? s'est renseigné Tortilla.<br />

— Puisque je te dis qu'il se radine toutes les nuits, a attesté<br />

Stan. Il gare son camion contre le pylône du pont, la fille se<br />

ramène <strong>de</strong>ux minutes plus tard, elle grimpe dans la cabine, elle<br />

fait coulisser sa braguette, et après, pendant un quart d'heure le<br />

type est tellement dans les vapes qu'il se rend même plus<br />

compte qu'il a les couilles qui pen<strong>de</strong>nt! On pourrait lui piquer<br />

son slip et lui mettre sur la tête, il croirait qu'on a éteint la<br />

lumière!<br />

— J'espère que c'est pas ton cousin qui t'as refilé le tuyau<br />

cette fois, a rechigné Harold.<br />

— Tu vas pas recommencer avec ça, hein! s'est défendu Stan.<br />

Ce coup là c'est du tout cuit! Le camion est bourré d'ordinateurs<br />

et d'imprimantes <strong>de</strong>rnier modèle, si on se démer<strong>de</strong> bien, on<br />

pourra les refourguer 600$ pièce à vieux Louis!<br />

— Tiens, je crois que voilà bahut, ai-je interrompu Stan,<br />

après avoir repéré <strong>de</strong>ux phares ja<strong>une</strong>s qui se dandinaient au bout<br />

du quai.<br />

Nous avons tous scruté le bitume qui s'illuminait sous le<br />

passage du véhicule. Comme l'avait prédit Stan, le truc a ralenti


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

et est venu s'immobiliser sous Williamsburg Bridge, à <strong>de</strong>ux<br />

centimètres du pylône et <strong>de</strong>s flots argentés d'East River. Ensuite,<br />

le type a coupé le moteur, les ampoules <strong>de</strong>s phares et la<br />

luminosité a chuté d'un cran. Seules <strong>une</strong> rangée <strong>de</strong> lanternes qui<br />

crachaient un flux <strong>de</strong> lumière orangée et <strong>une</strong> petite guirlan<strong>de</strong><br />

électrique ventousée au pare-brise rehaussaient l'obscurité qui<br />

s'était emparée du quai.<br />

Embusqués <strong>de</strong>rrière le tas <strong>de</strong> sable, nous avons patienté dans<br />

un silence religieux environ <strong>de</strong>ux minutes, et comme l'avait<br />

prévu Stan, <strong>une</strong> fille carrossée par Pininfarina est apparue. Le<br />

bruit <strong>de</strong>s talons aiguilles a résonné sur le pavé. Elle avançait vers<br />

le bahut en balançant délicatement la croupe dans la lumière <strong>de</strong>s<br />

lanternes, à chaque foulée, le haut <strong>de</strong> ses cuisses miroitait dans la<br />

pénombre. La chose avait <strong>de</strong> la gueule, avec Stan, Harold et<br />

Tortilla nous n’en perdions pas <strong>une</strong> miette. Elle portait <strong>une</strong> jupe<br />

d'un tissu tellement arachnéen que le galbe <strong>de</strong> ses fesses<br />

transparaissait au travers. La marque <strong>de</strong> sa culotte lui <strong>de</strong>ssinait<br />

un petit triangle dans le bas <strong>de</strong>s reins au niveau <strong>de</strong> la cambrure,<br />

et s'engouffrait d'un coup, engloutie par <strong>une</strong> chair plus pulpeuse<br />

qu'un fruit <strong>de</strong>s tropiques. Sa peau était blanche et satinée. Sa<br />

bouche soulignée d'un rouge presque renversant. Ses paupières<br />

battaient l'atmosphère sans s'affoler, avec charme et innocence.<br />

Elle avait la même coupe <strong>de</strong> cheveux que Cléopatre et le petit<br />

corsage pastel qu'elle avait déboutonné négligemment dévoilait<br />

<strong>une</strong> poitrine, n'ayons pas peur <strong>de</strong>s mots: époustouflante!<br />

— Tu crois qu'elle va l'occuper longtemps? ai-je murmuré,<br />

alors qu'elle se rapprochait du camion.<br />

— Jamais plus <strong>de</strong> dix minutes, a dit Stan. Cette fille c'est un<br />

véritable cyclone!<br />

J'avais déjà vu <strong>de</strong>s prostituées dans mon quartier. Dans mon<br />

immeuble, sous l'escalier, j'avais même vu un travesti se faire<br />

tringler par <strong>de</strong>ux types. Ça ne m'avait jamais dérangé, mais ce<br />

soir, l'idée que cette fille rappliquait uniquement pour manger la<br />

bite d'un camionneur dans la clarté nocturne me donnait la<br />

nausée. J'ai mis ça <strong>de</strong> côté, <strong>une</strong> rafale a balayé le quai et les<br />

choses se sont accélérées. La fille a tiré <strong>une</strong> ultime fois sur sa<br />

cigarette et l'a laissée dégringoler dans l'espace en soupirant un<br />

nuage aux reflets bleutés. Le mégot a été emporté par le liqui<strong>de</strong><br />

verdâtre qui s'écoulait dans la rigole. Elle a actionné la porte du<br />

bahut. Elle a gravi <strong>de</strong>ux marches en ferraille et s'est faufilée dans<br />

la cabine. La porte du camion a claqué sur ses courbes comme<br />

un coup <strong>de</strong> fouet dans <strong>une</strong> église. Nous avons dévalé la d<strong>une</strong> et<br />

nous sommes venus nous aligner sur le flanc du véhicule.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Qu'est-ce que t'attends? a chuchoté Harold.<br />

— Laisse lui le temps <strong>de</strong> se mettre en place, a argumenté<br />

Stan.<br />

Une petite minute s'est écoulée avec le clapotis <strong>de</strong> l’océan en<br />

bruit <strong>de</strong> fond, puis Stan s'est décidé. Il a d'abord mouillé un œil à<br />

la vitre et dans le même mouvement s'est retourné vers nous:<br />

— Je vous l'avais dit, ce coup-là c'est du tout cuit.<br />

Avec la <strong>de</strong>xtérité d'un orfèvre, il a crocheté la porte <strong>de</strong> la<br />

cabine, et pendant que la fille s'activait sur le membre du type<br />

qui gémissait la tête basculée en arrière, il a rampé vers la<br />

précieuse grappe <strong>de</strong> clés, laquelle scintillait au bout du<br />

contacteur. Brutalement, il s'est figé parce que la voix du<br />

camionneur a vrombi dans l'habitacle.<br />

— Putain Gina t'es la reine! il a éructé aux portes du<br />

septième ciel.<br />

Gina do<strong>de</strong>linait <strong>de</strong> la tête au rythme <strong>de</strong>s petites lampes<br />

rouges qui clignotaient tout le long <strong>de</strong> la guirlan<strong>de</strong> ventousée au<br />

pare-brise. Par chance, le type a laissé sa tête renversée dans le<br />

vi<strong>de</strong> et Stan a pu reprendre sa quête du Graal. Il a progressé vers<br />

le volant, il a laissé son cœur souffler <strong>une</strong> secon<strong>de</strong>, puis il a<br />

tendu les doigts vers les clés.<br />

— Putain Gina t'es vraiment la reine! a gémi le type tandis<br />

que Stan trépignait sous la banquette. Continue, continue, surtout<br />

t'arrête pas, astique-moi bien la bite et aspire-moi la cervelle!<br />

Ouais..., ouais c'est ça, je veux que ça brille! Lustre-moi la<br />

queue, t'entends Gina, fais-moi reluire le gland... AAAaaaaargh<br />

GINA, GINA T'ES LA PLUS GRANDE POMPEUSE DE<br />

NŒUD QUE LA TERRE AIT JAMAIS COUVEE!!!<br />

Dehors, plaqués contre le flanc du poids lourd, nous nous<br />

sommes un tantinet découragés. J'ai admiré l'ensorcelante sphère<br />

qui palpitait là-haut, Stan est apparu et les clés qui se balançaient<br />

au bout <strong>de</strong> ses doigts ont éclaboussé la nuit d'<strong>une</strong> kyrielle<br />

d'éclairs métalliques. Aussitôt, nous nous sommes précipités à<br />

l'arrière du bahut, Stan a ouvert les portes <strong>de</strong> la remorque et nous<br />

nous sommes engouffrés <strong>de</strong>dans. J'ai posé la carabine. Trois<br />

petites veilleuses alignées au plafond ont déversé un flot bleu<br />

foncé sur notre passage. Tortilla a sorti un laguiole <strong>de</strong> sa poche.<br />

La lame a incisé le ruban adhésif qui ceinturait le carton. En<br />

rabattant les côtés il a accusé <strong>une</strong> grimace.<br />

— Dis-donc, c'est ça tes ordinateurs <strong>de</strong>rnier cri? il s'est<br />

moqué en piochant dans la boite un vieux costume taille XL.<br />

— Mer<strong>de</strong> c'est pas possible! a paniqué Stan en vérifiant que<br />

les fringues ne cachaient pas le matériel informatique. La


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

semaine <strong>de</strong>rnière je l'ai vu décharger un camion entier <strong>de</strong><br />

bécanes au quai numéro 7... Ouvre un autre carton!<br />

Tortilla a éventré <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> boite, comme elle était<br />

également bourrée <strong>de</strong> costumes, Stan a enlevé le couteau <strong>de</strong>s<br />

mains <strong>de</strong> Tortilla et s'est mis à scarifier lui-même d'autres<br />

cartons:<br />

— Bah ai<strong>de</strong>z-moi au lieu <strong>de</strong> me regar<strong>de</strong>r comme <strong>de</strong>s<br />

mongoliens! Je suis sûr qu'il y a <strong>de</strong>s ordinateurs dans ce bahut!<br />

Nous nous sommes mis à usiner uniquement parce qu'on ne<br />

voulait pas le contrarier . En bruit <strong>de</strong> fond, le camionneur hurlait<br />

<strong>de</strong> délice parce que sa pine était gonflée au maximum.<br />

— AAAaaaaargh Gina! Non attends, attends <strong>une</strong> secon<strong>de</strong>, il<br />

a imploré en redressant la tête et en cherchant <strong>une</strong> cassette dans<br />

la boite à gants.<br />

Il a enclenché la ban<strong>de</strong> dans le poste et les premières notes du<br />

Requiem <strong>de</strong> Mozart se sont envolées par la fenêtre.<br />

— Voilà, comme ça c'est le kif, il a fait. Continue Gina,<br />

t'arrêtes plus!<br />

Après le cerceau du type s'est fêlé. Pendant que Gina lui<br />

mâchouillait le bâton, il s'est mis a fredonner les paroles du<br />

Requiem en grimaçant comme un singe <strong>de</strong>vant un régime <strong>de</strong><br />

bananes, “CONFUTATIS, MALECDICTUS, FLAMMIS<br />

ACRIBUS ADDICTIS!”<br />

Dans la remorque les choses ne s'arrangeaient pas. Des<br />

fringues voletaient dans tous les sens et Stan avait la moutar<strong>de</strong><br />

qui lui montait au nez.<br />

— On a qu'à embarquer les costumes, il a fini par dire, on ne<br />

sera pas venus pour rien.<br />

Là-<strong>de</strong>ssus, nous nous sommes servi, mais juste au moment<br />

où Tortilla s'apprêtait à sauter du camion, <strong>une</strong> bagnole <strong>de</strong> police<br />

est venue rô<strong>de</strong>r sur le quai.<br />

— Mer<strong>de</strong> les flics! il a gueulé.<br />

Il a bondi hors du bahut. Harold dont le visage avait viré d'un<br />

trait comme un flacon <strong>de</strong> lait périmé s'est élancé sur ses traces.<br />

La voiture est venue bloquer le passage. J'ai relevé la tête. Stan a<br />

rebondi sur le capot et s'est débiné <strong>de</strong> l'autre côté.<br />

— Ren<strong>de</strong>z-vous au vieux Hangar! il a lancé alors qu'un agent<br />

jaillissait <strong>de</strong> la bagnole et se mettait à ses trousses.<br />

Dans la cabine Gina s'est interrompue <strong>une</strong> secon<strong>de</strong>:<br />

— T'as entendu?<br />

— Ah, je t'en supplie Gina, sois à ce que tu fais..., c'est que<br />

<strong>de</strong>s mômes qui chahutent.<br />

Le visage coloré par les petites veilleuses bleutées, j'ai


Tortilla 11/10/2005<br />

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balourdé sur le côté un carton qui m'encombrait et j'ai carburé<br />

vers la sortie. A ce moment précis, les événements se sont<br />

imbriqués <strong>de</strong> manière navrante. Un pantalon m'a ligoté les<br />

chevilles, j'ai décollé et ma lévitation s'est achevée dans un lot <strong>de</strong><br />

cartons, près <strong>de</strong> l'agent Wilfrid. T Jefferson qui s'était<br />

apparemment racheté <strong>de</strong>s chaussures neuves.<br />

Tandis que je me relevais, il a porté <strong>une</strong> cigarette à sa<br />

bouche. Il a craqué <strong>une</strong> allumette, a enflammé le tabac, puis est<br />

allé s'asseoir sur le rebord du capot.<br />

— Tu sais qu'on t'as cherché partout? il a jubilé, en<br />

recrachant <strong>une</strong> bouffée <strong>de</strong> fumée blanchâtre que la lumière <strong>de</strong>s<br />

lanternes est venue colorer d'un orange presque fluorescent.<br />

— Comment ça? ai-je marmonné tel un ange aux ailes<br />

immaculées.<br />

— Me dis pas que t'as perdu la mémoire..., le magasin <strong>de</strong><br />

jouets..., Brooklyn Bridge..., le type a qui t'as bousillé <strong>une</strong> paire<br />

<strong>de</strong> pompes en croco!<br />

Le fusil était dissimulé le long <strong>de</strong> la cloison du camion.<br />

— Vraiment, je vois pas <strong>de</strong> quoi vous parlez, ai-je menti avec<br />

le stoïcisme d'un avocat véreux.<br />

— Joue pas au plus malin avec moi..., Lenny Sannet!<br />

A l'écoute <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>rniers mots, j'ai essayé <strong>de</strong> cacher ma<br />

surprise mais <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> pince démoniaque est venue<br />

m'agripper l'échine. Le truc m'a soutiré <strong>une</strong> grimace digne d'<strong>une</strong><br />

fiche signalétique avec portait et empreintes.<br />

— Le service <strong>de</strong>s renseignements a fait du bon boulot, hein?<br />

Je suis resté interdit un <strong>de</strong>mi-siècle. La nuit s'est obscurcie<br />

d'un coup. Un filet nuageux est venu s’effilocher tout autour <strong>de</strong><br />

l'astre ja<strong>une</strong> pâle, et la musique <strong>de</strong> Mozart qui s'échappait <strong>de</strong> la<br />

cabine a magnétisé les poutrelles du pont <strong>de</strong> Williamsburg et les<br />

a dotées d'un éclat argent. Juste au moment où j'allais balancer<br />

<strong>une</strong> connerie du style: “Vous savez m'sieur l'agent j'étais<br />

vachement contrarié pour l'histoire <strong>de</strong>s chaussures la <strong>de</strong>rnière<br />

fois, je vous assure, j'ai pas dormi pendant trois jours, j'ai même<br />

pensé en racheter <strong>une</strong> paire et vous la porter au poste dans <strong>une</strong><br />

boite en carton anonyme”, la voix du camionneur a supplanté le<br />

requiem:<br />

— AAAAAARRRGH! VAS-Y ESPECE DE GROSSE<br />

SALOPE, AVALE-MOI LES COUILLES! LECHE-MOI LA<br />

TIGE AVEC TA SALE LANGUE DE POUFIASSE!!<br />

L'agent a marqué un temps d'arrêt, il m'a reluqué, puis le<br />

seigneur m'a filé un coup <strong>de</strong> main que je n'oublierai jamais. Il a<br />

fait œuvrer Gina dans mon sens et le camionneur a poussé un


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

hurlement en jaillissant <strong>de</strong> la cabine avec les veines <strong>de</strong>s tempes<br />

et celles du cou tendues à mort.<br />

— PUTAIN, CETTE SALOPE M'A ARRACHE LES<br />

COUILLES! il a braillé en se tenant les précieuses glan<strong>de</strong>s, J'AI<br />

LA BITE EN SANG, MERDE, J'AI LA BITE EN SANG!<br />

L'agent a tourné la tête <strong>une</strong> fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>, mais ce petit<br />

écart lui a coûté <strong>de</strong>ux orteils et <strong>une</strong> savate en peau <strong>de</strong> crocodile,<br />

parce qu'il m'a permis d'empoigner la carabine et <strong>de</strong> lui flinguer<br />

le pied. Evi<strong>de</strong>mment il a beuglé comme <strong>une</strong> vache, il s'est tenu le<br />

pied, il a juré qu'il aurait ma peau mais je n'ai pas relevé. L'arme<br />

a fusé sur les pavés. Je lui ai expliqué qu'il avait encore <strong>une</strong><br />

chance <strong>de</strong> sauver ses orteils en les plaçant dans <strong>une</strong> poche avec<br />

<strong>de</strong>s glaçons et j'ai filé.<br />

En partant, j'ai croisé la fille, ses yeux ont failli me faire<br />

chavirer. Elle avait le visage barbouillé <strong>de</strong> sang.<br />

— MAIS QU'EST-CE QUI T'AS PRIS SALOPE? a piaffé le<br />

camionneur.<br />

— Je ne suis pas payée pour me faire insulter! a lâché la fille.<br />

Ses burnes trempaient dans <strong>une</strong> flaque <strong>de</strong> sang à côté d'un<br />

morceau <strong>de</strong> l<strong>une</strong>.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 9 -<br />

— Avec ce truc, même maman te reconnaîtrait pas dans la<br />

rue! a affirmé Tortilla en me badigeonnant les cheveux avec un<br />

coton imbibée d'eau oxygénée.<br />

J'étais assis sur un vieux tonnelet <strong>de</strong> bois trônant au milieu du<br />

hangar dans lequel nous avions entreposé les pneus, les baskets<br />

et les babioles que nous avions piqués dans l'appartement. Mes<br />

cheveux étaient <strong>de</strong>venus ja<strong>une</strong> paille.<br />

— T'es sûr que c'était nécessaire, ai-je <strong>de</strong>mandé en voyant<br />

<strong>une</strong> marionnette du Muppet's Show dans le miroir que me tenait<br />

Tortilla.<br />

— Bon sang Lenny, t'as estropié un flic! Il vont plus te lâcher<br />

maintenant!<br />

— Tortilla a raison, a ajouté Stan en m'enfilant la veste d'un<br />

costume qui avait survécu à la déroute du quai et qu'Harold avait<br />

raccourci aux manches à l'ai<strong>de</strong> d'un sécateur. Si les flics t'ont<br />

reconnu, faut trouver <strong>une</strong> planque et te faire oublier.<br />

— Ouais, a enchéri Harold en me passant le pantalon, on va<br />

aller troquer les trucs chez vieux Louis et avec l'argent on<br />

t'amènera <strong>de</strong> quoi bouffer.<br />

J'ai bougonné en faisant un nœud avec la ficelle qui me<br />

servait <strong>de</strong> ceinture. Tortilla m'a enroulé un bras autour cou et m'a<br />

ébouriffé les cheveux avec l'autre main:<br />

— T'en fait pas Marilyn on va s'occuper <strong>de</strong> toi!<br />

Trente secon<strong>de</strong>s plus tard, nous sortions du hangar et le<br />

premier rayon du crépuscule est venu nous trancher la gorge.<br />

Plus tard, après <strong>une</strong> petite marche dans le silence <strong>de</strong> l'aurore,<br />

nous nous sommes engouffrés dans les entrailles <strong>de</strong> la ville et<br />

nous avons sauté dans la première rame <strong>de</strong> métro qui passait. Les<br />

stations étaient tristes, les murs jaunâtres, on aurait dit qu'<strong>une</strong><br />

espèce <strong>de</strong> mélancolie insidieuse s'était répandue le long <strong>de</strong>s rails<br />

et <strong>de</strong>s tunnels comme <strong>une</strong> fuite <strong>de</strong> gaz bactériologique. De temps<br />

en temps, un clochard à la dérive déboulait d'un couloir avec les<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

lèvres ventousées sur le goulot d'<strong>une</strong> bouteille <strong>de</strong> vin. Dans le<br />

courant d'air d'un ventilateur, il sirotait d'un trait le liqui<strong>de</strong> et<br />

fracassait le cadavre <strong>de</strong> verre contre <strong>une</strong> poutre en acier. Le<br />

vacarme résonnait le long <strong>de</strong>s souterrains, puis le bruit <strong>de</strong>s pales<br />

brassant l'atmosphère reprenait le <strong>de</strong>ssus et <strong>une</strong> o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> rat<br />

grillé remontait <strong>de</strong>s conduits <strong>de</strong> canalisation.<br />

Lorsque nous sommes <strong>de</strong>scendus <strong>de</strong> la rame qui tanguait en<br />

équilibre sur ses <strong>de</strong>ux étroites nervures chromées, nous étions<br />

dans le Bronx. Tortilla connaissait <strong>une</strong> vieille station <strong>de</strong> métro<br />

qu'auc<strong>une</strong> ligne ne <strong>de</strong>sservait plus <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années. L'endroit<br />

était perdu à la sortie d'un prodigieux labyrinthe <strong>de</strong> galeries.<br />

Nous nous sommes donc tapés un enchevêtrement <strong>de</strong> corridors<br />

obscurs, <strong>de</strong> couloirs cylindriques et <strong>de</strong> passages envahis <strong>de</strong><br />

lucioles <strong>de</strong>s égouts, et au bout <strong>de</strong> ce voyage au fond <strong>de</strong>s<br />

ténèbres, nous sommes tombés sur la fameuse voie <strong>de</strong> garage<br />

désaffectée, laquelle palpitait au centre d'<strong>une</strong> zone d'obscurité,<br />

grâce à <strong>une</strong> garniture <strong>de</strong> vieilles ampoules agrippées au plafond<br />

et <strong>de</strong> néons névrosés dont les tubes envoyaient encore <strong>de</strong>s flashs<br />

<strong>de</strong> gaz lumineux sur les toiles d'araignées.<br />

— Voilà, ici t'es à l'abri! a lancé Tortilla en claquant la<br />

paume <strong>de</strong> sa main sur mon épaule.<br />

— Putain, mais ce coin est sordi<strong>de</strong>! ai-je réagi.<br />

— J'ai jamais dit que je t'emmenais dans un palace.<br />

Seulement personne ne viendra te dénicher là!<br />

— Tortilla n'a pas tort, a enchaîné Harold, c'est peut-être pas<br />

le Waldorf Astoria avec ses chiottes en cristal et ses tapis rouges,<br />

mais au moins t'es en sécurité!<br />

J'ai immédiatement interrompu Harold:<br />

— Non mais t'es aveugle ou quoi, ce truc là est en ruine! Si<br />

ça se trouve je vais me le prendre sur la tête dans la nuit! Et je ne<br />

te parle pas <strong>de</strong>s rats qui te guettent et qui viennent te bouffer les<br />

cartilages du nez dès que t'es endormi! Les rats, c’est friand <strong>de</strong>s<br />

cartilages, c'est bien connu! Les colonnes <strong>de</strong>s faits divers sont<br />

remplies <strong>de</strong> types qui se sont assoupis dans un coin et qui se sont<br />

réveillés avec un grand trou à la place du nez!<br />

— Mais puisque ton frère te dit que tu ne crains absolument<br />

rien! a argumenté Stan.<br />

— Et le choléra, le typhus, la fièvre ja<strong>une</strong> et le palu, hein?<br />

qu'est-ce que t'en fait du palu?!! T'en as jamais entendu parler<br />

peut-être?!! Ce truc te vi<strong>de</strong> un type en <strong>de</strong>ux heures, j'ai pas envie<br />

<strong>de</strong> me chier <strong>de</strong>ssus, les gars!<br />

Stan a détourné la tête. Tortilla m'a regardé dans les yeux en<br />

se passant <strong>une</strong> main <strong>de</strong>rrière la nuque:


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Ecoute, rends pas les choses plus pénibles qu'elles sont. Il<br />

s'agit pas <strong>de</strong> rester là durant trois mois, seulement enfonce-toi<br />

bien dans le crâne que t'as tiré sur un flic, mer<strong>de</strong>!<br />

— Tu parles, je lui ai coupé un ongle ou <strong>de</strong>ux, c'est tout. Je<br />

n'ai tout <strong>de</strong> même pas assassiné Kennedy que je sache!<br />

— Le résultat est le même Lenny, je veux que tu reste là et<br />

que tu m'atten<strong>de</strong>s. Je vais juste te chercher <strong>de</strong> la bouffe et je<br />

reviens.<br />

— Bon d'accord, ai-je soupiré vers la petite ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> rats qui<br />

reluquaient nos trombines dans les zébrures lumineuses<br />

martelant la station.<br />

— Allez courage vieux! a lancé Stan avant <strong>de</strong> tourner les<br />

talons.<br />

— Ouais, à bientôt Lenny, a ajouté Harold.<br />

— Salut les gars, j'ai dit.<br />

— Tu veux un truc en particulier? m'a <strong>de</strong>mandé Tortilla.<br />

— Non, essaie seulement <strong>de</strong> pas trop traîner.<br />

— Te casse pas la tête.<br />

Ensuite, ils sont repartis dans le tunnel par lequel nous étions<br />

arrivés, et pendant que la petite ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> rongeurs se rapprochait<br />

<strong>de</strong> moi avec un regard qui signifiait: “Allez, endors-toi, endorstoi<br />

vite qu'on vienne te bouffer le nez, ouais, dépêche-toi, on<br />

adore les cartilages, on veut juste ton tarin, c'est pas <strong>dramatique</strong><br />

tu te moucheras par la bouche”, les silhouettes <strong>de</strong> Tortilla,<br />

Harold et Stan se sont effacés doucement. Juste avant qu'elles ne<br />

se volatilisent complètement, j'ai braillé:<br />

— TORTILLA, J'AI CHANGE D'AVIS. RAMENE-MOI<br />

UNE BOITE DE NIVAQUINE ET DE L'ARSENIC EN TUBE!<br />

*<br />

J'ai marché un moment le long du quai avec le visage<br />

légèrement incliné vers la voie ferrée et j'ai laissé mon esprit<br />

divaguer dans le vi<strong>de</strong>. Je n'avais rien <strong>de</strong> mieux à faire. J’ai tapé<br />

instinctivement dans <strong>une</strong> boîte <strong>de</strong> conserve, je l'ai regardée<br />

rebondir sur le sol, puis je suis allé m'allonger sur <strong>une</strong> planche en<br />

repliant les bras <strong>de</strong>rrière la nuque. Au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> moi, un tube <strong>de</strong><br />

néon donnait <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> faiblesse en grésillant contre la paroi<br />

d'un panneau publicitaire. J'ai cligné <strong>de</strong>s yeux. Le truc a rendu<br />

l'âme et mes pupilles se sont dilatées d'un cran. Le tohu-bohu <strong>de</strong>s<br />

particules <strong>de</strong> gaz a immédiatement cessé, mais le silence n'est<br />

pas revenu pour autant parce que le bruit d'un robinet dévissé à<br />

l'autre bout du quai se répercutait le long <strong>de</strong> la station avec <strong>une</strong><br />

résonance irréelle. Un sac <strong>de</strong> perles lâchée du haut <strong>de</strong> l'Empire


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

State sur un trottoir <strong>de</strong> cristal n'aurait pas provoqué <strong>une</strong> vibration<br />

plus pure. On aurait dit le chant d'<strong>une</strong> baleine, mystique et<br />

déchirant. Plus tard, j'ai repéré <strong>une</strong> petite araignée qui inspectait<br />

sa toile, et la beauté frappant toujours à la dérobée, les particules<br />

<strong>de</strong> néon ont ressuscité d'un coup dans le cylindre diaphane. Le<br />

tube a craché <strong>une</strong> poudre phosphorescente en direction <strong>de</strong> la<br />

voûte souterraine, <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> traînée lumineuse chimique et le<br />

filet <strong>de</strong> soie fabriqué par l'arachni<strong>de</strong> s'est enluminé, un peu<br />

comme <strong>une</strong> constellation dorée dans un ciel <strong>de</strong> faïence.<br />

Dehors, un je<strong>une</strong> soleil <strong>de</strong> plomb torréfiait déjà la ville et <strong>une</strong><br />

chaleur abrutissante s'attaquait aux vieilles dames dans les rues.<br />

C'était un soleil liqui<strong>de</strong> qui rentrait en fusion avec le bitume et<br />

les plaques d'égoût. En accolant <strong>une</strong> oreille sur l'un <strong>de</strong>s tuyaux<br />

qui remontait à la surface, je discernais le bruit <strong>de</strong>s talons sur le<br />

macadam et la cacophonie <strong>de</strong>s klaxons s'échappant <strong>de</strong> bagnoles,<br />

lesquelles se léchaient le cul sur <strong>de</strong>s kilomètres. J'ai essayé <strong>de</strong><br />

fermer les paupières. Une humidité torri<strong>de</strong> régnait à l'intérieur <strong>de</strong><br />

la station. Elle me tournait les sangs l'humidité. J'ai essayé <strong>de</strong> me<br />

détendre. J'ai éjecté l'azote qui m'obstruait les poumons. J'ai<br />

régulé ma respiration mais rien ne marchait. Un flot <strong>de</strong> nervosité<br />

m'irriguait le cerveau, <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> fébrilité me tiraillait<br />

l'intérieur du ventre et j'ai continué à virer dans tous les sens<br />

avec le front humecté par la sueur.<br />

Au bout d'un moment, j'ai déverrouillé mes paupières et je<br />

me suis levé. J'en avais marre <strong>de</strong> tourner en rond. J'ai traversé le<br />

quai en direction du robinet, j'ai actionné la vanne chromée et<br />

<strong>une</strong> casca<strong>de</strong> <strong>de</strong> liqui<strong>de</strong> calcaire a giclé du tube. Je me suis passé<br />

la tête sous l'eau. Durant <strong>une</strong> secon<strong>de</strong>, j'ai cru que l'océan<br />

arctique se déversait sur mon crâne, puis la flotte s'est réchauffée<br />

et j'ai coupé le débit.<br />

— T'as dû rater <strong>une</strong> correspondance? a fait <strong>une</strong> voix dans<br />

mon dos.<br />

J'ai écarté les mèches <strong>de</strong> cheveux qui me recouvraient les<br />

yeux, et en pivotant, j'ai vu un type complètement défoncé avec<br />

<strong>une</strong> chemise fleurie et <strong>de</strong>s l<strong>une</strong>ttes noires qui s'avançait les mains<br />

enfoncées dans les poches. Il avait un joint coincée aux bords<br />

<strong>de</strong>s lèvres.<br />

— Alors petit on t'as coupé la langue? il m'a relancé en<br />

reniflant <strong>une</strong> large bolée d'oxygène, qu'est-ce que tu fous là?<br />

J'ai laissé un petit laps <strong>de</strong> temps s'écouler, puis j'ai remué la<br />

bouche:<br />

— J'attends mon frère..., il doit revenir dans un instant.<br />

Il s'est rapproché <strong>de</strong> moi. Après un bref coup d'œil circulaire,


Tortilla 11/10/2005<br />

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il a sniffé dans le vi<strong>de</strong> et sa voix s'est atténuée:<br />

— Et qu'est-ce que t'as foutu pour venir te planquer dans ce<br />

trou à rats?<br />

— J'ai essayé d'assassiner le prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s Etats-Unis! j'ai dit.<br />

— Non, tu me fais marcher là?<br />

— Je t'assure, le F.B.I a déjoué mes plans à la <strong>de</strong>rnière<br />

minute!<br />

Il a ôté ses l<strong>une</strong>ttes et les a rangées dans la poche <strong>de</strong> sa<br />

chemise.<br />

— Mer<strong>de</strong>, ça en jette! il s'est exclamé. Quand je pense que je<br />

moisis ici <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux mois, simplement parce que j'ai braqué un<br />

petit laboratoire pharmaceutique.<br />

— Non.<br />

Il a hoché la tête:<br />

— Je te promets, j'ai juste piqué <strong>une</strong> ou <strong>de</strong>ux boites <strong>de</strong><br />

cachets analgésiques parce que Dan avait <strong>de</strong>s migraines!<br />

J'ai tout <strong>de</strong> suite compris que ce type n'était plus étanche.<br />

Lorsque sa main gauche a quitté sa poche, j'ai vu ses doigts<br />

trembloter comme ceux d'un vieillard rongé par la maladie. Il a<br />

mis <strong>de</strong>s siècles uniquement pour attraper le cône qui dépassait au<br />

bout <strong>de</strong> ses lèvres. Il avait les muscles <strong>de</strong>s bras tétanisés, les<br />

yeux visqueux, les paupières lour<strong>de</strong>s, la face était légèrement<br />

creusée, le crâne parsemé d'un vieux gazon jauni et <strong>de</strong>s tâches <strong>de</strong><br />

suée avaient auréolé sa chemise sous les aisselles. Néanmoins,<br />

<strong>une</strong> âme rayonnante transparaissait au travers cette peau blanche<br />

et ravinée. La minceur <strong>de</strong> sa voix trahissait <strong>une</strong> délicatesse<br />

profon<strong>de</strong> et malgré les apparences, j'était persuadé que ce type<br />

était doux et attachant. En tout cas il avait la can<strong>de</strong>ur d'un gamin.<br />

— T'as jamais essayé l'aspirine? j'ai repris, tu sais c'est en<br />

vente libre dans les pharmacies.<br />

— Je dis pas le contraire, seulement le cachet analgésique ça<br />

a <strong>de</strong>s effets secondaires vachement cool, tu vois.<br />

— Ah.<br />

— Ah ouais! il s'est exclamé en jetant le joint. Si tu veux<br />

dans ses petites mer<strong>de</strong>s, y a <strong>de</strong>s substances qui te font <strong>de</strong>s trucs<br />

dingue...!<br />

— Je comprends mieux, ai-je affirmé.<br />

A ce moment précis, Dan a surgi au fond du quai. Il était vêtu<br />

d'un T-shirt kaki et <strong>de</strong> tongs mauve. Sa silhouette était tellement<br />

squelettique qu'on aurait dit qu'<strong>une</strong> colonie <strong>de</strong> ténia carnivores<br />

s'était installée dans ses intestins.<br />

— Putain Ellis, qu'est-ce que tu fous?! il a braillé, on l'a finie<br />

cette partie <strong>de</strong> dominos! Tu fais chier, tu finis jamais tes parties,


Tortilla 11/10/2005<br />

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c'est fatiguant!<br />

— Une minute, on a <strong>de</strong> la visite, a rétorqué Ellis en faisant<br />

simplement pivoter sa tête et ses épaules.<br />

— Je veux pas le savoir, tu fais chier! Quand on commence<br />

<strong>une</strong> partie <strong>de</strong> dominos faut la terminer!<br />

— Ecoute Dan soit pas mal élevé..., je suis là dans <strong>une</strong><br />

minute.<br />

— Ouais, bah magne-toi le cul, a bougonné Dan en<br />

rebroussant chemin, parce que j'ai pioché un double six et j'ai pas<br />

envie que tu dises que j'ai triché!<br />

Dan a disparu et Ellis s'est retourné vers moi.<br />

— Faut l'excuser, il a dit, quand il joue aux dominos, il perd<br />

la tête..., ce jeu le rend dingue!<br />

— Je comprends ça, ai-je compatis.<br />

Là-<strong>de</strong>ssus, il a décampé et les semelles <strong>de</strong> ses chaussures ont<br />

raclé le ciment. Je l'ai couvé <strong>de</strong>s iris un instant, et au milieu du<br />

quai, juste sous les éternuements <strong>de</strong>s néons, il s'est retourné:<br />

— Au fait, je sais même pas ton nom.<br />

— Lenny.<br />

— Ah ouais, comme dans le film <strong>de</strong> Bob Fosse?<br />

— Si tu veux.<br />

Ellis m'a souri. Il a repris sa route, il s'est éloigné mais juste<br />

avant <strong>de</strong> se dissoudre dans l'opacité brumeuse qui flottait à<br />

l'extrémité du couloir, il a effectué <strong>une</strong> ultime pirouette.<br />

— Ton frère doit revenir bientôt? il m'a <strong>de</strong>mandé.<br />

— Ouais, il ne <strong>de</strong>vrait plus tar<strong>de</strong>r.<br />

Ellis a remué la tête, son regard s'est perdu dans le vi<strong>de</strong> puis<br />

s'est rétabli sur moi:<br />

— Si vous voulez, dans la soirée, on pourrait se faire <strong>une</strong><br />

partie <strong>de</strong> dominos à quatre, qu'est-ce que t'en dis? Ça passerait le<br />

temps, non?<br />

— Tu parles, Tortilla a été Finaliste <strong>de</strong>s championnats du<br />

mon<strong>de</strong> junior l'année <strong>de</strong>rnière!<br />

Ellis a gonflé les joues et un petit pet s'est échappé <strong>de</strong> sa<br />

bouche:<br />

— Bah mer<strong>de</strong>, quand je vais raconter ça à Danny!<br />

— Tu sais, il a été battu!<br />

Ellis m'a souri <strong>une</strong> nouvelle fois. Il m'a envoyé un signe<br />

affectueux <strong>de</strong> la main. Je lui ai rendu et il a rejoint Dan.<br />

*<br />

Vingt minutes plus tard, alors que je m'étais assoupi contre<br />

un container, Tortilla a débarqué et il a posé un cageot rempli


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

d'aliments sur la planche:<br />

— Hé lève-toi, j'ai ramené <strong>de</strong> la morta<strong>de</strong>lle! il a lancé en<br />

déchargeant les paquets sur la tablette <strong>de</strong> bois.<br />

Je me suis frotté les yeux en baillant, pendant qu'il étalait les<br />

bidules qu'il avait achetés, je me suis levé.<br />

— Tiens! je t'ai pris un bouquin, il a dit en me faisant <strong>une</strong><br />

passe en retrait avec le livre, j'ai pas pris <strong>de</strong> risque.<br />

J'ai arrêté le truc:<br />

— Chouette La planète <strong>de</strong>s singes! ça fait bien six mois que<br />

je l'ai pas lu.<br />

— Si t'as faim y a du pain <strong>de</strong> mie et du jambon.<br />

— Tu parles, j'ai l'estomac dans les talons! ai-je avoué en me<br />

frottant la paume <strong>de</strong>s mains sur les cuisses.<br />

— Te gène pas y a <strong>de</strong> la morta<strong>de</strong>lle pour trois semaines! il a<br />

assuré.<br />

Je ne me suis pas gratté. J'ai déballé la morta<strong>de</strong>lle, Tortilla a<br />

dévissé <strong>une</strong> bouteille <strong>de</strong> lait et nous nous sommes rués sur la<br />

nourriture. Un peu après, j'ai averti Tortilla qu'Ellis et Dan<br />

traînaient dans le secteur:<br />

— Au fait, j'ai oublié <strong>de</strong> te dire..., y a <strong>de</strong>ux types bizarres qui<br />

sont passés pour nous inviter à <strong>une</strong> partie <strong>de</strong> dominos dans la<br />

soirée!<br />

Tortilla a reposé le flacon <strong>de</strong> lait:<br />

— Quoi?!?<br />

— Je peux pas t'en dire plus, d'après ce que j'ai compris ils<br />

ont cambriolé un labo et ils sont venus se planquer là, faut croire<br />

que cet endroit attire les dingues!<br />

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire <strong>de</strong> dominos?<br />

— Je ne sais pas. Un type est passé et ils nous ont invités à<br />

faire <strong>une</strong> partie pour passer le temps, quoi!<br />

— Le mon<strong>de</strong> est vraiment rempli <strong>de</strong> hyènes illuminées, s'est<br />

contenté <strong>de</strong> clôturer Tortilla.<br />

Un peu plus tard encore, nous nous sommes retrouvés affalés<br />

sur le ciment du quai. Tortilla avait sorti son carnet <strong>de</strong> poèmes.<br />

Tandis qu'il griffonnait quelques trucs en silence, je terminais le<br />

second chapitre <strong>de</strong> “La planète <strong>de</strong>s singes”. L'<strong>une</strong> après l'autre,<br />

les minutes se sont effilochées. J'ai reluqué les rats faire leur<br />

petite danse <strong>de</strong> Sioux <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong>s rails, à travers le clairobscur,<br />

puis l'érosion dû à l'asthénie s'est chargée <strong>de</strong> rabattre nos<br />

paupières.<br />

*<br />

Lorsque je suis revenu du royaume <strong>de</strong> Morphée, Tortilla


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

avait disparu. Il avait écrit sur le ciment à l'ai<strong>de</strong> d'un morceau <strong>de</strong><br />

charbon et les lettres mises bout à bout m'expliquaient qu'il était<br />

parti repérer les lieux.<br />

Tout en me levant, j'ai saisi un flacon, je me suis envoyé <strong>une</strong><br />

gorgée <strong>de</strong> lait et j'ai effacé les moustaches blanches qui<br />

scintillaient sous mon nez. Ensuite, j'ai attrapé <strong>une</strong> orange, je me<br />

suis dirigé vers l'extrémité du quai et j'ai enfilé un dédale <strong>de</strong><br />

couloirs, traversés par <strong>de</strong>s ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> lumière tombant <strong>de</strong>s<br />

lanternes accrochées aux parois. Au bout d'un moment, j'ai<br />

englouti l'ultime quartier <strong>de</strong> fruit qui m'encombrait les doigts, et<br />

dans la secon<strong>de</strong> suivante, j'ai entendu <strong>de</strong>s voix qui provenaient<br />

d'un vieux wagon, tout au fond. Elles ondulaient jusqu'à mes<br />

tympans comme <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> lacet <strong>de</strong> soie, les voix. J'ai tout <strong>de</strong><br />

suite reconnu le timbre d'Ellis qui s'évadait d'un hublot cassé. J'ai<br />

pressé ma démarche. Je suis grimpé dans le wagon et j'ai<br />

écarquillé les yeux. Tortilla était assis entre Dan et Ellis, un petit<br />

monticule <strong>de</strong> dominos miroitait sur la table. Ellis est venu<br />

m'accueillir:<br />

— Ah Lenny! ton frère nous racontait son parcours aux<br />

championnats du mon<strong>de</strong>, viens t'asseoir, manquait plus que toi<br />

pour commencer!<br />

J'ai plaqué mes fesses sur le bois bouffé par les termites.<br />

Tortilla m'a lancé un rire ja<strong>une</strong>.<br />

— Tu connais déjà Danny, a dit Ellis en guise <strong>de</strong> préambule.<br />

— Ouais ouais, j'ai fait. Salut Dan.<br />

Dan a pris <strong>une</strong> mine un tantinet embarrassée:<br />

— Je suis désolé pour la <strong>de</strong>rnière fois. J'ai été un peu gland.<br />

J'espère que tu m'en veux pas?<br />

J'ai répondu d'<strong>une</strong> traite:<br />

— Bien sûr que non, qu'est-ce que tu vas t'imaginer?<br />

— Ellis m'avait dit que t'étais un type cool, il a affirmé en<br />

mélangeant les pièces blanches frappées <strong>de</strong> cratères noirs.<br />

J'ai souri.<br />

Peu après, le jeu a débuté mais nous avons été sauvés par le<br />

gong. Ellis s'est levé, il a disparu dans le fond du wagon, puis il a<br />

refait surface avec <strong>de</strong>s sodas:<br />

— Hé Dan, éteins vite la lumière, voilà les mecs <strong>de</strong> la<br />

Métropolitan!<br />

Dan s'est précipité sur l'interrupteur et le wagon s'est<br />

endormi.<br />

— Qu'est-ce qui se passe? a susurré Tortilla.<br />

— C'est les types <strong>de</strong> la Métropolitan, a répété Danny, ils<br />

travaillent sur un chantier un peu plus loin.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Venez jeter un œil, a proposé Ellis qui dans l'intervalle<br />

s'était posté au carreau.<br />

Nous avons écrasé nos narines contre la vitre du wagon. Tout<br />

au fond, dans l'obscurité, nous avons vu défiler sept ou huit<br />

ombres chinoises munies <strong>de</strong> lampe torche, <strong>de</strong> pioche et <strong>de</strong><br />

casque <strong>de</strong> chantier.<br />

— Vous vous êtes jamais fait piquer? ai-je chuchoté à<br />

l'oreille d'Ellis.<br />

— Jamais, a répondu Ellis, ils passent comme ça <strong>de</strong> temps en<br />

temps mais ils ont la tête ailleurs.<br />

Le petit convoi <strong>de</strong> la Métropolitan Transportation Authority a<br />

disparu dans un jet <strong>de</strong> vapeur grisâtre sifflé d'un tuyau rongé par<br />

la rouille. Dan a rallumé.<br />

— Vous avez déjà vu le feu d'artifice <strong>de</strong>s ténèbres? il a<br />

<strong>de</strong>mandé.<br />

Nous nous sommes regardés avec Tortilla, un mélange<br />

d'étonnement, d'inquiétu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> consternation pouvait se lire sur<br />

nos visages.<br />

— Vous allez pas être déçus! il a repris. Ellis sors les<br />

cachets!<br />

J'ai froncé les sourcils.<br />

— Ça donne un peu <strong>de</strong> piment à la chose! il a déclaré.<br />

— Vous savez, on a jamais pris <strong>de</strong> trucs comme ça, j'ai dit.<br />

— T'inquiète pas, m'a rassuré Ellis, les effets secondaires<br />

sont vachement limités dans le temps.<br />

Dan a complété:<br />

— Ouais, puis le feu d'artifice <strong>de</strong>s ténèbres, sans ces petites<br />

mer<strong>de</strong>s ça vaut pas un clou!<br />

— Dans ce cas! j'ai dit.<br />

Ellis a fouillé dans sa poche un tube en plastic, il a décapsulé<br />

le truc et <strong>une</strong> casca<strong>de</strong> <strong>de</strong> gellules est venu rouler dans le creux <strong>de</strong><br />

sa main. J'ai attrapé <strong>une</strong> capsule du bout <strong>de</strong>s doigts, je l'ai<br />

projetée sur ma langue, j'ai saisi <strong>une</strong> boite aux saveurs exotiques<br />

et j'ai avalé le médicament, le soda et toutes ses bulles. Tortilla a<br />

suivi le même chemin <strong>de</strong>ux secon<strong>de</strong>s plus tard, puis Ellis, puis<br />

Dan, sauf que Dan, il a dégluti trois petites mer<strong>de</strong>s avec <strong>une</strong><br />

seule gorgée <strong>de</strong> soda.<br />

— Je suis obligé <strong>de</strong> prendre cette dose, sinon je risque <strong>de</strong><br />

re<strong>de</strong>scendre au mauvais moment! il a expliqué.<br />

— T'as pas trouvé un médicament dont les effets seraient<br />

permanents? j'ai <strong>de</strong>mandé.<br />

— T'as trop lu Astérix! il m'a fait remarqué. Ces bidules ça<br />

carbure vraiment qu'<strong>une</strong> ou <strong>de</strong>ux heures, après ça te fait pas plus


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

d'effet que <strong>de</strong> la bave <strong>de</strong> crapaud et tu re<strong>de</strong>viens un simple taré<br />

avec ses petites couilles ridicules accrochées au cul!<br />

Je l'ai regardé dans le blanc <strong>de</strong>s yeux, <strong>de</strong>s nervures rouges<br />

partaient du centre <strong>de</strong> ses iris et foudroyaient le cercle incolore<br />

tels <strong>de</strong>s éclairs <strong>de</strong> sang.<br />

— J'ai toujours aimé les feux d'artifice! ai-je lâché en guise<br />

<strong>de</strong> terminus.<br />

Je m'étais habitué à la faible lumière qui s'écoulait dans les<br />

corridors. Ellis ouvrait la marche avec <strong>une</strong> lanterne suspendue au<br />

bout du bras, Dan s'était installé aux côtés du vice champion du<br />

mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> domino et je traînais en queue <strong>de</strong> peloton, les mains<br />

dans les poches. Une espèce <strong>de</strong> silence limpi<strong>de</strong> flottait dans les<br />

souterrains. Sous l'emprise <strong>de</strong>s analgésiques, le truc se<br />

métamorphosait en <strong>une</strong> symphonie miraculeuse diablement<br />

pénétrante. On aurait dit qu'un orchestre <strong>de</strong> mille violons s'était<br />

installé sur les fonds bleutés <strong>de</strong> l'océan. Les archets avaient pris<br />

les allures d'<strong>une</strong> flopée <strong>de</strong> harpons. Ils limaient en ca<strong>de</strong>nce un<br />

enchevêtrement <strong>de</strong> cor<strong>de</strong>s argentées, <strong>une</strong> pureté magique<br />

s'arrachait à ce dédale et parait les eaux d'<strong>une</strong> luminosité presque<br />

céleste.<br />

Les types <strong>de</strong> la Métropolitan trimaient à l'intérieur d'<strong>une</strong> sorte<br />

<strong>de</strong> cathédrale rocailleuse flanquée d'échafaudages en aluminium<br />

et <strong>de</strong> cavernes insensées. Des kilomètres <strong>de</strong> gaines saillaient <strong>de</strong>s<br />

parois et se ramifiaient en divers branches. Certaines<br />

alimentaient en électricité les filaments <strong>de</strong> tungstène <strong>de</strong>s<br />

ampoules, d'autres plongeaient dans le cœur d'<strong>une</strong> batterie <strong>de</strong><br />

chantier sur laquelle les ouvriers branchaient <strong>de</strong>s appareils <strong>de</strong><br />

forage.<br />

Nous nous étions camouflés <strong>de</strong>rrière les tubes en aluminium.<br />

Ellis avait soufflé la flamme <strong>de</strong> la lanterne et <strong>une</strong> douce<br />

obscurité entourait nos silhouettes. En face, les employés <strong>de</strong> la<br />

Métropolitan ne rigolaient pas, ils étaient chaussés <strong>de</strong> godillots à<br />

lacets, portaient <strong>de</strong>s pantalons bariolés d'huile <strong>de</strong> vidange et <strong>de</strong>s<br />

chemises épaisses relevées aux manches. De larges ceintures<br />

dotées <strong>de</strong> boucles en acier sanglaient leur hanche, ils avaient <strong>de</strong>s<br />

gants jaunâtres et <strong>de</strong>s casques en plastique. Plusieurs d'entre eux<br />

serraient les <strong>de</strong>nts au bout <strong>de</strong>s marteaux pneumatiques, d'autres<br />

transportaient <strong>de</strong>s bobines <strong>de</strong> câbles, <strong>de</strong>s chariots <strong>de</strong> cailloux ou<br />

<strong>de</strong>s tubes d'acier, d'autres enfin se chargeaient <strong>de</strong> récupérer les<br />

longs rails qui jonchaient le terrain et <strong>de</strong> les stocker dans un coin.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Malgré tout se raffut, <strong>une</strong> profon<strong>de</strong> sérénité avait envahi mon<br />

âme. Même le martèlement <strong>de</strong>s engins pneumatiques et le bruit<br />

<strong>de</strong>s rails projetés sur sol ne parvenaient pas à mes tympans. Le<br />

cachet que m'avait filé Ellis m'avait fait chavirer dans un mon<strong>de</strong><br />

parallèle. Je n'avais jamais connu ça, un gron<strong>de</strong>ment<br />

apocalyptique résonnait dans la cathédrale <strong>de</strong> rocaille, mais au<strong>de</strong>là<br />

<strong>de</strong>s hommes courbés, <strong>de</strong> leurs visages burinés par les<br />

vapeurs ténébreuses, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s souffrances laborieuses et <strong>de</strong>s<br />

cris d'élancements, <strong>une</strong> rhapsodie montait en moi, alanguie aux<br />

battements <strong>de</strong> mon cœur, éperdue d'ivresse.<br />

A mes côtés, Tortilla ne bougeait plus. Il avait le visage<br />

tourné vers les types <strong>de</strong> la Métropolitan et <strong>de</strong> minuscules<br />

gouttelettes <strong>de</strong> suée emperlaient ses tempes. Ses paupières ne<br />

battaient plus qu'<strong>une</strong> fois toutes les minutes. On aurait dit un<br />

automate au mécanisme grippé par les effluves <strong>de</strong> chlorure. Sur<br />

la même ligne, Dan a quémandé <strong>une</strong> ultime capsule gélifiée et<br />

Ellis lui a fourni en rouspétant. Ce fut à peu près à ce moment là<br />

qu'<strong>une</strong> hérésie interne s'est propagée dans mes veines et que le<br />

feu d'artifice a débuté. Une poignée d'ouvriers se sont rassemblés<br />

près du dépôt <strong>de</strong> rails, ils se sont mis à tronçonner les longues<br />

barres d'acier aux reflets baryum et <strong>de</strong>s gerbes d'étincelles ont<br />

jailli aux quatre coins <strong>de</strong> la cathédrale, l'espace s'est embelli<br />

d'<strong>une</strong> avalanche <strong>de</strong> paillettes dorées, mon corps s'est détaché <strong>de</strong><br />

l'écorce terrestre, ma cervelle a virevolté dans mon crâne, mes<br />

iris ont emprisonné les poussières <strong>de</strong> feu qui enluminaient<br />

l'atmosphère, <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> vi<strong>de</strong> intersidéral m'a aspiré vers<br />

l'obscurité et <strong>une</strong> image en noire et blanche est venue s'imprimer<br />

sur mes rétines. J'avais un an et trois mois, Tortilla pas tout à fait<br />

cinq. Nous étions sur un grand boulevard ensoleillée <strong>de</strong> part et<br />

d’autre <strong>de</strong> maman, elle avait un sourire magnifique, comme<br />

j’étais encore frêle sur mes jambes, elle me tenait par la main et<br />

Tortilla exhibait <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous <strong>de</strong> plat qui avait fait à<br />

l’école. Elle n’arrêtait pas <strong>de</strong> <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r à papa ce qu’il<br />

fabriquait, mais papa ne voulait pas raté la prise <strong>de</strong> vue, il nous a<br />

placés <strong>de</strong> telle manière que les arbres ne nous fassent pas<br />

d’ombre et TCHCLIC! le cliché s'est figé. Un vague sentiment<br />

<strong>de</strong> tristesse s'est emparé <strong>de</strong> mon âme, puis les zones blanches se<br />

sont noircies et nos visages se sont effacés. Peu à peu, l'écran est<br />

<strong>de</strong>venu noir, d'un noir presque terrifiant.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 10 -<br />

Lorsque je me suis réveillé, Tortilla était vautré à mes côtés<br />

près du cageot <strong>de</strong> morta<strong>de</strong>lle. La station avait été déserté par les<br />

rats. Je me suis levé en me frictionnant le visage, j'ai chassé les<br />

petites mer<strong>de</strong>s qui s'étaient accumulés aux coins <strong>de</strong> mes yeux,<br />

puis j'ai exécuté un flacon <strong>de</strong> lait. Ensuite, je me suis accroupi<br />

près <strong>de</strong> sa carcasse gémissante et je l'ai secoué tendrement:<br />

— Hé t'es réveillé?<br />

— Arrêtes tes conneries j'ai envie <strong>de</strong> vomir, il s'est plaint en<br />

se recroquevillant machinalement.<br />

— Mer<strong>de</strong>, qu'est-ce qui t'arrives...? Tu veux un verre <strong>de</strong> lait?<br />

— Tu sais, je crois que la vie s'équilibre réellement qu'à la<br />

septième réincarnation, il a susurré.<br />

— Hé Tortilla, ça va?!?<br />

— On peut pas juger sur <strong>une</strong> misérable dizaine d'années, il a<br />

répondu, ni sur un siècle d'errance! Le compteur se remet<br />

vraiment à zéro que vers la fin <strong>de</strong> ta septième vie. Et la beauté<br />

dépend <strong>de</strong> la dose <strong>de</strong> tristesse qui calcine ton cœur.<br />

— Bon sang Tortilla, dis quelque chose <strong>de</strong> sensé!<br />

— La vraie sagesse s'évalue sur la distance, mon frère.<br />

L'homme est un marathonien!<br />

Durant un moment j'ai vraiment flippé.<br />

— Mer<strong>de</strong>, reprends-toi! ai-je haussé la voix en le bousculant


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

énergiquement. Tu délires complètement!<br />

— Arrête <strong>de</strong> me secouer! il a riposté, je t'ai dit que j'avais<br />

envie <strong>de</strong> vomir!<br />

A ces mots, mon taux d'adrénaline est re<strong>de</strong>scendu. Stan et<br />

Harold ont fait irruption dans la station.<br />

— Lenny, Lenny! ils ont braillé au bout du quai.<br />

— Quoi? ai-je rétorqué en me redressant.<br />

Ils sont arrivés à ma hauteur avec <strong>de</strong>s langues déroulées sur<br />

le menton. Harold s'est cassé en <strong>de</strong>ux avec le creux <strong>de</strong>s mains<br />

soudées aux rotules. Stan s'est appuyé sur le mur et il a repris sa<br />

respiration:<br />

— Les flics ont débarqué chez toi..., t'as vingt-quatre heures<br />

pour te présenter au poste <strong>de</strong> police..., après ils ont dit qu'ils<br />

embarquaient tes vieux!<br />

Tortilla a relevé la menton. Il a vomi. J'ai frappé rageusement<br />

mes poings contre le mur et le martèlement <strong>de</strong>s phalanges sur les<br />

carreaux <strong>de</strong> faïence s'est mélangé au bruit que fait le marteau du<br />

juge sur le disque <strong>de</strong> bois. Ce truc m'a mis les nerfs à fleur <strong>de</strong><br />

peau. J'avais le dos <strong>de</strong>s mains en sang. Je les ai frottées l'<strong>une</strong><br />

contre l'autre puis je me suis peint le visage avec.<br />

Le tribunal pour enfants était au premier étage d'un bâtiment<br />

blanchi à la chaux et doté d'immenses baies vitrées. Une série <strong>de</strong><br />

marches permettaient d'accé<strong>de</strong>r à l'entrée: <strong>une</strong> large porte ogivale<br />

possédant <strong>de</strong>ux vantaux. Juste au-<strong>de</strong>ssus, un drapeau américain<br />

saillait d'<strong>une</strong> hampe dorée. C'était jamais qu'un morceau <strong>de</strong><br />

chiffon. Il flottait au vent avec ses lignes <strong>de</strong> <strong>de</strong>ntifrice et ses<br />

petites étoiles <strong>de</strong> mer<strong>de</strong>.<br />

A l'intérieur, la salle était ensoleillée et la lumière qui tombait<br />

<strong>de</strong>s cieux filtrait à travers les stores vénitiens qui pendaient aux<br />

fenêtres. De longues zébrures d'ombre et <strong>de</strong> clarté se projetaient<br />

sur les murs <strong>de</strong> manière légèrement oblique. Au fond, le juge<br />

trônait <strong>de</strong>rrière <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> comptoir en chêne massif.<br />

L'avocat a enroulé un bras autour <strong>de</strong> mes trapèzes, il a fixé le<br />

juge avec <strong>de</strong>s yeux diaboliquement chagrinés, tandis que son<br />

autre bras traçait <strong>de</strong>s ronds dans l'espace:<br />

— Monsieur le juge, c'était un affligeant tableau que <strong>de</strong> voir<br />

ce je<strong>une</strong> enfant sangloter <strong>de</strong> repenti dans l'obscurité étouffante<br />

<strong>de</strong> sa cellule! Certes, il s'est égaré un instant du droit chemin, un<br />

peu comme un papillon qui butine <strong>de</strong> fleur en fleur et qui finit<br />

par se perdre, mais...<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Ce papillon a tiré sur un officier <strong>de</strong> police! a coupé le juge<br />

d'<strong>une</strong> voix tranchante. Les rapports qui m'ont été transmis sont<br />

éloquents!<br />

J'ai dégluti. L'avocat s'est passé la main dans la nuque et le<br />

juge a coincé <strong>de</strong>s l<strong>une</strong>ttes sur ses narines. Il a baissé les yeux sur<br />

un dossier, puis il a continué sa petite séréna<strong>de</strong> <strong>de</strong> mes <strong>de</strong>ux:<br />

— Cambriolage d'un magasin <strong>de</strong> jouets! Coups et blessures<br />

envers <strong>de</strong>s officiers <strong>de</strong> police dans l'exercice <strong>de</strong> leurs fonctions!<br />

Attaque à mains armées d'un magasin <strong>de</strong> chaussures!<br />

— Monsieur le juge! s'est insurgé l'avocat.<br />

— Ah je vous en prie maître! a barri le juge. Ce je<strong>une</strong> garçon<br />

a été formellement reconnu par un ven<strong>de</strong>ur, j'ai sa déposition<br />

sous les yeux!<br />

L'avocat a ravalé sa langue et maman qui suivait tout ça avec<br />

les yeux au bord <strong>de</strong>s larmes a crispé ses mains autour du<br />

mouchoir qu'elle serrait contre son cœur. Tortilla était assis à ses<br />

côtés, <strong>de</strong>ux rangs plus loin. Dissimulés parmi les cohortes <strong>de</strong><br />

familles qui attendaient d'être jugées, j'ai repéré Harold, Stan,<br />

Charlie et Antonio. Il aurait fallu être aveugle pour les rater<br />

parce qu'ils étaient tous alignés au fond <strong>de</strong> la salle avec les bras<br />

croisés, <strong>de</strong>s visages laiteux et <strong>de</strong>s l<strong>une</strong>ttes <strong>de</strong> soleil.<br />

— Son propre père, je crois, a refusé d'assister au procès! a<br />

repris le corbeau.<br />

— Sans doute <strong>une</strong> légère indisposition, a pataugé l'avocat,<br />

mais sa mère et frère ca<strong>de</strong>t sont dans la salle.<br />

Le juge a fusillé maman du regard:<br />

— Lenny Sannet a toujours été un enfant coriace et<br />

indiscipliné. Les témoignages <strong>de</strong> ses professeurs sont<br />

catégoriques! De plus, il refuse <strong>de</strong> coopérer avec la police et <strong>de</strong><br />

livrer ses complices!<br />

— Puisque je vous dit que je connais pas leur nom! ai-je<br />

clamé. C'est <strong>de</strong>s enfants que j'ai rencontrés sur les docks!<br />

Le juge m'a lancé œil rempli <strong>de</strong> mercure:<br />

— La justice ne peut tolérer <strong>de</strong> pareils actes! Si elle<br />

n'intervient pas radicalement, ce je<strong>une</strong> garçon viendra dans<br />

quelques années gonfler les rangs <strong>de</strong>s criminels qui<br />

empoisonnent la ville. En conséquence, la cours confie le je<strong>une</strong><br />

Lenny Vulcano à <strong>une</strong> maison d'éducation surveillée, en espérant<br />

qu'<strong>une</strong> discipline <strong>de</strong> fer lui rendra sa sociabilité!<br />

Maman s'est levée en poussant un cri qui lui venait du cœur.<br />

Tortilla a accusé <strong>une</strong> moue consternée. Harold, Stan, Charlie et<br />

Antonio ont décroisé les bras et se sont tapés sur les cuisses <strong>de</strong><br />

dégoût. L'avocat m'a tamponné l'omoplate. Le corbeau a fracassé


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

la ron<strong>de</strong>lle <strong>de</strong> bois avec son marteau, puis il a poussé un ultime<br />

croassement:<br />

— Affaire suivante!<br />

— Je te pisse à la raie tête <strong>de</strong> veau! ai-je fulminé tandis que<br />

l'avocat me ceinturait. Je me laisserai jamais mater par <strong>une</strong><br />

ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> vieux croûtons comme toi!<br />

— Je recomman<strong>de</strong> à la défense <strong>de</strong> modérer ses propos, a<br />

menacé le juge en tendant un in<strong>de</strong>x dans ma direction, vous<br />

savez ce que coûte un outrage à magistrat!<br />

— Tout cela n'est qu'un fâcheux malentendu! a cafouillé<br />

l'avocat en essayant d'éviter mes claques.<br />

Juste après, un gardien s'est approché et m'a traîné hors <strong>de</strong> la<br />

salle, je n'ai pas pu m'empêcher <strong>de</strong> proférer <strong>une</strong> ultime volée<br />

d'insultes:<br />

— Espèce d'enculé, te reproduit jamais, contente-toi <strong>de</strong> te<br />

faire branler tes petites couilles <strong>de</strong> cinglé!<br />

J'ai envoyé ma valise rebondir sur un vieux matelas grisâtre<br />

posé sur le sol et le gardien a refermé la porte dans mon dos.<br />

— T'as intérêt à te tenir à carreaux! il m'a prévenu en<br />

arborant <strong>une</strong> mine menaçante, <strong>de</strong> l'autre côté du carré <strong>de</strong><br />

plexiglax encastré dans la porte.<br />

— Pauvre petit gardien miteux! j'ai riposté.<br />

L'invective l'a laissé <strong>de</strong> glace. Il a juste dévoilé <strong>une</strong> rangée <strong>de</strong><br />

chicots et sa voix s'est teintée d'<strong>une</strong> nuance satyrique:<br />

— J'adore les petits malin dans ton genre..., je crois qu'on va<br />

bien s'amuser tout les <strong>de</strong>ux!<br />

— Ça m'étonnerait! j'ai grogné en attrapant <strong>une</strong> tasse en<br />

céramique, ça m'étonnerait beaucoup.<br />

Le projectile a traversé la pièce. Le gardien a accusé un petit<br />

mouvement en retrait lorsque le truc a percuté le plexiglas, puis<br />

sa tronche est revenue se placer dans le cadre:<br />

— Tu perds rien pour attendre!<br />

Il a disparu.<br />

La piaule donnait envie <strong>de</strong> se flinguer. Les murs <strong>de</strong> la<br />

chambre étaient lézardés. De petites failles insidieuses naissaient<br />

à l'angle <strong>de</strong> la porte et se propageaient en étoile le long <strong>de</strong>s<br />

parois. Des entailles plus larges entamaient le plafond, <strong>de</strong> fines<br />

ban<strong>de</strong>s plâtreuses s'étaient décollées et encombraient le sol. Une<br />

chaise <strong>de</strong> bois était perchée sur <strong>une</strong> table, un lavabo entartré<br />

d'<strong>une</strong> couche <strong>de</strong> calcaire gouttait dans un angle. La toile du<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

matelas avait cédé à la pression d'un ressort au niveau <strong>de</strong> la tête.<br />

Une lucarne envoyait un petit flot <strong>de</strong> lumière aci<strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière <strong>une</strong><br />

rangée <strong>de</strong> barreaux métallisés et la vitre était quasiment opaque<br />

et bariolée <strong>de</strong> tâches <strong>de</strong> peinture. Une ampoule munie d'<strong>une</strong><br />

douille chancelante pendait au plafond. Un type un peu fragile<br />

aurait pu rentrer dans cette piaule, se glisser le canon d'un<br />

flingue dans la bouche et se faire cramer la cervelle.<br />

J'avais collé mon front sur la vitre crasseuse <strong>de</strong> la lucarne<br />

lorsqu'un bruit <strong>de</strong> clé a retenti dans mon dos. Des gamins<br />

jouaient au touch football dans la cour en ciment. La porte a<br />

grincé. J'ai pivoté sur place avec mollesse. Le gardien était<br />

accompagné d'un type d'<strong>une</strong> cinquantaine d'années, habillé d'un<br />

costume en Tergal et coiffé d'<strong>une</strong> mèche grisonnante qui lui<br />

couvrait tout l'encéphale.<br />

— Bonjour, je suis le directeur <strong>de</strong> l'établissement, il a dit.<br />

Je l'ai dévisagé. Une kyrielle <strong>de</strong> vaisseaux sanguins avaient<br />

explosé sous l'épi<strong>de</strong>rme, ça lui faisait <strong>de</strong>s petites toiles<br />

d'araignées écarlates sur les pommettes.<br />

— Comme ça, j'apprends qu'à peine arrivé vous jouez déjà<br />

les têtes brûlées, il a embrayé.<br />

J'ai repris ma place <strong>de</strong>vant la lucarne. Une poignée <strong>de</strong><br />

surveillants encadraient les enfants.<br />

— Vous savez, cette attitu<strong>de</strong> vous mènera nulle part, il a<br />

prétendu en avançant d'un pas. Vous auriez tort <strong>de</strong> vous entêter<br />

dans cette voie. Ici les petits marioles on les soigne, on leur<br />

réserve un traitement sur mesure, pensez-y!<br />

— Sans blague!<br />

Le gardien est intervenu:<br />

— Qu'est-ce que je vous disais Bob, ce môme a la cervelle<br />

plombée!<br />

Le costume en Tergal a soupiré un petit jet d'azote, puis il<br />

s'est mis a tourner en rond dans la cellule en croisant les mains<br />

dans son dos.<br />

— Tu vois petit, tu me mets dans l'embarras, il a entamé.<br />

J'étais venu avec un drapeau blanc pour discuter, et tu vas<br />

m'obliger à employer <strong>de</strong>s métho<strong>de</strong>s radicales, c'est dommage. On<br />

aurait pu s'entendre tout les <strong>de</strong>ux, on aurait pu être amis et ton<br />

séjour aurait été moins pénible.<br />

J'ai d'abord voulu lui arracher <strong>une</strong> oreille, mais je me suis<br />

ravisé in extremis. J'ai laissé <strong>une</strong> coulée <strong>de</strong> sang-froid purger<br />

mes veines et je me suis retourné avec un sourire vaporeux aux<br />

coins <strong>de</strong>s lèvres.<br />

— J'aimerais bien être votre ami, l'ai-je abusé avec <strong>une</strong> lueur


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

d'innocence dans l'œil.<br />

Un long silence doté d'un zeste <strong>de</strong> suspicion a navigué entre<br />

les pics <strong>de</strong> lumière aci<strong>de</strong> qui champlevaient la pièce.<br />

— Vraiment? s'est étonné le directeur.<br />

— Je <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas mieux Bob, ai-je enclenché<br />

machinalement, seulement j'ai jamais supporté les types en<br />

uniforme, ça me rend nerveux. En me laissant un peu <strong>de</strong> temps je<br />

vais m'y faire!<br />

Le directeur a laissé un quart <strong>de</strong> citrouille illuminer sa figure,<br />

puis il a braqué sa tête vers le gardien en se tapotant l'empreinte<br />

<strong>de</strong> son in<strong>de</strong>x sur le front, en plein milieu:<br />

— La psychologie Jimmy, la psychologie! Combien <strong>de</strong> fois<br />

je t'ai répéter qu'il faut toujours faire preuve d'un minimum <strong>de</strong><br />

psychologie dans la vie, hein?<br />

Le gardien a contemplé ses chaussures.<br />

— Cette fois-ci t'y coupe pas. Je t'inscris au prochain stage<br />

d'initiation, que tu le veuilles ou non.<br />

Tandis que Jimmy grommelait en me mitraillant <strong>de</strong>s yeux.<br />

J'ai avancé le pion supplémentaire.<br />

— Hé Bob, y a encore autre chose, ai-je avoué en prenant un<br />

air embêté.<br />

— Quoi mon petit?<br />

— Je peux pas vous le dire <strong>de</strong>vant Jimmy!<br />

Le directeur a marqué <strong>une</strong> pause:<br />

— Allez m'attendre <strong>de</strong>hors, Jimmy.<br />

— Vous êtes sûr...?<br />

— Allez m'attendre <strong>de</strong>hors je vous dis, je vais pas m'envoler!<br />

Le gardien s'est exécuté.<br />

— De quoi s'agit-il? m'a interrogé le directeur en<br />

s'approchant <strong>de</strong> moi, les traits du visage intrigués.<br />

— Venez plus près, je préfère vous le dire à l'oreille, ai-je<br />

marmonné.<br />

Le directeur est venu coller son oreille près <strong>de</strong> ma bouche.<br />

J'ai pas voulu la dévorer parce que j'avais peur qu'elle me laisse<br />

un sale goût sur le palais, mais je lui ai décoché <strong>une</strong> mandale<br />

dans la mâchoire et sa perruque a terminé dans le lavabo.<br />

Aussitôt, je l'ai attrapée, j'ai fait coulisser la glace <strong>de</strong> la lucarne et<br />

je l'ai balancée <strong>de</strong>hors. On aurait dit un pigeon crevé qui<br />

dégringole en spirale.<br />

— Putain regar<strong>de</strong>z, c'est les cheveux <strong>de</strong> Bob! s'est écrié un<br />

enfant.<br />

Au même moment, Jimmy a fait irruption dans la chambre et<br />

s'est rué au chevet du directeur, vautré sur le matelas.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Hé Bob, rien <strong>de</strong> cassé? il s'est alarmé en lui prodiguant<br />

<strong>une</strong> série <strong>de</strong> gifles.<br />

— MAIS ARRETE DE ME FRAPPER ABRUTI! s'est<br />

égosillé le directeur. OU SONT MES CHEVEUX?!!<br />

Le gardien a jeté <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> circulaire, j'ai fait un petit signe<br />

du doigt vers la lucarne et il a repris:<br />

— Je crois que ce petit con les a balancés par la fenêtre, Bob!<br />

Cette révélation eut l'effet d'un coup <strong>de</strong> tonnerre dans le<br />

crâne du directeur.<br />

— QUOI?!! il a blêmi. CET ENCULE A BALANCE MES<br />

CHEVEUX PAR LA FENETRE???!!<br />

— Faut se rendre à l'évi<strong>de</strong>nce.<br />

Le directeur s'est relevé. Il m'a fustigé du regard. Il a<br />

décampé en lâchant <strong>une</strong> <strong>de</strong>rnière réplique:<br />

— JIMMY! FOUS-MOI CE PETIT ENCULE A L'ISOLOIR<br />

POUR TROIS SEMAINES! JE VAIS T'APPRENDRE LA VIE<br />

SALE MORVEUX!<br />

Il s'est volatilisé. Tandis que le bruit <strong>de</strong> ses semelles<br />

résonnait dans les couloirs <strong>de</strong> l'établissement, Jimmy s'est<br />

épanoui.<br />

— Je t'avais dit qu'on allait bien s'amuser tout les <strong>de</strong>ux! il a<br />

piaffé.<br />

Tout d'un coup, j'ai pris conscience <strong>de</strong> l'erreur que j'avais<br />

commise.<br />

“Tu as raison, Jinn. Je suis <strong>de</strong> ton avis... Des hommes<br />

raisonnables? Des hommes détenteurs <strong>de</strong> la sagesse? Des<br />

hommes inspirés par l'esprit...? Non, ce n'est pas possible, là, le<br />

conteur a passé la mesure. Mais c'est dommage...!”<br />

J'en étais là <strong>de</strong> “La planète <strong>de</strong>s singes” lorsqu'un crissement<br />

<strong>de</strong> pneus est parvenu jusqu'à l'isoloir, par <strong>une</strong> petite encoche d'où<br />

provenait également le trait <strong>de</strong> clarté indigo qui me permettait <strong>de</strong><br />

lire.<br />

A l'extérieur, un petit filet <strong>de</strong> brume enveloppait les environs,<br />

par endroits, il débordait sur la route en s'entortillant autour <strong>de</strong>s<br />

poteaux télégraphiques. La voiture avait stoppé <strong>de</strong>vant<br />

l'établissement juste sous la l<strong>une</strong>. Dans le brouillard<br />

réfléchissant, un homme avec <strong>une</strong> soutane a fait claquer la<br />

portière et s'est avancé vers l'entrée.<br />

GLANG! GLANG! GLANG...! La tôle <strong>de</strong> la porte a frémi<br />

sous les coups. Une lumière agressive a giflé la face du type en<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

soutane et <strong>une</strong> voix nasillar<strong>de</strong> a débouché <strong>de</strong> la grille <strong>de</strong><br />

l'interphone. Elle est venue le mordre aux tympans, la voix:<br />

— T'es myope ou quoi?!? T'as pas vu qu'il y avait <strong>une</strong><br />

sonnette?<br />

À travers l'écran <strong>de</strong> contrôle situé dans la cabine <strong>de</strong><br />

surveillance, on pouvait reconnaître le visage <strong>de</strong> mon père. Sa<br />

face était burinée, ses traits rongés par l'alcool, mais l'aveuglante<br />

lumière qui se déversait sur sa tête avait atténué son inquiétante<br />

physionomie:<br />

— Je vous prie <strong>de</strong> m'excuser mon fils, la sonnette est<br />

défectueuse. Le bouton est cassé.<br />

— C'est encore un coup <strong>de</strong> l'équipe <strong>de</strong> jour, a grogné Jimmy<br />

en prenant son collègue à témoin. Tu sais qu'ils commencent à<br />

me faire chier ceux-là!<br />

Il a reposé ses yeux sur l'écran:<br />

— Et qu'est-ce qu'on peut faire pour vous mon père?<br />

Papa s'est armé du sourire du diable:<br />

— Figurez-vous que ma durite vient <strong>de</strong> lâcher mon fils.<br />

— Je comprends mon père, je comprends! a affirmé Jimmy<br />

en écrasant un mégot dans un cendrier en forme <strong>de</strong> couvercle <strong>de</strong><br />

chiottes. Bougez pas, j'arrive!<br />

— Le Seigneur est tout puissant! a reconnu mon père.<br />

Trente secon<strong>de</strong>s plus tard, Jimmy a débarqué et les serrures<br />

ont carillonné:<br />

— Entrez, on va vous trouver un morceau <strong>de</strong> tube en<br />

plastique qui fera l'affaire!<br />

— Dieu vous bénisse mon fils, a retourné papa en même<br />

temps qu'un coup <strong>de</strong> crâne frénétique sur la figure <strong>de</strong> Jimmy.<br />

Le gardien s'est retrouvé décalqué sur le ciment avec le nez<br />

ensanglanté et les yeux exorbités. Ensuite, les événements se<br />

sont engrenés avec <strong>une</strong> simplicité déconcertante. Papa s'est<br />

rendu dans la cabine <strong>de</strong> surveillance, il a appliqué <strong>une</strong> pince<br />

coupante dans l'entrecuisse du <strong>de</strong>uxième gardien et s'est paré<br />

d'un sourire <strong>de</strong> dingue:<br />

— Ce genre <strong>de</strong> tenaille a été conçu pour sectionner <strong>de</strong>s tiges<br />

en acier <strong>de</strong> 20 mm, je crois que t'as auc<strong>une</strong> chance!<br />

Le gardien était collé au mur avec un visage tordu par<br />

l'appréhension. Il s'est pissé <strong>de</strong>ssus.<br />

— Qu'est-ce que vous voulez? il a articulé d'<strong>une</strong> voix<br />

tremblante.<br />

— Je viens chercher Lenny Vulcano!<br />

— Il est à l'isoloir - les clés sont là sur le tableau - c'est la<br />

<strong>de</strong>rnière porte au fond du couloir - je vais à l'église tous les


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

dimanches - lâchez-moi les couilles s'il vous plaît mon père.<br />

Papa a relaxé l'emprise testiculaire et le type a pu respirer.<br />

D'un geste vif, il a décroché les clés du tableau, a démantelé la<br />

pince sur la nuque du gardien et l'a regardé s'effondrer dans <strong>une</strong><br />

mare d'urine.<br />

Une minute plus tard, il débarquait <strong>de</strong>vant l'isoloir et<br />

m'ouvrait les portes. Nous filions vers la sortie. Jimmy qui venait<br />

à peine <strong>de</strong> se relever s'est repris un coup <strong>de</strong> la tête en pleine<br />

figure. Nous grimpions dans la caisse et giflions les portières. La<br />

plage arrière cédait sous le poids <strong>de</strong>s valises. Maman et Tortilla<br />

m'ont souri. Les pneus ont henni et le brouillard a englouti la<br />

bagnole. J'avais juste eu le temps <strong>de</strong> terminer le roman <strong>de</strong> P.<br />

Boulle. La vie avait parfois <strong>de</strong>s relents magnificence.<br />

Nous avions sans doute quitté les limites <strong>de</strong> l'état <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s<br />

heures parce que lorsque j'ai émergé, l'aurore pourprait l'horizon<br />

d'<strong>une</strong> fine couche incan<strong>de</strong>scente et les plaques <strong>de</strong>s bagnoles<br />

indiquaient toutes Pennsylvanie. Il faisait encore sombre, seule<br />

<strong>une</strong> petite nitescence lunaire se déversait sur les champs <strong>de</strong> blés<br />

et les carlingues agricoles entreposées sur les accotements. Le<br />

long ruban <strong>de</strong> bitume arpenté d'<strong>une</strong> double ligne ja<strong>une</strong> <strong>de</strong>venait<br />

phosphorescent dans la lumière <strong>de</strong>s phares, et le paysage<br />

s'étendait sur <strong>de</strong>s kilomètres, avec <strong>une</strong> rangée <strong>de</strong> poteaux<br />

télégraphiques pour unique relief et <strong>de</strong>s hor<strong>de</strong>s <strong>de</strong> grillons sur les<br />

bas-côtés. Dans la Plymouth, je perdais pas <strong>une</strong> miette <strong>de</strong> ce petit<br />

manège. Tortilla et maman s'étaient endormis. J'avais incliné ma<br />

tête sur la vitre, et pendant que la radio diffusait un extrait d'Aïda<br />

interprété par W. Fernan<strong>de</strong>z, mes iris flânaient le long du dôme<br />

céleste. Je crois qu'<strong>une</strong> fille qui s'envolait avec autant <strong>de</strong> pureté<br />

avait <strong>de</strong>s ailes dans le dos.<br />

D'un seul coup, un éclair a déchiré la nuit, <strong>une</strong> détonation a<br />

suivi et un orage d'<strong>une</strong> violence extrême s'est abattu sur la<br />

Plymouth. Les gouttes <strong>de</strong> pluie venaient heurter la carlingue<br />

avec tellement <strong>de</strong> rage qu'on aurait dit <strong>de</strong>s billes <strong>de</strong> verre. La<br />

route s'est transformée en torrent satanique.<br />

Juste après, un pur-sang à la robe noire a débouché <strong>de</strong> nulle<br />

part. Et pendant que la foudre illuminait les cieux, il a accompli<br />

<strong>une</strong> rua<strong>de</strong> frénétique dans les faisceaux du véhicule. Papa a<br />

braqué le volant à fond. La diva a hurlé <strong>de</strong> frayeur. La bagnole a<br />

évité le cheval mais le camion citerne qui déboulait en face s'est<br />

encastré <strong>de</strong> plein fouet dans la Plymouth. Le choc fut terrible.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Mêlé aux coups <strong>de</strong> tonnerre qui meurtrissaient les champs, un<br />

bruit <strong>de</strong> tôle froissée m'a retourné le cœur. Avec mon frère, nous<br />

avons été propulsé dans les airs et la foudre nous a épinglé. J'ai<br />

atterri dans les blés, Tortilla sur le bord <strong>de</strong> la route. Il avait la<br />

cheville tordue et le cœur en charpie.<br />

Sur la chaussée, le camion a traîné la voiture <strong>une</strong> centaine <strong>de</strong><br />

mètres. La pluie avait redoublé <strong>de</strong> violence, on avait l'impression<br />

que <strong>de</strong>s sagaies transluci<strong>de</strong>s tombaient <strong>de</strong>s cieux. En bout <strong>de</strong><br />

course, <strong>une</strong> giclée <strong>de</strong> fuel a éclaboussé l'espace et la grosse<br />

citerne a basculé <strong>de</strong> tout son poids sur la Plymouth. Elle a<br />

immédiatement explosé, la citerne. En voyant le flambeau qui<br />

éclairait le ciel par <strong>de</strong>ssus les épis, j'ai crié à plein poumons. Je<br />

me suis mis à courir en écartant les blés qui me cinglaient le<br />

visage, j'ai jailli sur le bord <strong>de</strong> la départementale et je me suis<br />

figé sur place. Les flammes s'élevant du cadavre <strong>de</strong> la Plymouth<br />

se déformaient sur la citerne et <strong>une</strong> épaisse fumée noire étouffait<br />

les nuées <strong>de</strong> papillons nocturnes attirés par la lueur. Tortilla était<br />

littéralement pétrifié. La cabine s'était détachée <strong>de</strong> la remorque.<br />

Elle avait dérapé avec <strong>une</strong> gerbe <strong>de</strong> poussière d'or au cul et avait<br />

fini dans le fossé. Le conducteur était inanimé à l'intérieur.<br />

Par la suite, tout est <strong>de</strong>venu silencieux. Une autre explosion a<br />

ébranlé la remorque mais la voix <strong>de</strong> la diva couvrait tout. Le<br />

visage <strong>de</strong> maman était traversé d'éclat <strong>de</strong> lumière. Ses cheveux<br />

était tiré en arrière, ses paupières s'étaient flétries en plein<br />

battement <strong>de</strong> cils, elle avait la tête légèrement incliné sur le côté<br />

et les flammes <strong>de</strong>ssinaient dans ses yeux <strong>de</strong>s ailes <strong>de</strong> flamand<br />

rose.<br />

Lorsque j'ai voulu me précipiter vers elle, Tortilla m'a<br />

immédiatement ceinturé. Je me suis débattu en hurlant <strong>de</strong> rage et<br />

un enchevêtrement <strong>de</strong> câbles veineux est venu me raidir le cou.<br />

Il n'a pas lâché prise pour autant. Il a attendu que le flux <strong>de</strong><br />

tension nerveuse s'évacue <strong>de</strong> mon organisme, puis m'a pris dans<br />

ses bras avec la gorge nouée et les rétines aux bord <strong>de</strong> la<br />

renverse. Je ne savais plus où j'en étais, les globes oculaires<br />

écarquillés dans le vi<strong>de</strong>, immobiles et luisants, dirigés vers<br />

l'affreux brasier, je pleurais. Au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s étendards <strong>de</strong> lumière et<br />

<strong>de</strong>s crépitations perdues, vers la longue trace <strong>de</strong> poudre<br />

terminant l'horizon, l'obscur pur-sang s'éloignait, et je crois bien<br />

que j'ai pleuré.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 11 -<br />

La fourgonnette qui me conduisait vers le pénitencier d'état<br />

était dotée, au niveau <strong>de</strong>s portes arrières, d'<strong>une</strong> petite lucarne<br />

grillagée, à travers laquelle le soleil me taquinait en me projetant<br />

<strong>de</strong>s losanges aveuglants sur la figure. Nous avions roulé toute la<br />

journée. La chaleur avait tissé un ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> vapeur au-<strong>de</strong>ssus la<br />

chaussée et le désert s’étendait à perte <strong>de</strong> vue sous un ciel bleuté<br />

d’<strong>une</strong> seule étoffe. C’était un truc <strong>de</strong> dingue, les vêtements que<br />

je portais me collaient à la peau, un chapelet <strong>de</strong> sueur me<br />

traversait le visage, j’avais le dos soudé à la paroi du fourgon et<br />

les ligaments distendus par les soubresauts. Les gardiens<br />

n'avaient fait qu’un arrêt, pour s’envoyer <strong>une</strong> bière tandis qu'un<br />

pompiste crasseux remplissait le réservoir.<br />

Lorsqu'on me transférait d’un pénitencier vers un autre et que<br />

la température grimpait à l'intérieur <strong>de</strong> la fourgonnette, mon<br />

esprit se mettait vite à divaguer. Je revoyais le pur-sang qui<br />

quatorze années plus tôt avait rué dans les phares <strong>de</strong> la Plymouth<br />

et je sombrais dans un mon<strong>de</strong> peuplé <strong>de</strong> réminiscences diverses.<br />

Je me rappelais mon parcours entre les centres d’éducation<br />

surveillée et les maisons <strong>de</strong> correction. Bernie m’apportait <strong>de</strong>s<br />

oranges, Tortilla “La planète <strong>de</strong>s singes” et <strong>de</strong>s bouquins <strong>de</strong> T.S<br />

Eliot, J. Fante, R. Frost, C. Bukowski ou H. Crane. De leur côté,<br />

Stan, Harold, Antonio et Charlie m’envoyaient <strong>de</strong>s colis en<br />

attendant la journée que le juge m’accordait chaque semaine. Et<br />

ce jour-là, on s’en payait!<br />

Malheureusement, les types chargés <strong>de</strong> ma surveillance me<br />

collaient à l’ombre au moindre écart, et j'avais beau expliquer au<br />

juge que j'avais juste mis le feu à <strong>une</strong> vieille poubelle qui<br />

n'appartenait à personne, il s’en moquait. Les juges sont tous <strong>de</strong>s<br />

enculés avec leurs robes <strong>de</strong> flanelle noire et leurs petites culottes<br />

<strong>de</strong> soie dans lesquelles ils pètent entre <strong>de</strong>ux verdicts!<br />

D'un coup, le Klaxon du fourgon a retenti et la petite lucarne<br />

grillagée s’est remplie d’<strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> forçats travaillant sur un<br />

tronçon <strong>de</strong> voie ferrée. Le véhicule a freiné dans la poussière.<br />

— Salut Al, ça marche toujours avec ma sœur? a lancé le<br />

conducteur en sautant <strong>de</strong> la cabine.<br />

— M’en parle pas..., hier soir je suis rentré à moitié saoul et


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

elle a failli m'éclater le crâne avec <strong>une</strong> machine à coudre! a<br />

répondu le type planté sur le bord <strong>de</strong> la route. Une machine à<br />

coudre, t’entends?!! A quoi ça rime?!?<br />

— Je t'avais dit <strong>de</strong> pas l'épouser, elle est cinglée!<br />

— T'es marrant, j’allais pas la laisser avec un môme sur les<br />

bras! Ton taré <strong>de</strong> père aurait été foutu <strong>de</strong> venir me couper les<br />

couilles! Mer<strong>de</strong>, comme si c'est moi qui l'avait forcée! Tout le<br />

mon<strong>de</strong> sait bien qu'à l'époque elle avait le cul en irruption ta<br />

frangine! Le Pinatubo à côté c'était un feu <strong>de</strong> paille, me dis pas le<br />

contraire! Seulement, c'est sur moi que ça tombe! Je t’assure, à<br />

<strong>de</strong>ux centimètres près, ta putain <strong>de</strong> sœur me défonçait le crâne!!!<br />

Le conducteur a balancé <strong>une</strong> tape dans le dos du gardien. Il a<br />

accusé un rictus <strong>de</strong> compassion, puis a changé <strong>de</strong> sujet:<br />

— Bon, il est où ce colis?<br />

— Dans le fossé! a dit l'autre en montrant du pouce un forçat<br />

étendu sur le sable. Il a pris un coup <strong>de</strong> soleil sur la nuque et<br />

avec les émanations <strong>de</strong> goudron, il est parti comme <strong>une</strong> fleur!<br />

Trente secon<strong>de</strong>s plus tard, les <strong>de</strong>ux gardiens balançaient le<br />

corps du détenu à mes pieds et le fourgon reprenait son itinéraire<br />

vers le pénitencier.<br />

— Salut Al. Et fais gaffe en rentrant.<br />

— T’en fait pas, je vais démolir cette putain <strong>de</strong> machine à<br />

coudre, voilà ce que je vais faire! Une machine à coudre..., ah,<br />

j’y crois pas. Je vais te dire, le mon<strong>de</strong> se barre en couille!<br />

Un peu plus loin sur la route, le détenu s'est relevé et a jeté<br />

un œil par la lucarne. Il était vêtu d'<strong>une</strong> tenue grisâtre floquée du<br />

matricule 237 et ses chevilles étaient meurtries par <strong>de</strong>ux cercles<br />

d'acier reliés entre eux. Sa silhouette était squelettique, ses<br />

cheveux gominés. Lorsqu'il s'est retourné un rictus diabolique lui<br />

a creusé <strong>une</strong> fossette dans la joue. Il m’a souri en écartant les<br />

bras:<br />

— Salut, je m'appelle Richie Malone. Je suis ton Sauveur!<br />

Je l’ai regardé d’un drôle d’air, ses bras sont retombés et il<br />

est venu s’asseoir à mes côtés:<br />

— J'ai entendu dire que t'avais essayé <strong>de</strong> t'éva<strong>de</strong>r <strong>une</strong> <strong>de</strong>midouzaine<br />

<strong>de</strong> fois et Dieu m’a envoyé pour t’ai<strong>de</strong>r.<br />

— Tu veux me faire croire que t’es <strong>une</strong> espèce d’archange en<br />

mission pour le Seigneur? j’ai dit.<br />

— En quelque sorte, il a expliqué. Je sais que le Colonel t'a<br />

transférer du pénitencier <strong>de</strong> Cincinnati pour le prochain combat.<br />

Il paraît que t’as le même crochet que Stanley Ketchell. On<br />

pourrait peut-être s’associer tout les <strong>de</strong>ux, qu’est-ce que t’en dis?<br />

Je l'ai dévisagé, les traits <strong>de</strong> son visage étaient anguleux, ses


Tortilla 11/10/2005<br />

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oreilles légèrement taillées en cône, ses yeux noirs avaient le<br />

chatoiement d’un lac aux eaux étranges.<br />

— Je t’écoute, j’ai dit.<br />

— Cette nuit, ils vont me coller en observation à l'infirmerie,<br />

et j'ai mis en place un plan d’évasion infaillible.<br />

— Qu'est-ce que tu veux exactement...?<br />

— Rien, qu'est-ce que tu vas chercher? Je suis simplement en<br />

train dire que je peux t’emmener avec moi. Un peu <strong>de</strong> solidarité<br />

n'a jamais fait <strong>de</strong> tort à personne, surtout lorsqu'elle constitue le<br />

premier pas vers <strong>une</strong> association fleurissante!<br />

— T'as pas un peu fini <strong>de</strong> me parler en hébreux?<br />

Il a repris sa respiration et s'est encombré <strong>de</strong> gestes<br />

explicatifs:<br />

— Ben voilà, je connais un gros bookmaker à New-York,<br />

Eddie Nell qu’y s’appelle. Il organise <strong>de</strong>s combats clan<strong>de</strong>stins<br />

dans le Bronx, seulement c'est pas <strong>de</strong>s combats pour divertir les<br />

détenus, je veux dire qu'y a un paquet <strong>de</strong> billets à la clé! Je veux<br />

trente pour-cent.<br />

Un silence a rebondi dans l’habitacle.<br />

— Je fais pas ça pour l'argent, j'ai dit.<br />

— Moi non plus, qu'est-ce que tu vas imaginer? Tiens,<br />

j'aurais un billet <strong>de</strong> 1000$ sous les yeux, je cracherais <strong>de</strong>ssus. Et<br />

si ça suffit pas, je le découperais en morceaux et j'y mettrais le<br />

feu! je t'assure, je le regar<strong>de</strong>rais brûler sans même un petit<br />

pincement au cœur. Seulement <strong>de</strong>hors, c'est pas la même chose.<br />

Dehors avec 1000$ tu te paies <strong>une</strong> masseuse Thaïlandaise, avec<br />

ses <strong>de</strong>ux sœurs et ses flacons d'huile <strong>de</strong> coco! Et je peux te dire<br />

qu'avec trois frangines Thaïs autour <strong>de</strong> la bite tu regrettes pas ton<br />

investissement! Mer<strong>de</strong>, faut bien vivre!<br />

J'ai laissé le bruit <strong>de</strong>s amortisseurs envahir le désert. Je l'ai<br />

maté un instant et j’ai fait:<br />

— C’est quoi ton plan?<br />

Richie a immédiatement saisi le sens <strong>de</strong> ma phrase. Il a souri<br />

comme un ahuri et <strong>une</strong> étincelle aveuglante a parcouru l’émail<br />

<strong>de</strong> ses <strong>de</strong>nts.<br />

— Je crois qu'on va faire <strong>une</strong> belle équipe! il a proclamé.<br />

J’avais le visage humecté par la sueur. Je me suis passé <strong>une</strong><br />

main à hauteur du front en ramenant mes cheveux sur le côté,<br />

puis je l’ai essuyée sur ma chemise.<br />

— Alors, comment tu comptes t'y prendre? l’ai-je relancé.<br />

— Te casse pas la tête avec ça, il a dit en chassant un insecte<br />

transluci<strong>de</strong> d'un geste du bras, j'ai tout prévu. Chaque nouveau<br />

venu passe quarante-huit heures dans la boite, c’est <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong>


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

coutume locale, tu peux pas y échapper. Il se trouve que le<br />

double <strong>de</strong>s clés est à l'infirmerie. Je te dis, j'ai tout prévu, j'ai<br />

même planqué <strong>une</strong> pince sous un baraquement!<br />

Le soleil entrait par la lucarne et <strong>de</strong>ssinait <strong>une</strong> auréole <strong>de</strong><br />

clarté autour du crâne <strong>de</strong> Richie. J'ai commencé à croire<br />

sérieusement que ce type était un envoyé du Seigneur, j'ai plissé<br />

les yeux tandis qu'un petit goût sucré m'envahissait le fond <strong>de</strong> la<br />

gorge.<br />

Durant la suite du trajet, Richie m'a expliqué qu'il s'était fait<br />

pincer pour avoir revendu <strong>de</strong> l’herbe au fils d'un gouverneur. Il<br />

m’a raconté ça en détail et j’ai pas vu passer le temps.<br />

En entrant dans l’enceinte <strong>de</strong> l’établissement, il s’est allongé<br />

<strong>de</strong> tout son long dans le fourgon et a simulé l’évanouissement.<br />

Le véhicule s’est arrêté. Le conducteur a sauté <strong>de</strong> son siège, il est<br />

venu ouvrir les portes arrières et <strong>de</strong>ux types ont placé Richie<br />

dans un brancard. Avant même que je me lève, ils avaient<br />

disparu dans un baraquement construit sur pilotis. Ensuite, un<br />

gardien m'a donné l'ordre <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre, mes semelles ont<br />

soulevé un nuage <strong>de</strong> poussières en giflant la terre et j'ai vu le<br />

Colonel, lequel m'attendait dans un fauteuil à bascule, sur le<br />

perron, un thé glacé à la main.<br />

— Amenez-le un peu plus près! il a commandé d'un signe<br />

<strong>de</strong>s phalanges.<br />

— Tout <strong>de</strong> suite Colonel! a répondu le gardien en<br />

m'empoignant le bras, tandis que l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp au faciès indien<br />

m’envisageait au milieu <strong>de</strong>s marches.<br />

J'ai traîné <strong>de</strong>s pieds jusqu'aux bungalow et le gardien a<br />

relâché son emprise. Les chaînes qui miroitaient au bout <strong>de</strong> mes<br />

chevilles avait damé la terre blanchâtre sur mon passage. Le chef<br />

a posé son verre. Il s'est relevé en gémissant, a <strong>de</strong>scendu<br />

l’escalier à l’ai<strong>de</strong> d’<strong>une</strong> canne et <strong>une</strong> grimace lui a figé la face.<br />

