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d’une <strong>minute</strong><br />
CHARLES DUITS DÉCOUVRE LE PEYOTL PAR ALDOUS HUXLEY, EN<br />
1956. C’EST UNE RÉVÉLATION POÉTIQUE. IL PUBLIE “LE PAYS DE<br />
L’ÉCLAIREMENT”, RÉCIT INSPIRÉ PAR LE CACTUS MAGIQUE QU’IL<br />
NOMME “LUCIDOGÈNE”. Le 1 e r août. Il est tout juste midi.<br />
Mon regard s’arrête sur un laurier blanc. La<br />
délicatesse des fleurs, la finesse de leur carnation,<br />
leur fragilité radieuse, l’élégance des branches qui<br />
les supportent, la gaieté avec laquelle ces<br />
branches s’élancent, captivent mon attention et<br />
me surprennent.<br />
Me surprennent parce que je passe devant cette<br />
haie tous les jours: or c’est la première fois que je<br />
la remarque.<br />
Mon aveuglement me paraît singulier. Le laurier<br />
est «r e m a r q u a b le» dans les deux sens du mot.<br />
On ne peut pas ne pas le voir: il surplombe le<br />
mur qui longe le chemin de l’Ermitage, jette sur<br />
l’asphalte une ombre transparente et mobile. Au<br />
surplus, un si joli, un vraiment si joli spectacle, on<br />
ne peut pas ne pas avoir envie de le regarder un<br />
moment, de l’admirer.<br />
Il est mieux que joli : beau. De plus en plus<br />
intrigué, amusé, charmé, je contemple les<br />
branches semblables à des jambes de biche, leur<br />
peau argentée, semée de granulations noires et<br />
velouteuses, les espaces ogivaux que dessinent<br />
leurs croisements, la pénombre dans laquelle<br />
baignent ces espaces, les bourgeons (ils ont l’air<br />
succulents), les feuilles, brunes plutôt que vertes,<br />
et dont un ruban ivoirin affermit le contour, les<br />
fleurs avec leurs pétales laiteux, leur centre poilu,<br />
impudique, tacheté de pourpre.<br />
J’admire la subtilité avec laquelle les tiges se<br />
rattachent aux branches et les feuilles aux tiges.<br />
J’admire les entortillements des lianes et des<br />
lierres, les rides et les pores de l’écorce, le rapport<br />
sans nom l 68 l intoxication<br />
du svelte et du cambré, du vigoureux et du<br />
délicat, du satiné et de l’épanoui – mille détails<br />
coquets, saugrenus, attendrissants, spirituels, que<br />
mon ignorance de la botanique ne me permet pas<br />
de nommer et que la pauvreté du langage ne me<br />
permet pas de décrire. Que je suis bête, mon<br />
Dieu, que je suis bête. Il faut vraiment avoir<br />
l’esprit de travers pour prendre une drogue,<br />
croire que la merveille se cache dans les fantasmes<br />
du poison, elle qui est l’essence de la vie et se<br />
révèle à quiconque ouvre les yeux.<br />
Ravissante est aussi la lumière. Elle se moule sans<br />
les froisser sur les sinuosités les plus fragiles,<br />
épouse tous les caprices de la forme, ennoblit<br />
l’espace, habille de cristal glauque arceaux et<br />
nervures, argente les lichens, dore les mousses,<br />
tapisse de violet les profondeurs. Elle paraît<br />
moins dissiper les ombres que les saturer de<br />
transparence. Je lève la tête. On dirait que la<br />
fraîcheur de l’aube attend sous ces voûtes le<br />
moment de redescendre sur la terre.<br />
Mais il faut «t r a v a i l l er». Je ne veux pas. Personne<br />
ne m’oblige à consommer le peyotl. Je suis libre de<br />
passer devant mon laurier autant d’heures que je<br />
le désire. Il est ridicule de sacrifier le bonheur réel<br />
dont je jouis à je ne sais quelles chimères.<br />
Ma félicité est de moment en moment plus vive.<br />
N o u v e l le? Non. C’est son authenticité ou plus<br />
exactement sa limpidité qui est nouvelle. Loin de<br />
troubler mon esprit, elle l’affermit et l’illumine.<br />
Plus je plonge en elle, plus je suis alerte, perceptif,<br />
aigu. Si la joie (ce que j’appelle habituellement la<br />
joie) se compare au vin, ce que j’éprouve en ce<br />
moment doit se comparer à l’eau la plus pure.<br />
M’étreint parfois un léger malaise. A travers mes<br />
entrailles roule une roche noire; des doigts de<br />
feutre se resserrent autour de ma gorge ; un<br />
mugissement emplit mes oreilles. Me rappelant<br />
que je suis drogué, sourdement travaillé par le<br />
venin de l’étrange. Mais le vertige ne dure pas,<br />
informe et faible démon que je repousse sans<br />
effort. Je consulte ma montre. En principe, la<br />
période transitoire est terminée. Je suis «en plein<br />
d e d a ns» depuis une trentaine de <strong>minute</strong>s déjà. Or<br />
il ne se passe strictement rien. L’expérience est<br />
donc manquée. Eh bien, tant mieux. Mon laurier<br />
me suffit et ce chemin sur lequel vagabonde à<br />
présent mon regard, ces cailloux, ces herbes<br />
folles, ces taches d’huile plus somptueuses que les<br />
ocelles du paon, cette poussière blonde sur<br />
laquelle les pneus ont imprimé de larges bandes<br />
gaufrées, l’ocre et la rouille de ce mur, le vert<br />
furieux de ce cyprès, la lumière assourdissante,<br />
l’azur vivant des ombres, l’espace...<br />
Plus ma contemplation se prolonge, et plus mon<br />
admiration augmente; plus aussi le spectacle se<br />
charge de signification.<br />
Voici quelques instants, l’ingéniosité dont faisait<br />
preuve la Nature – une piquante combinaison de<br />
candeur et de ruse – excitait ma curiosité. A<br />
présent, la curiosité le cède au respect, le respect à<br />
la vénération. L’amusement que provoquent le<br />
gracieux et le joli fait place à un sentiment plus<br />
grave. Jamais je ne me suis senti aussi lucide, sûr<br />
de mon jugement, de mes capacités intellectuelles.<br />
Non, décidement je ne suis pas en train de rêver.<br />
C’est tout le contraire qui se passe: je suis en train<br />
de me réveiller. De découvrir – quoi donc? que le<br />
chemin de l’Ermitage... C’est bien cela. Pas de<br />
doute possible. Seule l’évidence possède ce<br />
caractère à la fois transparent et formidable. C’est<br />
une main divine qui a placé cette fleur à côté de<br />
cette racine, ce vert tendre à côté de ce vert<br />
granuleux, et suspendu sur la route la blanche et<br />
active arabesque que dessine ce papillon. Je suis<br />
au paradis. Je pense à la différence (absolue,<br />
absolue) qui se manifesta au lever de l’«a u r o r e<br />
i n t é r i e u re» entre l’expérience que je me préparais<br />
à faire et celle que je faisais. L’expérience à<br />
laquelle je continuais de me préparer alors que la<br />
véritable expérience avait commencé déjà.<br />
Je me préparais à... «quelque chose », ce qui<br />
montre que bon gré mal gré je me faisais une idée<br />
(nébuleuse, soit) de ce qui allait se passer, alors<br />
que ce premier août 1956 quelque chose se<br />
passait déjà, qui n’avait aucun rapport avec mon<br />
idée. Puis la pellicule creva, je vis et compris. La<br />
pellicule miroitante que mon imagination<br />
superposait à l’événement. «C’est donc ça! ça!»<br />
Emerveillement rieur. L’absence de rapport entre<br />
ce qui était attendu (désiré, redouté) et ce qui<br />
était en cet instant vu, senti, entendu, disons plus<br />
s i m p l e m e nt: vécu.<br />
Une différence qui, bien que je n’en fusse pas<br />
conscient alors, faisait de moi un étranger<br />
définitif, un horla.<br />
P o u r q u oi? Mais parce que je n’étais pas drogué.<br />
Drogué, c’est-à-dire plongé dans un état second,<br />
par rapport auquel celui de tous les jours<br />
demeurait le premier. Arrêtons-nous ici: nous<br />
sommes sur la plaque tournante. Drogué, je<br />
l’étais officiellement, ayant consommé une<br />
substance que la société met au nombre des<br />
drogues. J’étais donc aussi dans ce que la société<br />
appelle un état second. Eh bien, non! Je n’étais<br />
pas drogué. Je n’étais pas non plus dans un état<br />
second. Ce que cela voulait dire ? Que je ne<br />
donnais plus à des mots tels que drogue, drogué,<br />
état second, le sens que leur donnent les<br />
«f a v o r is». L’observation avait une apparence<br />
anodine – je confesse que je fus longtemps la<br />
dupe de cette apparence. De fait, il me fallut des<br />
années pour comprendre.<br />
Tous les mots sans exception étaient atteints.<br />
Je n’étais pas drogué – donc, en mangeant<br />
l’acrimonieuse poudre verte, je ne faisais pas le<br />
mal. Mais on commence à voir, maintenant.<br />
Parce que moi, je pouvais affirmer que le peyotl<br />
est un «l u c i d o g è ne», cela ne modifiait en rien<br />
l’opinion de mes amis, leur attitude suspicieuse et<br />
craintive. Je découvrais que mes amis préféraient<br />
à mon témoignage le jugement de la société,<br />
c’est-à-dire le dictionnaire, le sens que donne aux<br />
mots la police, notamment aux mots les plus<br />
c h a r g és: mal, bien, innocence, culpabilité. Je<br />
découvrais aussi que je ne pouvais plus les<br />
appeler des amis. Et ainsi de suite. C’était le<br />
langage tout entier que je perdais.<br />
CHARLES DUITS<br />
Extrait de «la Conscience démonique», éditions Denoël.<br />
intraveineuse<br />
d ecocaïne<br />
BERTRAND DELCOUR, GRAND ÉCRIVAIN CONTEMPORAIN<br />
MÉCONNU, AUTEUR DE “MESCAL TERMINAL” (L’INCERTAIN),<br />
CHANGE ICI DE CAME INITIATIQUE. Je me fis une première<br />
intraveineuse de cocaïne. Tourner en rond où<br />
qu’on puisse être, parler à très haute voix pour<br />
ne rien dire en sont les conséquences directes. Au<br />
bout de vingt <strong>minute</strong>s le monde redevient un<br />
cactus sclérosé et on s’y découvre, pendu par les<br />
pieds comme à un arbre des Horreurs de la<br />
guerre de Jacques Callot. C’étaient les horreurs<br />
de la guerre pour ce monde. Je m’injectai plus<br />
encore de cocaïne – la seconde pompe avait été<br />
préparée en même temps que la première – , et le<br />
flash me jeta hors de chez moi, vers le restaurant<br />
où Malika m’attendait.<br />
Malika ma giflait parfois lorsqu’elle était à deminue<br />
à sa toilette et que je venais, à l’improviste,<br />
avouer l’excitation que sa vue me causait. Cela<br />
me permettait d’admirer un de ses seins dévoilé<br />
par le geste cruel qui, en outre, faisait frémir le<br />
globe d’une manière délicieuse. Elle saisissait<br />
alors le fouet, dont le manche avait les<br />
proportions d’un membre durci, et elle semblait<br />
un instant branler la chose de cuir. Son regard<br />
était ironique, il restait rieur, fraternel, au milieu<br />
d’un visage aride de haine, doux et mort,<br />
hiératique et dévorant. (...)<br />
Au dixième coup, Malika me poussa contre la<br />
paroi et finit de me débarrasser de la chemise<br />
saccagée. Des fils de tissu s’étaient mêlés aux<br />
plaies ouvertes, et je sentis qu’on m’arrachait une<br />
peau vive. J’éprouvais quelque chose de la vacuité<br />
cuisante d’un commencement du monde. Je<br />
tombai en extase, et rampai contre les plinthes en<br />
gardant le regard fixe: le moindre tressaillement<br />
de ma peau, le moindre geste, n’émergeaient plus<br />
que du retrait infini du corps, loin derrière la<br />
flamme bleue de mon esprit. Le front brûlant, je<br />
collai ma tête contre le mur, et la traînai tout du<br />
long, pour la rafraîchir, vainement.<br />
Il y eut une plongée dans un ciel rose, sur lequel<br />
la gencive d’une chaîne de volcans essayait de<br />
se refermer. J’allai haut dans l’espace, et je vis<br />
au loin les formes innombrables de toutes les<br />
voix qui passèrent sur cette terre, qui<br />
m’appelaient, sans me nommer. Lentement, une<br />
lueur apparut, puis culmina, qui noya les<br />
remuements innombrables, et ce fut une lumière<br />
en forme de nouvel espace, dans lequel je<br />
m’élançai. J’allai aussi loin que je pus, car je<br />
sentais aussi que tout se défaisait en moi,<br />
comme un nuage dispersé par une brise tiède,<br />
mais je connaissais les ultimes liens qui ne<br />
pouvaient être tranchés sans retour. Le vertige,<br />
en même temps, augmentait. Soudain, je fus<br />
pénétré d’une chaleur euphorique, paralysante,<br />
et je vis que le dernier lien, devant moi, allait se<br />
défaire. Alors un glaive de feu scintilla en ma<br />
substance, et son poids inversa la tendance :<br />
nous descendîmes et le glaive se solidifiait, et sa<br />
pesanteur émergeait d’autant. Ce précipité<br />
c’était à la fin mon corps, inerte sur le tapis,<br />
vain et glacial, et que secouait une Malika<br />
effarée d’inquiétude.<br />
– Tu es vivant!<br />
Hagard, je semblais découvrir pour la première<br />
fois le boudoir dans lequel je gisais, écrasé par la<br />
pesanteur renouvelée.<br />
J’étais commotionné, et Malika me tira rudement<br />
sur un fauteuil, s’assurant que je n’en tomberai<br />
pas. Elle s’assit face à moi, avec un sourire<br />
m é f i a n t .<br />
– Non, je ne le pourrais plus, soupira-t-elle. C’est<br />
maintenant devenu systématique. Tu en es ravi, je<br />
suppose, tout cela corrobore trop bien tes<br />
théories fumeuses sur le soufisme. Mais nous ne<br />
sommes plus au Moyen Age... Tu es simplement<br />
très malade des nerfs. Regarde à quel point tu<br />
transpires, tu es en eau.<br />
Elle me passa délicatement, comme après un<br />
match mystique de boxe, une serviette parfumée<br />
sur le visage. Je lui saisis les mains et les serrai<br />
soudain avec une telle violence qu’elle ne put<br />
réprimer un petit cri aigu de belette. Elle recula,<br />
faillit partir à la renverse, son peignoir glissa, et<br />
maintenant qu’elle était encore une fois nue, tout<br />
avait varié du sens de ce corps dévoilé et elle me<br />
regardait humblement.<br />
– Ton cœur ne battait plus. La peau bleuissait. Il<br />
se répandait une odeur particulière dans la pièce.<br />
Je vais avoir l’air folle, car je ne peux rien en<br />
savoir et ça n’existe pas, mais c’était l’odeur de<br />
l’absence d’oxygène. J’ai encore peur.<br />
Malika but une gorgée de thé, elle s’étira,<br />
fabriqua une mine amnésique et se mit à bavarder<br />
de choses et d’autres tandis qu’elle enfilait<br />
méticuleusement ses bas.<br />
Elle coinça ses seins dans son bustier noir, et ils<br />
semblèrent tout à coup turbulents et prêts à saisir<br />
la moindre occasion de fuite, comme de petits<br />
animaux insupportables et sournois. Elle leur jeta<br />
un regard d’encouragement et me dit, me<br />
c o n g é d i a nt: « à ce soir, dans ce restaurant. »<br />
Elle posa un carton rose imprimé en belle ronde<br />
sur sa table de toilette, me fit «bye» comme on<br />
bâille, et elle descendit à sa Spitfire blanche.<br />
BERTRAND DELCOUR<br />
les seigneurs<br />
de l’acide<br />
LES LORDS OF ACID MANIENT LE TRASH ET LA TECHNO ORGIAQUE<br />
AVEC HURLEMENTS DE BÊTES À PRENDRE. VOICI LEUR CHANSON,<br />
“BLOWING UP YOUR MIND”. Hey, cerveau d’acide,<br />
qu’est-ce qui t’arrive? / C’est samedi soir. Tu vas<br />
rester dehors jusqu’à l’aube. / Alors, maquille-toi<br />
bébé et rase tes jambes. / Tu mets tes bas de soie<br />
ce soir? Ou un chapeau? / C’est quoi ce truc<br />
blanc collé sous ton nez? / C’est de la poudre ou<br />
de la cocaïne pure? / Comment ça se fait que tu<br />
aies l’air si retournée? / Probable que c’est à<br />
cause de toutes les drogues que tu prends. / Ton<br />
rouge à lèvres brille, il est rouge sang. / Je vois la<br />
paranoïa qui rampe dans ta tête. / Ta perruque<br />
est vieille mais t’en as rien à foutre. / Sur tes<br />
talons hauts, tu sens le vent venir.<br />
Blowing up your mind (tu t’exploses la tête)<br />
Blowing up your mind<br />
Blowing up your mind<br />
Yes you’re blowing up your mind<br />
Hey, cerveau d’acide, qu’est-ce que t’as dans ton<br />
p o r t e - m o n n a ie? / T’as tellement de médicaments<br />
que tu pourrais faire infirmière. / Tu bois trop et<br />
tu te comportes comme une cochonne. / A ta<br />
place je me sentirais vraiment mal / Mais la nuit<br />
est jeune et toi tu voles loin / Tu danses avec le<br />
diable, t’as pas peur de mourir / Tu r’fuses<br />
jamais un gramme / De la came blanche –<br />
renifle-la, t’en as rien à foutre / T’es<br />
complètement faite, tu dis que tout va très bien /<br />
Tu dors avec le diable quand tu t’exploses la<br />
tête / Tu danses toute la nuit dans ta minirobe /<br />
Ta tête bourdonne, t’es un vrai chaos.<br />
sans nom l 69 l intoxication
colombienne<br />
pressée<br />
PHILOSOPHIE ET DROGUES S’INTERPELLENT. LA DISTANCE ZEN<br />
RAPPELLE CELLE DE L’OPIUM. LES AMATEURS D’HALLUCINOGÈNES<br />
ET LES MYSTIQUES RACONTENT DES VOYAGES SEMBLABLES. ET UNE<br />
BONNE HERBE? Je roule la cigarette à l’aube, face à la<br />
mer. L’herbe colombienne est noire comme de la<br />
chicorée. Fibreuse. Elle sent l’humus, la terre<br />
minérale. J’aspire trois longues bouffées âcres.<br />
Une <strong>minute</strong> à peine et... l’air semble épaissir, il<br />
vire poisseux. Epais. Chaud comme un mufle.<br />
Tous les petits bruits de la cabane crépitent.<br />
Cliquètent. Claquent. Tous m’inquiètent,<br />
F r r r r r r f ff ! un vif crissement sous le banc. Je<br />
bondis, comme électrocuté ! Une mygale ? Je<br />
vérifie. Rien, bien sûr. Au large, les nuages<br />
violacés sculptent des monstres. Le monde va<br />
renaître dans la convulsion et l’angoisse. Sur la<br />
plage de carte postale, le sable caramel s’agite,<br />
par en-dessous. Les bêtes. Les scorpions. Les<br />
sans nom l 70 l intoxication<br />
crabes. Les serpents. Les scolopendres. Tout<br />
l’attirail tropical. Ils m’attendent. Ha, ha, ha! Je<br />
me force à rire. J’ai compris. Une lourde chape de<br />
paranoïa me dégringole dessus. Je la connais par<br />
cœur. Une palme frôle la bicoque. Je sors,<br />
inspecte. Pas de serpent évidemment! Je m’appuie<br />
au palmier. Et si une lourde noix se détachait, me<br />
brisait le crâne! Qui viendrait me secourir dans<br />
cette île sous-équipée? C’est reparti? Je vois des<br />
dangers partout. Je rentre vite dans le cabanon.<br />
Ces terribles clous à bois! Le couteau à pain a-t-il<br />
rampé sur la table? Et cette scie qui me sourit de<br />
toutes ses dents! Je dois me méfier. Surtout ne<br />
rien utiliser de crochu, coupant, pointu. Je<br />
m’esquinterais. Je me tailladerais pour éprouver<br />
quelque sensation violente. Retourner dans le<br />
réel. Oh! Ha, ha, ha! j’éclate de rire à nouveau.<br />
Comme un cinglé! Très très haut. Très très fort.<br />
Je veux me moquer de ces folies. Je conserve un<br />
niveau de conscience latéral qui les désamorce et<br />
les observe. A tout instant. Non, je ne suis pas la<br />
dupe de cette fichue ganja. Ha, ha, ha! Pendant<br />
ce temps, une troisième partie de mon esprit<br />
usine. Celle-ci, prudente, analyse le bien-fondé<br />
délirant de mes peurs. Une venimeuse araignée<br />
pourrait rôder pour de vrai sous ces latitudes.<br />
Plusieurs touristes se sont fait tuer par la chute de<br />
lourdes noix gorgées d’eau. La paranoïa me le<br />
rappelle. Avant ce joint fatal, je n’y pensais même<br />
pas. L’herbe a réveillé en moi des réactions de<br />
méfiance pas si connes de voyageur prudent.<br />
Toute paranoïa est-elle réaliste? Non, non, c’est<br />
son insistance féroce, sa pression obsédante qui<br />
déraille. Je ne réfléchis pas : je ne peux<br />
m’empêcher de m’inquiéter de tout ! J’ai<br />
rencontré des dizaines et des dizaines de fumeurs<br />
d’herbe qui connaissent cette variété de peur<br />
instantanée et dévorante. Chez les herbivores, elle<br />
survenait toujours après plusieurs mois d’usage<br />
régulier. L’ivresse drôlatique des débuts tournait<br />
au soupçon morbide. Lancinant. La drogue<br />
réveille-t-elle alors des processus de crainte<br />
r é f l e xe? Ou bien, la petite fumée dissocie-t-elle la<br />
méfiance, acquise par l’expérience, de ses objets<br />
habituels – les menaces réalistes –, la faisant en<br />
quelque sorte tourner à vide et à plein,<br />
l’inquiétant du moindre objet domestique? Ou<br />
alors perturbe-t-elle l’activité électrique du<br />
cerveau, détraquant et emballant son activité de<br />
vérification comme certains biologistes le pensent<br />
des manies et des obsessions convulsives?<br />
Quoi qu’il en soit, cette paranoïa sur le qui-vive<br />
fait rire le premier moi. Le distant. Le caustique.<br />
Lui sait : je ne me suis jamais lacéré avec un<br />
couteau à pain, même avec des drogues de délire<br />
sacrément plus puissantes et hallucinogènes<br />
qu’une bonne marijuana. Cet esprit-là me<br />
rassure. C'est un bon génie, il se gausse! Mais<br />
remarquez, sans jamais pouvoir arrêter les<br />
angoisses qui jaillissent à tout instant. Il s’échine<br />
plutôt à les contenir. Les exorciser. Sans les<br />
retenir en continu.<br />
C’est cela! J’ai perdu le sens de la continuité. La<br />
concentration d’esprit. La lucidité vigilante.<br />
J’oublie ce que je voulais faire cinq secondes<br />
auparavant. Ma volonté s’éparpille. La paranoïa<br />
cède puis me reprend comme un guignol. Je suis<br />
la marionnette de pensées et de velléités<br />
décousues. Je vais dans la chambre prendre un...<br />
Oublie ce que je cherche. Reviens dans la cuisine.<br />
Remplis la bouilloire. N’allume pas le gaz.<br />
M’effraie d’un lézard. Cherche partout le sucre.<br />
Je suis fait! Si jamais je me piquais de faire du<br />
café, je pourrais foutre le feu à la bicoque! Ma<br />
bêtise même me fait rire. Je deviens une source de<br />
gags. Je glousse tout seul. Mon premier moi en<br />
tire des dialogues idiots pour un scénario<br />
imaginaire (j’ai toujours un dictaphone à<br />
proximité). Je quitte la cabane et marche vers la<br />
plage orangée de soleil. Il a plu avec violence cette<br />
nuit. La mer palpite, trouble, bilieuse. Voilà que<br />
je crains comme un gamin les sombres dessous de<br />
cette saumure. Raie venimeuse, traître trou d’eau,<br />
que cache-t-elle? La danse macabre a repris. Je<br />
lutte. Je suis un excellent nageur. J’adore la<br />
plongée bouteille. Et je n’oserais me jeter dans<br />
cette baignoire tiède où je fais l’otarie depuis trois<br />
j o u rs? Cette fois, même la troisième conscience,<br />
la prudente, l’analyste qui tâchait d’évaluer la<br />
réalité de mes peurs, s’amuse. Cette conjonction<br />
de lucidité ironique vainc le manège emballé de<br />
mes jetons. Je plonge dans la première vague<br />
dodue qui se présente. Agir. Se saisir. Se faire<br />
mentir. Sous l’eau jaune, je m’accroche aux<br />
rochers. J’ouvre grand les yeux. Je veux me sentir<br />
serré dans le poing de la mer. Affronter le réel.<br />
Vivant jusqu’à l’asphyxie. Je remonte, le bleu du<br />
ciel vient à moi, liséré de mercure liquide. Je<br />
crawle sous le soleil, piaffe, hurle. Un quatrième<br />
moi, physique, ludique, a surgi. Colonne souple,<br />
tendons et muscles en action. Un moi poisson.<br />
Plonge, souffle, gronde ! L’ivresse de l’herbe<br />
décuple les sensations fraîches et soyeuses. La<br />
paranoïa s’est dissipée. Reste l’euphorie, la pensée<br />
coulée dans les nerfs, la caresse de l’eau, le plaisir<br />
aiguisé de la nage. Le Tao. La transe. Je regrette<br />
de n’avoir pas de masque. La marijuana donne<br />
un sens sophistiqué du détail qui tue, comme<br />
quand Henri Michaux trouvait «ridicule» la carte<br />
de l’Argentine après avoir fumé du hasch. A la<br />
manière de l’E k a c i t t ades bouddhistes, elle facilite<br />
la concentration sur un seul objet. Elle isole,<br />
ironise, épure. Là, ce rocher coiffé d’algues<br />
blondes, c’est Brigitte Bardot. Ce poisson peint au<br />
minium est un Miro flottant. L’herbe vous l’offre<br />
ramassé, resserré, exacerbé dans son ironie et sa<br />
dramaturgie. Le cannabis est minimaliste, la<br />
mescaline hyper-réaliste, la psilocybine holistique<br />
(j’adore plonger bouteille stupéfié. Parfois fasciné,<br />
j’en oublie de respirer! Et l’heure! Mais mon bon<br />
génie veille).<br />
Le soleil donne. Allongé sur le sable cuit,<br />
mes pensées ont cessé de se poursuivre en<br />
caquetant, bruyantes gallinacées. Elles suivent<br />
à l’horizon la lente métamorphose d’un<br />
diplodocus de nuages. Cette fois, un cinquième<br />
moi, contemplatif, presque transparent, a repris<br />
la conscience immédiate.<br />
Je savoure l’aube rose.<br />
FRÉDÉRIC JOIGNOT<br />
champignons<br />
mexicains SOUS<br />
RÉCIT D’IVAN ALECHINE, POÈTE, ÉCOLOGISTE ENGAGÉ POUR SAUVER<br />
LES DERNIERS LAMBEAUX DE LA FORÊT PRIMAIRE MEXICAINE,<br />
BERCEAU DES CHAMPIGNONS SACRÉS ET DE LA RELIGION INDIENNE.<br />
D’abord il faut faire le noir absolu, ne pas se<br />
laisser influencer par les bruits extérieurs (en cela<br />
on rejoint l’esprit de la caverne, premier lieu du<br />
rite), bien penser à ce que l’on veut demander<br />
à l’esprit des champignons. Don J. P., Ie<br />
quincaillier, me dit : « Fais attention à ta<br />
compagne. De temps en temps, pose-lui la<br />
q u e s t i o n : est-ce que ça va ? Il y a des risques que<br />
l’esprit reste littéralement collé au plafond et<br />
qu’il refuse de revenir dans le corps. Souffle de la<br />
fumée de cigare et fais un signe de croix avec des<br />
fleurs sur elle, sur toi et les champignons pour<br />
que se détache l’air noir (le maléfice, le diable)<br />
que les autres soufflent constamment sur nous.<br />
Mets du parfum aux quatre coins de la pièce,<br />
desserre ta ceinture, quitte tes chaussures,<br />
enroule-toi dans une couverture, mets-toi bien.<br />
Au besoin, suce un bonbon, prends un peu d’eau<br />
à côté de toi... Surtout, pendant l’expérience, ne<br />
sors pas, tout te semblerait monstrueux. Il y a<br />
des pierres sur le chemin, disent les anciens,<br />
il faut les chasser. Aller tout droit. Franchir<br />
un long tunnel, traverser un fleuve. Les<br />
champignons ne sont pas un jeu. Il faut les<br />
respecter, ou ils vous attrapent par le collet.<br />
Ce n’est pas facile... »<br />