Le rocking-chair couinait dans son dos.<br />

— A mon âge, on a du mal à se déplacer! il a dit avec <strong>une</strong><br />

espèce <strong>de</strong> résonance sadique dans le fond <strong>de</strong> la voix. Et dire<br />

qu’avant j’étais capable <strong>de</strong> faire <strong>de</strong>s cabrioles et <strong>de</strong> sauter par<strong>de</strong>ssus<br />

la balustra<strong>de</strong>..., seulement les années ont passé et avec le<br />

temps j'ai fini par me rouiller, chienne <strong>de</strong> vie, hein?<br />

Je n’ai rien répondu. Je le regardais juste tourner et virer dans<br />

mon ombre avec les mains croisées dans le dos, lorsque soudain,<br />

son regard s’est serti <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pastilles d’uranium.<br />

— Ramon, passe-moi le rapport! il a ordonné.<br />

L'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp s'est exécuté. Le Colonel s'est léché le bout<br />

<strong>de</strong> l'in<strong>de</strong>x et a tourné les pages dactylographiées:


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Lenny Sannet... Condamné 32 fois dont 31 pour incendie<br />

volontaire??? Ah, on peut dire que t'as <strong>de</strong> la suite dans les idées!<br />

J'ai connu <strong>de</strong>s récidivistes mais dans ton cas c'est <strong>de</strong> la fixation<br />

cérébrale! Qu'est-ce qui te prend <strong>de</strong> mettre le feu comme ça<br />

partout où tu passes?<br />

Comme ma bouche restait muette, le gardien planté à mes<br />

côtés m'a décoché un coup <strong>de</strong> crosse dans le ventre. Je me suis<br />

cassé en <strong>de</strong>ux avec <strong>une</strong> grimace <strong>de</strong> singe.<br />

— Hé! le Colonel t'as posé <strong>une</strong> question! il a dit.<br />

— Laisse filer, a tempéré le vieil enculé en me relevant le<br />

menton avec sa canne, faudrait pas que tu nous l'esquinte avant<br />

la rencontre.<br />

Les traits <strong>de</strong> son visage semblaient taillés dans silex. Il a<br />

crispé les maxillaires et poursuivi avec un cratère ciselé dans le<br />

menton:<br />

— Alors, où est-ce que tu crois que ça va te mener <strong>de</strong> brûler<br />

<strong>de</strong>s vielles poubelles et <strong>de</strong>s entrepôts désaffectés?<br />

— J'ai jamais vu ça sous cet angle, ai-je répondu calmement.<br />

— COLONEL! il s'est empressé <strong>de</strong> rectifier en fronçant les<br />

sourcils, j'ai jamais vu ça sous cet angle COLONEL! Tu crois<br />

que j'ai été affecté au Viêt-nam pour recenser le nombre <strong>de</strong><br />

mouches à Hanoi?!!<br />

— J'ai jamais vu ça sous cet angle Colonel.<br />

D’un coup, il s'est détendu. Il a reposé le bout <strong>de</strong> sa canne sur<br />

sol. Le bruit sourd a dérangé un lézard qui dormait à ses pieds et<br />

le vieil enculé s'est finalement retourné vers l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> camp:<br />

— Je crois que ce petit gars va <strong>de</strong>venir la fierté du camp<br />

Ramon!<br />

— Ah! ça fait pas un pli Colonel! a acquiescé l'autre.<br />

— Va te faire mettre Ramon, marmonnais-je tout bas, qu'un<br />

gorille t'attrape et t'encule à sec.<br />

— Bon assez discuté, a décrété le vieil enculé en faisant<br />

claquer le rapport sur sa cuisse. On reparlera <strong>de</strong> tout ça plus tard.<br />

Ramon, conduis-le au trou!<br />

Ramon a obéi au quart <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>. Et le Colonel m'a envoyé<br />

un rictus sarcastique:<br />

— Tu vas voir, c'est un peu étroit mais ça a le mérite <strong>de</strong> faire<br />

travailler les méninges! Quarante-huit heures là-<strong>de</strong>dans, ça te<br />

donne un avant-goût <strong>de</strong> ce qui t’attend si tu files pas droit...,<br />

c’est <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> vaccin, ça te permet <strong>de</strong> réfléchir, <strong>de</strong> peser le<br />

pour, le contre, et si t’es pas trop bête, tu te tiens à carreau pour<br />

éviter d’y retourner. Tu vois, c’est enfantin, apprend à suivre le<br />

règlement, fais ce qu’on te dit, et tout le mon<strong>de</strong> y trouvera son


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

compte.<br />

J'ai pas réagi. Il a tourné les talons. Dans le mouvement il a<br />

coincé le rapport sous son cou<strong>de</strong>, il a escaladé les marches qui<br />

menaient au perron, a ramassé son verre rempli <strong>de</strong> thé et s'est<br />

réfugié dans son bureau, sous les pales d'un ventilateur fixé au<br />

plafond. La chaleur écaillait la peinture <strong>de</strong>s baraquements.<br />

Ramon m'a escorté jusqu’au trou avec un sourire <strong>de</strong> dingue aux<br />

lèvres et le soleil a amorcé sa dégringola<strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière les<br />

palissa<strong>de</strong>s et les barbelés qui bordaient le camp.<br />

— Essaie <strong>de</strong> te décontracter, il a dit en m'infligeant <strong>une</strong> tape<br />

dans le dos. Le combat est dans <strong>de</strong>ux semaines et je t'ai préparé<br />

le même entraînement que celui <strong>de</strong> Jack Dempsey lorsqu'il a<br />

remporté le titre mondial, contre Carpentier, en 1921, à Jersey<br />

City!<br />

La nuit était tombée d'un coup sur le pénitencier. On aurait<br />

dit qu'<strong>une</strong> nuée <strong>de</strong> chauve-souris avait envahi le ciel d'un bout à<br />

l'autre <strong>de</strong> l'horizon, en tout cas, c'était l'impression que j'avais<br />

<strong>de</strong>puis le trou dans laquelle Ramon m'avait enfermé. Je ne savais<br />

pas combien <strong>de</strong> temps s’était écoulé mais j’avais déjà les<br />

vertèbres en mille morceaux. J’avais l’impression <strong>de</strong> mettre<br />

déboîté quelque chose.<br />

Côté infirmerie, Richie a déclenché <strong>une</strong> crise d'épilepsie avec<br />

son lot <strong>de</strong> décharges encéphaliques et <strong>de</strong> bave visqueuse aux<br />

coins <strong>de</strong>s lèvres. Le cliquetis <strong>de</strong> l’interrupteur a résonné dans la<br />

pièce, la lumière a giclé du plafond et un type en blouse blanche<br />

s'est radiné en courant avec <strong>une</strong> seringue aux bouts <strong>de</strong>s doigts.<br />

Quand il s'est penché au-<strong>de</strong>ssus son visage, Richie s'est redressé<br />

d'un coup et lui a percuté le crâne, et le type s'est écroulé, à<br />

moitié dans les vapes, avec l'arca<strong>de</strong> entamée et un petit geyser <strong>de</strong><br />

pétrole lui éclaboussant le face. Par la suite, Richie a récupéré la<br />

seringue qui avait roulé sous le lit et lui a plantée dans le thorax.<br />

— Fais <strong>de</strong> beaux rêves! il a susurré en injectant la substance<br />

soporifique dans l'organisme <strong>de</strong> l’infirmier.<br />

Quand Richie est sorti, un rayon <strong>de</strong> l<strong>une</strong> est entré par<br />

l’entrebâillement <strong>de</strong> la porte, la seringue a roulé par terre et un<br />

reflet étincelant s’est propagé le long <strong>de</strong> l’aiguille.<br />

ZZZzzziiiiiiiip!<br />

Cinq minutes plus tard, Richie arrivait à la porte du trou:<br />

— Hey mec, y a un petit imprévu! il a susurré en triturant le<br />

ca<strong>de</strong>nas avec les clés.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Qu'est-ce qu’y se passe...? j’ai fait.<br />

— J'avais planqué la pince sous un baraquement et je la<br />

trouve plus!<br />

— Tu t’es peut-être trompé <strong>de</strong> baraquement?<br />

— Impossible, j’ai cherché partout.<br />

— Mer<strong>de</strong> Richie, comment est-ce que tu comptes t'éva<strong>de</strong>r<br />

avec ça aux pieds?<br />

Le quartier <strong>de</strong> l<strong>une</strong> se gondolait au beau milieu <strong>de</strong> nos<br />

chaînes.<br />

— Bah j’en sais rien, il a dit, j'avais prévu <strong>de</strong> les sectionner<br />

avec la pince.<br />

— Et après???<br />

— Bah je comptais passer sous les barbelés et attraper le<br />

convoi <strong>de</strong> marchandises. Il passe toutes les nuits vers trois heures<br />

du matin.<br />

— Bon sang Richie, c’est ça ton plan infaillible? La voie<br />

ferrée est au moins à cinq kilomètres!!!!!<br />

— Je sais bien, mais j'ai pas trouvé d'autre solution! C'est pas<br />

<strong>de</strong> ma faute si ces enculés ont placé ce pénitencier au beau<br />

milieu du désert, ils m'ont pas consulté avant d'établir les plans,<br />

mer<strong>de</strong>!<br />

Je me suis frotté le visage en soupirant:<br />

— Qu'est-ce que tu proposes?<br />

— On a pas le choix faut tenter le coup! il a affirmé.<br />

Je l'ai suivi dans la cour. Nous avons évité les faisceaux<br />

lumineux qui balayaient l'établissement et sa périphérie. Nous<br />

nous sommes glissés sous les barbelés et le marathon du désert a<br />

débuté. Malgré la nuit, la température avait à peine chuté. L’air<br />

était d’<strong>une</strong> consistance à couper au couteau. J’avais la langue en<br />

lambeaux et le fond <strong>de</strong> la gorge craquelée par l’éreintement. Un<br />

parapluie d'étoiles <strong>de</strong>scendait <strong>de</strong>s cieux, enluminait la terre d'<strong>une</strong><br />

fine couche phosphorescente, avec les maillons métalliques qui<br />

pendaient au bout <strong>de</strong> mes chevilles et les larges fissures que la<br />

canicule avait creusé dans la journée, j'avais l'impression <strong>de</strong><br />

marcher sur la l<strong>une</strong>, sauf que l’attraction me clouait au sol. A<br />

mes côtés, Richie avait la langue crémeuse et la respiration<br />

haletante. De loin, on aurait dit <strong>une</strong> poupée <strong>de</strong> carbone<br />

maintenue par un simple fil <strong>de</strong> nylon, il n’y avait pas un brin <strong>de</strong><br />

vent, simplement le sifflement <strong>de</strong> nos bronches et le zézaiement<br />

<strong>de</strong>s lucioles.<br />

Au bout d'un moment, nous avons entendu la sirène du<br />

convoi <strong>de</strong> marchandises gémir au lointain. Nous avons pilé net.<br />

J’ai courbé l’échine en appuyant mes mains sur mes genoux.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Richie serrait les mâchoires et sa paupière droite vibrait toute<br />

seule.<br />

— Mer<strong>de</strong>, qu'est-ce que c'est?!? il a <strong>de</strong>mandé avec un<br />

masque d’effroi sur la figure.<br />

— Le chant <strong>de</strong> la déesse <strong>de</strong>s sables! j’ai répondu.<br />

Nous avons redémarré au quart <strong>de</strong> tour et mis tout ce qu'on<br />

avait dans le ventre. Les chaînes entortillées autour <strong>de</strong> nos<br />

chevilles pesaient <strong>de</strong>s tonnes, la locomotive filait à tout<br />

berzingue, mais on y croyait. La vie s’arrangeait toujours pour<br />

vous jeter un peu <strong>de</strong> poudre aux yeux avant <strong>de</strong> vous poignar<strong>de</strong>r.<br />

A cent mètres <strong>de</strong> la voie ferrée, nous avons bien cru que tout<br />

était fichu, parce que Richie a trébuché et s’est aplati <strong>de</strong> tout son<br />

long sur le sol. La terre était <strong>de</strong>sséchée. Il s’est égratigné<br />

l’intérieur <strong>de</strong>s mains et ses rotules ont servi d’amortisseurs. En<br />

se relevant, il a grimacé, le quartier <strong>de</strong> l<strong>une</strong> a enduit son visage<br />

d’<strong>une</strong> fine couche <strong>de</strong> chaux, je lui ai tendu la main, il l’a<br />

agrippée et nous sommes reparti à bri<strong>de</strong> abattue. Dans<br />

l’intervalle, le convoi n’avait pas perdu son temps. Il nous filait<br />

gentiment sous le nez et les wagons <strong>de</strong> tête étaient déjà hors <strong>de</strong><br />

portée. Nous avons accéléré le rythme avec les veines <strong>de</strong>s<br />

tempes gonflées <strong>de</strong> sang et les yeux traversés d’éclairs blancs,<br />

nous avons tenu la ca<strong>de</strong>nce un moment et le ciel a voulu qu’on<br />

attrape le <strong>de</strong>rnier wagon. Nous nous sommes hissés à l’intérieur,<br />

nous avons roulé sur le flanc, et nous nous sommes retrouvés les<br />

bras en croix et la cage thoracique secouée par les contractions.<br />

Les étoiles défilaient par le vasistas fixé dans le toit. Richie a<br />

vomi. L'écharpe <strong>de</strong> fumée anthracite recrachée par la locomotive<br />

s'est effilochée le long du convoi, le bruit <strong>de</strong>s roues sur les rails<br />

nous a vidé la tête, mais je n'ai rabattu les paupières qu'<strong>une</strong> fois<br />

que le flot <strong>de</strong> fumée eut envahi tout l'écran du vasistas.<br />

- 12 -


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Ça va mieux...?<br />

— Ouais, je crois que j'ai franchi le cap! il a dit en cherchant<br />

un truc dans ses poches.<br />

On étaient adossés contre la paroi du wagon. Le paysage<br />

défilait sous nos yeux. Il a sorti un paquet <strong>de</strong> <strong>Luc</strong>ky Strike et a<br />

porté <strong>une</strong> cigarette à sa bouche.<br />

— T’en veux <strong>une</strong>? il a fait en m'envoyant la boite.<br />

J'ai réceptionné le truc dans le creux du ventre et je me suis<br />

servi. J’ai vissé la cigarette entre mes lèvres, et quand je me suis<br />

rendu compte que c’était la <strong>de</strong>rnière, j'ai froissé la boite et je l'ai<br />

balancée dans la nuit. Richie se pelotait les cuisses au niveau <strong>de</strong>s<br />

poches:<br />

— Mer<strong>de</strong>, j'avais piqué <strong>une</strong> boite d’allumettes à l'infirmerie!<br />

— Te casse pas pour ça, j’ai dit. J’ai ce qu’y te faut!<br />

J’ai relevé le bas <strong>de</strong> mon pantalon, j’ai détaché le Zipo<br />

scotché à mon mollet et j’ai ajouté:<br />

— Ils vérifient jamais à l’arrière du mollet.<br />

Richie a souri, ses belles <strong>de</strong>nts blanches ont lancé <strong>une</strong><br />

étincelle aveuglante vers les cieux et j'ai fait jaillir sous son nez,<br />

<strong>une</strong> flamme d'un ja<strong>une</strong> presque pur.<br />

Ce truc m’a émerveillé <strong>une</strong> fois <strong>de</strong> plus. J’avais pourtant<br />

l’habitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong>puis l'acci<strong>de</strong>nt qui avait causé la disparition <strong>de</strong> mes<br />

parents, ma vision du mon<strong>de</strong> s’était réduite à <strong>de</strong>ux misérables<br />

tonalités: le blanc, le noir, et les mélanges qui en découlaient, le<br />

globe avait viré d’un seul coup du bleu intense à l'anthracite, mes<br />

yeux ne percevaient plus qu’<strong>une</strong> image en noir et blanc et seul<br />

l’éclat <strong>de</strong>s flammes s’imprimait en couleur dans le fond <strong>de</strong> mes<br />

rétines. Mon attrait du feu venait <strong>de</strong> là. Dehors, le ciel était<br />

carbone, la l<strong>une</strong> tirait vers le gris, les étoiles étaient blanches et<br />

la terre anthracite, mais la flamme qui jaillissait du briquet avait<br />

<strong>de</strong>s envolées <strong>de</strong> couleur d’<strong>une</strong> rare beauté, <strong>de</strong>s trucs dans les<br />

ja<strong>une</strong>-orangés, avec <strong>de</strong>s reflets bleu pâle et vert tendre, ça me<br />

coupait le souffle, c’était l’un <strong>de</strong> ces petits moments arrachés au<br />

réel, fascinant et éphémère comme l’éclosion d’<strong>une</strong> fleur <strong>de</strong><br />

cactus.<br />

Lorsque Richie a eu fini d'aspirer sur le bout <strong>de</strong> sa cigarette,<br />

la flamme est re<strong>de</strong>venue d'un ja<strong>une</strong> foncé. Je l'ai encore<br />

contemplée un instant avec <strong>une</strong> lueur d'émerveillement dans le<br />

regard, puis j’ai allumé ma cigarette avec. Les choses ont atteint<br />

<strong>de</strong>s sommets à ce moment là, un mélange <strong>de</strong> sérénité et<br />

d’excitation intense parce que la flamme s’est parée d’<strong>une</strong><br />

nuance ocre quasiment renversante et le truc m’a étourdi un


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

moment. Je n’ai repris mes esprits que <strong>de</strong>ux kilomètres plus loin,<br />

en rabattant le capuchon en acier sur l’envoûtant flambeau qui<br />

était aussi mon bûcher.<br />

Richie terminait sa cigarette.<br />

— Maintenant, va falloir trouver un moyen <strong>de</strong> nous<br />

débarrasser <strong>de</strong> ça! il a grimacé en recrachant <strong>une</strong> bouffée <strong>de</strong><br />

fumée blanchâtre vers ses chaînes.<br />

— Suis-moi, j'ai dit.<br />

L'instant d'après, nous nous sommes retrouvés en queue <strong>de</strong><br />

convoi, sur la plate-forme qui dépassait du wagon. Nous nous<br />

étions assis <strong>de</strong> telle manière que nos chaînes frottaient sur les<br />

roues et envoyaient dans l'espace <strong>une</strong> gerbe d'étincelles<br />

insensées. La locomotive déchirait quelques lanières <strong>de</strong> brume<br />

sur son passage, le paysage s’étendait sur <strong>de</strong>s kilomètres sans la<br />

moindre petite trace <strong>de</strong> relief, il y avait juste un alignement <strong>de</strong><br />

poteaux en bois et <strong>de</strong> fils télégraphiques qui longeaient la voie<br />

ferrée et se balançaient dans l’air chaud. Les étincelles vrillaient<br />

dans la nuit.<br />

— Mer<strong>de</strong>, c’est magnifique, ce truc! s'est esclaffé Richie.<br />

— Oh, c'est rien du tout! ai-je ricané. T'as jamais vu le feu<br />

d'artifice <strong>de</strong>s ténèbres?<br />

— Qu'est-ce que c'est que ce truc? il a gloussé en écarquillant<br />

les yeux.<br />

J'ai pris un air éberlué:<br />

— QUOI!?! t’as jamais entendu parler du feu d'artifice <strong>de</strong>s<br />

ténèbres??!!!<br />

— Bah non?!!<br />

Le bruit <strong>de</strong>s wagons sur les rails a repris le <strong>de</strong>ssus <strong>une</strong><br />

fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> et j'ai senti ses iris suspendus à mes lèvres.<br />

J'ai décidé <strong>de</strong> le laisser la tête sous l'eau.<br />

— Putain Richie, je crois qu’on t'as trompé sur le sens <strong>de</strong> la<br />

vie! j'ai dit.<br />

Le convoi filait en ligne droite. Il a papilloté <strong>de</strong>s paupières.<br />

Les traits inscrits sur sa face étaient soucieux et il s’est mordu la<br />

lèvre. Je n’ai rien ajouté. Je me suis simplement allongé sur les<br />

cou<strong>de</strong>s en contemplant les lucioles qui faisaient du surf sur les<br />

rouleaux <strong>de</strong> gaz carbonique fabriqué par la locomotive.<br />

La nuit s'est étirée tant qu'elle a pu, elle s'est arc-boutée à<br />

l'extrême, puis elle a rompu d’un coup et l'aurore a inondé <strong>de</strong> sa<br />

clarté les entrepôts et les réservoirs d'eau, dont les silhouettes se<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

découpaient au fond. La locomotive avait rendu l’âme. La voie<br />

ferrée se dispatchait en étoile, <strong>de</strong>s balises clignotaient dans tous<br />

les coins et <strong>une</strong> petite brume nauséabon<strong>de</strong> stagnait autour <strong>de</strong>s<br />

wagons parqués près <strong>de</strong> la gare. Les carreaux du poste <strong>de</strong><br />

contrôle n'avaient pas survécu aux jets <strong>de</strong> cailloux. Une sirène<br />

toute rouillée s'était déboîtée du sommet <strong>de</strong> son mât, il y avait<br />

pas d’éclairage, juste quelques néons qui jetaient <strong>de</strong>s flashs sur<br />

les quais et <strong>une</strong> rangée <strong>de</strong> containers éclaboussés par un pylône.<br />

Le silence était presque absolu lorsque Richie s'est réveillé. Il<br />

s’est relevé brutalement et a bondi du wagon en hurlant. On<br />

aurait dit un orang-outan en furie, il gesticulait dans tous les<br />

sens, sautait sur place, tournait sur lui-même et s’attrapait la tête<br />

à <strong>de</strong>ux main.<br />

— NOM DE DIEU DE BON SANG DE MERDE!!!!! MAIS<br />

QU'EST-CE QUI TE PRENDS, T'ES MALADE!!! TU VEUX<br />

NOUS FAIRE CRAMER OU QUOI!!???<br />

Les flammes embrasaient déjà la moitié du compartiment et<br />

la fumée montait dans les airs. J'ai sauté du wagon à mon tour. Je<br />

suis venu me planter à côté <strong>de</strong> lui.<br />

— T'as jamais pensé que les flammes c'étaient les larmes du<br />

mon<strong>de</strong>? j'ai fait.<br />

Mes yeux fixaient le brasier. Il m'a regardé avec un masque<br />

d’inquiétu<strong>de</strong> aplati sur la face.<br />

— Mais t'es pas bien, qu'est-ce que tu racontes...?!! Tu vas<br />

finir par nous faire repérer avec tes conneries, qu'est-ce que tu<br />

cherches, tu veux qu'on te remette à l’ombre, c'est ça?!! Pendant<br />

que tu y es, attrape <strong>une</strong> couverture et fais <strong>de</strong>s signaux <strong>de</strong> fumée à<br />

Ramon, allez, vas-y, dis-lui “Hey Ramon, Richie m'a dit que ton<br />

grand-père était Sioux, on t'attend à la gare <strong>de</strong> triage à la sortie<br />

du désert, viens nous chercher, ramène-nous au pénitencier et<br />

colle nous au trou!” Tu veux que je te dise Lenny, putain, tu<br />

veux seulement que je te dise, t’es un foutu cinglé!!!<br />

Ça faisait un long moment que je ne l'entendais plus parce<br />

que toute mon âme était absorbée par les flammes, lesquelles<br />

consumaient le wagon et se paraient <strong>de</strong> coloris ocre et orangé.<br />

J'avais l'impression qu'<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> champ magnétique s'était<br />

installé entre moi et le feu, qu'<strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> fibre transluci<strong>de</strong><br />

s'était tissée entre le flamboiement et mes iris. Chaque retour <strong>de</strong><br />

flamme m’éblouissait, chaque soubresaut aux teintes émerau<strong>de</strong><br />

me figeait sur place, tout n'était que couleur et émerveillement,<br />

mais faut croire que Richie avait <strong>de</strong> la mer<strong>de</strong> dans les yeux:<br />

— Douce Sainte Vierge Marie mère <strong>de</strong> Dieu, on t’as pas dit<br />

qu’à force <strong>de</strong> jouer avec le feu, on finit par se brûler les


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

doigts!!!?? mer<strong>de</strong>, Lenny, me dis pas que la vie t’as pas appris ce<br />

truc élémentaire!<br />

Lorsqu'il s'est aperçu que j'étais ailleurs, il a changé <strong>de</strong> ton,<br />

puis m'a secoué l'épaule:<br />

— Hey tu m'entends...???<br />

J'ai décroché mes yeux du feu. Je l'ai dévisagé un instant.<br />

— Qu'est-ce que tu racontes? j'ai dit.<br />

— Viens, mieux se tirer <strong>de</strong> là avant qu'il y ait du grabuge.<br />

J'ai acquiescé machinalement en essayant <strong>de</strong> reprendre mes<br />

esprits. Je l'ai laissé tourner les talons et le champ magnétique<br />

s'est réactivé. Juste à ce moment là, un type <strong>de</strong> la compagnie<br />

ferroviaire a crapahuté à l'extrémité du convoi avec un sifflet<br />

dans la bouche et <strong>une</strong> bedaine <strong>de</strong> trente-cinq tonnes. Je n'ai pas<br />

bougé d’un cil.<br />

— Ah mes salauds, vous per<strong>de</strong>z rien pour attendre! il a lancé<br />

en agitant son carnet <strong>de</strong> contraventions <strong>de</strong>vant son nez.<br />

Les flammes poursuivaient leur petite danse du ventre en<br />

Technicolor.<br />

— Putain Lenny, qu'est-ce que tu fous?!! s'est égosillé Richie<br />

<strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong>s balises clignotantes, magne-toi un peu le cul,<br />

mer<strong>de</strong>!<br />

— Une secon<strong>de</strong>, j'ai dit sans rompre l'espèce <strong>de</strong> fibre<br />

transluci<strong>de</strong> qui me reliait aux flammes.<br />

— Magne-toi, je te dis, Voilà un emmer<strong>de</strong>ur, il va nous<br />

tomber <strong>de</strong>ssus!<br />

Je me suis retourné en soufflant, j’ai jeté un <strong>de</strong>rnier coup<br />

d’œil sur le feu et j’ai décampé sur ses traces.<br />

Dans notre dos, le type <strong>de</strong> la compagnie ferroviaire était déjà<br />

au bout du rouleau. Il s’est raccroché à un wagon le cœur au<br />

bord <strong>de</strong> l'évanouissement, a repris sa respiration et c’est<br />

seulement après qu’il est parvenu à redresser la tête.<br />

— Je vous préviens mes salauds, remettez seulement un<br />

orteil dans cette putain <strong>de</strong> gare et vous colle LE P.V DE VOTRE<br />

VIE!!!<br />

Dans l'intervalle, nous avons dépassé la ligne entrepôts qui<br />

bouchait l'horizon, puis nous avons dévalé la large ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> terre<br />

qui s'étendait <strong>de</strong>rrière et venait lécher le bord <strong>de</strong> la ville.<br />

Au volant <strong>de</strong> la bagnole Richie do<strong>de</strong>linait <strong>de</strong> la tête en râlant:<br />

— Tu aurais peut-être pu piquer un autre modèle quand<br />

même!<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— J’ai pas choisi, figure-toi!<br />

— Qu'est-ce que tu veux, c’est plus fort que moi, j'ai peur<br />

qu'on se fasse repérer là-<strong>de</strong>dans.<br />

Je me suis envoyé <strong>une</strong> lampée <strong>de</strong> Martini.<br />

— Hé, change un peu <strong>de</strong> disque, tu veux! Tu vas pas<br />

rabâcher la même chose jusqu'à New-York!<br />

Il a laissé passer un blanc, puis a recommencé ses jérémia<strong>de</strong>s.<br />

— Et on à l'air <strong>de</strong> quoi avec ces trucs <strong>de</strong> tantouses!!? il a<br />

bougonné en parlant <strong>de</strong>s peignoirs en soie <strong>de</strong> Chine que nous<br />

avions enfilé.<br />

— Mer<strong>de</strong> Richie, qu'est-ce que tu veux...? tu veux envoyer<br />

<strong>une</strong> réclamation au propriétaire?<br />

Il a détourné le regard.<br />

— Elle a tout le standing, cette bagnole, y a même un bar<br />

avec <strong>de</strong>s cacahuètes! Je vais te dire Richie, tu sais pas profiter <strong>de</strong><br />

la vie!<br />

— Il s'agit pas <strong>de</strong> ça, seulement je me sens pas mon aise.<br />

Qu’est-ce qu’on fait si on croise <strong>de</strong>s flics, t’as vu la touche qu’on<br />

a!?<br />

— Seigneur, mais qu’est-ce qu’elle t’a fait cette bagnole?<br />

— Qu’est-ce qu’elle m’a fait...!!??? PUTAIN, LENNY, ELLE<br />

EST ROSE BONBON! On essaie <strong>de</strong> passer incognito et on se traîne<br />

à cinquante sur l’autoroute DANS UNE LIMOUSINE ROSE<br />

BONBON!!!<br />

Le voyage s'est passé sans inci<strong>de</strong>nt notoire. Nous avions<br />

dissimulé les chaînes sous nos pantalons. Nous les avions<br />

enroulées autour <strong>de</strong> nos mollets et fixées à l'ai<strong>de</strong> d'<strong>une</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

tissu qu’on avait dénichée dans le coffre. Nous avions braqué<br />

<strong>une</strong> petite épicerie et attendions la nuit pour pomper <strong>de</strong> l'essence<br />

dans le réservoir <strong>de</strong>s bagnoles endormies.<br />

Dans la journée, le soleil déraillait mais on avait branché la<br />

climatisation, les bouteilles du bar avaient terminé sur le skaï <strong>de</strong><br />

la banquette médiane, entre les sacs en papier <strong>de</strong> et les capsules<br />

<strong>de</strong> Corona.<br />

Finalement, nous sommes arrivés à New-York trois jours<br />

plus tard, en fin d'après-midi, et nous nous sommes laissés piéger<br />

par les embouteillages. Il y avait <strong>de</strong>s poches <strong>de</strong> gaz carbonique<br />

qui flottait dans l’air, le pont <strong>de</strong> Williamsburg était bouché,<br />

Delancey Street saturé, on aurait dit que Manhattan était paralysé<br />

<strong>de</strong> Wall Street à Harlem. J'ai mis la radio et Richie a poussé d'un<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

cran la climatisation.<br />

— Un jour la race humaine va s'éteindre et les rats vont<br />

envahir la planète, il a prophétisé.<br />

— Ça fait aucun doute, j'ai confirmé en griffonnant le<br />

numéro <strong>de</strong> Bernie sur un bout <strong>de</strong> papier.<br />

Je lui ai tendu le truc et j'ai sauté <strong>de</strong> la bagnole:<br />

— Si tu me cherches, appelle à ce numéro et <strong>de</strong>man<strong>de</strong><br />

Bernie, il sait toujours où me joindre!<br />

Richie s'est extrait <strong>de</strong> la Limousine à son tour, il est grimpé<br />

sur le bas <strong>de</strong> caisse et s'est stabilisé en posant les avant-bras sur<br />

le toit du véhicule.<br />

— Hé, oublie pas notre petit contrat! il a braillé dans le<br />

concert <strong>de</strong> klaxons.<br />

— Laisse-moi respirer <strong>une</strong> semaine Richie, après je promets<br />

<strong>de</strong> dégommer assez <strong>de</strong> types pour que tu puisses t'acheter un<br />

wagon <strong>de</strong> Thaïlandaises et <strong>de</strong>s litres d'huile <strong>de</strong> coco!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 13 -<br />

Lorsque que j'ai poussé la porte du Café, Bernie astiquait les<br />

chromes <strong>de</strong>rrière le comptoir. Je l'ai lorgné <strong>une</strong> minute à travers<br />

les inscriptions à l'huile blanche qui obstruaient la vitre et j'ai<br />

déboulé. Il s'est littéralement décomposé:<br />

— Mince Lenny, qu'est-ce que tu fous là?<br />

— Ils m'ont relâché pour bonne conduite, j'ai lancé avec un<br />

soupçon d'hésitation dans le fond <strong>de</strong> la voix.<br />

— Me prend pas pour un <strong>de</strong>meuré, hein?!! Tu t'es encore<br />

évadé?<br />

— C'est pas la fin du mon<strong>de</strong>.<br />

Il a accusé un petit signe <strong>de</strong> dépit avec le menton.<br />

— Bon sang, quand est-ce que tu comprendras que je me fais<br />

<strong>de</strong>s cheveux blancs pour toi? il a soupiré en regroupant tous les<br />

doigts autour <strong>de</strong> ses pouces.<br />

J'ai haussé les épaules:<br />

— Moi je t'aime avec tes cheveux blancs, Bernie!<br />

Il m'a dévisagé quinze secon<strong>de</strong>s. J'ai vu ses sourcils se<br />

métamorphoser en chevrons argentés. Les traits <strong>de</strong> sa figure<br />

s'étaient renfrognés, sa main droite étranglait un torchon mais ses<br />

yeux luisants <strong>de</strong> tendresse trahissaient l'émotion qui troublait son<br />

âme.<br />

— Tout <strong>de</strong> même, tu déconnes, il m'a réprimandé en<br />

do<strong>de</strong>linant <strong>de</strong> la tête, tu m'avais promis <strong>de</strong> te tenir tranquille!<br />

— Je sais bien mais c'est plus fort moi, j'ai affirmé en<br />

regardant mes pieds, je perds la tête dans leurs satanées cellules!<br />

Les pales du ventilateur vibraient au plafond à la manière<br />

d'un petit manège bancal. Bernie a sorti <strong>une</strong> boite <strong>de</strong> sa poche, il<br />

a fait coulisser le couvercle <strong>de</strong> cuivre, a attrapé <strong>une</strong> pilule du<br />

bout <strong>de</strong>s doigts et l'a avalée. Juste après, j'ai relevé la tête et nos<br />

regards se sont croisés.<br />

— Alors, tu m'embrasses plus?!! il a dit.<br />

— Tu rigoles, j'espère!<br />

Je me suis dirigé vers le vieux glacier, nous sommes tombés<br />

dans les bras l'un <strong>de</strong> l'autre et <strong>une</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> soleil est venue<br />

ricocher sur les vannes en inox dressées sur le comptoir.<br />

— Attends je vais fermer la boutique, sers-toi un verre, il a<br />

dit en relâchant son emprise.<br />

Il a boité vers la lumière, a baissé les stores vénitiens le long


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

<strong>de</strong> la vitrine, et pendant qu’il ca<strong>de</strong>nassait la porte, je suis passé<br />

<strong>de</strong>rrière le bar et je me suis servi un Coca. Le bruit <strong>de</strong>s pales du<br />

ventilo s'est emparé <strong>de</strong> la salle <strong>une</strong> secon<strong>de</strong>.<br />

— Ah on peut dire que je ne m'attendais pas à te voir<br />

débouler comme ça, il a brisé le silence en revenant vers le<br />

comptoir. Quand Tortilla va savoir que t'es rentré..., au fait t'as<br />

mangé?<br />

— Ouais.<br />

Je me suis assis à <strong>une</strong> table et j'ai relevé le bas <strong>de</strong> mon<br />

pantalon:<br />

— En revanche, je veux bien que tu me ramènes <strong>une</strong> pince<br />

pour me débarrasser <strong>de</strong> ça!<br />

Une minute plus tard, le glacier était accroupi à mes pieds.<br />

— Tu sais, tu peux pas rester là, il a expliqué en s'acharnant<br />

sur les chaînes. C'est le premier endroit où ils vont venir te<br />

chercher.<br />

— Te tracasse pas Bernie, j'irai chez Stan comme la <strong>de</strong>rnière<br />

fois! l'ai-je rassuré.<br />

— Bon sang, tu vas pas habiter chez Stan toute ta vie!<br />

— Bah je me débrouillerai, te casse pas la tête! j'ai rétorqué<br />

en balayant <strong>une</strong> libellule <strong>de</strong> verre avec le dos <strong>de</strong> la main.<br />

Le cercle d'acier qui étranglait ma cheville droite a rompu. Il<br />

a froncé le visage et s'est attaqué à l'autre morceau <strong>de</strong> ferraille:<br />

— Casse un peu ta cheville, j'ai pas <strong>de</strong> prise comme ça!<br />

Je me suis exécuté, j'ai retenu ma respiration et le second<br />

cercle d'acier a cédé.<br />

— Tu t'y connais pour briser les chaînes, hein Bernie?<br />

Il s'est redressé:<br />

— Au lieu <strong>de</strong> dire <strong>de</strong>s conneries tu ferais mieux d'aller te<br />

changer! Avec ce truc sur le dos, t’es foutue <strong>de</strong> te faire<br />

embarquer pour racolage!<br />

— Il manquerait plus que ça.<br />

— Fais pas le malin, les flics sont <strong>de</strong>venus con ces <strong>de</strong>rniers<br />

temps!<br />

Je me suis dirigé vers le fond <strong>de</strong> la salle. Environ à michemin,<br />

j'ai fait <strong>une</strong> pirouette:<br />

— Eh Bernie!<br />

— Quoi?<br />

— Tortilla s'entraîne toujours sur les Docks?<br />

Il a levé les yeux au plafond:<br />

— Oh tu sais, rien a changé, quand il est pas en train <strong>de</strong><br />

courir, il passe son temps <strong>de</strong>rrière sa maudite machine à frapper<br />

toute la nuit!


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Qu'est-ce que tu veux, c'est un poète, j'ai dit.<br />

Bernie s'est glissé <strong>de</strong>rrière le comptoir, et avec son torchon, il<br />

a fait un slalom entre les vannes en inox, machinalement. Je<br />

l'avait vu accomplir ce petit rituel <strong>de</strong>s milliers <strong>de</strong> fois. Bernie<br />

était un seigneur, à 75 ans, il avait encore le rayonnement d'<strong>une</strong><br />

émerau<strong>de</strong> plongée dans un aquarium d'eau <strong>de</strong> source lumineuse.<br />

— Eh Bernie!<br />

— QUOI ENCORE?!!<br />

— T'as un sacré coup <strong>de</strong> torchon, tu sais!<br />

— Ouais, bah sauve-toi avant que je t'étrangle avec! il a<br />

bougonné.<br />

Il est retourné à ses chromes.<br />

— Putain Lenny c'est toi?!! a lâché Harold avec incrédulité.<br />

— T'as déjà vu la Sainte-Vierge avec <strong>une</strong> casquette <strong>de</strong>s<br />

Knicks! j'ai dit en réajustant la visière avec le bout <strong>de</strong> mes doigts.<br />

Harold est sorti <strong>de</strong> sa petite bulle d'ankylose qui le figeait sur<br />

le quai. Il s'est avancé vers moi, ses paupières cillaient dans le<br />

soleil:<br />

— Bah mer<strong>de</strong>, je suis drôlement content <strong>de</strong> te voir...! Bernie<br />

m'avait dit que t'en avais au moins pour six mois!<br />

— Je me suis tenu à carreau et ils m'ont relâché, j'ai dit, t'es<br />

tout seul?<br />

Il a jeté un œil sur le chronomètre qui lui pendait sur le<br />

ventre.<br />

— Stan et Tortilla ne <strong>de</strong>vraient plus tar<strong>de</strong>r maintenant, il a<br />

dit.<br />

L’instant d’après, Stan et Tortilla débouchaient effectivement<br />

<strong>de</strong>s entrepôts <strong>de</strong> stockage au bout du quai. Ils couraient à un bon<br />

rythme et n’ont pas mis longtemps pour remonter jusqu’à nous.<br />

— Putain tu t'es encore fait la malle! m'a lancé Stan en<br />

reprenant sa respiration.<br />

— On peut rien te cacher! j'ai dit.<br />

— On est drôlement contents <strong>de</strong> te voir, tu sais!<br />

J'ai souri et Tortilla est venu me passer un bras autour <strong>de</strong>s<br />

épaules:<br />

— Ouais, c'est bien que tu sois là. Tu m’as vachement<br />

manqué, tu sais.<br />

Peu après, nous avons remonté les docks jusqu’à la sortie.<br />

Une espèce d'électricité merveilleuse s'est mise à flotter dans<br />

l'atmosphère, nous avons allumé <strong>de</strong>s cigarettes, j'ai reluqué les<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

petites flammes orange qui sortaient <strong>de</strong>s briquets, puis nous<br />

avons traîné <strong>de</strong>s pieds vers un distributeur <strong>de</strong> sodas où nous nous<br />

sommes rafraîchis, le soleil cognait sur la ville comme un<br />

forgeron sur un vieux bout <strong>de</strong> fer incan<strong>de</strong>scent.<br />

Les cadavres <strong>de</strong> bouteilles <strong>de</strong> rhum alignées sur le trottoir<br />

rutilaient sous la l<strong>une</strong> à la manière d'<strong>une</strong> petite chenille <strong>de</strong> cristal.<br />

Le convoi partait d'<strong>une</strong> bouche d'incendie, il surplombait le<br />

caniveau <strong>de</strong> l'artère principale, se reflétait dans ses eaux usagées<br />

et s'engouffrait dans la pénombre, vers la baraque d'Henri, le<br />

papa <strong>de</strong> Stan. Charlie avait fugué pour l'occasion. Il s’était<br />

saoulé à mort et titubait dans la rue. Il a posé la <strong>de</strong>rnière<br />

bouteille vi<strong>de</strong> au bout <strong>de</strong> la file, <strong>de</strong>vant la porte, puis il l'a<br />

poussée, a failli se ramasser mais s'est rattrapé in extremis au<br />

portemanteau fixé dans l'entrée:<br />

— PUTAIN LES GARS LA FILE VA JUSQU'A LA<br />

BOUCHE D'INCENDIE, ON A BATTU LE RECORD!!!<br />

Nous avons braillé comme <strong>une</strong> ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> tarés autour <strong>de</strong> la<br />

table puis Henri est remonté <strong>de</strong> la cave avec un tonneau <strong>de</strong> rhum.<br />

Il a posé le fût sur <strong>une</strong> vieille caisse qui servait <strong>de</strong> tabouret il<br />

s'est mit à manipuler le petit robinet qui dépassait à l'extrémité.<br />

— Dis-donc Henri, t'as rien contre la colique? a gémit Harold<br />

en se tenant le ventre <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la table.<br />

— T'as pas un peu fini <strong>de</strong> te plaindre? ai-je lancé en lui<br />

passant un bras autour <strong>de</strong>s omoplates.<br />

— J'y peux rien j'ai les intestins fragiles et Henri nous sert<br />

que du tord-boyaux, il a rétorqué. Je vais pas passer ma soirée le<br />

cul soudé sur la cuvette <strong>de</strong>s chiottes tout <strong>de</strong> même!<br />

— Tu veux que je te dise Harold, a relancé Antonio, au point<br />

où t'en es tu ferais aussi bien <strong>de</strong> te faire greffer un tuyau<br />

d'évacuation relié au tout à l’égout, tu gagnerais du temps!<br />

— Ça c'est malin, je voudrais bien t'y voir! a grogné Harold.<br />

Charlie titubait autour <strong>de</strong> la table en vidant les ultimes<br />

gouttes qui traînaient au fond <strong>de</strong>s bouteilles. Le vieux <strong>de</strong> Stan<br />

s'est envoyé <strong>une</strong> lampée <strong>de</strong> rhum, puis a refermé le robinet.<br />

— Du rhum comme ça vous en avez jamais bu ban<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

petits morveux! il a lâché en s'essuyant la bouche avec l'avantbras,<br />

je l'ai détourné d'<strong>une</strong> cargaison qui venait <strong>de</strong> Martinique.<br />

— Hé P'pa, on est plus <strong>de</strong>s nouveau-nés! est parvenu a<br />

articulé Stan entre <strong>de</strong>ux quintes <strong>de</strong> hoquet..., hein les gars?<br />

Nous avons tous acquiescé avec <strong>de</strong>s têtes <strong>de</strong> zombie<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

hallucinés, excepté Harold qui était plié en <strong>de</strong>ux.<br />

— Non, mais regar<strong>de</strong>z-moi ça, a repris Henri avec <strong>une</strong> bonne<br />

dose d'ironie dans le fond <strong>de</strong>s yeux. Hier encore ça crottait dans<br />

<strong>de</strong>s couches, ça venait chialer à la moindre égratignure, et v'là<br />

qu'aujourd'hui ça veut pisser <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la rue! t'entends ça<br />

Bernie?<br />

Bernie a redressé la tête.<br />

— Qu'est-ce que tu veux, il a déploré avec l'expression d'<strong>une</strong><br />

endive défraîchie. Au début, la vie s'arrange toujours pour te<br />

laisser croire que t'as <strong>une</strong> vessie <strong>de</strong> Titan..., t'as l'impression que<br />

le mon<strong>de</strong> pourrait tenir dans ton slip, jusqu'au jour où elle vient<br />

te couper les couilles pour t'en faire <strong>de</strong>s boucles d'oreilles! c'est<br />

l'itinéraire classique.<br />

Bernie avait lâché sa théorie avec tellement <strong>de</strong> simplicité<br />

qu'un petit zéphyr glacé est venu se faufiler dans les rangs.<br />

Charlie a laissé ce petit moment <strong>de</strong> fébrilité s'échouer <strong>de</strong> luimême,<br />

puis s'est dirigé vers Henri en s'appuyant sur les épaules<br />

<strong>de</strong> Stan puis <strong>de</strong> Tortilla:<br />

— Hey Henri, c'est pas tout, mais moi j'y goûterais bien à ton<br />

petit rhum <strong>de</strong>s îles!<br />

— Bon, envoyez les bouteilles vi<strong>de</strong>s! s'est exclamé Henri.<br />

Nous avons fait passer les cadavres <strong>de</strong> verre d'un bout à<br />

l'autre <strong>de</strong> la table et tandis qu'Henri s'appliquait à introduire le<br />

robinet dans le goulot <strong>de</strong>s bouteilles, la sonnerie <strong>de</strong> la porte<br />

d'entrée a retenti. Nos mouvements se sont gelés <strong>une</strong> fraction <strong>de</strong><br />

secon<strong>de</strong>, nous nous sommes regardés, le bruit <strong>de</strong>s intestins<br />

d'Harold couvrait le silence. Au bout d'un moment, Henri a serré<br />

la gorge du robinet et <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> névrose s'est mis à flotter dans<br />

l'air.<br />

— T’attends quelqu'un? a balbutié Henri.<br />

— Bah non! a fait Stan.<br />

La sonnerie a résonné <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> fois. Stan s'est dirigé vers<br />

la fenêtre. Il a écarté la vieille toile <strong>de</strong> matelas qui servait <strong>de</strong><br />

ri<strong>de</strong>au, a jeté un œil vers le perron et s'est retourné avec <strong>une</strong><br />

espèce <strong>de</strong> crème laiteuse étalée sur le visage.<br />

— MERDE C'EST ALEX! il a paniqué en se dissimulant<br />

<strong>de</strong>rrière la toile suspendue à la tringle, PLANQUEZ VITE<br />

TOUTES LES BOUTEILLES!<br />

Sachant qu'Alexandra était <strong>une</strong> emmer<strong>de</strong>use finie qui n'avait<br />

pas <strong>de</strong> dauphine sérieuse sur terre, nous nous sommes tous<br />

exécutés. Stan a dissimulé le fût sous <strong>une</strong> nappe et Henri a sorti<br />

un lot <strong>de</strong> Tupperware pour faire diversion. Ensuite, malgré le<br />

torrent d’alcool qui ruisselait dans nos veines, nous avons essayé


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

d'arborer <strong>de</strong>s expressions <strong>de</strong> bébé <strong>de</strong> quatre mois. Je savais que<br />

le truc ne prendrait pas. Charlie tenait à peine sur ses jambes, il<br />

avait déjà dégueulé <strong>de</strong>ux fois et sa chemise était badigeonnée <strong>de</strong><br />

tâches <strong>de</strong> vomi. Bernie ne parvenait plus a bouger les membres<br />

inférieurs. Tortilla avait les yeux qui se barraient dans les coins.<br />

Harold souffrait <strong>de</strong> diarrhées chroniques et passait son temps<br />

dans les cabinets d'Henri. Antonio était persuadé qu'il avait<br />

quatre yeux parce qu'il voyait tout en double et j'étais à peu <strong>de</strong><br />

chose près dans le même état.<br />

Dehors, Alexandra s'énervait. Elle était accompagnée<br />

d’Aretha, <strong>une</strong> fille noire <strong>de</strong> 260 livres que tout le mon<strong>de</strong> évitait<br />

eu égard à son amabilité proche <strong>de</strong> celle d’un chacal. Aretha<br />

attendait au volant <strong>de</strong> la voiture. La sonnerie est revenue à la<br />

charge.<br />

— Une secon<strong>de</strong>! a lancé Stan en titubant vers la porte.<br />

— Qu'est-ce que t'attends pour ouvrir?!! a râlé Alexandra<br />

d'<strong>une</strong> voix sour<strong>de</strong>.<br />

Stan a réajusté le col <strong>de</strong> sa chemise. Il s'est paré d'un sourire<br />

angélique puis a actionné la poignée <strong>de</strong> la porte.<br />

— Ah, c'est toi Alex? il s'est étonné.<br />

Un grain <strong>de</strong> duplicité vibrait le long <strong>de</strong> ses cor<strong>de</strong>s vocales.<br />

— J'ai toujours aimé ton sens <strong>de</strong> l'observation! a ironisé<br />

Alexandra. Qu'est-ce que c'est que toutes ces bouteilles vi<strong>de</strong>s<br />

dans la rue...?<br />

Stan a passé la tête par la porte. Les traits <strong>de</strong> son visage ont<br />

feint l'innocence:<br />

— Je comprends pas, y avait rien tout à l'heure?!?<br />

— Tu m'avais promis d'arrêter tes beuveries!<br />

— De quoi tu parles Alex, je fais juste <strong>une</strong> petite réunion<br />

Tupperware.<br />

— Me prend pas pour <strong>une</strong> conne, tu veux! s'est fâché<br />

Alexandra.<br />

Elle a écarté Stan du bras, il a giclé <strong>de</strong> l'encadrement et<br />

Alexandra a franchi le seuil <strong>de</strong> la porte. Lorsque nous l’avons<br />

vue débarquer avec ses longs cheveux noirs aux reflets luisants<br />

et ses yeux remplis <strong>de</strong> colère, nous avons frissonné. Elle s'est<br />

approchée <strong>de</strong> nous avec ce mélange <strong>de</strong> grâce et d'agressivité qui<br />

la rendait troublante. Elle a fusillé Henri du regard:<br />

— Alors Mr. Fields, voilà qu'on se lance dans le<br />

Tupperware?<br />

Henri a tangué un instant avec la boite en plastique dans les<br />

mains, puis il s'est doté d'un sourire imbécile.<br />

— Ouais, il a fini par lâcher d'<strong>une</strong> voix peu assurée.


Tortilla 11/10/2005<br />

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Alexandra a hoché la tête en le fixant dans le blanc <strong>de</strong>s yeux,<br />

elle s'est mise à nous dévisager les uns après les autres avec <strong>une</strong><br />

espèce <strong>de</strong> furie dans le fond <strong>de</strong>s pr<strong>une</strong>lles. Nous avions tous le<br />

foie en lambeaux, le teint grisâtre, <strong>de</strong>s rictus idiots et <strong>de</strong>s<br />

silhouettes vacillantes. Nous nous accrochions aux boites<br />

Tupperware comme à <strong>de</strong>s bouées <strong>de</strong> sauvetage. Au bout d'un<br />

moment, Harold a cassé le silence.<br />

— Je vous laisse déci<strong>de</strong>r du modèle, il a dit en reposant <strong>une</strong><br />

boite sur la table, je vais aux toilettes... Excuse-moi Alex, je<br />

crois que j'ai un petit problème intestinal!<br />

— Vous êtes vraiment <strong>une</strong> belle ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> salauds! elle a<br />

lâché tandis qu'Harold s'éclipsait.<br />

— Faut rien exagérer, a tempéré Tortilla.<br />

— Toi le poète misogyne, ne la ramène pas!<br />

Tortilla a ravalé sa salive, Charlie a retenu un rot et Stan s'est<br />

rapproché <strong>de</strong> la coléreuse:<br />

— Ecoute Alex, on a juste bu un verre ou <strong>de</strong>ux pour fêter le<br />

retour <strong>de</strong> Lenny, tu ne vas pas me faire la tête pour ça, non?<br />

— Un verre ou <strong>de</strong>ux, a souligné Alexandra, tu me prends<br />

vraiment pour <strong>une</strong> débile..., regar<strong>de</strong>-moi ce pauvre Charlie, on le<br />

dirait en phase finale d'<strong>une</strong> fièvre ja<strong>une</strong>. Et tu viens me parler<br />

d'un verre ou <strong>de</strong>ux!<br />

— Pourquoi tu dis ça Alex, je me suis jamais senti aussi zen!<br />

s'est défendu Charlie juste avant que sa moue ne trahisse un petit<br />

renvoi <strong>de</strong> bile.<br />

Tandis que ses boyaux se tordaient dans tous les sens en<br />

accusant <strong>de</strong>s borborygmes insolites, Alex s'est dirigé vers la<br />

sortie en claquant <strong>une</strong> ultime réplique telle un coup <strong>de</strong> lanière<br />

dans le dos <strong>de</strong> Stan:<br />

— Je veux plus jamais te revoir!<br />

— Mer<strong>de</strong> Alex, le prend pas comme ça, a imploré Stan en lui<br />

passant un bras autour <strong>de</strong>s épaules.<br />

— ME TOUCHE PAS! a coupé net Alexandra.<br />

— Mais...?!?<br />

— LACHE-MOI, JE TE DIS! VAS CUVER TON VIN<br />

LOIN DE MOI, C'EST TOUT CE QUE TU SAIS FAIRE!!!<br />

Alex a quitté la baraque et Stan l'a suivie <strong>de</strong>hors où l’autre<br />

fille avait démarré la décapotable. Nous nous sommes plantés<br />

dans l'encadrement <strong>de</strong> la porte et le petit manège a continué.<br />

— Mer<strong>de</strong> Alex, arrête ce petit jeu! a insisté Stan.<br />

— Je suis pas en train <strong>de</strong> jouer! elle a riposté en prenant<br />

place sur le siège <strong>de</strong> skaï <strong>de</strong> la Ford Cabriolet.<br />

— On peut discuter, non?


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— On verra quand tu seras moins saoul!<br />

— Mince Alex, tu peux pas me faire ça, a soufflé Stan en<br />

apposant ses cou<strong>de</strong>s sur la tranche <strong>de</strong> la portière, j'ai pas mérité<br />

ça tout <strong>de</strong> même!<br />

Alex n'a rien voulu savoir. Elle a gardé le silence et lorsque<br />

Stan s'est accroché à son épaule, Aretha est intervenue:<br />

— Hé, t'as pas compris, on veut pas discuter! Faut te l'écrire<br />

au marqueur sur ton petit crâne <strong>de</strong> crétin, c’est ça?<br />

— Mais <strong>de</strong> quoi tu te mêles la grosse, occupe-toi <strong>de</strong> tes<br />

miches! a contre-attaqué Stan.<br />

Dans les secon<strong>de</strong>s qui ont suivi les choses se sont<br />

envenimées avec brutalité. Aretha est sortie du véhicule, elle a<br />

contourné le capot, a tranché net les <strong>de</strong>ux ban<strong>de</strong>s lumineuses qui<br />

giclaient <strong>de</strong>s phares, puis est venue se planter <strong>de</strong>vant Stan. Elle a<br />

décoché un coup <strong>de</strong> tête puissant qui est parti du thorax. Stan<br />

s'est retrouvé au tapis.<br />

— C'est dingue ce qu'on est obligé <strong>de</strong> faire pour qu’ils<br />

admettent enfin les choses! a conclu Aretha en reprenant sa<br />

position dans la Ford qui s'est peu à peu éloignée, parallèlement<br />

à la rangée <strong>de</strong> bouteilles qui remontait vers la bouche d'incendie.<br />

Lorsque Stan s'est relevé, il avait un œuf <strong>de</strong> pigeon sur le<br />

front et <strong>de</strong>s sourires vaseux avaient fleuri aux coins <strong>de</strong> nos<br />

lèvres. Il a porté le bout <strong>de</strong> ses doigts vers la contusion et s'est<br />

avancé vers nous avec <strong>une</strong> grimace <strong>de</strong> chimpanzé hargneux<br />

plaquée sur la face.<br />

— MAIS QUI C'EST CETTE DINGUE!?? il s'est emporté,<br />

D'OU ELLE SORT? FAUT LA REMETTRE A L'ASILE!<br />

MERDE, CETTE SALOPE A BIEN FAILLI ME DEFONCER<br />

LA CRANE..., MERDE!<br />

— Viens, je vais te passer un peu d'arnica, s'est contenté <strong>de</strong><br />

dire Henri en guise d'épitaphe.<br />

Nous nous sommes écartés pour laisser passer Stan. Dès que<br />

la porte a été refermée le cliquetis <strong>de</strong>s insectes et le grésillement<br />

<strong>de</strong>s néons se sont partagés la rue.<br />

Après ce petit moment d'hystérie, la l<strong>une</strong> est venue se caler<br />

dans l'encadrement <strong>de</strong> la fenêtre à hauteur du ventilateur. Elle<br />

était tellement chétive la l<strong>une</strong>, qu'elle a passé le reste <strong>de</strong> la nuit a<br />

disparaître puis a réapparaître <strong>de</strong>rrière les pales qui ondoyaient<br />

au plafond. Autour <strong>de</strong> la table, l'ambiance avait grimpé d'un<br />

cran. Le tonneau <strong>de</strong> rhum s'était pris <strong>une</strong> sacrée claque dans les<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

<strong>de</strong>nts et Charlie frôlait désormais le coma éthylique. De mon<br />

côté, j'étais cloué sur ma chaise, mes paupières pesaient <strong>une</strong><br />

tonne et mon esprit avait dérivé dans <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> zone<br />

désertique et scabreuse. Je ne comprenais pas grand chose à ce<br />

qui se disait mais je ne me suis pas affolé. Les troubles auditifs<br />

sont les premiers à se manifester sous l'effet du rhum. On entend<br />

<strong>de</strong>s voix, on a l'impression que quelqu'un a allumé la radio,<br />

qu'<strong>une</strong> speakerine se masturbe dans votre dos, puis le supplice<br />

cesse d'un coup, le silence se loge dans votre crâne et les<br />

troubles visuels prennent le relais. A partir <strong>de</strong> là tout peut arriver,<br />

je le savais. Je n'ai même pas essuyé <strong>une</strong> larme <strong>de</strong> consternation<br />

lorsque Tortilla m'a affirmé que les phoques zébrés qui faisaient<br />

<strong>de</strong>s claquettes sur la table étaient tatoués <strong>de</strong>rrière les oreilles. J'ai<br />

simplement vidé mon verre d'<strong>une</strong> traite, puis j'ai fait signe à<br />

Bernie afin qu'il me resserve la même chose. Bernie m'a souri, il<br />

s'est exécuté et a profité qu'<strong>une</strong> bouteille lui avait échoué dans<br />

les mains pour s'envoyer <strong>une</strong> lampée <strong>de</strong> rhum titanesque. Dans la<br />

fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> qui a suivi, sa tête s'est écrasée sur la table.<br />

Le petit râlement sourd qui s'est échappé <strong>de</strong> sa bouche fut<br />

l'ultime son émis par le glacier cette nuit là. Les autres en<br />

revanche n'épargnaient pas leur salive. Je ne savais pas trop <strong>de</strong><br />

quoi ils parlaient, mais je savais qu'ils grillaient leurs <strong>de</strong>rnières<br />

cartouches. J'ai maté <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> les pales du ventilateur qui<br />

valsaient avec la l<strong>une</strong>, ça m'a filé <strong>de</strong>s vertiges et <strong>une</strong> coulée <strong>de</strong><br />

suée le long <strong>de</strong> l'échine. Plus tard, j'ai pu attraper la conversation<br />

au passage.<br />

— Tu sais Henri, a entamé Antonio au bord <strong>de</strong> l'agonie, je<br />

crois qu'Harold a pas tort, ton rhum il donne la chiasse!<br />

— Mais qu'est-ce que tu racontes? a contré Henri, le rhum<br />

c'est juste un peu <strong>de</strong> jus <strong>de</strong> mélasse fermenté, distillé et mis en<br />

bouteille. Comment tu veux qu'un peu <strong>de</strong> jus <strong>de</strong> canne à sucre te<br />

nique l'organisme? ça s'est jamais vu!<br />

— Je dis pas, seulement j'ai l'impression qu'on m'a fait un<br />

lavage d'estomac!<br />

Henri a levé les yeux au plafond en rejetant un nuage d'azote:<br />

— T'as dû manger un truc qu'est pas passé, c'est tout!<br />

— Remarque bien, a repris Tortilla en dressant un in<strong>de</strong>x<br />

<strong>de</strong>vant le nez d'Henri, et sans vouloir te donner tort..., ton<br />

rhum..., si jamais tu le vendais comme laxatif en ampoule dans<br />

les pharmacies y aurait rien à dire!<br />

— C'est vrai! ai-je ajouté histoire <strong>de</strong> mettre mon grain <strong>de</strong> sel<br />

dans l'affaire, là, personne viendrait se plaindre, les gens serait<br />

servi, il serait pas déçu, avec <strong>une</strong> notice explicative je suis sûr


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

que le truc donnerait <strong>de</strong> bons résultats! ce machin te<br />

déboucherait un puisard en <strong>de</strong>ux coups <strong>de</strong> cuillère à pot!<br />

— Je vous ai jamais dit que c'était du lait <strong>de</strong> chèvre! s'est<br />

défendu Henri en dépliant les bras <strong>de</strong> chaque côté, c'est du rhum,<br />

ma<strong>de</strong> in Martinique, c'est pas <strong>une</strong> boisson gazeuse!<br />

— On a jamais dit le contraire! s'est empressé <strong>de</strong> dire Stan en<br />

brandissant son verre, mais malgré tout le respect qu'un fils doit<br />

à son père, Lenny a raison, je serais pas étonné que ce truc puisse<br />

déboucher <strong>de</strong>s chiottes ou <strong>de</strong>s lavabos!<br />

— Bah je voudrais bien voir ça! s'est récrié Henri avec<br />

véhémence, je voudrais bien voir le saligaud qui balancerait du<br />

rhum dans la cuvette <strong>de</strong>s chiottes! non, mais pourquoi pas pisser<br />

sur les fresques <strong>de</strong> Botticelli à la chapelle Sixtine pendant que<br />

vous y êtes!!<br />

Nous avons tous accusé <strong>une</strong> moue dégoûtée, nous avons<br />

tendu nos verres et Henri a fait le tour <strong>de</strong> la table avec le<br />

tonneau, pour délivrer <strong>une</strong> petite casca<strong>de</strong> d'alcool à chacun. Le<br />

seul qui jeta l'éponge à ce moment là fut Charlie, il exprima sa<br />

lassitu<strong>de</strong> d'un relent gastrique puis fila dans la salle <strong>de</strong> bains. Le<br />

pauvre avait les yeux luisants et plus visqueux que les eaux<br />

d'East River à la sortie <strong>de</strong>s égouts. Le teint blafard qui s'était<br />

répandu sur son visage lui donnait les allures d'un mort sorti du<br />

tombeau. Sa démarche désynchronisée manquait <strong>de</strong> le flanquer<br />

par terre à chaque foulée.<br />

— Si ta mère te voit dans cette état tu vas te faire savonner! a<br />

prévenu Henri.<br />

— Je crois que je vais vomir, s'est lamentée la silhouette <strong>de</strong><br />

Charlie en s'engouffrant dans la salle <strong>de</strong> bain.<br />

Le gémissement <strong>de</strong>s pales s'est installé au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nos<br />

carcasses le temps qu'on siffle nos verres, puis Henri a remis ça.<br />

— Stan, va falloir que t'ailles chercher le <strong>de</strong>uxième tonneau,<br />

il a dit en matant les ultimes gouttes <strong>de</strong> jus <strong>de</strong> mélasse plonger<br />

dans l'un <strong>de</strong>s petits gobelets transluci<strong>de</strong>s.<br />

— Ouais.<br />

— Au fait où est passé Harold? s'est étonné Tortilla juste<br />

après.<br />

— Je sais pas, a répondu Antonio, il s'est peut-être endormi<br />

sur les chiottes!<br />

Nous nous sommes envoyés le fond d'alcool qu'Henri avait<br />

partagé, lorsque Charlie a surgi <strong>de</strong> salle <strong>de</strong> bains avec <strong>une</strong><br />

cagoule <strong>de</strong> frayeur enfilée sur la tête:<br />

— PUTAIN HENRI, Y A UN CROCODILE DANS TA<br />

BAIGNOIRE!!!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— T'emballe pas, a dédramatisé Henri en reposant le fût à<br />

terre.<br />

— MAIS MERDE, PUISQUE JE TE DIS QU'Y A UN<br />

CROCODILE TERRIFIANT DANS TA BAIGNOIRE... J'AI<br />

FAILLI ME FAIRE BOUFFER LE BRAS, MERDE!!!<br />

Henri a échoué sur <strong>une</strong> chaise:<br />

— Qu'est-ce que tu racontes, c'est moi-même qui ai posé le<br />

grillage!<br />

Charlie était scié. La peur l'avait presque <strong>de</strong>ssaoulé. Il a<br />

laissé ses bras dégringoler le long <strong>de</strong> ses flancs et s'est mis à jeter<br />

<strong>de</strong>s œilla<strong>de</strong>s dans tous les sens. Un petit blanc à marqué son<br />

relâchement puis il est revenu à la charge.<br />

— MAIS QU'EST-CE QUE TU FOUS AVEC UN<br />

CROCODILE DANS TA BAIGNOIRE!!? il a bafouillé. TU<br />

POURRAIS PREVENIR, MERDE!!!<br />

— C'est pas un crocodile, c'est un petit caïman du<br />

Venezuela! a rectifié Stan en sortant un paquet <strong>de</strong> cigarettes <strong>de</strong><br />

sa poche.<br />

— UN PETIT CAIMAN DU VENEZUELA???!! a repris<br />

Charlie avec indignation, MAIS PUTAIN CE TRUC A UNE<br />

MACHOIRE AVEC DES DENTS COMME ÇA!!! IL ATTEND<br />

QU'UNE CHOSE, C'EST QUE TU LUI OUVRES LA PORTE<br />

POUR TE SAUTER A LA GORGE!!! JE CONNAIS CE<br />

GENRE DE BESTIOLES, J'AI LU DES LIVRES FIGURE-<br />

TOI, EN AFRIQUE UNE POIGNEE DE CES SALETES PEUT<br />

TE DECIMER UN TROUPEAU DE GNOUS EN MOINS<br />

D'UN QUART D'HEURE! ET TOI T'EN ELEVE UN DANS TA<br />

BAIGNOIRE! T'ES COMPLETEMENT CINGLE!<br />

Stan a porté <strong>une</strong> cigarette à sa bouche. Henri était exténué.<br />

— Je ne t'ai jamais dis que c'était inoffensif, il a convenu. Si<br />

c'était un Yorkshire je ne l'aurais pas enfermé dans la baignoire,<br />

seulement je pourrais pas en tirer 900 billets à la maroquinerie!<br />

Charlie s'est frotté la face pour s'assurer qu'il ne rêvait pas et<br />

Henri lui a sabré les jambes:<br />

— Y avait un lot sur un cargo en provenance du Venezuela,<br />

j'allais pas rater ça tout <strong>de</strong> même!<br />

Charlie s'est laissé tomber dans le fauteuil <strong>de</strong> skaï qui trônait<br />

sous le ventilateur et la nuit a repris sa respiration. Antonio et les<br />

autres avait sombré dans <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> léthargie euphorisante.<br />

On aurait dit <strong>une</strong> escadrille <strong>de</strong> mouches groggy par un gaz<br />

insectici<strong>de</strong>. Lorsque Stan a allumé sa cigarette, j'ai vu <strong>une</strong> petite<br />

flamme ja<strong>une</strong> jaillir du briquet et un flot <strong>de</strong> tristesse s'est mise à<br />

ruisseler dans mes veines. J'étais tellement étourdi par l'ivresse


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

que j'avais presque oublié que ma vision <strong>de</strong> la vie se limitait à<br />

<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> rhapsodie en noir et blanc. Cette petite flamme qui<br />

dansait sous le nez <strong>de</strong> Stan m'a saigné le cœur. Elle m'a rappelé<br />

l'époque <strong>de</strong> la vieille Plymouth rose que papa sortait en<br />

économisant l’essence, l’époque où maman portait ses longues<br />

robes multicolores, où ses grands yeux vert émerau<strong>de</strong> éclairaient<br />

la cuisine d'un simple battement <strong>de</strong> paupière, l’époque où<br />

Tortilla écrivait ses poèmes sur la terrasse, tandis qu’à la<br />

balustra<strong>de</strong>, je regardais le soleil se coucher avec son ballet <strong>de</strong><br />

rouge dégradés et <strong>de</strong> mauve tendre. Je m'enlisais doucement<br />

dans l'<strong>une</strong> <strong>de</strong> ces zones pathétiques enfouies dans les tréfonds <strong>de</strong><br />

ma cervelle, lorsque Stan a rabattu le couvercle sur la flamme. Il<br />

a recraché un champignon <strong>de</strong> fumée argentée qui est venue<br />

s'entortiller autour <strong>de</strong>s pales du ventilateur et j'ai retrouvé mes<br />

esprits.<br />

— Il arrive ce <strong>de</strong>uxième tonneau? j'ai dit.<br />

— J'y vais! a relevé Stan.<br />

Il s'est extirpé <strong>de</strong> la chaise dans laquelle il était vautré. Juste<br />

au moment où il est réapparu avec le fût sur la poitrine, Henri a<br />

envoyé “Hooker's hooker” à fond. Stan a posé le truc sur la<br />

table, Charlie s'est rapproché d'Antonio en raflant un verre au<br />

passage, et la musique <strong>de</strong> Scott Joplin s'est répandue dans nos<br />

artères avec <strong>une</strong> délectation presque miraculeuse. Du coup, j'ai<br />

avalé ma petite dose <strong>de</strong> rhum d'<strong>une</strong> traite, j'ai basculé la tête en<br />

arrière en refermant les yeux et durant <strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>s,<br />

j'ai bien cru que la grâce m'avait touché. J'ai eu l'impression que<br />

le temps s'était arrêté parce que les aiguilles <strong>de</strong> la pendule<br />

avaient rendu l'âme et que “Hooker's hooker” n'en finissait plus<br />

<strong>de</strong> cracher <strong>de</strong>s enceintes. Henri a sorti un paquet <strong>de</strong> cartes. Nous<br />

avons fait un poker en misant <strong>de</strong>s allumettes.<br />

Plus tard, j'ai accompagné Stan et Tortilla dans la rue avec<br />

un verre à la main. Nous avons tenté quelques paniers au<br />

panneau qu'Henri avait fixé à un poteau télégraphique, mais le<br />

rhum est remonté à nos cerveaux à la manière d'un petit geyser<br />

acidulé. Le cœur n’y était pas, la chaleur suffocante qui rôdait<br />

dans la ville est venue nous achever, sans pitié.<br />

— Ce qu'il nous faudrait c'est un bon café! j'ai déclaré en<br />

bloquant le ballon, au bord <strong>de</strong> l'apoplexie.<br />

Stan s'est assis sur les marches du perron, il a posé son verre<br />

entre ses pieds. Il a pris un air dépité.<br />

— Mon vieux a niqué la machine! il a dit.<br />

— Ah mer<strong>de</strong>! ai-je jappé machinalement pendant que<br />

Tortilla se portait à ma hauteur et me donnait <strong>une</strong> tape dans le


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

dos en m'expliquant qu'avec un lave-vaisselle, il pourrait<br />

rattraper le coup.<br />

Stan m'a reluqué avec circonspection, je lui ai rendu la<br />

pareille, j'ai envoyé le ballon vers le panier <strong>de</strong> basket puis nous<br />

avons rejoint Tortilla qui vacillait déjà dans l'entrée. La balle a<br />

rebondi contre le panneau, elle a giflé plusieurs fois l'asphalte et<br />

est venue s'échouer dans les poubelles.<br />

La cuisine était baignée par <strong>une</strong> délicieuse clarté lunaire qui<br />

dégringolait <strong>de</strong>s cieux et s’infiltrait par la fenêtre. Le filament <strong>de</strong><br />

l'ampoule au plafond était sectionné, Stan avait coincé la porte<br />

du frigo avec un tabouret et un jet <strong>de</strong> lumière jaillissait <strong>de</strong><br />

l'intérieur et ricochait sur les murs. Du coup, <strong>une</strong> fine pellicule<br />

lumineuse s'étalait sur nos fringues et d'où j'étais, adossé à<br />

l'encadrement <strong>de</strong> la porte, Stan et Tortilla se découpaient en<br />

ombres chinoises, on aurait dit qu'<strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> liseré<br />

phosphorescent était brodé tout autour <strong>de</strong> leurs silhouettes.<br />

— Tu sais, un lave-vaisselle c'est jamais qu'<strong>une</strong> grosse<br />

cafetière! a expliqué Tortilla en versant du café dans le petit<br />

réservoir en plastique <strong>de</strong>stiné à recueillir la lessive en poudre, le<br />

tout c'est <strong>de</strong> pas se planter dans les doses!<br />

Il était saoul comme <strong>une</strong> barrique. Stan reluquait le truc en se<br />

grattant la nuque, Tortilla a rabattu le capuchon du réceptacle, il<br />

a disposé <strong>de</strong>s verres dans le lave-vaisselle puis il l'a refermé et a<br />

enclenché le bouton floqué du sigle 65°.<br />

— Et voilà, dans <strong>de</strong>ux minutes le tour est joué! a affirmé<br />

Tortilla en attrapant le sucre dans le placard.<br />

A côté l'ambiance était retombée. Charlie et Antonio s'étaient<br />

endormis dans le canapé, Bernie avait glissé sous la table et<br />

Henri avait disparu. Lorsque nous nous sommes ramenés avec la<br />

potion merdiques <strong>de</strong> Tortilla, nous avons tout <strong>de</strong> suite pensé<br />

qu'un cyclone avait ravagé le coin. Nous avons enjambé Bernie,<br />

nous nous sommes assis autour <strong>de</strong> la table et Henri a déboulé du<br />

couloir avec <strong>une</strong> bicyclette, un casque <strong>de</strong> chantier et <strong>une</strong> paire <strong>de</strong><br />

gants enfoncés dans la poche arrière <strong>de</strong> son pantalon.<br />

— Vous avez réparé la cafetière? il a <strong>de</strong>mandé en saisissant<br />

un verre.<br />

— Non, a retourné Stan, Tortilla a fait <strong>de</strong>ux années <strong>de</strong><br />

chimie par correspondance..., il a tenté <strong>une</strong> expérience pour<br />

déstructurer la formule moléculaire du café, c’est plutôt réussi.<br />

— T’as raison, c’est infecte, ai-je assuré après avoir mouillé<br />

mes lèvres dans l'infâme liqui<strong>de</strong>.<br />

Henri n'a pas relevé. Il s'en est envoyé <strong>une</strong> gorgée et dans la<br />

même secon<strong>de</strong>, il a tout recraché.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Mer<strong>de</strong>, c'est <strong>de</strong> la pisse <strong>de</strong> chameau ton truc! il a lâché<br />

avec <strong>une</strong> grimace <strong>de</strong> dégoût calquée sur la face.<br />

— J'ai merdé dans le dosage, a expliqué Tortilla, mais avec<br />

cinq ou six morceaux <strong>de</strong> sucre ça glisse tout seul.<br />

Henri a reposé le verre sur la table, puis il a fait claquer ses<br />

mains:<br />

— Bon, je vais au boulot, vous filerez un coup <strong>de</strong> balai ça<br />

fait désordre!<br />

On l'a regardé traverser la pièce, le visage buriné comme <strong>une</strong><br />

planche <strong>de</strong> cuivre. Nous l'avons entendu attraper <strong>une</strong> bière dans<br />

la cuisine et juste avant que la porte d'entrée ne tremble, sa voix<br />

a retenti <strong>une</strong> ultime fois dans la baraque:<br />

— Hé Tortilla, fais-moi plaisir, jette ce café et va racheter<br />

<strong>une</strong> cafetière!<br />

La nuit s'enflammait légèrement à chaque extrémité. Une<br />

petite brume remontait <strong>de</strong>s égouts. Les phares <strong>de</strong>s premières<br />

bagnoles oscillaient le long <strong>de</strong>s artères. Quelques chats filaient<br />

par les toits. Les Docks se profilaient au lointain. Il était cinq<br />

heures du matin.<br />

Lorsque j'ai émergé le len<strong>de</strong>main après-midi, <strong>une</strong> migraine<br />

tentaculaire m'élançait les tempes et la nuque. J'avais<br />

l'impression qu'<strong>une</strong> pieuvre s'était ventousée à ma cervelle et me<br />

compressait les points névralgiques. Au moindre <strong>de</strong> mes<br />

mouvements, mes os se mettaient à craqueter et la douleur venait<br />

me boursoufler les zones latérales du crâne. J’avais envie <strong>de</strong> me<br />

taper la tête contre les murs, <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> supplice chinois avec<br />

un dragon sous chaque paupière et <strong>de</strong>s traînées <strong>de</strong> feu dans la<br />

boite crânienne.<br />

Je suis tout <strong>de</strong> même parvenu à me redresser. Le fauteuil a<br />

couiné, il faisait lourd et <strong>une</strong> o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> vomi flottait dans la pièce.<br />

Le soleil se découpait en tranches à travers les volets, il <strong>de</strong>ssinait<br />

<strong>de</strong>s zébrures sur le sol, et en avalant <strong>une</strong> longue bolée <strong>de</strong><br />

poussières en suspension dans la lumière, j'ai bien cru que ma<br />

tête allait exploser. Je n’ai pas insisté. J'ai tout recraché vers le<br />

ventilo en me rasseyant et l’orage s’est éloigné. Au plafond,<br />

l'engin avait cessé <strong>de</strong> battre <strong>de</strong>s ailes. Un lézard me regardait <strong>de</strong><br />

là-haut, il avait squatté l'<strong>une</strong> <strong>de</strong>s pales et sa langue pendait dans<br />

le vi<strong>de</strong>. La canicule lui avait vidé l’intérieur du crâne. J'ai jeté un<br />

œil autour <strong>de</strong> moi et j’ai vu que tout le mon<strong>de</strong> s'était volatilisé, il<br />

y avait juste le grésillement <strong>de</strong> l’appareil à moustique et les<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

attaches <strong>de</strong>s volets grinçaient au <strong>de</strong>hors. Charlie et Antonio<br />

avaient déserté le canapé, Stan était parti trimer du côté <strong>de</strong><br />

Broadway où il avait déniché un job <strong>de</strong> gardien <strong>de</strong> parking et<br />

Tortilla avait sans doute raccompagné Bernie. J'ai fait levier avec<br />

mes bras pour me hisser hors du fauteuil mais la douleur est<br />

revenue. Ça m’a carrément soudé les mâchoires. Je me suis levé<br />

avec les veines <strong>de</strong>s tempes tendues comme <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s<br />

d’arbalètes, j'ai évité la salle <strong>de</strong> bains et le caïman, j'ai titubé vers<br />

la cuisine et je me suis passé la tête sous le robinet. L'eau a mis<br />

<strong>une</strong> éternité à se refroidir parce que la canicule était remontée<br />

jusque dans le cœur <strong>de</strong> la ville, mais j'ai bien fait d'attendre,<br />

parce qu'au bout d'un moment, <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> flui<strong>de</strong> glacé m'a<br />

aspergé le crâne, et j'ai souri bêtement à la crapaudine qui avalait<br />

l'eau au fond <strong>de</strong> l'évier. Après je me suis frictionné le visage<br />

avec la paume <strong>de</strong>s mains, j'ai coupé le débit, et comme cette<br />

satanée pieuvre s'obstinait à me comprimer l'encéphale, j'ai<br />

flageolé vers les toilettes où Henri stockait ses cachets.<br />

— Mer<strong>de</strong>! ai-je laissé échapper en m'acharnant sur la<br />

poignée après m'être aperçu que la porte était fermée <strong>de</strong><br />

l'intérieur. Harold me dis pas que c'est toi...! Me dis pas que tu<br />

t'es enfermé dans les chiottes...! Putain! c’est <strong>une</strong> vraie manie!<br />

Ouvre bor<strong>de</strong>l, j'ai besoin <strong>de</strong> cachets d'aspirine dans la pharmacie!<br />

Comme aucun bruit ne filtrait <strong>de</strong> l'autre côté, j'ai balancé un<br />

petit coup d'épaule dans la porte et le loquet a cédé tout <strong>de</strong> suite.<br />

Il a valdingué dans les airs <strong>une</strong> fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>. Il est<br />

retombé sur le carrelage au moment même où Harold se ravivait.<br />

— Bah mer<strong>de</strong> Lenny, qu'est-ce que tu fous là? il a bredouillé<br />

en me bornoyant d'un œil visqueux.<br />

J'ai rien répliqué. J'ai juste attrapé la boite d'aspirine et j'ai<br />

filé dans la cuisine. Harold m'a emboîté le pas. J'ai versé un peu<br />

d'eau dans le gobelet, j'ai envoyé <strong>de</strong>ux cachets effervescents<br />

<strong>de</strong>dans et j'ai bu la potion avec toute ses bulles.<br />

Harold avait plongé sa tête dans le frigo. Il est ressorti avec<br />

un paquet <strong>de</strong> gâteaux à la noix <strong>de</strong> coco, puis est venu s'asseoir<br />

sur un tabouret <strong>de</strong> comptoir près <strong>de</strong> la fenêtre.<br />

— Dis-donc Lenny, ça t'embêterait <strong>de</strong> me faire un bol <strong>de</strong><br />

café? il a dit.<br />

— Henri a cassé la cafetière, ai-je expliqué en lui fauchant<br />

un truc à la noix <strong>de</strong> coco.<br />

— Je connais un truc avec le presse-orange si tu veux!<br />

— Laisse tomber, je te paie un café chez Bernie, j'ai dit.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Tu tombes bien! a lâché Bernie en nous voyant<br />

débarquer, y a un certain Richie qu'a appelé pour toi, j'ai tout<br />

noté sur le carnet.<br />

J'ai raflé le truc en passant et nous nous sommes installés au<br />

comptoir.<br />

— Tu peux nous faire un café? a glapi Harold.<br />

Tandis que je décryptais le message que m'avait laissé<br />

Richie, Bernie s'est installé face à Harold et il a collé la paume<br />

<strong>de</strong> ses mains sur le comptoir:<br />

— Tu veux pas plutôt <strong>une</strong> tisane aux plantes?<br />

— Qu'est-ce qui se passe? t'as <strong>de</strong>s trucs à refourguer ou<br />

quoi?<br />

— Non, seulement Stan m'a dit que t'avais passé la nuit aux<br />

toilettes, et pour la chiasse, le seul remè<strong>de</strong> c'est la camomille,<br />

c'est bien connu!<br />

— Putain Bernie, t'as décidé <strong>de</strong> m’emmer<strong>de</strong>r, hein?!! s'est<br />

irrité Harold, je veux juste un petit café, c'est pas compliqué!<br />

— Comme tu voudras, mais le café c'est mauvais pour les<br />

intestins! viens pas te plaindre après, et surtout vas pas pourrir<br />

mes chiottes, je t'ai à l'œil!<br />

Harold a opiné avec nonchalance et Bernie est reparti vers sa<br />

machine. J'en ai profité pour m'allumer <strong>une</strong> cigarette, loucher<br />

<strong>une</strong> secon<strong>de</strong> sur la merveilleuse flamme bleue se trémoussant au<br />

bout <strong>de</strong> l'allumette et glisser <strong>une</strong> pièce dans le juke-box. Quand<br />

je suis revenu à ma place, Bernie avait servi les cafés et “Jumpin<br />

Jive” a virevolté dans les airs entre les mouches et le pollen <strong>de</strong>s<br />

fleurs.<br />

— Dis-donc Bernie, je peux prendre la bagnole? j'ai<br />

<strong>de</strong>mandé en laissant le café engloutir <strong>de</strong>ux dominos <strong>de</strong> sucre.<br />

— Et voilà, c'est reparti! il a soufflé. Qu'est-ce que tu mijotes<br />

encore avec ce Richie...?<br />

— Rien, ai-je assuré.<br />

J'ai fait valser le bout d'<strong>une</strong> cuillère dans ma tasse <strong>de</strong> café et<br />

Bernie m'a lancé <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> gorgée d'incrédulité:<br />

— Tu ferais bien <strong>de</strong> te faire oublier un peu, tu sais!<br />

— Ecoute Bernie, je vais juste faire <strong>de</strong>ux ou trois combats<br />

pour ramasser un peu d'argent..., qu’est-ce que tu veux, c'est tout<br />

ce que je sais faire!<br />

— Ouais. En attendant, si le juge apprend que t'as trempé<br />

dans <strong>une</strong> affaire <strong>de</strong> combats clan<strong>de</strong>stins, il va plus te lâcher. Et je<br />

ne te parle pas <strong>de</strong> l'évasion!<br />

— Tu vas pas revenir là-<strong>de</strong>ssus!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Je reviens sur rien du tout, seulement fais-gaffe où tu<br />

mets les pieds! On a déjà vu <strong>de</strong>s rats se faire tordre le cou pour<br />

un morceau <strong>de</strong> fromage moisi!<br />

Harold dont l'esprit pataugeait dans un nuage <strong>de</strong> gaz et <strong>de</strong><br />

poussières interstellaires a plissé les yeux vers Bernie. Il l'a<br />

lorgné avec <strong>une</strong> lueur hermétique au fond <strong>de</strong>s pr<strong>une</strong>lles:<br />

— Hey Bernie, qu'est-ce que c'est que cette histoire <strong>de</strong> rats et<br />

<strong>de</strong> fromage?<br />

— Laisse tomber je t'expliquerai plus tard, j'ai dit, reprendsdonc<br />

un petit café.<br />

Harold s'est stabilisé <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> sur le tabouret, il m'a jeté<br />

un œil emprunt d'<strong>une</strong> larme d'incompréhension, puis a avalé<br />

d'<strong>une</strong> traite l'ultime gorgée <strong>de</strong> café qui ondoyait dans le fond <strong>de</strong><br />

sa tasse. Au même moment, Bernie parachutait les clés du<br />

véhicule sur le bar.<br />

— Surtout la gare pas en côte, il a dit, Tortilla m'a bousillé le<br />

frein à main!<br />

— T'en fais pas Bernie, est-ce que je te l'ai jamais ramenée<br />

avec la moindre égratignure?<br />

J'ai kidnappé le trousseau qui miroitait sur le comptoir. J'ai<br />

écrasé ma cigarette dans un cendrier. J'ai envoyé un petit signe<br />

d'amitié à Bernie. Il m'a souri et j'ai quitté le café.<br />

Dehors, j'ai bondi dans la vieille Peugeot 203. J'ai mis le<br />

contact, le moteur a toussoté, j'ai enclenché <strong>une</strong> vitesse et la<br />

musique <strong>de</strong> Cab Calloway m'a accompagnée un bout <strong>de</strong> chemin<br />

dans les rues <strong>de</strong> la ville.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 14 -<br />

Richie m'avait filé ren<strong>de</strong>z-vous dans le Bronx du côté <strong>de</strong> St<br />

Mary's Street. J'ai garé la 203 en face d'un restaurant Mexicain<br />

dont la vitrine était décorée d'un cobéa et d'<strong>une</strong> rangée <strong>de</strong> cactus,<br />

puis j'ai giflé la portière. J'ai maté la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong> l'immeuble, j'ai<br />

levé les yeux vers les balcons garnis <strong>de</strong> draps et <strong>de</strong> pots <strong>de</strong><br />

géranium. Le visage <strong>de</strong> Richie est apparu:<br />

— Salut Lenny, grimpe je t'attendais!<br />

Je lui ai adressé un signe <strong>de</strong> la main et pendant que je<br />

m'avalais les quatre étages, Richie reposait sa bière, pliait son<br />

journal, enfilait <strong>une</strong> chemise et venait à ma rencontre.<br />

— Eh Lola, remue un peu tes fesses, on a un invité! il a lâché<br />

en ouvrant la porte.<br />

— Fais pas chier! a riposté la fille en se retournant dans le<br />

lit. Laisse-moi dormir!<br />

Elle avait ramené le haut du drap sur son visage, sa hanche<br />

se <strong>de</strong>ssinait sous le coton, mais l'un <strong>de</strong> ses genoux débordait du<br />

matelas et <strong>une</strong> petite mèche <strong>de</strong> cheveux était venue se dérouler<br />

sur l'oreiller. Depuis que j'avais perdu l'usage <strong>de</strong>s couleurs les<br />

subtilités chromatiques m'échappaient mais cette fille était<br />

rousse. J’en fichais mon billet!<br />

— T'es sûr que je ne dérange pas? ai-je <strong>de</strong>mandé en dansant


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Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

d’un pied sur l’autre sur le paillasson.<br />

— Mais qu'est-ce que tu vas chercher! m'a rétorqué Richie.<br />

Lola est juste un peu grincheuse au réveil.<br />

— PUTAIN RICHIE, TU VEUX PAS LA BOUCLER UN<br />

PEU!<br />

— Mais Lola, c'est Lenny, le type dont je t'ai parlé!!?<br />

Le silence qui s'est dispersé dans l'appartement à ce moment<br />

fut légèrement parfumé, parce que le vent qui s'engouffrait par le<br />

balcon ramenait les effluves <strong>de</strong> géranium à l'intérieur. Lola a<br />

attendu que le truc se dissipe puis elle s'est redressée et m'a<br />

envisagé:<br />

— Excuse-moi, on s'est couchés tard et j'ai lu <strong>une</strong> partie <strong>de</strong> la<br />

nuit.<br />

— Je t'en prie, j'ai dit.<br />

Lola a dévoilé <strong>une</strong> rangée <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts blanches comme <strong>de</strong>s<br />

touches <strong>de</strong> piano. Richie a rompu le charme d'un coup.<br />

— Bon, on est pas là pour discuter littérature! il a lâché en<br />

me posant <strong>une</strong> main sur l'épaule.<br />

Je l'ai regardé <strong>une</strong> fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>, j'ai esquissé un<br />

sourire et je l'ai suivi sur le balcon. Il s'est calé les reins contre la<br />

balustra<strong>de</strong> et s'est allumé <strong>une</strong> cigarette.<br />

— Tu veux peut-être <strong>une</strong> bière? il a dit.<br />

— Nan nan, j'ai fait, parle-moi plutôt <strong>de</strong> ce type qui organise<br />

les combats.<br />

— Eddie Nell.<br />

— Ouais.<br />

Richie s'est servi <strong>de</strong> la perspective pour expirer un halo <strong>de</strong><br />

fumée dans le cercle solaire qui barrait le bout <strong>de</strong> la rue et<br />

donnait l'impression <strong>de</strong> s'être faufilé entre les immeubles. Il a<br />

tapoté sur l'extrémité <strong>de</strong> sa tige et un morceau cendre a mordu la<br />

poussière, dans le pot <strong>de</strong> géranium.<br />

— Tu sais, ce type c'est du gros calibre, il a entamé. Si<br />

jamais tu lui plaît, il peut te faire empocher un paquet <strong>de</strong> billets!<br />

Seulement, faut bien reconnaître que c’est pas facile pour<br />

l’approcher. Avec toutes les combines dans lesquelles il a<br />

trempé, il ne s'est pas fait que <strong>de</strong>s amis à New-York et il est<br />

toujours entouré d'<strong>une</strong> <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> gorilles.<br />

J'ai pris <strong>une</strong> mine affligée:<br />

— Qu'est-ce que tu racontes...? tu m'avais pas dit que tu<br />

bossais pour lui?<br />

— Pas exactement, il a grimacé, mais j'ai un plan infaillible!<br />

J’ai senti comme <strong>une</strong> petite déchirure au niveau du cœur. Le<br />

cri d’<strong>une</strong> mouette à lacéré le ciel et Richie a enchaîné:


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Le frère <strong>de</strong> Lola s'occupe <strong>de</strong> la salle clan<strong>de</strong>stine.<br />

J'ai opiné avec <strong>une</strong> moue légèrement abattue. La mouette a<br />

lâché <strong>une</strong> petite fiente <strong>de</strong> dépit au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s toits et le soleil<br />

s'est paré d'<strong>une</strong> clarté quasiment magique lorsque Lola s'est<br />

déhanché sur le balcon avec un drap enlacé autour <strong>de</strong>s flancs.<br />

— Tu préfères laquelle? s'est-elle enquis en me dévorant <strong>de</strong>s<br />

yeux.<br />

Je n'ai rien répondu tout <strong>de</strong> suite. J'ai maté trente secon<strong>de</strong> les<br />

robes <strong>de</strong> flanelles qui se trémoussaient au bout <strong>de</strong>s cintres, j'ai<br />

envoyé un rictus emprunté à l'intention <strong>de</strong> Richie puis je suis<br />

revenu sur Lola. Elle avait incliné sa tête <strong>de</strong> telle sorte qu'<strong>une</strong><br />

espèce <strong>de</strong> grâce lumineuse lui éclairait le visage. Ses cils<br />

papillotaient légèrement dans la clarté aveuglante <strong>de</strong> l'aprèsmidi.<br />

On aurait dit <strong>de</strong>ux libellules engluées dans <strong>une</strong> flaque <strong>de</strong><br />

pétrole. Elle avait attaché ses cheveux avec <strong>de</strong>s épingles, le truc<br />

avait été bâclé au saut du lit mais lorsqu'elle a penché la tête <strong>de</strong><br />

l'autre côté, <strong>une</strong> kyrielle <strong>de</strong> reflets métalliques se sont rués sur<br />

moi. J'aurais parié que ces trucs étaient chargés d'électricité<br />

parce que j'ai ressenti comme <strong>de</strong>s petites décharges à la surface<br />

<strong>de</strong> l'épi<strong>de</strong>rme. Ma langue s'est <strong>de</strong>sséchée d'un coup comme <strong>une</strong><br />

méduse qu'on aurait collé sous un séchoir, puis Lola a attisé le<br />

feu. Elle a franchi avec indolence le petit espace <strong>de</strong> ciment qui<br />

s'étendait entre nous, et en laissant ses iris flâner le long <strong>de</strong>s<br />

robes, elle a soupiré un truc du genre:<br />

— Celle-ci est transparente mais je ne peux pas la mettre<br />

sans culotte..., avec cette chaleur c'est embêtant! Qu'est-ce que<br />

t'en penses?<br />

J'ai sollicité mes paroti<strong>de</strong>s. Une coulée <strong>de</strong> salive est venue<br />

m'irriguer le palais mais Richie s'est intercalé avant même que je<br />

ne puisse articuler la moindre syllabe.<br />

— T'as pas un peu fini <strong>de</strong> nous casser les couilles avec ta<br />

gar<strong>de</strong>-robe! il s'est lamenté.<br />

— Je t'ai pas causé! a tranché Lola, je parle avec notre invité!<br />

— Tu fais chier, tu sais!<br />

— Sois pas vulgaire, tu veux! a entériné la fille.<br />

Richie a planté le bout <strong>de</strong> sa cigarette dans le pot <strong>de</strong><br />

géranium. La terre a étouffé le tabac incan<strong>de</strong>scent. Elle a<br />

accouché d'<strong>une</strong> ultime écharpe <strong>de</strong> fumée puis le vent a embarqué<br />

tout ça et Lola m'a relancé:<br />

— Alors Lenny, ton avis?<br />

— Je sais pas, ai-je balbutié, t'as sans doute raison. Et puis il<br />

fait <strong>une</strong> chaleur insoutenable.<br />

Deux minutes plus tard, nous nous sommes tirés. Nous avons


Tortilla 11/10/2005<br />

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sauté dans la bagnole <strong>de</strong> Richie et durant tout le trajet, <strong>une</strong> seule<br />

idée m'accaparait l'esprit: Nom <strong>de</strong> Dieu, Lola avait t-elle<br />

effectivement renoncé a tout enfilage <strong>de</strong> culotte?<br />

Richie a stoppé la Pontiac <strong>de</strong>vant un écriteau indiquant que le<br />

gymnase fermait à 19 heures. Nous avions enfilé <strong>une</strong> orgie <strong>de</strong><br />

rues minables bondées <strong>de</strong> macchabées et <strong>de</strong> ven<strong>de</strong>urs <strong>de</strong><br />

saucisses, et les relents nauséabonds qui s'engouffraient par les<br />

fenêtres me firent penser à ceux qui planaient sur Delancey<br />

Street. Un mélange <strong>de</strong> dégueulis <strong>de</strong> poivrots et <strong>de</strong> vague o<strong>de</strong>ur<br />

<strong>de</strong> gin. En fait, les senteurs <strong>de</strong> l’amertume et <strong>de</strong> la déchéance<br />

combinées, versées dans la gran<strong>de</strong> coupole <strong>de</strong> la vie avec un<br />

zeste <strong>de</strong> rage et un soupçon magnificence. En attendant, c’était<br />

avec ce genre <strong>de</strong> cocktails qu’on fabriquait <strong>de</strong>s poètes aux âmes<br />

déchirantes ou <strong>de</strong>s saoulards transpercés par la disgrâce. J’étais<br />

bien placé pour le savoir, mon père était passé par toutes les<br />

étapes <strong>de</strong> la déliquescence et mon frère écrivait <strong>de</strong>s trucs d’<strong>une</strong><br />

pureté paralysante:<br />

*<br />

“Lorsqu'un orage éclatait au-<strong>de</strong>ssus du Lower<br />

Une pluie <strong>de</strong> mercure venait engorger les gouttières<br />

Et les caniveaux<br />

D'<strong>une</strong> sorte d'essence d'ozone<br />

Enivrant les rues jusqu'au petit matin<br />

Le truc s'exhalait le long <strong>de</strong>s trottoirs<br />

A la façon d'<strong>une</strong> bouffée d'opium insidieuse<br />

Puis se dissipait entre les étalages <strong>de</strong> légumes<br />

Et les ombres chinoises <strong>de</strong>s putes qui rasaient les<br />

murs.”<br />

Richie a fait claquer la portière <strong>de</strong> la Pontiac, Lola l'a imité et<br />

s'est avancée vers le mastodonte qui barrait l'accès <strong>de</strong> la salle.<br />