Après un passage dans l’univers des formes<br />
géométriques et colorées, débridées, des pensées<br />
vinrent, lourdes, pesantes, désagréables, des<br />
pensées auxquelles je ne m’attendais pas, puis je<br />
vis que j’étais allongé et que j’étais une sorte de<br />
Mexique moi-même, prisonnier de mes poumons,<br />
de mes battements de cœur, prisonnier de ma<br />
mâchoire, de mon crâne, de mes os, et je me mis<br />
à penser à la mort, à la souffrance animale à<br />
laquelle nous sommes tous liés. Je pris mon pouls<br />
comme on pose un canot sur un courant et<br />
décidai de m’explorer. Lointains, très lointains<br />
organes... Un vent se mit à souffler de l’orient, de<br />
la montagne que j’avais parcourue de long en<br />
large. Je revis la forêt, ses dangers, les vipères<br />
grosses comme le bras, les traces du jaguar, les<br />
lianes se confondant aux racines des arbres, les<br />
terrains glissants, les bras de rochers qui se<br />
détachent. Je revis des gouffres et des crânes, des<br />
ossements de morts sacrés et anciens. C’était la<br />
phase du tunnel dont avait parlé mon initiateur.<br />
Deux bonnes heures. Maintenant, les anciens me<br />
demandaient des comptes. Furieux, ils me<br />
s e r m o n n è r e nt : « Tu as dérangé les grands<br />
papillons que nous sommes, qu’est-ce qui te<br />
p r e nd ? Tu as inhalé l’air des hommes justes!<br />
Veux-tu tout crever avec ton bec de buse ?<br />
Tu fouilles notre terre et tu empestes. Que<br />
c h e r c h e s - t u? Réponds!»<br />
Tandis que je dialoguais ainsi avec l’esprit des<br />
ancêtres (longuement), une paix indicible s’était<br />
abattue sur moi. Je vis que je portais des bracelets<br />
de cuivre et d’or aux poignets, une couronne de<br />
plumes sur la tête. Me protégeant du froid, la<br />
couverture remontée jusqu’au menton, j’étais<br />
assis, plié en deux, au bord d’un de ces immenses<br />
gouffres sans fond qui jalonnent la Mazatèque.<br />
Quelques secondes je devins un félin qui trouve<br />
tout à coup un point de hauteur au-dessus des<br />
arbres de la forêt et qui regarde quelques<br />
secondes à l’horizon avant de s’enfoncer à<br />
nouveau dans les profondeurs. Le brûlot<br />
rougeoyant de mon cigare que j’avais rallumé<br />
était devenu son museau. Il était minuit et demie.<br />
Cette étape avait duré quatre heures. J’allumai<br />
quelques secondes ma lampe de poche et vis ma<br />
compagne à deux pas. On eût dit une biche<br />
amoureuse d’un loup. J’éteignis et je l’entendis se<br />
recoucher. Au bord du gouffre, je posais mes<br />
questions aux champignons. Je pouvais leur<br />
demander des conseils...<br />
Je vois avec les yeux du champignon que j’ai<br />
mangé. Le champignon fait de moi un être qui<br />
reçoit et qui voit le même monde se gonfler et se<br />
mouvoir. Je vois le ciel flotter.<br />
Une fois les forêts rayées des cartes, comment<br />
pourra-t-on dire «voyez le ciel par vous-même»<br />
alors qu’il n’y aura plus de champignons? (…)<br />
Les arbustes sont des paroles de la pierre<br />
planétaire et moi qui m’écarte du règne animal et<br />
c a r n a s s i e r .<br />
Je ne reconnais pas mon blouson, ce chiffon humide<br />
et sale. Le bracelet de ma montre métallique m’irrite,<br />
ma peau manque d’onguent. Soleil jeune homme<br />
turquoise renaissant du feu, soleil-magnolia sous<br />
lequel passe un courant d’air frais.<br />
Je vois Tlaloc, le dieu de la pluie, celui qui croît<br />
sans mouvement.<br />
Mon langage est à damiers de nuées et de rayons<br />
sur les serpents animés par les orages du jaguar.<br />
Plus j’entends toutes les plantes, plus je pense que<br />
la rudesse est l’erreur de jugement.<br />
«Bonne chance, dit le curandero.<br />
Bonne chance, dit la femme à son amant.<br />
Bonne chance à ceux qui croient que demain est sûr.<br />
Bonne chance, dit l’oiseau à l’égoïste.<br />
Bonne chance sur la route de boue, vraie robe des<br />
champs. Bonne chance.»<br />
IVAN ALECHINE<br />
Extrait de Grains de jour, 1993, éditions Bois d’Orion<br />
une bouteille d’eau<br />
LE PSEUDONYME DE BIANCO SE CACHE UN GRAND REPORTER,<br />
LONGTEMPS FASCINÉ PAR LE WHISKY DU ROSEBUD, À<br />
MONTPARNASSE. Elle était vide. Abandonnée sur une<br />
plage du golfe de Guinée. En plein sur la Côte des<br />
Esclaves. Une bouteille d’eau en plastique bleu<br />
ciel qui, de loin, vue de ma chambre d’hôtel,<br />
ressemblait à deux gros yeux bleus.<br />
La plage était vide. Ce n’était point l’heure du<br />
sempiternel passage des populations sur le sable,<br />
longeant la grève. Loin de la barre. Ce n’était<br />
point l’heure où d’immense tortues venaient là<br />
s’échouer. Seul, j’avais la même bouteille à portée<br />
de main dans la chambre étroite. Je n’avais pas<br />
soif. Qui me commanda de la remplir, épuisé par<br />
la chaleur? Je ne sais. L’ayant saisie à pleine<br />
main, je sentis la bouteille se mettre à gonfler.<br />
Puis à se détendre. Puis se remettre à gonfler dans<br />
le rythme imaginé d’une main qui, dans la<br />
chambre d’à côté, ou plus loin, remuait une autre<br />
eau dans une calebasse.<br />
Surpris, prêt au mystère, je me couchai, la main<br />
droite étroitement serrée – une erreur, il m’aurait<br />
fallu plus de calme – sur la bouteille dans laquelle<br />
l’eau palpitait.<br />
Très attentif à ne point rompre le charme, je<br />
sentis cette eau qui soudain se mettait à tourner<br />
sur elle-même, j’en aspergeai le lit, le sol et les<br />
murs, en essayant entre deux aspersions de ne<br />
point rompre le rythme. Etait-ce celui du bruit et<br />
du mouvement dans la calebasse? Etait-ce celui<br />
du tambour à eau premier et ancestral? Etaientce<br />
les pulsations de mon cœur ? L’eau tournait de<br />
plus en plus vite dans la bouteille.<br />
Impatient, je lui imprimai de brusques secousses.<br />
Mais, las, là je perdais le rythme, le mouvement<br />
et le son. Et les images.<br />
Allongé, sans bouger, bras tendu le long de mon<br />
corps, la bouteille tenue bien droite, atteignant<br />
une patience douloureuse, je laissai faire...<br />
En même temps que les pulsations du liquide<br />
dans la bouteille et sa sensation se faisaient plus<br />
lentes et plus profondes dans ma main, tel un<br />
sexe énorme envahissant deux géantes, dans un<br />
infini mouvement giratoire et la force de<br />
l’Afrique, je m’apaisai enfin.<br />
JACQUES BIANCO<br />
sans nom l 71 l intoxication
fumer<br />
du crapaud<br />
LE VENIN DU BUFO ALVARIUS, GROS CRAPAUD CALIFORNIEN, EST<br />
RICHE EN 5-MEO-DMT. ON LE FUME SÉCHÉ, EN GROS JOINTS.<br />
DANGEREUX. La décharge de venin du serpent naja,<br />
délectation de certains fakirs, ou la morsure de<br />
fourmis rouges que s’infligent des chamanes<br />
équatoriens, tout comme la bile d’ours avalée par<br />
certains yogis tibétains à toutes fins utiles, sont<br />
bien peu de choses comparées à la bave du<br />
crapaud. Signalé dans l’immense pharmacopée<br />
précolombienne, oublié depuis, le jus de l’animal<br />
connaît un retour de faveur. Les hippies<br />
californiens qui courent les déserts environnants à<br />
la recherche de sacrements, vénèrent le lait de<br />
crapaud et le fument séché. Le rush initial vous<br />
anéantit l’ego en un claquement de doigt. En<br />
apnée dans le rien, l’esprit s’évade du corps.<br />
Sur son dos et ses pattes, le Bufo alvarius a des<br />
glandes qui produisent un venin laiteux riche en<br />
neurotoxines. Quand il est effrayé, le crapaud<br />
produit encore plus de ce lait qui contient<br />
d’énormes quantités de 5-MeO-DMT. Le DMT,<br />
connu dans les années 60 comme le high du<br />
business man à cause de la rapidité de son action,<br />
est très riche en sérotonine, le principale<br />
neurotransmetteur des synapses, et en mélatonine,<br />
une hormone produite par la glande pinéale.<br />
Ces jours-ci, autour de Los Angeles, les déserts de<br />
Mojave et de Sonora foisonnent de silhouettes<br />
dépenaillées à la recherche de la cérémonie du<br />
crapeau. A la saison des amours, le désert n’est<br />
plus qu’une masse coassante et visqueuse. Traire le<br />
crapaud est une besogne simple et indolore, il suffit<br />
de presser les glandes sur une assiette et de faire<br />
sécher le venin jusqu’à ce qu’il forme une pâte.<br />
sans nom l 72 l intoxication<br />
PATRICK DEVAL<br />
le catclo<br />
p e<br />
ON SE DÉFONCE COURAMMENT AVEC DES PRODUITS DOMESTIQUES,<br />
COLLE, ÉTHYLÈNE, DÉTERGENT. APPRENTIS SORCIERS, GARE !<br />
Les pilules amaigrissantes des Weight Watchers<br />
américains font des ravages dans la jeunesse. Le<br />
Cat, la dernière défonce des jeunes atteste, s’il en<br />
est encore besoin, que l’homme s’enivre avec ce<br />
FRANÇOISE VERNY, CÉLÈBRE DRAGON DE L’ÉDITION, ACCOUCHEUSE<br />
qu’il trouve. Dans l’Amérique profonde, DE TALENTS ET ÉCRIVAIN ELLE-MÊME, TIRE LE MÉGOT JUSQU’À L’ÂME.<br />
aujourd’hui, c’est l’armoire à pharmacie et le «Ma journée de fumeuse, elle commence à mon<br />
placard aux produits ménagers qui recèlent les réveil, à l’aube. Je me fais chauffer un Nescafé,<br />
philtres et les poisons des modernes rêveurs. Cat, j’entre dans mon bureau. Je bois quelques gorgées<br />
un petit nom pour la methcathinone, procure un de café, j’allume ma première cigarette, il est<br />
r u s h bien plus intense que la cocaïne, mais généralement cinq heures du matin, c’est la plus<br />
l’accroche est instantanée. Cette drogue est aisée exquise peut-être, la première.<br />
à concocter. Quelques tubes et bouteilles de – Et après?<br />
médicaments contre l’obésité contenant de – Et après? J’en fume d’autres, plein.<br />
l’éphédrine, des sels de bains, du détergent, j’en – Tu en fumes combien par jour?<br />
oublie, une goutte de liquide de batterie, et le Cat – Deux paquets et demi… trois paquets.<br />
est prêt. Avant d’entendre des voix, de sombrer – Toujours des gitanes sans filtre?<br />
dans la paranoïa et de trembler des mains comme – Des gitanes sans filtre. Et quand je suis à<br />
un parkinsonien, l’usager du Cat se sent plus l’étranger, il y a des pays où l’on ne trouve<br />
intelligent, plus fort, plus rapide et se prend pas toujours de gitanes, alors j’en emporte<br />
généralement pour Dieu.<br />
des cargaisons. J’adore le tabac. J’adore les<br />
La methcathinone n’est pas une blague. Les cigarettes, je ne sais pas pourquoi. Regarde, par<br />
jeunes de Detroit ou de Chicago à la recherche de exemple, Bernard-Henri Lévy : il fumait<br />
stimulants toujours plus puissants se sont rués sur énormément, et un jour il a découvert qu’au<br />
le Cat. Des histoires courent. Le journal S p i n q u i fond, il ne fumait que pour s’occuper les mains.<br />
révèle l’étendue des dégâts parle de possédés Alors il s’est arrêté et s’est mis à avoir des<br />
errants, d’amnésiques paranoïdes, de jeunes cure-dents. Mais moi, je suis sûre que je fume<br />
lycéennes qui se vendent pour acheter leur dose. pour occuper mes mains, mais en même temps<br />
Le gouvernement tente de contrôler le commerce ça crée une grande excitation chez moi, une<br />
de l’éphédrine incluse dans de nombreux excitation intellectuelle. Ça m’occupe aussi les<br />
médicaments pour maigrir comme Weight Loss et doigts. Mais surtout, ça m’excite. Il y a des<br />
autres Slim Fast. En elle-même, l’éphédrine est endroits où on ne peut pas fumer – les églises,<br />
déjà dangereuse et peut entraîner troubles mais ça ne me gêne pas. Il y a des plateaux de<br />
cardiaques et tension artérielle. Une loi, passée au télévision où on ne peut pas fumer. Je trouve<br />
Congrès en 1993, limite le contenu des bouteilles que j’y suis moins bonne, moins excitée que<br />
à dix pilules. Mais la contrebande est très active. dans les émissions de radio.<br />
Dix tonnes d’éphédrine ont été saisies depuis – T’as besoin de ça?<br />
quatre ans en provenance du Mexique, – Oui, moi j’ai besoin de ça, c’est vraiment<br />
concurrençant la cocaïne sur son terrain des excitant pour moi.<br />
drogues récréatives des jeunes éduqués et des – Ça fait longtemps que tu fumes?<br />
cadres. Ce Cat américain est un jaguar.<br />
– Oh oui, j’ai toujours fumé, je crois.»<br />
DOCTEUR BAMBOU<br />
PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICK LATRONCHE<br />
la salive de<br />
l’éléphant<br />
SOUS LE PSEUDONYME DE LUCIFER ILJE SE CACHE UN GRAND<br />
ÉCRIVAIN, SPÉCIALISTE DE LA CONSCIENCE DÉMONIQUE… QUANT<br />
À LA SALIVE D’ÉLÉPHANT? «Vous allez connaître ce soir,<br />
dit le docteur Kama Devaputra, l’aspect sexuel<br />
de Dieu. La Grande Suavité, comme l’appelle<br />
Tchang ou, comme nous l’appelons, nous, la<br />
Salive de l’Eléphant, est une pommade inconnue<br />
de la pharmacopée occidentale, qui produit sur la<br />
sensibilité des effets spécifiques. Avant de vous<br />
enduire, il est nécessaire que je vous décrive ces<br />
effets, et surtout, ajoute-t-il, en se penchant vers<br />
moi, que je vous mette en garde contre les<br />
dangers possibles de l’expérience.» (…)<br />
«La Salive de l’Eléphant, poursuit le docteur,<br />
n’est pas seulement un aphrodisiaque. On l’utilise<br />
aussi pour torturer. C’est la raison pour laquelle<br />
nous tenons la formule secrète. Un homme qu’on<br />
enduit de cette pommade et qu’on empêche de<br />
faire l’amour risque de mourir. Comme le Dieu<br />
dont je porte le nom, Kama, il attire la colère de<br />
Shiva et meurt littéralement carbonisé par la<br />
fulguration du Seigneur des Larmes. Mais d’autre<br />
part – et voici le point capital –, si vous faites<br />
l’amour trop vite, c’est-à-dire avant que la<br />
pommade ait complètement imprégné votre<br />
organisme, vous risquez également d’attirer la<br />
foudre de Shiva. Comprenez bien ceci : vous<br />
allez épouver à l’égard de Tchang, et Tchang<br />
va éprouver à votre égard un désir incontrôlable.<br />
– Qu’arriverait-il si nous n’attendions pas?<br />
– Vous auriez un orgasme, comment dire, un<br />
o r g a s m e . . Ses yeux ont l’air de saillir dans leurs<br />
orbites, et ses dents chevalines et blanches luisent<br />
entre ses lèvres souriantes… Un orgasme<br />
cosmique. C’est-à-dire une crise cardiaque.»<br />
Je connais suffisamment les Orientaux pour savoir<br />
que je dois prendre les indications du docteur<br />
Devaputra au pied de la lettre. L’épreuve sera<br />
probablement pire que je ne l’imagine. Aussi, je suis<br />
plus que mal à l’aise. Je tourne mes regards vers<br />
Tchang. Elle est tout à fait immobile et grave. (...)<br />
«Je te jure, dit Tchang, que nous connaîtrons<br />
ensemble la félicité de l’Infini.<br />
– Alors je suis prêt.»<br />
Tchang frappe dans ses mains une seule fois,<br />
sèchement. L’épreuve commence. (...)<br />
Ahmed a apporté une boîte ronde, en porcelaine<br />
bleue. Sur les flancs et le couvercle sont gravées<br />
des lettres sanskrites blanches. Il ouvre la boîte.<br />
Je vois une substance coralline, translucide,<br />
visqueuse. Une sorte de gelée. Je sens aussi les<br />
regards d’Ahmed s’enrouler comme des vrilles<br />
autour de ma verge.<br />
Ahmed commence à l’oindre. Soigneusement, il<br />
enduit de pommade les épaules, les bras. Tchang<br />
se tourne. Ahmed étale la pommade sur le dos.<br />
Tchang se tourne, les bras écartés du corps.<br />
Ahmed frotte les seins.<br />
«Mets-en sur les bouts aussi, mon charmant.»<br />
Etonné, je constate que le pagne d’Ahmed fait<br />
bosse. Tchang le constate aussi.<br />
«Tu bandes, mon joli...<br />
– Vous êtes belle, Madame», dit Ahmed.<br />
Chose curieuse, son érection diminue l’hostilité<br />
que je ressens à son égard. Il est gentil, tout de<br />
même. Tchang luisante, les jambes écartées, afin<br />
qu’Ahmed puisse oindre les faces internes des<br />
cuisses et la vulve. Elle a l’air couverte de foutre.<br />
Ahmed derrière elle achève son travail.<br />
«Madame a un cul semblable à la pleine lune.»<br />
Mon regard erre sur des avalanches florales.<br />
Ahmed vient à moi.<br />
Ses doigts sont des papillons. Ses paumes sont des<br />
couleuvres. Elles glissent sur ma poitrine, sur mes<br />
omoplates. les lèvres de Tchang sont elles aussi des<br />
papillons. Elles voltigent dans un espace ambré.<br />
Ses prunelles sont pareilles à des planètes<br />
inexplorables. Une lame onduleuse me traverse.<br />
Ahmed vient de déposer sur ma verge un baiser<br />
furtif. Et maintenant il se met à la masser. Tchang<br />
me sourit. Des ocelles de velours indigo<br />
s’échappent de ses paupières, grandissent, soudain<br />
se transforment en disques miroitants. Je bande.<br />
C’est comme si un fantôme essayait de pénétrer<br />
dans mon corps. Ce fantôme a la même forme et<br />
la même taille que moi. Sa substance est chaleur.<br />
Double subtil qui se moule sur mon torse et ma<br />
croupe. Vapeur humaine qui glisse sa verge<br />
à l’intérieur de la mienne. Le fantôme applique<br />
son dos sur mon dos, sa poitrine sur ma poitrine.<br />
Il ne possède ni mains, ni tête, ni pieds :<br />
ces parties du corps en effet n’ont pas été ointes.<br />
Des langues molles et vénéneuses me lèchent les<br />
viscères. L’une d’elles émerge de mon anus, allume<br />
les points de feu sur mes fesses, sur mes testicules.<br />
D’autres circulent à l’intérieur de mes jambes. Des<br />
bouches indistinctes me gobent le foie et les reins.<br />
Mes poumons nagent dans un milieu tentaculaire.<br />
Et soudain l’étrangeté me frappe. J’aime ma<br />
propre verge. Comme si elle appartenait à un<br />
autre. Je veux me sucer, me baiser. M’empaler<br />
sur moi-même. Je suis fou.<br />
«Tu souffres? demande Tchang.<br />
– Mais... non. Pas du tout.»<br />
Tiré par sa voix de ma contemplation, je<br />
retrouve la chambre, les calmes globes de<br />
lumière, les ombres frisées, les triomphantes<br />
fleurs. Je retrouve Tchang. J’ai l’impression de la<br />
voir pour la première fois. De découvrir une<br />
évidence. Tchang c’est un con.<br />
Sa beauté, son charme, son intelligence, sa<br />
tranquillité royale, ses cheveux, sa douceur, sa<br />
rondeur, ses yeux pareils à des hirondelles, ses<br />
seins pareils à des cloches, sa bonne odeur, les<br />
inflexions de sa voix, sa gracieuse humilité, bref<br />
tous les éléments dont l’intrication compose sa<br />
personnalité, je vois qu’ils servent à dissimuler<br />
le fait central, la vérité, le fait que Tchang est un<br />
con. Ces éléments masquent ce fait comme les<br />
miroitements de l’eau masquent une rivière.<br />
Tchang, ce que je nomme Tchang, sa<br />
personnalité, est une illusion; pis, un mensonge,<br />
un artifice, une imposture. Tchang n’existe pas.<br />
Mirage qui se dissipe. Seul le con existe. (...)<br />
J’ai l’impression que je bande depuis le<br />
commencement du monde, comme le soleil brille.<br />
Inexorablement et sans la moindre fatigue.<br />
Et Tchang arrive, toujours gloussante, gigotante.<br />
Son doigt sépare les boucles de sa toison, s’agite<br />
sur son clitoris. L’humeur vitreuse coule entre ses<br />
jambes. Je sens qu’elle se prépare à me jouer un<br />
tour de sa façon. Un tour particulièrement sale.<br />
De son cul jaillit une longue et très sonore<br />
flatulence. Fanfare rocailleuse, tremblement de<br />
terre auquel se mélangent des stridulations, coup<br />
de tonnerre souterrain. Les narines dilatées, je<br />
respire. Je hume l’arôme exquis et monstrueux<br />
du pet. Tchang chancelle. Elle vient de jouir. (...)<br />
«Tu veux m’enculer, mon chéri? dit Tchang.<br />
– Oui, tout de suite.» Je puis à peine parler tant<br />
mon excitation est grande.<br />
Mon excitation et ma stupéfaction. Je suis moi.<br />
Elle est moi. Je suis elle. Je vais assouvir<br />
l’inassouvissable désir. Ce désir de me posséder,<br />
de m’enculer, qui rampe vers moi sur les mains et<br />
les genoux de Tchang, qui se bombe dans ce<br />
regard qui est le reflet du mien ou dont le mien<br />
est le reflet.<br />
Tchang place des coussins sous son ventre, sous<br />
ce que le langage m’oblige à appeler son ventre.<br />
J’enfonce un doigt dans la vulve, l’en retire<br />
couvert de liqueur. J’oins la petite roue violette,<br />
si longuement contemplée et sucée hier. Ma bite<br />
entre lentement. Je pénètre dans mon propre cul,<br />
avec prudence et majesté.<br />
«Dieu ne se comprend pas», dit-elle.<br />
LUCIFER ILJE<br />
Editions Losfeld. Remerciements à Just Duits<br />
sans nom l 73 l intoxication
USAGES DE PLANTES PSYCHOACTIVES DANS LA SOUS-RÉGION DE L’ É Q UATEUR, AU ZAÏRE.<br />
INF O R MAT IONS À CA R ACT È R E T R È S<br />
CONFIDENTIEL, CAR INÉDITES. Une recherche<br />
exploratoire, menée entre 1973 et 1974, nous<br />
a permis de réunir un certain nombre<br />
d’informations en ethnobotanique sur l’usage de<br />
plantes aux fins d’altération des états de<br />
conscience dans la sous-région de l’Equateur, au<br />
Zaïre, ainsi que dans les rituels thérapeutiques<br />
zebola – originaires de cette région –, également<br />
pratiqués maintenant dans les plus grandes<br />
villes du Zaïre.<br />
L’essentiel de ces informations est présenté ici<br />
sous forme d’un lexique alphabétique de termes<br />
vernaculaires, lexique pouvant servir de<br />
document de base pour une recherche ultérieure<br />
plus systématique.<br />
A BUNGI NZELA [ t r a d u c t i on : «i l<br />
a perdu (a b u n g i) son chemin (n z e l a)»]. Par<br />
extension, ce terme désigne la préparation qui<br />
rend celui qui l’a consommée incapable de<br />
retrouver le chemin de sa maison. Chez les<br />
Nkundu, ce terme désigne deux préparations<br />
psychoactives, l’une à base d’écorce de<br />
b o m b a m b o(Musanga smithii) et de canne à sucre<br />
réduites en poudre, l’autre obtenue à partir de la<br />
fermentation, pendant quelques jours, d’un<br />
mélange de vin de palme, de b a n g i (cannabis), de<br />
sucre et d’eau.<br />
Quant aux effets de cette dernière préparation,<br />
certains usagers déclarent en avoir retiré «u n e<br />
parfaite aisance», «une bonne vue du monde et<br />
de la réalité». «On se sent dans un monde de<br />
plaisirs sans limites», disent-ils encore.<br />
Voir b o m b a m b o .<br />
BELANGWA ( t r a d u c t i on : ivresse).<br />
Chez les Nkundu, ce terme désigne une plante,<br />
non identifiée, qui pousse en forêt et qui s’utilise<br />
aux fins d’altération des états de conscience.<br />
Effets rapportés: altérations de la perception<br />
(dédoublement des objets, rétrécissement du<br />
champ visuel). Modalités d’absorption: on peut<br />
mâcher la racine ; boire une décoction de pelures<br />
de racine, après vingt-quatre heures de<br />
m a c é r a t i on dans l’eau, ou encore ajouter<br />
quelques gouttes de cette décoction à une boisson<br />
a l c o o l i s é e .<br />
B E LOI, voir b e m p o n g o .<br />
BEMPONGO ( s y n o n y me : b e l o ï) .<br />
Terme générique désignant des extraits de<br />
certaines plantes aspirés par le nez ou instillés<br />
dans l’œil et visant à provoquer un état de<br />
dépersonnalisation. Les b e m p o n g o sont d’usage<br />
courant dans les rituels zebola. Parmi les plantes<br />
utilisées, citons entre autres:<br />
– b o l a n g a(jus des feuilles),<br />
– b o f a f u n g a(jus des racines),<br />
– e f o m i(jus de l’écorce).<br />
Voir ces mots.<br />
BOFAFUNGA (ou b o f u n g ). aAppellation<br />
vernaculaire de la plante Synsepalum d u l c i f i c u m ,<br />
de la famille des sapotacées, dont le jus extrait<br />
des racines s’administre à des fins d’altération des<br />
états de conscience.<br />
Voir b e m p o n g o .<br />
BOLANG A Ne pas confondre avec son<br />
h o m o n y m e, l’arbre du ver à soie. Terme<br />
désignant une plante utilisée à des fins<br />
d’altération des états de conscience, plus<br />
particulièrement dans les rituels zebola. Il s’agit<br />
apparemment de Bridelia micrantha, plante de la<br />
famille des euphorbiacées.<br />
Modalités d’absorption: le jus des feuilles est<br />
introduit dans les narines ou dans les yeux.<br />
Voir z e b o l a .<br />
BOMB AMBO Terme désignant une<br />
plante utilisée à des fins d’altération des états de<br />
conscience. Il s’agit apparemment de M u s a n g a<br />
s m i t h i i ,de la famille des moracées.<br />
Utilisée en fumigations quotidiennes pour soigner<br />
les maux de tête et certains cas de folie ainsi que<br />
pour faire parler les esprits, dans le rituel zebola.<br />
BOMPONGO Terme désignant la<br />
plante Tabernanthe iboga, de la famille des<br />
apocynacées, déjà connue pour ses propriétés<br />
psychoactives et utilisée dans le cas de troubles<br />
psychosomatiques («f o l ie», «violents maux de<br />
t ê te»), ainsi que dans le rituel zebola.<br />
Les pelures de racines sont réduites en poudre et<br />
aspirées par le nez. Dans le cadre du rituel zebola,<br />
on inhale la fumée d’un feu dans lequel brûlent<br />
notamment des racines de cette plante.<br />
Voir z e b o l a .<br />
BOMPUL O Préparation psychoactive<br />
à base d’écorce d’e f o m i , de feuilles de b o l a n g a e t<br />
de feuilles de l o o n o l a , ainsi probablement que de<br />
quelques autres plantes.<br />
Cette préparation s’administre dans le rituel<br />
zebola en fumigations (aspiration de la vapeur<br />
qui se dégage du mélange bouillant.)<br />
Voir b o l a n g a ,efomi, loonola, zebola.<br />
BONGOLO Plante de la famille des<br />
compositées considérée comme le « c h a n v r e<br />
t r a d i t i o n n el»; elle était surtout utilisée par les<br />
générations précédentes à des fins récréatives<br />
d’altération des états de conscience, au moins<br />
chez les Nkundu.<br />
Modalités d’absorption: on peut aspirer par le<br />
nez les feuilles séchées réduites en poudre<br />