— Salut Isaac, t'aurais pas vu Dino? elle a dit.<br />

— Il est... à... à l'in... térieur, a bégayé le type en accusant<br />

<strong>une</strong> grimace apocalyptique à chaque phonème.<br />

J'ai rattrapé Richie qui poireautait sur le trottoir. Le soleil<br />

aspergeait le coin mais je n'ai pas plissé les yeux.<br />

— Qui c'est ce type? j'ai <strong>de</strong>mandé à Richie sans détacher mes<br />

pr<strong>une</strong>lles du balèze en tricot <strong>de</strong> peau.<br />

— C'est l'un <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong> du corps <strong>de</strong> Nell, il m'a expliqué. Tout


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le mon<strong>de</strong> l'appelle Isaac parce qu'il s'est pris un truc sur le coin<br />

<strong>de</strong> la tronche quand il était môme... Tu vois le résultat!<br />

J'ai opiné machinalement tandis que Lola embobinait<br />

l'armoire à glace en <strong>de</strong>ux coups <strong>de</strong> cuillère à pot. A l'intérieur, le<br />

gymnase revêtait les allures d'<strong>une</strong> salle entraînement classique.<br />

Quelques sacs <strong>de</strong> sable pendaient du plafond et gigotaient sous<br />

l'impact <strong>de</strong>s coups délivrées par les boxeurs. Deux types<br />

harnachés <strong>de</strong> casque et <strong>de</strong> protège-<strong>de</strong>nts se décochaient <strong>de</strong>s<br />

directs sur le ring central. D'autres sautaient à la cor<strong>de</strong>, giflaient<br />

les punching-ball ou peaufinaient leur jeu <strong>de</strong> jambes <strong>de</strong>vant <strong>une</strong><br />

rangée <strong>de</strong> miroirs, et aux quatre coins <strong>de</strong> la salle, la voix d'un<br />

manager giclait <strong>de</strong>s haut-parleurs et annonçait la liste <strong>de</strong>s<br />

prochains combats (lorsque Jack aura fini sa tasse <strong>de</strong> thé, il est<br />

prié <strong>de</strong> se présenter pour son combat, PUTAIN JACK TU VAS<br />

TE MAGNER LA RONDELLE, ÇA FAIT DIX MINUTES<br />

QU'ON T'ATTEND AU RING N°2!) ou celle <strong>de</strong>s infractions au<br />

règlement (Sam, t'as encore garé ta poubelle <strong>de</strong>vant le gymnase,<br />

tu commences à faire chier!).<br />

Lorsque Dino a aperçu sa sœur qui se dandinait le long <strong>de</strong>s<br />

baies vitrées en laissant ses talons marteler le ciment, il a glissé<br />

ses l<strong>une</strong>ttes dans sa poche et est <strong>de</strong>scendu du ring en se faufilant<br />

entre les cor<strong>de</strong>s. Il était vêtu d'<strong>une</strong> chemise blanche qu'il avait<br />

retroussée aux manches et <strong>de</strong> bretelles dotées d'extrémités en<br />

cuir qui venaient se boutonner sur un pantalon en fibre d'Alpaga.<br />

Une montre luxueuse avec un bracelet en lézard lui barrait le<br />

poignet et <strong>une</strong> bague enchâssée d'<strong>une</strong> pierre précieuse lui<br />

encerclait l'annulaire. Evi<strong>de</strong>mment, je ne pouvais pas saisir les<br />

nuances chromatiques <strong>de</strong> la pierre, mais l'éclat intense et presque<br />

furieux qui se dégageait d'elle me laissait supposer qu'il s'agissait<br />

d'un rubis ou d'<strong>une</strong> émerau<strong>de</strong>.<br />

— Frankie, un inspecteur t'attend à la réception pour l'affaire<br />

<strong>de</strong> la bijouterie! s'est lamentée la voix à la sortie <strong>de</strong>s hautparleurs.<br />

Frankie si c'est toi qu'à chourré les coquilles dans les<br />

vestiaires tu peux les ramener tout <strong>de</strong> suite tu ne tireras pas <strong>de</strong>ux<br />

cents <strong>de</strong> ces machins là!<br />

Lola a poursuivi sa langoureuse démarche en trémoussant sa<br />

croupe <strong>de</strong> part et d'autre d'<strong>une</strong> longue ligne blanche tracée sur le<br />

sol, et soleil qui démarrait au quart <strong>de</strong> tour est venu se fracasser<br />

contre les baies vitrées à la manière d'un pot <strong>de</strong> lumière insensé.<br />

J'ai jeté un coup d'œil entre ses cuisses, le long <strong>de</strong> ses hanches, je<br />

n'ai décelé auc<strong>une</strong> marque <strong>de</strong> culotte. La vie m'avait pourtant<br />

enseigné le discernement, je savais qu'<strong>une</strong> réflexion hâtive<br />

pouvait s'avérer tendancieuse, mais douce Sainte Vierge, je


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

voulais bien être pendu par les testicules au sommet <strong>de</strong> l'Empire<br />

State Building si la moindre parcelle <strong>de</strong> lingerie occultait la<br />

toison <strong>de</strong> Lola! Ouais, je voulais bien être transformé en<br />

coléoptère! Lola ne portait pas <strong>de</strong> culotte! La peau <strong>de</strong> ses cuisses<br />

brillait et les petits courants chargés <strong>de</strong> sueur qui s'exhalaient <strong>de</strong>s<br />

conduits <strong>de</strong> climatisation, s'engouffraient sous sa robe comme un<br />

zéphyr le long <strong>de</strong>s voiles d'<strong>une</strong> Goélette.<br />

Je n'étais pas le seul à apprécier le petit manège <strong>de</strong> Lola, sur<br />

le ring central, juste au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> Dino, les <strong>de</strong>ux boxeurs<br />

s'étaient accoudés aux cor<strong>de</strong>s avec <strong>de</strong>s tête d'ahuris et se<br />

redressaient légèrement lorsque Lola disparaissait <strong>de</strong>rrière un sac<br />

<strong>de</strong> sable. Une lueur d'anxiété s'inscrivait alors dans leurs<br />

pr<strong>une</strong>lles <strong>de</strong> primates et ne se volatilisait qu'avec le jaillissement<br />

<strong>de</strong> Lola <strong>de</strong> l'autre côté du bidule.<br />

— Vous voulez un périscope, hein?!! les a sermonnés Dino.<br />

Les boxeurs ont immédiatement repris l'entraînement où il<br />

l'avait laissé, et tandis que la voix dans les haut-parleurs pestait<br />

après un certain Roberto qui avait détraquer la balance (Mer<strong>de</strong><br />

Roberto, combien <strong>de</strong> fois <strong>de</strong>vrais-je te répéter <strong>de</strong> ne pas sauter à<br />

pieds joints sur cette putain <strong>de</strong> machine!), Lola qui traînait<br />

Richie dans son sillage s'est plantée à un battement <strong>de</strong> paupières<br />

<strong>de</strong> son frère.<br />

— Tu traînes encore avec ce ringard! a lancé Dino.<br />

— Mer<strong>de</strong> Dino, ça fait <strong>de</strong>ux mois qu'on s'est pas vus et c'est<br />

tout ce que tu trouves à dire!??<br />

Richie s'est contenté <strong>de</strong> dévier le regard et <strong>de</strong> fourrer les<br />

mains dans ses poches.<br />

— Epargne-moi tes sala<strong>de</strong>s Lola, qu'est-ce que tu veux?<br />

Lola a laissé son haleine parfumée embuer le carreau qui<br />

dépassait <strong>de</strong> la poche <strong>de</strong> Dino. Elle s'est retournée avec<br />

l'indolence d'<strong>une</strong> panthère aux reflets envoûtants:<br />

— Explique-lui Richie.<br />

La lumière qui se déversait par les baies vitrées s'était teintée<br />

d'<strong>une</strong> touche ombrageuse parce que <strong>de</strong>hors, un nuage s'était<br />

cramponné au soleil et ne voulait plus lui lâcher la grappe.<br />

Richie ne s'est pas démonté. Il a rivé <strong>de</strong>ux billes <strong>de</strong> mercure dans<br />

les yeux <strong>de</strong> Dino et s'est avancé vers lui.<br />

— Tu vois le type là-bas, il a entamé en inclinant sa tête <strong>une</strong><br />

fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong> vers ma silhouette qui se détachait près du<br />

ring n°2, avec ses poings il démolirait <strong>une</strong> cathédrale en <strong>une</strong><br />

nuit! Il a un punch plus dévastateur que Joe Louis et George<br />

Foreman réunis!<br />

— Ecoute Richie, a averti Dino, tu commences à


Tortilla 11/10/2005<br />

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m'emmer<strong>de</strong>r avec tes combines foireuses! Le <strong>de</strong>rnier tocard que<br />

tu m'as refilé s'est écroulé au bout <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux minutes et il s'est<br />

jamais relevé! Note bien, il est jamais venu réclamer sa petite<br />

enveloppe, on l'a évacué sur <strong>une</strong> civière et il a flanché dans<br />

l'ambulance, seulement ça fait <strong>de</strong>s histoires, tu comprends?<br />

— Mince, c'est pas toi qui cherchait un boxeur qu'acceptait<br />

<strong>de</strong> se coucher?!? T'as été servi, non?!!<br />

— Je ne dis pas le contraire, seulement faut que j’assure le<br />

spectacle, j’ai besoin <strong>de</strong> mecs qu’encaissent!<br />

— Je comprends Dino, mais ce coup là, c'est du tout cuit! Ce<br />

type, c'est Merlin l'enchanteur! Il peut te transformer <strong>une</strong> armoire<br />

à glace en un petit tas d'osselets sanguinolents, comme ça, sur un<br />

coup <strong>de</strong> tête, c'est un magicien je te dis!<br />

Dino s'est frotté la face, il a relâché un soupir d'agacement et<br />

Lola lui a donné le coup <strong>de</strong> grâce:<br />

— Dino, t’es mon frère bon sang!!!<br />

Le vacarme résonnant le long <strong>de</strong>s poutrelles a repris le <strong>de</strong>ssus<br />

<strong>une</strong> secon<strong>de</strong> et Dino a craqué.<br />

— Amène-le! il a maugréé en accusant un geste <strong>de</strong> dépit <strong>de</strong><br />

la main.<br />

Lola est venue m'aguicher, elle m'a expliqué qu'elle avait pu<br />

arranger le coup avec Dino et quinze secon<strong>de</strong>s plus tard, elle<br />

entamait sa petite exhibition d’hôtesse:<br />

— Lenny, laisse-moi te présenter Dino, comme ça tu connais<br />

toute la famille!<br />

— Salut, j'ai dit.<br />

Une fossette est venue inciser le menton <strong>de</strong> Dino. Il a ajusté<br />

ses l<strong>une</strong>ttes sur le bout <strong>de</strong> son nez et m'a examiné les mains.<br />

— On dirait que t'as <strong>de</strong>s articulations résistantes, il a dit, pas<br />

<strong>de</strong> phalanges saillantes..., carence <strong>de</strong> calcium à peu près nul. T'as<br />

déjà boxé?<br />

— Ouais.<br />

— Où ca?<br />

— Un peu partout.<br />

— Et tu t’es battu contre qui?<br />

— Lenny a fait la visite guidée <strong>de</strong>s pénitenciers <strong>de</strong> la côte<br />

Est! a précisé Richie.<br />

Dino a hoché la tête puis a embrayé:<br />

— Tu connais les conditions?<br />

— Richie m'en a touché <strong>de</strong>ux mots, j'ai fait.<br />

— Parfait, il a conclu en replaçant ses l<strong>une</strong>ttes dans la poche<br />

<strong>de</strong> sa chemise, va aux vestiaires et <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à Benny qu'il te file<br />

immédiatement <strong>une</strong> culotte et <strong>de</strong>s gants!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Je me suis dirigé vers la porte menant aux vestiaire mais juste<br />

avant que je n'agrippe la poignée, la voix <strong>de</strong> Dino a retenti dans<br />

mon dos:<br />

— Attends..., <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s aussi <strong>une</strong> coquille et un protège<strong>de</strong>nts!<br />

— Hé vous savez, j'ai jamais mordu personne.<br />

Lorsque je me suis retrouvé sur le ring en tenue<br />

réglementaire, <strong>une</strong> petite coulée <strong>de</strong> givre m'a dégringolé le long<br />

<strong>de</strong> l'échine. J'ai posé un regard sur Lola qui clignait <strong>de</strong>s cils aux<br />

côtés <strong>de</strong> Richie, puis la cloche a vibré, et J.H Lemon, le type qui<br />

attendait dans l'angle opposé s'est rué vers moi et m'a bombardé<br />

<strong>de</strong> crochets. Je ne sais pas ce qui s'est passé mais je n'ai pas réagi<br />

tout <strong>de</strong> suite. J'ai sautillé en ca<strong>de</strong>nce autour du boxeur, je me suis<br />

fabriqué <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> petite bulle à l'abri du mon<strong>de</strong> et rien ne<br />

pouvait m’atteindre. Je me sentais vraiment bien.<br />

Par la suite, les choses ont mal tournées. J.H.Lemon a fait<br />

voler en éclats la sphère transparente qui me servait <strong>de</strong> bouclier<br />

et il s'est acharné sur ma face sans <strong>une</strong> once <strong>de</strong> pitié. Il y avait <strong>de</strong><br />

la hargne dans ses frappes. Il m'a expédié un coup <strong>de</strong> foudre qui<br />

m'a écrabouillé le nez, puis un swing est venu se fracasser contre<br />

ma tempe. J'ai vaguement souri en me rattrapant aux cor<strong>de</strong>s. J'ai<br />

réussi à esquiver ses <strong>de</strong>ux uppercuts suivants, et j'ai repris ma<br />

petite danse <strong>de</strong> Sioux autour <strong>de</strong> sa carcasse. J’étais content <strong>de</strong><br />

savoir que le Seigneur m’avait pas abandonné.<br />

Sur le côté, Dino matait le truc avec un brin <strong>de</strong> déprime au<br />

fond <strong>de</strong>s yeux. Il s'était installé sur le bord du ring juste <strong>de</strong>rrière<br />

les cor<strong>de</strong>s, et Benny, le type qui m'avait dégoté <strong>une</strong> culotte et <strong>de</strong>s<br />

gants lui a délivré <strong>une</strong> tape analeptique dans le dos. Le machin<br />

s'est révélé être un coup <strong>de</strong> sabre dans le vi<strong>de</strong> interstellaire. De<br />

l'autre côté, un vent <strong>de</strong> déroute s'était abattu sur Richie. Ses nerfs<br />

se distordaient sur eux-mêmes et le teint cadavérique qui s'était<br />

déployé sur sa figure en disait long sur son état. Je <strong>de</strong>vais<br />

admettre que ma tactique avait <strong>de</strong>s faiblesses. Une espèce <strong>de</strong><br />

brume analgésique s'était répandue dans mon esprit et je<br />

divaguais, les jambes en coton et les gants lestés <strong>de</strong> plomb.<br />

Malgré tout, je ne m'affolais pas. J’avais appris à encaisser<br />

toutes sortes <strong>de</strong> coups en me bagarrant dans la rue. La rue vous<br />

apprend <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> choses. Comme la teneur <strong>de</strong> l’être et la<br />

fragilité <strong>de</strong> l’âme humaine. Et lorsqu'un type m'assénait <strong>une</strong><br />

raclée, je me laissais détourner vers <strong>une</strong> zone chimérique bordée<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

<strong>de</strong> délires psychédéliques et <strong>de</strong> visions extravagantes. Cette foisci,<br />

ce fut le cliché noir et blanc que papa avait pris sur la plage<br />

lorsque j'avais cinq ans qui m’est apparu à l’esprit. A cette<br />

époque, papa rigolait tout le temps, il achevait ses étu<strong>de</strong>s <strong>de</strong> droit<br />

grâce à <strong>une</strong> bourse qu'il avait obtenue et sa carrière d'avocat<br />

s'annonçait alléchante. Nous habitions le petit appartement dans<br />

le Lower. Je passais mon temps à califourchon sur ses genoux<br />

tandis que Tortilla était fourré dans les jupes <strong>de</strong> maman. C'est<br />

juste un peu plus tard que les choses s'étaient détraquées.<br />

Le boxeur qui me rossait <strong>de</strong> coups <strong>de</strong>puis que la cloche avait<br />

retenti a merdoyé <strong>de</strong> manière navrante. Ça m’a fait mal pour lui.<br />

Tandis que je lorgnais Lola qui se repoudrait le nez d'un geste<br />

mécanique, il a baissé sa gar<strong>de</strong> et je me suis engouffré dans la<br />

brèche à la façon d'<strong>une</strong> torpille bourrée <strong>de</strong> T.N.T. Il a titubé, ses<br />

guiboles ont flageolé, ses gants ont dégringolé le long <strong>de</strong> ses<br />

flancs et je lui ai flanqué <strong>de</strong>ux crochets au foie. Un petit filet <strong>de</strong><br />

sang s'est échappé <strong>de</strong> sa bouche et s'est propagé sur le tapis<br />

lorsque sa face est venue se disloquer contre. J'avais dû lui<br />

éclater la rate.<br />

— MERDE, OU C'EST QUE T'AS APPRIS A COGNER<br />

COMME ÇA!?! s'est enfiévré Dino en m'enlevant les gants<br />

pendant que Benny accroupissait au chevet du boxeur<br />

inconscient.<br />

Je n'ai même pas eu le temps d'articuler <strong>une</strong> syllabe que Lola<br />

s'est catapultée sur moi et m'a rentré la langue dans le gosier.<br />

— Ah Lenny, je savais que t'étais pas <strong>une</strong> guimauve! elle a<br />

exulté en me relâchant.<br />

— Ouais! a renchéri Richie en se portant à mes côtés. J'avoue<br />

que ta tactique m'a un peu dérouté mais t’as un sacré punch!<br />

— De la l<strong>une</strong> émane <strong>une</strong> clarté qui transcen<strong>de</strong> le crapaud, j'ai<br />

dit.<br />

Benny a épongé le comateux avec la serviette en coton qui<br />

lui pendait autour du cou et Dino m'a passé un bras dans le dos.<br />

— Si tu veux je peux t'arranger un rancard avec Eddie, il a<br />

dit, disons <strong>de</strong>main soir 10 heures, <strong>de</strong>vant le Metropolitan<br />

Muséum.<br />

J'ai remué la tête en guise d'approbation. Lola et Richie m'ont<br />

accompagné aux vestiaires, tandis que sur le ring, Dino aidait<br />

Benny à relever J.H.Lemon.<br />

— Je t'ai toujours dit que ce type avait <strong>une</strong> mâchoire en<br />

cristal! s’est esclaffé le soigneur en replaçant la charpente du<br />

pugiliste sur son tabouret.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

*<br />

Sur le chemin qui nous ramenait à l'appartement <strong>de</strong> Lola, <strong>une</strong><br />

sorte d'euphorie niaise s'était emparé <strong>de</strong> Richie. L'aiguille du<br />

compteur oscillait avec décontraction autour <strong>de</strong>s 30 miles à<br />

l'heure. Le moteur gazouillait sous le capot. Les jantes chromées<br />

déformaient la silhouette <strong>de</strong>s piétons flânant le long <strong>de</strong>s trottoirs<br />

et la Pontiac donnait l'impression <strong>de</strong> glisser sur l'asphalte <strong>de</strong>s<br />

artères avec désinvolture et légèreté.<br />

— Tu sais Lenny, je crois que la vie est <strong>une</strong> fleur boréale aux<br />

couleurs ar<strong>de</strong>ntes, a fredonné Richie en pianotant le volant du<br />

bout <strong>de</strong>s doigts.<br />

J'ai allumé <strong>une</strong> cigarette avec un petit sourire aux coins <strong>de</strong>s<br />

lèvres. Lola a avancé ses fesses sur le bord <strong>de</strong> la banquette<br />

arrière et s'est faufilée entre les sièges baquets.<br />

— Tu m'achèteras ce merveilleux bracelet qu'on a vu sur<br />

Broadway? elle a piaffé en fignolant son maquillage dans le<br />

rétroviseur.<br />

— Je vais décrocher la l<strong>une</strong> et la mettre à tes pieds! a déclaré<br />

Richie, hein Lenny?<br />

— Ça va être un jeu d'enfant, j'ai assuré.<br />

Nous avons roulé un moment sous un soleil à moitié dingue,<br />

j'ai récupéré la Peugeot et je n'ai coupé les gaz d'échappement<br />

qu'<strong>une</strong> fois que la nuit se fut fracassée sur les toits, <strong>de</strong>vant chez<br />

Henri. Stan avait plongé la tête sous le capot <strong>de</strong> sa vieille<br />

Lincoln, Charlie berçait <strong>une</strong> lanterne juste au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa nuque<br />

et Antonio ruminait <strong>une</strong> petite gomme d’insultes étendu sous le<br />

véhicule:<br />

— Mer<strong>de</strong> Charlie, t’arrête un peu <strong>de</strong> bouger, je vois rien!<br />

Une nuée <strong>de</strong> moustiques était venue reluquer ce qui se<br />

passait.<br />

— T'es marrant, je suis en train <strong>de</strong> me faire dévorer tout cru!<br />

a rétorqué Charlie en s'infligeant <strong>une</strong> gifle dans le cou. Et j'ai les<br />

doigts plein <strong>de</strong> cambouis! Je vais encore me dégueulasser!<br />

Stan s’est redressé en indiquant la zone que Charlie <strong>de</strong>vait<br />

éclairer, puis s’est replongé dans le moteur.<br />

— Passe-moi la clé Anglaise! il a fait.<br />

La l<strong>une</strong> a oscillé dans les couches dégradées <strong>de</strong> la voûte<br />

céleste. Charlie a refilé un instant la lanterne à Stan. Pendant que<br />

je m'approchais dans son dos, il a pioché <strong>une</strong> clé dans la boite à<br />

outils qui se déployait en accordéon sur la chaussée.<br />

— Fais-gaffe <strong>de</strong> ne pas te blesser! j'ai plaisanté en allumant<br />

<strong>une</strong> cigarette.<br />

— Je voudrais bien t'y voir! il a répliqué.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

A ce moment là, Stan a calé la lanterne entre le carburateur et<br />

le filtre à air et s'est redressé en se tenant les reins. La douche<br />

lumineuse qui tombait <strong>de</strong>s lampadaires est venue lui éclairer la<br />

moitié du visage, tandis que le côté badigeonné d'obscurité<br />

luisait d'<strong>une</strong> beauté venimeuse. Il m'a souri avec un œil noir<br />

rehaussé d'un filet <strong>de</strong> clarté:<br />

— Salut Lenny, j'ai préparé <strong>de</strong>s spaghettis à l’ail..., si ça te<br />

dit, le truc est dans la cuisine.<br />

J'ai doucement hoché la tête dans le grésillement <strong>de</strong>s<br />

moustiques s'agglutinant autour <strong>de</strong> l'ampoule, mais à peine<br />

avais-je eu le temps d'aspirer sur le bout <strong>de</strong> ma cigarette, que<br />

Stan avait refourré la tête sous le capot. Il y avait un vent d’<strong>une</strong><br />

tié<strong>de</strong>ur infinie ce soir-là. J'ai laissé un ange survoler le coin, le<br />

battement <strong>de</strong> ses ailes s'est mélangé aux zézaiements <strong>de</strong>s néons<br />

et Charlie s'est refilé <strong>une</strong> gifle sur la nuque. Il a repris la lanterne<br />

en main. J'ai soufflé <strong>une</strong> nébuleuse <strong>de</strong> fumée qui s'est perdue<br />

dans la rue.<br />

— Qu'est-ce que vous trafiquez exactement? j'ai dit.<br />

— On a un lézard avec le culbuteur! a baragouiné Stan.<br />

J'ai louché <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> sur le moteur. Charlie m'a expliqué<br />

toute l'affaire:<br />

— Tu vois la Lincoln nickel <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la rue?<br />

J'ai braqué mes iris sur l'engin.<br />

— Stan s'en sert quand il a besoin <strong>de</strong> pièces détachées.<br />

Seulement on est obligés <strong>de</strong> travailler la nuit, en sous-marin, et je<br />

ne te parle pas <strong>de</strong> ces petites mer<strong>de</strong>s qui me tournent autour.<br />

J'ai acquiescé du bout <strong>de</strong>s cils lorsque d'un coup, Antonio a<br />

surgi <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous le moteur avec la face bariolée <strong>de</strong> taches <strong>de</strong><br />

cambouis:<br />

— PUTAIN CHARLIE, TU VAS LA TENIR CETTE<br />

LOUPIOTE OUI OU MERDE?!!<br />

— Ouais, Ouais! a râlé Charlie.<br />

— Tu t'en sort? j'ai lancé à Antonio.<br />

— C'est ce putain <strong>de</strong> culbuteur qui fait chier! il a maugréé.<br />

La secon<strong>de</strong> d'après, il s'est faufilé sous la voiture et le petit<br />

manège est reparti. J'ai attendu un moment le temps <strong>de</strong> griller ma<br />

cigarette, je l'ai balancée dans le caniveau, puis j'ai prévenu Stan<br />

que j'allais faire un saut chez Bernie.<br />

— Si tu cherches Tortilla, je l’ai vu du côté <strong>de</strong> Delancey<br />

Street, il m'a tuyauté d'<strong>une</strong> voix qui s'est égarée dans les viscères<br />

<strong>de</strong> la Lincoln.<br />

Je les ai laissé en découdre avec le culbuteur, les spaghettis<br />

ne m'attirait pas plus que ça, je suis regrimpé dans la 203 et j'ai


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

enfilé <strong>une</strong> kyrielle <strong>de</strong> rues grisâtres qui m'ont mené directement<br />

jusqu'à l’ancien immeuble <strong>de</strong> mes parents dans le Lower.<br />

J'ai rangé la bagnole <strong>de</strong>vant un distributeur <strong>de</strong> journaux et<br />

j’ai coupé le moteur. Le ventilateur bourdonnait sous le capot, il<br />

n’y avait pas <strong>de</strong> lumière, juste <strong>de</strong>s courants d'air brûlants qui<br />

ratissaient l'atmosphère et la l<strong>une</strong> qui se découpait en ron<strong>de</strong>lles<br />

sur la calandre d’<strong>une</strong> Merce<strong>de</strong>s. Ça me faisait toujours quelque<br />

chose <strong>de</strong> passer dans le coin. J’ai levé la tête vers l’immeuble en<br />

ruine, j'ai lorgné un instant les planches <strong>de</strong> bois clouées aux<br />

fenêtres, les inscriptions calligraphiques bombées sur les murs et<br />

<strong>une</strong> coulée d’uranium s'est déversée sur ma langue, a roulé sur le<br />

fond <strong>de</strong> ma gorge et m'a transpercé le cœur, à la manière d'un<br />

javelot forgé dans <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> métal corrosif.<br />

Je suis resté un moment <strong>de</strong>rrière le volant, cloué à mon siège<br />

et scrutant la fenêtre <strong>de</strong> la cuisine, parce que c'était la seule<br />

ouverture que la compagnie <strong>de</strong> démolition avait laissé en l’état.<br />

J'ai attendu que le visage <strong>de</strong> maman s’affiche dans<br />

l'encadrement, j'ai prié naïvement vers les cieux limpi<strong>de</strong>s qui<br />

s'entendaient d'un bout à l'autre <strong>de</strong> la ville, j'ai étranglé le volant<br />

d'<strong>une</strong> pression <strong>de</strong> la main mais la lucarne ne s'est parée d'auc<strong>une</strong><br />

éruption fantasmagorique. Elle est restée en proie à l'obscurité,<br />

telle un passage vers l’Empire <strong>de</strong>s ténèbres, <strong>une</strong> crevasse<br />

démoniaque aux sanglots infinis.<br />

Lorsque j'ai retrouvé mes esprits, l'atmosphère s'était chargée<br />

d'un parfum <strong>de</strong> goudron. J'ai dégluti <strong>une</strong> gorgée <strong>de</strong> salive en<br />

papillotant <strong>de</strong>s cils. J'ai fait claqué la portière dans mon dos et je<br />

me suis mis à grimper le long <strong>de</strong> l'échelle fixée à la faça<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

l'immeuble.<br />

Là-haut, Tortilla était vautré dans un vieux fauteuil <strong>de</strong><br />

Chevrolet. Il avait étendu ses jambes sur <strong>une</strong> caisse, calé sa<br />

machine sur ses cuisses et le cliquetis <strong>de</strong>s touches <strong>de</strong> métal<br />

résonnait le long <strong>de</strong>s toits comme <strong>une</strong> pluie <strong>de</strong> boulons sur un<br />

dôme <strong>de</strong> cristal. J'ai enjambé la balustra<strong>de</strong>. Dans l'angle opposé,<br />

à hauteur d'un réfrigérateur complètement déglingué, j'ai reconnu<br />

la silhouette d'Harold qui se découpait en ombre chinoise avec<br />

un verre à la main:<br />

— Tu veux boire quelque chose? Il doit rester quelques<br />

Corona.<br />

— Ouais.<br />

Pendant qu’Harold piochait <strong>une</strong> bouteille dans le frigo et me<br />

la décapsulait, Tortilla a viré ses jambes <strong>de</strong> la caisse.<br />

— Assieds-toi, il a dit en déposant sa machine sur le sol.<br />

Il a filé un coup <strong>de</strong> torchon sur la caisse. Un nuage <strong>de</strong>


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

poussière s'est répandu tout autour. Le vent a chassé tout ça et<br />

j'ai pris place sur le siège.<br />

— Qu'est-ce que t'écris en ce moment? j'ai <strong>de</strong>mandé en<br />

attrapant le verre qu'Harold me tendait.<br />

— Bof, <strong>de</strong>s bêtises! il m'a répondu, il s'agit juste <strong>de</strong> tuer un<br />

peu le temps.<br />

— Des bêtises?!! a protesté Harold en raflant le feuillet qui<br />

s'était enroulé dans les entrailles <strong>de</strong> la machine, écoute un peu<br />

ça, écoute seulement ce truc magnifique:<br />

“Il lécha son essuie-plume<br />

Humecta le tissu et lui conféra l'encre<br />

De l'objet <strong>de</strong> toute sa fort<strong>une</strong>,<br />

Mais la salive est un chancre<br />

Pour le poète comme pour l'écrivain,<br />

Les sécrétions du corps sont <strong>de</strong>s quolibets<br />

Qu'avalent, d’instincts avi<strong>de</strong>s, les femmes et les païens<br />

Ces lécheurs <strong>de</strong> liqueur séminale, ces farfa<strong>de</strong>ts.”<br />

— Putain, mais ce truc c'est <strong>de</strong> la poésie! s'est écrié Harold<br />

en giflant la feuille du revers <strong>de</strong> la main. C'est <strong>de</strong> la poésie<br />

bor<strong>de</strong>l, ça saute aux yeux! Qu'est-ce que t'attends pour la faire<br />

publier?!!<br />

— La poésie c'est <strong>de</strong> la déjection <strong>de</strong> vautour! a expliqué<br />

Tortilla. Les mécréants l'ont assassinée. Ils lui ont coupé les ailes<br />

en la confinant dans <strong>de</strong>s livres à l'abri <strong>de</strong> la lumière!<br />

— Ouais! en attendant si personne ne la publie jamais, tu<br />

peux me dire à quoi ça sert!? a persiflé Harold.<br />

— Hé, hé, je connais pas un seul poète valable qui se soit<br />

emmerdé avec ce genre <strong>de</strong> connerie, a raillé Tortilla. Frost, Eliot,<br />

Whitman, Bukowski, la plupart <strong>de</strong> ces types écrivaient par dépit<br />

en trempant leur plume dans un encrier <strong>de</strong> larmes et <strong>de</strong> sang. La<br />

beauté vient <strong>de</strong> là, me dis pas que t’ignores ce truc rudimentaire.<br />

Et je ne te parle pas Crane qui s’est jeté dans la mer <strong>de</strong>s<br />

Sargasses un peu avant ses 33 ans! Mer<strong>de</strong> Harold, j’ai bien peur<br />

que le sens <strong>de</strong> la vie t'ai complètement échappé!<br />

Harold a laissé la feuille lui glisser entre les doigts. Sa face<br />

s'est figée. Il a mastiqué sa langue machinalement et un rictus<br />

hostile est venu lui ciseler le menton.<br />

— J'ai peut-être rien compris à la vie, mais avec tes théories<br />

bidon on va directement à l'apocalypse! il a fini par envoyer<br />

tandis que je ramassais la feuille et relisais le poème, juché sur<br />

ma caisse.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Doux Jésus, s'est adouci Tortilla, mais comment t'as pu<br />

croire ne serait-ce <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> qu'il y avait <strong>une</strong> autre issue?<br />

Le silence brûlant qui étouffait le coin s'est appuyé sans<br />

vergogne sur les épaules d'Harold et la clarté <strong>de</strong> la l<strong>une</strong> s'est<br />

atténuée d'un cran, en douceur.<br />

— Tu sais, je crois que Tortilla a vu juste, ai-je relancé en<br />

levant les yeux <strong>de</strong> la feuille. En quelque sorte, le mon<strong>de</strong> est un<br />

navire qui file désespérément vers l'abîme, tu peux rien contre<br />

ça.<br />

Harold m'a regardé à la manière d'un type mystifié par la vie.<br />

Il a scruté les pr<strong>une</strong>lles <strong>de</strong> Tortilla dans l'espoir <strong>de</strong> déceler <strong>une</strong><br />

petite lueur à laquelle se raccrocher. Il a échoué. Et finalement, il<br />

a ravalé sa salive avec l'ai<strong>de</strong> d'<strong>une</strong> gorgée <strong>de</strong> Corona:<br />

— Bon..., je me tire, parce que vous allez finir par me foutre<br />

les glan<strong>de</strong>s avec vos histoires à la con.<br />

En partant, il a posé son verre sur le toit du réfrigérateur.<br />

Nous l'avons regardé s'éloigner le profil bas. Lorsque sa<br />

silhouette s'est effacée <strong>de</strong>rrière la balustra<strong>de</strong> et que le bruit <strong>de</strong> ses<br />

semelles s'est fait inaudible le long <strong>de</strong> l’échelle, j'ai fini le fond<br />

<strong>de</strong> ma bière et j'ai déposé la feuille sur les genoux <strong>de</strong> Tortilla.<br />

— Harold a raison, il est beau ce poème! j'ai dit.<br />

— Je sais..., tu reprends quelque chose?<br />

— File-moi un verre <strong>de</strong> lait.<br />

Il s'est levé, a pris la bouteille couchée dans le compartiment<br />

inférieur. Il a refermé la porte et s'est appliqué à verser <strong>une</strong><br />

lampée <strong>de</strong> lait dans un gobelet transparent:<br />

— Au fait, Bernie m'a dit que t'allais participer à <strong>de</strong>s combats<br />

clan<strong>de</strong>stins?<br />

— Ouais, juste quelques rencontres pour ramasser un peu <strong>de</strong><br />

fric! ai-je confirmé.<br />

Il m'a tendu le gobelet en m'enveloppant d'un regard<br />

affectueux. Avec <strong>une</strong> voix chargée <strong>de</strong> tendresse, il a dit:<br />

— Fais-gaffe à toi, ça m'ennuierait qu'il t'arrive quelque<br />

chose.<br />

— T'en fait pas! l'ai-je tout <strong>de</strong> suite rassuré, je suis peut-être<br />

bon à rien, mais j'ai un crochet du gauche féerique!<br />

Je me suis envoyé <strong>une</strong> rasa<strong>de</strong> <strong>de</strong> lait pendant que Tortilla me<br />

couvait <strong>de</strong>s yeux et j'ai tout bu d'<strong>une</strong> traite. J'ai reposé le gobelet<br />

entre mes pieds. Une veilleuse ancrée dans le mur arrosait nos<br />

silhouettes d’un crachin transparent.<br />

— Tu vas rester longtemps? j'ai <strong>de</strong>mandé.<br />

— Je ne sais pas, il a marmonné en rangeant la bouteille <strong>de</strong><br />

lait, je crois que je vais encore écrire un peu avant <strong>de</strong> me


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

coucher.<br />

Je me suis levé et je suis allé m’accou<strong>de</strong>r à la balustra<strong>de</strong>.<br />

— T'as vu on dirait que la ville lance <strong>de</strong>s signaux <strong>de</strong><br />

détresse! j'ai noté en contemplant les lumières qui clignotaient à<br />

foison d'un bout à l'autre <strong>de</strong> l'agglomération.<br />

— Ce truc là m'a toujours sidéré! m'a avoué Tortilla en<br />

venant se placer à mes côtés.<br />

Dans les minutes qui ont suivi, le temps s'est suspendu dans<br />

les couches silencieuses <strong>de</strong> la nuit. Il n’y avait plus aucun bruit,<br />

juste le gazouillis <strong>de</strong>s climatiseurs et le grésillement d’un poste<br />

<strong>de</strong> radio <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la rue. Je n'ai pas immédiatement<br />

reconnu “Starman” parce que la fréquence merdoyait, mais après<br />

un petit moment je n'ai plus eu doute. J’ai écouté le morceau<br />

jusqu’au bout, puis j'ai levé les yeux vers l'astre nocturne, lequel<br />

resplendissait tout là-haut.<br />

— De quelle couleur est la l<strong>une</strong> ce soir? j'ai fait.<br />

— Rose, a garanti Tortilla.<br />

— Rose comment? ai-je insisté.<br />

— D'<strong>une</strong> teinte légèrement pastel, il a précisé, comme <strong>une</strong><br />

bulle <strong>de</strong> chewing-gum gonflée à bloc.<br />

— Et le ciel?<br />

— Il est empêtré dans <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> dégradé bleuté avec un<br />

fil doré à la lisière <strong>de</strong>s toits.<br />

J'ai fermé les yeux en gardant la tête inclinée vers les cieux.<br />

Durant un instant j'ai essayé <strong>de</strong> me représenter les nuances<br />

chromatiques du paysage, mais c’était peine perdue. J'ai soulevé<br />

mes paupières:<br />

— Tu m'ai<strong>de</strong>rais à foutre le feu à la vieille usine textile cette<br />

nuit?<br />

— Tu crois pas que tu <strong>de</strong>vrais laisser passer un peu <strong>de</strong> temps<br />

avant <strong>de</strong> remettre ça? il a dit.<br />

— Allez, juste un petit truc dans un hangar désaffecté.<br />

Il n'a rien ajouté sur le coup, mais j'ai vu au reflet <strong>de</strong> la l<strong>une</strong><br />

qui faisaient tâche d'huile dans ses yeux qu'il venait <strong>de</strong> lâcher<br />

prise. Je lui ai souri, sans retenue.<br />

Un peu plus tard, tandis qu’il avait repris son labeur <strong>de</strong><br />

bûcheron sur les touches ankylosées <strong>de</strong> la vieille machine à<br />

écrire, j'ai laissé mes iris flâner sur le mur où Harold avait<br />

épinglé quelques clichés du film “Bla<strong>de</strong> Runner”. Je me suis<br />

attardé notamment <strong>de</strong>vant celle <strong>de</strong> Rutger Hauer relâchant <strong>une</strong><br />

colombe, sous <strong>une</strong> pluie battante, au sommet d'un building.<br />

Ensuite j'ai déniché un bouquin dont la couverture avait été<br />

arrachée. Je me suis laissé glisser le long du réfrigérateur. Mon


Tortilla 11/10/2005<br />

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dos a patiné le flanc du bidule et me suis endormi au bout <strong>de</strong> la<br />

troisième page. La plupart <strong>de</strong>s écrivains avaient <strong>une</strong> âme creuse<br />

et <strong>de</strong>s couilles cristallines. On tombait pas à chaque coin <strong>de</strong> rue<br />

sur un type avec un diamant dans le crâne et <strong>de</strong>s testicules<br />

remplies <strong>de</strong> mercure.<br />

Le pur-sang noir s'est affolé à l'approche <strong>de</strong> la chaussée. Il a<br />

bondi par <strong>de</strong>ssus le remblai en expulsant un nuage d'azote qui<br />

s'est dispersé au bout <strong>de</strong> ses naseaux. Il a aperçu la Plymouth qui<br />

lui fonçait <strong>de</strong>ssus et l'éclat <strong>de</strong> la l<strong>une</strong> s'est répandu dans ses iris, à<br />

la manière d'<strong>une</strong> auréole <strong>de</strong> mazout à la surface d'un petit lac aux<br />

eaux noires. A cet instant précis, la bagnole s'est déportée <strong>de</strong><br />

l'autre côté <strong>de</strong> la voie, et le camion-citerne qui déboulait en face<br />

l'a repris <strong>de</strong> volée, sous les sanglots <strong>de</strong> l'orage.<br />

— Hey Lenny réveille-toi! a subitement entonné la voix <strong>de</strong><br />

Tortilla, tu m'entends lève-toi!<br />

J'ai émergé doucement en essayant d'évincer le sentiment<br />

d'angoisse qui m'avait tétaniser la cage thoracique. Le truc<br />

m'avait presque asphyxié.<br />

— Quelle heure est-il? j'ai balbutié la gorge nouée.<br />

— Trois heures. Tu vas bien...?<br />

— Ouais..., j'ai juste fait un mauvais cauchemar.<br />

— Tu veux quelque chose? il a enchaîné.<br />

— Nan, nan, ai-je hoqueté, ça va aller.<br />

En levant les yeux, j'ai remarqué que rien n'avait changé <strong>de</strong><br />

place. A part peut-être la l<strong>une</strong> qui s'était décalée d'un zeste et<br />

palpitait désormais <strong>de</strong>rrière <strong>une</strong> haie d'antennes, tout s'était<br />

cristallisé en l’état. J'ai inhalé un ballon d'oxygène, le truc m'a<br />

gonflé les poumons à m'en faire craqueter la colonne vertébrale,<br />

j'ai agrippé la main que me tendait Tortilla et j'ai tangué un<br />

instant sous les uligineuses bouffées <strong>de</strong> vent qui grimpaient <strong>de</strong><br />

l'océan.<br />

— T'as fini ton poème? J'ai <strong>de</strong>mandé.<br />

— Ouais, il a jappé en finissant <strong>de</strong> ramasser les pages<br />

disséminées autour du siège <strong>de</strong> Chevrolet.<br />

J'ai esquissé un sourire qui est venu me chatouiller le lobe<br />

<strong>de</strong>s oreilles:<br />

— Si t'as fini ton poème, on pourrait peut-être s'occuper <strong>de</strong> la<br />

vieille usine <strong>de</strong> textile, non?<br />

*<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

J'ai mis “Mama said” afin <strong>de</strong> donner un peu <strong>de</strong> rythme aux<br />

artères uniquement bercées par le gargouillis <strong>de</strong>s égouts, puis<br />

Tortilla a enclenché la quatrième et l'aiguille a flirté avec le<br />

rouge au bout d'Houston Street. Il a rétrogradé d'un seul coup en<br />

traçant quatre petits serpentins <strong>de</strong> gomme sur l'asphalte. Il a<br />

rangé la bagnole sous <strong>une</strong> grosse enseigne Texaco qui se<br />

balançait au bout d'un poteau. Nous avons giflé les portières.<br />

Nous nous sommes plantés sous le faible flux lumineux qui<br />

ruisselait <strong>de</strong> l'enseigne. Une vieille nous a maté furtivement en<br />

levant les yeux <strong>de</strong> son tricot et un pompiste bedonnant est sorti<br />

<strong>de</strong> sa cabine, emmailloté dans <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> treillis <strong>de</strong><br />

mécanicien diapré d'huile <strong>de</strong> vidange.<br />

— Je peux vous ai<strong>de</strong>r? il a proposé en s'essuyant les mains<br />

sur un vieux chiffon.<br />

— C'est pas <strong>de</strong> refus, a reconnu Tortilla, figurez-vous que j'ai<br />

égaré mes verres <strong>de</strong> contact dans le coffre!<br />

Le pompiste a accusé <strong>une</strong> moue d'appréhension en se coulant<br />

dans le bitume. Il s'est gratté la nuque avec le bout <strong>de</strong> ses ongles<br />

boucanés par le cambouis. Il a enfoncé le lambeau <strong>de</strong> tissu dans<br />

l'<strong>une</strong> <strong>de</strong> ses poches, puis d'un geste las, a revissé sa casquette<br />

crasseuse sur son crâne.<br />

— Ça va pas être du gâteau! il a fini par glapir d'<strong>une</strong> voix un<br />

tantinet découragée par l'ampleur <strong>de</strong> la tâche..., ça peut prendre<br />

<strong>de</strong>s heures, ça va pas être du gâteau!<br />

Un pigeon à moitié saoul est venu se percher sur la crête <strong>de</strong>s<br />

pompes à essence. Pendant que la bestiole roucoulait à couilles<br />

rabattus, nous nous sommes empressés d'ouvrir le coffre et <strong>de</strong><br />

balancer le pompiste à l'intérieur, sous le regard hermétique <strong>de</strong> la<br />

vieille au tricot.<br />

— MAIS QU'EST-CE QUI VOUS PREND?!! il a hurlé en<br />

tambourinant contre la tôle. VOUS ETES MALADES OU<br />

QUOI...! OUVREZ-MOI, OUVREZ-MOI BORDEL, JE SUIS<br />

CLAUSTROPHOBE, JE FAIS DE LA TACHYCARDIE!!!<br />

Pendant que le pompiste s'époumonait dans le coffre <strong>de</strong> la<br />

Peugeot, nous avons rempli d'essence plusieurs bidons qui<br />

jonchaient le macadam près d'un agrégat <strong>de</strong> pneus. J'ai envoyé<br />

un clin d’œil au pigeon, nous avons sauté dans la voiture et nous<br />

nous sommes tirés.<br />

*<br />

A la vieille usine <strong>de</strong> textile, les choses n'ont pas traîné. Nous


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

avons déversé le contenu <strong>de</strong>s bidons au milieu du hangar. Nous<br />

avons attendu que les émanations <strong>de</strong> carburant irisent l'espace et<br />

nous sommes retournés nous asseoir sur le capot <strong>de</strong> la 203.<br />

Tortilla m'a tendu <strong>une</strong> boite d'allumettes, je l'ai attrapée, j'ai<br />

balafré le grattoir avec l'extrémité sulfureuse d'<strong>une</strong> brindille <strong>de</strong><br />

bois, <strong>une</strong> flamme d'un ja<strong>une</strong> presque ocre s'est dandinée au bout,<br />

puis <strong>une</strong> légère exhalaison <strong>de</strong> soufre est venue me picoter les<br />

narines. J'ai projeté l'allumette dans les airs. Elle a tranché les<br />

rubans <strong>de</strong> lumière qui dégringolaient <strong>de</strong>s pylônes extérieurs par<br />

les fissures que les orages avaient provoqué dans la toiture du<br />

hangar, et en effleurant le sol, elle a embrasé la l<strong>une</strong>, laquelle<br />

s'était insinuée par <strong>une</strong> brèche et avait ébauché <strong>une</strong> nimbe dans<br />

la flaque d'essence luisante qui recouvrait le ciment.<br />

L’ouragan <strong>de</strong> lumière qui se déclencha ensuite fut tout<br />

simplement étourdissant. Le feu se propagea à la surface du lac<br />

en charriant <strong>une</strong> o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> pétrole, puis l’entrepôt s'illumina d'<strong>une</strong><br />

lueur safran rehaussée <strong>de</strong> petits fragments vert émerau<strong>de</strong> et bleu<br />

tendre, notamment aux abords <strong>de</strong>s fissures, aux endroits où le<br />

vent attisait les flammes. Les arabesques <strong>de</strong> feu montaient<br />

jusqu’à la toiture, se propageaient au fond du hangar et<br />

revenaient en vagues déferlantes chargées <strong>de</strong> couleurs<br />

flamboyantes. J’étais carrément groggy. La féerie qui se<br />

dégageait <strong>de</strong> l’incendie me figeait sur place. Des jets <strong>de</strong> flammes<br />

rose-orangés partaient dans tous les sens et le flamboiement,<br />

malgré l’ascendance d’<strong>une</strong> épaisse fumée noire à sa cime,<br />

m’immergeait dans l’émerveillement et l’apesanteur.<br />

— PUTAIN MAIS QU'EST-CE QUE VOUS BRANLEZ?!?<br />

a paniqué le pompiste en reniflant les embruns <strong>de</strong> gaz<br />

carbonique qui s’infiltraient par l'interstice du coffre.<br />

— Oh ça va pas recommencer! a grondé Tortilla en tapant<br />

sur la carlingue.<br />

— MAIS SORTEZ-MOI DE LA! il a insisté, J'ETOUFFE,<br />

J'AI UNE FEMME ET DEUX MOUFLETS, MERDE!<br />

J'ai essayé <strong>de</strong> tirer un trait sur l’emmer<strong>de</strong>ur qui gigotait dans<br />

le coffre, mais ses gémissements ont fini par me mettre les nerfs<br />

à fleur <strong>de</strong> peau.<br />

— Dis-donc, t'as décidé <strong>de</strong> nous bourrer le mou longtemps?<br />

j'ai fulminé en ouvrant le capot.<br />

Le pompiste est resté interdit le temps d'un battement <strong>de</strong><br />

paupières. Je l'ai fusillé du regard. Il a dégluti <strong>une</strong> ampoule<br />

d’uranium et en biglant les flammes qui s'élevaient vers la toiture<br />

tel un drapeau <strong>de</strong> satin valsant d'un bout à l'autre du hangar, sa<br />

face s'est fripée d'<strong>une</strong> grimace d'effroi:


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Mais qu'est-ce que vous me voulez exactement, hein???<br />

Qu'est-ce que je vous ai fait? Et qu'est-ce que c'est que ce truc,<br />

vous êtes <strong>de</strong>s dingues!<br />

— Me dis pas qu'un type <strong>de</strong> ta carrure a peur d'un petit feu <strong>de</strong><br />

paille, l'ai-je piqué.<br />

— Feu <strong>de</strong> paille mon cul! il a implosé. Néron aussi a<br />

commencé comme ça et il a foutu le feu à la moitié <strong>de</strong> la ville!<br />

Arrêtez immédiatement cette connerie!!!<br />

— Cette connerie c'est <strong>de</strong> la pure poésie! a déclaré Tortilla en<br />

saisissant le type par l'étoffe <strong>de</strong> sa combinaison. T'assiste à un<br />

véritable poème, <strong>une</strong> féerie <strong>de</strong> couleurs, alors ferme un peu ta<br />

gueule et contemple! Ça a pas dû t'arriver souvent d'assister à<br />

l'envol fragile d'un ange aux ailes <strong>de</strong> feu!<br />

Il a relâché son emprise. Le pompiste a ôté sa casquette, s'est<br />

épongé le front avec un mouchoir, s'est recoiffé et a renfilé sa<br />

casquette.<br />

— Ah! j'ai compris, il a allégué, vous êtes <strong>de</strong>ux drogués,<br />

vous avez fumé un truc et vous atten<strong>de</strong>z le Nirvana!<br />

Je lui ai collé <strong>une</strong> gifle sur le sommet <strong>de</strong> la tête:<br />

— Mais qu'est-ce que tu racontes..., puisqu'on te dit que t’es<br />

en train d’assister à l'éclosion <strong>de</strong> la beauté, ouvre un peu tes yeux<br />

quoi!<br />

— Je ne dis pas le contraire, seulement je veux rentrer chez<br />

moi!<br />

Ce fut au tour <strong>de</strong> Tortilla <strong>de</strong> filer <strong>une</strong> claque à l’emmer<strong>de</strong>ur.<br />

— Fais-gaffe! il a grincé <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts dans un élan<br />

d’exaspération. J'aime pas les pompistes bourrés d'on<strong>de</strong>s<br />

négatives, je t'aurais prévenu!<br />

Le timbre <strong>de</strong> voix employé par Tortilla s'est voulu imprégné<br />

d'<strong>une</strong> dose <strong>de</strong> furie. Le pompiste ne s'est pas obstiné. Il a ravalé<br />

sa langue, a croisé les bras et s'est tenu à carreau, pris en tenaille<br />

entre les gardiens <strong>de</strong> la poésie. Les vagues <strong>de</strong> feu à l'écume<br />

pourpre ont ensuite déferlé le long <strong>de</strong>s cloisons <strong>de</strong> l’entrepôt et<br />

la chaleur s'est chargée <strong>de</strong> nous flanquer un filet <strong>de</strong> plomb sur la<br />

figure. C'est à peu <strong>de</strong> choses près à ce moment là que le<br />

pompiste est <strong>de</strong>venu nerveux. Il s'est essuyé la nuque d'un geste<br />

tremblotant, s'est raclé la gorge et <strong>une</strong> étincelle <strong>de</strong> désarroi s'est<br />

lue dans ses yeux. Une espèce <strong>de</strong> poudre blanche s'était déposée<br />

sur ses lèvres. Ses joues se sont creusées d'un seul coup et<br />

lorsque ses jambes ont commencé à flageoler toutes seules sous<br />

son corps, il s'est paré d'<strong>une</strong> voix exagérément cordiale:<br />

— Ne pensez-vous pas qu'on <strong>de</strong>vrait un peu s'écarter <strong>de</strong>s<br />

flammes, non...?


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Tortilla a posé ses iris sur sa bedaine:<br />

— Qu'est-ce qu'il y a encore, t'es pas bien ici?<br />

— Oh nullement, a menti le pompiste, seulement je me<br />

permettrais <strong>de</strong> vous faire remarquer que le feu nous encercle, et<br />

que dans ces conditions, faudrait peut-être pas moisir sur place,<br />

sans compter que le toit peut s'effondrer d'<strong>une</strong> minute à l'autre.<br />

— Te tracasse donc pas pour ça! a dit Tortilla en balayant<br />

d'<strong>une</strong> main molle les poussières cendrées qui flottaient sous son<br />

nez. Est-ce que tu crois vraiment qu'on est tarés au point <strong>de</strong><br />

rester là s'il y avait le moindre danger?<br />

— OUAIS JUSTEMENT! a explosé le pompiste, VOUS<br />

ETES DEUX CINGLES, ET LES CINGLES ÇA ME FAIT<br />

PEUR, ÇA FAIT N'IMPORTE QUOI...! C'EST MEME A ÇA<br />

QU'ON LES RECONNAIT! SEULEMENT JE VOUS AI<br />

REPERES, VOUS PORTEZ PEUT-ETRE PAS LA CAMISOLE<br />

MAIS ON ME LA FAIT PAS, JE NE SUIS PAS DUPE, LES<br />

DINGUES, MOI, JE LES FLAIRE! J'AI PAS BESOIN DU<br />

DOSSIER MEDICAL!!!<br />

Tortilla n'a pas réagi immédiatement aux insultes du<br />

pompiste. Il l'a laissé vomir ses tripes, pensant qu’il allait<br />

s'épuiser tout seul, mais au lieu <strong>de</strong> ça, le type lui a sauté à la<br />

gorge.<br />

— JE VAIS TE FAIRE CRACHER LES AMYGDALES! il<br />

s'est égosillé en le basculant à terre. MOI, LES<br />

SCHIZOPHRENES JE LES SOIGNE, A MA MANIERE! ET<br />

VOILA MA PRESCRIPTION ENCULE!!!<br />

Un infâme borborygme s'est échappé <strong>de</strong> la gorge <strong>de</strong> Tortilla<br />

mais je ne me suis pas affolé. J'ai ramassé <strong>une</strong> latte <strong>de</strong> bois dont<br />

l'<strong>une</strong> <strong>de</strong>s extrémité s'était consumée. J'ai flanqué le bidule contre<br />

la nuque du pompiste, lequel s'est écroulé dans un déluge <strong>de</strong><br />

cendres incan<strong>de</strong>scentes.<br />

— Ça va? ai-je <strong>de</strong>mandé à Tortilla en l'aidant à se relever.<br />

— La vie peut faire chavirer <strong>une</strong> âme les doigts dans le nez,<br />

il a répondu.<br />

A ce moment là, les premières sirènes <strong>de</strong> pompiers ont<br />

miaulé au lointain. Nous nous sommes regardés. Tortilla a<br />

chargé la carcasse du pompiste dans le coffre, il m’a rejoint dans<br />

la voiture et nous nous sommes frayés un chemin à travers les<br />

lambeaux <strong>de</strong> soie ja<strong>une</strong> intense qui balayaient l’entrepôt. C’était<br />

merveilleux, <strong>de</strong>s lames <strong>de</strong> couleurs fusaient le long <strong>de</strong> la<br />

carlingue et <strong>une</strong> trombe <strong>de</strong> feu déferlait dans le rétroviseur. Le<br />

truc m’a littéralement couper le souffle.<br />

Peu <strong>de</strong> temps après, nous atteignions la station service au


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

bout d'Houston Street. Nous sommes <strong>de</strong>scendus du véhicule.<br />

Tortilla m’a aidé à visser le corps du pompiste à l’intérieur d’<strong>une</strong><br />

pile <strong>de</strong> pneus. La vieille au tricot nous a reluqués un instant, <strong>une</strong><br />

petite mèche <strong>de</strong> cheveux argentée est venue lui taquiner le coin<br />

<strong>de</strong> l’œil, et sans sourciller d'<strong>une</strong> once, elle s'est remis à son tricot.<br />

- 15 -<br />

La Merce<strong>de</strong>s noire s'est portée à ma hauteur dans un silence<br />

absolu. J'ai écrasé ma cigarette avec le bout <strong>de</strong> ma semelle, je l'ai<br />

entendue gémir sous mon poids, la fenêtre électrique <strong>de</strong> la<br />

berline a perpétué le requiem en s’ouvrant, et le Metropolitan<br />

Museum qui se reflétait dans la vitre s'est effacé pour laisser<br />

apparaître le visage <strong>de</strong> Dino.<br />

— Grimpe! il a fait en m'incitant d'un geste pouce, Eddie<br />

t'attend dans son club!<br />

La porte arrière s'est entrebâillée. Je me suis installé en face<br />

<strong>de</strong> lui, sur la banquette. Le chauffeur a mis les gaz et l'avenue a<br />

défilé dans le rétroviseur, avec sa cohorte d'arbres et <strong>de</strong><br />

lampadaires. Un peu plus tard, nous débarquions dans un hall<br />

rempli <strong>de</strong> gens qui s’étaient mis sur leur trente-et-un.<br />

— N'aie pas peur, ça fait parti du jeu, m'a glissé Dino en<br />

m'ouvrant la route avec son bras.<br />

Un serveur avec un nœud papillon extravagant est venu lui<br />

prendre son par<strong>de</strong>ssus, puis m’a envisagé d’un air méprisant.<br />

Apparemment, il n’avait jamais vu un type avec un pansement<br />

sur le nez et un épanchement <strong>de</strong> sang sous l’œil. Il a pincé ses<br />

hanches et incliné sa tête dans le même mouvement.<br />

— Manteau - Cintre - Vestiaire, il a dit.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Je l’ai regardé <strong>de</strong> travers. Il portait <strong>de</strong>s l<strong>une</strong>ttes avec <strong>de</strong>s<br />

verres opaque comme <strong>de</strong>s tessons <strong>de</strong> céramique. Une sorte <strong>de</strong><br />

tension nerveuse zigzaguait dans l’air.<br />

— Touche à ça et je transforme ta tête <strong>de</strong> taupe en terrain<br />

vague! j'ai grogné.<br />

Le type a récusé un glapissement sourd, puis a remis en place<br />

son nœud, <strong>une</strong> moue dédaigneuse plaquée sur la face. Je ne me<br />

suis pas attardé, j'ai emboîté la foulée <strong>de</strong> Dino, nous avons<br />

traversé la salle en évitant les serveurs qui louvoyaient entre les<br />

tables, et à proximité <strong>de</strong> celle d'Eddie Nell, il s'est tourné vers<br />

moi.<br />

— Viens, on va s'asseoir là <strong>une</strong> minute, il a suggéré.<br />

J'ai pris place dans l'un <strong>de</strong>s fauteuils en acajou situés à<br />

l'intérieur d'un boxe légèrement en retrait <strong>de</strong> la salle. Dino a<br />

claqué <strong>de</strong>s doigts et un serveur s'est radiné, je lui ai glissé que je<br />

voulais <strong>une</strong> Corona avec un quartier <strong>de</strong> citron vert, puis j’ai jeté<br />

<strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> moi, il y avait <strong>une</strong> lumière tamisée,<br />

l'orchestre avait entamé un truc <strong>de</strong> Benny Spellman et sur la<br />

piste, <strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> danseuses frétillaient avec <strong>de</strong>s lanières <strong>de</strong><br />

fumée accrochées aux hanches. Dino n’en perdait pas <strong>une</strong> miette.<br />

J’ai posé ma main sur son avant-bras.<br />

— C'est lequel Nell? lui ai-je glissé en biglant vers la table<br />

d'où s'échappait un nuage <strong>de</strong> fumée plus <strong>de</strong>nse qu'ailleurs.<br />

Son regard s’est détaché <strong>de</strong>s bouts <strong>de</strong> tissu tendus sur la peau<br />

<strong>de</strong>s filles.<br />

— Tu vois le type qui gardait l'entrée du gymnase l'autre<br />

jour?<br />

— Isaac?<br />

— Ouais. Eddie est assis <strong>de</strong>vant lui, entre sa sœur et sa<br />

femme, Belinda, <strong>une</strong> fille à moitié cinglée. Elle a été internée<br />

plusieurs fois, mais elle est toujours persuadée que les martiens<br />

ont débarqué sur terre, je ne plaisante pas, elle dit que le seul<br />

moyen <strong>de</strong> les tuer c'est <strong>de</strong> leur planter <strong>une</strong> fourchette en argent<br />

dans le crâne!<br />

J'ai esquissé un rictus <strong>de</strong> dépit.<br />

— L'affreux avec la cicatrice, c'est Zin, il a enchaîné. Si t'as<br />

<strong>de</strong>s ennuis avec Eddie, c'est à lui que t'auras à faire...! En face,<br />

t'as les trois autres bookmakers les plus influents <strong>de</strong> la ville:<br />

Georgio Filetti, Stanley Wood et Scotty Mackinley. Chacun<br />

d'entre eux possè<strong>de</strong> <strong>une</strong> écurie <strong>de</strong> boxeurs qui ferait pâlir <strong>de</strong><br />

jalousie les ligues professionnelles! Ils contrôlent 98% <strong>de</strong>s<br />

combats clan<strong>de</strong>stins qui ont lieu dans cette ville, tu ne peux rien<br />

faire sans leur bénédiction!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

J'ai regardé un moment la face anguleuse d'Eddie Nell, elle<br />

luisait dans la pénombre comme un éclat <strong>de</strong> verre. Ça m’a fichu<br />

<strong>de</strong>s frissons, l’<strong>une</strong> <strong>de</strong> ses paupières avait baissé pavillon, l’autre<br />

laissait saillir un globe oculaire visqueux et le bassin <strong>de</strong>s filles se<br />

reflétait là-<strong>de</strong>ssus quand les projecteurs venait enluminer leurs<br />

culottes brodées <strong>de</strong> paillettes.<br />

— Je vous ai mis quelques olives, a fredonné le serveur en<br />

déposant les boissons sur la table.<br />

— Parfait Axel. Ayez la gentillesse <strong>de</strong> dire à Mr. Nell que<br />

nous sommes à sa disposition.<br />

— Tout <strong>de</strong> suite monsieur.<br />

A peine avais-je eu le temps d’enfoncer le quartier <strong>de</strong> citron<br />

dans le goulot <strong>de</strong> la bouteille que le garçon avait déguerpi. Il<br />

s'était rendu à la table <strong>de</strong> Nell et avait délivré le message à<br />

l’oreille <strong>de</strong> Zin.<br />

Quelques instants plus tard, Eddie Nell se levait et nous<br />

rejoignait, abandonnant sa femme à Georgio Filetti et aux autres<br />

bookmakers.<br />

— Dino m'a beaucoup parlé <strong>de</strong> vous, il m'a flatté en<br />

s'asseyant <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la table pendant que Zin se calait<br />

près <strong>de</strong> lui et qu'Isaac faisait coulisser le ri<strong>de</strong>au <strong>de</strong> velours, puis<br />

s'éclipsait. Il m'a raconté vos exploits, il m'a expliqué comment<br />

vous avez mis Lemon Knock Out.<br />

— Vous savez Mr. Nell, votre gars, il m'a donné un coup à la<br />

tempe alors j'ai vu rouge...! J'espère seulement que je ne l'ai pas<br />

trop esquinté.<br />

— Vous tracassez pas pour lui, il a fait. Ce que je veux, c'est<br />

que vous me fassiez voir ce que vous avez dans le ventre,<br />

<strong>de</strong>main soir, contre le type <strong>de</strong> Georgio Filetti.<br />

— Pour ça faut pas vous en faire, ai-je affirmé en haussant<br />

allègrement <strong>de</strong>s épaules. Je suis l'ange exterminateur <strong>de</strong>s rings,<br />

votre type je peux lui taper sur la tête jusqu'à ce qu'il ait le goût<br />

<strong>de</strong> sa cervelle dans la bouche! Qu’est-ce que vous voulez <strong>de</strong><br />

plus?<br />

Il a souri et son œil s'est paré d'<strong>une</strong> étincelle <strong>de</strong> jubilation<br />

prodigieuse.<br />

— J'aime les boxeurs qui ont du tempérament! il a lâché.<br />

A ce moment là, Isaac est apparu <strong>de</strong>rrière le ri<strong>de</strong>au en<br />

affichant <strong>une</strong> trombine empruntée:<br />

— Exc... excusez-moi... Mr. Nell, Vera vou...voudrait savoir<br />

si... elle...peut aller se coucher?<br />

Eddie a sorti <strong>de</strong> sa poche <strong>de</strong> veston un étui chromé duquel il<br />

a extrait un cigare. Il l'a humidifié, puis l'a embroché avec un pic


Tortilla 11/10/2005<br />

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<strong>de</strong> bois à l'<strong>une</strong> <strong>de</strong>s extrémités.<br />

— Raccompagne-là, il a décrété. Dis-lui que je passerai plus<br />

tard si je parviens à me débarrasser <strong>de</strong> Belinda.<br />

— Bien, s'est incliné l'autre.<br />

Juste après qu'Isaac se fut retiré, Eddie m'a fixé avec un<br />

sourire doux quoique emprunt d'<strong>une</strong> touche légèrement impure,<br />

du moins le petit afflux <strong>de</strong> bave qui lessivait la commissure <strong>de</strong><br />

ses lèvres me donnait cette sensation.<br />

— Je crois qu'on s'est tout dit! il a lancé en gobant le cigare.<br />

Vous verrez les détails avec Dino, en attendant régalez-vous, y a<br />

dans la salle les plus belles filles <strong>de</strong> la ville!<br />

Il s'est levé. Zin a fait jaillir <strong>une</strong> flamme sous son nez, un<br />

ja<strong>une</strong> très tendre. Nell a pompé <strong>une</strong> bouffée <strong>de</strong> tabac et ils ont<br />

disparu dans la fumée.<br />

— Je crois que tu lui a fait <strong>une</strong> bonne impression! a déclaré<br />

Dino en m'envoyant <strong>une</strong> tape dans le dos.<br />

Je lui ai souri en finissant ma bière.<br />

Nous avons laissé les choses où elle en étaient, puis j’ai maté<br />

les filles avec un arrière goût <strong>de</strong> citron vert dans la bouche. J’ai<br />

repris la même chose et j'ai <strong>de</strong>mandé à Dino ce qu'il voulait.<br />

— Un whisky, il a gloussé sans détourner les yeux <strong>de</strong>s<br />

croupes pulpeuses et frétillantes qui éclaboussaient les environs.<br />

Sa face s'était lénifiée sous l'effet d'<strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> jouissance<br />

intérieure, ses iris divaguaient légèrement d'un <strong>de</strong>rrière à l'autre.<br />

— Putain ces gonzesses sont époustouflantes! il a lâché en<br />

épongeant <strong>une</strong> coulée <strong>de</strong> sueur qui commençait à lui corro<strong>de</strong>r le<br />

front.<br />

Axel a déguerpi.<br />

Dino était littéralement envoûté par les filles qui se<br />

dandinaient en ca<strong>de</strong>nce. La lumière qui s'échappait <strong>de</strong>s rampes<br />

<strong>de</strong> projecteurs lui maculait la figure d'<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> gelée<br />

visqueuse, ses yeux avaient changé <strong>de</strong> couleur.<br />

— Le cul d'<strong>une</strong> fille est <strong>une</strong> espèce d'astre luisant dans le<br />

clair-obscur, il m'a confié en dévorant du regard le bassin <strong>de</strong>s<br />

danseuses. Le seul truc auquel un type peut essayer <strong>de</strong> se<br />

raccrocher dans se mon<strong>de</strong> <strong>de</strong> ténèbres. Une sorte <strong>de</strong> bouée <strong>de</strong><br />

sauvetage lumineuse quoi!<br />

Je l'ai regardé du coin <strong>de</strong> l'œil.<br />

— Dis-donc, quand t'auras fini, tu pourrais peut-être me<br />

tuyauter sur le combat <strong>de</strong> <strong>de</strong>main, non?<br />

— Bah on verra ça plus tard, il a soufflé.<br />

Voyant que rien ne pouvait rompre le filin hypnotique qui<br />

reliait ses rétines aux culs <strong>de</strong>s filles, je me suis levé et je suis allé


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

me dégourdir les jambes. En croisant Axel, j'ai raflé ma bière et<br />

<strong>une</strong> poignée d'olives, puis j'ai marché gentiment vers le fond du<br />

club en laissant la musique anesthésier mon âme. Lorsque je suis<br />

parvenu près du serveur au nœud papillon extravagant, un relent<br />

gastrique s'est échappé <strong>de</strong> ma gorge et sa face a blêmi.<br />

— Tu ne serais pas tenté par <strong>une</strong> petite olive? j'ai dit en<br />

louchant sur les bidules ébènes dans le creux <strong>de</strong> ma main.<br />

— Non, sans façon! il a répondu d'<strong>une</strong> manière hautaine.<br />

— Te fait pas prier, ai-je insisté, ça me ferait plaisir, ce serait<br />

comme qui dirait <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> calumet <strong>de</strong> la paix...! Allez prends<br />

<strong>une</strong> olive!<br />

— Vous savez que ce genre <strong>de</strong> trucs est absolument néfaste<br />

pour l'organisme, il m'a expliqué en se raidissant un tantinet. Une<br />

poignée <strong>de</strong> ces machins peut vous faire grimper le taux <strong>de</strong><br />

cholestérol dans le rouge. Et je ne vous parle pas <strong>de</strong>s risques <strong>de</strong><br />

calculs biliaires!<br />

J'ai marqué un temps d'arrêt.<br />

— Tu veux vraiment me mettre en rogne? lui ai-je <strong>de</strong>mandé<br />

calmement à la manière d'un petit ruisseau aux eaux limpi<strong>de</strong>s<br />

prêt à se muer en un torrent boueux et dévastateur.<br />

— Mais qu'est-ce que vous allez chercher? il a glapi en<br />

accusant <strong>une</strong> grimace craintive, j'aime pas les olives, c'est tout!<br />

— Tu pourrais tout <strong>de</strong> même faire un effort. J'essaie <strong>de</strong><br />

désamorcer la crise et toi, tu ne fais même pas un petit geste dans<br />

le sens <strong>de</strong> la détente...! Allez, tu vas prendre <strong>une</strong> petite olive! On<br />

a mal démarré tout les <strong>de</strong>ux mais on va tirer un trait sur tout ça!<br />

Il a tout <strong>de</strong> suite senti qu’il n’avait le choix. Il a saisi du bout<br />

<strong>de</strong>s doigts l'un <strong>de</strong>s fruits huileux et l'a happé avec <strong>une</strong> grimace <strong>de</strong><br />

dégoût étalée sur le visage. Sa mâchoire s'est mise en marche. Il<br />

a tourné <strong>de</strong> l'œil et son squelette s'est écrasé sur le sol en<br />

entraînant <strong>une</strong> pluie <strong>de</strong> cintres dans le vestiaire.<br />

— Mince qu'est-ce qui se passe? s'est alarmée la voix d'Axel<br />

dans mon dos.<br />

Je me suis accroupi au chevet du détecteur d'olives périmées.<br />

— Je crois qu'il a avalé <strong>de</strong> travers! j'ai commenté.<br />

Axel s'est penché sur son collègue, lui a ramassé la tête et<br />

l'autre s'est mis à toussoter en virant au vert pâle, du moins<br />

présumais-je à la dépigmentation qui lessivait ses pommettes<br />

qu'il s'agissait <strong>de</strong> la couleur verte.<br />

— Mer<strong>de</strong> Frank reprends-toi! il a supplié en lui infligeant<br />

<strong>une</strong> gifle, faut ramasser les cintres!<br />

— Je crois qu'<strong>une</strong> olive s'est coincée dans son gosier! j'ai dit.<br />

— On dirait qu'il va étouffer! il m'a retourné.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— C'est ce foutu nœud papillon, lui ai-je flanqué mon billet,<br />

ça lui comprime la caroti<strong>de</strong> et le sang ne peut plus irriguer le<br />

cerveau.<br />

— Bon sang, faut faire quelque chose!<br />

J'ai arraché le nœud papillon qui lui étranglait le cou, puis j'ai<br />

calé Frank contre la tringle. Sa quinte <strong>de</strong> toux s'est accélérée. Un<br />

voile <strong>de</strong> suée s'est déployé sur sa face et Axel a paniqué.<br />

— BORDEL DE MERDE, IL VA NOUS CLAQUER<br />

ENTRE LES DOIGTS!!! il s'est égosillé.<br />

J'ai frappé Frank entre les omoplates et comme par<br />

enchantement, le noyau logé dans sa gorge a ricoché sur le tapis.<br />

Il a immédiatement repris <strong>de</strong>s couleurs. Ses yeux ont papilloté et<br />

sa bouche a essayé <strong>de</strong> balbutier quelque chose, en vain.<br />

J’ai refilé à Axel les olives que je n’avais pas touché. Il les a<br />

placés dans un cendrier sur le comptoir, puis s'est épongé le front<br />

avec sa manche, le regard rivé sur les pr<strong>une</strong>lles dilatées <strong>de</strong><br />

Frank.<br />

D'un seul coup, <strong>une</strong> voix pure comme l'envol d'<strong>une</strong> libellule<br />

sur Manhattan en proie au crépuscule a attiré mon intention. J'ai<br />

laissé Frank et Axel se dépatouiller entre eux, je me suis tourné<br />

vers l'escalier et j'ai vu <strong>une</strong> sorte d'ange avec <strong>de</strong> grands yeux<br />

claires dévaler les marches aux bras d'Isaac.<br />

— Nom <strong>de</strong> Dieu! ai-je songé simplement.<br />

Vera avait <strong>de</strong> longs cheveux blonds qui lui dégringolaient sur<br />

les épaules. Elle attirait la lumière. Et à l'approche <strong>de</strong>s veilleuses<br />

ses boucles se rehaussaient d'éclats <strong>de</strong> métal platine. J'ai laissé le<br />

silence donner un coup <strong>de</strong> balai sur les impuretés qui flottaient<br />

dans le coin, et je l'ai regardé <strong>de</strong>scendre les escaliers avec ses<br />

fameuses jambes. Soudain, d'un geste lent et rempli <strong>de</strong> grâce,<br />

elle a ramené <strong>de</strong>rrière son oreille <strong>une</strong> mèche <strong>de</strong> cheveux venue<br />

lui butiner la tempe et je me suis mordu les lèvres. J'ai pensé <strong>de</strong><br />

<strong>de</strong>ux choses l'<strong>une</strong>, ou cette fille connaît pas sa force ou elle a<br />

démasqué mon talon d'Achille. Le temps s'est suspendu. Elle est<br />

passée <strong>de</strong>vant moi, son parfum ma cloué sur place et il m'a bien<br />

fallu <strong>une</strong> minute avant <strong>de</strong> reprendre mes esprits. Ensuite, je l'ai<br />

suivie <strong>de</strong>hors où les lampadaires déversaient un crachin<br />

lumineux sur la chaussée. Je l'ai vue grimper dans la voiture, ses<br />

cuisses ont brillé sous la l<strong>une</strong> et <strong>une</strong> chose n'arrivant jamais<br />

seule, la bretelle <strong>de</strong> sa robe a glissé le long <strong>de</strong> son épaule.<br />

Lorsque la bagnole a démarré, j'étais à moitié sonné. Le reflet <strong>de</strong><br />

réverbères s'est propagé sur le flanc <strong>de</strong> la carrosserie et le vent<br />

s'est chargé <strong>de</strong> balayer tout ça, avec indolence.<br />

Dans les secon<strong>de</strong>s qui ont suivi, je n'ai pas réagi. Je suis resté


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

suspendu au sifflement <strong>de</strong>s pneus sur l'asphalte et j'ai retenu ma<br />

respiration. La rue était silencieuse, il y avait bien le gargouillis<br />

contenu dans le ventre <strong>de</strong>s égouts et le râle <strong>de</strong>s néons, mais la<br />

chaleur assourdissait tout les bruits. La ville avait ployé sous <strong>une</strong><br />

espèce <strong>de</strong> cyclone cristallin, et quand la voix <strong>de</strong> Frank a retenti<br />

inopinément dans mon dos, j'étais à <strong>de</strong>ux doigts <strong>de</strong> plier les<br />

genoux.<br />

— J'ai mangé toutes les olives! il s'est enorgueilli en<br />

avançant vers moi. J'ai fini toutes les olives qu'y avait dans le<br />

cendrier!<br />

— Je suis fier <strong>de</strong> toi Frank, l'ai-je complimenté. Tu vois, faut<br />

jamais se fier aux premières impressions.<br />

Il a jubilé <strong>une</strong> secon<strong>de</strong>, Axel est apparu sur le seuil <strong>de</strong> la<br />

porte et nous sommes rentrés.<br />

— T'as vu Axel, j'ai réussi a manger toutes les olives! a<br />

répété la voix <strong>de</strong> Frank juste avant que nos silhouettes ne<br />

s'engouffrent dans le club.<br />

— Ouais j'ai vu, a répondu Axel.<br />

- 16 -<br />

Dehors, un morceau <strong>de</strong> l<strong>une</strong> veillait sur les bagnoles<br />

agglutinées autour <strong>de</strong> la salle. La chaleur était amortie par un<br />

vent ayant puisé sa fraîcheur dans les orages <strong>de</strong> l'après-midi,<br />

mais le truc tirait sur sa fin, la canicule avait repris le <strong>de</strong>ssus. Les<br />

gardiens chargés <strong>de</strong> la surveillance du parking croulaient sous la<br />

sueur. Entre <strong>de</strong>ux ron<strong>de</strong>s, on les voyait s'arroser la nuque aux<br />

bouches d'incendie ruisselantes. Quant aux vestiaires, ils étaient<br />

en proie à <strong>une</strong> moiteur asphyxiante. La température <strong>de</strong>vait<br />

osciller autour <strong>de</strong>s 30° et le taux d’humidité remplissait<br />

l’atmosphère <strong>de</strong> particules d’eau quasiment visibles à l’œil nu.<br />

— Je ne savais pas qu'un combat clan<strong>de</strong>stin pouvait attirer<br />

autant <strong>de</strong> mon<strong>de</strong>! ai-je glissé à Richie tandis qu'il s'affairait à me<br />

ban<strong>de</strong>r les mains.<br />

— Tu sais, grâce à ces combats Eddie Nell a financé la<br />

campagne d'<strong>une</strong> moitié <strong>de</strong>s sénateurs <strong>de</strong> la ville, il m'a expliqué.<br />

Et un sénateur ça ferait n'importe quoi pour gagner les élections!


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Je connais rien <strong>de</strong> plus véreux, ces types ont le fion qui grouille<br />

d'asticots!<br />

— Quand même, pour un truc clan<strong>de</strong>stin tu repasseras, y a au<br />

moins huit cents personnes dans cette salle!<br />

Richie m'a aidé à enfiler mes gants:<br />

— Me dis pas que tu te dégonfles!<br />

— Il s'agit pas <strong>de</strong> ça, seulement je te rappelle qu'on est fichés<br />

dans cette ville!<br />

— Ecoute Lenny, je t'ai déjà dit qu'il n’y avait pas l'ombre<br />

d'un flic dans tout le périmètre!<br />

— Je dis pas le contraire mais ça me rend nerveux, tu peux<br />

comprendre ça, non?<br />

Richie a hoché du képi dans l'écharpe <strong>de</strong> fumée qui<br />

s'échappait <strong>de</strong> sa cigarette, et pendant qu'il s'évertuait à lacer mes<br />

gants, mon regard s'est porté vers l'entrée du vestiaire où Lola<br />

s'était adossée.<br />

— Je peux vous ai<strong>de</strong>r? elle a <strong>de</strong>mandé d'<strong>une</strong> voix emprunte<br />

d'<strong>une</strong> sensualité démoniaque.<br />

— Seigneur, cette fille à le diable planté dans le fond <strong>de</strong> la<br />

chatte! ai-je ruminé machinalement en reluquant le<br />

déhanchement limpi<strong>de</strong> qui faisait tanguer sa croupe d'un côté,<br />

puis <strong>de</strong> l'autre.<br />

— Nom <strong>de</strong> Dieu Lola, qu'est-ce que tu fous là?!! a pesté<br />

Richie en enroulant un bout <strong>de</strong> sparadrap à l'endroit où le gant<br />

s'évasait sur mon poignet. Je t'avais dit <strong>de</strong> rester à ta place!<br />

— Oh tu vas pas en faire un fromage! elle a soupiré en<br />

attrapant les ciseaux et en tranchant la ban<strong>de</strong> adhésive que<br />

Richie tentait <strong>de</strong> déchirer à la main, tu sais bien que j'aime<br />

l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong>s vestiaires, j'y peux rien, le parfum du camphre m'a<br />

toujours excité!<br />

Richie a bougonné en s'attaquant au <strong>de</strong>uxième gant, mais<br />

Lola n'a pas voulu lâcher le morceau. Elle a passé <strong>une</strong> main dans<br />

ses cheveux et son genou m'a frôlé les testicules.<br />

— Dis-moi Lenny, ça t'embêterait <strong>de</strong> me laisser Richie <strong>une</strong><br />

minute? elle a glapi langoureusement.<br />

J'ai décalé mes burnes vers le tube d'Algipan:<br />

— Euh..., je ne sais pas quoi te dire.<br />

— Mince c'est pas le moment! est intervenu Richie.<br />

— Juste un petit truc..., sous la douche! s'est tortillée Lola.<br />

— Nan, nan et nan! N'y pense plus!<br />

— Mais Richie ça nous rafraîchirait, elle a insisté. Regar<strong>de</strong>,<br />

je suis toute embuée, j'ai l'intérieur <strong>de</strong>s cuisses moite comme un<br />

marécage!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— N'insiste pas et retourne t'asseoir! a tranché Richie.<br />

Laisse-moi finir mes bandages!<br />

Lola s'est parée d'un regard noir qui l'a rendue terriblement<br />

belle. Elle a fait la moue en exhalant un long gémissement.<br />

— T'es qu'un lâche! elle a vociféré, je te l'ai toujours dit!<br />

Je me suis senti un peu embarrassé parce Lola avait lancé ça<br />

en me prenant à témoin. J'ai contemplé mes pieds et ses yeux<br />

sont retournés s'arrimer à ceux <strong>de</strong> Richie.<br />

— Bon sang Lola, tu vas me lâcher la grappe, hein?! il a<br />

supplié en gardant la face vissée au gant <strong>de</strong> boxe. Tu vois pas<br />

que je suis en train <strong>de</strong> m'occuper <strong>de</strong> Lenny!<br />

Lola a sauté sur l'occasion. Elle s'est rapprochée <strong>de</strong> moi en<br />

ondulant du bassin, ses doigts ont gambadé sur la table <strong>de</strong><br />

massage, et lorsqu'elle est parvenue au niveau <strong>de</strong> ma cuisse, elle<br />

a fait glisser le bout <strong>de</strong> son ongle sur ma peau.<br />

— T'es vraiment un imbécile, elle a ricané à l'oreille <strong>de</strong><br />

Richie tout en continuant son cirque le long <strong>de</strong> ma jambe. Je suis<br />

persuadée que Lenny, lui, il ne se serait pas dégonflé si je lui<br />

avait <strong>de</strong>mandé gentiment, hein Lenny?<br />

J'ai tamponné le bout <strong>de</strong> mes gants l'un contre l'autre.<br />

— Tu sais, avec ces trucs, c'est pas commo<strong>de</strong>...<br />

Richie a souri en m'enveloppant d'un peignoir floqué <strong>de</strong> la<br />

marque Everlast, mais Lola n'a pas apprécié mon esquive. Elle a<br />

repoussé l'assaut <strong>de</strong>s mèches <strong>de</strong> cheveux qui mêlées à la sueur<br />

lui collaient aux joues, elle a tourné les talons et elle est sortie en<br />

fracassant la porte:<br />

— Allez vous faire foutre!<br />

— Elle a un sacré caractère! j'ai dit.<br />

— Elle est Italienne! m'a répondu Richie.<br />

Deux secon<strong>de</strong>s plus tard, Dino débarquait dans le vestiaire<br />

avec <strong>une</strong> serviette éponge enroulée autour <strong>de</strong> la nuque:<br />

— Dis-donc, Lola a pas l'air dans son assiette aujourd'hui!<br />

— J'ai rien remarqué, a dit Richie.<br />

— Elle a peut-être <strong>une</strong> rage <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts! ai-je entériné l'affaire.<br />

Dans le couloir, il m'a plaqué la paume <strong>de</strong> sa main sur<br />

l'épaule en amorçant <strong>une</strong> grimace qui lui a plié la moitié du<br />

visage.<br />

— Tu connais les règles, il a entonné tandis que Richie me<br />

badigeonnait la figure d'huile <strong>de</strong> camphre, pas <strong>de</strong> coups bas au<strong>de</strong>ssous<br />

<strong>de</strong> la ceinture, <strong>de</strong>s rounds <strong>de</strong> trois minutes, <strong>une</strong> minute<br />

<strong>de</strong> repos entre chaque round, et surtout n'oublie pas, le combat<br />

va au finish! Tant que l'un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux boxeurs n'est pas compté<br />

Knock Out, pas question <strong>de</strong> s’arrêter. A toi <strong>de</strong> mettre ton punch


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dans la balance si tu veux pas passer la nuit sur le ring. Et<br />

n’oublie jamais que Jack Delsey est un tueur!<br />

J'ai do<strong>de</strong>liné <strong>de</strong> la tête dans les vapeurs <strong>de</strong> sang refoulées par<br />

les grilles d'aération, à mi-chemin <strong>de</strong> la clameur qui s'élevait au<br />

bout du couloir, nous avons croisé un boxeur, lequel titubait,<br />

l'aisselle soudée à la nuque <strong>de</strong> son manager.<br />

— Doux Jésus, ce type a sauté sur <strong>une</strong> mine ou quoi!!? ai-je<br />

marmonné aux tympans <strong>de</strong> Dino et Richie réunis, tandis qu'<strong>une</strong><br />

lueur d'effroi me cristallisait les pupilles.<br />

— Il a sans doute encaissé un mauvais coup, faut pas<br />

chercher plus loin! a tenté <strong>de</strong> me rassurer Richie.<br />

Dino a enchaîné d'<strong>une</strong> voix que l'évi<strong>de</strong>nce rendait effrayante:<br />

— Il a rempli son contrat.<br />

— Mer<strong>de</strong>, mais ce type a les yeux qui lui sortent <strong>de</strong>s orbites,<br />

j'ai balbutié en déployant mes bras le long du corps.<br />

— C'est exact, a corroboré Richie.<br />

Le démineur à la noix a louvoyé vers le fond du corridor en<br />

sanglotant <strong>de</strong> douleur, Dino ne s'est attendri qu'<strong>une</strong> secon<strong>de</strong> sur<br />

son cas, après il m'a tiré par la manche et je l'ai suivi avec un<br />

petit morceau <strong>de</strong> guimauve <strong>de</strong>sséchée à la place <strong>de</strong> la langue.<br />

Dans la salle, nous nous sommes frayés un chemin à travers<br />

la pluie <strong>de</strong> chapeaux qui balayait les abords du ring, nous nous<br />

sommes faufilés entre les cor<strong>de</strong>s et Richie m'a installé sur le<br />

tabouret d’angle. Malgré la lumière aveuglante qui s'abattait sur<br />

le ring et le matelas <strong>de</strong> fumée qui planait dans les airs, j'ai<br />

reconnu Tortilla. Il s'agitait sur les gradins, entouré d'Harold,<br />

Henri, Antonio et Stan, qui s'était apparemment réconcilié avec<br />

Alex.<br />

— De la famille? s'est informé Richie.<br />

— En quelque sorte, j'ai répondu.<br />

Dans la secon<strong>de</strong> qui a suivi, Dino a empoigné le micro qui<br />

<strong>de</strong>scendait du plafond et s'est passé <strong>une</strong> main dans les cheveux, à<br />

peu près au niveau <strong>de</strong> la tempe:<br />

— Mesdames et messieurs, le combat que vous allez suivre<br />

va opposer, à ma droite, 1m87, accusant 83 kg sur la balance,<br />

l'Assassin du New-Jersey, Jack Delsey!... à <strong>une</strong> nouvelle recrue<br />

du Lower East Si<strong>de</strong>, pesant 72 Kg pour 1m75, Lenny Sannet, dit<br />

le magicien!<br />

Un orage d'applaudissements s'est répandu le long <strong>de</strong>s<br />

gradins et dans le creux <strong>de</strong> la fosse. Dino s'est effacé et l'arbitre<br />

s'est penché à mon oreille:<br />

— Normalement, il aurait fallu vous lever à l'appel <strong>de</strong> votre<br />

nom, mon gars!