(préparation appelée t u m b a k o), les fumer, ou<br />
instiller dans chaque œil une goutte du jus des<br />
feuilles fraîches.<br />
BOSEFE Arbre de l a fami lle des<br />
bombacacées dont on mâche les racines comme<br />
stimulant et aphrodisiaque.<br />
DJILELEMBO Plante à action<br />
psychotrope. Il s’agit apparemment de<br />
Dichostema glaucescens, de la famille des<br />
e u p h o r b i a c é e s .<br />
Modalités d’absorption : le liquide extrait des<br />
racines est aspiré par le nez.<br />
E FIIL I Plante grimpante qui pousse en<br />
forêt. Il s’agit apparemment de Triclisia gilletii, d e<br />
la famille des ménispermacées.<br />
Modalités d’absorption : la feuille séchée est<br />
réduite en poudre, puis mélangée à du sel<br />
indigène. Le tout est prisé.<br />
Contexte d’usage: dans le cas de troubles<br />
p s y c h i q u e s .<br />
Voir sel indigène.<br />
EFOMI Terme désignant la plante<br />
Erythrophleum suavolens, de la famille des<br />
césalpinacées, réputée pour sa forte action<br />
psychotrope. Il s’agit d’un arbre qui atteint<br />
40 mètres de haut. Son écorce exsude un suc<br />
rouge parfois utilisé comme poison.<br />
Contextes d’usage et modalités d’absorption:<br />
– soit en applications externes (une infusion de<br />
l’écorce) contre les « douleurs de la peau »<br />
(microfilaires, variole...);<br />
– soit aspiration par le nez de l’écorce séchée<br />
réduite en poudre, dans le cas de troubles<br />
psychosomatiques (plaintes hypocondriaques,<br />
maux de tête...), notamment dans le rituel zebola.<br />
V o i r z e b o l a .<br />
E PA NZA MAKITA Plante utilisée<br />
à des fins d’altération des états de conscience. Il<br />
s’agit apparemment de Hyptis spicigera, de la<br />
famille des labiacées.<br />
Modalités d’absorption: jus des feuilles aspiré<br />
par le nez.<br />
Contextes d’usage: troubles psychosomatiques<br />
(«maux de tête», «cas de folie» . . .); dans le cadre<br />
du rituel zebola, « epanza makita fait sortir<br />
m i o y o ,l’esprit zebola».<br />
Effets rapportés : vertiges, on ne sait plus<br />
marcher, on voit les choses autrement.<br />
Voir z e b o l a .<br />
ETUK A Terme désignant une sorte de<br />
termitière en forme d’éponge, accrochée aux<br />
arbres de la forêt. Au moins à Kinshasa, e t u k a e s t<br />
pris en fumigations par les patients dans le rituel<br />
zebola, lors de la deuxième divination (pour faire<br />
parler les esprits), en association avec<br />
k o n g o l e m b a .Information inédite d’Ellen Corin.<br />
Voir zebola, kongolemba.<br />
IKULU Y’AENDE Plante utilisée à<br />
des fins psychotropes. Il s’agit apparemment de<br />
Sida rhombifolia, de la famille des malvacées.<br />
Les feuilles, séchées et pilées, sont administrées<br />
par scarification ou par voie orale.<br />
Cette plante serait notamment utilisée à des fins<br />
récréatives par les jeunes Mongo: écorce réduite<br />
en poudre et fumée en cigarettes.<br />
ILANDO Terme désignant chez les<br />
Nkundu la plante Alchornea floribunda, de la<br />
famille des euphorbiacées, qui s’utilise pour ses<br />
propriétés de stimulant et d’aphrodisiaque.<br />
Modalités d’absorption: on mâche la poudre<br />
obtenue à partir de la peau de la racine ou on en<br />
boit une décoction après vingt-quatre heures de<br />
macération dans l’eau.<br />
Des usages d’Alchornea floribunda à des fins<br />
psychoactives ont été évoqués pour d’autres<br />
ethnies d’Afrique centrale.<br />
ILELA Y’OTSA Plante grimpante de<br />
la famille des dioscoriacées utilisée pour ses effets<br />
psychotropes, suppression des soucis et des maux<br />
de tête, dépersonnalisation.<br />
Modalités d’absorption: jus des feuilles aspiré par<br />
le nez, à raison d’une goutte par narine.<br />
IL O K O ( s y n o n y m es: lisende, bosala nkele) .<br />
Plante utilisée à des fins récréatives d’altération<br />
des états de conscience par les jeunes chez les<br />
M o n g o .<br />
Modalités d’absorption: les feuilles sont mêlées<br />
au vin de palme pour en accentuer les effets.<br />
K ONG OLEMBA Plante herbacée qui<br />
s’utilise au moins à Kinshasa dans le rituel zebola,<br />
dans le cadre de la deuxième divination, pour<br />
faire parler les esprits, en fumigation avec e t u k a .<br />
Il s’agit apparemment de Saginella spring, de la<br />
famille des saginellacées.<br />
Information inédite d’Ellen Corin.<br />
Voir zebola, etuka.<br />
LIS ENDE (voir i l o k o) .<br />
LO O N OLA Ce mot signifie «d é r a c i n er»,<br />
et donc dépersonnaliser. Il désigne la plante<br />
E r i g e r o n f l o r i b u n d u s , de la famille des<br />
c o m p o s i t é e s .<br />
Connue aussi sous le nom d’e f a n j ’ o b i l a (e f a n ja:<br />
celui qui disperse; b o b i la: la foule.<br />
La plante qui rend celui qui la consomme capable<br />
de mettre une foule en fuite).<br />
Modalités d’absorption: jus des feuilles aspiré par<br />
les narines ou instillé dans les yeux.<br />
Contextes d’usage: utilisé dans le rituel zebola<br />
pour que le sujet possédé puisse identifier l’esprit<br />
qui l’habite.<br />
Voir z e b o l a .<br />
LOWEY E Voir sel indigène.<br />
MBAYO Plante utilisée au moins à<br />
Kinshasa dans le rituel zebola pour faire parler<br />
l’esprit par la bouche du patient possédé. Il<br />
s’agirait de Pseudospondas microcarpa, de la<br />
famille des anacardiacées. L’écorce du tronc est<br />
bouillie en même temps que d’autres écorces<br />
et feuilles d’autres plantes. Le patient inhale<br />
les fumées.<br />
V o i r z e b o l a .<br />
Informations inédites d’Ellen Corin.<br />
MI S O S OLI Plante utilisée au moins à<br />
Kinshasa dans le rituel zebola, pour faire parler<br />
l’esprit par la bouche de la patiente.<br />
NG ANGA MIKALI Plante de la<br />
famille des labiacées, apparemment L e o n o t i<br />
n e p e t a e f o l i a , utilisée pour ses propriétés<br />
médicales, en cas de maux de tête, d’oreille...<br />
(douleurs de type psychosomatique) ; et<br />
divinatoires, dans le rituel zebola, lors de chacune<br />
des deux divinations, en association à d’autres<br />
plantes, pour faire parler les esprits par la bouche<br />
de la patiente.<br />
Modalités d’absorption: jus des feuilles aspiré par<br />
le nez ou instillé dans les yeux.<br />
Effets rapportés: «comme si on a une cuite...»,<br />
«on ne reconnaît plus les personnes...», «on se<br />
met à parler fort, puis l’esprit se met à parler...»<br />
Voir z e b o l a .<br />
SEL INDIGENE Préparation n°1:<br />
chez les Nkundu, on brûle la tige des régimes de<br />
noix de palme, on recueille les cendres, qu’on<br />
plonge dans un récipient contenant de l’eau.<br />
Après évaporation sur le feu, on obtient une pâte<br />
n o i re : c’est le sel indigène, qui s’absorbe<br />
notamment en association avec e f i i l i .<br />
Préparation n°2: chez les Basankusu, on brûle des<br />
peaux de banane séchées, puis on les moud, ce<br />
qui donne une poudre noire. On délaie cette<br />
poudre dans de l’eau et on la fait bouillir. C’est le<br />
sel indigène. Il s’absorbe notamment en<br />
association avec du tabac, ce qui donne du<br />
t u m b a k o . Chez les Basankusu, le sel indigène<br />
s’appelle l o w e y e .<br />
Voir efiili, tumbako.<br />
TUMB AKO Chez les Basankusu,<br />
préparation psychoactive à base de sel indigène et<br />
de tabac.<br />
Le tabac est séché au feu, puis réduit en poudre.<br />
On y ajoute quelques gouttes de l o w e y e ( s e l<br />
i n d i g è n e ) .<br />
Modalités d’absorption: la poudre est soit prisée,<br />
soit placée sous les dents de la mâchoire<br />
i n f é r i e u r e .<br />
Contextes d’usage: avant d’accomplir un travail,<br />
pour combattre les maux de tête, à des fins<br />
récréatives (psychotrope plus puissant et moins<br />
cher que du tabac).<br />
YESE Y’OMB O L OPlante utilisée<br />
à des fins récréatives d’altération des états de<br />
conscience chez les jeunes Mongo. Il s’agirait<br />
de Memecylon Sp., de la famille des<br />
m é l a s t o m o t a c é e s .<br />
Contextes d’usage et modalités d’absorption:<br />
– racines mâchées à des fins aphrodisiaques<br />
( e x c i t a n t);<br />
– racines mêlées au vin de palme pour en<br />
accentuer l’amertume et les effets.<br />
YOMBELA MB ANZA P l a n t e<br />
réputée pour ses effets psychotropes et utilisée<br />
notamment dans le rituel zebola. Il s’agit<br />
apparemment de Coïnochlamys hirsuta, de la<br />
famille des loganiacées.<br />
Modalités d’absorption : racines réduites en<br />
poudre et prisées, ou en lavements, scarifications,<br />
mélangées à des boissons.<br />
YOMB ELA NKASA ( t r a d u c t i on:<br />
balayeur de feuilles. C’est-à-dire que l’usage de<br />
cette plante dépersonnalise tellement, que celui<br />
qui la consomme ira jusqu’à balayer la «parcelle»<br />
de son voisin, chose impensable dans un état<br />
normal). Plante réputée pour ses propriétés<br />
psychoactives, générant l’ivresse.<br />
Modalités d’absorption: on mâche les racines ou<br />
on en boit la décoction (après trempage dans<br />
l’eau pendant vingt-quatre heures), pure ou<br />
mélangée à une boisson alcoolisée.<br />
Z EBOLA Dans de nombreuses sociétés,<br />
on trouve des guérisseurs ou guérisseuses<br />
spécialisés dans le traitement des maladies à forte<br />
composante psychique, et qui offrent aux patients<br />
à la fois un système d’interprétation de leur<br />
maladie et un traitement. Le rituel zebola, au<br />
Zaïre, constitue un de ces systèmes.<br />
Le mot zebola a trois principales significations:<br />
il désigne, d’une part, une catégorie bien<br />
particulière d’esprits qui peuvent venir habiter les<br />
g e ns; d’autre part, une forme de maladie dans<br />
laquelle ces esprits sont présents; enfin, zebola<br />
désigne aussi le rituel d’interprétation et de<br />
traitement de ces troubles, pratiqué uniquement<br />
par des femmes et pour des femmes. Au cours du<br />
rituel, l’esprit va révéler par la bouche de la<br />
malade qu’il est là, qui il est et pourquoi il est là.<br />
Cette thérapeutique peut durer des années. C’est<br />
dans le cadre de cérémonies bien particulières<br />
que l’esprit parlera, et notamment grâce à<br />
l’absorption par la patiente de plantes<br />
p s y c h o a c t i v e s .<br />
BIBLIOGRAPHIE:<br />
Ellen Corin, « Z e b o la : une psychothérapie<br />
communautaire en milieu urbain », dans<br />
Psychopathologie africaine, 1976, XII, 3: 349<br />
à 389.«Le rite zebola: la possession comme<br />
nouveaux hal lucinogènes<br />
langage dans un contexte de changement<br />
s o c i al», Anthropologie et société, 1973, vol.2,<br />
p. 53 à 82.<br />
sans nom l 74 l intoxication<br />
Ronald Verbeke édite Psychotropes, r e m a r q u a b l e<br />
revue francophone sur les drogues. On y parle du<br />
mescal et du style de Malcolm Lowry, des drogues<br />
ménagères, des rituels urbains avec décoctions de<br />
liane au Brésil, si la bière est un aliment, etc, etc.<br />
Auteur du Dictionnaire critique des drogues chez<br />
Christian Bourgois, Verbeke est incontournable.<br />
TÉTRAHYDROCANNABINÉOL En fond de page, une molécule de T.H.C. représentée par sa<br />
structure atomique, celle-ci trouve un récepteur chimique dans notre corps .<br />
sans nom l 75 l intoxication
UN BURROUGHS RADICAL DES ANNÉES 90 RESTE À REDESSINER, SELON LES CRITÈRES<br />
D’UNE ÉPOQUE ELLE AUSSI ENGAGÉE DANS UNE RADICALITÉ MORALE ET SOCIALE QUE<br />
L’AUTEUR N’A JAMAIS CESSÉ DE PRÉVOIR<br />
ET DE DÉNONCER. POUR MA PA R T, JE<br />
M’ATTACHERAI À DONNER QUELQUES<br />
INTERPRÉTATIONS NOUVELLES DE SA<br />
DÉMARCHE TOXICOMANIAQUE. William Seward<br />
Burroughs est né en 1914, à Saint-Louis,<br />
Missouri, soit l’année du décret de l’H a r r i s o n<br />
Act. Il est probablement l’écrivain de la seconde<br />
moitié de ce siècle qui mit le mieux la narcomanie<br />
au centre d’une œuvre. La nature pornographique<br />
et largement anti-américaine des écrits de W.S.B.<br />
contribua aux scandales et procès qui, vers le<br />
milieu des années 60, commencèrent à le faire<br />
mondialement connaître, reconnaître, ou haïr. En<br />
perpétuel exil dès la fin des années 40 – au<br />
Mexique, en Amérique du Sud, à Tanger, à Paris<br />
ou à Londres – Burroughs ne rentrera aux Etats-<br />
Unis qu’en 1975. Adonné à la morphine, puis à<br />
l’héroïne et aux dérivés morphiniques, Burroughs<br />
restera totalement narcodépendant de 1944<br />
à 1956. Une cure d’apomorphine, effectuée à<br />
Londres dans la clinique du Docteur John<br />
Y. Dent le délivrera, selon lui, du besoin<br />
métabolique de la came. Quelques rechutes<br />
ultérieures seront circonscrites par un traitement<br />
d’apomorphine en comprimés sublinguaux.<br />
Dès 1957, Burroughs commencera un travail<br />
régulier d’écriture et la construction systématique<br />
d’une œuvre (...)<br />
La crim inalité<br />
est l’int érêt de la<br />
p o l i ce.<br />
Dans le remarquable film Drugstore Cowboy, d e<br />
1990, qui évoque les mésaventures d’une bande<br />
d’outlaws pillards de pharmacies dans les<br />
a n n é e s 70, Burroughs fait une apparition<br />
remarquée, en vieux pasteur camé et défroqué. Il<br />
y dénonce le totalitarisme antidrogue et annonce:<br />
«Je prédis que, dans un proche avenir, la droite<br />
utilisera l’hystérie de la drogue comme prétexte<br />
pour établir une Internationale policière. Je ne<br />
vivrai peut-être pas assez longtemps pour voir la<br />
solution finale du problème de la drogue.»<br />
comment fut écrit le“festin nu”<br />
Pour Burroughs, la guerre à la drogue est d’abord<br />
sans nom l 76 l intoxication<br />
une entreprise d’élimination des drogués euxmêmes,<br />
c’est-à-dire du sous-prolétariat urbain et<br />
des «d é v i a n ts» qui peuvent présenter un potentiel<br />
r é v o l u t i o n n a i re : « Les drogues sont un des<br />
éléments du pouvoir par excellence. Le soi-disant<br />
problème de la drogue est un prétexte, qui devient<br />
de plus en plus mince, pour étendre la puissance<br />
du pouvoir policier au-dessus des champs<br />
d’opposition actuelle ou potentielle», signalait-il<br />
dès 1969 et il ajoutait: «La criminalité est l’intérêt<br />
de la police, l’accoutumance aux drogues est<br />
l’intérêt du départements des narcotiques, les<br />
nations sont l’intérêt des politiciens, la guerre est<br />
l’intérêt des officiers de l’armée.»<br />
Mais, au-delà de ces fermes convictions<br />
sociales, Burroughs va analyser et utiliser le<br />
fonctionnement de l’intoxication comme un<br />
moyen privilégié d’expérience intérieure. Celle-ci<br />
deviendra une «algèbre du besoin», à travers<br />
laquelle s’illustrera idéalement la dépendance plus<br />
générale de l’organisme et du psychisme humains.<br />
Multiples dépendances, absolues, perçues par<br />
W.S.B. comme autant d’intoxications par<br />
contaminations «virales». Dès lors, la «t h é o r i e<br />
v i r a le» que va développer W.S.B., si elle semble<br />
relever de la science-fiction, n’en est pas moins<br />
une métaphore puissante. Tout ce qui détermine<br />
le contrôle des activités humaines serait d’une<br />
souche virale parfaitement intégrée à son hôte<br />
b i o l o g i q ue: le mot est un virus qui s’est fixé chez<br />
les préhistoriques. Il a produit le discours, le<br />
contrôle par ce discours, l’idéologie du contrôle.<br />
Le virus du pouvoir découlant de ce virus<br />
princeps, un développement morbide du<br />
comportement et des affects individuels<br />
(hypertrophie du moi) aurait produit les sociétés<br />
modernes que Burroughs – à l’instar de Wilhelm<br />
Reich – considère comme de pures extensions de<br />
masse du caractère névrotique individué. Enfin, le<br />
virus ultime devient, pour W.S.B., la Mort,<br />
illustration totale du contrôle et de la<br />
d é p e n d a n ce: la mort serait une fragilisation de<br />
l’homme due à son entrée dans la sphère du<br />
langage et de la logique aristotélicienne du «ou<br />
bien… ou bien».<br />
Toute l’œuvre de Burroughs, à partir du F e s t i n<br />
n u , rédigé en 1957, et surtout avec le cycle des<br />
Garçons sauvages – dès 1970 – s’oriente vers la<br />
réactivation contemporaine des concepts antiaristotéliciens<br />
contenus dans les livres des morts<br />
des diverses religions non judéochrétiennes: le<br />
Livre tibétain des morts ou Bardo Thödol, l e<br />
Livre égyptien des morts, et certaines hérésies<br />
gnostiques de l’Islam, comme l’ismaélisme<br />
d’Alamüt et son chef, le Vieux de la montagne,<br />
Hassan I Sabbah, auquel Burroughs aimera<br />
souvent s’identifier, faisant allusion à sa fameuse<br />
f o r m u le :« Rien n’est vrai, tout est permis » .<br />
Jusqu’aux origines mêmes du christianisme, dans<br />
l’anachorétisme copte du I V e<br />
siècle, la question de<br />
l’intégration de la Mort reste ouvertement posée,<br />
à travers l’ascèse, l’exil, la réclusion: les Pères du<br />
désert furent très littéralement des morts vivants<br />
approchant, tels certains yogis tibétains, ou<br />
prêtres mayas, un état de dégagement de la<br />
contradiction mort-vie, et ce par le silence, la<br />
non-visualisation verbale, l’abandon du mot au<br />
profit de l’idéogramme, de la parabole visuelle, de<br />
l ’O - M i n d , ou bien l’usage purement objectal du<br />
verbe, comme dans les mantras et leurs<br />
équivalences (...)<br />
Psychophysiologiquement, ces techniques visent à<br />
réduire l’activité de l’hémisphère cérébral gauche,<br />
source du langage, de la logique, de<br />
la conscience spatio-temporelle, au profit<br />
de l’hémisphère droit dont l’activité est<br />
habituellement inhibée par un ensemble de<br />
facteurs environnementaux concomitants liés à<br />
la structure même des sociétés technologiques<br />
avancées. Se fondant sur les études de Julian<br />
Jaynes dans le livre the Origin of Consciousness<br />
in the Breakdown of the Bicameral Brain,<br />
Burroughs constate qu’une rationalisation<br />
croissante des modes de vie a, depuis mille ans au<br />
moins, modifié les parts d’activité des<br />
hémisphères gauche et droit, jusqu’à en inverser<br />
presque exclusivement la tendance. Le cerveau<br />
droit, qui produit les ondes bêta, impulse le désir,<br />
la créativité et l’imaginaire et peut être la source<br />
d’une activité absolument inconnue – mais<br />
constatée par électro-encéphalogramme –, fut,<br />
d’après la théorie de Jaynes, l’élément dominant<br />
la pensée et le destin de l’humanité jusqu’à la<br />
Renaissance et l’apparition de l’économie en tant<br />
qu’activité spécialisée dominante.<br />
Pour Burroughs, le triomphe de la science et de la<br />
technique en tant qu’idéologie aboutit à l’enfer<br />
matérialiste qu’est devenu ce monde. C’est dans<br />
Nova Express qu’il exprimera le plus directement<br />
sa vision d’une planète lentement asphyxiée par<br />
une machination des grands affairistes, qu’il<br />
nomme « complot Nova ». Les justifications<br />
des «conseils, syndicats et gouvernements de la<br />
t e r re (...), ce sont les mots des menteurs, des<br />
lâches, des collaborateurs, des traîtres. Des<br />
menteurs qui veulent du temps et toujours plus de<br />
mensonges. (...) Des gens qui collaborent avec les<br />
Gens-Insectes, avec les Gens-Légumes. Avec<br />
n’importe qui n’importe où vous offrant un corps<br />
pour toujours. Pour chier éternellement. Pour<br />
cela vous avez vendu vos fils. Vendu la terre sous<br />
leurs pieds qui ne sont pas encore nés pour<br />
toujours. (...) Qui vous envoya dans le temps<br />
a p e u ré? Dans un corps? Dans la merde? Je vais<br />
vous le dire : le mot. “Le” mot de l’Ennemi<br />
Etranger emprisonne dans le Temps. Dans le<br />
Corps. Dans la Merde.»<br />
Dans un tel contexte, pour Burroughs, les opiacés<br />
deviendront l’antidote, l’antimatière, l’ascèse<br />
synthétique qui donne silence et offre à pénétrer,<br />
du dedans, les mécanismes de la mort. La drogue<br />
sera utilisée comme «sérum de Vérité dans la<br />
M o rt », vécue telle qu’un lent protocole de<br />
vaccination contre la Mort. En même temps, elle<br />
ouvrira jusqu’au délire, aux limites de la<br />
schizophrénie, les vannes expressives du cerveau<br />
droit, au point que l’œuvre de W.S.B. serait, de<br />
son propre aveu, pour 40% directement tirée de<br />
cette activation hémisphérique, matériau<br />
onirique, logorrhée délirante contrôlée (que<br />
Burroughs appelle «numéro» ou «routine»),<br />
grandes visions paranoïdes proches de celles de<br />
saint <strong>Jean</strong> à Patmos (l’origine psychotrope de<br />
l’Apocalypse a été évoquée) ou de celles de<br />
Jérôme Bosch (dont on sait qu’il consommait<br />
régulièrement des décoctions de datura, de<br />
jusquiame, graines de pavot et autres psilocybes).<br />
Pour qui a pratiqué les morphiniques dans un but<br />
créatif, il est évident que la construction des<br />
phrases, pour le moins dans la période de<br />
déconstruction narrative qu’est le c u t - u p, procède<br />
d’une sorte de structuration rhétorique atypique<br />
propre à un état de conscience altéré. Dans une<br />
phase d’intoxication relativement sévère, il est<br />
possible d’accroître l’activité du cerveau droit au<br />
point que, d’une part, à l’état de veille des phrases<br />
ou des séries de phrases entières se proposent<br />
comme extérieures à l’esprit, sous forme de voix,<br />
et que, d’autre part, dans le sommeil, on puisse<br />
lire, ou dire en rêve des chapitres entiers inédits.<br />
Lorsque le sommeil est assez léger, on peut<br />
s’entraîner à réciter dans un demi-sommeil, en<br />
ayant disposé un dictaphone à déclencheur vocal,<br />
ou bien, comme le fait W.S.B., recopier dès le<br />
réveil l’essentiel du matériau.<br />
Nous voilà désormais loin, je l’espère, du<br />
Burroughs superficiel et sensationnaliste, dont<br />
une certaine presse rock ou underground,<br />
récupère les traits les plus insignifiants. A<br />
l’opposé du principe de plaisir, W.S.B. affiche le<br />
critère de besoin. Rien de permissif dans sa<br />
problématique, bien au contraire ! Cette<br />
expérience-là est une ascèse, un enfermement du<br />
corps dans un espace sans perspective (puisque la<br />
mort est cet espace) qui renvoie au corps la<br />
dérision de ses limites. L’excessivité est l’inverse<br />
de l’homéostase qu’est la permissivité, elle est la<br />
rupture d’une régulation énergétique, «la part<br />
m a u d i te» qui livre l’énergie à sa dynamique<br />
propre, qui est dévoration. L’ascète est le barbare<br />
qui se donne en pâture à cette énergie dévorante,<br />
et contemple – comme mort – le carnage, dans<br />
l’espoir d’y voir se dessiner le jeu sacré des<br />
brutaux transferts de connaissance, par lequel<br />
l’homme accède au mystère.<br />
J’inscris dès à présent l’expérience psychotrope de<br />
William Burroughs dans le vaste mouvement<br />
métaphysique initié par le dionysisme, contre<br />
l’aristotélisme, le thomisme, et tous leurs<br />
prolongements idéologiques, tel le pseudodépassement<br />
hégélien de la métaphysique au nom<br />
du déterminisme. De Dionysos à Nietzsche, puis<br />
à Bataille et Burroughs, un courant occidental de<br />
pensée reste à l’écart de sa propre occidentalité.<br />
La destruction de la logique occidentale par sa<br />
propre idéologie marchande (l’économie étant le<br />
paradigme de la logique) s’effectue aujourd’hui à<br />
travers l’intégration, en tant que marchandises,<br />
d’objets comme le suc de pavot ou la feuille<br />
de coca, absolument – chimiquement – étrangers<br />
et antinomiques à l’idéologie occidentale.<br />
Cette destruction accélère son allure, face à<br />
quoi la logique oppose sa dernière limite: le<br />
totalitarisme policier, voire militaire. Par ce tour<br />
de force, elle intègre, autant qu’elle le peut, le<br />
cours de cette destruction. Mais nous atteignons<br />
à présent le point d’implosion qui guette tout<br />
système porté à ses limites.<br />
Une héroïne d e<br />
synthèse<br />
b a p t i s é e“ Ad o l p h i n e ”<br />
En 1944, la machine industrielle américaine était<br />
lancée à plein régime. On y produisait non<br />
seulement ce qui sert immédiatement l’effort de<br />
guerre, mais aussi tout ce qui l’améliore. Or,<br />
depuis la guerre de Sécession, l’Union savait<br />
combien la morphine permettait aux soldats de se<br />
surpasser dans des conditions inhumaines. Face à<br />
une Allemagne nazie dont l’industrie chimique<br />
avait réalisé une héroïne de synthèse –<br />
poétiquement baptisée «Adolphine» et qui allait<br />
par la suite s’appeler Méthadone –, les forces<br />
alliées généralisèrent, pour le paquetage de leurs<br />
troupes d’assaut, la fabrication de tartrate<br />
de morphine conditionné sous forme de<br />
«s y r e t t es» (flacons souples munis d’une aiguille,<br />
directement injectables).<br />
En 1944, les docks de New York devinrent une<br />
souricière de trafics en tous genres, tous alimentés<br />
par le feed-back d’une guerre dont l’issue<br />
triomphale était proche. C’est dans cette<br />
atmosphère électrique, où l’excès de tout rendait<br />
la vie magiquement somptuaire, que William<br />
Burroughs, qui « louait pour 15 dollars par<br />
semaine un appartement crasseux qui donnait sur<br />
une échelle de secours et ne recevait jamais le<br />
s o l e il », en vint à se mêler de trafiquer cette<br />
abondance de morphine militaire. Diplômé de<br />
Harvard, oisif, vivant de maigres rentes<br />
parentales, il fréquentait, tel un Villon yankee, les<br />
bars glauques de la 8 e avenue et de 42 e r u e ,<br />
s’acoquinant avec une faune brueghelienne de<br />