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Je suis désolé vieux! Je sais pas ce qui m'a pris, je<br />

comprends pas, allez n'y pensons plus!<br />

Au fond <strong>de</strong> la salle, un type clôturait les paris en inscrivant<br />

les ultimes cotes sur un large panneau d'ardoise. Il avait <strong>une</strong><br />

chemise blanche retroussée aux manches, un pantalon en toile et<br />

<strong>de</strong>s bretelles en cuir. J'ai suivi l'arbitre au milieu du ring. J'ai<br />

remarqué que l'ampoule du plafonnier luisait sur son crâne. J'ai<br />

souri à Richie qui se noyait dans mon ombre, puis ma bouche<br />

s'est torsadée lorsque je me suis aperçu que c'était dans l'ombre<br />

<strong>de</strong> Jack que Richie pataugeait.<br />

— J'espère que t'éclabousses pas! m'a lancé l'anthropoï<strong>de</strong> en<br />

harponnant ses yeux vi<strong>de</strong>s dans les plissures <strong>de</strong> mon front.<br />

— Dis-moi on se connaît, j'ai affirmé en faisant mine <strong>de</strong><br />

fouiller mes souvenirs..., t'as sœur c'est pas la petite pute qui<br />

taille <strong>de</strong>s plumes aux abords d'Inwood Hill Park?<br />

Un éclair <strong>de</strong> fureur a parcouru les billes <strong>de</strong> mercure que Jack<br />

avait à la place <strong>de</strong>s yeux. Dans un élan <strong>de</strong> démence, il m'a<br />

décoché un crochet écrasant à la face, j’ai esquivé comme j’ai pu<br />

et Richie s'est retrouvé avec le nez en compote.<br />

— Non mais plus c'est grand, plus c'est con! il a fulminé en<br />

se compressant la narine avec le pouce.<br />

L'arbitre s'est immédiatement interposé:<br />

— Messieurs, je vous en prie, un peu <strong>de</strong> retenu que diantre!<br />

— Je vais décapiter cet avorton!!! a grogné Jack en<br />

l’évinçant brutalement avec le dos du gant.<br />

A peine Richie avait-il eu le temps <strong>de</strong> s'éclipser avec le<br />

peignoir que Jack m'alignait <strong>une</strong> série <strong>de</strong> coups aux flancs.<br />

J'encaissais sans grimacer. Pendant que l'arbitre s'arrachait le peu<br />

<strong>de</strong> cheveux qu'il lui restait sur la tête, je bloquais un uppercut<br />

que Jack s'était chargé <strong>de</strong> me délivrer, non sans qu'<strong>une</strong> coulée <strong>de</strong><br />

bave haineuse ne lui givre la commissure <strong>de</strong>s lèvres.<br />

Au bout <strong>de</strong> trente secon<strong>de</strong>s <strong>de</strong> combat, l'arbitre s'est tourné<br />

avec les bras en croix vers le type assis près <strong>de</strong> la cloche. Il a<br />

accusé <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> moue <strong>de</strong> découragement, a haussé les<br />

épaules. L'autre lui a retourné un geste <strong>de</strong> dépit puis a fracassé la<br />

cloche et le round a officiellement démarré.<br />

Dans la fosse, les types n'avaient pas attendu le signal pour<br />

bondir <strong>de</strong> leurs sièges en brandissant <strong>de</strong>s journaux en guise <strong>de</strong><br />

glaives. Ils beuglaient en sautillant sur place, lançaient <strong>de</strong>s<br />

insultes, conspuaient l'arbitre, singeaient les boxeurs et j'en<br />

aperçus même <strong>une</strong> poignée qui dévoraient leurs chapeaux sous<br />

l'emprise <strong>de</strong> l'excitation. La fièvre s'était emparée <strong>de</strong>s gradins <strong>de</strong><br />

la même façon. Une sorte d'ivresse nerveuse s'était insinuée le


Tortilla 11/10/2005<br />

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long <strong>de</strong>s bancs. La chaleur galvanisait le public et Tortilla<br />

n’échappait pas à la règle. Il s'était levé lorsque Jack m'avait<br />

plaqué contre sa poitrine, et d'un geste du bras, m'exhortait à<br />

m'éloigner du boxeur qui me pilonnait les côtes. Evi<strong>de</strong>mment, je<br />

savais qu'il me fallait sortir <strong>de</strong> la tenaille dans laquelle Jack<br />

m'avait attiré, mais dès que j'essayais <strong>de</strong> me dérober, il rabattait<br />

mon squelette contre son torse et mes flancs écopaient d'<strong>une</strong><br />

salve <strong>de</strong> coups supplémentaires. J'entendais la voix d'Henri<br />

s'égosiller au lointain. Je voyais Alex s'agripper au bras <strong>de</strong> Stan,<br />

Harold et Antonio se liquéfier sur les gradins mais je ne<br />

parvenais pas à me dépêtrer <strong>de</strong> l'emprise <strong>de</strong> L’assassin du New-<br />

Jersey!<br />

Heureusement, l'arbitre dont la calvitie s'était étendue<br />

jusqu'aux abords <strong>de</strong>s oreilles est intervenu en ma faveur.<br />

Estimant que Jack me ceinturait <strong>de</strong> manière interdite, il s'est<br />

approché <strong>de</strong> sa charpente et l'a sommé <strong>de</strong> me relaxer.<br />

— T'es pire qu'<strong>une</strong> sangsue! qu'il a dit en lui lançant un<br />

regard désabusé qui a ripé sur son arca<strong>de</strong> immaculée d'huile,<br />

allez du vent!... A distance!<br />

J'ai profité <strong>de</strong> ce petit moment <strong>de</strong> répit pour avaler <strong>une</strong> bolée<br />

d'oxygène dans laquelle un essaim <strong>de</strong> poussières voltigeait. Une<br />

lumière aveuglante éclaboussait le ring. Lorsque Jack s'est<br />

précipité sur moi, je ne suis pas retombé dans le panneau. Je l'ai<br />

simplement esquivé d'<strong>une</strong> foulée latérale, puis je lui ai ravagé le<br />

plexus avec mon gauche.<br />

A ma gran<strong>de</strong> stupéfaction, le truc ne l'a ébranlé que le temps<br />

d'un battement <strong>de</strong> paupières. Il est revenu à la charge les yeux<br />

enduits d'<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> pellicule visqueuse, j'ai sautillé autour <strong>de</strong><br />

lui, je l'ai baladé aux quatre coins du ring, j'ai évité <strong>une</strong> série <strong>de</strong><br />

crochets à la face, j'ai bloqué un coup au foie, intercepté <strong>une</strong><br />

enclume qui se dirigeait directement vers ma tempe, et au bout<br />

d'un moment, la frénésie psychédélique qui s'était emparée du<br />

boxeur s'est atténuée en douceur, comme <strong>une</strong> coulée <strong>de</strong> lave au<br />

bout du rouleau.<br />

Dans la salle, la tension déclinait au rythme <strong>de</strong><br />

l'essoufflement <strong>de</strong> Jack. Tout le mon<strong>de</strong> voyait que le combat<br />

parti sur <strong>de</strong>s chapeaux <strong>de</strong> roues battait <strong>de</strong> l'aile. Chacun attendait<br />

la fin du round pour se relâcher complètement. Je reconnus<br />

même au bas du ring, Georgio Filetti qui bavardait avec Scotty<br />

Mackinley, tandis qu'à proximité <strong>de</strong> sa sœur, Eddie Nell mimait<br />

à Zin la stratégie à employer. Je crois que c'est lorsque j'ai vu<br />

Vera que les choses se sont déglinguées. Elle avait croisé l'<strong>une</strong><br />

<strong>de</strong> ses jambes par-<strong>de</strong>ssus l'autre, sa robe lui remontait à mi-


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

cuisse et je voulais bien être pendu si le brasillement <strong>de</strong> sa peau<br />

n'était qu'un mirage. Elle fumait <strong>une</strong> cigarette. Une étincelle<br />

d'agacement trottinait le long <strong>de</strong> ses pr<strong>une</strong>lles. La petite moue<br />

désabusée qui s'inscrivait sur son visage lui conférait un charme<br />

étourdissant. J’étais pas loin <strong>de</strong> penser que c’était la plus belle<br />

fille que j’avais jamais vu. Elle a expiré un jet <strong>de</strong> fumée avec sa<br />

bouche. J'ai souri. Elle a décroisé les jambes. Ma mâchoire s'est<br />

enflammée, mon nez a craché un liqui<strong>de</strong> écarlate et je me suis<br />

retrouvé au tapis avec l'ombre <strong>de</strong> Jack qui planait autour <strong>de</strong> moi,<br />

à la manière d'un vautour aguiché par l'o<strong>de</strong>ur du sang. Je n'ai pas<br />

compris tout <strong>de</strong> suite ce qui se passait mais quand j'ai relevé la<br />

tête et que Jack m'a reflanqué son gant en pleine figure, je n'ai<br />

plus eu <strong>de</strong> doute.<br />

— Bor<strong>de</strong>l <strong>de</strong> Dieu, mais qu'est-ce que t'as fabriqué?!! s'est<br />

époumoné Richie après que la cloche ait retenti me sauvant in<br />

extremis du Knock Out.<br />

— J'ai vu <strong>une</strong> aurore boréale! ai-je couiné.<br />

— T'as pas un peu fini <strong>de</strong> déconner! il m'a secoué en hissant<br />

ma carcasse sur le tabouret d'angle. Re<strong>de</strong>scends sur terre, mer<strong>de</strong>,<br />

tu vas tout faire foirer!<br />

J'ai laissé Richie me plaquer <strong>une</strong> poche <strong>de</strong> glaçons sur la<br />

nuque. Tout en matant la pin-up qui se déhanchait au milieu du<br />

ring et inclinait l'écriteau annonçant le round n°2, j'ai crachoté<br />

sur le côté. J'avais froid. Un filet <strong>de</strong> sang ruisselait <strong>de</strong> mes<br />

narines et s’infiltrait par l'interstice <strong>de</strong> mes lèvres.<br />

— Eh Lenny, tu m'entends?!! m'a harcelé Richie en me<br />

débarbouillant la face avec <strong>une</strong> éponge imbibée d'eau glacée, tu<br />

me reconnais, hein?<br />

— Je t'en prie Richie, arrête <strong>de</strong> me brailler dans les oreilles.<br />

— Ecoute, faut à tout prix éviter le corps à corps, il a affirmé,<br />

débrouille-toi pour le tenir à distance, ne le laisse pas t'approcher<br />

et je t'en supplie..., sois à ce que tu fais, Nell nous fera pas <strong>de</strong><br />

ca<strong>de</strong>au!<br />

J'ai voulu articuler quelque chose, mais à peine avais-je<br />

entrebâillé la bouche que Richie me fichait le protège-<strong>de</strong>nts à<br />

l'intérieur.<br />

— Avant tout chose faut l'épuiser, il a poursuivi. Tu dois<br />

tournoyer autour comme un oiseau <strong>de</strong> proie. Tu dois lui donner<br />

le vertige!<br />

Lorsque le gong a sonné j'avais quasiment du sang sur toute<br />

la figure. Richie est <strong>de</strong>scendu du ring en embarquant le tabouret,<br />

la bassine, le pot <strong>de</strong> graisse et tutti quanti. Jack m'attendait déjà<br />

sous le plafonnier. Ses naseaux vibraient <strong>de</strong> rage. Sa peau luisait


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

sous la lumière. Il n'était pas venu là pour rigoler.<br />

— Ecrase-moi cet avorton Jack! s'est esclaffée <strong>une</strong> voix dans<br />

l'assistance.<br />

— Ouais, fais lui avaler son <strong>de</strong>ntier! a repris un autre enculé<br />

pendant que l'arbitre nous priait d'entamer les hostilités. Pressele<br />

jusqu'à temps qu'il chie dans son froc!<br />

Le premier coup que Jack m'a délivré était <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong><br />

météorite vicieuse qui est venue s'écraser en plein sur mon<br />

oreille. Le second m'a éraflé l'arca<strong>de</strong> sourcilière. Le troisième<br />

m'a éraillé la lèvre inférieure mais le sang n'a même pas giclé.<br />

J'ai repris ma valse autour <strong>de</strong> sa charpente, j'ai rebondi en<br />

ca<strong>de</strong>nce d'un bout à l'autre du ring et le round s'est perpétué sans<br />

inci<strong>de</strong>nt notoire.<br />

Dans la fosse, Vera boudait en allumant cigarette sur<br />

cigarette. Une grimace d'ennui lui tordait la bouche. Quand<br />

Eddie lui glissait un truc à l'oreille, elle levait les yeux au ciel et<br />

recrachait un ruban <strong>de</strong> fumée qui se perdait dans la salle.<br />

— Ça va durer longtemps? elle a soupiré en se calant le<br />

menton dans le creux <strong>de</strong> la main.<br />

— Comment veux-tu que je le sache, je suis pas marabout! il<br />

a ironisé avec <strong>une</strong> voix légèrement teintée d'<strong>une</strong> dose <strong>de</strong> sévérité.<br />

Elle l'a fusillé du regard.<br />

— Mince, tu sais que je déteste ça! elle a bougonné.<br />

— Ecoute Vera, je te veux près <strong>de</strong> moi quelque soit l'endroit<br />

où je vais, c'est pas compliqué!<br />

Elle s'est renfrognée, la peau <strong>de</strong> son nez s'est plissée. Elle a<br />

balancé la cigarette sur le sol et l'a écrasée rageusement avec<br />

l'<strong>une</strong> <strong>de</strong> ses chaussures à talon.<br />

— J'ai faim! elle a dit.<br />

— Hé, boucle-là un peu, tu veux!<br />

Un kaléidoscope au chatoiement métallique a gravité un<br />

instant au fond <strong>de</strong> ses rétines, puis elle s'est tournée sur le côté en<br />

croisant les jambes et sa robe a coulissé vers le haut <strong>de</strong> ses<br />

cuisses.<br />

— Ne le prends pas comme ça, il l'a relancée en amarrant sa<br />

main calleuse sur son délicat poignet. Je t'emmènerai manger un<br />

morceau plus tard!<br />

— Lâche-moi! elle a simplement répliqué en se dégageant <strong>de</strong><br />

son étreinte.<br />

En attendant, sur le ring, je louvoyais d’un bord à l’autre<br />

pour échapper aux frappes <strong>de</strong> l’Assassin du New-Jersey, c’était<br />

toujours le même cirque, il essayait <strong>de</strong> me refouler dans un<br />

angle, <strong>de</strong> m’acculer aux cor<strong>de</strong>s, et au <strong>de</strong>rnier moment, je me


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

faufilais sous ses aisselles et l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> sa sueur me corrodait les<br />

narines et un tronçon <strong>de</strong> l'ethmoï<strong>de</strong>. Je commençais réellement à<br />

me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r comment j’allais pouvoir en venir à bout. Je ne<br />

voyais pas d’issue. Je misais sur l’usure, je me cantonnais à<br />

escamoter ses assauts et il a fallu attendre le septième round et le<br />

cirque <strong>de</strong> Lola pour que ma stratégie chavire, tel un petit rafiot à<br />

la noix.<br />

— Mer<strong>de</strong> Lola, qu'est-ce qui te prend? ai-je jappé en la<br />

surprenant en train <strong>de</strong> dégrafer son corsage près du manager <strong>de</strong><br />

Jack.<br />

— Laisse ce porc et vient t'occuper <strong>de</strong> moi, elle a rétorqué.<br />

— Bon sang, Lola, t'as perdu la tête!!! j'ai henni.<br />

— Je suis trempée! elle a trépigné.<br />

Je l'ai regardée <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> à travers la hor<strong>de</strong> <strong>de</strong> crochets qui<br />

me fusaient sous le nez. Lorsque ses yeux ont brûlé d'<strong>une</strong><br />

lubricité dévorante et que ses doigts se sont perdus sous sa jupe,<br />

j'ai braillé comme un âne en direction <strong>de</strong> Richie:<br />

— PUTAIN RICHIE! FAIS QUELQUE CHOSE, LOLA<br />

EST EN TRAIN DE SE DESSAPER DEVANT TOUT LE<br />

MONDE!!!<br />

— QUOI!!???<br />

— ELLE SE FOUT A POIL, JE TE DIS!<br />

— NOM DE DIEU!!!<br />

J'ai vu Richie détaler <strong>de</strong> l'autre côté du ring. J'ai vu Lola se<br />

dandiner. Je l'ai vue tirer sur le bout <strong>de</strong> sa jupe pour passer le cap<br />

<strong>de</strong>s hanches, puis je n'ai plus rien vu. J'ai juste senti que mes<br />

jambes vacillaient, qu'un goût désagréable s’était déposé sur le<br />

fond <strong>de</strong> ma langue et j'ai compris que Jack m'avait fourré son<br />

gant en travers <strong>de</strong> la gorge.<br />

— Mer<strong>de</strong>, regar<strong>de</strong> ce que t'as fait! a fulminé Richie en<br />

désignant ma carcasse venue se foudroyer à ses pieds, au-<strong>de</strong>là du<br />

tapis. Ah, tu peux être fière <strong>de</strong> toi! T'en rates pas <strong>une</strong>!<br />

— J'ai rien fait, s'est immédiatement défendue Lola. Il est<br />

tombé tout seul et si tu t'étais un peu moins salaud, on en serait<br />

pas là!<br />

J'ai agrippé le strapontin sous lequel j'avais valdingué. Des<br />

volutes <strong>de</strong> fumée stagnaient aux abords du ring. Je suis parvenu<br />

à me hisser sur les rotules, j'ai avancé sur les genoux dans le dos<br />

<strong>de</strong> Richie et je me suis cramponné à sa cuisse.<br />

— Faut pas vous chamailler pour ça, j'ai dit, la vie a conçu la<br />

rose avec <strong>de</strong>s épines.<br />

Richie m'a soulevé en accusant <strong>une</strong> grimace. Il a attendu que<br />

ma silhouette s'enracine à l'écume cotonneuse qui balayait la


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salle à hauteur <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s, a enveloppé Lola avec le peignoir et<br />

m’a décoché un regard miséreux:<br />

— Tu vas tenir le coup?<br />

— C'est le mon<strong>de</strong> entier qui est à la dérive, j'ai dit.<br />

Sur le ring, Jack et l'arbitre attendaient l'un à côté <strong>de</strong> l'autre.<br />

J'ai attrapé la cor<strong>de</strong> inférieure. J'ai oscillé un instant dans la<br />

vapeur et les relents d'adrénaline. Je me suis hissé sur le tapis,<br />

j'ai roulé sur le flanc, un râle <strong>de</strong> douleur s'est échappé <strong>de</strong> ma<br />

gorge et malgré l'ombre <strong>de</strong> Jack qui me dégoulinait sur les<br />

épaules comme <strong>une</strong> nappe <strong>de</strong> pétrole brut, je me suis relevé. Un<br />

masque <strong>de</strong> sang me coagulait la peau.<br />

— Vas donc te rhabiller! a gueulé un type au troisième rang.<br />

Je n'ai rien voulu entendre. Je me suis remis en mouvement.<br />

J'ai levé ma gar<strong>de</strong>. Jack s'est léché les babines. L'arbitre s'est<br />

écarté et le petit manège a repris dans le boucan qui montait <strong>de</strong> la<br />

foule. De son côté, Richie a ramassé les affaires <strong>de</strong> Lola et tandis<br />

que Jack m'assénait <strong>une</strong> série <strong>de</strong> crochets au foie, il l'a saisie par<br />

le poignet et l'a tirée gentiment en direction du seau, <strong>de</strong>s tubes <strong>de</strong><br />

pomma<strong>de</strong>, du tabouret, <strong>de</strong>s serviettes et <strong>de</strong>s autres babioles qui<br />

jonchaient le sol. Lola s'était calmée. Les traits <strong>de</strong> son visage<br />

s'étaient adoucis, ses yeux avait recouvré l'embrasement <strong>de</strong><br />

pureté qui l'a rendait resplendissante. Avec ce morceau d'étoffe<br />

immaculé enroulé autour du corps, on aurait dit un ange heurté<br />

<strong>de</strong> plein fouet par un pot <strong>de</strong> lumière céleste, elle marchait<br />

<strong>de</strong>rrière lui, les paupières frémissantes et légèrement fartées, ses<br />

talons martelaient le sol, elle avait les cheveux collés sur la<br />

figure et les pans du peignoir claquaient dans son sillage à la<br />

manière <strong>de</strong> petits coups <strong>de</strong> lanière sur ses hanches. Ils se<br />

mélangeaient à l'impact <strong>de</strong>s gants <strong>de</strong> Jack sur mes abattis, les<br />

petits coups <strong>de</strong> lanière. Je l'ai reluquée un moment dans les<br />

vapeurs <strong>de</strong> tabac, sa silhouette filait le long du ring tel un<br />

gréement aux voiles lumineuses le long d'<strong>une</strong> baie cernée par la<br />

brume.<br />

Lorsque Richie l'a installée sur le tabouret d'angle, elle a<br />

pioché dans son sac <strong>une</strong> poignée d'épingles qu'elle a coincées<br />

entre ses <strong>de</strong>nts, et d'un geste presque mécanique, s'est lancée<br />

dans l'élaboration d'un chignon en torsadant ses cheveux sur le<br />

sommet <strong>de</strong> sa tête. J'ai immédiatement détourné les yeux pour<br />

évincer un sac d'embrouilles. Lola m'avait déjà causé <strong>de</strong>s<br />

histoires au milieu <strong>de</strong> la reprise, Vera m'avait envoyé au tapis<br />

quelques rounds auparavant, fallait pas être sorti <strong>de</strong> l'académie<br />

<strong>de</strong> West Point avec un diplôme en poche pour savoir d'où venait<br />

le danger. N'importe quel type avec un peu <strong>de</strong> jugeote savait


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qu’un croisement <strong>de</strong> jambes ou un battement <strong>de</strong> cils pouvait lui<br />

briser les rotules sur le champ. Je n'échappais pas à la règle.<br />

J’essayais juste <strong>de</strong> passer au travers <strong>de</strong> temps en temps et après<br />

<strong>de</strong>ux avertissements éprouvants, la seule idée qu'Alexandra<br />

puisse s'en mêler me donnait <strong>de</strong>s frissons sur tout le corps!<br />

Cependant, elle ne fut pour rien dans le coup <strong>de</strong> massue que Jack<br />

me prodigua dans le ventre. Elle était restée bien sagement<br />

pendue au bras <strong>de</strong> Stan, sur les gradins. Elle me bornoyait<br />

simplement par-<strong>de</strong>ssus son épaule et lorsque le gant <strong>de</strong> Jack s'est<br />

écrasé contre ma ceinture abdominale, je suis tombé <strong>de</strong>s nues. Le<br />

goût <strong>de</strong> mes entrailles m'est remonté dans la bouche, ma vue s'est<br />

brouillée. Peu à peu, le ring s'est effacé et j'ai basculé dans <strong>une</strong><br />

zone irréelle bordée <strong>de</strong> chimères effrayantes.<br />

Les hallucinations se sont dissipées presque immédiatement,<br />

elles ont laissé place à un bruit <strong>de</strong> canalisation, le truc m'a<br />

harcelé la boite crânienne un instant et la vision d'un foie s'est<br />

imprimée sur la face interne <strong>de</strong> mes rétines. Je ne savais pas ce<br />

que cela signifiait, j'ignorais tout <strong>de</strong> la sphère dans laquelle<br />

j'avais chaviré, mais ces foutues chimères m'avaient épouvanté et<br />

l'image du foie oscillant sous mes yeux me donnait la nausée.<br />

L'organe palpitait à la manière d'<strong>une</strong> usine d'analyse gorgée <strong>de</strong><br />

sang, il tournait à plein régime, lorsque brutalement,<br />

probablement sous les heurts <strong>de</strong> Jack, il s'est détraqué. Il a rejeté<br />

le flot sanguin dans mon organisme et le truc m'a coupé les<br />

jambes. De l'extérieur, les spectateurs ont pu observer que mes<br />

membres inférieurs avaient plié mais qu'ils n'avaient pas rompu.<br />

Jack s'est acharné sur ma face. Il a attendu que ma carcasse<br />

reprenne son aplomb, s'est campé face à moi, m'a placardé un<br />

obus dans le nez et ma tête s'est détachée <strong>de</strong> mon tronc. Un<br />

soupir <strong>de</strong> frémissement s'est répandu dans le public. Richie a<br />

grimacé en se passant <strong>une</strong> serviette autour <strong>de</strong> la nuque. J'ai fini<br />

ma cabriole dans les cor<strong>de</strong>s, j'ai rebondi et je suis revenu à la<br />

charge en titubant et en riant aux alentours, les bras ballants et<br />

l’intérieur du crâne en charpie.<br />

Côté gradins, <strong>de</strong>s masques d'enterrement couvraient les<br />

visages d'Harold et d'Antonio, ça avait quelque chose<br />

d’inquiétant. On aurait dit qu'<strong>une</strong> chauve-souris les avait saignés<br />

à blanc.<br />

— J'ai envie <strong>de</strong> vomir, a prétendu Harold au bout d'un<br />

moment.<br />

— Je crois que j'ai vu <strong>une</strong> écuelle au bout <strong>de</strong> l'allée, a réparti<br />

Antonio.<br />

Durant ce temps, Alexandra s'abritait sous la veste <strong>de</strong> Stan.


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— Alors..., c'est pas encore fini? gémissait-elle à intervalles<br />

rapprochés.<br />

— Nan, rétorquait Stan.<br />

Henri reprenait le flambeau en se grattant le menton:<br />

— Seigneur, c'est la mer<strong>de</strong>! On est vraiment dans <strong>une</strong> mer<strong>de</strong><br />

noire!<br />

Henri savait trouver les mots dans les moments critiques. De<br />

temps en temps, il poussait du cou<strong>de</strong> l'ossature <strong>de</strong> Tortilla<br />

boulonnée à la rampe <strong>de</strong>s gradins, mais n'arrachait rien à la<br />

statuette <strong>de</strong> marbre qui se tenait à ses côtés, les yeux pétrifiés<br />

dans le vi<strong>de</strong>.<br />

Sur le ring, Jack se battait tout seul. Les chimères aux<br />

poitrails <strong>de</strong> lions, ventres <strong>de</strong> chèvres et queues <strong>de</strong> dragons étaient<br />

revenus m'assaillir, et j’avais beau lacérer les cieux d’un glaive<br />

en argent coupant, elles parvenaient à me frôler sans que je ne<br />

puisse jamais les atteindre. En fait, on aurait dit qu'elle<br />

s'évanouissaient sous le tranchant <strong>de</strong> la lame, à la manière d'un<br />

phénomène virtuel qui s'estomperait à l'approche du crépuscule.<br />

J'ai combattu un long moment ces satanées visions dont les<br />

griffes m'incisaient l'âme, puis le bruit d'un gong a retenti du<br />

fond <strong>de</strong> l'univers, un flux <strong>de</strong> lumière blanche s'est engouffré par<br />

<strong>une</strong> brèche, a happé les chimères à la façon d'<strong>une</strong> langue <strong>de</strong><br />

caméléon opaline et la faille s'est refermée, laissant place à <strong>une</strong><br />

étendue silencieuse emplie <strong>de</strong> brume. J'ai marqué un temps<br />

d'arrêt. Mes bras pendaient le long <strong>de</strong> mes flancs. La migraine<br />

qui m’élançait les tempes et la base <strong>de</strong> l'encéphale s'est assoupie.<br />

J'ai basculé ma tête en arrière et le texte d'un poème <strong>de</strong> Tortilla<br />

s'est mis à défiler sous mes yeux:<br />

“On dit <strong>de</strong> l'enfer, si chaud<br />

Que personne n'y pourrait vivre<br />

Que les cornes <strong>de</strong> Méphisto<br />

Font souffrir pour qu'elles soient ivres<br />

Dois-je croire en cet abîme?<br />

Quéman<strong>de</strong>r d'un autre,<br />

D'un Dieu Magnanime?<br />

Mais du paradis je dirais<br />

Qu'à l'inverse il y gèle<br />

Que la neige, folâtre par les faits<br />

Est la cendre d'<strong>une</strong> aile


Tortilla 11/10/2005<br />

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Dois-je croire en <strong>une</strong> telle hauteur?<br />

Penser qu'un ange vole,<br />

Cacher mes frayeurs?”<br />

De l’extérieur, les gens ne voyait qu'un boxeur avachi dans<br />

son coin, <strong>une</strong> carcasse désarticulée campée sur un tabouret, un<br />

squelette tavelé d'hématomes et d'épanchements <strong>de</strong> sang <strong>de</strong><br />

toutes sortes, mais un sourire d'<strong>une</strong> pureté infinie illuminait le<br />

visage <strong>de</strong> ce boxeur. Pendant que le poème continuait à défiler<br />

sous ses yeux, lui froissant légèrement la peau <strong>de</strong>s paupières,<br />

l'écran <strong>de</strong> brume stagnant sur l'étendue silencieuse s'est déchiré<br />

et un champ <strong>de</strong> coton ensoleillé est apparu à sa place. J'avais<br />

cinq ans. Je gambadais dans la plantation à la poursuite <strong>de</strong><br />

Tortilla. Maman nous regardait du bord <strong>de</strong> la route avec <strong>une</strong><br />

main plaquée sur la hanche et l'autre à hauteur <strong>de</strong>s yeux en guise<br />

<strong>de</strong> visière. Le soleil lui avait mordu les épaules.<br />

De l'autre côté <strong>de</strong> la chaussée, Papa rangeait les raquettes <strong>de</strong><br />

Babington dans le coffre <strong>de</strong> la Plymouth. La carrosserie brillait<br />

d'<strong>une</strong> clarté extraordinaire et le champ <strong>de</strong> coton se gondolait là<strong>de</strong>dans<br />

comme dans un miroir déformant.<br />

— Attends-moi! que j'ai crié dans le dos <strong>de</strong> Tortilla en<br />

sollicitant mes petites guiboles.<br />

— T'as qu'à courir plus vite, qu'il a répondu sans se<br />

retourner.<br />

J'ai trépigné. Les flocons soulevés par les rafales <strong>de</strong> vent<br />

balayants venaient s'échouer sur le bitume ou s'effilochaient aux<br />

branches <strong>de</strong>s arbres bordant la route.<br />

J'ai rivé ma frimousse sur le bout <strong>de</strong> mes baskets.<br />

— C'est pas juste, que j'ai dit en ronchonnant, je perds tout le<br />

temps!<br />

— Tu vas pas bou<strong>de</strong>r pour ça..., m'a consolé Maman.<br />

J'ai soupiré en relevant la tête. Je l'ai regardée et elle m’a<br />

débarrassé d'un morceau <strong>de</strong> coton qui s'était pris dans mes<br />

cheveux. Juste après, Papa a giflé le coffre <strong>de</strong> la voiture.<br />

— En voiture les monstres! qu'il a dit.<br />

Je me suis résigné. Tout le mon<strong>de</strong> est grimpé dans la<br />

Plymouth et le moteur a fredonné sous le capot.<br />

— Si tu veux je te laisse ma place, a fait Tortilla en<br />

s'asseyant sur la banquette arrière.<br />

J'ai fait riper mes iris vers maman.<br />

— Bah qu'est-ce que t'attends? elle a <strong>de</strong>mandé, tu veux plus<br />

conduire la voiture...?<br />

— Oh si! que j'ai hurlé le visage soudainement éclairé par


Tortilla 11/10/2005<br />

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<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> lueur divine.<br />

J'ai bondi sur les genoux <strong>de</strong> Papa. J'ai agrippé le volant. Je<br />

me suis retourné vers Tortilla pour lui envoyer un sourire. Papa<br />

m'a conseillé <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r la route et la Plymouth s'est éloignée<br />

sur le ruban <strong>de</strong> charbon en écrasant <strong>une</strong> kyrielle <strong>de</strong> boules <strong>de</strong><br />

coton sur son passage.<br />

— Hé Lenny, reprends-toi bor<strong>de</strong>l! s'est égosillée la voix <strong>de</strong><br />

Richie dans le conduit <strong>de</strong> mon oreille, tu vas pas te laisser<br />

dérouiller comme ça bon sang!!!<br />

J'ai d'abord senti la poche <strong>de</strong> glaçons qui me mordillait la<br />

nuque, puis j'ai humé l'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> la pomma<strong>de</strong>, j'ai cligné <strong>de</strong>s<br />

paupières et j'ai vu Richie qui me triturait l'arca<strong>de</strong> avec <strong>une</strong><br />

palette en inox.<br />

— Vas-y doucement ce truc là est vivant, l'ai-je prévenu.<br />

Lola se limait les ongles en contrebas.<br />

— T'as drôlement encaissé tu sais, il m'a expliqué. Tu veux<br />

qu'on jette l'éponge?<br />

— Fais-ça et je te plante ce bidule dans la gorge! j'ai excisé<br />

en me crispant aux cor<strong>de</strong>s sur lesquelles mes bras s'étaient<br />

entortillés <strong>de</strong> chaque côté.<br />

Il n'a pas insisté.<br />

Un peu plus loin, dans la fosse, à proximité <strong>de</strong> Georgio Filetti<br />

qui jubilait, Vera s'était parée d'un regard plus noir que les eaux<br />

d'East River par <strong>une</strong> nuit dépourvue <strong>de</strong> l<strong>une</strong>.<br />

— Tu vas pas laisser continuer ça quand même! elle s'est<br />

insurgée.<br />

— J'aime quand tu te mets en rogne, a simplement renvoyé<br />

Eddie.<br />

Il avait lancé ça comme pour se vacciner contre la nervosité<br />

qui lui convulsait le visage, et dès la réplique achevée, il s'est<br />

retourné vers Dino, lequel le lorgnait avec nonchalance un rang<br />

<strong>de</strong>rrière. Sa main s'est recroquevillée toute seule.<br />

— Nom <strong>de</strong> Dieu, tu vas pas rester là les bras croisés! il a<br />

lâché d'un filet <strong>de</strong> voix qui s'est dilacéré entre ses <strong>de</strong>nts.<br />

— Qu'est-ce que tu veux que je fasse? a rétorqué Dino<br />

— Je ne sais pas, fais travailler tes méninges! Je te paie pas<br />

pour gober <strong>de</strong>s cacahuètes!<br />

Dino s'est contenté d'un rictus qui est venu lui flétrir <strong>de</strong>s<br />

lèvres. Il a refilé le paquet <strong>de</strong> graines d'arachi<strong>de</strong> à Isaac et s'est<br />

levé en s'aidant <strong>de</strong>s accoudoirs.<br />

— Bon, bah je vais voir ce que je peux faire, il a soufflé.<br />

Eddie a remué la tête. Il a pivoté d'un seul coup sur son siège.<br />

Ses yeux sont revenus se sceller dans la couche <strong>de</strong> lumière qui


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fossilisait le ring, et la cloche annonçant le début du round a<br />

vibré, résonnant le long <strong>de</strong>s poutrelles incurvées et zigzaguant<br />

sous l’immensité du dôme à la façon d’un glas mortuaire. Vera a<br />

décollé ses fesses du fauteuil.<br />

— Je vais faire un tour, elle a grincé.<br />

Elle a tiré sur le bout <strong>de</strong> sa robe, elle a tendu le tissu sur ses<br />

cuisses et a fichu le camp. Zin lui a emboîté la pas.<br />

Dans l'intervalle, Jack a commis la plus fabuleuse ânerie<br />

qu'un boxeur puisse commettre: il s'est précipité. Il s'est propulsé<br />

contre moi à la manière d’un missile aveugle et du même coup,<br />

s'est exposé à mon contre. Ce fut à cet instant précis qu'il perdit<br />

le combat. Lorsque j'ai saisi qu'il venait s'empaler sur mon<br />

poing, j'ai d'abord hésité, soupçonnant <strong>une</strong> feinte, puis j'ai mis<br />

tout ce que j'avais dans le ventre et je lui ai désagrégé la tempe.<br />

J'ai frappé comme un sourd à l'endroit où l'os <strong>de</strong> l'enveloppe<br />

crânienne saillait et je lui ai perforé le thalamus, du moins le<br />

croyais-je, parce que lorsque je l'ai vu traverser le ring en<br />

vacillant et s'affaisser presque calmement aux pieds <strong>de</strong> l'arbitre,<br />

j'ai compris que je lui avait en fait écrabouillé l'oreille interne,<br />

que Jack avait perdu le sens <strong>de</strong> l'équilibre en toute conscience et<br />

qu'il lui aurait fallu la main <strong>de</strong> Dieu pour l'ai<strong>de</strong>r à se remettre<br />

d'aplomb. D'ailleurs, il n'a pas même essayé <strong>de</strong> se relever. Il est<br />

resté au tapis, assis, les bras pendants, les yeux torpillés par la<br />

résignation et le temps s'est écoulé à un rythme insidieux. Dans<br />

la lignée, l'arbitre l’a compté Knock Out, Georgio Filetti a<br />

froissé son chapeau, la foule s'est déchaînée et le gus qui<br />

roupillait près du tableau noir s'est réveillé en sursaut. Lola s'est<br />

démunie du peignoir pour me l'envelopper autour <strong>de</strong>s épaules,<br />

Richie m'a aidé a <strong>de</strong>scendre du ring et j'ai bien failli m'écrouler<br />

dans ses bras. Quand j'ai relevé la tête, j'ai vu Vera qui se<br />

ramenait du fond <strong>de</strong> l'allée et tout le reste s'est effacé. J'ai vu ses<br />

longs cils palpiter avec grâce et nervosité à l'autre bout du<br />

mon<strong>de</strong>, le drap <strong>de</strong> lumière qui tombait du plafond s'est incrusté<br />

<strong>de</strong> particules <strong>de</strong> saphir et mes jambes ont flanché. Richie m'a<br />

retenu in extremis en pliant sous mon poids. En face, Vera venait<br />

à ma rencontre avec <strong>une</strong> partie du visage noyée dans l'ombre. Et<br />

ce truc lui conférait <strong>une</strong> beauté baroque quasiment irréelle,<br />

d'autant que le côté qui trempait dans la clarté révélait, lui, un<br />

aspect merveilleusement sensible et capricieux. En fait,<br />

l'onirisme <strong>de</strong> la zone d'obscurité puisait sa substance dans<br />

l'innocente étendue <strong>de</strong> lumière, et inversement, à la manière<br />

d'<strong>une</strong> plume d'ange trempée dans un encrier. À un moment, son<br />

visage a disparu <strong>de</strong>rrière les ombres chapeautées qui se


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bousculaient dans la fosse. J'ai retenu ma respiration, j'ai scruté<br />

les environs et lorsque j’ai voulu faire un pas, mes membres<br />

inférieurs sont restés ancrés dans le sol, j’ai eu l’impression<br />

qu’<strong>une</strong> pince me cisaillait la mœlle épinière, <strong>une</strong> douleur<br />

effroyable s’est propagée le long <strong>de</strong> ma colonne vertébrale et <strong>une</strong><br />

sorte <strong>de</strong> déchirure est venue me dilacérer le thorax. Je n’ai pas<br />

insisté. J’ai supposé qu'un démon aux ailes ar<strong>de</strong>ntes était venu<br />

me sabrer les rotules et me jucher le tronc sur pilotis.<br />

Vera est réapparue presque immédiatement. Elle avait<br />

échappé à la cohue, et au fur et à mesure qu'elle remontait l'allée,<br />

la moitié cachée <strong>de</strong> son visage sortait <strong>de</strong> l'ombre, les choses se<br />

déroulaient comme dans un rêve, elle marchait sur un rayon <strong>de</strong><br />

l<strong>une</strong> qui s'était insinué par l'<strong>une</strong> <strong>de</strong>s lucarnes du dôme et sa robe<br />

lui collait aux hanches. Mes yeux s'étaient presque rétractés sous<br />

l'effet <strong>de</strong>s boursouflures, l'<strong>une</strong> <strong>de</strong> mes arca<strong>de</strong>s était entaillée,<br />

mon nez pissait le sang, mais les perles <strong>de</strong> sueur qui lui<br />

butinaient la gorge, le buste et le galbe <strong>de</strong>s seins finissaient<br />

immanquablement par dégringoler dans le <strong>de</strong>lta renversé <strong>de</strong> son<br />

décolleté, à la façon <strong>de</strong> petites torpilles cristallines fusant à la<br />

surface du mon<strong>de</strong>. Et ce petit manège me faisait oublier tout le<br />

reste!<br />

Au bout d'un moment, les vapeurs <strong>de</strong> tabac ont englouti sa<br />

silhouette. Un petit flottement m'a saisi, mais lorsqu'elle a<br />

resurgi, ses iris s'étaient colorés d'<strong>une</strong> encre verte! Je n’arrivais<br />

pas à y croire. Je me suis pincé la lèvre en la suivant du regard,<br />

elle évoluait avec lenteur, l'épaisseur <strong>de</strong> l'atmosphère freinait le<br />

moindre <strong>de</strong> ses gestes, un sentiment <strong>de</strong> contrariété lui chiffonnait<br />

la figure et ses yeux s'étaient effectivement peinturlurés d'<strong>une</strong><br />

encre verte presque fluorescente, <strong>une</strong> encre pure et profon<strong>de</strong>,<br />

extrêmement foncée, quoique sertie <strong>de</strong> fragments transluci<strong>de</strong>s<br />

autour <strong>de</strong> la pupille...<br />

Je ne savais pas si les coups que j'avais encaissés m'avaient<br />

détraqué le nerf optique, si l’épuisement y était pour quelque<br />

chose, mais je saisissais très nettement la couleur <strong>de</strong> ses yeux et<br />

ce truc valait les sept merveilles du mon<strong>de</strong> réunis!<br />

Je ne savais plus vraiment où j’en étais. Peut-être étais-je<br />

mort? La dose <strong>de</strong> vie qui coulait dans mes artères s'était peut-être<br />

tarie? Dieu était-il un farceur? Le mon<strong>de</strong> n'était-il qu'<strong>une</strong> vaste<br />

illusion d'optique? En attendant, Vera est passée <strong>de</strong>vant moi en<br />

prenant tout son temps, elle m'a lancé <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> émerau<strong>de</strong> et je<br />

me suis évanoui dans les bras <strong>de</strong> Richie, à bout <strong>de</strong> force.<br />

Depuis l'acci<strong>de</strong>nt, mises à part les flammes, les yeux <strong>de</strong> Vera<br />

furent la seule chose qui m’apparut en couleur, ne serait-ce


Tortilla 11/10/2005<br />

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qu’un instant. Quant au reste du mon<strong>de</strong>, il <strong>de</strong>meurait<br />

inexorablement perdu dans <strong>de</strong>s teintes noires, blanches, grises,<br />

<strong>de</strong>s nuances effrayantes, <strong>de</strong>s tons injectés <strong>de</strong> tristesse, <strong>de</strong>s<br />

contrastes angoissants d'ombre et <strong>de</strong> lumière qui m'empoignaient<br />

les tripes comme un vieux film d'épouvante.<br />

Quand je suis revenu à la vie, Richie et Lola forniquaient<br />

sous la douche. Le vestiaire baignait dans la pénombre. Une<br />

ampoule grésillait au plafond et le bruit sourd qui jadis flottait<br />

sous le dôme et bourdonnait <strong>de</strong>rrière la porte <strong>de</strong>s vestiaires s'était<br />

éteint. Les gens étaient partis, le parking s'était vidé, hormis les<br />

soupirs qui émanaient <strong>de</strong> la bouche <strong>de</strong> Lola et le crépitement <strong>de</strong><br />

la douche sur le carrelage, l'endroit était mort. L'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

camphre s'était atténuée, les effluves <strong>de</strong> sang distillés par les<br />

grilles d'aération se mélangeaient aux relents d'ammoniac et la<br />

con<strong>de</strong>nsation <strong>de</strong> sueur qui embuait les vasistas du couloir s'était<br />

évaporée, brassée par un air neuf. J'ai reluqué un instant<br />

l'araignée qui faisait du trapèze dans la zone d'influence <strong>de</strong><br />

l'ampoule, puis je me suis levé avec d’infinies précautions, j’y<br />

suis allé doucement, j'ai lâché la table <strong>de</strong> massage et le bon Dieu<br />

a voulu que mes jambes tiennent le coup. Le Seigneur est un<br />

ange par certains côtés.<br />

Tout à coup, la porte s'est ouverte et <strong>une</strong> silhouette a surgi<br />

dans l'encadrement. Je l'ai dévisagé. Le type passait la serpillière.<br />

Il m'a d'abord envoyé <strong>une</strong> grimace d'hésitation, puis s'est planté<br />

dans ma ligne <strong>de</strong> mire et s'est tordu <strong>de</strong> rire en s'appuyant sur le<br />

manche <strong>de</strong> son balai.<br />

— Hé mec, tu te prends pour <strong>une</strong> momie ou quoi...?! il a<br />

gloussé en se tapant sur l'abdomen.<br />

Je l'ai regardé d'un air idiot en haussant les épaules. Je me<br />

suis approché du miroir suspendu <strong>de</strong>rrière la porte. Entre les<br />

compresses <strong>de</strong> gaze hydrophile, les ban<strong>de</strong>s sparadrap et les<br />

morceaux <strong>de</strong> coton qui m’hypertrophiaient les narines, j'ai<br />

vaguement reconnu mon visage.<br />

— Tu sais, c'est juste un maquillage, j'ai dit.<br />

Le type chargé <strong>de</strong> l'entretien a filé un coup <strong>de</strong> serpillière sous<br />

la table <strong>de</strong> massage, s'est dirigé vers les douches et a croisé<br />

Richie et Lola.<br />

— Hé les gars, c'est interdit <strong>de</strong> se doucher avec ses fringues!<br />

il les a sermonnés.<br />

— Ah, je suis vraiment désolé, a rétorqué Richie, je ne suis<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

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pas du coin..., maintenant que je suis au courant, je peux te dire<br />

que ça ne se reproduira plus jamais, tu peux me faire confiance!<br />

hein Lola?<br />

— Evi<strong>de</strong>mment! elle a assuré en essorant sa culotte sur les<br />

baskets du nettoyeur.<br />

— Bon, pour cette fois, on va dire que j'ai rien vu, il a fait,<br />

mais que je ne vous y reprenne pas, compris?<br />

— Oh! tu peux compter sur nous, vieux! a lâché Richie.<br />

Tandis que le type s'engouffrait dans les douches avec son<br />

seau, son balai et sa serpillière, Richie s'est rapproché <strong>de</strong> moi en<br />

se repeignant:<br />

— T'as récupéré...?<br />

— Est-ce que t'étais vraiment obligé <strong>de</strong> me coller tous ces<br />

trucs sur la figure? j'ai râlé en ôtant un bout <strong>de</strong> sparadrap qui<br />

m'agaçait.<br />

— Mince Lenny, tu pissais le sang! Fallait bien endiguer<br />

l'hémorragie.<br />

— Je dis pas le contraire, seulement <strong>de</strong> quoi j'ai l'air! J'ai<br />

l'impression <strong>de</strong> faire <strong>de</strong> la réclame pour <strong>de</strong>s pansements adhésifs,<br />

mer<strong>de</strong>, t'as <strong>de</strong>s actions dans le Tricostéril ou quoi?!!<br />

Richie a soufflé.<br />

— Tu vas pas en faire un plat, il a dit, je t'enlèverai ça à<br />

l'appartement y en a pour <strong>de</strong>ux minutes. De toutes façons faut<br />

qu'on passe ce changer..., Nell nous attend chez lui, je crois<br />

qu'on va ramasser un bon paquet d'oseille!<br />

— Ai<strong>de</strong>-moi à enfiler ma veste! ai-je entériné l'affaire.<br />

Richie m'a tenu le vêtement pour que je puisse glisser mon<br />

bras dans l'emmanchure et j'ai grimacé durant toute l'entreprise<br />

parce que Jack m'avait démoli l'épaule. je suis parvenu au bout<br />

en matant Lola qui se rattachait les cheveux.<br />

— Je crois qu'il est temps <strong>de</strong> passer à la caisse! j'ai annoncé.<br />

Richie a pivoté vers Lola.<br />

— Laissez-moi le temps d'enfiler ma culotte! elle a dit.<br />

Dans le couloir, Richie avait passé un bras autour <strong>de</strong> la taille<br />

<strong>de</strong> Lola. Il m'expliquait qu'après le combat Henri et les autres<br />

étaient passés, qu'Harold avait flanché en me voyant et qu’ils<br />

avait été obligé <strong>de</strong> le raccompagner. Je do<strong>de</strong>linais <strong>de</strong> la tête en<br />

ca<strong>de</strong>nce. Lola souriait aux environs. Quand la charpente du<br />

nettoyeur est apparue en ombre chinoise au bout du couloir, nous<br />

avons marché à sa rencontre et je lui ai mis <strong>une</strong> main sur<br />

l'épaule:<br />

— Hé vieux, j'aime pas faire ça, mais je crois que j'ai surpris<br />

<strong>de</strong>ux autres saligauds en train <strong>de</strong> se doucher avec leurs fringues


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dans le vestiaire du fond!<br />

— NON, TU DECONNES?!!!<br />

— Hé! j'ai bien peur qu'il faille se rendre à l'évi<strong>de</strong>nce.<br />

- 17 -<br />

Eddie Nell habitait un immeuble en bordure <strong>de</strong> Central Park.


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Le bâtiment était construit sur trois étages et la réception était<br />

donnée sur la terrasse. Un fumet <strong>de</strong> saumon parfumait le coin.<br />

Les invités se goinfraient <strong>de</strong> canapés garnis d'œufs d'esturgeon et<br />

<strong>de</strong> saloperies tartinées <strong>de</strong> beurre d'anchois, le champagne coulait<br />

à flot et les serveurs portaient tous <strong>une</strong> veste blanche avec un<br />

nœud papillon anthracite scellé sous la glotte. Ça avait <strong>de</strong><br />

l’allure. Sur la table centrale, il y avait un gros jambon <strong>de</strong> Parme<br />

autour duquel les dames zézayaient, affublées <strong>de</strong> robes <strong>de</strong><br />

cocktail et <strong>de</strong> chapeaux farfelus. On les entendait <strong>de</strong>puis le rez<strong>de</strong>-chaussée.<br />

Les types quant à eux étaient retranchés près du<br />

bar. Ils avaient les cheveux gominés, les étoiles s'engluaient là<strong>de</strong>dans<br />

comme un chapelet d'albatros dans <strong>une</strong> nappe <strong>de</strong> mazout,<br />

la plupart avaient ôté leur veste <strong>de</strong> smoking et <strong>une</strong> auréole <strong>de</strong><br />

sueur grignotait leur chemise, sous les bras, en lisière du gilet.<br />

Parmi tous ces gens, Belinda Nell était probablement celle<br />

dont le comportement retenait le plus l’attention, parce qu’elle<br />

tenait au bout d'<strong>une</strong> laisse un petit goret accoutré d'un collier<br />

enchâssé <strong>de</strong> pierres précieuses et expliquait à qui voulait<br />

l'entendre que Jerzy était un porcelet hors du commun! Elle<br />

n’avait pas l’air <strong>de</strong> dire ça à la rigola<strong>de</strong>. D’après elle, Jerzy était<br />

le seul goret au mon<strong>de</strong> capable <strong>de</strong> détecter <strong>une</strong> incursion<br />

martienne, le seul rempart contre les envahisseurs, à l'exception<br />

d'<strong>une</strong> longue fourchette en argent qu'elle gardait dans son sac,<br />

afin <strong>de</strong> les détruire, <strong>une</strong> fois que le cochon se fut chargé <strong>de</strong> les<br />

démasquer. Dino agitait la tête.<br />

En bas, Richie avait garé la bagnole contre les grilles<br />

longeant le Parc. Nous avons traversé la rue. Les lampadaires<br />

perchés le long <strong>de</strong> la faça<strong>de</strong> drapaient l’espace d’étoles<br />

transluci<strong>de</strong>s et effilaient nos ombres jusqu’au portique dont la<br />

voûte soutenue par <strong>de</strong>s arca<strong>de</strong>s en acier saillait sur le trottoir au<br />

niveau <strong>de</strong> l'entrée du bâtiment. L'armature métallique était<br />

recouverte d'<strong>une</strong> bâche plastifiée. Un tapis à carreaux se<br />

déroulait en <strong>de</strong>ssous et venait se jeter dans le caniveau comme<br />

<strong>une</strong> langue <strong>de</strong> dragon écossais.<br />

— Alors Isaac, ça s'arrange ces petites tracasseries<br />

d'élocution? a lancé Lola en pénétrant sous le porche.<br />

Isaac a tout d'abord hoché la tête en bricolant un cercle avec<br />

sa bouche, il s'est bloqué tout net, puis <strong>une</strong> main invisible lui a<br />

pelotonné le visage et il a éructé un truc incompréhensible.<br />

Le sourire <strong>de</strong> Lola s'est élargi.<br />

— Bah, te ronge pas pour ça! elle a soufflé. Après tout t'es<br />

pas standardiste!<br />

Isaac a fait la moue. Lola lui a caressé la mâchoire avec la


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main, puis elle s'est raidie:<br />

— Et surtout, n'oublie pas tes exercices avec le crayon dans<br />

la bouche!<br />

— Ça..., j'ou... j'oublie pas! a bredouillé Isaac, j'ai même<br />

encore le crayon, que, que..., que tu m'a donné..., l'autre jour!<br />

Il a sorti le truc <strong>de</strong> sa poche. Un sourire lui a fendu la moitié<br />

du visage et nous nous sommes enfoncés dans la cage d'escalier.<br />

A hauteur du <strong>de</strong>uxième étage, <strong>une</strong> casca<strong>de</strong> <strong>de</strong> gloussements a<br />

dévalé les marches. Lola a regardé Richie en haussant les<br />

sourcils, un petit temps mort a vrillé dans les airs et Vera m’est<br />

apparue, un verre à la main, clopinant le long <strong>de</strong> la rampe en<br />

compagnie <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux autres filles complètement schlass. L’<strong>une</strong> <strong>de</strong>s<br />

filles avait <strong>de</strong>s ballons <strong>de</strong> basket à la place <strong>de</strong>s seins.<br />

Par la suite, je ne sais plus précisément comment les choses<br />

se sont embringuées, en tous cas, Vera a fait un écart, elle a<br />

trébuché et s'est retrouvée dans mes bras.<br />

— Béni soit le Seigneur! ai-je marmonné intérieurement<br />

tandis que ses mains se cramponnaient à ma nuque.<br />

Pendant que la fille aux seins charnus s'affalait sur le palier,<br />

les yeux rivés au plafond, l'autre s'envoyait <strong>une</strong> rasa<strong>de</strong> <strong>de</strong> gin,<br />

puis brisait son verre contre la cage d'escalier.<br />

— JE SUIS L'EXTERMINATRICE DES VERRES EN<br />

CRISTAL! elle a beuglé.<br />

Vera a développé <strong>une</strong> série <strong>de</strong> petites secousses nerveuses<br />

sous l'emprise du rire. Elle a décollé sa joue <strong>de</strong> mon torse et j'ai<br />

senti la pression <strong>de</strong> ses poignets sur mon thorax.<br />

— Tiens, le petit punching ball du Lower! elle s'est moquée<br />

en ricanant.<br />

J'ai tout <strong>de</strong> suite porté mon attention sur ses yeux qui<br />

clignaient gentiment, affaiblis par l'ivresse. Je l'ai maintenue du<br />

bout <strong>de</strong>s doigts un siècle ou <strong>de</strong>ux.<br />

— Tu ferais peut-être mieux <strong>de</strong> t'asseoir <strong>une</strong> minute, j'ai dit.<br />

— Je meurs <strong>de</strong> soif! elle a rétorqué en agitant sa coupe vi<strong>de</strong><br />

dans l'espace.<br />

Je l'ai laissée empoigner la rampe, <strong>de</strong>scendre <strong>une</strong> marche.<br />

Son épaule patinait la paroi. Pendant que Richie dégageait la fille<br />

qui s'était écroulée sur le palier, l'exterminatrice a sorti <strong>une</strong> fiole<br />

<strong>de</strong> son sac et ses yeux ont pétillé <strong>de</strong> salacité.<br />

— Ce flacon contient la semence du diable! elle a rugi.<br />

Vera a rigolé, <strong>une</strong> crise <strong>de</strong> hoquet lui a secoué la cage<br />

thoracique. Elle est <strong>de</strong>scendue <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux autres marches et a tendu<br />

sa coupe dans la lueur qui suintait d'<strong>une</strong> veilleuse.<br />

— J'ai la gorge sèche, elle a dit.


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L'exterminatrice lui a rempli le verre avec ses doigts chargés<br />

<strong>de</strong> bagues, Vera a trempé ses lèvres dans le pernicieux liqui<strong>de</strong> et<br />

l'autre s'est enfilée <strong>une</strong> lampée directement au goulot. Elle a<br />

repris sa respiration, a revissé la capsule <strong>de</strong> la fiole et je l'ai vu<br />

s'éloigner en aspirant Vera dans sa foulée <strong>de</strong> saoular<strong>de</strong>.<br />

Un peu plus haut, sur le palier, Richie avait dégrafé le<br />

corsage <strong>de</strong> la fille qui s'était évanouie.<br />

— Mais qu'est-ce que tu fais?! s'est étranglée Lola en<br />

fronçant les sourcils, les poings soudés aux hanches.<br />

Richie a fait pivoter sa tête:<br />

— J'essaie simplement <strong>de</strong> lui dégager les poumons..., pour<br />

qu'elle puisse respirer!<br />

— Je crois que c'est amplement suffisant, non!?! elle a grincé<br />

en louchant sur les opulents seins qui débordaient largement du<br />

soutien-gorge.<br />

— Oh Lola soit pas bête, cette pauvre fille a besoin d'ai<strong>de</strong><br />

c'est tout!<br />

— Cette fille a pas besoin que tu l'ai<strong>de</strong>s à attraper <strong>une</strong><br />

pneumonie quand même!!<br />

— Qu'est-ce que tu racontes, on crève <strong>de</strong> chaud!<br />

— Peut-être bien mais ce couloir est traversé <strong>de</strong> courants<br />

d'air, alors laisse-là tranquille!<br />

— Tu vas pas te fâcher pour ça tout <strong>de</strong> même?<br />

— Je me fâche pas! seulement je te préviens..., j'ai pas envie<br />

<strong>de</strong> passer ma nuit dans la cage d'escalier et si tu lâches pas<br />

immédiatement les nichons <strong>de</strong> cette garce, je reviens avec <strong>une</strong><br />

tronçonneuse et je lui découpe en ron<strong>de</strong>lle!<br />

Richie s'est levé. Un rictus lui a crispé les maxillaires. Nous<br />

avons franchi les quelques marches qui nous séparaient <strong>de</strong> la<br />

terrasse. Le seul truc qui valait la peine dans cette soirée était le<br />

quartier <strong>de</strong> l<strong>une</strong> qui trempait dans <strong>une</strong> bassine <strong>de</strong> sangria, au<br />

milieu <strong>de</strong>s petits cubes <strong>de</strong> pommes et <strong>de</strong>s écorces d'orange. Le<br />

reste pouvait être lourdé au fond d'<strong>une</strong> trappe et enseveli sous<br />

quinze tonnes <strong>de</strong> béton.<br />

— Ah Lenny! a entonné <strong>une</strong> voix qui provenait d'<strong>une</strong><br />

silhouette noyée dans la masse.<br />

J'ai scruté un instant les alentours. Entre les vapeurs <strong>de</strong> tabac<br />

et le va et vient <strong>de</strong>s serveurs, j'ai vu débouler Nell.<br />

— Nom <strong>de</strong> Dieu Lenny, je suis pas mécontent que t'es pu<br />

passer! il s'est réjoui en m'embarquant d'emblée sous son aile.<br />

J'ai lancé un œil surmonté d'un chevron incrédule en<br />

direction <strong>de</strong> Richie. Il m'a envoyé un signe d'encouragement et<br />

j'ai cligné <strong>de</strong>s paupières en retour.


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Bonsoir Mr.Nell, j'ai dit.<br />

— Ah pas <strong>de</strong> ça entre nous! il a fait, je veux que tu m'appelle<br />

Eddie, on fait partie <strong>de</strong> la même famille désormais!<br />

J'ai souri, un peu à la manière d'un type qui vient <strong>de</strong><br />

s'égratigner le genou et après il a allumé un havane. Le cri d'<strong>une</strong><br />

mouette s'est propagé dans le firmament. Nous avons traversé la<br />

terrasse.<br />

— T'es <strong>de</strong> la graine <strong>de</strong> champion! il a lâché en même temps<br />

qu'<strong>une</strong> nébuleuse <strong>de</strong> tabac qui est venue se frotter à la l<strong>une</strong>. Je<br />

t'assure..., je dis pas ça pour te passer <strong>de</strong> la pomma<strong>de</strong>, t'as le<br />

punch <strong>de</strong> Tony Zale et je m'y connais!<br />

Je n'ai affiché auc<strong>une</strong> réaction mais cela ne l'a pas dérangé. Il<br />

a poursuivi en débitant tout un tas <strong>de</strong> conneries que je n'ai même<br />

pas écouté, il m'a entraîné vers <strong>une</strong> passerelle qui reliait la<br />

terrasse à <strong>une</strong> espèce d'observatoire, puis ses doigts ont arraché<br />

le cigare vissé dans sa bouche et sa face s'est étriquée:<br />

— Mer<strong>de</strong>, mais qu'est-ce qu'elle branle là!<br />

J'ai guigné du côté <strong>de</strong> la passerelle, Belinda Nell babillait en<br />

compagnie d'<strong>une</strong> fille qui avait l'allure d'un flanc gélifié engoncé<br />

dans <strong>une</strong> robe à vomir.<br />

— Des ennuis? ai-je supputé.<br />

— C'est ma femme, Belinda. Elle est cinglée et ce cochon me<br />

tape sur les nerfs!<br />

— Je comprends, j'ai dit.<br />

Nous avons voulu rebrousser chemin mais il était déjà trop<br />

tard. L'œil <strong>de</strong> Belinda avait harponné le ventre d'Eddie et Jerzy<br />

tirait sur sa laisse en grommelant dans notre direction. Ce cochon<br />

était décidément trop con.<br />

— Oh Eddie, viens que je te présente Nina! a piaffé Belinda<br />

en secouant sa main à toute berzingue.<br />

Eddie a ri ja<strong>une</strong>:<br />

— Evi<strong>de</strong>mment.<br />

Pendant que Belinda pestait après le goret et lui ordonnait <strong>de</strong><br />

se coucher, Eddie claquait <strong>de</strong>s doigts et intimait Zin <strong>de</strong><br />

m'accompagner à l’observatoire et <strong>de</strong> me servir un cognac. J'ai<br />

franchi la passerelle. J'ai disparu dans l'observatoire peu après le<br />

type à la cicatrice.<br />

— Je suis vraiment ravi <strong>de</strong> faire votre connaissance Nina, a<br />

menti Eddie en se courbant sur les phalanges saillantes <strong>de</strong> la fille<br />

au Rimmel dégoulinant.<br />

— Vous êtes charmant, elle a dit.<br />

Belinda a vidé sa coupe:<br />

— Tu sais que Nina travaille dans la haute-couture...?


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— Non, vraiment? a persiflé Eddie.<br />

— Oh, disons le prêt à porter..., je suis styliste.<br />

— Magnifique!<br />

— Vous me flattez.<br />

— Non, non, faut à tout prix que ma femme vous comman<strong>de</strong><br />

<strong>une</strong> robe.<br />

— Que dites-vous <strong>de</strong> ce modèle? elle s'est enquis en<br />

déployant le bout <strong>de</strong> sa robe en éventail.<br />

— Euh...<br />

— Je l'ai conçu moi-même! elle a précisé.<br />

— Evi<strong>de</strong>mment.<br />

— J'ai importé la soie directement <strong>de</strong> Chine!<br />

Eddie a souri bêtement. Il s'est tourné vers Belinda et a noyé<br />

le poisson:<br />

— Dis-moi chérie, tu <strong>de</strong>vrais ramener <strong>une</strong> coupe à Nina, son<br />

verre est presque vi<strong>de</strong>.<br />

— Bien sûr, tiens, je te confie Jerzy! elle a fait en ramassant<br />

et flanquant le cochon dans les bras d'Eddie. Prends-en soin.<br />

— Je vais le dorloter! a répondu Eddie.<br />

Belinda s'est éclipsée et Nina s'est mise à bichonner le goret:<br />

— Ce petit Jerzy est vraiment trognon, non?<br />

— Ce cochon est un ENCULE! a rétorqué Eddie en<br />

balourdant Jerzy sur la chape <strong>de</strong> la terrasse. Si je pouvais je le<br />

ferais embrocher!<br />

Nina s'est figée sur place. Elle a regardé Eddie qui tournait<br />

les talons, ses cils ne clignaient plus. Jerzy s'était réfugié entre<br />

ses jambes et l'haleine du porcelet lui brûlait les chevilles. De<br />

son côté, Eddie a fait <strong>de</strong>ux foulées vers la passerelle et s'est<br />

aperçu qu'<strong>une</strong> tache d'urine s'était répandue sur sa veste. Il a jeté<br />

son cigare. Il est revenu sur ses pas. Une sorte <strong>de</strong> fièvre lui avait<br />

transformé le visage.<br />

— Putain, ce fils <strong>de</strong> pute m'a pissé <strong>de</strong>ssus! il a fulminé en<br />

lattant Jerzy d'un coup <strong>de</strong> semelle nerveux. Un smoking toute<br />

neuf!<br />

Il a planté ses pr<strong>une</strong>lles dans celles <strong>de</strong> Nina et a ajouté:<br />

— Toi la grognasse, tu peux faire <strong>une</strong> croix sur ta pelure si<br />

jamais j'apprends que t'as parlé!<br />

— Je ne dirais rien, a pleurniché Nina.<br />

Quand Nell a déboulé dans l'observatoire, j'avais l'œil rivé à<br />

l'extrémité d'un télescope qui fendait la coupole en <strong>de</strong>ux. Il a<br />

envoyé sa veste sur le sofa et s'est servi un cognac.<br />

— Zin, va me chercher Dino, il a dit.


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J'ai admiré un instant le quartier <strong>de</strong> l<strong>une</strong> qui chavirait dans la<br />

nuit à la manière d'<strong>une</strong> pirogue luminescente, puis j'ai relevé la<br />

tête. Zin avait disparu. Eddie humectait un havane le <strong>de</strong>rrière<br />

chevillé au fond d'un fauteuil, les jambes arquées sur un meuble<br />

<strong>de</strong> classement.<br />

— Tu reveux un verre <strong>de</strong> cognac? il a fait en léchant le cigare<br />

sur toute sa longueur.<br />

— Non, j'ai dit.<br />

Il a mordu dans le bâton, recraché un fragment <strong>de</strong> tabac dans<br />

<strong>une</strong> corbeille dissimulée sous le bureau, enfoncé un pic <strong>de</strong> bois<br />

dans les tripes du cylindre et dans la foulée, s'est levé:<br />

— Tu sais Lenny, je vais pas te faire <strong>de</strong> baratin..., un<br />

puncheur comme toi ça court pas les rues. T'as un gauche qui<br />

vaut <strong>de</strong> l'or, seulement tu ne peux pas continuer comme ça sans<br />

acquérir un minimum <strong>de</strong> technique.<br />

Il s'est arrêté.<br />

— Contre Jack Delsey je reconnais que tu t'en ai sorti, mais<br />

t'as dérouillé..., à <strong>de</strong>ux ou trois reprises j'ai bien cru que t'allais<br />

jamais pouvoir te relever.<br />

Il venu me tourner autour.<br />

— Bien entendu, je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pas <strong>de</strong> venir t'entraîner tous<br />

les jours, je sais que ce n'est pas ton truc, mais si tu pouvais<br />

passer à la salle <strong>une</strong> fois <strong>de</strong> temps en temps..., Dino t'apprendrait<br />

les rudiments..., l'esquive, le blocage, <strong>de</strong>s petits conseils pour<br />

éviter <strong>de</strong> te retrouver avec <strong>une</strong> tête <strong>de</strong> pastèque à la fin <strong>de</strong>s<br />

combats, qu'est-ce que t'en dis?<br />

J'ai fini d'<strong>une</strong> traite le fond <strong>de</strong> cognac qui stagnait dans mon<br />

verre. Je me suis campé <strong>de</strong>vant la fenêtre. Dans la vitre, j'ai vu<br />

un type avec la lèvre inférieure meurtrie, les pommettes lustrées,<br />

l'œil encerclé d'<strong>une</strong> auréole noire et l'arca<strong>de</strong> barrée d'un<br />

Triscotéril. J'ai pivoté sur moi-même et j'ai dit:<br />

— C'est peut-être pas <strong>une</strong> mauvaise idée.<br />

A ce moment là, Eddie a enflammé son cigare et Zin a fait<br />

irruption dans la pièce. Dino et Richie s’emboîtaient <strong>de</strong>rrière.<br />

— Laisse-moi te présenter Richie Malone, le soigneur <strong>de</strong><br />

Lenny, a entamé Dino pendant que Zin bifurquait vers le sofa. Il<br />

est maqué avec ma sœur!<br />

Eddie a expulsé un champignon <strong>de</strong> fumée sur le côté. Il s'est<br />

rapproché:<br />

— Salut Richie! Tu vas avoir du pain sur la planche, le<br />

prochain combat est prévu pour la fin <strong>de</strong> la semaine!<br />

— La fin <strong>de</strong> la semaine!?? il a blêmi, tandis qu'Eddie s'en<br />

retournait <strong>de</strong>rrière son bureau..., mais l'arca<strong>de</strong> sourcilière sera à


Tortilla 11/10/2005<br />

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peine cicatrisée!<br />

Les cheveux du soigneur s'étaient dressés sur sa tête. Un<br />

masque d'effroi lui distendait le visage mais Eddie n'a pas fait <strong>de</strong><br />

quartier. Il a accompli un <strong>de</strong>mi-tour et <strong>une</strong> bouffée <strong>de</strong> tabac s'est<br />

échappée <strong>de</strong> sa gueule.<br />

— On n'a pas le choix, il a répliqué. J'ai déjà versé un paquet<br />

sur ce combat, je peux plus me défiler.<br />

Un silence a traversé l'observatoire, Richie m'a mandaté d'un<br />

regard pétri <strong>de</strong> ruine et j'ai fait preuve <strong>de</strong> stoïcisme. Je savais que<br />

le pet foireux d'<strong>une</strong> mouche au rectum en putréfaction était plus<br />

pur que l'âme d'Eddie Nell.<br />

— T'as vu Scotty? a embrayé Eddie en enclenchant un<br />

mécanisme qui a fait coulisser <strong>une</strong> toile et apparaître la porte<br />

d'un coffre dans le mur <strong>de</strong>rrière lui.<br />

— Le combat aura lieu dans <strong>une</strong> vieille aciérie située dans le<br />

quartier Sud <strong>de</strong> Brooklyn, a expliqué Dino. Le ring et <strong>de</strong>s<br />

gradins sont déjà installés.<br />

— Parfait.<br />

Au fur et à mesure qu'Eddie triturait les boutons <strong>de</strong> la porte<br />

<strong>de</strong> métal blanc, Richie retrouvait ses esprits. L'o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> l'argent<br />

l'avait toujours émoustillé, à l'approche <strong>de</strong> la combinaison <strong>une</strong><br />

étincelle <strong>de</strong> jubilation a parcouru ses iris.<br />

— Tu connais l'adversaire? a poursuivi Eddie en tirant la<br />

porte du coffre et en saisissant <strong>une</strong> liasse <strong>de</strong> billets <strong>de</strong> la taille<br />

d'<strong>une</strong> brique <strong>de</strong> chantier.<br />

— Franck Di Scalzo, a répondu Dino. Une fausse-gar<strong>de</strong> que<br />

Mackinley a recruté du côté <strong>de</strong> Portland..., ce type a un penchant<br />

naturel pour les je<strong>une</strong>s garçons mais faut s'en méfier..., je l'ai vu<br />

combattre <strong>une</strong> ou <strong>de</strong>ux fois, c’est pas un enfant <strong>de</strong> cœur!<br />

— T'en fais pas pour ça, Lenny va lui régler son compte! a<br />

affirmé Richie en attrapant la pile <strong>de</strong> billets. On va pas se laisser<br />

emmer<strong>de</strong>r par un fondu <strong>de</strong> la ron<strong>de</strong>lle.<br />

— Tout <strong>de</strong> même..., Di Scalzo a les poings en forme <strong>de</strong><br />

torpilles! a signalé Dino.<br />

— Ouais, bah il a qu'à se les fourrer dans le cul, ça lui<br />

ressou<strong>de</strong>ra l'anus! a réparti Richie.<br />

Eddie a fermé la porte <strong>de</strong> métal blanc. Il a mélangé la<br />

combinaison et la toile est revenue se placer sur le coffre. Zin<br />

attendait <strong>de</strong>bout près du sofa. Dino s’enfilait un verre <strong>de</strong> cognac<br />

et Richie louchait sur la liasse <strong>de</strong> dollars avec la langue déroulée<br />

sur le menton et les yeux légèrement saillants <strong>de</strong>s orbites.<br />

— Je crois que je vais aller m'attraper <strong>une</strong> Thaïlandaise! il a<br />

dit en gardant un tiers <strong>de</strong>s billets.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Je crois que tu va te faire arracher les yeux! j'ai renvoyé.<br />

Eddie est passé <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> son bureau. Il a <strong>de</strong>mandé a<br />

Zin d'aller jeter un œil <strong>de</strong>hors pour s'assurer que Belinda avait<br />

déguerpi <strong>de</strong>s abords <strong>de</strong> la passerelle. Il a raflé <strong>une</strong> veste <strong>de</strong><br />

smoking dans <strong>une</strong> armoire et Dino l'a aidé à l'enfiler.<br />

— T'as pas vu Vera? il a fait en attachant les boutons <strong>de</strong> sa<br />

veste.<br />

— Je l'ai croisée au bar tout à l'heure, a répondu Dino. Elle<br />

buvait un verre avec les sœurs Nelson.<br />

Eddie a incliné furtivement la tête en guise d'approbation et<br />

la cicatrice <strong>de</strong> Zin est apparue par la porte entrebâillée.<br />

— La voie est dégagée! il a fait.<br />

— Excellent.<br />

— Je resterais bien <strong>une</strong> minute pour regar<strong>de</strong>r le ciel au<br />

télescope, j'ai dit, ça t'ennuie pas?<br />

— La réserve <strong>de</strong> cognac est dans le placard! il m'a affranchi<br />

J'ai collé mon œil à la l<strong>une</strong>tte. Richie m'a lancé qu'on se<br />

verrait plus tard. Eddie a jeté <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> <strong>de</strong> dégoût en direction<br />

<strong>de</strong> la veste souillée sur le sofa. Dino a claqué la porte et j'ai<br />

entendu:<br />

— Putain Zin! faut à tout prix que tu trouves un moyen <strong>de</strong><br />

me flinguer cette saloperie <strong>de</strong> goret!<br />

Dehors, la voûte céleste s'étendait, pure, limpi<strong>de</strong>, fragile et<br />

noir comme un poème <strong>de</strong> Tortilla. L'éclat intense <strong>de</strong>s étoiles<br />

provenait du fond <strong>de</strong> la galaxie. Une mouette isolée zigzaguait<br />

là-<strong>de</strong>dans fientant au gré <strong>de</strong> ses figures. Au bout du télescope, le<br />

quartier éclairé <strong>de</strong> la l<strong>une</strong> bavait sur le côté obscur et en révélait<br />

les aspérités. J'ai admiré le truc un instant. Un peu plus haut <strong>une</strong><br />

étoile s'est éteinte. Un écrivain n'était peut-être rien d'autre<br />

qu'<strong>une</strong> étoile morte dont la lumière nous parvenait encore grâce à<br />

ses bouquins? Enfin, dans le cas <strong>de</strong> R.Frost et H.Crane, cela ne<br />

faisait aucun doute, Tortilla m'avait assez rabattu les oreilles<br />

avec ça.<br />

En <strong>de</strong>scendant les escaliers, j'ai vu que la fille qui s'était<br />

vautrée dans le palier n'avait pas bougé d'un cil. Ses tétons<br />

s'étaient légèrement durcis sous l'effet <strong>de</strong>s déplacements d'air qui<br />

balayaient la cage, mais rien d'excitant, sa chair s'était ramollie et<br />

son épi<strong>de</strong>rme dégageait <strong>une</strong> o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> gin. On aurait dit un<br />

morceau <strong>de</strong> guimauve flasque ficelé dans <strong>une</strong> robe <strong>de</strong> flanelle.<br />

Un étage plus bas, j'ai dégagé <strong>une</strong> autre fille assise dans un pot<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

<strong>de</strong> fleur. Elle avait les ongles enfoncés dans le tronc d'un yucca<br />

et ses cheveux lui cachaient le visage. Lorsque je me suis aperçu<br />

qu'il s'agissait <strong>de</strong> l'exterminatrice, je n'ai pas insisté, en traversant<br />

le hall, j'ai prévenu Isaac qu'<strong>une</strong> fille était tombée d'un arbre au<br />

premier palier et je suis sorti. Il a <strong>de</strong>sserré l'emprise que sa<br />

mâchoire imprimait sur le crayon, puis il a mouillé un œil dans<br />

l'escalier.<br />

J'ai marché un instant le long du trottoir sous la lumière <strong>de</strong>s<br />

lampadaires. A mes côtés, le reflet <strong>de</strong> la l<strong>une</strong> glissait sur la<br />

carrosserie <strong>de</strong>s bagnoles et le grésillement d'un grillon se perdait<br />

au bout <strong>de</strong> l'avenue.<br />

— Ça t'embêterait <strong>de</strong> me raccompagner...? a soudainement<br />

retenti <strong>une</strong> voix <strong>de</strong> l'autre côté <strong>de</strong> la rue.<br />

La l<strong>une</strong> s'est arrêtée sur le capot d'<strong>une</strong> Merce<strong>de</strong>s-Benz 300<br />

SL modèle 1954 dont j’appris plus tard qu’elle appartenait à<br />

Belinda. Je me suis retourné et les filaments <strong>de</strong> tungstène qui<br />

brûlaient à l'intérieur <strong>de</strong>s ampoules se sont consumés en un<br />

battement <strong>de</strong> paupière, le coin s'est paré d'<strong>une</strong> clarté frénétique<br />

durant <strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>s, puis l'intensité est re<strong>de</strong>scendue<br />

tout doucement et les réverbères ont repris leur luminosité<br />

habituelle.<br />

— Je ne suis pas certain qu'Eddie apprécierait! j'ai dit.<br />

— Je m'en fous, s'est renfrognée Vera. Je suis fatiguée, j'ai<br />

besoin <strong>de</strong> dormir!<br />

Elle avait lancé ça avec <strong>une</strong> moue délicatement teintée <strong>de</strong><br />

fébrilité et ses iris perpétuellement parcourus d'<strong>une</strong> sève obscure<br />

luisaient d'un chatoiement extrême. Bien sûr, le coloris qui les<br />

pigmentait m'échappait. L'encre verte qui m'était apparue après<br />

le combat contre Jack Delsey s'était évanouie. Mon nerf optique<br />

s'acharnait à filtrer les radiations <strong>de</strong> couleur. Les clichés<br />

s'imprimants sur le fond <strong>de</strong> mes rétines étaient désespérément<br />

noirs et blancs mais elle avait <strong>de</strong>s yeux d'<strong>une</strong> pureté infinie,<br />

Vera. Sa beauté me transperçaient la poitrine et m'empoignaient<br />

les entrailles. Il y avait <strong>de</strong> l'orage dans l'air et un peu <strong>de</strong> lumière<br />

dans ses cheveux. Je suis resté un instant les semelles rivetées au<br />

trottoir. J'ai laissé mes pupilles caresser la peau blanche <strong>de</strong> son<br />

visage. Elle s'est faufilée entre les pare-chocs et sa silhouette<br />

s'est gondolée sur les chromes d'<strong>une</strong> vieille Ford.<br />

— Je suis garée un peu plus loin, elle a dit en farfouillant<br />

dans son sac.<br />

— Ça ne me dérange pas <strong>de</strong> marcher un peu, ai-je assuré.<br />

J'ai enjambé le caniveau et le petit torrent transluci<strong>de</strong> qui<br />

drainait les souillures <strong>de</strong> la ville, j'ai regardé ses jambes, pleines


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

et effilées, je suis remonté, elle avait la peau <strong>de</strong>s cuisses extrafine<br />

et <strong>de</strong>s hanches renversantes, sa petite robe lui collait au<br />

corps et le haut <strong>de</strong> ses épaules luisait légèrement. On aurait dit<br />

<strong>de</strong>s coquilles d'œuf en céramique. Elle est venue à ma rencontre<br />

en vacillant un peu, je lui ai tendu la main et brusquement, je l'ai<br />

vu flancher au beau milieu <strong>de</strong> la chaussée.<br />

Je l'ai rattrapée in extremis.<br />

— Je crois que j'ai un peu trop bu, elle a ri en s'agrippant à<br />

mon cou.<br />

— Je vais te ramener, j'ai répondu.<br />

Nous avons marché un moment, l'un à côté <strong>de</strong> l'autre, en<br />

remontant l'avenue vers le grillon qui fredonnait “Comics Strip”.<br />

Je retenais mon souffle. J'avais passé un bras dans son dos et<br />

refermé ma main sur son épaule. Elle palpitait contre mon flanc.<br />

Ses talons se dérobaient sous la précarité <strong>de</strong> ses foulées. J'étais le<br />

seul type qui pouvait l'empêcher <strong>de</strong> se flanquer par terre. Autant<br />

dire qu'un sourire d'<strong>une</strong> niaiserie édifiante planait sur mes lèvres.<br />

La Jaguar E. Cabriolet modèle 1961 dotée <strong>de</strong> jantes à bâtons<br />

chromés et <strong>de</strong> sièges en cuir a démarré au quart <strong>de</strong> tour. Elle a<br />

déboulé <strong>de</strong> son emplacement sur les chapeaux <strong>de</strong> roues et Fifth<br />

Avenue a défilé dans le rétroviseur.<br />

— Tu sais je pouvais conduire! j'ai lancé en bouclant ma<br />

ceinture et me crispant sur mon siège.<br />

— Je suis mala<strong>de</strong> lorsque c'est quelqu'un d'autre qui conduit!<br />

elle m'a expliqué.<br />

Je l'ai dévisagée <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> avec la langue sèche comme un<br />

poulpe échoué dans un désert <strong>de</strong> rocailles. L'aiguille a flirté avec<br />

le bord du précipice. Les vitrines se sont effilées les <strong>une</strong>s<br />

<strong>de</strong>rrière les autres et au carrefour, elle a grillé le feu qui pendait<br />

au bout d'un câble. L'anxiété m'a littéralement creusé la figure.<br />

— T'es sûre que tu ne veux pas me laisser le volant? ai-je<br />

insisté en jetant un œil effrayé vers le taxi qui nous avait évité au<br />

croisement.<br />

Elle n'a rien répondu. Elle a simplement enlevé l'espèce <strong>de</strong><br />

turban qui lui serrait la tête, <strong>une</strong> mèche <strong>de</strong> cheveux est venue lui<br />

taquiner la joue, son pied a écrasé la pédale d'accélérateur et la<br />

Jaguar a avalé l'artère. Un peu plus loin, environ quinze secon<strong>de</strong>s<br />

après, elle a rétrogradé brusquement. Le moteur a vrombi sous le<br />

capot. Les pneus ont crissé. Ils ont tracé un arc <strong>de</strong> cercle sur<br />

l'asphalte et la bagnole a changé <strong>de</strong> cap.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— On va couper par Central Park! elle a déclaré.<br />

— Ouais, ai-je glapi en ravalant le peu <strong>de</strong> salive que mes<br />

glan<strong>de</strong>s étaient parvenues à sécréter. T'as pas <strong>une</strong> cigarette...?<br />

— Dans la boite à gants.<br />

J'ai attrapé nerveusement le paquet <strong>de</strong> Philip Morris, j'ai<br />

glissé <strong>une</strong> cigarette dans la bouche et je l'ai grillée. La fumée<br />

n'avait aucun goût.<br />

À peu près à 3 miles sur la route, un peintre avec un T-shirt<br />

et <strong>de</strong>s tatouages sur les bras plaçait un chevalet à califourchon<br />

sur la ligne blanche. Sa toile était fixée sur l'échafaudage <strong>de</strong> bois.<br />

Ses molaires s'étaient refermées sur la hampe d'un pinceau et la<br />

virole miroitait à l'extrémité <strong>de</strong> ses lèvres.<br />

— Alors ça vient? il a lancé à un autre type qui ramollissait<br />

un lingot <strong>de</strong> hasch vautré dans le caniveau.<br />

— Tu m'excuses, j'ai pas pensé à prendre mon chalumeau! a<br />

persiflé l'autre.<br />

Le tatoué a bougonné un moment en fixant sa toile sur<br />

châssis, puis l'autre s'est levé. Il lui a planté le cône dans la<br />

bouche et ses yeux ont fourmillé <strong>de</strong> points lumineux:<br />

— J'ai mis la dose..., tu va pas être déçu!<br />

Le tatoué a tiré sur le bidule comme un bébé lubrique sur la<br />

tétine d'un biberon. Ses joues se sont creusées et sa glotte a<br />

tressailli.<br />

— Avec ce truc je vais te concocter un chef-d'œuvre! il a<br />

prétendu en recrachant <strong>une</strong> longue bouffée argentée.<br />

— Tu pourrais pas me faire Claudia Cardinale à poil? a<br />

réclamé l'autre en lui reprenant le joint.<br />

— Bon sang Georgio, je ne suis pas venu là pour faire un<br />

portrait!<br />

— Qui te parle <strong>de</strong> portrait? a fait Georgio. Peins le paysage<br />

comme t'avais prévu, seulement au lieu <strong>de</strong> laisser le banc vi<strong>de</strong>, tu<br />

fous Claudia Cardinale <strong>de</strong>ssus! Avec ses jambes fabuleuses et<br />

ses mamelons luisants sous la l<strong>une</strong>, ça pourrait avoir <strong>de</strong> la<br />

gueule, non...? Ce serait quand même plus excitant qu'<strong>une</strong><br />

rangée <strong>de</strong> troncs avec <strong>de</strong>s feuilles et un bout <strong>de</strong> pelouse sur<br />

lequel les chiens du quartier viennent se dégorger la vessie à<br />

longueur <strong>de</strong> journée...! Tiens, jette un œil là-<strong>de</strong>ssus! elle est<br />

belle, non? tu connais <strong>une</strong> plus belle fille...?<br />

Le tatoué a jeté un œil sur la reproduction.<br />

— Et son décolleté...! t'as vu son décolleté? a continué l'autre<br />

en tirant <strong>une</strong> bouffée <strong>de</strong> haschisch sur l'extrémité du joint. On<br />

dirait les jardins suspendus <strong>de</strong> Babylone! Doux Jésus, j'ai jamais<br />

rien vu <strong>de</strong> pareil! Je vais te dire, cette fille, c’est la huitième


Tortilla 11/10/2005<br />

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merveille du mon<strong>de</strong>!<br />

Un silence a traversé Central Park. Le tatoué a repris le cône,<br />

a louché un moment sur la page <strong>de</strong> magazine, a expiré un<br />

champignon <strong>de</strong> fumée et a déclaré:<br />

— Faut reconnaître que cette fille en jette!<br />

De son côté, Vera conduisait distraitement du bout <strong>de</strong>s cils.<br />

elle avait envoyé “I'm waiting for the man” et les longues<br />

boucles platinées qui lui traversaient le visage ondulaient sur sa<br />

peau comme autant <strong>de</strong> petites guirlan<strong>de</strong>s chauffées à blanc. De<br />

temps en temps, elle lançait un regard dans ma direction, un<br />

sourire fleurissait sur ses lèvres et j'essayais <strong>de</strong> prendre <strong>une</strong><br />

attitu<strong>de</strong> désinvolte. J'inspectais négligemment les environs en<br />

sifflotant, je laissais mon cou<strong>de</strong> appuyé sur la portière,<br />

j'allongeais mes jambes, je croisais mes chevilles et je faisais le<br />

malin. Intérieurement, je n’en menais pas large, mon estomac<br />

était saucissonné, chaque fois que la gomme crissait sur le<br />

bitume <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> tenaille invisible me contorsionnait les<br />

intestins et lorsque la Jaguar a déboulé sur le tronçon encombré<br />

par les peintres, <strong>une</strong> amorce <strong>de</strong> grimace a trahi l'angoisse qui me<br />

tétanisait les entrailles. J'ai essayé <strong>de</strong> dire à Vera qu'elle fonçait<br />

droit sur les fumeurs <strong>de</strong> hasch mais rien n'est sorti <strong>de</strong> ma bouche,<br />

mon gosier était sec, ma langue craquelée comme un fragment<br />

<strong>de</strong> terre ari<strong>de</strong>. J'ai agrippé le tableau <strong>de</strong> bord et j'ai serré les<br />

<strong>de</strong>nts.<br />

En face, le joint était revenu se visser dans la bouche <strong>de</strong><br />

Georgio. Le petit parapluie <strong>de</strong> fumée qui s'était déployé au<strong>de</strong>ssus<br />

du chevalet poudroyait sous l'éclat <strong>de</strong> la l<strong>une</strong>. J'ai dégluti<br />

bruyamment avec les amygdales à moitié calcinés. Quand la<br />

bagnole a rugi à 200 mètres <strong>de</strong>s types, j'ai crispés mes poings<br />

autour la sangle et mes <strong>de</strong>nts ont carrément grincé. Ensuite, les<br />

choses se sont déroulées dans un mouchoir <strong>de</strong> poche, les peintres<br />

ont levé la tête, Vera a touché <strong>une</strong> manette sous le volant et les<br />

phares ont décapé la pénombre qui masquait les traits <strong>de</strong> leurs<br />

visages. Une lueur d'étonnement s'est inscrite dans la grisaille <strong>de</strong><br />

leurs iris, ils se sont regardés, ont immédiatement remouillé un<br />

œil vers la Jaguar, leurs sourcils se sont soulevés d'un coup en<br />

empiétant sur leurs fronts et la lueur d'ébahissement qui<br />

parcourait leurs cornées s'est métamorphosée en brasillement<br />

d'épouvante. La bagnole a foncé dans le tas. Ils ont bondi sur le<br />

côté. Le chevalet a volé en éclats, la toile s'est écrasée dans le<br />

caniveau et le cliché <strong>de</strong> Claudia Cardinale s'est envolé dans les<br />

airs, au gré du vent.<br />

— Sainte Marie mère <strong>de</strong> Dieu! qu'est-ce que t'as foutu dans


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

ce joint?! a bégayé le tatoué.<br />

Georgio a réfléchi un moment:<br />

— Je t'avais dit que j'avais mis la dose..., je t'avais prévenu,<br />

alors fais pas chier, hein, fais pas chier!<br />

Dans le couloir qui menait à l'appartement <strong>de</strong> Vera la lumière<br />

était celle d'un crépuscule d'automne. Un candélabre accroché à<br />

la cloison diffusait <strong>une</strong> vapeur <strong>de</strong> titane quasiment transluci<strong>de</strong> et<br />

la lucarne se découpant au fond du corridor laissait percer le<br />

crachin d'<strong>une</strong> enseigne. La lueur giflait la vitre au <strong>de</strong>hors et avec<br />

ce petit manège nos silhouettes se détachaient comme <strong>de</strong>s<br />

mannequins <strong>de</strong> carbone sur un linge lumineux.<br />

— Je crois que j'ai la tête qui tourne! a hoqueté Vera en<br />

s'appuyant sur mon épaule.<br />

— Faut s'attendre à ce genre <strong>de</strong> chose, j'ai dit.<br />

J'ai enrayé sa foulée face à la porte, elle a tangué un instant<br />

en cillant <strong>de</strong>s paupières sous la bruine lustrée qui exsudait du<br />

candélabre, puis elle m'a tendu son sac.<br />

— Les clés sont dans la poche intérieure, elle a dit.<br />

Je l'ai lâchée délicatement. Elle m'a souri. J'ai pioché le<br />

trousseau et j'ai ouvert la porte en <strong>de</strong>ux coups <strong>de</strong> cuillère à pot.<br />

Dans la secon<strong>de</strong> qui a suivi, j'ai tourné la tête et je l'ai vue glisser<br />

le long du mur.<br />

— J'ai l'impression que le couloir penche d'un côté! elle a ri.<br />

— C'est juste le gin qui fait son effet, j'ai expliqué en la<br />

relevant, ça va aller...?<br />

Elle a do<strong>de</strong>liner <strong>de</strong> la tête sans s'arrêter <strong>de</strong> rigoler et je l'ai<br />

accompagnée dans sa chambre. Elle s'est écroulée sur l'édredon,<br />

a soupiré, je me suis encadré dans le châssis <strong>de</strong> la porte et je l'ai<br />

regardée sans en perdre un miette. Sa soyeuse chevelure d'étain<br />

s'était déroulée comme les tentacules d'<strong>une</strong> pieuvre sur la taie<br />

d'oreiller, ses yeux en forme d'aman<strong>de</strong> musardaient au plafond et<br />

ses longs cils vacillaient dans la pénombre. Le store vénitien qui<br />

pendait à la fenêtre zébrait la peau <strong>de</strong> son visage. Les ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />

lumière et celles d'obscurité tuméfiaient la courbe <strong>de</strong> ses<br />

hanches, la ciselure <strong>de</strong> ses narines, <strong>de</strong> sa bouche, <strong>de</strong> ses seins, le<br />

galbe <strong>de</strong> ses jambes, la douceur <strong>de</strong> ses cuisses, la souplesse <strong>de</strong><br />

son ventre, la finesse <strong>de</strong> ses chevilles. En fait, chaque détail <strong>de</strong><br />

son anatomie provoquait dans mon crâne un rosaire d'explosions<br />

d'<strong>une</strong> fulgurance éperdue. Je n'ai pas fléchi. Je suis resté épaulé à<br />

l'encadrement <strong>de</strong> la porte et je me suis allumé <strong>une</strong> cigarette. Au<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

bout d'un moment, Vera s'est accoudée sur le lit et elle a retiré<br />

ses escarpins.<br />

— Tu m'ai<strong>de</strong>s à me déshabiller? elle a fait en m'envoyant <strong>une</strong><br />

moue emplie <strong>de</strong> fébrilité.<br />

— Si tu veux, ai-je rétorqué instinctivement.<br />

Je me suis approché du lit, au passage j'ai écrasé ma cigarette<br />

dans un cendrier. Elle s'est mise à genoux, a relevé ses cheveux<br />

pour dégager sa nuque. J'ai tiré sur les agrafes et le parfum <strong>de</strong> sa<br />

peau m'a fait tourner la tête. Après, elle s'est retournée, sa main a<br />

agrippé ma clavicule, sa paume était enfiévrée, elle s'est levée, la<br />

bretelle <strong>de</strong> sa robe a ripé sur son épaule et le vêtement a chu sur<br />

le plancher.<br />

— Je crois que t'as perdu quelque chose, j'ai dit en louchant<br />

sur le tissu froissé autour <strong>de</strong> ses chevilles.<br />

— Pfff, il fait tellement lourd! elle a expiré en s'allongeant<br />

sur le lit.<br />

J'ai mis en marche le ventilateur.<br />

— Tu veux que je baisse les lattes du store?<br />

— Je ne sais pas, j'aime bien qu'il y ait un peu <strong>de</strong> lumière,<br />

elle a fait en battant <strong>de</strong>s paupières dans les zébrures qui striaient<br />

la chambre.<br />

Je suis tout <strong>de</strong> même allé jeter un œil à la fenêtre afin <strong>de</strong><br />

reprendre mes esprits. J'ai écarté les lamelles du stores, fixé la<br />

Jaguar garée près du patio et le vent s'est levé. Le ciel s'est<br />

chargé <strong>de</strong> nuages et le quartier <strong>de</strong> l<strong>une</strong> est venu s'éventrer sur<br />

l'aiguille <strong>de</strong> l'Empire State Building.<br />

— Va y avoir <strong>de</strong> l'orage! j'ai annoncé.<br />

Elle a renversé la tête vers la fenêtre. Un éclair a enluminé la<br />

pièce. Une détonation a retenti et les premières gouttes <strong>de</strong> pluie<br />

ont martelé les carreaux.<br />

— Ne me laisse pas seule, a simplement frémi sa voix.<br />

Je me suis tourné vers elle, sa face s'était sertie d'<strong>une</strong> lueur <strong>de</strong><br />

tristesse.<br />

— Ça va? j'ai dit.<br />

Elle a cligné <strong>de</strong>s paupières. Tandis que je m'approchais d'elle,<br />

ses doigts mo<strong>de</strong>laient <strong>une</strong> mèche <strong>de</strong> cheveux, sa bouche faisait la<br />

moue.<br />

— T'en va pas, elle a repris, reste avec moi le temps que<br />

l'orage s'éloigne..., tu veux bien?<br />

J'ai réfléchi <strong>une</strong> minute en dandinant imperceptiblement du<br />

menton. Elle me regardait, son visage s'était candi sous l'emprise<br />

<strong>de</strong> la foudre qui déchirait la voûte céleste et s'insinuait à travers<br />

les lattes du store. Une frange d'oxy<strong>de</strong> <strong>de</strong> zinc lui estampillait le


Tortilla 11/10/2005<br />

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front. Sa bouche accusait <strong>une</strong> expression ingénue.<br />

— Je vais dormir sur le sofa! j'ai déclaré.<br />

Elle m'a lancé un sourire à tout casser, et à peine avais-je<br />

remonté le drap sur ses épaules qu'elle s'était endormie.<br />

Lorsque la pluie a cessé, j'étais toujours penché au-<strong>de</strong>ssus<br />

d'elle. Je regardais le frémissement <strong>de</strong> ses narines, le mouvement<br />

mécanique <strong>de</strong>s globes oculaires qui faisait tressaillir ses<br />

paupières, et pendant que les gouttières se purgeaient <strong>de</strong>s flots<br />

transluci<strong>de</strong>s qui leur gonflaient le ventre, je suis allé m'asseoir<br />

dans le sofa. J'ai posé mes cou<strong>de</strong>s sur mes genoux et je me suis<br />

frotté la face avec le creux <strong>de</strong> mes mains. Ensuite, un sentiment<br />

d'épuisement m'a envahi, j'ai baissé mes paupières en attendant<br />

que le ruissellement s'estompe, les pales du ventilateur brassaient<br />

l'atmosphère en ca<strong>de</strong>nce et le sofa m'a englouti. Ce fut à peu <strong>de</strong><br />

chose près à ce moment là que Vera roula sur le flanc. Sa<br />

respiration fredonnait à mes oreilles à la manière d'un petit<br />

ruisseau aux eaux cristallines et le froissement du tissu m'a tiré<br />

du sommeil. J'ai écarquillé les yeux presque acci<strong>de</strong>ntellement,<br />

j'ai vu le drap glisser sur sa peau avec <strong>une</strong> fluidité troublante et<br />

sa hanche a brasillé dans la pénombre. Oh Seigneur, j'ai souri<br />

comme un damné!<br />

Dehors, un ultime trait <strong>de</strong> lumière a éclaboussé la nuit, mais<br />

je n'ai pas entendu <strong>de</strong> détonation. L'orage était passé sur la ville<br />

comme un vieux bombardier déglingué et le torrent <strong>de</strong> chagrin<br />

qui débordait <strong>de</strong>s caniveaux filait directement dans la gueule <strong>de</strong>s<br />

égouts.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 18 -<br />

Ce fut le len<strong>de</strong>main matin que les huissiers débarquèrent dans le café <strong>de</strong> Bernie. Les aiguilles<br />

<strong>de</strong> la pendule indiquaient dix heures, Charlie s'envoyait un gâteau <strong>de</strong> riz, Antonio buvait un<br />

café et relatait le combat qui m'avait opposé à l'assassin du New-Jersey. Il a reposé sa tasse:<br />

— T'aurais vu ça, Lenny était en train <strong>de</strong> vomir ses tripes, tout le mon<strong>de</strong> croyait qu'il allait<br />

flancher, sa tête pissait le sang, mais quand tout d'un coup l'autre lui a foncé <strong>de</strong>ssus, il a réussi<br />

à l'esquiver et lui a décroché <strong>une</strong> pastèque en pleine figure! Mer<strong>de</strong>, j’aurais voulu que tu vois<br />

ça, l’autre a titubé un instant puis s'est écroulé comme <strong>une</strong> vieille chaussette, vlan!<br />

Charlie a fait fuser un juron d’incrédulité, puis sa tête s’est mise à osciller <strong>de</strong> bas en haut:<br />

— Mince, quand je pense que j’ai manqué ça...<br />

Aux lamentations <strong>de</strong> Charlie, Antonio répondait par un petit silence entendu. Il y avait juste le<br />

ronronnement <strong>de</strong>s brasseurs <strong>de</strong> strawberry juice et le cliquetis <strong>de</strong> la machine à étiqueter. Puis<br />

l’étiqueteuse s’est tu et le glacier s’est redressé <strong>de</strong>rrière le comptoir:<br />

— En attendant, tu ne m'enlèveras pas <strong>de</strong> l'idée que ce genre <strong>de</strong> truc ressemble à <strong>de</strong> la<br />

boucherie!<br />

Antonio a bu <strong>une</strong> petite gorgée <strong>de</strong> café.<br />

— Evi<strong>de</strong>mment, t'es jamais à l'abri d'<strong>une</strong> égratignure, il a reconnu.<br />

La discussion en était là lorsque Tortilla est entré dans l'établissement du glacier. Il revenait<br />

<strong>de</strong>s docks où il avait couru quelques longueurs <strong>de</strong> quai. Une serviette pendait autour <strong>de</strong> son<br />

cou. Il s'est épongé la nuque paisiblement:<br />

— Dis-donc Bernie, t’as vu, y a <strong>de</strong>s types qui sont en train d'embarquer ta bagnole...<br />

— QUOI?!! a éructé le glacier.<br />

— Ils sont venus avec <strong>une</strong> dépanneuse, il a expliqué.<br />

Bernie a posé l'étiqueteuse sur le bar. Il a saisi machinalement un torchon histoire d'étrangler<br />

quelque chose et le chapelet <strong>de</strong> vannes en inox a déformé sa dégaine au passage. On aurait dit<br />

Alien. Il s'est campé <strong>de</strong>rrière la vitrine.<br />

A l'extérieur, les types était effectivement en train <strong>de</strong> treuiller sa vieille Peugeot 203. Ils<br />

opéraient sous le regard <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux autres enculés qui portaient <strong>de</strong>s costumes anthracite et <strong>de</strong>s<br />

cravates à la mords-moi le nœud.<br />

— Mer<strong>de</strong>, les huissiers! a glapi Bernie.<br />

Tortilla, Antonio et Charlie sont venus se porter à hauteur du glacier, et <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la<br />

<strong>de</strong>vanture, un camion s’est ranger contre le trottoir, avec sur la portière, l'inscription “Cabinet<br />

d'Huissier, East Si<strong>de</strong> Cie”.<br />

— T'as <strong>de</strong>s traites en retard? a <strong>de</strong>mandé Antonio.<br />

— Ça fait six mois que je me torche leur avis <strong>de</strong> saisie! a concédé Bernie.<br />

Les déménageurs n'ont pas fait <strong>de</strong> vieux os. Ils ont embarqué tout ce qui n'était pas soudé au<br />

sol, et lorsque l'ombre du camion a glissé le long <strong>de</strong> la vitrine, <strong>une</strong> vague o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> gaz Oil<br />

s'est infiltrée sous la porte.<br />

— Remets ça en place, enculé! a lâché Bernie à l'huissier qui confisquait le portrait <strong>de</strong> Ty<br />

Cobb encadré au mur.<br />

— Qu'est-ce qui vous prend?!! s'est offusqué le type. Ken t'as entendu...?<br />

— Ouais, ce type t'as traité d'enculé.<br />

Ken avait un cheveu sur la langue. Tortilla, Antonio et Charlie attendaient près <strong>de</strong> la porte.<br />

Bernie a saisi <strong>une</strong> hache <strong>de</strong> <strong>de</strong>ssous le comptoir, la hache qui m'avait servi à déloger Harold<br />

<strong>de</strong> ses W-C <strong>de</strong>s années plus tôt.<br />

— Raccroche ce truc, je te dis! il a remâché en brandissant l'outil d'un air menaçant.<br />

Le large fer tranchant fixé à l'extrémité du manche a renvoyé un rayon <strong>de</strong> soleil en plein dans


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

la figure <strong>de</strong> Ken et sa peau s'est ruchée sous les yeux.<br />

— Nom d'un chien Charles, ce type a <strong>une</strong> hache dans les mains! il a blêmi.<br />

La mâchoire <strong>de</strong> Charles s'est mise à trembloter légèrement:<br />

— Vous savez, faut pas le prendre comme ça..., on peut discuter, non?<br />

— Ty Cobb est le meilleur joueur <strong>de</strong> base-ball <strong>de</strong> tous les temps, y a pas à discuter! Remets ce<br />

cadre en place où faudra <strong>de</strong>s années à ta compagnie pour reconstituer le puzzle <strong>de</strong> Charles<br />

l'Enculé!<br />

Charles a guigné la lame avec un sourire crispé perdu au bout <strong>de</strong>s lèvres. Il a raccroché le<br />

portrait <strong>de</strong> Ty Cobb en 0,756 millième <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>. Sa <strong>de</strong>xtérité lui avait sauvé la vie.<br />

Dix minutes plus tard, lorsque j'ai rappliqué, Ken et Charles avait déguerpi. Tortilla buvait un<br />

soda l'échine voûtée sur le comptoir, Antonio se resservait un café, Charlie évaluait le poids<br />

<strong>de</strong> la hache, et <strong>de</strong>rrière le bar Bernie parcourait le reçu que les huissiers lui avait laissé. J'ai<br />

lancé <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> moi en enfonçant les mains dans les poches arrières <strong>de</strong> mon<br />

pantalon. Les déménageurs avaient tout embarqué. J'ai fait un petit bruit avec ma bouche et<br />

j'ai do<strong>de</strong>liné exagérément <strong>de</strong> la tête:<br />

— Ta femme <strong>de</strong> ménage est cinglée, j’ai dit, elle a perdu la tête!<br />

- 19 -<br />

Comme Richie me l'avait prédit dans l'observatoire, les chairs <strong>de</strong> mon arca<strong>de</strong> sourcilière ne<br />

s'étaient pas complètement raffermies au moment où les gradins finissaient <strong>de</strong> se remplir. Les<br />

affiches disséminées aux alentours, sur les palissa<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s chantiers ou les poteaux<br />

télégraphiques, annonçaient mon combat comme le quatrième <strong>de</strong> la soirée, et la file qui<br />

longeait le mur jusqu'aux grilles d'entrée était essentiellement composée <strong>de</strong> poseurs <strong>de</strong><br />

briques, <strong>de</strong> dockers et d'ouvriers <strong>de</strong>s quartiers Sud. Brooklyn avait glissé dans la nuit tel un<br />

vieux gréement attiré par l'ivresse <strong>de</strong>s fonds.<br />

Dans l'enceinte <strong>de</strong> l'aciérie, les abords du ring étaient bondés. Un type se frayait un chemin<br />

avec un carton <strong>de</strong> Budweiser sous le cou<strong>de</strong>, un autre vendait <strong>de</strong>s cigarettes à la dérobée, et au<br />

bout <strong>de</strong> l'allée, près <strong>de</strong> la sortie <strong>de</strong>s vestiaires, un bookmaker prenait les mises sur un large<br />

panneau d'ardoise. Il portait <strong>une</strong> chemise blanche retroussée aux manches, un pantalon en