demi-sels, dont il dressa un consternant tableau<br />
zoomorphe dans la première partie de J u n k i e .<br />
C’est dans ce contexte abyssal que W.S.B.<br />
commença de tutoyer les narcotiques.<br />
A l’époque, la morphine se comptait toujours en<br />
«grains». Chaque grain équivalait à six<br />
centigrammes. Les syrettes contenait un demig<br />
r a in: au printemps 1944, à New York, le prix<br />
de la morphine militaire voguait à deux dollars<br />
le grain, et beaucoup vinrent à en tâter.<br />
New-York vit ainsi apparaître un milieu très<br />
industrieux de junkies. Il s’agissaitt d’adultes<br />
d é v i a n ts ; truands, chômeurs, marginaux.<br />
Burroughs décrit les courses incessantes chez les<br />
médecins marrons de Brooklyn, vieillards gâteux<br />
d’un autre temps (celui de l’enfance du<br />
n a r r a t e u r) : «Il (le médecin) avait sans doute<br />
atteint le stade où il pouvait transformer<br />
l’apparence des choses au gré de ses rêves et,<br />
quand il jetait un coup d’œil dans son salon, il<br />
devait y voir une clientèle distinguée et variée,<br />
sans doute bien habillée à la mode de 1910, au<br />
lieu d’un ramassis de camés renfrognés venus lui<br />
extorquer une ordonnance de morphine.»<br />
Herman, Roy, «métro» Mike, Peter, fréquentent<br />
assidûment, avec l’auteur, le bar de l’Angle. On y<br />
stationne des heures, entre deux vols à la tire<br />
dans le métro. Burroughs se laisse entraîner chez<br />
une vieille pute, pour une p a r t y de benzédrine,<br />
avec trois truands de Brooklyn. «La benzédrine,<br />
c’est ce qui me botte, explique-t-elle à Lee. Trois<br />
feuilles ou dix comprimés. Ou encore deux<br />
feuilles et deux capsules de nembutal. Tout ça se<br />
bagarre dans l’estomac. Ça vous envoie en l’air<br />
i l l i c o. » Mais la benzédrine, comme tous les<br />
excitants, n’attire pas du tout Burroughs. Quant<br />
aux fumeurs de marijuana, «ils ont l’instinct<br />
grégaire, ils sont susceptibles et paranoïaques» .<br />
Burroughs n’aime que les morphiniques. Il le<br />
prouve, il en vient à se piquer tous les jours...<br />
«A mesure qu’on s’intoxique, tout le reste perd<br />
de son importance.(...) Le camé lui-même croit<br />
qu’il mène une vie normale et que la drogue n’est<br />
qu’un accident de parcours. Il ne voit pas que<br />
tout ce qu’il fait à part se droguer est machinal.»<br />
Mais, là-dessus, les toubibs marrons, passés au<br />
crible du Narcotic Bureau réactivé, doivent<br />
cesser toute prescription de complaisance, et on<br />
en jette beaucoup en prison. A New York, c’est<br />
la première «panique». Burroughs manque de<br />
se tuer en s’injectant du sulfate de codéïne :<br />
«J’avais les lèvres gonflées comme si j’avais reçu<br />
un coup de poing. J’avais horriblement mal à la<br />
tête. Herman me raconta qu’un de ses amis<br />
s’était évanoui et était devenu tout bleu après<br />
avoir fait cela.»<br />
A l’été 1945, Burroughs est définitivement grillé à<br />
New York. La répression s’organise. La police<br />
multiplie les rafles et les indicateurs, la paranoïa<br />
gangrène le velours souterrain de Babylone sur<br />
H u d s on: «...Je me mis en route pour le Texas<br />
dans ma voiture. J’emportais un peu moins de<br />
deux grammes de came.(...) J’avais la came en<br />
solution et de l’eau distillée dans une autre<br />
bouteille. Chaque fois que je me ferais une<br />
piqûre, je remettrais l’équivalent de l’eau distillée<br />
dans la came en solution. Après un certain temps,<br />
je finirais par m’injecter de l’eau pure. (...) Il<br />
existe une variante appelée cure chinoise, qui se<br />
pratique avec de l’opium et un sirop médicamenté<br />
quelconque. Après quelques semaines, on se<br />
retrouve en train de boire le sirop pur.»<br />
Au bout de quatre jours, Bill était déjà en<br />
manque... «Je n’ai jamais vu une de ces cures<br />
individuelles réussir.» Il reprit le chemin de la<br />
seringue. Avec sa femme Joan, elle benzédrinée, il<br />
s’installa au Texas, dans une ferme du Rio<br />
Grande, où il cultiva de la marijuana, rêvant à
manufacturer du pavot. La vie dans cette vallée<br />
lui semblait macabre. En 1949, Mexico éblouit<br />
B u r r o u g hs: «Pleine d’étrangers, cette ville offrait<br />
tous les plaisirs imaginables, avec de fantastiques<br />
bordels, des restaurants, des corridas, des<br />
combats de coqs... Avec deux dollars par jour, on<br />
pouvait y vivre à l’aise ». Il y découvrait<br />
l’extension, amplifiée à merveille, de son espace<br />
intérieur. A Mexico-City, Burroughs trouvait son<br />
propre théâtre et, par déduction, décryptait son<br />
texte à venir. Il y arrivait tel le x o l o t l des légendes<br />
aztèques, lézard encore protéiforme, larvaire, et il<br />
s’y vautrait pour donner matière à son œuvre. La<br />
saleté baroque, la dissolution des mœurs, la<br />
mordida – la corruption généralisée, « du flic<br />
battant le pavé au président en personne»–<br />
l’enchantaient. Il y voyait étalé tout ce que les<br />
Etats-Unis dissimulaient, inhibaient; il y voyait<br />
déjà un «festin nu», une agape où chacun se<br />
démasque en s’y ruant. Le Mexique était le<br />
croupion obscène de l’Amérique, son ombre<br />
brute, mais loin d’être brutale: la subtilité des<br />
rapports infra-verbaux commençait à ordonner<br />
sa vision d’un monde intoxiqué par les mots, les<br />
slogans, les discours idéologiques de l’Occident.<br />
Maintenant qu’il avait quitté ce monde, il voyait<br />
quelle ombre immense celui-ci projetait sur la<br />
nature humaine et tâchait de la falsifier.<br />
Burroughs commença à écrire, toujours<br />
narcomane. Il rédigea J u n k i e , puis Q u e e r . E n<br />
même temps qu’il se libérait d’une part obscure<br />
de son être, il l’ouvrait à des forces dangereuses,<br />
découvrant la malédiction essentielle qui gît sous<br />
le Nouveau Monde, comme un champ<br />
gravitationnel concentrant les gouffres de la mort<br />
en des intersections nodales du temps et de<br />
l’espace. «L’Amérique n’est pas jeune: le pays<br />
était déjà vieux et sale et maudit avant l’arrivée<br />
des pionniers, avant même les Indiens. La<br />
malédiction est là qui guette tout le temps.»<br />
En 1952 survient la tragédie centrale de sa vie<br />
dissolue. Lors d’une beuverie, devant l’assistance,<br />
il tue proprement sa femme Joan, d’une balle de<br />
colt en pleine face, alors qu’il visait un verre de<br />
tequila que Joan avait posé – en manière de défi –<br />
sur sa tête. Excellent tireur, Burroughs verra dans<br />
ce drame le signe terrifiant de cette malédiction.<br />
Des années après, en 1985 seulement, il<br />
sans nom l 78 l xxxxxxxxxxxx<br />
consentira à s’expliquer, dans une préface à<br />
Q u e e r , sur l’importance décisive qu’aura eu<br />
pour lui cette mort. « Je me suis appliqué à<br />
me remémorer le jour fatal où mourut<br />
Joan, l’impression écrasante d’accablement<br />
inéluctable... J’existe dans l’angoisse constante<br />
d’être possédé, dans la constante nécessité<br />
d’échapper aux forces de possession, à tout<br />
contrôle. La mort de Joan m’aura mis donc<br />
en contact avec l’envahisseur, avec l’esprit du<br />
Mal, et m’aura donc contraint à opter pour<br />
la résistance, toute ma vie durant, en me<br />
laissant d’autre choix que celui d’écrire, et de<br />
m’affranchir en écrivant.»<br />
Cet épisode trace une ligne rouge dans le destin<br />
de Burroughs. Au-delà commencent les rapides<br />
d’une mort qui peut aussi bien le rattraper. Il<br />
choisit de poursuivre sa trajectoire de fuite vers le<br />
fond, l’informe, ces limbes misérables et<br />
mystérieuses où se perd la conscience de<br />
l’Occident et où dort le secret de sa faute; tout<br />
comme l’expédition d’Aguirre, lentement décimée<br />
par le cours même de la vie inéluctable, ne<br />
put que descendre le cours du fleuve Amazone.<br />
En janvier 1953, Burroughs est à Panama-City.<br />
De là partira la lettre à Allen Ginsberg, première<br />
d’une série qui constituera un journal de voyage<br />
vers le y a g é , à travers la jungle équatoriale.<br />
Cette correspondance, souvent hallucinée et<br />
logorrhéique, sera par la suite publiée en un<br />
volume sous le nom de Lettres du yagé. S’il s’agit<br />
primitivement d’un courrier, bien vite on en<br />
saisit la dimension créatrice qui, pour la première<br />
fois, et à cause de cette liberté de ton et d’esprit<br />
que donne l’écriture de lettres, dévoile un<br />
Burroughs truculent et cynique, sorte de Swift<br />
orwellisé. W.S.B. y développe sa technique<br />
des «routines» ou «numéros», soliloques<br />
interminables où apparaissent des personnages<br />
fictifs récurrents, et où les gags sordides et<br />
terrifiants s’enchaînent dans une procession<br />
ubuesque qui semble ne jamais devoir finir.<br />
Burroughs reprendra l’esprit de ces numéros nés<br />
de la fièvre amazonienne, jusqu’à faire plus tard<br />
du Festin nu une longue suite de saynettes<br />
comparables aux soties médiévales. «L ’ u n i v e r s<br />
de carnaval est exactement celui que je voulais<br />
créer, précise-t-il, – un type de folklore du<br />
Midwest, la petite ville, le genre Café du<br />
Commerce, les grosses chutes sur le cul.»<br />
Mais les Lettres du yagé recouvrent également<br />
une recherche essentielle, et un voyage réel qui en<br />
est l’aboutissement. Burroughs, qui a entendu<br />
parler du y a g é, une variété de lierre hallucinogène<br />
qu’utilisent les Indiens du Putumayo, se convainc<br />
que ce psychotrope contient une substance active<br />
r e m a r q u a b le : la «télépathine», capable de<br />
suractiver les centres télépathiques du cerveau.<br />
Pour lui, il est clair que cette drogue est le moyen<br />
de contrôle par excellence : « Il (Lee) savait<br />
pertinemment que Russes et Américains<br />
procédaient à certaines expérimentations avec<br />
cette substance. » A l’époque, le yagé, ou ayahuasca,<br />
n’avait fait l’objet d’aucun compte rendu<br />
scientifique méthodique, et les rumeurs les plus<br />
folles couraient sur ses propriétés.<br />
Dans la vision que Burroughs se construit du<br />
monde, le yagé devient un graal tout à fait<br />
acceptable. Voilà une drogue qui ramène à<br />
l’antériorité non-verbale, en stimulant le contact<br />
télépathique auquel W.S.B. n’a cessé de croire,<br />
en tant que moyen suprême de rapports interindividuels,<br />
fossilisé par l’apparition du virusmot.<br />
Voilà aussi un végétal qui pousse au bout<br />
du monde civilisé, dans les jungles de l’Equateur,<br />
au terminus de l’Occident. Et c’est aussi ce qui<br />
excite un Burroughs se demandant, dans Q u e er:<br />
«Une fois dépassées toutes les limites, que peut-il<br />
bien arriver? Quel peut bien être le destin du<br />
Pays où Tout Finit?»<br />
Revenu à New York à l’hiver 1953 en compagnie<br />
de Kerouac, Burroughs y résidera bien peu. Il ne<br />
reconnaît plus rien de la ville glaciale d’où il s’est<br />
enfui huit ans plus tôt. Aussi s’embarque-t-il sur<br />
un cargo en partance pour l’Europe, l’Afrique,<br />
l’Ancien Monde. Burroughs a détecté en Tanger<br />
la ville de toutes les licences et de toutes les<br />
aventures spirituelles ou charnelles. Tous les<br />
proscrits de la vieille Europe s’y retrouvent en<br />
colonies distinctes. Des Allemands au passé<br />
hitlérien, des Français vichystes ou dans les<br />
«affaires», des boutiquiers espagnols, des Anglais<br />
et des Portugais toujours en attente d’un prochain<br />
cargo. La colonie américaine, elle, est emmenée<br />
par un certain <strong>Paul</strong> Bowles, écrivain épicurien et<br />
délicat. Brion Gysin, peintre qui fréquenta les<br />
surréalistes, y tient un restaurant où artistes et<br />
viveurs se retrouvent. La ville est une plaque<br />
tournante de tous les trafics : putes, bijoux,<br />
armes, came, espions; des truands rescapés des<br />
années 30 y mènent leur petit business, pépères;<br />
ainsi ce Toni, ancien lieutenant de Dutch<br />
Schultz, patron d’un bordel d’hommes, dans<br />
lequel W.S.B. va d’abord s’installer. Tanger est la<br />
Mecque de la pédérastie mondiale, et Burroughs<br />
le sait bien, tout comme il sait que la morphine<br />
est vendue «sur le comptoir», en pharmacie.<br />
C’est, pour lui, les jardins du paradis, Garden<br />
of Delight: G.O.D.<br />
Mais ce paradis est celui des démons qui rongent<br />
W.S.B. Aussi va-t-il y vivre dans des conditions<br />
incroyablement dégradées, précaires: il lui faut<br />
mener l’expérience ascétique du désert intérieur.<br />
Tel Lazare sur son fumier, il va dématérialiser son<br />
corps jusqu’à la putréfaction, la pétrification:<br />
«Depuis plus d’un an je n’avais pas pris de bain<br />
ni changé de vêtements. Je ne me déshabillais<br />