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

toile et <strong>de</strong>s bretelles en cuir. Un éclairage aveuglant émanait <strong>de</strong>s projecteurs accrochés aux<br />

parois <strong>de</strong> l'établissement. Les pavés saupoudrés <strong>de</strong> poussières <strong>de</strong> métal renvoyaient la lumière<br />

et lorsque l'haleine <strong>de</strong> l'océan sautait par-<strong>de</strong>ssus les remparts, un nuage <strong>de</strong> paillettes était<br />

soulevé du sol et dispersé aux quatre vents. Le truc avait <strong>de</strong> la gueule. Une sorte <strong>de</strong> dépression<br />

voletant au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s longues cheminées, dans la fumée <strong>de</strong>s usines. Tortilla aurait dit <strong>de</strong> la<br />

poésie à l'état brut.<br />

Au balcon, <strong>de</strong>rrière <strong>une</strong> gran<strong>de</strong> baie vitrée qui parcourait les bureaux, je savais qu'Eddie<br />

reluquait tout ce qui se passait. Il était entouré <strong>de</strong> Scotty Mackinley, le propriétaire <strong>de</strong> Frank<br />

Di Scalzo, Dino, Georgio Filetti, Stanley Wood, Zin et <strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> notables qui avaient<br />

<strong>de</strong>s intérêts dans la partie. Légèrement en retrait, près <strong>de</strong>s stocks <strong>de</strong> bonbonnes d'eau, Belinda<br />

discutait avec Jack Delsey. Il était sorti <strong>de</strong> l'hôpital avec le bras dans le plâtre et <strong>une</strong> minerve<br />

cerclée autour du cou. Elle avait enfilé <strong>une</strong> robe imprimée et Jerzy ronflait à ses pieds.<br />

— Ce petit cochon est vraiment sage, il disait en grimaçant.<br />

— C'est <strong>une</strong> crème, elle répondait, je peux l'emmener partout.<br />

Lorsque je suis sorti <strong>de</strong>s vestiaires en empruntant le passage débouchant sur le ring, le<br />

présentateur annonçait le combat. Sa voix sortait <strong>de</strong>s haut-parleurs et résonnait dans l'enceinte<br />

<strong>de</strong> l'aciérie comme le sermon d'un prêtre dans <strong>une</strong> église. Frank Di Scalzo était déjà sur le<br />

tapis. Richie m'attendait dans l'angle. Tortilla marchait à mes côtés et nos ombres se<br />

distendaient le long <strong>de</strong>s parois du corridor.<br />

— Déconne pas! il houspillait, j'ai eu un mal <strong>de</strong> chien à faire venir Bernie, alors vas-y sur <strong>de</strong>s<br />

œufs.<br />

— T'es marrant toi, je suis pas seul sur le ring...! Di Scalzo reste sur <strong>une</strong> lignée <strong>de</strong> treize<br />

homici<strong>de</strong>s!<br />

— Je dis pas le contraire, seulement tu connais Bernie..., vas-y en douceur, je ne sais pas...,<br />

t'as qu'à penser à un poème <strong>de</strong> Robert Frost!<br />

— Me fais pas rire, Frost ne s'est jamais retrouvé sur un ring en face d'un type <strong>de</strong> la trempe <strong>de</strong><br />

Di Scalzo!<br />

— Putain Lenny, Frost a livré <strong>de</strong>s combats largement plus douloureux! Ton truc à côté c'est<br />

un jeu d'enfant.<br />

Tout en avançant, j'ai regardé les envolées <strong>de</strong> métal qui poudroyaient au bout du passage, puis<br />

j'ai balancé délicatement le revers <strong>de</strong> mon gant dans le ventre <strong>de</strong> Tortilla:<br />

— Tu crois que moins on connaît le mon<strong>de</strong>, plus facilement on l'explique?<br />

— Je sais pas, Frost est en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> tout ça, il a répondu. La poésie ne cherche pas à<br />

expliquer le mon<strong>de</strong>, elle a pour mission <strong>de</strong> l'éclairer!<br />

Tandis qu’on approchait du bout du tunnel, il a poursuivi:<br />

— Une phrase trop lour<strong>de</strong> reste à jamais empêtrée dans son lit <strong>de</strong> boue. Seul un truc d'<strong>une</strong><br />

pureté profon<strong>de</strong> peut briser ses chaînes et s'embraser dans le firmament!<br />

J'ai agité la tête, nous sommes sortis du passage et à peu près à mi-chemin du ring, je suis<br />

tombé nez à nez avec Vera.<br />

— Salut, elle a dit.<br />

— Bonsoir.<br />

La lumière <strong>de</strong>s projecteurs tartinait son visage d'<strong>une</strong> couche opaline, ça la rendait presque<br />

angélique. Ses petites membranes brodées <strong>de</strong> longs cils battaient au vent comme les ailes<br />

d'<strong>une</strong> libellule dans le clair-obscur.<br />

— Ça va? elle m'a <strong>de</strong>mandé.<br />

— Ouais, j'ai fait.<br />

Elle m'a envoyé un petit sourire éphémère:<br />

— Je suis désolée pour la <strong>de</strong>rnière fois..., j'ai juste un peu trop bu.<br />

— C'est pas bien grave, j'ai dit.<br />

Elle a dévoilé <strong>une</strong> rangée <strong>de</strong> <strong>de</strong>nts merveilleusement alignée, écarté <strong>une</strong> boucle qui lui


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dérangeait le coin <strong>de</strong> l'œil et a poursuivi:<br />

— J'espère au moins que je ne t'ai pas gâché la soirée?<br />

— J'avais rien <strong>de</strong> prévu, ai-je assuré.<br />

Nous nous sommes regardé un instant, je ne savais pas quoi lui dire. J'avais le visage enduit<br />

<strong>de</strong> graisse et je la trouvait belle, tout simplement.<br />

— J'espère que ta blessure ne va pas s'ouvrir, elle a fini par lancer au bout d'un long silence.<br />

J'ai fait glisser le bout d'un gant sur mon arca<strong>de</strong> et j’ai fait:<br />

— Ça <strong>de</strong>vrait tenir.<br />

En hauteur, <strong>de</strong>rrière la baie vitrée, Nell avait les yeux rivetés sur la nuque <strong>de</strong> Vera. Il avait<br />

froncé les sourcils et <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> grognement s'échappait <strong>de</strong> sa bouche. Zin lui a servi un<br />

verre. Il l'a bu d'<strong>une</strong> traite.<br />

Pendant ce temps, j'ai présenté Vera à Tortilla. Il lui a souri, puis m'a expliqué qu'ils se<br />

trouvaient tous au troisième rang côté gradin. La foule l'a englouti.<br />

— Bien, je vais te laisser, a repris Vera en se coinçant <strong>une</strong> mèche <strong>de</strong>rrière l'oreille. Je crois<br />

qu’on t’attend sur le ring.<br />

J’ai hoché <strong>de</strong> la tête en la regardant s’éloigner. C’était <strong>de</strong> loin la plus belle fille que je n’avais<br />

jamais croisé.<br />

Deux minutes plus tard, le gong retentissait et Frank Di Scalzo se ruait sur moi. J'évitais sa<br />

charge et dans la foulée, envoyais un signe à Bernie. La pellicule <strong>de</strong> graisse qui m'enduisait la<br />

peau retenait sur mon front les ampoules <strong>de</strong>s projecteurs.<br />

— Alors, qu'est-ce que tu dis <strong>de</strong> ça?! a bondi Antonio en envoyant son cou<strong>de</strong> dans les côtes<br />

du glacier.<br />

Bernie n'a rien répondu. Il se contentait <strong>de</strong> mastiquer un chewing-gum avec les cheveux<br />

soudés aux tempes. Tortilla avait croisé les bras. Le public avait basculé dans la démence.<br />

Dans l'enceinte <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s, j'appliquais ma métho<strong>de</strong> avec rigueur. Dès que Frank me fonçait<br />

<strong>de</strong>ssus, j'accomplissais <strong>une</strong> foulée transversale, je reculais, l'attendais en sautillant <strong>de</strong> l'autre<br />

côté du ring et quand il revenait à la charge, je réitérais ma tactique. J'évitais <strong>de</strong> me faire<br />

ceinturer dans les cor<strong>de</strong>s et le cas échéant, je m'agrippais à lui comme <strong>une</strong> véritable pieuvre.<br />

L'arbitre finissait toujours par venir mettre son grain <strong>de</strong> sel, il nous séparait, Frank faisait<br />

machine arrière à contrecœur, je sautais un moment dans les cendres <strong>de</strong> métal qui balayaient<br />

le ring, je lui envoyais <strong>de</strong>s petits pics à distance, il encaissait sans perdre son aplomb et<br />

lorsqu'il parvenait à me repousser dans un angle, j'esquivais ses crochets, effectuais <strong>de</strong> larges<br />

mouvements du tronc et finissais par lui glisser entre les doigts. On aurait dit que Frank Di<br />

Scalzo boxait contre <strong>une</strong> savonnette.<br />

A la fin du round, le public a commencé à gron<strong>de</strong>r et <strong>de</strong>s projectiles <strong>de</strong> toutes sortes ont sifflé<br />

à mes oreilles.<br />

— Sainte Vierge, mais qu'est-ce que tu branles?!? a fait Richie tout en plaçant le tabouret sous<br />

mes fesses.<br />

— Je veux me faire lapi<strong>de</strong>r! j'ai dit.<br />

— Non, mais t'es marteau ou quoi!<br />

J'ai bu <strong>une</strong> longue gorgée d'eau:<br />

— Jésus s'est bien fait crucifier, il est pas cinglé pour autant.<br />

— Mon cul! Jésus avait <strong>une</strong> case <strong>de</strong> vi<strong>de</strong>! Un type qui se laisse clouer sur <strong>une</strong> croix en versant<br />

<strong>une</strong> larme pour ses persécuteurs est complètement cinglé!<br />

— Mer<strong>de</strong>, réfléchis <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> à ce que tu dis! y a pas d'autre alternative..., me dis pas que<br />

t'as pas compris ça?!!<br />

Il s'est figé <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> et le tintement <strong>de</strong> la cloche l'a ramené à la vie.<br />

— Putain Lenny, tu me fais peur...! il a trembloté, tu me fais peur quand tu parles comme ça!<br />

Je me suis levé, je lui ai dit <strong>de</strong> songer à la résurrection et j'ai repris le combat négligemment.<br />

Au balcon, Nell se faisait un sang d'encre. Ce qui se déroulait sous ses yeux dépassait son


Tortilla 11/10/2005<br />

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enten<strong>de</strong>ment et aux œilla<strong>de</strong>s <strong>de</strong> Scotty Mackinley, il renvoyait <strong>de</strong>s globes emplies<br />

d'effarement et d'incompréhension. Dino lui-même ne savait pas quoi penser. Du rez-<strong>de</strong>chaussée,<br />

l'impression était à peu <strong>de</strong> chose près la même, les bouteilles <strong>de</strong> Budweiser et les<br />

paquets <strong>de</strong> <strong>Luc</strong>ky Strike qui traversaient le ring médusaient Frank. Une sorte d'abattement<br />

spirituel avait peu à peu remplacé la hargne qui lui cinglait les entrailles, et lorsqu'il se<br />

retournait, son manager haussait les épaules, gonflait les joues et lâchait un pet désabusé. Le<br />

mon<strong>de</strong> s'écroulait autour <strong>de</strong> lui comme un vieux temple ébranlé par un tremblement <strong>de</strong> terre.<br />

Un peu plus tard, vers le milieu <strong>de</strong> la reprise, j'ai bien cru que ma <strong>de</strong>rnière heure était arrivée.<br />

Tandis que je revenais d'un ample mouvement du bassin, Frank m'a repris <strong>de</strong> volée et j'ai<br />

vacillé dans les cor<strong>de</strong>s avec un fragment <strong>de</strong> cervelle dans la bouche. Le public s'est levé. J'ai<br />

immédiatement regardé Bernie et malgré l'acharnement que Frank mettait à m'éperonner les<br />

flancs et les reins, le bas <strong>de</strong> mon visage s'est éclairci d'un sourire idiot. Mes yeux clignaient<br />

avec innocence. J'ai fait bouger mes gants <strong>de</strong>vant mon nez et j'ai balbutié:<br />

— Bernie, mon vieil ami, te casse pas la tête, j'ai rien senti.<br />

L'arbitre est intervenu pour me dégager <strong>de</strong>s cor<strong>de</strong>s. J'ai laissé le poids <strong>de</strong>s gants m'emporter<br />

les bras et en renversant la tête, j'ai vu que les projecteurs tournoyaient dans l'aciérie. Mon<br />

corps valsait littéralement dans la poudre <strong>de</strong> métal. Mes jambes tremblotaient<br />

sporadiquement. Mes flancs ressentaient désormais la meurtrissure <strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> Frank.<br />

— Hé mon gars, ça va? s'est enquis l'arbitre en venant se camper face à moi.<br />

Je me suis rétabli et j'ai vu un filet <strong>de</strong> sueur scintiller sur mon nez:<br />

— Ce sont les blessures qui forgent les belles âmes, mon pote! il est où l'autre...?<br />

Dès que l'arbitre s'est écarté, Frank m'a chargé. Il s'était élancé avec <strong>une</strong> cruauté bleue dans le<br />

fond <strong>de</strong>s yeux et l'écume grisâtre qui craquelait ses lèvres lui donnait l'aspect d'un spectre<br />

hi<strong>de</strong>ux. Naturellement, j'ai paniqué, mais Di Scalzo ne m'a pas laissé le temps <strong>de</strong> chier dans<br />

mon froc, il s'est jeté sur ma carcasse, j'ai escamoté son assaut et je l'ai <strong>de</strong>scendu d'un crochet<br />

au menton. Bernie n'a rien trouvé à redire.<br />

*<br />

D'après les informations que Richie m'avait données en conduisant, la soirée avait lieu dans la<br />

villa d'un juge du côté <strong>de</strong> Brooklyn Heights. Il roulait paisiblement en remontant <strong>une</strong> avenue<br />

bordée d'ormes, la plupart <strong>de</strong>s moustiques qui traversaient les phares parvenaient à changer <strong>de</strong><br />

cap avant <strong>de</strong> se faire reprendre <strong>de</strong> plein fouet, mais il y en avait toujours quelques uns qui se<br />

croyaient plus malins que les autres et on les retrouvait éclatés sur le pare-brise, dans <strong>une</strong><br />

petite flaque <strong>de</strong> sang.<br />

Tout en rangeant la voiture contre le trottoir, Richie a écrasé sa cigarette dans le cendrier.<br />

— Je crois que c'est là, il a dit, au 93.<br />

J'ai visé un instant la petite plaque <strong>de</strong> faïence qui indiquait le numéro <strong>de</strong> la rue. J'ai laissé mes<br />

iris remonter le long du large perron qui dominait la chaussée. J'ai fixé les statuts <strong>de</strong> marbre,<br />

la porte, les arca<strong>de</strong>s, la lanterne éclairant le patio, mais je n'ai pas voulu sortir <strong>de</strong> la voiture.<br />

— Qu'est-ce que tu fous? Lola nous attend! m'a informé Richie en revenant sur ses pas et en<br />

ouvrant la portière <strong>de</strong> la Pontiac.<br />

Je me suis traîné hors du véhicule. J'ai jeté <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> aux environs:<br />

— T’es sûr que c’est là?<br />

—Juge Doyle. C'est écrit sur la boite aux lettres.<br />

Je l'ai vu se tourner vers la faça<strong>de</strong>, franchir la grille et commencer à gravir les marches du<br />

perron.<br />

— Hé attends! j'ai fait, j'ai oublié mes cigarettes à l'aciérie.<br />

— Tu prendras celles <strong>de</strong> Lola, il a retourné.<br />

— Ses trucs au menthol faut pas y compter!


Tortilla 11/10/2005<br />

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L'ombre <strong>de</strong> Richie s'est enrayée au milieu <strong>de</strong> l'escalier. Il a pivoté. Le visage éprouvé, il est<br />

re<strong>de</strong>scendu jusqu'à moi:<br />

— Bon sang Lenny, qu'est-ce qui va pas...?<br />

— Rien..., seulement je suis pas dans mon assiette, je sais pas, je suis énervé. C'est peut-être<br />

le coup que j'ai pris sur la tête, j'en sais rien.<br />

— Bah, ça va passer, il a soufflé en envoyant <strong>une</strong> main accomplir un arc <strong>de</strong> cercle dans<br />

l'atmosphère. Ce serait bien le diable si on ne dénichait pas <strong>une</strong> bonne bouteille <strong>de</strong> tequila<br />

dans ce genre ce baraque!<br />

J'ai laissé planer un silence, puis j'ai éclaté:<br />

— Mer<strong>de</strong> Richie! comment est-ce que tu peux me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> mettre la tête dans la gueule<br />

du loup?!!<br />

— C'est <strong>de</strong> ma faute à moi si Nell est en cheville avec un juge?<br />

— Je dis pas, seulement je suis pas à la noce dans ce genre d'endroits, je suis pas à la noce du<br />

tout!<br />

Le silence a fait frémir les branches <strong>de</strong>s ormes. Je l'ai regardée dans le blanc <strong>de</strong>s yeux et j'ai<br />

avalé les marches du perron comme un rien. À l'intérieur, chacun avait trouvé ses marques.<br />

Lola nous a sauté au cou avec un cocktail à la main. La robe qu'elle avait passé lui collait à la<br />

peau <strong>de</strong> manière impressionnante, et pendant qu'elle s'étirait pour embrasser Richie, j'ai<br />

louché machinalement sur sa fabuleuse chute <strong>de</strong> reins. Je me suis fait la réflexion qu'<strong>une</strong> fille<br />

<strong>de</strong> ce calibre tenait le mon<strong>de</strong> dans le creux <strong>de</strong> ses mains. Elle avait l'insouciance d'un ange aux<br />

ailes transluci<strong>de</strong>s, Lola. Elle avait glissé ses bras autour du cou <strong>de</strong> Richie et sa langue<br />

explorait sa gorge, sans retenue. Quand elle a eu fini, le sourire <strong>de</strong> Richie s'est élargi malgré<br />

lui:<br />

— Qu'est-ce qui se passe, c'est mon anniversaire?<br />

— Sois pas bête, j'avais juste envie <strong>de</strong> t'embrasser, elle a dit.<br />

Après, elle nous attrapés par le cou<strong>de</strong> et nous a embarqués vers le buffet. À proximité <strong>de</strong>s<br />

amuse-gueule, Belinda poursuivait la petite discussion qu'elle avait entamée avec Jack Delsey<br />

dans les bureaux <strong>de</strong> l'aciérie. Elle tenait Jerzy dans ses bras et Jack la ravitaillait en friandise.<br />

La chose semblait entendue. Un peu plus loin, <strong>de</strong>rrière le type qui pianotait un truc <strong>de</strong><br />

W.Dixon sur un Steinway, j'ai aperçu Vera en tenue <strong>de</strong> soirée. J'ai pensé que l'aube était<br />

quelque chose <strong>de</strong> prodigieux lorsqu'elle éclaboussait le mon<strong>de</strong> d'<strong>une</strong> giclée lumineuse.<br />

— Tu veux <strong>une</strong> longue-vue? m'a <strong>de</strong>mandé Richie en me servant un truc à base <strong>de</strong> tequila.<br />

— Quoi...?!?<br />

Il m'a tendu le verre:<br />

— Sois un peu plus discret nom <strong>de</strong> Dieu! Je te signale que Zin t'a pas lâché du regard <strong>de</strong>puis<br />

qu'on est rentrés. Tu vas finir par t’attirer <strong>de</strong>s ennuis!<br />

Le type à la cicatrice était tapi dans l'ombrage du auvent. J'ai regardé furtivement sur le<br />

balcon, puis je suis revenu sur Richie.<br />

— Qu'est-ce que tu racontes...? j'ai dit.<br />

— Nell n'apprécie pas qu'on marche sur ses plates ban<strong>de</strong>s! il m'a expliqué.<br />

J'ai bu mon verre d'un seul coup et je l'ai posé sur la table:<br />

— N’empêche que cette fille est d’<strong>une</strong> beauté irréelle.<br />

— Ouais, seulement c’est la petite protégée <strong>de</strong> Nell, alors tire un trait <strong>de</strong>ssus. Elle est aussi<br />

inaccessible que l’Himalaya en tong!<br />

J’ai haussé les épaules mais Richie ne l'entendait pas <strong>de</strong> cette oreille. Il m’a resservi <strong>une</strong><br />

tequila et me l’a glissée dans les mains.<br />

— Méfie-toi, il a insisté. Nell à les nerfs à fleur <strong>de</strong> peau quand il s’agit <strong>de</strong> Véra.<br />

— Hé, tu crois pas que t'en rajoutes un peu, non?<br />

— Absolument pas.<br />

— Mer<strong>de</strong>, ça t'est jamais arrivé <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r <strong>une</strong> fille?


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Je dis pas, j'ai pas les yeux dans mes poches. Seulement je pratique avec discrétion.<br />

— Ça, pour pas avoir les yeux dans tes poches, tu ne les as pas dans tes poches! est intervenue<br />

Lola en lui tirant sur le menton et en lui déposant <strong>une</strong> olive sur la langue. Je dirais même<br />

qu'ils sont partout sauf dans tes poches! Et <strong>de</strong> préférence sous les jupes <strong>de</strong>s filles, dans<br />

l'ombre <strong>de</strong> leurs petites culottes!<br />

En mâchant, Richie balançait la tête. Il a recraché le noyau en plein dans un bol <strong>de</strong><br />

mayonnaise.<br />

— De ce côté t'es blindé, t'en portes pas! il a raillé.<br />

— Je croyais que ça ne te dérangeait pas?!! elle a renvoyé sur un ton caustique.<br />

— J'ai jamais dis le contraire! il a poursuivi. Ce qui me dérange c'est <strong>de</strong> te voir dandiner<br />

comme <strong>une</strong> taupe dès que tu rentres dans un gymnase!!<br />

Les yeux <strong>de</strong> Lola ont viré <strong>de</strong> nuance, d'un gris clair presque transparent à un anthracite<br />

soutenu. Quand j'ai vu qu'ils tournaient comme ça les yeux <strong>de</strong> Lola, j'ai mis les voiles.<br />

— Bon..., je vais prendre l'air, j'ai dit.<br />

Lola n'a pas relevé.<br />

— Ouais, bah si j'aime remuer du panier dans <strong>une</strong> salle <strong>de</strong> boxe c'est mon affaire et c'est pas<br />

toi qui m'en empêchera!<br />

— Lola, tu fais chier! a averti Richie en jetant <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> sur le côté. Baisse d'un ton, tu<br />

veux!<br />

— Qu'est-ce qu'il y a? elle l'a nargué en prenant <strong>une</strong> posture aguichante, t'as honte <strong>de</strong> moi...?<br />

Il avait la moutar<strong>de</strong> qui lui montait au nez Richie.<br />

— Tu veux que je te dise, il a grincé, faudrait <strong>une</strong> lance d'incendie pour éteindre le feu qui te<br />

consume le cul!<br />

— Ah! tu peux parler! elle a fait. Tu crois que j'ai pas vu ton manège avec les thaïlandaises!<br />

Dès qu'il y en a <strong>une</strong> qui passe sous les fenêtres, t'es au balcon avec la trique d'un âne!<br />

Le visage <strong>de</strong> Richie s'est gelé comme flétri dans un bloc <strong>de</strong> plexiglas. Une sorte <strong>de</strong> givre lui<br />

avait ruché la peau du visage et bien longtemps après que Lola ait tourné les talons, il<br />

<strong>de</strong>meurait planté près du pot <strong>de</strong> mayonnaise. Il avait fallu que Lola gifle la porte pour qu'il<br />

s'élançât dans son sillage et l'a rejoignît sur le perron.<br />

Pour ma part, je m'étais retranché sur le balcon avec un cocktail à base <strong>de</strong> tequila. Ma bouche<br />

s'était fendue bêtement lorsque j'avais croisé Zin et sa cicatrice s’était distendue en retour. Ça<br />

m’avait presque fichu <strong>de</strong>s sueurs froi<strong>de</strong>s. Au bout d’un moment, il avait fini par retourner à<br />

l'intérieur, je m'étais accoudé à la balustra<strong>de</strong> et j’avais laissé le clair <strong>de</strong> l<strong>une</strong> me dégringoler<br />

sur les épaules. D'où j'étais, je pouvais voir les toits <strong>de</strong>s villas, les jardins, un bout <strong>de</strong> trottoir<br />

et à travers les feuillages, l'enfila<strong>de</strong> <strong>de</strong>s carrosseries lascives qui rutilaient dans le caniveau.<br />

D'<strong>une</strong> manière ou d'<strong>une</strong> autre, les belles choses avaient les pieds dans la gadoue.<br />

Au lointain, j'ai vaguement perçu la voix <strong>de</strong> Lola qui insultait Richie et criait à qui voulait<br />

l'entendre que ce répugnant cochon avait le gland en proie au péril ja<strong>une</strong>, que la simple vue<br />

d'un bol <strong>de</strong> riz lui fichait <strong>de</strong>s érections, et que fallait pas venir pleurer si un jour, à sa <strong>de</strong>scente<br />

d'avion en Thaïlan<strong>de</strong>, ses testicules explosent avant même que son pied ait touché le sol <strong>de</strong><br />

l'aéroport. Je n'ai pas entendu la suite parce que “The red rooster” <strong>de</strong> W.Dixon est venu me<br />

taquiner les tympans, mais au bout <strong>de</strong> la rue, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s arbres, j'ai discerné Richie qui<br />

suppliait Lola <strong>de</strong> se taire et <strong>de</strong> grimper dans la bagnole. J'ai bu <strong>une</strong> petite gorgée <strong>de</strong> tequila.<br />

Dans le salon, les climatiseurs marchaient à fond et brassaient un air provenant tout droit <strong>de</strong><br />

l'enfer. J'ai liquidé d'<strong>une</strong> traite ma tequila, j'ai reposé le verre sur le bord <strong>de</strong> la rambar<strong>de</strong> et je<br />

suis allé m'épauler dans l'encadrement <strong>de</strong> la porte-fenêtre. J'ai allumé le bout d'<strong>une</strong> cigarette.<br />

J'ai fait valser sous mon nez l'envoûtante alchimie qui sortait du briquet, elle s'est reflétée un<br />

instant dans l'encre <strong>de</strong> mes pupilles, s'est répandue là-<strong>de</strong>dans comme un oiseau aux ailes<br />

ja<strong>une</strong>s, mais j'ai mis <strong>une</strong> croix <strong>de</strong>ssus avant <strong>de</strong> chavirer dans l'<strong>une</strong> <strong>de</strong> ces zones déchirantes<br />

enfouies dans les tréfonds <strong>de</strong> mon âme. J'ai regardé le frétillement <strong>de</strong>s gens autour du punch,


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

les crânes dégarnis <strong>de</strong>s notables, le ballet <strong>de</strong>s serveurs <strong>de</strong>rrière le buffet, et lorsque mes iris<br />

sont venus se poser sur Vera, je n'ai rien fait pour les en dissua<strong>de</strong>r. Elle se tenait <strong>de</strong>bout les<br />

bras croisés sur la poitrine, soupirait et levait les yeux au plafond parce qu'en face d'elle, <strong>une</strong><br />

vieille rombière dotée d'<strong>une</strong> langue longue comme <strong>une</strong> liste <strong>de</strong> course lui cassait les oreilles.<br />

— Hi, hi, hi! se gaussait la vieille.<br />

— Oh! vous êtes tellement drôle! persiflait Vera.<br />

La plupart du temps, elle regardait ailleurs ou examinait ses ongles, mais systématiquement,<br />

l'autre lui harponnait la main et essayait <strong>de</strong> capter les molécules <strong>de</strong> carbone qui luisait au beau<br />

milieu <strong>de</strong> ses yeux. Elle agitait bêtement la tête et ses ri<strong>de</strong>s lui écaillaient le visage. J'ai encore<br />

expiré quelques halenées <strong>de</strong> tabac en l'envisageant <strong>une</strong> épaule appuyée contre le montant <strong>de</strong> la<br />

porte-fenêtre, puis je suis revenu sur Vera. J'ai envoyé ma cigarette sur le côté, elle a levé les<br />

yeux et son regard m'a carrément transpercé. Doux Jésus! ai-je songé, cette fille ne se rend pas<br />

compte <strong>de</strong>s pouvoirs qu'elle détient! J'aurais voulu faire traîner ce moment <strong>de</strong>s siècles, l'étirer<br />

au maximum le long <strong>de</strong>s entrepôts et <strong>de</strong>s golfes clairs, mais la vieille rombière était <strong>une</strong> sorte<br />

<strong>de</strong> démon aux ailes figées dans la glaise.<br />

— Dites-donc, vous m'écoutez? elle a trépigné en tirant le bras <strong>de</strong> Vera.<br />

— Je ne fais que ça, a assuré Vera, seulement dépêchez-vous parce que je dois me rendre à<br />

l’aéroport.<br />

— Non, vraiment...?<br />

— Croix <strong>de</strong> bois, croix <strong>de</strong> fer!<br />

La vieille a do<strong>de</strong>liné <strong>de</strong> la tête en laissant sa langue sommeiller dans le fond <strong>de</strong> sa gorge. J'ai<br />

tout <strong>de</strong> suite su que ça n'allait pas duré longtemps.<br />

— Un voyage d'affaire peut-être? elle a rembrayé.<br />

— En quelque sorte, a expliqué Vera, je vais livrer un bottin dans le Wisconsin.<br />

— Ah...?<br />

En écrasant le mégot, j'ai maudit cette vieille peau. Pendant que ma semelle s'acharnait sur la<br />

dalle, je priais pour qu'<strong>une</strong> pluie <strong>de</strong> grenouilles s'abatte sur ses os — les vieilles ont peur <strong>de</strong>s<br />

pluies <strong>de</strong> grenouilles —, j'invoquais le diable, je récitais <strong>de</strong>s incantations pour qu'un sortilège<br />

maléfique lui broie les viscères mais malgré tout ça, elle est restée agrippée au bras <strong>de</strong> Vera,<br />

la vieille. Du coup, j’ai fini mon carnage avec le bout <strong>de</strong> ma chaussure, puis je suis retourné<br />

sur le balcon où un serveur circulait avec un plateau <strong>de</strong> cocktails. J'ai raflé trois ou quatre<br />

verres, je les ai posés en file indienne sur le rebord <strong>de</strong> la balustra<strong>de</strong> et juste à ce moment là,<br />

Jerzy a sauté à la gorge <strong>de</strong> Jack Delsey.<br />

— Aie! PUTAIN, MAIS QU'EST QUI LUI PREND??!!! a braillé Jack en éjectant le goret à<br />

l'ai<strong>de</strong> <strong>de</strong> son bras plâtré.<br />

— Jésus Marie, douce Sainte Vierge! a simplement éructé Belinda.<br />

Jerzy est allé s'écraser dans les amuse-gueule. Madame Nell était vissée au parquet. Les traits<br />

<strong>de</strong> sa face s'étaient pétrifiés d'un seul coup, <strong>une</strong> expression effrayée lui avait convulsé le<br />

visage <strong>de</strong> l'intérieur et sa peau était presque <strong>de</strong>venue diaphane sous l'emprise <strong>de</strong> la peur.<br />

— Jerzy t'as démasqué!!? elle a glapi.<br />

Pendant que Jack essayait <strong>de</strong> se dépêtrer du cochon qui lui avait agrippé le bas du pantalon, le<br />

pianiste s'est arrêté et le bruit <strong>de</strong>s climatiseurs s'est mélangé aux grognements du goret. Tout<br />

le mon<strong>de</strong> restait interdit aux alentours.<br />

— MERDE, CE COCHON EST COMPLETEMENT LUNATIQUE! il a hurlé en essayant <strong>de</strong><br />

s'en débarrasser, IL SE LAISSE CARESSER, IL VIENT VOUS MANGER DANS LE<br />

CREUX DE LA MAIN, ET D'UN SEUL COUP, IL VOUS SAUTE A LA GORGE!!!<br />

MERDE! FAUT LE FAIRE PIQUER! FAUT L'EMMENER CHEZ LE VETERINAIRE, CE<br />

COCHON EST SCHIZOPHRENE...! AIDEZ-MOI NOM DE DIEU! VOUS NE VOYEZ PAS<br />

QUE J'AI UNE MINERVE??!!!<br />

— Jerzy sait exactement ce qu'il fait! a riposté Belinda pendant qu'<strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> serveurs


Tortilla 11/10/2005<br />

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tentaient <strong>de</strong> ceinturer l'infâme porcelet. Elle a fouillé dans son sac qui pendait le long <strong>de</strong> ses<br />

côtes et a ajouté:<br />

— Tu ne peux pas nous échapper!<br />

— BON SANG, MAIS CETTE FILLE EST CINGLEE! s'est épouvanté Jack. ELLE DIT<br />

DES TRUCS QUE JE NE COMPRENDS PAS, FAUT QUE QUELQU'UN FASSE<br />

QUELQUE CHOSE..., ET FLINGUEZ-MOI CET PUTAIN DE BESTIOLE! J'AI<br />

ATROCEMENT MAL AU COU, MERDE!!!<br />

— Faudrait un filet! a fait l'un <strong>de</strong>s serveurs.<br />

Quand Nell, alerté par le raffut a débarqué à l'autre bout du salon aux côtés du juge Doyle, il<br />

s'est d'abord gratté la nuque, le juge l'a regardé avec <strong>une</strong> lueur d'incompréhension dans le fond<br />

<strong>de</strong>s yeux et Eddie a haussé les sourcils spontanément.<br />

— Chérie, <strong>de</strong>s ennuis...? il a <strong>de</strong>mandé.<br />

— JERZY A DETECTE UN MARTIEN! elle a jubilé.<br />

Elle a bondi sur le dos <strong>de</strong> Jack et lui a planté dans le crâne la fourchette en argent qu'elle<br />

gardait toujours dans son sac. Le boxeur a poussé un hurlement du diable. Il s'est effondré sur<br />

le parquet, les bras en croix.<br />

À ce moment là, un long silence a traversé la pièce. Les visages <strong>de</strong>s serveurs se sont étiolés et<br />

Belinda a repris Jerzy dans ses bras. Elle le caressait en reprenant sa respiration, sa figure<br />

s'était inclinée sur le côté comme <strong>une</strong> embarcation éperonnée par la démence, ses yeux se<br />

perdaient dans le vi<strong>de</strong>.<br />

Ce fut le juge Doyle qui rompit l'engourdissement qui s'était abattu sur le salon. Il a claqué<br />

<strong>de</strong>s doigts, le pianiste a entamé “I'm singin'in the rain” et pendant qu'un mé<strong>de</strong>cin se portait au<br />

chevet <strong>de</strong> Jack, il a pivoté et son sourire s'est évasé<br />

— Ne vous affolez pas, il a dit. Ce genre d'inci<strong>de</strong>nt est essentiellement spectaculaire. C'est <strong>de</strong><br />

la poudre aux yeux, je vous assure..., tout va s'arranger, n'est-ce pas docteur?<br />

Le docteur a fabriqué <strong>une</strong> pyrami<strong>de</strong> avec ses phalanges et s'est mis à cogner légèrement sur le<br />

crâne du boxeur.<br />

— Ce gars a la tête en béton! il a répondu, j'ai jamais vu ça! Le cuir chevelu est à peine<br />

entamé..., c'est formidable!<br />

Quelques sourires tendineux ont fleuri sur les lèvres <strong>de</strong>s convives. Le juge s'est détendu et les<br />

gens ont commencé à se disperser. Les serveurs ont remis un peu d'ordre dans les amusegueule.<br />

Belinda berçait Jerzy à la manière d'<strong>une</strong> sirène qui se raccroche à <strong>une</strong> bouée <strong>de</strong><br />

sauvetage.<br />

— Zin fais venir <strong>une</strong> ambulance, a fait Eddie, je vais ramener Belinda.<br />

Zin a hoché la tête, suite <strong>de</strong> quoi il a disparu dans le vestibule.<br />

— Je suis vraiment désolé, a poursuivi Eddie en se tournant vers le juge. Je ne sais pas ce qui<br />

s'est passé.<br />

— Un petit moment d'égarement, a présumé le juge, ça peu arriver à tout le mon<strong>de</strong>, faut pas<br />

s'en faire.<br />

Un peu plus tard, peu après que Nell ait mis les bouts avec sa femme, <strong>de</strong>ux types <strong>de</strong> l'hôpital<br />

se sont ramenés avec un brancard et ils foutu Jack Delsey dans l'ambulance. J'observais ça<br />

<strong>de</strong>puis le balcon, Zin est grimpé à l'arrière du véhicule, les portières ont claqué, le gyrophare a<br />

épinglé le quartier et la brume qui sortait <strong>de</strong>s bouches d'égout a balayé tout ça.<br />

— Tu veux un bout <strong>de</strong> pizza? m'a <strong>de</strong>mandé Vera en s'engageant sur le balcon.<br />

Je me suis retourné. J'ai saisi la portion qu'elle me tendait:<br />

— La sangsue est rentrée se coucher?<br />

— Je l'ai enfermé à la cave, elle a expliqué. Elle s'est peut-être déjà fait dévorer par les rats...,<br />

à moins que ce soit le contraire!<br />

Elle s'était portée à mes côtés sur un coussin d'air. Peut-être que les mélanges m'avaient<br />

tourné la tête, qu'un avion chargé <strong>de</strong> cannabis s'était écrasé dans le coin, elle ne s'était rendue


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compte <strong>de</strong> rien mais j'aurais fiché mon billet que ses pieds avaient décollé du sol et que son<br />

corps avait flotté jusqu'à moi. Dans tous les cas, le truc m'avait <strong>de</strong>ssiné un tronçon <strong>de</strong> lumière<br />

qui s'étendait d'<strong>une</strong> oreille à l'autre et en croquant dans ma part <strong>de</strong> pizza, j'ai bien cru que je<br />

croquais dans un morceau d'é<strong>de</strong>n.<br />

Nous sommes restés un moment avec le ricanement <strong>de</strong>s bestioles en arrière-fond. Il y avait<br />

<strong>une</strong> couches <strong>de</strong> fromage phosphorescente sur la pizza, Vera s'est léchée le bout <strong>de</strong>s doigts puis<br />

elle a coincé <strong>une</strong> mèche <strong>de</strong>rrière son oreille:<br />

— Tu connais pas un endroit où on pourrait trouver un peu <strong>de</strong> fraîcheur...? Je meurs <strong>de</strong> chaud!<br />

Je me suis envoyé <strong>une</strong> ultime lampée d'alcool.<br />

— Si tu me laisse le volant, je veux bien te conduire au bout <strong>de</strong> la nuit, j'ai dit.<br />

*<br />

Ce soir là, je l'ai tout d'abord emmenée sur le docks parce que les vents qui venaient heurter<br />

les entrepôts frigorifiques, se dispersaient et colportaient le long <strong>de</strong>s quais <strong>de</strong>s escarbilles <strong>de</strong><br />

givre. Je roulais tout doucement, la bagnole glissait littéralement sur les pavés et la carrosserie<br />

déformait toutes les lumières palpitantes <strong>de</strong> part et d'autre <strong>de</strong>s appontements. La l<strong>une</strong> flottait<br />

dans le port, au milieu <strong>de</strong>s chaînes d'ancrage et <strong>de</strong>s balises. Les phares <strong>de</strong> la Jaguar éclairaient<br />

les rails métalliques enchâssés dans le sol et les grues se profilaient en ombres chinoises aux<br />

bouts <strong>de</strong>s plates-formes. Vera ne parlait pas. Elle avait basculé la tête en arrière et clignait <strong>de</strong>s<br />

paupières vers les cieux. Les longues mèches qu'elle laissait pendre dans le dos du siège<br />

étaient presque blanches.<br />

— Tu trouves pas que c'est <strong>une</strong> nuit merveilleuse pour faire <strong>une</strong> bala<strong>de</strong>? elle m'a <strong>de</strong>mandé en<br />

croisant les jambes <strong>de</strong> manière à ce que sa robe coulisse sur le haut <strong>de</strong> ses cuisses.<br />

— Doux Jésus..., je peux pas te dire à quel point je suis d'accord avec toi.<br />

Nous avons roulé comme ça jusqu'aux paquebots amarrés au bout <strong>de</strong>s docks, j'étais prêt à<br />

conduire <strong>de</strong>s siècles, tant que le moteur <strong>de</strong> la Jaguar miaulerait sous le capot, aussi longtemps<br />

que ses cuisses continueraient à scintiller dans les lueurs du port.<br />

— Tu vois, c'est <strong>de</strong> ce côté <strong>de</strong>s docks que Tortilla vient courir, j'ai fait.<br />

Elle a redressé la tête et ses boucles d'oreilles se sont balancées comme un chapelet d'écailles<br />

suspendus dans le vi<strong>de</strong>:<br />

— Il n’a pas trouvé un autre endroit?<br />

— On vient là <strong>de</strong>puis qu'on est tout petit, tu sais.<br />

Tandis que les quais s'effaçaient dans le rétroviseur, elle a souri en plaçant un bras sur le<br />

dossier du siège et j'ai senti le poids <strong>de</strong> son poignet sur mon omoplate. La bagnole a enfilé <strong>une</strong><br />

pléia<strong>de</strong> d'artères au ralenti, la langueur <strong>de</strong> la ville nous a enduit d'un parfum silencieux et nous<br />

avons dévalé Houston Street avec les cheveux légèrement empoisonnés par le vent. La Jaguar<br />

mettait en charpie les bouffées <strong>de</strong> vapeur stagnantes au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s plaques d'égout, les<br />

émanations <strong>de</strong> gaz d'échappement flottaient dans l'air, j'ai mis un cou<strong>de</strong> à proximité du loquet<br />

d'ouverture, mes doigts ont pianoté le volant un instant et j'ai dirigé la Jaguar vers les bas-fond<br />

du Lower.<br />

Elle avait un voile d'insouciance posé sur le visage Vera, elle regardait autour d'elle en<br />

bricolant <strong>de</strong>s torsa<strong>de</strong>s avec ses cheveux, elle a décroisé les jambes, et malgré le faible flux<br />

toussotant <strong>de</strong>s réverbères, j'avais l'impression qu'<strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> clarté divine l'enluminait. Je l'ai<br />

emmenée presque instinctivement du côté du terrain <strong>de</strong> basket parce que je savais que là-bas<br />

la l<strong>une</strong> venait s'assommer contre les panneaux et choir dans <strong>une</strong> mare d'huile <strong>de</strong> vidange, mais<br />

ce soir là, lorsque la Jaguar est passée <strong>de</strong>vant le grillage, il n’y avait rien <strong>de</strong> tout ça. J'ai juste<br />

aperçu <strong>une</strong> <strong>de</strong>s gamins qui s'enfuyaient par <strong>une</strong> ouverture dans la clôture et <strong>de</strong>ux flics qui<br />

agitaient leur matraque en les avertissant que la prochaine fois qu'ils les prendraient à faire du<br />

raffut avec un ballon <strong>de</strong> basket, ils les enverraient au poste, qu'il y avait <strong>de</strong> braves gens qui


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dormaient à côté et que fallait être <strong>de</strong> sales petits vauriens pour traîner dans les rues à <strong>une</strong><br />

heure pareille.<br />

C'est idiot, mais cette anecdote m'a retourné l'estomac, peu à peu, <strong>une</strong> douce amertume s'est<br />

emparée <strong>de</strong> moi et c’est seulement en longeant un stock <strong>de</strong> jerrycans auxquels les clochards<br />

avaient mis le feu que mon regard s’est ravivé.<br />

— Bon Dieu, t'as vu ça...?! j'ai piaffé. Ça a quelque chose d’attirant, tu trouves pas...?<br />

Elle a enlevé son bras du dossier pour se rattacher les cheveux:<br />

— Ça a l'air <strong>de</strong> te fasciner, on dirait.<br />

— J’ai été condamné trente et <strong>une</strong> fois pour incendie volontaire, j'ai dit.<br />

Elle a souri en ramassant un élastique dans le fond <strong>de</strong> son sac, et pendant qu'elle rassemblait<br />

ses cheveux dans sa nuque et les nouait, j'ai passé la quatrième et un petit vent tiè<strong>de</strong> s'est<br />

engouffré dans la caisse. Ça m’a légèrement rafraîchi les idées. Un peu plus loin, nous<br />

sommes passés <strong>de</strong>vant le poste <strong>de</strong> police dont l’officine, à peine éclairée, avait les allures d’un<br />

sex-shop, nous avons aperçu quelques clochards dans le renfoncement d’un bâtiment, <strong>une</strong><br />

pute belle comme un champ <strong>de</strong> coquelicots, et tout au bout <strong>de</strong> la rue, un type avec <strong>une</strong><br />

chemise à fleurs et <strong>de</strong>s cheveux longs annonçait la venue du ré<strong>de</strong>mpteur pour la fin <strong>de</strong> la<br />

semaine ou le début <strong>de</strong> l'autre à tout casser.<br />

— T'as grandi dans ce quartier? m'a <strong>de</strong>mandé Vera en allumant <strong>une</strong> cigarette.<br />

— En plein cœur! j'ai fait.<br />

Elle m'a glissé <strong>une</strong> Philip Morris entre les lèvres et en embrasant le bout d'<strong>une</strong> autre cigarette,<br />

elle a ajouté:<br />

— Je n'ai jamais fait <strong>de</strong> plus belle odyssée. Tu dois trouver ça bête, mais j'avais jamais vu<br />

New-York sous cet angle, ça a quelque chose <strong>de</strong> déchirant.<br />

Je tenais le volant <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux mains. J'avais coincé la cigarette au bout <strong>de</strong>s ongles.<br />

— La saleté est pathétique, j'ai dit, c'est comme ça. Tortilla a écrit <strong>de</strong>s carnets entiers sur ce<br />

genre <strong>de</strong> truc:<br />

“Tu n'est jamais saoul, Jack<br />

Tu bois peut-être un peu<br />

Pour amuser ton chien<br />

Que t'appelles puce à sac<br />

Parce que l'alcool te tient.<br />

Chaque soir la tête gonflée<br />

Rouge comme <strong>une</strong> tomate<br />

Tu cries en mélangeant les mots<br />

Non, Jack, t'es pas curé<br />

T'es juste un peu poivrot...”<br />

À l’angle d’<strong>une</strong> rue, <strong>une</strong> bouche d'incendie laissait s'échapper un filet d'eau, ça faisait <strong>de</strong>s<br />

remous, l'ondée ruisselait le long du caniveau et on aurait dit que <strong>de</strong>s petites cuillères en inox<br />

vrillaient à la surface, entre les papiers gras et les rêves déchus <strong>de</strong>s vieillards. La bagnole a<br />

abandonné dans son sillage un rouleau <strong>de</strong> gaz carbonique, plusieurs clochards ont suivi<br />

l’engin du regard et au bout d'un moment, le nuage d'échappement a fini par venir s'effilocher<br />

sur leurs barbes argentées.<br />

— Tu ne veux pas me parler un peu <strong>de</strong> toi? j'ai fait.<br />

— Il n’y a pas grand chose à dire, qu’elle a lâché en haussant négligemment les épaules.<br />

J'habitais un petit village dans l'Arizona, mes parents étaient pauvres, mon père m’enfermait<br />

<strong>de</strong>s heures entières dans ma chambre et je m'ennuyais à mourir, je passais mes journées à<br />

regar<strong>de</strong>r l'horizon. Le jour <strong>de</strong> mes quatorze ans, j’ai réussi à m’enfuir.<br />

Je l'ai regardée un instant dans le clair-obscur <strong>de</strong> la ville, elle ne bougeait pas, sa face était


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dirigée vers le capot et ses yeux se perdaient dans le faisceaux <strong>de</strong>s phares balayant la<br />

chaussée, <strong>une</strong> mèche <strong>de</strong> cheveux lui traversaient le visage, quelques autres étaient parvenues à<br />

échapper à l'emprise <strong>de</strong> l'élastique et ondulaient le long <strong>de</strong> ses joues à la manière <strong>de</strong> petits<br />

serpentins en aluminium.<br />

— Tu ne les as jamais revus? j'ai <strong>de</strong>mandé en jetant un coup d'œil sur la route.<br />

— Non, je crois qu’ils ne m’ont jamais cherché.<br />

— Mer<strong>de</strong>...<br />

— Ensuite, j’ai vécu six ans à Chicago. J'ai rencontré <strong>une</strong> vieille religieuse qui m’hébergeait<br />

<strong>de</strong> temps en temps, elle s'appelait Pauline. Dans l'après-midi, elle m'enseignait la théologie,<br />

l'anglais ou la philosophie et le soir j'allais faire ses courses. Jusqu'au jour où le Seigneur l'a<br />

rappelée auprès <strong>de</strong> lui. Un mois plus tard, je débarquais à New-York.<br />

Je me suis passé <strong>une</strong> main dans la nuque:<br />

— Comment tu t’en ai sorti?<br />

— J'ai trouvé <strong>une</strong> place <strong>de</strong> serveuse dans un club sur Broadway.<br />

— Quoi...!? La petite protégée <strong>de</strong> Nell a été serveuse?<br />

— Qu'est-ce que tu crois, j’ai appris à me débrouiller seule. En fin <strong>de</strong> soirée, je passais entre<br />

les tables en fredonnant <strong>de</strong>s vieux standards <strong>de</strong> jazz.<br />

— Mince, voilà un truc qui en jette! j'ai fait en perdant momentanément le contrôle du<br />

véhicule.<br />

— Faut pas croire ça, elle a dit, les pourboires suffisent à peine à payer le loyer.<br />

J'ai rétabli la voiture au milieu <strong>de</strong> la voie, <strong>une</strong> poignée <strong>de</strong> chats reluquaient le manège <strong>de</strong>puis<br />

les gouttières.<br />

— Hé, tu connais “One more kiss <strong>de</strong>ar?” ai-je lancé tandis qu'<strong>une</strong> gerbe extravagante<br />

explosait au milieu <strong>de</strong> mes pupilles.<br />

— Ça se pourrait, elle m'a taquiné.<br />

J’ai écrasé ma cigarette dans le cendrier parce que j'étais carrément excité par cette affaire et<br />

mes iris ont ripé sur l'onctuosité <strong>de</strong> ses cuisses. Immédiatement, j'ai feint le type qui en avait<br />

vu d'autres, j'ai relevé la tête et j’ai pris un air détaché. Elle m'a laissé dans l'expectative en<br />

finissant sa cigarette, puis tout en m'envisageant malicieusement, s'est attaquée aux premiers<br />

couplets <strong>de</strong> la chanson. Quoique légèrement éraillée, sa voix était harmonieuse et se<br />

mélangeait parfaitement aux lambeaux <strong>de</strong> vent qui traversaient le quartier.<br />

À partir <strong>de</strong> cet instant, la nuit est passée comme le bout d'<strong>une</strong> allumette sur un grattoir <strong>de</strong><br />

diamants: flamboyante et sulfureuse. Je l'ai emmenée sur Brooklyn Bridge, nous avons dansé<br />

avec d'un côté les lumières <strong>de</strong> la ville et <strong>de</strong> l'autre les eaux grises <strong>de</strong> l’océan, Harold nous<br />

lorgnait tout en accordant sa guitare et Tortilla se délassait sur les poutrelles du pont et se<br />

laissait butiner par l'ivresse <strong>de</strong>s vents. Il avait remué la tête lorsqu'il nous avait vu, nous avait<br />

souri un instant, mais le tiraillement <strong>de</strong> la l<strong>une</strong> empêtrée dans les câbles porteurs <strong>de</strong> l'édifice<br />

accaparait toute son attention. À sa décharge, il faut dire que le truc était <strong>de</strong> toute beauté, on<br />

aurait dit <strong>une</strong> méduse luminescente, gonflée à bloc et prisonnière d’<strong>une</strong> nasse en acier.<br />

Vera s’était laissée faire avec <strong>une</strong> insouciance qui me déstabilisait. J'avais passé un bras<br />

autour <strong>de</strong> sa taille, saisi sa main, et tandis que le mon<strong>de</strong> tournait autour <strong>de</strong> nous, j’ai éprouvé<br />

<strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> bien-être in<strong>de</strong>scriptible, mer<strong>de</strong>, après tout, je m'en sortais pas trop mal, la paume<br />

bien soudée dans le creux <strong>de</strong> ses reins, j’avais <strong>de</strong> quoi y croire, et je me sentais capable <strong>de</strong><br />

tenir jusqu’au petit matin, aussi longtemps les lumières du pont scintilleraient sur ses épaules.<br />

De toutes façons, Stan, Alexandra et Antonio sont apparus en filigrane quelques instants plus<br />

tard. Ils marchaient d’un pas lourd et Antonio tenait <strong>une</strong> grosse pince à bout <strong>de</strong> bras. Tortilla a<br />

soulevé <strong>une</strong> paupière:<br />

— Qu’est-ce que vous fabriquez avec ce truc...??!<br />

— Je sais où les huissiers ont entreposé la bagnole <strong>de</strong> Bernie, a expliqué Antonio. Si <strong>une</strong><br />

petite virée dans le Queens vous tente...


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Sur le chemin, nous sommes passés prendre Charlie. Il nous a rejoint par le balcon et nous<br />

avons filé dans le Queens.<br />

L’entrepôt <strong>de</strong> gardiennage était entouré d’un grillage et balayé par un gros projecteur. Il a<br />

fallu détourner l’attention du veilleur <strong>de</strong> nuit, mais dans la mesure où Alexandra portait <strong>une</strong><br />

jupe qui lui couvrait à peine le haut <strong>de</strong>s cuisses, ça n’a pas été très compliqué, elle l’a aguiché<br />

en tortillant du cul, et pendant qu’il salivait, Antonio se glissait dans son dos et l’assommait.<br />

Au retour, nous avons klaxonné sous les volets <strong>de</strong> Bernie. Le glacier est apparu à la fenêtre<br />

avec ses cheveux gris en bataille, <strong>une</strong> traînée <strong>de</strong> poudre a brillé dans ses yeux:<br />

— Mer<strong>de</strong>, c’est ma bagnole...??!<br />

— Non, c’est un hologramme! a dit Stan. Dépêche-toi <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre, le phénomène peut<br />

s’estomper d’<strong>une</strong> secon<strong>de</strong> à l’autre!<br />

Nous avons immédiatement remis les gaz en direction <strong>de</strong> la baraque d’Henri, Stan l’a aidé à<br />

remplir le coffre <strong>de</strong> bouteilles <strong>de</strong> rhum, Bernie a déboîté dans un grincement <strong>de</strong> pneu et tout<br />

s’est terminé du côté <strong>de</strong> la vieille casse, dans le scintillement <strong>de</strong>s carlingue et les o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong><br />

gas-oil.<br />

Vera suivait les événements avec délassement. Nous nous sommes installés sur la banquette<br />

défoncée d’<strong>une</strong> Oldsmobile qui trônait au sommet d’un agrégat <strong>de</strong> tôles et bagnoles<br />

déglinguées, les autres nous ont rejoint avec les bouteilles, nous avons bu un verre et un peu<br />

plus tard, attirés par les escarbilles légères voletant en spirale au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s véhicules<br />

sinistrés, nous avons marché à l’autre bout <strong>de</strong> la casse où <strong>une</strong> équipe <strong>de</strong> ferrailleurs<br />

découpaient <strong>de</strong>s portières au chalumeau. Le petit manège a ravi tout le mon<strong>de</strong>. Il y avait <strong>de</strong>s<br />

poussières incan<strong>de</strong>scentes qui voltigeaient dans les airs et les flammes jaillissant <strong>de</strong>s brûleurs<br />

avaient toutes <strong>de</strong>s teintes chatoyantes, avec <strong>une</strong> zone violacée et un panache <strong>de</strong> couleur<br />

rougeâtre autour. Les ouvriers se protégeaient <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s masques <strong>de</strong> soudure et leurs<br />

muscles luisaient dans la pénombre, ils ne ménageaient pas leur peine, on aurait dit <strong>de</strong>s<br />

gladiateurs enduits <strong>de</strong> graisse en train <strong>de</strong> livrer un combat contre <strong>de</strong>s mutants aux carapaces<br />

d’acier.<br />

Après plusieurs heures à suivre cet affrontement épique, la fatigue s’est propagée dans les<br />

rangs, se mélangeant aux senteurs d’oxygène et d’acétylène qui s’échappaient <strong>de</strong>s bouteilles<br />

<strong>de</strong> gaz, nous avons vidé nos verres et tout en remontant les allées bordées <strong>de</strong> voitures<br />

déglinguées, Vera m’a donnée la main et ce geste m’a littéralement laminé les intestins. J’ai<br />

fait celui qui n’avait rien remarqué, mais en retrouvant nos places à l’arrière <strong>de</strong> la vieille<br />

Oldsmobile, elle a posé sa tête sur mon épaule et j’ai su que cette fille détenait <strong>de</strong>s pouvoirs<br />

magiques, parce que la bagnole s’est élevée doucement dans les airs, elle a fait un tour sur<br />

elle-même et s’est reposée délicatement sur son emplacement dans un léger grincement<br />

d’amortisseurs.<br />

Selon toute apparence, personne ne s’était rendu compte <strong>de</strong> rien. Stan était occupé à glisser<br />

<strong>une</strong> main entre les cuisses d’Alexandra, Tortilla s’était étendu sur le toit d’<strong>une</strong> Wolksvagen,<br />

Harold pianotait un truc sur le piano désaccordé qui pourrissait dans un coin et les autres<br />

avaient vissé leurs ossatures dans <strong>de</strong>s chambres à air. Quant à Vera, elle s’était endormie au<br />

moment même où sa tête avait basculé sur moi. Elle avait un voile éperdu posé sur le visage et<br />

l’alcool lui avait creusé <strong>de</strong> merveilleuses cernes sous les yeux. Je l’ai contemplée le restant <strong>de</strong><br />

la nuit. De longs filets nuageux se dilacéraient au lointain, il n’y avait guère qu’<strong>une</strong> poignée<br />

<strong>de</strong> grillons mâchant <strong>de</strong>s chewing-gum sous le châssis <strong>de</strong>s automobiles pour empoisonner le<br />

silence.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

- 20 -<br />

Excepté Tortilla qui <strong>de</strong>vait traîner du côté <strong>de</strong> Brooklyn Bridge avec un recueil <strong>de</strong> poésie dans<br />

les mains, et Henri, parti travailler au Docks, tout le mon<strong>de</strong> dormait lorsque Vera s’est<br />

réveillée. Elle a frétillé <strong>de</strong>s paupières dans les premiers frémissements <strong>de</strong> l’aurore et après un<br />

petit moment à m’envisager, elle a attrapé son sac et est <strong>de</strong>scendue <strong>de</strong> la vieille Oldsmobile.<br />

Je n’ai rien entendu, la casse était plongée dans <strong>une</strong> semi-obscurité, un liseré <strong>de</strong> clarté se<br />

propageait sur la cime <strong>de</strong>s bagnoles et la grue <strong>de</strong>stinée à les déplacer vers le pilon se détachait<br />

en filigrane au bout <strong>de</strong> l’allée principale. Vera avait jeté un œil sur tout ça en enfilant ses<br />

chaussures, son regard s’était d’abord porté sur les torsa<strong>de</strong>s <strong>de</strong> poussières s’élevant d’entre les<br />

carlingues puis avait fini au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s câbles télégraphiques, dans les lueurs naissantes. Par la<br />

suite, elle s’était placée <strong>de</strong>rrière le volant <strong>de</strong> la Jaguar, avait incliné le rétroviseur, s’était<br />

rattachée les cheveux et avait fichu le camp. Le bruit du moteur avait juste eu le temps <strong>de</strong> me<br />

tirer du sommeil avant <strong>de</strong> se dissoudre dans le grésillement <strong>de</strong>s enseignes et les envolées <strong>de</strong><br />

piaffes à la sortie <strong>de</strong> la casse.<br />

Du côté <strong>de</strong> Lincoln Square, l’aube avait grignoté du terrain. Elle lançait quelques pics rasants<br />

à hauteur <strong>de</strong>s bouches d’incendie et embrochait les foulards <strong>de</strong> vapeur affleurant <strong>de</strong>s égouts.<br />

Une vague o<strong>de</strong>ur d’orage naviguait entre les bouffées <strong>de</strong> chaleur et les relents <strong>de</strong> gaz


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

d’échappement, et la Merce<strong>de</strong>s avec laquelle Dino était venu me prendre <strong>de</strong>vant le<br />

Metropolitan Museum était garée en bas <strong>de</strong> l’immeuble <strong>de</strong> Vera. À son bord, vautrée sur la<br />

banquette arrière, la sœur d’Eddie était en train <strong>de</strong> s’envoyer <strong>une</strong> ligne <strong>de</strong> cocaïne, ses narines<br />

suintaient, ses yeux brillaient légèrement, mais dans l’ensemble le truc avait l’air <strong>de</strong> lui mettre<br />

les nerfs à fleur <strong>de</strong> peau. Un teint d’<strong>une</strong> maigreur et d’<strong>une</strong> pâleur inouïe lui creusait le visage,<br />

elle tremblotait et sa chevelure lui collait aux tempes.<br />

En haut, dans l’appartement, régnait un silence d’outre-tombe. La clarté <strong>de</strong> la rue se prenait<br />

les ailes dans les stores vénitiens et le ventilateur du salon tournait au ralenti. Il y avait juste le<br />

crissement <strong>de</strong> la lame <strong>de</strong> rasoir sur la peau <strong>de</strong> Nell et les zézaiements <strong>de</strong> l’appareil à<br />

moustiques. Il faisait <strong>une</strong> chaleur caniculaire. Bumpy, le gar<strong>de</strong> du corps chargé <strong>de</strong> raser Nell<br />

avait le visage sillonné <strong>de</strong> perles <strong>de</strong> sueur. De temps en temps, il jetait un regard angoissé en<br />

direction <strong>de</strong> Zin ou <strong>de</strong> l’autre gar<strong>de</strong> du corps épaulé au mur <strong>de</strong> soutien, puis revenait sur la<br />

lame, l’essuyant lentement sur un torchon enroulé autour <strong>de</strong> son avant-bras. Il procédait avec<br />

<strong>une</strong> minutie extrême, à intervalle régulier, il l’aiguisait sur un morceau <strong>de</strong> cuir, examinait le<br />

tranchant, l’appliquait sur le visage enduit <strong>de</strong> mousse mentholée et accomplissait d’un<br />

mouvement net, <strong>une</strong> petite rotation du poignet. Le truc avait l’air au point. Bumpy transpirait<br />

comme un ouvrier <strong>de</strong>s haut-fourneaux, l’appréhension lui soudait la mâchoire mais il s’en<br />

tirait plutôt bien. En fait, tout a dérapé au moment où il a failli trancher la gorge <strong>de</strong> Nell.<br />

— MERDE, ESPECE DE PETIT ENCULE DE RITALE! a fulminé Eddie en se raidissant sur<br />

son siège.<br />

Le gar<strong>de</strong> du corps a blêmi d’<strong>une</strong> traite:<br />

— Excuse-moi Eddie, la lame a ripé. T’as senti...???<br />

— Si j’ai senti...???!! Mais putain, tu te fous <strong>de</strong> ma gueule, pour un peu tu m'égorgeais!!!<br />

— Je suis désolé Eddie..., la lame a ripé, c’est pas <strong>de</strong> ma faute, je t’assure..., la lame a tout<br />

bêtement ripé?!?<br />

Un ange aux ailes ar<strong>de</strong>ntes a traversé la pièce. Nell s’est levé en un mouvement lent. Il est<br />

venu se placer face à l’armoire à glace, la tête légèrement inclinée en arrière.<br />

— Qu’est-ce que tu me chantes? il a susurré d’<strong>une</strong> voix presque incolore, tu veux jouer au<br />

plus malin avec moi, c’est ça...?<br />

Le gar<strong>de</strong> du corps a récusé un borborygme nerveux. Un filet <strong>de</strong> suée lui couvrait la figure et<br />

ses paupières battaient comme les volets d’un bungalow en pleine tempête. Le bookmaker ne<br />

lui a pas laissé le temps d’embrayer. Il a détourné le regard en tendant <strong>une</strong> main à<br />

l’horizontale:<br />

— Donne-moi ça, il a ordonné calmement en parlant du rasoir.<br />

— Mer<strong>de</strong> Eddie, qu’est-ce que tu vas faire...??? a balbutié Bumpy.<br />

— DONNE-MOI CE RASOIR, JE TE DIS!<br />

Zin suivait le déroulement <strong>de</strong>s opérations l'ossature vissée dans la sofa, il sirotait un verre <strong>de</strong><br />

cognac. Bumpy lui a lancé <strong>une</strong> longue œilla<strong>de</strong> avant <strong>de</strong> s'exécuter, la face opalescente et le<br />

geste hésitant.<br />

— Bon Dieu Eddie, déconne pas avec ce truc, il a supplié d'<strong>une</strong> voix distordue par le désarroi.<br />

Quand Nell a senti le poids du manche dans le creux <strong>de</strong> sa main, il a souri <strong>de</strong> manière<br />

satanique. Son regard est revenu s'arrimer à celui <strong>de</strong> Bumpy et le globe oculaire qui saillait <strong>de</strong><br />

son orbite s'est serti d'un éclat <strong>de</strong> nacre.<br />

— Combien fois je t'ai dit qu'<strong>une</strong> lame <strong>de</strong> rasoir ça se maniait avec précaution? a t-il stridulé<br />

aux oreilles du gar<strong>de</strong> du corps, faisant osciller, d’<strong>une</strong> contorsion <strong>de</strong> poignet synchrone,<br />

l’instrument tranchant <strong>de</strong>vant son visage.<br />

Bumpy ne savait pas quoi répondre. Ses iris suivaient la trajectoire <strong>de</strong> la lame. Un diadème a<br />

scintillé sur l’arête <strong>de</strong> son nez et sa glotte s'est mise tressaillir.<br />

— Bon sang, qu'est-ce que tu veux que je te dise, il a pleurniché, mer<strong>de</strong>, la lame a ripé, arrête<br />

tes conneries, pose ce truc, je t'en supplie Eddie, pose ce truc.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Te fous pas <strong>de</strong> ma gueule! a riposté le bookmaker. La lame n’a pas ripé toute seule quand<br />

même, tu cherches à me mettre hors <strong>de</strong> moi ou quoi?!!<br />

— Ma, perchè t’annervi...??<br />

Nell a manqué <strong>de</strong> s’étrangler:<br />

— POURQUOI JE M’ENERVE...!?! TU ME DEMANDE POURQUOI JE M’ENERVE!!? il<br />

s’est emporté, brandissant le rasoir <strong>de</strong> manière fiévreuse. MAIS PARCE QUE T’AS FAILLI<br />

ME TRANCHER LES JUGULAIRES, ESPECE D’ENCULE! VOILÀ POURQUOI JE<br />

M’ENERVE!!! TA PUTAIN DE MALADRESSE À BIEN FAILLI ME TRANCHER LES<br />

JUGULAIRES!!!<br />

— Mer<strong>de</strong>, la lame a simplement ripé...<br />

— ARRETE IMMEDIATEMENT AVEC ÇA T’AS COMPRIS!!! JE VEUX PLUS<br />

T’ENTENDRE! JE NE SUIS PAS D’HUMEUR À ECOUTER TES SALADES!!!<br />

Nell était sorti <strong>de</strong> ses gonds <strong>de</strong> manière impressionnante. Il avait acculé la charpente <strong>de</strong><br />

Bumpy contre le store vénitien, plusieurs lamelles avaient pivoté et la lumière <strong>de</strong> la rue<br />

mélangée aux premières lueurs <strong>de</strong> l’aube lui striait la figure. Une douce o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> menthol<br />

tournoyait dans la pièce sous l’effet du ventilateur. Il y avait aussi le parfum <strong>de</strong> la peur et<br />

quelques effluves <strong>de</strong> bile parce que le bookmaker était à cran. La longue nuit d’attente qu’il<br />

venait <strong>de</strong> passer lui avait chauffé le cerveau à blanc, ses terminaisons nerveuses étaient<br />

comme <strong>de</strong>s petits détonateurs reliés entre eux et Bumpy était en quelque sorte l’étincelle qui<br />

avait mis le feu aux poudres. Et il n’en menait pas large. Le rasoir miroitait ostensiblement à<br />

<strong>de</strong>ux millimètres <strong>de</strong> son faciès, ses yeux étaient grands ouvert et l’éclairage s’infiltrant par les<br />

interstices du store venait ricocher sur la lame et métallisait ses pupilles d’un alliage d’effroi<br />

et <strong>de</strong> cuivre pur. De fait, le gar<strong>de</strong> du corps était au bord <strong>de</strong> la syncope. Il a dégluti <strong>une</strong> gorgée<br />

d’uranium et sa voix a mué en un filet presque inaudible:<br />

— Je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pardon, il a glapi. Je suis vraiment désolé...<br />

— Putain, t’as quelque chose qui ne tourne pas rond ou quoi?! a vociféré Nell en abaissant le<br />

rasoir.<br />

Bumpy a asticoté le nœud <strong>de</strong> sa cravate et ses paupières se sont remis à ciller normalement:<br />

— Je ne sais pas..., excuse-moi Eddie. Je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pardon..., c’est la lame qui a ripé, tu<br />

comprends?<br />

— QUOI...?! QU’EST-CE QUE T’AS DIT?!!! REPETE UN PEU CE QUE T’AS DIT POUR<br />

VOIR! a éructé Nell en lui agrippant le revers <strong>de</strong> la veste, tandis que la main lestée <strong>de</strong> la lame<br />

revenait flotter au niveau <strong>de</strong> son arca<strong>de</strong> jugale.<br />

— J’ai rien dit, s’est empressé <strong>de</strong> répondre Bumpy, j’ai rien dit, je voulais juste que tu saches<br />

que je suis vraiment désolé, je t’assure, excuse-moi, pardon... Pardon Eddie.<br />

Le bookmaker était visiblement en train <strong>de</strong> s’interroger sur la suite à donner aux événements<br />

et il s’en est fallu <strong>de</strong> peu qu’il ne tailla<strong>de</strong> le visage <strong>de</strong> son gar<strong>de</strong> du corps. La nervosité<br />

ambiante avait chargé la pièce <strong>de</strong> particules électrisantes et sans l’intervention <strong>de</strong> Zin, autant<br />

dire que Bumpy aurait passé un mauvais quart d’heure. Autant dire que ses affaires auraient<br />

pris <strong>une</strong> sale tournure, parce que Nell était d’<strong>une</strong> humeur massacrante, qu’il avait relevé ses<br />

manches <strong>de</strong> chemise et tenait le rasoir avec tant <strong>de</strong> rancœur contenue que son avant-bras était<br />

parcouru <strong>de</strong> ramifications tendineuses gonflées à bloc. Zin est donc venu se porter à sa<br />

hauteur.<br />

— Te met pas dans cet état, qu’il a dit, il fait presque jour, elle ne <strong>de</strong>vrait plus tar<strong>de</strong>r<br />

maintenant.<br />

La lame <strong>de</strong> rasoir est re<strong>de</strong>scendue doucement en traçant un arc <strong>de</strong> cercle silencieux dans les<br />

airs et le bookmaker a <strong>de</strong>sserré les <strong>de</strong>nts. Il a regardé furtivement Zin, est revenu sur les traits<br />

craintifs <strong>de</strong> Bumpy et tout en ruminant sa ranc<strong>une</strong>, a relâché, puis s’est appliqué a défroisser<br />

le revers <strong>de</strong> sa veste.<br />

— T’avise jamais <strong>de</strong> me refaire un coup pareil, il l’a prévenu en le menaçant du doigt, t’as


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

compris, recommence plus jamais ça...<br />

Bumpy a baissé les yeux en signe <strong>de</strong> soumission, et en contemplant le bout <strong>de</strong> ses chaussures,<br />

il s’est alloué <strong>une</strong> voix mièvre:<br />

— Excuse-moi, Eddie, je ne sais pas ce qui m’a pris...<br />

Lorsqu’il a senti que Nell retournait à sa place, il a relevé le menton en direction <strong>de</strong> Zin et un<br />

soupir <strong>de</strong> soulagement lui a décrispé le visage. Ses bras se sont écartés <strong>de</strong> ses flancs et ses<br />

mains ont gesticulé à mi-hauteur:<br />

— Mer<strong>de</strong>, on peut dire que je l’ai échappé belle, il a ricané fébrilement, pour un peu j’y<br />

passais, hé, hé, je l’ai bien senti, il s’en est fallu d’un rien... Et tout à cause d’<strong>une</strong> putain <strong>de</strong><br />

lame qui a ripé..., mer<strong>de</strong>, à quoi ça tient!<br />

Le gar<strong>de</strong> du corps n’eut pas le temps <strong>de</strong> dire un mot <strong>de</strong> plus. Nell lui tomba <strong>de</strong>ssus avec les<br />

yeux injectés <strong>de</strong> sang et d’un geste rageur l’amputa d’<strong>une</strong> oreille. Et le cri qui sortit <strong>de</strong> sa<br />

gorge réveilla la moitié du quartier. Il n’y avait guère que sur les docks, lorsqu’un cargo<br />

porte-conteneurs amarrait et mettait en branle ses glissières <strong>de</strong> chargement qu’on pouvait<br />

entendre <strong>une</strong> telle complainte mêlée <strong>de</strong> fureur et d’agonie.<br />

— PUTTANA MADONNA! PUTTANA EVA, TI RENDI-CONTO M’HAI TAGLIATO<br />

L’ORECCHIO!!!!!!!!!!?????<br />

— TU VAS TE TAIRE, BORDEL?!!<br />

— MANNAGGIA, PISCIO SANGUE? M’HA PISCIO SANGUE...! M’HA TAGLIATO<br />

L’ORECCHIO DAVVERA!! MA SANTA VERGINE, DA PERTUTTO ANCHE SUL<br />

VESTITO CHE HA FATTO MIO FRATELLO...!!<br />

— PUTAIN BUMPY, SI TU T’ARRETES PAS TOUT DE SUITE, JE T’ARRACHE<br />

L’AUTRE T’ENTENDS J’ARRACHE TON AUTRE PUTAIN D’OREILLE ET JE TE LA<br />

FAIT BOUFFER!!!<br />

Bumpy savait pertinemment que Nell ne plaisantait pas. Il a ravalé sa douleur, sa souffrance,<br />

ses ressentiments, et le silence est revenu se délayer dans la moiteur environnante. Zin est<br />

retourné s’asseoir dans le sofa. Nell a refilé l’oreille meurtrie à l’autre gar<strong>de</strong> du corps, il l’a<br />

envoyé dans la cuisine déposer l’organe dans le compartiment à glaçons, chercher <strong>de</strong>s<br />

bandages aussi, du désinfectant, <strong>de</strong>s trucs pour nettoyer le sang et cicatriser la plaie. Il s’est<br />

essuyé sur la veste <strong>de</strong> Bumpy, lui a dit <strong>de</strong> ne pas se faire <strong>de</strong> bile et s’est engagé à le conduire<br />

au dispensaire dans l’après-midi. Bumpy a vaguement souri. Suite <strong>de</strong> quoi, le bookmaker lui a<br />

tendu le rasoir et l’a incité à reprendre où ils en étaient restés.<br />

— Essaie <strong>de</strong> t’appliquer, qu’il a fait en s’asseyant.<br />

À la simple idée <strong>de</strong> recommencer à raser Nell, Bumpy était pris <strong>de</strong> nausées. Sous son poids,<br />

ses jambes fléchissaient, ses genoux flageolaient et <strong>une</strong> sensation <strong>de</strong> malaise lui laminait les<br />

viscères. On aurait dit qu’il allait à l’abattoir. Il a retiré sa veste, l’a déposée sur le dos d’<strong>une</strong><br />

chaise, il a retroussé les manches <strong>de</strong> sa chemise et, lentement, s’est essuyé le front à l’ai<strong>de</strong><br />

d’un mouchoir. La scène semblait se dérouler au ralenti. Il a pris <strong>une</strong> inspiration<br />

particulièrement profon<strong>de</strong>, s’est avancé d’un pas et quand la lame a <strong>de</strong> nouveau crissé sur la<br />

peau <strong>de</strong> Nell, la tension est remontée d’elle-même d’un cran ou <strong>de</strong>ux. L’air est <strong>de</strong>venu à<br />

proprement parler irrespirable.<br />

Dehors, la l<strong>une</strong> avait presque entièrement disparu. Il y avait bien <strong>une</strong> plaque nocturne au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> Lincoln Square, quelques poches <strong>de</strong> nuit qui tenaient le coup entre les feuillages<br />

frémissants et les alizés torri<strong>de</strong>s, mais c’était <strong>de</strong> l’esbroufe. L’aube rasait tout sur son passage,<br />

elle déclenchait <strong>de</strong>s petits tremblements chatoyants à chacun <strong>de</strong> ses soubresauts et envoyait<br />

ses éclaircies éventrer les quartiers assoupis. Et la Jaguar est justement apparue au cœur <strong>de</strong><br />

l’<strong>une</strong> <strong>de</strong> ces contractures lumineuses, elle a remonté l’artère en plein phare et s’est<br />

immobilisée sur le trottoir opposé au hall d’entrée. Les réverbères se sont éteints. Vera est<br />

sortie <strong>de</strong> l’habitacle et la sœur d’Eddie est venue à sa rencontre d’un pas incertain, sa petite<br />

robe ultracourte à carreaux lamés lui couvrait à peine le haut <strong>de</strong>s cuisses.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Ooohh Vera, je t’en prie, fais quelque chose...<br />

— Mon Dieu Nadine, qu’est-ce t’as encore pris pour te mettre dans un état pareil...?<br />

— Je crois j’ai réussi à freiner la course du temps.<br />

— Bon sang, mais tu tiens à peine sur tes jambes... Accroche-toi à moi.<br />

La nuit s’estompait au-<strong>de</strong>ssus d’elles. Il y avait un petit vent tiè<strong>de</strong> et l’aurore venait mettre un<br />

peu <strong>de</strong> lumière dans leur cheveux.<br />

— Vera..., tu crois que la vie a <strong>une</strong> signification profon<strong>de</strong>...?<br />

— Comment te dire, j’en sais rien, sans doute..., allez viens, je vais te faire un petit café.<br />

— Eh, je peux pas..., Eddie m’a dit <strong>de</strong> l’attendre dans la voiture.<br />

— ...T’es sûre que tu vas tenir le coup?<br />

— Je ne sais pas, ce qui m’effraie c’est le flétrissement <strong>de</strong> l’âme humaine. Il n’y a plus <strong>de</strong><br />

place pour les embruns limpi<strong>de</strong>s d’antan. La nuit succè<strong>de</strong> à la nuit, les étoiles s’éteignent les<br />

<strong>une</strong>s <strong>de</strong>rrière les autres et le mon<strong>de</strong> va finir par se complaire <strong>de</strong> ses propres vomissures, se<br />

délectant <strong>de</strong> sa noirceur et s’apitoyant sur son infinie complainte. Pffff, tout ça me dégoutte!<br />

— Essaie <strong>de</strong> penser à autre chose, lui a conseillé Vera. Tu vas te foutre en l’air avec <strong>de</strong>s idées<br />

pareilles...<br />

— De toute façon, je crois que je vais vomir.<br />

— C’est rien, viens t’allonger un peu sur la banquette arrière. Ça va passer...<br />

Trois étages plus haut, dans le salon, le petit manège se perpétuait et Bumpy était toujours sur<br />

la cor<strong>de</strong> rai<strong>de</strong>. Il rasait Nell avec <strong>une</strong> lueur insensée dans les yeux et tout son être était<br />

parcouru <strong>de</strong> sueurs froi<strong>de</strong>s. Sa chemise était inondée sous les aisselles, le long <strong>de</strong> sa colonne<br />

vertébrale. Une traverse en titane forgé avait pris place à l’intérieur <strong>de</strong> chac<strong>une</strong> <strong>de</strong> ses cuisses,<br />

sa plaie lui calcinait la tempe et <strong>de</strong>s flots <strong>de</strong> toxines incessants se déversaient dans son<br />

organisme, provoquant engourdissements et défaillances nerveuses. Dès lors, ses gestes<br />

perdirent en sûreté, sa main se mit à trembler et ce qui dut arriver arriva. Bumpy incisa Nell<br />

sous le menton. Et le sang se mit à ruisseler. Zin se raidit dans le sofa. Nell porta la main sur<br />

sa blessure et contempla un instant le bout <strong>de</strong> ses doigts d’un air dubitatif. Un souffle <strong>de</strong> cent<br />

mille volts virevolta au-<strong>de</strong>ssus d’eux. Bumpy se sentit pris <strong>de</strong> vertiges. Le temps d’un flash, il<br />

vit son corps torse nu, accroché par les pieds au fin fond d’un hangar désaffecté et reconnut la<br />

silhouette <strong>de</strong> Nell qui tournoyait autour, <strong>une</strong> lame <strong>de</strong> rasoir en main, tailladant, lacérant son<br />

visage et son abdomen sur un vieil air <strong>de</strong>s Rolling Stones. La vision le fit grimacer.<br />

Soudain, la porte s’est ouverte et Vera est apparue dans un rectangle <strong>de</strong> lumière. Elle a pris<br />

<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> pose avec son sac sur l’épaule et son regard s’est ciselé d’un trait <strong>de</strong> dureté<br />

incroyable.<br />

— Je commence par où? elle a dit.<br />

Nell avait relevé la tête dès l’instant où il avait entendu le cliquetis dans la serrure. Il<br />

continuait <strong>de</strong> se toucher le menton mais son agressivité envers le gar<strong>de</strong> du corps s’était<br />

dissipée à la secon<strong>de</strong> où Vera avait franchi le seuil <strong>de</strong> la porte. Il l’a regardée un moment en<br />

se <strong>de</strong>mandant comment elle allait bien pouvoir s’en tirer. Il a basculé le visage sur le côté et la<br />

lame est revenue fleurter avec sa peau.<br />

— Epargne-moi les détails, il a fait. Dis-moi seulement ce que t’as fait.<br />

Sa voix ne laissait rien filtrer <strong>de</strong> son aigreur mais ses silences brillaient d’<strong>une</strong> résonance bien<br />

particulière, mêlant cruauté et délectation. Vera a fait claquer la porte. Elle s’est débarrassée<br />

<strong>de</strong> son sac en traversant la pièce et le souffle du ventilateur lui a givré les épaules. Zin et<br />

l’autre gar<strong>de</strong> du corps la suivaient <strong>de</strong>s yeux, elle est venue se placer <strong>de</strong>vant le store puis elle a<br />

regardé par la fenêtre. La ville était endormie <strong>de</strong>hors, uniquement les cabrioles <strong>de</strong> l’aube et les<br />

premiers taxis qui sillonnaient l’avenue un petit ruban d’azote au cul.<br />

— J’ai passé la nuit avec Lenny, elle a expliqué en faisant volte-face. Il m’a emmenée sur les<br />

docks, sur les vieux boulevards..., on a passé un moment sur le pont Brooklyn et on a fini dans<br />

<strong>une</strong> vieille casse avec <strong>de</strong>s amis à lui. Voilà tu sais tout!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Nell l’écoutait en tordant le cou et Bumpy parvenait doucement au bout <strong>de</strong> son cauchemar.<br />

Encore quelques coups <strong>de</strong> lames et le tour était joué.<br />

— Tu dis rien...? a repris Vera.<br />

Le bruit <strong>de</strong> l’appareil à moustiques couvrait ses battements <strong>de</strong> cœur. Avec sa petite robe<br />

blanche enfilée à même la peau et ses magnifiques cheveux blonds attachés dans le dos on<br />

aurait dit un ange échappé d’<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> rêve sucré. Nell s’est levé. Il s’est essuyé le visage<br />

avec <strong>une</strong> serviette en éponge et sa foulée s’est enrayée à quelques centimètres <strong>de</strong> Vera.<br />

— T’as vu l’heure qu’il est! il a grogné.<br />

Vera n’osait pas bouger. Ses grands yeux clairs semblaient perdus sauf qu’un kaléidoscope<br />

irascible poudroyait à l’intérieur.<br />

— J’ai pas vu passer le temps, elle a dit. On a regardé <strong>de</strong>s ballets <strong>de</strong> lucioles toute la nuit...,<br />

c’était féerique, je n’avais jamais vu quelque chose d’aussi envoûtant!<br />

— Tu crois que je vais avaler ça...?!<br />

— J’ai pas couché avec lui si c’est ça que tu veux savoir!<br />

Le bookmaker a fait glisser l’extrémité <strong>de</strong> ses doigts sur l’épaule frissonnante <strong>de</strong> Vera et sa<br />

face s’est éclaircie d’un sourire malsain. La moiteur lui avait <strong>de</strong>ssiné <strong>une</strong> trace <strong>de</strong> sueur dans<br />

le dos. Il a poursuivi ses attouchements le temps que le ventilateur fasse un tour sur lui-même,<br />

puis sa main est venue évaluer le poids d’un plateau invisible à mi-hauteur et il a <strong>de</strong>mandé à<br />

Bumpy <strong>de</strong> lui apporter le rasoir. Une on<strong>de</strong> dévastatrice courait dans ses veines. L’instant<br />

d’après, la lame a brillé <strong>de</strong>vant l’effigie <strong>de</strong> Vera mais quelqu’un a cogné à la porte. Le<br />

ventilateur a refait un tour complet. Nell a replié le rasoir, il est allé ouvrir. Sa sœur tanguait<br />

mollement sur le palier, elle se tenait les épaules et claquait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>nts.<br />

— J’ai froid, elle a articulé, je ne sais pas ce qui ce passe..., j’ai l’impression <strong>de</strong> revenir d’<strong>une</strong><br />

expédition dans l’antarctique, avec tous ces loups, le vent polaire, la banquise..., mer<strong>de</strong>, la vie<br />

ça ressemble à autre chose quoi..., je peux avoir un petit café...??<br />

Nell l’a laissée piétiner le paillasson un instant.<br />

— Ecoute-moi, il a fait. Qu’est-ce que je t’ai dit...? Qu’est-ce que je t’ai dit, hein...?!! Je t’ai<br />

pas dit que je voulais que tu restes dans la voiture!? Bon sang, je t’ai pas dit qu’il fallait que tu<br />

m’atten<strong>de</strong>s en bas...!!? Mer<strong>de</strong>, je parle hébreux ou quoi, j’ai pas été clair...? Je t’ai dit <strong>de</strong><br />

m’attendre dans la caisse, nom <strong>de</strong> Dieu, t’es sour<strong>de</strong>...??!!!!<br />

Elle avait le visage transparent Nadine. Ses cils clignotaient dans le <strong>de</strong>mi-jour et <strong>de</strong> fines<br />

veines bleues lézardaient ses tempes. Et ses yeux comme un archipel après le passage d’un<br />

ouragan qu’ils étaient, avec <strong>de</strong>s morceaux <strong>de</strong> bois flottants et <strong>de</strong>s reflets vaseux en<br />

profon<strong>de</strong>ur. Le bookmaker s’est écarté.<br />

— Bon ça va, viens t’asseoir <strong>une</strong> minute! il a maugréé.<br />

L’instant suivant, il filait dans la cuisine et en ressortait un quart d’heure plus tard avec <strong>une</strong><br />

grosse cafetière en aluminium. Son expression avait changé, il souriait carrément maintenant<br />

et <strong>une</strong> douce o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> café flottait dans la pièce.<br />

— Le secret, c’est <strong>de</strong> moudre les grains très très fin et torréfier la mouture tout <strong>de</strong> suite<br />

<strong>de</strong>rrière! il a déclaré. Amenez vos tasses...<br />

L’aube arrosait désormais les trois-quarts du quartier au-<strong>de</strong>hors. Il y avait un vent chaud qui<br />

vrillait le long <strong>de</strong>s faça<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s grains <strong>de</strong> poussière venaient claquer contre les carreaux, ça<br />

faisait un bruit incroyable, le soleil ruisselait dans les caniveaux, la luminosité augmentait à<br />

vue d’œil et quand Zin a ouvert les fenêtres à guillotine, le petit matin s’est proprement<br />

découpé en ron<strong>de</strong>lles sur le tranchant <strong>de</strong>s stores, couvrant <strong>de</strong> stries lumineuses les silhouettes<br />

rassemblées autour du bookmaker. Vera quant à elle s’était assise à l’écart et grillait <strong>une</strong><br />

cigarette en soufflant <strong>de</strong> longs jets <strong>de</strong> fumée vers le plafond, il n’y avait plus seulement <strong>de</strong> la<br />

colère dans ses yeux, il y avait aussi <strong>de</strong> la tristesse, elle se <strong>de</strong>mandait quand tout ça allait finir,<br />

elle avait croisé les jambes et suivait vaguement Nell qui remplissait les tasses et attendait les<br />

premières réactions.


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Alors..., qu’est-ce que vous en dites mes salauds? il disait.<br />

Aux grimaces calquées sur le visage <strong>de</strong>s gar<strong>de</strong>s du corps on pouvait supposer que le café avait<br />

un arrière-goût. Bumpy a bien failli faire un commentaire, mais il s’est ravisé en voyant que<br />

Nell fronçait les sourcils, il a juste avalé <strong>une</strong> gorgée <strong>de</strong> café et un sourire factice a vogué sur<br />

ses lèvres:<br />

— Mer<strong>de</strong>, Eddie, mais ce café est un pur délice! qu’il a dit.<br />

Pendant que Zin et l’autre gar<strong>de</strong> du corps do<strong>de</strong>linaient <strong>de</strong> la tête en finissant leur tasse, Nell<br />

s’est accroupi auprès <strong>de</strong> sa sœur qui grelottait sur <strong>une</strong> chaise.<br />

— Tiens, reprends-en un peu, il a fait, ça va te réchauffer.<br />

Nadine a tendu sa tasse et Nell lui a rempli au <strong>de</strong>ux-tiers.<br />

— Je sais que tu m’avais dit <strong>de</strong> t’attendre en bas mais je crois que j’ai eu un coup <strong>de</strong> speed,<br />

elle a geint. Tu m’en veux pas au moins?<br />

— Te lamente pas pour ça, l’a rassurée Eddie, finis ton café. Je vais te ramener.<br />

Maintenant, la pièce entière était inondée <strong>de</strong> lumière matinale, <strong>de</strong> longues ban<strong>de</strong>s <strong>de</strong> clarté<br />

zébraient les murs et le plafond, il y avait <strong>de</strong> la poussière <strong>de</strong> diamant dans l’air et un tourbillon<br />

poudroyant sous le ventilateur. Nell s’est levé et il a marché jusqu’au fauteuil <strong>de</strong> Vera, <strong>une</strong><br />

ban<strong>de</strong>role <strong>de</strong> vapeur sortait <strong>de</strong> la cafetière et se dissipait dans ses cheveux et son visage avait<br />

<strong>de</strong> nouveau changé d’expression, avec <strong>de</strong>s traits incrédules et toujours cet œil vitreux à moitié<br />

sorti <strong>de</strong> ses gonds.<br />

— Tu croyais vraiment que t’allais t’en tirer comme ça? il a fait en émaillant sa phrase d’un<br />

rictus agressif.<br />

Vera a décroisé les jambes et un long filet <strong>de</strong> sueur a scintillé sur sa cuisse.<br />

— Non, mais tu t’imaginais que j’allais laisser passer ça...!? Tu crois réellement que je vais<br />

dire amen à tout ce que tu fais?!! Mer<strong>de</strong>, tu te fous <strong>de</strong> ma gueule...?! Tu passes la nuit avec un<br />

<strong>de</strong> mes boxeurs, tu rentres au petit matin avec <strong>de</strong>s cernes sous les yeux et tu voudrais que je<br />

passe l’éponge! Non, mais tu m’a bien regardé! Est-ce ce que tu crois vraiment que je vais te<br />

laisser faire <strong>de</strong>s trucs comme ça?!!<br />

Ses phrases étaient aussi incisives qu’<strong>une</strong> pluie <strong>de</strong> lame <strong>de</strong> rasoir et ses tempes se<br />

boursouflaient littéralement sous le flux et reflux visqueux <strong>de</strong>s gallons <strong>de</strong> haine qui cinglait<br />

ses veines.<br />

— Tu crois que je vais te laisser en faire qu’à ta tête! il a poursuivi, t’as oublié notre petit<br />

contrat...?! mer<strong>de</strong>, je te veux à ma disposition, nom <strong>de</strong> Dieu! t’as compris!!? N’oublies pas<br />

que t’es qu’<strong>une</strong> sale petite pute!!<br />

Elle le détaillait avec <strong>de</strong>s ogives en titane à la place <strong>de</strong>s pupilles Vera, elle essayait <strong>de</strong> se<br />

contenir, mais son visage était un livre ouvert avec <strong>de</strong>s explosions <strong>de</strong> napalm à chaque page,<br />

elle se mordait la lèvre inférieure en pilant sa cigarette dans le cendrier et bientôt le goût <strong>de</strong><br />

son sang s’est répandu dans sa bouche. Ça l’a fait grimacer. Nell était hors <strong>de</strong> lui, il avait <strong>de</strong> la<br />

bave dans les yeux, il tenait la cafetière avec <strong>une</strong> <strong>de</strong> poigne <strong>de</strong> fer et s’il avait fallu marquer<br />

d’<strong>une</strong> croix le moment où les choses ont tourné au vinaigre, nul doute que celui-là aurait été<br />

tout désigné, parce qu’il a fait <strong>de</strong>mi-tour, il est venu se placer <strong>de</strong>vant sa sœur et lui a fracturé<br />

la mâchoire à coups <strong>de</strong> cafetière. Et la bestialité <strong>de</strong>s commotions a laissé tout le mon<strong>de</strong> sans<br />

voix. L’appareil ménager avait décrit un arc <strong>de</strong> cercle à hauteur d’épaules, l’aluminium avait<br />

légèrement étincelé au contact <strong>de</strong>s particules lumineuses qui flottaient dans l’air, et la<br />

violence <strong>de</strong>s heurts avait laissé Nadine sur le carreau. La chaise avait rompu net quand elle<br />

était tombée à la renverse. Elle avait du sang partout sur la figure, son corps se convulsait sur<br />

le parquet et avec sa robe à carreaux lamés on aurait dit un marlin aux écailles d’argent en<br />

train d’agoniser sur le pont d’un chalutier. Eddie a jeté la cafetière près <strong>de</strong> son squelette, puis<br />

s’est tourné vers Vera en l’a menaçant du doigt:<br />

— Le prochain coup, je lui brise la colonne vertébrale!<br />

Le timbre <strong>de</strong> sa voix avait le cinglant d’<strong>une</strong> cravache en lithium. Vera était au bord <strong>de</strong>s


Tortilla 11/10/2005<br />

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larmes. Elle regardait le bookmaker avec la face ca<strong>de</strong>nassée par l’effroi et l’écœurement<br />

transparaissait <strong>de</strong>rrière son teint pâle. Nell lui a rappelé un dîner prévu pour le len<strong>de</strong>main soir,<br />

il a dit à Zin <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r un œil sur elle, a fait signe aux gar<strong>de</strong>s du corps d’embarquer Nadine et<br />

la porte a vibré <strong>de</strong>rrière eux. Sur son fauteuil, Vera ressemblait à <strong>une</strong> statuette <strong>de</strong> marbre<br />

blanc. Elle a lorgné un instant Zin qui se resservait un verre près <strong>de</strong> la fenêtre, puis elle est<br />

allé s’enfermer dans sa chambre, elle s’est allongé sur le lit et elle a pleuré. Et ses larmes ont<br />

ruisselé le long <strong>de</strong> ses joues.<br />

- 21 -<br />

HOMMAGE AU PONT DE BROOKLYN<br />

— par Hart Crane —<br />

“Tant d’aubes refroidies à son mouvant repos<br />

Les ailes du goéland vont l’immerger, l’encercler,


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Multiplier <strong>de</strong>s cercles blancs <strong>de</strong> tumulte, érigeant<br />

La Liberté au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s eaux captives <strong>de</strong> la baie —<br />

Puis elle quitteront nos yeux dans <strong>une</strong> courbe inaltérable<br />

Aussi furtive que les voiliers traversant<br />

Une page à classer couverte <strong>de</strong> chiffres:<br />

Jusqu’à ce que les assesseurs nous libèrent <strong>de</strong> notre journée...<br />

Je songe au cinémas, à leurs effets panoramiques<br />

Aux foules penchées, ferventes<br />

Accrochées à telle séquence soudaine<br />

Non résolue et, sur la même toile, promise à d’autres yeux;<br />

Mais toi par-<strong>de</strong>ssus le port, Toi, au rythme d’argent<br />

Comme si le soleil y mo<strong>de</strong>lait son allure, et pourtant<br />

Laissait un geste inachevé dans ton sillage, —<br />

Te reste ton implicite liberté!<br />

Jaillissant d’<strong>une</strong> bouche <strong>de</strong> métro, d’<strong>une</strong> cellule ou <strong>de</strong> quelque grenier<br />

Un dément se précipite vers tes parapets,<br />

Oscille là <strong>une</strong> minute, la blouse béante pleine <strong>de</strong> vent,<br />

Et fuse <strong>une</strong> bouta<strong>de</strong> <strong>de</strong> la foule silencieuse.<br />

Par <strong>une</strong> déchirure <strong>de</strong> l’acétylène du ciel<br />

Midi s’écoule le long <strong>de</strong>s poutres dans la rue, vers Wall Street;<br />

Et tout l’après-midi pivotent les <strong>de</strong>rricks enflés <strong>de</strong> nuages...<br />

Tandis que tes câbles se gonflent toujours sous l’Atlantique nord.<br />

Et ta récompense, comme le paradis <strong>de</strong>s Juifs,<br />

Obscure... Tu octroies l’accola<strong>de</strong><br />

D’un anonymat que le temps ne résout point:<br />

Tu offres un sursis puis un vibrant pardon.<br />

Harpe et autel, par la fureur, fusionnés,<br />

(Comment le simple labeur put-il tendre <strong>de</strong> telles cor<strong>de</strong>s orphiques!)<br />

Seuil formidable du désir d’un prophète,<br />

Prière du paria et sanglot <strong>de</strong> l’amant, —<br />

De nouveau, les feux <strong>de</strong>s carrefours glissent<br />

Sur ton Verbe vif et total, soupir immaculé <strong>de</strong>s étoiles,<br />

Ornent ton chemin — compriment l’éternité:<br />

Nous vîment la nuit soulevée par tes bras.<br />

Sous ton ombre uniquement précise dans l’obscurité,<br />

Près <strong>de</strong>s digues, j’attendais.<br />

Les quartiers éblouissants <strong>de</strong> la ville, assoupis maintenant,<br />

Déjà la neige recouvre <strong>une</strong> année <strong>de</strong> fer...<br />

O Toi sans repos, tel le fleuve <strong>de</strong>ssous,<br />

Chevauchant la mer et la pelouse endormie <strong>de</strong>s champs,


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Viens, <strong>de</strong>scends vers nous qui sommes humbles<br />

Et, <strong>de</strong> ton arc, prête un nouveau mythe à Dieu.”<br />

Tortilla était assis à mes côtés sur le parapet bordant le pont, le recueil <strong>de</strong> poésie ouvert sur les<br />

cuisses.<br />

— Est-ce que tu sais seulement à quel âge Crane a écrit ce poème? il a fait.<br />

— Non.<br />

— Vingt-sept ans! il s’est exclamé. Mer<strong>de</strong>, tu crois ça...!?<br />

— C’est miraculeux, ai-je lâché le regard médusé. Comment peut-on écrire un truc d’<strong>une</strong> telle<br />

intensité à vingt-sept ans...?<br />

Tortilla a haussé les épaules:<br />

— Je ne sais pas, on est dans le domaine <strong>de</strong> l’inexplicable, il a dit, faut croire que la grâce<br />

s’est penchée sur lui lorsqu’il était encore dans son berceau, je ne vois pas d’autre<br />

explications...<br />

Il a rejeté un œil sur le livre et s’est appliqué à tourner quelques feuilles.<br />

— Que le déluge m’emporte, <strong>de</strong>puis Whitman on avait pas vu ça! il a poursuivi. Regar<strong>de</strong>s ces<br />

pages! c’est pas simplement <strong>de</strong> l’encre sur du papier, mais <strong>de</strong> véritables petits fragments<br />

diadème alignés les uns <strong>de</strong>rrière les autres... C’est à te couper le souffle!<br />

Nous sommes restés un instant à feuilleter le recueil <strong>de</strong> poésie dans le petit matin et le vent<br />

qui montait d’East River nous ébouriffait les cheveux.<br />

— Ce serait un grand-père aujourd’hui, il a embrayé d’<strong>une</strong> drôle <strong>de</strong> voix, il aurait quatrevingt-quinze<br />

ans, le visage buriné par le temps, mais je peux te dire qu’il y en a plus d’un qui<br />

pourrait aller se rhabiller! Ooooh doux Jésus, quand je pense à tous ces écrivains pitoyables<br />

qui se masturbent <strong>de</strong>vant leurs petites phrases boueuses, ça me donne envie <strong>de</strong> vomir..., il y en<br />

a pas un sur mille qui a entendu parler <strong>de</strong> lui, ou bien même lu <strong>une</strong> ligne <strong>de</strong> sa prose, ni celle<br />

<strong>de</strong> Whitman d’ailleurs, ni celle d’Eliot, bon sang, comment tu peux expliquer ça...?!?<br />

— Tu sais, faut pas croire que le mon<strong>de</strong> a été spécialement conçu pour <strong>de</strong>s types comme lui,<br />

j’ai dit. La plupart <strong>de</strong>s poètes finissent à moitié cinglés, c’est pas le fruit du hasard... Tu crois<br />

franchement qu’il se serait jeté dans la mer <strong>de</strong>s Sargasses à trente-<strong>de</strong>ux ans s’il avait eu un<br />

autre échappatoire...? Si la vie lui avait laissé entrevoir ne serait-ce qu’<strong>une</strong> petite lueur<br />

d’espoir?<br />

Quelques mouettes traçaient <strong>de</strong>s ronds dans le ciel au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nous, la température grimpait<br />

doucement et les premières o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> gaz d’échappement envahissaient les abords du pont.<br />

Tortilla s’est passé <strong>une</strong> main dans la nuque.<br />

— T’as sans doute raison, il a convenu en refermant le recueil. Il doit y avoir un lien étroit<br />

entre la poésie et la désolation.<br />

Le laissant s’immerger dans la contemplation <strong>de</strong> la couverture, j’ai exploré mes poches, j’ai<br />

mis la main sur mon paquet <strong>de</strong> <strong>Luc</strong>ky Strike puis je me suis allumé <strong>une</strong> cigarette. La flamme<br />

était d’un ja<strong>une</strong> foncé tirant sur l’ocre. Je l’ai baladée dans les airs au milieu <strong>de</strong>s volutes, j’ai<br />

accompli un arc <strong>de</strong> cercle qui a passé en revue le pont <strong>de</strong> Manhattan, et <strong>de</strong> voir toutes ses<br />

teintes grisâtres, la pâleur <strong>de</strong>s cieux et Wall Street avec ses hauts buildings sombres, ça m’a<br />

fait quelque chose. Je savais que plus jamais je ne reverrais ça en couleur et cette simple<br />

pensée m’anéantissait, j’ai songé un instant à Vera, à la façon dont ses yeux verts m’étaient<br />

apparus, puis j’ai rabattu le capuchon du briquet, Clic! Tortilla a relevé la tête au même<br />

moment. Il avait le recueil bien en main et son visage irradiait <strong>de</strong> la même manière que s’il<br />

avait tenu un lingot d’or, avec cette étincelle <strong>de</strong> démence pure au fond <strong>de</strong>s rétines.<br />

— Bon sang, qu’est-ce que tu dirais d’aller mettre <strong>de</strong>s fleurs sur sa tombe?! il a piaffé. Je sais<br />

pas, on pourrait élaborer <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> bouquet insensé avec <strong>de</strong>s orchidées sauvages et <strong>de</strong><br />

longues épines <strong>de</strong> cactus, un mélange digne <strong>de</strong> sa poésie, quoi! Ou bien alors mettre le feu à<br />

ce pont et regar<strong>de</strong>r ses ruines se refléter dans East River! Voilà un truc qu’en mettrai plein la


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vue! qu’est-ce que t’en dis, tu ne trouves pas que ce serait pas un bel hommage à lui rendre...?<br />

J’ai pris un petit temps <strong>de</strong> réflexion et j’ai fini par remuer la tête. Il ne s’agissait pas <strong>de</strong><br />

répondre n’importe quoi. Tortilla m’envisageait avec exaltation, son regard avait changé <strong>de</strong><br />

nuance et je voyais bien qu’il attendait <strong>de</strong> moi quelque chose d’inspiré, je savais que je ne<br />

pouvais pas m’en tirer avec <strong>une</strong> phrase toute faite. J’ai tiré <strong>une</strong> longue bouffée sur ma<br />

cigarette, la cendre est <strong>de</strong>venue incan<strong>de</strong>scente et la saveur <strong>de</strong> la nicotine m’a arraché <strong>une</strong><br />

incroyable grimace d’agrément:<br />

— Bon Dieu, et comment que ce serait un bel hommage! j’ai dit. Ooooohh, ça fait pas<br />

l’ombre d’un doute!<br />

Par la suite, nous nous sommes laissés envahir par un sentiment <strong>de</strong> ravissement quasiment<br />

irréel. La seule évocation <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>ssein suffisait à nous faire plisser les yeux dans le petit jour<br />

et nous avons marché un long moment avec uniquement le sifflement du vent et le<br />

télescopage <strong>de</strong>s câbles <strong>de</strong> soutien. J’étais littéralement transpercé par la grâce. D’autant<br />

j’éprouvais toujours <strong>une</strong> réelle fierté à marcher à ses côtés. Je ne savais pas pourquoi mais<br />

j’en tirais <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> bien-être inexplicable, peut-être parce qu’il rayonnait <strong>de</strong> l’intérieur et<br />

que d’<strong>une</strong> certaine manière l’intensité <strong>de</strong> son âme rejaillissait sur moi. Toujours est-il que<br />

nous avons traversé le pont un sourire indélébile aux lèvres, nous nous sommes ensuite dirigés<br />

vers le Lower, longeant East River et ses flots indolents nappés <strong>de</strong> fuel, nous avons enfilé <strong>une</strong><br />

kyrielle <strong>de</strong> rues, quelques croisements, jusqu’à atterrir chez Bernie où un petit déje<strong>une</strong>r avec<br />

<strong>de</strong>s pancakes larges comme <strong>de</strong>s plaques d’égout nous attendait.<br />

— Bah mer<strong>de</strong>, vous êtes tombés du lit ou quoi? a lancé le glacier en nous voyant faire<br />

irruption dans sa boutique, un con<strong>de</strong>nsé <strong>de</strong> lueurs matinales dans les cheveux.<br />

Tortilla a refermé la porte <strong>de</strong>rrière lui. Il m’a rejoint au comptoir et a considéré le glacier d’un<br />

air radieux:<br />

— Bernie, on a lu <strong>de</strong> la poésie toute la nuit et je peux te dire que le coup d’éclat qu’on prépare<br />

va laisser New-York sur le cul!


Tortilla 11/10/2005<br />

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- 22 -<br />

À chaque fois que je lui téléphonais, je tombais sur Zin. J’avais beau essayer au petit matin,<br />

en pleine nuit ou dans les heures creuses <strong>de</strong> l’après-midi, je ne parvenais jamais à la joindre,<br />

et quand je l’ai discernée à travers les volutes endiablées qui asphyxiait l’arrière salle du club,<br />

étudiant d’un œil inflexible l’ossature <strong>de</strong> Nell à la table voisine, j’ai tout <strong>de</strong> suite perçu qu’elle<br />

était <strong>de</strong> mauvaise humeur. Elle avait posé un cou<strong>de</strong> sur le petit guéridon qui se dressait <strong>de</strong>vant<br />

elle, et d’un mouvement négligent du poignet portait <strong>de</strong> temps à autre le filtre <strong>de</strong> sa cigarette à<br />

ses lèvres. D’<strong>une</strong> longue aspiration, je la voyais alors emmagasiner assez <strong>de</strong> rage et<br />

d’amertume confondues pour recracher un véritable geyser <strong>de</strong> fumée, dont la cime jaillissait<br />

d’<strong>une</strong> traite jusqu’au plafond. Et quelque chose me disait qu’affronter Vera dans ces instants<br />

<strong>de</strong> tension contenue était la <strong>de</strong>rnière <strong>de</strong>s idioties à faire. Je décidais donc <strong>de</strong> rester dans<br />

l’ombre d’Isaac — lequel gardait l’entrée les bras verrouillés bien hauts sur la poitrine — et<br />

dans la mesure où personne n’avait remarqué ma présence, j’envoyais mon épaule rejoindre le<br />

chambranle <strong>de</strong> la porte et <strong>de</strong>mandais au portier <strong>de</strong> m’allumer <strong>une</strong> cigarette. Dès lors, les<br />

mouvements d’humeur <strong>de</strong> Vera m’apparurent comme autant <strong>de</strong> petites flèches empoisonnées<br />

<strong>de</strong>stinées à me faire vaciller. Je ne l’avais encore jamais vue sous cet angle, avec ses grands<br />

yeux clairs infestés <strong>de</strong> d’escarbilles capricieuses, le visage nimbé <strong>de</strong> lumière blanche et<br />

parcouru <strong>de</strong> battements <strong>de</strong> cils désordonnés, essayant <strong>de</strong> contenir <strong>une</strong> agitation intérieure<br />

particulièrement virulente. Je ne savais pas qu’elle pouvait être aussi éblouissante dans ces<br />

moments là, je ne savais pas que la colère lui allait si bien. Et la moue d’exaspération qu’elle<br />

affichait quand Eddie lui envoyait un rictus déplacé, la façon qu’elle avait <strong>de</strong> hausser les<br />

épaules ou <strong>de</strong> porter un verre <strong>de</strong> Martini à ses lèvres en regardant ailleurs, tout me plongeais<br />

dans un état <strong>de</strong> ravissement inaltérable. Avec sa petite robe en soie lamée et ses longues<br />

mèches <strong>de</strong> cheveux bouclées et opalescentes, elle me faisait penser à <strong>une</strong> sirène intersidérale,<br />

<strong>une</strong> petite sirène mystérieuse munie tentacules transluci<strong>de</strong>s et ensorcelantes.<br />

Je l’ai encore contemplée <strong>de</strong>ux minutes lorsqu’un bruit sourd a détourné mon attention <strong>de</strong><br />

l’autre côté <strong>de</strong> la pièce. Nell venait simplement d’écraser son poing sur la table. Il racontait<br />

comment il avait été amené à trancher l’oreille <strong>de</strong> Bumpy et cette anecdote lui arrachait un<br />

rire graveleux <strong>de</strong> la cage thoracique. Bumpy était à ses côtés. Dino occupait son flanc gauche.<br />

Richie distribuait les cartes. Quant à Georgio Filetti, le propriétaire <strong>de</strong> Jack Delsey, et Stanley<br />

Wood, l’un <strong>de</strong>s bookmakers influents <strong>de</strong> la ville, ils étaient assis en face un verre <strong>de</strong> whisky à<br />

la main.<br />

Nell n’omettait aucun détail. De temps en temps, en plein milieu du récit, il pinçait la joue <strong>de</strong><br />

Bumpy jusqu’à lui faire incliner la tête:<br />

— Ah, vous savez, c’est <strong>une</strong> vraie tête <strong>de</strong> mule celui-là! qu’il s’esclaffait en prenant les autres<br />

à témoin.<br />

Une on<strong>de</strong> caustique parcourait les rangs.<br />

— Mer<strong>de</strong>, vous vous ren<strong>de</strong>z compte! J’avais le rasoir en main, j’étais prêt à l’égorger, et ce<br />

petit enculé continuait <strong>de</strong> me soutenir que la lame avait ripé! Putain, il savait dire que ça: « La<br />

lame a ripé, la lame a ripé » Et pourtant je l’avais prévenu, je lui avais dit: « Bumpy, si tu<br />

continues <strong>de</strong> me casser les couilles avec ça je vais faire un malheur! », mais il voulait rien<br />

entendre, on aurait dit qu’il cherchait à me mettre hors <strong>de</strong> moi. Je vous assure, si je ne m’étais<br />

pas retenu je lui aurais trancher la gorge à ce petit macaroni <strong>de</strong> mes <strong>de</strong>ux!<br />

Pendant qu’Eddie poursuivait sa narration entre les éclats <strong>de</strong> rire et les tintements <strong>de</strong> verres,<br />

Bumpy rongeait son frein. Il souriait vaguement quand le globe oculaire du bookmaker se


Tortilla 11/10/2005<br />

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posait sur lui, mais le reste du temps prenait un air renfrogné en mastiquant son aigreur.<br />

— Eh Eddie, pendant que tu y es, tu veux pas nous raconter la fois ou Bumpy s’est pissé<br />

<strong>de</strong>ssus? a lancé Dino d’<strong>une</strong> voix piquante.<br />

Excepté le gar<strong>de</strong> du corps, tout le mon<strong>de</strong> semblait emballer par cette suggestion. Eddie a<br />

repris sa respiration et s’est engouffré dans la brèche.<br />

— Bon sang, je l’avais presque oubliée cette vieille histoire, il a hoqueté en guise <strong>de</strong><br />

préambule.<br />

Ensuite, il a vidé son verre et s’est lancé dans <strong>une</strong> longue tira<strong>de</strong>:<br />

— C’était l’année <strong>de</strong>rnière en rentrant du champ <strong>de</strong> course. Bumpy est au volant. Je discute<br />

avec Dino sur la banquette arrière lorsque tout d’un coup, la bagnole fait <strong>une</strong> d’embardée <strong>de</strong><br />

l’autre côté <strong>de</strong> la chaussée et se retrouve face à un Peterbilt DL12: 40 tonnes d’acier, 18 roues,<br />

avec un pare-chocs plus large qu’un rouleau-compresseur! Mer<strong>de</strong>, avouez qu’il y a <strong>de</strong> quoi<br />

perdre son sang froid. Je gueule un truc pour que Bumpy fasse quelque chose, il parvient à<br />

rétablir la trajectoire et je commence à peine à retrouver mes esprits que je le vois dans le<br />

rétroviseur et je l’entends qui me dit: « T’en fais pas, Eddie, j’ai juste perdu le contrôle du<br />

véhicule! » Putain, cet enfoiré vient <strong>de</strong> me foutre la frayeur <strong>de</strong> ma vie et tout ce qu’il trouve à<br />

me dire c’est <strong>de</strong> ne pas m’en faire, qu’il a juste perdu le contrôle du véhicule! Eh, vous croyez<br />

ça, les gars...!?<br />

Dino et les autres étaient au bord <strong>de</strong>s larmes. Eddie avait <strong>une</strong> façon bien à lui <strong>de</strong> relater les<br />

faits. Il gesticulait, prenait <strong>de</strong>s mimiques burlesques, parlait avec les mains, et lorsque d’<strong>une</strong><br />

pression chargée <strong>de</strong> mansuétu<strong>de</strong> il venait empoigner la mâchoire <strong>de</strong> Bumpy ou faisait<br />

semblant <strong>de</strong> lui loger <strong>une</strong> balle dans la tempe, l’hilarité tournait au <strong>de</strong>lirium tremens.<br />

— Mer<strong>de</strong>, ce petit empafé manque <strong>de</strong> nous flanquer contre un semi-remorque et je <strong>de</strong>vrais<br />

rester calme...!? Je lui dit: « Putain, je vais t’apprendre à vouloir jouer au plus dingue avec<br />

moi! » Sur quoi, je prends le volant, je l’emmène du côté <strong>de</strong> l’embarcadère et je m’engage à<br />

fond sur la digue principale. Ah, putain, vous auriez vu sa tête à ce moment là, c’était à se<br />

taper le cul par terre. Dino ne disait plus un mot et Bumpy était blanc comme un linge. Il me<br />

dit: « Qu’est-ce que tu fais...? » Je réponds pas. Je continues à accélérer mais il revient à la<br />

charge: « Mer<strong>de</strong>, Eddie, tu peux me dire à quoi tu joues...?! » Je lui dit: « C’est très simple, je<br />

vais te foutre <strong>une</strong> peur dont tu te rappelleras dans vingt ans, petit suceur <strong>de</strong> spaghetti! » A ce<br />

moment là, il s’accroche au tableau <strong>de</strong> bord: « Bon sang, mais arrête tes conneries, tu vas<br />

nous tuer! » qu’il me dit. Et moi je lui fais: « J’espère que ça te servira <strong>de</strong> leçon, petite<br />

enflure. Je veux que tu t’en souviennes, je veux tu fasses dans ton froc! » Là-<strong>de</strong>ssus, il me dit:<br />

« Mer<strong>de</strong>, mais t’es cinglé! Freine, nom <strong>de</strong> Dieu! » Je lui dit: « Je freinerai quand tu te seras<br />

pisser <strong>de</strong>ssus! » Il me dit: « QUOI...!?! » Je lui dit: « Je veux que tu te pisses <strong>de</strong>ssus! Putain,<br />

t’es sourd ou quoi, je veux que tu sortes ta bite <strong>de</strong> ton calbute et que tu te pisses <strong>de</strong>ssus. Je<br />

veux te voir te pisser <strong>de</strong>ssus, tu m’entends...!!? » Je peux vous dire qu’il en menait pas large.<br />

Il me reluquait, il fixait le bout <strong>de</strong> la digue qui se rapprochait et vous me croirez ou pas, il a<br />

sorti sa bite et il s’est pissé <strong>de</strong>ssus, ce con! Je plaisantais, moi, je le faisais marcher, et d’un<br />

seul coup je le vois sortir son attirail et arroser le tableau <strong>de</strong> bord. Putain, mettez-vous à ma<br />

place, j’ai cru que j’allais faire <strong>une</strong> syncope!<br />

Mise à part Bumpy, tous les autres se tenaient les côtes en riant aux larmes, et quand Nell leur<br />

a expliqué que la bagnole avait tout <strong>de</strong> même fini à l’eau parce qu’il avait freiné trop tard,<br />

Dino a manquer <strong>de</strong> s’étouffer avec <strong>une</strong> gorgée <strong>de</strong> Whisky.<br />

Ce fut à peu près au même instant que Richie me discerna à travers les lanières <strong>de</strong> fumée qui<br />

sillonnaient l’arrière-salle:<br />

— Eh, Lenny, qu’est-ce que tu fais? Prends <strong>une</strong> chaise et viens t’asseoir avec nous! il a aboyé<br />

en m’incitant d’un geste du bras.<br />

Je n’ai rien répondu. Je me suis contenté <strong>de</strong> sourire, puis je les ai rejoint, érigeant dans mon<br />

sillage <strong>une</strong> dépression houleuse aux rouleaux grisâtres.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

En m’apercevant, le visage d’Eddie a immédiatement changé <strong>de</strong> physionomie. Je l’ai vu se<br />

démunir <strong>de</strong> toute désinvolture pour recouvrer un aspect aux traits incisifs.<br />

— Mince, je ne t’attendais plus, il a dit tout en abandonnant son siège. T’as pas d’ennuis, au<br />

moins...?<br />

Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche qu’il était déjà sur moi. Il me passait un bras dans le<br />

dos évoquant le plaisir que lui procurait ma venue, me glissait à l’oreille qu’il avait à me<br />

parler, et ce faisant, m’entraînait sur le seuil <strong>de</strong> la porte où <strong>une</strong> lanterne distillait <strong>une</strong> clarté<br />

diffuse:<br />

— Ecoute-moi bien, Lenny, il a attaqué d’un timbre <strong>de</strong> voix impérieux. Je voudrais que tout<br />

soit bien clair entre nous, t’es peut-être l’un <strong>de</strong>s meilleurs poids moyen <strong>de</strong> mon écurie mais ne<br />

crois pas je vais te laisser agir à ta guise! On s’entend bien tous les <strong>de</strong>ux, on fait <strong>de</strong>s affaires,<br />

qu’est-ce que t’as besoin <strong>de</strong> venir tourner autour <strong>de</strong> Vera?<br />

— De quoi tu parles...?!<br />

— Fais pas chier. Je l’ai attendue toute la nuit, l’autre soir, pendant que tu te baladais avec<br />

elle à l’autre bout <strong>de</strong> la ville. Mer<strong>de</strong>, tu crois que je suis tombé <strong>de</strong> la <strong>de</strong>rnière pluie...!? Qu’estce<br />

que tu cherches, exactement?<br />

Les bruits <strong>de</strong> la nuit ont assailli mon esprit un court instant.<br />

— Qu’est-ce qui te prends? j’ai dit . Je l’ai juste emmenée faire un tour, y a pas <strong>de</strong> quoi<br />

s’emballer.<br />

— M’emmer<strong>de</strong> pas avec ça, il a rétorqué, tu l’as vue, elle n’a pas décoché un seul sourire <strong>de</strong><br />

la soirée. Elle n’a pas <strong>de</strong>sserré les <strong>de</strong>nts <strong>de</strong> toute la semaine! Tu crois que je vais supporter ça<br />

longtemps?!!<br />

— Ecoute, Eddie, qu’est-ce que tu veux que j’y fasse?<br />

Il m’a observé un moment en grimaçant à moitié, sa face attestait d’un certaine hésitation,<br />

mais au fond <strong>de</strong> lui-même, je savais qu’il avait déjà tissé sa toile. Je le décelais dans cet œil<br />

aiguisé qui jaillissait au <strong>de</strong>ux-tiers <strong>de</strong> son enclave.<br />

— Elle t’aime bien, va lui parler, il a suggéré. Dis-lui que tout ça ne la mènera nulle part. Dislui<br />

que dans l’intérêt <strong>de</strong> tous elle ferait mieux <strong>de</strong> changer d’attitu<strong>de</strong>..., tu comprends?<br />

J’ai accusé un petit silence incrédule qui s’est étiré un long moment dans la pâleur <strong>de</strong> la nuit,<br />

puis j’ai do<strong>de</strong>liné <strong>de</strong> la tête <strong>de</strong> manière presque indiscernable.<br />

— Je comprends, j’ai dit. Je vois à peu près ou tu veux en venir.<br />

— Je savais que je pouvais compter sur toi, il a affirmé.<br />

Pour finir, il m’a tapoté sur l’épaule en m’infligeant <strong>une</strong> grimace <strong>de</strong> contentement<br />

insoutenable, puis je l’ai vu tourner les talons et se dissoudre dans relents <strong>de</strong> tabac.<br />

Dans les secon<strong>de</strong>s qui ont suivi, je suis resté sur le seuil <strong>de</strong> la porte en inspectant les alentours<br />

quant <strong>une</strong> sorte d’éclat métallique a attisé ma curiosité <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> la chaussée. Je ne<br />

voyais pas précisément <strong>de</strong> quoi il retournait, je discernais juste quelques éclairs argentés<br />

<strong>de</strong>rrière la vitre d’<strong>une</strong> grosse Merce<strong>de</strong>s, et en me rapprochant, j’ai reconnu le visage <strong>de</strong><br />

Nadine dont la mâchoire était soutenue par <strong>une</strong> armature en acier impressionnante. J’ai tapoté<br />

contre le carreau du siège passager, elle m’a envisagé un instant d’un regard craintif puis s’est<br />

décidée à mettre le contact et ouvrir la fenêtre.<br />

— Lenny? a t-elle articulé d’<strong>une</strong> petite voix chevrotante.<br />

— Bon sang, Nadine, qu’est-ce qui t’es arrivée...??!<br />

— J’ai désobéi à mon frère.<br />

— Mer<strong>de</strong>, qu’est-ce que tu racontes, c’est lui qui t’as mis dans cet état...!!?<br />

— Je l’ai méritée, tu sais, il m’avait dit <strong>de</strong> rester dans la voiture.<br />

Sa face était tuméfiée par la sueur, parcourue d’épanchements <strong>de</strong> sang et entaillée à plusieurs<br />

endroits, sa lèvre inférieure était meurtrie par <strong>une</strong> longue éraillure, son œil gauche boursouflé<br />

sous les morsures d’un hématome et sa peau embaumait l’arnica.<br />

— Tu veux venir avec moi? j’ai dit.


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Je ne peux pas, Eddie m’a dit <strong>de</strong> l’attendre dans la voiture.<br />

— Ecoute, tu ne vas pas rester là-<strong>de</strong>dans toute la soirée, c’est ridicule.<br />

— Laisse-moi, ça va allez je t’assure. Je vais me faire un petit rail <strong>de</strong> coke.<br />

Je l’ai examiné dix secon<strong>de</strong>s d’un air songeur puis j’ai rebroussé chemin. Je suis parvenu à<br />

l’entrée du club, je me suis figé dans l’encadrement <strong>de</strong> la porte et je lui ai envoyé un <strong>de</strong>rnier<br />

regard. Elle n’avait pas relevé la vitre et je pouvais la voir s’escrimer avec son petit poudrier<br />

<strong>de</strong> cocaïne.<br />

*<br />

En fait, il m’a fallu un moment avant <strong>de</strong> remettre les pieds dans l’arrière-salle. Le petit laïus<br />

du bookmaker n’avait rien à voir dans tout ça, mais l’idée <strong>de</strong> croiser à nouveau le regard<br />

hostile <strong>de</strong> Vera me faisait frissonner. L’incroyable sévérité qui avait dilaté ses pupilles quand<br />

Nell m’avait passé la main dans le dos, l’insistance impitoyable avec laquelle elle avait suivi<br />

notre déplacement, la moue ca<strong>de</strong>nassée dont elle s’était parée, l’œilla<strong>de</strong> meurtrière qu’elle<br />

m’avait lancé lorsqu’elle nous avait vu en pleine discussion dans l’encadrement <strong>de</strong> la porte,<br />

tout laissait entrevoir son mécontentement, chacun <strong>de</strong> ses gestes trahissait l’ondulation<br />

versatile qui ruisselait dans ses veines: ses hochements <strong>de</strong> tête, ses lents battements <strong>de</strong><br />

paupières, ses croisements <strong>de</strong> jambes ou ses infimes frémissements <strong>de</strong> narines, chaque détail<br />

témoignait <strong>de</strong> son agacement. Et sa peau paraissait laiteuse et incan<strong>de</strong>scente sous l’éclairage<br />

<strong>de</strong>s plafonniers. Elle était comme <strong>une</strong> vision lumineuse qui surgit à quelques mètres du sol<br />

avec ses petites ailes transparentes, <strong>une</strong> merveilleuse apparition au rayonnement insensé mais<br />

dont le moindre clignement <strong>de</strong> cils peut vous envoyer au tapis.<br />

Aussi, en m’approchant <strong>de</strong> sa table, je prenais d’infinies précautions:<br />

— Je peux m’asseoir? j’ai <strong>de</strong>mandé.<br />

Elle m’avait vu venir <strong>de</strong> loin. Elle m’avait d’abord fusiller du regard pour bien me faire<br />

prendre conscience que j’allais au <strong>de</strong>vant d’ennuis considérables, puis avait détourné la tête à<br />

mon approche.<br />

— Qu’est-ce que tu fais là! elle a ragé.<br />

J’ai pris <strong>une</strong> chaise et je me suis assis à ses côtés. J’ai laissé flotté un petit instant d’incertitu<strong>de</strong><br />

en contemplant sa nuque.<br />

— Eddie m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> passer, j’ai dit. Ça me fait plaisir <strong>de</strong> te voir.<br />

Je ne voyais pas précisément ce qui dans mes propos eût mérité ça, mais elle fit volte-face et<br />

me foudroya d’<strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> en fer forgé:<br />

— Je savais bien qu’il y avait quelque chose qu’allait pas chez toi! elle m’a sorti d’<strong>une</strong> voix<br />

blanche. Il claque <strong>de</strong>s doigts et t’accoures aussitôt comme un laquais... Tu vois pas qu’il se<br />

sert <strong>de</strong> toi, pauvre pomme!<br />

— Eh, tu crois que la vie est un stand <strong>de</strong> foire, qu’il suffit <strong>de</strong> se baisser pour ramasser les lots?<br />

j’ai dit.<br />

Elle a marqué un petit d’arrêt mais son regard est <strong>de</strong>meuré d’<strong>une</strong> noirceur féroce.<br />

— Ah, ne me fais pas rire avec ça! elle a fait. Tu t’es vu...?! Elles sont où les merveilles pour<br />

lesquelles t’acceptent <strong>de</strong> te rouler la boue!<br />

Je l’ai fixée dix secon<strong>de</strong>s droit dans les yeux. Je me sentais un peu tendu désormais.<br />

— Et toi, j’ai répliqué, tu te trouves tellement irréprochable...?<br />

— Moi, j’ai un appartement et <strong>une</strong> voiture <strong>de</strong> collection, au moins!<br />

J’ai hoché la tête <strong>de</strong> façon sarcastique:<br />

— Mince, tu dois être <strong>une</strong> sacrée fille pour qu’Eddie se montre aussi bienveillant avec toi.<br />

Elle m’a envoyé un sourire furtif et terriblement caustique, puis ses yeux se sont mis à briller.<br />

Ça m’a un peu fait peur. Je ne voyais pas exactement où elle voulait en venir. J’appréhendais<br />

qu’elle entrât dans <strong>une</strong> colère bleue, mais au lieu <strong>de</strong> ça, elle a pris <strong>une</strong> pose espiègle et tout en


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

ramenant <strong>une</strong> mèche <strong>de</strong>rrière son oreille, elle a dit:<br />

— Je suis <strong>une</strong> fille extraordinaire, si tu veux savoir!<br />

A cet instant, j’ai réellement pensé que l’orage était passé. J’apercevais encore quelques<br />

lueurs à l’horizon, tout au fond <strong>de</strong> ses rétines, mais son visage avait retrouvé <strong>une</strong> expression<br />

paisible. Je ne savais pas qu’elle pouvait passer d’un état à un autre en un rien <strong>de</strong> temps. Je lui<br />

ai vaguement souri en attrapant <strong>une</strong> cigarette, j’ai guigné les autres qui poursuivaient leur<br />

discussion à la table voisine, jusqu’au moment où <strong>une</strong> flamme d’un ja<strong>une</strong> aux nuances ocre a<br />

jailli <strong>de</strong>vant mon nez:<br />

— Dis-moi, petit punching-ball, si t’allais me chercher un autre Martini?<br />

Au début, j’ai fait celui qui n’avait pas entendu. J’ai essayé <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r la tête froi<strong>de</strong> en<br />

embrasant placi<strong>de</strong>ment le bout <strong>de</strong> ma cigarette, j’ai fixé mon attention sur l’étrange alchimie<br />

qui tressautait <strong>de</strong>vant ma figure, mais peu à peu, le venin <strong>de</strong> son invective s’est répandu en<br />

moi tel <strong>une</strong> injection <strong>de</strong> caféine. J’ai senti que je commençais à perdre patience. Douce Sainte<br />

Vierge, ai-je médité, pourquoi fallait-il qu’à pisser contre le vent on inondât sa chemise?<br />

Quelle insidieuse aberration m’avait poussé à croire que Vera allait me laisser m’en tirer à si<br />

bon compte?<br />

— Eh bien, qu’est-ce que t‘attends? elle a persiflé au bout <strong>de</strong> quelques secon<strong>de</strong>s. T’es <strong>de</strong>venu<br />

sourd?!<br />

J’ai tenté <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>r <strong>une</strong> certaine maîtrise <strong>de</strong> moi. Intérieurement, mon sang écumait,<br />

seulement je ne voulais pas lui faire voir qu’elle m’avait piqué au vif, je ne voulais pas lui<br />

faire ce plaisir. J’ai tiré <strong>une</strong> longue bouffée <strong>de</strong> tabac en grimaçant légèrement, puis je me suis<br />

levé et je suis allé lui chercher un verre.<br />

En revenant, j’ai réussi à me fabriquer la carapace du type qui en avait vu d’autre, du gars que<br />

rien ne pouvait atteindre. Un large sourire ornait le bas <strong>de</strong> mon visage et en arrivant sur elle,<br />

j’ai pu lire l'interrogation sur ses traits, elle avait l’air dubitative. Ce qui ne m’a pas empêché<br />

<strong>de</strong> lui renverser le contenu du verre sur les cuisses.<br />

— Oh mon Dieu, ce que je peux être maladroit! j’ai bredouillé en prenant un ton faussement<br />

affligé.<br />

Les gouttes <strong>de</strong> Martini explosaient littéralement au contact <strong>de</strong> sa peau. Ça m’a laissé songeur<br />

mais pas très longtemps parce qu’après un petit mouvement <strong>de</strong> sursaut, elle a relevé la tête et<br />

m’a transpercé avec les harpons obscurs qu’elle avait à la place <strong>de</strong>s yeux.<br />

— Je suis désolé, ai-je enfoncé le clou.<br />

— GRRRRrrrrrr...!!!<br />

Le glapissement <strong>de</strong> rage étouffé qui était sorti <strong>de</strong> sa poitrine avait suffit à faire lever le nez<br />

d’Eddie dans notre direction. Maintenant, il m’avisait avec un masque au relief menaçant et je<br />

<strong>de</strong>vinais son œil globuleux à travers les spirales <strong>de</strong> tabac. Je discernais son mécontentement,<br />

sa main s’était crispée toute seule autour du verre qu’il tenait et si Vera n’avait pas détendu<br />

l’atmosphère en s’imposant un sourire accommodant, je ne sais pas où tout ça nous aurait<br />

mené. Enfin, j’envoyais à mon tour un sourire approximatif à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong> Nell et tout<br />

rentrait dans l’ordre. Je la regardais simplement prendre un mouchoir et s’essuyer les cuisses<br />

que le Martini avait transformé en patinoires sucrées. Ensuite, je suis allé finir ma cigarette à<br />

la fenêtre. La nuit était toujours d’<strong>une</strong> pâleur invraisemblable au <strong>de</strong>hors, un quartier <strong>de</strong> l<strong>une</strong><br />

incolore sommeillait au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> la ville, il y avait <strong>de</strong>s moustiques qui faisaient les marioles<br />

sous les réverbères et leurs petits battements d’ailes remplissaient la rue <strong>de</strong> zézaiements<br />

excentriques. Ils avaient l’air <strong>de</strong> s’en payer les salauds! Certains piquaient en vrille comme si<br />

<strong>une</strong> rafale <strong>de</strong> fusil-mitrailleur venaient <strong>de</strong> les atteindre, d’autres valsaient frénétiquement aux<br />

abords <strong>de</strong> l’ampoule, d’autres encore allaient faire un tour et revenaient en zigzaguant, la<br />

trajectoire nerveuse, le vol leste, <strong>de</strong> sorte qu’on aurait dit qu’ils venaient <strong>de</strong> s’envoyer un<br />

gramme <strong>de</strong> cocaïne pure. D’ailleurs, leurs petits dards <strong>de</strong> camés miroitaient comme <strong>de</strong>s lances<br />

en titane sous les halos oscillants.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Je les ai épiés un instant, je suis re<strong>de</strong>scendu sur Nadine dont le visage bardé <strong>de</strong> tiges<br />

métalliques luisait à l’intérieur <strong>de</strong> la Merce<strong>de</strong>s, puis mon attention a été attiré par <strong>une</strong> Lincoln<br />

noire qui est apparue silencieusement au coin <strong>de</strong> la rue. Je l’ai suivie <strong>de</strong>s yeux, elle glissait sur<br />

l’asphalte avec <strong>une</strong> fluidité presque magique, ses ailes frôlaient les trottoirs et les lumières <strong>de</strong><br />

la rue se réfléchissaient sur sa carrosserie. Elle a stoppé juste sous un réverbère <strong>de</strong> l’autre côté<br />

<strong>de</strong> la chaussée. La l<strong>une</strong> avait coulissé sur le pare-brise et la cicatrice <strong>de</strong> Zin transparaissait au<br />

travers.<br />

L’instant d’après, je le retrouvais à l’oreille <strong>de</strong> Nell. Je n’arrivais pas à entendre ce qu’ils se<br />

disaient mais le bookmaker avait la banane, il a vidé son verre d’<strong>une</strong> traite et a suivi le gar<strong>de</strong><br />

du corps à l’extérieur.<br />

— Mer<strong>de</strong>, j’arrive pas à y croire, il a fait en traversant la rue d’<strong>une</strong> foulée excitée. Tu sais<br />

<strong>de</strong>puis combien <strong>de</strong> temps j’attends ça?<br />

Zin s’est contenté <strong>de</strong> sourire. Il a marché jusqu’à l’arrière <strong>de</strong> la Lincoln puis a sorti un<br />

trousseau <strong>de</strong> clés <strong>de</strong> sa poche.<br />

— Mer<strong>de</strong>, j’en reviens pas, a réitéré Eddie.<br />

Pendant le gar<strong>de</strong> du corps s’attachait à introduire la clé dans la serrure, Eddie piétinait<br />

littéralement sur place, il se caressait fébrilement la nuque et lorsqu’enfin le coffre s’est<br />

ouvert, un large sourire a irradié sa figure. Il a empoigné un long couteau dissimulé sous sa<br />

veste et s’est acharné sur Jerzy avec <strong>une</strong> véhémence d’<strong>une</strong> rare intensité.<br />

— Petit enflure, je vais t’apprendre la vie! qu’il vociférait en enfonçant rageusement la lame<br />

dans les entrailles du porc. Tu vas comprendre ta douleur! (zzziiic) Tu crois que j’allais te<br />

laisser faire?! Tu crois que j’allais te laisser me pourrir la vie?! (zzziiic, zzziiiiic) Je vais te la<br />

fermer, moi, ta gran<strong>de</strong> gueule <strong>de</strong> mer<strong>de</strong>!!<br />

Eddie était dans <strong>une</strong> telle rage qu’il avait quasiment perdu le contrôle <strong>de</strong> lui-même, il mettait<br />

<strong>de</strong>s coups <strong>de</strong> couteau à tort et à travers et le sang giclait dans toutes les directions, il en avait<br />

partout sur les mains, sur la chemise et sa face en était tavelée. Une éclaboussure avait même<br />

atteint Zin au menton. À travers la vitre, avec la déformation, il me faisait penser à <strong>une</strong> espèce<br />

<strong>de</strong> bête sauvage. Et le cochon avait déjà rendu l’âme qu’il continuait <strong>de</strong> le charcuter<br />

méthodiquement.<br />

Au bout <strong>de</strong> quelques secon<strong>de</strong>s, Zin a exercé <strong>une</strong> petite pression <strong>de</strong> la main sur son épaule:<br />

— Je crois qu’il a son compte, tu sais.<br />

Le bookmaker s’est arrêté net, il avait l’air <strong>de</strong> sortir d’un état <strong>de</strong> transe, il a examiné ses<br />

mains, sa chemise:<br />

— Putain, cet enculé m’en a mis partout! il a fait.<br />

Sur quoi, d’un geste hargneux, il a enfoncé <strong>une</strong> <strong>de</strong>rnière fois le couteau dans la couenne du<br />

goret et l’en a ressortie presque instantanément. C’est seulement après qu’il a donné<br />

l’impression <strong>de</strong> retrouver ses esprits. Tout en essuyant la lame avec le pan <strong>de</strong> sa veste, il est<br />

resté un instant à fixer le cadavre <strong>de</strong> Jerzy et le silex <strong>de</strong> l’orgueil est venu sculpter son faciès.<br />

Il s’est tourné vers Zin:<br />

— Putain, tu sais qu’il ne l’aura pas volé, hein!<br />

Quand il a fait son entrée dans l’arrière-salle avec le goret dans les bras, Vera l’a ignoré mais<br />

les autres se sont tous levés pour l’accueillir. Chacun y allait <strong>de</strong> sa petite tape dans le dos, les<br />

uns le congratulaient pour avoir fait la peau <strong>de</strong> Jerzy, les autres levaient leur verre en<br />

l’accompagnant <strong>de</strong> ricanements décousus.<br />

— Alors, mes salauds, je ne vous avait pas dit j’allais finir par me le faire, hein?!<br />

— Ah putain, Eddie, on peut dire que t’as <strong>de</strong> la suite dans les idées!<br />

— Atten<strong>de</strong>z, c’est pas tout..., maintenant, on va se le bouffer ce petit enculé! On va se le<br />

passer à la rôtissoire!<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Les cuisines s’étendaient sur tout le premier sous-sol dans un dédale <strong>de</strong> fourneaux en inox et<br />

<strong>de</strong> casseroles <strong>de</strong> cuivre. Nell avait embroché Jerzy sur <strong>une</strong> longue tige d’acier et le<br />

badigeonnaient d’huile <strong>de</strong> tournesol, il avait encore plein <strong>de</strong> sang sur le visage mais sa recette<br />

du cochon rôti à l’estragon emballait tout le mon<strong>de</strong>. Dino et Richie étaient chargé <strong>de</strong> la sauce.<br />

Je ne voyais pas précisément ce qu’ils fabriquaient, je voyais simplement quelques gousses<br />

d’ail et <strong>une</strong> <strong>de</strong>mi-douzaine <strong>de</strong> boites <strong>de</strong> tomates ouvertes <strong>de</strong>vant eux. Bumpy quant à lui<br />

s’occupait <strong>de</strong> l’estragon. Il s’était fait recoudre l’oreille et avait vraiment le truc pour<br />

l’estragon. Il se servait d’un petit hachoir manuel et coupait les feuilles tellement fin que ça<br />

parfumait toute la cuisine. Malgré tout, Vera regardait ça d’un œil ombrageux, elle ne faisait<br />

pas vraiment la gueule mais irradiait d’on<strong>de</strong>s négatives qui m’enlevaient <strong>de</strong> la tête toutes<br />

tentatives <strong>de</strong> réconciliation. Et la seule idée qu’elle puisse me surprendre en train <strong>de</strong><br />

l’observer me faisait froid dans le dos. Je restais donc à ma place, épaulé à la rôtissoire, à<br />

reluquer Zin et les <strong>de</strong>ux autres bookmakers qui débouchaient <strong>de</strong>s bouteilles <strong>de</strong> Chianti aux<br />

goulots interminables.<br />

— Eh Lenny, tu veux pas t’occuper <strong>de</strong> la rôtissoire? m’a <strong>de</strong>mandé Eddie au bout d’un<br />

moment.<br />

Je n’ai rien rétorqué. Je me suis simplement passé <strong>une</strong> main dans la nuque et j’ai jeté un œil<br />

sur le bidule.<br />

— Thermostat 9. Position “grilloir”, il a précisé.<br />

J’ai hoché la tête.<br />

Trente secon<strong>de</strong>s plus tard, tandis que manipulais les boutons du four, j’ai entendu un<br />

hurlement terrifiant dans mon dos. J’ai d’abord cru qu’on venait <strong>de</strong> me déchirer les tympans à<br />

coups <strong>de</strong> sagaies puis en me retournant, je me suis rendu compte que c’était tout bonnement<br />

Belinda qui venait <strong>de</strong> débarquer dans la cuisine. En découvrant Jerzy empalé sur le<br />

tournebroche, elle avait perdu la raison et criait à s’en faire éclater la rate. Son corps s’était<br />

raidi sous l’emprise <strong>de</strong> la démence, ses yeux étaient sortis <strong>de</strong> leur orbite — dirigés<br />

implacablement vers le cadavre du cochon — et sa face n’était plus qu’<strong>une</strong> espèce masque<br />

livi<strong>de</strong> distendu par l’horreur.<br />

En fait, tout avait commencé lorsqu’elle s’était rendue compte <strong>de</strong> la disparition <strong>de</strong> Jerzy. Elle<br />

l’avait cherché un peu partout dans l’appartement, puis dans la rue aux abords <strong>de</strong> l’immeuble<br />

et avait fini par envisager la possibilité d’un enlèvement. Ensuite avait germé l’idée qu’Eddie<br />

puisse se cacher <strong>de</strong>rrière tout ça et au fur et à mesure que sa voiture se rapprochait du club,<br />

cette éventualité avait pris <strong>une</strong> dimension inquiétante, un parfum d’évi<strong>de</strong>nce effroyable. Sa<br />

Merce<strong>de</strong>s-Benz 300 SL s’était rangée en double file à côté <strong>de</strong> la Lincoln, elle avait <strong>de</strong>mandé à<br />

son chauffeur <strong>de</strong> laisser tourner le moteur, arguant qu’elle n’en avait pas pour longtemps et<br />

s’était engouffrée dans le vestibule du club malgré les efforts d’Isaac pour lui faire obstacle.<br />

— Où sont-ils?! avait-elle lancé d’<strong>une</strong> voix que l’agitation avait rendu discordante.<br />

— Je les ai vu <strong>de</strong>scendre aux cuisines, avait balbutié le portier en s’épongeant le front avec un<br />

mouchoir en tissu.<br />

Belinda avait alors emprunté le long labyrinthe <strong>de</strong> couloirs menant au sous-sol, était parvenue<br />

jusqu’aux cuisines et en découvrant le sort qu’Eddie avait fait subir à Jerzy était entrée dans<br />

<strong>une</strong> crise <strong>de</strong> nerfs à tout casser.<br />

Maintenant, elle avait <strong>de</strong> la bave partout sur le menton et les yeux injectés <strong>de</strong> sang. Eddie,<br />

Bumpy et Richie s’étaient portés autour d’elle pour essayer <strong>de</strong> la ceinturer mais elle se<br />

débattait si violemment qu’elle avait réussi à les faire tomber à la renverse. Et les cris qui<br />

sortaient <strong>de</strong> sa gorge avaient quelque chose <strong>de</strong> profondément inhumain.<br />

— DINO, VA CHERCHER LA TROUSSE D’URGENCE! a gueulé Eddie en indiquant le fond <strong>de</strong> la<br />

cuisine.<br />

Dino a do<strong>de</strong>liné <strong>de</strong> la tête mais son squelette est resté sur place.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— QU’EST-CE QUE T’ATTENDS, BORDEL! TU NE VOIS PAS QU’ELLE EST EN PLEINE CRISE<br />

D’HYSTERIE!<br />

Pendant que Dino disparaissait dans le fond <strong>de</strong> la pièce, je décidais d’abandonner un œil en<br />

direction <strong>de</strong> Vera. Elle avait l’air absente, ses iris évoquaient <strong>de</strong>ux astres aux scintillements<br />

étranges et lointains, elle ne semblait pas percevoir les barrissements <strong>de</strong> Belinda et quand je<br />

me suis rapproché d’elle pour lui proposer <strong>de</strong> la raccompagner, elle a juste accusé un petit<br />

battement <strong>de</strong> cils puis m’a suivi. Zin nous a emboîté le pas.<br />

Dehors, un petit vent tiè<strong>de</strong> s’était levé. Isaac et le chauffeur <strong>de</strong> Belinda discutait sur le trottoir.<br />

Le portier faisait <strong>de</strong> grands gestes, il expliquait comment Eddie avait truci<strong>de</strong>r Jerzy dans le<br />

coffre <strong>de</strong> la Lincoln et sa cravate virevoltait <strong>de</strong>vant lui. Un peu plus loin, sur le siège passager<br />

<strong>de</strong> la Merce<strong>de</strong>s, Nadine scrutait la chaussée. Elle nous a regardé traverser la rue et nous<br />

envoyé un petit signe <strong>de</strong> la main. J’ai ouvert la portière passager <strong>de</strong> la 203, Vera est montée à<br />

l’intérieur, j’ai jeté un rapi<strong>de</strong> coup d’œil le long <strong>de</strong> ses jambes et je suis venu me placer à ses<br />

côtés <strong>de</strong>rrière le volant. Ensuite, il y a eu <strong>une</strong> petite phase <strong>de</strong> flottement comme si la nuit<br />

reprenait son souffle. Je l’ai dévisagée en silence en engageant la clé dans le contacteur, puis<br />

j’ai mis les gaz. Zin a déboîté juste <strong>de</strong>rrière nous avec sa Lincoln.<br />

Dans les cuisines, Belinda avait sombré dans <strong>une</strong> folie invraisemblable, elle se contorsionnait<br />

en poussant <strong>de</strong>s hurlements et son corps était traversé <strong>de</strong> violentes convulsions. Eddie, Bumpy<br />

et Richie avaient toutes les peines du mon<strong>de</strong> à la maintenir au sol. Stanley Wood et Georgio<br />

Filetti la reluquait. On aurait dit qu’<strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> démon avait pris place à l’intérieur <strong>de</strong> son<br />

être.<br />

— La seringue est prête? a <strong>de</strong>mandé Eddie.<br />

— Ouais, a répondu Dino.<br />

Nell a saisi la seringue un peu à la manière d’un pic à glace. Pendant que les autres essayaient<br />

<strong>de</strong> maîtriser Belinda, il lui a empoigné la tignasse et a visé la grosse veine jugulaire qui<br />

palpitait le long <strong>de</strong> son cou.<br />

— Mer<strong>de</strong>, qu’est-ce que tu comptes faire? s’est inquiété Richie.<br />

Nell n’a donné auc<strong>une</strong> explication. Il a simplement décrit un arc <strong>de</strong> cercle avec l’avant-bras et<br />

l’aiguille a étincelé dans l’espace. Le geste paraissait sûr et emprunt d’<strong>une</strong> réelle <strong>de</strong>xtérité,<br />

mais à l’ultime instant, Belinda a tressauté et l’aiguille a fini sa course dans l’épaule <strong>de</strong><br />

Bumpy.<br />

— PUTAIN, VOUS ALLEZ LA TENIR A LA FIN! s’est égosillé Eddie en extrayant la longue tige<br />

d’acier du bras <strong>de</strong> Bumpy.<br />

D’<strong>une</strong> grimace explicite, Dino lui a fait comprendre qu’il faisait ce qu’il pouvait mais Belinda<br />

était parcourue <strong>de</strong> soubresauts incessants, elle se torsadait avec frénésie, s’arc-boutait sur le<br />

carrelage avec un déchaînement d’<strong>une</strong> rare intensité et il a fallu l’ai<strong>de</strong> <strong>de</strong>s bookmakers pour<br />

en venir à bout et qu’enfin Eddie parvienne à lui enfoncer la seringue dans la jugulaire.<br />

A bord <strong>de</strong> la Peugeot régnait <strong>une</strong> ambiance un peu particulière, <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> grand calme<br />

avant l’ouragan. Vera ne disait rien, elle regardait juste la route en clignant <strong>de</strong>s yeux et son<br />

visage respirait la quiétu<strong>de</strong>. Parfois j’avais vraiment du mal à la comprendre. Après ce qui<br />

s’était passé, je m’attendais à trouver <strong>de</strong>s traces d’agacement dans son comportement, je<br />

m’attendais à déceler <strong>de</strong>s signes <strong>de</strong> nervosité et je la voyais se rattacher calmement les<br />

cheveux dans le petit miroir du pare-soleil.<br />

— Bon Dieu, qu’est-ce que tu fous avec ce dingue?!! ai-je fulminé au bout d’un moment.<br />

Elle n’a même pas pris la peine <strong>de</strong> me regar<strong>de</strong>r. Elle s’attendait à un truc dans le genre <strong>de</strong> ma<br />

part et ça la faisait sourire.<br />

— Il aime m’avoir auprès <strong>de</strong> lui si tu veux tout savoir.<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Fais pas l’imbécile, tu sais très bien <strong>de</strong> quoi je parle. Comment tu fais pour vivre avec un<br />

psychopathe?<br />

— Tu crois que je t’ai attendu? elle a réparti. Tu crois que la vie a été spécialement taillé à<br />

mes mesures?! Mer<strong>de</strong>, je me débrouille seule <strong>de</strong>puis que j’ai quatorze ans, avec son fric, j’ai<br />

tout ce que je veux!!<br />

J’ai secoué la tête.<br />

— Vera, ce type est mala<strong>de</strong>!<br />

— Et après, tu crois que j’ai trente-six moyens <strong>de</strong> m’en sortir!?<br />

J’ai jeté un rapi<strong>de</strong> coup d’œil dans le rétroviseur, les phares <strong>de</strong> la Lincoln scintillaient en<br />

ca<strong>de</strong>nce.<br />

— Je te comprends pas, j’ai fait.<br />

Elle avait le visage fermé et <strong>une</strong> traînée <strong>de</strong> poudre irascible dans chaque œil, les lumières <strong>de</strong><br />

la rue venaient lui blanchir la peau, le vent lui ébouriffait les cheveux et elle n’arrêtait pas <strong>de</strong><br />

remettre la même petite mèche <strong>de</strong>rrière son oreille.<br />

— Ecoute, elle a dit, Nell est né dans un petit village, c’est un type qui est parti <strong>de</strong> rien,<br />

comme moi, seulement regar<strong>de</strong> où il en est maintenant. A quoi ça me servirait d’avoir <strong>de</strong>s<br />

scrupules, le fric, c’est tout ce qui m’a sauvé!<br />

— Comment tu peux parler comme ça...? Ça te plaît d’être tenu en laisse par un dingue?<br />

Putain, mais ouvre les yeux, regar<strong>de</strong> dans quel état il a mis sa sœur!!!<br />

— TOI OUVRE LES YEUX! elle a riposté. C’EST PAS DES ANGES, NOM DE DIEU! C’EST DES<br />

TRAFIQUANTS, C’EST LEUR FAÇON DE VIVRE!<br />

La froi<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> son raisonnement avait quelque chose <strong>de</strong> terrifiant. Nous avons encore roulé<br />

quelques instants au milieu <strong>de</strong> l’avenue puis je me suis rangée face aux grilles d’entrée <strong>de</strong> son<br />

appartement. Elle est <strong>de</strong>scendue <strong>de</strong> la voiture:<br />

— Tu viens boire un <strong>de</strong>rnier verre?<br />

Mon regard a glissé vers la Lincoln <strong>de</strong> Zin garée cinquante mètres <strong>de</strong>rrière.<br />

— Pas ce soir. Deman<strong>de</strong> à ton chien <strong>de</strong> gar<strong>de</strong>, il a peut-être soif.<br />

- 23 -


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Le len<strong>de</strong>main après-midi quand la Jaguar <strong>de</strong> Vera est apparue au bout du quai, j’ai tout <strong>de</strong><br />

suite eu un mauvais pressentiment. Les dockers étaient en grève <strong>de</strong>puis bientôt trois semaines<br />

et la zone portuaire avait pris les allures d’un vaste chantier désaffecté. Un vent ari<strong>de</strong> faisait<br />

tanguer les plates-formes et véhiculait <strong>une</strong> poussière corrosive le long <strong>de</strong>s appontements, il<br />

n’y avait pas <strong>de</strong> bruit, juste le clapotis <strong>de</strong>s paquebots et le bourdonnement <strong>de</strong>s entrepôts<br />

frigorifiques. Henri était assis à mes côtés sur un petit container, il plissait <strong>de</strong>s yeux et se<br />

passait <strong>de</strong> temps à autre un mouchoir sur la nuque. Il n’arrêtait pas <strong>de</strong> soupirer:<br />

— Ooooh putain, il fait chaud! Faut être mala<strong>de</strong> pour courir par cette chaleur...<br />

Je do<strong>de</strong>linais <strong>de</strong> la tête en posant un œil sur le chronomètre. Tortilla avait déjà parcouru vingt<br />

kilomètres et au moment où la Jaguar s’est matérialisée dans la canicule, il <strong>de</strong>vait être du côté<br />

<strong>de</strong> l’aire <strong>de</strong> stockage, entre les dépôts <strong>de</strong> céréales et les réservoirs <strong>de</strong> mazout.<br />

Henri pour sa part avait les yeux rivés sur la Jaguar. Il la contemplait en se pétrissant le<br />

menton et au fur et à mesure qu’elle se rapprochait ses sourcils se resserraient. Il avait l’air<br />

intrigué par la lenteur <strong>de</strong> sa progression. Et lorsque le véhicule s’est arrêté à <strong>une</strong> cinquantaine<br />

<strong>de</strong> mètres et que Vera en est <strong>de</strong>scendue avec ses jambes vertigineuses, <strong>une</strong> petite robe en<br />

latex, <strong>une</strong> perruque aux boucles blanches et ses longs cils enduits <strong>de</strong> mascara, sa mâchoire<br />

inférieure est tombée d’un coup.<br />

— Par tous les Saints, Lenny, tu vois ce que je vois...?!<br />

— J’ai bien peur que oui, ai-je grommelé.<br />

Vera progressait sur un petit tronçon <strong>de</strong> quai recouvert d’eaux stagnantes. A chac<strong>une</strong> <strong>de</strong> ses<br />

enjambées, ses talons hauts provoquaient un large ondoiement et son propre reflet serpentait à<br />

la surface <strong>de</strong> la flaque. Elle avait vraiment le truc pour vous mettre les nerfs à fleur <strong>de</strong> peau.<br />

Henri était littéralement médusé.<br />

— Mer<strong>de</strong>, on peut dire que t’es verni, il a fait en abattant sur ma cuisse <strong>une</strong> main rugueuse.<br />

— Faut pas croire ça, j’ai dit, ce genre <strong>de</strong> fille est plus dangereux qu’<strong>une</strong> ogive à charge<br />

nucléaire.<br />

— N’empêche qu’elle a un sacré déhanchement!<br />

De ce côté là, fallait reconnaître que Vera avait la technique. Elle tortillait <strong>de</strong>s hanches sans<br />

auc<strong>une</strong> retenue et ses cuisses frottaient l’<strong>une</strong> contre l’autre. Et quand le vent tournait, je<br />

pouvais entendre l’imperceptible crissement <strong>de</strong> peau qui en résultait. Ça me rendait fébrile.<br />

Elle est venue se placer <strong>de</strong>vant nous en prenant <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> pose nonchalante avec un bras<br />

replié sur la poitrine et un autre à l’équerre pour permettre à ses doigts <strong>de</strong> jouer avec <strong>une</strong><br />

mèche <strong>de</strong> cheveux:<br />

— Salut Henri! elle a lancé.<br />

— Salut...<br />

— Comment tu me trouves?<br />

Pendant qu’Henri cherchait ses mots, le regard lumineux, je me suis levé et j’ai fait un pas<br />

vers elle:<br />

— T’as pas un peu fini!<br />

— Qu’est-ce qu’il y a, je te plais pas?<br />

J’ai tapoté le sol avec mon pied et sa silhouette a ondoyé à la surface <strong>de</strong> l’eau.<br />

— Qu’est-ce que tu fais là? j’ai grincé.<br />

— J’ai réussi à tromper la vigilance <strong>de</strong> Zin. J’ai pensé qu’on pouvait passer quelques heures<br />

ensemble...<br />

Devant le mutisme qui m’accaparait elle a accusé <strong>une</strong> moue inhabituelle:<br />

— Quoi, j’ai dit <strong>une</strong> bêtise?<br />

— Qu’est-ce que tu t’imagines?! j’ai embrayé, tu crois que tu peux venir dès que l’autre te<br />

laisse le champ libre et que je vais t’accueillir à bras ouverts!? Mer<strong>de</strong>, ça rime à quoi tout<br />

ça!!?<br />

Je ne sais pas ce que j’avais dit <strong>de</strong> si terrible mais ses iris se sont sertis <strong>de</strong> fragments <strong>de</strong>


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

tungstène. J’ai senti <strong>une</strong> sève colérique monter en elle et j’ai compris que les choses allaient<br />

déraper.<br />

— Faut toujours que tu gâches tout! elle a ragé.<br />

— Quoi?!! C’est moi qui gâche tout! ai-je éructé. Bon sang, mais regar<strong>de</strong> les choses en face,<br />

tu crois que le mon<strong>de</strong> tourne autour <strong>de</strong> toi...!!?<br />

— Exactement! Et toi tu fiches tout en l’air, on a quelques heures <strong>de</strong>vant nous et tu me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>s à quoi ça rime...<br />

Sa voix avait pris un ton incisif et je ne savais plus quoi penser. Elle avait <strong>de</strong> longues boucles<br />

blanches qui lui traversaient le visage et <strong>une</strong> lueur intense au fond <strong>de</strong>s yeux. Je l’ai saisie par<br />

le bras et après avoir refilé le chronomètre à Henri, je l’ai obligée à me suivre vers la voiture.<br />

— Qu’est-ce qui te prend...?! elle a hoqueté.<br />

— Avance! j’ai dit.<br />

Le docker nous regardait d’un air amusé, il avait l’œil rieur et le vent lui ébouriffait les<br />

cheveux. Il s’est levé à son tour, m’a dit <strong>de</strong> ne pas oublier l’inauguration <strong>de</strong> la boutique <strong>de</strong><br />

Stan dans la soirée et s’est mis à secouer gentiment la tête en signe <strong>de</strong> désabusement. J’ai fait<br />

grimpé Vera dans la bagnole et j’ai démarré sur les chapeaux <strong>de</strong> roues.<br />

Moins d’<strong>une</strong> quinzaine <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>s plus tard, Tortilla a débouché d’un stock <strong>de</strong> jerrycans. Il<br />

courait à un rythme soutenu et la chaleur lui avait asséché la bouche. Il s’est arrêté un instant<br />

au niveau d’Henri, a repris son souffle puis s’est envoyé <strong>une</strong> rasa<strong>de</strong> d’Evian.<br />

— C’est pas la bagnole <strong>de</strong> Vera? Il a <strong>de</strong>mandé faisant un petit mouvement <strong>de</strong> menton vers la<br />

Jaguar qui filait à vive allure tout au bout du quai.<br />

— Ouais. Je crois que ton frère s’est mis dans <strong>de</strong> beaux draps!<br />

— Comment tu la trouves...?<br />

Le docker a marqué un temps d’hésitation:<br />

— J’ai l’impression que c’est <strong>une</strong> belle emmer<strong>de</strong>use, il a dit.<br />

— Ah! tu me rassures, a fait Tortilla.<br />

A bord <strong>de</strong> la Jaguar je savais que les choses n’allaient pas en rester là. Vera était furieuse<br />

après moi et ses iris colportaient un message <strong>de</strong> défiance.<br />

— Où tu m’emmènes!? qu’elle maugréait.<br />

— Je te ramène chez toi! Eddie va être fou <strong>de</strong> rage si jamais il débarque à l’improviste!<br />

— Qu’est-ce que ça peut te faire, t’as peur <strong>de</strong> lui!!?<br />

— Mer<strong>de</strong>, mais quand est-ce que tu comprendras que tu lui appartiens! Il a payé pour ça!<br />

J’ai tout <strong>de</strong> suite senti que je venais <strong>de</strong> la blesser, ses longs cils enduits <strong>de</strong> mascara ont<br />

papillonné cinq six fois successivement, puis elle s’est jetée sur moi et j’ai perdu le contrôle<br />

du véhicule.<br />

— ESPECE DE SALAUD, COMMENT TU PEUX DIRE DES TRUCS PAREILS! elle s’est égosillée.<br />

Je n’ai rien répondu. Je lui ai simplement dit d’arrêter son cirque et j’ai essayé <strong>de</strong> rétablir la<br />

trajectoire, en vain. La bagnole est partie en aquaplaning sur <strong>une</strong> mince pellicule d’eau qui<br />

recouvrait la chaussée à la sortie <strong>de</strong>s docks, elle a accompli un tête à queue phénoménal et<br />

s’est stabilisée dans un crissement <strong>de</strong> pneus à hauteur d’un navire marchand. A côté <strong>de</strong><br />

l’imposant bâtiment la voiture paraissait minuscule, l’ancre maintenue sur son flanc pesait <strong>de</strong>s<br />

tonnes et la taille <strong>de</strong> ses manilles était impresionnante. Vera est sorti du véhicule en faisant<br />

claquer la portière. Elle était dans <strong>une</strong> colère noire et son visage s’était assombri <strong>de</strong> manière<br />

incroyable, elle avait un trait <strong>de</strong> silicium ciselé à même la cornée et avec sa petite robe<br />

immaculée tendue sur la peau et cette chevelure blanche on aurait dit un ange tombé du ciel.<br />

— JE SAVAIS BIEN QU’IL Y AVAIT QUELQUE CHOSE QUI DECONNAIT CHEZ TOI! elle s’est<br />

époumonée en serrant les poings.<br />

J’ai bondi par-<strong>de</strong>ssus la portière et je suis venu me placer en face d’elle.<br />

— Je te conseille <strong>de</strong> ne pas en faire trop, j’ai dit.<br />

Elle a eu un petit ricanement nerveux:


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Sois pas ridicule, tu veux. Pour qui tu te prends? Tu te crois tellement différent <strong>de</strong>s<br />

autres...?<br />

— Je crois qu’<strong>une</strong> fille qu’on met dans son lit pour quelques billets ça vaut pas grand chose!<br />

L’instant qui a suivi a vu l’atmosphère se charger d’<strong>une</strong> sorte d’orage magnétique insensé, un<br />

éclair foudroyant a déchiré le fond <strong>de</strong> ses rétines et sa main est venue me gifler à la face. Cela<br />

ne m’a pas étonné. Je lui ai assené un regard mauvais puis je l’ai giflée à mon tour. Et<br />

lorsqu’elle s’est ruée sur moi en trépignant <strong>de</strong> rage je l’ai simplement saisie par les poignets<br />

pour essayer <strong>de</strong> la dompter.<br />

— EDDIE TE TUERA S’IL APPREND CE QUE TU M’A FAIT! elle a geint en se débattant.<br />

— QU’EST-CE QUE T’ATTENDS POUR ALLER LUI DIRE! j’ai répliqué. VAS-Y, QU’EST-CE QUE<br />

T’ATTENDS!?<br />

Je l’ai relâchée mais elle ne s’est pas enfuit. Elle a juste perdu l’équilibre et a pris appui sur le<br />

capot.<br />

— JE TE HAIS! elle a écumé, TU M’ENTENDS, JE TE HAIS!<br />

En se précipitant à nouveau sur moi, elle a émis un petit glapissement aigu et son visage s’est<br />

chiffonné d’un seul coup. Elle avait dans l’idée <strong>de</strong> m’arracher les yeux mais sa cheville s’est<br />

tordue et elle est tombée à terre. Je n’ai eu aucun état d’âme.<br />

— DEBOUT! ai-je aboyé en l’empoignant par l’avant-bras, ALLEZ DEBOUT, VA LE REJOINDRE<br />

PUISQUE C’EST CE QUE TU VEUX!<br />

Quand elle s’est redressée, j’ai immédiatement perçu que quelques chose avait changé dans<br />

son expression. Elle sanglotait maintenant et ses grands yeux clairs étaient inondés. Tout d’un<br />

coup, je me suis rendu compte que j’avais été un peu loin. Je l’ai prise dans mes bras, et tout<br />

en la serrant contre moi je lui ai dit <strong>de</strong> se calmer.<br />

Autour <strong>de</strong> nous le vent continuait <strong>de</strong> siffler. Quand <strong>une</strong> bourrasque balayait le quai, <strong>une</strong><br />

poussière <strong>de</strong> ciment s’élevait d’entre les hangars et les amarres <strong>de</strong>s navires oscillaient<br />

lour<strong>de</strong>ment dans l’air chaud. Je suis resté un moment à la tenir dans mes bras, puis je l’ai<br />

débarrassée d’<strong>une</strong> mèche <strong>de</strong> cheveux qui flottait le long <strong>de</strong> son visage.<br />

— Ça va? j’ai murmuré.<br />

Elle m’a regardé d’un air triste, son rimmel avait coulé et avec ces petites nappes <strong>de</strong> pétrole<br />

brut sous les yeux elle me faisait penser à <strong>une</strong> aquarelle inachevée. Je lui ai souri, elle m’a<br />

envisagé un court instant — le temps d’un battement <strong>de</strong> cils —, puis ses lèvres sont venues à<br />

la rencontre <strong>de</strong>s miennes et nous nous sommes embrassés tendrement.<br />

Plus tard, elle m’a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> lui allumer <strong>une</strong> cigarette. Nous nous sommes assis sur le<br />

rebord du quai et avons soufflé un peu. Je l’ai regardée ôter sa perruque, ses larmes avaient<br />

séché sur ses joues et ses iris étaient plus clairs que jamais, avec <strong>de</strong>s reflets limpi<strong>de</strong>s autour <strong>de</strong><br />

la pupille. Nous ne parlions pas, nous nous repassions simplement la cigarette dans un silence<br />

entendu et nos regards dérivaient sur les flots <strong>de</strong> la baie, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s chalutiers voguants, vers<br />

Brooklyn et son chaos.<br />

*<br />

Dans la soirée, nous sommes passés à l’inauguration <strong>de</strong> la boutique <strong>de</strong> Stan. Avec Antonio, ils<br />

avaient racheté un dépôt <strong>de</strong> quincaillerie et en avait fait un magasin <strong>de</strong> surf. Il y avait du<br />

mon<strong>de</strong> jusque sur le trottoir et les discussions s'entremêlaient aux tintement <strong>de</strong> verres et aux<br />

bourdonnements <strong>de</strong>s néons qui surplombaient la vitrine.<br />

Dès qu’il nous a aperçu, Stan est venu à notre rencontre, il portait un T-shirt avec <strong>de</strong>s<br />

inscriptions farfelues et <strong>une</strong> planche <strong>de</strong> surf en plein milieu, il avait l’air au mieux <strong>de</strong> sa<br />

forme.<br />

— Qu’est-ce que vous en dites? il a fait en tirant fièrement sur le bout <strong>de</strong> son T-shirt.<br />

Je l’ai envisagée quinze secon<strong>de</strong>s en do<strong>de</strong>linant <strong>de</strong> la tête, puis j’ai fait:


Tortilla 11/10/2005<br />

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— WOooow! On peut dire que ça en jette!<br />

L’instant d’après, il nous a embarqué avec lui et nous avons rejoint les autres. Bernie trouvait<br />

Vera éblouissante, il l’a attrapée par le bras et je les ai vus louvoyer vers l’orchestre mexicain<br />

dont Harold avait revêtu l’apparat, avec un long poncho bariolé et ce grand sombrero si<br />

caractéristique.<br />

— Dis-moi, t’as rien contre les vieux grands-pères? il lui a <strong>de</strong>mandé.<br />

— Non.<br />

— Alors je te propose un <strong>de</strong>al. Je te fais voir où sont les tacos et le guacamole et après tu<br />

m’accor<strong>de</strong>s <strong>une</strong> cucarracha.<br />

Plus tard, Henri me posait <strong>une</strong> main sur l’épaule, il me <strong>de</strong>mandait comment je m’en étais tiré<br />

avec Vera et je restais un moment à boire <strong>une</strong> bière en sa compagnie.<br />

— Tu sais, affirmait-il, je ne connais pas beaucoup <strong>de</strong> fille qui peuvent porter ce genre <strong>de</strong><br />

robe avec autant d’insouciance.<br />

— Et encore, tu sais pas tout.<br />

— Seigneur Dieu!<br />

— Si je te disais que sa peau brûle quand tu lui mets <strong>une</strong> main entre les cuisses.<br />

— Non!??<br />

— Hé, hé, comme je te le dis. Et je peux t’assurer que quand elle vient s’asseoir sur tes<br />

genoux tu te <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s si t’es pas en train <strong>de</strong> rêver.<br />

— OOOooooooh, doux Jésus...<br />

J’échangeais quelques mots avec Alex et Charlie qui se tenaient <strong>de</strong>bouts près du stock <strong>de</strong><br />

corona, quand Antonio s’est amené vers nous avec <strong>une</strong> démarche étrange. Il arborait le même<br />

T-shirt que Stan et ses yeux brillaient d’<strong>une</strong> drôle <strong>de</strong> façon, un peu comme <strong>de</strong>s tessons <strong>de</strong><br />

verre dans un rayon <strong>de</strong> l<strong>une</strong>. J’ai tout <strong>de</strong> suite vu qu’il avait pris quelque chose, il donnait<br />

l’impression d’être sur un petit un nuage avec ses cheveux dans tous les sens. Il a sautillé un<br />

instant sur place en brandissant le surf qu’il tenait sous le bras, puis l’a posé <strong>de</strong>vant lui à la<br />

verticale.<br />

— Ça vous dirait <strong>de</strong> partir pour Hawaii avec moi? il a piaffé.<br />

Charlie l’a dévisagé avec <strong>de</strong>s yeux ronds:<br />

— Qu’est-ce que tu racontes?<br />

Il a regardé furtivement <strong>de</strong> tous les côtés puis sa main s’est entrouverte et nous avons pu voir<br />

quelques gélules luire à l’intérieur.<br />

— J’ai <strong>de</strong>s cachets, il a dit, on pourrait aller dans la petite impasse <strong>de</strong>rrière...<br />

Pendant que Charlie examinait la planche, je m’éclipsais avec Alex. Nous allions discuter un<br />

moment sur le seuil d’entrée, puis Tortilla m’agrippait et nous finissions dans la rue avec<br />

Harold et les mariachis à fredonner quelques airs mexicains entre <strong>de</strong>ux lampée <strong>de</strong> tequila.<br />

Vers le milieu <strong>de</strong> la soirée, lorsque les mariachis sont rentrés dans la boutique, nous nous<br />

sommes assis sur le trottoir en rang d’oignons, leurs séréna<strong>de</strong>s remontaient jusqu'à nous<br />

malgré les piaillements incessants <strong>de</strong>s invités, Tortilla nous a resservi <strong>une</strong> tequila et Harold a<br />

posé sa guitare.<br />

— Mer<strong>de</strong>, vous vous ren<strong>de</strong>z compte du temps qui passe? il a soufflé en ôtant son sombrero.<br />

Tortilla a avalé son verre cul-sec.<br />

— D’<strong>une</strong> manière ou d’<strong>une</strong> autre les choses te filent entre les doigts, il a dit.<br />

J’ai acquiescé en finissant ma dose et tandis qu’ils poursuivaient leur débat sur l’inexorable<br />

fuite du temps, j’ai été pris d’un sentiment <strong>de</strong> bien-être absolu. Je savais que le fait <strong>de</strong> me<br />

retrouver aux côtés <strong>de</strong> Tortilla était à l’origine <strong>de</strong> ça, j’en avais l’habitu<strong>de</strong>, mais cela me<br />

faisait toujours le même effet. J’avais l’impression d’avoir mastiquer un domino d’opium et<br />

<strong>de</strong> m'envoler au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s embruns spirituels vers <strong>de</strong> psychédéliques <strong>de</strong>stinées. Au bout d’un<br />

moment, j’ai eu envie <strong>de</strong> lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> me lire un poème:<br />

— Dis-moi, tu nous lirais pas un petit poème?


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Il a saisi son calepin, l’a feuilleté un moment sous le regard enthousiaste d’Harold, et l’instant<br />

qui a suivi m’est apparu comme <strong>une</strong> petite clairière enluminée au milieu d’un désert <strong>de</strong><br />

rocailles:<br />

“Je me rappelle d’un songe nocturne lors d’un été<br />

C’était au bout d’<strong>une</strong> digue que les vagues caressaient<br />

La l<strong>une</strong> <strong>de</strong> son éclat opalin m’aidait à penser<br />

Et nul ne pouvait comprendre ce que je ressentais.”<br />

Je serais incapable <strong>de</strong> dire combien <strong>de</strong> temps nous sommes restés à l’écouter, mais le niveau<br />

<strong>de</strong> tequila baissait à vu d’œil. Peu à peu, <strong>une</strong> mauvaise ivresse s’est emparée <strong>de</strong> nous. J'avais<br />

la tête emplie <strong>de</strong> pensées obscures et plus les effets <strong>de</strong> l’alcool se faisait ressentir, plus mon<br />

âme s'embourbait dans un marécage aux fonds maudits, inconsciemment, j’ai commencé à<br />

mettre le feu à <strong>une</strong> ban<strong>de</strong>lette <strong>de</strong> tissu et j’ai vu jaillir un ruban <strong>de</strong> flammes aux couleurs<br />

vives.<br />

Quand Bernie et Vera sont venus s’installer dans l’encadrement <strong>de</strong> la porte du magasin, un<br />

verre à la main, j’en étais presque à m’apitoyer sur le sort du mon<strong>de</strong>. Ils avaient un peu bu et<br />

les néons venaient lustrer leurs cristallins.<br />

— Vous trouvez pas qu’il a <strong>une</strong> drôle d’allure? a fait Vera après m’avoir observer un moment.<br />

— Il est daltonien, a expliqué le glacier.<br />

— Quoi...?!?<br />

— Quand ils avaient <strong>une</strong> dizaine d’années, Lenny et Tortilla ont échappé à un acci<strong>de</strong>nt <strong>de</strong><br />

voiture. Ils ont vu leurs parents périr dans l'incendie et Lenny a subi un profond traumatisme.<br />

Du jour au len<strong>de</strong>main, il a perdu l'usage <strong>de</strong>s couleurs, exception faite <strong>de</strong>s flammes...<br />

Le grésillement <strong>de</strong> l’enseigne a rempli le long silence laissé par Vera.<br />

— C’est <strong>de</strong> là que vient son attrait pour le feu...? elle a <strong>de</strong>mandé, apparemment émue.<br />

— Ouais. Quand je l'ai recueilli il n'a pas parlé pendant plus d'un an, puis il a commencé à<br />

mettre le feu à <strong>de</strong>s poubelles, <strong>de</strong>s vieux hangars, <strong>de</strong>s entrepôts à l'abandon... C'est <strong>une</strong> forme<br />

<strong>de</strong> poésie pour lui.<br />

Un nouvelle fois le bruit <strong>de</strong> l'enseigne s'est mêlé aux conversations décousues qui provenaient<br />

<strong>de</strong> l'intérieur. Vera avait le visage lissé par l'attendrissement, elle nous regardait différemment<br />

à présent, ses iris avaient changé <strong>de</strong> teinte, avec <strong>une</strong> profon<strong>de</strong>ur abyssale et <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> lueur<br />

éperdue en surface.<br />

— Ça doit être triste <strong>de</strong> voir le mon<strong>de</strong> en noir et blanc, elle a dit.<br />

*<br />

Nous n'avons quitté les lieux, vers trois heures du matin, qu’<strong>une</strong> fois que la <strong>de</strong>rnière bouteille<br />

<strong>de</strong> tequila eût rendu l'âme. Une sorte d'engourdissement profond m'avait laissé seul sur le<br />

trottoir, je fixais le bout <strong>de</strong> l'avenue, l'œil éteint, l'esprit ankylosé, mais quand la main <strong>de</strong> Vera<br />

s'est tendue vers moi un sourire d'imbécile heureux est venu m'éclaircir le visage.<br />

— Tu vas pouvoir marcher? a t-elle susurré, tandis qu'elle s’arrangeait pour me maintenir<br />

d’aplomb.<br />

Je la trouvais merveilleuse avec ses longs cheveux clairs et son regard affaibli par la fatigue.<br />

— Je <strong>de</strong>vrais m'en sortir, j'ai fait.<br />

Nous avons remonté l'avenue en direction <strong>de</strong> la voiture, je titubais légèrement mais je me<br />

sentais capable <strong>de</strong> marcher la nuit entière à ses côtés, tant que les lampadaires viendraient<br />

mettre <strong>de</strong> la lumière dans ses cheveux, aussi longtemps que ses hanches continueraient <strong>de</strong> se<br />

dandiner dans les courants d’air chauds.<br />

— J'ai bien l’impression que vous avez abusé sur la tequila, elle a ricané.


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Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Tu rigoles, je me suis jamais senti aussi bien! Viens, Je t'emmène voir les ouvriers à la<br />

vieille casse!<br />

Quelques instants après nous parvenions au niveau <strong>de</strong> la Jaguar. Vera m'aidait car ma<br />

démarche était incertaine et lorsque j'ai sorti les clés <strong>de</strong> ma poche en prenant appui sur la<br />

carrosserie, je l'ai vue réprimer <strong>une</strong> moue soucieuse.<br />

Elle a dit:<br />

— Je pense qu’il est préférable que je prenne le volant, non?<br />

— J'en sais rien, ai-je psalmodié en lui refilant le trousseau.<br />

Un peu plus bas sur l'avenue, les abords du magasin avaient désempli. La plupart <strong>de</strong>s gens<br />

discutaient à l'intérieur, il y avait juste Stan et Alex dont les silhouettes se détachaient en<br />

ombre chinoise dans le brasillement <strong>de</strong>s néons et Antonio qui avait réussi à embringuer<br />

Charlie dans la petite impasse <strong>de</strong> <strong>de</strong>rrière. Il avait posé le surf sur un sac <strong>de</strong> ciment et s’était<br />

allongé <strong>de</strong>ssus en attendant la déferlante du siècle.<br />

— Tu vois, tu te places comme ça, expliquait-il d’<strong>une</strong> voix que les stupéfiants rendait lyrique.<br />

T’attends la bonne vague, tu la laisse venir... Et quand elle arrive tu bondis sur ta planche!<br />

— Waouh!<br />

— Et n’oublies pas! les <strong>de</strong>ux pieds doivent atterrir sur la planche au même moment!<br />

— Ah ouais?<br />

— Eh ouais, Charlie, le surf c'est <strong>une</strong> question d'équilibre, tu dois te sentir porter par la vague,<br />

tu comprends?<br />

Charlie a hoché la tête et Antonio lui a cédé sa place sur le surf.<br />

— Laisse-toi allez surtout, il a dit, détends-toi!<br />

Un petit laps <strong>de</strong> temps silencieux a envahi l’impasse, puis Antonio a embrayé:<br />

— Alors, ça vient...? Tu le sens, non?<br />

— Je ne sais pas trop...<br />

— T’affole pas, c’est normal. Ça met un moment, tu sais, ça vient <strong>de</strong>s îles! Tiens, reprends un<br />

truc et laisse-le fondre sous la langue.<br />

Cette nuit là, lorsque nous sommes arrivés à la vieille casse l’activité avait cessé. Les<br />

ferrailleurs avaient rangé leurs chalumeaux, les l<strong>une</strong>ttes <strong>de</strong> soudure avaient rejoint les<br />

bouteilles <strong>de</strong> gaz dans le cabanon à outils, le groupe électrogène avait été recouvert d’<strong>une</strong><br />

large bâche imperméabilisée et seule <strong>une</strong> vague o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> diesel subsistait dans l’air.<br />

— J’ai bien l’impression qu’on arrive trop tard, j’ai dit.<br />

Vera a eu un petit mouvement d’épaule pour m’indiquer sa déception, puis nous sommes<br />

retournés à la voiture en marchant, l’alcool affectait mes sens, le tohu-bohu <strong>de</strong>s grillons<br />

perturbaient mes pensées, mon esprit divaguait mais j’étais sûr d’<strong>une</strong> chose, elle avait la peau<br />

qui miroitait légèrement dans la pénombre et ce petit truc m’arrachait <strong>de</strong>s sourires idiots à<br />

chaque nouvelle enjambée. En fait, nous avons marché un long moment sans éprouver le<br />

besoin <strong>de</strong> parler, les débris <strong>de</strong> ferraille qui s’amoncelaient <strong>de</strong> part et d’autre <strong>de</strong> l’allée<br />

cliquetaient d’<strong>une</strong> kyrielle <strong>de</strong> bruits insolites et les lucioles accompagnait nos pas d’envolées<br />

éparses. Je ne savais pas exactement ce qui me touchait le plus dans son attitu<strong>de</strong>, mais son<br />

entêtement à vouloir les choses, sa façon <strong>de</strong> bouger, la grâce avec laquelle elle se rattachait les<br />

cheveux, la manière qu’elle avait <strong>de</strong> se mettre en colère, ses fameux croisements <strong>de</strong> jambes,<br />

ses soupirs, ses petits clignements <strong>de</strong> paupières, tout chez elle me plongeait dans un état <strong>de</strong><br />

béatitu<strong>de</strong> que l’abus <strong>de</strong> tequila rendait inaltérable.<br />

— Dis-moi, t’as déjà communié avec le ciel? lui ai-je <strong>de</strong>mandé à l’approche <strong>de</strong> l’endroit où<br />

nous avions l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> nous retrouver avec les autres.<br />

— Comment ça?<br />

Nous nous sommes arrêtés:<br />

— Tu vois la vieille Olsmobile dans laquelle on a passé la nuit la <strong>de</strong>rnière fois?<br />

— Han, han.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Eh bien figure-toi que cette bagnole est <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> sanctuaire sacré. À son bord, tu peux<br />

pratiquement entendre les voix célestes, hic!<br />

La Oldsmobile était juchée au sommet d’un amas d’autres voitures complètement<br />

déglinguées. Vera m’a regardé escala<strong>de</strong>r l’édifice en remuant désespérément la tête, elle avait<br />

aussi cette petite expression <strong>de</strong> mansuétu<strong>de</strong> que mon obstination teintait d’un zeste<br />

d’enjouement, elle me disait <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre, je l’enjoignais à me suivre, elle arguait que dans<br />

l’état où j’étais j’allais me rompre le cou, s’attardait un instant en se mordillant les lèvres,<br />

puis, se rendant compte que rien ne pouvait ébrécher ma détermination, à son tour, se mettait<br />

à gravir l’amoncellement <strong>de</strong> tôles et me rejoignait sur la banquette arrière <strong>de</strong> la Oldsmobile.<br />

— Ces vieilles bagnoles sont les vestiges d’<strong>une</strong> civilisation à jamais enfouie, j’ai soupiré en<br />

abandonnant <strong>une</strong> œilla<strong>de</strong> circulaire en contrebas.<br />

— Je te trouve bien songeur tout d’un coup...<br />

— J’aime bien me retrouver au milieu <strong>de</strong> ces vieilles automobiles, ai-je admis. Certains soirs<br />

quand le ciel est lumineux, elles se mettent à scintiller, tu verrais ça, Tortilla dit que c’est<br />

leurs âmes qui vibrent.<br />

Vera a esquissé un sourire plein <strong>de</strong> douceur, son regard s’est détaché <strong>de</strong> moi pour s’élever<br />

vers les strates obscures et les longs enroulements <strong>de</strong> brumes harponnés à la l<strong>une</strong>, puis sa voix<br />

est venue tinter à mes oreilles:<br />

— Tu crois que si ces gros nuages se dissipaient ça pourrait marcher?<br />

En posant mes yeux sur elle, j’ai tout <strong>de</strong> suite vu où elle voulait en venir, je la savais capable<br />

<strong>de</strong> déraciner un arbre d’un simple soupir, et quand le vent s’est levé — laissant se profiler<br />

<strong>de</strong>rrière les longs filets <strong>de</strong> brumes impénétrables, l’opaline splen<strong>de</strong>ur — j’ai immédiatement<br />

attribué ce phénomène aux pouvoirs hors du commun dont elle faisait usage <strong>de</strong> temps à autre:<br />

— Hé, t’as vu ça?<br />

— Quoi?<br />

— Les nuages... C’est toi qui fait ça?<br />

— T’es dingue, le vent a du se levé, c’est tout.<br />

Je ne savais plus trop quoi penser, la tequila continuait distiller son poison et je n’avais pas<br />

envie <strong>de</strong> me creuser la tête, j’observais simplement les cieux, son évolution, ses déchirures, la<br />

façon dont la l<strong>une</strong> filtrait au travers et enluminait d’<strong>une</strong> clarté diffuse la casse et ses environs.<br />

— Qu’est-ce que je te disais, ça vaut le coup d’œil, non?<br />

Vera n’en finissait pas <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r autour d’elle. Un peu partout, à la faveur <strong>de</strong>s pics <strong>de</strong><br />

luminosité, <strong>de</strong> furtifs éclairs naissaient sur les chromes et les morceaux <strong>de</strong> tôle laminées <strong>de</strong>s<br />

engins.<br />

— C’est tout simplement merveilleux, elle a dit.<br />

Juste après en essayant <strong>de</strong> mettre la main sur <strong>une</strong> bouteille <strong>de</strong> gin, j’ai vu surgir un petit<br />

chaton <strong>de</strong> la boite à gant, il donnait l’impression d’être un peu groggy et j’ai pu l’attraper<br />

facilement.<br />

— Qu’est-ce que tu fais là? je lui ai <strong>de</strong>mandé.<br />

— Tu l’as réveillé, a fait Vera en le prenant dans ses bras.<br />

Je l’ai observé un moment tandis qu’elle le caressait, elle avait l’air détendu, elle portait<br />

toujours cette formidable petite robe blanche à même la peau et son visage malgré quelques<br />

traces d’éreintement resplendissait dans le clair-obscur. Nous nous sommes fixés un moment<br />

sans dire un mot, puis un étrange sentiment s’est emparé <strong>de</strong> moi, elle me dévisageait si<br />

intensément, son regard avait <strong>une</strong> telle profon<strong>de</strong>ur que j’ai pour ainsi dire perdu la tête, je me<br />

sentais attiré vers elle, j’ai ébauché un léger mouvement vers l’avant puis je ne sais pas ce qui<br />

m’a pris mais je l’ai embrassée. Et que le diable m’emporte si sa bouche n’avait pas un petit<br />

goût <strong>de</strong> pêche!<br />

Quand j’y pense, elle n’a pas mis longtemps à réagir et bien que sa réaction me parût<br />

éminemment symbolique, le fait qu’elle m’écartât d’un geste du bras et me foudroyât d’<strong>une</strong>


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

œilla<strong>de</strong> acerbe me fit froid dans le dos. Le chaton a bondi sur le capot et a suivi la suite <strong>de</strong>s<br />

événements avec un détachement amusé. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre, je savais<br />

qu’elle pouvait passer d’un état à l’autre en un rien <strong>de</strong> temps, je savais que son fichu caractère<br />

faisait d’elle <strong>une</strong> fille imprévisible, mais quelque part, cela mettait un peu <strong>de</strong> piment à la<br />

chose. Tout compte fait ses iris étaient encore plus étincelants lorsqu’un kaléidoscope<br />

menaçant gravitait à l’intérieur, et sans aller jusqu’à l’expliquer, ses élans capricieux — loin<br />

<strong>de</strong> m’effaroucher — ajoutaient au contraire à mon émerveillement. Evi<strong>de</strong>mment, je ne laissais<br />

rien affleurer, à peine un petit cillement <strong>de</strong> paupières quand elle se détourna <strong>de</strong> moi, puis un<br />

geste pour essayer <strong>de</strong> la retenir lorsqu’elle voulut se lever <strong>de</strong> la banquette, et quoique ce geste<br />

parût dérisoire, ce fut lui qui rendit à Vera toute sa vulnérabilité. Dès lors, son visage<br />

s’adoucit, la lumière qui <strong>de</strong>scendait du ciel distillait du zinc dans ses cheveux et son regard<br />

me considérait avec attachement. Ensuite, je la vis s’approcher <strong>de</strong> moi, me passer un bras<br />

autour du cou et écraser ses lèvres contre les miennes, je ne comprenais pas grand chose à ses<br />

renversements d’humeur, mais cela ne m’empêchait pas <strong>de</strong> me sentir bien, et si sa langue<br />

n’avait pas rempli aussi délicieusement ma bouche, j’aurais certainement émis un hurlement<br />

dont les résonances auraient pu s’entendre au-<strong>de</strong>là d’East River.<br />

— Faut absolument que je rentre avant l’aube, elle a murmuré après avoir replacé <strong>une</strong> mèche<br />

<strong>de</strong>rrière son oreille.<br />

— Si ce salaud touche à un seul <strong>de</strong> tes cheveux, je le tue! j’ai dit.<br />

— N’y pense plus, enlève ma robe, elle a fait.<br />

Par la suite, les choses m’ont quelque peu échappé. La douceur <strong>de</strong> sa peau, la ron<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ses<br />

seins, la finesse <strong>de</strong> sa nuque, le galbe <strong>de</strong> ses cuisses, la plasticité <strong>de</strong> ses hanches, la souplesse<br />

<strong>de</strong> ses reins me faisaient à moitié perdre la tête. Je ne me souvenais pas précisément comment<br />

les événements m’avaient conduit à succomber, je me rappelais juste qu’elle avait pivoté sur<br />

elle-même afin que je détache les agrafes <strong>de</strong> sa robe, elle avait relevé ses cheveux, son dos<br />

s’était creusé sous mes caresses, ses seins avaient enflé au contact <strong>de</strong> mes doigts, son ventre<br />

avait frémi, puis je m’étais retrouvé avec la bite gonflée à bloc et elle était venue s’asseoir<br />

<strong>de</strong>ssus pour m’entraîner dans un tourbillon lascif, <strong>une</strong> insouciante étreinte, tout le long <strong>de</strong><br />

laquelle ses iris avaient irradié d’<strong>une</strong> sève émerau<strong>de</strong>. Et tout en limant l’intérieur <strong>de</strong> son<br />

vagin, je ne manquais pas <strong>de</strong> fixer ses immenses yeux verts aux papillonnements décousus,<br />

aux nuances si subtiles, au ja<strong>de</strong> si profond et pourtant si lumineux dont la couleur se révélait à<br />

moi avec <strong>une</strong> pureté irrévérencieuse.<br />

Vera avait l’art pour éveiller mon désir. L’enivrement aidant, je décelais même dans cette<br />

pigmentation un éclat qui m’avait échappé le soir où je l’avais croisée en contrebas du ring à<br />

l’issue <strong>de</strong> mon combat contre Jack D. Je ne connaissais pas énormément <strong>de</strong> filles qui pouvait<br />

s’empaler <strong>de</strong> la sorte avec le regard d’un ange tout droit sorti <strong>de</strong>s brumes du petit matin, oh<br />

non, je connaissais pas beaucoup <strong>de</strong> fille dont les gémissements pouvaient vous tétaniser le<br />

pénis mais dont la seule grâce était <strong>une</strong> preuve suffisante <strong>de</strong> l’existence <strong>de</strong> l’âme.<br />

Quand nous avons eu fini, je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir <strong>de</strong>s pensées sombres. Un filet <strong>de</strong><br />

sueur suivait la courbe <strong>de</strong> ses seins et plusieurs mèches <strong>de</strong> cheveux collaient à son visage. Elle<br />

était toujours à califourchon sur moi et j’entendais son cœur tambouriner à l’intérieur <strong>de</strong> sa<br />

poitrine. Je l’ai saisie par le bras un peu au-<strong>de</strong>ssus du cou<strong>de</strong>:<br />

— Tu vas aller le rejoindre? j’ai <strong>de</strong>mandé.<br />

— Qu’est-ce que tu crois! elle a fait en tentant <strong>de</strong> se défaire <strong>de</strong> mon étau, tu t’imagines qu’il<br />

me laisse le choix!?<br />

— Comment tu peux te laisser toucher par un type aussi répugnant!?<br />

— Lâche-moi! elle a grincé.<br />

— Mer<strong>de</strong>, Vera, il y a <strong>de</strong>s choses qui ne se font pas...<br />

— Qu’est-ce que tu comprends à tout ça, toi?<br />

Je l’ai relaxée.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Bon Dieu, me dis pas que tu peux passer la nuit dans mes bras, et au matin, rentrer bien<br />

sagement faire je ne sais quoi avec un dingue...<br />

Quelques secon<strong>de</strong>s se sont étirées avec juste les stridulations <strong>de</strong>s grillons en arrière-fond.<br />

— Si! elle a sifflé d’<strong>une</strong> voix inflexible.<br />

Ensuite, elle a voulu se dégager mais je l’ai retenue à la taille et sa gorge a laissé s’échapper<br />

un petit glapissement stri<strong>de</strong>nt. Elle m’a envoyé un regard rasant d’<strong>une</strong> noirceur incroyable,<br />

j’ai fait celui que ça laissait froid, puis nous avons refait l’amour au milieu <strong>de</strong>s carlingues<br />

malicieuses, dans les effluves <strong>de</strong> carburants et les grincements <strong>de</strong> banquette.<br />

Un peu avant l’aube, lorsque je me suis aperçu qu’elle s’était endormie, j’ai fait glissé le dos<br />

<strong>de</strong> ma main le long <strong>de</strong> sa joue puis je suis <strong>de</strong>scendu <strong>de</strong> la Oldsmobile pour aller mettre le feu à<br />

<strong>une</strong> vieille bagnole <strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong> l’allée. Le ciel s’est embrasé d’un seul coup, il a pris <strong>une</strong><br />

dominante orangée avec <strong>de</strong>s trouées ocre et rouge pastel, le chaton a poussé un long<br />

miaulement plaintif et Vera s’est réveillée dans un déluge aux flamboiements ravageurs.<br />