même plus – sauf pour planter, toutes les heures,<br />
l’aiguille d’une seringue hypodermique dans ma<br />
chair grise et fibreuse –, la chair de bois du stade<br />
final de la came. Je n’avais jamais balayé ni rangé<br />
ma chambre. Boîtes d’ampoules vides et détritus<br />
de toutes sortes s’entassaient jusqu’au plafond.<br />
L’eau et l’électricité avaient été coupées depuis<br />
longtemps, faute de paiement. Je ne faisais<br />
absolument rien. Je pouvais rester immobile huit<br />
heures d’affilée, à contempler le bout de ma<br />
c h a u s s u r e.» Au voyage au bout de l’espace des<br />
années 46-53, Burroughs substitue, à Tanger, un<br />
voyage au bout du temps, qui durera de 1945 à<br />
1956. Qu’y a-t-il au bout de la came, quel est le<br />
point où l’organisme cesse d’être dévoré par le<br />
besoin, d’être consumé par la drogue?<br />
«...Je n’avais jamais assez de came – on n’en a<br />
jamais assez. Trente capsules de morphine par<br />
jour et ce n’était pas suffisant.(...) Et brusquement<br />
le besoin devint de plus en plus virulent.<br />
Quarante, puis soixante capsules par jour. Mais<br />
ce n’était toujours pas assez. Et je ne pouvais plus<br />
p a y e r . ..» Dans les ruelles de la casbah, W.S.B. est<br />
vite connu sous le pseudonyme de «el hombre<br />
i n v i s i b le». Les gamins arabes, qu’il passe son<br />
temps à enculer pour deux dollars lorsqu’il n’est<br />
pas lui-même trop défoncé, l’appellent «m i s t e r<br />
B o u r o u s se» et, dans ses lettres à Ginsberg, luimême<br />
se nomme volontiers «Tata Lee». La<br />
sexualité est vécue sur le mode de la prédation,<br />
du besoin compulsif, de l’offre et de la demande.<br />
Tout comme la came, l’autre est un produit qui<br />
fait jouir (soulage) ou non.<br />
Le plaisir,<br />
se xuel<br />
ou chimiq ue,<br />
est dan s le<br />
soulagement,<br />
injection ou éjaculation. Les orgies sodomites<br />
auxquelles se livrent Burroughs et ses collègues<br />
occidentaux ne sont que le parallèle, en positif,<br />
des orgies morphiniques auxquelles il s’adonne en<br />
solo. La bite et l’aiguille pénètrent sur un même<br />
mode relationnel: manque-besoin-satisfaction.<br />
Tanger est, pour ce type d’échange, la ville du<br />
trop-plein, de l’abondance cocagnesque, tout y<br />
est donné sans mesure, sans limite. Cette ville<br />
franche est ville affranchie, œil du cyclone qui a<br />
pour nom économie.<br />
En pharmacie, on délivre de la Dolophine à la<br />
quantité voulue, sans aucune ordonnance.<br />
Burroughs s’y accroche aussitôt. Par ailleurs, le<br />
cannabis est légal, W.S.B. ne cesse de fumer du<br />
kif et prend l’habitude, qu’il conservera<br />
longtemps, de consommer du mahjoun. En avril<br />
1954, il signale se piquer «toutes les quatre<br />
heures. Une substance de synthèse baptisée<br />
Eukodol. Dieu sait quel type d’accoutumance je<br />
suis en train de développer ». Ce produit,<br />
également appelé Eucodal, convient à Burroughs,<br />
par sa puissance et ses effets paradoxaux de<br />
s p e e d - b a l l .L’Eucodal a longtemps été le nec plus<br />
u l t r a en matière de drogues prescriptibles mais,<br />
bien vite, l’accoutumance tourne à l’aphasie: «J e<br />
dors vingt heures par jour. Cauchemars<br />
continuels. Par exemple, je me réveille au bout de<br />
vingt ans en asile. Vieilli, édenté, bourré de<br />
cellulite (...) je parle sans arrêt en dormant. Je<br />
me réveille toujours dans un sursaut d’angoisse.»<br />
Durant cette période, Burroughs devient<br />
littéralement l’ombre de lui-même, c’est une loque<br />
pitoyable, en proie aux hallucinations paranoïdes,<br />
à la schizophrénie et, parfois, à un désespoir<br />
mélancolique au sens clinique. Ses parents<br />
continuent à lui envoyer un chèque régulier qui<br />
couvre ses dépenses en came et lui permet de<br />
v i v o t er: il est aussi, socialement, dépendant, tel un<br />
enfant ou un demeuré, du monde fiduciaire des<br />
adultes. Sa machine à écrire et son appareil photo<br />
font souvent le voyage jusqu’au Clou local.<br />
Néanmoins, il note avec application ces visions<br />
cauchemardesques ou ces scènes théâtrales qui<br />
l’emportent parfois dans une exaltation furieuse.<br />
Son galetas s’emplit de feuillets tapés à la va-vite,<br />
accrochant des mosaïques d’histoires. Ces<br />
fragments, W.S.B. les envoie régulièrement à<br />
Ginsberg, comme autant de S.O.S.<br />
abracadabrants (...) En ces années, Burroughs<br />
composait bel et bien ce «livre à l’extrême» qui<br />
allait devenir le Festin nu. Dans une introduction<br />
à ce livre axial, son Grand Livre quasi alchimique,<br />
Burroughs tient à en expliciter le titre (qui lui fut<br />
suggéré par Kerouac): «Le festin nu – cet instant<br />
pétrifié et glacé où chacun peut voir ce qui est<br />
piqué au bout de chaque fourchette.» Montrez-lui<br />
ce que vous mangez, W.S.B. vous dira qui vous<br />
êtes. Vers quoi vous ruez-vous lorsque le signal est<br />
d o n né? De la consommation de quoi, ou de qui,<br />
êtes-vous dépendant? Quelle expression prend<br />
alors votre visage lorsque vous vous rechargez?<br />
Vous festoyez, et qui festoie met son âme cul nu et<br />
sa face dans la lumière de la Vérité.<br />
BERTRAND DELCOUR<br />
Texte extrait de «William S. Burroughs, une ascèse chimiologique» .<br />
sans nom l 79 l xxxxxxxxxxxx
DAVID CRONENBERG. AVEC “LE FESTIN NU”,<br />
IL A RÉALISÉ UN FILM TERRIFIANT ET<br />
GÉNIAL SUR LA DROGUE ET LA CRÉATION. IL<br />
TRANSFIGURE LA VISION DE BURROUGHS.<br />
SANS NOM «Le manuscrit du “Festin nu” est tout à<br />
fait cohérent et compréhensible. Burroughs, du<br />
fond de l’abîme, contrôlait son art? DAVID CRONENBERG<br />
William Burroughs, contrairement aux<br />
apparences, contrôle l’essence de l’art. S’il ne se<br />
contrôlait pas, il n’aurait jamais pu écrire l e<br />
Festin nu. Hitchcock, à l’opposé, se plaisait à dire<br />
qu’il contrôlait tout – il se privait ainsi de toute<br />
collaboration, de tout imprévu, de tout hasard –,<br />
mais ce n’était pas vrai non plus. Je crois que le<br />
cinéma, c’est comme la vie: contrôler, ne plus<br />
contrôler… l’équilibre est très difficile, comme un<br />
mouvement de balancier perpétuel.<br />
Au cinéma,<br />
s ivous contrôlez tout ,<br />
vous tuez<br />
tout<br />
c’est comme épingler un papillon. Vous avez un<br />
moyen de s’échapper, il n’y a plus d’extérieur,<br />
mais seulement l’intérieur, le dedans. SANS NOM<br />
L’élément effrayant de cette scène, c’est la<br />
découverte de la réalité, complètement<br />
insupportable. Diriez-vous encore, comme<br />
Burroughs, qu’il n’y a pas de réalité à proprement<br />
parler, qu’il n’y a que des moments de réalité,<br />
comme entre deux personnes? DAVID CRONENBERG E n<br />
parlant d’un moment de réalité entre deux<br />
personnes, vous vous confrontez aussi à<br />
l’impossibilité d’avoir un moment de réalité avec<br />
seulement vous-même, seul. Je suppose que que la<br />
scène du van est essentielle car les éléments sont<br />
épluchés et vous butez contre une réalité très dure,<br />
brutale. (…) Pour moi, c’est un moment très<br />
mystique, porteur d’un angle très philosophique,<br />
parce que pendant ce moment-là, la vérité et la<br />
réalité se révèlent aux deux personnages. Ça<br />
devient insupportable. SANS NOM Vous êtes un<br />
prophète de l’image de synthèse. En fait, dans<br />
“Vidéodrome”, vous avez inventé la réalité<br />
v i r t u e l le… DAVID CRONENBERG P r o p h è te? Quel chemin<br />
de croix! Disons simplement que je fais mon<br />
métier d’artiste, une synthèse nouvelle entre<br />
l’énergie, l’image, la philosophie et beaucoup<br />
d’autres choses. C’est l’apport créatif, je mêle des<br />
réflexions fortes, pas seulement des images.<br />
V i d é o d r o m e est peut-être celui de mes films qui<br />
ressemble le plus à une prophétie, même s’il n’a<br />
jamais eu l’intention de l’être. Pour moi, tout est<br />
virtuel. Il n’y a rien d’absolu. (…) Il me semble<br />
que la télévision, la vidéo et les autres médias<br />
holographiques, expérimentaux restent à inventer.<br />
Certains existent peut-être déjà. Pour moi, c’est<br />
une extension de ce que nous avons toujours fait.<br />
(…) Je pense que ça fait partie de la créativité<br />
humaine d’ingurgiter l’expérience des autres puis<br />
de l’assimiler. C’est uniquement parce que la<br />
télévision est un nouveau média qu’elle fait partie<br />
du processus. Elle aurait pu commencer avec<br />
le début de l’humanité et du temps, avec le<br />
concept de temps même. SANS NOM Dans “Madame<br />
B u t t e r f ly”, le lieutenant français tombe amoureux<br />
d’une image, une image pure. Il est à la fois le<br />
témoin et le créateur de cette image. On trouve<br />
dans tous vos films cette confontation entre<br />
quelqu’un que l’on croit réel, et une image, même<br />
si à la fin, on ne sait plus qui est l’image et qui la<br />
réalité. DAVID CRONENBERG Les êtres humains sont tous<br />
des projecteurs, nous sommes tous projecteurs et<br />
écrans à la fois. Nous marchons, en projetant nos<br />
préjugés et nos orientations culturelles sur les<br />
autres qui font écran et reçoivent ces images et ils<br />
font la même chose sur nous. C’est très difficile<br />
pour un projecteur d’entrer véritablement en<br />
rapport avec un autre projecteur! SANS NOM La scène<br />
du papillon est très importante dans votre œuvre.<br />
Pouvons-nous la définir de façon plus précise?<br />
Est-ce un changement de forme, ou un réel<br />
passage d’une personne à une autre personne ou à<br />
une chose? DAVID CRONENBERG Le mystère se définit en<br />
termes d’imagerie. Je me demande, même dans<br />
l’imagerie orientale, si quand la chenille se<br />
transforme en papillon, elle reste elle-même. C’est<br />
une question d’identité, de liberté, et une<br />
possibilité de changement, un changement radical.<br />
La métamorphose du papillon, c’est parfait car<br />
une larve est, pour la plupart des gens, quelque<br />
chose de dégoûtant. Elle disparaît pendant un<br />
certain temps dans un cocon ou une chrysalide,<br />
pour en sortir sous la forme d’une créature<br />
magnifique, qui vole, douée d’une incroyable<br />
liberté, et ne touche plus le sol. C’est une<br />
transformation parfaite et le mystère est toujours:<br />
est-ce que c’est encore la même créature?<br />
Je pense que le désir de s’échapper, de se<br />
transformer, de se transcender, est inhérent à la<br />
vie humaine. C’est la source de toute relation<br />
aussi. Si l’idée de faire Madame Butterfly<br />
m’intéressait autant, ce n’était pas pour le cynisme<br />
de la pièce, mais parce qu’il y a une dure réalité<br />
en-dessous, qui indique que la transformation est<br />
illusoire. Ça peut être une une désillusion<br />
nécessaire. Je montre qu’il est indispensable pour<br />
ces deux personnes d’être ensemble. Qu’il leur est<br />
vital et essentiel de rester ensemble. Mais il y a<br />
toujours une désillusion à cause de la réalité sousjacente,<br />
il y a plusieurs niveaux de réalité et l’on<br />
peut choisir celle que l’on veut, mais on n’échappe<br />
pas à sa propre larve. (…) SANS NOM Ça fait aussi<br />
partie du destin du papillon d’être naturalisé, de<br />
devenir un objet d’admiration. DAVID CRONENBERG<br />
J’avais l’habitude de chasser les papillons. Je les<br />
tuais et je les encadrais. J’étais très obsédé par ça,<br />
c’était une façon de contrôler la nature. Les<br />
sciences comportent cet aspect-là. Comprendre,<br />
immobiliser, observer, ça vous permet de<br />
contrôler. Mais quand il y a aussi le désir de ne<br />
plus contrôler, de désépingler les papillons, de leur<br />
rendre la liberté, de ne plus les disséquer, de les<br />
contempler. (…) Je pense une fois de plus que c’est<br />
la dichotomie de l’être humain. Vous avez le désir<br />
de contrôler, et celui d’échapper à tout<br />
c o n t r ô l e…»<br />
PROPOS RECUEILLIS PAR SERGE GRÜNBERG<br />
papillon sublime mais mort. (…) Mon cinéma est<br />
le prolongement de ma compréhension de la vie,<br />
je ne fais aucune différence entre les deux.<br />
Certains critiques ont dit – je me souviens l’avoir<br />
entendu très directement pour le Festin nu –, que<br />
métamorphoses<br />
William Burroughs ne contrôlait pas et que<br />
Cronenberg contrôlait trop. Mais je ne suis pas<br />
d’accord. Je m’y prends autrement, c’est tout. S A N S<br />
N O M Je pense, dans “Madame Butterfly”, à cette<br />
scène dans le van. Cette sorte de métamorphose…<br />
Toujours la métamorphose… DAVID CRONENBERG Le van<br />
est le cocon, la chrysalide où les deux personnages<br />
se préparent à ce qui va être la prochaine étape de<br />
leur vie. L’un enlève ses vêtements et l’autre les<br />
met, c’est une métaphore. (…) Ils n’ont aucun<br />
sans nom l 81 l intoxication