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Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Quand j’y songe, les semaines qui ont suivi ont probablement été les plus belles <strong>de</strong> toute mon<br />

existence. Mise à part les cauchemars chroniques qui m’assaillaient lorsque la pensée <strong>de</strong><br />

maman resurgissait du marécage perdu que constituait mon cerveau, les journées se<br />

succédaient avec un arôme particulier, un étrange sentiment <strong>de</strong> paix intérieure qui<br />

m’envahissait dès le petit matin et se prolongeait tout au long <strong>de</strong> la nuit. Bien entendu, ma<br />

relation avec Vera était à la source <strong>de</strong> cette merveilleuse sensation et quoique la menace <strong>de</strong><br />

Nell survolât continuellement notre liaison, le fait que nous ne pussions nous voir sans<br />

échafau<strong>de</strong>r quelques subterfuges insensés avait quelque chose <strong>de</strong> profondément romantique.<br />

Mon emploi du temps se construisait autour <strong>de</strong> ces ren<strong>de</strong>z-vous, quand j’allais courir sur les<br />

docks avec Tortilla, je pensais déjà à la façon dont sa langue allait remonter le long <strong>de</strong> ma<br />

queue, et au sourire évasé qui fleurissait béatement sur mon visage, Tortilla réagissait par <strong>une</strong><br />

œilla<strong>de</strong> furtive et un brun <strong>de</strong> sollicitu<strong>de</strong> enjouée. D’autres fois, quand je retrouvais Henri et<br />

Bernie au café, je restais un moment à discuter avec eux et tout en les observant d’un air<br />

bienheureux, je me rappelais ses <strong>de</strong>rniers mouvements <strong>de</strong> reins, quand son cul avait tortillé et<br />

que sa fente avait luit dans la lumière tamisée du vestibule. Je me sentais d’humeur légère,<br />

j’avais l’impression <strong>de</strong> marcher sur un petit nuage d’opium. Même sur un ring, la face<br />

meurtrie et boursouflée d’épanchements <strong>de</strong> sang, je pensais à la manière dont sa jupe glissait<br />

contre ses cuisses tandis qu’elle croisait et décroisait les jambes. Et quand je rejoignais Harold<br />

et Stan sur le pont <strong>de</strong> Brooklyn ou à la vieille casse, je m’installais un instant à leur côté pour<br />

évoquer son sale caractère avec un plaisir à peine dissimulé.<br />

— Nom <strong>de</strong> Dieu, les gars, vous vous ren<strong>de</strong>z compte <strong>de</strong> l’indépendance d’esprit <strong>de</strong> cette fille!<br />

exultais-je. Et sa façon <strong>de</strong> bouger, vous croyez que c’est donné à tout le mon<strong>de</strong>, hein? Vous<br />

pensez que n’importe qu’elle fille peut <strong>de</strong>scendre un escalier ou bien même s’asseoir au<br />

volant <strong>de</strong> sa voiture comme ça...? Est-ce que vous avez seulement étudiez la manière qu’elle a<br />

<strong>de</strong> se déhancher? Est ce que vous ne l’avez jamais vue traverser la rue, marcher un moment à<br />

vos côtés? Mer<strong>de</strong>, ne me dites pas que ça compte pas, c’est essentiel la façon dont <strong>une</strong> fille<br />

bouge, croyez-moi les gars, ce truc là, ça fait toute la différence!<br />

Leur silence consterné en disait long sur l’état d’hébétu<strong>de</strong> qui <strong>de</strong>vait être le mien à cette<br />

époque. Mais que pouvais-je bien y faire? En marchant sur les trottoirs <strong>de</strong> Broadway, je<br />

passais en revue les différentes expressions que je lui connaissais, j’aimais sa façon <strong>de</strong><br />

s’habiller, sa démarche flui<strong>de</strong>, ce mélange <strong>de</strong> sensualité et <strong>de</strong> froi<strong>de</strong>ur qui m’intimidait et<br />

mettait entre elle et moi <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> rempart infranchissable qu’elle dégommait aussi<br />

facilement qu’on balaye <strong>une</strong> mouche du revers <strong>de</strong> la main. Plus souvent qu’à mon tour, je me<br />

suis retrouvé chancelant à l’occasion d’<strong>une</strong> rencontre inattendue au restaurant ou dans les<br />

vestiaires d’<strong>une</strong> salle <strong>de</strong> boxe, son élégance naturelle, l’intelligence avec laquelle elle abordait<br />

les choses, l’ingéniosité qui pétillait dans ses pupilles et ciselait les traits <strong>de</strong> son visage me<br />

figeait littéralement sur place. Durant un court instant, je me sentais fléchir, j’avais toujours<br />

du mal à me situer lorsque je ne l’avais pas vue <strong>de</strong>puis plusieurs jours et je <strong>de</strong>vais attendre<br />

qu’elle me sautât au cou et m’embrassât pour me rendre compte que cette fille était bien<br />

réelle, que ces jolis seins qui s’écrasaient contre mon thorax n’avaient rien d’<strong>une</strong> élucubration<br />

<strong>de</strong> mon esprit, que ces grands yeux clairs — dont les iris se mettaient à palpiter d’<strong>une</strong> encre<br />

émerau<strong>de</strong> à chac<strong>une</strong> <strong>de</strong> nos étreintes — n’étaient pas <strong>de</strong>stinés à quelqu’un d’autre que moi.<br />

En fait, les choses ont commencé à se détériorer le jour où Nell nous a emmené voir Belinda à<br />

l’asile. L’établissement se trouvait dans le Connecticut et il nous avait fallu rouler un moment<br />

avant <strong>de</strong> l’atteindre. Eddie m’avait <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> l’accompagner pour me communiquer<br />

quelques détails concernant le prochain combat, Zin conduisait, Nadine regardait le paysage<br />

sur le siège avant, <strong>une</strong> paire <strong>de</strong> l<strong>une</strong>ttes <strong>de</strong> soleil posée négligemment sur le nez.<br />

Dès que nous avons franchi les portes du bâtiment, j’ai reconnu la voiture <strong>de</strong> Vera garée près<br />

du perron. Zin s’est rangé à côté, il est venu nous ouvrir et nous sommes sortis du véhicule.<br />

Nadine a fait un mouvement pour nous emboîter le pas mais Nell s’est montré intransigeant:


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Toi, tu m’attends dans la bagnole! il a grogné.<br />

Aussi sec, elle a ramené ses jambes dans l’habitacle et dans un élan <strong>de</strong> rage a fait claquer sa<br />

portière. Elle portait sur son visage les traces du châtiment qu’Eddie lui avait infligé, elle<br />

essayait <strong>de</strong> grimacer mais les fils d’acier qui muselaient sa mâchoire l’en empêchait. Elle a<br />

fini par mettre la main sur le poudrier rempli <strong>de</strong> cocaïne qui se trouvait dans son sac, s’est<br />

munie d’<strong>une</strong> petite spatule en inox et tout en nous regardant monter les marches, s’est<br />

envoyée <strong>une</strong> pyrami<strong>de</strong> <strong>de</strong> poudre dans chaque narine.<br />

L’instant d’après, le mé<strong>de</strong>cin-chef nous dirigeait à travers la vaste galerie qui tenait lieu <strong>de</strong><br />

dortoir. Il y avait <strong>une</strong> rangée <strong>de</strong> lits <strong>de</strong> chaque côté, du lino blanc au sol et d’immenses baies<br />

vitrées au niveau du toit. A cette heure avancée <strong>de</strong> l’après-midi, le soleil diffusait <strong>une</strong> agréable<br />

clarté dans la pièce. Il y avait <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs médicamenteuses en suspens dans l’air mais rien<br />

d’insoutenable. Le docteur avançait d’un pas rapi<strong>de</strong>, il tenait le dossier <strong>de</strong> Belinda dans <strong>une</strong><br />

main et <strong>de</strong> l’autre se grattait l’arrière <strong>de</strong> la tête. Il expliquait à Nell que l’état <strong>de</strong> santé <strong>de</strong> sa<br />

femme l’inquiétait, que son comportement annonçait, à bien <strong>de</strong>s égards, les symptômes d’<strong>une</strong><br />

aliénation irréversible, parce qu’elle passait ses journées à déambuler dans les couloirs <strong>de</strong><br />

l’hôpital à la recherche d’un certain Jerzy, que cela <strong>de</strong>venait obsessionnel et qu’elle se<br />

réveillait régulièrement en sursaut, le menton couvert <strong>de</strong> bile, criant à tue-tête “Jerzy, Jerzy”<br />

jusqu’à basculer dans <strong>de</strong>s crises d’hystérie démentielles. Nell feignait l’étonnement, il prenait<br />

<strong>une</strong> mine abattue, assurait ignorer la cause <strong>de</strong> ces maux, affirmait ne rien savoir sur ce soidisant<br />

Jerzy et se lamentait pour recueillir la compassion du mé<strong>de</strong>cin. Pour ma part, je<br />

marchais un peu en retrait à côté <strong>de</strong> Zin. J’observais les infirmières qui butinaient <strong>de</strong> lit en lit,<br />

passais <strong>de</strong>vant un attroupement <strong>de</strong> mala<strong>de</strong>s qui écoutait un match <strong>de</strong> base-ball à la radio,<br />

souriait à un type <strong>de</strong> l’entretien qui nettoyait le sol, puis découvrais d’autres mala<strong>de</strong>s, plus<br />

gravement atteints, sanglés sur leur literie ou épaulés aux murs, en pyjama blanc, le visage<br />

inexpressif, les yeux désespérément vi<strong>de</strong>s et dirigés vers nulle part.<br />

A quelques dizaines <strong>de</strong> mètres <strong>de</strong> l’endroit où Belinda somnolait, je suis sorti du sillage du<br />

mé<strong>de</strong>cin-chef et j’ai entr’aperçu Vera, mon cœur s’est mis à battre un peu plus vite, elle avait<br />

pris place sur le lit et feuilletait un magazine les jambes croisés et la tête légèrement inclinée,<br />

un cône <strong>de</strong> lumière tombé tout droit du ciel distillait <strong>une</strong> lueur autour d’elle et je me suis<br />

mordu la lèvre tellement elle était belle à voir. D’habitu<strong>de</strong>, j’évitais <strong>de</strong> la côtoyer en présence<br />

du bookmaker. Il nous avait déjà pris sur le fait à l’issue d’un combat où mon arca<strong>de</strong> s’était<br />

réouverte tandis qu’elle faisait glisser le dos <strong>de</strong> sa main sur ma blessure. Et la tendresse <strong>de</strong> ce<br />

geste ne lui avait pas échappé. Je savais que ce genre <strong>de</strong> comportement ne pouvait qu’éveiller<br />

ses soupçons. Aussi, lorsque le docteur nous abandonnait <strong>de</strong>vant le lit <strong>de</strong> Belinda, je décidais<br />

<strong>de</strong> me tenir à l’écart et d’aller m’allumer <strong>une</strong> cigarette sur le balcon, lequel surplombait le<br />

perron et faisait office <strong>de</strong> fumoir.<br />

Vera a dû me rejoindre à peine <strong>une</strong> minute plus tard. Elle a refermé son magazine en fixant<br />

Nell d’un regard assombri, puis sa voix a vibré <strong>de</strong> manière implacable:<br />

— Ça fait <strong>une</strong> heure que je t’attends. Je vais fumer <strong>une</strong> cigarette, ça va me détendre.<br />

Nell n’a pas voulu en rajouter. Il a simplement esquissé un sourire dédaigneux, puis a<br />

examiné le petit graphique accroché au montant du lit <strong>de</strong> Belinda.<br />

— Va donc me chercher un café! il a fini par articuler à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong> Zin.<br />

Sur le balcon, j’accueillais Vera avec <strong>une</strong> certaine appréhension. Je savais que si je ne mettais<br />

pas immédiatement un frein au ton qu’elle semblait vouloir donner à la conversation, la<br />

situation allait vite <strong>de</strong>venir incommodante. Avec Nell en ligne <strong>de</strong> mire, j’avais <strong>une</strong> marge <strong>de</strong><br />

manœuvre étroite et lorsqu’elle s’avançait pour m’embrasser je <strong>de</strong>vais détourner la tête pour<br />

ne pas que sa bouche ne s’aplatît directement sur la mienne.<br />

— T’es pas bien <strong>de</strong> faire ça! ai-je manqué <strong>de</strong> m’étrangler, qu’est-ce qui te prend...?!<br />

— Je voulais juste savoir où t’avait conduit ta petite revue <strong>de</strong> détail? elle a répondu<br />

tranquillement.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— De quoi tu parles...?<br />

— Je ne suis pas aveugle, tu sais. Tu crois que j’ai pas vu que tu m’observais?<br />

Durant un court instant, j’ai ricané en haussant les épaules mais ça ne l’a pas convaincue. Elle<br />

a subtilisé ma cigarette et a tiré <strong>une</strong> longue bouffée <strong>de</strong> tabac <strong>de</strong>ssus.<br />

— Alors, j’attends..., elle a fini par souffler en même temps qu’un petit jet <strong>de</strong> fumée.<br />

Elle a pris <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> pose sensuelle, le soleil traversait le tissu <strong>de</strong> sa robe et j’ai été pris<br />

d’<strong>une</strong> sensation <strong>de</strong> vertige. J’ai bien essayé <strong>de</strong> me reprendre en lui <strong>de</strong>mandant si elle pensait<br />

que le moment était bien choisi mais ce fut peine perdue, elle savait que j’avais déjà un genou<br />

à terre.<br />

— Après le petit examen que tu m’as fait passer, tu pourrais au moins me faire part <strong>de</strong> tes<br />

commentaires, elle a fait.<br />

J’ai accusé un petit sourire silencieux, puis je me suis allumé <strong>une</strong> autre cigarette:<br />

— Tu veux vraiment savoir ce que j’en pense? j’ai dit.<br />

— Ouais.<br />

— Tu veux vraiment que je te dise le fond <strong>de</strong> ma pensée?<br />

— J’aimerais beaucoup.<br />

J’ai aspiré sur le filtre et le goût <strong>de</strong> la nicotine m’a fait grimacer. Ça m’a donné un air<br />

malicieux. Je l’ai regardée droit dans les yeux et j’ai pris <strong>une</strong> voix douce:<br />

— Eh bien, t’es pareille à cette petite lueur qui brille au cœur même <strong>de</strong> la nuit, j’ai affirmé.<br />

Une joie subtile a gagné son visage, puis elle a remarqué que je dissimulais quelque chose<br />

dans mon dos:<br />

— Et qu’est-ce qu’il y a dans cette petite boite que tu caches?<br />

— Une bête féroce!<br />

— C’est pour moi...?!?<br />

— Ouvre-la; tu verras bien.<br />

Elle a ouvert la boite à chaussure et un petit miaulement s’est fait entendre, c’était le chaton<br />

que j’avais recueilli à la casse, celui qui était sorti un peu groggy <strong>de</strong> la boite à gant <strong>de</strong> la<br />

Oldsmobile.<br />

— Oh! Lenny, il est tellement mignon! elle s’est enthousiasmée en me sautant au cou.<br />

Lorsque Zin est revenu avec le café, le bookmaker était en train <strong>de</strong> nous observer, il nous<br />

épiait d’un œil sévère et ce qu’il voyait le mettait hors <strong>de</strong> lui. Il se contenait mais les larges<br />

veines qui zébraient ses tempes palpitaient <strong>de</strong> rage, il serrait les <strong>de</strong>nts et les traits <strong>de</strong> son<br />

visage se durcissaient à chaque nouveau geste <strong>de</strong> Vera à mon égard. Zin lui a tendu le café et<br />

il l’a bu d’<strong>une</strong> traite. Il nous encore avisé un moment tandis qu’elle m’embrassait tendrement<br />

aux coins <strong>de</strong>s lèvres, puis il a attendu qu’elle s’éloigne avec le chaton pour me prendre à part.<br />

Ça s’est passé juste après qu’elle ait regagné le patio, grimpé dans sa voiture et mis les gaz. Il<br />

m’a attrapé le haut du bras avec brutalité, j’ai fait pivoter ma tête et je me suis retrouvé avec<br />

son visage distordu sous le nez. Une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> sueur parfumée émanait <strong>de</strong> sa personne, ses<br />

vêtements sentaient le tabac et son haleine me donnait la nausée. Je voyais qu’il était au bord<br />

<strong>de</strong> la rupture, son œil <strong>de</strong> verre luisait froi<strong>de</strong>ment et sa langue écumait comme <strong>une</strong> serpillière<br />

imbibée <strong>de</strong> lessive. Il ne voulait plus me lâcher le bras:<br />

— Je t’interdis <strong>de</strong> lui tourner autour comme ça! il a fulminé. T’entends! je ne veux plus<br />

jamais te revoir rô<strong>de</strong>r autour d’elle, t’as compris?!!<br />

— Tu crois m’impressionner? j’ai sorti d’<strong>une</strong> voix calme.<br />

Il a resserré sa prise et avec sa main libre m’a menacé du doigt:<br />

— J’aime pas ta façon <strong>de</strong> la regar<strong>de</strong>r...! Tu vas finir par me mettre à bout. Si je te reprends à<br />

poser les yeux sur elle, je te mets en pièces, c’est clair...?!!<br />

J’ai soutenu son regard un moment puis je l’ai saisi fermement au niveau du poignet et je l’ai<br />

obligé à me relâcher.<br />

— T’es vraiment un pauvre cinglé, j’ai fait.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Sur quoi, je rentrais et le laissais seul sur le balcon. Je passais <strong>de</strong>vant Zin qui se tenait à<br />

proximité du lit <strong>de</strong> Belinda et repartais par où j’étais venu d’un pas serein. Nell ne tardait pas<br />

à rejoindre son gar<strong>de</strong> du corps. Il portait les stigmates <strong>de</strong> notre amer empoigna<strong>de</strong> sur le<br />

visage, ses narines frémissaient, la rancœur lui avait creusé les joues, <strong>de</strong> nombreuses ri<strong>de</strong>s<br />

sillonnaient son front et son œil <strong>de</strong> verre sortait à moitié <strong>de</strong> sa cavité osseuse. Il s’est approché<br />

tout près <strong>de</strong> Zin les mâchoires soudées, il me regardait m’éloigner en serrant les poings, puis<br />

sa voix s’est dilacérée entre ses <strong>de</strong>nts:<br />

— Je veux qu’au prochain combat cet enculé finisse en bouillie! il a dit.<br />

*<br />

Au premier coup qui me parvint à l’estomac je compris que j’allais y passer. Elijah avait <strong>de</strong>s<br />

gants lestés <strong>de</strong> plomb et ses crochets me cueillirent à froid. En un rien <strong>de</strong> temps, je me<br />

retrouvai groggy, l’œil hagard, incapable <strong>de</strong> tenir ma gar<strong>de</strong>. Et ce petit détail ne lui échappa<br />

nullement. Afin d’achever sa besogne, il m’éperonna les flancs d’<strong>une</strong> série <strong>de</strong> heurts inouïs<br />

avant <strong>de</strong> m’envoyer au tapis d’un uppercut qui trouva l’extrémité <strong>de</strong> mon menton avec <strong>une</strong><br />

précision redoutable. Quelques hurlements suraigus se firent entendre. En essayant <strong>de</strong> me<br />

relever, je voyais l’arbitre agiter sa main <strong>de</strong>vant moi, il en était à cinq..., six..., sept..., huit,<br />

quand je réussis péniblement à me remettre <strong>de</strong>bout. Seulement Elijah avait <strong>de</strong>s consignes<br />

strictes, à peine avais-je eu le temps <strong>de</strong> retrouver mon aplomb qu’il m’infligeât <strong>une</strong> succession<br />

<strong>de</strong> directs violents qui tous m’atteignirent à la face et finirent par me faire mettre un genou à<br />

terre. Des cris d’exaltation s’élevèrent <strong>de</strong>s gradins, certains spectateurs m’exhortaient à<br />

poursuivre le combat, d’autres frappaient <strong>de</strong>s pieds ou brandissaient un journal, d’autres<br />

encore applaudissaient, il y avait <strong>de</strong>s chapeaux qui volaient dans les airs, <strong>une</strong> forte o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong><br />

cigares et <strong>de</strong>s volutes <strong>de</strong> fumée à travers lesquelles les flashs <strong>de</strong>s appareils perçaient. J’avais<br />

l’intérieur <strong>de</strong> la tête comme ses petits manèges délabrés qu’on trouve sur le bord <strong>de</strong>s plages<br />

après le passage d’un ouragan. Et je dus m’agripper aux cor<strong>de</strong>s pour parvenir à me redresser<br />

et à me maintenir droit. Elijah me regardait faire avec impassibilité, le crâne glabre, la peau<br />

d’un ébène luisant, le visage incroyablement symétrique, il me faisait penser à <strong>une</strong> espèce<br />

d’androï<strong>de</strong> conçu pour détruire. Et quand l’arbitre s’écarta, il me souleva littéralement du sol<br />

d’un large crochet au foie, puis me décocha <strong>une</strong> série <strong>de</strong> coups à la face dont un nouvel<br />

uppercut qui me propulsa directement à terre. Dès lors, <strong>une</strong> sensation <strong>de</strong> vertige m’envahit, je<br />

voyais les lumières du plafond virevolter au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> moi, et la tête <strong>de</strong> l’arbitre — suintante<br />

et grimaçante —, sa gran<strong>de</strong> bouche distordue, ses sourcils broussailleux et ses yeux aux<br />

contours boursouflés. Puis il y eut ce bruit <strong>de</strong> cloche et cette étrange impression d’être tirer en<br />

arrière jusqu’au tabouret d’angle.<br />

— Eh Lenny, ça va aller...?<br />

— Ah Richie, c’est toi?<br />

— Bien sûr que c’est moi, qu’est-ce que tu fous...!? T’as décidé <strong>de</strong> jouer les martyrs ou quoi,<br />

mer<strong>de</strong>, ce combat est truqué Lenny, ses gants sont renforcés à l’acier, tu vas te faire défigurer,<br />

qu’est-ce que t’attends pour te coucher?!!<br />

— Rien, j’ai juste besoin d’un peu <strong>de</strong> temps...<br />

— Mer<strong>de</strong>, arrête tes conneries! Eddie a misé contre toi, tout est organisé, qu’est-ce que t’as<br />

dans la tête, bor<strong>de</strong>l!!!<br />

Pendant que Richie continuait <strong>de</strong> me brailler <strong>de</strong>ssus, j’ai jeté un œil au bas du ring. Vera était<br />

assise aux côtés <strong>de</strong> Nell et arborait sa tête <strong>de</strong>s mauvais jours. J’ai essayé <strong>de</strong> capter son<br />

attention pour savoir si ça allait mais elle regardait dans le vague et Benny, le soigneur,<br />

n’arrêtait pas <strong>de</strong> passer <strong>de</strong>vant moi pour me faire boire, recracher dans la bassine, m’enduire<br />

d’huile <strong>de</strong> camphre ou m’appliquer <strong>une</strong> poche à glaçons sur les abdominaux ou dans la nuque.<br />

Au bout du compte, le gong a retenti, Richie m’a remis le protège-<strong>de</strong>nts dans la bouche et j’ai


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

senti mes jambes me porter jusqu’au milieu du ring. Il y avait <strong>une</strong> drôle d’ambiance dans la<br />

salle, les gens hurlaient tout autour, certains faisaient <strong>de</strong>s petits bonds sur place, d’autres se<br />

contentaient <strong>de</strong> grimaces attentives ou s’arrachaient les cheveux en émettant d’affreux<br />

borborygmes. En fait, je ne comprenais pas bien ce qui se passait, la tête me tournait encore,<br />

je n’entendais pas grand chose, juste un vague bruit <strong>de</strong> fond et l’impact <strong>de</strong>s coups d’Elijah<br />

dont le déchaînement me meurtrissait le corps. Pendant un moment, j’eus même l’impression<br />

<strong>de</strong> me battre pour le rachat <strong>de</strong> mon âme. En face <strong>de</strong> moi, Elijah avait pris les allures du<br />

Démon avec ses oreilles pointues, ses pieds fourchus, ses cornes et sa longue queue. Ses<br />

frappes provoquaient en moi un séisme aux répercutions <strong>de</strong>structives dans tout mon<br />

organisme et bientôt, plusieurs flashs <strong>de</strong> l’acci<strong>de</strong>nt me sont revenus à l’esprit. Tandis<br />

qu’Elijah me pilonnait sans <strong>une</strong> once <strong>de</strong> pitié, je revoyais la Plymouth prendre feu et exploser<br />

sous le camion-citerne, tandis qu’il me martelait <strong>de</strong> coups, je me remémorais le visage <strong>de</strong><br />

maman dans le brasier et j’en arrivais à accueillir chaque nouvelle contusion comme un juste<br />

châtiment <strong>de</strong> mon comportement passé. Quomodo cecidisti <strong>de</strong> caelo <strong>Luc</strong>ifer qui mane<br />

oriebaris? Comment es tu tombé du ciel <strong>Luc</strong>ifer fils <strong>de</strong> l’aurore?<br />

— Hé, Lenny, tu me reconnais!? m’a <strong>de</strong>mandé Richie en me secouant. Dis-moi qui est-ce qui<br />

te parle? Qui est-ce qui te parle, Lenny...!?<br />

— Mets-moi sur la voie...<br />

Benny est intervenu pour m’éponger le sang que j’avais sur la figure:<br />

— Arrête <strong>de</strong> le secouer, tu vas le faire vomir!<br />

— Ça, c’est Benny, j’ai dit.<br />

Richie était blanc comme un suaire, ses traits étaient tirés et<br />

trahissait un air grave:<br />

— Bon sang, Lenny, tu sais bien que je peux pas arrêter le combat, couche-toi, nom <strong>de</strong> Dieu!<br />

Je t’en supplie, te laisse pas massacrer comme ça, couche-toi!<br />

J’ai bu <strong>une</strong> gorgée d’eau calmement.<br />

— T’as entendu parler <strong>de</strong> la scène du jugement <strong>de</strong>rnier? j’ai fait.<br />

Il m’a regardé avec <strong>de</strong>s yeux ronds.<br />

— Dans cette scène, j’ai expliqué, Saint Michel dispose les âmes sur un plateau <strong>de</strong> sa balance,<br />

et sur l’autre, les pêchés qu’elles ont commis. Et le diable s’accroche avec ses griffes au<br />

plateau <strong>de</strong>s pêchés et fini par le faire pencher <strong>de</strong> son côté...<br />

Richie a dégluti <strong>de</strong> travers et j’ai vu dans son regard que je l’inquiétais.<br />

— Mer<strong>de</strong>, où tu veux en venir? il a fait, tu cherches à me mettre les foies!<br />

— Qu’est-ce que tu vas chercher? Je suis simplement en train <strong>de</strong> te dire qu’il ne faut pas sousestimer<br />

le rôle du diable dans la pesée <strong>de</strong>s âmes.<br />

L’instant d’après, le round reprenait et j’essuyais <strong>une</strong> énième succession <strong>de</strong> crochets <strong>de</strong> la part<br />

d’Elijah. Le boxeur ne ménageait pas sa peine, il frappait avec hargne et détermination,<br />

accompagnant chac<strong>une</strong> <strong>de</strong> ses estoca<strong>de</strong>s d’un râle démentiel, la puissance <strong>de</strong> ses heurts me<br />

labourait le visage, sa férocité transparaissait dans son regard mais plus la douleur se<br />

propageait dans ma chair, plus la sentence m’apparaissait belle et ré<strong>de</strong>mptoire. Et au fur et à<br />

mesure que les coups pleuvaient, je sentais monter en moi un sentiment <strong>de</strong> délivrance<br />

expiatoire, j’entrevoyais encore l’expression <strong>de</strong> maman tandis que les flammes zébraient la<br />

nuit <strong>de</strong> lueurs intenses, je me rappelais le moindre détail, la façon dont le pur-sang avait jailli<br />

sur la chaussée, les tentatives <strong>de</strong> papa pour l’éviter, la collision, la fureur avec laquelle le<br />

poids lourd avait traîné la Plymouth sur plusieurs centaines <strong>de</strong> mètres et je ne pouvais pas<br />

m’empêcher <strong>de</strong> penser, que d’<strong>une</strong> certaine manière, j’étais responsable <strong>de</strong> tout ça. Oh<br />

Seigneur! Pourquoi fallait-il qu’à suivre les ombres furtives <strong>de</strong> la vie on s’enlisât dans les<br />

ténèbres? Pourquoi fallait-il que l’obscurité succedât aux ailes lumineuses <strong>de</strong> l’éphémère? La<br />

douleur est encore monté d’un cran lorsque le gant d’Elijah m’a fauché en travers du ventre,<br />

me brisant trois côtes sur le champ. Vera s’est pris la tête dans les mains pour ne pas voir ça,


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

le protège-<strong>de</strong>nts a volé <strong>de</strong> l’autre côté du ring et j’ai senti mes jambes flageoler sous moi.<br />

Durant un bref instant je me suis senti partir mais Elijah m’a retenu, il a attendu que je relève<br />

la tête puis m’a expédié un direct et mon nez s’est mis à pisser le sang. J’en avais partout, <strong>une</strong><br />

giclée a même atteint l’arbitre au visage mais Elijah ne m’a pas laissé pas <strong>de</strong> répit pour autant.<br />

D’<strong>une</strong> série <strong>de</strong> swings ravageurs, il m’a bombardé l’abdomen à l’endroit même où mes côtes<br />

avaient rompu et la souffrance est <strong>de</strong>venu si extrême qu’un filet <strong>de</strong> bile au goût aci<strong>de</strong> m’est<br />

remonté jusque dans la gorge. D’un seul coup, j’ai senti que je basculais dans le vi<strong>de</strong>, j’ai vu<br />

la salle tournoyer autour <strong>de</strong> moi et je me suis retrouvé knock-down pour la troisième fois.<br />

— TE RELEVE PAS! a beuglé Richie tandis que j’étais pris <strong>de</strong> vomissements. RESTE A TERRE,<br />

BON SANG! IL VA TE TUER!<br />

Peu à peu, j’ai senti la douleur qui se déplaçait lentement. Quittant les os meurtries, elle a<br />

grimpé le long <strong>de</strong> la colonne vertébrale pour se répandre insidieusement à la base <strong>de</strong> la nuque,<br />

avant <strong>de</strong> reprendre sa route dévastatrice vers le sommet du crâne, s’enfonçant dans les<br />

couches tendres du cerveau comme <strong>une</strong> lame d’acier chauffée à blanc. Et lorsque je<br />

m’appuyais sur un genou et m’agrippais à la cor<strong>de</strong> inférieure pour tenter <strong>de</strong> me relever, c’est<br />

tout mon corps qui s’est mis a être parcouru <strong>de</strong> pics lancinants et meurtriers. Durant quelques<br />

instants, j’ai bien cru que je n’allais jamais pouvoir me remettre sur pieds, puis le mal a<br />

disparu aussi soudainement qu’un galion aspiré par un typhon, ou plus précisément, il est<br />

<strong>de</strong>venu si intense, il a revêtu <strong>une</strong> telle ampleur que j’ai fini par ne plus ressentir ses morsures.<br />

C’est à partir <strong>de</strong> ce moment-là, je crois, que mon esprit a commencé a ne plus percevoir ce qui<br />

m’entourait <strong>de</strong> manière luci<strong>de</strong>, et bien que la reprise se poursuivît un long moment dans<br />

l’acharnement et l’agitation, je ne ressentais plus rien. Tout ce que je peux dire, c’est qu’à<br />

chaque fois que j’allais à terre, je me relevais et retournais au charbon les bras ballants et les<br />

jambes cotonneuses. Vera, pour sa part, n’avait pas l’air d’apprécier la tournure <strong>de</strong>s<br />

événements, dans un élan d’exaspération, elle s’est levée <strong>de</strong> son siège mais Eddie ne lui a pas<br />

laissé le temps <strong>de</strong> quitter les lieux. Il l’a immédiatement saisie au poignet et d’un geste<br />

brusque l’a obligée à se rasseoir.<br />

Par la suite, j’ai vu passé <strong>une</strong> fille avec <strong>de</strong>s seins gonflés à l’hélium et <strong>de</strong>s faux-cils<br />

interminables, elle mâchait du chewing-gum et brandissait un panneau sur lequel s’inscrivait<br />

le chiffre trois. Peu <strong>de</strong> temps après elle est revenue avec le chiffre quatre, elle avait un<br />

déhanchement <strong>de</strong> tous les diables et ses talons faisaient bien dix à douze centimètres. Je<br />

discernais moyennement son visage parce que mes yeux se rétractaient dans leur gangue <strong>de</strong><br />

chair, mais j’avais remarqué qu’elle revenait à intervalle régulier et ce petit truc m’intriguait.<br />

J’avais noté que lorsqu’elle apparaissait le type à la peau d’ébène arrêtait <strong>de</strong> me frapper, ou<br />

inversement je ne sais plus, et il ne m’a pas fallu longtemps pour comprendre qu’il s’agissait<br />

d’<strong>une</strong> espèce d’ange <strong>de</strong>s rings, un ange en bikini avec <strong>de</strong>s petits bouts <strong>de</strong> tissu hypertendus et<br />

<strong>de</strong>s lèvres luisantes comme <strong>de</strong>s plaques <strong>de</strong> verglas. J’accueillais donc chac<strong>une</strong> <strong>de</strong> ses<br />

apparitions avec un émerveillement infini, j’avais l’impression que c’était la Vierge Marie qui<br />

se matérialisait <strong>de</strong>vant moi. La plupart du temps, elle arrivait alors que j’étais assis dans un<br />

coin tandis <strong>de</strong>ux gars avec <strong>de</strong>s serviettes-éponges autour du cou me faisaient respirer <strong>de</strong>s sels<br />

en me massant les trapèzes. L’un d’eux avait l’air un peu nerveux, il n’arrêtait pas <strong>de</strong> faire <strong>de</strong><br />

grands gestes avec ses mains et me saoulait <strong>de</strong> questions à chaque fois que je revenais<br />

m’asseoir.<br />

— Putain, Lenny, qu’est-ce qu’il y a eu au commencement...!!? qu’il me <strong>de</strong>mandait.<br />

— Le big-bang! répondait l’autre en essayant <strong>de</strong> me retirer le protège-<strong>de</strong>nts.<br />

— Mer<strong>de</strong>, Benny, fais pas chier! C’est à toi que je pose la question...?!<br />

— Bon sang, tu vois pas qu’il n’est plus en état <strong>de</strong> te répondre!!<br />

— Ecoute, Benny, qui c’est le manager ici?<br />

— C’est toi, Richie.<br />

— Bon, alors <strong>de</strong> quoi tu te mêle!!? Retourne à ton seau à glaçons et laisse-moi travailler! Eh,


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Lenny, tu m’entends, dis-moi que tu m’entends! Quel est le nom <strong>de</strong> la fille qui joue dans les<br />

Misfits?<br />

La <strong>de</strong>rnière fois que j’ai vu l’ange <strong>de</strong>s rings, elle se promenait avec un écriteau floqué du<br />

chiffre sept. Ensuite, elle a disparu <strong>de</strong> mon champ <strong>de</strong> vision pour laisser place au type à la<br />

peau d’ébène qui — à peine avais-je eu le temps <strong>de</strong> me lever <strong>de</strong> mon tabouret—, s’est jeté sur<br />

moi et m’a littéralement crucifié sur les cor<strong>de</strong>s. À ce moment précis, j’ai su que je ne m’en<br />

sortirai pas. Le boxeur était campé en face <strong>de</strong> moi, il reprenait sa respiration en attendant<br />

l’assaut final et les projecteurs placés <strong>de</strong>rrière lui me faisaient apparaître sa silhouette en<br />

contre-jour, il me faisait penser à <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> messager <strong>de</strong>s ténèbres et tout ce que je pouvais<br />

faire, c’était l’envisager fixement, le regard éteint, les bras en croix, prêt à recevoir mon<br />

châtiment avec résignation. Et Dieu sait qu’il fût terrible. En moins d’<strong>une</strong> minute, le boxeur<br />

me détruisit totalement la figure, il m’enfonça la cage thoracique, les tempes et quoique je ne<br />

ressentît plus le moindre lancinement <strong>de</strong>puis longtemps, j’entrevoyais la rage qu’il mettait<br />

dans ses frappes. Je regardais mon sang gicler <strong>de</strong> toute part et ruisseler sur ma poitrine, mes<br />

abdominaux, avant d’imprégner mon short et <strong>de</strong> se répandre sur mes cuisses, je <strong>de</strong>vinais mes<br />

arca<strong>de</strong>s s’ouvrir l’<strong>une</strong> <strong>de</strong>rrière l’autre, mes lèvres se fendre, mon nez éclater sous la violence<br />

<strong>de</strong>s chocs, puis j’observais mes jambes se dérober sous mon tronc, mes bras s’agripper<br />

désespérément aux cor<strong>de</strong>s et je compris que je n’en avais plus pour longtemps. Un drôle <strong>de</strong><br />

silence s’abattit alors tout autour <strong>de</strong> moi, je voyais bien que les gens continuait <strong>de</strong> s’agiter<br />

mais je ne les entendais plus, je discernais encore l’arbitre mais il évoluait au ralenti au milieu<br />

<strong>de</strong>s éclairs <strong>de</strong> tungstène comme un spectre dans l’orage. Presque instinctivement mes<br />

paupières se fermèrent, mon rythme cardiaque s’affaiblit, puis le boxeur me catapulta un<br />

ultime crochet au menton et ma tête <strong>de</strong>vint trop lour<strong>de</strong>, elle se dévissa carrément sous la<br />

vigueur du coup, <strong>une</strong> prodigieuse giclée <strong>de</strong> sang vint éclabousser les juges au premier rang, un<br />

<strong>de</strong>rnier soupir m’étreignit, puis plus rien, uniquement <strong>une</strong> immense étendue obscure, puis les<br />

rires <strong>de</strong> Tortilla et <strong>de</strong> moi-même dans <strong>une</strong> rue du Lower entre les étales <strong>de</strong>s marchands <strong>de</strong><br />

fruits et les cireurs <strong>de</strong> chaussures. Agés respectivement <strong>de</strong> sept et cinq ans, nous nous<br />

rendions à la quincaillerie du coin pour y acheter <strong>de</strong>s éponges et <strong>de</strong> la lessive. Papa s’était mis<br />

en tête <strong>de</strong> laver la Plymouth, c’était <strong>une</strong> journée ensoleillée et nous n’aurions manqué ça pour<br />

rien au mon<strong>de</strong>. En pénétrant dans le magasin, nous avons immédiatement reconnu Bernie qui<br />

traînait au rayon <strong>de</strong>s ampoules. Il n’avait pas pris le temps d’ôter son tablier <strong>de</strong> glacier,<br />

affichait un visage attentif et comparait la tailles <strong>de</strong>s douilles.<br />

— Qu’est-ce que vous faites-là, les enfants? qu’il nous a <strong>de</strong>mandé dès qu’il nous a vu.<br />

Tortilla a agité le billet <strong>de</strong> dix dollars que lui avait donné papa:<br />

— Il nous faut <strong>de</strong> la lessive, qu’il a expliqué, aujourd’hui, on nettoie la Plymouth!<br />

— Ouais, on nettoie la Plymouth! ai-je répété fièrement.<br />

— Ah, c’est <strong>une</strong> bonne chose ça! qu’il a conclut en me décoiffant. Quand vous aurez fini,<br />

passez me voir, je vous préparerai <strong>de</strong>ux gros milk-shakes!<br />

Je ne vous dis pas comment la journée s’annonçait bien. Nous avons pris dans la boutique tout<br />

ce qu’il nous fallait, puis Tortilla m’a attrapé par la main et nous avons remonté l’avenue en<br />

criant à tue-tête et shootant dans toutes les boites <strong>de</strong> conserves qui se trouvaient sur notre<br />

chemin. Ensuite, le nettoyage <strong>de</strong> la Plymouth a commencé et comme d’habitu<strong>de</strong> le truc a fini<br />

en bataille rangée. Tortilla et moi sur le toit en train <strong>de</strong> s’envoyer <strong>de</strong>s éponges tandis que papa<br />

nous aspergeait avec le jet d’eau. Et bien entendu, les gloussements qui jaillissaient <strong>de</strong> nos<br />

gosiers ne manquaient pas d’éveiller l’attention <strong>de</strong> maman. Elle venait généralement jeter un<br />

œil sur la terrasse et on la voyait se pencher à la rambar<strong>de</strong>.<br />

— Joé, arrête un peu, ils vont attraper froid!<br />

— T’inquiète pas, ils sont soli<strong>de</strong>s ses petits gars.<br />

— Hé, m’mam on pourra aller boire un milk-shake après?<br />

— On a rencontré le glacier!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Bon. Montez vous sécher et après je vous y emmènerai.<br />

Aussitôt, <strong>de</strong> nouveaux cris <strong>de</strong> joie fusaient et le petit manège reprenait <strong>de</strong> plus belle.<br />

*<br />

Il n’y avait pas <strong>de</strong> lumière dans les vestiaires, juste un trait <strong>de</strong> clarté sur le visage <strong>de</strong> Vera,<br />

Richie à côté d’elle près <strong>de</strong>s seaux à glaçons et les ombres graves <strong>de</strong>s soigneurs penchés au<strong>de</strong>ssus<br />

<strong>de</strong> mon corps inerte.<br />

— Tu penses qu’il va se remettre? a <strong>de</strong>mandé Vera d’<strong>une</strong> voix chargée <strong>de</strong> saveurs amers.<br />

— Il a drôlement dérouillé. Il va lui falloir du temps.<br />

Richie semblait désorienté, il regardait mes blessures pendant que Benny me recousait les<br />

arca<strong>de</strong>s sourcilières en secouant la tête d’écœurement:<br />

— Je lui ai dit que le combat était truqué, il a poursuivi . Je lui ai dit <strong>de</strong> se coucher, seulement<br />

tu crois qu’il m’aurait écouté? Penses-tu, il n’en fait qu’à sa tête... C’est vraiment <strong>une</strong> tête <strong>de</strong><br />

mûle, tu sais.<br />

Vera a acquiescé d’un petit battement <strong>de</strong> cils, elle avait l’air inquiète, elle surveillait Benny<br />

qui finissait <strong>de</strong> recoudre mes chairs et avait du mal a dissimuler son affliction, ses yeux étaient<br />

le berceau d’un orage où se mêlaient gron<strong>de</strong>ments et coups <strong>de</strong> tonnerre. Et quand Dino est<br />

rentré dans la pièce pour lui faire savoir que Nell la cherchait partout, elle l’a tout simplement<br />

envoyé sur les roses.<br />

— Va te faire foutre, Dino, c’est clair?<br />

— Ecoute, n’envenime pas les choses. Il est fou furieux, ce serait bien que t’y retourne<br />

maintenant.<br />

— J’irai plus jamais nulle part avec ce salaud, tu peux aller lui dire!<br />

— Bon sang, Vera, tu crois pas qu’il y a eu assez <strong>de</strong> dégât comme ça? Qu’est-ce que tu<br />

cherches...??<br />

— Seigneur Dieu, t’as vu dans quel état vous avez mis Lenny? Et tu voudrais que j’obéisse<br />

bien sagement à ce dingue!!!??<br />

Dino a poussé un long soupir pour marquer son embarras mais à peine avait-il eu le temps <strong>de</strong><br />

se retourner qu’Eddie faisait irruption dans les vestiaires avec Zin et plusieurs hommes <strong>de</strong><br />

main dans son sillage (dont Bumpy et son oreille raccommodée). Il avait <strong>une</strong> sale tête Eddie<br />

cet après-midi là, on aurait dit qu’il avait sucé <strong>une</strong> pastille d’uranium parce que son œil <strong>de</strong><br />

verre renvoyait exactement le même éclat que l’autre, un éclat froid et implacable, presque<br />

inhumain, un éclat si effroyablement semblable d’un œil à l’autre qu’il <strong>de</strong>venait impossible <strong>de</strong><br />

les distinguer sans surveiller attentivement le dilatement <strong>de</strong> la pupille après un clignement <strong>de</strong><br />

paupière.<br />

— Alors comme ça, tu désobéis, il a attaqué d’un ton menaçant. Je tourne la tête trente<br />

secon<strong>de</strong>s et tu disparais, qu’est-ce que c’est que ces manières, hein...!!? QU’EST-CE QUE C’EST<br />

QUE CES MANIERES!!?<br />

— Arrête avec ton petit jeu, tu veux...<br />

— Tais-toi! Prends ton sac et suis-moi!<br />

Vera n’a pas bougé d’un cil et l’atmosphère est vite <strong>de</strong>venue toxique. Richie avait du mal a<br />

avaler sa salive, sa gorge était sèche, Benny et les autres soigneurs m’avait momentanément<br />

abandonné sur la table <strong>de</strong> massage et suivaient les événements avec appréhension. Nul n’osait<br />

s’immiscer dans la conversation, il n’y avait guère que quelques mouches insouciantes pour<br />

venir tourner autour du bookmaker et zézayer à ses oreilles <strong>de</strong> façon agaçantes. Vera quant à<br />

elle s’obstinait irrémédiablement, elle était spendi<strong>de</strong> dans son petit tailleur Channel, la colère<br />

lui conférait <strong>une</strong> beauté farouche et ses grands yeux palpitaient <strong>de</strong> reflets éperdus. Elle a<br />

replacé <strong>une</strong> mèche <strong>de</strong> cheveux <strong>de</strong>rrière son oreille, puis sa voix a pris <strong>une</strong> résonance<br />

inflexible:


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— J’en ai marre, Eddie! J’en ai marre <strong>de</strong> ta vie, <strong>de</strong> tes petites combines, <strong>de</strong> tes mensonges!<br />

J’en ai marre <strong>de</strong> ta façon <strong>de</strong> traiter les gens. Tout ce que tu touches, tu le détruis. Je ne sais pas<br />

comment j’ai fait pour supporter aussi longtemps un cinglé dans ton genre!<br />

Tandis qu’elle parlait, elle s’escrimait à retirer un bracelet <strong>de</strong> son poignet, puis elle a trouvé le<br />

moyen d’arracher ses boucles d’oreilles sans même un petit pincement <strong>de</strong> cœur.<br />

— Tiens, tu peux tout reprendre, elle a continué, la bagnole, l’appartement, je ne veux plus<br />

rien <strong>de</strong> toi! Tu ne me fais plus peur, c’est fini!<br />

Etonnamment, le bookmaker n’a pas cédé à l’emportement, il l’a juste examinée en prenant<br />

un air suffisant, son regard malsain s’est focalisé sur les particules cristallines qui<br />

s’entrechoquaient dans ses yeux, puis sa voix est <strong>de</strong>venue incolore:<br />

— Ça y est, t’as vidé ton sac? il a fait. Tu te sens mieux?<br />

Vera a gardé le silence, elle se sentait un peu perdue. Elle s’attendait à le voir sortir <strong>de</strong> ses<br />

gonds, mais voilà qu’il restait stoïque et anormalement calme. Elle savait que tout ça cachait<br />

quelque chose, elle l’observait tandis qu’il <strong>de</strong>mandait à Zin <strong>de</strong> se rapprocher, se mettait à<br />

craindre le pire en constatant qu’il lui murmurait quelque chose à l’oreille et comprenait enfin<br />

l’ignoble <strong>de</strong>ssein qu’il avait tracé en détectant la machiavélique ciselure qui creusait<br />

désormais l’extrémité <strong>de</strong> son menton.<br />

— Qu’est-ce que tu compte faire, elle a grincé.<br />

Nell a attendu que Zin franchisse le seuil <strong>de</strong> la porte, puis il a accompli un pas vers elle. Son<br />

œil <strong>de</strong> verre a étincelé comme un diamant maléfique.<br />

— Je crois que t’as pas bien saisi la situation, il a dit.<br />

Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrait et Nadine est apparue au bras <strong>de</strong> Zin. Comme à<br />

son habitu<strong>de</strong>, elle était vêtue <strong>de</strong> cette minuscule robe en tissu lamé qu’elle ne quittait jamais,<br />

sa silhouette se découpait dans l’encadrement <strong>de</strong> la porte et sa seule vue a glacé les sangs <strong>de</strong><br />

tout ceux qui se trouvaient dans la pièce. De fait, l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la cafetière était encore présent<br />

dans tous les esprits, à commencer par celui <strong>de</strong> Nadine, les broches métalliques qui<br />

soutenaient sa mâchoire inférieure en étaient un signe tangible, et en entrant dans les<br />

vestiaires, toute sa détresse tenait dans son expression fébrile et angoissée. Elle semblait avoir<br />

du mal à tenir sur ses jambes et n’arrivait pas à s’exprimer correctement à cause <strong>de</strong> ces<br />

maudites tiges d’acier qui bloquaient en partie la mobilité <strong>de</strong> ses maxillaires.<br />

— Qu’est-ce que tu me veux...? elle a glapi. J’ai rien fait. Je te jure, j’étais dans la voiture...<br />

Nell n’a pas donné d’explication, il a souri d’<strong>une</strong> manière étrange et la tension est montée<br />

d’un cran. Vera était littéralement paralysée, ces paupières refusaient <strong>de</strong> papillonner, <strong>de</strong>rrière<br />

elle, les visages <strong>de</strong> Richie, Benny et <strong>de</strong>s autres soigneurs étaient livi<strong>de</strong>s. En face, Bumpy se<br />

touchait l’oreille en appréhendant la suite <strong>de</strong>s événements, Dino se mordait les lèvres<br />

d’anxiété et même les autres gar<strong>de</strong>s du corps étaient mal à l’aise. Zin a incité Nadine à<br />

avancer puis il a refermé la porte <strong>de</strong>rrière elle.<br />

— T’as encore sniffé toute la matinée? lui a <strong>de</strong>mandé Nell en se portant à sa hauteur.<br />

— Juste un petit rail, Eddie, elle a répondu craintivement. Je te jure, juste un petit rail <strong>de</strong><br />

mer<strong>de</strong>, pas <strong>de</strong> quoi fouetter un chat!<br />

Il l’a inspectée un instant en hochant la tête puis lui a tendue un mouchoir:<br />

— Essuie-toi le nez, t’en as encore partout.<br />

Nadine a immédiatement porté la main à son visage pour effacer les ultimes traces <strong>de</strong> cocaïne,<br />

mais les stigmates plus profonds n’ont pas disparu avec ce geste: le teint cadavérique, les<br />

lèvres déshydratées, les pupilles dilatées, le souffle court, ajoutés à l’angoisse abyssale due à<br />

la situation, tous ces symptômes trahissaient l’impression d’apaisement qu’elle essayait <strong>de</strong><br />

feindre:<br />

— Oooh! c’est rien ça, Eddie. La coke c’est pour ainsi dire fini, je t’assure! Un gramme par-ci<br />

par-là pour tenir le cap mais c’est tout! J’ai plus besoin <strong>de</strong> ça, je te jure, j’ai plus besoin <strong>de</strong><br />

toutes ces mer<strong>de</strong>s pour tenir le coup...


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Nell a souri, puis il s’est tourné vers Vera.<br />

— Tu sais ce qui fait qu’il y a <strong>de</strong>s petits moments <strong>de</strong> tension entre nous? il l’a questionnée.<br />

Vera n’a pas <strong>de</strong>sserré les <strong>de</strong>nts.<br />

— L’aveuglement. Cette lueur intense qui jaillit <strong>de</strong>vant nos yeux et nous empêche <strong>de</strong> voir les<br />

choses. Prends Nadine par exemple, tu te souviens du jour où je lui avait dit <strong>de</strong> m’attendre<br />

dans la voiture, ce jour malheureux où je m’étais un peu emporté, où j’avais dû la corriger<br />

avec le premier truc qui m’était tombé sous la main, c’était quoi, déjà...? Nadine, qu’est-ce<br />

que c’était?<br />

— Une cafetière...<br />

— Ouais, <strong>une</strong> cafetière! L’aveuglement, Vera, le seul et unique fautif <strong>de</strong> tout ça c’est<br />

l’aveuglement! Tu sais quand je suis monté dans la voiture et que je l’ai vue avec la mâchoire<br />

et le nez fracturés, l’os frontal enfoncé, le visage gonflé <strong>de</strong> sang et pour ainsi dire<br />

méconnaissable, j’ai enfin pris conscience <strong>de</strong> toute l’horreur <strong>de</strong> mon acte: j’avais à côté <strong>de</strong><br />

moi sur la banquette arrière <strong>de</strong> ma bagnole, <strong>une</strong> fille dont je ne reconnaissais pas le visage et<br />

pourtant il s’agissait <strong>de</strong> ma propre sœur! J’étais abattu, je me sentais, comment dire...?<br />

Nadine?<br />

— Indigne...<br />

— C’est ça, indigne! Indigne <strong>de</strong> m’être laissé aveugler comme ça. Ce même aveuglement qui<br />

nous empêche <strong>de</strong> voir les choses, Vera. Parce qu’en fin <strong>de</strong> compte, qu’est-ce qu’elle avait fait,<br />

hein? Absolument rien! C’est après toi que j’en avais! C’est toi qui m’avait mis <strong>de</strong> mauvaise<br />

humeur et c’est elle qui a pris à ta place! Je me suis rendu compte <strong>de</strong> l’injustice <strong>de</strong> mon geste.<br />

Tandis qu’il continuait <strong>de</strong> parler, il arpentait le ciment <strong>de</strong> long en large:<br />

— J’avais été abusive avec elle. Je me suis dit qu’il fallait réparer ce geste malencontreux, pas<br />

vrai Nadine?<br />

— Han, han.<br />

— Je l’ai emmenée dans le meilleur hôpital, je l’ai confiée aux meilleurs chirurgiens... Il me<br />

<strong>de</strong>mandait 20.000$ , j’ai mis le double sur la table parce que c’est ma sœur! Et comme tu vois,<br />

on s’est bien occupé d’elle, elle va presque retrouver le visage qu’elle avait avant, les<br />

mé<strong>de</strong>cins sont optimistes! Dans quelques mois, il n’y paraîtra plus et tout cette affaire ne sera<br />

plus qu’un mauvais cauchemar... Et tout ça nous aura appris <strong>une</strong> chose, hein Nadine?<br />

— Ouais..., faudrait jamais se laisser emporter par l’aveuglement.<br />

— Je te le fais pas dire! Tiens, pour que tout le mon<strong>de</strong> comprenne bien, raconte-nous<br />

l’histoire <strong>de</strong> ces matelots qui se sont laisser emporter par l’aveuglement.<br />

— Quoi...??<br />

— L’histoire du Bounty, celle que nous racontait oncle Sapporo quand on était petit. Tu t’en<br />

souviens?<br />

— Je ne sais plus...<br />

— Je te conseille <strong>de</strong> t’en souvenir. Vas-y, on t’écoute.<br />

Durant un long moment, Nadine a complètement perdu pied, elle s’est mise à claquer <strong>de</strong>s<br />

<strong>de</strong>nts, ses iris ricochaient désespérément d’un visage à l’autre et ses tempes palpitaient sous le<br />

flux <strong>de</strong> sang qui dilatait ses veines. Un filet <strong>de</strong> voix a transpiré entre ses lèvres maladives:<br />

— Ben voilà, le Bounty est un navire <strong>de</strong> la marine royale britannique qui est parti dans le<br />

pacifique...<br />

— Quelle année!?<br />

— 1788!<br />

— Quel mois?<br />

— Avril! Avril 1788!<br />

Nell a remué sa tête <strong>de</strong> bas en haut et Nadine a enchaîné la peur au ventre:<br />

— L’année suivante, au large <strong>de</strong> la Polynésie, l’équipage s’est révolté à cause <strong>de</strong> la dureté <strong>de</strong><br />

son commandant.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Le commandant...? Quel commandant??<br />

Nadine a eu un moment d’hésitation et tout le mon<strong>de</strong> a retenu son souffle. Personne<br />

n’ignoraient le châtiment qui risquait <strong>de</strong> s’abattre sur elle en cas <strong>de</strong> réponse inexacte, et<br />

chacun pouvait lire dans les plis <strong>de</strong> son front tourmenté l’enjeu du dilemme.<br />

— Bligh! Lieutenant William Bligh! Elle a fini par japper au bout d’<strong>une</strong> poignée secon<strong>de</strong>s<br />

interminables.<br />

Nell a esquissé un rictus d’assentiment et Nadine a poursuivi d’<strong>une</strong> voix plus neurasthénique<br />

que jamais.<br />

— Lors <strong>de</strong> la mutinerie, Bligh et 18 marins fidèles ont été abandonnés dans <strong>une</strong> chaloupe, la<br />

traversée fut longue et périlleuse, mais malgré tout, ils parvinrent à atteindre <strong>une</strong> île dans<br />

l’océan indien, puis furent rapatriés en Angleterre.<br />

Dès qu’il eût approuvé d’un hochement <strong>de</strong> tête le récit <strong>de</strong> sa sœur, l’atmosphère s’adoucit, se<br />

vidant peu à peu cette tension insidieuse qui la rendait moite et suffocante. Les soigneurs se<br />

détendirent et Richie alla même jusqu’à s’enorgueillir d’un sourire <strong>de</strong> soulagement, lequel se<br />

teinta rapi<strong>de</strong>ment d’un zeste <strong>de</strong> crispation lorsque le bookmaker fit volte-face vers Vera.<br />

— Tu vois, lui assena t-il en venant respirer son parfum, tu es comme ces marins perdus au<br />

milieu <strong>de</strong> l’océan. Sans leur Capitaine, ils auraient probablement péri noyé, au bord <strong>de</strong><br />

l’épuisement, sombrant dans les flots noirs <strong>de</strong> la désespérance. Seulement, ils ont su rester<br />

fidèles et leur commandant les a ramenés à bon port.<br />

Vera était comme un volcan majestueux aux bord <strong>de</strong> l’éruption, ses yeux étaient un nuage <strong>de</strong><br />

cendre traversé <strong>de</strong> mille projections incan<strong>de</strong>scentes, son ventre un cratère aux explosions<br />

assourdissantes, sa bouche <strong>une</strong> pierre asséchée aux émanations <strong>de</strong> souffre et dans ses veines<br />

coulaient <strong>une</strong> lave bouillonnante. Elle avait la beauté d’<strong>une</strong> fleur désespérée Vera. Ses longs<br />

cils restaient figés dans <strong>une</strong> immobilité presque surnaturelle et son visage laiteux se<br />

confondait avec celui d’un mannequin <strong>de</strong> cire. Nell jubilait <strong>de</strong> la voir aussi blême. Elle aurait<br />

bien voulu lui arracher le cœur mais elle savait que le moindre <strong>de</strong> ses gestes pouvait se<br />

retourner contre Nadine, elle se sentait prise au piège, poings et chevilles liés, assujetti aux<br />

caprices <strong>de</strong> ce dingue, et quand il lui a <strong>de</strong>mandé s’il s’était bien fait comprendre, elle s’est<br />

réfugiée dans un mutisme asservi que le bookmaker a immédiatement interprété comme le<br />

signe <strong>de</strong> soumission qu’il attendait.<br />

— Maintenant ramasse ton sac! il a ordonné, on rentre.<br />

Puis il l’a froi<strong>de</strong>ment giflée.<br />

— Et ne t’avise jamais plus <strong>de</strong> me manquer <strong>de</strong> respect! Il a ajouté. T’entends ce que je te dis?!<br />

Ne t’avise pas <strong>de</strong> me manquer <strong>de</strong> respect, ma petite, t’entends bien ce que je te dis!!? Tu<br />

entends bien ce que je te dis?<br />

— Oui j’entends.<br />

Comme elle continuait <strong>de</strong> le fixer droit dans les yeux avec insistance, il l’a attrapée au niveau<br />

du cou<strong>de</strong> et son œil <strong>de</strong> verre a lancé un éclair fiévreux.<br />

— M’oblige pas à <strong>de</strong>venir méchant, il a sifflé.<br />

— LACHE- LÀ! j’ai gueulé en crapahutant jusqu’à lui.<br />

Tout le mon<strong>de</strong> a été stupéfait <strong>de</strong> me voir jaillir du fond <strong>de</strong>s vestiaires et j’ai profité du petit<br />

moment <strong>de</strong> flottement qui a suivi mon aboiement pour traîner la jambe jusqu’au bookmaker et<br />

lui envoyer un direct en pleine figure.<br />

— NE PORTE PLUS JAMAIS LA MAIN SUR ELLE! j’ai hurlé tandis qu’il perdait l’équilibre et se<br />

rattrapait à Bumpy. NE LA TOUCHE PLUS! PLUS JAMAIS, TU M’ENTENDS!!? NE T’AVISE PLUS<br />

JAMAIS DE PORTER LA MAIN SUR ELLE!!!<br />

Quoiqu’un peu étourdi, Nell était entré dans <strong>une</strong> furie sombre, je lui avais ouvert la lèvre et<br />

quand il s’est aperçu que son sang ruisselait le long son menton, il est <strong>de</strong>venu à moitié fou. Il<br />

a dégainé <strong>une</strong> arme dissimulée sous sa veste et l’a braquée droit sur moi:<br />

— JE VAIS TE CREVER ENCULE! il a braillé.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Durant un instant, j’ai cru que le bookmaker allait mettre ses menaces à exécution, mais au<br />

moment où le coup est parti, Zin l’a saisi au poignet et la balle a dévié <strong>de</strong> sa trajectoire pour<br />

venir se river dans le plafond. Quelques grammes <strong>de</strong> plâtre ont dégringolé sur le veston du<br />

gar<strong>de</strong> du corps. Avec Bumpy, ils essayaient d’apaiser les esprits mais Nell était au bord <strong>de</strong> la<br />

crise <strong>de</strong> nerfs et ils n’étaient pas trop <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux pour contenir sa fureur. Deux autres gorilles<br />

sont même venus en renfort tant l’emportement du bookmaker <strong>de</strong>venait incontrôlable. Il avait<br />

le visage déformé par la hargne et ses globes oculaires faisaient penser à ceux d’<strong>une</strong> bête<br />

sauvage.<br />

— LACHEZ-MOI, JE VAIS LE TRANSFORMER EN PASSOIRE CE PETIT MERDEUX! JE VAIS LUI<br />

APPRENDRE LA VIE!<br />

— Calme-toi, tu vas t’attirer <strong>de</strong>s ennuis, a fait Zin en essayant <strong>de</strong> lui retirer l’arme <strong>de</strong>s mains.<br />

—J’EN AI RIEN A FOUTRE! CET ENCULE M’A FRAPPE, JE VAIS LE CRIBLER DE BALLES!<br />

A ce moment-là, <strong>une</strong> secon<strong>de</strong> détonation a retenti et Bumpy s’est pris le<br />

projectile dans le pied. Il a émis un hurlement terrible et s’est roulé à terre en<br />

geignant sur son sort. Zin est parvenu a ôter le truc <strong>de</strong>s mains <strong>de</strong> Nell:<br />

— Mer<strong>de</strong>, Eddie, reprends-toi! t’as failli flinguer Bumpy...!?!<br />

Le bookmaker n’a rien voulu entendre.<br />

— JE VOUS ENCULE TOUS! il a explosé en balançant un coup <strong>de</strong> pied rageur dans le ventre <strong>de</strong><br />

Bumpy. JE VOUS ENCULE TOUS! CE POURRI A COUCHE AVEC VERA, JE VAIS EN FAIRE DE LA<br />

CHARPIE!<br />

— C’EST MOI QUI AI COUCHE AVEC LUI, SI TU VEUX TOUT SAVOIR! a rétorqué Vera. QU’EST-CE<br />

QUE TU CROIS QUE JE FAISAIS DES QUE TU AVAIS LE DOS TOURNE?!!<br />

— SALE TRAINEE, TU VAS ME PAYER ÇA!<br />

— J’AI COUCHE AVEC LUI CHAQUE FOIS QUE J’AI PU ET JE RECOMMENCERAI CHAQUE FOIS QUE<br />

J’EN AURAI L’OCCASION!<br />

Ces révélations ont eu tôt fait d’immerger le bookmaker dans <strong>une</strong> rage encore plus mauvaise<br />

qu’à l’accoutumé. Plus il enrageait, plus il donnait l’impression d’avoir perdu la raison. A<br />

quatre, ils arrivaient à peine à le maîtriser. Zin qui se chargeait <strong>de</strong> lui bloquer le bras gauche<br />

l’enjoignait à se calmer mais n’obtenait rarement plus qu’un vague grognement en retour.<br />

Celui qui tentait <strong>de</strong> lui immobiliser l’autre bras ne s’en tirait pas mieux. Quant à ceux qui<br />

s’étaient déployés <strong>de</strong>rrière lui pour le ceinturer sous les aisselles et le tirer en arrière, nous<br />

pouvions les entendre hennir à chacun <strong>de</strong> ses soubresauts. Il leur donnait vraiment du fil à<br />

retordre, le bookmaker. Même qu’au moment <strong>de</strong> franchir le seuil <strong>de</strong> la porte, il s’est harponné<br />

au chambranle et m’a lancé <strong>une</strong> nouvelle salve d’insultes:<br />

— CONNARD DE PUTAIN DE MERDE D’ENCULE DE TA RACE, JE TE GARANTIE QUE TU VAS ME<br />

PAYER ÇA...!<br />

Ensuite, il a disparu dans le couloir avec tous ses hommes, Nadine, puis Bumpy s’est relevé et<br />

les a suivis à cloche-pied. Nous les avons encore entendus un instant — le temps qu’ils se<br />

frayent un passage dans le couloir et atteignent la sortie —, puis le silence est revenu, un<br />

silence aux senteurs ambigus, un silence qui s’est répandu comme un gaz et a fait retomber<br />

mon taux d’adrénaline à zéro.<br />

— Eh, ça va? m’a <strong>de</strong>mandé Richie qui a tout <strong>de</strong> suite remarqué mon état <strong>de</strong> faiblesse.<br />

— Le plus dur est passé, j’ai dit. Je vais juste m’asseoir <strong>une</strong> minute.<br />

L’instant d’après, j’ai envoyé un petit sourire absur<strong>de</strong> à <strong>de</strong>stination <strong>de</strong> Vera, puis mes jambes<br />

ont molli et je me suis vu flancher. J’ai juste eu le temps <strong>de</strong> jeter un œil sur ses seins sublimes<br />

et ses hanches enserrées dans sa petite jupe <strong>de</strong> lin, avant d’amorcer <strong>une</strong> <strong>de</strong>scente vertigineuse<br />

le long <strong>de</strong> ses jambes et <strong>de</strong> m’écraser au sol à hauteur <strong>de</strong> ses chevilles. Seigneur, ai-je songé<br />

instantanément, fasse que cette fille s’accroupisse et me dévoile sa jolie fente nacrée. Et mes<br />

prières furent entendues sur-le-champs car pendant que Richie et Benny mettaient genoux à<br />

terre pour me prendre le pouls, pendant que les autres soigneurs se relayaient pour m’aérer


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

avec <strong>une</strong> serviette-éponge, je l’ai vue <strong>de</strong>scendre jusqu’à moi, j’ai vu sa jupe glisser vers le<br />

haut <strong>de</strong> ses jambes, j’ai senti l’intérieur <strong>de</strong> ses cuisses palpiter sous mon regard et sa petite<br />

culotte m’est apparue comme <strong>une</strong> voilure <strong>de</strong> soie <strong>de</strong>rrière laquelle irradiait le plus beau<br />

diamant du mon<strong>de</strong>.<br />

— La vue est belle? Elle s’est informée.<br />

— Imprenable, j’ai dit. Je crois que je vais rester là un moment.<br />

— Reste le temps que tu veux, elle a fait en me prenant la main. On a la nuit <strong>de</strong>vant nous,<br />

mon amour.<br />

Je ne savais pas si j’allais pouvoir tenir jusque-là, mais en attendant j’étais le Roi <strong>de</strong>s Sept<br />

Provinces réunies! Et je me sentais capable <strong>de</strong> fixer cette petite parcelle <strong>de</strong> soie pendant <strong>de</strong>s<br />

heures, tant que ses cuisses resteraient entrouvertes, aussi longtemps qu’<strong>une</strong> lumière dorée<br />

s’infiltrerait au travers le lin <strong>de</strong> sa jupe et que mon pouls tiendrait le coup.<br />

— Eh, Lenny, ça va mieux? a fait Richie en observant le sourire élargi qui flottait sur mon<br />

visage sculpté par les heurts.<br />

— Je <strong>de</strong>vrais m’en sortir, j’ai dit.<br />

— Sa tension est faible, a annoncé Benny.<br />

— T’es sûr que tu vas tenir le coup? a insisté Richie.<br />

— OOOooooh doux Jésus, je peux te garantir que c’est cool! Je suis dans <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> phase<br />

transcendantale.<br />

Sainte Marie mère <strong>de</strong> Dieu, quand <strong>une</strong> fille belle comme les glaces bleues <strong>de</strong> l’arctique avec<br />

la peau <strong>de</strong>s cuisses plus fine qu’<strong>une</strong> feuille d’or vous laissait entrevoir le paradis, c’est toute<br />

votre âme qui succombait d’<strong>une</strong> traite à l’ivresse <strong>de</strong>s profon<strong>de</strong>urs.<br />

— Bon sang, qu’est-ce qu’il s’imagine ce petit enfant <strong>de</strong> pute!?? Il croit que je vais me laisser<br />

mettre sans bouger le petit doigt...!??<br />

Dans la Merce<strong>de</strong>s, Nell ne décolérait pas. Il avait les tempes parcourues <strong>de</strong> pipelines gonflés à<br />

bloc et <strong>une</strong> kyrielle <strong>de</strong> postillons jaillissaient <strong>de</strong> sa bouche distordue à chac<strong>une</strong> <strong>de</strong> ses<br />

syllabes. Nadine, assise à ses côtés sur la banquette arrière, affichait un teint transparent et<br />

figé, ses pupilles faisaient penser a <strong>de</strong>s perles <strong>de</strong> nacre traversées <strong>de</strong> lueurs froi<strong>de</strong>s et ces longs<br />

cils vibraient comme les ailes d’un insecte. Dino conduisait sans même risquer un œil dans le<br />

rétroviseur et Bumpy manipulait fiévreusement un chapelet sur le siège avant. Au bout du<br />

compte, seul Zin semblait gar<strong>de</strong>r <strong>une</strong> sorte d’attitu<strong>de</strong> placi<strong>de</strong> face aux soliloques amers du<br />

bookmaker.<br />

— Je vais me le faire ce sale con! il poursuivait sans nuance, je vais lui arracher les burnes, il<br />

fera moins le fier <strong>de</strong>vant Vera! T’entends, Zin!? Je veux que ce petit enculé reçoive la plus<br />

belle dérouillée <strong>de</strong> sa vie, tu m’entends!!!??<br />

— T’en fais pas, je vais m’occuper <strong>de</strong> lui, tempérait le type à la cicatrice. Calme-toi<br />

— Je suis calme... ça ne se voit pas? Ooooh Putain, qu’il y ait seulement un connard qui<br />

vienne me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r l’heure et je lui défonce le crâne à cet enfoiré <strong>de</strong> con!<br />

A cet instant précis, la voix <strong>de</strong> Nadine a fusé avec <strong>une</strong> résonance et <strong>une</strong> soudaineté si<br />

impromptue qu’elle a laissée tous les occupants du véhicule dans <strong>une</strong> espèce d’ankylose<br />

insolite:<br />

— Pour l’amour <strong>de</strong> Dieu, t’as rien d’autre à la bouche « qu’Enfoiré, Chier ou Mer<strong>de</strong>...!!? »<br />

elle a lancé sur un ton exaspéré. Ça t’apporte quoi d’être aussi vulgaire, tu peux me le dire,<br />

hein!? Tu crois pas que la vie est assez moche comme ça?<br />

Elle était toujours prostrée contre la vitre arrière, le regard perdu dans la rue, mais sa voix<br />

avait jailli sans la moindre hésitation. Et Nell mit un siècle à s’extirper <strong>de</strong> la stupéfaction<br />

incrédule qui l’avait saisi au dépourvu.<br />

— Mer<strong>de</strong>, qu’est-ce que j’entends? il a fini par glapir dans un silence angoissé où seuls le<br />

sifflement du vent et le bruit <strong>de</strong>s pneus sur l’asphalte s’entremêlaient au <strong>de</strong>hors. J’entends <strong>de</strong>s<br />

voix ou quoi...?!? Nadine, c’est toi qui me parle comme ça?


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— J’en ai marre <strong>de</strong> t’entendre jurer à tout bout <strong>de</strong> champ, a déclaré Nadine. Ça rime à quoi<br />

toutes ces invectives? Tu ne peux pas faire <strong>une</strong> phrase sans employer le mot « enculer » à<br />

l’intérieur? Tu pourrais pas renouveler un peu ton vocabulaire, non...?!!<br />

Nell a marqué le coup <strong>une</strong> fraction <strong>de</strong> secon<strong>de</strong>s, puis a laissé éclater son irritation:<br />

— Je t’encule espèce <strong>de</strong> sale droguée! Il a dit.<br />

Sur quoi Nadine a rétorqué:<br />

— Eddie, je suis navrée que les choses se terminent comme ça, mais il faut bien se rendre à<br />

l’évi<strong>de</strong>nce: t’es le type le plus abjecte que l’espèce humaine ait jamais enfanté.<br />

La répartie <strong>de</strong> Nadine a provoqué <strong>de</strong>s réactions d’hébétu<strong>de</strong> sur les visages <strong>de</strong> Bumpy et Dino.<br />

Zin lui-même — qui d’ordinaire ne laissait filtrer auc<strong>une</strong> émotion — a accusé un haussement<br />

<strong>de</strong> sourcils éberlué. Quant à Nell, son attitu<strong>de</strong> oscillait entre scepticisme affligé et agacement<br />

confus. Il semblait ne plus savoir comment réagir, l’audace <strong>de</strong> sa sœur l’avait cueilli à froid et<br />

il mit un certain temps avant <strong>de</strong> s’arracher à son engourdissement.<br />

— Putain, c’est le mon<strong>de</strong> à l’envers! il a jappé après quelques clignements <strong>de</strong> paupières<br />

ébahis. Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui, je suis maudit <strong>de</strong>s glan<strong>de</strong>s ou quoi...!??<br />

Un petit silence furieux a zigzagué dans l’habitacle, puis il a enchaîné avec méchanceté:<br />

— Espèce <strong>de</strong> pauvre junkie, regar<strong>de</strong>-toi, regar<strong>de</strong>z-là les gars, elle est à moitié dans les vapes,<br />

elle ne sait même plus ce qu’elle dit. Elle passe son temps à se poudrer le nez et avaler <strong>de</strong>s<br />

cachets. Qu’est-ce qui te prend <strong>de</strong> me parler comme ça? Tu veux me mettre à bout? Tu veux<br />

que je <strong>de</strong>vienne mauvais...? Tu veux que j’explique à tout le mon<strong>de</strong> que le seul bébé que tu<br />

aies jamais pu avoir est mort dans ton ventre? Que t’es obligée <strong>de</strong> te défoncer du soir au matin<br />

pour oublier ça, pour oublier que tu es pourrie <strong>de</strong> l’intérieur...<br />

— Espèce <strong>de</strong> salaud!<br />

— Sale petite camée, je vais t’apprendre à <strong>de</strong>venir arrogante... Et pour commencer tu vas me<br />

sucer!<br />

— DOUX JESUS, MAIS C’EST TA SŒUR...!?? a déclamé Bumpy d’<strong>une</strong> tonalité épouvantée.<br />

— TOI RESTE EN DEHORS DE TOUT ÇA, TU VEUX!!<br />

Sur ce, Nell a empoigné Nadine par les cheveux et l’a obligée à courber l’échine. Qu’elle lui<br />

mordît la bite ne l’effrayait pas outre-mesure mais il a voulu la mettre en gar<strong>de</strong>:<br />

— Avise-toi seulement <strong>de</strong> me mordre la bite et je te brise la nuque, c’est bien compris?<br />

Nadine a opiné <strong>de</strong> la tête dans un mutisme obéissant.<br />

— Bien, maintenant déboutonne-moi!<br />

— T’es sûr que le moment est bien choisi, est intervenu Dino en désespoir <strong>de</strong> cause.<br />

— Mer<strong>de</strong>, t’as vu comment je suis tendu? Non, je t’assure, ça va me détendre... Qu’est-ce que<br />

t’en penses Zin?<br />

— C’est difficile à dire, il y a du pour et du contre. Faut pas oublier qu’il s’agit <strong>de</strong> ta sœur...<br />

D’un autre côté, si ça peut faire re<strong>de</strong>scendre ton taux d’adrénaline. La question est <strong>de</strong> savoir si<br />

en te vidant les testicules dans sa bouche tu vas vraiment te soulager. C’est toi qui voit, Eddie.<br />

— C’est tout vu! s’est exclamé le bookmaker en imprimant <strong>une</strong> pression accrue sur la nuque<br />

<strong>de</strong> sa sœur. Suce-moi! Et fais gaffe à tes broches, j’ai pas envie d’attrapper le tétanos!


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- 25 -<br />

Je l’ai vue tout <strong>de</strong> suite en ouvrant les yeux. Elle était<br />

allongée en travers du sofa avec un magazine à côté d’elle. Il n’y<br />

avait pas beaucoup <strong>de</strong> lumière, juste quelques lueurs qui<br />

s’immisçaient par la fenêtre et projetaient sur son corps <strong>une</strong> on<strong>de</strong><br />

aux reflets magiques. Elle ne portait rien d’autre qu’<strong>une</strong> chemise<br />

<strong>de</strong> soie qui lui arrivait à mi-cuisse et <strong>une</strong> parure <strong>de</strong> perles autour<br />

<strong>de</strong> cou, sa tête était renversée sur un coussin, ses jambes repliées<br />

à l’équerre, ses longs cheveux dorés cachaient le haut <strong>de</strong> son<br />

visage mais je pouvais voir le bout <strong>de</strong> son nez et ses lèvres<br />

luisaient comme du sucre candi dans le clair-obscur. Une fois<br />

encore, je ne pouvais m’empêcher <strong>de</strong> la trouver belle, belle et<br />

infiniment attirante. Je me dégageais du drap et m’asseyais sur le<br />

bord du matelas pour l’examiner sous un autre angle quand la<br />

douleur m’a cisaillé la vue. Les meurtrissures du combat<br />

n’avaient pas toutes disparu pendant la nuit et les courbes d’<strong>une</strong><br />

fille, aussi majestueuses fussent-elles ne pouvaient rien contre<br />

trois côtes fêlées et <strong>de</strong>s hématomes en pagaille. Je décidais donc<br />

<strong>de</strong> rester tranquille un moment, le temps que les élancements<br />

s’atténuent et que ma vision s’éclaircisse.<br />

Lorsque j’ai pu à nouveau discerner les formes <strong>de</strong> Vera, la<br />

pénombre avait pris un tel éclat que sa peau paraissait argentée et<br />

pour ainsi dire laiteuse, elle avait vraisemblablement bougé car<br />

plusieurs mèches avaient chu sur son épaule et les pans <strong>de</strong> sa<br />

chemise avaient glissé sur ses cuisses. Elle semblait plus fragile<br />

que jamais, sa respiration était faible et lorsqu’un courant d’air a<br />

fait virevolter quelques plumes au-<strong>de</strong>ssus d’elle, j’ai<br />

immédiatement pensé à cet ange épuisé qui après avoir bravé les<br />

foudres du ciel s’était endormi sous un chêne dans un halo <strong>de</strong><br />

lumière divine.<br />

Par la suite, je me suis levé et je me suis rapproché d’elle.<br />

Malgré le bandage qui m’enveloppait le thorax, je ressentais <strong>de</strong>s<br />

pics inflammatoires dans la poitrine, aussi m’efforçais-je <strong>de</strong> ne<br />

jamais inspirer à plein poumon et <strong>de</strong> marcher délicatement<br />

jusqu’au sofa. Rendu là, je l’envisageais encore le temps <strong>de</strong> trois<br />

ou quatre battements <strong>de</strong> cœur puis écartais d’un geste tendre les<br />

boucles enchevêtrées qui flânaient le long <strong>de</strong> son visage et<br />

masquaient ses yeux. Ses traits étaient tirés et son teint opalin


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

trahissait la tension qu’elle avait du subir ces <strong>de</strong>rniers jours, elle<br />

dormait profondément et je n’ai pas voulu la réveiller, j’ai<br />

simplement effleuré ses lèvres pour savoir si la substance qui les<br />

faisait luire avait un goût particulier, puis je suis sorti <strong>de</strong> la<br />

chambre.<br />

En traversant le couloir, je songeais aux petits sourires<br />

qu’elle me lançait à l’occasion, j’aimais son attitu<strong>de</strong> bou<strong>de</strong>use<br />

quand elle se trouvait dans <strong>une</strong> situation inconfortable, la<br />

manière qu’elle avait <strong>de</strong> s’émouvoir aussi, <strong>de</strong> papillonner <strong>de</strong>s<br />

cils et <strong>de</strong> prendre un air innocent. Je me suis allumé <strong>une</strong> cigarette<br />

en entrant dans le salon et je suis venu me placer <strong>de</strong>vant la baie<br />

vitrée, son parfum flottait dans tout l’appartement. J’ai scruté un<br />

moment l’avenue, le fuselage <strong>de</strong> la Jaguar stationnée sous un<br />

lampadaire, puis quelques réminiscences <strong>de</strong> notre première<br />

rencontre ont affleuré à mon esprit. Je me suis souvenu du soir<br />

où elle m’avait <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> la reconduire, du fameux soir où je<br />

l’avais vue grimper l’escalier à moitié saoul avec son<br />

balancement naturel et ses jambes longues et effilées...<br />

Finalement, j’ai éteint ma cigarette avant <strong>de</strong> passer dans la<br />

cuisine où le chaton ronronnait en se frottant contre le<br />

réfrigirateur. J’avais en tête l’idée confuse <strong>de</strong> mettre la main sur<br />

un produit inflammable lorsqu’<strong>une</strong> coupure <strong>de</strong> presse a attiré<br />

mon attention dans le tiroir à épices. C’était un vieil article<br />

quasiment illisible avec <strong>une</strong> photo <strong>de</strong> Vera âgée <strong>de</strong> sept à huit<br />

ans à tout casser, elle se tenait <strong>de</strong>bout sur <strong>une</strong> poutre avec les<br />

épaules en arrière, le menton haut et le regard plus clair et plus<br />

perçant qu’un rayon <strong>de</strong> soleil au cœur <strong>de</strong>s brumes éthérées. Elle<br />

avait les traits d’<strong>une</strong> enfant, les cheveux plus courts et attachés<br />

par un élastique, mais je l’ai tout <strong>de</strong> suite reconnue car son<br />

visage avait la même malice qu’aujourd’hui. À en croire le<br />

journaliste, elle était l’<strong>une</strong> <strong>de</strong>s gymnastes les plus douées <strong>de</strong> sa<br />

génération, il parlait aussi <strong>de</strong> sa maîtrise technique, <strong>de</strong> sa façon<br />

<strong>de</strong> bouger, <strong>de</strong> la grâce qu’elle mettait dans chacun <strong>de</strong> ses gestes<br />

et je me rangeais tout a fait <strong>de</strong> son côté, au fond, elle n’avait pas<br />

beaucoup changé, elle avait juste un peu grandi.<br />

Deux minutes plus tard, je suis monté sur le toit avec un<br />

jerrican <strong>de</strong> diluant à peinture et <strong>une</strong> lampe à pétrole. La nuit avait<br />

muselé la l<strong>une</strong> et étouffé les étoiles dans un suaire d’<strong>une</strong> noirceur<br />

inquiétante. Il n’y avait pas un brin <strong>de</strong> lumière qui tombait <strong>de</strong>s<br />

cieux, simplement les lueurs <strong>de</strong> la ville et l’éclairage soft d’<strong>une</strong><br />

enseigne au néon qui faisait presque la largeur du toit et<br />

représentait <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> flamant rose juché sur <strong>de</strong>s talons<br />

aiguilles. Dès que je l’ai vu, je n’ai plus eu qu’<strong>une</strong> idée en tête:


Tortilla 11/10/2005<br />

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Incendier ce maudit volatile et le voir déployer ses ailes dans <strong>une</strong><br />

explosion <strong>de</strong> tous les diables! Tout le reste a été balayé, j’ai vidé<br />

le contenu du jerrican sur son dos, j’ai arrosé à tort et à travers,<br />

oubliant les ecchymoses et les élancements, j’ai envoyé <strong>une</strong><br />

giclée haut dans le ciel et j’ai réussi à atteindre le bec, mais à<br />

l’instant même où je saisissais la lampe à pétrole, <strong>une</strong> petite voix<br />

spirituelle a surgi dans la nuit:<br />

— Ah, mince alors... Me dis pas que t’allais mettre le feu à<br />

ce pauvre flamants rose?<br />

Je l’ai fixée cinq secon<strong>de</strong>s avec la lampe à la main, sa<br />

chemise en soie brasillait dans la lumière <strong>de</strong>s néons.<br />

— C’est quoi ce truc, au juste...? j’ai <strong>de</strong>mandé.<br />

— Un panneau pour <strong>une</strong> marque <strong>de</strong> collants, je crois.<br />

— Oh Jésus Marie, ce serait quelque chose si ce truc prenait<br />

feu, non? Peut-être bien même qu’il s’envolerait dans la nuit...<br />

Elle m’a lancé un sourire étrange et ses iris ont donné<br />

l’impression <strong>de</strong> vriller sur eux-mêmes.<br />

— Je serais curieuse <strong>de</strong> voir ça, elle a dit.<br />

Je n’en attendais pas moins et le bruit que la lampe à pétrole<br />

à fait en s’écrasant sur la chape a provoqué en moi un élan <strong>de</strong><br />

fièvre insensé. J’ai senti un aiguillon d’adrénaline s’empaler<br />

dans ma moelle osseuse, le feu s’est propagé à la surface du sol<br />

en produisant un sifflement furtif et l’échassier s’est embrasé en<br />

un rien <strong>de</strong> temps. Vllooofffff!<br />

— Mer<strong>de</strong>, t’as vu ça? j’ai fait en lui prenant la main, ça en<br />

jette, non...?<br />

Elle s’est collée à moi et sa tête est venue mourir sur mon<br />

épaule.<br />

— Ça fait quoi <strong>de</strong> voir la vie en noir et blanc? elle a<br />

<strong>de</strong>mandé.<br />

J’ai laissé voguer mes pensées en envisageant le flamant dont<br />

les ailes <strong>de</strong> feu commençaient à s’étirer.<br />

— Humm, je ne sais pas trop, ai-je hésité, je ne sais pas<br />

comment dire...<br />

À ce moment-là, sous l’effet la chaleur, un tube a implosé et<br />

le gaz contenu à l’intérieur a jailli dans le ciel et s’est enflammé<br />

<strong>de</strong> sorte qu’un raz <strong>de</strong> marée <strong>de</strong> couleurs a déferlé au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong><br />

nos têtes. Une déflagration s’est fait entendre aussi, Vera a eu un<br />

petit sursaut et un cri s’est échappé <strong>de</strong> sa poitrine. Je l’ai laissée<br />

se blottir contre moi.<br />

— Dieu du ciel, t’as vu ces couleurs...?! j’ai fait. C’est super<br />

toutes ces couleurs.<br />

Elle a cligné <strong>de</strong>s yeux. Quelques morceaux <strong>de</strong> verre avaient


Tortilla 11/10/2005<br />

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étincelé dans les flammes et maintenant on les entendait<br />

tintinnabuler aux alentours. Ensuite elle a bougé les lèvres mais<br />

je n’ai rien entendu parce qu’<strong>une</strong> nouvelle implosion a retenti,<br />

ensevelissant sa voix sous <strong>une</strong> chape <strong>de</strong> décibels suraigus. Un<br />

geyser <strong>de</strong> gaz rouge vif s’est répandu dans l’atmosphère, l’on<strong>de</strong><br />

<strong>de</strong> choc est venue désintégrer les tubes <strong>de</strong> néon restants, <strong>de</strong>s<br />

amas <strong>de</strong> gaz multicolores ont fleuri un peu partout et pour finir<br />

l’enseigne toute entière a volé en éclats. Je n’avais jamais vu <strong>une</strong><br />

telle éclosion <strong>de</strong> couleurs, ça explosait dans tous les coins, il y<br />

avait <strong>de</strong>s jets <strong>de</strong> flammes ja<strong>une</strong>-orangés qui s’élevaient dans les<br />

airs, <strong>de</strong>s nuées oscillantes, <strong>de</strong>s arabesques <strong>de</strong> feu hallucinantes<br />

— qui selon la <strong>de</strong>nsité <strong>de</strong> gaz rencontrée se teintaient <strong>de</strong> nuances<br />

azur ou vert émerau<strong>de</strong> — et <strong>de</strong> longues lanières <strong>de</strong> nébuleuses<br />

rose flottaient à mi-hauteur, je trouvais ça d’<strong>une</strong> beauté irréelle et<br />

si jamais <strong>une</strong> ultime détonation n’avait pas pulvérisé tout ça d’un<br />

souffle cristallin, j’aurais pu tenir jusqu’au petit matin, jusqu’à<br />

ce que les premières ban<strong>de</strong>rilles <strong>de</strong> l’aube m’eussent porté<br />

l’estoca<strong>de</strong>.<br />

— Je savais bien qu’il s’envolerait! ai-je conclu tandis<br />

qu’autour <strong>de</strong> nous quelques volutes éparses laissaient présumer<br />

que l’oiseau avait définitivement abandonné son perchoir.<br />

— Faut croire que c’est la pério<strong>de</strong> <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s migrations,<br />

elle a badiné.<br />

Cependant que les premières sirènes miaulaient au lointain,<br />

nous sommes re<strong>de</strong>scendus par la trappe qui donnait dans<br />

l’escalier <strong>de</strong> service et avons rejoint le chaton dans la cuisine.<br />

— Une petite infusion? elle a siffloté.<br />

Je lui ai répondu par un sourire d’<strong>une</strong> amplitu<strong>de</strong> exagérée.<br />

Elle s’est hissée sur la pointe <strong>de</strong>s pieds pour atteindre la théière<br />

dans le placard du haut et son vêtement est naturellement<br />

remonté jusqu’à <strong>de</strong>s hauteurs vertigineuses, ah douce Sainte<br />

Vierge, j’avais fini par l’avoir ce satané volatile et je ne savais<br />

pas si ce truc m’avait excité ou quoi, mais son joli cul se cabrait<br />

sous la soie et je me suis vite retrouvé avec un tronc <strong>de</strong> baobab<br />

en guise <strong>de</strong> pénis.<br />

— Tu aimes la pêche? elle m’a lancé en continuant son petit<br />

manège.<br />

— Tu parles, c’est mon parfum favori! ai-je affirmé en<br />

venant m’agenouiller <strong>de</strong>rrière elle pour mieux lui agripper les<br />

hanches.<br />

Elle a réprimé un petit gloussement étranglé et la théière lui a<br />

échappé <strong>de</strong>s mains.<br />

— Hé, qu’est-ce qui te prend...?!? elle a glapi.


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Je crois que j’ai perdu la raison, j’ai dit.<br />

La théière s’est fracassée contre le carrelage et j’ai<br />

commencé à lui enfoncer ma langue dans le cul, elle avait la<br />

peau douce et d’<strong>une</strong> tié<strong>de</strong>ur enivrante, j’ai senti que ses reins<br />

commençaient a bouger au rythme <strong>de</strong> mes intrusions.<br />

— Regar<strong>de</strong> un peu ce que t’as fait! elle a maugrée d’<strong>une</strong> voix<br />

merveilleusement sensuelle.<br />

Ma langue a délaissé momentanément son orifice, mon<br />

visage s’en est écarté mais je savais que le poison ruisselait déjà<br />

dans mes veines. L’<strong>une</strong> <strong>de</strong> mes mains a décroché <strong>de</strong> sa hanche<br />

pour venir s’immiscer entre ses cuisses, j’ai fixé ses grands yeux<br />

dont les cillements lascifs signifiaient déjà son abandon et j’ai<br />

dit:<br />

— Si on y réfléchit un peu, à part <strong>de</strong>ux ou trois grands<br />

moments, qu’est-ce qui vaut vraiment la peine dans ce mon<strong>de</strong>...?<br />

Elle semblait tout à fait sur la même longueur d’on<strong>de</strong> avec<br />

son bassin arc-bouté dans le vi<strong>de</strong> et son anus auréolé <strong>de</strong> salive.<br />

Je l’ai vue reprendre ses lents mouvements ondulatoires dans<br />

vingt watts <strong>de</strong> lumière, j’ai résisté un instant à la tentation mais<br />

j’étais déjà à moitié groggy et je n’ai pas pu m’empêcher d’y<br />

retourner, l’âme aveugle et explosive comme <strong>une</strong> torpille frayant<br />

à la surface <strong>de</strong>s eaux d’un fjord.<br />

J’ignore combien <strong>de</strong> temps je l’ai sucée, cheminant<br />

fiévreusement le long <strong>de</strong> sa remarquable ciselure, mais je n’avais<br />

pas l’impression que cela fît si longtemps qu’elle eût éprouvé le<br />

besoin <strong>de</strong> se dérober et <strong>de</strong> s’outiller d’un hachoir imposant et<br />

terriblement dissuasif.<br />

— Mer<strong>de</strong>, t’entends ça! elle s’est alarmée.<br />

— Hein, quoi... Tu me parles...? QU’EST-CE QUE TU FAIS<br />

AVEC CE TRUC...?!!<br />

— Fais pas l’imbécile, on a frappé! elle a dit.<br />

J’avais encore son goût dans la bouche et mon cerveau a mis<br />

un certain temps à se remettre en marche.<br />

— Bon sang, qu’est-ce que t’attends...!? elle a embrayé, ça<br />

fait cinq minutes qu’on frappe à la porte.<br />

— Laisse-le se fatiguer, ai-je proposé.<br />

Mais elle n’a rien voulu savoir, elle simplement retenue ma<br />

tête et m’a asséné un regard suppliant:<br />

— Vas-y, je te dis, va voir qui c’est, je ne suis pas<br />

tranquille... Et prends ça, on ne sait jamais.<br />

J’ai poussé un soupir infernal avant <strong>de</strong> me relever puis j’ai<br />

saisi l’ustensile d’abattoir qu’elle me présentait.<br />

— Oh, oh, cet emmer<strong>de</strong>ur n’a pas intérêt à vendre <strong>de</strong>s bibles!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

j’ai plaisanté.<br />

Sur quoi j’accomplissais quelques pas décidés vers la porte,<br />

puis, prenant conscience qu’un simple bermuda et quelques<br />

pansements dissimulaient ma nudité, je rebroussais chemin,<br />

passais <strong>de</strong>vant Vera et enfilais un tablier <strong>de</strong> cuisine ridicule avec<br />

la tête <strong>de</strong> Bugs Bunny imprimée en plein milieu.<br />

— Sois pru<strong>de</strong>nt quand même...<br />

Je n’ai fait aucun commentaire, j’ai simplement fait faire <strong>une</strong><br />

petite acrobatie à mon hachoir et je suis allé ouvrir.<br />

— Qu’est-ce que c’est? j’ai grogné.<br />

— Inspecteur Jarry <strong>de</strong> la Fire Central Station.<br />

La serrure a carillonné et un je<strong>une</strong> type en costume anthracite<br />

avec un bloc-notes et <strong>une</strong> plaque épinglée au revers <strong>de</strong> la veste<br />

s’est détaché dans un carré <strong>de</strong> lumière diffuse, un meute<br />

d’individus avec <strong>de</strong>s masques à gaz et <strong>de</strong>s uniformes ignifugés<br />

montaient et <strong>de</strong>scendaient les marches <strong>de</strong>rrière lui, je ne savais<br />

pas d’où lui venait cet air inquiet mais les dimensions du<br />

hachoir, à moins que ce ne fussent mes épanchements <strong>de</strong> sang ou<br />

ma tenue saugrenue l’avaient littéralement figé sur place.<br />

— Déten<strong>de</strong>z-vous, lui ai-je conseillé, vous ne reconnaissez<br />

pas Bugs Bunny...?<br />

Il a marqué un petit temps d’hésitation puis s’est enfin décidé<br />

à me sourire timi<strong>de</strong>ment:<br />

— Ah ouais, Bugs Bunny... Je ne vous dérange pas, au<br />

moins...<br />

— Pas du tout, j’étais dans la cuisine.<br />

— Ecoutez, je suis vraiment désolé mais figurez-vous qu’un<br />

type a mis le feu à l’enseigne publicitaire là-haut. J’ai été mis sur<br />

l’affaire, c’est ma première enquête. Vous n’auriez rien entendu<br />

par hasard?<br />

— Mer<strong>de</strong>, vous voulez parlez <strong>de</strong> ce magnifique flamant rose<br />

sur le toit...?!?<br />

— Précisément et le moindre renseignement pourrait m’être<br />

très utile.<br />

— Eh, je comprends... On vit vraiment dans un mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

dingue!<br />

— Je ne vous le fait pas dire. Dès fois, on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> ce<br />

qu’il leur passe par la tête.<br />

— Ecoutez inspecteur, j’étais en train d’hacher du persils,<br />

mais laissez-moi votre carte et peux vous garantir que si<br />

j’entends parler <strong>de</strong> quelque chose ou si un individu suspect vient<br />

seulement rô<strong>de</strong>r dans les parages, vous serez le premier prévenu,<br />

mer<strong>de</strong>, j’en reviens pas, un enculé à vraiment zigouiller ce


Tortilla 11/10/2005<br />

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malheureux flamant rose...?!?<br />

— Comme je vous le dis, on a retrouvé un jerrican d’essence<br />

dans le fatras, <strong>une</strong> sale affaire... Pas facile pour un baptême.<br />

— J’ai confiance en vous inspecteur, vous allez vous en tirer!<br />

Vous savez, aucun arbre n’a donné <strong>de</strong>s fruits sans d’abord avoir<br />

eu <strong>de</strong>s fleurs...<br />

— Vous croyez...??<br />

— Ça ne fait pas un pli!<br />

Le type m’a souri comme si son existence avait soudain<br />

trouvé <strong>une</strong> signification. Je lui ai donné ma bénédiction en<br />

prenant sa carte et je lui ai <strong>de</strong>mandé d’éteindre en partant. Je l’ai<br />

vu opiné <strong>de</strong> la tête mais il n’a pas bougé pour autant, il est resté à<br />

léviter au-<strong>de</strong>ssus du paillasson avec les iris illuminés et un air <strong>de</strong><br />

junkie en pleine montée transcendantale.<br />

— Va falloir songer à re<strong>de</strong>scendre maintenant inspecteur.<br />

L’interrupteur est en bas <strong>de</strong>s marches.<br />

Il a mis un moment à assimiler ce que je venais <strong>de</strong> lui dire<br />

mais il s’est bien repris et je m’en suis réjoui.<br />

— Bon, je crois que je vais vous laissez, il a fait en refermant<br />

son bloc-notes. Et excusez encore pour le dérangement.<br />

— Vous en faites pas inspecteur, le seul truc qui compte c’est<br />

que la vie finisse par nous emporter dans son tourbillon d’or pur.<br />

Je ne lui ai pas laissé le temps <strong>de</strong> tourner les talons, j’ai<br />

lentement refermé la porte en m’assombrissant d’un rictus<br />

lugubre, et au <strong>de</strong>rnier moment, par l’entrebâillement, j’ai brandi<br />

le hachoir au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ma tête. Je crois bien que j’ai réussi à lui<br />

flanquer <strong>de</strong>s frissons.<br />

— C’était qui? a murmuré Vera en venant à ma rencontre<br />

dans le couloir.<br />

Je lui ai expliqué tout ça en l’entraînant dans la chambre, puis<br />

je l’ai renversée sur le lit, je l’ai embrassée dans le cou, un peu<br />

en <strong>de</strong>ssous l’oreille, et j’ai profité que ma queue n’avait pas<br />

totalement désenflé pour l’enfiler progressivement. Mais je ne<br />

pensais pas seulement à la chaleur <strong>de</strong> son vagin, je pensais au<br />

moment où elle allait rouvrir les yeux, à l’instant précis où ses<br />

incroyables iris ja<strong>de</strong> se dévoileraient dans un élan d’extase.<br />

— Et si on partait au bout du mon<strong>de</strong>? j’ai fait.<br />

— Qu’est-ce que tu veux dire...?<br />

— Je ne sais pas, on pourrait quitter New-York, se trouver un<br />

petit coin à l’abri <strong>de</strong>s palmiers avec un bungalow et <strong>une</strong> véranda<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

pour baiser au milieu <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> papayes vertes.<br />

— Et c’est tout? elle m’a piqué d’un ton sarcastique.<br />

— Je pourrais te parler <strong>de</strong> la douceur <strong>de</strong>s alizés ou <strong>de</strong> la<br />

beauté <strong>de</strong>s lagons mais je ne veux pas en faire trop...<br />

Elle était étendue contre moi avec <strong>une</strong> jambe disposée sur<br />

mes cuisses et la tête appuyée sur mon épaule. Je pouvais sentir<br />

sa respiration sur ma peau et bien que mon regard fût vissé au<br />

plafond, j’imaginais facilement la petite grimace moqueuse dont<br />

elle <strong>de</strong>vait s’être affublée. Je ne savais pas d’où m’étaient venues<br />

ces divagations à propos <strong>de</strong>s îles et <strong>de</strong>s papayes vertes, mais je<br />

sortais d’<strong>une</strong> séance avec l’<strong>une</strong> <strong>de</strong>s plus belles filles qu’il m’ait<br />

été donné <strong>de</strong> tenir dans mes bras et ce genre d’expérience laissait<br />

<strong>de</strong>s traces. Elle était parcourue <strong>de</strong> petites palpitations enfiévrées,<br />

son corps était collé au mien, elle avait la peau brûlante et<br />

humi<strong>de</strong> avec <strong>de</strong>s filets <strong>de</strong> sueur scintillants sur les hanches et <strong>de</strong>s<br />

petites mèches aplaties sur les tempes et dans le cou.<br />

— Alors comme ça tu t’enfuirais avec moi? elle m’a taquiné.<br />

— J’ai dans l’idée que l’endroit va <strong>de</strong>venir malsain dans les<br />

prochains jours. Je suis même étonné qu’il nous ai laissés autant<br />

<strong>de</strong> répit.<br />

Elle savait pertinemment à qui je faisais allusion et son<br />

timbre <strong>de</strong> voix s’est aiguisée:<br />

— Je ne veux plus entendre parler <strong>de</strong> ce salaud, elle a dit.<br />

— J’ai bien peur que les choses ne soient pas aussi simples,<br />

ai-je répondu.<br />

Elle a laissé flotté un petit silence au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> nous et je n’ai<br />

rien fait pour l’enfreindre. J’ai simplement tiré sur mon filtre<br />

laissant un flux <strong>de</strong> nicotine se répandre en moi.<br />

Le ciel était toujours impénétrable au <strong>de</strong>hors, <strong>de</strong> lourds<br />

nuages <strong>de</strong> suie s’amoncelaient dans l’encadrement <strong>de</strong> la fenêtre<br />

et il n’y avait pas la moindre petite éclaircie à l’horizon.<br />

— Tu peux pas savoir ce que c’est d’être son esclave, elle a<br />

marmonné au bout d’un moment. Il ne nous laissera jamais en<br />

paix.<br />

— T’en fais pas, si les choses tournent mal, on peut toujours<br />

grimper à bord <strong>de</strong> la vieille Oldsmobile et se laisser porter au gré<br />

<strong>de</strong>s courants.<br />

Elle n’a pas vraiment bougé mais j’ai perçu le sourire qui<br />

clarifiait désormais son visage. Je ne discernais que son profil et<br />

quelques boucles <strong>de</strong> cheveux éparpillées mais <strong>de</strong> fines ri<strong>de</strong>s<br />

étaient apparues au coin <strong>de</strong> son œil et ses longs cils vibraient<br />

comme les ailes d’<strong>une</strong> libellule bleue <strong>de</strong>s étangs. J’ai trouvé ça<br />

assez merveilleux, assez pour lui faire tirer <strong>une</strong> bouffée sur ma


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

cigarette, la voir arrondir les lèvres et confectionner <strong>de</strong>s rubans<br />

<strong>de</strong> fumée avec <strong>une</strong> petite moue renfrognée.<br />

Nous avons gardé le silence un bon moment avant <strong>de</strong> nous<br />

remettre à parler, l’ar<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> nos ébats nous avait épuisés et cela<br />

faisait du bien <strong>de</strong> se laisser un peu aller. Plus tard nous avons<br />

discuter <strong>de</strong> choses et d’autres, j’avais l’impression <strong>de</strong> dériver sur<br />

<strong>une</strong> barque au milieu d’<strong>une</strong> rivière paisible, elle m’a appris que<br />

Tortilla était passé pendant mon sommeil, qu’il m’avait apporté<br />

du linge propre et un assortiment <strong>de</strong> livres, je souriais, je passais<br />

vraiment un bon moment, j’ai fini par lui parler <strong>de</strong> l’article <strong>de</strong><br />

presse que j’avais trouvé dans la cuisine mais elle n’a pas voulu<br />

me faire trop <strong>de</strong> confi<strong>de</strong>nces, elle m’a juste expliqué que tous ses<br />

espoirs avaient été ruiné à cause d’<strong>une</strong> blessure aux ligaments et<br />

je n’ai pas insisté. J’étais tout entier aux contorsions délicates<br />

qu’elle <strong>de</strong>vait accomplir pour se dresser sur un cou<strong>de</strong> afin <strong>de</strong><br />

venir m’embrasser.<br />

Et quand je l’ai quittée — à la faveur d’étranges bruits <strong>de</strong><br />

sabots résonnants sur la chaussée — j’étais loin <strong>de</strong> me douter<br />

que la nuit pût être encore plus sombre que d’habitu<strong>de</strong>. Comme<br />

sa tête reposait <strong>de</strong> tout son poids sur ma clavicule et que ses<br />

paupières semblaient maintenues par <strong>de</strong>s amarres invisibles, je<br />

n’ai eu aucun mal à me dégager sans la réveiller. Elle a<br />

simplement émis un léger grognement en se retournant et sa<br />

hanche a envoyé un éclair démentiel dans le clair-obscur. Je l’ai<br />

contemplée <strong>une</strong> <strong>de</strong>rnière fois avant <strong>de</strong> remonter le drap sur ses<br />

épaules, j’ai enfilé quelques vêtements et je suis sorti.<br />

A l’extérieur, le quartier était figé dans <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> flui<strong>de</strong><br />

irréel, il n’y avait pas pur-sang dans la rue, ni d’ombre<br />

maléfique, ni fantôme du passé, tout ça n’était que le fruit <strong>de</strong> ma<br />

hantise, mais le ciel assombri <strong>de</strong> nombreuses impuretés<br />

industrielles distillait <strong>une</strong> sève obscure sur les faubourgs, et<br />

malgré les mosaïques <strong>de</strong> lumière qui s’érigeaient au lointain le<br />

long <strong>de</strong>s faça<strong>de</strong>s <strong>de</strong> buildings, malgré les quelconques lueurs qui<br />

palpitaient autour <strong>de</strong>s réverbères ou filaient furtivement sur<br />

l’asphalte sous la forme d’un taxi ou d’un bus <strong>de</strong> dockers, la ville<br />

se révélait à moi comme un navire naufragé, un navire à la<br />

dérive avec dans ses cales les décombres d’<strong>une</strong> civilisation.<br />

J’ai fixé un long moment l’astre qui filtrait à travers la<br />

couche nuageuse et un étrange sentiment m’a envahi, <strong>une</strong> sorte<br />

<strong>de</strong> vertige inouï lié à la sensation <strong>de</strong> me soustraire peu à peu au<br />

mon<strong>de</strong> réel. La température était agréable mais le froid<br />

commençait à me submerger <strong>de</strong> l’intérieur et mon corps<br />

tremblaient malgré moi. Parfois, je regrettais un peu <strong>de</strong> ne pas


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

les voir, les couleurs. Et je me suis mis a marché. La l<strong>une</strong><br />

nimbée d’<strong>une</strong> clarté pâle m’injectait son venin, je ne savais plus<br />

trop où j’allais, mon esprit était parti vers <strong>de</strong>s rivages incertains,<br />

et je déambulais d’<strong>une</strong> avenue à l’autre, cheminant le long <strong>de</strong>s<br />

parcs et <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>aux <strong>de</strong> fer, arpentant les bas-fonds, sans<br />

<strong>de</strong>stination précise, au milieu <strong>de</strong>s brumes et <strong>de</strong>s âmes perdues<br />

jusqu’à échouer aux abords d’East river, seul et fatigué, avec le<br />

pont <strong>de</strong> Brooklyn voûté dans la nuit comme un cerf-volant<br />

insensé.<br />

LE PONT ET L’ÊTRE INACHEVÉS<br />

Jusqu’à la cité du pont Doré<br />

Qui <strong>de</strong>scend dans l’attente <strong>de</strong> s’attacher<br />

À l’autre rive seule en son côté<br />

Je marche les yeux par terre dans un rythme enlevé<br />

Ah que le vent m’attriste, qu’il me serait difficile <strong>de</strong> tenir sans<br />

lui<br />

que le froid m’enivre, qu’il est agréable <strong>de</strong> le sentir en bruit<br />

Tant mes sens me trompent, tant ils sont ivres aussi<br />

Si nombreux en tout sens les éléments me trouvent en abri<br />

La main serrée égorge mon col autour <strong>de</strong> mon cou<br />

Et mon pas se reflète atrocement dans la boue<br />

Jusqu’au pont Doré où mon image disparaît<br />

Jusqu’à réapparaître d’où le pont s’immerge à la rive esseulée<br />

J’étais <strong>de</strong> plus en plus fréquemment en proie à ce genre<br />

d’égarement cérébral, je m’y étais habitué, je savais que tôt ou<br />

tard que les choses se figeraient dans un éclair d’aliénation, je<br />

savais qu’il n’y avait pas d’autre issue et j’attendais ce moment<br />

avec calme et abnégation. J’aspirais sincèrement à ne jamais<br />

revenir <strong>de</strong> ses voyages éveillés, et la seule pensée <strong>de</strong> maman, la<br />

seule évocation <strong>de</strong> la manière dont les choses avaient fini<br />

suffisait à nourrir mon inclination à être emporté. Elle me<br />

manquait. Mon errance s’est achevée au cœur du Lower East<br />

Si<strong>de</strong>, sur la petite place jouxtant le café <strong>de</strong> Bernie. Il y avait <strong>de</strong> la<br />

lumière à l’intérieur, et en m’approchant, j’ai pu les apercevoir,<br />

*<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Bernie et Tortilla, en train <strong>de</strong> jouer aux dominos sur <strong>une</strong> table du<br />

fond. Je les ai observés quelques instants à travers la porte vitrée<br />

et <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> joie calme m’a parcouru. Ça me faisait plaisir<br />

<strong>de</strong> les retrouver, je suis rentré, mais aussitôt franchi le seuil <strong>de</strong> la<br />

porte, les types assis au comptoir ont abandonné leurs pronostics<br />

hippiques et je les ai entendu piaffer sur mon passage.<br />

— Mer<strong>de</strong>, Lenny, c’est bien toi? qu’ils disaient. Qu’est-ce<br />

que t’as foutu, bor<strong>de</strong>l? Ils t’ont pas raté, cette fois-ci, hein<br />

Lenny...!!? T’as tenu combien <strong>de</strong> round...? Eh Lenny, dis<br />

quelque chose, t’as l’air bizarre... Le type qui t’as fait ça est un<br />

assassin! Mer<strong>de</strong>, regar<strong>de</strong>-le, il ne nous entend même pas, je vous<br />

l’ai toujours dis, ce gars a un truc qui ne tourne pas rond...<br />

À ce moment-là, j’ai vu Tortilla s’approcher <strong>de</strong> moi, il<br />

avançait dans <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> brouillard vaporeux à travers lequel<br />

<strong>de</strong> fines zébrures <strong>de</strong> lumière perçaient. Il avait <strong>de</strong> l’allure avec<br />

son regard vif et ses cheveux noir aux reflets ardoise, il a<br />

<strong>de</strong>mandé aux autres s’ils n’avaient pas bientôt fini <strong>de</strong><br />

m’assommer avec leurs questions, puis m’a passé un bras dans le<br />

dos et m’a accompagné jusqu’à la table du fond.<br />

— Qu’est-ce que tu fais <strong>de</strong>bout? il m’a sermonné. Tu pouvais<br />

pas rester un peu tranquille et te rétablir gentiment...?<br />

— J’avais envie <strong>de</strong> marcher, j’ai murmuré.<br />

— Ecoute, Lenny, prends un peu soin <strong>de</strong> toi, il m’a adjuré. Je<br />

n’ai qu’un frère, tu sais.<br />

— Oh, j’en suis bien conscient, ai-je affirmé d’<strong>une</strong> voix<br />

hâve, l’enveloppant à mon tour d’un bras amicale.<br />

Ensuite, j’ai vu Bernie se lever et se diriger vers nous, il avait<br />

l’air pressé et vachement joyeux en même temps.<br />

— Salut Lenny! Je te <strong>de</strong>man<strong>de</strong> même pas ce que tu fais là<br />

dans ton état. Asseyez-vous, je reviens tout <strong>de</strong> suite...<br />

Sur quoi, il a disparu <strong>de</strong>rrière le bar, — un gros plein <strong>de</strong><br />

soupe lui a <strong>de</strong>mandé un café et s’est fait envoyer sur les roses —<br />

puis il est réapparu avec trois verres et <strong>une</strong> bouteille d’alcool <strong>de</strong><br />

framboise. Il est venu s’asseoir en face <strong>de</strong> nous:<br />

— Mer<strong>de</strong>, ça fait combien <strong>de</strong> temps qu’on a pas été réuni<br />

comme ça tous les trois...?!?<br />

— J’en sais trop rien, j’ai balbutié.<br />

Et tandis qu’il balayait les dominos et remplissaient les<br />

verres, avec Tortilla, nous décelions le trait <strong>de</strong> joie pure qui<br />

humectait ses iris. Après il a levé son verre en nous envisageant<br />

à tour <strong>de</strong> rôle, il était vieux, ses sourcils argentés fronçaient au<br />

milieu <strong>de</strong>s ri<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>s plissures <strong>de</strong> l’âge mais ses gestes étaient<br />

prompts et son regard pétillait comme cent mille bulles <strong>de</strong> gaz.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Les enfants, a t-il entonné d’<strong>une</strong> voix inhabituellement<br />

fébrile, j’attendais cet instant avec <strong>une</strong> certaine appréhension...,<br />

ce que j’ai à vous dire est un peu délicat..., j’ai bien peur <strong>de</strong> ne<br />

pas trouver les mots... Enfin bon..., je vais me marier, voilà!<br />

— Quoi...??! Et tu nous apprends ça comme ça?!? a fait<br />

Tortilla.<br />

— Et comment veux-tu que je t’apprenne ça? a réparti le<br />

glacier, je ne vais quand même pas t’envoyer un faire-part à mon<br />

âge!<br />

Tortilla et moi sommes restés un petit laps <strong>de</strong> temps enclin à<br />

<strong>une</strong> sorte d’ébahissement naïf, mais avant même que nous<br />

réagissions, Bernie s’équipait d’un sourire radieux et ajoutait:<br />

— J’attendais <strong>une</strong> occasion pour vous l’annoncer, mais tout<br />

ça s’est décidé très vite, vous savez... Et il ne me reste plus<br />

beaucoup <strong>de</strong> temps. Alors je propose qu’on porte un toast à<br />

Charleen.<br />

Tortilla et moi-même étions maintenant submergé par un<br />

sentiment d’allégresse infinie. Nous avons levé nos verres et<br />

avons bu à la mystérieuse Charleen.<br />

— Et quand est-ce que tu nous présentes la perle rare? s’est<br />

renseigné Tortilla.<br />

Bernie a <strong>de</strong> nouveau rempli nos verres et s’est enfilé le sien<br />

d’<strong>une</strong> seule lampée.<br />

— Vous l’avez peut-être déjà vu, il a dit. Elle tient un petit<br />

commerce à l’angle <strong>de</strong> la quatrième, vous savez, la petite<br />

boutique à cigares où je vais acheter mes Leon Jimenes.<br />

— Tobacco and co? a lâché Tortilla.<br />

— Ouais. Elle a monté ça juste après la guerre, c’est <strong>une</strong><br />

affaire qui tourne, elle fait venir <strong>de</strong>s cigares <strong>de</strong>s quatre coin du<br />

mon<strong>de</strong> et elle les revend ici... Il y a même <strong>de</strong>s types qui viennent<br />

du fin fond du Queens ou du New-Jersey pour lui acheter un<br />

cigare introuvable ailleurs... Enfin, bref, au début on se voyait<br />

juste quand je passais à la boutique, ça n’avait rien <strong>de</strong> très<br />

compromettant, on parlait <strong>de</strong> la pluie et du beau temps, on<br />

échangeait quelques mots, puis au fur et à mesure nos<br />

conversations sont <strong>de</strong>venues plus proches, elle m’offrait <strong>une</strong><br />

boite <strong>de</strong> cigares <strong>de</strong> temps en temps, je lui apportait <strong>de</strong>s fleurs, sa<br />

petite-fille s’occupait <strong>de</strong>s clients tandis qu’on se retranchait dans<br />

l’arrière-boutique pour prendre un thé et faire plus ample<br />

connaissance. Elle est incroyablement je<strong>une</strong>, vous savez,<br />

soixante-quinze..., soixante-dix-huit peut-être et avec <strong>de</strong>s yeux<br />

magnifiques. Tenez, j’ai <strong>une</strong> photo...<br />

Il a sorti son portefeuille et nous a fait voir le portrait <strong>de</strong>


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Charleen, c’était <strong>une</strong> dame ravissante avec le teint clair, <strong>de</strong>s<br />

cheveux blancs et <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> grâce naturelle dans le visage, ses<br />

yeux gris avaient quelque chose <strong>de</strong> distant mais <strong>de</strong> terriblement<br />

envoûtant.<br />

— Un soir, j’ai fini par lui proposer <strong>de</strong> m’accompagner au<br />

restaurant, il a enchaîné, je l’ai emmenée dans le quartier italien,<br />

chez Salvatore, on a mangé <strong>de</strong>s spaghetti <strong>de</strong>l mare délicieux,<br />

avec <strong>de</strong>s calmars frais et <strong>de</strong>s langoustines... je ne vous en parle<br />

même pas. Enfin, quoi, on passait <strong>une</strong> bonne soirée. Plus tard, on<br />

a dansé sur un vieil air <strong>de</strong> Placido Domingo, se me olvido otra<br />

vez, je m’en souviens bien parce que disque était rayé, puis on a<br />

fini par aller prendre l’air sur la terrasse, on a longuement<br />

discuté et <strong>de</strong> fil en aiguille, j’en suis venu à lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r sa<br />

main...<br />

Une o<strong>de</strong>ur d’arabica flottait dans la salle et je me sentais tout<br />

drôle.<br />

— Je suis vraiment content pour toi, Bernie, ai-je fait d’<strong>une</strong><br />

voix émue. Je ne sais pas quoi te dire... t’es <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong><br />

gladiateur indomptable.<br />

Tortilla semblait tout à fait <strong>de</strong> mon avis, il examinait le<br />

visage <strong>de</strong> Charleen d’un air méditatif et a récité un extrait du<br />

Livre <strong>de</strong> Job: “À force d’aller sur la terre <strong>de</strong> long en large et <strong>de</strong><br />

la parcourir <strong>de</strong> haut en bas...”<br />

Juste après nous avons terminé la bouteille et Bernie est allé<br />

en chercher <strong>une</strong> autre, il était sur un petit nuage et ne tenait pas<br />

en place. À peine installer sur sa chaise, il s’est souvenu que<br />

Charleen lui avait donné un étui <strong>de</strong> Hoyo <strong>de</strong> Monterey, il nous a<br />

expliqué que les cigares Cubains étaient toujours interdits à la<br />

vente, mais que Charleen avait ses petites combines et il s’est<br />

relevé aussitôt en sifflotant jusqu’au zinc. Et Quand l’emmer<strong>de</strong>ur<br />

a remis ça avec son café, il l’a envoyé paître:<br />

— Bon Dieu! il a tonné, tu ne peux pas te démer<strong>de</strong>r un peu<br />

tout seul!!? Le mo<strong>de</strong> d’emploi est scotché sur le côté, t’a qu’à<br />

suivre les instructions.<br />

Ensuite, il est revenu à la table et les moments qui ont suivi<br />

ont été <strong>une</strong> espèce d’ascension sur le toit du mon<strong>de</strong>, avec <strong>de</strong><br />

longues bouffées <strong>de</strong> brume cubaine et un arrière-goût <strong>de</strong><br />

framboise au palais. Bernie n’en finissait pas <strong>de</strong> parler, il<br />

semblait intarissable et sautait d’<strong>une</strong> anecdote à l’autre avec <strong>une</strong><br />

aisance remarquable, il évoquait un souvenir d’enfance puis<br />

passait à tout autre chose, se <strong>de</strong>mandait où il allait emmener<br />

Charleen en l<strong>une</strong> <strong>de</strong> miel et rebondissait sur l’un <strong>de</strong> mes sourires,<br />

me priant <strong>de</strong> bien vouloir le resservir, ou <strong>de</strong> faire un peu plus


Tortilla 11/10/2005<br />

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attention à moi, son discours était décousu et entrecoupé <strong>de</strong><br />

brèves exhalaisons <strong>de</strong> tabac, jusqu’au moment où il en est venu à<br />

nous parler du soir où son père l’avait laissé sur le carreau après<br />

l’avoir battu à coups <strong>de</strong> ceinturon.<br />

— Quoi!? s’est-il étonné. Je ne vous ai jamais raconté ça...?<br />

— Non, je t’assure, a fait Tortilla<br />

— C’est <strong>une</strong> vieille histoire, vous savez, on vivait en Calabre<br />

à l’époque, papa travaillait à l’usine, on était huit frères et sœurs<br />

et je vous prie <strong>de</strong> croire ça filait droit à la maison. Jamais<br />

personne se risquait à lui désobéir, on savait trop ce qui nous<br />

attendait et quand on voulait faire un mauvais coup, on savait<br />

tous qu’il fallait attendre qu’il soit parti à l’usine ou alors la nuit,<br />

pendant son sommeil. Et même là, c’était pas évi<strong>de</strong>nt, parce qu’il<br />

dormait dans le salon juste à côté <strong>de</strong> l’entrée, sur un canapé qu’il<br />

dépliait après que maman eût fini la vaisselle, et pour atteindre la<br />

porte sans les réveiller fallait vraiment faire gaffe. Enfin bref, un<br />

soir, alors qu’on est tous réunis autour <strong>de</strong> la table pour le repas,<br />

maman nous amène le plat <strong>de</strong> pâtes, elle avait préparé <strong>de</strong>s penne<br />

à l’arrabbiata. On mangeait <strong>de</strong>s pâtes tous les soirs à la maison:<br />

tortelinni, macaroni, penne, linguine, spaghetti... mais comme<br />

maman avait le coup pour les sauces, on avait jamais<br />

l’impression <strong>de</strong> manger la même chose et sa sauce à l’arrabbiata,<br />

c’était la meilleure. Elle avait <strong>une</strong> façon bien à elle <strong>de</strong> la<br />

préparer, parce qu’en plus <strong>de</strong>s piments et <strong>de</strong>s tomates, elle faisait<br />

fondre <strong>de</strong> fines lamelles d’ail dans <strong>de</strong> l’huile d’olive et ajoutait<br />

un anchois à la sauce. On s’en mettait plein la panse! Le seul hic,<br />

c’était qu’il ne fallait surtout pas en laisser, sinon ça faisait <strong>de</strong>s<br />

histoires à n’en plus finir et tu te retrouvais vite accroché à la<br />

cor<strong>de</strong> à linge avec maman qui te rossait les fesses à coups <strong>de</strong><br />

battoir. Et toutes tes supplications n’y changeaient rien, j’entends<br />

encore sa voix: « Ça t’apprendra! » elle braillait, « la prochaine<br />

fois tu terminera ton assiette, espèce <strong>de</strong> petit vaurien! »<br />

Bernie agrémentait son récit <strong>de</strong> détails si vivants que la<br />

moindre <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>scriptions prenaient <strong>une</strong> tournure pittoresque, il<br />

avait du talent pour la narration, son timbre <strong>de</strong> voix grave<br />

conférait un poids particulier aux mots, il savait reprendre sa<br />

respiration au bon moment, insister sur tel rouage plutôt que tel<br />

autre, sans omettre, le cas échéant, d’appuyer ses dires <strong>de</strong> gestes<br />

illustratifs ou d’onomatopées farfelues.<br />

— Ce soir là, il a continué dans le même registre, bien<br />

entendu, elle m’avait servi <strong>une</strong> plâtrée à étouffer <strong>une</strong> truie. Donc,<br />

je suis là, <strong>de</strong>vant mon assiette <strong>de</strong> penne à l’arrabbiata, je sais que<br />

je n’en peux plus, je sens que je vais être mala<strong>de</strong> mais je n’ai pas


Tortilla 11/10/2005<br />

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le choix, je ne tiens pas à passer un mauvais quart d’heure. Alors<br />

je reprends <strong>une</strong> bouchée, puis <strong>une</strong> autre, je fini même par<br />

terminer mon assiette mais je n’ai pas le temps <strong>de</strong> reposer ma<br />

fourchette que je sens monter en moi <strong>une</strong> putain d’envie <strong>de</strong><br />

vomir. Je me lève, j’essaie bien <strong>de</strong> quitter la table mais il est déjà<br />

trop tard et voilà que je me met à dégobiller les penne sur la tête<br />

<strong>de</strong> papa. Ah, qu’est-ce que je n’avais pas fait, maman avait l’air<br />

horrifié. Et ce n’est pas tant que je venais <strong>de</strong> régurgiter sur papa,<br />

mais qu’à ses yeux, je venais <strong>de</strong> commettre le Sacrilège <strong>de</strong>s<br />

sacrilèges. J’aurais mis la main entre les cuisses <strong>de</strong> la Sainte<br />

Vierge qu’elle n’aurait pas été plus offusqué, et ni <strong>une</strong> ni <strong>de</strong>ux,<br />

je me retrouve sur la cor<strong>de</strong> à linge dans la cour. En fait, je ne sais<br />

pas combien <strong>de</strong> coups <strong>de</strong> battoir elle m’a infligé ce soir-là mais<br />

je peux vous dire qu’à la fin je ne sentais plus mes fesses, et si ce<br />

n’était que ça, voilà que pour m’apprendre les bonnes manières,<br />

elle déci<strong>de</strong> <strong>de</strong> me laisser là toute la nuit. Moi, bien sûr, je ne<br />

veux pas que quelqu’un me surprenne, si jamais un <strong>de</strong>s gars <strong>de</strong> la<br />

ban<strong>de</strong> vient à passer par là, je ne vous dit pas ma réputation dans<br />

le village, alors je me débats, je lui dit: « Maman, je t’en supplie,<br />

détache-moi, qu’est-ce que je vais faire ici toute la nuit...? » et<br />

elle me répond: « Fallait y penser avant, mon fils, ta conduite est<br />

inexcusable, tu vas avoir le temps <strong>de</strong> méditer sur l’acte<br />

abominable que tu as commis! » et voilà qu’elle disparaît dans la<br />

maison. Donc, je me retrouve tout seul, dans la cour, suspendu à<br />

<strong>une</strong> cor<strong>de</strong> à linge avec pour seule compagnie quelques clebs<br />

errants qui atten<strong>de</strong>nt que je m’assoupisse pour venir bouffer mes<br />

baskets recouvertes <strong>de</strong> sauce à l’arrabbiata. Bref, le temps passe,<br />

je commence à désespérer, quand soudain, à travers les<br />

jappements <strong>de</strong>s chiens, j’entends <strong>de</strong>s bruits <strong>de</strong> pas dans la rue. Je<br />

déci<strong>de</strong> d’abord <strong>de</strong> rester silencieux en attendant <strong>de</strong> savoir <strong>de</strong><br />

quoi il retourne, puis j’aperçois la silhouette d’un vieillard qui<br />

marche à tâtons dans l’obscurité. Aussitôt je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />

venir m’ai<strong>de</strong>r, il ouvre la petite grille, entre dans la cour et<br />

commence à s’avancer vers moi d’un pas boiteux. Et au fur et à<br />

mesure qu’il approche, je suis pris d’un drôle <strong>de</strong> sentiment. Il a<br />

au moins quatre-vingt quinze ou quatre-vingt seize ans, je vois<br />

bien que sa démarche est hésitante, et la première chose que je<br />

remarque c’est qu’il est vêtu simplement d’un pyjama à rayures,<br />

il n’a pas <strong>de</strong> chaussure et ses pieds sont couverts <strong>de</strong> sang. Tout<br />

en continuant <strong>de</strong> s’approcher, il me dit: « Qu’est-ce qui t’arrive,<br />

petit? » je lui fait: « Bon Dieu, ça ne se voit pas, je suis accroché<br />

à la cor<strong>de</strong> à linge! » Il me répond: « Tu sais, à mon âge, on y voit<br />

plus très clair... » « Mer<strong>de</strong>, vous êtes aveugle? » que je lui dit.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

« Aveugle comme la colère, mon petit! » Sur quoi, il<br />

s’immobilise en face <strong>de</strong> moi et commence à m’interroger:<br />

« Comment tu t’es débrouillé pour te retrouver accroché à <strong>une</strong><br />

cor<strong>de</strong> à linge? » il me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>. Spontanément, j’ai envie<br />

d’envoyer chier ce vieux cinglé, mais je ne suis pas en position<br />

<strong>de</strong> faire le malin, sans compter qu’il me fout la frousse avec ses<br />

iris livi<strong>de</strong>s et ses pieds couverts <strong>de</strong> sang, c’est peut-être un<br />

assassin ou un égorgeur d’enfants. Je dois me montrer conciliant,<br />

surtout si je veux qu’il me décroche, alors je lui dis: « J’ai vomi<br />

les penne à l’arrabbiata <strong>de</strong> maman. » Il me dit: « T’aimes pas les<br />

penne à l’arrabbiata? » C’est qu’il commence à me mettre les<br />

foies, ce con: « Bien sûr que j’aime les penne à l’arrabbiata! » je<br />

lui dis: « ça n’a rien à voir, c’est juste que je n’aurais jamais dû<br />

essayer <strong>de</strong> terminer mon assiette. Bon, vous ne voulez pas me<br />

détacher maintenant? » À ce moment-là, je le vois prendre un air<br />

soucieux, il laisse s’écouler quelques secon<strong>de</strong>s et finit par me<br />

<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> le conduire à un arrêt <strong>de</strong> bus. « Vous voulez que je<br />

vous emmène à un arrêt <strong>de</strong> bus? » je lui fais. Il m’explique qu’il<br />

aimerait bien que je lui rendre ce petit service car il est bel et<br />

bien perdu. Pour ma part, je n’ai rien contre. Je veux bien lui<br />

promettre ce qu’il veut du moment qu’il m’ai<strong>de</strong> à <strong>de</strong>scendre <strong>de</strong><br />

là. Et voilà que le visage du grand-père s’illumine d’un seul<br />

coup, soudain, sans que je ne sache vraiment pourquoi, il prend<br />

un air radieux et rempli d’espoir. Il me fait <strong>de</strong>scendre du fil à<br />

linge, je l’accompagne jusque dans la rue, mais là, au lieu <strong>de</strong><br />

l’emmener comme convenu à <strong>de</strong>stination, je ne sais pas ce qui<br />

me prend, voilà que je le laisse au milieu <strong>de</strong> la chaussée et que je<br />

m’éloigne dans l’autre direction, vers le terrain vague qui sert <strong>de</strong><br />

lieu <strong>de</strong> rassemblement à tous les gamins du coin. Évi<strong>de</strong>mment, le<br />

vieil aveugle appréhen<strong>de</strong> ce qui est en train <strong>de</strong> se passer. Il me<br />

dit: « Eh petit, m’abandonne pas! Tu vas revenir, hein, dis-moi,<br />

tu vas revenir...? » Mais moi je n’ai pas l’intention <strong>de</strong> revenir,<br />

j’ai déjà perdu assez <strong>de</strong> temps sur le fil à linge et puis il a les<br />

clebs pour lui tenir compagnie. Alors je continue mon chemin et<br />

je me bouche dans les oreilles pour ne pas entendre ses<br />

lamentations. Seulement, ça ne fait pas <strong>de</strong>ux minutes que je<br />

marche qu’<strong>une</strong> petite voix se met à résonner dans ma tête. Et<br />

cette petite voix, bien sûr, c’est la voix <strong>de</strong> ma conscience. Et à<br />

chaque nouvelle enjambée que j’accomplis, elle se fait <strong>de</strong> plus en<br />

plus insistante, elle dit: « Bernie, comment est-ce que tu peux<br />

faire un truc aussi dégueulasse à un pauvre aveugle...?! Il t’a tout<br />

<strong>de</strong> même sorti d’un sale <strong>de</strong> guêpier, tu ne vas pas le laisser<br />

tomber après ce qu’il a fait pour toi! Retourne immédiatement


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

auprès <strong>de</strong> lui et conduis-le à l’arrêt <strong>de</strong> bus! » Je fais donc <strong>de</strong>mitour,<br />

je le rejoins et nous voilà partis vers l’arrêt <strong>de</strong> bus qui se<br />

trouve à la sortie du village. En chemin, on se met à discuter,<br />

naturellement, et voilà que j’apprends qu’il s’est enfuit <strong>de</strong><br />

l’hospice pour aller se recueillir sur le lieu où sa petite fille a été<br />

ensevelie alors qu’elle avait à peine cinq ans. Il me fait même<br />

voir <strong>une</strong> photo où il la tient dans ses bras, c’est un vieux cliché<br />

en sépia mais il a l’air d’y être attaché. On le voit lui et sa fille en<br />

guenilles <strong>de</strong> mineurs avec <strong>de</strong>s casques munis <strong>de</strong> lampe <strong>de</strong><br />

sécurité. Ils ont la peau tavelé <strong>de</strong> poussière <strong>de</strong> charbon tout les<br />

<strong>de</strong>ux, et en arrière-plan, on distingue quelques baraquements<br />

ouvriers comme il y en avait encore au début du siècle. Bref, tout<br />

en continuant à marcher, il m’explique qu’il y à très longtemps,<br />

lui et sa fille travaillaient dans <strong>une</strong> mine à charbon. Ils<br />

<strong>de</strong>scendaient très tôt le matin dans le puits d’extraction et<br />

passaient leur journée à tirer <strong>de</strong>s wagonnets ou faire <strong>de</strong>s travaux<br />

<strong>de</strong> soutènement dans les galeries souterraines. Jusqu’au jour où<br />

un éboulement est venu les ensevelir. Après plusieurs jours, les<br />

équipes <strong>de</strong> secours ont réussi à le localiser et l’extraire <strong>de</strong>s<br />

gravats, mais le corps <strong>de</strong> la fillette n’a jamais été retrouvé, et<br />

chaque année, à la même époque, il se rend à l’endroit même où<br />

l’éboulement a eu lieu dans l’espoir d’<strong>une</strong> apparition divine, car<br />

il est persuadé que tôt ou tard sa petite fille va se matérialiser<br />

<strong>de</strong>vant lui, il est convaincu que s’il gar<strong>de</strong> la foi, le jour viendra<br />

où il pourra à nouveau la serrer contre lui. Aujourd’hui bien<br />

entendu, le site est désaffecté, ça fait bien longtemps que le<br />

gisement est épuisé, mais il continue à venir se recueillir là où sa<br />

fille a rendu l’âme. Du moins jusqu’à l’année <strong>de</strong>rnière, date à<br />

laquelle l’administration a décidé <strong>de</strong> le placer dans un hospice <strong>de</strong><br />

grabataires. Il va sans dire que dans ce genre d’établissement le<br />

règlement est stricte et les sorties interdites. Le vieillard a donc<br />

été contraint <strong>de</strong> s’échapper. Et voilà pourquoi il se retrouve<br />

perdu sur la voie public, pieds nus, en pyjama, à la recherche<br />

d’un bus qui le conduira au lieu sacré.<br />

À cet instant du récit, le percolateur a émis un drôle <strong>de</strong><br />

borborygme mais le glacier n’y a pas prêté attention, il a<br />

poursuivi sans même un petit signe d’agacement:<br />

— Évi<strong>de</strong>mment, à partir <strong>de</strong> là, les choses ont pris <strong>une</strong><br />

nouvelle dimension. Maintenant que je connaissais son histoire,<br />

il m’était difficile <strong>de</strong> l’abandonner à son sort. Le vieil homme<br />

n’a pas <strong>de</strong> chaussure, pas d’argent, et je suis persuadé qu’il ne<br />

pourra jamais y arriver seul. Je lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong> donc <strong>de</strong> m’attendre<br />

quelques instants sur un banc et je retourne à la maison. Bien


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

sûr, je sais ce que je risque si papa se réveille et j’essaie <strong>de</strong> ne<br />

pas trop y penser. J’ouvre la porte tout doucement, en faisant<br />

bien gaffe qu’un <strong>de</strong> ces satanés clébards ne vienne se faufiler<br />

entre mes jambes, je traverse le salon, je prends quelques lires<br />

dans le porte-monnaie <strong>de</strong> maman, j’attrape aussi <strong>de</strong>s godasses,<br />

un par<strong>de</strong>ssus, et tout compte fait, je parviens à quitter le domicile<br />

sans ameuter le voisinnage. Sur le chemin qui me ramène vers le<br />

vieil aveugle, je me sens le cœur léger, je sais que le voyage va<br />

être long, je sais qu’à mon retour je vais avoir droit à la<br />

déculottée <strong>de</strong> ma vie, mais vous auriez vu son visage quand il est<br />

monté dans le bus! Ça valait bien quelques répriman<strong>de</strong>s. Enfin<br />

bref, je vous passe les détails <strong>de</strong> notre virée en autobus, voilà<br />

qu’après <strong>de</strong>ux jours <strong>de</strong> route, nous arrivons au lieu-dit. Pépé est<br />

plus heureux que jamais, on se munie d’<strong>une</strong> lampe à pétrole<br />

avant <strong>de</strong> <strong>de</strong>scendre dans le puits, on franchit un dédale <strong>de</strong><br />

souterrains, on parvient à la cage d’extraction où s’est produit<br />

l’éboulement, et voilà que le vieil aveugle pose ses mains sur<br />

mon visage: « Tu sais, petit, je crois que je ne vais pas remonter<br />

avec toi » qu’il me dit, « je vais rester ici en attendant la venue<br />

<strong>de</strong> ma petite Jenny... On peut s'assoupir un instant si tu veux,<br />

mais à mon réveil, j’aimerais bien que tu sois parti. » Moi, je ne<br />

sais pas trop quoi dire, alors je l’ai<strong>de</strong> à s’asseoir sur un petit<br />

amoncellement <strong>de</strong> terre, je m’installe à ses côtés et on reste un<br />

moment sans parler, dans l’éclairage <strong>de</strong> la lampe à pétrole. Le<br />

temps passe, la lumière commence faiblir, mais je n’arrive pas à<br />

me déci<strong>de</strong>r à le quitter. Jusqu’au moment ou je me rends compte<br />

qu’il s’est endormi, alors je me lève, je m’approche <strong>de</strong> son<br />

oreille et je lui dit: « Grand-père, je te laisse, je crois que j’ai<br />

entendu du bruit et il me semble bien que c’est Jenny... » À ce<br />

moment là, son visage a rayonné, je n’avais jamais vu ça<br />

auparavant. Et pourtant il dormait, ça ne faisait aucun doute,<br />

mais quelque part, son subconscient avait du capter le message,<br />

je ne sais pas ce que ça a déclenché en lui, mais je n’oublierai<br />

jamais le visage paisible et souriant qu’il avait quand je suis<br />

parti. Je n’ai jamais vu <strong>une</strong> telle expression sur aucun autre<br />

visage <strong>de</strong>puis. Et ni les coups <strong>de</strong> ceinturon que m’a donné papa<br />

quand je suis rentré, ni le goût amer <strong>de</strong> l’injustice quand il m’a<br />

laissé sur le sol à moitié inanimé ne m’ont fait regretter les <strong>de</strong>ux<br />

jours que j’avais passé avec le vieil aveugle. Aujourd’hui encore,<br />

chaque fois que je mange <strong>de</strong>s penne à l’arrabbiata, je songe au<br />

sentiment <strong>de</strong> paix intérieure qui berçait son visage aux <strong>de</strong>rniers<br />

jours <strong>de</strong> sa vie.<br />

Je ne savais pas combien <strong>de</strong> temps s’était écoulé <strong>de</strong>puis que


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

le glacier avait entamé son récit mais les premières lueurs <strong>de</strong><br />

l’aube commençaient à poindre à travers les carreaux. Et lorsque<br />

nous sommes sortis, Bernie nous a fait un signe <strong>de</strong> la main avec<br />

échantillon <strong>de</strong> rose et mauve pastels dans les cheveux. Pendant<br />

qu’il retournait expliquer à l’autre nigaud comment se servir<br />

d’un percolateur, Tortilla bondissait dans la 203 et mettait le<br />

contact.<br />

— Qu’est-ce que tu fous? il m’a <strong>de</strong>mandé en apercevant ma<br />

silhouette dégingandée sur le trottoir. Grimpe, on va faire <strong>une</strong><br />

virée jusqu’aux docks, rien que toi et moi.<br />

Plus que jamais, je ressentais les stigmates d’<strong>une</strong> espèce<br />

d’anéantissement intérieur et je crois bien que le cigare n’avait<br />

rien arrangé. J’avais un peu l’impression <strong>de</strong> mettre pris un shoot<br />

ou d’avoir avalé <strong>une</strong> boite <strong>de</strong> valium. Et la voix <strong>de</strong> Tortilla me<br />

semblait lointaine. J’ai tout <strong>de</strong> même fini par grimper à bord <strong>de</strong><br />

la Peugeot et nous avons roulé jusqu’aux docks dans <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong><br />

brouillard coloré. Durant le trajet, nous n’avons pas parlé, je<br />

remarquais juste que Tortilla ne s’arrêtait pas aux signalisations<br />

et ça me faisait sourire. Il y avait un petit vent frais qui<br />

s’engouffrait dans l’habitacle et nous étions tellement schlass<br />

que nous ne nous sommes même pas rendus compte que nous<br />

étions suivi.<br />

En fait, le cauchemar a commencé juste après que Tortilla ait<br />

stoppé la 203 près d’un appontement. Nous sommes <strong>de</strong>scendus<br />

<strong>de</strong> la bagnole, il n’y avait pas d’activité dans le port hormis le<br />

tangage <strong>de</strong>s paquebots et le cliquetis <strong>de</strong>s amarres.<br />

— Mer<strong>de</strong>, ça remonte à quand la <strong>de</strong>rnière fois qu’on est<br />

venus ici tout les <strong>de</strong>ux? il a fait en claquant la portière.<br />

Nous nous sommes rejoins <strong>de</strong>vant le capot et j’ai saisi la<br />

cigarette qu’il me tendait.<br />

— J’en sais trop rien, j’ai dit.<br />

Sur quoi, il a fait jaillir <strong>une</strong> flamme ja<strong>une</strong>-orangé sous mon<br />

nez, j’ai avalé <strong>une</strong> longue bouffée <strong>de</strong> tabac et je l’ai regardé en<br />

faire autant. Il avait le truc, Tortilla, pour faire d’un petit matin<br />

ordinaire un instant sacré. Et nous avons grillé nos cigarettes<br />

dans un silence entendu, au milieu <strong>de</strong>s grues et <strong>de</strong>s hangars, près<br />

<strong>de</strong>s flots huileux où l’aube s’engluait, jusqu’à ce que les phares<br />

ronds d’<strong>une</strong> berline se mettent à osciller au bout du quai.<br />

— T’as vu ça...? il a fait.<br />

Je n’ai pas percuté tout <strong>de</strong> suite. Mon cerveau était enrayé et<br />

il a fallu que le véhicule remonte vers nous et s’immobilise à <strong>une</strong><br />

vingtaine <strong>de</strong> mètres pour que j’i<strong>de</strong>ntifie enfin la Merce<strong>de</strong>s du<br />

bookmaker. Mais déjà il était trop tard, parce que le temps que je


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

réagisse, <strong>de</strong>ux ombres avaient surgi dans notre dos. Et avant<br />

même que je ne puisse esquisser un geste, l’<strong>une</strong> d’elle me portait<br />

un coup qui m’enfonçait l’os frontal et propageait en moi <strong>une</strong><br />

fêlure à jamais irréversible. Dès lors les choses se déroulaient<br />

comme à travers un prisme, le corps étendu sur le quai, le<br />

cerveau paralysé, j’assistais à la suite <strong>de</strong>s événements avec effroi<br />

et impuissance. Je distinguais <strong>de</strong>ux types munis <strong>de</strong> barre à mine<br />

courir après Tortilla et l’abattre dans le faisceau <strong>de</strong>s phares.<br />

J’essayais bien <strong>de</strong> me redresser mais mon engourdissement était<br />

tel que je parvenais à peine à gar<strong>de</strong>r mes yeux entrouverts,<br />

j’avais l’impression d’avoir du plomb dans les veines et malgré<br />

tous mes efforts, je restais cloué au sol. Puis j’ai vu la portière<br />

conducteur s’entrouvrir et un troisième type s’est manifesté, il<br />

tenait <strong>une</strong> barre à mine également, j’avais un filet <strong>de</strong> sang <strong>de</strong>vant<br />

les yeux mais j’ai vite reconnu la cicatrice <strong>de</strong> Zin. Les <strong>de</strong>ux<br />

autres l’attendaient pour finir leur besogne et quand le métal à<br />

étincelé au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> leurs têtes, j’ai saisi toute l’horreur <strong>de</strong> la<br />

situation. Une sorte <strong>de</strong> lame chauffée à blanc m’a laminé les<br />

intestins, j’ai voulu crier, mais aucun son n’est sorti <strong>de</strong> ma<br />

bouche, j’étais à bout <strong>de</strong> force, je pouvais juste soulever <strong>une</strong><br />

paupière <strong>de</strong> temps en temps et les voir s’acharner sur lui en dépit<br />

ses hurlements abominables. À partir <strong>de</strong> cet instant, quelque<br />

chose s’est brisé en moi, j’ai eu l’impression que mon esprit<br />

m’abandonnait ou qu’il se vidait peu à peu <strong>de</strong> sa sève. Bien que<br />

Tortilla eût cessé ses cris, ils continuaient <strong>de</strong> le frapper et je ne<br />

saurais dire combien <strong>de</strong> temps ça a duré. J’avais perdu toute<br />

notion du temps, je ne savais plus du tout où j’en étais.<br />

Après quelques instants néanmoins, j’ai entrevu le visage <strong>de</strong><br />

Nell à travers le pare-brise. Une petite flamme a brillé <strong>de</strong>vant sa<br />

face au moment où il allumait <strong>une</strong> cigarette et son œil <strong>de</strong> verre<br />

m’est apparu plus froid et inflexible que jamais. Juste après, il a<br />

mis le contact et les types ont arrêté leur sale labeur. Ils sont<br />

venus déposé leur barre à mine sanglantes dans le coffre où<br />

Nadine, ficelée et bâillonnée se contorsionnait sur elle-même,<br />

puis je les ai vus remonter calmement à bord <strong>de</strong> l’automobile.<br />

C’est à ce moment là, me semble t-il, que le pur-sang noir s’est<br />

matérialisé dans la poussière du quai. Il se tenait à quelques<br />

mètres en retrait <strong>de</strong> Tortilla, l’encolure haute et les naseaux<br />

frémissants, ses yeux vitreux me fixaient, impénétrables, il était<br />

nerveux et n’arrêtait pas <strong>de</strong> marteler le sol avec son sabot<br />

antérieur droit. Je l’ai observé quelques instants en essayant <strong>de</strong><br />

me dresser sur un cou<strong>de</strong>, mais j’étais lessivé et j’ai fini par<br />

m’écrouler au bord <strong>de</strong> l’épuisement.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

En revenant à moi, j’ai immédiatement su que je n’avais pas<br />

perdu connaissance longtemps car l’aube n’avait pas franchi le<br />

seuil <strong>de</strong>s plates-formes et le scintillement <strong>de</strong>s sémaphores<br />

ressortaient toujours dans le <strong>de</strong>mi-jour. L’effroyable emblème <strong>de</strong><br />

ma culpabilité avait disparu mais le corps <strong>de</strong> Tortilla continuait<br />

d’être parcouru <strong>de</strong> spasmes irréguliers et je ne savais pas si je<br />

<strong>de</strong>vais rire ou pleurer qu’il fût encore en vie. Au bout d’un<br />

moment, je suis arrivé à me mettre à genoux et j’ai pu voir qu’il<br />

baignait dans <strong>une</strong> marre <strong>de</strong> sang, ça m’a fait retourné, j’ai senti<br />

<strong>une</strong> bouffée <strong>de</strong> chaleur m’envahir, <strong>de</strong>s rafales <strong>de</strong> vent sifflaient à<br />

mi-hauteur et j’ai failli perdre mon aplomb. Je n’arrivais pas à<br />

détacher mon regard <strong>de</strong> sa silhouette, j’avais l’impression que<br />

<strong>de</strong>s écrous s’entrechoquaient dans ma tête, et lorsqu’après m’être<br />

traîné jusqu’à lui je l’ai attrapé par l’épaule pour le faire pivoter<br />

je tremblais comme <strong>une</strong> feuille, sa tête a roulé sur le côté, il avait<br />

<strong>de</strong>s traces d’impacts sur tout le corps, du sang et <strong>de</strong>s<br />

meurtrissures et un tremblement nerveux faisait sauter sa<br />

paupière droite. Aussitôt, un sentiment <strong>de</strong> répulsion m’a saisi<br />

mais je n’ai pas vomi, j’ai juste fermé les yeux et je me suis<br />

balancé d’avant en arrière dans l’air poussiéreux <strong>de</strong>s docks en<br />

attendant que les premières franges <strong>de</strong> l’aube me calcinent le<br />

crâne. C’est à partir <strong>de</strong> ce moment là, je crois, que ma tête est<br />

<strong>de</strong>venue si difficile à tranquilliser avec toute cette douleur à<br />

l’intérieur, j’ai ouvert le cahier <strong>de</strong> poèmes <strong>de</strong> Tortilla qui avait<br />

chu sur le côté et je suis tombé sur le marque page, la prise <strong>de</strong><br />

vue qu’avait fait papa sur le grand boulevard ensoleillé, celle où<br />

Tortilla et moi nous tenions <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> maman, j’avais un<br />

an et trois mois, lui pas tout à fait cinq. Juste après, j’ai entendu<br />

<strong>de</strong>s rires d’enfants et la voix <strong>de</strong> Tortilla qui faisait <strong>une</strong> remarque<br />

à propos <strong>de</strong> sa journée à l’école. Puis tout ça a laissé place à <strong>une</strong><br />

sirène <strong>de</strong> navire marchand et Henri le docker est apparu à<br />

bicyclette au bout du quai, il avait l’air épouvanté et m’a<br />

immédiatement <strong>de</strong>mandé ce qui s’était passé. Je l’ai regardé, les<br />

iris fixes et inexpressives, mais je n’ai rien répondu, il n’y avait<br />

plus <strong>de</strong> mot dans ma tête, juste <strong>une</strong> gran<strong>de</strong> étendue vi<strong>de</strong> à jamais<br />

dévastée.<br />

— 26 —


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

J’entendais <strong>de</strong>s voix autour <strong>de</strong> moi, <strong>de</strong>s voix et le<br />

chuintement d’un masque à oxygène, il y avait aussi <strong>de</strong>s<br />

zézaiements sourds et <strong>de</strong>s bips suraigus, mais rien qui ne pût<br />

m’arracher au doux rêve qui m’étreignait et transportait mon<br />

âme à l’âge où Tortilla m’accompagnait sur les toits, à la capture<br />

<strong>de</strong> la l<strong>une</strong> dont le reflet pourpre filait sur les plaques d’amiante.<br />

Le mé<strong>de</strong>cin-chef faisait face à Vera et Bernie au pied du lit, il<br />

avait un air grave et sa voix ne laissait naître que peu d’espoir,<br />

« Je ne vous cacherai pas que les diagnostics sont <strong>de</strong>s plus<br />

pessimistes » il expliquait, « Tortilla Dunn a été battu à mort, il<br />

est dans un coma profond et les séquelles sont graves:<br />

commotion cérébrale, hémorragie interne, lésion <strong>de</strong> la boite<br />

crânienne, tout ce qu’on peut faire c’est essayer <strong>de</strong> le maintenir<br />

en vie artificiellement le plus longtemps possible..., je suis<br />

désolé. » Vera était au bord <strong>de</strong>s larmes et Bernie ne bougeait<br />

plus. Moi, je continuais à courir après la l<strong>une</strong> avec <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong><br />

lueur infinie au fond <strong>de</strong>s yeux. Et Tortilla n’était pas mal non<br />

plus. Fallait nous voir bondir d’un bout à l’autre <strong>de</strong>s toits avec<br />

nos casquettes <strong>de</strong>s Knicks vissées sur la tête! « Quant à Lenny<br />

Dunn, son cas est tout aussi préoccupant » a poursuivi le<br />

mé<strong>de</strong>cin-chef d’un ton calme, « l’électroencéphalogramme<br />

indique <strong>une</strong> forte activité cérébrale. Auc<strong>une</strong> lésion majeure, mais<br />

un état cataleptique qui peut tout aussi bien se prolonger<br />

indéfiniment, on ne peut pas vraiment se prononcer... » Bernie<br />

n’a pas voulu en entendre d’avantage, il semblait anéanti, en<br />

passant la porte il a expliqué qu’il rentrait au café où Stan,<br />

Harold, Henri et les autres l’attendaient, mais la nouvelle lui<br />

avait ramolli les jambes et il a dû s’asseoir un instant dans le<br />

couloir avant <strong>de</strong> quitter l’hôpital. Dans la chambre, Vera est<br />

venue près <strong>de</strong> moi et elle a posé <strong>une</strong> main sur mon front:<br />

« Lenny... » elle a murmuré. « Il ne vous entend pas » a expliqué<br />

le toubib, « j’ai déjà eu l’occasion <strong>de</strong> travailler sur <strong>de</strong>s cas<br />

similaires, certains individus peuvent revivre <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s<br />

entières <strong>de</strong> leur passé... » « Il peut s’en tirer? » elle a <strong>de</strong>mandé.<br />

« Je crains que non » a répondu le mé<strong>de</strong>cin-chef « et même s’il<br />

venait à sortir <strong>de</strong> sa catalepsie, j’ai bien peur que son éveil soit<br />

<strong>de</strong> courte durée... »<br />

Vera est rentrée à pied jusqu’à chez elle, il avait annoncé <strong>de</strong>s<br />

orages pour la fin <strong>de</strong> la matinée et la pluie fine qui tombait a eu<br />

raison <strong>de</strong> son mascara. Maintenant, elle avait <strong>de</strong>s coulées noires<br />

sous les yeux et ses cheveux lui collaient aux épaules. En


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

arrivant <strong>de</strong>vant le hall <strong>de</strong> sa rési<strong>de</strong>nce, elle n’est pas entrée tout<br />

<strong>de</strong> suite, elle est restée un moment immobile sous la bruine à<br />

regar<strong>de</strong>r la chaussée et le ricochet <strong>de</strong>s gouttes d’eau sur<br />

l’asphalte, elle n’avait rien <strong>de</strong> précis en tête, elle se laissait juste<br />

un peu <strong>de</strong> temps, <strong>de</strong> toute façon ses vêtements étaient déjà<br />

trempés. En haut, elle est passée dans la salle <strong>de</strong> bain et s’est<br />

dévêtue <strong>de</strong>vant le miroir, instinctivement, elle a joué un peu avec<br />

ses seins, elle s’amusait a les faire durcir du bout <strong>de</strong>s doigts, puis<br />

elle a enfilé un déshabillé assorti à sa petite culotte, s’est<br />

enroulée <strong>une</strong> serviette éponge autour <strong>de</strong> la tête et a filé dans la<br />

cuisine où elle a mis <strong>de</strong> l’eau à bouillir. Elle ne s’était toujours<br />

pas démaquillée et le rimmel lui <strong>de</strong>ssinait <strong>de</strong>s ailes <strong>de</strong> papillon<br />

sur les joues. En attendant le sifflement <strong>de</strong> la bouilloire, elle s’est<br />

allumée <strong>une</strong> cigarette, a aspiré le venin et s’est laissée glisser<br />

contre le frigo, elle avait le regard dirigé vers la fenêtre, il y avait<br />

<strong>de</strong> la buée sur les carreaux et le chaton est apparu dans la lumière<br />

orageuse qui filtrait au travers. Il est venu s’entortiller autour <strong>de</strong><br />

ses chevilles:<br />

— Tu pleures? il a miaulé<br />

— Un peu, je ne peux pas m’en empêcher.<br />

— En tout cas, tu es la seule fille qui ait jamais compté pour<br />

moi... Hé, t’as vu ça?<br />

— Quoi...?<br />

— Dehors, les nuages... C’est toi qui fait ça?<br />

Malgré la buée, le phénomène était ostensible et les nuages<br />

donnaient vraiment l’impression <strong>de</strong> filer à toute vitesse dans<br />

l’encadrement <strong>de</strong> la fenêtre. Vera a esquissé un petite moue<br />

éphémère et ses iris ont peu à peu pris un reflet ja<strong>de</strong>.<br />

Elle a déambulé toute la journée et toute la nuit dans<br />

l’appartement, elle essayait <strong>de</strong> faire le vi<strong>de</strong> dans sa tête, elle a<br />

déconné quelques minutes avec l’interrupteur <strong>de</strong> la chambre,<br />

puis elle a jeté un œil sur mes gants <strong>de</strong> boxe qui pendaient à la<br />

porte <strong>de</strong> la pen<strong>de</strong>rie, elle avait les yeux cernés et le teint pâle<br />

comme <strong>une</strong> religieuse cloîtrée dans le silence, elle s’est attachée<br />

les cheveux machinalement, elle s’est allongée sur le lit avec <strong>une</strong><br />

boite <strong>de</strong> Kleenex sur le ventre et au matin, un peu avant que<br />

l’aube n’eût amorcé ses lentes palpitations, elle a commencé à<br />

faire ses valises.<br />

C’est l’instant qu’a choisi Nell pour manifester sa présence<br />

dans la pièce.<br />

— Déshabille-toi, il a susurré <strong>de</strong>puis le chambranle <strong>de</strong> la<br />

porte.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

Vera a légèrement sursauté, puis elle s’est retourné et lui a<br />

fait face. Il avait le visage parcouru <strong>de</strong> ri<strong>de</strong>s vicieuses et <strong>une</strong><br />

vibration malsaine dans l’œil droit. Il s’est approché tout près<br />

d’elle jusqu’à pouvoir passer le bout <strong>de</strong> ses doigts sur son<br />

épaule, et dans le même geste, il a écarté la bretelle <strong>de</strong> son<br />

déshabillé.<br />

— Tu ne m’as pas entendu...? il a poursuivi d’<strong>une</strong> voix<br />

pernicieuse. Déshabille-toi.<br />

Vera était tendue et vulnérable, Nell l’avait acculée contre le<br />

lit et elle pouvait sentir son haleine sur sa peau.<br />

— Je sais ce qui te fait du bien, il a chuchoté en lui passant la<br />

langue dans le cou.<br />

Elle s’est raidie, la répugnance lui boursouflait les tempes et<br />

un flot <strong>de</strong> rage commençait à lui monter aux yeux. Mais Nell ne<br />

s’est pas arrêté en si bon chemin, l’<strong>une</strong> <strong>de</strong> ses mains est venue<br />

agripper ses cheveux tandis que l’autre commençait à lui torturer<br />

un mamelon à travers la soie.<br />

— Je sais que tu as besoin <strong>de</strong> ça, il a marmonné à son oreille,<br />

tes seins sont durs.... Est-ce que ta petite chatte est toujours aussi<br />

parfumée? Ça fait combien <strong>de</strong> temps que je ne me suis pas glissé<br />

à l’intérieur...?<br />

Sa main a décroché <strong>de</strong> ses ron<strong>de</strong>urs pour venir s’enfoncer<br />

entre ses cuisses.<br />

— Gémis! il a ordonné.<br />

Vera serrait les jambes mais le tranchant <strong>de</strong> la main <strong>de</strong> Nell<br />

s’immisçait comme un aileron <strong>de</strong> requin entre ses cuisses. Il se<br />

rassasiait <strong>de</strong> sa pâleur, se délectait <strong>de</strong> sa réticence, mais comme<br />

elle rechignait à obéir, d’<strong>une</strong> pression accrue son doigt s’est<br />

frayé un tunnel dans sa fente.<br />

— Gémis! il a menacé. Gémis ou tu vas vraiment le regretter.<br />

Un premier soupir contraint est sorti <strong>de</strong> la gorge <strong>de</strong> Vera.<br />

— J’entends rien, a sifflé Nell.<br />

Vera a émis un râle plus persuasif.<br />

Et tandis qu’elle s’astreignait aux exigences du bookmaker,<br />

Nell écartait son slip et donnait à ses pénétrations un rythme plus<br />

lascif.<br />

— Voilà, c’est mieux, il a convenu. Je savais que tu te<br />

prendrais vite au jeu... T’as pas changé, t’es toujours la même<br />

petite garce... Deman<strong>de</strong>-moi <strong>de</strong> t’enfiler maintenant.<br />

Vera restait prostrée dans un mutisme absolu, elle ne<br />

<strong>de</strong>sserrait pas les <strong>de</strong>nts et ses iris abritaient toute son aversion.<br />

Nell lui a tiré les cheveux d’un geste violent:<br />

— Deman<strong>de</strong>-moi <strong>de</strong> t’enfiler! il a réitéré.


Tortilla 11/10/2005<br />

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Vera a lâché un petit cri <strong>de</strong> singe et la douleur lui a tordu le<br />

visage. Nell a continué ses va-et-vient sans le moindre état<br />

d’âme.<br />

— C’est pourtant pas compliqué, il a repris d’un timbre plus<br />

conciliant. Il suffit d’entrouvrir ces jolies lèvres et <strong>de</strong> dire<br />

« enfile-moi »...<br />

L’aurore envoyait ses premiers dards à travers la pièce et<br />

quelques traits rose filaient au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> leurs têtes. Vera le<br />

trouvait abject, le visage <strong>de</strong> Nell n’était qu’à quelques<br />

centimètres du sien et leurs respirations se mêlaient.<br />

— Dis-le, a murmuré Nell d’un souffle perfi<strong>de</strong>, dis-le.<br />

Mais Vera se réfugiait dans un silence opiniâtre. Et son<br />

attitu<strong>de</strong> a eu tôt fait d’éveiller la colère <strong>de</strong> Nell, son doigt s’est<br />

retiré <strong>de</strong> son vagin et sa main toute entière est venue lui<br />

empoigner la mâchoire:<br />

— MERDE! TU VAS LE DIRE OU JE T’ARRACHE LES TRIPES!! il a<br />

rugi.<br />

Puis sa voix est re<strong>de</strong>venue douce et machiavélique:<br />

— Ne t’obstine pas, ça fait trop longtemps que j’attends.<br />

Détends-toi un peu et <strong>de</strong>man<strong>de</strong>-moi <strong>de</strong> t’enfiler. Ne m’oblige pas<br />

à <strong>de</strong>venir méchant, tu sais dans quel état je me mets quand on me<br />

contrarie...<br />

Vera n’avait plus d’alternative, le bas <strong>de</strong> son visage était pris<br />

dans un étau, elle savait que Nell pouvait lui briser la nuque<br />

d’<strong>une</strong> simple torsion du cou, elle l’entendait susurrer « enfilemoi<br />

» d’<strong>une</strong> voix impure, elle savait qu’il faisait ça pour<br />

l’inciter, à son tour, à souffler ces mots. « Enfile-moi, enfile-moi,<br />

enfile-moi », cela résonnaient comme le sifflement vénimeux<br />

d’un naja à ses tympans. Maintenant elle sentait la main qui lui<br />

tirait les cheveux <strong>de</strong>scendre le long <strong>de</strong> son ventre et lui attraper<br />

l’intérieur <strong>de</strong> la cuisse, juste en bordure <strong>de</strong> la culotte, à l’endroit<br />

où sa peau, plus fine qu’<strong>une</strong> membrane en latex donnait au<br />

bookmaker <strong>de</strong>s accès <strong>de</strong> chaleur.<br />

— T’as encore dix secon<strong>de</strong>s, il l’a avertie en gardant la<br />

même intonation. Puis il a entamé un compte à rebours d’<strong>une</strong><br />

lenteur sadique: « Neuf, Huit, Sept, Six, Cinq, Quatre, Trois,<br />

Deux, Un... »<br />

« Enfile-moi. » D’<strong>une</strong> petite voix étranglée Vera venait <strong>de</strong> se<br />

plier aux aspirations <strong>de</strong> Nell dont l’œil <strong>de</strong> verre aussitôt a<br />

étincelé.<br />

— Tu peux être sûr que je ne vais pas me gêner! il a fait.<br />

Et du revers <strong>de</strong> la main, il lui a décoché <strong>une</strong> gifle qui l’a<br />

projetée sur le lit.


Tortilla 11/10/2005<br />

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— Je vais te faire passer tes envies <strong>de</strong> me quitter, il a déclaré.<br />

Puis il lui a arraché son slip et a vacillé un instant en<br />

s’imprégnant <strong>de</strong> ses senteurs:<br />

— Humm, j’ai toujours aimé l’o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> ta petite vulve.<br />

Un peu <strong>de</strong> poudre <strong>de</strong> lumière mauve flottait dans la pièce<br />

désormais, l’aube n’avait pas pleinement ratissé les rues mais<br />

quelques échantillons <strong>de</strong> lueur venait donner <strong>une</strong> étrange couleur<br />

au slip. Nell avait l’impression <strong>de</strong> tenir <strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> fleur au<br />

nectar lumineux. Au bout d’un moment, il a enlevé sa veste, a<br />

pivoté sur lui même pour la suspendre à un cintre, mais lorsqu’il<br />

s’est retourné Vera la repris <strong>de</strong> volée avec le combiné<br />

téléphonique, un vieux modèle avec un cadran manuel et un<br />

écouteur. Quelques billes <strong>de</strong> sang ont perlé sur sa joue, Nell avait<br />

<strong>une</strong> belle entaille au front, il se tenait la tête, il a mis peu <strong>de</strong><br />

temps à retrouver ses esprits mais déjà Vera avait soulevé la<br />

fenêtre et bondi sur le balcon. Ensuite, il y a eu <strong>une</strong> petite<br />

poursuite dans l’escalier <strong>de</strong> secours et tout s’est terminé dans le<br />

patio où Nell a réussi à la rejoindre. Depuis la Merce<strong>de</strong>s, Zin (au<br />

volant) et Nadine (sur la banquette arrière) pouvaient suivre le<br />

dénouement <strong>de</strong> l’altercation. Nell était parvenu à saisir Vera au<br />

poignet et à la tirer jusqu’au milieu <strong>de</strong> la cour, jusqu’à la<br />

fontaine. Elle essayait bien <strong>de</strong> se débattre mais la bestialité avec<br />

laquelle il la malmenait lui donnait la sensation d’être en<br />

caoutchouc.<br />

— Lâche-moi, tu vas me casser le bras, elle suppliait.<br />

Mais le bookmaker ne voulait rien entendre, d’un geste<br />

brutal, il l’a renversée dans le bassin et lui a plongé la tête sous<br />

l’eau.<br />

À bord du véhicule Nadine était nerveuse, elle voyait bien<br />

que tout ça allait mal finir, plus le temps passait, plus le<br />

bookmaker obligeait Vera à <strong>de</strong> longues apnées.<br />

— Mer<strong>de</strong> Zin, faut faire quelque chose...?! elle a glapi.<br />

Zin ne portait aucun intérêt à ce qui se passait, il cherchait<br />

<strong>une</strong> station à son goût sur la modulation <strong>de</strong> fréquence.<br />

— Hé, tu m’entends?!! a fait Nadine<br />

— Me bourre pas le moue! a rétorqué le gar<strong>de</strong> du corps, si tu<br />

continues à la ramener je t’enferme dans le coffre!<br />

Nadine était totalement perdue, elle savait Vera au bord <strong>de</strong> la<br />

noya<strong>de</strong>, les rares bouffées d’oxygène qu’elle inhalait entre <strong>de</strong>ux<br />

immersions ne lui permettraient plus <strong>de</strong> tenir bien longtemps. Et<br />

quand le bookmaker lui sortait la tête <strong>de</strong> l’eau, elle entendait le<br />

sifflement <strong>de</strong> ses poumons au bord <strong>de</strong> l’asphyxie. Au moment<br />

même où Zin captait “Don’t forget the nite” à la radio, elle a eu


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

l’idée <strong>de</strong> s’envoyer <strong>une</strong> pincée <strong>de</strong> cocaïne pour se déraidir mais<br />

la drogue lui a détraqué les nerfs, elle a été parcouru d’un long<br />

frisson, elle a passé l’anse <strong>de</strong> son sac autour du cou <strong>de</strong> Zin et à<br />

commencé à l’étrangler.<br />

— Qu’est-ce qui te prend salope, glurp...!??<br />

L’étranglement a connu un déroulement prompt grâce à <strong>une</strong><br />

combinaison d’éléments assez exceptionnels:<br />

1) L’effet <strong>de</strong> surprise.<br />

2) L’anse placée juste sous la glotte a immédiatement obstrué<br />

les voies respiratoires (larynx, pharynx et trachée inclus).<br />

3) La configuration <strong>de</strong> l’habitable (idéale pour l’étrangleur).<br />

4) La pureté <strong>de</strong> la cocaïne (alcaloï<strong>de</strong> particulièrement<br />

efficace pour soutenir un effort violent et <strong>de</strong> courte durée).<br />

5) La qualité <strong>de</strong>s coutures du sac à main (non négligeable<br />

dans ce type <strong>de</strong> strangulation).<br />

6) Une musique gaie et entraînante.<br />

Quand le corps <strong>de</strong> Zin a cessé ses soubresauts, Nadine a<br />

immédiatement porté son regard vers le patio, Nell était à<br />

genoux dans le bassin à présent et maintenait Vera au fond. Elle<br />

a pris le MR73 dans le holster <strong>de</strong> Zin et a marché fébrilement<br />

jusqu’à eux. L’extrémité du revolver a buté sur la tempe <strong>de</strong> Nell.<br />

— LACHE-LA OU JE TE VIDE LE CHARGEUR DANS LA TETE! elle<br />

a hurlé.<br />

Dans les carreaux <strong>de</strong> sa robe lamée on pouvait voir<br />

l’expression déstructurée du bookmaker.<br />

— Mer<strong>de</strong>, qu’est-ce qui te prend! il a éructé en maintenant sa<br />

proie sous l’eau.<br />

Nadine a titillé la détente fiévreusement:<br />

— Lâche-la! Lâche-la je te dis ou je te fait sauter le caisson!<br />

Je déconne pas Eddie, me pousse pas à bout, laisse-la respirer!<br />

— Pose ce flingue Nadine, tu vas blesser quelqu’un!<br />

— M’emmer<strong>de</strong> pas, laisse-la respirer!<br />

— Tu ne vas pas tirer sur ton frère quand même?!!<br />

— T’es plus mon frère! Je te renie espèce d’ordure!<br />

— Nadine, tu ne <strong>de</strong>vrais pas jouer à ce petit jeu avec moi!<br />

T’as déjà oublié l’épiso<strong>de</strong> <strong>de</strong> la cafetière?!!<br />

— Je veux plus entendre ce mot.<br />

— Cafetière...?!?<br />

Tout en laissant échapper un cri rageur, elle a reculé <strong>de</strong><br />

quelques pas:<br />

— Tais-toi ou je fais un malheur!<br />

— Cafetière! cafetière! cafetière!<br />

— PUTAIN, TU VAS TE TAIRE!!!


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— CAFETIÈRE! AH! AH!<br />

Quand Nadine a vidé le chargeur sur son frère, elle a émis<br />

<strong>une</strong> sorte <strong>de</strong> hurlement hystérique qui s’est mélangé au bruit <strong>de</strong>s<br />

détonations. Une <strong>de</strong>mi-clarté rendait scintillante la poussière en<br />

suspens dans l’air et <strong>une</strong> forte o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> poudre avait envahi le<br />

patio. Le calme revenu, elle a bien examiné la situation et un<br />

saisissement d’effroi lui a écarquillé les yeux. Nell était un peu<br />

sous le choc, bien sûr, mais ce qui ce dégageait <strong>de</strong> lui surtout,<br />

c’était <strong>une</strong> sorte d’enjouement incrédule car auc<strong>une</strong> balle ne<br />

l’avait atteint.<br />

— Mince, tu m’as manqué, il a ricané bêtement.<br />

Nadine était figée sur place la main crispée autour <strong>de</strong> la<br />

crosse. Pendant le petit laps <strong>de</strong> flottement consécutif, Vera est<br />

parvenue à remonter à la surface et à prendre <strong>une</strong> brève<br />

inspiration, mais le bookmaker, ce petit moment d’effarement<br />

passé, lui a replongé la tête sous l’eau. Juste après, il a dégainé<br />

son arme et la pointée sur sa sœur:<br />

— Dis-donc, j’ai l’impression que tu fais moins la maligne<br />

maintenant, hein!!? T’as <strong>une</strong> idée <strong>de</strong> ce que je vais te faire quand<br />

j’en aurai fini avec ton amie? Est-ce que tu as seulement <strong>une</strong><br />

petite idée...?! Je vais t’ouvrir le crâne et je vais bouffer ta<br />

cervelle à la petite cuillère. Ensuite je vais t’embrocher et je te<br />

ferais rôtir comme Jerzy. T’entends? tu vas finir comme cette<br />

enculé <strong>de</strong> goret, à la rôtissoire! Et t’auras beau grommeler<br />

« Truiiiit, truuiiiit, truuuiiiiiiiiit », il n’y aura rien à faire...<br />

À cet instant précis, Nadine a voulu abaisser le MR73 et le<br />

coup est parti tout seul, elle n’a pas bien compris ce qui se<br />

passait, mais <strong>de</strong> toute évi<strong>de</strong>nce, il <strong>de</strong>vait rester <strong>une</strong> balle dans le<br />

barillet car Nell s’est retrouvé avec un impact en plein front et<br />

son corps a lentement basculé dans le bassin. Ensuite, elle a aidé<br />

Vera à s’agenouiller et à reprendre son souffle, le jour perçait par<br />

l’entrée du patio et quelques pics <strong>de</strong> lumière passaient entre ses<br />

jambes.<br />

— Mince, je crois que j’ai laissé mon sac à main dans la<br />

voiture, elle a dit. Je t’abandonne mais je reviens tout <strong>de</strong> suite...,<br />

ça va aller?<br />

Vera a do<strong>de</strong>liné <strong>de</strong> la tête, elle toussait et recrachait encore<br />

un peu d’eau mais le plus dur était passé. Nadine lui a lancé un<br />

petit sourire idiot avant d’ajouter:<br />

— Et surtout, t’inquiète pas pour ce merdier. Je vais me faire<br />

un petit rail <strong>de</strong> coke et je vais tout arranger avec les flics... De<br />

toute façon, le mon<strong>de</strong> est rongé <strong>de</strong> l’intérieur par la vermine.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

L’après-midi même, après sa déposition, Vera est passée à<br />

l’hôpital. J’ai entendu le bruit d’<strong>une</strong> porte qui se refermait mais<br />

je ne pouvais pas me déci<strong>de</strong>r à abandonner Tortilla, avec lui, les<br />

oscillations <strong>de</strong> la l<strong>une</strong> sur les tôles en amiante prenait <strong>une</strong><br />

dimension mystique, j’avais l’impression <strong>de</strong> prendre part à <strong>une</strong><br />

sorte <strong>de</strong> quête initiatique, <strong>une</strong> croisa<strong>de</strong> insensée et magnifique.<br />

Et toute mon âme s’imprégnait alors <strong>de</strong> la sublimité <strong>de</strong> la nuit.<br />

De longues minutes encore ces images ont caressé mes rétines<br />

puis mes paupières se sont ouvertes et je l’ai vu, l’ange penché<br />

au <strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> moi, il avait le visage blanc et les traits tirés, je<br />

voyais frémir ses jolis cils dans la clarté ambiante et son regard<br />

était clair et tendre, je ne savais pas exactement ce qu’il faisait<br />

là, tout ce que je sais, c’est que ses iris ont revêtu <strong>une</strong> couleur<br />

vert émerau<strong>de</strong> et ce petit truc m’a tout simplement émerveillé. Je<br />

ne savais pas comment il avait fait ça, pour lui ça ne <strong>de</strong>vait pas<br />

être très compliqué, n’empêche que ça en jetait. Je lui ai souri<br />

pour lui montrer que j’appréciais, seulement, il m’a renvoyé <strong>une</strong><br />

petite moue triste et <strong>une</strong> larme a roulé sur sa joue. Ensuite il m’a<br />

parlé mais je n’ai pas compris ce qu’il disait, sa voix était douce<br />

et légèrement comprimée, il ne pleurait pas vraiment mais son<br />

visage faisait penser à un vitrail d’église dans la lumière pâle<br />

d’un petit matin d’hiver. J’aurais voulu faire quelque chose pour<br />

lui rendre sa gaieté, j’aurais bien aimé lui prendre la main ou<br />

écarter les cheveux qui serpentait le long <strong>de</strong> sa figure, mais déjà<br />

mes paupières s’alourdissaient et mon esprit glissait vers le<br />

néant.<br />

J’ai estimé que plusieurs heures s’étaient écoulées <strong>de</strong>puis<br />

mon évanouissement, car lorsque les violents flashs <strong>de</strong> l’acci<strong>de</strong>nt<br />

m’ont ramené à la vie, il faisait nuit et l’ange s’était assoupi sur<br />

<strong>une</strong> chaise. J’ai vu le camion-citerne surgir <strong>de</strong> l’obscurité à toute<br />

allure, j’entendais le vrombissement du moteur et le sifflement<br />

<strong>de</strong> la soupape <strong>de</strong>s gaz, il me fonçait droit <strong>de</strong>ssus, la calandre<br />

luisait comme les <strong>de</strong>nts d’un tyrannosaure et cette vision m’a<br />

tétanisé. Je me suis levé d’un bond dans le lit, <strong>de</strong>s giclées <strong>de</strong><br />

sang ont jailli <strong>de</strong> mes narines et le masque à oxygène s’est<br />

rempli au <strong>de</strong>ux-tiers. Ensuite, les choses se sont teintées d’<strong>une</strong><br />

dose <strong>de</strong> folie, tout s’est passé très vite, j’ai arraché le masque à<br />

oxygène, le drain que j’avais dans la veine aussi et je me suis<br />

foutu du sang partout, la camisole à manches courtes que je<br />

portais en était badigeonnée, et mes avant-bras aussi, mes mains,<br />

mon visage, et mes cheveux qui s’étaient agglutinés en petits<br />

*


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

paquets sur mon front. Toutefois, rien n’entamait ma<br />

détermination, je savais maintenant ce que j’avais à faire, et<br />

même si tout ça restait confus dans ma tête, je me sentais guidé<br />

par <strong>une</strong> espèce <strong>de</strong> pulsion aveugle et instinctive. J’ai donc<br />

ramassé les clés <strong>de</strong> voiture que l’ange avait déposé à côté <strong>de</strong> son<br />

sac à main et j’ai marché jusqu’à la porte, je n’avais pas d’état<br />

d’âme, juste <strong>une</strong> petite lueur froi<strong>de</strong> qui scintillait et m’indiquait<br />

le chemin dans l’obscurité. Je suis sorti dans le couloir et je me<br />

suis rendu jusqu’à la chambre <strong>de</strong> Tortilla. En entrant, j’ai tout <strong>de</strong><br />

suite su que j’allais aller jusqu’au bout, un orage menaçait à<br />

l’extérieur, quelques perles <strong>de</strong> pluie percutaient déjà les carreaux<br />

et le tonnerre a finalement vomi sa lumière blafar<strong>de</strong> dans la<br />

pièce. Je me suis approché du lit d’un pas lent, presque<br />

impassible, je n’étais pas vraiment conscient <strong>de</strong>s choses. Il avait<br />

les yeux révulsés et complètement éteints, on lui avait rasé le<br />

crâne, les sourcils, il avait <strong>de</strong>s électro<strong>de</strong>s sur le haut <strong>de</strong>s tempes<br />

et un cathéter rigi<strong>de</strong> dans le nez. Un drap blanc lui couvrait les<br />

épaules, quelques tuyaux souples partaient <strong>de</strong> ses bras et <strong>de</strong> sa<br />

gorge, il était sous perfusion, relié à un imposant respirateur<br />

artificiel et un gros tube transparent s’enfonçait dans sa bouche.<br />

Je ne comprenais pas ce que tout ça voulait dire, il était<br />

immobile, à l’état végétatif, avachi sur ce grand lit métallique<br />

duquel pendaient <strong>de</strong> larges sangles et je ne savais pas quoi<br />

penser, j’étais incapable <strong>de</strong> raisonnement. Alors, je n’ai pas<br />

réfléchi, j’ai suivi la petite lueur froi<strong>de</strong> qui dictait mes actes, je<br />

l’ai sanglé à fond pour amoindrir l’intensité <strong>de</strong> ses convulsions et<br />

je l’ai débranché. Juste après, j’ai pris sa main, il n’avait pas<br />

d’expression particulière, l’orientation <strong>de</strong> son regard n’avait pas<br />

changé, je me suis fixé sur la pluie qui ruisselait le long <strong>de</strong>s<br />

vitres en pensant que les murs allaient se fissurer ou qu’un éclair<br />

allait me foudroyer, mais il ne s’est rien passé. J’ai enlevé les<br />

sangles, à part l’écoulement <strong>de</strong> l’eau au <strong>de</strong>hors il n’y avait plus<br />

<strong>de</strong> bruit, les appareils avaient cessé leur lente procession, tout<br />

était bel et bien fini.<br />

En passant par les escaliers <strong>de</strong> service, j’ai pu atteindre le<br />

parking extérieur sans encombre. Je marchais sur <strong>de</strong> la gélatine<br />

incolore, la tête aussi vi<strong>de</strong> qu’<strong>une</strong> balle <strong>de</strong> ping-pong, mais en<br />

même temps, je me sentais investi d’<strong>une</strong> mission sacrée et quand<br />

je suis monté à bord <strong>de</strong> la Jaguar, je ne m’attendais pas à me<br />

faire barrer la route par <strong>une</strong> infirmière noire au tour <strong>de</strong> poitrine<br />

extravagant. Elle était campée <strong>de</strong>vant la bagnole et avait aplati<br />

<strong>une</strong> main sur le capot: « Eh, mon salaud, où tu comptes aller<br />

comme ça? » Je ne comprenais pas bien ce qui se passait, elle


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

avait <strong>de</strong>s renflements adipeux au niveau <strong>de</strong>s joues, l’irascibilité<br />

lui faisait enfler les seins et les boutons <strong>de</strong> sa blouse n’allaient<br />

pas tenir très longtemps à ce rythme là. Puis sa physionomie a<br />

changé, elle s’est détendue et sa voix a pris <strong>une</strong> résonance<br />

sardonique: « Hé, hé, mais je te remets, mon salaud! Tu ne te<br />

souviens pas <strong>de</strong> moi...? Aretha! T’es l’uns <strong>de</strong> ces petits bâtards<br />

que j’ai vu le jour où j’ai étalé Stan! ». À mon avis, elle <strong>de</strong>vait<br />

pas toucher un caramel en physique, elle ne <strong>de</strong>vait rien savoir <strong>de</strong><br />

la théorie <strong>de</strong>s masses, <strong>de</strong>s propriétés <strong>de</strong> la matière ou <strong>de</strong>s lois qui<br />

ren<strong>de</strong>nt compte <strong>de</strong>s phénomènes naturels, et elle <strong>de</strong>vait sûrement<br />

s’imaginer qu’elle pouvait stopper six cylindres à la seule force<br />

du poignet parce qu’elle n’a pas bougé d’un iota quand j’ai<br />

enclenché la première. Et lorsque j’ai mis les gaz, elle s’est<br />

retrouvée sur le capot avec un air éberlué emprunt d’un rictus<br />

d’épouvante. Elle a agrippé les essuie-glaces en m’insultant (sale<br />

petit enculé à la bite molle) mais déjà je ne l’entendais plus. J’ai<br />

traversé le parking sous <strong>de</strong>s trombes d’eau. À la sortie, j’ai pilé<br />

net pour la faire valdinguer dans les poubelles et je l’ai<br />

abandonnée dans le rétroviseur.<br />

Ensuite, j’ai maintenu l’aiguille dans le rouge jusqu’à la<br />

casse, la pluie était tiè<strong>de</strong> et j’avais l’impression m’être fait <strong>une</strong><br />

injection <strong>de</strong> trente millilitres <strong>de</strong> morphine pure, j’avais perdu<br />

tout contact avec le mon<strong>de</strong> tangible, et <strong>de</strong> temps en temps, le<br />

fantôme <strong>de</strong> Vera se matérialisait sur le siège à mes côtés. Bien<br />

sûr, je lui souriais, mais elle ne restait jamais très longtemps,<br />

juste le temps d’un croisement <strong>de</strong> jambes ou d’un pincement <strong>de</strong><br />

lèvres. Elle a disparue à peu près au moment où j’arrivais à la<br />

vieille casse, elle s’est volatilisée comme par enchantement et je<br />

me suis retrouvé seul au milieu <strong>de</strong>s carrosseries déglinguées. La<br />

foudre s’éloignaient, j’ai roulé jusqu’au cabanon où les<br />

ferrailleurs entreposaient leur matériel et je suis reparti avec<br />

plusieurs jerricans <strong>de</strong> diesel dans le coffre. Ensuite, j’ai pris <strong>une</strong><br />

enfila<strong>de</strong> <strong>de</strong> rues jusqu’à la rivière et j’ai immobilisé la bagnole<br />

en contrebas du pont <strong>de</strong> Brooklyn, il y avait <strong>une</strong> lumière d’après<br />

orage magnifique et la l<strong>une</strong> palpitait légèrement à travers les<br />

câbles porteurs. Je suis resté quelques secon<strong>de</strong>s <strong>de</strong>rrière le volant<br />

avec les yeux dans le vague, puis je suis <strong>de</strong>scendu du véhicule et<br />

j’ai accompli plusieurs allers et retours afin d’acheminer tous les<br />

jerricans là-haut. Rendu au <strong>de</strong>rnier trajet, j’ai senti <strong>une</strong> on<strong>de</strong><br />

d’adrénaline déferler en moi, j’ai soulevé le premier bidon et j’ai<br />

commencé mon petit manège dans les effluves <strong>de</strong> diesel et les<br />

alizés d’io<strong>de</strong>. Cinq minutes plus tard, je craquais <strong>une</strong> allumette et<br />

Tortilla est apparu sur la rambar<strong>de</strong>. Comme à son habitu<strong>de</strong>, il me


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

regardait d’un air bienveillant, ses lèvres n’ont pas bougé mais<br />

j’ai entendu sa voix: « Mince, tu ne crois pas que j’allais manqué<br />

ça quand même...?! » OOOooh doux Jésus, je savais bien que<br />

tout ça avait un sens, j’ai eu <strong>une</strong> pensée pour Hart, Walt, Thomas<br />

et les autres, j’ai laissé l’allumette dégringoler lentement, très<br />

lentement jusqu’au sol et l’édifice s’est consumé dans un<br />

déferlement <strong>de</strong> flammes hallucinants. En un rien <strong>de</strong> temps, je me<br />

suis retrouvé cerné par le feu, au milieu d’<strong>une</strong> vague <strong>de</strong> chaleur<br />

vive et colorée, j’ai pivoté sur moi-même pour me placer dans la<br />

perspective <strong>de</strong> l’arche, l’ampleur <strong>de</strong> l’embrasement propageait<br />

<strong>une</strong> intense clarté rougeoyante dans l’atmosphère, l’incendie<br />

s’étendait d’un bout à l’autre du pont, il y avait <strong>une</strong> dominante<br />

ja<strong>une</strong>-orangé mais <strong>une</strong> kyrielle <strong>de</strong> petites flammes vertes et<br />

bleues pâles dansaient au niveau <strong>de</strong>s planches. Au bout d’un<br />

moment, ma peau s’est embrasée mais je n’ai éprouvé qu’un<br />

léger picotement, les ultimes traces <strong>de</strong> vie consciente s’étaient<br />

éteintes en moi et j’accueillais ces <strong>de</strong>rniers instants l’âme aussi<br />

lumineuse qu’un rubis traversé par le jour.<br />

Quand Vera est arrivée sur les lieux, les autorités avait déjà<br />

bouclé le périmètre, il y avait <strong>de</strong>s barrières et <strong>de</strong>s véhicules <strong>de</strong><br />

police à toutes les intersections. Plusieurs escoua<strong>de</strong>s anti-feu<br />

étaient à pied d’œuvre et <strong>de</strong> nombreuses poches <strong>de</strong> badauds<br />

commençaient à envahir les abords du pont. Elle est restée un<br />

moment accrochée à la portière du taxi, le pont était entièrement<br />

la proie <strong>de</strong> flammes et <strong>de</strong> longues bannières incan<strong>de</strong>scentes se<br />

déployaient jusque dans ses yeux. Plus près <strong>de</strong> la rive, Stan et<br />

Alex regardaient le feu et ses arabesques dans East River, Henri<br />

se tenait quelques mètres <strong>de</strong>rrière en compagnie <strong>de</strong> Charlie et<br />

Antonio, puis venait Harold, rai<strong>de</strong> comme un piquet et Bernie<br />

qui avait ressorti sa canne car les orages <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers jours<br />

avaient réveillé son arthrite, à moins que ce fût le poids <strong>de</strong>s<br />

événements qui commençait à peser sur ses articulations.<br />

Le surlen<strong>de</strong>main <strong>de</strong> l’incendie, lors <strong>de</strong> la cérémonie à<br />

l’église, Bernie a disparu. Tout le mon<strong>de</strong>, pourtant, l’avait vu<br />

arriver au bras <strong>de</strong> Charleen dans un complet sombre un peu<br />

avachi, il avait serré quelques mains sur le parvis <strong>de</strong> la paroisse,<br />

puis avait rejoint Vera, Harold, Stan et les autres qui se tenaient<br />

près <strong>de</strong>s marches dans <strong>une</strong> ambiance maussa<strong>de</strong>. Nadine, Lola et<br />

Richie étaient présents parmis les gens du quartiers, ils étaient<br />

habillés en noir, bien entendu, et Lola avait mis un tailleur et un<br />

chapeau à voilette qui la faisait ressembler à <strong>une</strong> veuve éplorée.<br />

L’office a commencé par <strong>une</strong> prière receuillie du pasteur qui<br />

n’était autre que le père d’Harold, il faisait plutôt frais à


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

l’intérieur <strong>de</strong> l’église mais <strong>une</strong> douce clarté <strong>de</strong>scendait <strong>de</strong>s<br />

vitraux et quelques cierges brûlaient <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong>s stalles.<br />

Après la prière, comme convenu, le pasteur a fait un petit laïus<br />

sur Tortilla et moi, puis il a retiré ses <strong>de</strong>mi-l<strong>une</strong>s, a scruté<br />

l’assemblée et a <strong>de</strong>mandé si quelqu’un savait où était passé<br />

Bernie qui <strong>de</strong>vait faire la lecture d’un poème <strong>de</strong> Tortilla.<br />

Quelques regards hagards ont fleuri sur les bancs, Charleen, à<br />

son tour, a jeté un œil autour d’elle, mais Bernie s’était bel et<br />

bien volatilisé. Les recherches ont débuté dans le sacristie, aux<br />

alentours <strong>de</strong> la paroisse, et — lorsque Charlie s’est rendu compte<br />

que la 203 avait quitté son emplacement —, se sont étendues au<br />

café, aux rues avoisinantes, au quartier tout entier et aux lieux<br />

qu’il avait l’habitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> fréquenter. Toutefois, le glacier est resté<br />

introuvable.<br />

Au fur et à mesure que le temps passait l’inquiétu<strong>de</strong><br />

augmentait et pesait sur les esprits, Charleen s’angoissait, Vera<br />

essayait bien <strong>de</strong> la rassurer mais la vieille dame avait un mauvais<br />

pressentiment, et au bout <strong>de</strong> quelques jours, <strong>de</strong>vant son<br />

insistance, Vera s’est décidée à partir sur les traces du glacier.<br />

Elle a retrouvé sa piste trois semaines plus tard au cœur du<br />

Nevada, dans <strong>une</strong> petite bourga<strong>de</strong> aux portes du désert. Un shérif<br />

lui avait signalé la présence d’<strong>une</strong> Peugeot crevée sur le bord <strong>de</strong><br />

la route, elle s’y était rendue, avait marché plusieurs heures en<br />

longeant un tronçon <strong>de</strong> voie ferrée à l’abandon, et l’avait<br />

découvert, étendu sur le sol, vêtu du même costume sombre qu’à<br />

l’église, poussiéreux, mal rasé, en pleine divagation. En fait,<br />

après avoir faussé compagnie à tout le mon<strong>de</strong> lors <strong>de</strong>s<br />

funérailles, Bernie avait traversé le pays dans <strong>une</strong> solitu<strong>de</strong><br />

désespérée, il n’avait pas réfléchi à ses actes, il n’avait pas<br />

essayé <strong>de</strong> leurs donner <strong>une</strong> signification particulière, les choses,<br />

simplement, l’avait amené à cette issue. Et quand sa 203 était<br />

tombée en panne au milieu du désert, il avait continué à pied<br />

avec un bidon d’eau et <strong>une</strong> casquette, jusqu’à ce que la chaleur et<br />

la fatigue aient raison <strong>de</strong> son endurance, jusqu’à ce que la soif le<br />

fasse divaguer, que ses côtes s’écrasent sur la terre craquelée et<br />

que ses lèvres se fissurent, jusqu’à ce que les <strong>de</strong>ux jours qu’il<br />

avait passé, enfant, avec le vieil aveugle, finissent par lui revenir<br />

en mémoire, <strong>de</strong> leur rencontre aux instants poétiques dans la<br />

mine, <strong>de</strong>puis l’anecdote <strong>de</strong>s penne à l’arrabbiata à l’infinie<br />

quiétu<strong>de</strong> qui avait illuminé son visage aux <strong>de</strong>rnières heures <strong>de</strong><br />

son existence.<br />

Sur le chemin du retour, à bord <strong>de</strong> la Jaguar, Bernie n’était<br />

pas très volubile.


Tortilla 11/10/2005<br />

Auteur : <strong>Jean</strong>-<strong>Luc</strong> <strong>Annest</strong><br />

— Tu penses qu’elle va pouvoir me pardonner? il a fait à<br />

<strong>de</strong>stination <strong>de</strong> Vera qui conduisait avec d’imposantes l<strong>une</strong>ttes<br />

noires sur le nez.<br />

— Je ne sais pas trop, elle a tergiversé. Tu ne lui as pas rendu<br />

la vie facile, tu sais.<br />

Bernie a scruté l’horizon en mettant un cou<strong>de</strong> à la portière.<br />

— Mets-toi à sa place, a ajouté Vera. Tu la <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s en<br />

mariage et tu disparaîs dans la nature sans même laisser un petit<br />

signe d’espoir auquel se raccrocher... Tout le mon<strong>de</strong> était mort<br />

d’inquiétu<strong>de</strong>.<br />

Une rafale <strong>de</strong> vent a fait zigzaguer la voiture.<br />

— Bon Dieu! Je n’arrive pas à me faire à l’idée qu’ils sont<br />

partis, a lâché le glacier en se passant <strong>une</strong> main dans les<br />

cheveux.<br />

Vera n’a rien répondu, elle a encore roulé sur un kilomètre<br />

puis a stoppé le véhicule sur le bas-côté. Elle en est <strong>de</strong>scendue<br />

un mouchoir à la main.<br />

— Tu veux que je prenne le volant...? a proposé le glacier<br />

d’un ton maladroit.<br />

— Excuse-moi, a sangloté Vera, ça va passer...<br />

le ciel était tourmenté au-<strong>de</strong>ssus d’eux mais quelques rayons<br />

<strong>de</strong> soleil perçaient la couche nuageuse au lointain. Bernie a<br />

allumé <strong>une</strong> cigarette et est venu l’offrir à Vera.<br />

— Mer<strong>de</strong>, faut reconnaître que la vie n’est pas toujours rose,<br />

il a dit.

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